michael foucault

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LIBERATION SAMEDI 19 ET DIMANCHE 20 JUIN 2004 Paris, 1984. MARC TRIVIER Le feu I l y a vingt ans, le 25 juin 1984, mourait Michel Foucault, à 58 ans. Grande figure intellectuelle des années 60 et 70, en lutte permanente avec toutes les formes de pouvoir, ce philosophe audacieux laissait une œuvre inachevée mais ouverte. Une douzaine d’ouvrages dont il disait qu’ils étaient «tout au plus des fragments philosophiques dans des chantiers historiques». Jugement bien modeste pour ce qui reste aujourd’hui une formidable «boîte à outils» pour comprendre notre société, mais aussi pour la bousculer. Faire bouger les mots pour faire bouger les choses : vingt ans après, la pensée de Foucault résonne, comme l’éclat de rire de sa liberté. Foucault

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Page 1: Michael Foucault

L I B E R A T I O NS A M E D I 1 9 E T D I M A N C H E 2 0 J U I N 2 0 0 4

Paris, 1984.

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Le feu Il y a vingt ans, le 25 juin 1984, mouraitMichel Foucault, à 58 ans. Grandefigure intellectuelle des années 60 et 70,en lutte permanente avec toutes les

formes de pouvoir, ce philosopheaudacieux laissait une œuvre inachevéemais ouverte. Une douzaine d’ouvragesdont il disait qu’ils étaient «tout au plus desfragments philosophiques dans deschantiers historiques». Jugement bienmodeste pour ce qui reste aujourd’hui uneformidable «boîte à outils» pourcomprendre notre société, mais aussipour la bousculer. Faire bouger les motspour faire bouger les choses : vingt ansaprès, la pensée de Foucault résonne,comme l’éclat de rire de sa liberté.Foucault

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a voix de Michel Foucault nes’est pas tue depuis vingt ans.Il a même été donné de l’en-tendre nette ou hésitante, fa-milière – «bon, alors», «biensûr je simplifie», «on va es-sayer de voir ce qu’on peut fai-re avec ça» –, emportée, scan-dée par le célèbre rire, grâce àla publication ces dernièresannées des Cours du Collègede France (lire page XII) etdes quatre volumes de Ditset écrits(1994). Elle retentitdans les nombreux col-loques consacrés au philo-sophe, dans les livres, lesmémoires, les thèses, lesmilliers de pages en toutes

langues qui cir-culent sur l’In-ternet. Elle estaussi présentedans les classes

de philosophie des lycées, puisque Fou-cault figure désormaisparmi les auteursdu programme. En vérité, on ne redoutaitpas que l’image de Michel Foucault devîntfloue et peu à peu s’effaçât, «comme à la li-mite de la mer un visage de sable».Foucault, selon l’expression de PierreBourdieu, a incarné la figure de l’«intel-lectuel spécifique», dont la fonctionn’était plus d’être une «conscience re-présentante» comme avait pu l’êtreSartre, mais de tenir un discours de véri-té, de la vérité que, par un travail docu-mentaire, d’information, d’enquête, ondoit chercher à l’endroit même où on lamasque. On pourrait certes se deman-der si une telle figure est devenue ca-duque et s’est désagrégée ou siau contraire elle devrait êtreréinventée, à l’heure où lemensonge et la dissimulationsont (ré) utilisés sans étatsd’âme comme outils de politique inter-nationale. On ne doute pas en tout casque des bruits faits autour du «Foucaultintellectuel», des vociférations de ses en-nemis comme des Ave Maria des fauxamis qui lui attribuaient une infaillibili-té papale, on se souviendra de moins enmoins, saufà en faire des indices par quoise dévoile au mieux l’esprit d’une époque.Mais du «Foucault philosophe», il n’y apas besoin de se souvenir: sa pensée est«au travail» partout, dans la philosophiebien sûr, mais également dans toutes lessciences humaines, l’histoire, la psycha-

FOUCAULT

nalyse, la psychiatrie, le droit, la sociolo-gie, l’analyse institutionnelle, l’anthro-pologie, l’épistémologie… Georges Can-guilhem le disait de façon prématurée,mais le temps est à présent venu d’«ap-pliquer à l’œuvre de Foucault les mé-thodes d’éclaircissement, c’est-à-dire lagénéalogie et l’interprétation, qu’il a lui-même appliquées à ses domaines d’étu-de», précisément parce que cette œuvrene peut plus être déformée par les re-gards myopes qui la rendaient circons-tancielle, et, surtout, parce que la morta empêché que Foucault l’achevât,qu’elle est donc «en chantier», pleine depistes à parcourir, d’hypothèses, d’indi-cations, de boussoles, de cartes inex-ploitées. Les chercheurs du monde en-tier ne s’y trompent pas: ils perçoiventl’œuvre foucaldienne comme Foucaultlui-même, par rapport à l’«architecto-nique» de ses livres, percevait ses cours:des laboratoires où, à partir des «maté-riaux de l’“archive” et le chantier de la“bibliothèque”», sont élaborées lesstructures portantes d’œuvres futures.

Une œuvre «essai»La tâche que Foucault assignait à l’«ar-chéologie du savoir» était immense: re-chercher dans l’histoire les formationsdiscursives qui donnent lieu à des «poli-tiques générales» de la vérité, qui déci-dent de ce qui doit être considéré vrai oufaux et par quoi sont médiatisées ou or-ganisées les expériences que les hom-mes ont du monde et d’eux-mêmes. Lesorganisations de savoir les plus puis-santes, moléculairement mêlées auxformes de production et de distributiondu pouvoir, ont à voir avec l’émergence

et l’usage de notions telles que le sujet,l’identité, la raison et la déraison, lasexualité, la construction de soi… Aussipeut-on dire que Foucault, sur ces ques-tions aux limites indéfinissables, n’a paslaissé un «héritage» mais plutôt un«ordre de mission», voire une «feuille deroute» pour la recherche d’aujourd’hui.Il est arrivé à Michel Foucault de saluerla forme de l’essai, «corps vivant de la phi-losophie»: c’est toute son œuvre qui de-vrait être considérée comme un «essai»,si l’essai interdit l’«appropriation sim-plificatrice d’autrui à des fins de commu-

nication» et oblige à l’«épreuve modifica-trice de soi-même dans le jeu de la vérité».Le premier livre de Michel Foucault da-te de 1954. A l’époque, influencé par lespensées de Husserl et de Merleau-Pon-ty, la psychologie et la psychanalyseexistentielle de Ludwig Binswanger, ilavait traduit un ouvrage de ce dernier, leRêve et l’existence, et, dans la préface, es-sayé de frotter la psychanalyse à la tra-dition phénoménologique. Avec Mala-die mentale et personnalité, Foucault,encore inconnu, avait d’abord étudié lespostulats sur lesquels repose la psycho-pathologie ainsi que les concepts mis enœuvre par la théorie psychanalytique,puis proposé une brève lecture des re-présentations sociales de la folie.

L’objectivation du sujetCe premier travail est déterminant car ilannonce, une fois intégré l’apport épis-témologique de Georges Canguilhem –relatif entre autres aux concepts de«normal» et de «pathologique» –, le ty-pe d’étude qui donnera à Foucault sa cé-lébrité: avant tout Folie et déraison -His-toire de la folie à l’âge classique, qu’il

FOUCAULT N’A PAS LAISSÉ UN «HÉRITAGE», DESTHÈSES DONT ON SE CONTENTERAIT D’EXPLIQUER LE CONTENU, MAIS UNE «FEUILLE DE ROUTE».

publie chez Plon en 1961 grâce à l’appuide l’historien Philippe Ariès, et Naissan-ce de la clinique(1963). Le problème estalors d’identifier les conditions histo-riques sur la base desquelles la maladieet la folie se sont constituées en objet descience, faisant ainsi émerger la psycho-pathologie et la médecine clinique, unsujet comme objet de savoir positif, et,corrélativement, créant les lieux (struc-tures hospitalières, asile) où le savoir de-vient pouvoir sur les corps. L’Histoire dela foliesera comme une bombe à retar-dement, dont les effets se feront sentirau-delà des années 70 et déterminerontpeu ou prou ce vaste mouvement depensée qui, via Ronald Laing, DavidCooper ou Franco Basaglia, sera connusous le nom d’«antipsychiatrie».Mais Foucault en était déjà aux travaux«archéologiques», exhumait ces sys-tèmes implicites de règles, anonymes etinconscients, qui définissent les espacesde possibilités au sein desquels se consti-tuent et œuvrent les savoirs typiques dechaque époque, et «disent» qui est tour àtour le sujet et l’objet de l’histoire. Dansles Mots et les choses, il analyse troisgrands modes d’objectivation du sujetdans les savoirs – non plus le fou ou lemalade, mais le sujet en général –concernant le langage, le travail et le vi-vant, en références aux périodes de la Re-naissance, de l’âge classique et de l’âgemoderne, qui voit l’émergence de l’hom-me à la fois comme objet de connaissan-ce et sujet connaissant.

Penser autrementAvec Surveiller et punir (1975), qui dé-truit l’idée d’un pouvoir centralisé, py-ramidal, Foucault démonte «le curieuxprojet d’enfermer pour redresser», ca-ractéristique de la société disciplinaire,et, avec la Volonté de savoir, premier to-me de l’Histoire de la sexualité, il revientà l’élaboration des discours de véritésur le sujet, mais celui-ci n’est plus le su-jet différent (malade, fou, délinquant),ni le sujet en général, mais le sujet quenous sommes directement par nous-mêmes dans le rapport au sexe. D’unegénéalogie des systèmes à une problé-matisation du sujet. Suit un long silen-ce, rompu en 1984 par la publication si-multanée de l’Usage des plaisirs et duSouci de soi.Un tournant décisif est pris.Restent derrière la modernité de l’Oc-cident (XVIe-XIXe), la formation des sa-voirs sur la sexualité et les systèmes depouvoir qui en règlent la pratique.S’ouvre, devant, l’Antiquité classique,dans laquelle le philosophe repère, enopposition aux morales prescriptricesqui vont dominer à partir du christia-nisme, les éléments de constructiond’une «esthétique de l’existence indivi-duelle», fondée sur des «technologies desoi»par lesquelles les individus «ont étéamenés à porter attention à eux-mêmes,à se déchiffrer, à se reconnaître et às’avouer comme sujets de désir».La pensée de Michel Foucault a intri-gué les philosophes, inquiété parfois leshistoriens, troublé les sciences hu-maines… Mais nul doute que son œuvresoit déjà classique: parce que chaquefois qu’on en extrait une partie, on dé-couvre des choses nouvelles, et parceque, brutalement interrompue il y avingt ans, elle contient de quoi amenernon seulement les philosophes, les his-toriens, les sociologues ou les psy-chiatres à penser mille œuvres futures,mais chacun, chacun de nous, à «penserautrement».•

ROBERT MAGGIORI

A Central Park (New York) dans les années 1970.

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du

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Daniel Defert, sociologue, a toujoursrefusé d’évoquer la mort de Michel

Foucault. Pendant plus de vingt ans, il aété le compagnon du philosophe.C’était en 1996, chez lui, dans son

appartement du XVearrondissementde Paris. Ce jour, il avait accepté d’en

parler, pour le projet d’un livre oùdifférents acteurs de la lutte contre lesida aborderaient un moment unique

de ce combat. La mort de MichelFoucault fut un des moments «où

quelque chose bascule». Car c’est àpartir des malentendus, des

mensonges, des prises de pouvoirmédicales et politiques, et plus

généralement des hypocrisies autourde ce décès à l’hôpital Pitié-Salpêtrière,que Daniel Defert allait décider de faire

de son deuil une «lutte». En créant, endécembre1984,

l’associationAides, qui allait

bouleverser lepaysage, non

seulement del’épidémie de

VIH en France,mais aussi celui

de la santé.Aujourd’hui,

pour les vingt ansde la mort de son

compagnon,Daniel Defert a

acceptéqueLibérationpublie

cet entretien.

DANIEL DEFERT,compagnon du philosophe, raconte, dans une interview inéditeréalisée il y a huit ans, les conditions de la mort de Michel Foucault. Mensongeset malentendus sur le sida l’ont conduit à créer l’association Aides.

vraie blessure, car c’était un mensongefrontal. En plus, ce mensonge a pesé surnotre relation, car je lui ai annoncé triom-phalement que ce n’était pas ça. Or, pourMichel, au contraire, cela a été une évi-dence. Et l’angoisse absolue que je sois at-teint à mon tour.L’hospitalisation en elle-même s’est-elle passée de façon décente?J’étais très sensible à la question des rap-ports de pouvoir à l’hôpital. Je les ai expé-rimentés de manière très dure.Par exemple?Le point de départ. Un dimanche, Michela eu une syncope à la maison. Je n’arrivepas à joindre ses médecins traitants. Sonfrère, chirurgien, s’en occupe, on l’hospi-talise à côté de notre domicile. Le lundi,on retrouve les médecins traitants. Bien-tôt, l’hôpital de quartier n’a de cesse quede se débarrasser de ce malade encom-brant, et il est prévu qu’il soit transféré à laSalpêtrière. Manifestement, ses méde-cins s’étaient arrangés pour que Michelne soit pas hospitalisé dans un servicetrop marqué «sida». Ils écartent l’hôpitalClaude-Bernard et le service où

L I B E R A T I O NS A M E D I 1 9 E T D I M A N C H E 2 0 J U I N 2 0 0 4 IIIFOUCAULT

Que disaient alors les médecins?Les médecins prétendaient ne pas savoirce qu’il avait. Ce qui est un mode de gestionfréquent, Tolstoï l’a décrit dans la Mortd’Ivan Ilitch. Les médecins, dès décem-bre 1983, ont fait des hypothèses, et c’estvrai qu’ils avaient des réticences légitimesà se précipiter sur l’hypothèse sida. C’étaittrop simple, homosexualité = sida. Ils sesont interdit d’y penser trop tôt, ou tropexclusivement. Mais à partir d’un voyagede Jacques Leibowitch aux Etats-Unis,qui fait un compte rendu en février à l’hô-pital Tarnier, l’équipe soignante de Michela été mise devant l’évidence que l’échéan-ce était à court terme, et sans moyen thé-rapeutique. Il faut dire aussi que le méde-cin principal de Michel avait compris qu’ilne voulait pas que soit formalisé un dia-gnostic, l’urgence était de lui laisser dutemps pour finir d’écrire. J’ai compris trèstardivement que le souci majeur de l’équi-pe avait été de maintenir un certain silen-ce pour le laisser tout à son travail. «Dans larelation secrète à sa propre mort», qu’il avaitdécrite quelques mois auparavant dans lanécrologie de son ami Philippe Ariès.

La question ne se posait pas, ni pourvous ni pour les médecins, que celapouvait être le sida…C’était une hypothèse que j’avais eue endécembre. On en avait parlé très claire-ment avec Michel, et cela ne lui paraissaitpas improbable. C’est pour cela que Mi-chel a écrit en janvier à un ami, après lesuccès du Bactrim, qu’il avait cru avoir lesida, mais que ce n’était pas cela. Je me ré-pète, mais il ne faut pas oublier que, début1984, on ne connaissait pas la maladieconcrètement. Certes, nos amis améri-cains ne parlaient que du sida, mais d’unemanière fantasmagorique. Un ami new-yorkais, lié à la presse médicale gay, a pas-sé Noël à la maison, en parlait tout letemps et ne voyait rien. Tout était centréautour de l’image du Kaposi. Cette tumeurmaligne de la peau qui donnait des tachesterriblement violentes. Or Michel n’avaitpas de Kaposi. Quand j’ai posé la questionau médecin, c’était très peu de jours avantsa mort, il m’a répondu: «Mais s’il avait lesida, je vous aurais examiné.»Cette répon-se m’avait paru d’une logique implacable.Après, c’est cela que j’ai perçu comme une

uin1984, Michel Foucaultvient d’être hospitalisé.Michel n’a été hospitaliséqu’une seule fois. A la fin. Lesmois précédents, il avait re-çu un traitement en ambu-latoire. Au départ, c’étaitune toux. Michel avait subides examens pénibles, com-me la fibroscopie, que l’onfaisait à l’époque avec beau-coup moins de précautionsanesthésiques qu’aujour-d’hui. Michel supportait, ilétait très dur avec lui-même.En sortant de cet examen, ilpartait travailler directe-ment à la Bibliothèque na-tionale, ce qui occultait leschoses pour moi. En jan-

vier1984, son traitement deBactrim s’était montré très ef-

ficace. A l’époque, la représen-tation du sida était celle d’une ma-

ladie brutale, très vite mortelle. Or, cen’était pas le cas à nos yeux. Et donc l’hy-pothèse du sida, que l’on avait bien sûr évo-quée l’un et l’autre en décembre1983, a dis-paru devant l’efficacité du traitement.Puisqu’il guérissait, cela voulait dire que cen’était pas le sida.La vie a repris. C’est le printemps. Michelassure ses cours au Collège de France enfévrier 1984, il termine deux livres, conti-nue à faire des haltères tous les matins.Une vie normale, même s’il est extrême-ment amaigri, fragile. Et en juin, c’est la re-chute. Une hospitalisation de trois se-maines qui se terminera par son décès.Mais pourquoi cette hospitalisationsera-t-elle décisive dans la naissanced’Aides?Ce n’est qu’après que j’ai décodé un cer-tain nombre de choses. Mais pendant cessemaines d’hôpital, globalement la situa-tion médicale m’est apparue insuppor-table. Je n’ai pas pensé tout de suite quecela s’était passé si mal à cause du sida.

joursLes derniers

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Michel Foucaulten 1975 avecDaniel Defert (à droite) et lepeintre GérardFromanger, enbas de chez lui,rue de Vaugirardà Paris.

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L I B E R A T I O NS A M E D I 1 9 E T D I M A N C H E 2 0 J U I N 2 0 0 4IV FOUCAULT

était Willy Rozenbaum. On arrive àla Salpêtrière le jour de la Pentecôte. Onnous attendait le soir, nous arrivons avantmidi. Comme des chiens dans un jeu dequilles. Michel était extrêmement las, ilne s’alimentait plus, épuisé. On reste coin-cés dans le couloir. On nous dit: «Lachambre n’est pas prête, on ne vous atten-dait que le soir.»Il faut réclamer une chai-se, puis un plateau-repas, je n’en revenaispas d’autant d’inattentions.On me fait remarquer qu’il n’était mêmepas enregistré. Je me rends à l’accueil. Auretour, une nouvelle surveillante m’ac-cueille, aimable, s’excusant, disant que lachambre n’était pas prête, mais que toutallait s’arranger. Michel est installé aussi-tôt dans une chambre confortable. Peuaprès, j’entends un médecin interrogerune infirmière: «Est-ce que la chambre abien été désinfectée?» Je crois compren-dre que la réponse est négative, qu’onavait manqué de temps. Peut-être deuxjours après, Michel a une infection pul-monaire, l’hypothèse circule dans le ser-vice qu’il a pu être infecté à l’hôpital. Il esttransféré en soins intensifs.On voit bien un mode de fonctionne-ment, une surveillante qui ne sait pas direque la chambre n’est pas désinfectée etqu’il fallait seulement attendre, puis uneautre qui avait appris, dans l’intervalle,que c’était Foucault. On peut supposerque le chef de service avait été prévenu et,au bout du compte, Michel est installétrop vite dans la chambre, tout cela en rai-son de politesses hiérarchiques. C’est toutle jeu des rapports de pouvoir dans un ser-vice hospitalier et tout le jeu des rapportsde vérité que je commence à découvrir.Puis c’est la mort. Et d’autresmensonges.Après le décès, on me demande d’aller àl’état civil de la Salpêtrière. La personne encharge est assez agacée. «Ecoutez, les jour-nalistes nous harcèlent depuis plusieursjours pour avoir un diagnostic et savoir sic’est le sida. Il faut faire un communiqué.»Il était 13h30. Je demande du temps, il fautque sa mère soit prévenue autrement quepar la radio, et sa sœur est partie en voitu-re près de Poitiers. L’employée répond: «A17 heures, au plus tard.» Je reviens à17heures avec Denys Foucault, son frère,et le médecin qui le suivait depuis dé-cembre et qui était la première à avoir dia-gnostiqué un Kaposi dans cette épidémieen France, mais cela je l’ai su beaucoupplus tard. Sur le bureau, il y a un papier oùje reconnais mon écriture. Je ne me senspas indiscret de le prendre. C’était le bul-letin d’admission. Et je vois : «Cause du dé-cès: sida.»C’est comme ça que je l’ai appris.Je croyais que les causes de décès ne figu-raient pas sur les papiers administratifs.Son médecin est là, à côté de vous?Oui, et je lui demande: «Mais qu’est-ce quecela veut dire?» Elle me répond: «Rassu-rez-vous, cela disparaîtra, il n’y en aura pasde traces.» «Mais attendez, ce n’est pas leproblème.»Et là, violemment, je découvrela réalité sida: faire semblant dans l’im-pensable social. Je découvre cette espècede peur sociale qui avait occulté tout rap-port de vérité. Je trouve inadmissible quedes gens, encore jeunes, à l’extrémité deleur temps de vie, ne puissent avoir derapport de vérité ni avec leur diagnostic niavec leur entourage.Cela devint pour moi un enjeu majeur etimmédiat: la maîtrise de sa vie. La ques-tion s’était déjà posée avec Michel. Oùmourir? Un médecin avait évoqué le re-tour à la maison pour qu’il soit libre de sadécision. C’était un moment où il faisaittrès chaud, était-ce supportable? Est-cequ’il reviendrait à la maison pour mettre

fin à ses jours? On en a discuté. Et pour-quoi le faire à la maison, alors qu’il y avaittout un entourage médical à l’hôpital pourl’assister?A vous entendre, il était évident queFoucault allait mourir.Pour le médecin, oui. Pour moi, non. Etpour une raison très simple, je n’avais ja-mais fait l’accompagnement d’un mou-rant, je ne savais pas. Mais j’avais dans monentourage immédiat le philosophe RobertCastel, qui venait de perdre sa femme;pendant de longs mois, tous deux avaientfait de cet accompagnement une histoirepassionnelle qui m’avait profondémentmarqué. Françoise est décédée trois joursavant l’hospitalisation de Michel. RobertCastel m’a beaucoup soutenu. Il m’a expli-qué qu’il avait fait une sorte de division destâches; sa femme était médecin, il lui lais-sait les affaires médicales, lui s’occupant dela relation psychologique.Est-ce ce qui s’est passé pour vous?Michel comprenait parfaitement la mé-decine. Donc, la partie médicale, c’était lasienne. Moi, je m’occupais du reste desrelations. Ce n’était pas simple. L’hôpitalétait obsédé par la peur d’indiscrétionsjournalistiques, de photos et de procès.Et a invoqué des raisons médicales pourimposer une frustration relationnelle in-

admissible. Michel voulait voir Deleuze,Canguilhem, Mathieu Lindon, ce fut im-possible.Est-ce que l’on peut improviser unaccompagnement de quelqu’un quiva mourir?Il y a un savoir-faire que je n’avais pas. Cen’est pas la même chose d’être aux côtésd’un très proche ou de faire de l’accompa-gnement. Mais, comme je vous le disais, jem’étais interdit de poser des questionsmédicales. On a pu croire que je ne vou-lais pas voir, ni savoir. Un jour, un méde-cin a voulu me parler, et je lui ai dit non, luirépondant: «Voyez avec Michel.» Parcontre, à Aides, on s’est absolument atte-lés à comprendre et à répondre aux ques-tions médicales. Et je crois que cela a faitune grande différence avec les comporte-ments existants. En plus, je m’étais inter-dit de penser à la mort, je m’étais dit qu’enpensant qu’il allait mourir, je pensais sur-tout à moi. J’ai pensé que, pour être le plusdisponible, il fallait que j’écarte l’hypo-thèse de sa mort imminente. J’ai peut-être fait œuvre de censure, mais c’est tou-te une gestion où j’ai eu à emprunter, àdeviner, à essayer. J’improvisais. Et puis,on m’avait répété que ce n’était pas le sida,et donc je pensais que c’était quelque cho-se de gérable.A l’extérieur, y avait-il une rumeurdisant que Foucault était hospitaliséparce qu’il avait le sida?Je n’étais guère à l’extérieur de l’hôpital.Et je sais que, jusqu’à l’hospitalisation,Jean-Paul Escande (chef de service à Tar-nier) et le médecin Odile Picard ont assu-ré une protection maximale. En tout cas, ily a quelque chose d’insupportable: c’estqu’une maladie soit un tel objet de voraci-té sociale et qu’en même temps on soit dé-possédé de l’information. Deux joursaprès l’enterrement, j’entre dans un café,je croise un journaliste que je connaissaisun peu. Il me regarde, absolument sidéré.Comme un objet d’effroi. Je comprendsson regard. Je découvre, là, brutalement,que j’étais, à Paris, la seule personne donton pouvait penser qu’elle avait le sida. Fou-cault mort du sida, j’avais donc le sida. Jedécouvre le sida, dans le face-à-face avec

quelqu’un. Et c’est là que je comprends queje vais être obligé de faire un test, car au-trement je n’arriverai pas à soutenir cetteconfrontation en permanence.Quand émerge l’idée d’unmouvement contre le sida?Quand, je ne sais pas tout à fait. Après lamort de Michel, je suis parti avec l’idée defaire un mouvement. Et pour de mul-tiples raisons. D’abord des raisons trèspersonnelles, liées à notre histoire com-mune. Avec Michel, nous avions un passémilitant, on avait créé, entre autres, unmouvement sur les prisons. Un mouve-ment autour d’un silence, le silence sur laprison, autour d’un tabou social et moral.Les premiers tracts à l’origine du GIP(Groupe d’information sur les prisons)étaient sur le silence et sur la prise de pa-role des détenus. En quelque sorte, unmouvement que j’appelle socioéthiqueautant que politique. Donc, comment di-re? J’ai voulu vivre ce deuil de la mort deMichel en continuant une histoire com-mune autour d’un enjeu éthique de prisede parole.Vous en parlez vite autour de vous?Je suis parti à l’île d’Elbe auprès d’HervéGuibert avec ce projet. Hervé supportaitextrêmement mal cette idée. Il était hos-tile, irrité, c’était fondamentalement unécrivain. Quand je suis rentré à Paris, j’ailu une lettre dans le courrier de Libéra-tion, la lettre d’un garçon disant qu’il avaitle sida, qu’il connaissait son diagnostic etque c’était insupportable. Cela remettaittotalement en cause mon modèle autourdu droit de savoir. Ce garçon avait écritune lettre sans signature. Je suis entré,non sans difficulté, en contact avec luipar le biais de Libération. Il ne voulait pasme rencontrer; puis, finalement, en sep-tembre, on s’est vus. C’était la premièrefois que je rencontrais quelqu’un qui sa-vait qu’il avait le sida. J’apprenais auprèsde lui combien c’était insupportableà vivre. Et beaucoup des premièresconversations que nous avons eues se re-trouvent dans les premières brochuresd’Aides, même si elles ont été écrites col-lectivement.A cette époque, à l’automne 1984,saviez-vous que vous étiezséronégatif?Non. J’ai voulu gérer un seul drame à lafois. Mais j’avais discuté avec des médecinsamis. Jacques Lebas et Odile Picardm’avaient poussé à faire un test. Il n’y avaitaucune littérature sur les tests encore, ilsétaient tous expérimentaux et artisanaux.Comment s’est déroulé ce test?A l’époque, il y avait deux prélèvementspar semaine à la Salpêtrière, ce qui con-centrait tous les candidats. On n’était pastrès à l’aise. L’infirmière qui fait mon pré-lèvement lance à tue-tête, dans la salle:«Quel est le code pour le LAV (le nom àl’époque du virus)?» Cela étant, je n’ai pasvraiment paniqué. Un mois après, je re-viens à l’hôpital: pas de résultat. Et le mé-decin me dit de revenir dans un mois. Jereviens. Toujours pas de résultat. C’étaitinsupportable, je crois à une mise en scè-ne. Là encore, c’était en filigrane la ques-tion du droit de savoir. Je me suis énervé.Il téléphone aussitôt devant moi au labo-ratoire qui lui répond que j’étais négatif.En cet automne 1984, aviez-vous descontacts avec d’autres associations,à l’étranger par exemple?Le mois d’août 1984, je l’ai passé, commechaque année, à la British Library à Lon-dres où j’ai lu tout ce que j’ai trouvé pouravoir une connaissance médicale du sida(aids en anglais, qui allait s’imposer dansAides, avec le e qui change la maladie ensolidarité). J’ai découvert ainsi le Teren-

ce Higgins Trust qui était la première as-sociation anglaise, créée en 1983. Un drô-le de mélange. Une dizaine de personnesassuraient une permanence télépho-nique dans un local sordide prêté par leGreat London Council (époque That-cher). J’avais l’impression que l’on se ré-engageait dans ces luttes que l’on avaitconnues dans les années70, des luttes mi-noritaires, en marge. C’est aux Etats-Unisque j’ai découvert, un an après, la surfacesociale des associations, avec des bureauxcomme ici la Sécurité sociale. Cela dit,c’était passionnant ce qu’ils faisaient, j’aiappris à faire la permanence télépho-nique avec eux. Et peu à peu, comme ça, semettait à exister un univers qui commen-çait à se structurer, en liaison avec leGMHC (Gay Men’s Health Crisis) de NewYork. Un modèle de réponse. Ce n’étaitpas le modèle juridique auquel j’avaisspontanément songé et pour lequelj’avais écrit une lettre-manifeste à une di-zaine de juristes et de médecins militants,pendant l’été1984.Au tout début, entre ces premiersmilitants qui allaient devenir Aides,la question du statut sérologique dechacun se posait-elle?Cela ne se posait pas. La majorité desgens, je crois, devaient penser qu’ilsn’étaient pas atteints. Et c’est rétrospec-tivement une des choses les plus invrai-semblables: la plupart des gens quiétaient aux toutes premières réunionsétaient déjà atteints. Et ne le savaient pas.C’est assez tragique, car on croyait alorsne pas être en retard et l’on pensaitprendre les choses très en amont par rap-port aux Etats-Unis. On connaissait peude gens atteints. On imaginait vraimentqu’il y avait seulement les 294 casconnus. On a découvert bien plus tardque l’épidémie en France s’était installéeprobablement à la fin des années 70. Lesgens étaient contaminés, mais ils ne le sa-vaient pas. Ils venaient s’engager à Aidessur la base d’une solidarité, d’une res-ponsabilité du militantisme gay des an-nées antérieures. Ou du scandale quiétait cette discrimination sociale nou-velle. Et par besoin d’apprendre, car necirculait aucune information. Je sentaisl’évidence de faire quelque chose, mais ily avait cette dimension du deuil, de mondeuil, qui me paraissait importante. Jeme retrouvais à nu, j’avais vécu protégépendant vingt ans. Un époux, une épou-se, tout le monde sait quel comporte-ment adopter. Là, il y avait au mieux deshésitations, mais, en règle générale, pasun mot. Un détail: à l’université, quandun collègue perd son conjoint, on va levoir, on lui écrit. Tout un ensemble dechoses m’indiquait que ce n’était pas undeuil comme les autres. Et j’ai eu envieque ce soit un deuil de combat.C’est-à-dire?Quand le médecin m’avait dit que l’on al-lait effacer le diagnostic, je ne comprenaispas. Pour moi, il n’y avait pas de scandaleà avoir le sida. Michel aurait pu le dire,mais ce n’était pas son style, et puis les cir-constances ne s’y sont pas prêtées. A par-tir du moment où il était mort sans le dire,sans pouvoir ou sans savoir le dire, j’avaisl’impression que je ne pouvais pas le direà sa place, que c’était contraire à l’éthiquemédicale à laquelle j’adhère. Et ne rien di-re du tout, c’était entrer dans la peur duscandale. J’avais à résoudre un problème:ne pas parler pour lui, mais pas ne rien fai-re. Il y avait l’obligation de créer quelquechose qui ne soit pas une parole sur samort, mais une lutte.•

Recueilli par ÉRIC FAVEREAU

© DANIEL DEFERT

«SUR LE BULLETIN D’ADMISSION, JE VOIS “CAUSE DU DÉCÈS:SIDA.” C’EST COMME ÇA QUE JE L’AI APPRIS.»

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Page 5: Michael Foucault

L I B E R A T I O NS A M E D I 1 9 E T D I M A N C H E 2 0 J U I N 2 0 0 4 VFOUCAULT

Michel,photo prisepar l’écrivain Hervé

Guibert au débutdes années 1980.

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Page 6: Michael Foucault

quée, on en parlait beaucoup;elle devait être aussi l’exercicedu droit de vie et de mort surles individus: on la passait alorsplus volontiers sous silencedans la mesure où elle était

régulièrement manifestée.Renoncer à faire sauter quel-ques têtes parce que le sanggicle, parce que ça ne se faitplus chez les gens bien et qu’ily a risque, parfois, de découperun innocent, c’est relative-ment facile. Mais renoncer à lapeine de mort, en posant le

es transformations politiques, enFrance, on aime les vivre commedes changements de régime.Contrecoup d’une attitude géné-rale de la classe politique: pour el-le, exercer le pouvoir, c’est en héri-ter par une nécessité de l’Histoire,et c’est le conserver comme undroit naturel. Conséquence aussidu cher grand vieux modèle de laRévolution: le changement par ex-

cellence, celui dont on rêveet le seul qui vaille vraimentla peine, c’est le renverse-

ment de l’Ancien Régime.Or, les nouveaux régimes, on le sait, ou-vrent les prisons – bastilles – des souve-rains précédents. Ne nous étonnons pasde la poussée de fièvre qui a lieu actuelle-ment dans les prisons et autour d’elles. Nides rêves qui se sont, un instant, allumés:«On doit, on va libérer tout le monde.» Ilssont une partie de notre imaginaire poli-tique commun. Mais dans le mouvementimportant, sérieux, réfléchi qui s’est déve-loppé à Fresnes, à Fleury, à Bois-d’Arcy,etc., on aurait tort de ne voir que l’écho en-fermé et utopique d’une réalité extérieu-re plus mesurée. La prison marginalise?Sans doute. Mais cela ne veut pas dire quela pénalité soit une institution marginaledans la société. Le droit de punir, commecelui de faire la guerre, est un des plus im-portants et des plus discutables: je veuxdire à tout le moins qu’il mérite à chaqueinstant d’être discuté. Il fait trop réguliè-rement appel à l’usage de la force, et il re-pose trop profondément sur une morale

L I B E R A T I O NS A M E D I 1 9 E T D I M A N C H E 2 0 J U I N 2 0 0 4VI FOUCAULT

a plus vieille peine dumonde est en train demourir en France. Ilfaut se réjouir; il n’estpas nécessaire, pourautant, d’être dansl’admiration. C’est unrattrapage. De la gran-de majorité des paysd’Europe de l’Ouest, laFrance a été un des

rares, depuisvingt-cinq ans, àn’avoir pas un

instant vécu à gauche. De là,sur bien des points, d’éton-nants retards. On s’efforce ac-tuellement de se réaligner surun profil moyen. La justice pé-nale dépassait, si j’ose dire,

d’un coupe-tête. On le suppri-me. Bien.Mais ici, comme ailleurs, la ma-nière de supprimer a au moinsautant d’importance que lasuppression. Les racines sontprofondes. Et bien des chosesdépendront de la façon dont onsaura les dégager.Si la mort, pendant tant desiècles, a figuré au sommet dela justice pénale, ce n’est pasque les législateurs et les jugesétaient des gens particulière-ment sanguinaires. C’est que lajustice était l’exercice d’unesouveraineté.Cette souveraineté devait êtreune indépendance à l’égard detout autre pouvoir: peu prati-

principe que nulle puissancepublique (pas plus d’ailleursqu’aucun individu) n’est endroit d’ôter la vie de quelqu’un,voilà qu’on touche à un débatimportant et difficile. Se profi-

le aussitôt la ques-tion de la guerre, del’armée, du serviceobligatoire, etc.Veut-on que le dé-

bat sur la peine de mort soitautre chose qu’une discussionsur les meilleures techniquespunitives? Veut-on qu’il soitl’occasion et le début d’unenouvelle réflexion politique?Il faut qu’il reprenne à sa raci-ne le problème du droit detuer, tel que l’Etat l’exerce sous

des formes diverses. Il faut re-prendre, avec toutes ses impli-cations politiques et éthiques,la question de savoir commentdéfinir au plus juste les rap-ports de la liberté des indivi-dus et de leur mort.Une autre raison avait accli-maté la peine de mort et assurésa longue survie dans les codesmodernes – je veux dire dansles systèmes pénaux– qui, de-puis le XIXe siècle, prétendentà la fois corriger et punir. Cessystèmes, en effet, supposaienttoujours qu’il y avait non pasdeux sortes de crimes maisdeux sortes de criminels: ceuxqu’on peut corriger en les pu-nissant, et ceux qui, même in-définiment punis, ne pour-raient jamais être corrigés. Lapeine de mort était le châti-ment définitif des incorrigibleset sous une forme tellementplus brève et plus sûre que laprison perpétuelle…

TROIS TEXTES DU PHILOSOPHEécrits spécialement pour «Libération», dont

implicite pour ne pas devoir l’être, avecattention et âpreté.Il y a des mesures immédiates à prendre.Elles seraient de l’ordre de la conjonctu-re; mais elles auraient une portée généra-le et une valeur d’engagement. Il s’agiraiten somme d’éliminer tout ce qui est abusde droit sur la manière dont on appliquela loi. Abus exceptionnels, bien sûr, maisaussi et surtout abus coutumiers oumieux institués. Abus de droit, la pratiquecourante et la détention préventive (40%des 42000 détenus le sont actuellementà titre préventif ). Abus de droit, les QHSet la manière dont ils fonctionnent com-

me prisons d’exception. Abus de droit, lespunitions décidées par l’administrationpénitentiaire elle-même, sans qu’il y ait nicontrôle ni défense. Abus de droit, toutessuppressions de droit au-delà de la simpleprivation de liberté prévue par la loi.Mais ensuite –ou plutôt tout de suite–, ils’agit de tout reprendre à la base. Ce n’estpas qu’on n’ait pas songé depuis longtempsà réformer. Tantôt le code, tantôt les insti-tutions pénitentiaires. Mais, précisément,l’insuffisance – donc le danger – est là,dans cette politique du couteau de Jean-not: un coup le manche, un coup la lame.Il y a d’un côté l’«idéalisme» de la loi, ou sapudibonderie: elle connaît ce qu’elle in-terdit et les sanctions qu’elle prévoit; maiselle regarde de loin et d’un œil impavide

les institutions et les pratiques qui la met-tent en œuvre: après tout, ce que fait lapolice ou ce qui se passe dans les prisonsn’a pas tellement d’importance, du mo-ment que cela permet de faire respecter laloi. Quand on réforme le code, on penseaux principes de l’interdiction, non à laréalité du châtiment.En face, il y a le «pragmatisme» de l’insti-tution pénitentiaire: elle a sa logique; ellea ses procédés et ses prétentions. Quandon a entrepris de la réformer, on a tou-jours cherché à savoir comment ellepourrait corriger ce qu’il y a dans la loi degénéral et de rigide: comment elle pour-rait, sous la caution plus ou moins my-thique de la psychologie, de la médecineou de la psychiatrie, gérer une punitiondont elle revendique pour elle seule lacompétence.Ainsi, cahin-caha, depuis plus de 150ansont avancé les réformes: celles de la loi quine veut pas savoir comme elle punit; cellesdu régime pénitentiaire qui tente de sesubstituer au droit. Quant aux juges, j’en-tends aux «bons juges», ils n’ont plus qu’àcourir à la fois au four et au moulin: tenterde faire valoir la loi là où on l’applique, ré-fléchir à la punition qu’ils imposent lors-qu’ils demandent l’application de la loi.Il faut essayer maintenant de repenserl’ensemble: ne plus esquiver le réel, maisne jamais accepter aucune «évidence»comme acquise.Il ne sert à rien de définir ou de redéfinirles délits, il ne sert à rien de leur fixer unesanction, si on ne tient pas compte de laréalité de la punition: de sa nature, de ses

possibilités et conditions d’application,de ses effets, de la manière dont on peutgarder sur elle le contrôle. Il faut envisa-ger en même temps et comme indisso-ciables la législation pénale et l’institutionpénitentiaire.Mais il faut aussi s’interroger sur ce quimérite effectivement d’être puni. Quepenser des partages aujourd’hui admisentre ce qui est sanctionnable par la loi etce qui ne l’est pratiquement pas? Tant deprécautions pour que les «mœurs» nesoient pas «outragées» ni les «pudeurs»perverties; et si peu pour que l’emploi, lasanté, le milieu d’existence, la vie ne soientpas mis en danger…L’idée est maintenant assez communé-ment admise que la prison est un détes-table moyen de sanctionner. Il faut ad-mettre aussi l’idée que punir est sansdoute un très mauvais moyen d’empêcherun acte. Mais, surtout, il n’en faut pasconclure qu’il vaut mieux prévenir grâce àde solides mécanismes de sécurité: car cen’est là souvent qu’une façon de multiplierles occasions de punir et de désigner àl’avance des délinquants possibles.Ne pas multiplier le nombre des délin-quants, actuels ou virtuels, comme on l’afait si souvent sous prétexte de réforme?Oui, bien sûr. Développer les moyens depunir en dehors de la prison et pour laremplacer? Oui, peut-être. Mais surtoutrepenser toute l’économie du punissabledans notre société, et les rapports entre lapuissance publique avec le droit de puniret sa mise en pratique. •

MICHEL FOUCAULT

18 SEPTEMBRE 1981

5 JUILLET 1981

Il faut tout repenserla loi et la prison

Contre la peine de mort

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Page 7: Michael Foucault

ui s’intéresserait aux nuits blanchesdes éditeurs les entendrait – et pas

les moindres– pleurer: traduire estimpossible, c’est long, c’est coûteux,ce n’est pas rentable. J’en connaisqui depuis dix ans traînent sur desprojets de traduction qu’ils n’ontpas osé refuser et qu’ils n’ont pas lecourage d’achever. Voici en toutcas un éditeur – un «tout petit» –

qui vient de publier en français, etfort bien, «le» Dover, déjà clas-sique, encore récent. La Pensée

sauvage à Grenoble, avec AlainGeoffroy et Suzanne Saïd (excellente traductri-ce) se sont attelés à la tâche. Et ils ont parfaite-ment réussi. A méditer pour tous ceux qui vou-draient réfléchir sur les destins à venir del’édition «savante».L’ouvrage de Dover aura ici le même succès qu’il

a rencontré enAngleterre etaux Etats-Unis.Tant mieux. Apleines mains,

il offre les plaisirs de l’érudition; ils sont, plusd’une fois, imprévus. Il est d’une grande alacritéintellectuelle, et souvent d’une imperturbabledrôlerie: amoralisme acide, savant et oxfordiende la pensée, méticulosité indéfinie pour ressai-sir, à travers des textes douteux et quelques tes-sons de musée, la vivacité d’une main entre deuxcuisses ou la douceur d’un baiser vieux de deuxmillénaires et demi. L’ouvrage, surtout, est nou-veau grâce à la documentation mise en œuvre età l’usage qu’il en fait. Il entrecroise avec une ex-trême rigueur les textes et les données iconogra-phiques. C’est que les Grecs, à l’âge classique, enont montré plus qu’ils n’en ont dit: les peinturesde vases sont infiniment plus explicites que lestextes qui nous restent, fussent-ils de comédie.Mais en retour, beaucoup de scènes peintes se-raient muettes (et le sont restées jusqu’ici) sansle recours au texte qui en dit la valeur amoureu-se. Un jeune homme donne un lièvre à un garçon.Cadeau d’amour. Il lui caresse le menton. Propo-sition. Le cœur de l’analyse de Dover est là: re-trouver ce que disaient ces gestes du sexe et duplaisir, gestes que nous croyons universels (quoide plus commun finalement que le gestuaire del’amour) et qui, analysés dans leur spécificité his-torique, tiennent un discours bien singulier.

Les profils de l’amourDover, en effet, déblaye tout un paysage concep-tuel qui nous encombrait. Bien sûr, on trouveraencore des esprits aimables pour penser qu’ensomme l’homosexualité a toujours existé: à preu-ve Cambacérès, le duc de Créqui, Michel-Angeou Timarque. A de tels naïfs, Dover donne unebonne leçon de nominalisme historique. Le rap-port entre deux individus du même sexe est unechose. Mais aimer le même sexe que soi, prendreavec lui un plaisir, c’est autre chose, c’est touteune expérience, avec ses objets et leurs valeurs,avec la manière d’être du sujet et la consciencequ’il a de lui-même. Cette expérience est com-plexe, elle est diverse, elle change de formes. Il yaurait à faire toute une histoire de «l’autre du mê-

me sexe» comme objet de plaisir. C’est ce que faitDover pour la Grèce classique. Garçon libre àAthènes, il devait à Rome être plutôt l’esclave; àl’aube de l’âge classique, sa valeur était dans sajeune vigueur, sa forme déjà marquée; plus tardce fut sa grâce, sa juvénilité, la fraîcheur de soncorps. Il devait, pour bien faire, résister, ne paspasser de main en main, ne pas céder au premiervenu, mais jamais «pour rien» (étant entendu ce-pendant que l’argent disqualifiait le rapport ouque trop d’avidité le rendait suspect). En face,l’amateur de garçons a aussi ses différents profils:compagnons de jeunesse et d’armes, exemple devertu civique, élégant cavalier, maître de sagesse.En tout cas, jamais en Grèce ni l’un ni l’autre nefaisaient de cet amour ou de ce plaisir une expé-rience semblable à celle que nous faisons, nous etnos contemporains, de l’homosexualité.Dover, on s’en doute, fait rire aussi de ceux pourqui l’homosexualité, en Grèce, aurait été libre.Ce genre d’histoire ne peut s’écrire dans lestermes simples de la prohibition et de la tolé-rance, comme s’il y avait d’un côté l’obstinationdu désir et de l’autre l’interdit qui le réprime. Enfait, les rapports d’amour et de plaisir entre indi-vidus de sexe masculin s’organisaient selon desrègles précises et exigeantes. Il y avait bien en-tendu les obligations de la séduction et de lacour. Il y avait toute une hiérarchie depuisl’amour «bien» qui faisait honneur aux deux par-tenaires, jusqu’à l’amour vénal, en passant parles multiples échelons des faiblesses, de la com-plaisance et de l’honneur écorné.Il y avait la lumière vive portée surla relation adulte-garçon et l’im-mense plage d’ombre où étaientplongés les rapports sexuels entresolides porteurs de barbe. Il yavait surtout –et c’est là sans dou-te un des points essentiels del’éthique grecque – le partage ra-dical entre activité et passivité.L’activité seule est valorisée; lapassivité – qui est de nature et destatut chez la femme et l’esclave –ne peut être chez l’homme quehonteuse. On peut, à travers l’étu-de de Dover, voir s’affirmer ce quiest la plus grande différence entrel’expérience grecque de la sexuali-té et la nôtre. Pour nous, c’est lapréférence d’objet (hétéro ou ho-mosexuel) qui marque la différen-ce essentielle; pour les Grecs, c’estla position du sujet (actif ou pas-sif ) qui fixe la grande frontièremorale; par rapport à cet élémentconstitutif d’une éthique essen-tiellement masculine, les optionsde partenaires (garçons, femmes,esclaves) sont peu importantes.

Un art de vivreDans les dernières pages de sonlivre, Dover fait apparaître unpoint capital et qui éclaire rétros-pectivement toute son analyse.Chez les Grecs, et ceci ne vaut passimplement pour l’époque clas-

sique, ce qui régissait le comportement sexueln’avait pas la forme d’un code. Ni la loi civile, ni laloi religieuse, ni une loi «naturelle» ne prescri-vaient ce qu’il fallait – ou ne fallait pas – faire. Etpourtant l’éthique sexuelle était exigeante, com-plexe, multiple. Mais comme peut l’être une tech-nè, un art –un art de vivreentendu comme soucide soi-même et de son existence.C’est bien ce que, tout au long, montre Dover: leplaisir avec les garçons était un mode d’expé-rience. La plupart du temps, il n’excluait pas lerapport avec les femmes, et, en ce sens, il n’étaitni l’expression d’une structure affective particu-lière ni une forme d’existence distincte desautres. Mais il était beaucoup plus qu’une possi-bilité de plaisir parmi d’autres: il impliquait descomportements, des manières d’être, certainesrelations avec les autres, la reconnaissance detout un ensemble de valeurs. C’était une optionqui n’était ni exclusive ni irréversible, mais dontles principes, les règles et les effets s’étendaientloin dans les formes de vie.Il faut s’y faire: le livre de Dover ne raconte pas unâge d’or où le désir aurait eu la franchise d’être bis-sexuel: il raconte l’histoire singulière d’un choixsexuel qui, à l’intérieur d’une société donnée, a étémode de vie, culture et art de soi-même.•

MICHEL FOUCAULT

Kenneth J. Dover, Homosexualité grecque, éditions la Pensée sauvage (20, rue Humbert-II,38000 Grenoble. Diffusion Distique). 304 pages et 108 documents iconographiques. 150 francs.

L I B E R A T I O NS A M E D I 1 9 E T D I M A N C H E 2 0 J U I N 2 0 0 4 VIIFOUCAULT

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La véritable ligne de par-tage, parmi les systèmes pé-naux, ne passe pas entre ceuxqui comportent la peine demort et les autres; elle passeentre ceux qui admettent lespeines définitives et ceux quiles excluent. Au Parlement,dans les jours qui viennent,c’est là sans doute que se situe-ra le vrai débat. L’abolition dela peine de mort sera sansdoute facilement votée. Maisva-t-on sortir radicalementd’une pratique pénale qui af-firme qu’elle est destinée àcorriger, mais qui maintientque certains ne peuvent et nepourront jamais l’être par na-ture, par caractère, par une fa-talité bio-psychologique, ouparce qu’ils sont en somme in-trinsèquement dangereux?La sécurité va servir d’argu-ment dans les deux camps. Lesuns feront valoir que, libérés,certains détenus constitue-ront un danger pour la société.Les autres feront valoir qu’en-fermés à vie certains prison-niers seront un danger per-manent dans les institutionspénitentiaires. Mais il estun danger que peut-être onn’évoquera pas: celui d’une so-ciété qui ne s’inquiéterait pasen permanence de son code etde ses lois, de ses institutionspénales et de ses pratiques pu-nitives. Et maintenant, sousune forme ou sous une autre,la catégorie des individus à éli-miner définitivement (par lamort ou la prison), on se don-ne facilement l’illusion de ré-soudre les problèmes les plusdifficiles: corriger si on peut;sinon, inutile de se préoccu-per, inutile de se demander s’ilne faut pas reconsidérer tou-tes les manières de punir: latrappe est prête où «l’incorri-gible» disparaîtra.Poser que toute peine quellequ’elle soit aura un terme, c’està coup sûr s’engager sur unchemin d’inquiétude. Maisc’est aussi s’engager à ne paslaisser comme on l’a fait pen-dant tant d’années, dans l’im-mobilité et la sclérose, toutesles institutions pénitentiaires.C’est s’obliger à rester en aler-te. C’est faire de la pénalité unlieu de réflexion incessante,de recherche et d’expérience,de transformation. Une péna-lité qui prétend prendre effetsur les individus et leur vie nepeut pas éviter de se transfor-mer perpétuellement elle-même.Il est bon, pour des raisonséthiques et politiques, que lapuissance qui exerce le droitde punir s’inquiète toujours decet étrange pouvoir, et ne sesente jamais trop sûre d’elle-même. •

MICHEL FOUCAULT

1er JUIN 1982

Des caressesd’hommesconsidérées comme un art

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Page 8: Michael Foucault

Je me souviens en-core de l’effroi aveclequel j’ai lu pourla première fois laVolonté de savoir.Nourrie de mes

lectures de Wilhelm Rei-ch, très populaire dansl’Argentine du début desannées 80, je n’oublieraijamais l’offense que j’airessentie lorsque j’ai crucomprendre que mesidées sur la libérationsexuelle me rendaientaux yeux de Michel Fou-cault aussi «victorienne»qu’unereine anglaise. Cenouvel évangile de la libé-ration n’était donc que lameilleure manière de re-conduire ce royaume dusexe dans lequel l’Occi-dent s’était si fortementinvesti depuis des siècles ?Je croyais comprendreque l’au-delà du sexe qu’ilnous indiquait était, ensubstance, un ensemblede plaisirs moins grandi-loquent, plus modeste,dans lequel nous cesse-rions de mettre en jeunotre subjectivité. Sépa-rer les plaisirs sexuels deleur longue complicitéavec nos manières de de-venir sujets, les dissoudreà nouveau dans les arts del’existence, les esthétiser,en somme, pour mieux lesbanaliser… Dans le fond,je n’en ai pas cru un mot.Je pensais qu’il s’agissaitd’une pure coquetterie,qu’il était impossible deprendre au sérieux detelles considérations. Mais, lorsque, plus de dixans après, je commençaisà travailler sur les trans-formations juridiques parlesquelles nous sommesentrés, à la fin des an-nées70, dans notre «mo-dernité sexuelle», j’eus letriste sentiment de com-prendre soudain qu’onavait fait exactement ceque Foucault essayait denous avertir de ne pas fai-re. A force de vouloir «libé-rer» le sexe de ses chaînes,on en a fait un objet directdu pouvoir d’Etat: jamaisil n’a conduit tant de gensen prison, jamais il n’a tantservi comme grille de lec-ture du monde et de nous-

mêmes, jamais il n’a au-tant été investi commelieu où se jouent les rap-ports de pouvoir entre leshommes et les femmes,entre les adultes et les en-fants… Certes, les noces dusexe et du pouvoir, Fou-cault ne les cherchait pasdans le droit pénal, maisdans les «disciplines». Saméthode ne nous a sansdoute pas parfaitementpréparés à comprendrece qui se tramait. Mais saconviction qu’il fallaitmettre fin à l’exceptionsexuelle l’a conduit àprendre des positionscourageuses dans le dé-bat de la fin des années 70sur le viol, qui lui valentencore d’être traité demisogyne : il voulait queles violences sexuelles seréduisentà des violences,qu’on fasse disparaîtretoute mention du sexe dela loi. Le moins qu’on puis-se dire est qu’il n’a guèreété entendu. Cette histoire était-ellefatale ? Je ne crois pas.Mais les «avant-gardes»sexuellesont mis le sexe àla place de l’âme et fait del’Etat son gardien zélé etinsatiable. Depuis, on n’apas cessé d’accroître l’es-pace politique du sexe, etla plupart de nos contem-porains ont fini par y ad-hérer de la façon la plusfervente. Au point qu’onpeut dire que s’il y a un do-maine dans lequel MichelFoucault n’a pas laisséd’héritiers, ni intellectuelsni politiques, c’est biencelui de la sexualité. Ceuxqui se revendiquent de lui,dans les «études gays etlesbiennes» par exemple,malgré les efforts de Di-dier Eribon, ou ceux quise dénomment «queer»,sont si convaincus qu’ilfaut «politiser» le sexequ’ils semblent avoir pourmission historique d’en-terrer toute possibilité dese servir de Foucault pourpenser ce qui nous arrive.Entre la mort de Foucaultet le procès d’Outreau,vingt ans seulement sesont écoulés. Peut-on rê-ver meilleur encourage-ment pour enfin prendreau sérieux ses mises engarde contre les dangersdu sexe? •

L I B E R A T I O NS A M E D I 1 9 E T D I M A N C H E 2 0 J U I N 2 0 0 4VIII FOUCAULT

Qu’est-ce queF o u c a u l tn’aura pas ditde la psycha-nalyse!? Se-lon le tone m p l o y épour dire cet-te phrase, el-

le sera ponctuée par une excla-mation ou une interrogation.Qu’est-ce qu’il n’aura pas dit!Sous cette forme exclamative,on pourra relever les énoncésles plus ambigus ou les pluscontradictoires, en apparencetout au moins. Bien que, toutau long de son œuvre, Fou-cault n’analyse aucun texte de

Freud ni de son contemporainLacan, qui aura pourtant mul-tiplié les appels dans sa direc-tion et ce depuis Naissancede la clinique, les référencesà Freud, à l’inconscient, à sadécouverte comme momentcharnière de ce qu’il appelleraune nouvelle discursivité sontconstamment présentes, à lafois sur le mode de l’apparte-

nance et de la non-apparte-nance au discours foucaldien.S’agissant de l’Histoire de la fo-lie, par exemple, Foucault re-connaîtra que, rompant avecce qui ancrait jusqu’ici la foliedans la maladie psychique, etce qui en faisait «une expé-rience réduite au silence par lepositivisme», Freud en fait unechose de la raison elle-même,«restitue, dans la pensée mé-dicale, la possibilité d’un dia-logue avec la déraison». Maistout en créditant la psycha-nalyse de «pouvoir dénouerquelques-unes des formes dela folie», elle restera pour lui«étrangère au travail souverainde la déraison». Plus tard, dansles Mots et les choses, Foucaultdira de Freud qu’il est «le pre-mier à avoir entrepris d’effacerradicalement le partage dupositif et du négatif, du normalet du pathologique, du compré-hensible et de l’incommuni-cable, du signifiant et de l’insi-gnifiant».Freud aurait ainsi, en déli-vrant l’homme de son existen-ce asilaire, regroupé les pou-voirs, les aurait tendus aumaximum en créant la situa-tion psychanalytique où, «parun court-circuit génial, l’alié-nation devient désaliénanteparce que, dans le médecin, elle

devient sujet». Ce qui reste pourlui «l’importance la plus déci-sive de la psychanalyse», c’estqu’«à la différence des scienceshumaines qui (…) demeurenttoujours dans l’espace du re-présentable», la psychanaly-se déborde la représentationet rapporte le savoir de l’hom-me à la finitude qui le fonde.Dès lors, dans les Mots et leschoses, il n’est plus question dela logique de l’aliénation dansla situation analytique: «Nil’hypnose ni l’aliénation dans lepersonnage fantastique du mé-decin ne sont constitutives (…)celle-ci ne peut se déployer quedans la violence calme d’unrapport singulier et du trans-fert qu’il appelle.»Qu’est-ce que Foucault n’aurapas dit de la psychanalyse ?Sans doute ce qu’il laissaitentrevoir dans un entretien àOrnicar? à la parution du pre-mier volume de l’Histoire dela sexualité: «Le premier titreétait Sexe et vérité. On y a re-noncé, mais enfin c’était tout demême ça mon problème: qu’est-ce qui s’est passé en Occidentpour que la question de la véri-té soit posée à propos du plaisirsexuel? Et c’est mon problèmedepuis l’Histoire de la folie.»Or, si Foucault met en rapportla folie et la vérité, le sexe et

la vérité, ce qui est absent, c’estle rapport entre la folie et lasexualité. Ce que la psychana-lyse découvre, ce n’est pas «cebavardage infini de la raisonsur la sexualité»mais plutôt lelien intime de la sexualité avecle murmure secret de la dérai-son. Depuis la vie quotidiennejusqu’aux délires.Par ailleurs, à suivre Freudde plus près dans Au-delà duprincipe de plaisir, c’est toutel’économie du plaisir qui sevoit repensée, compliquée,voire arraisonnée par une pul-sion de pouvoir. Ce qui situetout autrement les «stratégiesde savoir et de pouvoir» dontparle Foucault. Le caractèrepervers polymorphe de lasexualité infantile dont parleFreud n’a jamais été un secret,sauf dans certains prétoires.C’est en tant que mémoire in-consciente que son contenuse voile ou se dévoile alors queles pulsions qui en organisentles fantasmes ou les scénariosviennent se mettre au servicedu pouvoir, jusque dans saplus obscène cruauté, commeen témoignent les «actuali-tés».Ce qui devrait retenir particu-lièrement l’attention des psy-chanalystes aujourd’hui, c’esttoute la réflexion de Foucaultsur les dispositifs de sur-veillance et de punition dupouvoir, des dispositifs pan-optiques aux dispositifs pa-nacoustiques, et jusqu’à lapsychologisation de tous cesdispositifs qui font circuler enboucle images et récits desmensonges et vérités de la fo-lie du sexe… et du pouvoir. •

Folie et vérité de la psychanalyse

HÉRITAGES. Comment travaille aujourd’hui la pensée de Foucault? Les réponses d’une juriste, d’un psychanalyste, de philosophes, sociologues et historiens, jeunes chercheurs et compagnons de route.

Les pièges dusexe

SA RÉFLEXION SUR LES DISPOSITIFS DE SURVEILLANCE ET DE PUNITION DUPOUVOIR DOIT RETENIR L’ATTENTION.

Cours au Collègede France surSurveiller et punir,en 1974.

MIC

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BA

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ILH

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Par Marcela Iacubjuriste, chercheur au CNRS

Par René Majorpsychanalyste

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Je me souviens. Juin1984. Temps gris. Mi-chel Foucault a été hos-pitalisé. Mathieu Lin-don me donne de sesnouvelles. Il a parcourule dossier que Libé lui aconsacré. Il a ri d’êtrequalifié de «vilain petit

canard de l’Histoire». Dernièreimage du rire de Foucault, ultimecadeau. Michel Foucault se meurt.De quoi? On parle de sida à motscouverts comme si c’était une ma-ladie honteuse. Un curieux articlede Libés’indigne d’un tel soupçon.«Un cancer gay?»,avait dit MichelFoucault à Hervé Guibert: «Ce se-rait trop beau.» Une amie améri-caine, arrivée de Californie, s’éton-ne de cette incroyable pudeur. Ilfaudra plusieurs années, en effet,pour que les gays français pren-nent leur sort en mains. Ils le fe-ront avec une efficacité exemplai-re qui modifiera leur visibilité etleur place dans l’Hexagone. Vingt ans plus tard, c’est–presque– chose faite. Le mariage homo-sexuel, nouveau pas dans une éga-lité des droits si lente à recon-naître, en est le symbole. Qu’auraitpensé Michel Foucault de ce ren-versement du cours des chosesdont il avait scruté l’établissementdans l’Occident chrétien? Et quereste-t-il de la fameuse «boîte à ou-tils» qu’il nous avait laissée pourcomprendre notre temps? Sur plusieurs points, ses analysesme semblent prémonitoires. Ain-

si sur la sexualité, forme modernede la «volonté de savoir», qui briseles frontières de l’intime et fait del’aveu une obsédante tyrannie.L’abus sexuel constitue non seule-ment la faute, mais le délit majeur.C’est lui qui emplit désormais lesprisons. La hantise de la puretétransforme le corps de l’enfant ensymbole. Sa souffrance est certesprise en compte; mais sa parole,sacralisée comme source de véri-té, le soumet à des pouvoirs nonmoins insidieux.Un moralisme rampant rend toutdésir suspect: où commence la pé-dophilie? «Non au sexe roi», disaitFoucault, qui voyait poindre la«monarchie du sexe»dans les ma-nuels des confesseurs et dans lesquestionnaires de leurs succes-seurs laïques, les «psys» de toutenature. Il pourrait aujourd’hui ob-server leur étrange triomphe ets’interroger sur le degré de notrelibération.L’insécurité, la violence dans l’es-pace public, mais aussi privé, ontété les grands thèmes des der-nières campagnes électorales. Lespartis se sont affrontés à coups destatistiques de la délinquance, de-venues symptômes de leurs bilanset armes de leurs critiques. La cri-minologie est revenue au premierrang des sciences de l’Etat. Unedes «leçons» de Michel Foucaultavait été de les déconstruire, demontrer leur relativité d’artefact.Que signifie la mesure, en la ma-tière, sinon l’expression de seuil detolérance où le rôle des pouvoirscompose avec les sensibilités? Les«illégalismes» sont aussi affaire de

gestion. Pour partie seulement; ilest vrai, et c’est peut-être un despoints qui a été le plus contesté. Ilfaut pourtant se défier du positi-visme pénal asséné comme tem-pérature du corps social.A juste titre, Michel Foucaultavait discerné dans le droit la scè-ne majeure de la modernité dé-mocratique. Avec pour corollairesla judiciarisation de la société, l’in-flation des procédures d’enquêteet d’aveu, la prodigieuse extensionde la police sur tous les frontsd’une société qui a mis la sur-veillance non seulement à tous lescarrefours, mais au cœur de lamaison. La multiplication des in-terdits de toutes sortes, pournotre bien, physique et moral, cul-minant dans le sacro-saint «prin-cipe de précaution» fabrique jouraprès jour un monde de normesqui rend suspects l’écart, l’excès, lenon-conforme, la déviance. Aunom de la santé, souverain bien, lebio-pouvoir nous transforme enprécautionneux à vie.Car le plus angoissant est que ce fi-let se tisse avec un consentementdont Michel Foucault avait mon-tré l’intériorité au cœur de la dé-mocratie. Notre désir personnelde protection, de garantie, de sûre-té, d’assurance tout risque, notresoif de justice quand nous sommesvictimes – et nous le sommes tou-jours de quelque chose – font denous des requérants en puissance.Il faudrait s’interroger sur le rôlede la plainte dans le fonctionne-ment équitable de la justice et dansles représentations du pouvoir.Comment Michel Foucault ver-

FOUCAULT IX

Foucault pose l’obéissance commeconcept politique le plus essentiel.Face aux grands traumatismesdu XXe siècle (les totalitarismes),il ne s’est pas complu à dénoncer, àgrand renfort lyrique, la mons-

truosité des grands dirigeants. La mons-truosité, Foucault est allé la chercherplutôt du côté des dirigés. La véritableénigme n’est pas en effet de savoir pour-quoi des formes délirantes de pouvoir ontpu se mettre en place, mais ce qui les arendues acceptables, supportables, dé-sirables par les gouvernés. En ceci, sansdoute, il prolonge la thèse de La Boétiedans son Discours sur la servitude volon-taire: le vrai scandale, ce n’est pas celui dupouvoir, de l’abus de pouvoir, mais celuide l’obéissance, de l’abus d’obéissance.Car il est impossible qu’un tyran opprimetout un peuple sans un solide système departicipations. La folie de pouvoir desgrands nous excuse toujours trop. C’estpourquoi, comme penseur politique,Foucault se place aux côtés d’Alain etd’Hannah Arendt. Aux côtés d’Alainquand ce dernier, dans Mars ou la Guerrejugée, montre l’importance écrasante dela résignation comme condition éthiquedu soldat pendant la longue guerre de 14,loin de l’esprit de sacrifice. Aux côtésd’Hannah Arendt dans Eichmann à Jéru-salem démontrant que la véritable hor-reur du nazisme réside dans le zèle bu-reaucratique inconditionnel et aveugledes administrateurs plutôt que dans leurperversité morale absolue. Le vrai problème de la philosophie poli-tique du XXe siècle, ce n’est pas en effetle fondement du pouvoir, ce n’est pas lanature de la souveraineté, c’est celui del’obéissance. Qu’est-ce qui nous fait obéir?C’est ainsi que dans Surveiller et punirFou-cault met en place le concept de docilité.La docilité, c’est ce qui dans le corps ré-pond au consentement éclairé de l’esprit:une manière de se plier intérieurement àce qui est présenté comme une nécessitéqui nous correspond. Il y a dans la docilitécomme dans le consentement l’idée d’unengagement spontané, apaisé et définitifdans un système de déterminations exté-rieures. C’est la condition éthique du capi-talisme: nos besoins et nos désirs doiventêtre adaptés aux appareils de production,à son rythme, à ses séquences. Cette rencontre moderne porte aussi lenom de consommation. Au début des an-nées 80, dans un cours sur les pratiqueschrétiennes de pénitence et de confession(«Le gouvernement des vivants»), Fou-cault recule d’un cran historique son ana-lyse de l’obéissance du sujet occidental:cette fois, il s’agit de montrer commentnous obéissons depuis nos origines chré-tiennes aux discours de vérité. Il s’agit,pour aller vite, de montrer qu’entre le dis-cours de vérité et la supposée nature se-crète de mon être, la synthèse s’opère parl’obéissance à l’Autre. Je n’obéis jamaismieux qu’en cherchant qui je suis vrai-ment. La psychologie est au fond un systè-me politique: elle nous apprend à obéir àla fiction de notre propre vérité et consti-tue un épisode crucial de ce que Foucaultappelle l’histoire politique de la vérité. •

L’abusd’obéissance

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Par Frédéric Grosphilosophe

rait-il cette société autodisci-plinaire de surveillance qui n’amême plus besoin d’être pan-optique, le réseau ayant rem-placé l’espace, et le contrôleà distance, la vigilance du re-gard? Mais c’est surtout sur le frontdes prisons qu’il nous manque.Surpeuplées, négligées, mé-prisées, soumises à une disci-pline durcie avec le quasi-as-sentiment de tous, les prisonssont plus isolées que jamais.L’Observatoire internationaldes prisons fait ce qu’il peutpour maintenir un lien De-dans/Dehors (titre de sonmensuel). Mais il n’y a plusguère d’intellectuels pours’alarmer aujourd’hui de l’étatdes prisons en France et dansle monde (excepté AmnestyInternational). Le terrorismejustifie tout : le retour de laquestion, de tortures admi-nistrées avec le sourire dutriomphe, voire de la jouissan-ce, par les soldats (et pire: lessoldates) de l’armée américai-ne, «la plus grande démocratiedu monde». A côté du «totalita-risme de l’abominable»(le fas-cisme), Michel Foucault dé-nonçait le «totalitarisme del’ordinaire». Est-ce cela?Le monde a changé. Le murde Berlin est tombé. Mais lestours du World Trade Centeraussi. Les affrontements dereligion, de civilisation ont,dans une certaine mesure,remplacé les enjeux sociaux.Ce qui a changé la donne, c’estla politique et l’événement.«Qu’est-ce qui se passe actuel-lement, et que sommes-nous,nous qui ne sommes peut-êtrerien d’autre et rien de plus quece qui se passe actuellement?La question de la philosophie,c’est la question de ce présentqui est nous-mêmes», écrivaitMichel Foucault en 1977. Maisqu’est-ce que ce présent? •

Par Michelle Perrothistorienne

Des analysesprémonitoires

Michel Foucault,Jean-Paul Sartreet AndréGlucksmann à la Goutte-d’Orà Paris, ennovembre 1971.

L I B E R A T I O NS A M E D I 1 9 E T D I M A N C H E 2 0 J U I N 2 0 0 4

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L I B E R A T I O NS A M E D I 1 9 E T D I M A N C H E 2 0 J U I N 2 0 0 4X FOUCAULT

Il me faut distinguerentre la manière depenser et la pensée.S’agissant de la premiè-re, je dois reconnaître lapermanence d’une in-fluence, et dire ma grati-tude. Pour ce qui est dela seconde, le recul du

temps appelle et renforce uneprise de distance déjà effec-tuée pour moi de son vivant.La force initiatique de ma ren-contre avec Foucault vint d’unvéritable moment de «philo-sophie politique de terrain», lacréation du Groupe d’infor-mation des prisons (GIP). LeGIP fut l’occasion de démon-trer qu’une pratique politiquede nature intrinsèquementdémocratique pouvait se révé-ler plus subversive, mieux ser-vir la «cause du peuple» que lalogomachie révolutionnairede l’époque. La méthode étaitsimple : elle consistait à distri-buer des questionnaires à l’en-trée des prisons plutôt que destracts à la sortie des usines. Ilne s’agissait pas d’inculqueraux gens un savoir qui leurmanquait mais de faire valoirleur savoir sur le fonctionne-ment d’une institution afinque ses responsables setrouvent dans l’obligation de

rendre des comptes sur leurgestion. Pratique banale dejournalisme? Oui, à ceci prèsque pilotée par un maîtred’œuvre capable de fairetourner la relation entre sa-voir et pouvoir de manière quechaque terme serve à inter-peller l’autre: savoir commentmarche ce pouvoir ; ce qu’ilproduit. Mais aussi d’où ilvient, quel est le savoir qui lefonde. Ces questions se trou-vent toujours au cœur de mesenquêtes. Voilà pour l’élan reçu.Et pour la théorie, qu’apportele recul du temps ? Si l’onconsidère son noyau dur,l’analyse de la matérialité dupouvoir, de sa fonction pro-ductive et pas uniquement in-terdictrice comme on le pen-sait jusqu’alors, du façonnagedes individus qu’il permet, desprogrès dans l’économie decette production par la sub-stitution d’une surveillanceexigeante à «l’éclat des sup-plices», on voit bien ce que laséduction qu’elle exerça devaità l’époque. Nous vivions lesdernières années d’une socié-té de progrès sûre d’elle-mêmeet dominatrice. Tant de sou-mission à l’ordre de la pro-duction et si peu de place fai-te à l’idéal politique nousinsupportait. Comment com-prendre l’extinction de l’esprit

de révolte, la docilité des com-portements que Mai 68 avaitpermis de dénoncer mais nond’expliquer? Pour les marxistes, cet ordrereposait sur l’exploitation desfaibles par le capital et la ré-pression des révoltes par sonbras armé, l’Etat bourgeois.Mais on savait bien que leditEtat n’avait pas eu besoin d’unbain de sang pour restaurerl’ordre après Mai 68. Les libé-raux parlaient d’un Etat Lévia-than, étouffant les libertés par

une sollicitude sociale ac-compagnant les individus duberceau à la tombe. Mais ilsn’expliquaient pas l’injusticerégnant dans la société. Avecsa Naissance de la prison, Mi-chel Foucault mit le doigt surune explication beaucoup plusconvaincante. Nous étionssoumis à un ordre social nonpas parce que sauvagementréprimés – l’éclat des sup-plices n’était plus de mise –mais parce que dressés, sur-veillés, façonnés par des «dis-positifs» qui constituaient lesoubassement du progrès, laface d’ombre des Lumières.Que vaut cette généalogiepour éclairer les problèmesassociés à la mondialisation:

chômage de masse, précarisa-tion, insécurité, désolidarisa-tion? Le problème n’est plusde comprendre la docilité : ellene vaut plus garantie d’obten-tion d’une place dans la socié-té. Le problème n’est plus dedénoncer les disciplines : ellesn’en imposent guère à une po-pulation qui ne voit plus le bé-néfice qu’il y aurait à accepterses rigueurs. Pour comprendre l’ordre et ledésordre actuels, mieux vautessayer de comprendre les

«dispositions» exi-gées de l’individu.La capacité d’ini-tiative, l’engage-

ment personnel sont des «com-pétences» requises bien plussûrement que la docilité. Sur-veiller n’est plus de mise. Maispunir revient de mode. La rai-son en est simple : la logique deréseau qui préside à l’établis-sement des relations socialesrepose sur la confiance faiteaux individus par d’autres, ettout manquement à celle-ciappelle une sanction propor-tionnelle au sentiment de tra-hison qui s’ensuit. Enfin et surtout, la capacitépolitique ne paraît plus du cô-té de la résistance aux pou-voirs. Dans le contexte de lamondialisation, elle est beau-coup plus du côté de la consti-tution de pouvoir. •

Au moment de la création de Libé,Foucault, sollicité, propose unechronique de la mémoire ouvriè-re – une rubrique sur l’histoiredes luttes à partir des matériauxproduits par leurs acteurs. Don-

ner à lire le savoir politique de chacune desluttes locales. Cette proposition du philo-sophe ne fut pas reprise ; fallait-il qu’elle lesoit ? Il s’agissait en effet moins d’un projetprogrammatique que d’une occasion alorsd’expliciter ce qu’avait été le but du Grouped’information sur les prisons, le GIP, né fin1970 et qui s’était achevé en décembre 1972. Faire savoir, non communiquer – Foucaultétait bien loin de ce régime de discours –mais recueillir des expériences indivi-duelles qui constituent collectivement unensemble de connaissances utiles non seu-lement à penser notre présent mais à agirsur lui. Faire des intellectuels des trans-metteurs et des émetteurs d’idées. C’estcette fonction qu’il s’assigna qui donne ledésir de devenir historien. Faire l’histoiredes résistances individuelles et collectivesdu passé non pour elles-mêmes, non pour«éclairer» notre présent, mais pour fournirdes armes possibles aux luttes d’aujour-d’hui.C’est bien ce souci de passeur qui nous en-couragea avec Michelle Zancarini et Lau-rent Quero à publier un ensemble d’ar-chives du GIP. Ces papiers, à trente ans dedistance, étaient porteurs d’une formi-dable actualité ; les questionnaires, les en-quêtes sur tel ou tel événement, les recueilsd’écrits autobiographiques et de corres-pondances, tous ces documents conte-naient un savoir qui dormait dans lesboîtes d’archives. Certes la prison avaitchangé, mais les outils que le GIP avait for-gés, si nous les contextualisions, si nous endonnions les principales clés, pouvaientformer ensemble peut-être un petit guidebien utile aujourd’hui.Ces outils nous semblaient d’autant plusutiles que, quelque trente ans après Sur-veiller et punirdans lequel Foucault mon-trait que la prison pénale était une inven-tion récente, la prison semblait en ce débutde XXIesiècle redevenue à nouveau un ob-jet an-historique ; Michelle Perrot et tantde ses étudiants avaient eu beau, dans denombreux travaux, peindre l’histoire del’institution pénitentiaire et de son échec,la prison est bel et bien aujourd’hui une ins-titution dont on ne discute plus l’existence,un modèle indépassable, alors même qu’el-le ne cesse de montrer son caractère in-adéquat. Intolérable était la prison en 1972,intolérable elle l’est aujourd’hui encore.Cette amnésie volontaire de l’histoire de laprison, ce refus d’intégrer que cette insti-tution vacilla à certains moments de notrehistoire contemporaine, cette volonté aus-si d’effacer, par un dispositif silencieuxmais très efficace, la réflexion foucaldien-ne, me poussèrent dans ces papiers jaunisqui n’avaient fait l’objet d’aucun archivage.Constituer ainsi l’archive comme arme,prendre au pied de la lettre la formule deFoucault, et user de ces textes écrits il y atrente ans, les siens, mais aussi ceux desprisonniers, de leurs familles, des militantsdu GIP, comme des leviers pour faire letravail qui est celui de l’historien aprèsFoucault : dire l’actualité. •

L’archivecomme arme

SURVEILLER N’EST PLUS DE MISE. MAIS PUNIR REVIENT À LA MODE.

Le savoir qui fonde le pouvoir

Le philosophechez lui, à Paris, en 1978.

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Par Philippe Artièreshistorien

Par Jacques Donzelotsociologue

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Que faire deF o u c a u l taujourd’hui? Les uns sequerellentsans fin: sonanalyse desillusions dela libération

sexuelle en fait-elle l’initiateurde la révolution queerou le dé-nonciateur anticipé des ma-riages gays? Ses thèses sur lasociété disciplinaire n’en font-elles pas le précurseur despenseurs patronaux qui par-tent à l’assaut de la Sécurité so-ciale en chantant les beautésmorales du risque, opposéesaux turpitudes de la société as-sistée? Certains pensent trou-ver dans son analyse du bio-pouvoir l’ontologie de la viepropre à fonder le mouvementdes multitudes. D’autres y voient théorisé cetétat d’exception qui fait de lamodernité un vaste camp deconcentration. D’autres enco-re suivent patiemment, d’in-terview en interview, les li-néaments de l’éthique del’individu sur laquelle ne pou-vaient manquer de déboucherses analyses du souci de soichez Socrate ou Sénèque. Lesphilosophes ne sont-ils paslà pour nous enseigner lesprincipes de la transformationdu monde ou ceux de notre

propre perfectionnement?Il se peut pourtant que le legsessentiel de Foucault soitd’avoir ébranlé cette imagesimpliste des rapports de lapensée et de la vie. Tout sonparcours n’a-t-il pas été placésous le signe de l’écart et ducontretemps ? Qu’était-ced’abord que cette manière defaire de la philosophie en ra-contant des histoires sur laprison ou l’hôpital il y a deuxcents ans au lieu d’élaborer unclair discours sur ce que l’êtreest vraiment et ce qui l’opposeau non-être? Pas étonnant,disait-on, que cette entrepri-se d’antiquaire dé-bouche sur unenouvelle forme dedéterminisme his-torique, décourageant toutevolonté de transformation dumonde, en montrant que lessujets ne peuvent pas penserautre chose que ce qu’ils pen-sent.Deux ans plus tard, change-ment de décor: il suffisait deprendre les choses à l’envers.Celui qui avait analysé l’enfer-mement de la folie et la consti-tution du pouvoir médicaln’était-il pas naturellement àsa place, à l’avant-garde d’unmouvement qui s’en prenaitnon plus simplement à l’ex-ploitation économique et àl’Etat mais à l’ensemble des re-lations de domination dissé-minées dans le corps social?L’historien de l’enfermement

n’est-il pas le mieux placé pourfonder un groupe d’informa-tion militant sur les prisons?Une image s’imposa alors: cel-le du philosophe dans la rue,armé du porte-voix qui fait dela connaissance de l’oppres-sion le moyen de mener la lut-te contre l’oppression.Mais les écarts ne se réduisentpas, les contretemps ne setransforment pas en coïnci-dences heureuses. La connais-sance du système disciplinairene fournit pas sa conscience àla révolte. Elle redessine sim-plement le territoire sur lequelle réseau des raisons de l’une

peut rencontrer celui del’autre. La rencontre mêmesuppose cet écart que seul oc-cupe, sans le combler, un sen-timent «subjectif» : «La si-tuation dans les prisons estintolérable», dit Foucault. Cetusage du verbe être est irré-ductible à ceux par lesquels lascience discerne des positivi-tés et attribue des propriétés.Ce que l’histoire matérialistedes conditions de notre pen-sée et de notre action nous en-seigne, ce n’est ni la nécessitéde l’ordre des choses ni la liber-té des sujets. C’est l’intervalleentre les deux, intervalle queseuls remplissent des senti-ments comme l’«intolérable»qui ne traduisent aucune né-

cessité et indiquent une liber-té qui est simple capacitéd’agir, et non maîtrise de soi.Entre la connaissance et l’ac-tion, la philosophie ne fondeaucune déduction. Elle ouvreseulement un intervalle où ilnous est loisible de faire va-ciller les repères et les certi-tudes sur lesquels s’appuientles dominations.A l’image convenue je préfèredonc ma première rencontreavec le «philosophe dans larue». C’était en juin 1968. A encroire les sérieux biographesqu’il a quelquefois égarés, ilétait, pendant tout ce temps,loin de Paris et de ses agita-tions. Il y était pourtant cematin-là; en vacances, il estvrai, mais qui ne l’était alors?Incognito et sans porte-voix,mais avec un imperméable.Rien à voir avec la météorolo-gie, seulement avec les jetsd’eau avec lesquels les gré-vistes de Citroën, qu’il venaitrenforcer, accueillaient les«autonomes» qui voulaientforcer le piquet. Il était là sansnécessité, non point pour ap-porter à la lutte la connaissan-ce du savant et la voix du phi-losophe, mais pour arpenter, àl’inverse, le territoire des so-lidarités énigmatiques où lapensée trouve ses objets et sestâches. Loin de toutes les rationalisa-tions rétrospectives, c’est cet-te énigme qu’il vaut la peined’approfondir. •

La force de cer-taines philoso-phies tient auxp a r a d o x e squ’elles sont ca-pables d’adopter,

d’endurer et de rendreféconds. C’est le cas chezFoucault : si ses conceptspeuvent infuser la ré-flexion contemporaine,ils le doivent à une tripletorsion imprimée, dansses livres, au geste depenser. Torsion, d’abord, du sty-le : Foucault invente uneécriture vouée à la puredescription, mais la metau service d’un projet depart en part éthique. A ladivision aujourd’hui do-minante (aux sciencesla description du social,à la philosophie les trai-tés de vertu), il opposedes textes dont la mora-le, loin de se déployer enpréceptes, en maximes,ne tient qu’à la manièrede voir et de dire – mais

des textes, en mêmetemps, qui peuvent êtrel u s c o m m e a u t a n td’exercices, comme uneéthique en acte.Deuxième anomalie.D’un côté, ces livressemblent nous présen-ter un univers social en-tièrement «positif», quine recouvre ni n’occulteaucun ordre plus pro-fond mais peut être saisisuivant ses seules règlesinternes. Les discoursn’y déforment pas laréalité nue des choses,ils produisent des fi-gures de savoir ; les pou-voirs n’y réprimentpas une liberté sauvage,mais suscitent, accrois-sent l’utilité et la docili-té des corps. Ce monde clos et huilé,pourtant, est creusé desecousses, et Foucaultne cesse d’y déceler desfailles – «murmure d’in-sectes sombre»de la folie,«grondement de la ba-taille»des mutineries deprisonniers. Refusantde choisir entre l’expli-cation des fonctionne-ments sociaux et l’atten-tion au malheur deshommes, Foucault in-vente ainsi un «positi-

visme heureux», mais oùperce l’intolérable, et dé-crit notre monde com-me animé d’un «per-pétuel travail de la normedans l’anomie» ; mondeoù la critique peut alorss’adosser, plutôt qu’auxlois de la Raison, auxcrises qui affleurent auras de l’expérience histo-rique, à ses zones de fra-gilité, à ses «points deproblématisation».Le dernier paradoxetouche justement à lacritique. Foucault passeà juste titre pour un in-tellectuel radical, por-tant d’Espagne en Po-logne et des asiles auxprisons sa réticence àplier devant les pou-voirs. Cette radicalité,toutefois, Foucault ladétache minutieuse-ment de tout ce quipourrait lui assurer unequelconque assise – niVérité dont le philo-sophe disposerait, ni

Principes justifiant lecombat, ni Programmeà même d’être opposéà la situation présente.Lorsqu’on le pressait dedire enfin ce qu’il fallaitfaire en matière carcé-rale, il répondait : «Com-mencez par rendre laprison de San Quentinsupportable.» Là oùPierre Bourdieu fut sou-cieux de gager ses prisesde position sur l’autori-té de la science, Fou-cault a tissé un autrerapport de la pensée àl’action, plus perturbantpeut-être : un scepticis-me engagé.On dit qu’après la mortde La Boétie, Montaignesongea un temps à insé-rer, dans ses propresécrits, le livre de son ami– le Discours sur la servi-tude volontaire, de sulfu-reuse réputation. Le ré-sultat eût été étrange :au cœur du scepticismedes Essais, au centre decette immense archiveperplexe, le brûlot duDiscours, arme de tou-tes les contestations etcritique absolue du pou-voir. Le feu dans une bi-bliothèque. Un livre deMichel Foucault. •

L I B E R A T I O NS A M E D I 1 9 E T D I M A N C H E 2 0 J U I N 2 0 0 4 XIFOUCAULT

UNE IMAGE S’IMPOSE, CELLE DU PHILOSOPHE DANS LA RUE.

FOUCAULT INVENTE UNE ÉCRITURE VOUÉEÀ LA PURE DESCRIPTION, MAIS LA MET AU SERVICED’UN PROJET ÉTHIQUE.

Les philosophessans porte-voix

Un scepticismeengagé

Sartre, Jean-Pierre Faye et Foucault, en 1972, dans les locaux de l’agence de presse Libération, après l’annonce de la création du GIP.

BD

IC

Par Jacques Rancièrephilosophe et historien

Par Mathieu Potte-Bonnevillephilosophe

Page 12: Michael Foucault

L I B E R A T I O NS A M E D I 1 9 E T D I M A N C H E 2 0 J U I N 2 0 0 4XII FOUCAULT

Comment se fait lepartage?C’est Daniel Defert qui le faitparmi les gens qui ont suivi lescours et en fonction de leurscompétences. Sur les deuxpremières années, j’étais horsdu coup parce que je n’avaisaucun enregistrement. Pourla philosophie politique, c’estMichel Sennelart qui est leplus compétent. L’Herméneu-tique du sujet a été éditéepar Frédéric Gros, professeurà Créteil, à qui j’ai passé mesenregistrements. J’ai encorequatre cours à transcrire dontles deux derniers sur le Gou-vernement des autres queFoucault a étalé sur deux ans.Manquent les deux premièresannées, parce que, étant àHenri-IV en classe prépara-toire, je ne pouvais pas assis-ter aux cours. Il faut les retrou-ver, et ce n’est pas évident. Jeconnaissais une collègue quienregistrait elle aussi, mais jene sais pas ce qu’elle a pu de-venir. Il y a évidemment lesmanuscrits, mais on n’a pas ledroit de les publier. Enfin, c’estaux héritiers d’en décider.La publication des courspeut-elle changer la

perception du reste de l’œuvre?Il y a des inédits que les cours préparaientet qu’on ne peut pas publier, mais on ytrouve aussi des problématiques qui n’ontpas été prises en compte dans les livrespubliés. Cela peut être très éclairant. Parexemple, quand il a repris les cours, il par-lait de la maladie, de la mort, de la folie,d’une manière assez différente que dansNaissance de la clinique ou dans Histoirede la folie. La publication des cours ap-porte pas mal d’éclaircissements, notam-ment pour dater le surgissement ou le dé-passement de certaines problématiques.Foucault préparait des livres, il les mettaità l’épreuve devant son auditoire, mais ontrouve dans la version écrite des dévelop-pements qui n’ont pas été prononcés.Sur quoi porte le Gouvernement desvivants, en cours d’édition?Prononcé en 1979-1980, c’est un cours as-sez particulier qui commence par unefable animalière: l’éléphant chaste. Ilétudie ensuite le mariage dans l’Antiqui-té et le Moyen Age en montrant que lamorale du mariage est antérieure auchristianisme et qu’elle était déjà bien an-crée dans le paganisme. En fait, c’est unearchéologie du discours de la vertu dechasteté qui y est développée, et non uneapproche juridique des transformationsde l’institution matrimoniale. •

Recueilli par JEAN-BAPTISTE MARONGIU

(1) Il faut défendre la société (1975-1976) en1997, les Anormaux (1974-1975) en 1999,l’Herméneutique du sujet (1981-1982) en2001, le Pouvoir psychiatrique (1973-1974) en2003. Ed. Hautes Etudes, Gallimard, Seuil.

ans son testament, MichelFoucault a interdit toute

publication posthumede ses écrits inédits.

Les héritiers, DanielDefert et sa famille,ont considéré queles cours au Collègede France échap-paient à cette règlecar, prononcés de-vant un public, ilsn’étaient pas vrai-ment inédits –alors

que devaient le res-ter les manuscrits

de ces cours. Sous ladirection de François

Ewald et d’AlessandroFontana et avec des éditeurs

différents selon les intitulés,quatre cours ont été déjà publiés (1) ettrois autres devraient paraître prochai-nement, sur un total de treize. Foucaulta enseigné au Collège de France de jan-vier1971 jusqu’à sa mort. Comme les autresprofesseurs, il était astreint à délivrer22heures d’enseignement par an (dont lamoitié éventuellement en séminaire). Niinscription ni diplômes n’étaient requis,l’assistance y était entièrement libre etpouvait enregistrer les leçons. Le bureaud’où parlait le philosophe, dans une sallebondée de 350 places, débordait de ma-gnétophones, parmi lesquels celui deJacques Lagrange, un des éditeurs actuelsde ces cours qui se fondent pour l’essentielsur ses enregistrements, déposés parailleurs au Collège de France et à l’Imec(Institut mémoires de l’édition contem-poraine).Depuis quand êtes-vous aux prisesavec Michel Foucault et son œuvre? Avant de le rencontrer à nouveau au Col-lège de France, j’ai connu Michel Fou-cault à l’Ecole normale supérieure où jesuivais ses cours sur l’histoire de la folieavant la parution du livre. Enseignant àParis-VII, il m’était aisé de moduler meshoraires pour assister à ses cours et au sé-minaire qui se tenait le lundi soir. Mal-heureusement, ce n’est qu’à partir de 1974que j’ai pu enregistrer ses leçons systé-matiquement. Deux personnes m’ontdonné envie de travailler: Foucault etGeorges Canguilhem, qui a dirigé ma thè-se de philosophie biologique. Et une troi-sième aussi, Dominique Desanti, dont j’aiété le répétiteur. A l’université, j’étais rat-taché au département de psychanalysede Jean Laplanche et je suivais les coursde psychiatrie de Lanteri-Laura à HautesEtudes. Mes intérêts me portaient in-dubitablement vers Foucault. Ça a ététoujours un peu mon plaisir, et encore da-vantage maintenant que je suis à la re-

Naissance le 15 octobre dePaul-Michel Foucault. Fils

de Paul-André Foucault,chirurgien, et d’Anne-MarieMalapert, fille de chirurgien. Il aune sœur, Francine, née en 1925.Un frère, Denys, naîtra en 1933 etdeviendra chirurgien.

Devient l’élève de JeanHyppolite en khâgne au

lycée Henri-IV.

Est reçu à Normale sup.Où il devient l’ami de

Maurice Pinguet, Pierre Bourdieu,Jean-Claude Passeron…

Adhésion au Particommuniste.

Départ du PCF. Répétiteur de

psychologie à Normale.

Psychologue dans leservice du Dr Delay où

Henri Laborit expérimente lepremier neuroleptique.

Paraît Maladie mentale et personnalité (PUF).

Paraît Folie et déraison,histoire de la folie à l’âge

classique (Plon). Maître deconférences en psychologie àl’université de Clermont-Ferrand.

Soutenance de ses deuxthèses à la Sorbonne:

Kant, anthropologie et Folie etdéraison, histoire de la folie àl’âge classique.

Entrée au conseil derédaction de la revue

Critique. Parution de Naissancede la clinique: une archéologie duregard médical (PUF).

Débats sur la philosophiepour la radiotélévision

scolaire, avec Alain Badiou,Georges Canguilhem, DinahDreyfus et Paul Ricœur.

Parution de les Mots et leschoses, une archéologie

des sciences humaines(Gallimard). Chaire dephilosophie à l’université deTunis, trois ans. Premier articledans le Nouvel Observateur.

Création du Centreuniversitaire expérimental

de Vincennes où il est nomméprofesseur de philosophie.

Parution de l’Archéologiedu savoir (Gallimard).

Election à la chaired’histoire des systèmes

de pensée au Collège de France.

Création du Grouped’information sur les

prisons (GIP). Parution de l’Ordredu discours (Gallimard).

Pour le numéro zéro deLibération, débat avec

José Duarte, militant ouvrierlicencié des usines Renault.Publication du dossier constituélors de son séminaire au Collègede France: Moi, Pierre Rivière…(Gallimard-Julliard).

Parution de Surveiller et punir, naissance

de la prison (Gallimard).

Parution de la Volonté desavoir, 1er tome d’Histoire

de la sexualité (Gallimard).

Parution du Désordre desfamilles, lettres de cachet

des archives de la Bastille(Gallimard-Archives), écrit avecl’historienne Arlette Farge.

Parution de l’Usage desplaisirs, 2e tome d’Histoire

de la sexualité (Gallimard).25 juin: mort de Michel Foucault (du sida, à la Pitié-Salpêtrière).Parution du Souci de soi, 3e tomed’Histoire de la sexualité(Gallimard).

Biographie établie d’aprèsFoucault, Dits et écrits, 1954-1975, Quarto, Gallimard.

traite, sauf qu’il y a un contrat qu’il fauthonorer avec Gallimard et Seuil.En quoi consiste votre travail?En ce moment, je travaille sur l’éditiondu Gouvernement des vivants, le cours del’année 1979-1980. J’utilise mes propresenregistrements et la photocopie du ma-nuscrit du cours que m’a donné DanielDefert. Il faut faire la transcription del’enregistrement et j’ai déjà bien avancé;et il faut transcrire le manuscrit lui-mê-me parce qu’il y a des abréviations, desratures, des mots manquants. Surtout, ilfaut compléter la bibliographie qui estsouvent sommaire. Ainsi, je me rends à labibliothèque augustinienne du Saul-choir pour établir les notes, parce queFoucault travaillait à l’époque beaucoupchez les bons pères. En plus, il reste àécrire une «situation» du cours pour enprésenter le contexte, comme pourl’Hô-pital psychiatrique,paru l’an dernier. En-fin, il y a l’index à faire. Bref, c’est un tra-vail très long. En principe, ça devraitsortir début 2005. Deux autres courssont en préparation: Sécurité, territoire,population (1977-1978) et la Naissance dela biopolitique(1978-1979) qui paraîtronten octobre, transcrits et présentés parMichel Sennelart, professeur à l’univer-sité de Lyon.

LES COURS au Collège de France du professeur Foucault sontprogressivement publiés. Jacques Lagrange, l’un des éditeurs,transcrit les enregistrements qu’il a effectués dans les années 70.

Michel Foucaultparlait dans une

salle bondée,débordant de

magnétophones.

OZ

KO

K.

SIP

A

1926

1945

1946

1950

1951

1952

1954

1960

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1976

1982

1984

dechaireMémoires