mexico ciudad desmesurada3. los pequeños placeres

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20 août 2011 Le Monde Magazine 43 L a ville de Mexico a mille vi- sages et nombre d’entre eux fascinent d’emblée ceux qui ont l’occasion de les découvrir. Quand on passe au pas de pro- menade du vieux centre à une autre partie de la ville, la physionomie urbaine dévoile insensiblement son sourire de Joconde. Cette fascination ne manque pas d’être empreinte d’étrangeté. Il y a quelques an- nées, comme je traversais un grand mar- ché de victuailles en compagnie du couple d’écrivains américains Siri Hustvedt et Paul Auster, ils m’ont fait part de leur impres- sion d’être confrontés à une réalité radica- lement différente de la leur, à une autre ci- vilisation, un autre monde. La plupart des gens qui s’y activent, presque tout ce qu’y vend, s’y achète et s’y mange révèlent un mode de vie antérieur à l’industrialisation des denrées alimentaires, au commerce dépendant de la congélation et de la réfri- gération. Dans d’autres grandes villes du CHAPITRE III UN PRINTEMPS MEXICAIN le lac de Xochimilco. A la fin du XIX e siècle, entre ces deux endroits, un système de ca- naux pluviaux permettait encore à des cen- taines de barques d’approvisionner en pri- meurs les marchés du centre de la ville. L’art culinaire est un des derniers foyers de résistance au désir de modernisation à l’américaine qui s’est emparé des grandes villes. C’est pourquoi les marchés de cer- taines de ces villes sont indissociables de leur caractère. Avec Louis, Elodie et Nick Gilman, un ami anglophone spécialiste de la cui- sine mexicaine, nous traversons l’un Pour la troisième de nos quatre balades avec un écrivain mexicain, nous plongeons dans un tourbillon d’odeurs, de couleurs et de saveurs au marché de San Juan, souvenir d’une ville autrefois baroque. monde, même celles de pays tropicaux, le traitement des aliments et leur distribu- tion à l’américaine rendent presque impos- sible de trouver un jus de fruit naturel, alors qu’à Mexico, on presse et on croque des fruits frais à tous les coins de rue. C’est un des traits qui contribuent à faire de la ville un décor d’autre monde, et il n’est pas sans incidence sur la qualité de la vie des citadins et des visiteurs. On a vu que dans les chroniques des conquistadors les marchés indigènes suscitaient autant d’in- térêt que d’étonnement. Les populations du Mexique faisaient et font toujours leur régal d’insectes et de fleurs, de même que les Français se délectent de champignons et d’escargots. Et les habitants de l’ancienne cité lacustre de Mexico-Tenochtitlan avaient créé des îles flottantes artificielles qui leur permettaient d’améliorer le ren- dement de leurs cultures. Nombre d’entre elles existent encore au sud du Valle de Mexico, à vingt kilomètres du Zócalo, sur PROFUSION. On trouve de sur les étals du marché de San Juan : de la viande de corcodile, des œufs de fourmis mais aussi des fromages français ou des épices venues d’Inde. MEXICO, VILLE DES MENUS PLAISIRS k L’AUTEUR Alberto Ruy Sanchez est né en 1951 à Mexico. Romancier et poète, il porte un regard empreint de curio- sité sur le monde et sur son propre pays, dont témoigne à chaque nu- méro la revue Artes de Mexico, qu’il dirige depuis 1988. ABONDANCE. Le marché de San Juan témoigne de la vitalité de l’art culinaire mexicain, l’un des derniers remparts à l’américanisation. Alberto Ruy Sanchez, photos Alinka Echeverria pour Le Monde Magazine 20 août 2011 Le Monde Magazine 42

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Pour la troisième de nos quatre balades avec un écrivain mexicain,nous plongeons dans un tourbillon d’odeurs, de couleurs et de saveursau marché de San Juan, souvenir d’une ville autrefois baroque.

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La ville de Mexico a mille vi-sages et nombre d’entre euxfascinent d’emblée ceux quiont l’occasion de les découvrir.Quand on passe au pas de pro-

menade du vieux centre à une autre partiede la ville, la physionomie urbaine dévoileinsensiblement son sourire de Joconde.

Cette fascination ne manque pas d’êtreempreinte d’étrangeté. Il y a quelques an-nées, comme je traversais un grand mar-ché de victuailles en compagnie du coupled’écrivains américains Siri Hustvedt et PaulAuster, ils m’ont fait part de leur impres-sion d’être confrontés à une réalité radica-lement différente de la leur, à une autre ci-vilisation, un autre monde. La plupart desgens qui s’y activent, presque tout ce qu’yvend, s’y achète et s’y mange révèlent unmode de vie antérieur à l’industrialisationdes denrées alimentaires, au commercedépendant de la congélation et de la réfri-gération. Dans d’autres grandes villes du

C H A P I T R E I I I

U N P R I N T E M P S M E X I C A I N le lac de Xochimilco. A la fin du XIXe siècle,entre ces deux endroits, un système de ca-naux pluviaux permettait encore à des cen-taines de barques d’approvisionner en pri-meurs les marchés du centre de la ville.

L’art culinaire est un des derniers foyersde résistance au désir de modernisation àl’américaine qui s’est emparé des grandesvilles. C’est pourquoi les marchés de cer-taines de ces villes sont indissociables deleur caractère.

Avec Louis, Elodie et Nick Gilman, unami anglophone spécialiste de la cui-sine mexicaine, nous traversons l’un

Pour la troisième de nos quatre balades avec un écrivain mexicain,nous plongeons dans un tourbillon d’odeurs, de couleurs et de saveursau marché de San Juan, souvenir d’une ville autrefois baroque.

monde, même celles de pays tropicaux, letraitement des aliments et leur distribu-tion à l’américaine rendent presque impos-sible de trouver un jus de fruit naturel, alorsqu’à Mexico, on presse et on croque desfruits frais à tous les coins de rue.

C’est un des traits qui contribuent à fairedela ville un décor d’autre monde, et il n’estpas sans incidence sur la qualité de la viedes citadins et des visiteurs. On a vu quedans les chroniques des conquistadors lesmarchés indigènes suscitaient autant d’in-térêt que d’étonnement. Les populationsdu Mexique faisaient et font toujours leurrégal d’insectes et de fleurs, de même queles Français se délectent de champignonsetd’escargots.Et les habitants de l’anciennecité lacustre de Mexico-Tenochtitlanavaient créé des îles flottantes artificiellesqui leur permettaient d’améliorer le ren-dement de leurs cultures. Nombre d’entreelles existent encore au sud du Valle deMexico, à vingt kilomètres du Zócalo, sur

PROFUSION. On trouve de sur les étalsdu marché de San Juan : de la viande decorcodile, des œufs de fourmis maisaussi des fromages français ou desépices venues d’Inde.

MEXICO, VILLE DES MENUS PLAISIRS k

L’AUTEURAlberto Ruy Sanchez est né en 1951à Mexico. Romancier et poète, ilporte un regard empreint de curio-sité sur le monde et sur son proprepays, dont témoigne à chaque nu-méro la revue Artes de Mexico, qu’ildirige depuis 1988.

ABONDANCE. Le marché de San Juan témoigne dela vitalité de l’art culinaire mexicain,l’un des derniersremparts àl’américanisation.

Alberto Ruy Sanchez, photos Alinka Echeverria pour Le Monde Magazine

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nouveaux réseaux sociaux. Sous l’empirede l’excès baroque, les rues étaient le décorde cérémonies fastueuses incessantes quifavorisaient l’apparition d’un nouveau tissusocial et son renouvellement. On a appelébaroque ce nouveau monde de rites et deformes,qui était un mode de vie plus qu’unstyle et, plus encore, un projet de nationfondée sur l’intégration. C’est ce qui a donnéun visage à la ville de Mexico.

Mais il ne reste plus de ce visagebaroqueque des vestiges épars, mutilés, dissociés,parce que ce projet a été brutalement relé-gué par un désir de modernité qui, dès la findu XVIIIe siècle et jusqu’au XIXe,s’est dit néo-classique. Un néoclassicisme qui a détruitbeaucoup plus qu’il n’a construit. Vers le mi-lieu du XXe siècle, ce même désir a continuéde plus belle au nom d’une autre modernité,de style nord-américain. De grandes des-tructions en grandes constructions, la villeest devenue ce qu’elle est : multiple, active,parfois arrogante. Une ville qui grandit en-core entre ostentation et ruine.

« On a l’impression d’être devant unebonne douzaine de villes agglutinées, qui semêlent et se démêlent sans trop savoir cequ’elles veulent», dit Elodie tandis que nousnous éloignons du centre. Nous passons de-vant le Palacio de Bellas Artes, joyau monu-mental dont le style évoque le XIXe siècle,

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des plus spectaculaires marchés populairesdu centre de la ville, le marché de San Juan.Nous sommes aussitôt plongés dans unmonde d’odeurs etde couleurs qui sont au-tant d’incitations aux plaisirs de la table.On trouve dans ce marché une variété depoissons et de fruits de mer impression-nante, mais qui ne peut pour mes compa-gnons éclipser en extravagance les étalagesde chapulines (sauterelles) d’Oaxaca, d’es-camoles (œufs de fourmi), de gusanos demaguey(vers d’agave), ou de viande de cro-codile, de tatou et même… de puma. Maisce n’est pas tout. On y trouve aussi des fro-mages français, des épices venues de l’Inde,des fleurs, des graines.

Du plus banal au plus extravagant, toutattire l’attention. Y compris la clientèle.C’est un des endroits où les chefs des grandsrestaurants viennent quotidiennementfaire un tour. Dans les marchés mexicainson trouve toujours des restaurants qui nepaient pas de mine et dont les prix sont mo-dérés, et il en est un, ici, où la cuisine est par-ticulièrement bonne. Nous ne pouvons ré-sister à l’appel de son mole, plat de pouletpour lequel se combinent en une sauceépaisse et sombre graines, piments et ca-cao. La ville se définit aussi par ses saveurs.

Nous continuons de nous éloigner ducentre en dessinant une spirale qui permet

àmes compagnons de découvrir certainesfaçades baroques qui ont résisté aux fureursde l’homme et de la nature et, comme ilsviennent de quitter le marché, ils font aus-sitôt un rapprochement entre le baroqueextrême de la cuisine et celui des rues, et ilsvoient juste. Les plus anciens livres de re-cettes mexicaines ont été conçus pour desfêtes communautaires au cours desquellesil fallait nourrir au minimum cinq centsconvives pendant plusieurs jours d’affilée.L’originalité de la nourriture et des plats estindissociable des fêtes de l’époque baroque.Le mole, qui fut créé pour une célébrationà laquelle participait toute la ville de Pue-bla, assez proche de la capitale, est rapide-ment devenu l’un des principaux plats na-tionaux, un symbole de plus du métissagemexicain.

UN VASTE DÉCOR URBAINUn palais, que fit construire quelqu’un

venu de Puebla comme par hasard, attireparticulièrement l’attention de mes amis,et semble justifier leur rapprochemententre nourriture et ville baroque : la Casade los Azulejos.De deux étages sur rez-de-chaussée, il est entièrement couvert de car-reaux de céramique vernissée d’origineperse, dont l’Espagne a emprunté le nom,azulejo, à l’arabe zelije. A l’époque où le pa-

cado, dont la fille s’est suicidée à Paris, de-vant l’autel latéral de Notre-Dame consa-cré à la très brune Vierge de Guadalupe,autre emblème mexicain. Ce monument àl’Indépendance est une colonne dont lechapiteau porte un ange. Erigé sur une zonerocheuse, il est un des rares édifices deMexico qui ne s’enfoncent pas dans le sol,quand tout le reste de la ville semble s’af-faisser inexorablement.

En suivant le Paseo de la Reforma, onarrive dans le secteur des musées, dont lemonumental Museo de Antropología,construit dans les années 1960. Dans le pro-longement de cette avenue, au cours desannées fastes que le Mexique a connuesvers le milieu du XXe siècle, la bourgeoisie aconçu deux contextes urbains à l’image dubien-être à l’américaine, Polanco d’un côtédu parc de Chapultepec, et Las Lomas, surune colline. On y trouve les résidences desambassades, il n’y a pour ainsi dire aucuncommerce de proximité, et il faut beaucoupd’argent pour y vivre et au moins une voi-ture pour la moindre sortie. Ces deux en-droits sont ceux que connaissent le mieuxles étrangers qui viennent vivre à Mexico,mais ils ne sont nullement ceux où la vie estla plus attrayante.

Un peu plus loin, dans le prolongementdu Paseo de la Reforma en direction du sud-ouest, on trouve deux secteurs – ou colo-nias – Condesa et Roma, qui font encorepartie d’un Mexico où il est agréable de sepromener dans les rues ou les parcs, vivreparmi des gens de diverses classes sociales,ou encore acheter au magasin du coin cedont on peut avoir besoin, et où se mêlentanciens et nouveaux habitants. On y trouveencore quelques librairies et des centresculturels. C’est le printemps, et les avenuesy sont flanquées de jacarandas en fleurs.L’une d’entre elles, circulaire, s’appelle l’ave-nue Amsterdam, et elle épouse le tracé d’unancien hippodrome. Ces deux colonias ontvu s’ouvrir de nombreux petits restaurantsoù les jeunes se retrouvent, et on peut y pro-fiter des menus plaisirs de la ville, y com-pris celui des rencontres inattendues.

Notre prochaine étape nous conduiraau sud de la ville, à son autre et heureuseétrangeté. ∆

Traduit de l’espagnol (Mexique)par Gabriel IaculliLA SEMAINE PROCHAINE : MEXICO, TOUJOURS PLUS AU SUD

bien que construit au XXe, qui héberge desœuvres de grands muralistes : Rivera,Orozco, Siqueiros, González Camarena, Ro-dríguez Lozano, Montenegro et même Ta-mayo. Presque en face de nous se dresse ungratte-ciel élancé des années 1950 : la tourLatino-Américaine. Ce sont deux bâtimentsemblématiques d’époques où la soif de mo-dernité a rasé une partie de la vieille ville,mais construit des édifices dignes de ce nom.

Acôté du Palacio de Bellas Artes, il resteun très ancien jardin public : la Alameda,dont le mobilier urbain que l’on voit de nosjours est du XIXe siècle, mais qui demeureun bel emblème d’un passé plus lointain etun cadre de promenade dominicale appré-cié. On y trouve un musée construit pourabriter un immense mural de Diego Rivera,dont le sujetest : «Rêve d’un après-midi do-minical dans le jardin de la Alameda », dé-filé d’une trentaine de figures populaires.

VIE DE QUARTIER Aquelques mètres de là se trouve le Pa-

seo de la Reforma, une des deux plusgrandes artères de la ville. C’est l’empereurMaximilien qui décida de sa construction,en 1864, pour faciliter la circulation sur lessix kilomètres qui séparent le château deChapultepec, où il résidait, du palais du gou-vernement, sur le Zócalo. On a d’abord ap-pelé cette avenue Paseo de la Emperadora.Elle est l’œuvre d’un ingénieur autrichien,Luis Bolland Kuhmackl, qui reçut l’ordrede la construire sur le modèle des GrandsBoulevards parisiens etde l’avenue Louise,àBruxelles, mais en plus grand. Elle est troisfois plus longue et plus large d’un ou deuxmètres, sur certains tronçons, que lesChamps-Elysées.

Quand, au début du XXe siècle, la ville acommencé à s’étendre hors du centre his-torique, elle l’afait résolument des deux cô-tés de cette avenue. Au quatrième rond-point du Paseo de la Reforma, Porfirio Díaza fait construire en 1902 un monument àl’Indépendance, inauguré pour le premiercentenaire de celle-ci, en 1910. Il est l’œuvred’un célèbre architecte, Antonio Rivas Mer-

lais a été construit, on employait ces car-reaux pour couvrir entièrement les mursdes cuisines dans les couvents. Cetteconstruction semble vouloir faire de la villeune luxueuse cuisine baroque.

En observant les façades des maisons,les places, on peut parfaitement imaginerque cette ville a été conçue comme un vastedécor urbain, et l’on comprend pourquoiles fêtes et les rues impressionnaient tantles voyageurs qui visitaient la métropole dela Nouvelle-Espagne au XVIIIe siècle. L’idéeutopique apparue à la Renaissance de laville tracée à angles droits pour faciliter lesprocessions et les grands rassemblementsne pouvait être mise en œuvre dans lesvieilles agglomérations d’Europe souventlabyrinthiques,mais elle a été menée à bienen Amérique. L’étendue, immense pourl’époque, de ce que nous appelons le centrehistorique, était alors, aux yeux du monde,une réalisation exemplaire sans précédent.

Au dessin aussi régulier qu’une grille estvenue s’ajouter une autre idée utopiqued’une nature différente :réaliser l’unité na-tionale grâce à un projet complexe mais in-flexible de métissage. En sus d’encouragerles unions intercommunautaires légales etillégales, on organisait de grandes fêtes quiréunissaient tous les milieux et favorisaientla création de nouveaux liens,profonds,de

M E X I CO, L A V I L L E D ES M E N US P L A I S I RS

ART. Diego Rivera devant sa fresque L’Histoire du monde, en 1951, à Mexico.

IL NE RESTE PLUS DE CEVISAGE BAROQUE QUE DES VESTIGES ÉPARS,MUTILÉS, DISSOCIÉS…

PALAIS. La façade baroque ornée de carreaux de faïence de la Casa de los Azulejos.

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