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MÉTAPHORE PATERNELLE : JUDAÏSME ET CHRISTIANISME Une lecture de Jacques Lacan Jean-Daniel Causse Institut protestant de théologie | Études théologiques et religieuses 2007/2 - Tome 82 pages 249 à 266 ISSN 0014-2239 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2007-2-page-249.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Causse Jean-Daniel,« Métaphore paternelle : judaïsme et christianisme » Une lecture de Jacques Lacan, Études théologiques et religieuses, 2007/2 Tome 82, p. 249-266. DOI : 10.3917/etr.0822.0249 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Institut protestant de théologie. © Institut protestant de théologie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 92.132.155.245 - 28/03/2015 09h03. © Institut protestant de théologie Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 92.132.155.245 - 28/03/2015 09h03. © Institut protestant de théologie

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Page 1: Métaphore paternelle. judaïsme et christianisme. Une lecture de Jacques Lacan

MÉTAPHORE PATERNELLE : JUDAÏSME ET CHRISTIANISMEUne lecture de Jacques LacanJean-Daniel Causse Institut protestant de théologie | Études théologiques et religieuses 2007/2 - Tome 82pages 249 à 266

ISSN 0014-2239

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2007-2-page-249.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Causse Jean-Daniel,« Métaphore paternelle : judaïsme et christianisme » Une lecture de Jacques Lacan,

Études théologiques et religieuses, 2007/2 Tome 82, p. 249-266. DOI : 10.3917/etr.0822.0249

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MÉTAPHORE PATERNELLE :JUDAÏSME ET CHRISTIANISME

UNE LECTURE DE JACQUES LACAN

Quels rapports établir entre une fonction paternelle que le psychanalysteJacques Lacan écrit « Nom-du-Père » et une nomination religieuse de Dieucomme Père ? Pour aborder cette question, Jean-Daniel CAUSSE* analyse lafaçon dont le judéo-christianisme se trouve en toile de fond de la compré-hension lacanienne du « Père ». Reprenant d’abord le mythe freudien de lamort du « Père », il l’articule avec l’impossible nomination de Dieu dans lejudaïsme. Il montre ensuite comment le christianisme ouvre sur une nouvellenomination de Dieu comme « Père » à partir d’une théologie de l’incarna-tion, c’est-à-dire de Dieu comme « Fils ». La notion chrétienne du Dieu-Pèrepermet de comprendre certains aspects de la spécificité de Lacan par rapport à l’héritage de Freud.

LIMINAIRE

Au cours de l’année universitaire 1963-1964, Jacques Lacan avait prévude dispenser un enseignement sur les Noms-du-Père à l’hôpital Sainte-Anne.En réalité, ce séminaire ne connut qu’une seule séance qui eut lieu le 20 novembre 19631. Juste avant cette date, en effet, à la suite de relationstrès conflictuelles, Lacan a été rayé des listes des enseignants par la SociétéFrançaise de Psychanalyse qui, de ce fait, a interdit la poursuite de sonséminaire à Sainte-Anne. Reste que l’on peut considérer ce séminaire inter-rompu comme un moment clef, à plus d’un titre, de la démarche lacanienne.

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ÉTUDES THÉOLOGIQUES ET RELIGIEUSES82e année – 2007/2 – P. 249 à 266

* Jean-Daniel CAUSSE est professeur d’éthique et de théologie systématique à la Faculté dethéologie protestante de Montpellier dont il est actuellement le doyen.

1. Jacques LACAN, « Introduction aux Noms-du-Père » [1963], in Des Noms-du-Père, Paris,Seuil, 2005, p. 67-104. On relèvera plus loin la portée du pluriel utilisé ici par Lacan : « Noms-du-Père ». Pour une analyse de ce séminaire, je me permets de renvoyer à mon article « Le jouroù Abraham céda sur sa foi. Lecture psycho-anthropologique de Genèse 22 », ÉtudesThéologiques et Religieuses 76, 2001, p. 563-573.

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Il y est question de la fonction paternelle dont on sait le rôle majeur qu’ellejoue dans l’œuvre de Freud et sur laquelle Lacan se centre particulièrementen cette période. Or, pour aborder la notion de Père, Lacan commente lecélèbre récit biblique de la ligature d’Isaac (Genèse 22). C’est du judéo-christianisme qu’il reprend le terme de Nom-du-Père. Il ne faut pas y voir unralliement à une quelconque doctrine religieuse, mais seulement – et c’estdécisif – une attention à une structure et à ses effets sur le plan du langage2.Ce n’est donc pas un contenu qui fait le possible rapport entre psychanalyseet religion, mais une fonction occupée dans le discours, c’est-à-dire ici laplace du Père en tant que symbole. Autrement dit, sous le nom « Père » setrouve désignée une opération logique de langage. Lacan reprendra à maintesoccasions la discussion avec la notion religieuse d’un « Dieu-Père ». Ilreviendra aussi plusieurs fois sur l’événement que fut l’unique séance de sonséminaire sur les Noms-du-Père. Par exemple, en 1967, dans une conférencesur « La méprise du sujet supposé savoir », il reprend à son compte l’opposi-tion faite par Pascal entre le Dieu des philosophes et le Dieu d’Abraham,d’Isaac et de Jacob, avant d’ajouter : « Cette place du Dieu-le-Père, c’estcelle que j’ai désignée comme le Nom-du-Père et que je proposais d’illustrerdans ce qui devait être ma treizième année de séminaire (ma onzième àSainte-Anne), quand un passage à l’acte de mes collègues psychanalystesm’a forcé d’y mettre un terme, après sa première leçon3. » Et ailleurs, en1965, cette fois-ci dans « La science et la vérité », il dira ne pas se consoler « d’avoir dû renoncer à rapporter à l’étude de la Bible la fonction du Nom-du-Père4. » Bref, le judéo-christianisme et ses textes fondateurs sont situés entoile de fond de la métaphore paternelle dans sa version lacanienne, en toutcas comme une possible mise en perspective5. Le rapport que Lacan entre-tient avec cette tradition religieuse est complexe et il n’est pas constituéd’une seule ligne. Nombreuses sont les remarques qu’il a faites, qui ont poureffet de dérouter ceux qui pensent pouvoir le situer dans un cadre repérable.Prenons comme seule illustration Le Séminaire XX. Encore, qui a lieu aucours de l’année universitaire 1972-1973 : « Il y a bien des gens, écrit Lacan,

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2. Cf., par exemple, ce propos de LACAN concernant le rapport de la psychanalyse à la reli-gion : « Notre office n’a rien de doctrinal. Nous n’avons à répondre d’aucune vérité dernière,spécialement ni pour ni contre la religion. », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 818. Par ailleurs,Lacan a suffisamment mené une critique de la religion, notamment en matière de paternité, quine peut qu’opérer, à l’intérieur des différentes structures psychiques, comme refoulement(névrose), démenti (perversion) ou forclusion (psychose) du Nom-du-Père.

3. Jacques LACAN, « La méprise du sujet supposé savoir » [1967], in Autres écrits, Paris,Seuil, 2001, p. 337.

4. Jacques LACAN, « La science et la vérité » [1965], in Écrits II, Paris, Seuil, 1971, p. 240.5. Cf., par exemple, en 1960, dans Discours aux catholiques, cette remarque de LACAN

selon lequel « la méditation de Freud autour de la fonction, du rôle et de la figure du Nom-du-Père, comme toute sa référence éthique, tournent autour de la tradition proprement judéo-chré-tienne, et y sont entièrement articulables. » (Paris, Seuil, 2005, p. 33).

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qui me font le compliment d’avoir su poser dans un de mes derniers sémi-naires que Dieu n’existait pas. Évidemment, ils entendent – ils entendent,mais ils ne comprennent pas, et ce qu’ils comprennent est un peu précipité.Je m’en vais plutôt vous montrer en quoi il existe, ce bon vieux Dieu. Lemode sur lequel il existe ne plaira peut-être pas à tout le monde, et notam-ment aux théologiens qui sont, je l’ai dit depuis longtemps, bien plus fortsque moi à se passer de son existence. Malheureusement, je ne suis pas tout àfait dans la même position, parce que j’ai affaire à l’Autre6. » Lacan prendses distances avec un banal athéisme qui occulte le fait qu’il y a du Dieu aumoins dans le langage, c’est-à-dire qui fonctionne comme « dire », ce queconfirme une autre affirmation du même séminaire : « L’Autre, l’Autrecomme lieu de la vérité, est la seule place, quoiqu’irréductible, que nous pouvons donner au terme de l’être divin, de Dieu pour l’appeler par son nom.Dieu est proprement le lieu où, si vous m’en permettez le jeu, se produit ledieu – le dieur – le dire. Pour un rien, le dire ça fait Dieu. Et aussi longtempsque se dira quelque chose, l’hypothèse Dieu sera là. C’est ce qui fait qu’ensomme il ne peut y avoir de vraiment athée que les théologiens, c’est à savoirceux qui, de Dieu, parlent7. » La question sera alors de savoir quelle place laréférence à un Dieu occupe dans le discours et ce qui s’opère sur le plan de lasubjectivité. Ainsi, par exemple, travaillant la notion d’hainamoration quisignifie une dialectique nécessaire de la haine et de l’amour, Lacan s’inter-roge sur la haine de Dieu (dans les deux sens du génitif) et son absence danstout un versant du christianisme. Il relève que les chrétiens ont transformé en« des déluges d’amour » cette haine de Dieu sans voir que l’affirmation du « tout amour divin » est en réalité une « toute haine », certes occultée, maispour cette raison d’autant plus agissante8. Plus loin, Lacan met en lumière lafaçon dont le christianisme, en opérant une conjonction de Dieu et de l’Être,a pu se garantir de la castration, c’est-à-dire faire du divin la forme pleine del’Autre9. Bref, le rapport de Lacan au christianisme est subtil, toujours critique, souvent inattendu. Lacan se méfiera par avance de ceux qui, aprèsles avoir rejetés, finiront par baptiser les concepts psychanalytiques pour lesfaire entrer dans le giron ecclésial. Il ne cessera de maintenir, contre tout

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6. Jacques LACAN, Le séminaire XX. Encore [1972-1973], Paris, Seuil, 1975, p. 65. 7. Ibid., p. 44-45. Entendons ici que le théologien occupe une position athée dans le sens

où le mot est le meurtre de la chose. 8. Ibid., p. 82. J’ai étudié longuement cette question dans La haine et l’amour de Dieu,

Genève, Labor et Fides, 1999. Cf. aussi Maurice BELLET, Le Dieu pervers, Paris, Desclée deBrouwer, 1979. Par exemple, p. 16-17 : « Dieu est amour : il donne tout, il pardonne tout, il sedonne lui-même jusqu’à mourir pour nous, en son Fils, sur la croix […]. Dieu aime tant qu’ilexige tout, veut pour lui tout seul notre désir, détruit tout ce qui eût fait notre joie trop humaine.À quiconque voudrait échapper à son amour implacable, Dieu oppose la menace terrifiante dela perte absolue, éternelle. […] Découverte terrible : le Dieu bon n’est pas bon, mais cruel […].Découverte interdite […]. Ce blasphème serait la faute irréparable qui nous ferait perdrel’amour de Dieu, c’est-à-dire perdre tout. »

9. Cf. ibid., p. 61-71.

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concordisme, l’irréductible différence entre psychanalyse et religion. Mais,en même temps, l’ancrage de Lacan dans la tradition chrétienne est un élément important qui n’est pas sans effets sur la formalisation de sa proprepensée. De ce christianisme – ici catholique – on dira, pour préciser, que lafigure d’Augustin occupe chez lui une place majeure10. Il s’y réfère souvent,notamment à propos de la trinité, comme il l’indique par exemple dans sonséminaire sur les Noms-du-Père11. Dans la littérature néotestamentaire, c’estl’Évangile de Jean qui semble privilégié, surtout lorsqu’il est question duVerbe et de son incarnation. Ce sont aussi les lettres de Paul que l’on trouvesouvent citées et commentées12.

Quel est l’impact du rapport à la tradition chrétienne dans l’élaboration dela métaphore paternelle par Lacan ? C’est la question que nous nous proposonsde considérer ici, non pas en procédant principalement à une exégèse des texteslacaniens, mais en l’abordant à partir du lieu théologique. Le Père est d’abordun thème freudien et il fonctionne comme loi fondatrice dans une logique œdi-pienne, c’est-à-dire comme signifiant l’interdit de l’inceste. Lacan en reprendl’expérience, non sans lui donner une formalisation qui lui est propre. Or, ilfaudra le dire, l’articulation de Freud et de Lacan pose sur un autre plan le problème de la fonction du Père situé entre judaïsme et christianisme.

LE MYTHE FREUDIEN DU « PÈRE » DE LA HORDE PRIMITIVE

Dans Totem et tabou, Freud cherche à analyser et à décrire le passage dela vie animale au monde de l’humain, c’est-à-dire le moment de la naissance

10. De manière plus générale, dans un article rédigé en 1981 après la mort de Lacan,Michel DE CERTEAU note : « À filer ses apparitions, on est impressionné du corpus qui se trouvelà cité et commenté : textes bibliques et évangéliques ; textes théologiques (saint Paul, saintAugustin, Pascal, bien sûr, mais aussi des auteurs qui relèvent de la profession, Nygren,Rousselot, etc.) ; textes mystiques surtout (Hadewijch d’Anvers, Maître Eckhart, l’Imitation deJésus-Christ ou Internelle consolation, Luther, Thérèse d’Avila, Angelus Silesius, etc.) Ils ponc-tuent l’espace lacanien et y marquent des exordes (où ça commence ?) ou des issues (oùfinir ?). À ce quadrillage d’attendus, s’ajoute la figure centrale de l’analyste parlant, “Maître devérité”, “directeur de conscience” même, un “saint” qui “fait déchet”, et dont le dire, consacréau prix que le corps doit payer pour qu’il y ait accès au symbolique, est une parole structuréecomme celle de l’orant. » in « Lacan : une éthique de la parole », Histoire et psychanalyse entrescience et fiction [1987], Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais n° 116 », 2002, p. 258-259.

11. « Certains savent que je pratique depuis mon âge pubertaire la lecture de saintAugustin. C’est tard néanmoins, c’est seulement il y a dix ans à peu près, que j’ai pris connais-sance du De trinitate, et je l’ai rouvert ces jours-ci pour ne pouvoir que m’étonner de combienAugustin dit peu de choses sur le Père. », Jacques LACAN, « Introduction aux Noms-du-Père »,op. cit., p. 76.

12. Cf, par exemple, à propos du texte paulinien de Romains 7 sur la loi et le péché : « Ilme semble qu’il n’est pas possible à quiconque, croyant ou incroyant, de ne pas se trouversommé de répondre à ce qu’un tel texte comporte de message articulé sur un mécanisme qui estd’ailleurs parfaitement vivant, sensible, tangible, pour un psychanalyste. », Jacques LACAN,Discours aux catholiques, op. cit., p. 29-30.

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de l’être humain à sa propre humanité et, dans le même temps, l’apparitionde la culture13. S’il pense remonter à une origine chronologique de l’êtrehumain, Freud rédige en réalité un mythe fondateur qui éclaire la vérité de lastructure. La thèse centrale de Totem et tabou est que l’être humain advientau monde de l’humain par le meurtre du « Père ». Avant ce temps logique (etnon pas chronologique), il n’existe aucun lien humanisé à l’autre, aucunespace commun pour vivre ensemble, mais seulement le monde de la horde.Pour rendre compte de ce temps archaïque qui précède l’humain, Freud meten scène un clan primitif sur lequel règne un vieux mâle, un chef qui chasse,châtre ou tue tous ceux qui lui font concurrence afin de pouvoir possédertoutes les femelles. Ce « Père » primordial (Urvater) n’est soumis à rien. Il semanifeste dans sa toute-puissance et il n’a pas d’autre règle que celle de sajouissance illimitée, c’est-à-dire la seule loi de son bon plaisir toujours énig-matique, imprévisible, totalement arbitraire. En réalité, ce chef du clan n’estpas un Père, sauf dans le monde du fantasme, parce qu’il se situe horslignage14. Il est à lui-même sa propre loi. Il n’est pas référé à de l’Autre et ilse pose comme origine de lui-même. Le « Père » de la horde est un « non-Père », autrement dit, un père qui se nie comme fils. Il représente ce queserait un père qui n’aurait pas été lui-même fils, c’est-à-dire qui serait horsgénéalogie et qui prétendrait occuper l’origine absolue des êtres et deschoses. C’est pourquoi, dans le mythe freudien, seule la mort du « Père » dela horde fonde l’espace de l’humain où le premier sujet est alors, et depuistoujours, un fils. Les membres du clan adviennent à leur propre humanitésous la figure du fils, c’est-à-dire non pas autofondés, mais toujours situésdans une lignée. Ils sont les fils d’un père mort (un père symbolique) selonune loi qui est celle du langage où « le fils ne vient s’identifier au père qu’entant qu’il est lui-même un fils15 ». Ce moment fondateur est un momentlogique de la construction du sujet, mais qui a toujours déjà eu lieu et dont lemythe est l’écriture. C’est toujours à partir du point « 1 » que l’on peut nom-mer le moment « 0 » comme origine toujours dépassée. Nul ne peut occuperla position première – le point 0 –, sauf à prétendre être le « Père » de lahorde primitive qui justement n’appartient pas au monde des humains puis-qu’il se pose comme origine de lui-même. Cette problématique correspond,pour utiliser d’autres catégories, au passage de la nature à la culture :

13. Cf. Sigmund FREUD, Totem et tabou [1912], in Œuvres complètes, t. XI, Paris, PUF,1998, p. 193-385.

14. « Mythiquement – et c’est ce que veut dire mythique ment – le père ne peut être qu’unanimal. Le père primordial est le père d’avant l’interdit de l’inceste, d’avant l’apparition de laLoi, de l’ordre des structures de l’alliance et de la parenté, en un mot d’avant l’apparition de laculture. C’est pourquoi, Freud en fait le chef de la horde, dont, conformément au mythe animal,la satisfaction est sans frein. », Jacques LACAN, « Introduction aux Noms-du-Père », Des Noms-Du-Père, op. cit., p. 87.

15. Patrick GUYOMARD, « Présentation », in Marc Augé, éd., Le Père. Métaphore paternelleet fonctions du père : l’interdit, la filiation, la transmission, Paris, Denoël, 1989, p. 220.

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« L’idée d’un passage de la nature à la culture est une idée mythique ; seul undiscours mythique peut affirmer l’antériorité “historique” de la naturepuisque celle-ci est insaisissable sinon à l’intérieur des nominations de la culture16. » Seul un discours mythique est en mesure d’expliquer le passagedu monde de la horde à une humanité socialisée parce qu’il s’agit d’un pointhors histoire qui peut seulement faire l’objet d’une reconstruction logique,mais qui n’entre dans aucun moment chronologique.

Dans un premier moment du récit, les « fils » – qu’on ne peut pas encorenommer les « fils » à ce stade et qu’il serait plus exact d’appeler les jeunesmâles – souffrent de ne pas pouvoir posséder tout ce qui serait à leur disposi-tion s’ils ne devaient pas subir le pouvoir du vieux chef. C’est pourquoi, ilscontractent entre eux un pacte dans le but avoué d’abattre le chef du clan etse partager la jouissance confisquée. Or, une fois l’acte commis, au lieu deprocéder, comme ils l’avaient programmé, au partage des femelles, lesmembres du clan décident de sauvegarder l’alliance. Les jeunes mâlesdeviennent des fils en renonçant à avoir tout et à être tout. Ils deviennent lesfils de la loi, c’est-à-dire les fils de l’interdit de l’inceste. Quand cela s’est-ilpassé ? Cela s’est toujours déjà passé si bien qu’on ne se reconnaît pas fils oufille par une définition de soi qui rattacherait à une essence ou à une naturedes choses, mais seulement lorsqu’en se retournant on se découvre toujoursdéjà institué par l’interdit d’une loi fondatrice. Avant, il n’y a rien, en tout casrien d’humain. Il n’y a que l’énonciation d’une loi qui n’a pas d’autre pouvoir que son énonciation même, sans autre fondement que d’être dite. Lemythe postule ainsi que le monde de l’humain est constitué par une soustrac-tion, un retrait ou une perte qui est tout à la fois une opération générique etsingulière. En d’autres termes, l’être humain se trouve fondé par la loi qui luiinterdit la totalité, mais – ajoutons-le tout de suite – une totalité qu’il n’ajamais eue puisque le « Père » de la horde est en deçà de l’humain et seul lemythe en rend compte.

Freud poursuit son récit en indiquant que le meurtre du père se révèleinsupportable aux fils qui, après l’avoir refoulé, dressent un totem auquel ilssacrifient rituellement. Le totem donne forme à la figure idéale d’un Pèreauquel on se soumet avec dévotion dans l’espoir de lui ravir sa puissance, parexemple à l’occasion de repas extraordinaires où l’on mange le totem. Freudsitue ici les croyances religieuses en un Dieu-Père qui sont autant demanières de refuser la condition humaine en supposant une instance qui pos-sède ce dont on se sent soi-même privé. De là, il faut conclure que, pris dansune logique d’idéalisation imaginaire, ce père-là est aimé d’avoir les attributs

16. Moustapha SAFOUAN, La Parole ou la mort. Comment une société humaine est-elle possible ?, Paris, Seuil, 1993.

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de la toute-puissance. Il est défini comme privateur à contre-image de l’êtrehumain : nous supposons qu’il a ce que nous n’avons pas et qu’il est ce quenous ne sommes pas. De cette façon, le « Père » mis à mort dans le mythefreudien se trouve fantasmatiquement maintenu pour ne pas perdre l’espoir,pourtant perdu d’avance, de combler le manque qui nous constitue.L’humanisation consiste en un acte de symbolisation qui transforme le pèrearchaïque de la horde en père idéal.

L’INNOMMABLE

Dans le montage effectué par Freud, quel sens attribuer en définitive aumeurtre du Père ? S’il s’agit de la mort du « Père » illimité, dont on a ditqu’il n’appartenait pas au monde des humains, la portée de cet acte est alorsde faire apparaître la totalisation comme l’interdit, et même comme l’impos-sible au sens d’une loi éthique fondatrice. C’est aussi ce qui caractérise lemonde du langage de l’humain : le mot et la chose ne peuvent pas coïnciderou, pour l’exprimer autrement, les mots demeurent inaptes à totaliser lachose. Il y a toujours un écart, un reste, un impossible à dire. Il y a toujoursce qui demeure « en plus » ou « en excès » et qui empêche de poser surl’autre, comme d’ailleurs sur soi-même, le mot qui tombe juste, le mot adéquat qui viendrait dévoiler la vérité ultime de l’être. On dira, pour utiliserla terminologie lacanienne, qu’il manque un signifiant pour assurer la totali-sation du sens et c’est pourquoi il faut conclure à l’incomplétude du langage.Dans cette perspective, la fonction du « Nom propre » consiste à signifierune identité sur laquelle personne n’a de prise – pas plus un autre que soi-même – parce qu’elle échappe au pouvoir de la mémoire, donc au savoir.C’est un Nom effacé qui a laissé une empreinte et dans laquelle se moulentdivers noms, mais sans qu’aucun d’eux ne soit le Nom véritable. Tous lesnoms attribués peuvent représenter le sujet, mais aucun n’est adéquat à cequ’il est. Un être humain est toujours, en ce sens, innommable.

En ce point central, on peut rapporter la construction freudienne à l’héri-tage biblique du judaïsme. L’athéisme revendiqué de Freud, sa lecture de lareligion comme névrose obsessionnelle qui réactive sans cesse les croyancesprimitives au Père illimité, n’empêchent pas une certaine proximité structu-relle avec le Dieu du judaïsme dont la caractéristique est justement d’êtresoustrait au pouvoir de la nomination. Pour en déployer la signification,Lacan évoque à plusieurs reprises la célèbre scène biblique du buisson ardentau moment où Dieu révèle son nom à Moïse par un énoncé qui demeure uneénigme : « éhyéh hasher éhyéh » (Exode 3, 14). Il relève le problème posépar le grec de la Septante qui traduit la formule hébraïque par egô eimi ho ôn

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ou le latin qui le rend par ego sum qui sum, associant ainsi Dieu à l’Être17.Lacan propose, quant à lui, de traduire l’énonciation du nom de Dieu par « Jesuis ce que Je suis » ou par « Je suis ce que Je est » qui a pour fonction de nerévéler en réalité aucune identité18. La révélation du nom consacre l’impossi-bilité de donner à Dieu un nom qui dévoilerait son être. « Pas de Nom, écritLacan, qui ne soit son Nom-propre19. »

La révélation du Nom ne dévoile ainsi qu’une absence de dévoilement.Elle donne à entendre un nom certes, mais un nom qui n’offre aucune priseau pouvoir de la nomination. Autrement dit, comme le note Philippe Julien,le nom propre du Dieu biblique – celui qui permettrait d’énoncer son être – « fait trou dans le langage, et à cette place où il manque viennent des nomsqui ne sont pas le sien20 ». Il n’est pas question d’une identité qui pourrait fortbien être révélée, mais qui serait tenue cachée pour des raisons plus ou moinsobscures. Dans ce cas, l’être divin serait dissimulé, mais pourrait aussi, à toutmoment, être mis à jour. Ici, au contraire, il s’agit de ce qui ne peut pas êtrerévélé parce que le Nom propre de Dieu fait défaut. On ne peut pas le direparce qu’il est le signifiant qui manque dans le langage. C’est pourquoi, siDieu ne révèle pas son nom, ce n’est pas seulement parce qu’il interdit àl’être humain de le nommer, mais aussi parce qu’une telle révélation estimpossible. Dans cette perspective, reprenant l’héritage du judaïsme,Emmanuel Levinas déploie une éthique de la pudeur qui est une limite indé-passable au cœur du dévoilement. Autrement dit, tout dévoilement, notam-ment dans le registre érotique, manifeste en réalité l’impossible dévoilementde l’autre. Il consacre l’altérité. L’intime de l’intime n’est pas un lieu acces-sible. Ainsi, écrit Levinas : « La volupté ne vient pas combler le désir ; ellene fait que dévoiler le caché comme ce qui reste caché. » Et il ajoute : « Lanuit ne se disperse pas et le clandestin découvert n’acquiert pas le statut dedévoilé21. » À l’inverse, l’obscène n’est pas simplement un fait de monstra-tion. Il prétend donner à voir l’impossible et non pas seulement l’interdit.C’est sur ce point que porte sa transgression. On retrouve également une pensée de l’impossible, de l’innommable, non sans des différences sensibles,chez Jacques Derrida dont un ouvrage, pour ne citer que celui-ci, porte letitre symptomatique de Sauf le nom22.

17. « Les métaphysiciens, les penseurs grecs ont traduit Je suis celui qui est, parce que,bien sûr, il leur fallait de l’être. Seulement, cela ne veut pas dire cela. Il y a des moyens termesqui disent Je suis celui qui suis. Cela a la bénédiction romaine, mais cela ne veut rien dire. »,Jacques LACAN, Le Séminaire XVI. D’un Autre à l’autre (1968-1969), Paris, Seuil, 2006, p. 70.

18. Ibid., p. 70-71.19. Jacques LACAN, « Préface à l’Éveil du printemps » [1974], in Autres écrits, op. cit.,

p. 563. 20. Philippe JULIEN, L’étrange jouissance du prochain. Éthique et psychanalyse, Paris,

Seuil, 1995, p. 117.21. Cf. Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, La Haye, Nijnoff, 1961.22. Jacques DERRIDA, Sauf le nom, Paris, Galilée, 1993.

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Reprise dans la perspective biblique, la révélation du Nom s’oppose audésir idolâtrique de nomination. L’idole, en ce qu’elle pervertit la révélationmosaïque, est en effet supposée être toute là. Elle ne dispose d’aucuneréserve. On peut en faire le tour parce que rien n’échappe au regard qui l’encercle. L’idole, en somme, est une absence de toute absence. Elle est uneprésence sans reste, sans retrait. Bref, l’idole est le Dieu réduit à ce qu’on ensait ou à ce qu’on en voit. Dans ses travaux, Jean-Luc Marion a particulière-ment mis en évidence une telle compréhension de l’idole et sa différenceavec le registre de l’icône : « Quand l’idole apparaît, le regard vient de s’arrêter : l’idole concrétise cet arrêt. Le regard se fixe et loin de transiter au-delà, demeure face à ce qui lui devient un spectacle à re-specter. Le regard selaisse combler23. » La production de l’idole est donc caractérisée par unregard qui est saturé par le visible. Le regard fait le tour de l’objet et revientvers lui-même. Il n’y a rien au-delà, seulement ce qui est là, entièrementoffert à la contemplation et au ravissement. Il en va tout autrement del’icône. À son propos, Marion écrit : « Le regard ne peut jamais se reposer ni(se) déposer s’il regarde une icône, mais il doit toujours comme rebondir surle visible, pour remonter en lui, le cours infini de l’invisible24. » Autrementdit, à la différence de l’idole, l’icône suppose un regard qui traverse l’imagevers un point invisible, vers ce qui se donne dans un retrait. L’icône n’a desens que si elle consacre une présence dans l’absence et une absence dans laprésence. Elle s’appuie certes sur une représentation imaginaire, mais pour yévoquer l’irreprésentable, ce que rien ne peut figurer et qui est autre choseque la chose. Autrement dit, dans l’icône, le regard vise une altérité radicaleque le regard ne peut encercler.

Reprenant l’apport de la théologie négative, notamment la théologie Desnoms divins de Denys l’Aréopagite, Marion déploie alors une pensée du nomindicible de Dieu25. Il ne s’agit pas ici, écrit-il, « de Le nommer, ni aucontraire de ne pas le nommer, mais de le dé-nommer […]. Le défaire detoute nomination, l’en dégager et délivrer26 ». Et plus loin, reprenant le dialogue avec Heidegger : « La dé-nomination n’aboutit donc pas à une“métaphysique de la présence” qui ne dirait pas son nom, mais à une prag-matique théologique de l’absence – où le nom se donne comme sans nom,comme ne donnant pas l’essence et n’ayant justement que cette absence àrendre manifeste27. »

23. Jean-Luc MARION, Dieu sans l’être [1982], Paris, PUF, 1991, p. 20. 24. Ibid., p. 30. 25. Cf. Œuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, Paris, Aubier, 1943, p. 67-176.

Longtemps identifié avec le disciple de Paul évoqué en Actes 17, 34, Denys est ensuite appeléPseudo-Denys pour marquer qu’il s’agissait d’une méprise.

26. Jean-Luc MARION, De surcroît. Études sur les phénomènes saturés, Paris, PUF, 2001,p. 167 (c’est l’auteur qui souligne).

27. Ibid., p. 187 (c’est l’auteur qui souligne).

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En logique freudienne, le Père compris comme Père symbolique advientd’une certaine manière par l’incomplétude qui le constitue. Il n’est pas tout, àl’inverse du « Père » mythique de la horde. Sur le plan du langage, cetteincomplétude se caractérise par l’impossibilité de se dire entièrement. Onvient de souligner pourquoi et comment, du point de vue structurel, une telleperspective n’est pas sans rapport avec le Dieu innommable formalisé par lejudaïsme. Il faut alors en tirer une double conséquence.

● On relèvera d’abord, dans la pensée du judaïsme, que le Dieu vivantparle, et que c’est ce qui le différencie de l’idole. Or, c’est justement parcequ’il parle qu’il n’a pas de Nom propre, c’est-à-dire que son Nom manquedans le champ du langage. À l’inverse, les prophètes bibliques ne cessent pasde le signaler, les idoles sont muettes28. Elles ont une bouche, mais ne parlentpas ; elles ont des oreilles, mais n’entendent pas. C’est pourquoi d’ailleurs,on ne cesse de les faire parler en faisant mine de leur donner la parole. Si leDieu vivant parle, il entre alors dans la condition du langage et ne peut pas sedire entièrement. Les idoles, au contraire, sont une pure et simple présence.C’est pourquoi, elles ne parlent pas. Dieu, quant à lui, parle à la condition dene pas ou de ne plus pouvoir révéler son Nom, c’est-à-dire le signifiant deson être. C’est alors ce qui rend possible un espace pour l’interprétation,typique par exemple de la lecture talmudique. L’interprétation plurielle destextes est ouverte par le manque qui est au cœur du système interprétatif. Onpeut illustrer ce modèle par le jeu de l’âne rouge : il s’agit d’une plaquette,limitée par un cadre, où l’on fait glisser de petites cases qui portent chacuneune lettre. Le jeu consiste à former des mots en déplaçant les lettres à l’inté-rieur du cadre. Le jeu fonctionne à la condition qu’une case reste vide, fautede quoi le mouvement des lettres serait tout simplement impossible. La piècecentrale du jeu est ainsi une case vide, une lettre manquante, qui permetd’écrire et de parler. Autrement dit, les lettres et les mots sont mis en mouve-ment grâce à une incomplétude marquée par une lettre qui, quant à elle, estabsente29. Dans cette perspective, on comprend la raison pour laquelle Lacanécrit au pluriel « Noms-du-Père » dans le séminaire que nous avons évoqué :aucun nom n’est le Nom propre, mais plusieurs peuvent venir à cette placevide pour le représenter, en tenir lieu sans jamais l’incarner30. Reprise subjec-tivement, la fonction paternelle ne consiste pas simplement ici à transmettreun patronyme, mais à inscrire une identité qui empêche d’être simplementidentifié à une représentation de soi-même ou au discours des autres. On asouligné, en ce sens, que la métaphore paternelle introduit un écart interneentre le signifiant et le signifié dans le sens où le sujet ne colle pas simple-

28. Cf., par exemple, Habacuc 2, 18.29. J’emprunte à Henri REY-FLAUD cette illustration du langage représentatif.30. Le pluriel tient aussi sans doute au fait qu’il s’agit d’évoquer les trois paternités que

sont le père réel, le père symbolique et le père imaginaire.

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ment à ce qu’on dit de lui31. Le Père a pour fonction d’établir un écart qui estle lieu d’une identité sur laquelle personne ne peut mettre la main, y comprissoi-même, et qui est donc insue. Un nom authentique est toujours immémo-rial et imprenable. Il est et demeure « oublié » ou « ignoré », même s’il a unimpact continu sur l’histoire de chacun. C’est ce qui ouvre un imaginairevivant, c’est-à-dire la possibilité de se représenter soi-même de façon dyna-mique.

● On soulignera ensuite que la métaphore paternelle permet de faire la différence entre le géniteur et le père au sein de la transmission généalo-gique. En réalité, la différence se situe à un double niveau : d’abord, il s’agitde soutenir que « le véritable père de l’homme n’est pas le géniteur, mais lelogos32 ». Autrement dit, le Père, comme instance du langage, est une fonc-tion et non pas une figure particulière même si cette fonction est toujourssoutenue par quelqu’un. En ce sens, les parents sont les témoins d’une origine dont ils ne sont que les passeurs. Dans l’Introduction aux Noms-du-Père, au moment où il commente le récit biblique de la ligature d’Isaac,Lacan souligne ainsi que l’alliance se trouve scellée par la nomination symbolique et non par le biologique de la reproduction. C’est la parole deDieu qui fait naître un fils de la promesse du ventre de Sara. Dans le récitbiblique, en effet, tout se passe comme si Abraham n’intervenait pas dansl’engendrement d’Isaac à la différence de la naissance d’Ismaël. Isaacadvient par la parole de Dieu un peu à la façon des récits évangéliques del’enfance. Nous lisons en Gn 21, 1-2 : « Le Seigneur visita Sara comme ill’avait dit et fit pour elle ce qu’il avait déclaré selon sa parole. Sara devintenceinte et donna un fils à Abraham en sa vieillesse. » Le seul acte dupatriarche consiste à donner un nom à ce fils – Isaac – et à le circoncire auhuitième jour33. À un second niveau, la différence entre « géniteur » et « Père » est celle qui distingue le savoir du registre de la foi. Le Père, au senssymbolique du terme, ne fait l’objet d’aucun savoir. Il ne supporte pas ladémonstration de la preuve. De ce point de vue, il est Pater semper incertus.Il n’y a pas plus de preuves de l’existence du Père que de preuves de l’exis-tence de Dieu. Il est question de croire à ce qu’on ne sait pas puisque nousportons le Nom-du-Père à notre insu et de façon toujours singulière, comme

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31. « Nous pouvons très bien entendre “le père” comme celui qui vient dire : “Non, il n’estpas tout à fait ce que tu dis de lui !” », Jean-Pierre LEBRUN, Un monde sans limite. Essai pourune clinique psychanalytique du social, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2003, p. 35.

32. Antonio DI CIACCIA, « L’altalena dei pulcinella », Quarto 87, Revue de l’École de laCause Freudienne, juin 2006, p. 45.

33. « Je ne sais pas si vous l’avez remarqué – vous le sauriez beaucoup mieux si j’avais faitcette année le séminaire que je me destinais à faire sur les Noms-du-Père – le Seigneur au nomimprononçable est précisément celui qui veille à l’enfantement des femmes bréhaignes et deshommes hors d’âge. », Jacques LACAN, Le Séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux dela psychanalyse [1964], Paris, Seuil, 1973, p. 224.

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l’est une trace invisible. C’est en ce point que Lacan, se référant à Pascal, faitpasser la fracture entre le Dieu des philosophes et le Dieu d’Abraham,d’Isaac et de Jacob. En effet, écrit Lacan, « le Dieu de Pascal n’est en aucuncas à mettre en question sur le plan de l’imaginaire parce ce n’est pas le Dieudes philosophes. Ce n’est même le Dieu d’aucun savoir34 ». Où se situe ladifférence ? Elle tient à ce que le Dieu des philosophes, comme instrumentmajeur de la theôria, organise une totalisation du savoir, même s’il peut rester caché provisoirement. Dieu est ici le nom de l’unité et de la complé-tude du savoir théorique, alors que le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob,au contraire, est le Dieu qu’on rencontre comme constituant un trou dans lesavoir. Il caractérise un savoir marqué par l’incomplétude, non par accidentmais par structure. Au cœur du savoir, il y a ce qui lui fait défaut et queLacan appelle le Nom-du-Père. C’est pourquoi, nous ne pouvons pas savoirmais seulement croire, accorder notre confiance, à ce qui nous fonde dansnotre humanité de sujet parlant et agissant.

L’INCARNATION DU LOGOS

Du côté de la tradition juive, on l’a vu, le « Nom-du-Père » est à mettreen relation avec le Nom imprononçable de Dieu. De là découle toute uneéthique qui consiste à ne pas nommer l’être humain, c’est-à-dire à soustraireson être ultime à toute définition de lui-même. Dans cette perspective, unepensée comme celle de Levinas, nourrie par une méditation séculière de laLoi, développe une critique de la « Totalité » qu’il comprend comme systèmede clôture. À la notion de « Totalité » s’oppose celle d’« Infini » qui est cequi, de l’autre, n’entre pas dans un ensemble et qui, de ce fait, demeure horscompte35. C’est dans ce cadre que prend place l’expérience du visage.L’Infini relève d’une pensée de l’excès ou du surplus : il y a, en l’humain, cequi reste en excès du savoir, qui est l’étrangeté absolue de son être et dont onne peut faire la synthèse.

Si Lacan s’intéresse à la fonction religieuse du Nom-du-Père dans lejudaïsme, c’est qu’elle n’est pas étrangère à la démarche freudienne, maisc’est également au christianisme qu’il se réfère. Or, la référence chrétiennepermet de comprendre, même si c’est partiellement, la façon dont Lacanentend aller avec Freud au-delà de Freud. La notion chrétienne du Dieu-Père,en effet, accomplit une dynamique interne au judaïsme et représente enmême temps une réalité nouvelle. On relèvera ici trois axes majeurs.

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34. Jacques LACAN, Le Séminaire XVI. D’un Autre à l’autre [1968-1969], Paris, Seuil, 2006,p. 159.

35. En référence ici, bien entendu, à Totalité et Infini, op. cit.

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LA RELATION DU PÈRE ET DU FILS

Soulignons d’abord que, d’une certaine manière, le christianisme mène àson terme le meurtre du « Père » primitif de la horde dont Freud a écrit lemythe moderne. Rappelons une fois encore que ce « Père » n’en était pas undans la mesure où il se pose comme pure origine de lui-même et qu’il s’ins-crit dans la toute-puissance. Autrement dit, le « Père » de la horde n’existepas et seule une construction mythique peut lui donner forme. Sur un planimaginaire, la religion maintient pourtant la croyance en une figure divinecensée posséder toute la perfection qui fait défaut à l’être humain. PourFreud, c’est ce qui assure à la religion un succès permanent et qui fait d’ellel’avenir d’une illusion. Or, en son geste inaugural le christianisme accomplitle deuil de ce Dieu-là, même si son histoire témoigne d’une incapacité àassumer l’acte qui le fonde. L’affirmation théologique de l’incarnation deDieu, en effet, déconstruit une figure divine de la toute-puissance et de l’au-tosuffisance. Dans cette perspective, Lacan relève que « ce qui est proposépar le christianisme est un drame qui incarne littéralement la mort de Dieu »s’il est vrai que cette mort n’a de sens justement qu’en fonction de lacroyance selon laquelle un Dieu a pour définition d’être ou d’avoir ce dont ilnous prive36. Christologiquement, Dieu se révèle comme un Dieu traversé parle manque et la mort. Notons-le, c’est la raison pour laquelle Jésus, par cequ’il représente, ne peut que provoquer la haine des religieux qui se font unetoute autre idée de ce qu’est un Dieu-Père.

Pour saisir ce qu’il en est du Père dans le christianisme, Lacan se réfère àla doctrine de la trinité, surtout dans sa formalisation augustinienne37. Lafigure du Dieu-Fils corrélée à celle du Dieu-Père opère en effet la mort duPère primitif. Autrement dit, c’est par la pensée d’un Dieu qui doit être dit àla fois « Père » et « Fils » et qui n’est donc pas autoréféré que s’effectue unchangement décisif38. On en trouve une thématisation impressionnante dansDe trinitate de saint Augustin. Au Livre V, la question abordée est de savoircomment comprendre que Dieu soit une seule substance (ousia) alors qu’il y

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36. Jacques LACAN, Le Séminaire VII. L’éthique de la psychanalyse, [1959-1960], Paris,Seuil, 1986, p. 227.

37. Lacan partage avec les Pères de l’Église l’idée selon laquelle le « trois » est mathéma-tique, autrement dit, qu’il constitue une structure formelle : Père, Fils et Saint-Esprit, ou Réel,Imaginaire et Symbolique.

38. Évoquant le De Trinitate de saint Augustin, Jacques LACAN fait part, à mon sens à tort,de son étonnement de voir Augustin parler fort peu du Père, puis il ajoute : « Augustin est pourtant un esprit si lucide que j’ai retrouvé avec joie sa protestation radicale contre toute attri-bution à Dieu du terme de causa sui. Ce concept est en effet totalement absurde, mais sonabsurdité ne se peut démontrer qu’à partir du relief que j’ai ponctué devant vous, à savoir qu’iln’y a de cause qu’après l’émergence du désir, et que la cause du désir ne saurait être tenu d’au-cune façon pour un équivalent de la conception antinomique de la cause de soi. » in« Introduction aux Noms-du-Père », Des Noms-Du-Père, op. cit., p. 77.

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a trois personnes. S’il reprend l’affirmation dogmatique du concile de Nicée,à un moment de son développement Augustin met l’accent sur le fait que toutn’est pas substantiel, sans être pour autant accidentel au sens aristotélicien duterme. Il tente alors de penser la trinité comme structure de relation en étantattentif au lien en tant que tel qui unit le Père et le Fils39. Il vaut ici la peinede citer longuement le texte augustinien.

Il y a en effet la relation. Par exemple, le Père est relatif au Fils et leFils relatif au Père, qui n’est pas un accident. L’un est toujours Père,l’autre toujours Fils. “Toujours”, non pas en ce sens que le Père estPère à partir de la naissance du Fils parce qu’à partir de ce moment leFils ne cesse jamais d’être Fils, mais en ce sens que le Fils est nédepuis toujours et n’a jamais commencé à être Fils. S’il avait com-mencé une fois d’être Fils ou devait cesser de l’être un jour, on auraitlà une qualification accidentelle. Si, au contraire, le Père était appeléPère par rapport à soi-même et non par rapport au Fils et si le Fils étaitappelé Fils par rapport à soi-même et non par rapport au Père, l’unserait appelé Père, l’autre Fils en un sens substantiel. Mais vu que lePère n’est appelé Père que parce qu’il a un Fils, et le Fils appelé Filsque parce qu’il a un Père, ce ne sont pas là des qualifications del’ordre de la substance. Ni l’un ni l’autre ne se réfèrent à soi-même,mais l’un à l’autre et ces qualifications sont corrélatives. Ce ne sontpas non plus des qualifications de l’ordre de l’accident puisque cequ’on appelle Père et ce qu’on appelle Fils est éternel et immuable.Voilà pourquoi si être Père et être Fils ce n’est pas la même chose, lasubstance n’est pourtant pas différente. Ces appellations n’appartien-nent pas à l’ordre de la substance mais de la relation, relation qui n’estpas un accident parce qu’elle est étrangère au changement40.

Même si dans sa démonstration Augustin rétablit rapidement le primat dela substance, il a fait place à une compréhension du « Père » qui ne porte lenom de « Père » que dans son rapport au nom du « Fils ». Le « Fils » n’est « Fils », quant à lui, que dans son rapport au « Père » dans le sens où cetterelation est une forme de l’être. La portée du terme « Père » ne s’apprend quedans le nouage théologique des deux signifiants « Père » et « Fils ». Endehors de leur relation, il n’y a ni Père ni Fils puisque « Père » et « Fils » nesont que l’un par l’autre. Ces deux signifiants sont articulés, mais sans seconfondre s’il est vrai que chacun renvoie constamment à l’autre. EtAugustin soutient ici qu’il s’agit d’un commencement qui n’a pas de com-

39. On laissera ici la question du Saint-Esprit qui intervient entre le Père et le Fils dans lecadre d’une triangulation qui marque l’unité et la différenciation.

40. Saint AUGUSTIN, La Trinité, in Œuvres de Saint Augustin, t. 15, Paris, DDB, 1955,p. 435.

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mencement dans le sens où il y a depuis toujours du « Père » dans la mesureoù il y a depuis toujours du « Fils ». Il n’y a rien avant. Au commencementdu monde et de l’humain, il y a le « Père » et le « Fils ». S’il y avait le « Père » seul, il ne serait pas « Père ». Il ne serait pas le Logos dont parle lePrologue de l’Évangile de Jean en affirmant qu’il est l’archè, parce qu’alorsil serait hors du langage. Il faut que Dieu existe sous la figure du « Fils »,pour qu’il puisse porter le nom de « Père ». C’est pourquoi, dans le NouveauTestament, le mot « Père » sert constamment à nommer Dieu alors que sonutilisation est rare dans l’Ancien Testament. Jésus ne cesse de dire « monPère » et par lui, reconnu « Fils unique », d’autres peuvent se reconnaître filsou fille du « Père ».

LA SYMBOLISATION DE LA FILIATION

En se référant au Dieu-Père, le christianisme opère une « débiologisa-tion » des concepts relatifs à la filiation. On pourrait ici prendre appui surtoute une série de récits évangéliques où Jésus se trouve décrit comme celuiqui rompt avec un certain ancrage familial au nom d’une autre paternité.Ainsi, par exemple, les Évangiles de Matthieu et de Luc s’ouvrent par unegénéalogie dans laquelle Jésus prend place, mais qu’il ne prolonge pas. Ilopère une déliaison par rapport à l’histoire familiale et religieuse dont ilhérite et qui le constitue profondément. Quelque chose se termine avec lui. Ilest dit sans descendance41. Jésus utilise les mots qui servent à définir desplaces dans la réalité familiale, mais il en modifie la fonction. Par rapport àl’Ancien Testament, le mot Père est sans cesse utilisé pour nommer Dieu.Jésus s’y réfère constamment d’une façon singulière et intime – mon Père,dit-il souvent –, mais en le déliant du biologique. C’est un élément queMichel de Certeau relève en ce qu’il distinguerait judaïsme et christianisme :« Alors que la tradition juive s’ancre dans la réalité biologique, familiale etsociale d’un “corps” présent et localisable que l’“élection” distingue desautres, que l’histoire persécute en exodes interminables et que les Écriturestranscendent en y gravant l’inconnaissable, le christianisme a reçu sa formed’être séparé de son origine ethnique et de rompre avec l’hérédité42. »

À titre d’illustration, on évoquera le récit de l’Évangile de Marc (3, 20-22,31-35) et son parallèle chez Matthieu (12, 46-50) qui posent la question desavoir qui est la famille de Jésus. Dans la version selon Marc, on peut lire :

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41. On pensera aussi à ce récit évangélique dont la rudesse ne peut échapper et où Jésusdéclare : « Si quelqu'un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants,ses frères, et ses soeurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Luc 14, 26).

42. Michel DE CERTEAU, « Lacan : une éthique de la parole », in Histoire et psychanalyseentre science et fiction, op. cit., p. 260-261. Plus discutable me semble la distinction faite par deCerteau entre la parole juive qui sépare et la parole chrétienne qui crée en donnant naissance àun corps (ibid., p. 265).

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20Et il [Jésus] vient dans une maison et de nouveau la foule se rassemble, à tel point qu’ils ne pouvaient même pas prendre du pain.21À cette nouvelle les gens de sa parenté étaient sortis pour le saisir carils disaient : « Il est hors de lui. » 22Et les scribes qui étaient descendusde Jérusalem disaient : « Il a Béelzéboul et il chasse les démons aunom du prince des démons. »31Et arrivent sa mère et ses frères. Restant dehors, ils le font appeler.32Et une foule était assise autour de lui. On lui dit : « Voici, ta mère, tesfrères, [et tes sœurs] sont dehors, ils te cherchent. » 33 Il leur répond : « Qui sont ma mère et mes frères ? » 34Et parcourant du regard ceuxqui étaient assis en cercle autour de lui, il dit : « Voici ma mère et mesfrères. 35Quiconque accomplit la volonté de Dieu, celui-là est monfrère, ma sœur, ma mère. »

La mère et les frères de Jésus veulent le saisir (krateô) parce que, disent-ils : « Il est hors de lui-même. » Le verbe grec utilisé ici – existêmi – contientla racine istêmi qui signifie littéralement « se dresser » ou « se lever ». Dèslors, on peut traduire ex-istêmi par « se dresser hors » ou « se lever hors ».Dans la bouche de la parenté de Jésus, il s’agit bien entendu d’exprimer uneréprobation à entendre dans le sens de « il est hors de lui » que les traduc-tions rendent souvent par « il a perdu la tête ». Or, ce jugement familialcontient une vérité effective. La parenté de Jésus veut dire, en effet, « il esthors de lui », ce qui signifie aussi « il est hors de la place qu’il a en nous ».Or, la vérité qu’ils énoncent sans le savoir ou malgré eux est que Jésus s’esten effet « dressé hors de », autrement dit, il excède un lieu familial et reli-gieux auquel on tente de le ramener. Quel est alors le lieu de Jésus, au sensd’une habitation de soi ou d’un corps constitué ? Ce n’est pas un lien biolo-gique qui permet de lui donner forme. Le récit évangélique indique que Jésusse trouve dans une maison (oikos) lorsque sa mère et ses frères l’appellent enrestant dehors. La topologie de l’oikos, symbolique ici, constitue un intimequi est situé en dehors de soi-même et qui est le lieu du Père. À partir de là,en réponse à l’appel de sa parenté, Jésus peut nommer « mère » et « frères »ceux qui sont assemblés en ce même lieu, avant d’ajouter : « Quiconqueaccomplit la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, ma mère. »Les mots sont les mêmes – mère, frère, sœur – mais ils désignent alors celleset ceux qui sont liés par le symbolique de la parole. Les mots « frère », « sœur », mais aussi « mère » sont référés à une fonction que personne n’occupe et qui fait de chacun un fils ou une fille de la parole. La version del’Évangile de Matthieu est ici plus éloquente que celle de Marc en ce qu’elleparle de la volonté du Père qui est dans les cieux. Par ailleurs, le verbe grecqu’on traduit couramment par « accomplir » ou « faire » est poieô. Il estquestion de faire la volonté du Père certes, mais au sens d’une poiesis, c’est-à-dire une capacité inventive de soi-même. Le faire de la poiesis, comme

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accomplissement de la volonté divine, est en somme la possibilité offerte dese « lever hors », se « dresser hors », en prenant appui sur une extériorité quiconstitue dès lors en soi un lieu vivant ou un corps symbolisé.

LE CHRIST ET LA MÉTAPHORE

Ce qui vient d’être relevé à propos de la poiesis permet d’avancer enfinvers la notion de Père comme métaphore qui, chez Lacan, recouvre des signi-fications différentes43. Classiquement, la métaphore est à comprendre, dans lecadre du complexe d’Œdipe, comme une substitution de signifiants. Lacan endonne une longue interprétation dans son séminaire sur Les formations del’inconscient : « De quoi s’agit-il dans la métaphore paternelle ? C’est proprement, dans ce qui a été constitué d’une symbolisation primordialeentre l’enfant et la mère, la substitution du père en tant que symbole, ousignifiant, à la place de la mère44. » Pour l’enfant, le désir maternel a une parténigmatique. La mère vient, puis s’en va. Elle alterne entre présence etabsence, et son désir interroge parce qu’il semble imprévisible, capricieux ouarbitraire. Que veut-elle donc ? Qui suis-je pour elle ? À ce désir énigmatiquepour l’enfant, la mère donne une signification par la place qu’elle fait aupère. C’est elle qui institue le père dans sa fonction de séparation, c’est-à-direà une place tierce. Si le père a un rôle de séparation entre la mère et l’enfant,comme on le souligne couramment, ce n’est pas par lui-même, mais par lefait que la mère elle-même signifie à l’enfant qu’il n’est pas ce qui luimanque. C’est par cette place faite au Père comme fonction symbolique ques’organisent le registre de la loi et de l’interdit de l’inceste.

Que le Père soit métaphore signifie qu’il engendre, qu’il donne naissance– comme l’effectue justement le processus poétique, créatif, de la méta-phore –, par un acte de parole qui détache du sens déjà connu. La métaphore,on le sait, consiste à remplacer un mot par un autre qui peut alors produire uneffet de sens inédit. Dans la perspective qui est la sienne, Lacan insiste sur cepoint : la métaphore atteste la suprématie du signifiant sur le signifié, c’est-à-dire le fait que le mot n’est pas attaché à un sens qu’il désigne, mais qu’ilpeut créer un nouveau sens par déplacement. C’est le passage d’un signifiantà un autre qui, à un moment donné, fait advenir une signification nouvelle.

La nomination chrétienne de Dieu comme « Père » met en mouvementtout un processus métaphorique. Les mots se trouvent déliés de leur rapport

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43. Pour un parcours général, on peut se reporter à Erik PORGE, Les noms du père chezJacques Lacan. Ponctuations et problématiques, Toulouse, Erès, 1997.

44. Jacques LACAN, Le Séminaire V. Les formations de l’inconscient [1957-1958], Paris,Seuil, 1998, p. 180.

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aux significations déjà établies et trouvent ou retrouvent une liberté créative.En ce sens, on passe de la lettre à l’esprit. Des signifiants anciens – Temple,loi, Abraham, sacrifice, péché, etc. – sont réorganisés en de nouvellesconstellations signifiantes jusque-là impensables. La langue métamorphosedes images anciennes, élabore de nouvelles représentations du monde etengendre de nouvelles ressources pour la pensée comme pour l’action. Decette façon, sur un plan théologique, le signifiant « Christ » ou « Messie » esttout à la fois un nom ancien, lié à un héritage scripturaire, inscrit dans unehistoire qui reste constitutive, et un nom nouveau, entièrement inouï. Dansun registre métaphorique, la conjonction imprévisible de « Christ » et de « Jésus » a un effet de signification qui fait alors de « Christ » un mot nouveau. C’est parce que le mot « Christ » retrouve une autonomie signi-fiante par rapport à toute une tradition de signification qui le gouverne qu’ilprend un sens totalement inédit. De ce qui a été, advient l’inattendu que la foichrétienne confesse dans l’incarnation du Verbe de Dieu.

À la métaphore est attachée une éthique, celle qui soutient les capacitésde création subjective. L’éthique est ici, en son sens profond, éthique de l’indéterminé. Il y a la promesse de ce qui n’est pas encore. Il y a l’imprévi-sible naissance. Sur cette question, Lacan relève la différence entre la doctrine platonicienne et la théorie freudienne : « La théorie de Platon estune théorie de la réminiscence. Tout ce que nous appréhendons, tout ce quenous reconnaissons, a dû être là depuis toujours. » Puis, il ajoute juste après :« Mais pour nous si un avenir est possible, c’est parce qu’il y a cette possibi-lité de création. Et si cet avenir n’est pas, lui aussi, purement imaginaire,c’est parce que notre “je” est porté par le discours antérieur […]. C’est ce quifait qu’il y a primat de l’avenir de création dans le registre symbolique, entant qu’il est assumé par l’homme45. » Un sujet ne peut advenir qu’en prenantappui sur une antériorité, mais de ce qui a été on ne peut déduire ce qui sera.Le passé contient l’imprévisible avenir. En ce sens, le sujet appartient à unetemporalité complexe, non linéaire, qui est celle du futur antérieur.

Jean-Daniel CAUSSE

Institut Protestant de Théologie, Montpellier

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45. Jacques LACAN, Le Séminaire II. Le moi dans la théorie de Freud et dans la théorie psychanalytique [1954-1955], Paris, Seuil, 1978, p. 337-338.

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