mésologie du haïku / augustin berque

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EHESS – Séminaire « Mésologiques » Exposé du 12 juin 2015, par Augustin BERQUE Mésologie du haïku 1. Définir le haïku Extrait de « La logique du haïku », par A. Berque, XXIII es Lectures sous l’arbre, 21 août 2014, Le Chambon, À l’arbre vagabond, p. 1 sqq. : La première édition du Petit Larousse (1906) ignore le haïku (haiku 俳句) 1 . Celle de 2001 le définit comme « Petit poème japonais constitué d’un verset de 17 syllabes ». Le plus littéraire de nos grands dictionnaires, le Dictionnaire culturel en langue française d’Alain Rey (Le Robert, 2005, 5 vol.), le définit comme « Poème classique japonais de trois vers issu de la strophe nommée haïkaï, dont le premier et le troisième sont pentasyllabiques, le deuxième heptasyllabique (575, soit 17 syllabes) », et lui consacre en outre un encadré de deux demipages, où l’on peut lire entre autres que le haïku « condense une perception fugitive du monde sensible », où « derrière l’apparente facilité et la spontanéité se cachent une rigueur formelle et une thématique très codifiée, où alternent et se mêlent notations sur la nature, les saisons, les travaux et les jours, les sentiments, comme dans ces trois variations sur l’averse : Première averse le singe aussi aimerait un petit manteau Bashô Écoute làbas dans la nuit quand vient l’averse la voix de la cloche Kikaku L’averse est tombée elles n’ont pu s’aligner barques barques aux vairons Senna Cités dans Bashô, le Manteau de pluie du singe, I, Hiver, trad. R. Sieffert ». Voyons maintenant ce qu’en disent trois dictionnaires japonais plus ou moins équivalents au Petit Larousse : 1 Soit littéralement « phrase (ku , cn ) badine (hai , cn pái) ».

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EHESS – Séminaire « Mésologiques »Exposé du 12 juin 2015, par Augustin BERQUEMésologie du haïku

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  • EHESS Sminaire Msologiques Expos du 12 juin 2015, par Augustin BERQUE

    Msologie du haku 1. Dfinir le haku Extrait de La logique du haku , par A. Berque, XXIIIes Lectures sous larbre, 21 aot 2014, Le Chambon, larbre vagabond, p. 1 sqq. : La premire dition du Petit Larousse (1906) ignore le haku (haiku )1. Celle de 2001 le dfinit comme Petit pome japonais constitu dun verset de 17 syllabes . Le plus littraire de nos grands dictionnaires, le Dictionnaire culturel en langue franaise dAlain Rey (Le Robert, 2005, 5 vol.), le dfinit comme Pome classique japonais de trois vers issu de la strophe nomme haka, dont le premier et le troisime sont pentasyllabiques, le deuxime heptasyllabique (5-7-5, soit 17 syllabes) , et lui consacre en outre un encadr de deux demi-pages, o lon peut lire entre autres que le haku condense une perception fugitive du monde sensible , o derrire lapparente facilit et la spontanit se cachent une rigueur formelle et une thmatique trs codifie, o alternent et se mlent notations sur la nature, les saisons, les travaux et les jours, les sentiments, comme dans ces trois variations sur laverse : Premire averse le singe aussi aimerait un petit manteau Bash coute l-bas dans la nuit quand vient laverse la voix de la cloche Kikaku Laverse est tombe elles nont pu saligner barques barques aux vairons Senna Cits dans Bash, le Manteau de pluie du singe, I, Hiver, trad. R. Sieffert . Voyons maintenant ce quen disent trois dictionnaires japonais plus ou moins quivalents au Petit Larousse :

    1 Soit littralement phrase (ku , cn j) badine (hai , cn pi) .

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    - Le Kokugo jiten de chez Sheisha (1993) : Pome court form des 17 pieds 5-7-5. En principe on y introduit un mot de csure (kireji )2 et un mot de saison (kigo ). Tourner un ( o hineru). Forme de hokku [strophe initiale] dtache du haikai renga [pome en chane de ton libre]3 . - Le Kjien de chez Iwanami (1955) : Signifie le hokku du haikai , initialement appel hokku, nom donn la premire strophe dun pome en chane de ton libre, devenue pome autonome. Form des 17 pieds 5-7-5, anciennement conu comme une phrase dclarative (une forme dexpression complte), o lusage tait dintroduire ncessairement une saison, qui apparut vers la fin de lpoque Muromachi [1336-1573] en tant que strophe initiale dun pome en chane de ton libre. Depuis Bash4, lon en vint ne garder que la strophe initiale, puis sous Meiji, Masaoka Shiki entreprit de la rnover sous le nom de haiku , donnant naissance la nouvelle cole du haku . - Le Shin seiki de chez Gakken (1998) : Pome court compos, quant la forme, de trois vers suivant la rgle des 5-7-5 pieds, et suivant, quant au contenu, la contrainte du thme de saison kidai . Cest la strophe initiale (hokku) dtache dun pome en chane de ton libre, dite aussi hakku , qui avec le tanka [pome court] est appele posie traditionnelle populaire. Ce quon appelle aujourdhui haku est le haku moderne, et lon appelle gnralement haikai ce qui est antrieur aux temps modernes. (). 2. Lhritage du pome en chane Du point de vue msologique, il est significatif que lascendance du haku le rattache au pome en chane (renga ). Cette forme potique illustre en effet laccent que la culture japonaise a mis sur lintersubjectivit, autrement dit sur la mdiance, ce moment structurel corps animal / corps mdial. Cf. A. Berque, Histoire de lhabitat idal, de lOrient vers lOccident, Paris, Le Flin, 2010, extrait des pp. 173-176 : De cet accent mis alors sur la mdiance, il ny a pas dexemple plus clair que le renga, ce genre potique dont la vogue fut extraordinaire la fin du Moyen ge. Le renga, pome en chane 5, prend son origine dans des jeux de mots drivant de lusage des kakekotoba (mots double sens) dans la posie de lAntiquit6. Avant

    2 Littralement mot (ji) de coupure (kire) , parce que plac la fin dun vers de 5 ou 7 pieds, tels les exclamatifs ya ou kana ; quoi sajoutent divers suffixes. 3 Le renga , littralement pome enchan 4 Dans tout le prsent article, les anthroponymes japonais sont donns dans leur ordre normal : patronyme en premier. Ex. : MATSUO Bash , o Bash ( Bananier ) est le prnom de plume de Matsuo Munefusa (1644-1694). Toutefois, comme nous disons Lonard (de Vinci), il est courant de dsigner les crivains et les artistes clbres par leur prnom ou leur prnom de plume. Ex. : Bash. 5 Le principe est que plusieurs personnes se runissent et composent, lune aprs lautre, une ligne dun mme pome. 6 Sur ce thme, v. Jacqueline PIGEOT, Michiyuki-bun. Potique de litinraire dans la littrature du Japon ancien, Paris, Maisonneuve et Larose, 1982.

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    la priode des Deux Cours (1336-1392), il sagit damusements sans grandes prtentions potiques. Le principe de lenchanement (ren ) est toutefois tabli : ce sont des pomes comptant au moins deux auteurs dun vers (ku ) chacun7, lesquels se suivent en jouant sur le rapport des mots et des thmes dans les couples de ku. Puis la qualit de lenchanement devient lobjet dune vritable recherche potique, par une rvolution esthtique dont les protagonistes sont Gusai et son disciple Yoshimoto, actifs au temps des Deux Cours (1336-1392). Le premier fut ermite, le second tait courtisan. Ishida y voit la confluence de lesprit esthtique du courant sabi et de celui de lesthtique du ygen 8. Par la suite, le renga devint le genre potique dominant. Sa faveur tait son comble lpoque Muromachi (1392-1573), o il fut illustr par Shinkei. Plus tard, le genre dominant devint le haku, issu lui-mme du renga, dont il constituait le ku initial9. Ce qui nous intressera est que le renga cherche systmatiquement combiner des points de vue individuels dans une cration commune. Il vient immdiatement lesprit de le comparer aux petits papiers surralistes. ct de diffrences abyssales10, le point commun est lexploration du fond dans lequel senracine luvre individuelle. Pour les surralistes, il sagit de linconscient. Pour un Gusai, videmment, pareille notion nexistait pas. Du reste, dans ses commentaires, Ishida lui-mme nemploie pas ce terme dinconscient11 . Cest l un parti qui refuse lopposition, propre la modernit occidentale, entre la conscience individuelle et tout le reste. Il y est plutt question de conscience au fond de la conscience 12. Selon Ishida, cest cela que recherchait Gusai, pressentant que La source premire de la vritable beaut se trouve dans le sentiment primitif13, antrieur aux sentiments et la conscience, l o le mouvement de la vie 14 nest pas encore devenu sentiment 15. crivant dans les annes soixante, Ishida ne va pas au del de cette interprtation ; mais plus tard Sakabe Megumi, revenant sur des questions voisines, parlera du champ profond de lintersubjectivit 16 . Effectivement, avec la profondeur, ce qui compte ici est l inter : laida () quil y a entre les individus (hito ) et qui en fait des tres humains, ningen ()17. Autrement dit, leur corps mdial, leur milieu. Ce que Gusai a pressenti dans le renga, me semble-t-il, cest cela :

    7 Cela pouvant aller jusqu cinquante ou cent dans le genre renga long (chrenga ). 8 ISHIDA Yoshisada, Inja no bungaku. Kun suru bi (La littrature rmitique. Une beaut souffrante), Tokyo, Kdansha gakujutsu bunko, 2001 (1969), p. 231. 9 Hokku. Je simplifie beaucoup cette longue histoire. Que les lettrs me pardonnent, en considrant quil sagit ici de lhabiter plutt que de la littrature ! 10 Que jai eu loccasion de souligner dans Le Sauvage et lartifice, p. 276. 11 Muishiki . 12 Ishiki no soko no ishiki . Ishida 2001, p. 234. 13 Genkanj . 14 Seimei no ugoki . 15 Ibid. 16 SAKABE Megumi, La mtaphore et le problme du sujet, Journal of the Faculty of Letters, The University of Tokyo, AEsthetics, vol. V, 1980, p. 85-91. 17 Cette interprtation de ningen est la base de lthique et de la msologie de Watsuji Tetsur.

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    cette facult de cultiver, le plus systmatiquement parmi tous les arts, le champ mdial o se fonde la cration individuelle.

    Je ne puis ici creuser davantage. Contentons-nous dun exemple, ou Gusai est lauteur du second ku : Kiri mo namida mo / tada oi no sode Furusato no / hitomura susuki / kaze fukite Brumes et larmes la manche des vieux18 Une touffe de susuki au vent du pays natal19 ce quIshida commente ainsi : Sans doute se place-t-on [avec le premier ku] dans une scne de retour au pays

    natal. De vieux parents, de vieux amis peut-tre, en tout cas lon y verse les larmes nostalgiques de la vieillesse. Mais cela le ku de Gusai ne touche pas, il ne prend comme thme que la scne-sentiment20 du vent dautomne soufflant dans une touffe de susuki. On a dans la vie un pays natal, un pass, la nostalgie de lge, on pleure. Mais le ku de Gusai tmoigne dun tat de coeur ou sont coupes toutes ces attaches terrestres21, il ne regarde que le vent dautomne dans les susuki22.

    Du premier au second ku, il y a comme on le voit un saut qui serait infranchissable du point de vue de lidentit du sujet : lon passe en effet dun sujet un autre (comme dans les petits papiers, au premier abord) ; mais en ralit, les sujets des deux ku relvent dun sujet plus profond, qui est le vritable hupokeimenon. Celui-ci ne se dit pas, mais il se sent. Il se vit. Et de le porter des expressions plus explicites, telles que les deux ku, cest le mouvement de la vie, qui nest nulle part plus sensible que dans le passage du premier au deuxime ku l o, rien ntant dit, rien ne peut loblitrer. Ce champ plus profond, cest le milieu de vie des Japonais. Son exploration systmatique par le renga aura permis que, plus tard (et cest l une suite quoi les petits papiers modernes ne pouvaient pas conduire)23, son vocation devienne plus

    18 La potique traditionnelle associe manche et larmes, car on essuie ses larmes avec sa manche. Au vers suivant, le susuki (Miscanthus sinensis, ou herbe des pampas) est une grande gramine traditionnellement associe lautomne, ses brumes et ses mlancolies, ainsi qu la dcrpitude. A ce sujet, v. A. Berque, Le Sauvage et lartifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986, p. 43 sqq. 19 Cit dans Ishida 2001, p. 241. On notera que le ku de Gusai, avec ses 5-7-5 syllabes et un mot se saison (susuki) constitue en soi un parfait haku. 20 Jkei . 21 Sorera chij no issai wo suteta shinky . 22 Ibid. 23 Car, dans le topos ontologique moderne (on en distinguera certains penseurs comme Carl Jung, avec son concept dinconscient collectif), linconscient ne peut pas devenir intersubjectivit. Les petits papiers en sont donc rests un amusement jouant sur labsurde collage de topoi diffrents, tandis que lesthtique en question sest construite en tablant sur la chra collective. Sur cette terminologie, v. 48.

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    allusive, plus brve, comme dans le haku en littrature, mais aussi hors de la littrature ; par exemple dans larchitecture et les jardins. L, des moyens dune extrme sobrit permettront daller lessence de lhabiter, donc du rapport la nature. Cette saisie de lessentiel est esthtique en ce sens quelle relve de laisthsis profonde, vitale, qui permet justement de faire lconomie des articulations indispensables une logique de lidentit du sujet ; laquelle se place un niveau de prdication suprieur. Cette aisthsis profonde relie en effet des champs que la logique de lidentit spare. Mais revenons au haku ( Logique du haku , art. cit., p. 2 sqq.) : Prenons enfin la dfinition que donne du haku lun des trs nombreux guides lusage de ses pratiquants, le fort bien vendu Saisonnier introductif dno Rinka24 :

    Le haku est un pome de forme fixe (teikeishi ), comptant cinq-sept-cinq pieds, et qui a pour rgle (kimari ) de contenir un mot de saison (kigo ). Les mots de saison sont des mots qui expriment la saison, et qui sont inventoris dans des livres dun genre nomm saijiki [ annales des ans et des moments , almanachs, saisonniers].

    Le but ntant pas ici de faire une prsentation gnrale du haku, renvoyons sur ce point ce quen crit Andr Delteil grand chasseur de hakus devant lternel dans le Dictionnaire de la civilisation japonaise25. Ce que lon a vu jusqu prsent ne nous a rien dit de ce qui fait que le haku est un pome spcifiquement japonais, ni des moyens par lesquels il exprime ce lien spcifique avec la japonit. Voil ce que nous allons maintenant aborder, partir dun exemple qui convienne la saison o nous sommes, du moins en France : un haku de lt26. 3. Le renversement du pome Il sagit de ce haku dshi27: Frin no La clochette vent28 chiisaki oto no au son qui tintinnabule 24 NO Rinka (dir.), Nymon saijiki, Tokyo, Kadokawa shoten, 23e dition, 2004 (1980). 25 Andr DELTEIL, Haikai, haiku, p. 229-231 dans A. BERQUE (dir.) Dictionnaire de la civilisation japonaise, Paris, Hazan, 1994. 26 On notera toutefois qu la date de cette confrence (21 aot), nous sommes selon le calendrier des hakus dj en automne (8 aot 6 novembre). V. plus bas Amorce dun saisonnier . 27 Le commentaire qui suit reprend quelques passages de mon Potique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de msologie, Paris, Belin, 2014, p. 26 sqq. Jai comment ce mme haku dun autre point de vue dans Le Sauvage et lartifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1997 (1986), p. 39. 28 Notons que le japonais frin (en hiragana ) compte quatre pieds.

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    shita ni iru on est l-dessous Dans le Nouveau saisonnier du haku de Yamamoto Kenkichi (1907-1988)29, qui fait autorit, ce pome est class parmi les mots de saison (kigo ) de lt. Les hakus, on la vu plus haut, doivent obligatoirement comporter un mot de saison, lequel est ici frin, la clochette vent. Celle-ci, lt, saccroche une branche dans le jardin, ou une poutre saillant au dehors, et son battant muni dune petite voile (une bande de papier) tinte au moindre souffle de vent, ce qui vous rafrachit par synesthsie quand vous lentendez, dans la touffeur de la maison. Mot mot, la phrase (qui, prcisons-le, est grammaticalement tout fait ordinaire) nous dit ceci : clochette vent - de // petit son - de // en dessous - se trouver ; soit : se trouver sous le petit son de la clochette vent . Or la forme du verbe iru (tre quelque part, comme dans lespagnol estar) nindique aucune personne ; il peut indiffremment sagir de moi, toi, elle/lui, nous, vous, eux/elles. En japonais, il ny a en effet pas de flexion du verbe selon la personne ; ni, pour confirmer cette personne comme en franais, de pronom personnel au vrai sens du terme. Ici, nous navons effectivement ni lune ni lautre : ni flexion, ni pronom. Morphologiquement donc, rien nindique de qui il sagit. Ce qui est explicitement dit, cest le tintement de la clochette, et le se-trouver (iru) de quelque prsence latente, l-dessous, ou ressentant la fracheur du vent comme si ctait l-dessous. De quelque tre, en somme, qui serait cela o il est : sous le son lger de la clochette vent et pourrait donc se dire pure immanence30 : Je suis cela o je suis Sum id, ubi sum ! Voil qui diffre antipodalement de ce que Descartes affirme de son tre celui du sujet occidental moderne en train de construire son individualisme dans le Discours de la mthode : je connus de l que jtais une substance dont toute lessence ou la nature nest que de penser, et qui, pour tre, na besoin daucun lieu, ni ne dpend daucune chose matrielle 31. Ltre en question, ce je , il existe en lui-mme indpendamment de tout lieu, de toute chose matrielle. Il garde son identit quelles que soient les circonstances, et quel que soit son corps : fminin ou masculin, jeune ou vieux. Il est ubiquiste, universel, transcendantal. Cest bien une persona, un masque interchangeable derrire lequel nimporte qui peut cacher la singularit de son visage, quel quil soit, o quil soit Mais revenons notre haku. Pour le traduire, le franais quant lui est oblig de prciser qui est le sujet du verbe iru, donc, selon toute vraisemblance, de traduire shita ni iru par je suis dessous, je me trouve sous . Car, effectivement, le fonctionnement ordinaire de la langue japonaise implique lexistence du locuteur. Vous ne pouvez pas noncer tel ou tel jugement comme si vous, lnonciateur,

    29 YAMAMOTO Kenkichi, Saishin haiku saijiki, Tokyo, Bungei Shunju, 1977, vol. II, p. 149. 30 Ce que lon rapprochera des principes dentente-propre (jiko rykai ) et de dcouvrance-de-soi (jiko hakkensei ) du sujet humain dans son milieu, mis en avant par WATSUJI Tetsur, Fdo, le milieu humain, trad. par A. Berque, Paris, CNRS, 2011 (1935), p. 44 et 55 ; ainsi que de ltre-au-dehors de soi (Auer-sich-sein) du Dasein heideggrien. 31 Ren DESCARTES, Discours de la mthode, Paris, Flammarion, 2008 [1637], p. 38-39.

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    nexistiez pas. Par exemple, vous ne pourrez pas dire Marie est triste (Mari wa kanashii) ; vous devrez dire Marie a lair triste (Mari wa kanashis da). Pourquoi ? Parce que vous existez, et que ntant pas Marie, vous ne pouvez pas exprimer directement ce quelle prouve ; vous ne pouvez quexprimer limpression que son aspect vous donne, vous subjectivement. Cest ce que, pour faire court, nous appellerons laspectivit (bamensei ) de la langue japonaise. Le franais en revanche peut allgrement abstraire votre discours de votre propre existence pour noncer ce constat dapparence objective, Marie est triste . Autrement dit, S est P , dans ce rapport binaire entre sujet (au sens logique : ce dont il sagit, cest--dire un objet quelconque) et prdicat (ce que lon en dit) qui a fourni au grec la base de la logique. Mais de quelle logique, au fait ? Est-il bien logique de feindre que lexistant qui dit que S est P nexiste pas32 ? Lexistant nexiste pas , voil qui justement pose un problme logique, et mme ontologique Mais derechef, revenons notre haku. Lexistence de son nonciateur tant implique par son nonciation mme, nous comprendrons donc que cest moi, lnonciateur, qui suis sous la clochette ; et traduirons par consquent Je suis sous le son lger de la clochette vent . Seulement, ledit je ledit sujet , cest la langue franaise qui linvente pour le dire expressment, et ce faisant exclure formellement tout autre virtuel sujet, auditeur ou lecteur par exemple. Autrement dit, le franais procde ici une absolutisation de la subjectit au bnfice dun seul des actants au demeurant virtuel du pome, ce qui en modifie le sens, les autres actants se trouvant par l mme rduits au statut dobjets, dattributs ou de prdicats, bref de circonstants de mon existence moi. Tout autre chose est de commencer par une ambiance (le son de la clochette vent) pour terminer sur lvocation dune existence latente (celle du sujet implicite du verbe iru), dun ct, et dun autre ct de commencer par lassertion de lexistence dudit sujet en tant que je pour continuer par lexpos des attributions de ce mme sujet ( savoir quil se trouve sous la clochette vent). Cest une profonde restructuration de la ralit, laquelle, dans cette scne comme dans lordre des mots du pome, se trouve littralement mise sens dessus dessous. Ce renversement du pome, le franais ne peut pas ne pas le faire, car il est oblig non seulement de fournir un sujet grammatical au verbe iru, mais aussi de donner un sujet logique au prdicat se trouver sous le son lger de la clochette vent . Or on voit que ce nest pas le cas de la langue japonaise, laquelle se passe fort bien de lun comme de lautre, donc des deux structures mres la structure grammaticale S-V-C (sujet-verbe-complment), et la structure logique binaire S-P (sujet-prdicat) de la

    32 En somme, lnonciateur nnonce pas , ou qui dit ne dit pas , absurdit logique que lon rapprochera du fameux gant na gacchati (le marcheur ne marche pas, qui va ne va pas) du Trait du milieu (II, 8) de Ngrjuna (p. 61 dans la traduction de G. Bugault, Stances du milieu par excellence, Paris, Gallimard, 2002) ceci prs que le bouddhisme du Grand Vhicule rcuse par l lautonomie dualisante du logos, au bnfice de lunit concrte du phnomne, alors quici au contraire, le logos sabstrait de lexistence

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    langue franaise et de ses cousines europennes. Mais ces structures, par quoi le japonais les remplace-t-il ? 4. Laspectivit de la scne Revenons encore notre haku. Ce quil nous donne imaginer, cest une certaine scne, qui se prsente en elle-mme sans que soit au pralable pose lidentit de ltre qui elle se prsente. Ce que dit le pome, cest la prsence de cette scne (bamen , laspect des lieux ), sa prae(s)entia : son tre-l-devant. Mais cela non pas dans le pur tre-l-devant dun objet passible dobjectivation, comme la res extensa dans le dualisme cartsien33 ; cest quau contraire, dans ltre-l-devant-pour de laspectivit propre la langue japonaise, cette prsence suppose ltre pour qui prsence il y a. Dans notre haku, cet tre, cest moi moi qui parle , ou encore cest vous ma place, car cette place est libre : aucun je ne loccupe. Cest vous, ainsi, qui tes sous le son lger de la clochette vent, et cest donc vous qui ressentez sa fracheur condition, toutefois, dtre Nippon de souche ; car cette synesthsie ne fonctionne pas chez qui ne serait pas familier des clochettes vent34. Voil qui ne relve pas de la logique binaire (S-P) et objectivante du S est P , par exemple il (S) fait 375 (P) , mais dune logique ternaire S-I-P, o S nest P que pour un certain interprte I. Mais au fait, est-elle vraiment si logique et objective, la logique qui invente un sujet fictif ( il ) pour nous dire combien il fait ? La langue japonaise en tout cas fonctionne autrement, aussi bien dans lquivalent mtorologique de lnonc qui prcde : 375 ni natte iru, o le sujet de natte iru (verbe qui exprime un tat) nest pas spcifi, que dans lnonc plus ordinaire atsui !, qui signifie la fois il fait chaud ! et jai chaud ! . La langue franaise, elle, distingue clairement ces deux noncs, cela justement parce que, dans une phrase typique, elle pose ncessairement le sujet de la structure S-V-C ou S-P, et dans le cas prsent distingue donc formellement le sujet impersonnel il du sujet personnel je . Autrement dit, parce quelle distingue je de la scne o je se trouve. Cette distinction, la langue japonaise peut au besoin la faire (toute langue peut la faire), mais limportant, cest quordinairement elle ne la fait pas. Ordinairement en effet, ce qui est explicitement dit est lambiance (ici, la chaleur, ou plus haut le tintement de la clochette vent), tandis que lexistence de la personne qui profre lnonc ne lest pas. Elle nest pas explicite, parce quil ny a pas besoin de le faire ; et il ny a pas besoin de le faire, parce quelle est structurellement implique dans

    33 Ce que Heidegger appellera le devant-la-main (vorhanden) des objets dans ltendue (extensio), par distinction avec l-la-main (zuhanden) des choses relevant du milieu propre au Dasein. 34 Diverses informations courant sur Internet (v. p. ex. ?) font tat dexpriences o il savrerait que non seulement faire entendre le son dune clochette vent donne limpression quil fait plus frais, mais qu cette impression correspond un abaissement rel de la temprature de la peau ; effet qui toutefois nest pas not chez des personnes ignorant ce que cest quune clochette vent.

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    lnonc de lambiance elle-mme. Autrement dit, dans ce qui est le prdicat pour les quivalents franais jai chaud et il fait chaud 35. Or ce qui, dans lnonc correspondant atsui !, fait logiquement quil ny a pas lieu de distinguer jai chaud de il fait chaud , cest laspectivit du japonais. En effet, sauf tournure alambique, je ne peux pas dire quil fait chaud sans que cela implique que cest moi, locuteur, qui ai cette impression de chaleur. Cest moi que cette chaleur apparat (, comme le grec ancien let dit la voix moyenne, parce que cest mon milieu et quil concerne mon tre)36. Certains linguistes, obnubils par la grammaire des principales langues europennes, ont pris prtexte dexemples de ce genre pour dplorer que le japonais ne permette pas dnoncs objectifs. En effet, dans atsui !, il y a indistinction entre le subjectif (ce que le locuteur prouve) et lobjectif (la temprature quil fait). Le japonais serait donc une langue illogique, voire sans grammaire digne de ce nom. La chose a t soutenue, entre autres, par Mori Arimasa37 (1911-1976), philosophe de renom, et qui enseigna le japonais aux Langues O (o je fus son lve dans les annes soixante). Or largument peut tre retourn lenvoyeur ; car il revient tout bonnement dire que la logique et la grammaire du japonais sont autres que celles du franais (etc.). Pour nous en tenir ici lexemple datsui ! et de jai chaud / il fait chaud , lambivalence de lnonc atsui ! nest en rien plus illogique que le fait dextraire fictivement lexistence du locuteur de lnonc soi-disant objectif il fait chaud , en substituant un sujet abstrait ( il ) au sujet en chair et en os (le locuteur). Il sagit seulement de deux logiques diffrentes. Lune est concrte celle datsui ! , lautre est abstraite celle de il fait chaud . La premire est structurellement rebelle au dualisme, la seconde sy prte structurellement. La premire porte aisment

    35 Cette implication du sujet dans le prdicat deviendra, dans la logique du lieu (basho no ronri

    ) ou logique du prdicat (jutsugo no ronri ) de Nishida Kitar (1870-1945), qui culbutait la logique aristotlicienne de lidentit du sujet, engloutissement (botsuny ) du plan-sujet (celui de ltre) dans le plan-prdicat (celui du nant). Sur ce thme, v. A. BERQUE (dir.) Logique du lieu et dpassement de la modernit, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol. ; et plus spcialement A. BERQUE, Du prdicat sans base : entre mundus et baburu, la modernit , p. 53-62, dans Livia MONNET (dir.) Approches critiques de la pense japonaise au XXe sicle, Montral, Presses de l'Universit de Montral, 2002. 36 Cf. loi RAGON et al., Grammaire grecque, Paris, 1999 (1889), Paris, De Gigord/Nathan, p. 56 : le moyen () nest pas directement rflchi : il indique que le sujet prend un intrt quelconque laction () : , je dlie (pour moi) ; mais je me dlie [directement rflchi] se rend dordinaire par . Le moyen correspond ce qui en franais est un rflchi indirect, comme dans je me coupe une tranche de pain . Ce nest pas moi que je coupe (rflchi direct), mais une tranche de pain pour moi. Entre actif et passif, dans une logique proprement mdiale (une mso-logique), la voix moyenne exprimerait parfaitement la trajectivit des milieux, autrement dit la structure ternaire S-I-P (S est P pour I). , ce serait donc lapparatre-en-tant-que (par exemple : lenvironnement S mapparat [] en tant que paysage P), i.e. lapparatre du monde propre (lUmwelt dUexkll) sur le mode trajectif de la ralit des milieux (r = S/P, i.e. S en tant que P). 37 Dans MORI Arimasa, Leons de japonais, Tokyo, Taishkan, 1972. Une critique acerbe et justifie de pareilles thses a t faite par KANAYA Takehiro, Nihongo ni shugo wa iranai (Le japonais na pas besoin de sujet), Tokyo, Kdansha, 2002.

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    considrer ltre comme un tre-l, voire comme un tre-le-l (sum id, ubi sum), la seconde porte aisment ce quaffirma le cogito, savoir quil naurait besoin daucun lieu pour tre (sum qui sum, et basta !)38. Reste maintenant prciser ce que peut tre cette chose nous peu familire, une logique concrte , et montrer comment le haku peut illustrer une pareille logique. 5. La concrescence des mots, des choses et de la chair Mais dabord, quest-ce que la concrtude ? Le contraire de labstraction ? Certes, mais cest avant tout la ralit des choses dans un certain milieu. Dans la concrtude mieux : la concrescence, le crotre-ensemble39 des milieux humains, les choses ne sont pas ce quen a fait lu-topie (la ngation du lieu) propre au sujet moderne : de simples objets, des en-soi arrts l-devant dans ltendue. Elles vont et croissent avec ltre du sujet lui-mme : ses sens, ses actes, ses penses, ses paroles. Cet aller-avec de la ralit, qui implique ltre dans son milieu, cest ce quil a fallu nier pour que cet tre devienne le sujet moderne, et que, corrlativement, les choses deviennent sous son regard lobjet moderne, fig dans son arrt-sur-objet. Cest cela qui a permis le dualisme, et avec lui non seulement la rvolution scientifique moderne, mais la modernit tout court. Cela qua symbolis la perspective linaire, qui dans sa costruzione legittima plaa lil de lobservateur en dehors de la scne, pour la toiser loisir comme dun regard de nulle part un regard u-topique, abstrait. Ne la regrettons pas, cette construction lgitime , car elle a permis que nous existions tels que nous sommes devenus ; mais sachons reconnatre quelle repose sur

    38 Cest ce que jappelle le principe du mont Horeb . La chose en effet, on le sait, fut nonce en hbreu (ehyh ascher ehyh) voici quelque temps sur le mont Horeb. Comme dit la chanson, Les citations se ramassent la pelle / Les locuteurs et les sujets aussi Je ne rsiste donc pas, tant sous larbre, au plaisir estival de traduire un petit pome de ton libre (kai ) qui fut cette occasion compos par un tmoin, msologue flnant sur ladite montagne :

    Le principe du mont Horeb En haut du mont Horeb, Yahveh dit Mose : Je suis celui qui suis (ehyh asher ehyh) Mose descendu, les gens lui demandaient :

    O Mose, l-haut, est-cquiy avait Yahveh ? Mose confirmait : Oyez, y avait Yahveh !

    LES GENS - Qui cest, Yahveh ?

    MOSE - Cest Lui qui sait qui cest, Yahveh.

    Moralit : cest ui qui lsait qui lest, Yahveh, Et sil dit quil le sait, alors y a bien Yahveh,

    Car Yahveh seul le sait, ol, CQFD ! Les Tables de la Loi vous font de douces bises.

    39 Concret vient du participe pass de cumcrescere, crotre ensemble.

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    une fiction, car en ralit concrtement nous ne sommes pas en dehors de la scne. Nous sommes dedans40. Ce dedans ce milieu o tre il y a , les diverses cultures nen ont pas reconnu la concrescence au mme degr41. Le cogito et son regard de nulle part lont forclose. Le Japon, au contraire, la rige en rgle fondamentale ; en particulier dans son genre littraire le plus universellement connu, toujours massivement pratiqu par les Japonais eux-mmes, voire jusqu ltranger dans dautres langues que le japonais : le haku, lequel sest codifi peu prs au moment o au contraire, lautre bout de lEurasie, le paradigme abstrait de la modernit sinstaurait. Le trait le plus apparent du haku, cest bien entendu, comme le note le Petit Larousse, que cest un pome court, form de trois vers de 5, 7 et 5 pieds. Par principe, il chante les phnomnes du monde naturel qui se produisent en fonction du cycle des saisons, de mme que les phnomnes qui en dpendent dans le monde humain 42. Bref, il chante le milieu nippon. Vaste sujet ! Lhistoire y a mis de lordre, plus particulirement partir des uvres dIhara Saikaku (1642-1693) et de Matsuo Bash (1644-1694), et jusqu Masaoka Shiki (1867-1902). Au XXe sicle, le genre achve dacqurir son allure actuelle, nonobstant de violentes controverses dans laprs-guerre, o le critique Kuwabara Takeo (1904-1988) lattaqua pour son conformisme. Toujours est-il quau XXIe sicle, les Japonais continuent den tre massivement amateurs. Larticulation majeure du haku avec le milieu nippon, cest lobligation dy introduire un mot de saison , le kigo. Dans le haku que jai comment plus haut, ce mot de saison est frin, la clochette vent. Lesdits mots de saison, comme on la vu, sont inventoris et classs dans des saisonniers, les saijiki, lesquels ont commenc paratre au XVIIe sicle. Ils nont cess depuis de stoffer. Selon Andr Delteil, le plus volumineux compte aujourdhui quelque sept mille entres43. Lun des plus vendus, le saisonnier de poche dno Rinka44, cit plus haut, en contient prs de trois mille, chacune comportant une dfinition de quelques lignes, six ou sept exemples de hakus tirs du patrimoine littraire pour illustrer ce mot de saison, et des indications pour mieux apprcier ces pomes ; soit prs de six cents pages sur papier bible. Lintroduction nous dit :

    Ces dernires annes ont vu un boom des saisonniers. Quasi chaque anne, il en parat de nouveaux, disant comporter de quatre cinq mille mots de saison, et qui se prvalent de cette abondance. Chacun ajoute ncessairement de

    40 Je rsume ici abruptement un propos que jai argument et rfrenc plus en dtail dans coumne. Introduction ltude des milieux humains, Paris, Belin, 2008 (2000). 41 Je reprends ci-aprs quelques autres passages de Potique de la Terre, op. cit., p. 133 sqq. 42 DELTEIL, art. cit. p. 231. 43 Soit environ deux fois plus que la totalit des vocables contenus, aux dernires statistiques, dans luvre de Racine. V. ce sujet Charles BERNET, Le Vocabulaire des tragdies de Jean Racine. Analyse statistique, Genve-Paris, Slatkine-Champion, 1983. 44 NO Rinka (dir.), Nymon saijiki, op. cit.

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    nouveaux termes, refltant lvolution de notre mode de vie. Par exemple, la vogue de lalpinisme entrane la recherche de termes de la flore de montagne, de noms dherbes ou doiseaux sauvages, lesquels entranent la recherche des coutumes allant avec ces phnomnes, et qui font partie de notre vie quotidienne. On ne peut pas arrter ce mouvement. Il y a de bonnes raison pour quapparaissent de nouveaux mots de saison, et lon doit reconnatre les compositions qui en comportent45.

    On voit quil sagit l dune coutume vivante, et qui volue au mme pas que la vie quotidienne des Japonais. Dans les saisonniers, il ny a pas que des motifs traditionnels, comme la clochette vent ! Par exemple, parmi les mots de saison recenss dans le volume Hiver du Nouveau grand saisonnier du Japon46, lon trouvera p. 137 la motoneige dite en japonais setsujsha (cinq pieds) ou sunmbiru (snowmobile, sept pieds en japonais)47, les deux tant reconnus comme mots de saison , illustre par le haku suivant, de Wakaki Ichir : Setsujsha la motoneige oka no uneri no de collines en vallons nari ni hasu on y va fond ! Le haku accueille ainsi indfiniment la nouveaut, mais selon des rgles strictes, et dont les repres de base ne sont autres que le cadre naturel du milieu nippon, avec le droulement saisonnier des scnes de vie les plus diverses. Ce genre littraire illustre, par dessus tout, la concrescence des mots, des temps, des choses et des faits dans ce milieu-l, quil met en ordre quil cosmise en le mettant en scne. Les saisonniers sont ainsi de merveilleux manuels dapprentissage de la nature, comme des coutumes anciennes et nouvelles qui vont avec. Ce sont des grammaires de la concrescence, des chorgraphies de tout ce qui fait un milieu. Cet aller-avec, ils le rglent bien au del des mots ; ce sont de vritables msonomes des codes du milieu, que les saisonniers recueillent comme le Grevisse recueille le bon usage de la langue franaise. Il sagit effectivement dune syntaxe, mais qui dpasse la langue seule. En cela, le haku et les saisonniers participent dune tendance gnrale de la culture japonaise : rgler dautant mieux lextra-verbal que le verbal, en comparaison de la tradition grco-latine, est peu exalt comme tel, savoir dans labstraction du milieu concret, comme langue plutt que comme discours. Cest le milieu lui-mme qui est syntactis, linverse de ce qui sest pass en Occident, o, par rapport au milieu o tre il y a, lexaltation et lautonomisation du logos dboucha ds le temps dAristote 45 Op. cit., p. 1. 46 IIDA Ryta et al. (dir.) Shin Nihon dai saijiki, Tokyo, Kdansha, 5 vol. (Jour de lan, printemps, t, automne, hiver), 1999-2000. 47 Les syllabaires hiragana et katakana distinguent automatiquement le nombre de pieds : setsujsha

    = .... (5), et snowmobile = ...... (7).

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    sur une logique formelle48. Et cest, en revanche, la prgnance de cette grammaire du milieu qui justement permet au haku dtre bref : le milieu allant de soi dans la concrescence des mots, des choses et de la chair, le verbal na pas besoin dtre prolixe. Limplicite suffit49. Ds laube de son histoire, le Japon ne se dfinissait-il pas comme le pays bni des dieux o il nest pas besoin de hausser le verbe (kotoage senu kuni)50 ? Cest ici plutt le comportement, la circonstance et le milieu que lon norme ; do le dveloppement de nombreuses syntaxes extra-linguistiques. Ces syntaxes extra-linguistiques touchent tous les domaines de la vie sociale, mais elles sont particulirement labores dans les arts dits traditionnels, tel lart des fleurs, et les arts martiaux, tel le karat. On les appelle kata, mot dont le sens de base est : forme matricielle ou potentielle des formes singulires (sugata ) ou effectives (katachi ) 51 . Ces formes collectives canalisent les faons dagir individuelles. Ce sont des matrices la fois temporelles (ainsi particulirement dans le karat, o elles rglent des suites de gestes) et spatiales (ainsi particulirement dans lart des fleurs, o elles rglent des topologies entre lments). linstar de la parole, en elles se touchent le gnie individuel et la syntaxe commune : le kata permet, soutient et oriente lexpression personnelle, qui fait vivre le kata. Cest dans le litige (le Streit), le moment structurel (le Strukturmoment) de ces deux dimensions : lindividuel et le collectif, que peut jaillir, ou ne pas jaillir, la cration dune uvre. Ainsi particulirement dans le haku et son organisation sociale, laquelle encadre de nos jours, selon Delteil,

    plusieurs millions de personnes, dont un fort noyau regroup autour de quelque huit cents revues spcialises. Les haijin , ceux qui pratiquent le haku, se

    48 Sur cette autonomisation du logos par la pense occidentale, et linverse la saisie unitaire () des phnomnes dans leur concrescence par la pense orientale, v. YAMAUCHI Tokury, Rogosu to renma (Logos et lemme), Tokyo, Iwanami, 1974 lun des grands textes du XXe sicle, que je suis en train de traduire en franais. dire vrai, une logique concrte nest justement pas une logique, mais une lemmique, prenant ensemble par syllemme (de sullambanein, cum-prehendere : prendre unitairement ce que le logos disjoint) les mots, les choses et la chair ; par exemple dans des synesthsies comme celle de la clochette vent. Lon trouvera des claircissements sur cette lemmique dans Potique de la Terre, op. cit. 49 Je rejoins ici ce jugement de Jacqueline PIGEOT, Questions de potique japonaise, Paris, PUF, 1997, p. 7 : On comprend mieux, alors, la vitalit et le succs du pome court. () si les units formelles de la littrature japonaise (comme le waka) sont brves, ce nest pas en raison de quelque got pour la miniature, mais parce que ces units nont pas lindpendance de celles de la littrature occidentale (ballade, sonnet, etc.) ; elles sont interdpendantes et se dfinissent par leur relation avec dautres lments : autres pomes, ou prose . Comme on laura compris, ces autres lments dpassent largement la seule littrature ; il sagit bien de tout un milieu. 50 Man.ysh, chant 3253-4, attribu Kakinomoto no Hitomaro (actif au dbut du VIIe sicle). Les premiers vers disent : Ashihara no mizuho no kuni wa kamu nagara kotoage senu kuni , mot mot Le pays des roselires aux jeunes pis de riz est le pays o la grce des dieux lon nlve pas les mots , ce que lon entend gnralement comme : le Japon est si favoris des dieux quil ny a pas besoin de les prier. 51 Sur ces questions, v. A. BERQUE, Formes empreintes, formes matrices, Asie orientale, Le Havre, Franciscopolis, 2015.

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    runissent au moins une fois par mois pour sexprimer par un vote sur les uvres prsentes par leurs collgues, la rgle imposant que lon ne choisisse aucun verset dont on est soi-mme lauteur ; ce nest quen dernier lieu quest dvoile la paternit de chacun des versets. Le fait de la slection ramne les auteurs au statut de lecteurs, phnomne propre un art de groupe (za ) o jouent des rsonances qui dpassent souvent lentendement du nouveau venu52.

    Cest ainsi, loppos de lu-topie du cogito, que se cultive le milieu nippon, tendant faire des Japonais cela mme o ils sont : le Japon. Id fieri, ubi sunt : devenir cela, o ils sont53 .

    Matriau pour le Sminaire Msologiques du 12 juin 2015.

    Amorce dun saisonnier

    Ci-dessous54, les mots de saison (kigo ), obligatoires dans le haku, sont indiqus en gras. Les saisons dont ils relvent sont rfres au calendrier actuel (grgorien), que suit le Nouveau saisonnier du haku de YAMAMOTO Kenkichi (Saishin haiku saijiki, Tokyo, Bungei shunju, 1977). Printemps (4 fvrier 5 mai) Hanabie no Froidure des fleurs hibachi ni sashite au brasero elle pique tsuma ga kote ma femme le fer55 Seiton Yuku haru ya Printemps qui sen va tori naki uo no chants doiseaux le poisson me wa namida a la larme lil Bash 52 DELTEIL, art. cit., p. 231. 53 On aura compris que la prsente approche, plutt que des tudes littraires, relve de ltude des milieux : la msologie (lUmweltlehre dUexkll, le fdoron de Watsuji), dont on trouvera une prsentation gnrale dans mon La msologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Nanterre La Dfense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014. 54 En modifiant quelques-unes de mes traductions, je reprends ici les hakus que jai comments dans Le Sauvage et lartifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986, 1997, auquel on pourra se reporter pour saisir dans quel contexte (dans quel milieu) sinsrent ces pomes. Lon ne manquera pas de noter quil y a dans le monde du haku cinq saisons, dont la cinquime est le Jour de lAn, gros lui seul de quelque 600 mots de saison dans le Saisonnier de Yamamoto. 55 Le kote est un ancien fer repasser en forme de gche (autre sens de kote) que lon piquait dans les braises du hibachi pour le chauffer.

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    t (6 mai 7 aot) Go jo arite Avoir eu cinq filles nochi no otoko ya et aprs un garon ah hatsu nobori premire bannire Shiki Saotome ya La repiqueuse ah dorote ni hasamu elle empoigne main boueuse hitaigami au front une mche Kisei Honoka naru Fillette au soupon shjo no hige no de ce duvet sur ta lvre asebameru la sueur te perle Seishi Frin no La clochette vent chiisaki oto no au son qui tintinnabule shita ni iru on est l-dessous shi Automne (8 aot 6 novembre) Meigetsu ya Lune des moissons tatami no ue ni trace sur le tatami matsu no kage une ombre de pin Kikaku Hasa ni yhi 56 Soleil couchant sur les gerbes ryosh to iu mo certainement nostalgie tsuka no ma ya mais fugitive ah Rinka Ishiyama no Sur Ishiyama ishi yori shiroshi plus que les pierres blanchoie aki no kaze le vent de lautomne Bash 56 Yhi (soleil couchant) comptant trois pieds, quelle que soit la lecture de (hasa, aza, ase, aze, hatsuki, inaka, inekake, ashi, date, kakake, inegi), ce vers a plus de cinq pieds, ce qui autorise la traduction en avoir aussi plus de cinq. Le mot hasa dsigne les chafaudages provisoires o, sur les diguettes (aze ou ) entre les rizires, on met scher les gerbes de riz frachement moissonnes.

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    Bansh ya Fin dautomne ha kuwa ni tsumetaki elle est froide sur la houe ame no iro la couleur de pluie Senseki Hiver (7 novembre 3 fvrier) Shigururu ya Laverse est si froide ta no arakabu no les teules des rizires kuromu hodo elles en sont noires Bash Kogarashi ya Le vent de lhiver take ni kakurete sest cach dans les bambous shizumarinu et va sapaisant Bash Kogarashi ya Le vent de lhiver kane ni koishi wo sur le bourdon un caillou fukiateru il fait rsonner Buson Jour de lAn (1er janvier) Uchi harete Soudain la lumire shji mo shiroshi les shjis mme en sont blancs hatsu hikage le premier soleil Kikan Ushiro ni mo L-derrire aussi utsureru hito ya quelquun se reflterait hatsu kagami au premier miroir Kyoshi