merleau et l'evenement

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  • 8/13/2019 Merleau Et l'Evenement

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    Raphal GlyLaval thologique et philosophique, vol. 56, n 2, 2000, p. 353-365.

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    DOI: 10.7202/401303ar

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    La question de lvnement dans la phnomnologie de Merleau-Ponty

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    Lavaltho logique et philosophique, 56, 2 (juin 2000) : 353-365

    LA QUESTION DE L VNEMENTDANS LA PHNOMNOLOGIEDE MERLEAU-PONTYRaphal Gly

    Facult de philosophieUniversit catholique de LouvainRSUM :V oulant dcrire l vnement lui-mme dans son surgissement, le phnomnologue peut-il se contenter de rester dansune position thorique ? Comment dire ce qui semble chapper toute reprise reflexive ? On tente ici de mo ntrer, partir de l uvre de M erleau-Ponty, qu ilest possible dfaire unephnomno logie de l vnement.ABSTRACT : When trying to define events themselves in their occurrence, can the phenomenologistrest content w ith a theoretical position ? How to say w hat appears to escape any reflexive reassessment ? Drawing inspiration from Merleau-Ponty, we try to show that a phenomenologyof eventsis possible.

    L a question de l'vnement est sans doute l'une des questions les plus difficilesque doive affronter le travail phnomnologique. Il importe de savoir si la phnomnologie peut se donner les moyens de faire de l'vnement autre chose qu'unenotion gnrale, vide de toute articulation spcifique. L'vnement est-il l'au tre de larflexion et ne peut-il se donner qu' l'tat de trace ou d'absence ? Nous voudrionsmontrer partir de l'uvre de Merleau-Ponty qu'il est possible de faire une phnomnologie de l'vnement qui n'oppose pas l'vnement la structure de son instauration. La phnomnologie risque, face l'vnement, de tomber dans une sorte dedrive esthtique et de faire ainsi de l'vnement un indicible dont la trace ne seraitaccessible que dans un travail de type potique. Voulant dcrire l'vnement lui-mme dans son surgissement, le phnomnologue peut-il en effet se contenter derester dans une position thorique ? Comment dire ce qui semble chapper toutereprise reflexive ? Le phnomnologue peut faire de l'vnement quelque chose degnral au risque alors de perdre le sens chaque vnementiel de l'vnement. Ouinversement il confond le travail strictement potique avec l'effort phnomnologique qui consiste exprimer la structure de l'exprience de l'vnement. La questionde l'vnement met en interrogation le travail du phnomnologue qui risqued'opposer une lecture fonctionnelle de la vie de l'homme l'clat d'une vritablesubjectivit ouverte l'vnement.

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    On assiste aujourd'hui au dveloppement d'thiques centres sur la notion d'unvnement irrcuprable dans le cadre des structures qui prcdent son advenue.L'vnement ouvre l'horizon d'une histoire. Le sujet est quelqu'un dans sa fidlit la nouveaut de l'vnement. Alain Badiou pense qu'une thique qui voudraitse dfinir comme lutte contre le mal dfinit l'homm e implicitement comme un animalsuprieur se dployant selon des structures prserver1. Cette thique suppose que la seule chose qui puisse vraiment arriver l hom me est la mort 2. Au contraire,selon Badiou, le sujet s'instaure et cette instauration exige que quelque chose d'irrductible outrepasse les structures de fonctionnement du vivant humain. L'vnementcontraint une nouvelle manire d'tre 3. La vrit du sujet se situe ds lors, non dansla possibilit qu'il aurait de rinscrire l'vnement dans le cadre de sa vie antrieure,mais, au contraire, dans sa capacit reprendre la situation l'intrieur d'une nouvelle fidlit. Cette fidlit implique un remaniement de fond en comble de la manire dont le sujet habite sa situation. Badiou appelle vrit le processus de fidlit du sujet un vnement. Les vnements sont ainsi des singularits irrductibles,des inductions incomparables, l'clat d'une vrit tenir4. L'vnement est dvoilement du vrai sujet : Qu elqu 'un est donc ventuellement ce spectateur dont lapense est mise en branle, saisie et droute, par un clat thtral, et qui entre ainsidans la complexe configuration d'un moment d'art. Ou cet assidu d'un problme demathmatiques, au moment prcis o s'opre, aprs l'ingrat labeur o les savoirsobscurcis tournent sur eux-mmes, l'claircie de la solution5. Deux m oments constitutifs de l'exprience de l'vnement semblent ainsi se dgager. Il y aurait dans unpremier temps un vnement indicible et il y aurait ensuite le travail d'une fidlit quipermet de soutenir pleinement la nouveaut sans la rduire ce qui a t vcu. Lasubjectivation du sujet rside tout entire dans ce travail o le sujet partir de sasituation antrieure se rend fidle ce qui est survenu. L'vnement n'est ni reproductible ni partageable. Il bouleverse une structure donne mais n'a pas lui-mme destructure d'instauration qui puisse tre dcrite comme spcifiant positivement sa ralit.

    Cette faon de rflchir l'exprience de l'vnement risque d'annuler la questionfondamentale de l'instauration de l'vnement et le caractre vnementiel du faitqu'il y a vnement pour l'tre humain. L'vnement est donc en lui-mme vide detoute articulation spcifique et ne peut se dfinir que ngativement. Il est par ailleurs

    1. Il faut rejeter le dispos itif idologique de1' thique , ne rien concder la dfinition ngative et victi-maire de l'homme. Ce dispositif identifie l'homme un simple animal mortel, il est symptme d'un inquitant conservatisme, et, par sa gnralit abstraite et statistique, interdit de penser la singularit des situations (Alain BADIOU,L thique. Essai sur la conscience du M al,Paris, Hatier, 1993, p. 17).2. Ibid.,p. 33.3. Cf. Ala in BADIOU,L tre et l vnement, Paris, Seuil, 1988, p. 38.4. On dira qu 'un processus de vrit est htrogne aux savoirs institus de la situation. Ou, pour utiliserune expression de Lacan, qu'il est une troue dans les savoirs. On appelle sujet le support d'une fidlit,donc le support d'un processus de vrit. Le sujet ne pr-existe donc nullement au proc essus. Il est absolument inexistant dans la situation avant l'vnement. On dira que le processus induitun sujet (AlainBADIOU,L thique, p. 39).5. Ibid.,p. 41.54

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    LA QUESTION DE L'VNEMENT DANS LA PHNOMNOLOGIE DE MERLEAU-PONTY

    considr comme allant de soi, c'est--dire comme d'emble accord une structureprofonde de l'tre humain capable de rpondre l'irruption de l'vnement. Badioumontre que le sujet qui est en prise avec l'vnement fait l'exprience d'une dpossession, l'vnement ouvrant l'horizon de possibilits auxquelles le sujet ne pouvaitpas s'attendre6. Ce niveau d'analyse de la question de l'vnement ne peut s'em-pcher de faire correspondre l'vnement la ralit d'une subjectivit qui seraittoujours dj accorde l'exprience subjectivante de l'vnement. L'vnement faittre une autre histoire, induit un nouveau mode d'tre du sujet, mais n'instaure pas enlui-mme la subjectivit capable de s'y accorder. Celle-ci est dj l, cache, maisprsente et capable de rpondre l'irruption de l'vnement. C'est dans ce sens quel'on peut dire que l'vnement ne fait vnement dans la vie du sujet que par soncontenu (tel vnement) et non pas par le fait qu'il est vnement, en instaurant, nonpas seulement un nouveau comportement, mais une nouvelle structure comportementale. L'uvre de Merleau-Ponty opre une vritable rupture par rapport cettefaon de faire appel un sujet d'emble accord l'irruption de l'vnement. Ce quiintresse Merleau-Ponty, c'est l'instauration de l'vnement et non pas d'abord etfondamentalement l'instauration du sujet dans l'vnement.Merleau-Ponty dveloppe ainsi une philosophie qui tente de faire voir la structurede l'vnement. Merleau-Ponty cesse de prsupposer que l'vnement est quelquechose qui institue ou dvoile magiquement un sujet. Il importe pour mener cette recherche de se dprendre d'une forme de pense qui n'tudie la gense d'un processusqu' partir de son rsultat7. Si le rsultat de l'vnement est un effet de singularisa-tion du sujet, la pense reflexive en conclut presque invitablement que l'vnementest lui-mme une singularit indicible, sans structure. Autrement dit, l'vnement estson propre avnement. Une telle faon de procder risque de cder une illusionrtrospective qui rtrojette dans la gense le rsultat et conduit ainsi le sujet rflchissant l'ide qu'il y a toujours dj au fond de l'homme un sujet ouvert l'vnement. Ils'agit pour Merleau-Ponty de dpasser ce tour de passe-passe de larflexion qui finit par possder ce qu'elle dclare pourtant tre impossdable. Merleau-Ponty cherche une mthode de description phnomnologique qui puisse dpasser l'oscillation entre possession et impossession8. Il est caractristique de cette r-

    6. On pourrait dire plus simplem ent : de cette co-appartenance une situation et au trac hasardeux d'unevrit, de ce devenir-sujet, le que lqu'u n est hors d'tat de se savoir capable. Pour autant qu'il entre dansla composition d'un sujet, qu'il est subjectivation de soi, le que lqu'u n existe son propre insu(ibid.,p.42).7. MERLEAU-PONTY montre da ns Le Visible et l Invisible que la pense reflexive tente perptuellement defaire une lecture du sens de l'vnement partir de ce qu'il inaugure sans tenter en mme temps de lire sapropre possibilit de rflexion et de reprise partir de l'vnem ent mm e dont elle est la rflexion. Il y aurait en ce sens une faon de faire de la structure mme de l'vnement un indicible qui, loin de contredirela pense reflexive, ne fait que confirmer sa prtention tre la seule m thode de rflexion : Ce que n ousproposons, ce n'est pas d'arrter la philosophie reflexive aprs avoir pris le dpart, et c'est bien impossible, et, tout prendre, une philosophie de la rflexion totale nous semble aller plus loin, ne serait-cequ'en cernant ce qui, dans notre exprience lui rsiste ce que nous proposons c'est de prendre un autredpart (Le Visible et l Invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 67).8. partir de l, laborer une ide de la philosophie : elle ne peut tre prise totale active, possession intellectuelle, puisque ce qu'il y a saisir est une dpossession Elle n'est pas au-dessus de la vie en surplomb. Elle est au-dessous. Elle est l'preuve simultane du prenant et du pris dans tous les ordres. Ce

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    flexion qui fait de l'vnement un invisible et un indicible de dfendre l'ide quel'vnement s'accompagne ncessairement d'un sentiment d'existence plus fort.L'vnement serait invisible et impossdable mais son effet aurait des aspects visibles et possdables. Le sujet ne peut tre prsent l'vnement puisqu'il advient decelui-ci, mais il trouve dans la productivit de sentiments intenses les traces du passage de l'vnement. Badiou affirme que son thique de l'vnement ne relve pas dela pure saisie, mais montre nanmoins que cette non-saisie qui saisit le sujet en letransformant 5emanifestepar des intensits d existence ingalables9. Si l'vnement relve d'un indicible, s'il n'est pas possible de dcrire la structure de soninstauration, on est en effet contraint de ne lui donner consistance qu' partir de sentiments ou de comportements effectifs qui sont comme les re-prsentants de ce quivient d'avoir lieu. C'est pourquoi Badiou insiste sur le fait que l'vnement recletoujours une part d'a-socialit ou de rupture immdiate dans la faon dont le sujetjusqu'alors se comportait. Ainsi, la passion amoureuse isole les amants et le grandmilitant rvolutionnaire est un incompris. Il est de la nature de l'vnement ainsicompris de ne pas durer dans le temps et d'tre incommunicable. Le sujet ne peut parailleurs s'appuyer que sur ses propres forces pour tre fidle ce qui lui est advenu.Ce type d'thique de l'vnement est corrl l'thique d'une libert qui ne cdepas, qui ne tente pas de matriser l'vnement partir d'une situation antrieure, etqui, pour ce faire, ne peut compter que sur ses propres forces10. Nanmoins, c'est unechose de dire qu'un vnement ouvre pour le sujet l'horizon d'une autre histoire etc'est une autre chose de dire que le sujet se dfinit par la structure de son ouverture la possibilit fondamentale de l'vnement. En faisant de l'ouverture du sujet l'vnement un fait inquestionnable, on annule la dimension improbable, non passeulement de tel vnement, mais du fait qu'il puisse y avoir vnement. L'vnement est quelque chose de vide, pouvant tre rempli par tout et n'importe quoi.Autrement dit, l'vnement dtruit la cohrence des projets du moi pour rveiller unsujet plus fondamental qui reoit l'vnement. On prsuppose donc qu'il y a au fondde la vie comportementale du vivant humain une subjectivit qui se dfinit commepouvoir de vivre l'vnement en tant que tel. Ce que vit ce sujet est chaque fois unenouveaut mais ce sujet lui-mme est considr comme allant de soi. Le seul critrede ce que signifie pour un fait tre un vnement se trouve alors dans le sujetvivant dsormais une autre histoire partir de l'vnement ainsi advenu. Merleau-

    qu elledit, sessignificationsne sont pas de l'invisible absolu : elle fait voir par des mots. Comme toute lalittrature. Elle ne s'installe pas dans i'envers du visible : elle est donc des deux cts {ibid.,p. 319).9. Alain BADIOU,L thique,p. 48 : On peut leur donner des noms : dans l'amour, il y a bonheur ; dans lascience, il y a joie (au sens de Spinoza: batitude intellectuelle) ; dans la politique, il y a enthousiasme ; etdans l'art, il y a plaisir. Ces affects de la vrit , en mme temps q u'ils signalent l'entre de q uelqu 'undans une com position subjective, rendent vaines toutes les considrations de renoncem ent. 10. De la mme faon, Marc RlCHiR a remarquablement montr que la rsolution chez Heidegger par laquellele Daseinse vit partir de la solitude de son pouvoir-tre le plus singulier conduit faire du Daseinun soisecrtement divin : Le tour de passe-passe est donc le fait qu'en ralit, si l'ipse se reprend, dans la solitude de l'tre pour la mort, c'est q u'il y a, en ralit, deux ipse, ou l'ipse, pour ainsi dire,en compagnie delui-mme, et de lui-mme transfigur subrepticement comme possible le plus propre, comme soi secrtement divin, alors mme que Heidegger fait entendre qu'il n'y a l ultimement qu'un seul ipse {Du sublime en p olitique,Paris, Payot, 1991, p. 366).

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    Ponty met au contraire en vidence l impersonnalit constitutive de l vnement quidoit tre dcrit avant m me sa rception par un sujet. Il faut alors dcrire ce qui diffrencie l exp rience d une vritable subjectivation partir de l vn em ent et l ex prience d une crise de sens au sein d un monde donn. Tout ce qui fait rupture nefait pas vnement. Il s agit de comprendre de faon positive le processus d instauration de ce travail de subjectivation sans immdiatement faire appel la ralit d unsujet qui serait dj l, prt recevoir l vn em ent. Une te lle faon de rflchirn entre pas en effet dans la structure de l vnement en train de s instaurer.

    Il importe ainsi dans le cadre de la phnomnologie merleau-pontienne de dcrirel vnem ent com me instauration d une structure de com portement o n aissent simultanment l une l autre ces deux ralits que sont l vnement et le sujet qui vitl vnem ent. Il est impossible ds lors de rflchir d e faon abstraite sur l vnem entsans que cette ralit de l vnement soit vcue au cours du travail de sa description.La phnomnologie merleau-pontienne de l vnement demande au phnomnologueun travail d incarnation de sa propre activit de pense. Tant que le phnomnologuerflchit propos d une exprience de l vnem ent qu il n est pas en train de vivre, ilest ncessairement conduit opposer vnement et rflexion, faire de l vnementquelque cho se d opaqu e, de descriptible seulement en termes ngatifs. Il ne peut doncs agir d entrer dans une rflexion qui cherche dire l vnement en gnral ou telvnement en particulier en croyant qu il suffit d avoir vcu un vnement pour enparler. Cette faon de procder a le double dsavantage d isoler l vn em ent parrapport la rflexion et de rendre cette rflexion impartageable. On ne dit alors riend autre de l vnement que le fait qu on ne peut rien dire, qu il est indicible. Le travail de Merleau-Ponty peut tre compris comme la recherche d une mthode de description qui permette de simultaniser l exprience de l vnement et le travail de sadescription11. Cela signifie que le phnomnologue ne peut plus se contenter de direce qu il intuitionne au sein d une mthode de rduction donne, mais qu il doit gnrer par son propre travail de description l exprience qu il est en train de dcrire.C est pourquoi Merleau-Ponty refuse de comprendre son travail interrogatif commerecherche de la solution12 . Il ne peut tre question de vouloir dire ce qu est le vivremme de l vnement sans que ce dire participe d un vnement dont il est l instau-rateur. C est pourquoi une phnomnologie de l vnement requiert un nouveau rapport du phnomnologue au langage : C est propos du langage qu on verrait lemieux comment il ne faut pas et comment il faut revenir aux choses mmes 13 . Onne peut en effet se contenter d opposer vnemen t et rflexion sur l vnem ent moins de perdre dans sa rflexion mm e la possibilit d entrer dans la structured instauration de l vnem ent14 . Claude Lefort compare pour cette raison le travail de11. Ce qui lui manque, comme aux philosophies reflexives, crit Merleau-Ponty en pensant Sartre, c'est ladouble rfrence, l'identit du rentrer en soi et du sortir de soi, du vcu et de la distance (Le Visible et

    l Invisible,p. 165).12. Ibid.,p.138.13. Ibid.,p. 166.14. Marcel GAUCHET a remarquablement montr cette circularit merleau-pontienne de la rflexion et del'exprience : Le propre de l'interrogation, ce qui fait son pouvoir philosophique, c'e st d 'tre ouverture 57

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    Blanchot et celui de Merleau-Ponty. Les deux auteurs conoivent le travail del'criture comme devant accompagner son propre engendrement15. Il y a pour Merleau-Ponty une faon de dcrire qui n'oppose pas la description son objet mais quiunit description et exprience dans un mme geste instaurateur 16. Une gense del'vnement devrait tre prsente dans la description phnomnologique de l'vnement pour que la rflexion pouse dans son faire mme la structure d'instaurationde l'vnement :Si ce paradoxe n'est pas une impossibilit, et si la philosophie peut parler, crit Merleau-Ponty, c'est parce que le langage n'est pas seulement le conservatoire des significationsfixes et acquises, parce que son pouvoir cumulatif rsulte lui-mme d'un pouvoird'anticipation ou de prpossession, parce qu'on ne parle pas seulement pour savoir ce quel'on sait, comme pour en faire talagemaisaussi de ce que l'on ne saitpas,pour le savoir, et que le langage se faisant exprime, au moins latralement, une ontogense dont

    il fait partie17.Merleau-Ponty ralise ce paradoxe essentiel dans sa fameuse exprience du touchant-touche.Loin d'tre le compte rendu d'une exprience qui a eu lieu, l'exprience du touchant-touche est le fait d'une description oprante, qui unit dans un mme gested'instauration la description de l'vnement et l'vnement lui-mme. La descriptionque fait le phnomnologue s'accompagne d'un vritable travail du corps. Nous allons montrer que cette exprience doit tre comprise comme l'instauration d'un couplage entre un travail de description et une exprience dcrite. Le travail phnomnologique renonce une description directe d'une exprience dj faite pour faireplace l'instauration de l'exprience dont il fait la description. Merleau-Ponty cherche de cette faon faire une phnomnologie qui permette d'entrer dans l'instauration de l'vnement lui-mme : C'est donc une question de savoir si la philosophie comme reconqute de l'tre brut ou sauvage peut s'accomplir par les moyens dulangage loquent, ou s'il ne lui faudrait pas en faire un usage qui lui te sa puissancede signification immdiate pour l'galiser ce qu'elle veut tout de mme dire18 . C'est pourquoi la description du touchant-touche fonctionne chez Merleau-Pontycomm e une vritable exprience d'incarnation du sujet qui opre la description : La

    vie devient ides et les ides retournent la vie, chacun est pris dans le tourbillon oil n'engageait d'abord qu'une mise mesure, men par ce qu'il dit et ce qu'on lui arpondu, men par sa pense dont il n'est plus le seul penseur 19. Au moment enl'inscription originaire du sens, l'unique accs la logique de la donation du monde, comme tre aumon de, par l'indication, dans le dploiement circulaire de celle-ci, de son propre double mouvem ent, qui laramne indfiniment dans la position de soi dans l'exclusion d'avec le lieu du dehors la tentative de s'yinstaller ( Le lieu de la pense , dansL Arc. Merleau-Ponty,46 [1971], p. 29).

    15. Cla ude LEFORT,Sur une colonne absente,P aris, Gallim ard, 1978, p. XVII.16. Il faut donc croire que le langage n'est pas simplem ent le contraire de la vrit, de la concidence, qu'il y

    a ou qu'il pourrait y avoir, et c'est ce qu'il cherche un langage de la concidence, une manire defaire parler les choses elles-mmes (MERLEAU-PONTY, Le Visibleet l Invisible, p. 167).17. Ibid.,p.139.18. Ibid.19. Ibid.,p.159.

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    LA QUESTION DE L'VNEMENT DANS LA PHNOMNOLOGIE DE M ERLEAU-PONTY

    effet o nous oprons la description du touchant-touche, nous ne faisons pas quedcrire un tat de chose qui vient d tre vcu ou qui est l en face de nous sans quenous nous y impliquions. Nous effectuons avec notre corps lui-mme ce que nousdisons. Ce qui se passe au niveau du corps s accorde avec ce qui se passe au niveaude l activit de description. Il ne s agit donc pas de faire et puis de dire ni de dire etpuis de faire. L exprience ne prend toute sa porte phnomnologique que dans lamesure o le dire et le faire parviennent se coupler dans l instauration d un vritable vnement de pense dont le rsultat est celui d une incarnation. En ce sens, larflexion est prise par l exprience corporelle qu elle rend possible :

    partir de l, crit Merleau-Ponty, laborer une ide de la philosophie elle ne peut treprise totale et active, possession intellectuelle. Elle n est pasau-dessus de la vie ensurplomb. Elle est au-dessous. Elle est l preuve simultane du prenant et du pris danstous les ordres.Cequ elledit, sessignificationsne sont pas de l invisible absolu elle faitvoir par des mots. Comme toute la littrature. Elle ne s installe pas dans l envers du visible elle est donc des deux cts20.Nous avons deux mains. Avec ces deux mains, nous allons faire une expriencequi ne prend sens que par la faon mme dont on la dcrit et l effectue. Il ne s agitpas dans cette exprience de dcrire le processus d incorporation d un pur sentir enchamp de localisation des sensations. Nous ne dcrivons pas non plus une exprienceque nous venons de faire en touchant notre jambe avec notre main et en nou s apercevant de l ambigut de la sensation vcue, ne pouvant dire seulement que cette sensation de toucher est le fait de la main ou de la jambe. Cette exprience du touchant-

    touche que l on trouve dans l uvre de Husserl ne se situe pas dans le mme cadreinterrogatif que celui de Merleau-Ponty. Il s agit chez Merleau-Ponty de dcrire uneexprience singulire que l on fait en mme temps et dans la mesure mme o on ladcrit. Le premier moment de cette exprience consiste apprendre percevoir nosdeux mains comme le regard objectivant de la science pourrait le concevoir. Cetteexprience faite vritablement et avec srieux ne peut manquer de produire en nousun certain sentiment d tranget. Il importe que le phnomnologue produise en luicette exprience et ne se contente pas de la dire en croyant ainsi en avoir puis lasignification. Je regarde ma main droite que j ai dpose l, sur la table, au plus loinde moi. J apprends ne plus voir cette main que comme une masse inerte qui est lsur la table. Je suspends d une certaine manire cette exprience que je fais d tremo i-mm e ma main en train de toucher telle ch ose, de l effleurer ou de la manipuler.La rduction que nous faisons consiste suspendre l viden ce phn omn ologiqueque nous sommes un corps vcu ouvert un monde de choses toucher. Il suffit queje lve tout coup ma main droite, gratuitement, pour que j accentue encore ce sentiment d tranget. Je vo is m a main l-devant effectuer un comportement devant mo i. force de me percevoir et de me vivre comme je me conois, j en viens suspendrel vidence phnomnologique que ces mains sont animes d une vie sensible etmienne.

    20 . Ibid.,p. 319.359

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    Je ne perois plus dans cette main droite qu'une masse inerte qui peut recevoirdes stimuli. O est donc la sensation vcue ? Dans la main ? Dans le systme nerveux ? Je regarde ma main droite qui est l devant moi. Celle-ci m'apparat inhumaine. Elle fait partie de la totalit comportementale de mon corps mais semble osciller d'un tat de masse inerte un pouvoir de se comporter. Quand je dcide debouger ma main droite, j'assiste son mouvement en ne sachant plus trop bien si cemouvement doit lui tre attribu ou s'il doit tre attribu moi qui la regarde bouger.Cette exprience est une sorte de fiction mais que je joue rellement avec moncorps.Nous sommes en train de suspendre par une certaine faon de dire et de fairecette fameuse vidence phnomnologique du corps vcu, dans une exprience quiest la fois intellectuelle et corporelle. Le second moment de l'exprience consiste radicaliser ce sentiment d'tranget que nous sommes en train de vivre. Je regarde mamain droite et tout coup je lui fais toucher m a main gauche. Il importe de faire cetteexprience aprs que le premier moment se soit correctement effectu. Je ne peuxplus d ire en effetqueje suis en train de toucher ma main gauche avec ma main droite.Je vois, l devant moi, ma main droite venir toucher ma main gauche. Une masse semet toucher une autre masse. Devant moi et pourtant en moi et avec moi, j'assiste une dehiscence, c'est--dire, selon les termes de Merleau-Ponty, un retournementdes parties du corps les unes sur les autres. Par ce travail de description qui est entrain de se faire et de s'prouver corporel lement, les deux mains se retournent l'unecontre l'autre et semblent se comporter comme si elles dtenaient chacune toute seuletout le pouvoir gestuel du corps. La main droite n'est plus que geste au moment o lamain gauche n'est plus que masse. Je m'prouve comme un tre dchir et comme lespectateur tout la fois dsengag et engag d'un conflit entre les parties de moncorps. Mon corps est devenu la scne d'une tragdie dont je suis tout la foisl'auteur, l'interprte et le spectateur.

    Cette exprience peut se radicaliser. Je me sens pris dans une exprience que jefais etqueje dis. Ma main droite tente de vrifier son unilatralit de main seulementtouchante sur l'unilatralit de l'autre main seulement touche et inversement, dansune sorte de basculement indfini du passifversl'actif et de l'actifverslepassif.Lesdeux mains sont devenues incompossibles. Elles prtendent ainsi, en mme temps,dtenir le pouvoir entier du corps, relguant l'autre main la fonction d'une simplemasse. L'unit du corpss'est ddouble en autant de parties qui prtendent tre lecorps gestuel lui-mm e. Merleau-Ponty parle d'un soi dchir21. Notre expriencecontinue et nous nous sentons arriver un point de non-retour, comme s'il nous fallait trouver un nouveau mode d'unit de notre corps. L'unit du corps ne peut plustre une unit de parties indiffrentes les unes aux autres et articules seulement enfigure-fond, chacune tant alternativement passive et active et ne trouvant sa placequ'au sein d'une totalit fonctionnelle. Notre travail de description aboutit une impossibilit, celle de concevoir comment deux mains pourraient tre simultanment laseule main touchante. Cette rflexion produit ainsi une exprience intellectuelle-limite qui nous empche de rsoudre un problme de signification en faisant directe-21. MERLEAU-PONTY,La Nature. Notes des cours du Collge de France 1956-1957 ,Paris, Seuil, 1995, p. 285.

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    ment appel de la signification. Il est impossible en effet de dire de faon directe ceque pourrait signifier pour les deux mains le fait qu elles soient chacune en mmetemps la seule m ain touchante. Mais approchons lentement no s deux mains l uneauprs de l autre et stab ilisons-les courte distance. C es deux mains dev iennent alorssimultanment touchantes et touches22 . Nous faisons l exprience que l espace entrenos deux mains n est pas seulement un espace neutre, prt tre travers par la maindroite vers la main gauche ou par la main gauche vers la main droite. Ce qui pournotre esprit est impossible se ralise dans l espace d entre-deux de ces deux mainsjustement cou ples. Il ne s agit pas seulement alors de s apercevoir que les deuxmains mises en situation de voisinage entrent dans une organisation ambigu o onne sait plus qui est en train de toucher qui. Par l exprience que nous sommes en trainde faire, percevant dsormais le rapport entre les deux mains comme un rapport entredes incompossibles, nous sentons et percevons l instauration d un nouveau rapportentre les mains. Une nouvelle dimension advient et instaure un espace de jonctionentre les deux mains incompossibles. L espace d entre-deux des deux mains devientun espace d intgration. Le corps n apparat plus alors com me un assem blage departies ni comme une totalit phnomnologique, comme un corps vcu dont l unitirait de soi et serait inquestionnable. Par l exprience que je suis en train de dcrire etde faire, l espace entre les deux mains n est plus seulement vcu comme un espacevide pouvant tre travers alternativement par chacune d entre e lles . Il sem bles paissir et devenir le lieu o se conjugue invisiblement le double mouvement unilatral des deux m ains l une vers l autre. L espace entre les d eux mains gon fle etralise en son paisseur instaure la jonction des injoignables. Il simultanise deuxmouvements qui, au regard de la rflexion, ne peuvent pourtant avoir lieu en mmetemps23 . Nous assistons une jonction des incompossibles dans le processusd instauration d un champ en charge : Position, ngation, ngation de la ngation :ce c t, l autre, l autre que l autre. Q u est-ce que j apporte au problme de l un et del autre ? Ceci : que le mme soit l autre que l autre, et l identit diffrence de diffrences cela 1) ne ralise pas dpassement, dialectique dans le sens hglien 2) seralise sur place, par empitement, paisseur, spatialit24 . Cette spatialit est cellequi se produit par la mise en charge de l espace vide de l entre-deux. Le travail duphn om nologu e merleau-pontien consiste dcrire une exprience qu il est enmme temps en train de faire.

    Ce qui est vc u par celui qui fait cette exprience se laisse comprendre com me unprocessus d incarnation. En effet, l articulation du dire et du faire dans le touchant-touch e produit une exprience dont la structure est dcrite au moment m m e ol vnem ent sensible qui s instaure est prouv. Notre description nous am ne faire22. Si l'on veut des m taphores, il vaudrait mieux dire que le corps senti et le corps sentant sont com mel'envers et l'endroit l'un de l'autre, ou comme deux segments d'un seul parcours circulaire, qui par en haut,

    va de gauche droite, et par en bas, de droite gauche, mais qui n'est qu'un seul mouvement en ses deuxphases (MERLEAU-PONTY,Le Visibleet l Invisible, p. 8 -182).23 . La pulpe mme du sensible, son indfinissable, n'e st pas autre chose que l'union en lui du ded ans et dudeh ors , le contact en paisseur de soi avec soi (ibid.,p. 321).24 . Ibid.,p.318.361

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    une exprience o se ralise quelque chose qui n'est pas directement concevable pourla rflexion. La description que nous faisons n'est pas la description d'un tat dechose dj tabli que l'on tente de dire par ailleurs. Elle est la mise en place d'unvritable chemin d'exprience en lequel le phnomnologue s'incarne sans pour autant se taire et concider avec une exprience qui le submergerait25. Ce qui est impossible pour la rflexion parvient se raliser dans une exprience corporelle qui se faiten mme temps qu'elle se dit. Les deux mains sont perues comme se dplaant surplace. Immobilement tendues, elles sont ici et invisiblement l-bas. Merleau-Pontynomme chair ce qui advient par intgration des deux dimensions devenues in-compossibles du passif et del'actif: La chair, c'est ce qui fait que mon corps estpassif-actif (visible-voyant), masse en soi et geste26 . Notre travail de descriptionparvient s'ajuster la naissance d'un vnement dont il est une partie constituante.L'exprience du touchant-touche permet la fois de dcrire et de vivre l'instaurationd'un vnement. C'est dans la mesure o nous oprons cette exprience tout en ladcrivant que nous pouvons entrer par notre description mme dans la structure interne de l'vnement qui est en train de s'instaurer. Merleau-Ponty inaugure ainsi uneconception performative de la description phnomnologique. La description effectue dans l'interaction entre l'esprit du phnomnologue et son corps fait advenir untype de discours qui ne concide pas avec ce qu'il dit mais qui lui est nanmoins accord. Nous parvenons dire et faire voir la structuration d'un vnement que nousvivons tout en le disant. Il ne s'agit donc pas de dire de faon frontale ce qu'estl'vnement ( moins d'en donner une dfinition ngative et gnrale : ce qui faitrupture) mais de tenir un travail de description qui en se faisant trouve son unit, sonlieu d'intgration, dans l'instauration d'une exprience sensible et perceptive. Lesujet dcrivant est pris par l'exprience que son dire ralis rend possible. Le travailde description en tant effectu fait voir la chose mme dont il est la description, nonpas de faon frontale, mais de faon indirecte, dans un travail qui pouse en se faisantl'instauration d'un vnement.

    Il nes'agitdonc plus de dire l'vnement en lui-mme mais de produire des descriptions qui retentissent dans notre exprience corporelle et qui par ce travaild'incarnation font voir ce qu'elles disent. Nous dirons ici, mais cette thse n' a de sensqu' partir de l'exprience que nous venons de faire, que l'vnement est un processus d'incompossibilisation et d'intgration de dimensions, l'mergence d'une nouvelle structure de comportement. C'est partir de cette exprience fondamentale queMerleau-Ponty tente alors d'amplifier cette exprience au niveau d'un vritable travail de perception du comportement. Le travail de description de l'exprience dutouchant-touch fournit comme une base d'exprience o ce qui est dit et ce qui sedvoile s'entre-appartiennent en fonction de la nature performative et incarnante du25. Un premier fil conducteur peut tre repr avec des modes d'expression extrieurs la philosophie, mais

    qui concernent au plus prs son auto-rflexion. On a vu comment Merleau-Ponty reconnaissait chez descrivains (Stendhal, Proust, Simon...) un travail de langage qui met au jour l'intelligibilit mme du sensible et fait ainsi accder la vie sensorielle la parole et l'criture (Yves THIERRY, DU corps parlant. Lelangage chez M erleau-Ponty,Bruxelles, Ousia, 1987, p. 154).26. MERLEAU-PONTY, Le Visibleet l Invisible,p. 324.

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    discours. Il ne s agit plus alors de dire ce que l on voit, mais de dire pour laisserl espace d une autre perception advenir27 . L vnement chez Merleau-Ponty est li un nouveau fonctionnement du comportement, non pas l irruption d un fait qui faitcrise, mais l instauration d un nouveau type de rapport un tat de chose. Ainsi,l vnement dans l exprience perceptive de Czanne ne consiste pas tre surprispar l apparition de la montagne Sa inte-Victoire au dtour d un chem in. L vnem entest li l instauration d un nouveau rapport perceptif qui peut tre tudi et qui rpond une structure de fonctionnement. Cette structure est celle d un contraste trsfort entre des phnomnes perceptifs qui requirent un autre traitement que celuid une perception fonctionnelle (figure-fond). Or, cette nouvelle structure sollicite unrapport diffrent du sujet son corps, comme si l vnement mme de cette perception du peintre impliquait que le corps ne soit plus seulement un rcepteur de stimuliou un ralisateur d intentions, mais un lieu d intgration de dimensions incompossi-bles.

    Dans l exprience merleau-pontienne du touchant-touche, le sujet ne rsout l in-com possibilit (il n est pas possible que les deux m ains soient en m me tem ps laseule main touchante) que dans un processus d incarnation. C est dans la mise encharge du corps que se ralise l intgration des dimensions incompossibles. Le sujetczannien, de la mme faon, s ajuste un tat de chose dans le monde qui recledans sa texture cette incom possibilisation et cette possibilit d intgration. Sainte-Victoire n est pas pour Czanne n importe quelle montagne. Ainsi, l vnement qui alieu quand Czanne germine avec le paysage est contenu dans le paysage, mais ilne se produit que lorsque Czan ne laisse s instaurer en lui, en ajustement av ec lacomplexit de l tat de chose, un autre mode de rapport perceptif. Cet autre modeperceptif est celui d une incarnation. C est au sein de son attitude motrice que lepeintre laisse les dim ensions perceptives incomp ossibles de Sainte-Victoire s intgrerdans l instauration d un champ. Le peintre peint ainsi avec son corps dans la mesureo il n est pas possible que le systme mental de traitement des informations visu ellespuisse rsoudre le problme perceptif que pose Sainte-Victoire selon le seul principede la figure et du fond. Sainte-Victoire se tient dans le monde comme un vnementqui sollicite le sujet un nouveau mode de fonctionnement. La structure de ce fonctionnement est une intgration. Il apparat, au sein de notre exprience du touchant-touche, que l intgration de dimensions incom possibles ne peut se faire que dansl instauration d un nouveau rapport entre conscience et corps. Le corps est devenu lelieu d intgration d une incompossibilit. L effet de singularisation de l vnementpar lequel le sujet se sent mis en prsence de Sainte-Victoire implique un processusprcis, tout aussi improbable que rgl, celui de pouvoir laisser des contrastes perceptifs s ajuster dans l mergence d un champ perceptif. Il n est ds lors plus question d opposer l ordre d une causalit naturelle (o il n y a que des faits) l ordre del vnement. L vnement est un processus qui ne rompt en aucune manire le fonc-27. Com me le monde est derrire mon corps, l'essence oprante est derrire la parole oprante aussi, cellequi possde m oins la signification qu'e lle n'e st possde par elle, quin e nparle pas, mais la parle ou parleselon elle ou lalaisse parler et se parler en moi, perce mon p rsent (ibid.,p. 158).

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    tionnement du vivant humain, mais qui pousse ce fonctionnement dans ses limites,jusqu' l'incompossibilit et l'intgration. L'mergence d'un autre principe de fonctionnement que celui de la figure et du fond est li chez Merleau-Ponty l'incarnation. Ainsi le corps du sujet se mettant en rapport de couplage avec une situationdevient l'espace d'intgration de dimensions existentielles. Celles-ci ne s'articulentplus selon le principe de la figure et du fond. L'instauration de l'vnement ne s'accompagne pas ncessairement d'une motion ou d'une intensit d'existence ingale.La massivit et l'clat de ces motions peuvent traduire une tentative dsespre pourproduire de l'vnement l o il n'y en a pas.Une situation ne fait vnement que si ses diffrentes dimensions sont devenuesincompossibles et parviennent par un juste couplage s'intgrer dans un champ.C'est donc en se vidant de sa seule cohrence fonctionnelle et en laissant les dimensions de son existence s'incompossibiliser que le sujet s'ajuste la situation qui faittout la fois objectivement et subjectivement vnement. Le sujet trouve au seind'une nouvelle articulation entre corps et esprit une attitude qui ralise dans la miseen charge du corps des mouvements incompossibles. Cette intgration potentialiseune existence qui en faisant ceci fait en mme temps et invisiblement cela. Le sujets'est vid de lui-mme en se dmultipliant en un ensemble de parties et de dimensions devenues incompossibles. De ce vide justement articul advient la mise encharge d'une attitude du corps en rapport de couplage la naissance d'un champ. l'intgration dans la situation de dimensions devenues incompossibles fait chol'intgration du sujet qui s'incarne : Ainsi le corps est d ress debout devant lemonde et le monde debout devant lui, et il y a entre eux un rapport d'embrassement.Et entre ces deux tres verticaux, il n'y a pas non plus une frontire, mais une surfacede contact28. Tout se passe alors comme si le geste effectif du sujet n'tait plusseulement la ralisation d'un mouvement dcrt de l'intrieur de l'esprit. De lamme faon que la main droite est, dans son rapport de juste couplage avec la maingauche, invisiblement en train de traverser l'espace, ainsi, le sujet laisse son existenceintgrer les dimensions de son comportement et potentialise dans cette intgration ducorps et de l'esprit un mouvement dj en train de se raliser :

    Pour comprendre cette prgnance de l'invisible dans le visible, cette chair de l'imaginaire(visibilit imminente), crit Merleau-Ponty, il faudrait lucider notre chair, c'est--direcomment notre vision merge de notre corps. [...] Or, ce capitonnage d'un visible, ou cedehors du dedans, s'tend, du coup, toutes les choses extrieures que le corps voit, toutle spectacle li l'une de ses parties o il rside bizarrement. Rapport distance entre leschoses etcequi les double secrtementdans moncorps29.La vision merge en effet du corps ds lors que le corps n'est plus seulement vcucomme un moyen de l'esprit. C'est en effet dans l'instauration d'une attitude motricede son corps que le sujet parvient laisser s'intgrer les dimensions de son existence.Merleau-Ponty montre que certaines des uvres les plus fondamentales de Rodinexpriment la structure de cette intgration. L'vnement perceptif que gnrent cer-

    28. Ibid.,p. 324.29. MERLEAU-PONTY,Notes de cours. Collge de France, 1958-1961,Paris, Gallimard, 1996, p. 173-174.364

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    taines uvres de Rodin fonctionne en effet selon cette structure de l intgration desincom possib les. Cette intgration gnre la perception d un mouvem ent pourtantinvisible :Rodin il faut [les] parties du corps chacune dans [des] phases diffrentes du mouvement.Donc position que le corps n ajamais eue. Ce sont des moments incompossibles qui scrtent la transition. Pourquoi ? Parce que chacun d eux selon [la] logique du corps medonnant [un] autre rapport l espace, justement parce qu ils sont incompossibles et pourtant du mme corps, le corps clate en temporalit l homme avec ses deux pieds au sol,les chevaux duDerbyd Epsomembrassant la piste de leurs pattes ont un pied dans chaqueinstant.Ineinanderespace-temps la photo maintient ouvert l instant que le temps dpasse par empitement et mtamorphose, la peinture inclut dans le corps, le quitter ici,aller l le mouvement n est pas d abord changement de lieu, mais formule interned un faire, clatementducorps vers ce qu il quitte et ce qu il approche30.L vnement est l instauration d une cohsion des incompossibles et c est en cesens qu il potentialise un mouvement. L vnement n est pas n importe quelle criseou rupture. Il est une rupture dont la structure interne est celle de la potentialisationd une existence intgre, ne fonctionnant plus de faon modulaire, selon la structurefigure-fond. L vnement est singularisant mais la structure de son instauration a uneobjectivit. C est pourquoi une vritable phnomnologie de l vnement est ncessairement une phnomnologie en laquelle le phnomnologue s incarne en s ajustant la structure objective de l vnement m me. C e qui fait la raret de l vn em ent estli l improbabilit qu une telle structure puisse tre ralise. Sa ralisation est celle

    d une incarnation. C est parce que nous avons un corps et que nous pouvons nousincarner que quelque ch ose comm e un vnem ent peut avoir lieu.

    30 . Ibid., p. 172.365