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MENS Revue d’histoire intellectuelle de l’Amérique française Volume V, numéro 1 Automne 2004 © Revue Mens, 2004.

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MENSRevue d’histoire intellectuelle

de l’Amérique française

Volume V, numéro 1Automne 2004

© Revue Mens, 2004.

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TABLE DES MATIÈRES

5 Présentation

Articles7 D’un catholicisme à l’autre : trois ordres

catholiques au Québec et leurs revues face àl’Aggiornamento, 1962-1970Janine Thériault

73 Les Yvettes comme l’expression d’un féminismefédéraliste au QuébecStéphanie Godin

119 Le voyage identitaire (et imaginaire) deTocqueville au Bas-Canada : vieille France ouNouvelle-France ?Anne Trépanier

Note de lecture151 Américanité, modernité et identité nationale

profondeLouis Balthazar

Comptes rendus163 John T. Saywell, The Lawmakers

(Marc Chevrier)

167 C. Hauser et Y. Lamonde, Regards croisés entre leJura, la Suisse romande et le Québec(Pascale Ryan)

171 Lucie Piché, Femmes et changement social au Québec(Magda Fahrni)

COMITÉ DE DIRECTION

Yves Bégin, Université Laval (secrétaire de rédaction)Damien-Claude Bélanger, Université McGill (comptes rendus)

Michel Bock, Université d’OttawaMichel Ducharme, Université McGill

Dominique Foisy-Geoffroy, Université Laval (secrétaire-trésorier)Xavier Gélinas, Musée canadien des civilisations

É

COMITÉ CONSULTATIF

Gérard Bouchard (Université du Québec à Chicoutimi)Linda Cardinal (Université d’Ottawa)

Kevin J. Christiano (University of Notre Dame)Ramsay Cook (Dictionnaire biographique du Canada)

Sylvie Lacombe (Université Laval)Yvan Lamonde (Université McGill)

Guy Laperrière (Université de Sherbrooke)Jocelyn Létourneau (Université Laval)

Roberto Perin (York University)Allan Smith (University of British Columbia)Joseph Yvon Thériault (Université d’Ottawa)

Pierre Trépanier (Université de Montréal)

É

Mens. Revue d’histoire intellectuelle de l’Amérique française est une revuesemestrielle dont les numéros paraissent les printemps et automne de

chaque année. Les textes publiés dans Mens n’engagent que leurs auteurs.Pour tout renseignement concernant les modalités d’abonnement, sereporter à la dernière page. On peut nous joindre à l’adresse suivante :

Revue MENSDépartement d’histoire

Université LavalQuébec (Qc)

G1K 7P4Téléphone : (418) 529-8820Télécopieur : (418) 656-3603

[email protected]/revuemens

ISSN : 1492-8647

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PRÉSENTATION

Le comité de direction de la revue Mens est heureux devous présenter ce nouveau numéro. Nous sommes d’autantplus fiers que nous avons le plaisir d’annoncer à nos lecteursla mise sur pied d’un comité consultatif composé de douzechercheuses et chercheurs chevronnés qui proviennent d’ho-rizons disciplinaires différents et qui partagent tous un intérêtmarqué pour l’histoire intellectuelle de l’Amérique française.

Ces personnes sont, dans l’ordre alphabétique :Gérard Bouchard (UQAC)Linda Cardinal (Université d’Ottawa)Kevin J. Christiano (University of Notre Dame)Ramsay Cook (Dictionnaire biographique du Canada)Sylvie Lacombe (Université Laval)Yvan Lamonde (Université McGill)Guy Laperrière (Université de Sherbrooke)Jocelyn Létourneau (Université Laval)Roberto Perin (York University)Allan Smith (University of British Columbia)Joseph Yvon Thériault (Université d’Ottawa)Pierre Trépanier (Université de Montréal)Nous les remercions tous chaleureusement d’avoir ac-

cepté notre invitation. Notre vœu le plus cher est de conti-nuer à mériter la grande confiance et l’amitié qu’ils nous té-moignent.

Dans ce numéro, on trouvera trois articles de fond, unenote de lecture ainsi qu’une imposante section de comptesrendus. Dans un article intitulé « D’un catholicisme à l’autre :trois ordres catholiques au Québec et leurs revues face à l’Ag-giornamento, 1962-1970 », Janine Thériault examine la redéfi-nition du catholicisme qui s’est opérée lors du Second Con-

Comptes rendus (suite)176 M. Dumont et L. Toupin, dir., La pensée féministe au

Québec(Amélie Bourbeau)

181 Louis Cornellier, Devoirs d’histoire(Patricia-Anne De Vriendt)

186 Pierre Vallières, Paroles d’un nègre blanc(David Milot)

195 Véronique Auzépy-Chavagnac, Jean de Fabrègues etla Jeune Droite Catholique(Christian Roy)

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ARTICLES

D’UN CATHOLICISME À L’AUTRE :TROIS ORDRES CATHOLIQUESAU QUÉBEC ET LEURS REVUES

FACE À L’AGGIORNAMENTO,1962-19701

Janine ThériaultMontréal

RésuméLe texte qui suit examine le processus de passage d’une forme decatholicisme, celui de l’après-concile de Trente, à celui qui se pratiqueau Québec depuis le concile Vatican II. Il s’agit principalement d’éva-luer le degré d’adaptation de l’Église catholique québécoise à la mo-dernité contemporaine et, en l’occurrence, trois revues en seront lestémoins : Relations, publiée par les Pères jésuites, Culture, par les Pèresfranciscains et Maintenant, par les Pères dominicains. L’étude porteprincipalement sur les années 1962 à 1970, ce qui est d’autant plusintéressant qu’une polarité idéologique opposait alors la pensée desJésuites à celle des Dominicains. Cette polarité se trouve au cœur desdébats qui suivront la parution, en 1968, de l’encyclique HumanæVitæ, laquelle condamnait formellement les méthodes de contra-ception artificielle.

AbstractThis article examines the adjustment of Quebec’s Roman Catholic Church to thereforms brought about by the Second Vatican Council and, in a wider sense, tomodernity. Three religious periodicals were selected as the base for this study:

Mens, vol. V, n° 1 (automne 2004)

cile du Vatican telle qu’elle a été perçue dans trois revuesquébécoises animées par des communautés religieuses : Cul-ture (Franciscains), Relations (Jésuites) et Maintenant (Domini-cains). Dans « Les Yvettes comme l’expression d’un féminismefédéraliste au Québec », Stéphanie Godin cherche pour sa partà mieux comprendre les motivations de ces femmes qui ontmanifesté avec éclat du côté du « Non » lors du référendumde 1980. Elle montre que, contrairement à certaines idéesreçues, ces militantes étaient bel et bien féministes, des fémi-nistes, cependant, qui faisaient la promotion d’un féminismedit « de la différence » par opposition à un féminisme dit « del’égalité ». Enfin, Anne Trépanier rappelle, dans « Le voyageidentitaire (et imaginaire) de Tocqueville au Bas-Canada :vieille France ou Nouvelle-France ? », le séjour en ces terresd’Alexis de Tocqueville en 1831 et ses observations sur lesCanadiens français. Le politologue Louis Balthazar nous faitégalement part des réflexions que la lecture de l’ouvrage deJoseph Yvon Thériault, Critique de l’américanité, a suscitées chezlui.

En terminant, nous annonçons la publication au prin-temps prochain (vol. V, n° 2) d’un numéro spécial de Mensportant sur l’histoire du livre et de l’imprimé. Cela représen-tera pour nos lecteurs une occasion exceptionnelle de se fa-miliariser avec ce domaine si dynamique de l’histoire intellec-tuelle et culturelle.

Yves Bégin,pour l’équipe de Mens

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jouer entre l’Église enseignante, qui est celle de la hiérarchieet des clercs, et l’Église enseignée. De nouvelles théologiesnées dans l’Europe du XXe siècle ont frayé la voie à VaticanII. L’éthique personnaliste que des philosophes laïcs, tels Jac-ques Maritain, Emmanuel Mounier, Étienne Gilson et autresont contribué à promouvoir, en est une des influences et lesintellectuels québécois, laïcs autant que clercs, n’y ont paséchappé. Il faut donc se demander dans quelle mesure cesthéologies auront aidé l’Église québécoise à évoluer et com-ment, dans ce contexte, les revues réussissent à traduire ledésarroi de certains clercs devant la sécularisation rapide dela société québécoise autant que l’ouverture des autres à cemonde nouveau.

Il est une hypothèse dont il faut bien tenir compte, quiest celle d’une polarité idéologique opposant la pensée desJésuites à celle des Dominicains, polarité qui d’ailleurs dispa-raîtra graduellement. La crise de la non-confessionnalité descoopératives, qui éclata en 1945 à la suite de la publicationd’un manifeste du dominicain Georges-Henri Lévesque, doyende la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, cons-titue un bon exemple de cette polarité. L’article, publié dansla revue Ensemble, exprimait l’opinion que la coopérative pou-vait et devait être non-confessionnelle. Les Jésuites de l’Écolesociale populaire firent part de leur désapprobation aux évê-ques du Québec et au délégué apostolique, Mgr Antoniutti,qui condamna l’erreur doctrinale présumément commise dansle manifeste2. Cette polarité marquera de nouveau le débatsur la régulation des naissances dont l’apogée se situe en 1968,au moment de la parution de l’encyclique de Paul VI, HumanæVitæ 3. Puisqu’il est question de déceler, dans le contenu desrevues, le degré de capacité de l’Église québécoise à s’adap-ter à la modernité contemporaine, dont deux des principalescomposantes sont la subjectivité et le principe d’autonomie,

D’un catholicisme à l’autre

Relations, the organ of Quebec’s Jesuits, Culture, a Franciscan publication,and Maintenant, which was published by the Dominicans. During the 1960s,the province’s Jesuits and Dominicans held divergent positions on a number ofissues, and these ideological divergences would profoundly affect the debate thatfollowed the publication of Humanæ Vitæ, the 1968 encyclical that condemnedartificial means of contraception.

Nul ne peut nier l’ascendant qu’eut l’Église catholiquesur plusieurs générations de Québécois. L’importance de lapresse religieuse est proportionnelle à cet ascendant et certai-nes publications ont, plus que d’autres, accompagné les ca-tholiques québécois dans leur marche vers la modernité. C’estpourquoi j’ai choisi de chercher dans le contenu de trois re-vues, publiées par trois congrégations religieuses catholiques,à démontrer le passage d’un catholicisme à l’autre, autrementdit une adaptation de l’Église catholique québécoise à la mo-dernité contemporaine. Ces revues sont Culture, publiée parles Franciscains, Relations par les Jésuites, et Maintenant parles Dominicains. La première est une revue savante, la se-conde un magazine branché sur l’actualité religieuse, sociale,artistique et intellectuelle, la troisième une revue d’opinioncentrée sur le dialogue entre clercs et laïcs. L’étude couvresurtout la période 1962-1970, laquelle coïncide avec la Ré-volution tranquille et le Second Concile du Vatican. Et ceque reflètent ces revues est la pensée de ceux qui la font etpas nécessairement celle de tous les membres des ordres con-cernés.

Il s’agit d’examiner le processus de passage d’une formede catholicisme, celui de l’après-Concile de Trente, à celuiqui se pratique aujourd’hui, de constater à quel point les re-vues étudiées reflètent l’accueil des ordres qui les soutien-nent aux changements proposés par Vatican II, de voir com-ment elles illustrent la lutte de pouvoir qui semble alors se

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à concilier la raison et la foi, l’immanence et la transcendance,« se trouve condensée dans la mise à nu de cet événementqu’il appelle l’alternative10 », ce qui contraint au choix et parle fait même à l’abandon du dogmatisme rigide. Cette moder-nité religieuse complique les rapports entre l’Église enseignanteet l’Église enseignée, d’autant plus que le magistère se cram-ponne à l’orthodoxie. Or, l’Église enseignée cherche à secouersa traditionnelle passivité et à ajouter l’horizontalité à sa rela-tion verticale avec l’Église enseignante. C’est un équilibred’autant plus difficile à atteindre qu’il signifie, pour les croyants,liberté et égalité alors que l’Église enseignante cherche poursa part à concilier foi, responsabilité, tradition, discipline. Lesheurts sont dès lors inévitables et pour le croyant, la concilia-tion de l’autonomie et de l’hétéronomie exige qu’il adhère àl’Église en tant que communauté de foi tout en se prêtant audialogue. Toutes ces définitions sont compatibles et réfèrentdirectement au concept de sécularisation, qui est un proces-sus de séparation, de rupture et d’émancipation par rapport àla foi11 (chrétienne en l’occurrence), et identifient pour ainsidire le contexte dans lequel évolue l’Église québécoise de-puis la Révolution tranquille.

Les revues analysées sont-elles donc l’expression d’unemodernité reposant sur le subjectivisme et dont les mots-cléspourraient être dialogue, option, changement, refus de l’una-nimité permanente et du monolithisme ? Il est certain, en toutcas, que la subjectivité et le principe d’autonomie imprégne-ront le débat entourant la contraception, débat qui s’insèreétroitement dans le processus d’Aggiornamento dont un desobjectifs concerne la révision de la théologie du mariage etcela, particulièrement après la parution de l’encyclique HumanæVitæ, que nombre de catholiques percevront comme une en-trave à la mise à jour de l’Église.

D’un catholicisme à l’autre

une définition aussi précise que possible de la modernité s’im-pose a priori.

Définir la modernité

Dans sa dimension socio-économique, la modernitécontemporaine peut être synonyme d’État-providence et deprogrès matériel, de social-démocratie, voire d’américanisme.C’est un concept tout à fait occidental et à ce stade, expliquel’historien Pierre Trépanier, elle prend le visage « de la politi-que, plus précisément de la démocratie libérale4 ». La notionde laïcité y est d’autant plus implicite que la modernité con-sacre « le divorce du spirituel et du temporel dans la vie col-lective, et le cantonnement de la religion dans la vie privée5 ».Pour le sociologue Alain Touraine, la modernité « a remplacél’unité d’un monde créé par la volonté divine, la Raison oul’Histoire, par la dualité de la rationalisation et de lasubjectivation6 », lesquelles sont « deux figures tournées l’unevers l’autre et dont le dialogue constitue la modernité7 ». Enrésumé, « il n’y a de modernité que par l’interaction crois-sante du sujet et de la raison, de la conscience et de lascience8 ». Cela implique le principe d’autonomie en tant quepartie constitutive de la modernité au même titre que la sub-jectivité. Ainsi que l’exprime Alain Renaut, « l’homme de l’hu-manisme moderne est celui qui n’entend plus recevoir sesnormes et ses lois ni de la nature des choses, ni de Dieu maisqui prétend les choisir et les fonder lui-même à partir de saraison et de sa volonté9 ». Cela rejoint tout à fait les explica-tions d’Alain Touraine et de Pierre Trépanier. L’homme mo-derne, dès lors, n’acceptera plus passivement le discours reli-gieux mais fondera sa foi sur la réflexion et le dialogue avecd’autres croyants, procédé œcuménique qui implique le douteen tant qu’étape de l’itinéraire religieux personnel. L’on peutégalement se référer à Maurice Blondel dont l’œuvre, qui tend

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échapper et le désir de préserver, par le maintien de la tradi-tion, l’influence de cette Église sur la société québécoise. Ilillustre la confrontation perpétuelle entre la transcendance etl’immanence. Une définition décisive de la modernité, quis’applique admirablement à la trame des revues étudiées etpermet de comprendre le désarroi qui a pu s’emparer de cer-tains des acteurs de l’époque dont il est question, se trouvedans un ouvrage de Léon Dion :

[...] le changement est le propre de la modernité. Ils’agit d’un changement perpétuel qui bouscule sans ré-pit, avec une rapidité souvent foudroyante, structures,institutions et mentalités. La modernité, c’est le change-ment imprévisible, insensible aux bouleversements qu’ilproduit. Ces bouleversements sont ambivalents : souscertains aspects, ils favorisent les personnes et les so-ciétés ; sous d’autres aspects, ils sont susceptibles deproduire des dysfonctionnements, des « effets per-vers ». La modernisation cause un déséquilibre, elle estsource d’inquiétude même chez les personnes qu’ellefavorise, et d’angoisse chez celles qu’elle désavantage13.

Il s’agit donc d’identifier, à la lecture des trois revuessélectionnées, les effets des changements amenés par le Se-cond Concile du Vatican, ainsi que la volonté d’interrogationet de dialogue présente d’emblée dans la revue Maintenant etqui s’affirmera graduellement ailleurs.

Le personnalisme

L’influence de l’éthique personnaliste sur la pensée desintellectuels québécois de l’après-guerre est indéniable. L’ins-piration des Fernand Dumont, Gérard Pelletier, PierreVadeboncœur, Jacques Grand’Maison procéderait, selon E.-Martin Meunier et Jean-Philippe Warren, de l’esprit des Em-manuel Mounier, Jacques Maritain, Charles Péguy et autres,

D’un catholicisme à l’autre

Le débat sur la contraception a cela de profondémentmoderne qu’il est la manifestation d’une volonté, de la partdes membres de l’Église enseignée, d’assumer leurs responsa-bilités en se référant à leur conscience personnelle plutôt qu’àl’obéissance aveugle au magistère. C’est un débat qui se ré-clame du principe d’autonomie. Quoi de plus représentatifde la modernité, en effet, que les enjeux de la révolutionsexuelle en cours : autonomie morale, individualisme, débatdémocratique, féminisme. Il s’agit là de la modernité intime àlaquelle s’applique très bien la définition d’André Vachon :

Mais la modernité est essentiellement le règne de l’indi-vidu, de la conscience, de la liberté ; les hommes n’yaccèdent pas autrement qu’un par un, et encore, à cer-tains moments privilégiés, toujours très courts de leurexistence. Une nation comme la nôtre est moderne,dans la mesure où elle est faite de consciences indivi-duelles ; et elle trouve, elle invente son identité, dans lamesure où ces consciences, une à une, reconnaissentd’autres consciences qui jalonnent le cours d’une his-toire12.

Le choix de ce thème dont la modernité est l’inspira-tion dominante, pose donc, en définitive, la question du pas-sage d’un catholicisme à un autre en ce qui a trait à l’autono-mie de la conscience du chrétien face au magistère et à sonautorité, et à l’adaptation de l’Église catholique au change-ment par le truchement de l’interrogation et du dialogue.

La modernité est donc liée au changement, lequel re-pose sur le questionnement, ce qui est logique puisque le chan-gement peut autant découler d’un processus d’interrogationque l’interrogation être suscitée par le changement. Le dilemmeauquel les clercs qui publient ces revues sont confrontés sedéfinit donc comme une lutte entre cette modernité mena-çante pour l’Église mais à laquelle ils peuvent difficilement

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dans le contexte de l’histoire. Les chrétiens démocrates béné-ficient du rayonnement d’une abondante presse militante, dontla revue Sept, dirigée par les Dominicains aux éditions du Cerfet qui avait des lecteurs au Québec, n’est qu’un exemple. Cethebdomadaire disparu en 1937 est de ceux qui, lancés par desordres religieux comme les Jésuites et les Dominicains, « tran-chent nettement sur le conformisme de la droite conserva-trice19 ». La théologie se renouvelle donc grâce aux étudespatristiques, bibliques, ecclésiologiques et liturgiques. L’ap-port de philosophes laïques à cette évolution constitue uneoriginalité et les travaux des Maurice Blondel, Étienne Gil-son, Jacques et Raïssa Maritain, Henri-Irénée Marrou, JeanGuitton et autres contribuent à l’enrichissement de la penséechrétienne moderne.

Le rôle de Jacques Maritain est à signaler plus que toutautre parce qu’il aura une influence sur la pensée des intellec-tuels québécois, clercs autant que laïcs20. Dans son percutantL’humanisme intégral, publié en 1936, Maritain propose, en ré-sumé, une nouvelle chrétienté qui soit « une civilisation d’ins-piration chrétienne fondée sur la liberté, le pluralisme, la tolé-rance, le respect de la personne » et qui « reconnaît une con-sistance propre au temporel dont les finalités et les caractèressont distincts du monde spirituel21 ». Selon Yves Cloutier, lephilosophe français aura marqué deux générations d’intellec-tuels québécois, incluant la plupart des Dominicains, et es-quissé « la mission propre du laïcat et de l’activité profanechrétienne à l’égard du monde et de la culture22 ». Tant Em-manuel Mounier, fondateur de la revue Esprit, que JacquesMaritain ont, « tout en professant un catholicisme rigoureuxet respectueux des dogmes, […] élaboré une pensée politi-que, économique et sociale dont les grands axes sont la dé-mocratie, la valorisation de la liberté personnelle et des droitsindividuels, la laïcité, la justice sociale et l’interventionnisme

D’un catholicisme à l’autre

lequel alimente également les nouvelles théologies qui orien-teront Vatican II. La thèse de Meunier et Warren se formuleen ces termes :

L’éthique personnaliste contribua à la Révolution tranquilledans la mesure où, dans un premier temps, elle diffusades normes garantissant, au sein de la catholicité, leséléments d’une critique de la légitimité du régimecléricaliste ; et où, dans un second temps, elle contri-bua à l’ébauche de finalités sociales orientant (du moinsà l’origine), le sens des réformes institutionnelles desannées 196014.

Les nouvelles théologies, qui émergent surtout à partirdes années 1930, font partie de ce que Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire appellent « l’âge d’or de la pensée et des lettreschrétiennes15 ». L’originalité de l’éthique personnaliste dontces théologies sont imprégnées réside en ce qu’elle intègrel’histoire à l’étude exégétique : « Dieu parle par l’histoire ;l’Église s’alimente de l’histoire ; la vérité s’inscrit dans l’his-toire ; autant de raisons pour les chrétiens d’être à l’écoutedes signes des temps16 ». Le groupe Esprit, par exemple, ouverttout autant aux protestants, aux juifs et aux incroyants qu’auxcatholiques, s’interroge sur la crise de civilisation engendréepar le capitalisme. La théologie du jésuite Henri de Lubac« insiste sur l’enracinement du christianisme dans le ju-daïsme17 » et son influence s’exercera sur le contenu des cons-titutions conciliaires. Le progrès de l’œcuménisme et le re-nouvellement de l’ecclésiologie doivent beaucoup aux travauxdu dominicain Yves Congar. Déjà, en 1953, il avait conçu unouvrage intitulé Jalons pour une théologie du laïcat et c’est en par-tie grâce à lui que Vatican II « souligna la place des laïcs ausein d’une Église formant un peuple, le Peuple de Dieu, oùchacun a une place active à tenir18 ». Les études bibliques pren-nent leur essor grâce à la publication de nombreux ouvragesdestinés surtout aux séminaristes et qui insèrent les Écritures

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qu’elle n’avait pas pleinement pénétré les esprits, avec toutesles conséquences dont elle aurait dû être porteuse26 ».

Peut-être aussi les attentes des catholiques, du moinsceux de l’Occident septentrional, se situaient-elles hors duchamp d’étude proprement dit de Vatican II, Jean XXIII ayantfait du rapprochement avec les frères séparés l’objectif su-prême de l’événement. Or ces catholiques semblent avoir es-péré, contre toute attente, une attitude de tolérance, sinond’acceptation, des mentalités et pratiques entourant la libéra-tion sexuelle en cours, ce qui serait revenu, pour l’Église, à sedétourner de sa propre morale tout en sapant les fondementsde sa théologie. Cela aurait aussi dépassé de loin les attentesexprimées dans les articles publiés en 1962 dans Relations etdans Maintenant, ainsi que celui de Cantius Matura, O.F.M.,paru en 1960 dans Culture. Ce dernier s’intitule « Le renou-veau biblique contemporain et sa signification27 » et l’auteur yexplique les aspects scientifique et spirituel du renouveau bi-blique ainsi que les avantages de leur conjonction pour unretour fructueux aux sources de l’Écriture et pour une mise àjour de la vie intérieure de l’Église. Cela mènerait à établir undialogue entre la Parole et l’homme en mettant l’Écriture à ladisposition de tous les chrétiens. La pensée que traduit cetexte apparaît comme une amorce d’abolition du clivage en-tre l’Église enseignante et l’Église enseignée parce qu’il cons-titue une invitation à rehausser le niveau de connaissance dulaïcat. Ce texte s’inscrit donc dans la foulée des nouvellesthéologies évoquées ci-haut, qui servirent d’inspiration auxpères conciliaires. Pour sa part Jean Lacroix, professeur à Lyon,invité à prendre la parole lors de la Semaine sociale d’août1962, souhaite avant tout l’élaboration d’une spiritualité pourles laïcs, lesquels font, par la grâce du baptême, partie du peu-ple de Dieu. Dans le texte qu’il propose à Relations, JeanLacroix insiste avant tout pour que cette spiritualité concerne

D’un catholicisme à l’autre

étatique23 ». C’est donc la France qui servira de modèle auxintellectuels catholiques québécois ainsi qu’à de nombreuxclercs ayant étudié dans ses universités. L’Université catholi-que de Louvain, en Belgique, fut également un lieu d’étudepour nombre d’entre eux.

Le pontificat de Pie XII, par ailleurs, sera pétri de con-servatisme et d’autoritarisme. La revue Relations louera sonanticommunisme et son opposition à ces nouvelles théolo-gies dérivant d’une déplorable « manie de nouveauté et [de]propos mal réglé d’apostolat24 ».

L’Église québécoise et le concile Vatican II

Les revues dont il est question dans cette étude décri-vent admirablement l’état des lieux à l’époque étudiée. De1958 à 1965, confrontée à la Révolution tranquille et entraî-née par le concile Vatican II voulu par le pape Jean XXIII,l’Église du Québec repense son apostolat, réinvente une pas-torale d’ensemble, restructure l’action catholique, baigne dansl’œcuménisme. Pie XII, dernier pape de l’ère tridentine, s’éteintà l’automne 1958 et son successeur, Jean XXIII, entraîneral’Église dans une mise à jour sans précédent. De ce concilesurgiront quatre constitutions, neuf décrets, trois déclarationset quantité de malentendus. Autrement dit, le contenu duConcile a été mal compris et « l’interprétation de ses déci-sions et leur application ont donné lieu, au dire de GérardCholvy et Yves-Marie Hilaire, à des débats qui ne sont pasclos25 ». André Naud, proche collaborateur de l’archevêquede Montréal, le cardinal Paul-Émile Léger, pendant la prépa-ration et lors du Concile, avouera sa propre perplexité, au sor-tir de l’événement, devant la précarité de certains acquis les-quels, écrit-il, « avaient été imparfaitement formulés » et quebeaucoup contestaient. C’était le cas de la doctrine de lacollégialité et de celle des fins du mariage « dont on savait

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pendant les quatre sessions de Vatican II ; l’une d’elles, entreautres, qui concerne la théologie du mariage, fera la une desjournaux. Opposé à la condamnation des méthodes de con-traception naturelles, telles la méthode Ogino et la méthodesympto-thermique, le cardinal affirmera que « l’union intimedes époux trouve aussi dans l’amour une fin33 ». De retourchez lui, il n’hésitera pas non plus, fidèle en cela aux mots-clés du Concile que sont adaptation et dialogue, à tirer partide la laïcisation progressive de la société et à promouvoir l’en-gagement du laïcat dans les affaires de l’Église. C’est avecrésolution que, de retour dans son diocèse, il s’attellera à lamise en application des décisions du Concile par l’élabora-tion d’un nouveau projet ecclésial et social. Ainsi mettra-t-ilen œuvre la réforme liturgique proposée par le Concile.

Mais l’Aggiornamento ne comblera qu’une partie du re-tard de l’Église catholique sur le monde moderne et celle duQuébec est à ce moment aux prises avec ce que le sociologueGuy Rocher appelle « l’idéologie du changement comme fac-teur de mutation sociale34 », idéologie qui est en même tempsporteuse de modernité. Un conflit s’amorce pour le Québé-cois moderne, qui doit composer non seulement avec le chan-gement perçu comme la solution à tous les problèmes, maisavec l’indifférence religieuse qui le gagne, voire avec l’in-croyance. Plus que d’incroyance proprement dite, il s’agit dedéchristianisation de la croyance avec, entre autres conséquen-ces, l’adhésion à une multitude de sectes et de mouvementsde spiritualité. Pourtant, malgré la désaffection religieuse quimarque la Révolution tranquille, la majorité des Québécois atenu à conserver son identité catholique. Et si l’Église s’esttant bien que mal résignée à la sécularisation de la sociétéquébécoise, c’est sans doute que plusieurs clercs, conscientsdes impératifs de la modernité, l’avaient souhaitée et avaientsoutenu les réformes entreprises par la Révolution tranquille

D’un catholicisme à l’autre

l’action temporelle, politique surtout, et espère unedécléricalisation des mouvements laïques parce que c’est àeux et non aux aumôniers à les diriger. Il souhaite que par ledialogue, mot qui somme toute signifie « rénover pour susci-ter l’unité28 », les laïcs en viennent à posséder une doctrinechrétienne susceptible d’être pleinement vécue. Quant au prê-tre Jean Martucci qui, dans un article de Maintenant, emploiela même définition du dialogue que Jean Lacroix, définitionempruntée à un ouvrage de Hans Küng, il s’exprime au nomde tous les catholiques et souhaite une fidélité adaptée et en-richie à la Tradition. Dans le cadre d’un forum dont certainsexposés sont reproduits dans la revue, il réclame de l’Aggior-namento qu’il soit précédé d’une « critique judicieuse, libéra-trice, fructueuse et constructive29 ». Ces attentes correspon-dent aux objectifs du Concile : dialogue entre chrétiens, di-versité dans l’unité, réponse aux angoisses du monde con-temporain, stimulation de l’apostolat laïque, liturgie adaptée,respect et acceptation des rites orientaux, intégration des va-leurs humaines propres aux différentes cultures, structuresjuridiques décentralisées, etc.30 Dans le même numéro, le pas-teur Daniel Pourchot, pour sa part, émet l’espoir que le Con-cile « se penche longuement sur la question du ministère deslaïcs31 ». Les revues se montrent optimistes mais rien ne laisseencore prévoir la crise profonde qui s’en vient et dont la libé-ration sexuelle sera l’un des enjeux les plus spectaculaires.

Le cardinal Paul-Émile Léger laissera sa marque parmiles pères conciliaires. De prime abord réticent, il finira pars’engager à fond dans la préparation et le déroulement de l’évé-nement. Ainsi participera-t-il à la Commission préparatoireau Concile et se rangera-t-il aux avis de l’aile progressiste dulaïcat catholique : « dialogue, attention à la personne, attitudeplus positive à l’égard du monde, de l’évolution sociale et dulaïcat32. » La pertinence de ses interventions sera remarquée

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revues, Relations est celle qui décrira, analysera et commen-tera les phases de l’événement avec le plus d’assiduité et leplus de rigueur théologique. Maintenant, revue d’opinion avanttout, réfléchira beaucoup sur les conséquences de l’Aggiorna-mento, sur l’impact actuel et éventuel des actions de la Hiérar-chie. Culture se montre plus laconique tout en offrant quel-ques articles remarquables sur des questions relatives à l’Ag-giornamento. Autrement dit, Relations constitue une excellentesource d’information événementielle et analytique alors queles autres périodiques scrutent le sujet de façon plus généralepour ce qui est de Culture et plus critique pour ce qui est deMaintenant.

Relations

Fondée en 1941 en remplacement de L’Ordre nouveau,qui était l’organe de l’École sociale populaire et des Semainessociales des Jésuites, Relations se mue, vers 1950, en publica-tion d’intérêt général. À l’époque décrite ici, son directeur estRichard Arès, S.J., qui sera remplacé en 1969 par IrénéeDesrochers, S.J., mais demeurera membre de l’équipe de ré-daction. Ceux qui font Relations ont une réputation de conser-vatisme. Il importe cependant de savoir que la seule politiqueà laquelle les Jésuites soient acquis est celle des pontifes ab-solutistes qui se sont succédé jusqu’à Jean XXIII. Ils partici-peront activement à l’élaboration et à la transmission de ladoctrine sociale de l’Église, militeront contre le communismeet, au Québec, se feront en quelque sorte les « penseurs atti-trés du nationalisme traditionaliste36 ». Ainsi l’évolution et ledéveloppement de Relations se déroulent-ils, constate le so-ciologue Pierre Beausoleil, « selon un axe bien défini : le ser-vice officiel de l’Église institutionnelle, selon une très grandefidélité à la tradition, au magistère de Rome et aux directivesde l’épiscopat canadien37 ». Ajoutons que les encycliques cons-

D’un catholicisme à l’autre

tout en accueillant avec enthousiasme l’Aggiornamento proposéaux catholiques par le pape Jean XXIII. Ce clergé progressisteencourageait l’ajustement de l’Église à la modernité et à sesconséquences sur la société québécoise : néonationalisme,sécularisation, espoir d’une société plus juste. Sans douten’avait-il pas prévu qu’en se libérant des aspects étouffantsdu catholicisme le peuple canadien-français, les jeunes sur-tout, déserterait les églises. Il ne pouvait non plus pressentirle syncrétisme religieux auquel la société québécoise allaitbientôt adhérer35, se réinventant par le fait même des religionsfaites sur mesure.

Le Québec se trouve donc secoué par une crise reli-gieuse consécutive aux remises en question suscitées tant parVatican II que par la modernité. Ces questions concernent,par exemple, les méthodes de contraception et les change-ments dans la liturgie, mal acceptés par les parties conserva-trices. Le Concile, en effet, n’a rien d’un achèvement malgréle travail colossal effectué durant ses quatre sessions. Il fau-dra en effet l’expliquer et mettre en œuvre les réformes pré-conisées. Mais en cette époque de contestation des valeursvéhiculées par la civilisation occidentale, les attentes sontgrandes.

Les revues suivront donc, chacune à sa manière, les tra-vaux du Concile et s’intéresseront à ses suites. Il y sera ques-tion de réforme liturgique, de morale du mariage, decollégialité dans le gouvernement de l’Église, de rapproche-ment avec les frères séparés, d’engagement du laïcat. Entreautres documents, quatre constitutions résulteront des qua-tre sessions de Vatican II : Dei verbum, constitution dogmati-que sur les sources de la Révélation ; Lumen gentium, constitu-tion dogmatique sur l’Église ; Sacrosanctum concilium, constitu-tion pastorale sur la liturgie ; Gaudium et Spes, constitutionpastorale sur l’Église dans le monde de ce temps. Des trois

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tituent pour ainsi dire le manuel de référence des Jésuites etque la sécularisation en cours, perçue par Richard Arès comme« notre plus visible signe des temps38 », préoccupe grandementles rédacteurs de la revue. Cela définit bien la substance, lecaractère de cette publication conservatrice mais sensible auxchangements en cours lorsqu’ils sont approuvés par le magis-tère et qui fera bon accueil au programme proposé par le Con-cile.

Culture

Cette magnifique revue bilingue, fondée en 1940 parEdmond Gaudron, O.F.M., avait comme objectif d’initier lesdeux peuples fondateurs du Canada à la connaissance de leurculture respective et de les inciter à reconnaître leur complé-mentarité. Le père Gaudron, qui anima la revue depuis sa fon-dation jusqu’à la parution du dernier numéro, en décembre1970, pensait « que l’avenir est aux peuples qui entretiennenten eux une mentalité mondiale pluraliste et accueillante, pourqui le voisin n’est pas un ennemi, mais un humain aux prisesavec des passions de tous ordres, capable cependant de sin-cérité et d’audience39 ». Alors que Relations et Maintenant sontpubliées mensuellement et couvrent la plupart des aspects del’actualité, Culture est trimestrielle et se présente comme pu-blication scientifique. Elle ne suit pas les travaux du Concileavec la même assiduité que les autres publications mais il estpossible, à travers des textes théologiques, sociologiques ouhistoriques, d’y repérer une conscience tout à fait lucide desdéfis désormais lancés à l’Église par la modernité.

Maintenant

Au mois de janvier 1962 est lancé le mensuel Mainte-nant, en remplacement de La Revue dominicaine qui, depuis1915, s’était faite organe de diffusion du thomisme. Fondé

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D’un catholicisme à l’autre

par le père Henri Bradet, le nouveau périodique se veut plusengagé et ouvert à des valeurs axées sur la liberté d’opinion etd’expression, sur la connaissance et le respect de la personne,sur une liberté qui soit synonyme de maturité et de responsa-bilité. On le voudra publication d’avant-garde apte à démon-trer la compatibilité du catholicisme et de la modernité aumoyen du dialogue, les catholiques évoluant désormais dansun contexte de laïcisation institutionnelle, de progrès maté-riel et d’État-providence propre à susciter des interrogations.Car le dialogue est un aspect de la modernité, il est fils del’interrogation.

La grandeur de la pensée moderne, de la culture mo-derne, de la civilisation moderne c’est la dose d’inter-rogation qu’elle porte en elle, qui dit interrogation ditquestion sans réponse suffisante, dit entrée progressivedans les réponses, dit donc désaccord entre les répon-ses des uns et les questions que se posent encore lesautres40.

Plusieurs laïcs, hommes et femmes, seront invités à ycollaborer. Cela distingue d’entrée de jeu Maintenant de Rela-tions qui, par son analyse approfondie des encycliques et desconstitutions est sans contredit plus rigoureuse sur les plansthéologique et scientifique alors que Maintenant s’ouvre da-vantage à ce troupeau qui, somme toute, est la raison d’exis-ter du pasteur. En 1965, le père Bradet sera congédié à lasuite d’une série d’articles concernant la limitation des nais-sances, jugés, autant que le contenu général de la revue, tropaudacieux par les supérieurs de l’ordre. Il sera remplacé, enjanvier 1966, par le père Vincent Harvey.

Trois revues face à l’Aggiornamento

La revue Relations publie régulièrement des numérosspéciaux consacrés à des événements aussi exceptionnels que

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laïcs attendent du Concile qu’il fasse la lumière sur le seulproblème essentiel qui est « l’incarnation du message évangé-lique dans le monde moderne en fonction d’une humanité deplus en plus responsable et maîtresse de son destin44 ».

Par ailleurs, si beaucoup de laïcs collaborent à Mainte-nant et à Culture, en revanche Relations ne leur donne que rare-ment la parole, à plus forte raison lorsqu’il est question del’Église. Ces Jésuites font preuve d’un réformisme tempérépar la vision traditionnelle du rapport de supériorité du sacrésur le profane et du clergé sur le laïcat.

Une différence de perception fondamentale est à signa-ler pour qui cherche à comparer Relations et Maintenant. GaëtanBaillargeon l’identifie avec justesse lorsque, dans un chapitredu collectif L’Église canadienne et Vatican II il souligne que Luigid’Apollonia cherche la raison du Concile dans « la crise dumonde contemporain » alors que le dominicain Pierre-AndréLiégé (qui collabore régulièrement à Maintenant), dans un arti-cle de la revue Communauté chrétienne signale une crise à l’inté-rieur même de l’Église45.

Voyons maintenant de quelle façon les revues traitentde certains des sujets débattus au Concile, lesquels se maté-rialisent en 69 schémas formant 121 fascicules qui totalisent2 100 pages, que dix Commissions spécialisées sont chargéesd’étudier. En ce qui concerne les rapports entre l’Église etl’État, par exemple, Richard Arès voit s’ouvrir une perspec-tive nouvelle qu’il qualifie de personnaliste. Il réclame del’Église qu’elle fasse sien le principe de liberté religieuse, quiest également celui de sa propre liberté. Il demande aussi auConcile de proclamer « les droits primordiaux et les libertésfondamentales, tant de la personne humaine en général quedes groupements religieux en particulier46 ». C’est là une vi-sion progressiste en accord avec la déclaration sur la libertéde religion, objet de houleux débats au Concile, et qui ne verra

D’un catholicisme à l’autre

la parution d’une encyclique. Culture s’intéresse également auxencycliques, notamment à Mater et magistra dont Louis-NazaireHamel, O.F.M., fait la synthèse de la troisième partie dansl’article « Mater et magistra. Une conception totalitaire du mondesocial ». Cette encyclique rend compte de certains des objec-tifs pratiques de l’Aggiornamento et Jean XXIII la publie en1961, en continuité avec les encycliques de Léon XIII (Rerumnovarum) et de Pie XI (Quadragesimo anno). Cette troisième par-tie de l’encyclique se veut une explication de la « pensée del’Église du Christ sur les nouveaux et les plus importants pro-blèmes du moment41 ». C’est un document en continuité avecles fondements de la doctrine sociale de l’Église, mais dictépar la nouvelle situation scientifique, technique et économi-que. Il relève, comme les encycliques précédentes, des « exi-gences de la justice et de l’équité42 ». Ce document constitueune étape majeure de l’évolution de la doctrine sociale del’Église.

En octobre 1962, Relations propose à son lectorat unnuméro spécial consacré au Concile et, en février 1966, unautre sur l’après-Concile, dont on est loin de pressentir lessuites qui seront examinées avec autant d’intérêt que l’événe-ment lui-même. Une fois le Concile amorcé, même les Jésui-tes les plus réticents à l’égard des théologies d’avant-garde,tel Luigi d’Apollonia, S.J., accueillent favorablement les chan-gements proposés tout en prêchant la prudence dans l’inno-vation et le respect des institutions et des valeurs fondamen-tales de l’Église. Ils mettront le public en garde contre unetendance à politiser l’Église, c’est-à-dire à la vouloir au ser-vice de l’homme et à ne s’intéresser au Concile qu’en fonc-tion des problèmes et du perfectionnement de la personnehumaine43. L’attention de la revue sera plutôt accordée auxattentes de nature spirituelle mais qui tiennent compte de lasécularisation inhérente à la modernité contemporaine : les

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athées51 ». Liberté et respect de la conscience étant idées mo-dernes, le Concile proclamera la liberté religieuse comme « undroit inaliénable de l’homme... [elle est] requise par la justecompréhension de l’Évangile52 ». Autre concession, et de taille,à la modernité, la déclaration sur la liberté religieuse consti-tue également une reconnaissance implicite de l’État laïque,condition nécessaire à l’application concrète de cette liberté.Autant le dominicain Christian Duquoc que le laïc MichelDespland sont d’accord là-dessus, chacun ayant insisté dansson article respectif sur le fait que la déclaration sur la libertéreligieuse ne trouve un sens que dans un contexte d’État (sai-nement, d’appuyer Duquoc) laïque53. Et, d’ajouter Jean-PaulVanasse, la liberté est un risque puisque l’interrogation (et ledésaccord aurait ajouté V. Cosmao) en fait partie. Mais elledemeure le plus sûr moyen d’affronter la tempête dont Em-manuel Mounier, cité par J.-P. Vanasse, avait perçu les signesdans l’amère évidence que la religion était en voie de devenir« une habitude sans signification profonde54 ».

La première session se termine sans qu’aucune lignedéfinitive ne se dégage et l’événement promet de durer pluslongtemps que prévu. Jean XXIII expire le 3 juin 1963 et c’està son successeur, Paul VI, que revient la décision de convo-quer une deuxième session, laquelle se tient à l’automne sui-vant. C’est de cette session que sortira le premier texte offi-ciel de Vatican II, promulgué par le nouveau pontife le 4 dé-cembre 1963. Il s’agit de la constitution Sacrosanctum conciliumsur la Liturgie, laquelle promeut une réforme liturgique quisans doute sera la plus concrète des manifestations de l’Ag-giornamento ou du moins la plus visible aux yeux du laïcat.L’éditorialiste de Relations la verra comme une étape impor-tante de la « rénovation spirituelle55 » entreprise parce que leséléments liturgiques créés par l’Église dans le but d’accompa-gner les éléments fondamentaux venus du Christ, qui sont

D’un catholicisme à l’autre

le jour qu’à l’issue de l’événement. Maintenant va plus loin etdiscute abondamment de la liberté religieuse, intimement liéeà la question œcuménique puisqu’il ne saurait y avoir de véri-table œcuménisme sans reconnaissance de la personne, parconséquent sans acceptation de la liberté de religion, voire denon-religion et sans ouverture à la vraie laïcité, laquelle « sedécouvre à la suite d’un épanouissement de la conscience dela liberté en chaque être47 ». Cela implique un changement dementalité du clergé à l’égard des laïcs par l’adoption du schémareconnaissant la place et le rôle de ces derniers au sein del’Église48.

Pas de dialogue non plus, pas d’engagement efficace dulaïcat, pas d’Aggiornamento sans assouplissement de la tensionautorité-liberté49 et sans reconnaissance officielle des protes-tants et des orthodoxes. Ce pas est heureusement franchi parl’admission, dans l’enceinte des travaux conciliaires, d’obser-vateurs non-catholiques qui ont accès aux mêmes documentsque les Pères et peuvent ainsi informer leurs mandataires desdécisions qui se prennent. Le pasteur Daniel Pourchot se faitle porte-parole, dans le cadre de la revue Maintenant, des frè-res séparés qui sont, au même titre que les catholiques ro-mains, membres du corps du Christ. Plutôt conservateur, PaulMailleux, S.J. estime, dans le Relations spécial d’octobre 1962,que la réconciliation entre chrétiens d’Orient et d’Occidentest conditionnelle à la reconnaissance par les Orientaux de lamission pastorale confiée à Pierre et qui se perpétue à Rome.Doris Lussier parle de liberté dans un article de Maintenantdénonçant l’intégrisme religieux qui, en imposant par la peurou la contrainte l’acte de foi, le transforme aux yeux de Dieu« en grimace de l’esprit50 ». La Direction de Maintenant, en at-tente de la déclaration sur la liberté religieuse, réitère cettedénonciation de l’intolérance en affirmant que « la contrainte,lorsqu’elle s’exerce au nom de Dieu, ne forme que des

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de « l’exercice de l’autorité suprême […] à tous les échelonsdu gouvernement de l’Église » et perçoit le Concile commeétant « l’expression achevée de cette collégialité60 ». Pour Baum,la collégialité est une conception du gouvernement de l’Églisequi la rapproche de « l’idéal recherché au XXe siècle par lesÉtats, les compagnies ou les universités61 », donc l’introduitde plain-pied dans la modernité. Ces façons de traiter d’unmême sujet apparaissent comme l’expression d’une concep-tion différente de l’autorité. C’est aussi, en ce qui concerneMaintenant, la démonstration du choix fait par la revue de seconsacrer au dialogue et peut-être est-ce également l’applica-tion aux revues de deux tendances intellectuelles parmi lesPères conciliaires, dont fait état Luigi d’Apollonia dans unarticle intitulé « Les trois conciles ». La première juge les pro-jets en fonction de la doctrine, du droit établi et du dépôt àconserver et caractérise Relations, l’autre juge « du point devue de la pastorale, des exigences nouvelles et du message àrépandre62 » et correspond à la position de Maintenant. Les deuxtendances sont nécessaires, d’ajouter d’Apollonia, car ellessont facteurs d’équilibre. Mais, particulièrement en ce qui con-cerne les revues, elles restent des tendances et non pas despositions rigides.

Une des préoccupations majeures des rédacteurs deRelations est de dissiper les « idées imaginaires63 » que pourraitentretenir le public sur l’Église et la modernité. Il y aura, parexemple, des mises en garde concernant le mariage et la régu-lation des naissances. Beaucoup de textes illustrent d’ailleursle tiraillement entre progrès et tradition qui est la caractéristi-que de Relations à cette époque. Le problème de la concilia-tion de la modernité et de la mission de l’Église qui est, parti-culièrement aux yeux des collaborateurs de la revue Mainte-nant, de spiritualiser le monde et non de le juger, se retrouveratout entier dans le débat sur les méthodes de contraception

D’un catholicisme à l’autre

essentiellement le sacrifice et les sacrements, avaient besoind’être simplifiés et renouvelés. Le passage d’un catholicismeà l’autre, donc de l’Église de chrétienté à l’Église mission-naire, se manifeste particulièrement dans cette constitution,perçue par l’abbé Jacques Leclercq, prêtre français qui colla-bore à Maintenant, comme étant la pièce maîtresse du Con-cile56. Il est visible également dans Lumen gentium, qui recom-mande la présence et l’action du laïcat ainsi que l’exerciced’une autorité centrée sur le dialogue au moyen de la démo-cratie et de la collégialité57. Car cette deuxième session s’ouvreégalement avec l’étude du schéma sur l’Église, prémisse de laconstitution Lumen gentium. Les discussions portent notam-ment sur la réforme de la Curie romaine et sur la collégialitéépiscopale. Selon Luigi d’Apollonia, l’épiscopat constitue laquestion centrale du Concile car il est urgent de définir sonrôle, ses pouvoirs et surtout sa place dans la constitution del’Église, laquelle est hiérarchique avec un pouvoir suprêmeformé de deux sujets, le pape, « héritier en personne de l’auto-rité et la charge conférées à Pierre en personne », et le collègeépiscopal qui doit œuvrer en communion avec le pontife etsous son autorité58. Il s’agit en somme pour le Concile de dé-terminer si le collège des évêques succède de droit divin àcelui des apôtres et d’établir « la manière dont le pouvoir col-légial s’exercera dans l’Église59 ». Le schéma ne sera cepen-dant pas voté immédiatement et sera au programme de la troi-sième session, qui voudra surtout s’attarder aux rapports en-tre la papauté et l’épiscopat. La revue Maintenant traite la ques-tion de la collégialité sous un angle différent. Si l’article deLuigi d’Apollonia est surtout explicatif et axé sur la relationentre papauté et épiscopat, celui que signe Gregory Baum pourMaintenant, tout en considérant, autant que son vis-à-vis, lacollégialité comme une des questions majeures du Concile,met l’accent sur le dialogue, en voie de devenir la structure

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ni aux délibérations ni au vote. Ce sont les évêques qui cons-tituent le seul vrai Concile, ainsi que l’explique Luigi d’Apol-lonia66, et c’est à « l’unanimité », qu’il explique comme étantune majorité constituée d’au moins les deux tiers des votes,que les résolutions sont adoptées. Dans le cas de discussionssur des sujets aussi délicats que celle qui concerne la déclara-tion sur les Juifs, que les musulmans pourraient interprétercomme une prise de position politique, les Pères doivent fairepreuve de prudence. Le texte définitif, d’ordre essentiellementthéologique, rappellera la passion et la mort volontaires deJésus destinées à parfaire plutôt qu’à abroger l’ancienne al-liance et cherchera à dissiper l’impression erronée que le Christs’opposait aux Juifs alors que lui-même, ses parents et sesdisciples faisaient partie de ce peuple67.

Le nouveau, c’est l’orientation solennellement donnéeen vue de faire comprendre et aimer d’une manièrechrétienne tous les non-chrétiens mais, en particulier,les Juifs, très chers à Dieu, et de purifier nos lèvres etnos cœurs de tout antisémitisme, bref, de nous faire uncœur catholique68.

Maintenant insiste également sur la révision des rapportsentre catholiques et juifs et en cela son point de vue est pro-che de celui de Relations. Culture n’en parle pas mais certainsde ses collaborateurs sont juifs et protestants, ce qui en faitd’emblée une revue œcuménique.

Dans le cas de la déclaration sur la liberté religieuse,comme dans celle sur les non-chrétiens et les Juifs, il y aurainévitablement confrontation des tendances pour aboutir, aurythme d’une dialectique fructueuse, à la « convergence pro-gressive des esprits69 ». Ce débat sera le premier à l’ordre dujour de la quatrième session et il sera ouvrage de patience,sagesse, mesure. Luigi d’Apollonia en disserte longuement70.Cette Déclaration défendra la cause de la liberté et de la reli-

D’un catholicisme à l’autre

mais il concerne aussi l’autonomie de la science. À cet égard,le dominicain Paul Doucet se réjouira de la demande de réha-bilitation officielle de Galilée faite par Mgr Elchinger. Le sa-vant italien, dont les recherches étaient publiées dans le cli-mat de sévérité doctrinale hérité du Concile de Trente, accu-sait effectivement les théologiens de prêcher des doctrines sicontraignantes pour l’intelligence qu’elles en suscitaient l’hé-résie. Galilée était, selon Paul Doucet, contemporain de Vati-can II par « la tension qu’il a eue a subir entre sa fidélité àl’Église et ses convictions scientifiques64 ».

À l’ouverture de la session de 1964, il reste donc troisdiscussions complémentaires au schéma sur l’Église menantà la promulgation de la constitution Lumen gentium, trois dis-cussions à entamer concernant la Révélation (constitution Deiverbum), l’apostolat des laïcs et l’Église dans le monded’aujourd’hui (schéma XIII duquel sortira la constitutionGaudium et Spes). Il y a également sept schémas à voter sansdiscussion, lesquels concernent les Églises orientales, les mis-sions, les religieux, les prêtres, les séminaires, les écoles ca-tholiques et le mariage. Cette troisième session terminée et laconstitution dogmatique sur l’Église, Lumen gentium, promul-guée, il restera onze schémas à l’ordre du jour de la quatrièmeet dernière session prévue pour l’automne 1965, dont ceuxqui portent sur la liberté de religion, l’Église dans le mondede notre temps, la Révélation, l’apostolat des laïcs, l’adapta-tion et le renouvellement de la vie religieuse dont il est aussiquestion dans Lumen gentium.

Le schéma XIII aura connu une naissance difficile maisdes idées générales en émergent qui portent surtout sur le « sensà donner au mot monde et la place à donner au phénomènede l’athéisme contemporain65 ». Pendant les mois qui précè-dent l’ultime session, les évêques prennent connaissance desschémas préparés par des experts qui par ailleurs n’ont accès

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n’y croient pas et vont même jusqu’à la juger dangereuse. Larevue demeure par contre conservatrice dans sa vision du pro-blème de la régulation des naissances — nous le verrons plusloin — et parce que, contrairement à Maintenant, et même àCulture, où l’apport des laïcs est important, elle ne donne querarement la parole à ces derniers et uniquement en matière depolitique, d’économie ou d’affaires publiques. Les questionsthéologiques et morales restent l’apanage des clercs et à ceniveau, Relations n’est encore qu’un long soliloque. La diffé-rence fondamentale entre les deux revues réside surtout dansl’approche ou la méthode, Maintenant réservant au laïcat unepart importante du corpus, Relations privilégiant le clergé. Latendance générale de Relations est surtout doctrinale, c’est-à-dire que l’on privilégie encore les projets soumis « en fonc-tion de la doctrine et du droit établis, et du dépôt à conser-ver74 ». Celle de Maintenant est plus axée sur « la pastorale, lesexigences nouvelles et le message à répandre75 ». C’est, enfin,l’illustration d’une volonté mutuelle de favoriser le change-ment par des approches différentes, l’une empruntant à la tra-dition, l’autre au progressisme.

Pour ce qui est de Culture, les textes parcourus tradui-sent sa recherche d’une alternative au vide existentiel quimarque cette époque et qui s’amplifiera dans les années sui-vantes, non sans que la société y cherche des palliatifs. Quoi-que sans référence directe avec le Concile, ce sont des expo-sés qui adhèrent manifestement à la réalité vécue tant par lachrétienté que par la société tout entière et qui traduisent lespréoccupations engendrées par la modernité et lasécularisation.

Ainsi en est-il de l’article de Gonzalve Poulin, O.F.M.,publié en 1965, et qui se veut une réflexion sur l’Église dansun Québec en mutation économique et spirituelle76 : néces-sité du dialogue avec la société, du dialogue entre jeune clergé

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gion, en accord avec la Révélation et « au nom de la dignité etde la vocation de la personne humaine71 ».

Les Jésuites de Relations s’intéressent donc assidûmentaux travaux du Concile et accueillent favorablement l’espritnouveau qui souffle sur la chrétienté parce qu’ils espèrent ytrouver réponses aux « angoissantes questions72 » que se posel’Église du Québec. Ils approuvent la volonté de dialogue quiest à la source de l’événement et qui traduit l’ouverture del’Église catholique à l’œcuménisme, c’est-à-dire à une meilleurecompréhension entre chrétiens de différents rites et entre chré-tiens et non-chrétiens. Ils saluent avec d’autant plus d’enthou-siasme les constitutions, déclarations et décrets qui émanentde Vatican II que l’intégrité de la doctrine fondamentale duchristianisme demeure intacte et que, malgré un renouvelle-ment de la doctrine sur les fins du mariage, l’Église reste surses positions traditionnelles en matière de contraception, dedivorce, de célibat des prêtres, etc. Le renouvellement de laliturgie, le recours à la langue vernaculaire ne sont pas remisen question, les déclarations sur les Juifs et sur la liberté reli-gieuse sont unanimement approuvées, ce qui constitue bel etbien une rupture et l’indice du passage d’un catholicisme àl’autre. Plusieurs des théologiens d’avant-garde qui ont pré-paré le Concile sont jésuites et les rédacteurs de Relations sontde toute évidence influencés par les nouvelles théologies dé-fendues par leurs confrères européens. Pour ce qui est de l’ac-cueil à l’Aggiornamento il est donc possible de conclure à unetendance progressiste dans le contenu de Relations, dans lamesure où le renouvellement proposé par le Concile est lefruit de l’unanimité conciliaire et de l’approbation pontificale.Les Jésuites québécois se rangent bel et bien du côté des ré-formistes, c’est-à-dire de ceux qui, au sens où l’entendaitMarcel Adam dans un article de la revue Maintenant, « favori-sent une mise à jour de l’Église73 » alors que les antiréformistes

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taine d’années auparavant. L’un d’eux s’intitule « Catholicsand Protestants in a Secularised World », titre tout à fait élo-quent. L’auteur y déplore ce qu’il appelle le « ghettocomplex80 » de l’Église catholique, c’est-à-dire une mentalitédéfensive issue de la Réforme, et décèle une nette dichoto-mie entre le spirituel et le temporel. Ce texte œcuménique,qui insiste aussi sur la fraternité inhérente au christianisme,bien qu’il n’aborde aucunement la question conciliaire, n’estpas moins d’une criante actualité. Le mot dialogue y est nette-ment sous-entendu et cela démontre éloquemment le soucide compréhension entre groupes linguistiques et religieux quitenaille la revue. Appliqué au Québec, l’article prend tout sonsens, foi catholique et langue française y étant le plus souventliés tandis que les protestants sont majoritairement de langueanglaise. Dans « Religion, Scientific Revolution, and SocialSchizophrenia81 », Eustace traite de l’affrontement religion-modernité et s’efforce d’évaluer l’avenir de la religion dans lemonde sécularisé qui est le nôtre. L’intérêt porté au concileVatican II lui semble indicateur de la pertinence de la religiondans le monde moderne.

En général, la revue démontre que le père Gaudron etses collaborateurs, franciscains et autres, sont prêts à accueillirfavorablement l’Aggiornamento, à entamer le dialogue souhaitépar Jean XXIII, mais que, à la clôture du Concile, ils sontencore loin de soupçonner l’ampleur des bouleversements àvenir. Plus tard, les textes de Jean Goulet, par exemple, se-ront empreints d’un optimisme que la revue Maintenant nepartagera guère. Dans Culture, l’examen critique des actionsde l’Église est à toutes fins utiles inexistant. Par ailleurs, mêmesi les articles concernant directement ou indirectement leschangements en cours sont beaucoup plus rares que dans Re-lations et Maintenant, il y a possibilité de trouver dans la revue

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et clergé plus âgé, du dialogue avec les tenants d’autres croyan-ces et cultures et obligation pour le clergé d’une présence tan-gible au monde autant que de collaboration avec le laïcat. Lefranciscain déplore le manque de préparation des clercs autantque des laïcs faute d’une vraie faculté de sciences religieuseset de théologie « librement tournée vers la recherche, décloi-sonnée des barrières scolastiques du Moyen Âge et décidé-ment ouverte aux problèmes religieux de notre temps commeà toutes les catégories d’étudiants et d’étudiantes77 ». Il dé-nonce aussi l’excès de cléricalisme qui marque les cadres d’ac-tion catholique et d’apostolat. Gonzalve Poulin se montre toutà fait moderne en considérant la liberté d’action dont disposel’Église, et qui est due au régime de séparation d’avec l’État,comme l’une des conditions favorables à l’adaptation del’Église du Québec au monde de ce temps et à la propagationdu message chrétien. Effectivement, l’achèvement de la sé-paration de l’Église et de l’État s’accomplit dans la recon-naissance des minorités et des groupes religieux avec les fonc-tions qui leur sont propres78. Citant, entre autres références,Louis O’Neill et Richard Arès, Gonzalve Poulin incite doncl’Église à combler le décalage entre tradition et renouveau, àse débarrasser de certaines reliques du passé pour embrasserune politique de « coopération démocratique avec un laïcatmieux préparé aux tâches profanes qui lui reviennent79 ». Cetteincitation est conforme à l’objectif d’intégration active deslaïcs à la vie de l’Église voulu par Vatican II. C’est aussi ceque préconisent les revues Relations et Maintenant.

Obéissant à son mandat de publication scientifique, larevue offre aussi des articles au contenu à la fois historique,théologique et sociologique qui, sans référence directe à l’Ag-giornamento et souvent publiés avant l’événement proprementdit, mettent en cause l’Église-institution. C’est le cas des tex-tes de C.J. Eustace, laïc converti au catholicisme une tren-

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Fernand Dumont, que l’on verra également collaborer à Main-tenant, indiquent une tendance au progressisme et une claireacceptation du dialogue clercs-laïcs.

Il n’en demeure pas moins que les années postérieuresà Vatican II ne seront pas de tout repos. En fait, les difficultésne font que commencer et les débats sur la contraception,l’avortement et le divorce n’en sont qu’un exemple. Le piresera la désaffection, laquelle, selon Raymond Lemieux et Jean-Paul Montminy, n’est pas nécessairement la conséquence duConcile mais celle « du processus de modernisation qui passepar l’urbanisation des rapports sociaux et qui a fait des an-nées soixante un temps de rupture culturelle pour les Québé-cois, transformant leur mentalité et changeant les référencesfaisant autorité dans la culture82 ».

La matière concernant la mise en application des re-commandations du Concile est abondante et ne peut être dis-sociée de la crise religieuse qui secoue le monde occidental etparticulièrement le Québec. Il y a, dans Relations, des articlesqui font le point sur l’expérience conciliaire, sur la place deslaïcs dans l’Église, sur le renouveau liturgique et autres sujetsdirectement liés à l’Aggiornamento. Il y en a aussi sur le célibatdes prêtres, la crise du sacerdoce, la montée de l’athéismechez les jeunes Québécois, la révolution culturelle en cours.L’Église ne joue plus le rôle d’encadrement qui était le sien etcela paraît. La Révolution tranquille lui a ravi son rôle de sup-pléance, elle perd les hôpitaux, elle perd l’école et n’a plus àdéfendre que la confessionnalité des écoles publiques. Il luireste la paroisse et c’est justement là que « la modernité vafrapper sans complaisance la culture catholique québé-coise83 » : voilà que les vocations baissent, que des prêtresdéfroquent, que l’assistance aux offices diminue. SelonLemieux et Montminy, le modèle rural de la communautéparoissiale naturelle résiste mal à l’urbanisation massive et à

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du père Gaudron des indices de la connaissance qu’ont lesFranciscains de l’actualité religieuse et sociale.

La réception faite à l’Aggiornamento est donc positivedans la mesure où les rédacteurs se montrent conscients del’urgence pour l’Église de s’adapter au monde contemporain.Sans nécessairement prendre position en faveur de réformesdonnées, la revue adopte une attitude de confiance envers lescapacités d’adaptation de l’Église, ce que j’interprète commeune ouverture au progrès. Loin de refléter une attitude d’éloi-gnement du monde, Culture est plutôt l’expression d’une réellesensibilité des Franciscains à l’univers dans lequel, malgré lavie monastique qui est la leur, ils évoluent. Après 1966, leseffets de l’Aggiornamento et de la sécularisation se font sentirdans le contenu de Culture qui s’y adapte tout autant que lesautres revues.

Quant à Maintenant, les exemples proposés donnent uneidée de l’esprit libéral qui s’en dégage, la revue se faisant avanttout l’interprète d’espoirs, d’attentes, de constats. Le virageannoncé par Vatican II est accepté mais l’avenir démontrera àquel point l’autoritarisme auquel se cramponne obstinémentle magistère freinera l’évolution attendue.

L’après-Concile

Relations aura le mérite de consacrer un numéro spécialà l’après-Concile, lequel a l’apparence d’un véritable tournantparce que des laïcs s’y expriment de concert avec les clercs.Dix articles y font le point, traitant de renouveau pastoral etliturgique, de la place des prêtres et religieux dans l’Église dedemain, de l’engagement du laïcat et, par la plume du jésuiteJacques Lewis, de l’importance d’un dialogue à la fois pasto-ral et intellectuel entre clercs et laïcs. En réalité, la plupartdes articles de ce numéro-charnière de Relations, qui provien-nent notamment des Claude Ryan, Jacques Grand’Maison,

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devenir inutiles et incapables de rejoindre une société qui leurferme la porte87 » est bien identifié dans les pages de Relations.

La confusion du clergé est une question qui va de pairavec celle de la place de l’Église dans un monde sécularisé etlà-dessus un article est à signaler qui illustre la convergenceprogressive des revues Relations et Maintenant. Il s’agit du com-mentaire fait par le jésuite Roger Blanchette d’une série deconférences du dominicain Christian Duquoc, collaborateurassidu de Maintenant. Pour Duquoc, le passage d’une civilisa-tion sacrale à une civilisation profane est positif car, pourl’Église, il est une chance de se dégager de ses rôles de sup-pléance pour mieux se consacrer à l’annonce de l’Évangile etassurer une présence prophétique. Cela représente la perte dechrétiens non convaincus, la fin du cléricalisme et de la chris-tianisation par pression sociale mais c’est aussi l’occasion, pourl’Église, de se débarrasser « de toutes ses compromissions avecles pouvoirs politique, économique et social88 ». Le jésuiteBlanchette trouve profondément théologique la pensée dudominicain Duquoc.

La sécularisation de la société québécoise est d’ailleursune réalité dont Richard Arès, qui en fera le bilan en 1970,estime qu’elle est « notre plus visible signe des temps89 ». Il ydemande surtout aux chrétiens de faire en sorte que la sociétésécularisée demeure ouverte aux valeurs religieuses et auxmanifestations de l’esprit chrétien. Richard Arès se sert de laconstitution Gaudium et Spes pour « arriver à déterminer uneattitude qui mérite le qualificatif de chrétienne tant à l’égardde la sécularisation en général90 » que de la décléricalisation,la déconfessionnalisation et la déchristianisation.

Dès 1966, la règle du célibat des prêtres est sujet d’ac-tualité, beaucoup la jugent dépassée et si le Concile ne s’y estpas directement attardé, les décrets Presbytorum ordinis etOptatam totius sur la formation, la vie et le ministère des prê-

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la transformation des rapports sociaux qui en découle : « lareligion est devenue un univers social en concurrence avecles autres84 ». Il y a aussi que la chrétienté québécoise étaitmal préparée au virage effectué par l’Église dans le cadre deVatican II. C’est une réalité qui se dégage petit à petit de larevue Relations. Les collaborateurs chevronnés, comme Luigid’Apollonia, Marcel Marcotte, Richard Arès, chercheront tantbien que mal à disséquer la crise alors que de plus jeunes re-crues, tels Julien Harvey, Roger Blanchette, JacquesGrand’Maison, Pierre Lucier en mesureront l’ampleur aveclucidité et en comprendront mieux les causes.

L’on constatera, au fil des pages qui mènent à 1970,que l’invitation faite par Vatican II aux laïcs, qui sont le « fer-ment de la société85 », de participer au témoignage de vie oude sainteté qui était un des thèmes majeurs du Concile, n’estpas facile à concrétiser. Les clercs auront du mal à « partageravec les laïcs le sacerdoce de l’Église86 » alors que les laïcsengagés se montreront exigeants, voudront participer aux dé-cisions. Cela ressemble au rapport collégial que souhaitententretenir les assemblées d’évêques avec Rome. Julien Har-vey, S.J., dans un article qui traite de la crise du sacerdocedans le cadre de la révolution culturelle en cours, expose trèsbien le drame qui se joue. L’un des facteurs de cette crise faitpartie des retentissements du Concile, les prêtres se sentantdésormais coincés entre l’épiscopat, à qui le Concile « a re-donné une vive conscience de [son] rôle, de [son] identité etde [ses] relations collégiales », et le laïcat qui s’affranchit etprend conscience de sa place, de son identité, de son rôle. Lasituation sociale du prêtre, ses fonctions sacerdotales et saformation sont aussi contestées. Les attitudes face au chan-gement seront diverses : conservatisme des uns, prudence desautres, progressisme radical chez certains, lequel ira parfoisjusqu’à la rupture. Le désarroi de ces prêtres qui « se sentent

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prêtre diocésain, le célibat est lié à la fonction et vise sommetoute à la faciliter en libérant le prêtre des obligations impo-sées par le mariage et la famille. Le second principe est que lecélibat, valeur toutefois importante, n’est pas de soi essentielau sacerdoce. Le père Tillard propose donc une solution àlaquelle, théologiquement, rien ne s’oppose et qu’il juge pré-férable au célibat à tout prix : permettre le mariage à certainsaprès l’épreuve de quelques années de ministère. Cela per-mettrait peut-être de conserver de bons prêtres et décourage-rait les vocations temporaires. Le père Tillard, qui est mem-bre d’un ordre religieux, ne remet donc pas en question sonpropre célibat.

L’on identifie également la montée de l’indifférence re-ligieuse, voire de l’athéisme, tout en cherchant des solutions,comme le dialogue, le renouvellement de l’enseignement, maissans trop comprendre les raisons profondes du déclin de la foiqui sont liées à ce que Lemieux et Montminy appellent la « cons-cience de vivre dans un monde diversifié94 ». Les Québécois,bien qu’attachés à l’héritage catholique, ne le perçoivent pluscomme porteur de leur identité.

Julien Harvey se montre assez près de ce que l’on pourralire dans Maintenant, de la plume de son homonyme VincentHarvey. À son avis, la réaction contre les institutions qui seproduit au Québec est « un des traits majeurs de la quête denotre identité95 » et l’évolution de notre christianisme devramaintenant se faire à partir des propres racines de notresécularisation : fin du christianisme contraint et acquisitionde la liberté essentielle à une foi véritablement vécue, remiseen question des institutions dans un but de conversion à unevéritable vie chrétienne communautaire. Lorsqu’on lui deman-dera s’il existe un avenir pour le sacré, Julien Harvey répon-dra oui, mais un sacré critique, exigeant une lecture des expé-riences humaines, dans un milieu sécularisé qui a pris cons-

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tres ont à la fois confirmé et renouvelé la doctrine tradition-nelle. L’encyclique Sacerdotalis cælibatus également, à partir d’ar-guments tirés de la Bible, de la théologie et de l’histoire del’Église91. Deux des articles de Relations qui en traitent sont dela plume de Marcel Marcotte, S.J., deux autres de GeorgesRobitaille, S.J., et ils sont unanimes : le célibat sacerdotal estencore la voie à suivre. Il est d’ailleurs intéressant de compa-rer la vision de Marcel Marcotte avec celle du dominicainJ.M.R. Tillard qui, dans un même numéro de 1966, exprimentleur point de vue respectif. Le père Marcotte, s’en remettantà la théologie pessimiste des Pères de l’Église concernant lemariage, table sur la supériorité de l’état de virginité qui per-met la consécration totale à Dieu. Par le sacrement de l’Or-dre, le prêtre, devenu propriété exclusive de Dieu, doit s’yconsacrer sans réserve. Ce qui n’est pas « une exigence dusacerdoce au sens strict92 » — et le père Tillard est d’accordlà-dessus — est toutefois conforme à la tradition catholiquemême si certaines dérogations sont permises en Occident etque le célibat n’est pas obligatoire en Orient.

Le père Tillard ne prend pas nettement position maischerche à clarifier le problème posé par les abandons et par lecélibat sacerdotal. Sa réflexion le mène d’abord à identifierune crise réelle et grave, puis à proposer une solution. À sonavis, les sorties traduisent un mal profond lié au style de viedifficile et anormal imposé au prêtre et dont la solitude n’estqu’une des faces. Mais le mariage, qui est aussi un risque,n’est pas nécessairement une panacée. La solution qu’il pro-pose est basée sur deux principes : d’abord la distinction àfaire entre le célibat sacerdotal et le vœu de chasteté du reli-gieux, distinction que le père Marcotte évite de faire. Dans lepremier cas, « le vœu de chasteté du religieux appartient àl’essentiel même de la profession religieuse entendue commedon total et inconditionné de soi au Père93 ». Dans le cas du

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Somme toute, la revue Relations paraît tout à fait récep-tive à l’endroit des décisions conciliaires et prête à voir l’Égliseles assumer. Mais l’enthousiasme du renouveau est tempérépar la montée d’une angoisse de plus en plus palpable devantune crise très profonde que l’on essaie de comprendre et desolutionner sans trop y parvenir. Oui, les vocations sont enbaisse, oui, les prêtres, frères enseignants, religieuses s’envont100, oui les Québécois se désintéressent d’une religion quia perdu de sa crédibilité et la question posée ci-haut par Jac-ques Grand’Maison prend tout son sens : il semble vraimentque nous soyons en phase de dissociation et que cela s’appa-rente à l’idéologie du changement propre à la modernité.

Du côté de Culture, alors que le Concile est chose dupassé, que le réveil de la société québécoise est accompli etque des problèmes majeurs se posent à l’Église, le franciscainJean Goulet proposera un tour d’horizon réaliste de la situa-tion, lequel est en conformité avec ce que l’on a pu lire ailleurs,notamment avec les propos de Gonzalve Poulin concernantla participation active des laïcs à la vie de l’Église. Cela com-mence par l’identification des « signes des temps » dans l’Égliseet la société québécoise, lesquels constituent le creuset de lacrise religieuse en cours. Conséquences du réveil de la sociétéquébécoise, les signes des temps qui la touchent, et touchentl’Église par ricochet, s’appellent socialisation,décléricalisation, sécularisation. Jean Goulet en cherche lesaspects positifs. Ainsi écrit-il de la socialisation que, tout enprovoquant « la baisse ou la perte d’une foi tranquille101 », elledéclenche une remise en question et provoque de nouvellesexpressions de foi. La socialisation, telle qu’il l’entend, est lerésultat du passage d’une société rurale à 65% à une sociétéurbaine à 75%. Le changement de vie que cette mutation en-traîne comporte son lot d’inquiétudes et d’incertitudes, sus-cite « de nouveaux rapports humains, de nouveaux besoins,

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cience « de [son] entière responsabilité et de [sa] croissantemaîtrise du monde96 ».

Jacques Grand’Maison, pour sa part, constatera que lesréformes liturgiques et catéchétiques s’essoufflent, que la crisesacerdotale s’aggrave, que les structures de l’Église sont ébran-lées, que les difficultés de toutes sortes se multiplient. « C’estcomme si, écrira-t-il, l’Église ne parvenait pas à sortir d’elle-même, à prendre vis-à-vis d’elle-même une certaine distancecritique, pour se rénover et redevenir un signe lisible et com-préhensible pour les hommes d’aujourd’hui97. » C’est presqueun constat d’échec du Concile. Or, continue-t-il, sans la re-connaissance des « empreintes idéologiques » qui sous-ten-dent notre perception de l’Église, de la vie chrétienne, de lathéologie, de nos institutions et de nos débats, tous les ef-forts, synodes et conciles seront vains98. Cette réflexion mèneJacques Grand’Maison à se demander si la société profane etl’Église sont des univers parallèles, opposés ou convergents,si nous devons « vivre une phase de dissociation, pour mieuxassurer l’autonomie et le développement de l’un et de l’autre »,si nous sommes mûrs pour de nouvelles articulations, s’ilexiste des liens valables entre ces univers et quels sont lesobstacles à affronter99. À défaut de réponse il y a reconnais-sance d’un aspect capital de la crise sévère qui se produit etidentification d’une révolution culturelle qui affecte grande-ment l’Église puisqu’elle se définit somme toute comme l’in-vention de nouveaux modèles qui correspondent mieux à laréalité que ce que l’Église peut encore offrir. Lui qui alors faitpartie de la Commission d’étude sur les laïcs et l’Église qué-bécoise (Commission Dumont) constatera, à la lumière desréactions des progressistes autant que des intégristes devantla Commission, que l’une des carences graves de l’Église, dansle contexte de révolution culturelle, a été de n’avoir pas eurecours à une pédagogie du changement.

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en Jésus-Christ doit passer par l’homme tout entier et le re-joindre là où il se trouve » et que « l’action de l’Esprit, dansune société pluraliste, se laisse découvrir à l’intérieur commeà l’extérieur de l’Église106 », Culture joint sa voix, par le dis-cours de Jean Goulet, à celle des clercs les plus progressistes.Dans un ultime article, Jean Goulet cherchera des solutionsaux problèmes engendrés par la socialisation et par la baissede la foi, surtout chez les jeunes qui sont également les pre-miers à contester l’Église. Pour réveiller la foi et la nourrir, ilpropose la constitution de communautés évangéliques et mis-sionnaires. C’est bel et bien ce que proposait Vatican II, évé-nement que René Baril, O.F.M., qualifie de « gigantesquedébloquage107 » et de première étape d’un travail de longuehaleine qui doit conférer à l’Église un rôle plus prophétiqueque jamais.

La revue Maintenant, pour sa part, verra avec inquié-tude l’Église post-Vatican II se diriger vers une crise du chris-tianisme se manifestant notamment par l’échec de nombreuxmariages, une baisse des vocations, une remise en questiondu célibat sacerdotal et des défections dont la cause majeure,selon Jacques Grand’Maison, réside dans une perte de con-fiance progressive des clercs, des religieux et des laïcs en l’ins-titution ecclésiastique108. Cette perte de confiance résulte del’autoritarisme du magistère et du durcissement dogmatiqueque le débat sur la contraception illustre avec éloquence. En1969, une fois le débat sur l’encyclique Humanæ Vitæ définiti-vement clos, le directeur de Maintenant constatera que l’équi-libre cherché par les travaux conciliaires consistant à mettrele magistère à sa place, qui en est une de serviteur109 », semblerompu. Il ajoutera que

la façon dont le Pape a procédé, en particulier dans laquestion de la régulation des naissances, nous sembletout à fait le contraire de ce que doit être la forme

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sans garantir du même coup la sauvegarde de l’individu, lerespect et la dignité des valeurs humaines et chrétiennes102 ».

De la décléricalisation, Jean Goulet note qu’elle a donnéaux clercs l’occasion de comprendre qu’ils sont appelés à ser-vir l’homme et non à le dominer. Maintenant discutera beau-coup de la difficulté pour l’Église, pour le magistère surtout,à se mettre en état de service et y verra une cause de l’échecdu Concile. Quant à la sécularisation, Jean Goulet écrit qu’enplus de préciser les responsabilités des laïcs dans l’Église, ellea amené les clercs à s’interroger sur leur propre rôle et, par lebiais du Concile, a conduit l’Église à renouveler sa liturgie, sacatéchèse et sa pastorale. C’est dans la logique de ce qu’en ditle grand théologien jésuite Karl Rahner, qu’elle « ne signifiepas premièrement un monde sans relation avec Dieu en théo-rie et en pratique, mais désigne le “développement du monde(en tant que création de l’homme)”103 ».

Les propos de Jean Goulet n’offrent rien de nouveaupour qui a parcouru la littérature sur le sujet mais dans lecontexte d’une revue donnée, ils constituent le bilan objectifd’une situation qui paraît définitive et qui consacre l’éthiquepersonnaliste. Comme la plupart de ses collègues jésuites etdominicains, Jean Goulet se réjouit de ce que le plus impor-tant signe des temps est dans la reconnaissance « de la valeurprimordiale de la personne sur les institutions104 ». Il insisteaussi sur ce que la constitution Gaudium et Spes propose uneredécouverte des valeurs humaines et terrestres, reconnaît unevaleur chrétienne aux activités temporelles « et aux valeurshumaines assumées par l’homme un intérêt positif105 ». Celareprésente tout de même, de la part de Vatican II et par con-séquent de l’Église, une réussite magistrale qui transcendel’autoritarisme obstiné de la hiérarchie sur lequel Maintenantinsistera beaucoup. En admettant plus loin que le retour à unordre sacralisé n’est plus possible, en constatant que « le salut

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compte de la Commission pontificale chargée de l’étude desproblèmes de la famille et ayant utilisé des citations de la cons-titution pastorale Gaudium et Spes émanant d’interventions dela minorité « présentées comme la ligne de pensée du docu-ment conciliaire113 ». Le jésuite Marcel Marcotte, dans uneréponse à ceux qui refusent de se rallier aux décisionsd’Humanæ Vitæ, expliquera aux lecteurs de Relations, àl’automne 1968, que c’est par prudence que Paul VI avaitdessaisi les Pères conciliaires de l’examen du problème de lacontraception et que s’il avait pris, au moment de rédiger l’en-cyclique, « le contrepied de l’opinion majoritaire qui s’étaitfait jour au sein de la Commission d’experts mandatés pourl’assister », c’est que les opinions exprimées par cette majo-rité ne faisaient pas le poids face « aux objections de la mino-rité114 ». L’article du père Marcotte insiste sur le devoir d’obéis-sance des catholiques et sur la nécessité pour l’Épiscopat deréaliser la collégialité en se ralliant à la décision du Saint-Père.La revue Maintenant aura une autre vision des choses et lesAndré Charbonneau, Pierre Saucier et Hélène Pelletier-Baillargeon115 verront dans l’évocation du mot magistère uneréférence à la seule autorité papale et estimeront qu’à la li-mite le mot Église se confond lui-même avec celui de pape. Ilspercevront donc dans l’encyclique la perpétuation du dua-lisme enseignant-enseigné et de la passivité des laïcs devantl’autorité du magistère.

En décembre 1966, Vincent Harvey, O.P., nouveau di-recteur de Maintenant, consacre un texte à l’évolution de lathéologie du mariage. Le propos de cet exposé permet demieux comprendre les enjeux du débat et il importe de s’ypencher en passant toutefois par une parenthèse qui concerneRelations. Ajoutons pour notre gouverne que le père Harvey,qui a étudié à fond la philosophie augustinienne et connaîtpar conséquent la conception qu’avait ce Père de l’Église de

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d’exercice de l’autorité dans l’Église post-conciliaire etdans l’Église de demain composée d’hommes habi-tués à la démocratie et à la participation110.

Le bilan effectué dans le centième numéro de Mainte-nant rend compte d’une situation dont on retient que pourune partie des Québécois catholiques dont la culture était lareligion et la religion la culture, le désarroi est complet, le ciels’est effondré et on ne l’a pas remplacé. Pour les autres, unenouvelle culture s’est substituée à la religion. JacquesGrand’Maison proposera donc « de nouveaux consentementscollectifs111 », un idéal d’ouverture aux incroyants, d’accueilaux pauvres, de conversion à l’Évangile. L’on retient de cetterevue qu’elle offre aux clercs et au laïcs, qui y jouissent d’unegrande liberté d’expression, la possibilité de dialoguer sur unpied d’égalité dans le but d’assainir l’interaction entre l’Égliseenseignante et l’Église enseignée.

La régulation des naissances

S’il est un sujet qui illustre à merveille la polarité idéo-logique opposant Jésuites et Dominicains, c’est bien le con-trôle des naissances et les revues Relations et Maintenant ensont de bons transmetteurs. Mais il importe a priori de préci-ser que si un débat sur la contraception oppose Relations etMaintenant, c’est parce que l’encyclique Humanæ Vitæ n’estpas considérée comme « l’expression du magistère infailli-ble112 ».

En matière de vie conjugale et de contrôle des naissan-ces on avait signalé la démesure des attentes des pays occi-dentaux. La désillusion, à la parution de l’encyclique HumanæVitæ, le 25 avril 1968, est proportionnelle à l’étendue de cesattentes. Paul Christophe explique que cette encyclique illus-tre le dilemme de Paul VI puisqu’elle « révèle la continuité del’exercice non collégial du magistère », le pape ayant peu tenu

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XIII intitulé « Dignité du mariage et de la famille ». La théolo-gie dualiste développée par les Pères de l’Église s’inspire for-tement de l’Antiquité gréco-romaine qui concevait le mariagecomme l’union de deux personnes « d’inégale[s] dignité etvaleur sociale en vue de la bonne gestion d’un patrimoine etde la procréation d’enfants destinés à prolonger la famille et àpeupler la cité118 ». La morale stoïcienne qui prêchait l’absencede passion, les mouvements gnostiques, particulièrement lemanichéisme, hostiles au mariage, la philosophienéoplatonicienne avec son mépris pour le corps et les pas-sions, ont également orienté la pensée des Pères. À titred’exemple le père Harvey mentionne la prédication de saintAmbroise concernant la supériorité de l’état de virginité surl’état de mariage ainsi que la fonction purement procréatricede la femme. Celle de saint Jérôme pour qui le mariage, « n’estqu’un moindre mal, toléré uniquement pour en éviter un pire :la fornication119 », n’est pas moins réductrice bien qu’il ait dûen admettre l’utilité aux fins de procréation. Quant à saintAugustin, dont Vincent Harvey admet qu’il sut concevoir unethéologie mieux équilibrée et structurée que celle de ses pré-décesseurs, sa conception de la sexualité est pessimiste par ledualisme qu’elle recèle : d’une part, conception de l’amourconjugal comme réalité spirituelle ; d’autre part, justificationdu désir et du plaisir sexuels par la nécessité de procréer et deprévenir l’adultère120. Augustin voit dans le mariage et la pro-création la seule raison d’être de la femme et considère commeune faute vénielle l’acte sexuel accompli dans le mariage pourd’autres motifs que la fécondation. Par ailleurs, si le hautMoyen Âge vit se durcir les positions des Pères, Vincent Har-vey convient, à la décharge de l’Église, que sa pratique pasto-rale fut généralement plus souple que sa « systématisation théo-logique121 », les femmes non fécondes (stériles, ménopauséesou hystérectomisées) ayant toujours eu la permission de semarier.

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la femme et de la sexualité, possède une large expérience pas-torale auprès des couples mariés et se dira un jour « saisi parl’énorme hiatus qui existe entre l’amour concret vécu par ceschrétiens mariés et le concept trouble, rapetissé et légalisteque la théologie traditionnelle nous propose pour leur servirde guide116 ». Cette phrase soulève le problème de l’opposi-tion entre la conception médiévale des fins du mariage et cellequ’introduit la modernité. Une fois clarifiées ces notions quidémontrent l’humanité, donc la faillibilité, de l’Église-insti-tution, l’attitude tolérante adoptée par Maintenant à l’endroitde la contraception se justifiera d’elle-même. La revue Rela-tions se montre plutôt laconique en ce qui concerne les origi-nes gréco-romaines de la théologie du mariage et son évolu-tion, peut-être parce que le vœu d’obéissance, auquel est tenuchaque jésuite et qui exige même « l’obéissance de juge-ment117 », fait obstacle à ce genre de rétrospective historiquesusceptible de semer le doute quant au bien-fondé de la poli-tique vaticane. Joseph d’Anjou, S.J., fait bien allusion, dansune série d’articles consacrés à la régulation des naissancesen 1963 et 1964, au dualisme platonicien et au pessimismeaugustinien. Beaucoup en auraient conclu à la malignité ducorps et de la sexualité, ce que déplore le père d’Anjou, quitoutefois ne remet pas en question la théologie patristique,sinon pour endosser la réinterprétation que l’Église est en voiede faire et qui concède à l’amour entre époux sa juste place.Son discours prudent découle de l’attachement des Jésuites àla hiérarchie et à l’autorité et de leur fidélité inconditionnelleau vœu d’obéissance qui constituent manifestement des en-traves majeures au progressisme.

L’article de Vincent Harvey est découpé en deux par-ties, dont la première décrit les perspectives anciennes et laseconde celles qui s’ouvrent grâce aux progrès de la théologieet aux orientations contenues dans un chapitre du Schéma

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la proclamation de l’égalité des deux fins du mariage car lesépoux, dira-t-il, « se considèrent l’un et l’autre non comme desimples procréateurs, mais comme des personnes aimées pourelles-mêmes125 ». Le cardinal, en fait, ne fait qu’espérer la ré-conciliation des traditions concernant les fins du mariage desorte que « les fins objectives de l’institution conjugale et lesfins subjectives des époux s’harmonisent et se fondent dansune parfaite unité126 ». À l’opposé de la pensée augustinienne,le Schéma XIII présentera donc l’amour conjugal comme unionintime de la totalité de deux personnes : corps et âme127. Lavenue d’un enfant apparaît désormais comme l’aboutissementde ce don mutuel.

Mais les méthodes de contraception artificielle demeu-rent inacceptables aux yeux de l’Église et la vraie réponse deRome les concernant arrive en 1968 sous forme d’encycliquedont le contenu, fidèle aux normes déjà émises par Pie XII,sèmera la consternation, divisera les esprits. Paul VI s’y mon-tre formel : « tout acte matrimonial doit rester ouvert à la trans-mission de la vie128 ». Le cardinal Maurice Roy, archevêque deQuébec, fait alors parvenir aux curés de son diocèse un com-muniqué sur l’encyclique, dans lequel il demande l’accepta-tion confiante d’une doctrine qui condamne des pratiques nonconformes à la morale naturelle et chrétienne, qui invite parailleurs les chercheurs à découvrir de nouveaux moyens légi-times de régulation des naissances et qui confirme que c’estau magistère qu’il revient d’éclairer la conscience des épouxpar son interprétation de la loi divine. Mais de nombreux fi-dèles se fieront désormais à leur morale personnelle plutôtqu’à une institution dont, de plus en plus, ils mettent en doutela crédibilité. Des femmes profondément déçues feront partaux journaux de leur désarroi. Simonne Monet-Chartrand, parexemple, s’inquiète de ce que, par le message contenu dansl’encyclique, l’Église se coupe « d’une certaine jeunesse... tout

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Cet héritage théologique est revu au vingtième siècle etl’encyclique de Pie XI, Casti connubii, à maints égards conser-vatrice, présente néanmoins « une vue personnaliste del’amour conjugal et du mariage » parce qu’elle « ne considèrepas strictement dans le mariage l’institution destinée à la pro-création et à l’éducation des enfants, mais, dans un sens pluslarge, une mise en commun de toute la vie, une intimité habi-tuelle, une société122 ». Les mouvements familiaux ont pourbeaucoup contribué à stimuler la réflexion sur l’amour conju-gal et le mariage. La découverte des périodes de fécondité dela femme constitue également un facteur d’interrogation. Ungrand pas sera ensuite fait par le Concile qui remplacera laproblématique de fin primaire et fin secondaire du mariagepar « valeurs et fins diverses du mariage » ce qui élimine lanotion de subordination de l’amour conjugal à la procréation.Le devoir de fécondité sera désormais laissé au jugement desépoux d’autant plus que l’Église jugeait déjà acceptables lesméthodes de régulation basées sur la continence périodique.Le cardinal Léger aura contribué à cette évolution lui qui,dans le cadre des discussions sur le Schéma XIII, demanderaau Concile de reformuler la doctrine du mariage pour que lesépoux n’aient plus l’impression que l’amour est immolé à l’ins-titution et qu’eux-mêmes ne sont que des moyens au servicedu bien commun123. Le chapitre IV du schéma sur l’Église etle monde voudra y répondre par un renouvellement de la pro-blématique qui présente la question conjugale dans une autreoptique que celle de l’opposition entre la fin primaire et la finsecondaire du mariage et qui met « en plus fort relief l’amouret l’entraide mutuels des époux124 ». Insatisfait, car le schémane répond pas suffisamment aux difficultés de l’heure, ne pré-sente pas l’amour conjugal et l’entraide mutuelle comme unefin en soi et n’aborde pas « le problème de la finalité des ma-nifestations d’amour dans le mariage », le cardinal souhaitera

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cotte), car si tel était le cas, précise-t-il, la question n’auraitété débattue ni au Concile, ni par la commission pontificalechargée de la réexaminer. Les termes employés par le papedans l’encyclique auraient été différents, ils auraient été « dessignes certains et facilement reconnus d’une définition de foiprononcée ex cathedra, en vertu du magistère extraordinaire del’Église...131 » En théorie, un autre pape pourrait contredire lacondamnation de la contraception. Le chrétien qui refuse d’entenir compte ne peut donc être tenu pour hérétique. C’est unequestion qui regarde le domaine de la moralité dans lequel, depréciser le père Marcotte, « les décisions et les règles de l’Églisene portent pas partout le même caractère de fermeté et d’irré-vocabilité132 ». L’attitude à adopter pour le chrétien est doncl’obéissance parce que, l’Église étant hiérarchique, le papeayant reçu du Seigneur le mandat d’y exercer l’autorité néces-saire à sa cohésion, la crise de l’obéissance qui est en cours enmenace l’existence. L’obéissance, en l’occurrence, consisteen une démarche visant « à reconnaître la compétence duMagistère et donc du pape qui l’exerce », l’Église s’étant de-puis ses origines « reconnue le droit d’interpréter, à titre auto-ritaire pour les croyants, indicatif pour les incroyants, nonseulement les exigences de la loi évangélique, mais celles dela loi naturelle133 ». Dans ce contexte les catholiques, par unprocessus de disponibilité intérieure qui reconnaît le droit dupape à juger et constitue une manifestation de foi, se doiventde laisser l’Église trancher les problèmes moraux et de se ral-lier à un enseignement qui, d’insister le père Marcotte, « par-ticipe à l’infaillibilité même de Dieu134 ». Par contre, les prin-cipes de la liberté de conscience entrent en jeu lorsque lecroyant, que sa foi oriente vers l’obéissance mais qui resteintimement convaincu de l’inexactitude des vues de l’ency-clique, ne peut y adhérer. Autrement dit, et c’est le sujet d’unautre article du père Marcotte, « la contraception est toujours

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en ne faisant pas un pas vers un rapprochement des Églises129 »puisque les autres Églises laissent le problème de la planifica-tion familiale à la conscience des époux. Une autre, ClaireGuillemette, écrira au Devoir qu’aucune religion ne peut plus« se prévaloir de droits de paternité, d’autorité et d’infaillibi-lité130 ». C’est par contre à Relations que les Claire Campbell etMarguerite-M. Guérin feront part de leur soumission à la doc-trine pontificale, indice que cette revue attire probablementun lectorat plutôt conservateur. Mais Claire Campbell trouvele document à la fois bienfaisant et controversé et se montrede ce fait consciente de la sévérité de l’encyclique, comptetenu des facteurs physiologiques et psychologiques qui influen-cent le problème de la fécondité, particulièrement l’anxiété àlaquelle la régulation basée sur la continence périodique sou-met beaucoup de femmes.

Du mois de septembre à la fin de 1968, ainsi qu’en avrilet juin 1969 (après quoi on n’en parlera plus), plusieurs édito-riaux et articles de Relations traiteront de l’encyclique maisc’est au jésuite Marcel Marcotte que reviendra la tâche dedémontrer l’évolution de la pastorale conjugale et de justifierle discours de Paul VI. Les quatre longs articles qu’il consacreà l’encyclique traitent de l’obéissance catholique, de la pasto-rale de la fécondité, de la paternité responsable (cela inclut lamaternité) et de la liberté de conscience.

Première constatation de Marcel Marcotte après la pa-rution de l’encyclique : Paul VI oppose un non irrévocable etcatégorique à la contraception sous toutes ses formes. Un oui,même mitigé, eût constitué une tragédie et jeté le discréditsur l’Église, compte tenu de ce qu’elle aurait eu à reconnaîtres’être trompée par le passé, elle qui est censée interpréter lapensée de Dieu. Par contre cette condamnation n’est pas unarticle de foi et la question n’engage pas l’infaillibilité del’Église (au sens technique du terme, précise Marcel Mar-

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peut-être verrions-nous la fin du clivage entre l’Église ensei-gnante et l’Église enseignée et le retour à la communauté ori-ginelle.

Il reviendra à André Charbonneau, Pierre Saucier etHélène Pelletier-Baillargeon de prendre la parole au nom descouples catholiques et de développer intégralement les idéesémises dans l’éditorial. Cela démontre encore une fois la dif-férence fondamentale entre les revues Maintenant et Relations,cette dernière n’accordant encore qu’à des clercs le privilèged’exprimer la position de l’Église et par le fait même de per-pétuer la communication en sens unique qui prévaut au seinde cette institution. Selon les auteurs du texte l’encyclique« inscrit la vision de Paul VI dans une conception de l’hommeet de l’Église diamétralement opposée à celle du Concile140 »,Église et papauté se confondant pour mieux perpétuer le dua-lisme enseignant-enseigné et par là même une vision statiqueet pessimiste de la communauté des fidèles. Le Concile, aucontraire, avait privilégié l’initiative et l’engagement person-nel et « à l’argument d’autorité » préféré « le recours à la cons-cience éclairée141 ». Cela impliquait, pour les fidèles, une ré-forme de leur pensée et des moyens d’action permettant l’ins-tauration de structures démocratiques aptes à favoriser leurparticipation à la vie de l’Église142. Cela représentait égale-ment un changement de mentalité de la part des évêques, quiavaient voulu faire du Concile un événement pastoral ets’étaient « refusés à définir des dogmes et à lancer des anathè-mes143 ». Selon les signataires de l’article, l’encyclique mettaiten présence deux problématiques irréconciliables, deux an-thropologies, deux ecclésiologies, deux lectures de la Tradi-tion. Il ne restait donc plus aux catholiques qu’à s’en remettreà leur conscience personnelle quant au choix à faire concer-nant la contraception.

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un désordre, comme le pape l’affirme, mais elle n’est pas tou-jours un péché, puisque la conscience peut, de bonne foi, lajuger innocente135 ». Cette interprétation est substantiellementrévolutionnaire parce qu’elle tient compte du facteur de res-ponsabilité individuelle contenu dans la modernité.

C’est sur l’obligation pour les époux chrétiens de suivreleur conscience qu’insiste l’article n° 50 de la constitutionconciliaire Gaudium et Spes sur la paternité responsable : la ré-gulation des naissances est un droit, parfois un devoir dontles motifs doivent cependant procéder d’un jugement droit,c’est-à-dire de « l’obligation de toujours suivre leur conscience,une conscience qui doit se conformer à la loi divine136 ». Celaimplique la docilité au magistère de l’Église, autorisé à inter-préter la loi divine à la lumière de l’Évangile. Marcel Mar-cotte considère par conséquent que Paul VI, dans son ency-clique, n’a fait « qu’expliciter et prolonger ces directives duConcile. Positivement, en faisant de la paternité responsablela norme idéale de la régulation des naissances ; négativement,en refusant de l’associer à la contraception137. »

La revue Maintenant exprimera sans équivoque sa dé-ception, voyant dans l’encyclique un retour au catholicismepré-conciliaire138 avec rupture du dialogue de confiance en-tamé par Vatican II et, en quelque sorte, échec du Concile dumoins en ce domaine. Les auteurs de l’éditorial139 du numérod’août-septembre 1968, constatant que de nombreux catholi-ques utilisent déjà la contraception sans y voir d’incompatibi-lité avec leur appartenance à la communauté chrétienne, en-treverront mal la possibilité d’un retour en arrière. Ils pense-ront également que l’encyclique marque un tournant impor-tant de la vie de l’Église, soit en accélérant la désaffection àl’égard de l’autorité, soit en incitant les laïcs à effectuer, à lalumière de leur expérience personnelle, leur propre lecture etleur propre interprétation de l’Évangile. Dans ce dernier cas,

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minicain Jean-Paul Audet qui, dans un ultime article sur lesujet, reprend en grande partie les arguments énoncés par lesautres : opposition de deux vues et deux langages, distinctionfloue entre ce qui est méthode naturelle et méthode artifi-cielle, question de l’infaillibilité du pape, remplacement, aufil de l’histoire, de la fraternité des communautés chrétiennesd’origine par un patriarcat hiérarchisé… pour finalement cons-tater une rupture des communications au sein de l’Église.L’encyclique, en tant que genre littéraire, est rigide et solen-nelle. Elle fait part au public d’une décision prise en haut lieualors que la communauté chrétienne est plutôt avide d’unenseignement qui tienne compte des diverses situations aux-quelles elle doit faire face. Cela ramène encore une fois à larelation à sens unique de l’Église enseignante avec l’Égliseenseignée de même qu’à la subjectivité et au principe d’auto-nomie.

* * *

En vérité, Maintenant se montre nettement plus progres-siste en matière de contraception que ne l’est Relations, quivisiblement éprouve encore, du moins dans ce domaine, desréticences à l’égard de la collégialité. De plus, au lieu de con-sulter l’opinion publique, elle se contente de confier l’analysedu problème au seul Marcel Marcotte. Maintenant se distinguepar la diversité des interventions et surtout par la parole don-née aux laïcs : c’est la différence fondamentale sur laquelleon se doit d’insister. Elle se montre en cela solidement inté-grée à la modernité. Le débat provoqué par la contraceptionet l’encyclique Humanœ Vitœ est somme toute un bon indica-teur de la difficulté qu’éprouve encore l’Église à s’adapter aumonde de ce temps avec ce que cela implique de change-ments et d’interrogations. C’est un débat intimement lié à l’Ag-

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L’opinion formulée par Vincent Harvey, O.P., est sanséquivoque lorsqu’il ajoute, à son article de 1966 :

Si l’on se place dans cette perspective globale et si l’ontient compte de l’unité conjugale comme une des va-leurs fondamentales du mariage, je ne vois pas tropcomment on pourrait faire une discrimination, du pointde vue théologique, entre les diverses méthodes effica-ces de régulation des naissances (à l’exception bien sûrdes méthodes abortives), dès lors qu’elles permettentaux époux qui sont obligés de limiter les naissances, des’aimer de la façon la plus épanouissante possible danstelle ou telle circonstance de leur vie conjugale. Les fac-teurs qui entrent ici en ligne de compte relèvent de lamédecine, de la psychologie et des dispositions parti-culières des époux, mais non, à mon avis, d’un prin-cipe moral prétendûment objectif, indépendammentdes personnes dans la complexité de leur existence, etqui se nommerait l’intégrité physique de l’acte144.

Par contre, à ceux qui reprocheraient à Paul VI de re-tourner à un catholicisme préconciliaire, Luigi d’Apollonia ré-torquera, citant la constitution Lumen gentium :

Une soumission religieuse de la volonté et de l’intelli-gence est due à un titre spécial au magistère authenti-que du pontife romain, même lorsqu’il ne parle pas excathedra. Son magistère suprême demande à être ac-cueilli avec révérence, les décisions qu’il prend récla-ment une adhésion sincère, conforme à sa pensée et àsa volonté, telles qu’elles se manifestent soit par le ca-ractère des documents, soit par l’insistance à revenirsur une même doctrine, soit par sa manière de par-ler145.

De toute façon, les idées sur la contraception sont fai-tes, les positions sont prises et nulle encyclique ne peut y chan-ger quoi que ce soit. C’est en tout cas ce que constate le do-

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Solange Chalvin, Marcel-Marie Desmarais, O.P., et GeorgesMéthot, O.P. Les Dominicains pour qui, selon Pierre Beauso-leil, le conflit Religion-Société se trouve résolu par la réduc-tion du terme Religion à une inspiration plutôt qu’à une insti-tution148, se situent donc dans la ligne progressiste. Ce quePierre Beausoleil veut dire, c’est que l’intégrisme (c’est le termequ’il emploie), réduit la religion au domaine institutionnel alorsque le progressisme évacue, dans la mesure du possible, lesinstitutions sociales de la religion. Le principe desécularisation, inhérent à la modernité contemporaine, y estdonc implicite.

Cette matière révèle donc, de la part des Jésuites, unefidélité à la parole pontificale mais il faut admettre qu’on yperçoit tout de même un assouplissement du conservatismerigide de l’époque préconciliaire. Le père Marcotte, du moins,s’efforce de faire honnêtement la part des choses mais l’onest en droit de se demander si sa prose n’escamote pas le vé-ritable problème, lequel s’inscrit dans le contexte de révolu-tion sexuelle qui marque ces années, celui des femmes quiportent les enfants, les mettent au monde, les élèvent et vi-vent dans la crainte que « la méthode » les trahisse le mois quivient. C’est d’ailleurs dans leur manière d’aborder la questionque réside la différence tangible entre position jésuite et posi-tion dominicaine, la première tenant surtout compte de laposition du magistère et la seconde de la situation dans la-quelle se trouvent les femmes et les couples. L’examen de larevue Maintenant est là-dessus révélateur.

Pour ce qui est de l’Aggiornamento proprement dit, c’est-à-dire des réformes proposées par le Concile, le passage d’uncatholicisme à l’autre est synchrone parce que Jésuites, Fran-ciscains et Dominicains se montrent conscients de la néces-sité pour l’Église de se détourner du triomphalisme pour seconcentrer plutôt sur sa mission évangélisatrice. Ces réfor-

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giornamento et qui, à cause de sa visibilité médiatique, méritaitd’être traité à part.

Ce que nous révèlent les articles de Relations préfigureles conclusions auxquelles aboutissait, en 1968, le mémoirede maîtrise de Pierre Beausoleil qui porte sur les années 1966-1967, selon lequel ces Jésuites perpétuent la traditionnellerelation clerc-enseignant/laïc-enseigné. L’étude de Maintenantrévèle au contraire que les dominicains qui y collaborent, enacceptant d’entamer le dialogue avec les laïcs et en tenantcompte de la réalité vécue par les couples mariés, se trouventà rejeter le monolithisme doctrinal, indépendamment de l’opi-nion personnelle des clercs. Les Jésuites se refusent à mettreen doute la parole de l’Église alors que les Dominicains, cons-cients de la réalité sociale, c’est-à-dire du fait qu’une impor-tante proportion de couples catholiques a recours à des moyensde contraception condamnés par l’Église, optent pour le ques-tionnement. En outre ils se montrent fidèles à l’objectif dedialogue et d’engagement qu’ils s’étaient fixé en fondant larevue Maintenant et que le père Bradet explicitait dans le nu-méro de mai 1962 : opter pour des textes « susceptibles dereposer les problèmes et de les réviser dans l’optique 1962146 ».C’est pour cela qu’ils consentent, en donnant la parole auxlaïcs et particulièrement aux femmes, qui après tout sont lespremières concernées, à mettre en question la position del’Église en matière de régulation des naissances et à accorderaux laïcs la pleine responsabilité de leurs actes. Ils se récla-ment par le fait même de la liberté de presse, autant pour lapresse catholique que pour toute autre147, alors que les Jésui-tes, dont l’opinion sur la légitimité de la contraception artifi-cielle est totalement conforme à celle de Rome, n’auraientjamais permis la publication de textes comme ceux qui, desannées avant Humanae Vitae, coûtèrent au père Bradet sonposte de directeur de Maintenant et dont les auteurs étaient

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3 Ce débat concerne exclusivement les revues Relations et Maintenant ; Culturene s’en mêle pas même si quelques-uns de ses articles concernant la moralefamiliale révèlent une position conservatrice. Si la thèse dont est tiré le présentarticle aborde quatre sujets principaux, soit le nationalisme, la régulation desnaissances, la réforme de l’éducation proposée par le Rapport Parent et l’Ag-giornamento (mise à jour) entrepris par Vatican II, c’est ce dernier sujet que leprésent texte doit explorer en y mêlant toutefois la polémique concernantHumanæ Vitæ.4 Pierre Trépanier, « Notes pour une histoire des droites intellectuelles cana-diennes-françaises à travers leurs principaux représentants (1770-1970) », LesCahiers des Dix, n° 48 (1993), p. 140.5 Ibid., p. l5l.6 Alain Touraine, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992, p. 15.7 Ibid., p. 240.8 Ibid., p. 241. Sujet : « le mot entre dans le vocabulaire philosophique audébut du XIXe siècle d’après l’allemand Subjekt (Kant) de même origine,désignant l’être pensant, considéré comme le siège de la connaissance, paropposition à objet. » Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, Paris,Dictionnaires Le Robert, 1992, p. 2045.9 Alain Renaut, « Liberté, égalité, subjectivité », dans Alain Renaut, dir., His-toire de la philosophie, tome 2, Naissances de la modernité, Paris, Calmann-Lévy,1999, pp. 7-23.10 Joachim Kopper, « La connaissance objective chez Maurice Blondel », dansDominique Folscheid, dir., Maurice Blondel une dramatique de la modernité, Paris,Éditions universitaires, 1990, p. 96.11 Johann Figl, « Sécularisation », dans Peter Eicher, dir., Nouveau dictionnairethéologique, Adaptation française sous la direction de Bernard Lauret, Paris,Éditions du Cerf, 1996, p. 900.12 André Vachon, « Une tradition à inventer », Littérature canadienne-française,n° 1-10, Presses de l’Université de Montréal, 1969, p. 277.13 Léon Dion, La révolution déroutée, 1960-1976, Montréal, Boréal, 1998, p. 25.14 E.-Martin Meunier et Jean-Philippe Warren, « L’horizon personnaliste dela Révolution tranquille », Société, nos 20-21 (été 1999), p. 382.15 Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire, Histoire religieuse de la France contempo-raine, tome 3, Toulouse, Privat, 1988, p. 24.

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mes sont accueillies favorablement et cela démontre que Va-tican II s’imposait et qu’à maints égards il a réussi ; mais ilconstitue aussi, aux yeux de nombreux catholiques, des pluslibéraux aux plus conservateurs et pour diverses raisons, unéchec retentissant. Maintenant le notera avec amertume, Rela-tions vivra la situation avec angoisse tandis que Culture réflé-chira à de possibles solutions. Selon Gilles Routhier, le Con-cile a servi, pour les Québécois, de symbole de changementet de réformes, voire d’instrument de rupture avec le passé.Des journaux comme La Presse, Le Soleil, La Tribune s’en sontmême servis « comme visa idéologique pour légitimer le pro-gramme de réforme mis alors en avant au Québec149 ». Souscet aspect il est donc indissolublement lié à la Révolutiontranquille, surtout si l’on tient compte de l’éthiquepersonnaliste, phénomène dont s’étaient nourris beaucoup despenseurs et des acteurs de la Révolution tranquille, et qui estindissociable du catholicisme contemporain. Le Concile a,ajoute Routhier, modifié le système de gouvernement del’Église, libéré la parole, stimulé la participation des laïcs, faitprendre à l’Église conscience de son universalité et représente,parce qu’il s’est refusé à prononcer toute condamnation, « uneffort pour entrer en dialogue avec les diverses composantesdu monde contemporain150 ». Mais le plus important est, et ceparce que l’Église a voulu se remettre en question et se réfor-mer, qu’il constitue un véritable acte de foi.

NOTES

1 Cet article résume un des thèmes abordés dans Janine Thériault, D’un catho-licisme à l’autre. Trois ordres catholiques au Québec et leurs revues face à l’Aggiorna-mento et à la Révolution tranquille, 1958-1970, Thèse de Ph.D. (histoire), Univer-sité de Montréal, 2003, 420 p.2 Georges-Henri Lévesque, Souvenances, tome 2, Montréal, Éditions La Presse,1988, pp. 176-188.

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32 Denise Robillard, Paul-Émile Léger, 1950-1976 : l’évolution de sa pensée, Mon-tréal, Hurtubise HMH, 1993, p. 188.33 Ibid., p. 240.34 Guy Rocher, Le Québec en mutation, Montréal, Hurtubise HMH, 1973, p.207.35 Nouveaux mouvements religieux, croyance à la réincarnation, groupes decroissance spirituelle et religion à la carte. Les ouvrages sur le sujet sont nom-breux, dont une publication de la théologienne Suzanne Rousseau, L’immor-talité de l’âme en question, Montréal, Fides, 2001, 246 p.36 Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert, François Ricard,Histoire du Québec contemporain, tome II, Le Québec depuis 1930, Montréal, Bo-réal, 1989, p. 348.37 Pierre Beausoleil, Analyse de contenu comparée de deux publications catholiques,Maintenant et Relations : étude des thèmes idéologiques sur le problème de la limitationdes naissances, Montréal, Thèse de M.A. (sociologie), Université de Montréal,1968, p. 24.38 Richard Arès, « Notre plus visible signe des temps. La sécularisation de lasociété québécoise », Relations, vol. 30, n° 353, octobre 1970, p. 274.39 Jacques Valois, cité dans Jean Hamelin, dir., Les Franciscains au Canada, 1890-1990, Québec, Septentrion, 1990, p. 266.40 V. Cosmao, « Désaccord et unanimité », Maintenant, nos 43-44 (juillet-août1965), p. 256.41 Louis-Nazaire Hamel, « Mater et magistra. Une conception totalitaire dumonde social », Culture, vol. XXII (1961), pp. 423-431.42 Ibid., p. 425.43 Luigi d’Apollonia, « Lettre du Vatican », Relations, vol. 24. n° 286 (octobre1964), p. 286.44 Jean Lacroix, « Ce qu’un laïc attend du Concile », Relations, vol. 22, n° 262(octobre 1962), p. 273.45 Gaëtan Baillargeon, « Les intellectuels québécois et Vatican II », dans GillesRouthier, dir., L’Église canadienne et Vatican II, Montréal, Fides, 1997, p. 200.46 Richard Arès, « L’Église et l’État », Relations, vol. 22, n° 262 (octobre 1962),p. 266.

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16 Meunier et Warren, loc. cit., p. 361.17 Cholvy et Hilaire, op. cit., p. 25.18 Gérard Cholvy, La religion en France de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, Paris,Hachette, 1991, p. 114.19 Michel Winock, Le siècle des intellectuels, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p.525.20 Selon Pierre Trépanier, l’abbé Lionel Groulx qui, dès ses dernières années decollège se préoccupait de la place du laïcat dans l’Église, a lui-même subil’influence de Maritain et sa bibliothèque renferme de nombreux ouvrages duphilosophe français (communication personnelle).21 Cholvy, op. cit., p. 27.22 Yves Cloutier, « L’influence de Maritain : un déterminant de la réception deVatican II au Québec », dans Gilles Routhier, dir., L’Église canadienne et Vati-can II, Montréal, Fides, 1997, p. 406.23 Simon Lapointe, L’influence de la gauche catholique française sur l’idéologie de laCTCC-CSN de 1948 à 1964, Thèse de M.A. (histoire), Université de Montréal,1994, p. iii.24 Luigi d’Apollonia, cité dans Jean-Claude Dupuis, « La revue Relations et leConcile Vatican II », Les Cahiers d’histoire du Québec au XXe siècle, nº 6 (automne1996), p. 34.25 Cholvy et Hilaire, op. cit., p. 266.26 André Naud, dans Brigitte Caulier et Gilles Routhier, dir., Mémoires deVatican II, Montréal, Fides, 1997, p. 70.27 M.-C. Matura, « Le renouveau biblique contemporain et sa signification »,Culture, vol. XXI (1960), pp. 3-12.28 Jean Lacroix, « Ce qu’un laïc attend du concile », Relations, vol. 22, nº 262(octobre 1962), p. 273.29 Jean Martucci, « Ce que les catholiques attendent du concile », Maintenant,vol. 1 (mars 1962), p. 90.30 Ibid., pp. 90-91.31 Daniel Pourchot, « Ce que les protestants attendent... », Maintenant, vol. 1(mars 1962), p. 91.

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65 Luigi d’Apollonia, « Le schéma XIII », Relations, vol. 24, nº 288 (décembre1964), p. 354.66 Idem, « Les trois conciles », Relations, vol. 25, nº 297 (septembre 1965), pp.251-254.67 « La question juive », Relations, vol. 24, nº 288 (décembre 1964), p. 346.68 Luigi d’Apollonia, « Les non-chrétiens et les Juifs », Relations, vol. 25, nº300 (décembre 1965), p. 346.69 Idem, « Les trois conciles », p. 254.70 Idem, « La liberté religieuse et le Concile », Relations, vol. 25, nº 298 (octobre1965), pp. 284-287.71 Ibid., p. 287.72 Richard Arès, « L’Église au Québec », Relations, vol. 26, nº 302 (février1966), p. 32.73 Marcel Adam, « Gauche, droite au concile ? », Maintenant, nº 27 (mars 1964),p. 117. Dans cet article Marcel Adam, d’accord avec un jésuite français, le PèreRouquette, juge inadéquats les termes gauche et droite ou progressistes etconservateurs dans le cas des questions ecclésiales ou conciliaires.74 Luigi d’Apollonia, « Les trois conciles », Relations, vol. 25, nº 297 (septem-bre 1965), p. 253.75 Ibid., p. 253.76 Gonzalve Poulin, « Réflexion sur l’Église au Québec français », Culture, vol.XXVI (1965), pp. 256-263.77 Ibid., p. 260.78 John Hewson, « Secular and Denominational Institutions The Separationof Church and State », Culture, vol. XXVII (1966), p. 147.79 Poulin, loc. cit., p. 261.80 C.J. Eustace, « Catholics and Protestants in a Secularised World », Culture,vol. XXI (1960), p. 18.81 Idem, « Religion, Scientific Revolution, and Social Schizophrenia », Culture,vol. XXVI (1965), p. 17.82 Raymond Lemieux et Jean-Paul Montminy, Le catholicisme québécois, Qué-bec, Éditions de l’IQRC, 2000, p. 68.

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47 Michel Despland, « Œcuménisme et liberté religieuse au Québec », Mainte-nant, n° 51 (mars 1966), p. 101.48 Henri-M. Bradet, « Heure des laïcs, horloge des clercs », Maintenant, n° 23(novembre 1963), pp. 325-328.49 P.-A. Liégé, « L’Église de l’autorité ou l’Église de la liberté ? », Maintenant,nº 11 (novembre 1962), pp. 361-362.50 Doris Lussier, « L’intégrisme contre la foi », Maintenant, nº 27 (mars 1964),pp. 82-83.51 La Direction, « Tolérance... », Maintenant, nº 28 (avril 1964), p. 144.52 Christian Duquoc, « Liberté religieuse », Maintenant, nº 37 (janvier 1965), p.7.53 Ibid., p. 8, et Despland, loc. cit., p. 101.54 Jean-Paul Vanasse, « La liberté pour quoi faire ? », Maintenant, nos 45-48(automne 1965), p. 292.55 Éditorial, « La constitution sur la liturgie », Relations, vol. 24, n° 277 (janvier1964), p. 1.56 Jacques Leclercq, « Vers une Église missionnaire », Maintenant, n° 37 (jan-vier 1965), pp. 9-10 et « Peuple de Dieu », Maintenant, nos 45-48 (automne1965), pp. 282-283.57 Pierre Aubailly, « Démocratie dans l’Église », Maintenant, n° 36 (décembre1964), pp. 392-393.58 Luigi d’Apollonia, « Primauté et collégialité », Relations, vol. 23, nº 276(décembre 1963), p. 346.59 Ibid., p. 346.60 Gregory Baum, « Gouvernement de l’Église et collégialité », Maintenant, nos

45-48 (automne 1965), p. 266.61 Ibid., p. 266.62 Luigi d’Apollonia, « Les trois conciles », Relations, vol. 25, nº 297 (septem-bre 1965), p. 254.63 « Idées imaginaires sur le Concile », Relations, vol. 23, nº 276 (décembre1963), p. 341.64 Paul Doucet, « Galilée à Vatican II », Maintenant, n° 36 (décembre 1964), pp.392-393.

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p. 164.) Georges Robitaille estime qu’en dix ans, soit depuis 1956, quelque10 000 prêtres sur 420 000 que comptait l’Église universelle, ont demandé àRome de leur permettre de se marier. Georges Robitaille, « Le célibat desprêtres », Relations, vol. 26, n° 304 (avril 1966), pp. 102-103.101 Jean Goulet, « Signes des temps et Église du Québec », Culture, vol. XXX(1969), p. 180.102 Ibid., p. 180.103 René Baril, « Congrès international de Toronto », Culture, vol. XXVIII(1967), p. 305.104 Goulet, loc. cit., p. 186.105 Ibid., p. 187.106 Ibid., p. 191.107 René Baril, loc. cit., p. 306.108 Jacques Grand’Maison, « Une Église au seuil d’un second souffle », Main-tenant, n° 100 (novembre 1970), p. 282.109 Vincent Harvey, « Quand le pape a parlé, faut-il se taire ? », Maintenant, n°85 (avril 1969), p. 99.110 Ibid., p. 101.111 Jacques Grand’Maison, « Une Église au seuil d’un second souffle », Main-tenant, n° 100 (novembre 1970), p. 284.112 H. Waldenfels, Manuel de théologie fondamentale, Paris, Éditions du Cerf,1990, p. 768. La constitution Lumen gentium parle de l’infaillibilité en ces ter-mes : « Cette infaillibilité, le pontife romain la possède en vertu de son officelorsque, en sa qualité de pasteur et de docteur suprême de tous les fidèles quiconfirme dans la foi ses frères, il proclame, en la définissant, une doctrine defoi ou de morale. [...] Lorsque le pontife romain ou le corps des évêques aveclui définissent une vérité, ils l’entendent selon la révélation elle-même, à la-quelle tous doivent adhérer et se conformer » (Ibid., p. 766). Autrement dit, larévélation, « telle qu’elle nous est parvenue dans le depositum qui nous esttransmis, reste le point de référence permanent » (Ibid., p. 768). Le concileVatican I précise enfin « qu’il faut rejeter l’opinion selon laquelle toute procla-mation pontificale (encyclique, instruction, etc.) serait une expression du ma-gistère infaillible » (Ibid., p. 768).

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83 Ibid., p. 65.84 Ibid., p. 66.85 René Latourelle, « Les laïcs, ferment de la société », Relations, vol. 27, n° 321(janvier 1967), pp. 3-5.86 Lucia Ferretti, Brève histoire du catholicisme québécois, Montréal, Boréal, 1999, p.163.87 Yves Saint-Arnaud, « Quelques prérequis au dialogue pastoral dans unmonde sécularisé », Relations, vol. 28, n° 327 (mai 1968), p. 152.88 Roger Blanchette, « L’Église et les défis de la laïcité », Relations, vol. 27, n°312 (janvier 1967), p. 19.89 Richard Arès, « Notre plus visible signe des temps. La sécularisation de lasociété québécoise », Relations, vol. 30, n° 353 (octobre 1970), pp. 274-277.90 Idem, « Sécularisation Québec. Le chrétien face à la sécularisation de la sociétéquébécoise », Relations, vol. 30, n° 354 (novembre 1970), pp. 300-303 et « No-tre plus visible signe des temps. La sécularisation de la société québécoise »,loc. cit.91 Georges Robitaille, « L’encyclique Sacerdotalis cælibatus », Relations, vol. 27,n° 319 (septembre 1967), pp. 227-230.92 Marcel Marcotte, « Le célibat des prêtres dans l’optique du Royaume »,Relations, vol. 26, n° 308 (août-septembre 1966), p. 231.93 J.M.R. Tillard, « À propos du célibat des prêtres », Relations, vol. 26, n° 308(août-septembre 1966), p. 236.94 Lemieux et Montminy, Le catholicisme québécois, p. 69.95 Julien Harvey, « L’homme d’ici et le salut offert », Relations, vol. 28, n° 327(mai 1968), p. 154.96 Idem, « L’avenir du sacré », Relations, vol. 30, n° 348 (avril 1970), p. 104.97 Jacques Grand’Maison, « L’Église et les idéologies au Québec », Relations,vol. 29, n° 343 (novembre 1969), p. 293.98 Ibid., p. 293.99 Ibid., p. 296.100 « Entre 1962 et 1969, le clergé perd 16% de ses effectifs, les congrégations36% entre 1962 et 1978. » (Lucia Ferretti, Brève histoire du catholicisme québécois,

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133 Ibid., p. 247.134 Ibid., p. 247.135 Marcel Marcotte, « L’encyclique Humanæ Vitæ, et la liberté de conscience »,Relations, vol. 28, n° 333 (décembre 1968), p. 340.136 Ibid., p. 304.137 Ibid., p. 304.138 David Seljak, « Catholicism’s Quiet Revolution : Maintenant and the NewPublic Catholicism in Quebec after 1960 », St. Jerome University, August1999, p. 12. Exemplaire dactylographié d’un article publié dans MargueriteVan Die, dir., Religion and Public Life in Canada : Historical and ComparativePerspectives, Toronto, University of Toronto Press, 2001, pp. 257-274.139 « Humanæ Vitæ », Maintenant, n° 79 (15 août - 15 septembre 1968), pp. 195-196.140 André Charbonneau, Pierre Saucier, Hélène Pelletier-Baillargeon, « Les cou-ples catholiques après l’encyclique », Maintenant, n° 79 (15 août - 15 septembre1968), p. 197.141 Ibid., p. 199.142 Ibid., p. 197.143 Ibid., p. 199.144 Ibid., p. 204.145 Luigi d’Apollonia, « Vicaire du Christ », Relations, vol. 28, n° 330 (septem-bre 1968), p. 244.146 H.-M. Bradet, « Sommes-nous engagés ? », Maintenant, vol. 1 (mai 1962),p. 159.147 Henri Dallaire, « Notre presse : catholique ou libre ? », Maintenant, vol. 1(mai 1962), p. 171. « L’alternative est fausse, écrit le père Dallaire : une presselibre pourrait fort bien se vouloir catholique ; et par contre, une presse catho-lique peut jouir de la plus entière liberté ».148 Beausoleil, op. cit., p. 107.149 Gilles Routhier, « Vatican II n’est pas terminé », La Presse (10 octobre2002), p. A13.150 Ibid.

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113 Paul Christophe, L’Église dans l’histoire des hommes du quinzième siècle à nosjours, tome 2, Limoges, Droguet-Ardant, 1983, p. 579.114 Marcel Marcotte, « L’encyclique Humanæ Vitæ et l’obéissance catholique »,Relations, vol. 28, nº 330 (septembre 1968), p. 249.115 André Charbonneau, Pierre Saucier, Hélène Pelletier-Baillargeon, « Les cou-ples catholiques après l’encyclique », Maintenant, nº 79 (août-septembre 1968),pp. 196-199.116 Hélène Pelletier-Baillargeon, « Qui est le nouveau directeur ? », Maintenant,vol. 4 (automne 1965), p. 262.117 Henri Madelin, « Comment peut-on être jésuite en 2002 ? », propos re-cueillis par Jérôme Cordelier, Le Point (25 avril 2002), p. 78.118 Vincent Harvey, « Survol d’une évolution », Maintenant, n° 60 (décembre1966), p. 381.119 Ibid., p. 382.120 Ibid., p. 383.121 Ibid., p. 383.122 Ibid., p. 384.123 Marcel Marcotte, « Le Cardinal au Concile plaide la cause de l’amour »,Relations, vol. 24, nº 288 (décembre 1964), p. 349.124 Ibid., p. 349.125 Ibid., p. 349.126 Ibid., p. 352.127 Ibid., p. 385.128 Jean Hamelin, Histoire du catholicisme québécois, vol. 3, Le XXe siècle, tome 2,De 1940 à nos jours, Montréal, Boréal Express, 1984, p. 330.129 Simonne Monet-Chartrand, Le Devoir, 6 août 1968, p. 11, reproduit dansHamelin, Histoire du catholicisme québécois, tome 2, p. 331.130 Ibid., p. 332.131 Marcel Marcotte, « L’encyclique Humanæ Vitæ et l’obéissance catholique »,Relations, vol. 28, n° 330 (septembre 1968), p. 245.132 Ibid., p. 245.

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LES YVETTES COMMEL’EXPRESSION D’UN FÉMINISME

FÉDÉRALISTE AU QUÉBEC1

Stéphanie GodinMontréal

RésuméLe phénomène des Yvettes demeure un sujet boudé de l’historio-graphie québécoise. D’abord parce qu’on ignore souvent commentles rassemblements des Yvettes de Québec et de Montréal se sontorganisés, mais aussi parce qu’on ignore qui étaient ces femmes qui yont participé. Suite aux événements, les journalistes dressent rapide-ment un portrait uniforme de ces femmes qu’on présente commedes mères au foyer insultées par les propos de Lise Payette et, demanière générale, par le discours des mouvements féministes égali-taires de l’époque. Les médias croient alors à une manipulation desparticipantes par le Parti libéral du Québec. Même si la plupart deshistoriens et historiennes ne catégorisent pas les Yvettes commeantiféministes, ils n’envisagent absolument pas qu’elles puissent êtreféministes. Ce n’est que dix ans plus tard que, très prudemment,quelques-uns reconnaissent que ces femmes se sont positionnées surla scène politique et donc les reconnaissent comme des femmes ac-tives plutôt que passives et manipulées. Néanmoins, l’alliance offi-cieuse du féminisme égalitaire et du nationalisme québécois depuisles années soixante empêche encore plusieurs historiennes féministesd’interpréter le phénomène des Yvettes comme l’expression d’unautre genre de féminisme au Québec que celui valorisé dans les taxo-nomies actuelles.

Mens, vol. V, n° 1 (automne 2004)

Le Département d’histoirede l’Université Laval...

Un département, 6 disciplines

Département d’histoirePavillon Charles-De Koninck, local 5309

Université LavalQuébec (Québec)

G1K 7P4Téléphone (418) 656-5130

Télécopieur (418) 656-3603www.hst.ulaval.ca

ArchéologieArchivistiqueEthnologieHistoireHistoire de l’art

Muséologie

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Le phénomène des Yvettes s’inscrit dans une périodetrès active du féminisme québécois. Le mouvement des fem-mes se développe considérablement au cours des années 70.C’est l’époque du mouvement de libération des femmes et del’explosion des revendications féministes. Le féminisme ré-formiste, très présent durant les années 60, continue de pro-gresser. Les associations telles l’Association féminine d’édu-cation et d’action sociale (AFEAS) et la Fédération des fem-mes du Québec (FFQ) progressent et accueillent de plus enplus de membres. Mais les années 70 sont surtout marquéespar l’apparition d’un nouveau type de féminisme : le fémi-nisme radical. Comme en témoigne l’historienne MartineLanctôt dans l’ouvrage de Linteau, Durocher, Robert etRicard, le féminisme radical vise une transformation majeureet totale des structures sociétales :

Le féminisme radical ne se limite pas à une conceptionde l’« émancipation » des femmes qui signifierait leuraccession à des droits égaux à ceux des hommes. Lemouvement des femmes est vu plutôt comme une luttede « libération », qui implique un bouleversement glo-bal des structures de la société et une remise en ques-tion fondamentale des rapports entre les hommes etles femmes, considérés comme des rapports de do-mination ou d’oppression2.

Aussi, comme ce féminisme s’oppose à toute forme dedomination, il s’oppose aux grandes associations à structurehiérarchique. On assiste alors à la création de plusieurs grou-pes de féministes militantes. Ces groupes comptent moins demembres que les grands regroupements traditionnels et par-tagent souvent la même vision et un même objectif.

Ainsi, par leur conviction et leur structure organisation-nelle, les deux types de féminisme divergent mais se rejoi-gnent de façon particulière durant ces années de revendica-

Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste

AbstractThe “Yvettes” phenomenon has not received a great deal of attention in Québé-cois historiography. As a result, little is known about how the “Yvettes” assembliesof Montreal and Quebec City were organized, and even less is known abouttheir participants. At the time, the media portrayed these women as having beenmanipulated by Liberal party officials. Early historical judgements reflected thisbelief. Moreover, historians were unwilling to consider the “Yvettes” as feminists.They were, at best, not antifeminists. A decade after the 1980 referendum,however, some historians came to accept that the “Yvettes” were not manipulatedby Quebec’s Liberal party. On the contrary, they had been active participants inthe referendum campaign. Nonetheless, historical study of the “Yvettes”phenomenon has been hampered by the tacit alliance that has existed betweenegalitarian feminism and Quebec nationalism since the 1960s. This alliance hasprevented many feminist historians from accepting the “Yvettes” movement as theexpression of an alternative, and thus acceptable, form of feminism.

Lors de la campagne référendaire de 1980, le phéno-mène inattendu des Yvettes retient l’attention de tous. Enplus de contrecarrer les plans du Parti québécois qui chercheà obtenir l’appui des femmes au référendum, les Yvettes con-trarient les perspectives du mouvement féministe alors en pleinessor. Très tôt les Yvettes se voient attribuer l’étiquette defemmes au foyer conservatrices. Pour certains, elles représen-tent le spectre de l’antiféminisme ; pour d’autres, ces femmesse sont fait manipuler par le Parti libéral qui a su tirer profitde la gaffe de Lise Payette, alors ministre de la Condition fé-minine. Puis, les Yvettes sombrent dans l’oubli. Parce qu’el-les sont taxées d’emblée d’antiféministes, les Yvettes sontboudées par l’historiographie féministe québécoise. Pourtant,le phénomène des Yvettes est unique par l’ampleur de sesrassemblements et leur étendue à travers la province. Maisaussi le phénomène remet en cause de façon exceptionnellela définition du féminisme et son rapport au nationalismequébécois.

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Cet article porte sur les interprétations du phénomèneet les tensions qu’il fait surgir au sein du mouvement fémi-nisme de l’époque. Ainsi, nous présenterons très brièvementle mouvement des Yvettes afin de bien connaître les faits.Puis, nous exposerons les différentes interprétations du phé-nomène des Yvettes présentées dans l’historiographie québé-coise. Finalement, nous présenterons notre analyse du phé-nomène. Nous conclurons enfin sur le phénomène des Yvettescomme l’expression du féminisme fédéraliste traditionnel,présent au Québec, mais rejeté par le féminisme plus radicaldes années 1970 et par l’historiographie moderne.

Yvette : le début d’un phénomène

Le 16 octobre 1979, le Comité national de la conditionféminine, créé par le Parti québécois, lance son slogan de lacampagne référendaire : « La politique, c’est l’affaire de tou-tes les femmes ». Le comité annonce alors la tenue d’un rallyeauquel toutes les Québécoises sont invitées à participer. Lorsde ce rallye du dimanche 28 octobre, une panoplie de spécia-listes sont présents pour discuter des grands dossiers de lacondition féminine. C’est lors de ce rassemblement euphori-que des supporters du Parti québécois que l’historienneMichèle Jean tient à mettre en garde le parti et lui rappelle ledanger de faire un référendum en utilisant le facteur biologi-que : « prétendre qu’on est une vraie femme si on vote OUI,une vraie femme si on vote NON4. »

Cette note féminine essentialiste, le Parti québécoissemble vouloir l’exploiter dès le début de sa campagne pré-référendaire en proposant aux femmes un symbole féminin :Madeleine de Verchères. L’affiche qui représente une Made-leine de Verchères armée et d’un air décidé s’intitule : Made-leine de Verchères aurait-elle dit oui ? 5 Cette propagande, qui visela conscience des électrices, les interpelle, non pas en tant

Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste

tions. Que ce soit au niveau juridique, économique ou social,les femmes se dotent d’organismes de service et d’aide quipressent le gouvernement d’entreprendre des réformes.

C’est dans ce contexte où le nationalisme et le fémi-nisme sont en pleine expansion que le gouvernement du Partiquébécois prend le pouvoir en 1976. Le Parti québécois sem-ble très tôt vouloir prouver aux Québécoises que leur situa-tion est prioritaire dans le nouveau gouvernement et qu’ellele sera dans l’édification du nouvel État national. Il se doit deconvaincre cette majorité de la population qui, de toute évi-dence, ne l’appuie pas dans son projet souverainiste.3 Pourréaliser cette mission dans l’électorat féminin, Lévesque choi-sira nulle autre que la réputée et populaire Lise Payette.

Lise Payette est pour le Parti québécois une figure deproue remarquable. Elle anime notamment une série d’émis-sions télévisées dont Place aux femmes, Appelez-moi Lise et LiseLib diffusées à Radio-Canada entre 1965 et1975. Elle est alorsconnue à travers le Québec. En 1975, elle est nommée prési-dente du Comité des fêtes nationales du Québec. En 1976,elle est élue dans le comté de Dorion sous la bannière duParti québécois. Elle est nommée d’emblée ministre des Con-sommateurs, Coopératives et Institutions financières. Mais cen’est qu’en octobre 1979 que Lise Payette occupe le postequ’elle désire : ministre d’État à la Condition féminine. Sonfranc-parler, sa spontanéité, son habileté à communiquer avecles gens et son émotivité font de Lise Payette une souverainisteredoutable dans le camp du « Oui ». C’est sur elle que le Particompte pour rassurer les gens et surtout les femmes dont on atôt fait de cerner à tort ou à raison les craintes vis-à-vis leprojet référendaire. En revanche, c’est aussi cette femme spon-tanée qui, par une attaque au chef du « Non » et à sa femme,permet aux Libérales de sauter sur l’occasion de lancer la cam-pagne du « Non » avec les rassemblements des Yvettes.

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Les fédéraux ne pouvaient pas se mêler des affairesprovinciales [...] Au niveau provincial, ce que le simplecitoyen percevait, et moi également, c’est que les libé-raux ne savaient absolument pas où ils allaient et ilsn’arrivaient absolument pas à se décider. Il y avait à lafois des disputes internes et ils n’avaient aucune straté-gie, c’était catastrophique, ça c’était le sentiment géné-ral. Donc le sentiment que j’avais, c’était un sentimentd’impuissance du camp du NON, qui atteignait desproportions dramatiques11.

Ainsi, la campagne du « Oui » semble se porter à merveille.Comme le dit René Lévesque dans ses mémoires : « C’est nous,hélas, qui allions fournir au NON ce coup de pouce qu’il luifallait12. » Ce coup de pouce, c’est l’introduction du fameuxpersonnage d’« Yvette ».

Mais qui est Yvette ? Yvette est le prénom d’un person-nage stéréotypé d’un manuel scolaire. Lise Payette, après avoirconstaté que de tels stéréotypes persistaient toujours dans lesmanuels pédagogiques, se donne comme mission d’exiger unerévision des contenus des manuels scolaires. Le 8 mars 1980,journée internationale des femmes, Lise Payette fait un dis-cours ministériel dans lequel elle présente Yvette à ses collè-gues.

Guy pratique les sports, la natation, la gymnastique, letennis, la boxe, le plongeon. Son ambition est de deve-nir champion et de remporter beaucoup de trophées.Yvette, sa sœur, est joyeuse et gentille. Elle trouve tou-jours le moyen de faire plaisir à ses parents. Hier, àl’heure du repas, elle a tranché le pain, versé l’eau sur lethé dans la théière, elle a apporté le sucrier, le beurrier,le pot de lait. Elle a aussi aidé à servir le poulet rôti.Après le déjeuner, c’est avec plaisir qu’elle a essuyé lavaisselle et balayé le tapis. Yvette est une petite fille bienobligeante13.

Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste

que citoyennes, travailleuses ou consommatrices, mais uni-quement par le fait qu’elles sont des femmes et qu’en tantque femmes de caractère (comme Madeleine de Verchères),elles n’auront pas peur de voter « Oui ». Du côté du « Non »,il ne semble pas y avoir de campagne spécifique pour les fem-mes. Alors que le Parti québécois s’enligne à tort ou à raisondans une stratégie référendaire spécifiquement féminine, lesLibérales n’ont qu’un mince mandat, jugé inefficace commele précise Élisabeth Goodwin6, alors en charge d’un secteurdu comté de Jean-Talon :

Ce qu’ils voulaient qu’on fasse, c’était des ateliers decuisine, des rencontres de voisins, et parler des avanta-ges de rester au Canada. Les gens invitaient leurs voi-sins qu’ils connaissaient, souvent qui étaient déjà pourle « Non ». Ce n’était pas émotif, c’était bien chiffré7.

Le 4 mars débute à l’Assemblée nationale le débat surla question référendaire. Pour le Parti libéral, c’est un échecretentissant. Louise Robic8, alors présidente du Parti libéraldu Québec et responsable de l’animation pour la province deQuébec en vue du référendum est inquiète :

Ce qui aura réellement secoué le Parti libéral, c’est quanden chambre, il y a eu un débat. Et du côté du Partilibéral, le débat a été pauvre et les sondages nous mon-traient que la population était ambivalente et qu’onperdait des points. Réellement dans la population, onsentait qu’il y avait une inquiétude, un énervement, onle sentait au parti. Nos membres appelaient au Parti etdisaient « Qu’est-ce que vous faites ? », « Vous ne faitesrien, on va perdre le référendum, c’est épouvantable ! »,il y avait une inquiétude9.

Monique Bégin10, qui est alors ministre de la Santé nationaleet du Bien-être social dans le gouvernement Trudeau, partagecette inquiétude :

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Payette adule, indique assez parmi quels rebuts elle estprête à ranger la solidarité quand son intérêt partisanest en jeu16.

La critique de l’éditrice du Devoir n’est pas négligeable, maisc’est le lien qu’elle établit entre Madeleine Ryan et les fem-mes au foyer du Québec qui fait de son article un facteurimportant dans le phénomène des Yvettes :

Et même si Mme Ryan n’était pas la femme engagéeque l’on connaît, même si elle avait simplement élevéses cinq enfants comme des milliers de femmes, qui enont plein les bras chez elles, le font au Québec, de queldroit Mme Payette pourrait-elle la mépriser ainsi ? Àtravers elle, ce n’est pas Claude Ryan qu’elle insulte maistoutes ces femmes qu’elle a charge de défendre, aux-quelles, avant même de chercher à leur faire miroitersa définition de l’indépendance, elle doit apporter leplus possible d’égalité17.

L’histoire aurait pu se terminer là-dessus. Elle n’auraitété qu’une bourde politique parmi tant d’autres. Surtout quele comité du « Non » ne réagit pas à l’offense. Pour ClaudeRyan et sa femme, l’attaque de Lise Payette ne prouvait qu’unefois de plus l’arrogance des Péquistes18. Pourtant, cet incidentet l’éditorial de Lise Bissonnette ne passent pas inaperçus dansle comté de Jean-Talon à Québec. Des militantes bénévolesse rassemblent et décident de profiter de cette gaffe de la mi-nistre pour lancer leur propre campagne du « Non » puisqu’ellesjugent la campagne officielle totalement inefficace. C’est doncdans le but de trouver une solution à cet enlisement que plu-sieurs femmes libérales engagées de Québec décident d’orga-niser un grand rassemblement, Le Brunch des Yvettes, le 30 marsau Château Frontenac. Malgré un appui limité du parti, l’or-ganisation du brunch est en marche. En fait, il semble qu’il sesoit organisé en moins de 24 heures. Jeanne Painchaud19 etLyse Audet, deux organisatrices du brunch, se souviennent :

Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste

Comme le dit Lise Payette, son discours est alors un francsuccès : « Le Premier ministre était scandalisé et le ministrede l’Éducation était dans ses petits souliers. Si les chosess’étaient arrêtées là, mon intervention aurait été une réus-site14. » Mais voilà, les choses ne s’arrêtent pas là. Le lende-main, Lise Payette se trouve à l’auditorium du Plateau à Mon-tréal. Devant un auditoire partisan, elle y parle de la petiteYvette, mais cette fois établit un lien entre celle-ci et la femmede Claude Ryan, Madeleine Ryan.

J’ai enchaîné en disant que j’étais une Yvette, que nousétions toutes des Yvettes à cause de l’éducation quenous avons reçue. Improvisant devant sept cent cin-quante personnes, j’ai ajouté que Claude Ryan, si on enjugeait par ses propos et ses attitudes, serait le genred’homme à vouloir que les femmes restent des Yvetteset... maladresse des maladresses, j’ai ajouté : « Il estd’ailleurs marié à une Yvette15. »

Renée Rowan, journaliste au Devoir, est alors la seulejournaliste à couvrir la conférence de la ministre. Le lende-main, elle rapporte le discours de Lise Payette sans le com-menter. Alors que son article passe plutôt inaperçu, le lende-main, le 11 mars, Lise Bissonnette signe un éditorial retentis-sant :

« Ayons le courage, dit Mme Lise Payette, de sortirensemble de notre prison de peur. » Jolies paroles, ac-cent moral, élan de belle venue. Si celle qui parle avaitelle-même un peu d’élévation, on aurait presque enviede la suivre. Mais par là où passe Mme Payette pourconduire les femmes à ses fins politiques, nulle Québé-coise ne devrait accepter d’aller. […] Passe encore queMme Payette haïsse M. Ryan. Mais qu’elle le haïsse aupoint de dénigrer son épouse, de lier une femme à lapersonnalité de son mari comme cela ne se fait plusdepuis les balbutiements du féminisme que Mme

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de la campagne référendaire pour le comité du « Non », nepeut qu’espérer qu’elles ne se sont pas trompées :

Pierre Bibeau, finally informed of what the womenwere up to, practically fell on his head: « Who did youconsult ? », he asked them. Diane Fortier: « Weconsulted ourselves ». Bibeau: « Do you think you canfill it ? »23

En sept jours, Louise Robic et ses collègues réalisent le plusgrand rassemblement politique féminin de l’histoire du Ca-nada : Les Québécoises pour le NON. Le soir du 7 avril à Mon-tréal, c’est par milliers que les femmes entrent au Forum deMontréal. Sous les projecteurs du Forum, une vingtaine d’ora-trices viennent tour à tour expliquer leur adhésion au « Non ».Comme à Québec, Michelle Tisseyre, animatrice vedette deRadio-Canada, est la maîtresse de cérémonie. Elle présenteles oratrices : Madeleine Ryan, Blandine Ryan (la mère deClaude Ryan), la ministre fédérale Monique Bégin, SheilaFinestone24 (la présidente de la Fédération des femmes duQuébec), les députées libérales provinciales Thérèse Lavoie-Roux25 et Solange Chaput-Rolland26, la députée libérale JeanneSauvé27, les sénatrices Renaude Lapointe28 et Yvette Rous-seau29, et finalement Thérèse Casgrain30, fondatrice de la Fé-dération des femmes du Québec, militante féministe etsénatrice. À ces personnalités s’ajoutent d’autres femmes detous les milieux. Pendant quatre heures, les Yvettes font vi-brer le Forum. Pour plusieurs participantes, le moment le plusémouvant demeure celui où Thérèse Casgrain s’est avancéesur l’estrade. On rapporte que pendant plusieurs minutes, cettepionnière du mouvement des femmes au Québec a été ova-tionnée. L’orchestre aurait alors joué « Vive la Canadienne ».Une femme loin dans les estrades aurait commencé à chanter,suivie des quinze mille autres.

Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste

On a pris des listes téléphoniques, on a commencé avecles membres. On a appelé les gens qu’on connaissait,nos amies, nos sœurs, nos voisines, les amies de nossœurs, en 24h tout était vendu. On allait porter les billets,il ne fallait pas que les billets restent pris dans la poste.Alors celles qui pouvaient venir les chercher le faisaient,les autres, on allait leur porter20.

Le Devoir et Le Soleil évaluent le nombre des femmes présen-tes au brunch à 1 700, The Gazette à tout près de 2 000. LouiseRobic assiste au brunch des Yvettes. De retour à Montréal,elle tient à faire un rassemblement semblable à Montréal. L’or-ganisation bat son plein. Louise Robic et ses collègues mono-polisent les bureaux du Parti libéral à Montréal, comme entémoigne Pierre Pettigrew :

J’étais renversé. Louise Robic est une organisatrice che-vronnée. Elle et ses organisatrices ont envahi mon bu-reau à Montréal. On manquait de téléphones. Ellesoccupaient toutes les lignes. Elles ont littéralementmonopolisé les bureaux du PLQ21.

Devant l’ampleur de la demande de billets, les organisatricesconcluent qu’elles doivent louer le Forum. C’est Diane Fortierqui hérite de cette tâche :

J’ai parlé au vice-président puis il m’a dit : « Lady, you’renuts », j’ai dit : « Écoutez-là, I’m not nuts, j’ai besoin duForum, j’en ai besoin. » Il m’a dit « Non, il y a la glace,et ils jouent au hockey », j’ai dit : « Vous mettrez quel-que chose par dessus parce qu’on s’en vient ». Il dit :« Je ne peux plus attendre, tout le monde part pour lagrande fin de semaine, si je dois recouvrir la glace, j’aibesoin d’un chèque de 30 000$ avant 5h. » Là il n’yavait plus personne au parti qui nous parlait. On étaitpersona non grata22.

Comme le rapporte le journaliste L. Ian MacDonald,devant l’initiative du clan Robic, Pierre Bibeau, organisateur

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de prime abord, d’après les organisatrices de Québec, n’étaitpas du tout convaincu de la pertinence de l’entreprise : « Lesfemmes sont en train de créer un effet d’entraînement terri-ble, elles sont en train de donner à notre campagne une tour-nure fort heureuse33. » Un autre organisateur libéral, JimMcCann, lors du rassemblement au Forum, avouait l’impactde ces rassemblements sur la campagne : « It’s a boost, and tobe frank, we needed that34. » Dans Un référendum confisqué :Histoire du référendum québécois du 20 mai 1980, l’historien ClaudeMarsolais fait du mouvement des Yvettes la rampe de lance-ment de la campagne référendaire du comité du « Non »35.Ainsi, les Yvettes auraient réussi à fouetter les troupes ducomité du « Non » par leur enthousiasme contagieux. Ellesl’ont transmis à la population, créant, particulièrement chezles femmes, un désir d’afficher leur adhésion au « Non » et des’impliquer publiquement dans la campagne. Aussi, l’impli-cation de centaines de femmes dans les différents comtés duQuébec expliquerait en partie que le phénomène des Yvettesait permis la victoire du « Non ». Les organisatrices, du moins,demeurent convaincues que les femmes ont fait la différence.

Interprétations du phénomène des Yvettes

Au lendemain du référendum, on tente d’expliquer, d’in-terpréter et d’analyser les positions politiques des Québécois.Mais aussi, on doit relever un défi important : comprendre etinterpréter le phénomène le plus inattendu de la campagne,celui des Yvettes. Plusieurs interprétations naissent à mesureque le phénomène se développe. Ainsi, les premiers à livrerleur interprétation sont les journalistes.

Un ressac antiféministe

Suite au premier rassemblement d’Yvettes à Québec,les journalistes croient à une simple manifestation des fem-

Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste

Ces rassemblements sont un coup dur pour le comitédu « Oui », surtout que les rassemblements se multiplient dansles semaines suivantes partout à travers la province. Des fem-mes de différentes régions appellent aux bureaux du Parti li-béral : elles veulent absolument organiser un rassemblementd’Yvettes dans leur comté, mais aussi, les femmes veulents’impliquer dans la campagne31. Au total, on estime qu’unecinquantaine de rassemblements ont lieu à travers la province.Les Yvettes ont-elle rendu possible la victoire du « Non » ?Malheureusement, il nous est impossible de prouver que lephénomène des Yvettes a eu un impact sur les intentions devote des Québécois. Par contre, plusieurs s’entendent pourdire que les Yvettes ont servi d’élément déclencheur et demoteur à la campagne du « Non » à commencer par le chef ducomité du « Non », Claude Ryan, qui définit le phénomènedes Yvettes comme le momentum de la campagne référendaire :

Je crois que ça été le point tournant. Plusieurs journa-listes superficiels croient que le point tournant a été lediscours de Trudeau au centre Paul-Sauvé. Le tour-nant a été l’incident des Yvettes. Nous avions perdu ledébat sur la question à l’Assemblée nationale, le P.Q.commençait la campagne avec une légère avance.D’ailleurs, il y avait eu un changement dans l’opinion àcompter du début de l’année. On avait senti ça. Cetévénement-là est arrivé puis il a changé l’opinion etpuis c’est resté comme ça depuis l’incident des Yvettesjusqu’au résultat du référendum. Ça a été un tournant,vraiment un tournant. Ça a donné beaucoup d’enthou-siasme au camp du NON évidemment, ça a eu unrebondissement formidable qui n’eût pas été possibledans d’autres circonstances32.

Selon un article de Pierre Bellemare de La Presse, PierreBibeau, alors chef de la campagne du comité du « Non », ju-bilait. Il se réjouissait de la tournure des événements, lui qui

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torialiste à La Presse, était présente lors du rassemblement auForum :

Durant la longue soirée qu’a duré le ralliement des Yvettesau Forum de Montréal, je n’ai pas entendu une seuleoratrice critiquer Lise Payette ni même faire directe-ment allusion à ses propos. Les oratrices, donc, se sontbien gardées d’exploiter l’affaire dans le sens d’un res-sac antiféministe ou d’une querelle entre femmes 38.

Son témoignage rejoint la conclusion de l’étude de Lamotheet Stoddart39. Ces deux historiennes, après avoir analysé lesdiscours des oratrices au Forum de Montréal, arrivent à laconclusion qu’il ne s’agissait pas d’un rassemblementantiféministe.

D’après les historiennes féministes Michèle Jean et MarieLavigne, les féministes, tout comme plusieurs journalistes,auraient interprété le phénomène des Yvettes comme un re-tour de la droite et une opposition au féminisme contempo-rain. Selon elles, les médias auraient favorisé le développe-ment de cette interprétation chez les féministes :

Cette manifestation [celle du Forum] et la trentaine d’as-semblées régionales qui suivirent furent interprétées parplusieurs comme un indice de la montée de la droite,comme un rejet des valeurs féministes. De façon géné-rale, les féministes ont perçu le phénomène des Yvettescomme une rétroaction, comme une remise en ques-tion de leurs pratiques et de leur engagement. […] Ilest vraisemblable que le traitement de l’événement parla presse les ait influencées : une presse qui a rapide-ment enfourché le cheval de l’anti-féminisme plutôtque d’analyser la question en posant les solutions alter-natives40.

La plupart des historiens, cependant, ne croient pas àun backlash antiféministe. Au printemps 1981, Jennifer Stoddartet Jacqueline Lamothe font publier leurs analyses du phéno-

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mes pour le « Non ». Le Devoir, La Presse et Le Soleil décriventle déroulement du brunch à Québec, mais ne présententaucune interprétation. C’est à l’annonce du rassemblementau Forum, et donc face à l’ampleur du mouvement desYvettes, que certains journalistes émettent des opinions surce qui semble de plus en plus être un phénomène. Ce sont lesjournalistes, avec en tête Lise Bissonnette, qui émettent l’hy-pothèse du ressac antiféministe. Devant ce rassemblementextraordinaire de femmes, que l’on croit à tort majoritairementdes ménagères, on conclut qu’il s’agit d’un phénomèneantiféministe. On l’interprète comme une manifestation defemmes au foyer insultées non seulement par la remarque deLise Payette, mais par le féminisme des dernières années engénéral. Le 9 avril, deux jours après le rassemblement au Fo-rum, Lise Bissonnette présente cette interprétation dans LeDevoir :

Des milliers de femmes, pendant qu’on travaillait enleur nom, ne se sont pas reconnues dans le discours dela « libération » et ont même eu l’impression qu’on lesméprisait et les ridiculisait en traitant leur vie quotidiennecomme une indistincte grisaille dont il fallait à tout prixsortir sous peine de ne pas exister36.

Le même jour, Marc Laurendeau du journal La Presse soutientaussi cette interprétation :

Des milliers de femmes depuis plusieurs années, sontirritées, outrées même parfois par la manière dont lemouvement féministe et même certaines séries d’émis-sions de Radio-Canada s’efforcent de libérer les fem-mes mais en dénigrant leur rôle actuel. Une rancœurs’est accumulée37.

Pourtant, ce ne sont pas tous les journalistes qui inter-prètent l’affaire Yvette de cette façon. Lysiane Gagnon, édi-

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Mais attention, ces discours plein d’émotion faisantappel aux valeurs dites féminines et à la responsabilité moraledes femmes n’est pas propre aux Yvettes. Une étude des in-terviews et des lettres d’opinion dans les journaux nous dé-montre que les femmes, en général, qu’elles soient pour le« Oui » ou le « Non », font allusion à leur rôle de mères ou debâtisseuses dans l’histoire nationale.

Le Soleil cite les propos de Madeleine Ryan lors du Brunchdes Yvettes à Québec : « Mme Ryan a expliqué brièvementqu’elle voulait transmettre à ses enfants un pays avec tous sesmorceaux45. » Étrangement, celle que l’on oppose à MadeleineRyan, Lise Payette, qualifiée de radicale, propose le mêmegenre de discours à l’Assemblée nationale : « Pour ma part,après avoir donné des enfants à ce pays, je travaille de toutesmes forces à donner un pays à ces enfants46. » Alors queThèrèse Casgrain fait appel au devoir des femmes de léguer leCanada en héritage à leurs enfants47, Lise Payette demandeaux femmes de dire « oui » pour rester dans la lignée de cellesqui ont fait l’histoire48.

Mais ce ne sont pas que les têtes d’affiche qui utilisentces arguments. Les tenants du « Oui » et du « Non » font aussiréférence à leur devoir envers leurs enfants, ce devoir qui esttotalement inexistant dans l’argumentation masculine. La re-vue Châtelaine de mai 1980 interviewe une vingtaine de fem-mes, connues ou non, sur la question référendaire. Toutes,sauf une, font référence à leurs enfants : « Le fédéralisme ré-pond à ma vision de la société. Ce sont des valeurs que jeveux que mes enfants héritent [...]49 » ; « J’espère, avant demourir, que les efforts que j’ai faits pour aider à bâtir la so-ciété québécoise vont aboutir enfin à ce « oui ». Je ne peuxfaire autrement, pour mes enfants50. » Ainsi, le discours fai-sant référence aux devoirs des femmes envers leur progéni-

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mène des Yvettes dans la revue Atlantis. Elles ont cherché àmieux connaître les Yvettes et leurs intentions en analysantentre autres choses leurs discours lors des rassemblements.Voici leur conclusion :

Il est clair que le langage des Yvettes n’est pas un lan-gage anti-féministe, mais les discours du Forum sontnéanmoins un appel émotif aux valeurs que, selon latradition, les femmes doivent incarner [...] Il paraît dif-ficile d’affirmer que le mouvement des Yvettes fut fon-cièrement anti-féministe41.

Tout en admettant que le langage des Yvettes n’est pasantiféministe, les historiennes Lamothe et Stoddart considè-rent que les principaux arguments énoncés dans les discoursau Forum font appel aux valeurs que, selon la tradition, lesfemmes doivent incarner42. Elles notent par exemple l’évoca-tion des sentiments de fierté et de dignité envers la patrie et lalangue, de ténacité et de courage des Québécoises qui pui-sent leur force à même leurs mères et grands-mère et la res-ponsabilité morale des femmes et des mères envers leurs en-fants43. Le discours de Solange Chaput-Rolland au ChâteauFrontenac démontre bien ces thèmes relevés par l’analyse deshistoriennes :

Nous sommes, depuis qu’Adam sans être consulténous donna une de ses côtes, au cœur de la vie puisquenous donnons la vie ; nous sommes une île et unemaison, une forteresse et une tendresse, mais nous som-mes la fibre même du pays qui nous a vues naître,parce que nous lui avons donné des bras, des muscles,des ressortissants, une foi, un amour et une fidélité [...]Dans votre mémoire collective, Femmes de mon pays,vous avez été aux champs et aux labours, aux enfantset aux amours avec le même courage, la même force,la même abnégation [...]44.

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En effet, tout à coup l’historiographie québécoise semble avoirhonte de ce féminisme trop souvent associé au catholicismeet pas assez radical. Thérèse Casgrain, figure modèle du fémi-nisme de la différence et une des femmes les plus impliquéesdans le développement d’associations féministes, se retrouvetout de même au cœur d’un débat sur le féminisme. Dansl’historiographie féministe, on lui préfère Idola St-Jean parceque plus radicale. Bien vite, ces deux femmes qui ont tra-vaillé côte à côte pour les mêmes droits se retrouvent oppo-sées dans une historiographie qui fait d’Idola St-Jean la leaderdu féminisme égalitaire et de Thérèse Casgrain, celle du fémi-nisme de la différence.

Encore aujourd’hui, le féminisme de la différence nefait pas bonne figure dans l’historiographie. On semble tolé-rer qu’il ait été présent dans la première partie du siècle, maisplus maintenant. On analyse de plus en plus les associationsde la différence comme des associations féminines et non pasféministes. C’est ce débat au cœur de l’historiographie fémi-niste entre le féminin et le féminisme qui explique en partie lanon-reconnaissance du mouvement des Yvettes.

Très peu d’historiennes féministes reconnaissent que lesYvettes aient pu être féministes ou aient agi de façon fémi-niste puisqu’elles ne correspondent pas au genre de féminismeaccepté dans l’historiographie québécoise. Micheline Dumont,par exemple ne croit pas que les Yvettes aient été des fémi-nistes. Elle croit plutôt que « c’est la colère contre la ministrequi les avait insultées ou l’enthousiasme d’organiser des ma-nifestations réussies qui les a mobilisées51 ». Ainsi, même sicertaines historiennes, comme Micheline Dumont, ne caté-gorisent pas les Yvettes d’antiféministes, comme le font cer-tains journalistes, elles n’envisagent pas non plus qu’ellespuissent être féministes.

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ture n’est pas exclusif aux femmes du « Non » et aux Yvettes,mais bien à la majorité des femmes en 1980.

Toutefois, ce type de langage, bien qu’il semble à cetteépoque celui de plusieurs femmes, rappelle le féminisme tra-ditionnel du début du XXe siècle. Ce féminisme que l’on ap-pelle communément « de la différence » affirme la différenceentre les sexes et leur complémentarité. Ces féministes de ladifférence réclament des droits égaux à ceux des hommes,non pas sur la base d’une égalité entre hommes et femmes,mais au nom de leur différence. Ainsi, le thème de la mater-nité et l’importance du rôle de la mère est central dans cediscours. C’est aussi par ce même discours de la différenceque les femmes célèbrent leurs premières victoires. C’est aunom de leur statut de mères qu’elles réclament le droit d’êtreinstruites ou d’avoir leur nom sur le chèque des allocationsfamiliales envoyé par le gouvernement. Au Québec, la Fédé-ration nationale Saint-Jean-Baptiste, les Cercles des fermiè-res et ensuite la Fédération des femmes du Québec présen-tent ce genre de féminisme. Une partie des Yvettes, d’aprèsles discours énoncés dans leurs rassemblements, s’inscriraientdans la tradition de ce féminisme. Un féminisme adapté à sontemps, qui maintient son discours sur l’égalité dans la diffé-rence au niveau du travail non salarié et salarié et des rela-tions hommes/femmes en général.

Au Québec, le féminisme de la différence est rejeté enbloc dans les années 70 par le féminisme radical. Le premierest incompatible avec le second qui rejette totalement l’idéeque les hommes et les femmes puissent être d’emblée diffé-rents. Selon les féministes radicales, c’est cette notion de dif-férence qui aurait permis l’oppression des femmes dans l’his-toire.

Si les féministes radicales rejettent cette version « tra-ditionnelle » du féminisme, elles rejettent aussi son histoire.

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J’étais parmi les quelques milliers de femmes qui ontassisté à l’assemblée du Parti libéral du Québec au Fo-rum de Montréal. J’y étais pour la première heure, maistout à coup je me suis rendue compte que j’étais lejouet de ces bourgeoises qui s’étaient donné le motpour se payer ma tête et celles de toutes les femmesprésentes. Je me suis sentie exploitée, dupée, abusée etje suis sortie de cette « cage aux folles » en me disantque je n’avais rien de commun avec ce « panel » defemmes qui sont depuis longtemps en rupture de banavec le rôle de la femme au foyer54.

Cette participante qui s’est sentie trompée par les fem-mes libérales n’est pas la seule à avoir soulevé le thème de lamanipulation. En fait, la manipulation des femmes demeurela position officielle du Parti québécois. Il accuse les oratricesd’être de fausses Yvettes. Pour Lise Payette, c’est une évi-dente mise en scène :

Je ne pouvais pas croire que les Thérèse Casgrain,Monique Bégin, Sheila Finestone, Solange Chaput-Rol-land pour ne nommer que celles-là, toutes des person-nes avec lesquelles j’avais déjà eu l’occasion de travaillersur des sujets concernant les femmes, allaient accepterd’être complices d’un tel mensonge et de l’humiliationque l’organisation libérale faisait subir aux femmes enleur collant l’étiquette d’Yvette [...]. Ces têtes d’affichedu Forum n’avaient jamais accepté d’être des femmesau foyer, que je sache ! Ces féministes déclarées allaientse donner en spectacle au Forum55.

Il est assez paradoxal que le Parti québécois, qui, quel-ques mois auparavant, avait proposé le stéréotype de Made-leine de Verchères comme modèle féminin, se dise offensépar l’utilisation du stéréotype d’Yvette. D’autant plus que cetteinterprétation tend à sous-estimer le jugement des participan-tes et des organisatrices. Mais aussi, ce qu’on semble repro-

Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste

En 1983, Diane Lamoureux se penche sur le phéno-mène des Yvettes dans le cadre d’un article sur le féminismeet le nationalisme et conclut, elle aussi, que ce mouvementn’était pas antiféministe. La politologue propose une autreinterprétation :

Il me paraît plus adéquat d’en faire un refus de la seuleimage de la femme émancipée, c’est-à-dire, celle quidoit en faire deux fois plus : gagner sa vie comme unhomme sans rien sacrifier des attributs de la féminité[…] Il s’agit d’un refus du mépris, mépris des ménagè-res au nom de la modernité52.

Mais alors, s’il est vrai que les Yvettes ont réagi à cemodèle qu’on voulait leur imposer, s’il est vrai qu’elles ontmanifesté pour exiger le droit d’être elles-mêmes, n’est-ce paslà un geste foncièrement féministe ? Comme le dit JenniferStoddart dans un article publié dans Le Devoir, le premier cons-tat à faire suite au mouvement des Yvettes est « que les fem-mes ne sont pas et ne peuvent pas être une force homogène53 ».Ainsi, tout comme les femmes ne sont pas un bloc homo-gène, le féminisme ne l’est pas non plus. Peut-on croire alorsque les Yvettes, non seulement n’ont pas créé un mouvementantiféministe, mais ont permis l’expression d’un autre fémi-nisme ?

Une manipulation des femmes

Alors que certains croient que les Yvettes sont desantiféministes, d’autres les perçoivent comme des victimesqui se sont fait manipuler. En effet, une autre interprétationdu phénomène veut que les femmes, participantes, oratriceset organisatrices, aient été manipulées par le Parti libéral. Le21 avril 1980, quelques semaines après le rassemblement duForum, une lettre d’opinion est présentée dans le journal LaPresse :

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petite Yvette du manuel scolaire. Toutefois, ces propos ont-ils réellement insulté les femmes du Québec ? L’accusationde Lise Payette visait-elle les femmes au foyer, ou sont-ce lespropos de Lise Bissonnette qui ont fait prendre un tout autresens à ceux de la ministre ?

Il est peu probable que Lise Payette ait consciemmentvoulu insulter les femmes qu’elle avait la responsabilité dereprésenter. Comme elle l’a dit à maintes reprises, ce n’étaitqu’une maladresse issue d’un discours improvisé57. Elle n’avaitdonc pas pesé le poids de cette comparaison. À l’heure où lesrevendications féministes demandant l’égalité des hommes etdes femmes au travail faisaient rage, il est probable que lerôle des femmes au foyer ait été dévalué. Dans ce contexte,Lise Bissonnette voit dans les propos de la ministre une in-sulte pour toutes les femmes au foyer qui avaient fait le mêmechoix que Madeleine Ryan de demeurer à la maison pour éle-ver leurs enfants.

Suite aux propos de Lise Payette, plusieurs mères aufoyer se sont senties insultées. Plusieurs ont écrit des lettresdans les journaux tels La Presse, Le Devoir, Le Soleil, Le Journalde Montréal. D’après une étude menée par Michèle Jean et MarieLavigne, les attaques contre la ministre ont été nombreuseset représentaient près de 10% des lettres des lecteurs58. Audelà de cette gaffe politique, nous pouvons nous interrogersur l’appréciation des positions féministes de Lise Payette :sa réputation et ses précédentes déclarations auraient-ellesamplifié les réactions à son égard dans l’affaire Yvette ? Cer-taines femmes que nous avons interviewées se disaient exas-pérées par ses prises de position féministes qui leur semblaientradicales. Ces mêmes femmes jugeaient les allusions de LisePayette parfois blessantes pour les femmes au foyer. Pour el-les, se faire traiter d’Yvette était en somme l’accusation finale

Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste

cher au Parti libéral, c’est d’avoir détourné la frustration desfemmes au foyer, indignées par les propos de Lise Payette, etd’en avoir tiré profit pour la création d’une vaste campagneféminine fédéraliste. Comment peut-on croire que cinquantemilles femmes au Québec se sont fait manipuler, alors que lespartis officiels avaient du mal à rassembler à peine quelquescentaines de personnes pendant les campagnes électorales ?Comment peut-on penser que des milliers de Québécoises seseraient fait prendre au piège sans les sous-estimer grande-ment ? Comment peut-on croire que des politiciennes commeMonique Bégin, Louise Robic, Thérèse Lavoie-Roux et Thé-rèse Casgrain aient été manipulées par le parti sans les pren-dre pour des débutantes ? Mais alors, si les femmes ont parti-cipé au mouvement des Yvettes de plein gré, pour quel motifl’ont-elles fait ?

Notre analyse du phénomène des Yvettes

D’abord, il est primordial d’établir que les Yvettes neconstituaient pas un groupe homogène et donc qu’elles n’ontpas toutes participé au mouvement pour les mêmes raisons.Très tôt, on a cherché à stéréotyper la parfaite « Yvette »56.Notre analyse des sources de l’époque et des témoignages re-cueillis vingt ans plus tard nous permet de conclure que lesYvettes étaient un groupe tout à fait hétérogène tant au planidéologique que socio-économique. Toutefois, elles étaienttoutes fédéralistes.

Une réponse à Lise Payette.

Pourquoi les femmes ont-elles participé à ce regroupe-ment en si grand nombre ? Certaines femmes auraient-ellesvoulu répondre à l’insulte de la ministre d’État à la Conditionféminine ? Il ne fait aucun doute que Lise Payette a fait unegaffe politique irréparable en comparant Madeleine Ryan à la

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mes) est lié à ce mouvement de gauche et apparaît au Québecen 1969. Tout compte fait, ces groupes fonctionnent à lamanière de groupes révolutionnaires et ne visent rien de moinsqu’à révolutionner le système patriarcal, par la révolution fé-ministe plutôt que par la révolution ouvrière.

Ainsi, il semble bien que Lise Payette ne soit pas fémi-niste radicale. Elle-même ne se considère pas radicale :

Je ne suis pas une féministe radicale, je considère lesféministes radicales comme le fer de lance du mouve-ment, je les ai toujours lues et écoutées avec attention,mais je ne suis pas capable d’endosser l’ensemble deleur pensée et de leur action63.

Nous pourrions débattre longuement de l’engagement fémi-niste de Lise Payette qui nous apparaît, à notre époque, nonpas radicale, mais plutôt féministe de son temps. Cette femmedésireuse de s’engager politiquement pour faire évoluer lacause des femmes reprend dans plusieurs discours d’analyseféministe le thème de la victimisation :

Entre aujourd’hui et le jour du référendum, il y a letemps de faire prendre conscience aux femmes de lanécessité pour elles de dire oui, même si ce qu’on leurdemande est particulièrement difficile pour nous, lesfemmes. Les politiciens de tout temps nous ont telle-ment mises de côté. On nous a coupé les ailes deuxfois, comme femmes et comme Québécoises. Et pour-tant, on nous demande avec les ailes coupées de nousenvoler. [...] Dans un an ou deux, cette discriminationdans les manuels scolaires n’existera plus. Mais pournous, le dommage est fait, les ailes sont coupées. C’estplus difficile pour nous de prendre cette décision po-litique qu’on nous demande maintenant de faire64.

Ainsi, elle reprend les critiques féministes de l’aliénation desfemmes et de leur soumission. Cette aliénation, en grandepartie due, selon elle, à l’éducation sexiste et stéréotypée, ex-

Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste

à laquelle il fallait réagir. Louise Robic s’est dit elle aussi cho-quée par les propos de Lise Payette :

Lise Payette a toujours voulu, comme bien d’autresd’ailleurs, faire sortir les femmes de leur cocon ou deleur maison en les insultant et moi j’ai un gros pro-blème avec ça. À quelques reprises j’ai entendu LisePayette à la radio, elle me choquait, elle m’insultait parses paroles et parce qu’elle était très négative. Elle atoujours été négative, elle a toujours montré qu’ellehaïssait les hommes. Je suis mère et je me suis toujoursconsidérée égale à mon mari. Et je dis : vive la diffé-rence dans l’égalité59.

Ainsi, pour plusieurs femmes, Lise Payette représentait le fé-minisme radical. Plusieurs femmes interviewées se disent fé-ministes, mais tiennent absolument à se distancer des fémi-nistes radicales, celles qui brûlent leur soutien-gorge. Même si LisePayette, à notre connaissance, n’a jamais brûlé son soutien-gorge lors d’une manifestation, il semble qu’à sa manière deparler des hommes et à ses opinions sur les relations hom-mes-femmes, elle représente pour plusieurs le féminisme ra-dical, alors très répandu dans certains milieux montréalais.

Diane Lamoureux définit le féminisme radical commeun courant qui « part du postulat que l’antagonisme premierse situe entre les hommes et les femmes60 ». Ainsi, il ne suffitpas de pallier les inégalités entre les hommes et les femmespar des modifications légales ou économiques, mais bien dereconsidérer de façon globale les relations hommes/femmeset donc la société. Bien entendu, les femmes doivent prendrepart à cette redéfinition61. Des groupes radicaux apparaissentdans les années 70. Une faction de ce féminisme radical estrattaché au mouvement de gauche et donc vise à féminiser larévolution socialiste 62 et à entraîner les femmes dans le mouve-ment révolutionnaire. Le FLF (Front de libération des fem-

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cartes, aux drapeaux fleurdelisés qui donnaient l’impressionque seuls les séparatistes prenaient part à la campagne. Cetteprise de position publique serait d’autant plus importante pourles femmes qui voulaient s’opposer au rapprochement que laministre d’État à la Condition féminine faisait à l’égard del’indépendance des femmes et celle de la province de Qué-bec : « Il y a une analogie extraordinaire entre la condition desfemmes qui veulent sortir de leur dépendance traditionnelle,et celle du Québec67. » Logiquement, on peut conclure quepour Lise Payette, les femmes qui souhaitaient être autono-mes et qui souhaitaient la libération des femmes devaientautomatiquement souhaiter l’indépendance du Québec puis-que le destin des unes et de l’autre semblait aller de pair. Tou-jours selon le discours de la ministre, les femmes ne souhai-tant pas l’indépendance du Québec étaient donc des Yvettes,des femmes soumises, non autonomes, dépendantes, commele Québec d’alors.

Ainsi, les rassemblements des Yvettes devenaient pourplusieurs femmes l’occasion de se prononcer pour le « Non ».Quelques-unes de nos répondantes ont affirmé qu’elles avaientparticipé au rassemblement du Forum, non pas parce qu’elless’étaient senties insultées, mais bien par conviction politique,pour la cause du fédéralisme.

Que ce soit à Québec, à Montréal ou ailleurs en région,les femmes avaient diverses raisons de participer aux rassem-blements des Yvettes. Certaines tenaient à prouver à LisePayette qu’elles étaient des Yvettes par choix, heureuses, fiè-res d’être des femmes avec leur propre opinion politique.D’autres profitaient de ce grand rassemblement pour affirmerleur adhésion au « Non » et au fédéralisme. Dans le contexte,il semblait difficile d’appuyer le « Non » sans être jugé par lestenants du « Oui ». Le crier à 15 000 était beaucoup plus fa-cile et beaucoup plus spectaculaire. Suite à cette affirmation

Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste

plique les difficultés des femmes à sortir de leur prison de peur.Mais voilà que des femmes qui ont été éduquées comme lamajorité des Québécoises et qui ont étudié à partir de ma-nuels scolaires présentant le symbole de la petite Yvette ne sesont pas reconnues dans son discours ni dans le discours desgroupes féministes radicaux de l’époque. Certaines de ces fem-mes se sont opposées à cette vision féministe réductrice deleur rôle d’épouse et de mère à la maison et ont réagi auxpropos de Lise Payette, d’autant plus qu’on sous-entendaitque leur adhésion au « Non » s’expliquait par leur éducationet par la peur. En se disant Yvettes, ces femmes cherchaient àprouver qu’elles n’étaient ni peureuses, ni malheureuses, niprisonnières de leur choix de vie, mais plutôt qu’elles en étaientfières et qu’elles étaient des Québécoises à part entière. Commel’explique une participante, Andrée Dontigny et l’organisa-trice Diane Fortier, les femmes se sont opposées à cette imagede victimes.

For many women, it was their first experience at reallyexpressing themselves. Payette, when she said that, shesaid it not to put women down, but to wake them up.She did, involuntarily, exactly what she set out to do65.

We probably helped a lot of women come out oftheir homes and a lot of women to come out ofthemselves66.

Motivations politiques

Ainsi, assurément, une proportion d’Yvettes s’est pré-sentée aux rassemblements dans le but de répondre à LisePayette et peut-être aussi, dans certains cas, au féminismeradical. Cependant, notre recherche confirme que des partici-pantes ont endossé l’identité d’Yvette pour des raisons politi-ques. Elles auraient ressenti l’urgence de démontrer la pré-sence du « Non » au Québec et de faire compétition aux pan-

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électorales tant au niveau provincial que fédéral et connais-saient bien les stratégies politiques. Ce rassemblement, ellesl’ont organisé seules, sans le soutien ni l’approbation initialedu Parti, ce qui nous apparaît franchement féministe commeapproche.

À Montréal, la situation est différente. Louise Robic,directrice de l’animation du Parti libéral du Québec, est da-vantage connue de la presse. Ainsi, quelques journalistes l’in-terviewent et la présentent comme l’organisatrice en chef durassemblement Les Québécoises pour le NON. Cependant, enaucun cas Louise Robic et ses collaboratrices n’obtiennent lemérite d’avoir réussi ce rassemblement et de l’avoir organiséseules. Si le Parti libéral a appuyé la stratégie de ses militan-tes, il n’a guère publicisé le fait que cette stratégie émanait demilitantes. Le clan du « Non », le Parti libéral du Québec entête, a maintenu l’ambiguïté face au phénomène des Yvettesdurant toute la campagne référendaire, faisant appel tantôt àla solidarité féminine face à l’insulte de Lise Payette, tantôt àla solidarité politique pour mobiliser les femmes afin de « sau-ver le Canada et dire non au référendum70 ». Toutefois, vingtans plus tard, Claude Ryan nous confie qu’il n’avait pas réa-lisé que la gaffe de Lise Payette pouvait servir à faire un telrassemblement et qu’il n’avait rien à voir dans l’organisationde l’événement :

Non. À ce moment-là, je n’étais pas encore totalementversé dans l’art de la politique. Je commençais, ça fai-sait un an. Je ne mesurais pas toujours avec justessetoutes les répercussions d’un événement ou d’une dé-claration. […] Je ne peux pas vous en dire énormé-ment parce que ce n’est pas moi qui ai organisé lesYvettes. Ç’a été vraiment une affaire décidée et organi-sée par les femmes. Un moment donné, j’ai dit : « jevais y aller ». Elles ont dit « toi, t’as pas d’affaire auForum ». Elles m’ont dit que ce n’était pas ma place. Je

Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste

publique, bien des femmes ont continué de porter leur maca-ron à la boutonnière pour le reste de la campagne. Ainsi, leurparticipation aux rassemblements des Yvettes avait eu desconséquences sur leur engagement politique personnel, maisaussi sur la visibilité du « Non ».

Une stratégie des militantes libérales

Une autre interprétation s’impose depuis les années 90.De plus en plus, on croit que le phénomène des Yvettes seraiten fait le fruit d’une stratégie géniale de la part des organisa-trices libérales. Ainsi, plutôt que de croire que le phénomèneétait l’expression d’un mouvement antiféministe ou le résul-tat d’une manipulation des Québécoises, on croit, dix ans plustard, que les militantes libérales ont stratégiquement permisl’expression des forces du « Non ».

Nous savons que la première initiative revient aux mili-tantes de Québec. D’après les propos d’une des organisatri-ces, Élisabeth Goodwin, ces femmes s’étaient rassemblées,non pas pour organiser une réplique à Lise Payette, mais pourrelancer la campagne du « Non » qu’elles jugeaient en diffi-culté. Elles cherchaient ensemble un déclencheur pour sau-ver la campagne et sauver leur pays.

Les organisatrices de Québec ne cachent pas qu’ellesont alors profité de la gaffe de l’adversaire, et donc agi commede bonnes politiciennes : « C’est sûr qu’il y avait de la récupé-ration politique. On l’a fait dans une époque très politique68. »« Quel parti n’aurait pas fait ça. On a été lumineuses de sau-ter sur ce mot-là69. » Pourtant, ces organisatrices sont absen-tes de tous les reportages des journalistes. Ces femmes, quiont pris un risque énorme en organisant un événement aussiimportant dans la ville de Québec, travaillaient depuis long-temps au sein du Parti libéral, pour la plupart dans le comtéde Jean-Talon. Elles avaient participé à plusieurs campagnes

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du Non74. » Il semble qu’un rassemblement pour les femmesétait déjà prévu, mais que suite aux propos de Lise Payette,les libérales aient voulu organiser un plus grand rassemble-ment reprenant le symbole d’Yvette. Pierre Pettigrew, alorschef de cabinet de Claude Ryan, aurait eu une courte conver-sation avec son patron et on aurait donné le feu vert aux mi-litantes75. Andrée Richard, une Libérale impliquée depuis desannées dans le comté de Jean-Talon et une des organisatricesdu brunch, ne se rappelait pas tout à fait cet événement :« Non, on n’a pas demandé l’avis aux stratèges du parti76. »Ainsi, même si le comité du « Non » ou certains libéraux sug-gèrent de faire un rassemblement pour Les Québécoises pour leNON dans la lignée des Étudiants pour le NON, des Gens d’af-faires pour le NON, ce sont les femmes qui prennent l’initia-tive de transformer ce rassemblement en brunch pour lesYvettes.

Devant cette opinion publique et médiatique qui pré-fère croire que le brunch est l’œuvre du comité du « Non »,une des organisatrices du brunch à Québec, Jeanne Painchaud,écrit une lettre dans Le Soleil : « Les traditionnels organisa-teurs politiques n’y étaient pour rien, ça je puis vous le certi-fier […] Réussir à mettre en branle une telle manifestation ensi peu de temps et avec un tel succès, faut le faire77. »

Le groupe de Louise Robic, comme celui de Québec,n’a pas cherché les permissions non plus. À la question :« Avez-vous demandé la permission ou l’avis de PierreBibeau ? », Louise Robic répond un « non » catégorique. À laquestion : « Quelle a été la réaction de Claude Ryan à votreprojet ? », elle répond : « On ne le sait pas, on ne lui a pasdemandé. Je ne voulais pas le savoir, je ne voulais surtout pasm’embarquer dans un débat, je n’avais pas le temps. On n’avaitpas le temps78. »

Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste

n’étais pas du tout jaloux qu’on fasse la réunion à partirde l’initiative des femmes et que je reste en dehors71.

Malgré tout, en 1980, il apparaît impossible de donnerle mérite clairement aux organisatrices de Québec, ni mêmede Montréal. La seule journaliste qui met les organisatrices aucentre de l’action est Lysiane Gagnon. Toutefois, même sielle attribue l’initiative aux militantes libérales, l’éditorialistesemble dire qu’elles font tout pour sauver leurs maris : « Eneffet, elles, les femmes, sont venues une fois de plus au se-cours de leurs hommes. […] Elles retourneront bientôt dansl’ombre où se tiennent, toujours prêtes à servir, les femmesdes partis politiques72. »

Pourquoi faut-il penser que les femmes sont venues ausecours de leurs maris ? Pourquoi est-il impensable que lesfemmes soient venues au secours de leur cause, le fédéra-lisme ? Ces femmes travaillaient pour le Parti libéral depuisdes années et croyaient en la fédération canadienne. N’est-cepas normal qu’elles aient réagi face à une campagne qui, se-lon elles, battait de l’aile et face à la crainte d’une éventuelleséparation du Québec du Canada ? Pourquoi n’auraient-ellespas voulu se battre pour un Parti dans lequel elles œuvraientdepuis longtemps et surtout pour une cause en laquelle ellescroyaient ? « Les séparatistes, on dirait qu’ils ne comprennentpas que nous autres aussi on est aussi fervents qu’eux73. »

Une initiative entièrement féminine

Il semble improbable pour plusieurs que des militantesaient pu organiser ces rassemblements sans l’accord des stra-tèges du parti et du comité du « Non ». Pourtant, le chef ducomité du « Non » lui-même ne se souvient pas qu’on lui aitdemandé son accord sur la question : « Je ne m’en souvienspas, on m’en a sûrement parlé, mais qu’on ait demandé mapermission, je ne pense pas. Ce n’était pas du tout la stratégie

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ques à l’Université York, les Yvettes ont permis l’expressiond’un féminisme non-indépendantiste au Québec :

Venant de l’extérieur du Québec, j’ai bien l’impressionque la plupart des universitaires, donc des féministesattitrées du Québec, sont des indépendantistes, dessouverainistes. Au moment du référendum au moins,elles soutenaient, pour la plupart, le Parti québécois.Qui donc pouvait parler pour un féminisme qui, sansêtre forcément indépendantiste, aurait pu cependants’intéresser à l’action indépendante des femmes, auxrouages du pouvoir, à l’État ? Un féminisme qui savaitque l’État-providence avait ses origines au plan fédé-ral, que le vote féminin venait, le premier, des fédé-raux, et des partis libéraux. À ce moment-là, en 1980,il n’y avait personne pour dire qu’il y a plusieurs façonsd’être féministe, y compris au Canada. Ce sont les mi-litantes libérales qui sont devenues les porte-parole duféminisme politique non-indépendantiste81.

D’après Black, il ne semble y avoir qu’un seul fémi-nisme acceptable au Québec, le féminisme radical associé, dumoins en 1980, à l’indépendance du Québec. Ainsi, par leurattachement au Canada, les Yvettes n’auraient pas été vuescomme des féministes. Pourtant, il permet le retour à l’avant-scène de ce féminisme de la différence mis en veilleuse de-puis l’explosion du féminisme plus radical. Ainsi, le phéno-mène des Yvettes ne serait ni manifestation antiféministe, niretour de la droite, mais affirmation d’une autre forme de fé-minisme plus traditionnelle et toujours bien présente au Qué-bec.

Les historiens québécois sont plus réticents quant à laresponsabilité des Libérales. En 1990, Micheline Dumontpublie dans L’Action nationale un article qui décrit bien l’évo-lution de son analyse sur les Yvettes :

Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste

En mai 1990, dans les journaux, on se remémorait lesévénements du référendum de 1980. Dans un article sur lephénomène des Yvettes, Louise Robic, alors ministre délé-guée aux Finances sous Robert Bourassa, témoigne de cetteinitiative qui a été longtemps attribuée aux stratèges du parti :« Quand je pense qu’on a accusé les hommes d’avoir tout or-ganisé : ils n’étaient même pas là. Ils avaient bien trop peurde ce que l’on était en train de faire79 ! »

Les Yvettes : l’expression d’un féminisme fédéraliste

C’est seulement à partir des années 90 que cette der-nière interprétation du phénomène des Yvettes s’impose. Ilaura fallu dix ans pour que l’historiographie change son mo-dèle de femmes passives, manipulées, en politiciennes acti-ves et brillantes. Seul L. Ian MacDonald, dès 1984, avait donnéde l’importance à ce phénomène et rendu le mérite aux orga-nisatrices. Dans son livre From Bourassa to Bourassa 80, un cha-pitre entier est consacré à l’organisation des rassemblementsd’Yvettes. Nous pourrions nous questionner sur le décalageexistant entre une historiographie anglophone qui rend lesorganisatrices victorieuses dès 1980, alors qu’à la même pé-riode, dans l’historiographie québécoise francophone, elles nesont que des femmes manipulées, antiféministes et au servicede leurs maris.

Dans l’historiographie francophone, l’interprétation deMacDonald est reprise par quelques historiens dans les an-nées 90. C’est Naomi Black qui sans ambiguïté donne tout lemérite aux libérales et avance même l’idée que les Yvettespourraient bien être les représentantes d’un féminisme fédé-raliste. Elle présente cette interprétation lors du colloque con-sacré à Thérèse Casgrain tenu à l’Université du Québec àMontréal en 1993. Pour cette professeure de sciences politi-

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comme étant une stratégie habilement mise de l’avant par les mili-tantes du Parti libéral84. D’autres historiens semblent vouloirdonner le mérite de l’idée et de l’organisation aux Libérales.Claude-V. Marsolais écrit en 1992 dansLe référendum confisqué :« Quelques militantes libérales eurent l’idée géniale de récu-pérer la gaffe de la ministre péquiste de la Condition fémi-nine, Lise Payette85. »

Évelyne Tardy, qui s’était très tôt penchée sur le phé-nomène des Yvettes en 1980, arrive à la même conclusion en1993. C’est lors du colloque sur Thérèse Casgrain à l’UQAMqu’elle confirme elle aussi cette nouvelle interprétation, maisva plus loin dans le raisonnement : elle suppose que l’inter-prétation antiféministe véhiculée surtout par des journalistesaurait bien servi les opposants du féminisme :

Plutôt que d’avoir à féliciter des femmes d’être de bon-nes stratèges politiques, certaines ont préféré voir dansle rassemblement des Yvettes une querelle de femmes :une féministe insultant une femme au foyer et des fem-mes au foyer relevant l’insulte et conspuant à leur tourles féministes86.

Pourtant, bien plus que les journalistes, c’est le Parti québé-cois qui a profité de cette interprétation puisque le phéno-mène des Yvettes est alors perçu, non pas comme une impli-cation politique des femmes, ni une remise en question del’association de la souveraineté du Québec et du féminisme,mais plutôt comme une simple querelle entre femmes. Il estsurprenant que Tardy n’en fasse pas mention. Ainsi, mêmedix ans après le phénomène, les historiennes ne remettent pasen question l’alliance des féministes de l’époque au Parti qué-bécois, mais pire, elles semblent volontairement exclure cetaspect politique de la discussion. Toutefois, Tardy pose unequestion très intéressante : pourquoi l’interprétation selon la-

Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste

Je fais partie des femmes qui, à l’époque, ont été abso-lument désarçonnées par les milliers de femmes quiallaient proclamer joyeusement au Forum et dans tousles brunchs régionaux qu’elles étaient des Yvettes, etqu’elles étaient fières d’être des Yvettes. Cela nous sem-blait impensable. Comment les femmes pouvaient-el-les vouloir ressembler à la petite fille soumise et vouéeaux tâches domestiques des manuels scolaires ? Aufond, en tant que partisane du OUI, je n’avais rien com-pris : j’avais endossé l’interprétation de LiseBissonnette...82

Que l’historienne ait alors endossé l’interprétation des fémi-nistes souverainistes, c’est possible. Pourtant, cette interpré-tation que Micheline Dumont définit n’était pas celle de LiseBisonnette. L’éditorialiste du Devoir ne comparait en rien lesfemmes présentes au Château Frontenac et au Forum à lapetite Yvette des manuels scolaires. Son opinion était que cesfemmes avaient voulu s’opposer à un courant féministe danslequel elles ne se reconnaissaient pas et qui n’avait pas à lesexclure du choix politique historique qui se dessinait.

Ainsi, l’évolution des mentalités s’effectue à travers l’his-toriographie, mais pas assez pour que l’on remette en ques-tion le féminisme de cette période et sa détermination à ex-clure le féminisme de la différence et ses représentantes. Mal-gré tout, Micheline Dumont donne le mérite aux organisatri-ces et les reconnaît comme de bons stratèges politiques :« Dans les rangs du Parti libéral, en particulier, où une longuetradition masculine les écarte des véritables centres de déci-sion, elles profitent des hésitations des stratèges du « Non »pour lancer l’initiative du Brunch des Yvettes, qui aura la fortuneque l’on sait83. »

Dans l’ouvrage Histoire des femmes en quatre siècles, publiéen 1992, le collectif Clio dénonce l’interprétation del’antiféminisme et présente lui aussi l’affaire des Yvettes

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sur leurs réelles motivations et d’analyser la possibilité qu’el-les aient agi en toute connaissance de cause ou même qu’ellesaient agi en politiciennes hors pair.

D’abord, il est intéressant de constater à quel point lesmédias cherchent à consigner les Yvettes dans un modèle defemme particulier. On essaie d’en faire un groupe homogène.Pourtant, une recherche et une analyse des articles de jour-naux de l’époque, des témoignages des organisatrices et d’unevingtaine de participantes et finalement des différentes étu-des déjà réalisées sur ce phénomène nous permettent d’affir-mer que les Yvettes étaient en fait un groupe de Québécoisestrès diversifié et non pas uniquement un groupe de ménagè-res. Les motivations de ces femmes pouvaient varier, mais unpoint commun les réunissait : leur attachement au fédéralisme.

Toutefois, nous croyons que plusieurs participantes ontassisté aux rassemblements des Yvettes afin de prouver à LisePayette, et à toutes celles qui dénigraient le travail de femmeau foyer, qu’elles étaient des femmes fières, libres et capablesde se positionner sur la question référendaire de façon auto-nome. Toutefois d’autres participantes sont venues, non pasen réaction aux propos de Lise Payette, mais par convictionpolitique afin d’afficher leur adhésion au camp du « Non », auParti libéral ou au fédéralisme.

Il est évident que le phénomène des Yvettes a eu desrépercussions sur la campagne référendaire et même sur lerésultat du référendum88. Cependant, il a aussi fait surgir destensions dans le mouvement féministe québécois. D’abord,ce phénomène a démontré les limites du féminisme égalitaire.En effet, lorsqu’il se développe dans les années 70 au Qué-bec, le féminisme égalitaire ou radical rejette tous les regrou-pements féministes traditionnels. De plus, les féministes radi-cales sont convaincues que l’égalité des femmes et des hom-mes s’établit par une redéfinition des rôles tant au travail qu’à

Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste

quelle les femmes libérales auraient agi en habiles stratègespolitiques ne s’est pas imposée plus tôt ?

Je pense que d’une façon générale, les journalistes et leshommes politiques n’étaient pas prêts à reconnaître etsurtout à publiciser qu’il s’agissait là d’une stratégiepolitique brillante pensée par des femmes. En effet,dans un parti politique, ce sont rarement les militantesqui ont la responsabilité de la stratégie d’une campa-gne électorale, encore moins de celle d’un référendum.Autrement dit, les interprétations du phénomène desYvettes qui ont été à la mode après le rassemblementdu Forum satisfaisaient plusieurs préjugés nourris àl’égard des femmes87.

Encore une fois, on a l’impression que le débat n’est pas re-pris en profondeur. Ce sont les féministes souverainistes, bienplus que les hommes politiques qui ont eu du mal et qui ontencore énormément de difficulté à reconnaître l’initiative desfemmes libérales.

Ainsi, même si l’on entrevoit une évolution des idéesquant à la participation politique des militantes libérales dansle phénomène des Yvettes, il semble que l’historiographie n’aitpas réglé complètement ses comptes avec ces femmes.

* * *

Du phénomène des Yvettes, les gens ne se souviennentque d’un aspect ; celui de la fameuse gaffe de Lise Payette.Pourtant, le phénomène des Yvettes s’est avéré beaucoup plusimportant qu’une simple réplique à la ministre. Les Yvettesont permis l’expression d’un féminisme différent de celui quiprévaut dans les années 70 et de celui rattaché au nationa-lisme du Parti québécois. Pourtant, pendant vingt ans, on apréféré cataloguer ces femmes, en faire des ménagères frus-trées, des victimes de manipulation plutôt que de s’interroger

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vatrices aient aussi participé à ce mouvement. Selon les clas-sements théoriques habituels, celles-ci seraient aussi issuesd’un féminisme de la différence, même si elles ne cherchaientpas l’égalité entre les genres. En ce sens, le phénomène desYvettes participe au processus de déconstruction des théo-ries féministes qui aura lieu dans la décennie suivante, ouvrantla voie à une analyse plus nuancée de la participation des fem-mes à la vie politique.

Pendant près de dix ans, les Yvettes sont presque ab-sentes de l’historiographie francophone. Ces femmes présen-taient les deux plus grands défauts de l’époque pour les Qué-bécois : pour les nationalistes, elles étaient des fédéralistesconvaincues ; pour les féministes, des femmes au foyer fièresde l’être.

Toutefois, si la question des femmes et la question na-tionale n’avaient pas été si liées à cette époque, les féministesauraient dû se réjouir de cette prise de position politique demilliers de femmes. Mais au-delà de la politique, l’histoire auQuébec aurait-elle besoin de faire son examen de conscience ?Comment se fait-il que les Yvettes soient encore boudées parl’historiographie ? Où sont les femmes libérales ? Commentse fait-il que Louise Robic, Monique Bégin ou même LiseBacon n’aient pas leur biographie dans le grand livre Ces fem-mes qui ont bâti Montréal 89, au même titre que Lise Payette ouLouise Harel ? On écarte les Libérales, considérant leur ac-tion comme de la politique partisane, mais pourtant les fémi-nistes associées au Parti québécois et les politiciennes œuvrantdans ce parti ne sont pas boudées de la sorte. En effet, l’his-toriographie féministe québécoise est prise au piège. Un seulféminisme semble acceptable et salutaire pour les femmes.Nous ne pouvons qu’espérer un renouvellementhistoriographique recentré sur l’histoire des femmes, mais aussiune remise en question de l’orientation de la discipline. Il est

Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste

la maison ; ainsi, les femmes au foyer se sentent méprisées.Les rassemblements d’Yvettes, bien qu’ils ne regroupaient passeulement des ménagères, obligent les féministes radicales àredéfinir leurs objectifs, qui de toute évidence ne représen-tent et ne plaisent pas aux femmes elles-mêmes.

Mais aussi, le phénomène des Yvettes dénonce les limi-tes du féminisme alors en grande partie relié au projetsouverainiste. C’est qu’en reliant la libération des femmes àla libération nationale, toutes les femmes fédéralistes se re-trouvent exclues du projet féministe.

Ainsi, nous nous opposons totalement à l’interpréta-tion selon laquelle les Yvettes seraient l’expression d’un backlashantiféministe. Nous pensons au contraire que les femmes quise sont présentées aux rassemblements d’Yvettes étaient pourla plupart des féministes. Pourtant, il nous est impossible dedéfinir leur engagement féministe selon les taxonomies ac-tuelles. Même s’il est tentant d’identifier un féminisme propreaux Yvettes, unifié et émancipateur, il est pourtant plus réa-liste de penser que ces milliers de femmes représentaient plu-sieurs types de féminismes. Bien que par la nature de leursdiscours, plusieurs Yvettes nous apparaissent comme des fé-ministes de la différence, il nous est impossible d’établir unecorrélation claire entre ce genre de féminisme et le fédéra-lisme. En somme, nous ne croyons pas que toute forme deféminisme fédéraliste est un féminisme de la différence. Nouscroyons que plusieurs de ces femmes, sans s’opposer totale-ment au mouvement féministe plus radical des années 70,s’opposaient à certaines de leurs pratiques et de leurs valeursdont celles qui leur semblaient dénigrer les femmes au foyer.Ces femmes, en s’affirmant de cette façon sur la place publi-que, effectuaient une action d’émancipation qui depuis long-temps était encouragée par les féministes les plus radicales.Cependant, il est probable que d’autres femmes plus conser-

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9 Entrevue avec Louise Robic, Montréal, 1er février 2002.10 Monique Bégin, 1936 - , sociologue et administratrice, ministre du Revenunational 1976, ministre de la Santé et du Bien-être social 1977-1979, 1980-1984.11 Entrevue avec Monique Bégin, Université d’Ottawa, 28 février 2002.12 René Lévesque, Attendez que je me rappelle, Montréal, Québec/ Amérique,1986, p. 406.13 Lise Payette, Le pouvoir ? Connais pas ! , Montréal, Québec/Amérique, 1982,p. 79.14 Lise Payette, Des femmes d’honneur. Une vie engagée 1976-2000, Montréal, LibreExpression, 1999, p. 78.15 Ibid., p. 80.16 Lise Bissonnette, « Dire non à ce courage-là », Le Devoir, 11 mars 1980, p. 8.17 Ibid.18 Entrevue avec Claude Ryan, Montréal, 26 mars 2002.19 Marie-Jeanne Garneau Painchaud, 1929- , bénévole au sein du Parti libéraldepuis 1970, chef de secteur et membre du conseil de l’association de comtéde Jean-Talon et de Louis-Hébert, en charge du comité pour le travail desbénévoles 1980.20 Entrevue avec Lyse Audet et Jeanne Painchaud, Québec, 19 avril 2002.21 Entrevue téléphonique avec Pierre Pettigrew, 17 avril 2002.22 Entrevue avec Diane Fortier, Montréal, 1er février 2002.23 L. Ian MacDonald, From Bourassa to Bourassa: A Pivotal Decade in CanadianHistory, Montréal, Harvest House, 1985, p. 139.24 Sheila Finestone, 1927 - , Montréal, administratrice et analyste politique,présidente de la Fédération des femmes du Québec 1977-1980, membre ducomité exécutif pour le comité du « Non » en 1980, députée libérale fédéraleélue en 1984, 1988, 1993 et 1997. Secrétaire d’État au Multiculturalisme et à laCondition féminine 1993-1996, sénatrice 1999-2002.25 Thérèse Lavoie-Roux, 1928- , études en service social, commissaire et vice-présidente de la Commission des écoles catholiques de Montréal (CECM)1969,présidente de la CECM 1970-1976, Députée libérale provinciale élue de 1976

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possible que l’augmentation des recherches en histoire desfemmes et l’apport de recherches et d’études internationalescontribuent à nuancer le discours réducteur de l’historiogra-phie québécoise. Il serait temps de réconcilier les femmes avecleur histoire.

NOTES

1 Cet article est tiré de mon mémoire de maîtrise : Stéphanie Godin, Les Yvettescomme l’expression d’un féminisme fédéraliste au Québec, Mémoire de maîtrise (his-toire), UQAM, 2003, 157 p.2 Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert et François Ricard,Histoire du Québec contemporain, le Québec depuis 1930, nouv. éd., Montréal,Boréal Compact, 1989, pp. 613-614.3 Renée Rowan, « 40% des femmes seraient contre, 24% pour », Le Devoir, 3avril 1979 , p. 3.4 « Michèle Jean : féministe et historienne », La Gazette des femmes, vol. 2, n° 9(mai 1981), p. 22.5 Lise Bissonnette, « Elle n’aurait dit ni oui, ni non », Le Devoir, 31 octobre1979, p. 4.6 Élisabeth Goodwin, 1941 - , Montréal, études en psychologie, membre desJeunes libéraux de Westmount et des Jeunes libéraux de l’Université de Mon-tréal, membre de la Fédération des femmes libérales du Québec, responsablede secteur, chef de district, responsable du transport aux élections, organisa-trice adjointe dans le comté de Jean-Talon, vice-présidente de l’associationlibérale de Jean-Talon.7 Entrevue avec Élisabeth Goodwin, Québec, 19 avril 2002.8 Louise Goyer Robic, 1935 - , Montréal, membre de l’exécutif de la circons-cription Robert-Baldwin et présidente de la campagne de financement en1976, responsable de l’animation du Québec pour la campagne référendaireen 1980, présidente du Parti libéral du Québec en 1982, députée de l’Assem-blée nationale en 1985, ministre des Communautés culturelles et de l’Immi-gration en 1985, ministre déléguée à la Santé et aux Services sociaux en 1989,ministre déléguée aux Finances responsable des Institutions financières de1989 à 1994.

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41 Jacqueline Lamothe et Jennifer Stoddart, loc. cit., p. 15.42 Ibid., p. 14.43 Ibid., p. 14.44 Discours original de Solange Chaput-Rolland, document appartenant àLyse Audet.45 Raymond Giroux, « Les Yvettes répliquent à Lise Payette », Le Soleil, 31mars 1980, p. 1.46 Propos de Lise Payette, Débats de l’Assemblée nationale, quatrième session, 31e

législature, vol. 21, n° 92 (12 mars 1980), p. 5166.47 « 1 700 Yvettes adhèrent au NON », Le Devoir, 31 mars 1980, p. 1.48 Hélène Pelletier-Baillargeon, « OUI ou NON », Châtelaine, mai 1980, p. 50.49 Entrevue avec Thérèse Lavoie-Roux, dans Hélène Pelletier-Baillargeon, loc.cit., p. 50.50 Gilberte Sirois, présidente du PQ Deux-Montagnes, dans Hélène Pelletier-Baillargeon, loc. cit., p. 50.51 Micheline Dumont, « Du féminin au féminisme : l’exemple québécois re-considéré », Clio, histoire des femmes et société, n° 6 (1997), p. 215.52 Diane Lamoureux, « Nationalisme et féminisme : impasse et coïnciden-ces », Possibles, vol. 8, n° 1 (1983), p. 57.53 Jennifer Stoddart, « La nouvelle participation des Québécoises », Le Devoir,19 mai 1980, p. 7.54 Gisèle Larocque, « La fameuse affaire des Yvette », La Presse, 21 avril 1980, p.A8.55 Lise Payette, Des femmes d’honneur. Une vie engagée 1976-2000, op. cit., p. 82.56 « 1 700 Yvettes adhèrent au NON », loc. cit., p. 1 ; Pierre-Paul Gagné, « LisePayette attire 14 000 Yvettes au Forum », La Presse, 8 avril 1980, p. A9.57 Lise Payette, Le pouvoir ? Connais pas !, op. cit., p. 80.58 Michèle Jean et Marie Lavigne, « Le phénomène des Yvettes », Atlantis, vol.6, n° 2 (printemps 1981), p. 18.59 Entrevue avec Louise Robic, Montréal, 1er février 2002.

Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste

à 1989, ministre de la Santé et des Services sociaux et ministre responsable dela politique familiale de 1985 à 1989.26 Solange Chaput-Rolland, 1919-2001, commentatrice et écrivaine, députéelibérale provinciale élue de 1979 à 1981, sénatrice de 1988 à 1994.27 Jeanne Sauvé, 1922-1993, journaliste, ministre d’État chargée des sciences etde la technologie 1972-1974, ministre fédérale de l’Environnement 1974-1975, ministre fédérale des Communications 1975-1979, présidente de laChambre des communes 1980-1984, gouverneure générale du Canada 1984-1990.28 Louise-Marguerite Renaude Lapointe, 1912-2002, sénatrice 1971-1987, pré-sidente du Sénat 1974-1979, présidente intérimaire 1982-1983.29 Yvette Boucher Rousseau, 1917-1988, sénatrice 1979-1988.30 Thérèse Forget Casgrain, 1896-1981, co-fondatrice du Comité provincial dusuffrage féminin 1922, présidente de cette organisation appelée désormaisLigue des droits de la femme 1922-1942, participation politique 1942-1963,fondatrice de l’organisation féministe « La voix des femmes » 1961, co-fon-datrice de la Fédération des femmes du Québec 1965, sénatrice 1970-1971.31 Entrevue avec Renée Desmarais, Montréal, 1er février 2002.32 Entrevue avec Claude Ryan, Montréal, 26 mars 2002.33 Pierre Bellemare, « 12 000 Yvette envahiront le Forum », La Presse, 5 avril1980, p. A2.34 L. Ian MacDonald, op. cit., p. 142.35 Claude-V. Marsolais, Le référendum confisqué, Histoire du référendum québécoisdu 20 mai 1980, Montréal, VLB éditeur, 1992, p. 92.36 Lise Bissonnette, « L’appel aux femmes », Le Devoir, 9 avril 1980, p. 8.37 Marc Laurendeau, « L’incroyable soirée des Yvette : expression d’un très fortressac », La Presse, 9 avril 1980, p. A4.38 Lysiane Gagnon, Vivre avec les hommes, un nouveau partage, Montréal, Qué-bec/Amérique, 1983, p. 179.39 Jacqueline Lamothe et Jennifer Stoddart, « Les Yvettes ou : comment unparti politique traditionnel se sert encore une fois des femmes », Atlantis, vol.6, n° 2 (printemps 1981), p. 15.40 Michèle Jean et Marie Lavigne, loc. cit., p. 19.

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81 Naomi Black, « Les Yvettes, qui sont-elles ? » dans Anita Caron et LorraineArchambault, dir., op. cit., p. 168.82 Micheline Dumont, « Les Yvettes ont permis aux femmes d’entrer dansl’histoire politique », L’Action nationale, vol. 80, n° 8 (octobre 1990), pp. 1041-1042.83 Ibid., p. 1042.84 Collectif Clio, L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècle, 2e éd., Mon-tréal, Le Jour, 1992, p. 480.85 Claude-V. Marsolais, op. cit., p. 91.86 Evelyne Tardy, loc. cit., p. 183.87 Ibid., p. 182.88 Stéphanie Godin, op. cit.89 Maryse Darsigny et al., dir., Ces femmes qui ont bâti Montréal, Montréal, Re-mue-ménage, 1994, 627 p.

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60 Diane Lamoureux, Fragments et collages, essai sur le féminisme québécois desannées 70, Montréal, Remue-ménage, 1986, p. 40.61 Ibid.62 Ibid., p. 47.63 Colette Beauchamp, « Lise Payette : “Je n’ai jamais eu de pouvoir sur ledossier de la condition féminine”, Châtelaine, vol. 22, n° IV (octobre 1981), p.43.64 Renée Rowan, « Lise Payette : ayons le courage de sortir de notre prison depeur », Le Devoir, 10 mars 1980, p. 5. 65 Andrée Dontigny, participante au rassemblement du Forum, interviewéedans L. Ian MacDonald, op. cit., p. 142.66 Diane Fortier, citée dans Ibid., p. 141.67 Lise Bissonnette, « Opération-femmes », Le Devoir, 24 octobre 1979, p. 4.68 Entrevue avec Élisabeth Goodwin, Québec, 19 avril 2002.69 Entrevue avec Lyse Audet, Québec, 19 avril 2002.70 Evelyne Tardy, « Le caractère paradoxal de l’engagement des Québécoises autournant des années quatre-vingt », dans Anita Caron et Lorraine Archambault,dir., Thérèse Casgrain, une femme tenace et engagée, Sainte-Foy, Presses de l’Uni-versité du Québec, 1993, p. 183.71 Entrevue avec Claude Ryan, Montréal, 26 mars 2002.72 Lysiane Gagnon, « Ni Yvette, Ni Lisette », La Presse, 10 avril 1980, p. A11.73 Entrevue avec Lyse Audet, Québec, 19 avril 2002.74 Entrevue avec Claude Ryan, Montréal, 26 mars 2002.75 Entrevue téléphonique avec Pierre Pettigrew, 17 avril 2002.76 Entrevue téléphonique avec Andrée Richard, 21 avril 2002.77 Jeanne Painchaud, « Le statut de la femme est hors-référendaire », Le Soleil,17 avril 1980, p. A8.78 Entrevue avec Louise Robic, Montréal, 1er février 2002.79 Josée Boileau, « Les Yvettes, l’événement référendaire », Le Devoir, 19 mai1990, p. A7.80 L. Ian MacDonald, op. cit., 324 p.

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LE VOYAGE IDENTITAIRE(ET IMAGINAIRE) DE

TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA :VIEILLE FRANCE

OU NOUVELLE-FRANCE ?

Anne TrépanierDépartement d’histoire

Université Laval

RésuméGuidée par un questionnement sur la part imaginaire de l’identité,nous abordons le voyage de Tocqueville au Bas-Canada commeune excursion à la recherche du Même. À une réflexion sur la diffé-rence entre les Canadiens français et les Français, sur leur apparenteressemblance, sur le contraste du rapport des Canadiens françaisavec les Américains et les Anglais et, dans une moindre mesure, avecles Français, succède une prise de position marquée de Tocquevillepour l’affirmation du fait français au Canada. Dans ce pays qu’ilconsidère comme une nouvelle vieille France, le jeune aristocratebrosse un tableau clair-obscur des Canadiens, réjouissantes momiesde l’ancienne France conservées dans le musée imaginaire de l’iden-tité.

AbstractThis article explores Alexis de Tocqueville’s journey to Lower Canada in aneffort to understand the role of the imaginary in the formation of identity.Tocqueville was fascinated by the differences and similarities that existed betweenthe French and the Canadiens, and he was an ardent supporter of FrenchCanadian survivance. However, the young aristocrat considered Lower Ca-nada to be a relic of the French Ancien Régime and saw its inhabitants asjoyous artefacts in an imagined museum of identity.

Mens, vol. V, n° 1 (automne 2004)

HISTOIRE ET ÉCONOMIE POLITIQUE DU QUÉBEC CONTEMPORAIN

BBBBBOURSES DE MAÎTRISE ET DE DOCTOROURSES DE MAÎTRISE ET DE DOCTOROURSES DE MAÎTRISE ET DE DOCTOROURSES DE MAÎTRISE ET DE DOCTOROURSES DE MAÎTRISE ET DE DOCTORAAAAAT (2002-2006)T (2002-2006)T (2002-2006)T (2002-2006)T (2002-2006)

Chaire de recherche du Canadaen histoire et économie politiquedu Québec contemporainTitulaire : Jocelyn Létourneau

NombreDeux nouvelles bourses par an, une de maîtrise et unede doctorat.Valeur7 000 $ à la maîtrise et 15 000 $ au doctorat par année.La bourse de maîtrise est renouvelable pour 6 moistandis que la bourse de doctorat est renouvelable pour2 ans.Le cumul des bourses (avec CRSH, FQRSC, etc.) estaccepté jusqu’à concurrence de 18 000 $ (maîtrise) et25 000 $ (doctorat).CandidatsTous les étudiants (Canadiens et étrangers) y comprisles étudiants inscrits à un programme de doctorat encotutelle avec une université non canadienne.DisciplineHistoire : Les étudiants travailleront sous la direction dutitulaire de la Chaire, Jocelyn Létourneau, professeurau Département d’histoire de l’Université Laval.Date limite31 mai 2005.Pour de plus amples informationsContacter M. Jocelyn Létourneau, Départementd’histoire, Université Laval, Québec (Qc) G1K 7P4(418) 656-2131 poste [email protected]

www.hst.ulaval.ca/chaire-letourneau

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preint d’étonnement, dont les traces narratives sont d’utilesclichés journalistiques de la réalité bas-canadienne en 18311,mais encore un voyage dans l’imaginaire de son identité, dontles références territoriales et mentalitaires2 immédiates sontcelles de la France d’Ancien Régime.

Au-delà des remarques attendues, les notes d’observa-tion de Tocqueville sont un trésor pour ceux qui en sont l’ob-jet ainsi que pour leurs héritiers. Sans compter que ces mêmesdocuments recèlent des données sur l’identité du voyageurlui-même, de ce qu’il cherche à voir et de ce qui lui apparaîtpertinent ou problématique, suivant la route dessinée par sonimaginaire. C’est cette piste que nous explorons dans cet arti-cle en usant de sources historiques et conceptuelles. Nousemployons des commentaires explicites de Tocqueville sur leBas-Canada et ses habitants. Nous utilisons aussi les notionsd’imaginaire et d’identité. Selon Paul Ricœur, l’identité estissue de la dialectique entre les concepts de mêmeté, d’ip-séité et d’altérité. La mêmeté réfère aux caractères d’un objetindivisible que le temps laisse perdurer, par exemple, le nomd’un individu. L’ipséité désigne l’aspect de changement decet objet, par exemple, le vieillissement de ce même individu.L’objet indivisible (l’individu) apparaît donc constitué demêmeté et d’ipséité. De plus, il est structuré par l’altérité,c’est-à-dire par son rapport aux autres. L’identité de l’indi-vidu est le résultat de toutes ces forces en présence : mêmeté,ipséité, altérité3. Nous reprenons cette définition de l’identitépuisqu’elle est fondatrice de toute la recherche actuelle sur laproblématique de l’identité narrative dans le récit historienmais aussi, dans le récit historique comme celui de Tocque-ville.

Le voyage identitaire de Tocqueville au Bas-Canada

Les voyages ont ceci de prévisible qu’ils mènent ceuxqui les font vers des territoires déjà occupés par leur imagi-naire. L’imagination précède le voyageur à la façon d’un éclai-reur. Les aventuriers parcourant un pays étranger ont ainsi lacurieuse sensation de l’avoir vu en rêve ou de s’y être déjàfrottés. L’imagination débroussaille, fait des sentiers, annoncele meilleur parcours au voyageur qui laisse s’installer son ima-ginaire avant lui. S’il est rassurant, c’est en ce qu’il conforteles préjugés et les idées reçues. S’il est nécessaire, c’est qu’ilapaise les différences criantes, favorise le développementd’éléments de comparaison fondés sur la similitude et, ce fai-sant, prépare l’échange culturel et facilite les rencontres. Del’autre côté du miroir, les hôtes cherchent, en appelant lescompliments des visiteurs sur leur accueil et sur leur pays,des éléments de confirmation de leur identité. Identité vou-lue, projetée, attendue ou vérifiée, la reconnaissance est ledéfi constant de la représentation et de l’observation.

À la fin de l’été 1831, au cours de leur séjour de dixmois aux États-Unis, Alexis de Tocqueville et Gustave deBeaumont vont se prendre au jeu de l’investigation du terri-toire imaginaire de la Nouvelle-France en visitant la curieusecolonie britannique qui fut jadis possession française. Partisofficiellement en Amérique afin d’étudier le système péniten-tiaire des États-Unis, ils mènent parallèlement une enquêted’envergure sur le phénomène démocratique de la jeune ré-publique. Tocqueville et Beaumont se prêtent aussi, briève-ment, à l’exploration touristique. « Le voyage à la mode », pourreprendre l’expression de Tocqueville, les amène à admirerles chutes du Niagara. Puis, leur route les conduit au Bas-Canada. Elle les porte alors vers un voyage, qui les appellecette fois à visiter le territoire imaginaire de leur identité. Ilsemble que, pour Tocqueville, cette excursion au Bas-Canadafut non seulement un périple empli de découvertes et em-

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Les informations recensées par Tocqueville auraientcertainement gagné à être confrontées à celles contenues dansle journal de Beaumont. Celui-ci fut malheureusement perdu,à notre connaissance, à l’exception de quelques extraits quenous retrouvons compilés avec sa correspondance personnelle,cités chez d’autres auteurs, recensés par André Jardin et Geor-ges Pierson, et repris par Claude Corbo dans son recueil detextes Regards sur le Bas-Canada. Hormis Quinze jours dans ledésert, aucun des textes écrits par Tocqueville au cours de lapériode qui nous intéresse n’était destiné à la publication7.Ainsi, les critiques que nous apportons visent seulement àrétablir l’importance de certains passages en vue de notre brèveétude sur le voyage identitaire de Tocqueville au Bas-Canadaet ne souligne en aucun cas l’absence de références exhausti-ves sur tel ou tel aspect de la vie de la colonie, ce que l’histo-riographie canadienne et québécoise déplore. « Heureusement,remarque Corbo, la perspicacité, la clairvoyance, la sagacitéremarquables de Tocqueville purent compenser la brièvetéde son temps d’observation sur place8. »

Il faut imaginer l’esprit dans lequel les deux amis sontvenus au Canada. En août 1831, les objectifs de Tocquevillese résument dans la volonté d’observer l’état de l’opinionpublique au Canada sur la situation ethnique, politique, so-ciale et religieuse dans la colonie. Pour ce faire, il procède àl’établissement d’une documentation puis à la vérification desrenseignements obtenus de différents acteurs sociaux en croi-sant leurs réponses à un même questionnaire9. Dans ses car-nets non-alphabétiques 1, 2 et 3, Tocqueville reconstitue sesentretiens sous forme de conversation. Les questions préli-minaires sont susceptibles d’être subdivisées, comme le lais-sent croire des entrevues plus importantes avec des Cana-diens « immigrés ». C’est le cas de John Neilson, député deQuébec d’origine écossaise, et du père Quiblier, né en France

Le voyage identitaire de Tocqueville au Bas-Canada

Les sources

Il est impossible de comparer en étendue et en profon-deur, en termes de rigueur méthodologique et de qualité del’information, les observations canadiennes de Tocqueville àses études américaines4. D’abord, les dix-huit mois de per-mission qu’ont obtenus Tocqueville et Beaumont sont, defaçon prioritaire, consacrés à l’étude du cas américain. Il enrésultera Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son applica-tion en France puis, pour Tocqueville, De la démocratie en Améri-que en deux volumes (1835 et 1840). Beaumont publiera poursa part un roman à thème : Marie ou l’esclavage (1835).

Les notes concernant le Bas-Canada sont d’un tout autreordre puisqu’elles correspondent à des impressions rédigéessur le vif pendant un court voyage. On ne saurait trop insistersur le caractère spontané des observations et des brèves ré-flexions qui y sont compilées. Tocqueville a cependant menéune enquête sérieuse balisée par un questionnaire établi quivaut à son auteur d’être qualifié de « pré-sociologique ». Eneffet, comme l’a écrit René Rémond, « Tocqueville [a] l’hon-nêteté, qui n’est pas si fréquente à l’époque, de citer ses sour-ces5 ». Bien que ses notes soient enchevêtrées, ses interlocu-teurs sont bien identifiés, de même que les différents lieux oùprennent place ses réflexions. Le nombre d’entretiens réalisésest toutefois trop faible pour conclure à une étude scientifi-que. Par ailleurs, les notes de Tocqueville sont rassembléesdans différents cahiers contenant des impressions, des fiches,des bilans provisoires et, par moments, des récits reprenantdes conversations ou des observations. Seulement, ces ca-hiers sont difficiles à regrouper6. Cette imbrication de notestémoigne de l’absence d’une vision d’ensemble ou d’une nar-ration cohérente et soutenue pouvant émaner de son séjourau Bas-Canada.

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autre culture et d’une autre foi que la majorité d’entre eux12.L’adhésion de John Neilson au Parti canadien en tant que« réformiste modéré » aurait d’ailleurs apporté « une cautionmorale essentielle » à cette organisation politique qui veutredéfinir l’identité canadienne en mettant de l’avant les insti-tutions libérales. Admiratif des institutions britanniques etdes institutions municipales américaines, diffuseur de la phi-losophie des Lumières, le député John Neilson est un interlo-cuteur de choix pour Tocqueville, qui devise longuement avecl’imprimeur-éditeur et libraire le plus puissant du Bas-Canada.

Les principales critiques documentalistes font cepen-dant état du petit nombre de personnages publics d’enver-gure interrogés par Tocqueville, qui ne s’était pas prévalu desa qualité de fonctionnaire français en mission pour solliciterun entretien avec le gouverneur Aylmer ni avec le chef duParti patriote, Louis-Joseph Papineau13. Ce sont là les fameu-ses « rencontres manquées » remarquées par l’historiographiecanadienne, qui causent d’ailleurs une inquiétude à Tocque-ville :

Je n’ai encore vu au Canada aucun homme de talent, nilu une production qui en fît preuve. Celui qui doit re-muer la population française et la lever contre les An-glais n’est pas encore né […]. Mais parviendront-ilsjamais à reconquérir complètement leur nationalité ?C’est ce qui est probable sans malheureusement êtreassuré. Un homme de génie qui comprendrait, senti-rait et serait capable de développer les passions natio-nales du peuple aurait ici un admirable rôle à jouer. Ildeviendrait bientôt l’homme le plus puissant de la co-lonie. Mais je ne le vois nulle part14.

Munis d’une lettre d’introduction écrite de la main deJohn Canfield Spencer, légiste bien en vue et ami de fraîchedate rencontré aux États-Unis15, Tocqueville et Beaumontrencontrent les frères Dominique et Charles Mondelet, avo-

Le voyage identitaire de Tocqueville au Bas-Canada

et ordonné à Grenoble, directeur du Séminaire sulpicien deMontréal. Les entretiens s’ouvrent sur des questions d’ordrenumérique ou statistique, mais ils sont organisés de manière àaller rapidement vers des questions plus difficiles concernantla situation politique. Par exemple, sur la question ethnique,Tocqueville demande d’abord « quelles sont les proportionsrespectives des deux populations ». Il poursuit par unedeuxième question plus inquisitrice : « Quelle est la naturedes rapports entre les deux communautés ? ». Il enchaîne en-fin par une troisième question, clairement provocatrice :« peut-on envisager l’éventualité d’un soulèvement canadien-français ? ». Parfois, des interrogations mineures sont interca-lées au questionnaire type. Considérant l’élan rhétorique del’interlocuteur ou son éventuel malaise, Tocqueville va au boutde son questionnaire en prenant des notes précises, dépas-sant la transcription des seules réponses verbales, pour dé-crire avec le plus de netteté possible l’impression se déga-geant d’une mimique ou d’un geste nerveux. Ainsi en est-illors de l’entrevue de Nomen Blanc, négociant anglais à Qué-bec :

En parlant des Canadiens, il se peignait sur la physio-nomie flegmatique [de Monsieur Blanc] un sentimentde haine et de mépris très visible. Il est rare qu’on parleavec tant de passion de ceux dont on ne redoute rien10.

De même, lors de son entrevue avec John Neilson, ildit avoir posé sa question (« pensez-vous que la race fran-çaise parvienne à jamais à se débarrasser de la race anglaise ? »)« avec précaution, attendu la naissance de l’auteur11 ». La qua-lité d’Écossais de naissance de Neilson donne du charme àcet entretien et, selon Tocqueville, témoigne de la générositépolitique des Canadiens. En effet, Tocqueville s’enthousiasmedu fait que les Canadiens accueillent, dans leur combat politi-que, un représentant à la Chambre d’Assemblée qui soit d’une

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aux Anglais19 », c’est d’abord pour le confort de l’analogie àson œil de voyageur. Il tente de replacer ses repères. Il ne réussitcependant pas à identifier comme tel ce vecteur de différencementalitaire qu’est le fait de vivre sur le territoire américainen adoptant une mentalité différente. Tocqueville se borne àconclure « En un mot ils ont en eux tout ce qu’il faudrait pourcréer un grand souvenir de la France dans le Nouveau Monde. »

La quête du Même

La France du XIXe siècle est ouverte sur le monde, maiselle a perdu sa colonie de la vallée du Saint-Laurent depuis letraité de Paris de 1763. Elle n’aurait certes plus « suppos[é] àun Canadien une figure extraordinaire et des mœurs encoreplus étranges », comme le faisait l’éditeur de Pierre Pouchoten 1781 dans sa préface aux Mémoires sur la dernière guerre del’Amérique septentrionale 20. La France prêtait toutefois à sonancienne colonie une attitude de repli et, sans doute, crai-gnait pour la survivance du fait français en Amérique, si ellene le prenait pas déjà pour avili, voire anéanti. Tocquevilletémoigne de cet état d’esprit, dans un commentaire glissé dansune lettre à son ancien précepteur, l’abbé Lesueur : « Il n’y apas six mois, je croyais, comme tout le monde, que le Canadaétait devenu complètement anglais21. » Encore pouvons-noussouligner la fantaisie mêlée de vérité historique de l’auteur duGénie du christianisme (1802)22, qui relève des passages colorésréférant à la Nouvelle-France jusque dans ses posthumesMémoires d’outre-tombe (1849-1850). Châteaubriand, racontantson voyage de 1791 à son cousin éloigné, avait peut-être donnéla couche de fond à la toile sur laquelle le jeune Tocquevilleallait brosser son tableau du Bas-Canada. Aussi, chez les Bois-Brûlés, Tocqueville sera-t-il en situation d’intense étrangeté.À la surprise d’entendre un Métis lui adresser la parole enfrançais, il a cette réflexion pour le moins étonnante : « Mon

Le voyage identitaire de Tocqueville au Bas-Canada

cats à Montréal. De même, le révérend John Power de NewYork ouvre à Tocqueville la porte du Séminaire de Montréalpar une lettre adressée au père Quiblier. Ces rencontres sontcertes privilégiées par les contacts aristocratiques de Tocque-ville, mais les suivantes sont davantage provoquées par sonscrupule empiriste d’honnête homme. Les entrevues deman-dées à John Neilson et au conseiller législatif Denis-Benja-min Viger, cousin de Mgr Lartigue et de Louis-Joseph Papi-neau, ainsi qu’au juge Jean-Thomas Taschereau, sont de cetordre. Tocqueville narre : « Nous nous sommes écartés dansles sentiers et nous avons causé avec tous les habitants quenous avons rencontrés, tâchant de faire porter la conversa-tion sur des sujets graves16. » Toutefois, selon l’avis de Jean-Michel Leclercq, auteur du premier mémoire d’historiogra-phie critique portant sur Tocqueville au Canada, ceux qu’ilrencontre ne sont guère représentatifs de la diversité de l’opi-nion générale :

pour le clergé, un prêtre français [Quiblier], et pour lepersonnel politique, un député qui sera, l’année suivante,exclu de son parti et déclaré « traître à sa race » [D.Mondelet] et un chef politique dont l’influence dimi-nue graduellement et qui se retirera trois ans plus tard[J. Neilson]17.

Les personnalités interrogées par Tocqueville représen-tent toutefois, selon le politologue Stéphane Dion, « des in-terlocuteurs de tendance modérée, militant pour l’applicationeffective de l’Acte constitutionnel de 179118 », c’est-à-dire dé-fendant un gouvernement représentatif dans la tradition par-lementaire de Londres. Loin d’être les doubles canadiens desanciens Français, ces Canadiens, conservateurs à certainségards, sont néanmoins inspirés par le modèle américain. SiTocqueville note sciemment que : « Les Français d’Améri-que sont aux Français de France ce que les Américains sont

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dienne par Tocqueville est soumise à cette recherche, mais,bien évidemment, ne s’y résume pas. Les commentaires deTocqueville partent de l’espace connu : historique, appris etvécu. Dans le cas de Tocqueville, dont la famille aristocrati-que a douloureusement vécu la Révolution française du côtéde la monarchie, le fonds identitaire est noyauté autour de lamentalité d’Ancien Régime. Le jeune Alexis est toutefois portéen faveur des nouvelles idées libérales. Corbo explique :

Face à cette cascade de régimes qui oscillent entre l’auto-ritarisme et le libéralisme [Napoléon Bonaparte, Res-tauration de 1814, les Cent-Jours de Napoléon en 1815,la nouvelle restauration, la monarchie libérale et consti-tutionnelle issue de la révolution de juillet 1830], Toc-queville rejette la nostalgie et l’aveuglement politiquede nombre de membres de sa classe qui rêvent d’unimpossible retour à l’Ancien Régime. Il s’emploie plu-tôt à comprendre le devenir des sociétés de son temps[...]26.

Émerveillé par la démocratie américaine, il voit d’unœil trouble le mélange des héritages sur la terre bas-canadienne.De sa confusion jaillissent des éléments neufs, qui font grin-cer sa recherche du Même.

La question de la « mêmeté » identitaire entre Canadienset Français se pose moins explicitement chez un Françaisvoyageur comme Tocqueville que chez un ministre françaisdes Colonies du XVIIe siècle comme Jean-Baptiste Colbert.On peut cependant arguer que l’interprétation sociologiqueque fait Tocqueville est en quête du Même. En effet, l’obser-vateur construit sans cesse ses comparaisons sur le paradigmede la différence. D’une part, il éloigne les mœurs des Cana-diens de celles des Américains et des Anglais. D’autre part, ilfavorise le catalogue des ressemblances perçues ou construi-tes avec la France d’Ancien Régime. La difficulté identitaire

Le voyage identitaire de Tocqueville au Bas-Canada

cheval m’aurait adressé la parole que je n’aurais pas, je crois,été plus surpris23 ! ».Plus tôt, à la hauteur de Sault-Sainte-Marie,il avait griffonné rapidement : « Singulier effet que cause surnous cette langue française entendue à la fin du monde etavec ses vieilles tournures et son accent provincial :laridondaine, laridondon24. » Dans l’intérêt que Tocquevillemanifeste pour la mentalité et l’espace canadiens, il y a, noussemble-t-il, une large part de nostalgie de la « vieille nationfrançaise » combinée avec l’élan, fantasmatique, d’approcherl’image du Canadien en tant que frère identitaire, de sang etde langue. Le Canada de Tocqueville, résumé à la vallée dufleuve Saint-Laurent où est concentrée la population de lan-gue française, est un lieu doublement visité par Tocqueville.Étrangère et connue à la fois, la contrée canadienne reçoitaussi la visite de l’imaginaire de Tocqueville : « Le Canada estsans comparaison la portion de l’Amérique jusqu’ici visitéepar nous, qui a le plus d’analogie avec l’Europe et surtout laFrance25. » À partir des références qui habitent son imaginaire,Tocqueville découvre un Nouveau Monde, en y déployant sacuriosité et son imagination. Il ne reconnaît toutefois pas toutà fait ses contemporains Français, lorsqu’il s’attarde à obser-ver les Canadiens comme de « bons enfants » de France.

Arrêtons-nous un moment sur le concept de mêmeté.Nous avons déjà exposé notre vision du voyage, ou de la ren-contre, au sens large, selon laquelle la différence est évacuéepar l’imaginaire au profit des similitudes. Dans le cas du voyageidentitaire, on cherche, consciemment ou non, à trouver duconnu dans ce paysage humain et terrestre différent. Or, lesobservations que fait Tocqueville nous ramènent au conceptd’identité. Que cherche-t-il en posant des comparaisons avecla France de l’Ancien Régime ? Les différences, le pareil, lemême ? La mêmeté, pour Paul Ricœur, c’est la référence àl’identique, c’est l’idem. L’exploration de la société bas-cana-

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mes positifs, par la manifestation d’un savoir-faire manuel quiimpressionne le jeune aristocrate : « Le paysan canadien faitlui-même tous les objets de nécessité : il fait ses souliers, seshabits, toutes les étoffes de laine qui le couvrent (je l’ai vu)33. »Il ajoute qu’« il est facile de voir que les Français sont le peu-ple vaincu. Les classes riches appartiennent pour la plupart àla race anglaise34 ».

Il semble que les carnets de voyage de Tocqueville ré-pondent positivement à une curiosité pour le Même françaisdisparu dans la France nouvelle. Ses promenades « sansguide » dans les environs de Québec lui inspirent ses premiè-res remarques sur l’apparence du Canada, empreintes de nos-talgie romantique, nourrissant l’imaginaire de la vieille France :

Les villages que nous avons vus aux environs [de Qué-bec] ressemblent extraordinairement à nos plus beauxvillages. On n’y parle que le français. La populationparaît heureuse et aisée. Le sang y est remarquable-ment plus beau qu’aux États-Unis. La race y est forte,les femmes n’ont pas cet air délicat et maladif qui ca-ractérise la plupart des Américaines35.

Il y a dans cet extrait davantage que « le mal du pays »dont aurait pu souffrir Tocqueville. Il s’agit ici d’un paysageréel, mis en opposition avec celui des États-Unis et en rap-port direct avec la France. Mais de quelle France s’agit-il ?Bien sûr, les villes et les villages, les vallées et les montagnessont les mêmes qu’avant la Révolution française. Mais cespersonnages qui animent le tableau canadien sont-ils Fran-çais ? Il semble en effet que cette représentation des Cana-diens comme étant des anciens Français soit restée marquéedans son œuvre puisqu’il écrit, dans L’Ancien Régime et la Révo-lution, que c’est : « un peuple tellement inaltérable dans sesprincipaux instincts qu’on le reconnaît encore dans des por-traits qui ont été faits de lui il y a deux ou trois mille ans36 ».

Le voyage identitaire de Tocqueville au Bas-Canada

de Tocqueville se situe précisément sur ce plan. Si les Cana-diens ressemblent aux Français, ils sont semblables à ceuxd’une France désormais disparue. Aussi, la quête du Mêmeest-elle balisée par un imaginaire décalé du présent canadienpar rapport à la contemporanéité française du fonctionnaireen mission aux États-Unis. Ainsi, pour Tocqueville, l’avenirdu Canada ne peut-il être, dans une perspective autonomistepar rapport à la Grande-Bretagne, qu’une nouvelle vieilleFrance.

Interrogé par Tocqueville, John Neilson rapporte l’his-toire du Canada, en bon précepteur et inspecteur des écoles :« Le Français qui est peut-être le peuple qui garde le plus endéfinitive sa trace originelle, est cependant celui qui se plie leplus facilement pour un temps aux mœurs, aux idées, aux pré-jugés de celui chez lequel il vit27. » Chez les Canadiens, Toc-queville trouve des similitudes avec les Français d’autrefois ;ils sont à la fois fidèles « au trône et à l’autel28 », simples etaccueillants : « Les Canadiens nous entourent avec la fran-chise et la bonhomie des Français29. » Plutôt que de les trou-ver « ensauvagés », Tocqueville s’émerveille, comme d’autresvoyageurs, de « l’authenticité » des Canadiens, comme s’ilsétaient destinés à la conservation des mœurs et des coutumesfrançaises pour un musée du patrimoine vivant. Tocquevilleécrit ainsi à son père, depuis une embarcation sur le lac Hu-ron, que les individus qu’il a rencontrés sont pareils aux « Fran-çais d’il y a un siècle, conservé[s] comme [des] momie[s] pourl’instruction de la génération actuelle30 ». Si, selon son appré-ciation ethnographique, les Canadiens français sont « le plusbeau rejeton de la famille européenne dans le Nouveau-Monde31 », s’ils ont réuni « tous les éléments d’un grand peu-ple32 », il demeure toutefois que, pour Tocqueville, ce peupleest aussi menacé culturellement et connaît une dépendanceéconomique ainsi qu’une pauvreté qui se traduisent, en ter-

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pente aventureuse, celle des surprises et des découvertes. Lesrencontres intéressantes qu’ils ont d’abord faites, celles desBois-Brûlés et des coureurs des bois, puis celles de Neilson,des frères Mondelet et des paysans canadiens, les ont d’abordmenés à faire une excursion dans un musée imaginaire, celuide la vieille France. Ils ont ensuite été conduits dans une ré-flexion au long cours, concernant l’abandon de la colonie ca-nadienne par la France, lors du « honteux traité de 1763, l’unedes plus grandes ignominies de l’ignominieux règne de LouisXV40 », comme Tocqueville l’écrivait à son frère, à bord duFourth of July, en novembre 1831. Peut-être a-t-il éprouvé,comme un certain nombre de ses pairs voyageant au Canada,et notamment Châteaubriand avant lui, une espèce de « hontenationale » envers le « peuple sacrifié » des Canadiens fran-çais. C’est peut-être pourquoi, comme nous venons de le voir,il aurait borné ses observations au paradigme du Même :

En regardant sur les vieilles cartes l’étendue des ancien-nes colonies françaises en Amérique, je me demandaiscomment le gouvernement de mon pays avait pu lais-ser périr ces colonies, qui seraient aujourd’hui pour nousune source inépuisable de prospérité41.

Les coenquêteurs n’ont cesse de s’interroger sur le des-tin collectif des Canadiens français, qu’ils considèrent commeformant une nation distincte en proie à une menace insidieuse :« les Canadiens n’ont pas cessé de former une population àpart, entièrement distincte de la population anglaise qui cher-che à s’introduire parmi eux42 ». Il est probable, écrit Dion,que « le caractère national français ait été chez Tocquevilleune idée préconçue, antérieure à son voyage en Amérique.Mais le spectacle des relations anglo-canadiennes l’a visible-ment conforté dans ses opinions43 ». En effet, Tocquevilleécrivait déjà à sa mère le 19 juin 1831, en prévision de sonvoyage au Bas-Canada : « Le Canada pique vivement notre

Le voyage identitaire de Tocqueville au Bas-Canada

Dans un cahier portatif, il notait, en se souvenant de son sé-jour au Bas-Canada :

Si la nature n’a pas donné à chaque peuple un caractèreindélébile, il faut avouer du moins que des causes physi-ques ou politiques ont fait prendre à l’esprit d’un peu-ple, sont bien difficiles à arracher, même quand il s’agitd’être soumis à aucune de ces causes. Nous avons vuau Canada des Français vivant depuis soixante-dix anssous le gouvernement anglais, et restés absolument sem-blables à leurs anciens compatriotes de France. Aumilieu d’eux vit une population anglaise qui n’a rienperdu de son caractère national37.

À propos des Canadiens français, Tocqueville écrivait :« On ne peut contester leur origine, ils sont aussi Françaisque vous et moi38 », et encore, à l’abbé Lesueur : « Nous noussentons chez nous, et partout on nous reçoit en compatriotes,en fils de la vieille France. À mon avis, cette épithète est malchoisie : la vieille France, elle est au Canada, et la nouvelleest chez nous39. »

On a vu que la problématique identitaire, chez un Toc-queville observant les Canadiens, est celle du Même. Toc-queville va jusqu’à faire l’amalgame des Canadiens et des an-ciens Français dans sa lettre à l’abbé Lesueur. S’il a perçunombre de différences entre la France qui lui est contempo-raine et le Bas-Canada, Tocqueville refuse d’imputer des ca-ractéristiques américaines à la mentalité et à la culture cana-diennes. Aussi, ce n’est que par les figures repoussoirs desAnglais et des Américains qu’il arrive à définir les Canadienssans jamais leur opposer les traits de la culture française.

Un parti pris pour les Canadiens français

Le voyage au Canada de Tocqueville et de Beaumont apris, dès le passage de la frontière en bateau à vapeur, une

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centre de leurs préoccupations47. » En effet, si le question-naire politique de Tocqueville prend forme, il ne se déploieque dans le cadre de la projection de rivalité ethnique :

Le clergé et une grande partie des classes non pas ri-ches, mais éclairées, est [sic] français, ils commencent àsentir vivement leur position secondaire. Les journauxfrançais que j’ai lus font contre les Français une oppo-sition constante et animée. […] Je ne puis croire qu’ils[Canadiens et Anglais] ne se fondent jamais, ni qu’ilpuisse exister une union indissoluble entre eux. J’es-père encore que les Français, en dépit de la conquête,arriveront un jour à former à eux seuls un bel empiredans le Nouveau Monde, plus éclairés peut-être, plusmoraux et plus heureux que leurs pères48.

S’agit-il pour Tocqueville, comme l’affirme Dion,« d’une forte réaction nationaliste et [d’] une nostalgie d’aris-tocrate49 » qui remettrait en marche la machine du rêve del’Amérique française ? Il serait peut-être davantage à proposde voir dans les remarques de Tocqueville l’enthousiasmed’une découverte historique qui stimule l’imaginaire du jeunepenseur et le fait réagir aux différents scénarios non-advenusde l’histoire coloniale canadienne et de l’histoire de laFrance de Napoléon.

De l’usage initial du nom Anglais, il lui substitue pro-gressivement, dans le questionnaire adressé à ses interlocu-teurs choisis, l’expression « peuple conquérant » et ensuite, leterme « ennemi » :

Je viens de voir dans le Bas-Canada un million de Fran-çais, braves, intelligents, faits pour former une grandenation française en Amérique, qui vivent en quelquesorte en étrangers dans leur pays. Le peuple conqué-rant tient le commerce, les emplois, la richesse, le pou-voir. Il forme les hautes classes et domine la sociétéentière. Le peuple, conquis, partout où il n’a pas l’im-

Le voyage identitaire de Tocqueville au Bas-Canada

curiosité. La nation française s’y est conservée intacte : on ya les mœurs et on y parle la langue du siècle de Louis XIV44. »On peut penser que Tocqueville s’est inspiré de cette expé-rience sensible lorsqu’il écrit, dans la Démocratie en Amérique :« il n’y a au monde que le patriotisme, ou la religion, qui puissefaire marcher pendant longtemps vers un même but l’univer-salité des citoyens45 ».

Tocqueville a l’œil alerte. Invité au cabinet de lecturepar John Neilson, il dévore tous les journaux des dernierstemps, anglais comme français. S’il trouve la langue françaiseécrite médiocre, des tournures anglicisées et les idées sansgrandeur46, il perçoit néanmoins le sens du combat de la pressebas-canadienne :

Le Canadien a pour épigraphe : notre religion, notrelangue, nos lois. Il est difficile d’être plus franc. Le con-tenu répond au titre. Tout ce qui peut enflammer lesgrandes et les petites passions populaires contre lesAnglais est relevé avec soin dans le journal. J’ai vu unarticle dans lequel on disait que le Canada ne serait ja-mais heureux jusqu’à ce qu’il eût une administrationcanadienne de naissance, de principes, d’idées, de pré-jugés même, et que si le Canada échappait à l’Angle-terre, ce ne serait pas pour devenir anglais.

L’éloignement physique de la population de la Nouvelle-France par rapport à la mère-patrie avait déjà motivé une ap-partenance du groupe d’origine française au territoire cana-dien et stimulé le développement d’une identité collectivedifférente de celle des Français. Le passage de la colonisationfrançaise à l’occupation anglaise avait encore davantage dé-calé le rapport à la mère-patrie française jusqu’à la réduire àun lien imaginaire.

Ce sont les frères Mondelet qui ont « révélé » à Tocque-ville et Beaumont « l’acuité du problème de la survivance fran-çaise ». « Désormais, écrit Leclercq, le conflit ethnique est au

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À force de souligner, dans leurs commentaires et dansleurs questionnaires, le décalage entre les deux peuples et lesouhait de voir les Canadiens se réapproprier complètementleur nationalité, peut-on avancer que Tocqueville et Beau-mont sont pour autant des provocateurs ou des fomentateursde révolution, comme le pense Pierson54 ? Suivant l’expériencerévolutionnaire française en Amérique, aurait-il fallu se mé-fier de ces jeunes Français en territoire américain ?

Nous arrivons au moment de la crise. Si les Canadiensne sortent pas de leur apathie d’ici à vingt ans, il ne seraplus temps d’en sortir. Tout annonce que le réveil de cepeuple approche. Mais si dans cet effort les classes in-termédiaires et supérieures de la population canadienneabandonnent les basses classes et se laissent entraînerdans le mouvement anglais, la race française est per-due en Amérique. Et ce serait en vérité dommage caril y a ici tous les éléments d’un grand peuple55.

Ces propos de Tocqueville ne sont que des souhaits.Au mieux, ils sont des observations lucides dont pourrait ti-rer parti un John Neilson. Les réponses aux questions de Toc-queville concernant la « libération du joug britannique » et la« domination anglaise » convergent en effet dans les proposd’un homme « à l’esprit vif et original56 ». John Neilson ré-sume : « Nous avons déjà obtenu le redressement de quel-ques griefs. Quelques-uns uns existent encore. Mais il faudrabien que le gouvernement anglais fasse ce que nous voulons, iln’oserait pas nous refuser57 ». Aussi, le peuple canadien « enimpose »-t-il aux Britanniques. En 1823, les Canadiens fran-çais ont dépêché Louis-Joseph Papineau et John Neilson afinde présenter une pétition de 60 000 noms contre le projetd’union. à la suite de leur intervention, le gouvernement bri-tannique renonça au projet d’union pour un temps, bien que« qu’il le considère toujours convenable et sage en théorie58 ».Résolu sans être résigné, John Neilson a le sentiment que :

Le voyage identitaire de Tocqueville au Bas-Canada

mense supériorité numérique perd peu à peu sesmœurs, sa langue, son caractère national50.

Précédé d’un an dans les villes de Québec et de Mon-tréal par le jeune Théodore Pavie, qui publiera en 1833 sesSouvenirs atlantiques51, Tocqueville formule clairement une ques-tion nouvelle qui ne se lisait qu’en filigrane chez son compa-triote : qu’en est-il des Français du Canada ? Ont-ils été ab-sorbés par le conquérant ? Sous la plume de Tocqueville, l’in-terrogation est franche et directrice : « Comment les Françaisau Canada souffrent-ils de la domination anglaise ? » Il senourrit alors des réponses concordantes pour élaborer un ta-bleau dramatique de la situation politique et sociale du Bas-Canada :

Les Anglais jusqu’à présent se sont toujours tenus àpart. Ils soutiennent le gouvernement contre la massedu peuple […] Il y a donc fort à parier que le Bas-Canada finira par devenir un peuple entièrement fran-çais. Mais ça ne sera jamais un peuple nombreux. Toutdeviendra anglais autour de lui. Ce sera une goutte d’eaudans l’océan52.

Les mots qu’il emploie afin d’animer les entretiens, pourdésigner les Canadiens anglais et cerner les causes du désé-quilibre des conditions politiques, économiques et socialesdes deux groupes en présence, sont révélateurs de son enga-gement :

Plusieurs [Canadiens français] ne nous ont pas paruéloignés de se fondre avec les Anglais, si ceux-ci vou-laient adopter les intérêts du pays. Il est donc à crain-dre qu’avec le temps et surtout l’émigration des Irlan-dais catholiques, la fusion ne s’opère. Et elle ne peuts’opérer qu’au détriment de la race, de la langue et desmœurs françaises53.

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ses et des classes éclairées parmi les Canadiens, la na-tionalité de ceux-ci serait perdue sans retour. Ils végé-teraient comme les bas-Bretons en France62.

Le jeune fonctionnaire français voit en effet d’un mau-vais œil la légendaire tolérance britannique, qui risque d’en-dormir les aspirations politiques des Canadiens français :

Au total, cette population nous a paru capable d’êtredirigée quoique encore incapable de se diriger elle-même. Nous arrivons au moment de la crise. Si lesCanadiens ne sortent pas de leur apathie d’ici à vingtans, il ne sera plus temps d’en sortir. Tout annonce quel’éveil de ce peuple approche.

Selon Tocqueville, l’attitude des Canadiens françaisserait peut-être héritière d’un trait national français, acquispar l’habitude d’être sous la tutelle de son gouvernement :« Les paysans se souviennent de l’état de sujétion dans lequelon les tenait sous le gouvernement français63 ». Encore unefois, John Neilson confirme : « Le Canadien est tendrementattaché au sol qui l’a vu naître, à son clocher, à sa famille.C’est ce qui fait qu’il est si difficile de l’engager à aller cher-cher fortune ailleurs ». Le Canadien a alors peu de goût pourl’indépendance. L’intangibilité de cette aspiration serait alorsseule responsable du faible essor de la colonie de la Nou-velle-France — en comparaison aux treize colonies britanni-ques devenues les États-Unis — et de la faible résistance à lamenace d’assimilation64.

Encore ému de la révolution de 1830, à laquelle il penseen 1831, perturbé par le brouillard et la forêt dense qui luirappellent les fumées des canons, Tocqueville n’a rien d’unagitateur. Nul doute qu’il aura pris le pouls du mécontente-ment populaire des Canadiens à l’endroit du gouvernementbritannique et de la situation précaire de la survivance du faitfrançais en Amérique. Tocqueville n’hésite pas à prendre parti

Le voyage identitaire de Tocqueville au Bas-Canada

[...] les deux races vivront et se mêleront sur le mêmesol et que l’anglais restera la langue officielle des affai-res. L’Amérique du Nord sera anglaise, la fortune aprononcé. Mais la race française du Canada ne dispa-raîtra pas. L’amalgame n’est pas aussi difficile à faireque vous pensez59.

« À quel point les effets sont ignorés de ceux qui fontles causes », répond en ce sens Monsieur Duponceau à Toc-queville, un « vieillard estimé », Français d’origine et habitantles États-Unis depuis plus de soixante ans. Il poursuit en di-sant : « Je ne doute pas que si l’Angleterre n’eût pas conquisle Canada en 1763, la Révolution américaine n’eût pas eulieu. Nous serions encore Anglais60 ». Tocqueville semble eneffet prendre parti pour l’avenir des Canadiens plus que ne leferait un observateur objectif. Aussi considère-t-il comme unpéril pour la nation canadienne-française la montée d’uneclasse moyenne libérale en son sein, largement représentéedans la propriété des organes de presse61. Il pose ainsi un re-gard méfiant sur une classe de personnes à l’appartenance am-bivalente. Ils sont Canadiens mais plus tout à fait Français oucarrément des Anglais...

Il existe déjà à Québec une classe d’hommes qui formela transition entre le Français et l’Anglais : ce sont desAnglais alliés à des Canadiens, des Anglais mécontentsde l’administration, des Français en place. Cette classeest représentée dans la presse périodique par la Gazettede Québec, mélange de français et d’anglais, dans les as-semblées politiques par M. Neilson et probablementplusieurs autres que nous ne connaissons pas. C’est elleque je crains le plus pour le sort futur de la populationcanadienne. Elle n’excite ni sa jalousie, ni ses passions.Au contraire elle est plus canadienne qu’anglaise d’inté-rêt parce qu’elle fait de l’opposition au gouvernement.Au fond, cependant, elle est anglaise de mœurs, d’idées,de langue. Si elle prenait jamais la place des hautes clas-

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Dion, qui assure que les notes éparses du jeune voyageur « an-noncent les thèses que l’homme mûr développera sur l’An-cien Régime, la révolution et la démocratie68 » ou de Corboqui fait de l’auteur de la Démocratie en Amérique un visionnairede la « situation durable » des Canadiens français :

La croissance démographique soutenue de la popula-tion de langue anglaise en Amérique du Nord pénètrejusque dans les rangs des anciens maîtres du sol, domine leursvilles et dénature leur langue. Ainsi, Tocqueville annonce ledestin que vivront durablement les Français du Bas-Canada69.

À dessiner des parallèles, des oppositions ou des analo-gies entre les colonies françaises et britanniques de l’Améri-que, on peut en revanche se demander pourquoi Tocquevillerésiste à évoquer, même subrepticement, la question del’américanité des Canadiens. Si l’Amérique appartient à l’ave-nir et la population canadienne au passé de la France, pour-quoi Tocqueville ne suppose-t-il pas le caractère d’américanité,et donc de nouveauté, de la société bas-canadienne ?

Le jeune voyageur se découvrant lui-même aura vus’épanouir la dimension imaginaire de son identité, c’est-à-dire la vieille France dans un Nouveau Monde américain. Noussommes davantage de l’avis de Corbo lorsqu’il résume : « Ensubstance, on peut dire que, pour Tocqueville, le Bas-Canadaa constitué une découverte ou une révélation à la fois émou-vante et douloureuse70. » Le premier tiers du XIXe siècle bas-canadien était en fait le terrain mentalitaire idéal pour poserla question de la survie et de la proclamation de l’identité ausein d’une structure qui aurait pris en considération sa por-tion continentale. Confiné, par la force de son imaginaire na-tional encore attaché aux représentations de la vieille Franceen Nouvelle-France devenue Bas-Canada, borné, par son ex-périence de Français en Amérique, à penser sa relation aux

Le voyage identitaire de Tocqueville au Bas-Canada

pour les Canadiens afin de creuser davantage l’opinion géné-rale sur un projet de société en réelle genèse qui allait, pen-dant l’année 1837, éclater en rébellion :

À l’époque de mon passage, écrit Tocqueville en 1838,les Canadiens étaient pleins de préjugés contre les An-glais qui habitaient au milieu d’eux, mais ils semblaientsincèrement attachés au gouvernement anglais qu’ilsregardaient comme un arbitre désintéressé placé entreeux et cette population anglaise qu’ils redoutaient. Com-ment est-il arrivé qu’ils soient devenus les ennemis dece même gouvernement65 ?

* * *

Le séjour de Tocqueville au Bas-Canada rencontre en-core aujourd’hui beaucoup d’intérêt de la part des historienset des politologues québécois puisqu’il survient à un momentcreux dans les relations entre la Nouvelle-France et sa mère-patrie : « Entre le traité de Paris de 1763 et la visite de LaCapricieuse en 1855, il [le voyage de Tocqueville au Canada]fut le seul fait majeur des relations culturelles franco-cana-diennes66. » Aussi, en 1987, l’historien Heinz Weinmann, com-mentant la première défaite référendaire des tenants de l’in-dépendance du Québec, écrivait-il : « Les événements politi-ques depuis 1980 donnent raison à Tocqueville qui, voilà plusde 150 ans, affirmait que le « Français se sent peu de goûtpour l’indépendance67 ». Tout comme Tocqueville, pour quila cohérence et la constance des questions posées à l’histoireen marche étaient plus importantes que les présupposés, dif-férents partis politiques aux visées opposées vont tour à tourciter Tocqueville pour fonder l’historicité et l’autorité de leurargumentation.

On ne saurait conclure sur l’importance des réflexionsde Tocqueville concernant le Bas-Canada à la manière de

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« Remarques générales » sur le Canada et enfin, le 2 septembre, les deux amisrencontrent le juge Jean-Thomas Taschereau.2 Au cours de ce texte, nous employons ce néologisme comme une épithète,remplaçant précisément le groupe complément du nom « de la mentalité »qui serait grammaticalement plus juste mais moins imagé et plus lourd.Nous demandons au lecteur de bien vouloir en accepter l’usage, comme il leferait pour les textes de Jocelyn Létourneau.3 Il va sans dire que la question de l’identité est le concept moteur et directeurde la narration. Voir, sur l’identité du sujet narratif en histoire, entre autresouvrages de Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, 675 p.(Coll. « L’Ordre philosophique »).4 Puisque Tocqueville signe la majorité des documents écrits relatifs au voyageau Bas-Canada, même si Beaumont y a nécessairement mis la main, nousnous référons à Tocqueville sauf mention explicite de l’extrait retrouvé dujournal ou de la correspondance personnelle de Beaumont. Mentionnonsd’emblée le remarquable ouvrage de compilation qu’a réalisé Claude Corbomême si nous n’y faisons que peu référence, compte tenu de la simultanéitéde nos recherches pendant les années 2002 et 2003 (voir Alexis de Tocqueville,Regards sur le Bas-Canada, choix de textes et présentation de Claude Corbo,Montréal, Typo, 2003, 322 p.). Il s’agit d’un complément essentiel à l’ouvragede Jacques Vallée (Tocqueville au Bas-Canada, Montréal, Éditions du Jour, 1973,187 p.) puisque l’édition des Œuvres complètes de Tocqueville s’est poursuiviede 1951 à 2004. Les présentations de textes sont pertinentes et le contextepolitique et géographique du Bas-Canada est clairement défini. Cet ouvrage,qui s’avère très utile à la recherche universitaire sur Tocqueville au Bas-Canada,est essentiellement le rassemblement de textes autrement éparpillés dansdifférents ouvrages, pensons à George Wilson Pierson, Tocqueville in America,Baltimore et Londres, Johns Hopkins Paperbacks Edition, 1996 [1938], 852p., André Jardin, Alexis de Tocqueville, Paris, Hachette, 1984, 522 p., Alexis deTocqueville, Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 18 tomes et 30 volumes, encours de publication depuis 1951. Corbo nous allège la tâche en présentantmême les rares fragments du journal de Gustave de Beaumont et sa corres-pondance relative au voyage au Bas-Canada (Gustave de Beaumont, Lettresd’Amériques : 1831-1832, Paris, Presses Universitaires de France, 1973, 220 p.)5 René Rémond, Les États-Unis devant l’opinion française (1815-1852), Paris,Armand Colin, 1962, p. 379, cité par Gérard Bergeron, Quand Tocqueville etSiegfried nous observaient, Sillery, Presse de l’Université du Québec, 1990, p. 60.

Le voyage identitaire de Tocqueville au Bas-Canada

Canadiens sur le territoire identitaire du Même, le jeune Alexisde Tocqueville ne pouvait pas être un motivateur de la rébel-lion des Patriotes puisque celle-ci, dans son préambule, con-tenait en germe cette double distinction : les Canadiens neseraient ni Anglais, ni Français. En effet, la difficile questionde la rénovation de l’héritage français et de la tradition bri-tannique en territoire bas-canadien relevait davantage de larefondation identitaire que du rapatriement d’une identité tellequ’imaginée par Tocqueville. Ainsi, bien que ce processus deredéfinition nationale fut perçu comme salutaire par Tocque-ville et même, dans une certaine mesure, soutenu par lui, Toc-queville n’a peut-être pas pu voir ce mouvement impercepti-ble à l’œil du voyageur en quête du Même, c’est-à-dire le sim-ple espoir de dépassement d’une ambivalence identitaire.

NOTES

1 Selon les sources et le croisement des dates évoquées par Gustave de Beau-mont et Alexis de Tocqueville, de même qu’à l’aide du tableau synoptiqueesquissé par Jean-Michel Leclercq, auteur d ’un mémoire de DES sur le sujet(Lille, 1965) et d’un article précieux (« Alexis de Tocqueville au Canada (du 24août au 2 septembre 1831) », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 22, no

3 (1968), pp. 353-364), il nous est possible de tracer le parcours que Tocque-ville et Beaumont suivent au Bas-Canada ainsi que les moments de l’enquêtequ’ils y mènent à la fin de l’été 1831. Le 24 août 1831, ils sont à Montréal oùils rencontrent le père Quiblier, supérieur du Séminaire, et les deux frèresDominique et Charles Mondelet, avocats. Le 25 août, ils voguent sur le Saint-Laurent et rédigent une fiche sur l’apparence physique du Canada. Le 26 août,à Québec, ils s’entretiennent avec Nomen Blanc, « un négociant anglais », etassistent à une plaidoirie à un tribunal civil de Québec. Le 27 août, ils ques-tionnent John Neilson, député à la Chambre d’Assemblée, et le suivent pourune visite au Cabinet de lecture où ils découvrent les journaux du Haut et duBas-Canada. Les trois jours suivants sont faits de balades « en solitaire » ouen compagnie de John Neilson et de Denis-Benjamin Viger (Tocqueville écritNiger et n’est plus certain de son nom). Le 1er septembre, Tocqueville écrit ses

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estime. Il deviendra, plus tard, un participant à l’élaboration de la traductionDe la démocratie en Amérique. Democracy in America, traduction de Henry Reeve,préface et notes de John Canfield Spencer, New York, Adlard and Saunders,1838, 464 p. Pour une description détaillée de ces événements, voir GeorgeWilson Pierson, Tocqueville in America, Baltimore et Londres, Johns HopkinsPaperbacks Edition, 1996 [1938], 852 p.16 Tocqueville, Œuvres complètes, tome V, vol. 1, p. 214.17 Leclercq, loc. cit., p. 362.18 Dion, loc. cit., p. 542.19 Corbo, op. cit., p. 182 fait référence aux Œuvres complètes, tome V, vol. 1, pp.213-214 de même que la citation suivante, qui se trouve être la clôture de sonraisonnement.20 Pierre Pouchot, Mémoires sur la dernière guerre de l’Amérique du Nord, [Yverdon,1781], cité par Armand Yon, « Les Canadiens français jugés par les Français deFrance 1830-1939 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 18, no 3 (1964-65), p. 321. Voir la réédition : Pierre Pouchot, Mémoires de la dernière guerre del’Amérique septentrionale, Septentrion, Sillery (Québec), 2003, 324 p.21 Alexis de Tocqueville dans une lettre adressée à l’Abbé Lesueur, cité parJacques Vallée, Tocqueville au Bas-Canada, Montréal, Éditions du Jour, 1973, p.107 et Corbo, op. cit., p. 37.22 Atala-René fut publié à part en 1807 à Paris.23 Bergeron, op. cit., p. 71.24 Tocqueville, Cahier non-alphabétique, Œuvres complètes, tome V, vol. 1, p.174.25 Tocqueville, Cahier alphabétique à l’article « Canada », réflexion datée du 25août 1831, Œuvres complètes, tome V, vol. 1, p. 210.26 Corbo, op. cit., p. 9.27 Tocqueville, Œuvres complètes, tome V, vol. I, p. 84.28 L’expression est présente, entre autres, chez Jacques Madaule, Les chrétiensdans la cité, Paris, Sagittaire, 1946.29 Tocqueville, Cahier non-alphabétique, Œuvres complètes, tome V, vol. I, p.174.

Le voyage identitaire de Tocqueville au Bas-Canada

6 Ils sont soit numérotés, soit thématiques et fonctionnent pour la plupartselon un classement intérieur par ordre alphabétique de noms propres et denoms communs intercalés, identifiant à la fois des lieux, des personnes oudes concepts. Ces cahiers, dont les thèmes s’entremêlent parfois, sous lesentrées « Démocratie » ou « Canada », pour ne prendre que ces exemples,sont eux-mêmes dispersés dans les différents tomes et volumes des Œuvrescomplètes de Tocqueville, y compris dans sa correspondance.7 Toute la documentation scientifique et spécialisée que nous avons parcourueconcernant le voyage de Tocqueville au Canada est tributaire de la biographieécrite par André Jardin, op. cit.8 Corbo, op. cit., p. 38.9 Selon nombre d’historiens dont les critiques sont résumées dans une noteécrite par Stéphane Dion, « Tocqueville surestime le niveau de vie et la propor-tion de francophones, sous-estime l’importance des villes et le poids descharges seigneuriales, connaît mal les problèmes politiques et paraît mêmeignorer l’existence de Louis-Joseph Papineau, mais prévoit la survie des Ca-nadiens français [...] ». « La pensée de Tocqueville — l’épreuve du Canadafrançais », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 41, no 4 (1988), p. 538.10 Entretien réalisé à Québec, le 26 août 1831 : Tocqueville, Cahier non-alpha-bétique I, à l’entrée « voyage en Amérique », Œuvres Complètes, tome 5, vol. 1,1957, p. 79.11 Ibid., p. 81.12 En effet, « [...] pour l’essentiel, Neilson apparaît comme un des premiersidéaltypes du “Canadien” au sens contemporain : bilingue, lié à des person-nes de diverses origines et croyant en l’avenir du pays. Son échec relatif et sonincapacité à se créer des réseaux de liens solides et durables en milieu canadien-français (en affaires et en politique) témoignent de la difficulté de l’entrepriseà toute époque », écrivent Sonia Chassé, Rita Girard-Wallot et Jean-PierreWallot, « Neilson, John », Dictionnair e biographique du Canada ,www.biographi.ca/fr/.13 Le Parti canadien est devenu le Parti patriote en 1826.14 Tocqueville, Cahier alphabétique A, Œuvres complètes, tome V, vol. 1, pp. 212et 215.15 Spencer invite les deux amis à séjourner dans sa maison d’été, à Canandaigua.C’est dans le cadre de vacances qu’il explique à Tocqueville les différences entreles systèmes judiciaires français et américain et gagne ainsi sa confiance et son

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évaluateur, il faudrait ici étudier la rhétorique interne à la correspondance deTocqueville qui, à sa mère, écrit qu’il sait et à son ancien précepteur, qu’il aappris.45 Tocqueville, Œuvres complètes, tome I, chapitre 10, p. 535. À propos de lareligion, le clergé catholique du Canada a droit à un jugement de valeur positifchez Tocqueville : « Point d’ornements bizarres et ridicules, point d’ex-votosdans les églises. La religion [est] éclairée et le catholicisme ici n’excite ni à lahaine ni au sarcasme des protestants. J’avoue que pour ma part, elle satisfaitplus à mon esprit que le protestantisme des États-Unis. Le curé est bienvéritablement ici le pasteur du troupeau ; ce n’est point un entrepreneur d’in-dustrie religieuse comme la plupart des ministres américains. Ou il faut nierl’utilité d’un clergé, ou il faut l’avoir comme au Canada » écrit Tocqueville,Ibid., tome V, vol. I, p. 211. Le lecteur trouvera un commentaire substantiel dulien entre la citoyenneté et la religion chez Tocqueville en consultant la thèse dedoctorat de Agnès Antoine, L’Impensé de la démocratie : Tocqueville, la citoyennetéet la religion, Paris, Fayard, 2003.46 « Les gazettes du Canada […]Elle [la langue] a un tour simple et naïf fortéloigné de nos grands mots, de l’emphase et de la simplicité affectée de notrelittérature actuelle, mais elle roule sur de petites ou de vieilles idées » écritTocqueville dans son cahier alphabétique A, sous la rubrique « Canada », Œuvrescomplètes, tome V, vol. I, p. 216 de même que la citation suivante.47 Leclerq, loc. cit., p. 363.48 Premières notes sur le Canada, le 25 août 1831, Œuvres complètes, tome V,vol. I, pp. 77-78.49 Dion, loc. cit., p. 537.50 Corbo, op. cit., pp. 211-212 fait référence aux Œuvres complètes, vol. XIV, pp.145-147.51 Théodore Pavie, Souvenirs atlantiques, Paris, Bossange, 1833, 2 volumes.52 Tocqueville, Notes chiffrées 2 et 6, Œuvres complètes, tome V, vol. I, pp. 217et 218.53 1er septembre 1831 [le 3 selon Beaumont] Tocqueville fait encore d’autresremarques. Le passage est tiré de Ibid., p. 217.54 Pierson écrit : « The prison commissioners had come out from Quebecwithout Mr. Neilson precisely so that they could discuss the future of LowerCanada with the Norman peasants, perhaps even to suggest to them a racialpolicy, at least discover whether it was within the range of possibility to

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30 Lettre d’Alexis de Tocqueville à son père recensée par Jacques Vallée, op. cit.,p. 81.31 Tocqueville, Œuvres complètes, tome 7, p. 87.32 Ibid., tome V, vol. I, p. 215.33 Note à la suite de l’entretien avec John Neilson, Ibid., p. 84.34 Cahier alphabétique à l’article « Canada », Ibid., p. 210.35 Ibid., p. 211.36 Idem, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Flammarion, 1985, p. 320. (Coll.« Folio »).37 Idem, 25 novembre 1831, cahier portatif numéro 3, Œuvres complètes, tomeV, vol. I, p. 189.38 Lettre inédite communiquée par Henri Chardon au journal Le Canada (18juin 1935) citée par Armand Yon, [destinataire de la lettre non-mentionné]loc. cit., p. 333.39 Lettre à l’abbé Lesueur datée d’Albany, le 7 septembre 1831, citée par Jac-ques Vallée, op. cit., p. 107 et citée par Corbo, op. cit., p. 37 en référant à laCorrespondance familiale, Œuvres complètes, tome XV, 1998, p. 129.40 Lettre de Tocqueville à son frère recensée par Vallée, op .cit., p. 114.41 Châteaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Garnier, 1859, tome 1, p. 393.42 Jardin cite Gustave de Beaumont, op. cit., p. 139.43 Dion, loc. cit., p. 542.44 Tocqueville cité par Corbo, op. cit., p. 37 en référant aux Œuvres complètes, vol.XV, p. 105. On peut en effet voir une contradiction dans ce propos, puisquedans sa lettre à l’abbé Lesueur du 7 septembre 1831 (note 20), Tocqueville faitun bilan de son voyage et écrit « Il n’y a pas six mois, je croyais, comme toutle monde, que le Canada était devenu complètement anglais. J’en étais tou-jours resté au relevé de 1763, qui n’en portait la population française qu’à 60000 personnes ». En revanche, dans son commentaire à sa mère, il parle de cequ’il lui a été annoncé, et ce, seulement deux mois avant son voyage, c’est-à-dire alors qu’il était déjà aux États-Unis. Avant son arrivée en Amérique, ilaurait pu penser en effet, comme le dit à son ami Lesueur, que « personne » neparlait plus le français au Canada. C’est donc en faisant son bilan qu’il seremémore son « ignorance » du fait français, laquelle il exagère peut-être, pourparaître meilleur élève ? Pour parer à cette contradiction remarquée par notre

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68 Dion, loc. cit., p. 539.69 Corbo cite d’abord le deuxième tome de la Démocratie en Amérique (1840)puis fait ce commentaire, op. cit., p. 248.70 Ibid., p. 40.

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arouse them to a struggle for independence and greatness. [...] In short, forthe moment the two investigators had cast discretion to the winds, and wereacting the role of instigators of revolution. There was no other name forwhat they were doing » Pierson, p. 339 cité par Bergeron, op. cit., p. 76.55 Note du 29 août 1831 citée par Corbo, op. cit., p. 182 en référant aux Œuvrescomplètes, vol. 5, pp. 213-214.56 Œuvres complètes, tome V, vol. I, p. 80.57 Bergeron, op. cit., p. 63 cite un fragment du journal de Gustave de Beau-mont [source exacte non-citée].58 Yvan Lamonde cite Documents relatifs à l’histoire constitutionnelle duCanada II, op. cit., p. 148 en p. 94.59 Œuvres complètes, tome V, vol. I, p. 81.60 Cahiers non-alphabétiques 2 et 3, Ibid., p. 106.61 « Il paraît à Québec un journal appelé La Gazette, semi-anglais, semi-fran-çais ; et un journal absolument français appelé Le Canadien. Ces journaux ontà peu près la dimension de nos journaux français [...] ils font une oppositionviolente au gouvernement et même à tout ce qui est anglais. » Tocqueville,Cahier alphabétique A, Ibid., pp. 211-212.62 Tocqueville, Cahier alphabétique A, Ibid., p. 215, de même que la citationsuivante.63 Ibid., p. 82, de même que la citation suivante.64 Ce type de réflexion sourd d’une explication complémentaire à ses notes devoyages sur le Bas-Canada, consignées dans un court chapitre intitulé : Quel-ques idées sur les raisons qui s’opposent à ce que les Français aient de bonnes colonies.Quelques années plus tard, il ajoutera : « Quand je veux juger l’esprit del’administration de Louis XIV et ses vices, c’est au Canada que je dois aller.On aperçoit alors la difformité de l’objet comme dans un microscope. » Toc-queville, L’Ancien Régime et la Révolution, op. cit., p. 351.65 Alexis de Tocqueville à Henry Reeve, clerc du conseil privé, le 3 janvier 1838,archives de l’Université de Toronto ; Canadian Historical Review, vol. XIX (1938),pp. 394-397.66 Bergeron, op. cit., p. 80.67 Heinz Weinmann, Du Canada au Québec : généalogie d’une histoire, Montréal,L’Hexagone, 1987, p. 235.

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NOTE DE LECTURE

AMÉRICANITÉ, MODERNITÉET IDENTITÉ NATIONALE

PROFONDE

Louis BalthazarDépartement de science politique

Université Laval

Joseph Yvon Thériault. Critique de l’américanité.Mémoire et démocratie au Québec. Montréal,Québec Amérique, 2002. 374 p.

L’américanité peut s’entendre comme un caractère ins-crit dans la géographie, dans l’histoire aussi bien que dans laréalité contemporaine du Québec. En effet, depuis les pre-miers moments de la colonisation française en Amérique, leshabitants de cette société ont été partagés entre le goût desgrands espaces du continent et le développement d’une civi-lisation francophone dans ce coin de pays. Depuis quatre siè-cles, cette tension ne cesse de se manifester entre les condi-tionnements américains et la volonté de vivre en français se-lon une culture distincte à la fois de ses origines européenneset de son environnement américain. Il s’est trouvé périodi-quement des élites pour tenter d’occulter la dimension améri-caine de l’existence canadienne, canadienne-française et qué-bécoise au profit de la seule culture francophone. Ce furentd’abord les élites coloniales en raison de la mission européenneet catholique de la colonie. Puis les élites cléricales du XIXe

Mens, vol. V, n° 1 (automne 2004)

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l’américanité sans abandonner la construction de la différencequébécoise, c’est-à-dire d’un projet singulier et propre aux seulsfrancophones québécois. L’américanité ainsi conçue est un« empêchement de comprendre la singularité du déploiementd’une nation française en Amérique » (p. 15). Thériault re-connaît bien que « considérant les influences multiples quiont façonné tant l’histoire que la culture québécoises, on asouvent négligé la portion américaine de celles-ci et quel’américanité vise à rétablir un plus juste rapport aux faits »(p. 13). Mais cela, pour lui, appartient à la « pensée molle » etdemeure sans conséquence. C’est une évidence qui n’a pasbesoin d’être énoncée. (Ne pourrait-on pas lui objecter quecertaines évidences doivent être rappelées au risque de verserdans l’angélisme ? « Qui veut faire l’ange fait la bête », rappe-lait Pascal au XVIIe siècle !)

L’ouvrage comprend « trois parties qui ont chacune unerelative autonomie » (p. 16). Mais la pensée de Thériault nese dément pas et relie bien ces trois « minilivres ». Le premiers’attache à recenser et à critiquer la « pensée forte » del’américanité. Le lecteur est amené à constater quatre impas-ses. D’abord, celle de « l’être américain » qui signifie la « sou-mission de l’être culturel à l’être véritable » (p. 40). En effet,les concepteurs de l’américanité québécoise, fidèles en cela àl’individualisme libéral qui domine aux États-Unis, s’interdi-sent « d’analyser la dimension communautaire de l’expériencehumaine » (p. 58). L’être américain est un « être déraciné » (p.59). Pourtant ce chapitre commence et se termine avec descitations de Guy Rocher qui insiste sur la personnalité dis-tinctive de l’être québécois toujours « authentiquement nord-américain » (p. 59). La deuxième impasse est celle de l’adap-tation matérielle. L’américanité est ici perçue comme un non-lieu, comme l’ouverture à toutes les possibilités offertes parla technique, comme un refus de la fixité, comme la « soumis-

Américanité, modernité et identité nationale profonde

siècle et de la première moitié du XXe ont voulu éviter lacontagion d’une majorité protestante et prétendument maté-rialiste. Enfin, les élites intellectuelles de la seconde moitiédu dernier siècle, à la faveur d’un antiaméricanisme à la modedans certains milieux parisiens, ont voulu aussi, à leur façon,combattre ou faire oublier l’influence exercée par les États-Unis sur l’ensemble du peuple québécois. Au cours des quel-que trente dernières années, plusieurs écrivains québécois ontrappelé que nous ne gagnions rien à vouloir mettre entre pa-renthèses cette caractéristique essentielle de notre culture.Dans la mesure même où les Québécois s’affirment commeun peuple distinct, ils se doivent de prendre conscience de cequi les rapproche des autres Nord-Américains, ne serait-ceque pour mieux prendre acte de ce qui fait leur originalité.

Ce n’est pas dans ce sens que Thériault conçoitl’américanité. Il importe de le signaler d’entrée de jeu pourbien rendre compte de cette œuvre magistrale et admirable.Critique de l’américanité est un ouvrage de grande classe, témoi-gnant de l’érudition remarquable de son auteur, un sociolo-gue philosophe qui se meut allègrement aussi bien dans leroman québécois, que dans l’histoire ou les sciences sociales.Ce livre est une critique mais aussi probablement le bilan leplus complet de cette abondante littérature traitant du lienaméricain qu’entretiennent tant de Québécois. La critique deThériault porte cependant sur une conception assez particu-lière de l’américanité. Il s’agit à ses yeux d’un phénomène ré-cent et détaché de l’histoire du Québec. C’est le culte d’uneréalité brute dégagée de toute intentionnalité. C’est l’aban-don à la culture première (entendue comme mode de vie, ha-bitudes matérielles) et, à la limite, le refus de la culture se-conde produite par l’éducation, la littérature, les arts. Tout aumoins, c’est l’adaptation de cette culture seconde à la pre-mière. Selon Thériault, il est impensable qu’on cultive

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(p. 189). L’obsession de la « normalité » aurait effacé, chezles historiens issus de la Révolution tranquille, la véritablemémoire porteuse du sens de la nation. Le chapitre qui suitenchaîne sur le rapport entre tradition et modernité, un rap-port particulièrement critique et pathologique chez les Qué-bécois contemporains. Thériault n’est pas le premier à déplo-rer la frénésie qui a accompagné la Révolution tranquille etl’empressement à se débarrasser de certaines contraintes liéesà des conceptions anachroniques de la religion et de l’ordresocial. On en est venu trop souvent à laisser aller « le bébéavec l’eau du bain ». Thériault dénonce une « propension àpenser l’avènement du Québec moderne comme une créationex-nihilo sortie de la tête de quelques technocrates au tour-nant des années 1960 » (p. 231). Il en conclut, du fait de larupture excessive entre l’identité canadienne-française et laquébécoise, que l’univers traditionnel du Canada français « estmaintenant littéralement expulsé, banni de la réflexion,impensé » (p. 233).

Pour faire suite à une critique aussi virulente del’américanité et de la modernité qui lui est associée, Thériaultse devait de produire une conception du Québec francophonesusceptible de combler les lacunes de la pensée québécoisecontemporaine. C’est l’objet de la troisième grande partie deson ouvrage. Aux yeux du sociologue, le seul lieu de la conti-nuité de la nation et du dévoilement d’une intention humainequi l’anime, c’est le Canada français. Cette conception s’ap-puie à la fois sur l’histoire et sur la culture des Québécoisfrancophones. À ce titre, Thériault plaide pour lacontextualisation historique du peuple. Il rappelle, fort op-portunément, qu’un peuple est toujours plus que la volontépolitique de vivre ensemble. Un peuple est aussi « une com-munauté de citoyens ancrés dans une tradition » (p. 284). Cettetradition ne peut être que canadienne-française. De plus, et

Américanité, modernité et identité nationale profonde

sion à une modernité qui clame la victoire des systèmes sur lemonde vécu » (p. 86). Cette pure adaptation conduit évidem-ment à la négation du territoire québécois. Le chapitre sui-vant envisage l’américanité comme refus de l’européanité. Eneffet, l’expérience américaine en est une de rupture d’avec lepassé européen. S’il fallait que les Québécois empruntent lamême trajectoire, c’est leur lien avec la France et, en consé-quence, leur culture seconde, qui serait évacué. Thériault in-voque, à juste titre, la pertinence du « détour européen » dansla construction d’une culture québécoise et en conclut, ce quiest plus discutable, que « l’américanité n’est pas un destin »(p. 117). Enfin, la quatrième impasse serait celle des « socié-tés neuves », selon un concept développé par l’historien Gé-rard Bouchard dont l’œuvre est l’objet à la fois d’une analyseexhaustive et d’une critique systématique. On exagère à peineen notant que Bouchard est la véritable « tête de Turc » deThériault qui lui reproche d’être « un historien qui évacue l’es-sentiel du passé historique d’une collectivité pour faire surgirsa vérité profonde, son américanité » (p. 159). Il y aurait unecontradiction entre l’américanité et la volonté de vivre en fran-çais.

La seconde partie de l’ouvrage s’arrête à une critiquede l’américanité envisagée comme « modernité radicale ». Lamodernité est ici définie comme vide de substance, c’est-à-dire de mémoire et de tradition. Un chapitre de cette section,dans la foulée des travaux de l’historien Ronald Rudin, estconsacré à la critique d’une certaine historiographie québé-coise moderniste. Des historiens auraient trop délibérémentévacué des pans d’histoire pour « normaliser le parcours his-torique du Québec en ouvrant son histoire à l’aventure conti-nentale » (p. 189). Thériault dénonce ce qui en résulte : « l’êtrede nulle part, l’hybridation postmoderne, le métissage » comme« seuls modèles légitimes de la subjectivité contemporaine »

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Pourquoi des liens accrus avec notre grand voisin entrave-raient-ils nos nécessaires et fécondes relations avec la France ?De plus, il est loin d’être évident que l’américanité comportenécessairement une rupture avec l’histoire. C’est toute l’his-toire du Québec qui est façonnée par l’insertion dans le con-tinent, depuis les premiers explorateurs jusqu’au Cirque dusoleil, en passant par Papineau, Mercier et les premiers minis-tres contemporains.

Le concept de modernité radicale analysé dans la se-conde partie est aussi révélateur et pertinent qu’il ne s’adressepas exclusivement au Québec contemporain. Il est bien vraique les Québécois, nationalistes et souverainistes au premierchef, ont été fascinés et obnubilés par l’accession à la moder-nité depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et toutparticulièrement depuis la Révolution tranquille. Thériault faitbien voir les méfaits de cette aventure parsemée d’illusions etde mirages. La nation québécoise a sans doute perdu en subs-tance et en profondeur ce qu’elle cherchait à gagner en mo-dernité. Mais pouvait-il en être autrement ? Comment, parexemple, ne pas insister sur la pureté des intentions québé-coises en ce qui a trait au pluralisme, quand le Québec estlittéralement sous surveillance à l’intérieur du Canada ? Lamoindre petite incartade québécoise en matière d’ethnicisme,de retour à un passé révolu allume tout de suite les projec-teurs du Canada anglais et donne lieu aux moult commentai-res soulignant que le nationalisme québécois est bel et bienenraciné dans une conscience ethno-culturelle sinon dans leracisme et la xénophobie. Le Québec doit constamment fairela preuve qu’il est aussi moderne sinon plus que l’ensembledu Canada. Or, cette modernité radicale qui accompagne laconstruction d’une nation sans mémoire et sans culture nes’applique-t-elle pas d’abord et avant tout au Canada lui-même,tel que construit par Pierre Elliott Trudeau ? Ce pays a telle-

Américanité, modernité et identité nationale profonde

c’est là l’objet du dernier chapitre du livre, l’intention natio-nale ne saurait se passer de s’appuyer sur la culture. Car lalogique purement démocratique et détachée de l’enracinementculturel ne saurait être qu’universelle et non plus nationale.Ce qui n’est pas le cas, il s’en faut, dans notre monde contem-porain. Les nations y demeurent nombreuses et ne sont pasproduites à partir de rien. « La nation culturelle apparaîtcomme une réponse sociologique aux déficits de légitimité etde solidarité engendrés par le déploiement des formes institu-tionnelles […] propres à la modernité. » (p. 331)

La critique de Thériault de l’américanité, dans la me-sure où elle s’adresse à un objet bien identifié et particulier,est intelligente, admirablement documentée, porteuse de senset de leçons. Celle de la modernité radicale est aussi oppor-tune, bien que légèrement excessive, voire injuste à l’occa-sion. Le recours à la conception canadienne-française de l’iden-tité, présenté à l’aide d’arguments de poids, est cependantbeaucoup plus fragile et peu prometteur. Revenons à chacunedes trois parties.

S’agissant des impasses de l’américanité, Thériault faitbien voir les dangers d’une approche américaniste tous azi-muts en vue de guider l’intelligence de la trajectoire du Qué-bec contemporain. À la limite, cette approche est contradic-toire. Si nous sommes devenus des Américains, pourquoi no-tre sort serait-il différent de celui des Franco-Américains ?Mais est-ce bien là le message de ceux qui prônent la prise deconscience de notre américanité ? Le sociologue Guy Rochera été un des premiers à sonner l’alarme au début des annéessoixante-dix en soulignant nos traits américains. Thériault lereconnaît, cela n’a pas empêché Rocher de prôner l’identitédistincte du Québec, voire son aptitude à la souveraineté.Pourquoi ne pourrions-nous pas reconnaître à la fois notreaméricanité et notre différence des autres Nord-Américains ?

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aujourd’hui échapper à cette transformation. On a beaucoupinsisté, ces derniers temps, dans la littérature d’analyse duQuébec, sur les continuités occultées par les ténors de la Ré-volution tranquille. Je veux bien admettre que les rupturesdes années soixante ont été soulignées de façon excessive etque le concept de « grande noirceur » attribué à l’époque quiprécède ne tient pas debout. Il y a lieu de se demander d’ailleursquel écrivain sérieux a jamais soutenu que tout était noir auQuébec avant 1960. Mais il faut bien constater que le Qué-bec a subi, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale,des changements sociaux profonds. La croissance économi-que et l’intensification des communications accompagnées del’apparition de la télévision ont bouleversé les structures dé-mographiques et sociales du Québec. Certes l’urbanisationétait survenue depuis le début du siècle, mais les années cin-quante ont amorcé une période de « mobilisation sociale »(dans le sens donné par Karl Deutsch) à nulle autre pareille.Assez curieusement, c’est une institution de l’État fédéral,Radio-Canada, qui a contribué le plus à rapprocher les Qué-bécois les uns des autres et à faire du Québec le véritableréseau moderne de communication francophone qu’il est de-venu. Au moment où les Québécois se mobilisaient et s’urba-nisaient massivement, les autres Canadiens français étaientaussi « mobilisés » par les centres urbains des provinces où ilsrésidaient. Il faut noter que le réseau français de Radio-Ca-nada est demeuré assez longtemps exclusivement québécois.Les Canadiens français devenaient donc de plus en plus Qué-bécois, Ontariens, Acadiens, Manitobains etc. Le nationalismequébécois a sans doute été fortement alimenté par des élites,mais ce sont des transformations empiriques qui ont permisson développement. De plus, quoi qu’on dise des continuitéset d’une modernité libérale qui aurait été construite dès leXIXe siècle avec les institutions gouvernementales issues du

Américanité, modernité et identité nationale profonde

ment voulu transcender ses divisions internes et se concen-trer sur le respect des droits, comme en témoigne la Chartedes droits et libertés de 1982, qu’il en a oublié son histoire etsa substance. Qui pourrait rallier une majorité de Canadiensquant aux origines de ce pays et au moment de son indépen-dance ? Assez étrangement, Thériault n’applique pas le con-cept de modernité radicale au Canada. D’ailleurs son livre nesouffle mot du Canada anglais. Évidemment, cet ouvrage déjàvolumineux ne pouvait tout dire et ne devait porter que sur leQuébec. Comment pouvait-il toutefois traiter d’américanitéen occultant une composante aussi incontournable que celleconstituée par les autres provinces canadiennes ?

Cette omission est d’autant moins excusable que la troi-sième partie est une apologie du retour à l’identité canadienne-française. Sans doute, cette identité réfère-t-elle d’abord etavant tout à l’histoire des francophones, notamment ceux duQuébec. Mais elle réfère aussi inévitablement au partage d’uneidentité avec les autres Canadiens. De lourdes conséquencesse dégagent de ce partage, la plus importante étant l’absenced’accord entre Québécois et autres Canadiens sur le sens àdonner à ce qui les unit. La première objection à apporter auconcept de Canada français, c’est qu’il a été répudié par lereste du Canada aussi bien que par le Québec. En effet, lesautres Canadiens n’accorderont guère plus de poids à la diffé-rence canadienne-française qu’à celle des autres groupes eth-niques qui constituent la mosaïque multiculturelle de ce pays.

D’ailleurs, l’identité canadienne-française ne tient pasla route essentiellement en vertu de facteurs internes. En dé-pit de toutes les raisons apportées par Thériault pour justifierle retour qu’il propose, des raisons fort louables qui tiennentà la pertinence de la mémoire et de fortes assises culturellesdans une identité nationale, je ne crois pas que les Canadiensfrançais du Québec pouvaient et peuvent encore moins

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ne dépassait guère les frontières du Québec. C’est pour celaque les Canadiens français du Québec sont devenus Québé-cois. Qu’ils en aient profité pour se dire aussi Nord-Améri-cains provient peut-être de leur réticence à se dire Canadiens,ce qui est une erreur fondamentale. (Cela se comprend biencependant quand on songe au canadianisme qui leur était pro-posé.) Il est bien évident, en effet, que si les Québécois sontmarqués par des traits nord-américains, ils sont en même tempset davantage encore marqués par leur appartenance à l’en-semble canadien. L’américanité du Québec commence avecle Canada anglais, qui d’ailleurs souvent joue un rôle de mé-diation entre les États-Unis et le Québec. Tout ceci n’enlèverien au bien-fondé de la critique de Thériault à l’endroit de lamodernité radicale de l’identité québécoise. Il se trouve seu-lement que l’identité canadienne-française, pour des raisonsdont la plupart sont tout à fait contraignantes, est propre-ment irrécupérable. Entendons bien cependant que, même sielle appartient au passé, cette identité peut tout de mêmedemeurer un objet de mémoire et de reconsidération.

En dépit de ses insuffisances, l’ouvrage de Thériaultconstitue une contribution majeure à l’intelligence de l’évo-lution contemporaine du Québec, sans doute une des meilleu-res qui s’offre à nous à l’heure actuelle. Qu’on soit d’accordou non avec ses orientations conceptuelles, ce livre mériteamplement d’être lu et relu.

Américanité, modernité et identité nationale profonde

système britannique, une certaine modernité est bel et bienapparue au Québec dans les faits au cours des années cin-quante. Quelques années plus tard, à compter de la mort deDuplessis, le Québec a été politisé comme il ne l’avait jamaisété avec les réformes introduites dans l’appareil gouverne-mental québécois. Que l’Église catholique canadienne ait tenulieu de structure politique pour les Canadiens français pen-dant une centaine d’années, Thériault a raison de le faire re-marquer. Cette structure, passablement figée, n’a tout de mêmepas constitué un appareil politique comparable à celui qu’ona mis en place au moment de la Révolution tranquille et qui adonné lieu à une nouvelle affirmation politique de la majoritéfrancophone du Québec. On peut en dire autant du réveiléconomique de cette période, de l’ouverture internationalenouvelle consacrée par la multiplication des missions québé-coises à l’étranger et de l’apparition d’une véritable doctrinede politique extérieure. De plus, la laïcisation du Québec estsurvenue au cours de cette décennie selon une progressionremarquablement rapide. C’est là un autre fait indéniable.Enfin, c’est à la fin de cette période, dans la mouvance de labaisse du taux de fécondité, des réformes en éducation et d’unenouvelle fierté linguistique, que le gouvernement du Québecet la population ont pris conscience de la nécessité d’intégrerles immigrants à la réalité francophone québécoise et ont vouluinstaurer une nouvelle forme de pluralisme au Québec. C’esten raison de tous ces faits qu’on est fondé de parler de rup-ture avec le passé, d’abandon d’une tradition et d’un passageà une nouvelle identité avec la Révolution tranquille. Ces trans-formations ont peut-être été opérées trop rapidement, sou-vent d’une manière incomplète et fort gauche, mais elles sontpour la plupart irréversibles. Elles ont toutes contribué à per-suader la majorité des francophones du Québec que leur pre-mier réseau d’appartenance, pour le meilleur ou pour le pire,

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COMPTES RENDUS

John T. Saywell. The Lawmakers. Judicial Powerand the Shaping of Canadian Federalism. Toronto,University of Toronto Press, 2002. 453 p.

Il est une école de publicistes au Canada anglais qui sepersuade que le fédéralisme, s’il est un principe qui doit or-donner la constitution du pays, n’est ni assez riche, ni assezdirectif pour fonder la répartition des pouvoirs sur une basecohérente et rationnelle. Devant arbitrer les conflits de com-pétences entre ordres de gouvernement, les tribunaux n’ontalors d’autres ressources que de s’en remettre à des argumentsd’opportunité socio-économique pour guider leurs décisions.Juger se réduit dès lors à une opération politique, par laquellele juge interprète un texte constitutionnel flou et vétuste enfonction des idéologies du jour. C’est un peu pour donner laréplique à cette école sceptique que John T. Saywell, profes-seur de droit à l’Université York, a entrepris d’écrire ce livre,sans toutefois donner totalement tort à cette école. L’objetprincipal du livre est de retracer la fabrique des décisions dejustice qui ont façonné le régime fédéral canadien, en parti-culier le partage des compétences législatives. Cependant, cetteétude minutieuse des décisions du comité judiciaire du Con-seil privé de Londres et de la Cour suprême du Canada estbien loin d’une apologie du fédéralisme. D’entrée de jeu,Saywell déclare qu’il lui est indifférent de connaître les fac-teurs non-juridiques et sociétaux qui poussent la jurisprudenceconstitutionnelle tantôt vers la décentralisation, tantôt versla centralisation. Ce qui l’intéresse, c’est l’étude du discoursjudiciaire, et en particulier des types d’arguments qui pèsentdans la décision du juge. Saywell a voulu aller au-delà de lasimple lecture des jugements ; il s’est aussi enquis des archi-

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bunaux canadiens, soit les cours d’appel provinciales, puis laCour suprême après sa création en 1875, avaient dès le dé-part donné effet à la prépondérance fédérale dans la structuredes compétences établie par les articles 91 et 92 de l’AANB.Mais le Conseil privé de Londres, enhardi par les tentativesrépétées des juristes du Canada anglais d’abolir les appels autribunal impérial, ne vit pas les choses ainsi. Saywell prétendque quelques juges clés ont plus que les autres marqué le re-modelage du régime constitutionnel canadien. Trois vilainssont épinglés : Lord Watson, le vicomte Haldane et Lord Atkin,juges respectivement en 1889-1912, 1911-28 et 1935-49.Curieusement, Saywell s’appesantit sur les origines écossai-ses des deux premiers. Lord Watson fut un esprit spéculatifformé au droit civil écossais et connaisseur du droit civil qué-bécois. Il était un ardent Écossais convaincu que l’Acted’Union de 1707 qui avait effacé la couronne écossaise n’avaittoutefois pas éteint la souveraineté du royaume de MarieStuart. Excentrique vaniteux de mèche avec Oliver Mowat,le vicomte Haldane était un Écossais « assimilé » dont l’es-prit erratique mariait confusément politique, droit et histoire,au point d’oser penser que sous le Dominion canadien, lesÉtats provinciaux étaient aussi libres qu’un royaume de SaMajesté. Bref, Saywell s’est employé à déboulonner du tem-ple de Thémis les juges du Conseil privé, des amateurs ou demédiocres juristes inaptes à pénétrer les arcanes de la CommonLaw. En filigrane du commentaire pourtant sobre de Saywell,on sent poindre la vieille inimitié anglo-écossaise.

La partie post-1949, soit après l’abolition des appels auConseil privé, est la moins instructive de l’ouvrage. Saywellapplaudit à l’entreprise de restauration des pouvoirs fédérauxque la Cour suprême mènera en défaisant peu à peu l’héritagelaissé par les Lords britanniques. Que la Cour ait résolu d’as-souplir les conditions d’exercice du pouvoir fédéral relatif au

Comptes rendus

ves judiciaires pour retrouver le contenu des plaidoiries etdes échanges entre les procureurs et les juges. À l’occasion,son enquête pénètre dans la biographie intellectuelle des ju-ges dont les décisions furent les plus décisives.

Mais cette étude n’est pas si désintéressée qu’il n’y pa-raît. Comme Saywell l’avoue lui-même, elle comporte ses « vi-lains » et ses « sauveurs ». Les vilains sont les juges du Con-seil privé de Londres qui, par fantasmagorie romantique, ontdétourné le sens de l’Acte de l’Amérique du Nord britanni-que (AANB) pour ériger le Canada en régime fédéral qui équi-libre les souverainetés fédérale et provinciale. Les sauveurssont les juges inspirés de la Cour — Laskin, Dickson, Le Dain,Laforest — qui ont su redonner vie aux pouvoirs fédérauxque le Conseil privé avait cadenassés de ses interprétationsformalistes. En substance, Saywell prétend que le Conseilprivé, sans égard à l’intention du constituant et à la structuredu texte de l’AANB, a délibérément amoindri la capacité dugouvernement fédéral d’user de ses vastes compétences enmatière économique et sociale. Il a fallu à la Cour suprêmeplusieurs décennies d’un lent travail de reconstitution d’unejurisprudence typiquement canadienne pour que ces compé-tences neutralisées retrouvent leur effectivité.

Dans les premiers chapitres, Saywell rappelle que lorsdes pourparlers précédant l’adoption de l’AANB, le ColonialOffice de Londres tenta en vain de convaincre George-ÉtienneCartier et Hector Langevin d’accepter une compétence amoin-drie des États provinciaux sur la propriété et le droit civil enéchange de l’octroi d’un statut particulier pour le Québec. Cerefus joua un rôle déterminant semble-t-il dans la volonté duConseil privé de transformer la compétence provinciale rela-tive à la propriété et au droit civil en compétence résiduairefaisant contrepoids au pouvoir fédéral sur la paix, l’ordre et lebon gouvernement. Pourtant, fait remarquer Saywell, les tri-

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Claude Hauser et Yvan Lamonde, dir. Regardscroisés entre le Jura, la Suisse romande et leQuébec. Québec, Presses de l’Université Laval/Office du patrimoine et de la culture de laRépublique et Canton du Jura, 2002. 344 p.

L’année 2001 marquait le centième anniversaire de nais-sance d’Auguste Viatte. L’événement serait sans doute passéinaperçu au Québec sans l’initiative des organisateurs du col-loque Regards croisés entre le Jura, la Suisse romande et le Québec.Tenu dans sa ville natale de Porrentruy, dans le Jura suisse, cecolloque visait à établir un premier état des recherches autourde l’œuvre de Viatte et de son rôle d’intellectuel, à mettre encontact les chercheurs qui s’intéressent à cette « figure cen-trale des lettres francophones et les problématiques qu’il adéveloppées au travers de ses recherches et publications » etenfin, à aller plus loin dans la réflexion sur les rapports cultu-rels entre le Québec, le Jura et la Suisse à l’époque contempo-raine. Viatte, ce « passeur culturel », est donc ici autant objetd’étude que prétexte à stimuler la recherche croisée entre laSuisse et le Québec, comme se le proposent Claude Hauser etYvan Lamonde. Et, soulignons-le d’emblée, les objectifs desorganisateurs sont en grande partie atteints.

Historien de la littérature francophone et professeur àl’Université Laval, Viatte est surtout connu des littéraires dece côté-ci de l’Atlantique. Nul doute donc que la publicationdes actes du colloque permettra de faire mieux connaître auQuébec cet intellectuel jurassien engagé dans la cité qui a prisune part active à la vie littéraire et intellectuelle d’ici durantprès de deux décennies. Collaborateur assidu de nombreusespublications canadiennes-françaises dont La Nouvelle Relèveet L’Action catholique de Québec, il y commente autant la théo-logie catholique que l’actualité internationale. Au moment dela Deuxième Guerre mondiale, il cherche à influencer l’opi-

Comptes rendus

commerce ou à la paix, l’ordre et le bon gouvernement, qu’elleait validé le pouvoir fédéral de dépenser ou musclé la prépon-dérance des lois fédérales vis-à-vis des lois provinciales, il n’ya pas lieu de s’en formaliser. Comme l’admet Saywell lui-mêmedans sa postface, la constitution n’est au fond que ce que lesjuges déclarent qu’elle est. Certes, des voix se sont élevées,presque exclusivement du Québec, contre cette nouvelle tra-jectoire imprimée par la Cour suprême à l’interprétation dutexte constitutionnel. Saywell note au passage ces critiquessans sourciller. Pour lui, il est clair qu’une fois libérée d’unpesant héritage, la Cour suprême avait toute latitude pour met-tre ses interprétations au service du bien-être économique dela nation canadienne.

La thèse centrale défendue par Saywell n’apporte riende fondamentalement neuf dans l’étude du droit constitution-nel canadien ou de l’histoire du droit. Depuis que le Conseilprivé a parlé, nombreux ont été les juristes au Canada anglaisqui n’ont eu de cesse d’en critiquer les arbitrages et d’espérerque la Cour suprême rétablisse les pouvoirs fédéraux dansleur pureté impériale originelle. Dans l’univers de la CommonLaw canadienne, l’idée fédérale a toujours fait figure d’intruse,de concept sans fécondité théorique ou pratique, qui s’har-monise mal avec l’arrangement constitutionnel ad hoc del’AANB. On savait que les architectes du Canada daignèrentfaire des concessions au fédéralisme pour accommoder leCanada français. Nous savons maintenant, grâce à John T.Saywell, que le dessein fédéral a perduré au Canada par dessympathies écossaises.

Marc ChevrierDépartement de science politique

Université du Québec à Montréal

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liste de la littérature francophone, l’entreprise de Viatte n’apas été continuée. S’il n’est plus possible aujourd’hui de re-produire son effort solitaire, on peut s’étonner, avec Beniamino,qu’une entreprise collective n’ait toujours pas été lancée. Mais,comme le souligne avec justesse cet auteur,

il apparaît assez difficile aujourd’hui de plaider pour lamise en œuvre d’une entreprise qui viserait à continuerl’histoire des littératures en français telle qu’elle a étéentreprise par Auguste Viatte, du moins si l’on entendmodeler celle-ci sur l’histoire littéraire française. (p. 98)

C’est une histoire de la réception et de l’image des littératuresproduites en langue française qu’il s’agit de mettre de l’avant,afin d’éviter la traditionnelle (et stérile) approche « métropole-périphérie » — où les pays produisant une littérature en fran-çais deviennent des zones culturelles périphériques de laFrance — habituellement mise de l’avant dans ce genre d’étu-des. Beniamino n’est pas le seul ici à souligner les problèmesd’une telle approche, qui semble être le lot des historiogra-phies « périphériques » lorsqu’elles investissent un champd’étude où la France sert de référent culturel. Face au mêmeproblème lorsqu’il est question de Maritain/Mounier et le Qué-bec, Yvan Cloutier, membre du Groupe de recherche sur l’édi-tion littéraire au Québec, de l’Université de Sherbrooke, sou-ligne que « le point de vue qui part de la métropole ou dumentor pour aller vers le disciple en périphérie privilégie lapensée et les intérêts du maître et suggère une identificationentre filiation et dépendance ». Cloutier préfère quant à lui

l’approche qui part des récepteurs, avec leurs ancragesintellectuels et affectifs et leurs propres projets. La fi-liation ou l’emprunt sert à légitimer le positionnementdans le champ intellectuel québécois. Le maître ouvrela voie au disciple qui s’affranchit de son maître commele montre le rapport entre Maritain et Mounier. Dèslors, l’influence devient usage. (p. 223)

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nion canadienne-française en faveur du général de Gaulle etde la France Libre, comme le montre Jean-Christian Aubry.Viatte deviendra d’ailleurs un membre actif du réseau euro-péen de résistance en Amérique. Son journal, récemment éditépar Claude Hauser, jette un éclairage intéressant sur la vieintellectuelle de Québec, sa ville d’adoption, et les réseauxqui la composent durant ces années de guerre.

Viatte est sans conteste pionnier dans un domaine qu’ila en grande partie inauguré : l’histoire des littératures colo-niales francophones, devenue de nos jours l’histoire des litté-ratures en français. Pour quiconque s’intéresse à ce champdes études littéraires, les archives de Viatte et sa bibliothèquepersonnelle, conservées dans sa maison natale à Porrentruy,sont d’un très grand intérêt. On trouve d’ailleurs dans cesactes une présentation raisonnée de ce fonds riche et volumi-neux. Marie-Andrée Beaudet souligne la nouveauté et la mo-dernité du travail de celui qui enseigna la littérature à Québecde 1933 à 1949. Son Histoire littéraire de l’Amérique française(1954) est le premier ouvrage à présenter en parallèle l’évolu-tion des littératures françaises en Amérique, du moment deleur naissance jusqu’aux années d’après-guerre. Il ouvre ainsiun nouveau champ de spécialisation, aux frontières de l’his-toire, de la géographie et de la littérature. Il affine par la suitesa méthode dans l’Anthologie littéraire de l’Amérique françaiseparue près de trente ans plus tard (1971).

Comme le note Marie-Andrée Beaudet, l’intérêt pourles littératures d’expression française était loin d’aller de soidans les années 1950. Il faut croire que les choses n’ont guèrechangé puisque que pour Michel Beniamino, professeur à l’Ins-titut d’études comparées de l’Université de Limoges, l’œuvrede Viatte représente le seul véritable effort d’écrire une his-toire de la francophonie (p. 87). Premier théoricien de ce quel’on appelait alors la littérature en français, dernier généra-

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et au Québec, délaisse quelque peu son adhésion au modèledreyfusard d’émergence des intellectuels pour concéder que,dans certains cas, ils peuvent apparaître également à droite(p. 330).

On ne peut que féliciter les organisateurs de ce collo-que stimulant. L’approche comparative mise de l’avant parChristophe Charle, qui remet « en cause les corrélations ad-mises sans discussion en fonction de l’inconscient culturelpropre à chaque historien qui lui fait considérer son cas natio-nal comme la norme par rapport à laquelle évaluer les autrescas » (p. 4), s’est révélée une fois de plus fructueuse. On nepeut que souhaiter que cette approche comparative soit pour-suivie et que l’on s’éloigne une fois pour toute des analysesfavorisant l’angle « métropole-zone périphérique culturelle ».

Pascale RyanDépartement de lettres et communications

Université de Sherbrooke

Piché, Lucie. Femmes et changement social auQuébec. L’apport de la Jeunesse ouvrièrecatholique féminine, 1931-1966. Québec, LesPresses de l’Université Laval, 2003. 349 p.

Dans un livre consacré à la Jeunesse ouvrière catholi-que féminine (JOCF), l’historienne Lucie Piché vise à attri-buer aux femmes de la classe ouvrière un rôle dans les grandschangements sociaux qui ont eu lieu au Québec durant lesannées qui ont précédé la Révolution tranquille. Cet ouvrage,tiré d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université du Qué-bec à Montréal en 1997, est une étude soignée et nuancée quitente de concilier les particularités de la JOCF avec des ques-

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Cette approche se révèle beaucoup plus fertile, comme il lemontre lui-même. Pour Francis Python, de l’Université deFribourg, cette analyse de la réception des courants en prove-nance de France du point de vue des emprunteurs représented’ailleurs l’un des points forts de l’historiographie québécoisesur le sujet par rapport à la Suisse romande. Selon ce cher-cheur, les approches adoptées en Helvétie « se préoccupentdavantage des relations et des influences entre centre et péri-phérie que des problématisations réalisées par les autochto-nes ». (p. 238)

C’est l’approche comparatiste que Viatte a privilégiéedurant la majeure partie de sa carrière. Les organisateurs ducolloque ont donc voulu « élargir le prisme de la comparaisonen proposant à différents chercheurs de part et d’autre de l’At-lantique de croiser leurs regards et leurs analyses en étudiantun champ culturel de la société autre ». Souvent fertile, lerésultat est particulièrement enrichissant en ce qui a trait à lacomparaison des modèles catholiques suisse et québécois.Comme le souligne Lucia Ferretti (p. 202), contrairement à laFrance, la Grande-Bretagne ou les États-Unis, la Suisse sertrarement d’objet de comparaison dans l’historiographie qué-bécoise. Son dialogue avec l’historien du catholicisme suisseUrs Altermatt se révèle pourtant étonnant tant sur le plan desdifférences que des similitudes. À la différence du Canada,par exemple, les controverses confessionnelles ont neutraliséla question linguistique. Le bilan comparatif d’Alain Claviensur les intellectuels en Suisse et au Québec n’est pas aussisatisfaisant en terme d’analyse. Les lacunes sont malheureu-sement dues aux sources utilisées en ce qui concerne le Qué-bec, en grande partie les travaux de Catherine Pomeyrols etd’Yvan Lamonde, qui laissent entrevoir une émergence tar-dive des intellectuels au XXe siècle par rapport à la Suisse.On notera par ailleurs qu’Yvan Lamonde, dans une contribu-tion fouillée sur les intellectuels et le nationalisme en Suisse

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entre la Jeunesse ouvrière catholique (JOC) et l’épiscopat,lequel acceptait difficilement le principe de l’autonomie laï-que cher à l’Action catholique — surtout, peut-être, lorsquecette autonomie était féminine. Bien qu’elle nous raconte unehistoire du Québec catholique, Piché établit des parallèlespertinents avec des associations protestantes en milieu cana-dien-anglais. Tout comme les filles protestantes qui partici-paient aux activités de la Young Women’s Christian Associa-tion (étudiées par Diana Pedersen), les jeunes femmes jocistesavaient des motivations qui ne relevaient pas uniquement dela foi. Et les jeunes hommes québécois qui abandonnaient laJOC masculine dès la Deuxième Guerre mondiale ressemblentbeaucoup aux jeunes hommes ontariens qui se désistaient desservices religieux protestants à la fin du XIXe siècle, commele décrit l’historienne Lynne Marks dans son ouvrage Revivalsand Roller Rinks: Religion, Leisure, and Identity in Late-Nineteenth-Century Small-Town Ontario (1996). L’une des qualités de celivre est que l’auteure situe cette histoire particulière dansl’historiographie internationale (surtout française, belge, amé-ricaine et canadienne) des jeunes, des femmes, de la classeouvrière et de la religion.

L’ouvrage débute par un survol de la littérature traitantdes mouvements d’Action catholique spécialisée, des asso-ciations confessionnelles féminines et des associations de jeu-nes. Le premier chapitre comporte également une analyse dela construction de la jeunesse comme catégorie sociale.L’auteure examine ensuite la naissance de la JOCF durant laCrise économique des années 1930 et l’évolution subséquentede ses effectifs. À ses origines, la JOCF était une tentatived’encadrer et de surveiller une jeunesse « vulnérable » auxplaisirs et aux dangers de la ville moderne et des loisirs com-merciaux. Cependant, Piché affirme que la JOCF n’était pasun exemple de contrôle social réussi, en partie à cause du rôleimportant que l’Action catholique accordait aux laïques. À

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tions d’ordre plus général portant sur la place des femmes etdes jeunes ainsi que sur celle de la religion au Québec au mi-lieu du XXe siècle.

Femmes et changement social au Québec s’ajoute à une histo-riographie croissante sur les mouvements d’Action catholi-que au Québec : nous pensons notamment à La ligue ouvrièrecatholique canadienne, 1938-1954 de Jean-Pierre Collin (1996)et à Quand la jeunesse entre en scène de Louise Bienvenue (2003).L’ouvrage de Piché se démarque de ces derniers par l’accentqu’elle met sur la JOCF et donc sur des jeunes femmes demilieux populaires. Bien que les mouvements d’Action ca-tholique spécialisée aient laissé des archives volumineuses,ce n’est qu’une minorité de Québécoises (et une minorité en-core plus petite de Québécois) qui auraient participé à cesassociations. Ce n’est donc pas pour la « représentativité » decette histoire que l’ouvrage de Piché nous intéresse mais plu-tôt pour ce que la JOCF a offert à un certain nombre de fillesde la classe ouvrière, à savoir une expérience inédite et nova-trice de sociabilité, de formation, d’animation et de participa-tion sur la place publique.

Publié dans la collection « Religions, cultures et socié-tés » des Presses de l’Université Laval, Femmes et changementsocial au Québec nous éclaire, effectivement, sur la place del’Église catholique dans la société québécoise et sur les défisque devait relever cette institution durant ces années char-nières. Le livre nous démontre que les jeunes travailleusesattirées par les activités et les services de la JOCF avaient desmotivations aussi bien sociales que religieuses. Il illustre éga-lement le processus de négociation entrepris par ces jeunesfemmes avec l’Église. Si la JOCF constituait une manière pourl’Église d’encadrer des jeunes filles, ces dernières s’appro-priaient, d’une certaine manière, des structures mises à leurdisposition. Le livre nous révèle enfin les rapports de force

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(religieuse et sociale) et d’animation pour les jeunes filles demilieux populaires. À plusieurs égards, la trame chronologi-que de la JOCF, tout comme celle de la JOC, peut se résumercomme ceci : lié de près au discours clérical dans les années1930, le mouvement connaît une certaine effervescence so-ciale et une autonomie idéologique dans l’après-guerre. Frei-née par l’épiscopat au début des années 1950, la JOC vit un« désengagement de la scène publique » (p. 300). Elle émergede nouveau, radicalisée, dans la deuxième moitié des années1950 et demeure active durant la première moitié des années1960. Mais au moment exact où la vision politique et socialede la JOC s’ouvre, les membres féminins comme masculinsdélaissent cette association. Selon Piché, il faudrait attribuercette hémorragie des membres à la fin des années 1960 nonseulement à la sécularisation et à la laïcisation de la sociétéquébécoise, mais à d’autres changements sociaux qui ont faiten sorte que les jeunes femmes avaient désormais davantaged’options associatives et politiques.

Femmes et changement social au Québec est un livre cons-truit principalement à partir de sources créées par la JOC (etplus particulièrement par la JOCF). Il nous livre donc unevue de l’intérieur. À plusieurs endroits (au chapitre 5, par exem-ple), l’étude demeure très près de ses sources. Ainsi, c’est unouvrage qui se concentre sur les structures de la JOCF, surses fonctions, sur ses rapports avec d’autres organismes et surses prises de position officielles et publiques. Les aperçus lesplus intéressants se trouvent au chapitre 6, où nous décou-vrons les relations tendues entre certaines militantes jocisteset leurs parents, les responsabilités familiales parfois très lour-des des militantes et les tensions entre militantes et militantslors des réunions conjointes. C’est ici qu’on voit des actes quis’écartent des règlements et des normes, qu’on voit le conflitet la pratique plutôt que les modèles prescrits. C’est ici égale-ment que les jeunes femmes jocistes nous apparaissent le plus

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partir des années 1940, la Jeunesse ouvrière catholique étaitune association majoritairement féminine. Piché insiste surl’importance de la non-mixité et de la double structure (JOCF/JOCM) comme des caractéristiques qui ont permis à ces jeu-nes femmes de s’affirmer et d’acquérir une expérience en ani-mation, en gestion et en direction. Cette expérience étaitd’autant plus importante qu’il existait peu d’autres possibili-tés pour les jeunes travailleuses québécoises, peu scolarisées,de devenir des citoyennes engagées. Selon l’auteure, il fau-drait cependant distinguer les militantes des simples mem-bres. Dans l’après-guerre s’est développé le « phénomène deschefs d’équipes sans équipières ». À ce moment, la JOCF res-semblait de plus en plus à « une tête sans corps » (p. 97). Letaux de roulement élevé des membres permet de croire que laJOCF n’a été qu’un « lieu de passage » (p. 103) pour la plu-part des jeunes travailleuses qui fréquentaient ses locaux.Comme le conclut Piché, la JOCF est devenue un « mouve-ment de militantes » plutôt qu’un « mouvement de masse »(p. 98).

La métamorphose idéologique de la JOC (hommes etfemmes confondus) est scrutée au chapitre 4, qui traite desprises de position sociales de l’association (du corporatismedes années 1930 jusqu’au socialisme démocratique en 1965).Le chapitre qui suit explore l’attitude de la JOC féminine, enparticulier, à l’égard du travail des femmes, et ce, encore unefois de la Crise économique des années 1930 jusqu’aux an-nées 1960. Selon Piché, cette attitude a toujours été teintéede l’idée que le mariage et la maternité étaient le destin « nor-mal » des jeunes filles. Même si la JOCF a créé un certainespace social où débattre des questions concernant les jeunestravailleuses, sa vision a été limitée par son insistance sur « lacomplémentarité des rôles et leur hiérarchisation au nom dela différence sexuelle » (p. 235). Dans le dernier chapitre,l’auteure se penche sur la JOCF comme lieu de formation

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ont partagé la tâche ardue de sélectionner et de présenter unensemble de textes démontrant à la fois la diversité et la filia-tion de la pensée féministe au Québec durant près d’un siè-cle. Cet ouvrage trouvera son utilité auprès des spécialistesde l’histoire, mais aussi des autres disciplines représentées enétudes féministes.

Les directrices de l’ouvrage ont divisé le féminisme entrois tendances-périodes. La première, qui s’étend de 1900 à1945, témoigne des écrits sur « Le féminisme et les droits dela femme » (52 textes). La deuxième, qui va de 1945 à 1985,aborde « Le féminisme comme groupe de pression » (69 tex-tes). La dernière, incluse temporellement dans la deuxièmetendance (1969-1985), témoigne d’une certaine scission dansle mouvement et regroupe des textes issus du « féminismecomme pensée radicale » (65 textes). À l’intérieur de chaquepartie, les textes sont regroupés selon un certain nombre dethèmes, qui reflètent les préoccupations majeures expriméespar les féministes à chaque période. Dans la première partie,on compte : le féminisme, le droit à l’instruction, le droit autravail, les droits civils, les droits civiques, les questions re-liées au droit criminel et les droits sociaux. Ces thèmes sontrepris dans la deuxième partie, exception faite de la questiondes droits civiques qui est remplacée par celles de l’engage-ment et de la représentation politique. Dans la dernière par-tie, on assiste à un renouvellement complet des thèmes : leféminisme comme pensée autonome, le corps, le travail invi-sible, le système hétérosexuel en question, les Québécoisesmarginalisées, le féminisme dans l’action communautaire, lepouvoir, la politique, le pacifisme. Les auteures envisagentdonc le féminisme québécois au XXe siècle sous le signe d’unecertaine continuité, à tout le moins d’une filiation, mais si-tuent une rupture importante à la fois dans le mouvement etdans le temps, avec l’émergence du féminisme radical à partirde 1969. Le choix de 1985 comme date de clôture de l’Antho-

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vivantes et nous paraissent des individus plutôt que des mem-bres indissociables d’une masse. Nous aurions aimé appren-dre davantage sur les protagonistes du mouvement dansd’autres chapitres. Des mini-biographies de certaines des diri-geantes jocistes auraient pu servir à cette fin.

Au fond, le bilan que fait Lucie Piché de la JOCF estmitigé : en même temps que cette association aurait permis àcertaines jeunes femmes des milieux populaires de s’affirmeret même de s’épanouir, elle leur a imposé des limites idéolo-giques reliées à l’identité socio-sexuelle. Cette conclusionsomme toute prudente est tout à fait crédible et témoigne desrecherches exhaustives faites dans les fonds d’archives de laJOC et de l’Action catholique canadienne. Si cette étude nedépasse pas vraiment le cadre institutionnel, elle demeurenéanmoins un ajout précieux à nos connaissances des jeunestravailleuses et du rôle que celles-ci ont joué dans la sphèrepublique québécoise au milieu du XXe siècle.

Magda FahrniDépartement d’histoire

Université du Québec à Montréal

Micheline Dumont et Louise Toupin, dir. La penséeféministe au Québec. Anthologie (1900-1985).Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2003.750 p.

Cette anthologie, qui compte 186 textes féministes écritsentre 1900 et 1985, constitue un premier pas vers une ins-cription de la pensée féministe dans « l’histoire des idées so-ciales et politiques du Québec » (p. 717). Micheline Dumont,historienne des femmes, et Louise Toupin, militante féministe,

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leurs auteures dans leur contexte historique, sans proposernécessairement une interprétation. Leur présence discrètepermet ainsi au lecteur d’aborder les textes sans que leur dé-marche ne soit dirigée par la vision de l’histoire des auteures.

Les lecteurs sont néanmoins tributaires des choix desauteures quant aux textes présentés. L’Anthologie a beau êtrefort volumineuse, elle ne peut inclure toutes les auteures detextes féministes ni toutes les sous-tendances au sein de l’idéo-logie et du mouvement qui l’a accompagnée. La démarche deDumont et Toupin est transparente. Elles exposent clairementles critères retenus pour choisir les textes. Elles ont sélec-tionné les textes de féministes militantes, c’est-à-dire de fem-mes « de terrain » et non seulement d’idées, qui devaient « tra-duire une pensée plus proprement sociopolitique, émanantd’une pratique relevant d’un champ du féminisme » (pp. 24-26). Enfin, elles ont cherché à valoriser les textes qui n’avaientpas été publiés jusqu’ici (p. 33). Ces critères ont mené à l’ex-clusion de catégories de textes, par exemple ceux qui trai-taient d’organisation ou qui relevaient du domaine des arts.(p. 25) Cette exclusion donne une plus grande cohérence àl’anthologie, car elle permet à Dumont et Toupin de regrou-per les textes sous des catégories connues. Cette cohérencepar les thèmes est une des forces de l’Anthologie, particulière-ment en ce qui concerne les deux premières périodes, où lesthèmes sont repris et présentés dans le même ordre ou pres-que.

Cette cohérence, à certains moments, paraît toutefoisforcée. Ainsi, dans la section « droits sociaux » de la premièrepartie (1900-1945), on compte six textes, dont cinq sontl’œuvre d’Éva Circé-Côté (pp. 207-215). Les auteures admet-tent qu’elle est « plutôt solitaire dans ce champ de revendica-tion » (p. 207). Pourquoi, dans ce cas, donner une telle impor-tance à cette catégorie, d’autant plus que les écrits de Circé-

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logie est justifié en épilogue. À cette date, le féminisme auraitentamé une nouvelle période qui n’est pas encore terminée àce jour selon les auteures. Elles prennent quand même le soind’en donner les grandes lignes (pp. 722-728), surtout en cequi concerne le contexte socio-politique et économique desvingt dernières années et les grands moments du mouvementdes femmes depuis 1985.

Les directrices se font relativement discrètes. Outre lescourtes présentations pour chacun des textes, elles n’offrentqu’une introduction générale (pp. 19-34) et un épilogue (pp.717-730) qu’on aurait souhaités plus longs. En effet, ces quel-ques pages contiennent les débuts d’une réflexion et d’unestructuration du féminisme québécois comme objet histori-que. On y perçoit la mise en œuvre d’une synthèse, encore àvenir, qui expliciterait les liens et les ruptures entre les temps,les tendances, les gens et les organismes féministes. Sans créerde fausses filiations, une telle synthèse contribuerait certai-nement à donner de la cohérence à un mouvement qui a en-core une place séparée — par opposition à intégrée — dansles ouvrages d’histoire générale. Les propos de Dumont etToupin laissent donc le lecteur sur sa faim et lui font souhai-ter la publication d’une histoire de la pensée féministe auQuébec dans les prochaines années. Le matériel existe, demême qu’un premier effort de périodisation. Ceci montre qu’el-les ont atteint un de leurs objectifs, soit souligner un videhistoriographique et justifier un éventuel déplacement du fé-minisme dans l’histoire sociale et politique du Québec au XXe

siècle afin que d’idée marginale il devienne un courant depensée incontournable.

La concision à laquelle se sont astreintes les auteures atoutefois une autre raison : exposer la pensée féministe « ori-ginale », avec le moins de filtres possible (p. 33). Ainsi, leurstextes de présentation aident surtout à remettre les textes et

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et antiféministes), étant donné que bon nombre de caricatu-ristes et d’illustrateurs durant la période étaient des hommes.

Pour le moment, cette Anthologie constitue une « his-toire par les textes » du féminisme québécois. La période cou-verte de même que le grand nombre de textes et d’auteuresprésentés permettent d’adopter une perspective globale autourdu sujet. L’ouvrage est à la fois utile pour les étudiants etétudiantes de premier cycle et pour les chercheurs et cher-cheuses à la recherche de matériel « brut ». On ne peut main-tenant qu’espérer que l’appel de Micheline Dumont et deLouise Toupin, pour une synthèse d’histoire des idées fémi-nistes au Québec et pour leur meilleure intégration à la tramehistorique générale, sera entendu.

Amélie BourbeauDépartement d’histoire

Université du Québec à Montréal

Louis Cornellier. Devoirs d’histoire. Des historiensquébécois sur la place publique. Sillery,Septentrion, 2002. 131 p.

La lecture de Devoirs d’histoire. Des historiens québécois surla place publique de Louis Cornellier nous donne envie de re-tourner sur les bancs d’école, de préférence au Cégep de Jo-liette où enseigne l’auteur, également chroniqueur au Devoir.Le petit livre paru chez Septentrion rassemble quelque dix-sept chroniques dans lesquelles Cornellier nous fait part descritiques et des réflexions que lui a inspirées la lecture d’ouvra-ges historiques québécois. Ce faisant et à son insu, il nous faitenvier ses élèves...

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Côté comptent pour un peu plus du quart des textes danscette partie ? La contribution de Circé-Côté à la pensée fémi-niste, à titre d’individu, est certes considérable et originalepar rapport à celle de ses contemporaines et on ne peut que seréjouir de la reconnaissance qu’elle reçoit dans l’Anthologie.Toutefois, on peut se demander s’il n’y aurait pas eu moyend’y joindre les textes d’autres femmes que Circé-Côté à cer-tains moments. Par exemple, n’y aurait-il pas eu lieu de creu-ser un peu plus pour retrouver la pensée féministe anglophoneau Québec ? Contrairement aux textes des communautés noire,juive ou italienne (p. 28), les écrits des anglophones sont dis-ponibles et relativement nombreux, surtout en ce qui con-cerne la première moitié du XXe siècle.

De manière générale, l’Anthologie remplit admirablementbien un autre des objectifs : son utilité pédagogique. La ma-nière dont les textes sont ordonnés, sous de grandes rubri-ques thématiques, permet d’envisager toutes sortes d’exerci-ces pour aider les étudiants et étudiantes à mieux comprendrele féminisme au Québec, comme l’analyse comparative, dia-chronique ou synchronique, ou encore la contextualisationd’une période à partir de quelques textes reflétant les préoc-cupations majeures des féministes de l’époque. L’Anthologieconstitue donc un outil d’une valeur considérable pour l’en-seignement et l’apprentissage des courants féministes qui onttraversé la province au XXe siècle.

L’Anthologie n’appelle pas seulement une meilleure étudedu féminisme québécois par les textes. L’utilisation d’imagesici dans le livre, qu’il s’agisse de caricatures ou de dessinsdescriptifs, donne envie d’un autre projet : une anthologie parl’image. En effet, les sources iconographiques sont de plus enplus souvent intégrées à la démarche historienne, souventpour le mieux. Dans ce cas précis, l’utilisation d’images per-mettrait de mieux intégrer les discours masculins (féministes

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Refus global. Il déplore la chasse aux sorcières menée par Es-ther Delisle. Il aborde la question de l’utilité de l’histoire tellequ’entendue par Georges Langlois, celle de la pertinence del’histoire nationale et celle de l’expérience historique collec-tive québécoise comme celle d’une collectivité neuve. Il traiteenfin de l’apport historiographique des Normes de MauriceSéguin, de l’histoire monumentale de Marcel Tessier, c’est-à-dire de l’histoire comme l’épopée de nos héros légendaires,de l’ambivalence identitaire québécoise, de l’héritage que nousa laissé la Révolution tranquille ainsi que de la façon dont onpourrait s’en montrer dignes sans en être dupes.

Étourdissante, éclatée, cette visite dans l’arène intel-lectuelle à laquelle nous convie Cornellier ? Peut-être au pre-mier abord. Mais pour peu qu’il soit attentif, le néophyte saurarapidement trouver quelques précieux points de repère. Leschroniques sont présentées en ordre chronologique : on peutdonc suivre la pensée de l’auteur au fil de ses lectures. Pour cequi est du fond, des figures intellectuelles resurgissent pério-diquement. Rudin, dont on sent très bien qu’il a la faveur deCornellier, entre en scène à plusieurs reprises. En effet, à l’instarde notre critique érudit, l’historien de l’Université Concordiasouligne à gros traits rouges la nature foncièrement polémi-que de l’historiographie, l’empreinte subjective que l’on trouvetoujours, plus ou moins floue, sur le dire de l’historien. C’estpourquoi lorsqu’il est question d’histoire nationale, Rudin nemanque pas d’entrer en scène pour mettre en lumière les res-sorts idéologiques que peut comporter une telle entreprise.

On le devine, l’omniprésence de Rudin s’explique aussipar le fait que les auteurs que Cornellier lit y font souventréférence, lui qui en avait égratigné plus d’un en 1998 avecson fameux Faire de l’histoire au Québec. On retrouve donc dansles ouvrages dont rend compte Cornellier quelques-unes desfoudres que s’est attirées Rudin en examinant la production

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C’est avec un remarquable esprit de synthèse joint àune honnêteté et une générosité intellectuelles que Cornellierreconstitue l’arène des débats historiographiques québécois.La forme du propos nous convie à une sorte de pièce dont lescénario est un échange entre les Bouchard, Rudin, S. Gagnon,Trudel, Létourneau, Lester, pour ne nommer que ceux-là.Cornellier ne manque pas, en aparté, de nous faire part de sespoints de vue. Par exemple, il s’inquiète de ce que la languefrançaise telle que l’envisage Gérard Bouchard, c’est-à-diredépouillée de sa charge identitaire, ne représente un dénomi-nateur commun « réducteur, inutile et appauvrissant », toutquébécois et englobant fut-il. Cornellier remarque égalementque si l’appel de Serge Gagnon à dépasser la subjectivité, quiest un obstacle à l’avancement de la science, est compréhen-sible et même salutaire, il faut néanmoins garder à l’esprit que« le choc des visions assumées demeure la meilleure voie d’ac-cès à une réalité toujours fuyante, celle de l’existence hu-maine ». Il affirme aussi que si on peut, à l’instar de ChristianDufour, critiquer la version écrite du Canada : une histoire po-pulaire et trouver qu’elle fait la part belle aux vainqueurs de1759, on ne saurait honnêtement oublier que l’intention aucœur de cette démarche s’accroche aux faits bruts davantagequ’à l’histoire des mentalités et aux interprétations sociologi-ques.

D’ailleurs, quelle incidence doit-on accorder à l’issuede la Conquête sur le devenir québécois ? Cette question estau centre d’un des textes de notre enseignant. L’ouvrage cons-titue donc, pour la forme, un « choc au sommet » des intellec-tuels québécois orchestré par un vulgarisateur et un pédago-gue hors pair, amoureux du Québec, curieux de tout, passionnéet engagé. En ce qui a trait au fond, l’auteur nous offre plu-sieurs actes, plusieurs thèmes selon les protagonistes en scène.Ainsi, il s’interroge sur ce que nous a laissé en héritage Lafamille Plouffe, dont le cinquantenaire est éclipsé par celui du

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appelle les sciences de l’homme », on sent chez l’auteur, àdéfaut d’une quête de vérité dont l’issue le musellerait inévi-tablement dans une sorte de certitude idéologique, un amourcertain de cette quête de vérité dont il se fait l’observateurcritique. Cet amour de la quête, du questionnement perpé-tuel, que traduit une réelle volonté de compréhension desauteurs qu’il aborde, lui confère une générosité somme touteassez peu commune. Cela n’est nulle part plus évident quedans son rapport avec Gérard Bouchard. Après une premièreapproche où il rechigne face à la thèse de La nation québécoiseau futur et au passé qu’il qualifie de « nation building », Cornelliernuance son jugement après la lecture subséquente du Dialo-gue sur les pays neufs, qui rend le projet bouchardien nettement« moins irritant ».

Cornellier laisse toujours la chance au coureur, saufpeut-être lorsqu’il s’agit d’Esther Delisle dont le Mythes, mé-moire et mensonges ne semble pas avoir bénéficié de la mêmeclémence que Le livre noir du Canada anglais de Normand Les-ter. Mise à part cette entorse à une règle certaine du bénéficedu doute, il y a chez Cornellier une générosité prédominanteet, surtout, lucide. On aurait pu penser que Cornellier allaitêtre prompt à juger Normand Lester, dont l’entreprise et lebiais sont sans nuance, sans équivoque. Cornellier interrogepourtant : « peut-on dire que Lester dit des faussetés ? » C’estaussi avec une même générosité que notre chroniqueur abordeles propos de Lester et de Mario Cardinal, directeur de la pu-blication du Canada : une histoire populaire. Peut-on trouver deuxantagonistes plus éloignés sur le plan idéologique ? Pour peuque les auteurs soient honnêtes envers les faits qu’ils étudient,Cornellier leur rend la pareille. C’est d’ailleurs ce qui expliqueà ses yeux que la chasse aux sorcières façon Esther Delisle nepasse pas la rampe de la probité intellectuelle. Encore unefois, il apparaît pertinent d’interroger les similitudes entre letype d’entreprise de Lester et celle de Delisle. Certes Lester

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historiographique québécoise. C’est le cas des Normes de Mau-rice Séguin, dans lequel Pierre Tousignant accuse Rudin d’avoirgrandement sous-estimé l’apport historiographique de Mau-rice Séguin. C’est encore le cas du livre de Serge Gagnon inti-tulé Passé composé, dont l’objectif est de réfuter la thèserudinienne. De plus, Cornellier fait appel au regard critiquede Rudin pour étoffer sa réflexion. Par exemple, dans soncompte rendu des Mythes et réalités dans l’histoire du Québec deMarcel Trudel, Cornellier, citant Rudin, rappelle la tendancede Trudel à se pencher de façon autocritique sur les inciden-ces de la Conquête. Enfin, Rudin revient tout au long desDevoirs d’histoire parce que Cornellier partage ouvertement aveclui son « allégeance » à une approche polémique de l’histoire.Cette allégeance est explicite dans le compte rendu qu’il faitdu débat opposant Christian Dufour et Mario Cardinal sur LeCanada : une histoire populaire :

Tout travail historique, de dire Cornellier après avoirsynthétisé la confrontation Cardinal-Dufour, met enjeu une dialectique faits-interprétations extrêmementcomplexe qui explique, pour reprendre la formule deRonald Rudin, « la nature polémique de l’historiogra-phie ». Accepter cette contrainte, qui est aussi un pas-sionnant défi, c’est reconnaître le caractère inéluctabledes conflits d’interprétations et, par conséquent, le faitque l’argumentation, dans le champ historiographique,ne saurait se limiter à des slogans et à des jugementspéremptoires. (p. 127)

Ainsi, pour maintes raisons Rudin réapparaît toujours au dé-tour de l’une ou l’autre des chroniques de Cornellier commeun fil conducteur entre différentes scènes de la vie intellec-tuelle québécoise.

Mais il ne s’agit pas de polémiquer pour polémiquer.Bien que Cornellier entretienne « des rapports troubles avecles prétentions scientistes de certains praticiens de ce que l’on

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vons mieux dégager des constantes dans la pensée politiquede l’homme. L’ouvrage est préparé par le politologue JacquesJourdain, qui a consacré un mémoire de maîtrise à PierreVallières, et par Mélanie Mailhot, alors étudiante à la maîtriseen science politique.

Révolutionnaire québécois le plus connu mondialementgrâce à son best-seller écrit en prison Nègres blancs d’Amérique,Pierre Vallières méritait bien une publication posthume. Paro-les d’un nègre blanc contient plusieurs courts textes de Vallièresdont certains inédits. L’ouvrage couvre toute la vie active durévolutionnaire, soit de son premier texte publié dans Le De-voir en 1957 à l’âge de 19 ans à un article sur la guerre enBosnie paru dans le Temps fou en 1996. Ses articles de jour-naux, de revues ainsi que ses lettres inédites sont regroupésdans cette anthologie en suivant les trois grandes périodes desa vie identifiées par Jourdain et Mailhot comme étant : l’éveil,le repli et le retour. Une suite de textes pêle-mêle de l’auteurde Nègres blancs d’Amérique aurait été moins significative.

Heureusement, les compilateurs nous présentent toutd’abord le contexte sociopolitique de chaque période en Oc-cident et au Québec en traçant des parallèles avec la vie deVallières. Puis, chaque sous-section est précédée de courtesnotes biographiques. Les textes de l’auteur sont également àl’occasion annotés pour éclairer le lecteur sur certains thèmesde l’actualité de l’époque. La période de l’éveil (1957-1971)est celle où Pierre Vallières obtient sa notoriété, sa reconnais-sance publique. Des milliers de jeunes indépendantistes degauche verront en lui un modèle à suivre. Il est alors très pro-lifique et publie dans plusieurs périodiques. Cette période re-présente d’ailleurs la moitié du livre, alors que les deux der-nières périodes occupent l’autre moitié. La vie de Vallières enest une d’engagement et peut se rapprocher de celle de Mi-chel Chartrand, un de ses compagnons de route, qui partage

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ne dit pas des faussetés, mais ne mène-t-il pas lui aussi uneenquête historique sur le mode de la chasse aux sorcières ?

Il y a chez Cornellier un amour de la vérité en tant querecherche, une véritable quête de nuances, de compréhen-sion et d’érudition qui le mène parfois, pour notre plus grandbonheur, en terrain inconnu. C’est ainsi qu’il nous convie àune agréable incursion dans l’histoire féministe façon Miche-line Dumont, bien que, il s’en confesse, ce domaine d’intérêtne soit pas « son fort ». On ne peut que se réjouir de cettebelle ouverture d’esprit !

Pour le plus grand bonheur de ceux qui n’ont pas tou-jours l’occasion de lire les chroniques du Devoir ou les livresde nos historiens, nous concluons par cet appel, le même enfait que lance Cornellier après sa lecture du Dialogue sur lespays neufs : « on en veut encore ! »

Patricia-Anne De VriendtDépartement d’histoire

Université Laval

Pierre Vallières. Paroles d’un nègre blanc.Anthologie préparée par Jacques Jourdain etMélanie Mailhot, Montréal, VLB éditeur, 2002.286 p. (Coll. « Parti pris actuels »).

Indépendantiste, socialiste, révolutionnaire, felquiste,terroriste, péquiste, militant gai, internationaliste mais aussichrétien. Ce sont tous des qualificatifs qu’on a attribués àPierre Vallières (1938-1998) au cours de ses quarante annéesd’engagement sociopolitique. Cette énumération peut sem-bler de prime abord contradictoire mais, à la lecture de cetteanthologie consacrée au révolutionnaire québécois, nous pou-

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peut vivre la solidarité sans vivre aussi l’amitié et l’amour.(p. 114)

Vallières est finalement libéré en 1971. Il renonce alors à laviolence politique et choisit plutôt de joindre les rangs duParti québécois (PQ) pour renforcer son aile gauche. Il romptalors avec son ancien compagnon d’armes Charles Gagnonqui opte pour une voie radicalement opposée en créant l’or-ganisation marxiste-léniniste EN LUTTE ! C’est le début durepli pour Vallières. Il est rapidement déçu du PQ et dénoncele sectarisme des marxistes-léninistes (m-l). Ce sont pourtantces deux mouvements qui occuperont l’échiquier politique,nationaliste pour le premier et socialiste pour le second.Vallières y trouve difficilement sa place et opte pour le repli.

Ce repli (1973-1988) est toutefois relatif. Durant cettepériode, Vallières publie chez Québec / Amérique la majoritéde ses essais (Un Québec impossible en 1977, L’exécution de PierreLaporte en 1977, Les scorpions associés en 1978, La démocratieingouvernable en 1979 et Les héritiers de Papineau en 1986), maisils n’auront certes pas le même impact que Nègres blancs d’Amé-rique. Il est également membre du PQ jusqu’en 1974, il tra-vaille au Jour et au Devoir et il enseigne brièvement à l’Univer-sité de Sherbrooke en 1977. Par contre, Vallières n’a plus lerôle de leader d’un mouvement qu’il soit révolutionnaire, in-dépendantiste ou socialiste. C’est aussi à cette époque qu’ilengage des combats plus ponctuels au sein des nouveauxmouvements sociaux qui émergent alors.

À travers son repli, Vallières écrit dans les pages duDevoir où il pourfend le dogmatisme des m-l :

[...] à ceux qui, à gauche, veulent à tout prix tout voiren avant d’eux et disposer à l’avance d’un bel ensem-ble de pièces préfabriquées pour y loger dans la sécu-rité de l’orthodoxie et de la production industrielle cesprolétaires à qui l’on demande moins d’user à leur fa-çon de la liberté que de l’utiliser comme justification

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la plupart des valeurs de son cadet. Tout comme Chartrand,son engagement débute tôt. Cet éveil se produit à la fin del’adolescence. Né dans le quartier ouvrier montréalais d’Ho-chelaga-Maisonneuve en 1938, d’un père communiste et d’unemère catholique pratiquante, Vallières s’est inspiré du milieuduquel il est issu pour bâtir sa pensée politique.

Le jeune Pierre Vallières publie son premier texte dansLe Devoir en 1957 alors qu’il n’est âgé que de 19 ans. Tout enréaffirmant sa foi, il déplore le peu de modèles que les jeunesQuébécois possèdent en cette fin d’ère duplessiste. À cetteépoque, il cite en exemple Jean Drapeau, Pierre Elliott Tru-deau et Gérard Pelletier. Vallières collaborera en effet aveceux en devenant pour quelques mois codirecteur de Cité libreen 1963-1964. Pour l’heure, il s’affaire à dénoncer l’apathiede ses semblables : « Celui qui ne fait pas de politique faitpassivement celle du pouvoir établi. Celui qui ne se révoltepas contre l’iniquité permet au désordre établi de s’étendre etde durcir. » (p. 70) Treize ans plus tard, ses anciens compa-gnons de Cité libre l’arrêtent lors de la Crise d’octobre alorsqu’il encourage par ses écrits la révolte contre l’iniquité. En1966, il emprunte la voie de la violence révolutionnaire enmilitant pour le Front de libération du Québec (FLQ). Deuxans plus tard, il se retrouve à nouveau en prison pour ses pa-roles et écrits (Nègres blancs d’Amérique) considérés commeséditieux. Dans une lettre à son ami Gaston Gouin rédigée enprison, il précise que la révolution et la solidarité sont intime-ment liées au bonheur personnel :

Je peux t’assurer que malgré tout ce que j’ai enduré entant que colonisé et prolétaire québécois, je suis trèsheureux, optimiste et confiant. Je suis très fier d’êtreQuébécois aujourd’hui. Je crois comme toi non seule-ment en la solidarité mais aussi à l’amitié et à l’amour.D’ailleurs, tout cela est inséparablement lié et on ne

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écologique, sociopolitique, amérindien et homosexuel. L’ac-cord de libre-échange nord-américain provoque une exten-sion des solidarités à un niveau continental puis mondial. Lacrise d’Oka de 1990 révèle une affirmation de plus en plusradicale des nations amérindiennes. Les gais ne se cachentplus et revendiquent l’égalité avec les hétérosexuels. PierreVallières est de tous les combats même s’il sait que sa fin estproche. Son romantisme révolutionnaire l’amène à lutter sanstenir compte du fait qu’il n’en a plus la force. C’est ainsi qu’en1998, âgé de 60 ans, il meurt des suites d’infarctus répétés,après plus de 40 ans de militantisme qui l’auront mené surplusieurs fronts et même jusqu’en Bosnie à la toute fin de savie.

En 1989, Pierre Vallières collabore au magazine Vieouvrière (le futur Recto-Verso) avant d’en devenir le rédacteuren chef l’année suivante. Il y dénonce la façade démocrati-que des sociétés occidentales : « La démocratie ne peut plusêtre enfermée dans une urne vide où s’entassent, de temps àautre, des bulletins de vote tapissés de noms creux. » (p. 241)Le révolutionnaire québécois mène son dernier combat enBosnie. En 1992, il collabore activement au Comité Solida-rité Québec-Bosnie, puis, en 1994 et 1995, se rend à deuxreprises en Bosnie pour réconforter les victimes de guerre. Ildénonce alors dans la revue Temps fou les injustes accords depaix contractés pour mettre fin à la guerre : « Nulle part aumonde une paix véritable et durable n’a été bâtie sur l’injus-tice, encore moins dans la barbarie. » (p. 278)

Même s’il n’a en quelque sorte atteint aucun de sesgrands objectifs politiques, soit le socialisme et l’indépendance,le révolutionnaire a tout de même pris part à plusieurs mou-vements influents de l’histoire récente du Québec, particuliè-rement lors de la Révolution tranquille et au sein de la gaucheindépendantiste. Vallières a fait sa marque dans l’histoire qué-

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d’un ordre décidé en dehors d’eux, en dehors du tempsvécu, en dehors du rassemblement, réfractaires auxembrigadements forcés, d’un peuple qui se veut libremais qui, cependant, refuse obstinément de vouloir cequ’il ne veut pas et de suivre des modèles tout faits,même les meilleurs. (p. 160)

Dans les pages du journal péquiste Le Jour, il dénonce en avril1976 le néolibéralisme qui commence à poindre au Québecavec le gouvernement de Robert Bourassa. Ces paroles sonttoujours aussi pertinentes en 2004 : « Économie de débatsidéologiques, économie de politique tout court. Enfin, ungouvernement de management comme les Américains lesaiment. Même plus de dramaturgie comme au temps de JeanLesage et de Daniel Johnson. » (p. 181) Au cours des années1980, Vallières traverse une période de pauvreté et de mala-die qui l’amène à côtoyer de près les exclus, partageant lui-même cette condition. Il s’implique alors dans un journal com-munautaire d’un quartier défavorisé de Montréal, La Criée.Vallières y dénonce, en 1987, la charité qui ne combat pas lescauses intrinsèques de la pauvreté : « Est-ce bien d’aumônes,ces restes de table des riches dont ont besoin les “damnés dela terre”, au Nord comme au Sud, pour se libérer concrète-ment, développer leur autonomie et épanouir leur créativité ? »(p. 203) Ce repli relatif se termine donc dans une périodedifficile de la vie du militant où il compose personnellementavec la pauvreté et la maladie, en plus de poursuivre des com-bats politiques.

Au tournant des années 1990, on assiste à son retoursur la scène publique. Ce retour (1989-1996) correspond éga-lement à la fin des moroses années 1980 où à la fois les mou-vements indépendantiste et marxiste-léniniste ont perdu deleur force — le second s’étant d’ailleurs dissous. Au débutdes années 1990, on assiste à la résurgence du mouvementsouverainiste québécois ainsi qu’à un regain de militantisme

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ges qui présentent le plus souvent ses observations sur l’ac-tualité. Bien évidemment, on y trouve sa pensée politique,mais elle n’est pas explicitée en long et en large. L’anthologieprésente plutôt des instantanés du cheminement de Vallièresà plusieurs moments de sa vie. Pour connaître sa pensée pro-fonde, il faut relire ses essais politiques et surtout ses auto-biographies. En attendant une vraie biographie, il faut admet-tre que cette anthologie comble bien des lacunes étant donnéque l’historiographie québécoise est encore peu loquace ausujet de Pierre Vallières, cela six ans après sa mort. Les seulsqui aient abordé une partie de son œuvre sont justement Jac-ques Jourdain avec son mémoire de maîtrise paru en 1995,intitulé De Cité libre à L’urgence de choisir : Pierre Vallières etles palinodies de la gauche québécoise, ainsi que Pierre Dubuc, briè-vement, dans l’essai L’autre histoire de l’indépendance : De PierreVallières à Charles Gagnon, De Claude Morin à Paul Desmarais,publié l’an passé.

En somme, la majorité des morceaux choisis apportentun éclairage pertinent sur la pensée de Pierre Vallières. Parcontre, certaines lettres publiées dans cette anthologie sontau mieux accessoires. En effet, qu’apporte de nouveau cettelettre officielle et bien polie au maire Pierre Bourque danslaquelle le militant ne fait que demander officiellement unsoutien de la part de l’administration municipale au ComitéSolidarité Québec-Bosnie ? Rien de plus que si on avait éga-lement publié son compte de téléphone... D’autant plus queces démarches sont aussi présentées dans le texte exposantcette période de sa vie, nul besoin de pièces justificatives.Cette lettre est certes inédite, mais l’inédit n’est pas toujourssynonyme de pertinence. Par ailleurs, ce texte superflu auraitpu laisser place à des textes tirés des périodes de la vie duprolifique auteur laissées en plan. De 1977 à 1986, lesanthologistes n’ont choisi qu’un seul texte (sur l’homosexua-lité). Nous voulons bien croire que cette période correspond

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bécoise contemporaine. Au contraire de plusieurs anciensmilitants qui renient leurs engagements passés, sa pensée estdemeurée tout aussi radicale en vieillissant, si ce n’est qu’il aabandonné la violence révolutionnaire comme moyen d’ac-tion au Québec tout en poursuivant les mêmes objectifs. Pourlui, la révolution n’est pas une mode passagère des années1960, il s’agit de quelque chose de sérieux et de nécessaire.Ces objectifs l’ont guidé toute sa vie, comme en témoignecette anthologie qui nous révèle toute la pertinence de sa pen-sée ainsi que l’intégrité et la sincérité de sa démarche.

Pour dresser ce portrait de Pierre Vallières, Jourdain etMailhot ont consulté les multiples périodiques pour lesquelsVallières a écrit, qu’il s’agisse de journaux, de magazines oumême d’organes clandestins comme La Cognée (organe duFLQ). Ils ont également publié des lettres de Vallières, denature personnelle ou officielle, qui nous permettent d’allerau-delà des textes publiés et de mieux comprendre la dimen-sion personnelle de la quête du révolutionnaire. Par ailleurs,les courtes notes biographiques ont pu être présentées grâceaux multiples entretiens des auteurs avec des proches deVallières, soit amis ou anciens collaborateurs.

Ces efforts sont certes louables, particulièrement pourla publication de textes inédits, mais les compilateurs ne pré-sentent pas dans sa globalité l’évolution de la pensée politi-que de l’homme. Ce cheminement, le principal intéressé l’ad’ailleurs longuement expliqué dans Nègres blancs d’Amériques(1968) puis dans Les héritiers de Papineau (1986) qui se voulaitune suite à son autobiographie de 1968. Paroles d’un nègre blancpossède donc le mérite de combler les dix dernières annéesd’engagement de Vallières qui n’avaient pas fait l’objet d’uneautobiographie. Par contre, on ne parle pas ici d’une véritablebiographie, mais d’une présentation sommaire de la vie deVallières pour mettre en contexte ses écrits. Ces derniers sontpour la plupart de courts textes ponctuels de deux à trois pa-

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Véronique Auzépy-Chavagnac. Jean de Fabrègueset la Jeune Droite Catholique. Aux sources de laRévolution nationale. Préface de René Rémond,Villeneuve d’Ascq (Nord), Presses universitairesdu Septentrion, 2002. 464 p.

Dans un article publié en 1995 (« La Jeune Droite Ca-tholique (années 1930 et 1940) : histoire d’une différence »,Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle. Numéro spécial sur lethème « Les intellectuels catholiques. Histoire et débats »),Véronique Auzépy-Chavagnac (qui enseigne aujourd’hui àl’Institut Catholique de Paris) avait admirablement démêléles parcours politiques et éditoriaux des intellectuels « non-conformistes » de droite dans le contexte des mutations ducatholicisme français. Il s’agissait en fait du résumé d’une thèsepour l’Institut d’études politiques, dirigée par René Rémondet centrée sur Jean de Fabrègues, en tant que digne représen-tant d’une tradition intellectuelle catholique de droite dontcelui-ci n’aura rien ignoré des heurs et malheurs — de sa po-sition dominante dans l’Église française du premier après-guerre à sa marginalisation post-conciliaire. La période cou-verte en profondeur dans la thèse s’arrêtait à l’été 1941, maisdans cette version publiée, le tableau est complété par unnouveau chapitre sur la période de l’Occupation et un épilo-gue survolant les activités subséquentes de Fabrègues, quidirigea La France catholique de 1945 à 1970 — y tenant tête auprogressisme de la revue rivale Témoignage chrétien — et publiaune quinzaine d’essais et de biographies. Certains de ces ouvra-ges étaient consacrés à ses propres inspirateurs. Au premierrang de ceux-ci se trouvent ainsi Marc Sangnier et CharlesMaurras (dont il fut même le secrétaire juste avant une dou-loureuse rupture en 1930), puisqu’il avait toujours cherché à« réconcilier l’esprit du Sillon et celui de l’Action Française »en mariant la charité apostolique du catholicisme social au

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à son repli mais Vallières n’était pas non plus muet. Durantcette période capitale de l’histoire du Québec, un gouverne-ment souverainiste est au pouvoir, un référendum sur la sou-veraineté-association a lieu et le mouvement m-l est dissous.Ces événements représentent tous des sujets de prédilectionpour Vallières. Durant cette période, il fonde par ailleurs larevue Idées et pratiques alternatives (1983-1986) par laquelle ilréclame une transformation sociale pour la communauté enajoutant que cette transformation doit aussi s’opérer au ni-veau personnel. Nous aurions souhaité qu’au moins un arti-cle de cette revue méconnue soit publié dans l’anthologie alorsque Vallières prône une stratégie militante très différente decelle des années 1960. En outre, pour boucler la boucle, ilaurait été judicieux que son dernier texte publié soit choisipour clore l’anthologie. Moins d’un an avant son dernier in-farctus, Vallières publie en mai 1996 un texte dans la section« Idées » du Devoir où il propose le remplacement du mariagepar l’union civile qui serait accessible à tous les types de cou-ples sans discrimination. Son œuvre écrite se termine avecces mots qu’il a mis en pratique toute sa vie : « Encore faut-ilen débattre, se mobiliser, convaincre... » (Le Devoir, 9 mai1996, p. A7) Hormis ces quelques reproches, Paroles d’un nègreblanc vaut amplement le détour en présentant des textes mé-connus du révolutionnaire québécois.

À l’heure où la gauche québécoise se questionne sur lastratégie à adopter pour faire du Québec un État indépendantet progressiste, les militants dignes de ce nom devraient s’at-tarder sérieusement aux écrits d’un de leurs plus brillants pen-seurs révolutionnaires et hommes d’action. Comme le souli-gne Vallières : « Il n’y a pas de culture véritable sans mémoirehistorique. » (p. 273)

David MilotMontréal

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pectifs en une même machine de guerre : celle de l’« ordresocial chrétien » à reconquérir sur la République laïciste. Plusgénéralement, elle était dirigée contre le « désordre démocra-tique » et libéral exacerbé dans l’américanisme et le commu-nisme d’abord, dans le fascisme et l’hitlérisme ensuite. Or, àmesure que l’on avance dans le récit détaillé des constantschassés-croisés politiques et éditoriaux entre intellectuels na-tionalistes — croyants ou non — issus des mouvances initia-lement distinctes de Jean Maxence et de Jean de Fabrègues,on tend à perdre le fil de ce qui ferait la cohésion de sa JeuneDroite Catholique face à une « autre » Jeune Droite, moinssoucieuse de politique chrétienne que de politique tout courtet volontiers révolutionnaire — alors que Fabrègues prétendréagir à l’oubli de la métaphysique en modernité en se tour-nant vers le passé. D’où le titre de sa revue Réaction pour l’Or-dre lancée en 1930 comme la première des revues non-con-formistes ; avec certains des autres titres d’abord envisagéscomme L’Esprit réactionnaire et L’Ordre, celui-ci permet déjàde discerner tant les préoccupations rapprochant cette JeuneDroite de ces principaux autres mouvement non-conformis-tes dont les organes s’appelleront bientôt Esprit et L’OrdreNouveau que les nostalgies qui la distingue de ces derniers.

Ce sont peut-être les comparaisons fréquentes entrenon-conformismes de gauche et de droite qui sont ce qu’il y ade plus stimulant ici — surtout dans le cadre du catholicisme.Toutefois, Chavagnac semble tout ignorer de la grande diver-sité des sources du personnalisme français, et s’en tient aurécit canonique des milieux catholiques (de plus en plus battuen brèche par la recherche récente), qui n’y voit qu’une trans-mission directe et tardive de Maritain à Mounier. Elle n’enmet pas moins en évidence une filiation qui en surprendraplus d’un, dans la transmission précoce d’un incontestablediscours personnaliste de droite du Maritain maurrassien aujeune Fabrègues dès 1927-28. Celui-ci invoque alors saint

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réalisme politique de la tradition monarchique (p. 85). Il fautencore citer les romanciers Georges Bernanos et FrançoisMauriac, figures tutélaires respectives de Réaction (1930-32)et de La Revue du Siècle (1933-34), de même que les philoso-phes Gabriel Marcel et Jean Guitton, qui joueraient ce rôlepour Civilisation (1938-39) puis Demain (1942-44) respective-ment, parmi les maintes revues qu’anima Jean de Fabrègues.Par sa « synthèse baroque d’un catholicisme intransigeant etd’une large ouverture intellectuelle » (p. 406), celui-ci sut tou-jours rassembler un vaste éventail de collaborations de toushorizons pour discuter des grands enjeux de civilisation dansleur portée spirituelle et politique.

Ne fût-ce qu’à ce titre, Jean de Fabrègues joua un rôlede cheville ouvrière dans les recompositions successives dela nébuleuse des « non-conformistes des années 30 » d’abordrecensée par Jean-Louis Loubet del Bayle en 1969 dans sonouvrage classique de ce titre. Si ces jeunes intellectuels yétaient répartis entre les trois courants principaux d’Esprit, del’Ordre Nouveau et de la Jeune Droite, l’originalité deChavagnac est de prétendre distinguer du sein de cette der-nière une Jeune Droite Catholique, pour l’opposer à la JeuneDroite tout court, dite parfois non-conformiste, à propos delaquelle elle renvoie en passant à Nicolas Kessler pour sonHistoire politique de la Jeune Droite (1929/1942) : Une révolutionconservatrice à la française, ouvrage paru chez L’Harmattan en2001, dont elle ne s’est donc pas servi dans sa thèse. Cetteinnovation de sa part ne convainc qu’à demi, puisqu’elle neconcerne guère que la séquence compliquée des dissidencesplus ou moins marquées et nuancées envers la hiérarchie ca-tholique et / ou l’Action Française au lendemain de la con-damnation de cette dernière par le Saint-Siège en 1926. Cettedécision forçait les Catholiques de droite à choisir entre Maur-ras et saint Thomas d’Aquin, alors qu’ils avaient pris l’habi-tude de souder au nom de la droite raison leurs systèmes res-

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185) Emmanuel Mounier ne dira pas autre chose quand vien-dra le moment d’expliquer en quoi « l’individu n’est pas lapersonne » — à partir de 1934.

Sauf que « pour Fabrègues, la nation est le prolonge-ment de la personne, son aire naturel [sic] d’expression, » (p.186) et « seul un Roi peut unir le ciel et la terre, constituer lelien tant souhaité du spirituel et du temporel », selon « l’idéalcontre-révolutionnaire et maurrassien qui est le sien : n’in-carne-t-il pas la personne opposée à l’individu, par cette fonc-tion royale qui dépasse l’homme et n’est-il pas le seul à pou-voir ainsi symboliser la continuité de la nation ? » (p. 191) Or« l’autorité royale ne saurait assurer le bien commun sans lerelais des corporations », « cadres sociaux naturels (de) la per-sonne humaine libre » d’après le manifeste du groupe de Réac-tion, convaincu que « l’organisation corporative de l’écono-mie et de la société permettrait de décentraliser le pouvoir etde limiter l’intervention de l’État. » (p. 192) De plus, « selonFabrègues, l’ordre politique ne saurait être respectueux de lapersonne sans la reconnaissance officielle de la vérité catholi-que » par un « État théologico-politique » « appuyant sa légi-timité et son rôle sur les valeurs du christianisme reconnuespour telles. Pour Mounier en revanche, l’ordre humain estnaturellement ordonné à la vie chrétienne. Il n’a besoin pourdevenir ce qu’il est que du témoignage personnel de chacun »(p. 213) dans le cadre d’un nouvel humanisme « à géométrievariable », ouvert au spirituel, mais ne cherchant pas à enimposer une définition canonique par le biais d’un pouvoirpolitique que celle-ci sanctionnerait.

Malgré ce qu’en disent des travaux comme ceux de J.-M. Mayeur et d’E. Poulat, qui ont mis en relief l’héritage in-transigeant d’antimodernisme au sein même du catholicismesocial (fût-ce aux dépens de dimensions libérales qui ne relè-vent pas forcément de la seule tactique politique), Chavagnac

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Thomas pour opposer à l’État tout-puissant de l’Antiquité etde la modernité « la dignité essentielle de la personne humainecommune à tous » reconnue par le XIIIe siècle chrétien, quebafouent l’esclavage et la condition prolétarienne — mêmeglorifiée, puisque « là encore la logique marxiste pousse à sesdernières conséquences la grande tradition individualiste »(cité pp. 123, 125) en faisant du genre humain un Dieu imma-nent. Défendant La Primauté du Bien commun contre lespersonnalistes comme Maritain et Mounier au moment où leursidées avancées commencent à faire leur chemin dans le mondecatholique durant la guerre, Charles De Koninck, professeurde philosophie à l’Université Laval, les accusera justement defaire le jeu de cet « ordre nouveau » marxiste que prépareraitl’humanisme libéral. Il refuse implicitement leur distinction(spécieuse aux yeux de bien d’autres critiques thomistes) del’individu et de la personne, d’abord introduite en 1925 dansTrois réformateurs par Jacques Maritain, pour qui « “la cité chré-tienne est aussi foncièrement anti-individualiste que fonciè-rement personnaliste.” La Jeune Droite Catholique s’accordeà ce point de vue. “L’individu n’est rien, la personne est tout”,proclame Jean de Fabrègues. » Dans une lettre à Charles Maur-ras du 10 mars 1932, Fabrègues renchérit en invoquant ladistinction parallèle (sur laquelle Charles De Koninck insis-tera « contre les personnalistes » en les accusant d’un indivi-dualisme qu’ils récusaient pourtant tous !) « entre les biensspirituels, qui s’accroissent en partage, et ceux qui, matériels,ne sauraient être partagés sans diminution. Hier encore, votredistinction de l’individu et de la personne [...] À ce propos, ilme semble que le point de vue de la personne une fois substi-tué à celui de l’individu, l’opposition disparaît entre le pointde vue du sujet et celui du gouvernement-objet. L’intérêt gé-néral ou bien commun, en effet, n’est autre que l’intérêt, nonde l’individu mais de la personne, c’est à dire de ce qu’il y a deplus constant, élevé, libérant, dans la matière en nous. » (p.

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Au même moment, face aux émeutes antiparlementaires defévrier 1934 et à la polarisation politique qui en résulte, « cesfrères ennemis dans le catholicisme [...] voient se préciser leursoppositions » (p. 247), selon l’une de ces éclairantes mises enparallèle qui sont un leitmotiv du livre de Chavagnac, et quiamènent la question — formulée en conclusion — de savoirsi « on peut ou non parvenir à réconcilier les expressions de lagauche et de la droite de catholicisme français » (p. 407) Ainsique l’expose Chavagnac :

Il s’avère que leur vision du monde respective repose[sic] sur une conception différente de la nature humaine :double pour Fabrègues qui souligne la tentation per-manente du corps pour l’esprit ; une aux yeux deMounier pour qui l’homme, dans une perspectived’amélioration, est toute [sic] aspiration vers le spirituel.

De cette opposition d’un pessimisme et d’un optimismechrétiens surgit une plus forte demande institutionnelle de lapart de Fabrègues que de celle de Mounier. De là le reproched’« angélisme » du premier au second et le retrait d’Esprit de-vant le réalisme politique de la Jeune Droite Catholique. Leurrejet jusque-là commun de la démocratie parlementaire, quis’exprimait dans le slogan ni droite, ni gauche, s’estompe dèslors au profit d’une sympathie inverse pour l’un des deuxcamps. À droite, Fabrègues apprécie les valeurs d’autorité etde hiérarchie sans lesquelles n’existe pas, à ses yeux, de véri-table liberté. Le programme politique de la Revue du XXe sièclesuggère la naissance d’une monarchie personnaliste. À gau-che, Mounier admire la confiance dans le libre-arbitre et larecherche d’égalité. Son évolution annonce la proposition dedémocratie personnaliste qui sera celle d’Esprit à la veille dela guerre (p. 247).

Ce « débat autour du sens à donner à la notion de per-sonnalisme » (p. 322) continue alors de diviser ces deux mou-

Comptes rendus

estime « qu’à cette conception ouverte et conciliante du chris-tianisme s’oppose la vision catholique intransigeante deFabrègues » (p. 214).

Tandis que Mounier fait confiance à l’homme, Fabrèguesse défie de son péché. [...] Cette différence d’apprécia-tion de la nature humaine se traduit dans l’ordre politi-que. Puisque l’homme est pécheur pense Fabrègues, saliberté ne peut se construire sans l’aide d’institutionsparées d’une certaine autorité. Puisque l’homme est bon,parie Mounier, un ordre chrétien naîtra nécessairementdu respect de sa liberté. (p. 227)

On sait aujourd’hui grâce aux travaux d’E.-Martin Meunier etde Jean-Philippe Warren que tel fut bien le pari des militantschrétiens progressistes québécois qui ont fourni « l’horizonpersonnaliste de la Révolution tranquille » — avec des résul-tats ambigus qui ont récemment amené bien des observateursà déplorer la perte dans son sillage de toutes balises, de tousrepères et du sens même de l’institution chez l’individupostmoderne ne voyant en celle-ci (comme y tendaient par-fois certains personnalistes tels Nicolas Berdiaev) qu’hétéro-nomie objectivante entravant le libre épanouissement de sonautonomie créatrice.

Force est d’admettre que de tels développements ontde quoi conférer une résonance étrangement prophétique auxprécoces avertissements d’un personnaliste chrétien de droitedont Chavagnac démontre que pour lui

la protection de la véritable liberté humaine nécessite :« des remparts [...], les corps sociaux, les institutions,l’autorité [...]. Où sont les vôtres ? Toutes vos sympa-thies affichées nous laissent à penser qu’elles ne sontpas sorties de ce plan de confiance dans la liberté hu-maine qui a conduit l’homme où il est », s’exclameFabrègues à l’adresse de Mounier. (p. 235)

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charnelle ou idéale de la communauté française. C’est en dé-fendant la dignité de la personne que Mounier entend proté-ger la communauté nationale, en défendant la communauténationale que Fabrègues entend protéger la dignité de la per-sonne. » (p. 356) (Notons en passant que cette différence d’ap-proches personnalistes trouvera une sorte de parallèle auQuébec dans la tension entre les courants libéraux fédéralis-tes et néo-nationalistes parmi les artisans de la Révolutiontranquille, qui en viendront de plus en plus à s’affronter sur lesens et les orientations à lui donner.) Jean de Fabrègues donnealors le primat aux considérations politiques pour incarner lespirituel par la présence indéfectible du témoignage chrétiendu « bon » côté, comme le fera bientôt à son tour Mounier del’autre bord, avec un aveuglement plus acharné encore quantaux réalités du communisme. Mounier tomba ainsi à la Libé-ration dans un paradoxe semblable à celui que souligne J.-L.Loubet del Bayle à propos des « héritiers de la Jeune Droite »à Vichy dans la nouvelle conclusion mise à jour de ses Non-conformistes des années 30 (Seuil, 2001, p. 482) : « vouloir réali-ser une révolution à finalité “communautaire” et non-étatistepar des moyens étatiques ».

C’est ce qu’a mis en lumière avec autant de pénétrationque de sens des nuances Véronique Auzépy-Chavagnac, dansune synthèse qui débouche sur ce simple constat : « Mounierest séduit par le souci de justice sociale qu’il sent dans le com-munisme, Fabrègues par l’ordre communautaire qu’il attendde Vichy » ; dans les deux cas, « les milieux de pouvoir danslesquels ils s’introduisent pour faire progresser leurs idées lesenglobent dans leurs querelles » et « en déforment le vérita-ble enjeu » chrétien en le faisant passer au filtre de la justifi-cation politique (p. 404). Ceci soulève la question de savoirs’il y avait moyen pour un chrétien de se faufiler entre lesmailles de ce piège. En guise de réponse, rappelons pour finir

Comptes rendus

vances d’intellectuels catholiques à un moment où elles n’ontjamais été si proches. En effet, puisque la IIIe République semontre aussi incapable de faire face au péril imminent qu’in-digne de lui survivre, elles réclament toutes deux une Révo-lution nationale pour changer le régime avant qu’il ne soittrop tard, donnant ainsi à la France une chance de tenir tête àl’Allemagne et de préserver la civilisation occidentale de labarbarie. Conçue avant la guerre pour lui faire halte par unevictoire militaire et morale, la Révolution nationale naîtra plu-tôt dans le contexte de la défaite et deviendra peu à peu levecteur des pires démissions de l’esprit français, au grand damde maints de ses acteurs. Si Mounier et ses amis font un mo-ment de l’entrisme dans les nouvelles institutions culturellestelles que Jeune France (où lui-même lance les Maisons de laCulture), c’est non sans chercher à donner l’air de rien unetranscription personnaliste des slogans d’un régime dont ilscraignent certaines tendances dictatoriales, et à fortifier sousson nez des espaces de pluralisme et de réflexion doctrinale.Fabrègues quant à lui s’oppose à leur influence en s’appuyantsur « une droite dure qu’il sait avant tout patriote » (p. 347).Dans sa diatribe contre Mounier, Fabrègues estime alors que

parler de la liberté, même s’il s’agit de celle de la per-sonne humaine, n’est envisageable que dans le cadred’une nation unie et organisée. Dans les circonstancesoù se trouve le pays, la communauté personnaliste deMounier s’oppose à la communauté nationale que veutconstruire Fabrègues : disciplinée, soumise à une auto-rité soucieuse du Bien commun. (p. 353)

Ceci « place les institutions au centre du débat politi-que » (comme au temps où les sillonistes prônaient l’évolu-tion des institutions par une réforme morale et les maurrassiensla conversion morale par un changement d’institutions) entre« deux systèmes de pensée qui, pour s’appuyer sur la mêmefoi chrétienne, s’affrontent autour d’une vision plus ou moins

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qu’il reviendra à Bernanos de refuser la justification sous tou-tes ses formes en sacrifiant l’engagement militant à sa seulevocation de prophète (ainsi qu’il l’explique à Alexandre Marcquand celui-ci cherche à le gagner à sa troisième voiepersonnaliste fédéraliste), puisque cette figure estimée deFabrègues comme de Mounier sut renvoyer dos à dos les com-plaisances qu’ils ont chacun favorisées envers ces idoles del’Ordre social et de la Justice sociale auxquelles ont successi-vement sacrifié les intellectuels catholiques avant et après laguerre.

Christian RoyFacultés de théologie et de philosophie

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La Chaire pour le développement de la recherche surla culture d’expression française en Amérique du Nord

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Le prochain numéro de Mens, qui paraîtra auprintemps 2005, sera entièrement consacré à

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Actif depuis 1975, le CELAT se consacre à l’étude dela construction des identités individuelles etcollectives.Le CELAT compte 29 chercheurs d’une quinzaine dedisciplines, répartis dans 15 départements de 5universités (Université Laval, Université du Québecà Montréal, Université du Québec à Chicoutimi,Université McGill et Université de Montréal).Le Centre, ses équipes et ses quatre chaires derecherche du Canada offrent de nombreuses boursesà ses quelque 320 étudiants et chercheurspostdoctorants provenant du Québec, du Canada etde l’étranger.De plus, nous sommes associés :• au Musée de la civilisation (Québec) pour offrir

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