memoires roland habersetzer

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Roland Habersetzer

Il faut que je vous raconte... 1957-2007

Si tu peux supporter d'entendre tes paroles Travesties par les gueux pour exciter les sots Et d'entendre mentir sur toi leurs bouches folles Sans mentir toi-mme d'un mot... ( Rudyard Kipling)

(St-Nabor, t 2008. Copyright R.Habersetzer.CRB-Institut Tengu) N.B. Ce texte tant rdig en langue franaise, son auteur n'est en rien responsable des ventuelles traductions automatiques qui pourraient en tre faites.

SommairePages 1957-2007 : le temps de se souvenir... .................................................................. 2

SHU. Printemps. 1957-19661. 2. 3. 4. 5. 6. Deux rubans noirs .......................................................................................................... Pour un pantalon dchir ............................................................................................... Vaincre ou mourir .......................................................................................................... Trs bien, mais tout faux ... ....................................................................................... Ceinture noire ! .............................................................................................................. La section Karat du Strasbourg Etudiant Club : sur des chapeaux de roues... ............. 7 9 10 11 13 16

HA. Et. 1966-20001. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. Les annes hroques : de stage en stage... de livre en livre... ....................................... 25 Et tu ne cracheras pas la face de ton arbitre... ............................................................. 30 Et ce fut Budo Magazine ! ....................................................................................... 34 1973 : le grand tournant. ................................................................................................ 37 Le Centre Rhnan Budo : vers une nouvelle identit .................................................... 45 De stage en stage... de livre en livre... : l'affirmation d'une diffrence ......................... 56 Ronin : le chemin o il faut aller seul... ......................................................................... 69 Le Gala d'Arts Martiaux au Hall Rhnus Strasbourg .................................................. 73 1982 : le CRB devient Centre de Recherche Budo ! ............................................... 76 Japon 1982 : rencontres avec gens de qualit ! .............................................................. 77 1983 : on eut aussi droit au...Couloir de la Mort !!! ...................................................... 81 Les feux de l't... .......................................................................................................... 84 Ouverture l'Est.............................................................................................................. 99 1990-1992 : remous et tentative de dstabilisation ........................................................ 103 Ronin-infos , Dento Budo Dojo, et nouveau souffle... ............................................. 113

LI. Automne. 2000-... ?1. 2. 3. 4. 5. Prise de conscience du temps qui passe... ...................................................................... Tengu-no-michi : jusqu'au bout de l'art martial ............................................................. 2004-2008 : le dernier virage ......................................................................................... Regards sur le CRB ........................................................................................................ Droit devant. c'tau bout ... ! ....................................................................................... mditer... 125 130 137 145 150

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1957-2007 : le temps de se souvenir...Au bout de ces 50 annes de tribulations diverses sur la Voie du Budo, il me vient surtout l'esprit que... le temps passe vraiment trs vite ! Et puis aussi que, plus il passe, plus il a l'air d'acclrer encore... C'tait... hier que j'ai commenc la pratique des arts martiaux ! Depuis, je n'ai jamais pris le temps de regarder en arrire, pensant que le plus important tait encore devant moi. Ce qui n'est plus tout fait le cas aujourd'hui. Car, tout de mme... un demi-sicle (et dj un peu plus, lorsque j'cris ces lignes). Il faut que je devienne raisonnable... C'est que ma vie Budo , donc ma vie au quotidien, n'a jusqu' ce jour jamais ressembl un long fleuve tranquille ! Et avant que je ne puisse plus tre en mesure de le faire, je voudrais vous en parler un peu... C'est Jean Claude Bnis, l'un de mes proches Yudansha, qui a eu finalement raison en russissant me convaincre de me pencher ds maintenant sur quelques souvenirs surnageant toujours avec prcision de tout ce temps, et dont certains pourraient tre, quelque part, intressants pour les plus jeunes, qui aimeraient comprendre ce que fut une poque rvolue (o les arts martiaux taient fort loin d'tre mdiatiss comme ils le sont aujourd'hui, o l'on ne commenait pas la pratique du Judo l'ge de 6 ans, et o, en particulier, le mot de Karat tait inconnu de tout le monde !), ou pour les plus gs, qui auront plaisir s'en souvenir avec moi. Je me suis donc dcid vous dire comment toutes ces choses se sont passes pour moi, qui ont fait de moi l'un des plus anciens karatkas de ce pays. Je veux dire, l'un des plus anciens qui pratique toujours et encore... (avec l'intention de continuer le plus longtemps possible !). Sans aucun mrite que d'tre rest accroch une ide, et une envie, de dpart. Et, tout naturellement, parce que j'ai encore la chance de vivre. Non pas, donc, que je me croie personnage donner quelque leon en quoi que ce soit qui que ce soit, ou dont la vie est plus intressante que celle d'autrui (je n'aurai pas cette outrecuidance), mais parce que je crois que toute mmoire et savoir-faire mritent de rester accessibles quelque part, pour le cas o, un jour, il faudrait rappeler certaines vrits... Voici simplement quelques tmoignages en toute transparence, que je voudrais retenir parmi tant et tant d'autres anecdotes ( !), avant que les choses ne s'altrent, naturellement, ou continuent d'tre consciemment dformes par certains (qu'elles n'arrangent peut-tre pas. Mais tout finit toujours par se savoir un jour ! ) : tout ce que je compte crire ici est facile vrifier (bien sr !) dans mes archives, photos, films, lettres venues de partout et classes par anne... Il y en a qui seraient tonns de la dimension de mes cartons d'archives... Il ne s'agit srement pas de rvlations ( !), encore moins d'une volont de rglements de comptes de ma part (qui me seraient faciles). C'est juste que j'ai envie de tmoigner de mon temps. De me remmorer ces temps de mon printemps, de mon t, de mon automne, toutes les couleurs de ces saisons, avant le dbut de mon hiver. Cela doit videmment tre l'ge... Ce qui est assez dprimant, de fait, mais il ne faut pas s'arrter cette... impression, je sais ! C'est que tout (ou presque, la mmoire tant parfois slective pour certains pisodes...) est encore si prsent dans ma mmoire, avec tant de visages, de rencontres, de couleurs, de bruits, d'affrontements et de rires, d'espoirs et de dceptions, d'amitis et de trahisons, de promesses non tenues, de temptes affectives. On ne peut videmment tre apprci, encore moins aim, de tout le monde. Je sais que ma passion quasi obsessionnelle pour la Voie martiale, ds le premier jour, m'a fait apprcier, parfois aimer, parfois dtester, sans que je comprenne toujours pourquoi. Elle m'a permis mon tour d'apprcier, d'aimer, de me dtacher... comme il arrive tous ceux qui vivent une passion qu'ils essayent de partager sans nuance. Rien que de trs banal. Si je veux vous en parler ici, ouvertement, en toute franchise, ce n'est srement pas parce que je crois mon exprience unique et digne d'tre connue la ronde. Mais... c'est la mienne et c'est encore moi qui peux en parler le mieux ! Or je crois qu' trop laisser les autres s'en accaparer le droit (mais si, mais si, tant de choses sont racontes sur moi, la plupart du temps d'ailleurs par des gens qui ne m'ont jamais approch...), rumeurs et mensonges finissent par devenir vrits. Manque de chance pour ceux qui s'y essayent : je suis encore l pour prciser ou dmentir... preuves l'appui, donc, pour ceux qui tenteraient quand mme de revisiter l'Histoire en catimini... ! Je refuse laisser dire, ou laisser se dire, autre chose que ce qui a vraiment t. Voici donc ma vrit, que je veux crire ici avant que le temps ne la dforme. Et tant pis pour ceux qu'elle peut encore gratigner... CRB - Institut Tengu

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Mais avant tout, un point doit tre tout fait clair : je n'ai jamais fait de l'enseignement des arts martiaux, Karat et Taichi en particulier, un mtier. Ce que peu de gens ont compris. Peut-tre parce que c'tait incroyable... J'avais dj fait le choix d'tudes universitaires pour devenir professeur d'histoire et de gographie (mme pas de sport !) lorsque me fut dlivre la ceinture noire en 1961, ce qui n'a rien chang mes intentions. Simplement, ce que j'ai ressenti alors comme une responsabilit, m'a oblig un surcrot de travail dont on a peu ide, pour mener de front mon mtier tout en me donnant les moyens de communiquer ma passion travers quelques 75 livres, des dizaines d'articles et un nombre de stages et de confrences en France et dans le monde que je suis incapable de compter aujourd'hui. Des dizaines de milliers de kilomtres en avion, par le rail ou sur la route, avec des dparts dans la nuit, des retours dans la nuit... pour retrouver sans transition mes lves au lyce ds le lendemain (en reprenant un sac rempli de cours prpars bien l'avance pour pouvoir faire face au programme du jour du retour : j'ai toujours su m'organiser !). Sans jamais permettre mon corps de rcuprer. Quand il m'arrive de prendre le temps, enfin, de tourner quelques pages de mes albums photos, certaines annes me rappellent que mes engagements ici et l furent proprement stupfiants de densit dans leur accumulation. Au point d'infliger tout ce temps ma famille une vision quotidienne et sans retenue d'une passion dvorante, que mon pouse et mes deux enfants n'ont pu que subir. Oui, j'ai pratiqu, enseign et port la parole martiale , sans rserve, sans retenue, en tant que non professionnel, partout o j'en ai eu l'occasion. En amateur passionn et libre, au sens noble du terme. Simplement par conviction, avec un engagement total et sans compromis, sans spculer sur une quelconque valorisation de tant d'efforts. Je n'ai eu ni titre ni mdaille, que je n'ai jamais sollicits. J'ai toujours voulu permettre d'autres l'accs la passion qui motivait ma dmarche, partager au fur et mesure que j'apprenais moi-mme. Divulguer, vulgariser, oui, quoi de plus noble et de plus dfendable ? Je crois que la seule faon d'tre vraiment fidle ce que l'on a reu, et aim recevoir, c'est de le transmettre... Je suis de ceux qui sont fidles. Avec la force minrale du monolithe mme balay par la tempte. Alors, j'ai crit, tant et tant, pour partager avec les autres. Avec une ferveur qui tenait, je l'avoue, d'une espce de rage de faire vite et bien... J'ai toujours eu ce sens du temps compt... Tout cela est dans ma nature mme d'enseignant. Mais aujourd'hui, j'ai l'impression trange de me rveiller d'un long rve trs agit, et il m'arrive de promener diffremment mes yeux sur un monde que je n'ai pas toujours pris le temps de voir changer, avec cette question nave : Qu'est ce qui s'est pass.... ? . En relevant depuis ces derniers temps (un peu) la tte du guidon, je dcouvre un monde, martial en particulier, que je ne voulais pas, et qui me dsole... Moi qui pensais que l'on pouvait duquer par la pratique martiale ! ! Si, dans cette hte et cette volont de bien faire, certaines erreurs ou imprcisions ont pu se glisser dans mes premires publications, cela n'a t que parce qu'en ces temps l, dans les annes 1960 et 1970, il n'y avait ni internet ni DVD profusion, qu'il fallait rassembler les informations avec infiniment de patience et de soin, et souvent sur place, auprs de gens qui, je dois aussi le dire, ne mesuraient pas toujours la porte de ce qu'ils avanaient (lorsqu'ils ne racontaient pas n'importe quoi, rfugis derrire leur statut d'expert ou de matre parce que, simplement, ils taient japonais ou chinois, et qu'ils ne voulaient pour rien au monde avouer leur ignorance...). En ces temps pionniers donc, o l'information croise n'existait pas, o l'on voyageait beaucoup plus difficilement, et o certaines portes ne s'ouvraient pas aussi facilement qu'aujourd'hui, j'ai pu certes transmettre en toute bonne foi quelques unes des erreurs que l'on m'avait fait prendre pour vrits. Il est facile de me faire ce procs aujourd'hui ! Je sais que certains n'ont pas hsit... Mais en dehors de ce que j'crivais en ces temps lointains, qu'y avait-il d'autre pour tancher la soif de tant d'amateurs d'arts martiaux en Europe.... ? Avec les annes cependant, et assez vite, j'ai continu glaner avec plus de circonspection, pour le plus grand bien de mon esprit cartsien. Et c'est bien cet esprit critique, de plus en plus afft et impitoyable (certains me le reprochent aujourd'hui ! !), qui a fini par donner naissance au milieu des annes 1990 un concept que j'ai nomm Tengu , dans le cadre d'une voie que j'ai appele Tengu-no-michi (une appellation dont le Bunkai est clair pour qui a un peu de culture et qui peut se douter des phases par lesquelles j'ai d passer, lorsque ce qu'il m'tait donn de voir auprs des acteurs ( !) du monde CRB - Institut Tengu

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martial me laissait soudain confront de grands moments de solitude et de doute). Oui, aujourd'hui, je me souviens de ce qu'tait le martial il y a encore 40 ans, et ce qu'il tait en mesure de promettre ceux qui avaient choisi de le pratiquer avec ferveur. Mme si, dans mon enthousiasme, j'en ai droul ( travers mes crits et mes enseignements) des tapis rouges , des acteurs auxquels je fis aveuglment confiance simplement parce qu'ils venaient d'ExtrmeOrient ! Et qui, je le vois enfin aujourd'hui, n'ont fait pour la plupart que rcolter sur fond de notre navet et notre bonne foi, en oubliant de rensemencer... Et je me demande si je n'ai pas rv ce temps...ou simplement rv pendant tout ce temps coul depuis, autiste dans un monde que j'aimais. Look what they did to my song, Ma.... ( Vois ce qu'ils ont fait ma chanson, m'man... ) chantait dj une clbre ballade amricaine dans les annes 1960... Aujourd'hui elle revient dans ma tte... Elle sonnait bien aussi, ma chanson moi, ces annes l... Dur, le rveil en 2008... J'ai choisi d'assumer sur plusieurs fronts pendant les 40 ans de ma vie professionnelle : ma famille, mes classes Terminales au Lyce d'Obernai, prs de Strasbourg, mon dojo jusqu' tard le soir plusieurs fois par semaine, les stages samedi et dimanche (et en plus, assez systmatiquement, pendant mes vacances scolaires), les livres, les dessins (des dizaines de milliers de bonshommes aux ceintures noire ou blanche..., l'encre de Chine, dessins avec une petite plume sur du papier calque) et les photos, que je dveloppais moi-mme tard dans la nuit, sans jamais avoir pris le temps d'installer une vraie chambre noire, pendant que mon pouse, nos enfants couchs, frappait dans la pice ct mes textes (souvent illisibles tant j 'crivais vite) la machine crire (comment vous expliquer : cette machine qui faisait encore beaucoup de bruit, dans laquelle il fallait insrer des feuilles de papier et des papiers carbones pour avoir des doubles, pas le confortable traitement de texte sur ordinateur...). Et cela repartait tt pour tous les deux le lendemain matin. J'oubliais : tout en rnovant et entretenant une grande maison, avec un grand jardin, o poussaient beaucoup d'arbres envahissants et beaucoup d'herbe, avec des hivers o tombaient encore deux mtres de neige sur un (long) chemin rural qu'il fallait dblayer la pelle avant le lever du jour pour atteindre la route et pouvoir rejoindre le travail... Quand il ne fallait pas recommencer le mme soir. Cela m'a toujours amus d'entendre certaines personnes me parler de musculation, puis de fitness... Moi, je faisais du karat toute la journe, et pas seulement au dojo, quand je n'en rvais pas la nuit, rong par mes courbatures. J'oubliais, encore : j'ai eu, aussi, pendant 18 ans, des responsabilits municipales importantes dans mon petit village de StNabor, ce qui impliquait dplacements et runions supplmentaires o les soucis taient trs diffrents de ceux de mes proccupations martiales quotidiennes... Un rythme de folie, une obstination qu'aujourd'hui je reconnais comme compltement dingue , pour assurer une production de niveau artisanal qui a tout de mme donn des ouvrages qui ont voyag travers le monde et amen plus d'un (peut-tre vous-mme) dcouvrir le Budo japonais puis le Kung-fu chinois... Tout en m'entranant, pour tenter de progresser aussi toujours un peu plus. On appelle cela se dpenser sans compter ... Mais, comme on dit, j'ai pas mal tir sur la corde... Je peux en parler, et tout cela en ayant eu pour seul encouragement l'audience de mes livres, et parfois, quand mme, le contact rassurant avec quelques lecteurs qui me disaient tout simplement merci pour tout ce travail (et cela arrive encore aujourd'hui). Tout cela sans aucun soutien (le moins que je puisse dire) de la part de personnes et d'instances infodes une fdration qui tenta de me marginaliser ds lors que j'avais choisi d'aller mon propre chemin en 1974, en crant le Centre Rhnan Budo (devenu par la suite Centre de Recherche Budo ), libre de toute attache fdrale et orientation sportive. Mes livres avaient quand mme commenc faire le tour du monde, dans lesquels j'expliquais ma conception d'un art martial traditionnel, avec une passion qui a amen tant de gens les pratiquer aussi (et qui, soit dit en passant, ont rejoint sans se poser de questions les rangs de fdrations dont je me dmarquais... Au final, qui a profit de qui ?). Envers et contre tout, je vous dis... J'avoue que lorsque je regarde par-dessus mon paule, je suis, tout de mme, un peu fier de tout a. Je ne devrais pas ?

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Aujourd'hui, l'heure de l'informatique, quand je vois les procds d'impression modernes qui n'en finissent pas d'voluer, je crois avoir connu le Moyen ge ! Les nouvelles gnrations ne peuvent mme pas se reprsenter ce qu'tait, par exemple, le travail de ralisation d'une couverture couleur o rien ne pouvait se faire par ordinateur (une incrustation de titre, ou un fond, un dtourage, etc.) et pour laquelle l'diteur demandait que lui soit fournie une diapo utiliser telle, (avec mme la place prvue pour les titres...). Lorsque nous prenions la voiture pour partir en vacances en famille (cela arrivait tout de mme !), une partie du coffre tait encombre de keikogi, d'armes de kobudo, de matriel photo... Pas un jour de vacances o, entre deux jeux avec les enfants, je ne notais rien sur un carnet qui ne me quittait jamais. Ce n'tait rien que d'avoir des ides la pelle, encore fallait-il leur donner corps, les confronter, les coucher sur papier, les illustrer. Un projet de livre succdait un autre, et je prenais peine le temps de feuilleter un ouvrage qui venait de paratre, que j'avanais dj dans la documentation du ou des suivants... Peu de sorties, peu de vie sociale, des passages Paris, au temps de mes responsabilits fdrales, rduites au minimum... C'est vous dire. Quant rpondre la question qui me fut souvent pose : Comment avez vous fait tout a ? ... Je ne sais pas... j'ai fait, laiss faire... J'ai mis un pied devant l'autre, et j'ai avanc, sans regarder en arrire, ni mme autour de moi (ce qui est plus critiquable, s'agissant des consquences sur ma famille). Ce qui me parat certain, c'est que je n'aurais pu mener bien le quart de ce que je voulais faire si je n'avais pas eu la chance de vivre loin des cercles parisiens, oubli tranquille dans mon petit village alsacien blotti tout contre la fort de sapins du Mont St Odile, o je grais mon temps comme je l'entendais. Une fort dans laquelle je prenais parfois, quand mme, le temps de me promener (en rflchissant bien sr au livre suivant...). Cette retraite a abrit une invraisemblable quantit de travail (que je peux opposer d'entre de jeu ceux qui tentent ici et l de discrditer un bilan final qui les gne d'une manire ou d'une autre). Mais bon, c'est fait. Personne ne regrette rien. En fait, pour mon pouse, je ne sais pas vraiment... Ce que je sais, c'est que sans son soutien indfectible et efficace depuis la toute premire heure, je me serais probablement perdu dans tant d'preuves et tant de piges sur ce long parcours. Et si elle m'a assur ce soutien, ce n'tait srement pas par passion des arts martiaux (ce n'est pas le monde de sa sensibilit) mais par respect de la parole donne il y a 45 ans lorsque j'ai voulu lui faire comprendre que jamais je n'arrterai cette passion-l, et qu'elle a accept le deal et le challenge... C'est encore plus exemplaire, non ?... Sans doute ne pouvait-elle vraiment prsager alors de l'ampleur de cet engagement, mais elle a toujours assum mes cts. Je peux vous dire qu'aujourd'hui, l'ge de 66 ans, j'ai une petite ide des directions dans lesquelles s'est vapore mon nergie vitale... Il y a mme des jours, je l'avoue, o je me pose quelques questions sur tant de lgret dans cette gestion de cette quantit de ki qui m'a t confie. Que faire d'autre maintenant que d'esprer que certaines de ces directions en valaient tout de mme la peine ? En aurai-je quittance un jour ?

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Bref, puisqu'il est l'heure et que j'ai l'ge, il est temps de me souvenir un peu avant que tout ne s'efface dans ma propre mmoire. Tout est encore tellement l ... Bien entendu, comme on dit, toute ressemblance avec des personnes ou des situations ayant exist (ne) serait (pas) purement fortuite ... ! Cependant, je ne citerai de noms que pour ceux dont je sais qu'ils sont rests des amis, ou dont je n'ai gard que de bons souvenirs, ou qui ont t un temps trop proches pour tre aujourd'hui ramens de simples initiales... En souhaitant pour ces derniers, au nom de l'amiti passe, que mes souvenirs ne les indisposent pas trop.... Pour d'autres, qui furent galement proches mais dont je suis en droit de penser qu'ils prfrent ne mme plus tre voqus, voir la manire dont ils ont prfr disparatre de ma vie (je ne sais, pour la plupart, ce qu'ils sont devenus), voire de la scne mme des arts martiaux, ou d'autres encore dont je tairai les noms par charit, je respecterai l'anonymat. Et pour beaucoup, beaucoup d'autres, je prfre mme ne plus m'en souvenir... Je n'ai pas crit ces pages pour nuire quiconque, en aucune manire. Au mieux, inciter gentiment quelques uns de ceux qui sont voqus dans ces pages revoir leurs propres souvenirs en y mettant quelques bmols... Je ne veux engager aucune polmique. Pas de temps pour a... jamais eu de temps pour a ! Je sais bien que, s'ils me lisent (je sais pertinemment qu'il y en a qui le feront trs vite...), ils se reconnatront dans certaines descriptions trs prcises... Tant mieux. C'est aussi fait pour... Peut-tre se regarderont-ils diffremment le matin dans leur miroir, aprs avoir pris dans ces pages connaissance d'une autre vrit que celle qu'ils tentent parfois de diffuser aujourd'hui (mais peut-tre leur mmoire leur fait-elle rellement dfaut... ? Piqre de rappel, dans ce cas...). Ce sera leur problme. Mais si, d'aventure (magie de l'internet !), certains lecteurs de ces pages auraient eu plaisir s'y retrouver, et qu'ils auraient envie de me dire en toute amiti ce qu'ils sont devenus, c'est avec une joie profonde que je recevrais de leurs nouvelles ([email protected]). Faire un bilan, aprs 50 ans de tribulations sur la route, peut s'interprter comme un stade d'arrt. Ce n'est aucunement mon intention. Je dsire juste ralentir, oui, car cela est devenu ncessaire. Je me suis enfin rendu compte que je ne pouvais avoir raison contre tout le monde. Car si ce tout le monde se contente du ple reflet qui subsiste aujourd'hui de l'art martial d'origine (avec ses finalits d'efficacit dans la vie relle et de perfectionnement intrieur de l'Homme en qute de sagesse), c'est que c'est moi qui ne suis plus dans mon temps. Je ne dis pas que ce tout le monde a raison... Mais si, envers et contre tous les signes de ce temps, je m'acharne encore vouloir convaincre (un public qui n'en n'a plus rien faire...) qu'il peut y avoir autre chose dans la pratique que ce que celle-ci propose en ce dbut de sicle, faite de mousse et de course l'ego, c'est moi qui ai tort de m'acharner... Et avoir raison trop tt ne m'apportera rien non plus que de dilapider encore plus vite ce qui me reste d'une nergie si longtemps dj mise au service de tout le monde. Le temps passe, la vie s'coule, avec l'impression de travailler toujours plus et plus vite, alors que les objectifs de mes efforts se drobent sans arrt, se perdent dans un brouillard de plus en plus pais enveloppant les jeunes gnrations de pratiquants qui ne peuvent plus et ne veulent mme plus savoir comment les choses pourraient tre autrement (ils ont dj compris, plus vite que ceux de ma gnration, que la vie est, vraiment, courte, et qu'il ne sert rien de se la compliquer !). Sur fond d'intrts qui crasent avec la force d'un bulldozer les derniers discours, drisoires parce qu'touffs, de quelques anciens qu'il est si facile d'isoler dans un contexte o le culte du corps, le vedettariat, la performance, la comptition, l'acharnement riger en principe de vie (et pourquoi pas encore en valeur ... ? !) la confrontation entre les uns et les autres, les pouvoirs d'argent et le ludique (ce qui n'est pas tranger ce qui prcde), l'cume des choses, sont rois. Tout cela n'a jamais t mon monde. Et mme si le monde change, rien ne m'oblige changer avec ce monde o je ne me reconnais plus. Il n'y a d'ailleurs plus qu' laisser faire le temps, et les responsables des nouvelles orientations martiales ne seront plus ennuys, mme de trs loin, par des discours comme le mien... Les loups guettent la lisire du bois. C'est qu'ils en sortent mme, enhardis par le manque de ractivit, pour ne pas dire la lchet, ambiante d'un troupeau si efficacement encadr... Curieuse impression tout de mme, l'aube de mon hiver... pour quelqu'un qui a enseign toute sa vie le sens de la raison et la tolrance, et aussi l'esprit de rsistance ds lors que les fondamentaux de l'humanisme sont menacs. CRB - Institut Tengu

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Qu'aurais-je pu faire de plus, mon modeste niveau ? L'homme noble comprend les signes du temps et prfre s'abstenir : continuer apporte l'humiliation , dit le Yi King chinois. Et encore : Savoir se suffire exempte de revers. Savoir s'arrter prserve du danger et permet de durer longtemps . Je dois l'admettre, enfin. Sans regretter le long dtour. Mais aujourd'hui le temps est venu de m'enseigner moi-mme ( Il faut d'abord enseigner aux autres, ensuite s'enseigner soi-mme crit Zao Bichen). Avec la dtente intrieure que permet, enfin, la sortie de tout ce stress, force de toujours vouloir bien faire, pour tout le monde... Look what they did to my song, Ma..... ... Tant pis ! Ce n'est plus mon problme. Je me suis enfin donn la libert de me dtacher de l'arne. Mme s'il y a encore des jours... Mais cela finira par passer. Il le faut. Je le veux. Je reste videmment libre de continuer prfrer la chanson (d'poque), celle du temps d'avant qu'elle ne tourne au bruit (actuel). Encore une chose, avant de commencer feuilleter mes albums photos et les croiser avec les coupures de presse de l'poque, couvrant nombre de ces aventures (cela me permet d'avancer plus srement dans cette forme d'archologie) : en effet, en raison d'une disposition lgale interdisant l'utilisation de l'image d'une personne, mme pendant les activits d'une association, et mme sur une photographie de groupe, sans accord pralable de cette personne donn par crit, et ne voulant fournir de prtexte personne pour mettre en jeu la responsabilit civile et pnale de l'association (trop facile... et lorsqu'une image de stage regroupe une centaine de personnes... j'y passerais le reste de ma vie !), je me suis vu au regret de devoir retirer d'intressantes photos d'archives. Peut-tre qu'en effet tout le monde ne s'y serait pas reconnu avec plaisir... Je les conserve donc prcieusement comme pices conviction s'il s'avrait ncessaire de rafrachir quelques mmoires dfaillantes... Alors, bon entendeur... Du coup, le choix a t plus difficile, et c'est moi que vous verrez dfiler plus souvent dans ces pages ! Vous savez maintenant pourquoi. Avec quelques proches en qui j'ai toute confiance. Bien. Allez, il faut que je vous raconte... ! Rassurez vous, je ne vous raconterai pas ma vie (quel intrt, n'est-ce pas ?)... juste ma vie Budo , qui y tient tout de mme une place essentielle. Tout a commenc en 1957. Le dbut d'une sacre aventure, ma foi, dont j'tais alors loin d'imaginer qu'elle allait structurer mon existence... Voici comment les choses se sont passes. Savoir si je referais tout pareil aujourd'hui ? Avec le caractre que j'ai, les pulsions que je me connais, trs probablement... Pour les mmes satisfactions et les mmes dsenchantements...

SHU. Printemps. 1957-19661. Deux rubans noirsJ'ai dcouvert le karat par le judo... et le judo par le scoutisme. Quelque part, j'ai tir sur un fil... M'approcher de ce fil n'avait dj pas t une chose vidente, mon pre, qui avait ramen de la guerre un certain nombre d'impressions fortes (comment le dire autrement ?) et aussi de drapages de sant, refusa d'abord tout net que son fils porte une chemise brune en toile brute sur un short kaki et marche au pas derrire un quelconque fanion. Trop de souvenirs de la manire dont furent embrigads les jeunes outre Rhin, lors d'une priode encore trs prsente dans l'esprit des Alsaciens au dbut des annes 1950. J'avais essay d'argumenter de mille manires, rien n'y fit. C'est donc en secret, mais avec la complicit de ma mre qui avait connu le mouvement des Jeannettes dans son enfance, et grce l'amiti de Pierre Hinder (dcd depuis quelques annes) que j'organisais sur les conseils de ce dernier, dj responsable de patrouille la troupe scoute de Huningue (sud de l'Alsace, prs de la frontire suisse), une patrouille de foulards noirs avec quelques copains du coin. La formule me permettait de rejoindre le mouvement, et de participer aux activits de la troupe (lorsque j'arrivais m'clipser de chez moi...), sans y tre officiellement rattach, donc sans tre soumis aux contraintes rgulires des runions, sorties hebdomadaires, etc. CRB - Institut Tengu

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J'tais dj un Ronin alors que j'avais rv d'tre un Samura parmi les autres... (c'est bien aprs que j'y ai repens, ne sachant bien entendu cette poque strictement rien ni de l'un ni de l'autre. Au fond, y rflchir maintenant, je dois bien admettre que j'avais, sans en mesurer les consquences, opt pour un comportement rebelle qui sera le mme toute ma vie et dans lequel je me sens tout fait ma place aujourd'hui, plus que jamais d'ailleurs...). Nos foulards taient donc noirs, un signe distinctif que j'aimais bien finalement, et je donnais ma patrouille le nom de Elan (pour lequel je dessinais un superbe animal que ma mre ralisa en tissu et cousu, toujours en secret de mon pre, sur notre fanion !). C'tait parti... Je commenais tirer sur le fil... Comme mes amis, je voulais progresser, acqurir des talents, me rendre utile, sortir du cocon familial et tre par moi-mme. Cursus normal pour chaque adolescent. Je n'prouvais gure ce besoin de tuer le pre , je voulais simplement, trs fort, que le mien admette un jour que ce que je ralisais en dehors de son contrle mritait aussi considration et respect. Il fallait donc que je devienne quelqu'un ... ! Il fallait pour cela que je passe par des preuves. Qu' cela ne tienne : toute ma vie, chaque fois que je m'intressais quelque chose, cela tournait la passion, et je n'ai jamais fait les choses moiti. C'tait toujours fond . Je rservais mon argent de poche une seule chose : l'achat de livres sur le scoutisme (ils sont, videmment, encore dans ma bibliothque), carnets techniques mais aussi romans de la collection Signe de Piste des ditions Alsatia. Ah, les longs moments humer les livres du rayon jeunesse de la librairie Huffel, le soir en sortant de la classe, en attendant le tramway qui reliait la commune franaise de St-Louis, o tait mon lyce, la ville suisse de Ble o nous habitions alors, mon pre tant agent SNCF la gare (secteur franais) de cette ville (je passais la douane quatre fois par jour, matin, midi et soir). Imaginez, des livres imprims sur papier mat, pas trs blanc, dont il fallait couper la tranche des pages mesure qu'on avanait dans la lecture... Je dgustais, cahier aprs cahier, sans rien avaler de ma lecture. Les choix de titres taient douloureux (j'ai largement complt ma collection par la suite, pendant longtemps, mesure que je disposais de plus d'argent, et j'en possde bien une centaine aujourd'hui. Avec le vague espoir de pouvoir prendre un jour le temps d'en relire l'un ou l'autre, pour voir si la magie peut encore oprer. Mais non, je n'en aurai srement pas le temps, et puis, il y a un temps pour tout...). Un jour, je partis avec le titre Deux rubans noirs (noirs, encore...), de Pierre Labat, illustr par le talentueux Pierre Joubert, qui n'avait pas son pareil pour crer, dans ses dessins en noir, au trait fin et prcis, une ambiance, un mouvement, un visage de caractre, une motion. Dans le mouvement scout, ceux qui portaient le bret vert d'o pendaient deux rubans noirs dans la nuque, taient les raiders-scouts . Des gars qui allaient au charbon , s'engageaient partout o on avait besoin d'eux, faisaient des raids d'exploration, quips d'une connaissance et d'un savoir-faire impressionnants pour tout ce qui touchait la nature, la manire de s'y fondre et d'y vivre en en respectant faune et flore. Des gars costauds, quoi... Je voulais donc tre Raider-Scout ! L, ma mre ne suivit plus tout fait. Et si son garon se blessait avec un couteau, une hache, ou se brlait avec un feu... ? Moi, je baignais dans un rve. Mon ami Pierre m'avait fil un carnet de brevets (scouts), qu'il fallait matriser pour postuler au statut rv. C'est l que tout a commenc. Dans les dizaines de brevets (ou spcialits) proposs, j'en passais quelques uns (dans tout ce qui touchait la pratique de la nature) mais Pierre avait aussi le brevet sportif . Que je voulais donc aussi... d'autant que sur la page 73 de mon Deux rubans noirs (nous y revoil) un splendide dessin de Pierre Joubert illustrait un mouvement de judo pratiqu sur un tatami plong dans une ombre complice. Le texte, de la page d'en face, disait (sic) : ... au dbut les garons apprendront bien videmment le judo dans l'unique et barbare fin de s'assurer une supriorit toute physique. Mais peu peu, j'en ai la conviction, nous pourrons leur faire comprendre que ce n'est l qu'un but trs secondaire et qu'il s'agit pour eux d'une autre qute dix mille fois plus importante . Une qute... ah bon ? Plus loin : C'est pourquoi la pratique du judo est obligatoire pour tous les raiders... comme jadis pour les samouras... . Je ne savais pas ce qu'tait un samoura (Pierre non plus) mais nous avons tous deux commenc tudier des techniques de judo, avec un petit manuel, sur le plancher en bois du foyer de la troupe, derrire la Mairie de St-Louis. CRB - Institut Tengu

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Il en savait bien entendu dj plus que moi et je chutais assez lourdement sur le parquet. Pas de problme... Ce dbut d'aventure allait cependant s'arrter assez vite avec le dmnagement de mon ami Chalons sur Marne o il allait s'inscrire la troupe locale. Nous en avions pass des jeudis ( cette poque, les scolaires taient libres toute la journe du jeudi) construire des cabanes dans la fort, tirer l'arc, tudier les cartes topographiques avec nos boussoles, pister les animaux, et... terminer sur un entranement de judo. Je fus peu aprs reu mon examen (sans avoir encore vraiment t inscrit dans un dojo), en fait un niveau d'initiation quivalent une ceinture jaune. Je pus donc complter mon dernier brevet, mais Pierre parti, je n'avais plus de partenaire en judo artisanal (!). D'ailleurs, il y eut soudain beaucoup de travail la rentre de la classe de Premire. Je ne savais pas qu'un fait divers allait trs vite me faire trouver le chemin d'un vrai dojo.

2. Pour un pantalon dchirParmi les traits de mon caractre que l'on put qualifier trs tt d'agaants, il y avait, depuis mon plus jeune ge, le fait que... je voulais toujours avoir raison lorsque j'affirmais quelque chose (toujours de bonne foi !) et que mon argumentation, lorsqu'elle tait maladroite dans mon lan, se soldait souvent par la conclusion premptoire de c'est une question de principe (je me souviens bien de ma colre rentre lorsque, en classe de 6e dj, le prof de sport se moquait de l'homme aux principes ...). Bon. Je me doutais, plus que je ne savais, qu'un principe tait quelque chose d'incontournable et qu'il fallait se tenir droit derrire (j'avais entendu dire cela mon pre), mais il faut bien dire que, frle comme j'tais, je n'avais pas les moyens de ma politique, en-dehors d'une g.. toujours ouverte pour un rien. Pnible pour l'entourage, je ladmets volontiers. Je fus brutalement confront mon inefficacit lorsque, un soir d'automne 1957, la nuit tant dj tombe la fin des classes, je butais contre deux forts camarades de la classe suprieure qui attendaient de pied ferme l'homme aux principes pour les lui faire ravaler dans la gorge. C'tait en fin de journe au passage de la douane de Ble, juste aprs que je sois descendu du tram. Je ragis aussitt la provocation et fonais tte baisse vers ces grands gaillards qui voulaient m'interdire le passage. Choc contre un mur. Rencontre avec un destin... Pas de quoi tre fier du choc : je me retrouvais sans grande surprise sur les pavs, m'accrochais vainement (pour une question de principe...), pris encore des coups et me relevais enfin, les autres estimant que la leon avait suffi, avec un pantalon tout neuf svrement abm. La honte. Je me souviens de ce soir l la maison. L'incomprhension dans les yeux de ma mre, la colre dans ceux de mon pre. Je m'tais encore donn en spectacle ! C'est alors que les choses changrent vraiment pour moi. Mon pre dcida de me donner les moyens de ma politique ... Si tu veux absolument te battre, lcha-t-il soudain, il faut que tu apprennes . Yeux horrifis de ma mre. Je ne savais plus o me mettre... Et l, je trouve que mon pre fut juste et grand dans sa dcision ! Devant ma mine incrdule, il ajouta J'ai un collgue de travail qui est ceinture noire de judo. Si tu veux, je te prsente. S'il t'accepte, je suis d'accord pour qu'il t'enseigne . Je n'en avais donc pas fini avec le judo. Tout allait au contraire vraiment commencer. J'allais dcouvrir un vrai dojo, comme celui du dessin de Pierre Joubert ! Rendez vous fut pris et, les deux hommes devant une bire et moi timidement serr sur la chaise de la brasserie bloise (le Baselstab, toujours sur la place centrale) siroter une limonade, l'affaire fut conclue. D'entre, je fus bloui par l'assurance et la gentillesse de Paul Binot, 3e Dan (c'tait quelque chose l'poque), qui disait son intrt pour la dmarche de mon pre, son ami. Je pouvais commencer ds la fin de la semaine. Mon pre me prta son vlo pour rejoindre le dojo du Judo-club (Kano) de Huningue, quelques kilomtres de parcours urbain, la petite ville alsacienne tant limitrophe de la grande ville suisse. Il faisait nuit. Je dois dire que je n'en menais pas large lorsque je descendis la premire fois les marches d'un escalier qui menait au sous-sol du btiment o se trouvait le dojo, et d'o montait l'odeur caractristique des tatamis l'ancienne. Mais le matre des lieux m'accueillit avec une grande gentillesse, qui me mit en confiance, ce qui conditionna d'emble ma rgularit et mon ardeur m'entraner. Des mois qui suivirent, je me souviens de deux CRB - Institut Tengu

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choses, trs prcisment : que je fus blouis par la technique de Mario, ceinture marron, l'assistant de Monsieur Binot, efficace avec le sourire et la modestie en prime, et que j'y dcouvris rapidement le ju-jitsu, autre tape dterminante dans ma pntration progressive dans le monde des arts martiaux. Je ne sais mme plus si le terme de Budo tait dj utilis dans le petit monde o, malgr mes courbatures des lendemains (mais j'tais si fier auprs des copains de classe, qui commenaient me laisser tranquille... mesure aussi, je dois dire, que j'voluais vers une plus grande discrtion dans mon comportement...), je commenais me sentir vraiment bien. Je crois que non. Et puis, un soir, ce fut la rvlation. Monsieur Binot (personne n'utilisait le terme de matre , et c'tait trs bien ainsi) fit tirer les petits rideaux pour occulter les larmiers qui donnaient au ras du sol l'extrieur, sur la place d'o des jeunes venaient parfois observer nos entranements, arrta le randori de judo et fit une dclaration assez solennelle. Il nous dit que le judo, c'tait un sport, et qu'il n'y avait aucun problme regarder ou pratiquer ce sport. Mais que ds lors qu'il allait s'agir de jujitsu on entrait dans le domaine des applications relles des techniques de combat, et que ceci devait tre rserv ses lves judokas. Cela m'avait frapp, sans que je puisse encore deviner la nouvelle tape que je venais de franchir dans ma tte... Je me souviens bien de ce mouvement qu'il nous dmontra sur Mario, avec un Shuto (sabre de main) la gorge de l'agresseur, suivi d'une projection blouissante et bruyante. Je dcouvrais qu'une confrontation pouvait se faire d'une manire autrement plus pointue que nos coups de poing autrefois donns l'aveuglette dans la cour de l'cole (on ne connaissait alors rien des coups de pied, et l'ide de frapper un camarade du pied, mme si on lui en voulait beaucoup, ne venait l'ide de personne : autres temps...) avant que d'agripper pour lutter au sol pour y obtenir soumission, taient bien maladroits rapport ce que pouvait connatre un expert de judo-ju-jitsu (on disait plus couramment jiu-jitsu). Ce soir l, je venais de tirer un peu plus sur le fil... convaincu dsormais que c'est ce que je voulais vraiment, dmonstration aprs dmonstration de Monsieur Binot. Le judo sportif ne prsentait plus, en soi, aucun intrt pour moi. C'tait sa source que je voulais maintenant remonter.

3. Vaincre ou mourirJe m'abonnais assez vite la Revue du Judo Kodokan , dite Paris par un certain Henri Ple, en fait une traduction de la revue japonaise, crite par des spcialistes de la maison du fondateur Jigoro Kano, dont les analyses et conseils taient trs prcieux pour qui voulait progresser au-del de quelques succs phmres lors des shiai (comptitions ) des dimanches matins... Je dcouvrais aussi qu'il y avait au Japon un judo dont les mouvements se classaient autrement que dans la mthode Kawaishi , qui tait alors suivie dans les dojos franais (et que j'aimais bien d'ailleurs, car elle intgrait bien mes yeux l'ide d'une progression avec des sortes de balises chiffres ...). Comme il est bien connu, lorsque la passion monte en Dbuts en Judo au Dojo J. Kano de Huningue, 1957 soi, on ne compte plus ! La revue tait trimestrielle, et je la dvorais, mme si je ne pouvais tout comprendre, bien sr. Ses auteurs taient prestigieux, j'y dcouvrais lentement des pans d'histoire du judo et du ju-jitsu (quelques anciens du dojo se moqurent de moi en disant que j'intellectualisais trop... : un reproche qui m'aura coll la peau toute ma vie). Des histoires de dojo aussi, dont les fameuses aventures de Sugata Sanshiro. Tout un monde se dcouvrait. Puis, un jour, l'abonnement arriva avec un supplment de quatre pages, tir part (il sera incorpor dans la revue par la suite), combinant Budo Presse et le Bulletin officiel de la Fdration Franaise de Boxe Libre et de Karat (FFBLK), gr par H.D. Ple lui-mme, o il tait question de l'existence de plusieurs arts martiaux japonais qui constituaient le Budo. J'y lisais pour la premire fois le mot ... Karat , et qu'il s'agissait d'une forme de boxe sans relation avec le judo. CRB - Institut Tengu

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C'tait en 1958. J'y dcouvris dans le numro d'automne de l'anne suivante une photo qui me laissa rveur, accompagne du titre Des mains travailles ! , montrant des mains dformes par des kento sur lesquels on frappait encore avec un marteau ! Impressionnant. C'tait donc cela, une arme naturelle ... (oserais-je l'avouer : en 1973, lors de mon premier voyage au Japon, je scrutais la drobe, et en vain, les mains des hommes dans le mtro, m'imaginant que, forcment, j'allais reconnatre de nombreux karatkas...). Evidemment, je voulus en savoir plus. Ma bibliothque s'enrichit aussitt de livres que j'appellerais aujourd'hui livres cultes , tant ils me semblaient contenir la quintessence de ce que je voulais dcouvrir plus avant. Celui qui m'interpella le plus fut incontestablement le petit fascicule Vaincre ou mourir, ou l'esprit et la technique du Karat-do, l'invulnrabilit mains nues , crit par H.D.Pl (1955. Il est encore rdit par Budo Editions). Ces 32 pages, petit format, furent le vrai dclic. Vaincre ou mourir , la dfinition d'un enjeu qui me semblait la hauteur des efforts auxquels tout mon corps et tout mon esprit voulaient se soumettre, comme la rponse un dfi lanc l'adolescent qui secouait lentement mais srement l'enveloppe d'une enfance chtive (ma petite enfance fut maille de divers problmes de sant, et je ne fus jamais bien pais ... D'o l'incomprhension familiale ds lors qu'on y dcouvrit mon intrt pour un sport de brute , malgr mes tentatives pour essayer d'expliquer ce qui pouvait se trouver derrire la gestuelle. Mais le savais-je bien moi-mme ? Il faut dire que l'auteur du petit livre le suggrait si bien...). J'acquis dans la foule le second livre de Henri Ple, ABC du Karatdo, boxe libre japonaise, dfense invincible (1957), dj nettement plus riche en forme d'assauts (kumite), superbement illustrs par Emile Guillo (il y avait aussi un petit chapitre consacr la manire de s'entraner seul, ce qui me parla beaucoup, car personne, ni en Alsace ni en Suisse n'avait encore entendu parler de cette forme de combat qui n'tait apparemment enseigne qu'au 34 de la rue de la Montagne Ste Genevive, Paris). Le ABC de self-dfense, les secrets du Karat-do de Robert Lasserre (venant aprs son ouvrage Atmis et Jiu-jitsu ), paru la mme anne, vint renforcer ma dcision. En 1960 parut la premire dition (couverture bleue) de Karat par l'image de H.D. Ple, alors 3e Dan de karat, o je pus voir pour la premire fois quoi pouvaient ressembler ces fameux katas (description des 5 katas de Heian, le 5e tant dmontr par l'auteur lui-mme en hakama, ce qui lui donnait un look de kata suprieur !). Je m'tais dj beaucoup entran (dans ma chambre ou sur la terrasse de mon immeuble, l'abri des regards perturbants, tout en poursuivant au dojo de judo de Huningue), mais, videmment, il restait un pas dcisif franchir. Je le fis cette anne l, quelques semaines aprs avoir pass mon Baccalaurat en Sciences Ex. Mais ce ne fut pas une mince affaire.

4. Trs bien, mais tout faux ...J'avais vu Paris deux ou trois reprises dans mon enfance, au cours de vacances en famille. Lorsqu'en ce mois de juillet 1960, jeune bachelier, je m'ouvris de mon projet mon pre (par lequel je disposais de billets de chemin de fer gratuits... lment dcisif du projet !), ce fut d'abord un refus sans appel. Que pouvais-je aller faire Paris, seul, sans point de chute ?... Aucune discussion ne permettant d'voluer sur le sujet, je sortis alors ma carte matresse : un bristol en-tte de la FFBLK, sign par son Prsident Henri Ple (en rponse une lettre que je lui avais adresse au printemps. Je n'ai jamais oubli l'importance de ce bristol : du coup, j'ai moi-mme toujours rpondu aux courriers qui m'taient adresss, quel que soit l'ge de mes lecteurs...) qui m'invitait trs simplement venir le voir chez lui, rue de la Montagne Ste Genevive, pour parler du karat.

3e Kyu de Karat ! Enthousiasme et dfauts techniques...

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Et a a march. Mon pre, tout de mme impressionn, finit par accepter (ce qui reste encore aujourd'hui un mystre pour moi...). Ma mre ne dit plus rien... Je venais tout de mme de russir mon Bac ! C'est ainsi que je dbarquai Gare de l'Est vers midi et entamais mon plerinage... Il faisait beau, et de peur de me planter dans le mtro (peu de pratique, l'poque...) je descendis avec allant le boulevard de Strasbourg, cap plein sud (j'avais tout de mme tudi la carte de la ville !). Il a mme fini par faire trs chaud en ce mois de juillet et je fis la pause diabolo menthe la terrasse d'une brasserie au coin de la place du Chtelet. Cela me paraissait dj loin depuis la gare, et o pouvait donc bien tre cette Seine que je devais traverser... ? Sans me douter du ridicule de ce que j'allais faire, je m'informai auprs du serveur : Pardon, vous pouvez-me dire o se trouve la Seine ? . Il a d'abord cru que je me moquais de lui puis, devant mon regard candide, il tendit la main : L, vous prenez le pont de l'autre ct de la rue, la Seine, c'est juste sous le pont... . Bon... Il faut bien dbuter... Je repartis, trouvai l'Ile de la Cit, mis le cap sur la Montagne Ste Genevive, de plus en plus excit l'ide de la rencontre que j'allais y faire. Lorsque je franchis la porte du 34 et que je montai l'escalier qui menait l'appartement de Monsieur Ple (il fait aujourd'hui partie du magasin Budo Store , avec, notamment, le stock des livres), j'hsitais tout de mme avant de sonner. Le reste se droula comme dans un film. Je me souviens. Il y avait du monde assis finir de djeuner autour d'une table, dans le fond. Une sorte de comptoir isolait la pice de l'entre, derrire lequel apparut une dame blonde me demandant gentiment qui j'tais. J'exhibai firement mon bristol en ajoutant que je venais rpondre l'invitation de Monsieur Ple. Mais vous savez, il faut prendre rendez-vous.... Je perdis ce qui me restait d'assurance. Mais quelqu'un s'tait lev de la table et venait vers moi Et vous lui voulez quoi, Monsieur Ple... ? , dit l'homme en souriant derrire des lunettes que je vois encore trs sombres. Il portait le hakama, comme dans le livre... Coup d'adrnaline dans les veines : il ressemblait aux photos, mais il tait plus petit que je ne l'imaginais (on parat toujours plus grand sur les photos d'un livre... je l'ai galement appris mes dpens !). Sr, c'tait lui ! Tempte dans ma tte... qu'il apaisa de suite, ds les prsentations faites, en me rassurant dans un gentil sourire : Ce n'est pas grave, vous allez descendre au dojo, il y a justement un cours de ceintures noires. Je vous y rejoins dans un instant . Je commenais regretter d'avoir emmen mon kimono (c'est comme cela que l'on appelait le keikogi l'poque) de judo... Je descendis donc, en me faisant le plus discret possible, un escalier assez raide qui partait de l'appartement et dbouchait au dojo. Le choc... Une vingtaine de ceintures noires (quelques marrons peut-tre ?) se livrait des assauts avec force kiai, dans une atmosphre lourde de sueur. O avais-je mis les pieds... ? Les chocs des corps (blocages) rsonnaient terribles, et il me sembla que, contrairement ce que j'avais lu, certains coups taient assez svrement ports. J'eus soudain trs peur de toute cette violence, mme si elle tait visiblement accepte par des partenaires avec des expressions svres, pour ne pas dire plus. Je n'aurais jamais pu imaginer rien de pareil. C'est la premire fois que je voyais quoi ressemblait ce karat sur lequel j'avais dj tant lu (rappel : il n'y avait alors pas de films, encore moins de DVD ou d'info par internet !!!). Et cela allait si vite... Je m'tais assis sur une des dernires marches de l'escalier, et personne ne me prtait attention. Hlas, cela ne dura pas. Au bout d'un petit moment, voil quHenri Ple descendit de l'escalier et me demanda d'aller mettre mon kimono. Lorsque je revins des vestiaires, aprs avoir ajust mon bandage sur l'avant-bras droit (je souffrais, comme souvent aprs les entranements de judo, d'une tendinite pas encore soigne. Dtail important pour la suite...) et nou une ceinture blanche ramene du judo, Monsieur Ple rclama le silence, qui fut immdiat, et fit asseoir tout le monde. Je vous prsente Roland Habersetzer, qui vient de Strasbourg, pour travailler un peu avec nous. Il va nous montrer comment on s'entrane en Alsace . Grand, norme moment de solitude, au bord du tatami... Devant mon air dsempar, quasi paniqu, Henri Ple ajouta : Pouvez vous nous montrer un Heian ? Allez... . Et j'ai plong. Dcid ... vaincre ou mourir ! Je n'avais jamais vu le droulement, encore moins le rythme, d'un kata, mais je dcidai de me lancer corps et me dans une suite d'imitations des photos du Karat par l'image que je connaissais par cur. Je ne sais pas ce qu'a pu en penser l'entourage... Je hurlais mes kiai comme si ma vie en dpendait, entre des mouvements hachs excuts de toutes mes forces. J'avais oubli o j'tais. CRB - Institut Tengu

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J'tais seul sur le tatami, o je combattais une horde de guerriers sauvages... J'tais dans chacune de mes techniques. Retour yoi, salut. La sue... le cur qui cogne... la respiration qui bloque... la peur d'tre la rise... Et l, dans un silence impressionnant, le verdict du matre des lieux : C'est bien...mais c'est tout faux ... . Dit avec le sourire. J'ai rappel cet pisode Henri Ple lors de notre rencontre en juin 2005, aprs l'avoir perdu de vu aprs les annes 1970, en lui disant combien je me suis souvenu de cette analyse jusqu' ce jour ( J'ai dit a ? Et tu t'en souviens encore... ? ). Elle me paraissait trs juste , en une formule bien rsume : je ne pouvais pas bien faire, avec ce que l'on ne m'avait jamais appris, mais je l'avais vraiment fait du mieux que je pouvais, avec mes tripes, et n'tait-ce pas le plus important ? A chaque passage de grades, depuis le premier jour o je me suis trouv derrire la table d'un jury, comme on dit de l'autre ct de la barrire , je me souviens de cette premire leon qui me fut donne, et je tente de deviner l'esprit dans lequel une technique est faite avant de chercher pinailler sur un dtail de forme, qu'il est toujours facile d'amliorer lorsque l'on a t corrig. Je me souviens bien que j'eus en face de moi, lors du passage de grades concluant un stage de karat Bucarest (Roumanie) au milieu des annes 1970, un candidat dont les yeux de braise suaient la passion et que je fis passer d'un coup de la ceinture blanche la marron tellement sa prestation ressemblait ce que fut la mienne Paris lors de ce fameux cours de ceintures noires, avec le mme engagement physique, le mme esprit, et... les mmes erreurs dans le dtail des techniques (il me confia aprs coup avoir appris ses katas dans... mon livre Guide Marabout du Karat ). Son nom tait Stefan Ion, et il revint me retrouver avec enthousiasme en 1992 au stage que je dirigeais Kiev, en Ukraine : je ne vous dis pas comme il avait progress, en presque 20 ans, et comme je n'ai pas eu regretter la confiance que j'avais mise en lui autre fois Bucarest ! Revenons au dojo de la Montagne , au Karat Club de France de Henry Pl. Ce fameux jour l, j'eus ensuite droit au plus bel entranement de ma vie, avec tant de ceintures noires agrables avec moi dans leurs comportements, me corrigeant pas pas, me montrant quelques blocages de base (sans jamais ne serait-ce que frler mon bandage, auquel Henri Pl les avait rendu attentif...), me donnant envie d'apprendre. Pourtant, il y avait des gabarits qui avaient de quoi faire peur... Je n'ai pas eu peur dans quelques 60 kilos... Et je suis reparti, reconnaissant, enthousiasm, avec une feuille de route pour les temps venir. Car, sr, je viendrai les revoir au stage annonc pour les vacances de Nol ! Il ne pouvait en tre autrement. Pour mon pre, je verrai bien ! Cette fois, le fil venait moi tout seul, et vite... Je n'ai pas pu trouver le sommeil dans le train de nuit qui me ramenait chez moi.

5- Ceinture noire !Je l'ai dit, je n'avais pas payer mes billets de train. Ce qui fut dterminant. Le prix des stages et les sjours parisiens, chaque stage, suffisaient alourdir le budget, mme en rduisant bien entendu toutes les dpenses au minimum. Commenait alors une aventure qui mlait toujours l'inquitude de ne pas tre la hauteur de ce que l'on pouvait exiger de moi, la peur d'tre bless quand mme, et l'excitation de me mouvoir dans un monde hors du commun, dont ni mes proches ni mes camarades de classe n'avaient ide. Je me sentais privilgi, et pourtant trs souvent un peu seul. Mais c'est ce temps des stages que je voulais vivre intensment. Ce qu'ils m'apportaient, me laissaient les soirs d'efforts lorsque je rejoignais le dortoir des agents de la SNCF o mon pre m'avait retenu une place pour la dure du premier stage, ou chaque retour, valaient bien quelques inquitudes de la part du jeune provincial que j'tais, l'accent alsacien encore prononc, si peu familiaris avec la confrontation avec des gens que je sentais plus forts de nature, voluant avec tant d'aisance dans un environnement parisien que j'allais apprhender longtemps encore avec une pointe de mfiance. Je me souviens aussi avoir ctoy alors au dojo de la Montagne des personnages que j'avais dcouvert dans le Karat par l'image de H.D. Pl et dont je pouvais admirer maintenant de loin le niveau, des Maquin, des Bassis, des Chemla, des Chouk,... d'autres encore dont les visages restent nets dans ma mmoire mais dont j'ai peur d'avoir oubli les noms. Mes ans sur la route ! CRB - Institut Tengu

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Je rentrai la Facult des Lettres de Strasbourg l'automne 1960, pour une premire anne appele Propdeutique. Je visais l'enseignement de l'Histoire et de la Gographie, et devais donc passer par une licence aprs cette premire anne. J'en profitais cette anne l pour lire beaucoup, et notamment dcouvrir Lao-Tseu, le Taosme, le Zen,... Je m'inscrivis au Judo Club du Rhin, Faubourg de Pierre, o enseignait Roger Jouan, 5e Dan. Un Monsieur, lui aussi. Quelle chance pour mon judo, que je voulais continuer pratiquer paralllement au karat. Il y avait d'ailleurs dans ce dojo une ceinture marron de karat (je dois prciser ici qu'en ce temps l l'attribution des grades en karat suivait encore l'usage japonais, qui ne distinguait que la ceinture blanche, puis la marron, que l'on portait partir du 3e kyu et ce jusqu' la ceinture noire), un Franais venu d'Algrie, mon an d'une dizaine d'annes je crois, duquel bien videmment je me rapprochais avec plaisir : nous pouvions tudier des techniques de kumite ensemble, et cela nous allait bien tous les deux, mme si, face lui, je faisais poids plume... Cela dura presque un an... Une fois encore, fin 1960, je russis convaincre mon pre, toujours trs prsent dans ma vie, et, une fois amorti le dpart de la gare de Ble le soir du jour de Nol (une fte que l'on passait traditionnellement en famille), cela se passa trs bien. J'appris encore, goulment. Je notais tout, prenais des esquisses le soir l'htel (pas question en ce temps l de prendre des photos...Vous savez quoi... ? : Je les ai toujours dans une bote, ces premiers gribouillis...). Je ne sais plus si c'tait cette occasion l, ou quelques mois suivants seulement, que j'eus l'occasion de faire la connaissance de Hoang Nam, une ceinture noire d'un excellent niveau, qui m'impressionna beaucoup de par sa petite taille, sa force tranquille, son nergie capable d'tre dploye avec une incroyable vitesse, et son sourire... Il a d me trouver sympathique aussi, car il m'invita un soir au premier restaurant vietnamien de ma vie, au Quartier Latin, et me parla beaucoup de sa passion de l'art martial et de ses projets. Nous ne nous perdmes pas de vue, puisqu'il me fit plus tard l'honneur de me demander une prface pour son livre Kungfu traditionnel et j'eus grand plaisir l'accueillir dans ma maison pour diriger un stage Strasbourg en janvier 1978. Du stage d'avril 1961 la Montagne Ste Genevive, je revins porteur de la ceinture marron, grade obtenu dans le cadre de la Fdration Franaise de Boxe Libre et de Karat, et qui fut peu aprs report sur ma licence N2778 (nous n'tions gure nombreux...). Le gros problme m'attendait au retour Strasbourg... au Judo Club du Rhin, o Claude M..., le dj ceinture marron (en fait, je n'ai jamais su par qui il avait t grad), perdit son sourire en me voyant revenir du vestiaire. Je n'avais aucunement l'intention de provoquer, simplement j'arborais ce grade avec une satisfaction que je savais avoir mrite. Ds lors, nos rapports allaient se dgrader. J'achevai de le comprendre lors d'une dmonstration dans le cadre d'un championnat de judo, tenu au dojo de matre Jouan, alors que Claude m'avait assign le rle statique d'une cible destine montrer comment un karatka pouvait encaisser des coups (!!!). Je n'tais pas bien large, ni muscl dans mes 60 kilos, mais je rsistais tant bien que mal dans mon kiba-dachi que Claude pilonnait consciencieusement de ses yoko-geri puissants. Assez mal, finalement, et la dmonstration termine, je filai au vestiaire avec un mal de ventre qui allait durer deux jours. Pas mortel, certes, mais je n'ai jamais aim avoir mal gratuitement (je sais qu'il y en a qui aiment...), et en plus ma dception avait t grande de ne pouvoir montrer mon tour ce que je ramenais de Paris. Je ne montrais donc pas, les semaines suivantes, grand empressement lui expliquer les fondements de katas dont il ignorait peu prs tout. Nous nous cartions alors rapidement l'un de l'autre, lui combattant, moi technicien, d'autant que les vacances d't arrivaient. Je n'en travaillais davantage que par moi-mme, de plus en plus hors du dojo o je ne venais plus que pour le judo. Mais la aussi l'ambiance devenait pesante, le karat tant cette poque trs mal vu (plutt imagin ) par les judokas, comme si ces derniers se sentaient menacs quelque part. En judo et ju-jitsu, j'avais dcouvert, bien aprs le petit livre de Jim Alcheik ( Self-dfense pour tous ) le livre de Moshe Feldenkreis Manuel pratique de Jiu-jitsu, la dfense du faible contre l'agresseur (ditions Chiron, 1954) prfac par Jigoro Kano, et qui clairait de nombreuses techniques partir d'analyses nouvelles. C'est l que je lus qu'une fois que l'on savait bien chuter (ukemi), il n'y a avait aucune contre indication chuter sur un sol dur, que le tatami n'tait pas indispensable... Qu' cela ne tienne : comme je ne disposais pas de tatami chez moi, ni dans ma chambre d'tudiant, je mettais profit les week-ends o je rentrais dans ma famille pour m'entraner aux chutes sur la dalle de bton CRB - Institut Tengu

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qui couvrait le haut de la terrasse de notre immeuble collectif... cela ne faisait aucun bruit et je ne risquais pas de voir dboucher le dimanche matin quelque locataire venant scher son linge... Risqu sans doute, mais qui peut le plus peut le moins : cela m'a permis par la suite de me sentir parfaitement l'aise lors des projections mmes violentes. J'ai longtemps ador les projections, jusqu' en introduire quelques unes dans les sries de mes Kumite-kata de karat, que j'ai cr en 1974, et qui sont toujours tudis tels quels dans mon cole. Le dernier stage de 1961 se plaa, encore, aux vacances de Nol. J'y allais, bien sr. Incontournable, malgr les soucis d'une premire anne de licence la facult. Sparation toujours difficile le jour de Nol. J'avais obtenu une chambre dans la Maison des Etudiants Suisses (!) la Cit Universitaire dans le sud de Paris, o je prenais galement mes djeuners, ce qui rduisait cette fois sensiblement le coup du sjour (j'ai donc pu acheter un peu de matriel Judo International ...). Je me souviens bien des airs de piano, graves et doux, venus de quelque part dans la grande maison presque vide pendant les vacances de Nol (les tudiants taient rentrs dans leurs familles, d'o la possibilit pour moi de louer pour quelques jours une chambre vide) qui m'accueillaient lorsque je rentrais trs tard aprs les entranements, reint, soudain submerg par un brusque sentiment de solitude (qu'est ce que je faisais l...) aprs tout le bruit de la ville. Je les coutais un long moment, tendu tout habill sur mon lit dans l'obscurit, comme si je dcompressais dans un sas, avant de reprendre une nouvelle douche puis de me laisser sombrer en laissant faire la fatigue. Mais le rsultat final dpassa mes esprances : je repris le train avec le grade de 1er Dan sign par Monsieur Ple, toujours dans la cadre de la FFBLK. J'avais une ceinture noire avec le filet rouge, qui la distinguait d'une ceinture de judo (je la conserve bien sr toujours dans mon dojo, avec quelques autres aussi, mais... comment ai-je pu la nouer autrefois... ? c'est qu'elle me parat bien courte aujourd'hui !). Et aussi, distinction supplmentaire, une ceinture rouge et noire, cre par Henry Ple, pour distinguer ceux qui dsiraient enseigner (une ide intressante, je trouve, car un combattant n'est pas forcment un bon pdagogue). Heureux, et cras par le sentiment de responsabilit. Mais je ne saurais jamais, me suis-je dit, seul dans mon coin alsacien... Le meilleur moyen de progresser maintenant, c'est que tu ouvres un dojo m'assna alors Henry Pl, coupant court toute hsitation. Quand j'y repense aujourd'hui, ce fut trs exactement cette phrase l qui dclencha tout le reste, derrire l'engagement de toute une vie... Je repris donc le train de nuit (conomie d'une nuit d'htel oblige) en ruminant des penses diverses, ma petite valise lourde de livres et de revues collectes Judo International (de ce jour, je commenais ramasser toute la documentation martiale que je pouvais trouver, quelle que soit la langue et le pays d'origine du document, d'o une bibliothque aujourd'hui bien fournie et qui fait envie ceux qui viennent me voir...). J'arrivais trs tt Ble le lendemain matin et, rentrais l'appartement, o tout le monde tait encore couch. Mais j'avais tout de mme fait un peu de bruit la porte d'entre et de la lumire filtrait de dessous la chambre coucher des parents. Mon pre m'appela. Je ne pourrai jamais oublier son regard inquiet lorsque je poussais la porte, puis l'change qui suivit : Papa, je... suis ceinture noire . Je sortis fbrilement la ceinture rouge et noire de mon sac pour la lui montrer. Il la prit en mains, me regarda : Bon, tu as ce que tu voulais... je te paie le prix de cette ceinture, mais tu vas t'arrter maintenant... .Un sport o l'on frappe avec les pieds est un sport de voyou ! Le Judo est noble, mais pas... a.... Ma joie retomba d'un coup. Mon pre ne me donnerait jamais quittance de tant d'efforts. Il ne comprendrait donc jamais la source de ma motivation. Qu'tait-il donc possible de lui prouver ? J'eus encore une autre dception, et je crois bien qu'elle fut encore pire, car trs vexante... Ds le lendemain de mon retour, encore tout mon excitation, je voulus montrer ma sur, ma cadette d'un an, l'tendue de mes nouvelles connaissances... Mal m'en prit : aprs lui avoir expliqu en quoi consistait ma science nouvelle (!), je lui demandais de rechef de m'attaquer d'un coup de poing franc sur la tte. Ce qu'elle fit aussitt avec beaucoup d'allant, sans prendre une quelconque position, sans attendre que je sois en position (!), sans faire dans les rgles comme j'en avais dj pris l'habitude au dojo, pour... aplatir sans aucun problme sa main sur le haut de mon crne... Elle rit d'abord, puis fut dsole en voyant ma mine. Honte et stupfaction... Quelque chose n'tait pas au point... CRB - Institut Tengu

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Cela aurait au moins d me faire rflchir sur la pertinence de certaines techniques (de dfense) et comportements dans un contexte non format , mais, encore tout mon enthousiasme et ma confiance en l'enseignement traditionnel, je ne commenai y penser que plus de 25 ans aprs, avec un esprit critique enfin revenu la surface. Je suis certain que ma sur ne se souvient plus aujourd'hui de ce pnible pisode. Moi, je n'ai jamais oubli...

6. La section Karat du Strasbourg Etudiant Club : sur des chapeaux de roues...Comme je n'ai jamais oubli la seule personne qui, ds le mois de janvier suivant, m'apporta une joie profonde en me flicitant pour cette premire ceinture noire , comme personne ne l'a plus jamais fait pour aucune des tapes suivantes... Je vois encore le visage rayonnant d'amiti, de spontanit et de sincrit de cette amie tudiante d'une facult voisine, qui avait pass son Bac comme moi au Collge Classique et Moderne de Saint-Louis, dont l'avis comptait beaucoup pour moi, et qui n'a jamais su qu' chaque nouveau Dan depuis lors, je la revoyais encore, comme dans le flash-back d'un film, me croisant ce jour l prs de la Bibliothque Universitaire de Strasbourg pour me dire avec des mots simples et forts que ce que j'avais fait tait bien . Une rencontre fortuite, qui prit mes yeux valeur d'une reconnaissance dont j'avais besoin... Puis Danile a continu dans sa direction, et moi dans la mienne. Chacun sa vie. Il y a des rencontres o l'on cherche le hasard... Je laissai donc passer en m'entranant au ralenti les premiers mois de 1962, tout mes examens de juin (o je russis du premier coup mes deux certificats d'Histoire). Un dojo, j'y pensais bien sr, mais il tait plus raisonnable d'attendre l'automne pour mettre une structure en place. Comment faire, d'ailleurs ? Ce ne fut pas facile. Grce l'aide prcieuse de Monsieur Lematre, professeur responsable du sport l'Universit, sduit l'ide d'introduire une discipline nouvelle. Pas aveuglment toutefois... il avait sa petite ide ! Ce fut l'entre de cet t l qu'il m'obligea, trs gentiment mais trs fermement, ma premire exprience de confrontation avec une autre forme de combat. Il s'agissait de la boxe franaise, dont je ne savais rien, mais dont un rel champion, Marc K., qui tait alors trs impliqu dans la construction de la fdration nationale, faisait tout comme moi partie du groupe de gars et de filles, reprsentant des activits sportives varies, que M.Lematre (vrai dcouvreur de talents !) avait rassembl dans les Alpes valaisannes pour un sjour inter-sports plus de 2000 mtres l'altitude. Nous partions pour vivre deux semaines dans un chalet un peu rustique certes mais o l'ambiance fut d'emble extrmement amicale. Et voil comment cela arriva... sans que je le vis arriver ! Le matre d'uvre nous convainquit un jour de dmontrer tour de rle ce que chacun savait faire dans sa spcialit, devant un parterre de touristes qui grimpaient quotidiennement le sentier passant devant notre chalet. Nous fmes donc... Et Marc en boxe franaise et moi en karat... jusqu' ce que notre chef tous, souriant dans sa grosse moustache, nous annona qu'un petit match entre nous serait quand mme plus convainquant... Impossible de refuser. Ayant vu la dmonstration technique du champion de BF, je savais qu'il avait un potentiel athltique que j'tais loin d'avoir. Et puis, je ne savais fichtrement pas comment m'y prendre main nue face une paire de gants. Les copains s'taient assis en cercle, les touristes s'taient arrts, le chef souriait. Marc, tout comme moi, ne savait pas trop ce que nous allions faire. Puis il a commenc tourner autour de moi, jouant comme le chat avec la souris, balanant haut ses coups de pieds d'une souplesse inoue, sans aucunement forcer. Il m'tait largement suprieur physiquement, cela ne faisait aucun doute dans la tte de personne, la mienne pour commencer. Comment m'en sortir ? Puis cela m'a pris dans le fond de mes tripes, et c'tait parti, un peu la manire du kamikaze... Mais ceux qui ont vu ont dit que ce fut vr aiment inattendu et pas mal du tout... Profitant d'un moment o, une fois de plus, sa jambe fouettait haut, je cassai brusquement la distance et rentrai vers lui pour, tout simplement mais de toute mon nergie, le bousculer d'un bloc en poussant un Kiai... Surpris, plus par le cri que par mon mouvement, je pense, Marc, partit en arrire avant d'avoir pu rcuprer son quilibre, plat dos. CRB - Institut Tengu

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Je l'avais suivi et russi placer un coup de pointe du coude (otoshi-empi-uchi !), port violemment de haut en bas, au niveau de son plexus, mais stopp juste avant l'impact comme on m'avait appris le faire. De tout mon (faible) poids, de toutes mes forces, de toute ma volont... Mon adversaire fut beau joueur, se releva en validant le coup, et en me disant que je l'avais bien surpris. J'tais conscient d'avoir eu de la chance... et aussi que je ne l'y reprendrais plus une seconde fois avec ce type de tactique dsespre. Mais cela avait march. Sur un ring, et revenu de cette premire sousestimation de son adversaire, il m'aurait allgrement matraqu les rounds suivants, de toute vidence. Mais l, sur le terrain j'avais gagn. Une fois suffit, dans le monde rel . J'y ai souvent pens depuis, ayant compris ce jour l, derrire les battements de mon cur stress par l'enjeu, ce que pouvait vouloir dire unit du corps et de l'esprit, unit de volont et d'action. Marc et moi nous nous sommes regards autrement ds ce jour l et sommes devenus amis pour le reste du sjour alpin. Je me suis intress la boxe franaise et lui au karat... et nous en parlions dsormais souvent en arpentant les sentiers de la montagne pendant le reste du sjour alpin. Mais j'avais dcid que jamais plus je ne tomberais dans ce type de pige : faire s'affronter juste pour le plaisir de la galerie un concept martial et un concept sportif tait un chalenge ridicule et frustrant pour l'un comme pour l'autre de ses reprsentants. Nous nous revmes avec plaisir des annes plus tard dans le train Strasbourg-Paris, et parlions des arts martiaux, dont il avait lui-mme une haute ide. Marc avait l'air sincrement ravi d'entendre que ma passion pour le karat ne faisait que grandir encore. Mais, tout son nouveau mtier de journaliste, et passablement du me dit-il par l'volution de sa BF, mesure qu'elle se dveloppait sur le plan national (ternel problme : le karat allait suivre la mme rosion), il avait arrt toute activit et engagement en un domaine o il aurait pu donner tant encore. Il fut un pionnier, dont, je crois bien, personne ne se souvient plus aujourd'hui. Dommage. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. Lui aussi m'avait permis, finalement, de prendre confiance en moi. Monsieur Lematre, qui fut sduit par ma prestation, me procura donc l'automne l'autorisation d'utiliser une salle de sport d'un collge de Strasbourg, mais cela ne dura pas. Nos entranements violents et bruyants (les kiai... !) nous ont trs vite rendus indsirables. Au bout de quelques semaines de migrations (!) avec mon tout petit groupe d'lves (et mme quelques entranements, remarqus, en plein air dans le square juste devant l'ancienne Facult des Lettres), je pus enfin stabiliser mes cours dans une petite salle au Foyer St-Joseph, rue St-Urbain, dans laquelle nous pmes nous adonner fond notre activit. J'y crai la Section Karat du Strasbourg Etudiant Club , dont les premiers membres furent quelques copains de facult que je russis convaincre de me suivre dans ma passion. Cela donna aussi lieu quelques soires mmorables dans nos chambres d'tudiants... Ils m'ont permis d'organiser, dans une grande improvisation, les premires soires de dmonstrations auxquelles j'avais convi par l'intermdiaire de petits tracts tirs sur machines encre et distribus sur les tables des restaurants universitaires de la ville. Quand je revois aujourd'hui le public qui avait rpondu ces premiers appels maladroits, curieux, dubitatif, parfois la limite de la provocation (certains gabarits taient inquitants), je me dis que je ne doutais alors vraiment de rien... Et que je devais tre convaincant dans mes rponses tant de questions ! Je dessinai ma premire affiche, en fis des tirages dans un atelier d'hliogravure, que je coloriai en srie... Il y en eu plusieurs versions. Avec des mots allchants comme art de la main vide , dfense totale , invincibilit main nue ... Cela marcha au-del de mes esprances et c'est ainsi que j'agrandis rapidement le cercle de mes premiers lves. En m'adressant d'emble au milieu tudiant, je touchais une certaine qualit d'coute qui me renfora dans l'ide que l'art martial pouvait tre quelque chose de sensible et d'intelligent derrire son apparente violence, et me fit poursuivre dans un enseignement pur et dur, qui tait d'ailleurs le seul que je pouvais envisager. Ce niveau de perception de mes premiers lves m'a permis sans que je m'en rende compte placer trs haut la barre des efforts demands et consentis. Ces premiers recrutements, qui se renouvelrent ensuite de bouche oreille, me donnrent un groupe d'un niveau parfaitement capable de comprendre la diffrence entre une gesticulation sportive et quelque chose qui y ressemblait tout en incitant ds les premiers pas dcouvrir une autre dimension. C'est que j'y croyais trs fort et voir l'intensit de nos entranements, je crois bien que ma passion tait communicative ! CRB - Institut Tengu

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En change, mes lves me retournaient la force d'une certitude dont j'avais besoin, alors que je me sentais souvent bien seul et prsomptueux en regagnant tard ma chambre d'tudiant. Malgr les questions que je me posais en me frottant des lves qui se rvlaient parfois capables de mettre mal la rsistance de mon petit gabarit au cours d'changes qui prenaient, l'air de rien, la dimension de tests, ma confiance en moi se dveloppait (mes frappes main et pied nus, arrtes avec kiai juste avant impacts taient apparemment crdibles, en tous cas suffisamment surprenants pour dcourager de poursuivre !). En ralit, nous progressions tous trs vite, ensemble. De mes premiers lves, j'appris beaucoup. Je voyais bien que l'on avait plaisir venir ce cours bi-hebdomadaire de karat, o nous nous rejoignions dans la fivre de pionniers conscients de l'tre... J'arborais alors la fameuse ceinture rouge et noire...

Octobre 1962 la ceinture rouge et noire et le prestigieux logo du Karat Club de France

Strasbourg Etudiant Club, 1962

Nous tions rapidement 26, ds cette premire anne. Je nous affiliais la Section Karat de la Fdration Franaise de Judo et Disciplines Associes. La section karat du Strasbourg Etudiant Club devint ainsi le premier club officiellement affili. Je dois honntement dire que ce point porta controverse par la suite, puisqu'un autre club de judo strasbourgeois revendiqua l'antriorit (mais je reste persuad que mon SEC les avait pris de vitesse...). CRB - Institut Tengu

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Peu importe aujourd'hui, mais il resta de cette affaire un effet de concurrence sur le terrain qui empoisonna stupidement les relations que j'eus avec le responsable de cette autre section, Marcel N., qui vint cependant suivre certains entranements katas sous ma direction la rue St-Urbain (au cas o il me lirait, et si la hache de guerre n'tait toujours pas enterre entre nous, aprs tout ce temps, je lui rappelle qu'il peut se voir sur une photo de groupe, au cours d'un Kihon que je dirigeais en mon dojo, parue dans la premire dition de mon Karat Wado-ryu chez Flammarion en 1968, une photo que je retirais dans les ditions suivantes pour ne pas l'indisposer davantage, lui et aussi quelques autres qui ne voulaient plus trop se rappeler ces temps l...), et qui dura aussi longtemps que nous fmes obligs de nous ctoyer dans le cadre de la Ligue de l'Est (puis Ligue d'Alsace), c'est dire avant que je ne me retire de la fdration sportive en 1979 aprs un esclandre sur lequel je vais revenir, lui laissant dfinitivement la place. Bon, nous tions tous deux, comme on dit, des caractres entiers ... Il n'y a pas eu mort d'homme ! Le 8 mars 1963, j'organisais le premier passage de grades de ma vie. Il partait cette poque du niveau de 9e kyu. Parmi les reus au 7e kyu, un certain Gilbert Gruss... J'ai conserv (comme de tout le reste !) la fiche de ce passage. Presqu'une relique... Puis, profitant des vacances de Pques, j'organisais le premier stage de printemps, en plein air, avec seulement quelques mordus , sur les bords du Rhin, sur une plage de cailloux qui mit nos pieds nus rude preuve. Et ces sances de kibadachi qui nous clouaient sur place... Naissance d'une tradition.... En juillet 1964, nous dcidions, avec Maurice L., Daniel C. et S. de nous essayer une exprience que j'avais lue dans le premier What is Karate de Mas Oyama ( l'poque on ne parlait du fondateur du Kyokushinkai que pour avoir dcorn des taureaux d'un coup de son sabre de main ...), savoir, nous retirer quelques temps de toute civilisation, quelque part dans la montagne, prs de la source d'inspiration de tous ceux qui au Japon, avaisje lu, avaient toujours voulu dans le pass trouver le vrai sens de la Voie. Je ne savais pas encore qu'il y avait, dans les forts japonaises, des Tengu. ! Bon. Strasbourg Etudiant Club, automne 1963. Les pionniers ! On en avait rv, et on l'a fait. Un peu... mais suffisamment pour que l'essai nous ait laiss trs longtemps le souvenir imprissable de quelques jours d'une vie part. Ce fut une semaine dans les Vosges, dans un chalet sur les pentes de Frland, prs d'Aubure. Je venais de russir fin juin avec des notes trs confortables mon Diplme d'Etudes Suprieures de Gographie et je me sentais trs libre pour l't venir. Personne dans nos familles, petites amies comprises, ne sut jamais o nous avions disparu. Silence radio. Pas de tlphone portable videmment, ni de fixe d'ailleurs, pas d'image (tl), pas de son (transistor), rien... Nous baignions dans un autre monde, nous, fait de karat et peupl de samura (on avait vu les premiers films d'Akiro Kurosawa), d'histoires et de lgendes du pays du Soleil Levant, que nous nous racontions chaque soir au coin du feu (il faisait froid la nuit, l haut...). Nous avions emport la nourriture pour la semaine, et nous n'avions plus nous soucier de contact avec les humains... Aussi avions nous dcid de garder sur nous, nuit et jour, nos keikogi, et de nous laisser pousser barbe et cheveux ! C'est bien comme cela que faisaient autrefois les fous de la voie (Musha-shugyosha est le terme appropri, mais personne n'avait encore eu connaissance de ce mot. Nous tions la prhistoire des arts martiaux japonais en Occident...). On a vcu comme dans un rve. Ce fut une semaine de vcu profond de ce qui nous passionnait et nous rassemblait dans cette fort vide et isole (en ce temps l...); part, un jour, deux bucherons tonns qui nous ont vu dbouler en hurlant dans nos keikogi sales et souills de rouge (car c'tait la saison des myrtilles, et uke ne choisissait pas toujours les endroits pour projeter tori au bout de quelques enchanements techniques et sauvages...). CRB - Institut Tengu

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On commenait tt le matin, par des cross sur sentiers de chvres et pentes abruptes qui secouaient nos carcasses, on passait la journe durcir kento et shuto sur troncs d'arbres ou branches mortes qui ne demandaient qu' s'en dtacher en insistant un peu..., combattre encore et encore, on finissait tard le soir avec des kumite jusqu' la tombe de la nuit, avant de nous assoupir les uns aprs les autres sur quelques histoires de dojo, rompus, briss, heureux ! Quand nous sommes redescendus de la montagne un dimanche matin, nous avons redcouvert un monde, et on est rest un long moment avant de nous parler, en reprenant les voitures pour revenir par la route du vin. Nous n'avons jamais pu refaire ensemble une telle exprience, la vie nous ayant tirs trs vite des quatre cts, responsabilits familiales et professionnelles obligent. Nous l'avons regrett longtemps, puis on a fini par ne plus en parler, puis on s'est perdu de vue... Arrive-il encore mes compagnons de Frland de penser nos motions de jeunesse ? Mme s'il est illusoire de penser qu'il est possible de revenir en arrire. Le dojo commenait tre connu. Les petites affichettes que je tirais sur la machine encre de l'cole de mon futur beau-pre, et que je distribuais toujours dans les resto universitaires de la ville, m'assuraient un public d'tudiants dont les motivations et le niveau de comprhension de ce que je voulais communiquer me garantissaient en cela ds la premire leon un taux de russite qui ne s'est jamais dmenti toutes ces annes. J'tais dans l'anne de prparation de mon concours pour l'Education Nationale (CAPES), et j'avais beaucoup de travail, mais j'arrivais encore mener de front sans problme celui que ncessitait la dynamique de la Ligue. C'tait le temps de la passion, et de l'ide que, loin de Paris, on nous laisserait vivre ici notre karat sans nous compliquer la vie avec l'organisation obligatoire d'incontournables rencontres seule connotation sportive, championnats, arbitrages. En tant que Dlgu (fdral) de la Ligue de l'Est pour le karat, j'allais videmment aux runions du Comit Ligue (les autres membres taient des judokas) pour lesquelles je courais les routes les samedis ou (parfois et ) les dimanches. Une charge qui allait s'accentuer au fil des annes, et que j'allais vivre de plus en plus mal, laissant mon pouse et mon jeune fils, les jours o d'autres allaient se promener en famille au soleil ou dans la neige. Mais en ce temps Mushashugyo sur les hauteurs de Frland en juillet 1964 ! l, je n'hsitais encore pas, persuad que ce travail de pionnier dans ma province allait porter ses (bons) fruits, savoir le dveloppement de dojos de qualit, o les lves de mes premiers lves, allaient apprendre et transmettre leur tour les valeurs des authentiques arts martiaux, celles qui, seules, avaient attir mon attention et m'avaient motiv ds le dbut. Il m'a fallu encore quelques annes avant de comprendre que les fdrations n'taient pas l pour ce genre de proccupations humanistes, que le temps n'y changerait jamais rien, que les mmes personnes continuaient y svir avec des ides qui n'taient pas les miennes (et auxquelles, en temps que dlgu de Ligue, j'tais cens adhrer), ou que c'taient leurs clones, mesure que se dveloppaient les chiffres de licencis dans toute la France, et que ce type de rsultat tait bien le seul qui soit finalement pris en compte. Mais je pensais encore que le reste (recherche et dfense de l'thique) suivrait. J'tais tellement pris dans le mouvement que je n'avais pas vraiment le temps de douter de la beaut et du bien-fond de cette dynamique... Naf que j'tais ! CRB - Institut Tengu

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Ils furent mes premiers et meilleurs lves au SEC au milieu des annes 1960.

Novembre 1966. Mes premiers Stages Katas rassemblant les instructeurs de la Ligue rue St-Urbain.

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J'organisais, avec l'appui inconditionnel de Monsieur Philippe Kiener, Prsident de la Ligue de l'Est de Judo, une srie de stages d'initiation au karat. Monsieur Kiener (que j'eus le plaisir de retrouver plus de 20 ans aprs dans un de mes stages de taiji-quan Strasbourg) m'avait invit venir le voir Saint-Di, o il dirigeait une usine textile dans laquelle tait domicili le sige de la Ligue de Judo. J'avais donc pris un petit train m'amenant au cur des Vosges, puis je partis pied depuis la gare, la recherche du 88 rue de la Bole... Le contact fut extrmement courtois, d'emble trs rassurant pour le jeune tudiant qui dcouvrit un homme affable, calme, dcid, prcis dans ses questions chaque fois qu'il arrtait de tirer sur sa pipe, intress par mes rponses. A l'issue de notre entretien, il me donna le feu vert pour dvelopper ce tout nouveau karat travers sa Ligue (Alsace, Lorraine, Vosges). Je ne demandais pas mieux ! C'est ainsi qu'en octobre 1964, et pour la premire fois, je portais la bonne parole ... dans un premier stage de deux jours dans la ville de Saint-Di, rserv aux cadres de Judo et d'Aikido de la Ligue. Un stage historique. Pas vident tout de mme. J'allais tre regard la loupe, il ne s'agissait pas de me mettre dos les deux disciplines majeures... J'tais accompagn de Daniel C., un 2e kyu que j'avais form, un excellent partenaire, bon technicien, trs investi de la... mission , aussi mordu que moi (mais nous l'tions alors tous, dans ce petit dojo strasbourgeois dont les effectifs le mettaient en bonne place parmi les 70 clubs alors affilis sur le plan national la section Karat de la Fdration Franaise de Judo et Disciplines Assimiles). Une bonne vingtaine de ceintures noires s'tait dplace et nous nous sparmes dimanche soir sans que personne n'ait regrett le week-end. Je garde un excellent souvenir de mon tout premier stage ! J'ai dcouvert que, en restant naturel, passionn, ouvert, respectueux des autres choix de pratique, on pouvait se faire couter de tous, pour finir par en convaincre plus d'un. Une leon, et une recette, que j'appliquais sans effort, puisque conformes ma nature, aux multiples stages qui allaient suivre au cours de ma vie. Je dirigeais dans la foule un autre stage pionnier Briey (Tucquegnieux, en Lorraine), invit par le responsable local du judo qui avait dcouvert le karat au stage de St-Di (et qui, plus tard, me demanda si je ne pouvais lui envoyer un karatka de mon dojo strasbourgeois pour l'aider dvelopper sa toute nouvelle section : je le mis en contact avec Gilbert Gruss... qui, comme on sait, fit rapidement de la Lorraine son propre fief). Et c'tait, dfinitivement, parti, et quel rythme ! CRB - Institut Tengu

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Je me demande encore aujourd'hui comment la jeune fille que je frquentais alors, et qui devint mon pouse l'anne suivante, n'a pas fui devant tant d'engagement dont elle pouvait prendre ombrage... Le mois suivant, novembre 1964, ce fut le stage de Mulhouse-Bourtzwiller, dans les locaux du Judo-club Corporatif de Bourtzwiller (salle de la Milhusina) o officiait Matre Guillocheau, qui m'avait dj accueilli ds octobre 1963 pour une grande dmonstration de Karat, la premire dans la rgion, l'issue de laquelle on me demanda d'y an