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Anne-Laure Ecole normale supérieure de Lyon MARANDIN 2011-2012 Du texte à l’image : illustration, adaptation et interprétation de Gargantua et Pantagruel par des dessinateurs du XX e siècle. Mémoire de master 2 Littérature comparée Sous la direction de Michel Jourde Et Henri Garric

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Anne-Laure Ecole normale supérieure de Lyon MARANDIN 2011-2012

Du texte à l’image : illustration, adaptation et interprétation de Gargantua et Pantagruel par des

dessinateurs du XXe siècle.

Mémoire de master 2

Littérature comparée

Sous la direction de Michel Jourde

Et Henri Garric

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Remerciements :

Je tiens à remercier mes deux directeurs, M. Henri Garric et M. Michel Jourde, pour

leurs précieux conseils. Je remercie également vivement mes professeurs de classe préparatoire,

M. Olivier Gosset, M. Jean-Louis Ravistre et M. Pierre Giuliani, pour leurs belles et avisées

lectures de Rabelais.

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Introduction

L’histoire éditoriale1 des œuvres de Rabelais2, le nombre des réécritures de l’œuvre

et le fait qu’elle ait constitué une source d’inspiration pour de nombreux artistes nous signale

combien elle fut, est, et continuera sans doute d’être perçue comme une gageure interprétative,

son aspect polymorphe fécondant la recherche aussi bien que les pratiques artistiques. De fait, à

travers les siècles, l’œuvre de Rabelais a été invoquée, souvent à tort semble-il, pour accréditer

de nombreuses pratiques, de même qu’elle a été reprise, corrigée, illustrée, pastichée, adaptée

pour certains publics, etc. Ainsi l’œuvre engendre-t-elle un discours au questionnement toujours

renouvelé, qu’il soit celui des chercheurs ou celui des artistes : au fil du temps, le corpus

rabelaisien s’éclaire de différentes manières et continue d’être fréquemment ne serait-ce

qu’évoqué par des artistes qui s’en réclament, dans des œuvres parfois sans aucun rapport

apparent avec le texte même3. C’est peut-être que l’œuvre pose problème, comme nous le signale

le seul titre de l’ouvrage de Michel Jeanneret consacré à la question de l’interprétation de

l’œuvre de Rabelais : Le Défi des signes : Rabelais et la crise de l’interprétation à la

1 A ce sujet, et à celui, plus généralement, de la réception de Rabelais à travers les âges, nous nous référerons essentiellement aux ouvrages de Marcel de Grève : La Réception de Rabelais en Europe du XVIe au XVIIIe siècle, Etudes réunies par Claude de Grève et Jean Céard, Paris, Champion, 2009, et de Marie-Ange Fougère : Le Rire de Rabelais au XIXe siècle, histoire d’un malentendu, Dijon, Editions universitaires de Dijon, 2009. Nous renvoyons également à l’ouvrage collectif placé sous la direction de Paul J. Smith : Editer et traduire Rabelais à travers les âges, Amsterdam – Atlanta, Editions Rodopi, 1997.

2 Nous travaillerons essentiellement sur les textes de Gargantua et Pantagruel, même si des allusions pourront être faites aux autres livres à l’occasion de l’étude de la bande dessinée de Dino Battaglia, qui adapte, en un seul volume, l’ensemble des cinq livres. Nous utilisons quant à nous l’édition Pléiade : François Rabelais, Œuvres complètes, Mireille Huchon (éd.), Paris, Gallimard, 1994. Pour pouvoir facilement identifier cette édition par rapport aux éditions illustrées sur lesquelles nous travaillons, nous ferons figurer (Pléiade) à côté du titre de l’ouvrage désigné.

3 Les Songes drolatiques de Pantagruel, dont nous parlerons par la suite, sont un bon exemple, au cœur même du XVIe siècle, de la réutilisation du nom de Rabelais à travers l’évocation d’un de ses personnages. Il s’agit d’un petit recueil de cent vingt gravures attribuées à Rabelais avant d’être attribuées à Desprez, et qui figurent, au fil des pages, de petits personnages ressortissant à l’esthétique grotesque. Nous utiliserons pour référer à cet ouvrage d’une part l’édition de Michel Jeanneret : Les Songes drolatiques de Pantagruel, éd. Michel Jeanneret, Genève, Droz, 2004, et d’autre part une édition plus ancienne qui assortit les gravures de notes explicatives qui renvoient au texte de Rabelais : Les Songes drolatiques de Pantagruel, où sont contenues cent vingt figures de l’invention de maître François Rabelais, copiées en fac-similé par Jules Morel sur l’édition de 1565, pour la récréation des bons esprits, avec un texte explicatif et des notes par le Grand Jacques, Paris, éd. Eric Losfeld – Le Terrain Vague, Paris, 1869.

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Renaissance4. On se place ici au-delà de l’idée d’œuvre ouverte5, qui peut recouvrir, dans une

acception large, un ensemble d’œuvres très diverses, dont l’œuvre de Rabelais. Il semble en effet

que cette dernière présente une spécificité qui amène à relancer sans cesse l’interprétation, qu’il

s’agisse d’un refus de conclure, de se positionner définitivement par rapport à une esthétique ou

à une doctrine, ou d’un code à décrypter selon des règles celées au lecteur. Les avis sont partagés

sur cette question du type d’interprétation commandée par l’œuvre de Rabelais, qu’il nous faudra

éclaircir6.

Adaptation en bande dessinée et illustration font partie de ces créations qui se

greffent sur le texte originel. Si ces deux pratiques sont très différentes par leurs démarches, elles

partagent cependant une volonté de représentation picturale de ce qui fascine : dans notre cas,

l’univers gigantal propre à l’œuvre de Rabelais, et plus généralement l’univers rabelaisien, qu’il

soit véritablement celui des textes ou celui forgé au cours des siècles par l’imaginaire collectif.

En effet, il apparaît, comme plaquée sur l’œuvre, de manière presque entendue, l’idée d’un

Rabelais en moine paillard narrant d’un ton leste des aventures plus ou moins grivoises. Pour

mettre en images cette œuvre problématique du point de vue de l’interprétation, les œuvres de

notre corpus procèdent de différentes manières, avec différentes intentions. Certaines font

hommage à l’œuvre source, d’autres épousent l’irrévérence rabelaisienne jusqu’à faire preuve

d’irrévérence envers l’œuvre rabelaisienne même, certaines semblent supposer que l’image

conjuguée à un texte revu et écourté permet de favoriser la réception de Rabelais par un public

enfantin, d’autres peut être ne cherchent qu’à jouer avec l’œuvre rabelaisienne, à la déployer

dans l’image de manière ludique ; les démarches sont donc variées et nombreuses, celles que

nous énonçons n’étant qu’une partie de ce que l’on peut observer. Cette diversité nous amène à

nous interroger sur les pratiques des artistes au regard de leur rapport à l’œuvre de Rabelais.

4 Michel Jeanneret, Le Défi des signes, Rabelais et la crise de l’interprétation à la Renaissance, Orléans, Paradigme, 1994.

5 Voir Umberto Eco, l’Œuvre ouverte, 1962, Paris, Seuil, 1965.

6 Voir François Rigolot, Les Langages de Rabelais, 1972, Genève, Droz, 1996, p. *1 : « Si l’interprétation de l’œuvre de Rabelais a suscité de tout temps des querelles parmi les doctes, c’est sans doute le sens du Prologue de Gargantua qui fait l’objet, depuis vingt-cinq ans, des plus apres controverses. Non seulement la fameuse invitation à « rompre l’os » et à « sugcer la sustantificque mouelle » a été remise en cause mais le geste interprétatif de l’auteur lui-même s’est trouvé soumis à une exégèse qui a eu pour effet d’en problématiser singulièrement la lecture ». De manière générale, c’est l’ensemble de l’œuvre de Rabelais, semble-t-il, qui confronte le lecteur à une entreprise interprétative dont les règles lui sont dissimulées.

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Les œuvres que nous avons choisies7 sont en effet les suivantes, présentées

chronologiquement : tout d’abord le premier volume de l’édition illustrée par Dubout8, qui

comprend les textes de Gargantua et de Pantagruel, ensuite le deuxième volume de celle

d’André Collot9, dans lequel figure uniquement Pantagruel, Gargantua et Pantagruel illustrés

en deux albums distincts par Samivel10, celui qu’illustre André Derain11, la bande dessinée de

Dino Battaglia12, qui comprend les cinq livres, et l’édition de Gargantua récemment illustrée par

Ludovic Debeurme13. D’emblée, l’hétérogénéité du corpus apparaît, d’abord du fait du choix de

l’une ou des deux œuvres, qui est le fait de l’artiste. Ainsi, Dubout, Collot14 et Battaglia se sont

intéressés aux cinq livres, tandis que Samivel a choisi de n’illustrer en apparence que Gargantua

et Pantagruel, alors que le volume intitulé Pantagruel inclut en fait également des passages

extraits des trois autres livres. Debeurme n’a illustré, quant à lui, que Gargantua et Derain

uniquement Pantagruel. Ces choix peuvent révéler quelque chose de la manière qu’a l’artiste

d’appréhender le corpus rabelaisien. De même, la façon de présenter le titre et l’auteur de

l’œuvre est différente selon les ouvrages, et recèle peut-être quelque intérêt lorsqu’on la met en

rapport avec la pratique des dessinateurs. On observe en effet que certains de ces derniers

7 Afin de pouvoir facilement identifier ces différentes œuvres, nous les citerons toujours, au cours de notre développement, en faisant mention du nom de l’artiste qui les a mises en images.

8 Rabelais et Dubout, Gargantua et Pantagruel, tome I, 1931, Paris, Editions Michèle Trinckvel, réédition 1993.

9 François Rabelais, Gargantua et Pantagruel, illustrés de soixante-cinq eaux fortes en couleurs par André Collot, tome deuxième, Paris, Le Vasseur et Cie, 1933.

10 Gargantua d’après Rabelais, adaptation de Mad H. Giraud, Illustrations en noir et trichromie de Samivel, 1934, Paris, Delagrave, réédition 1975.

Pantagruel d’après Rabelais, adaptation de Mad H. Giraud, Illustrations en noir et trichromie de Samivel, 1934, Paris, Delagrave, réédition 1975.

11 François Rabelais, Pantagruel, orné de bois en couleurs dessinés et gravés par André Derain, 1943, Genève, Skira, fac similé, vers 1970.

12 Battaglia & Rabelais, Gargantua et Pantagruel, 1980, St Egrève, Mosquito, 2001. Nous avons également utilisée l’édition italienne de 1993 : Battaglia & Rabelais, Gargantua & Pantagruel, Milano, Milano Libri, 1993. Malheureusement, l’édition originale de 1980, intitulée simplement Gargantua, et qui ne doit pas comprendre les cinq livres, n’a pas pu être consultée, de même que l’édition de 1985, intitulée Gargantua e Pantagruel, qui doit quant à elle contenir l’adaptation des cinq livres.

13 François Rabelais, Gargantua, Extraits choisis et traduits du vieux français par Christian Poslaniec, Illustrations de Ludovic Debeurme, Toulouse, Milan, 2004.

14 Nous n’avons malheureusement pas pu nous procurer le tome I, contenant Gargantua, qui n’appartient pas au domaine public et ne peut donc être reproduit.

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choisissent une position d’auctorialité qui les amène à figurer leur nom sur le même plan que

celui de Rabelais, tandis que d’autres demeurent plus en retrait par rapport à l’œuvre source. A

nous de voir si ces différentes postures d’artiste correspondent à différents degrés de liberté par

rapport au texte de Rabelais. Une autre cause de l’hétérogénéité du corpus est le traitement du

texte, qui est tantôt reproduit intégralement, tantôt tronqué et adapté. Parmi nos ouvrages, trois

conservent le texte rabelaisien dans son intégralité : ceux de Dubout, de Derain et de Collot. Les

trois autres opèrent une sélection, une adaptation et, surtout dans le cas de la bande dessinée de

Battaglia, une recomposition du texte, qu’il sera important d’étudier. Majeure en apparence, cette

divergence pourrait scinder le corpus en deux types d’œuvres radicalement différentes dans leur

rapport au texte source. Cependant, cette répartition semble quelque peu réductrice à l’aune de

l’interprétation fournie par l’artiste à travers ses dessins. En effet, conserver le texte dans son

intégralité ne signifie pas nécessairement le prendre en compte dans son intégralité, ou encore le

comprendre dans son intégralité. Diverses dans leurs positions, ces œuvres le sont aussi par leurs

styles de dessin, leurs choix de colorisation, l’abondance ou la rareté des images qu’elles

proposent, autant de caractéristiques à mettre en relation avec l’esthétique et l’économie de

l’œuvre rabelaisienne.

Nous garderons également à l’esprit, en marge de ce corpus, les Songes drolatiques

de Pantagruel, publiés au nom de Rabelais avant d’être, sans qu’on puisse en être certain,

attribués à François Desprez, série de gravures représentant des personnages ressortissant à

l’esthétique grotesque15. Le lien de cet ouvrage avec l’œuvre rabelaisienne est plus que diffus,

puisque ces gravures n’ont a priori aucun rapport direct avec le texte, qu’elles n’illustrent pas de

manière traditionnelle, même si l’on peut faire un rapprochement entre certaines gravures et

quelques passages précis dans le corpus rabelaisien, comme par exemple le chapitre I de

Pantagruel16. Nous ne sommes en effet pas d’accord avec Gabriel Richard, qui, dans l’édition de

15 Ibid., essai liminaire de Michel Jeanneret, pages 9-10 : « Les grotesques, dans la langue du XVIe siècle, désignent des décorations où s’entrelacent des motifs géométriques, non figuratifs, et des êtres fantastiques, des corps hybrides, librement inventés et disposés dans l’entrelacs des arabesques. Les cent-vingt planches des Songes pourraient donc servir comme une collection de patrons destinée aux auteurs de grotesques : peintre et graveurs, couturiers, orfèvres, faiseurs de costumes et de masques… »

16 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Pantagruel, chapitre I : « De l’origine et antiquité du grand Pantagruel », p. 218-219 : « Car à tous survint au corps une enfleure tres horrible, mais non à tous en un mesme lieu. Car aulcuns enfloyent par le ventre, et le ventre leur devenait bossu comme une grosse tonne […]. Les aultres enfloyent par les espaules, et tant estoyent bossus qu’on les appelloit montiferes […]. Les aultres enfloyent en longueur par le membre, qu’on nomme le laboureur de nature […]. Aultres

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1869 dont nous avons fait mention plus tôt, assortit les illustrations de commentaires qui

renvoient pour certains à des personnages du texte de Rabelais. Cette association nous semble

forcée et réductrice, du simple fait qu’elle n’est fondée que sur la subjectivité du commentateur.

Libre à chacun de voir dans telle ou telle figure une image possible de tel ou tel personnage

rabelaisien, mais les gravures de Desprez ne peuvent être ramenées de façon aussi unilatérale au

texte de Rabelais, par rapport auquel elles s’émancipent tout à fait. Cet ouvrage se distingue donc

fortement de notre corpus par son économie comme par la liberté qu’il prend par rapport à la

référence à Rabelais. Comme le signale Michel Jeanneret, la mention du nom de ce dernier et

d’un de ses personnages sur la couverture est sans doute avant tout une stratégie éditoriale,

l’œuvre de Rabelais étant alors bien connue et susceptible de stimuler les ventes. Si chercher à

dessiner une correspondance étroite entre cet ouvrage et le corpus rabelaisien semble une erreur,

il y a néanmoins une comparaison à faire, qui pourrait peut-être nous aider à préciser l’idée,

généralement exprimée de manière imprécise, d’ « esprit rabelaisien », ou bien montrer en quoi

le programme que supposent¸ ou non, les Songes drolatiques se rapproche de celui des œuvres

de Rabelais. « Nous aurions tort de vouloir interpréter à tout prix ce qui peut être n’obéit à

aucune intention précise et défie les lois de la représentation. Mais comment dénier à l’image, si

gratuite puisse-t-elle paraître, le pouvoir de susciter le discours et d’entraîner la pensée.17 »,

affirme Michel Jeanneret concernant cet ouvrage singulier. Nous tenterons de savoir si cette

capacité à générer un discours second, à faire se multiplier les interprétations, est une

caractéristique commune signifiante et déterminante dans l’appréhension du texte rabelaisien et

des créations qui se greffent sur lui.

De fait, adaptation, illustration et interprétation sont des notions qui se définissent

toutes par la relation d’un objet second à un objet source. En se basant sur la classification

genettienne18, on pourrait tenter de rattacher d’une part l’interprétation à la relation de

croissoient en matiere de couilles si enormement, que les troys emplissoient bien un muy. […] Aultres croyssoient par les jambes, et à les veoir eussiez dict que c’estoyent grues, ou flammans, ou bien gens marchans sur eschasses. […] Es aultres tant croissoit le nez qu’il sembloit la fleute d’un alambic […] Aultres croissoyent par les aureilles […]. Les aultres croissoyent en long du corps : et de ceulx là sont venuz les geans et par eulx Pantagruel. »

17 Les Songes drolatiques de Pantagruel, éd. cit., p. 26.

18 Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 7-16 pour les définitions des cinq types de transtextualité.

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métatextualité, relation « de commentaire19 », comme la qualifie Genette, et d’autre part

l’adaptation et l’illustration au phénomène d’hypertextualité, sachant que l’hypertexte est, au

sens strict, « tout texte dérivé d’un texte antérieur par transformation simple (nous dirons

désormais transformation tout court) ou par transformation indirecte : nous dirons imitation20 ».

Or, même si Genette affirme que les frontières sont poreuses entre les cinq types de

transtextualité qu’il définit, l’application de ces catégories à notre corpus et leur utilisation pour

nous aider à définir nos trois notions ne semblent guère évidentes, sinon possibles. Ainsi,

l’interprétation nous semble plutôt se couler dans tous les types de transtextualité, même si la

métatextualité en est sa forme la plus évidente, puisqu’elle est un « commentaire » de l’œuvre.

Les notions d’adaptation et d’illustration s’insèrent encore moins dans ce système. De fait,

Gérard Genette ne prend pas en compte la possibilité d’un passage d’un medium à un autre dans

le cadre de l’hypertextualité. S’il évoque brièvement le cas des autres arts à la fin de son

ouvrage21, chaque art étant étudié séparément, c’est pour signaler la difficulté qu’on rencontre

lorsqu’on veut utiliser les concepts qu’il pose dans Palimpsestes pour étudier les autres pratiques

dites « hyperartistiques ». L’argument de Genette, qui nous semble peu solide après examen,

consiste à rendre la notion de texte hétérogène aux moyens d’expression déployés dans les autres

arts : « je ne pense pas qu’on puisse légitimement étendre la notion de texte, et donc

d’hypertexte, à tous les arts22 », affirme-t-il. Certes, cette affirmation n’exclut pas la présence de

phénomènes équivalents dans les autres arts, loin de là, mais elle montre que le texte est mis à

part : ce que sous-tend l’affirmation de Genette est que seul le texte est capable de nous parler

clairement, voire même peut-être de nous parler tout court.

De nombreuses études soulignent cette erreur consistant à opposer radicalement texte

et image, généralement en invoquant le fait que les arts de l’image s’inscrivent dans l’espace

alors que la littérature et plus généralement le texte, de même que la musique, s’inscrit dans le

temps. Cette distinction est celle qu’élaborait déjà en 1766 Lessing dans le Laocoon23. Comme le

19 Ibid., p. 11.

20 Ibid., p. 16.

21 Ibid., p. 536-549.

22 Ibid., p. 536.

23 Voir à ce sujet W. J. T. Mitchell, Iconology : Image, Text, Ideology, The University of Chicago Press, 1986, p. 40-41, nous traduisons : « Lessing avança que la peinture était incapable de raconter des histoires

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montre Anne-Marie Christin24, cette opposition est également un moyen d’établir une hiérarchie

entre les arts, ce qui la rend d’autant plus discutable :

Cette distinction est trop simple pour n’être pas suspecte. Aussi avait-elle pour

objet de signifier une hiérarchie autant que de cerner des isotopies : dans le temps de la

littérature se révèle naturellement l’invisible ; l’espace régit le visible mais il ne peut

atteindre l’invisible – le Beau – qu’en se pliant à des contraintes et à des conventions

spécifiques.

De fait, la concurrence entre les arts se nourrit de ce genre d’affirmations théoriques,

souvent simplificatrices. Ici, on peut objecter que l’image, comme le texte, fait appel à une

lecture inscrite dans le temps, alors que l’espace de la page peut être une donnée importante pour

la lecture de certains textes. Arts de l’image et art du texte sont donc tous deux à la fois des arts

du temps et des arts de l’espace. Chez Rabelais, une attention est parfois portée à l’espace

occupé par le texte, comme, de manière évidente, au chapitre XLIIII du Cinquiesme livre25, mais

également aux chapitres qui figurent de longues énumérations, qu’il s’agisse des livres de la

librairie Saint Victor26, ou des jeux de Gargantua27. A l’inverse, éditions illustrées et bande

dessinée déploient des images manifestement destinées à être lues dans le temps : images qui

figurent en un même espace des actions situées à différents moments, images agencées en

séquences, ce qui n’est pas l’apanage de la seule bande dessinée, ou tout simplement images qui

nécessitent un certain temps pour être lues, et qu’un seul coup d’œil ne suffit pas à comprendre.

Ainsi écarterons-nous les distinctions qui réduisent l’approche comparée de l’image et du texte à

une opposition point par point.

parce que son mode de représentation est statique et ne peut traduire une action qui se déroule, et qu’elle ne devait pas essayer d’articuler des idées, parce que ces dernières sont plus propres à être exprimées par le langage que par l’image. Le fait que l’image tente d’« exprimer des idées universelles », avertit Lessing, conduit à ne produire que des formes grotesques d’allégories, et cela peut aller jusqu’à conduire la peinture à « abandonner sa sphère propre et se dégrader en se transformant en une forme d’écriture arbitraire », le pictogramme ou le hiéroglyphe. »

24 Anne Marie Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, Flammarion, Paris, 1995, p. 15.

25 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Cinquiesme livre, éd. cit., chap. XLIIII : « Comment la Pontife Bacbuc presenta Panurge devant ladicte Bouteille », p. 831-833.

26 Ibid., Pantagruel, éd. cit. chap. VII : « Comment Pantagruel vint à Paris : et des beaulx livres de la librairie de sainct Victor », p. 235-241.

27 Ibid., Gargantua, éd. cit., chap. XXII : « Les jeux de Gargantua », p. 58-64.

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Notre travail s’attachera dès lors à penser la diversité et la complexité des relations

entre texte et image au cœur de notre corpus. La mixité de ce dernier, qui nous impose de

considérer à la fois l’édition illustrée et l’adaptation en bande dessinée nous amènera à définir

plus précisément les notions d’adaptation et d’illustration, qui pourraient de prime abord nous

sembler tout à fait distinctes, mais qui sont peut-être amenées, en réalité, à se confondre en

certains points, selon l’extension qu’on leur prête. Posons comme hypothèse de départ que

l’adaptation au sens large, comme le souligne son étymologie latine, est une opération

d’ajustement à un nouveau support28. Dès lors, l’idée de transposition vers un autre medium ne

serait qu’un des sens, plus restreint, de l’adaptation. En cela, adaptation et illustration ne seraient

pas des notions à opposer en raison du fait qu’illustrer un texte ne modifie pas son statut, puisque

cet argument pourrait en réalité s’avérer caduc. Certes le texte demeure un roman, une pièce de

théâtre, un recueil poétique, un essai, etc. quel que soit le nombre d’images qui est ajouté à côté

de lui, mais il n’empêche que la prise en compte de la lecture de ces images semble imposer une

opération d’ajustement du texte, donc d’adaptation. Si nous définissons l’illustration, toujours

d’après l’étymologie latine, comme une pratique qui non seulement donne de l’éclat au texte,

mais aussi le met en lumière, le déploie en images pour en souligner la beauté et la signification,

alors nous la mettons en lien avec l’idée d’une interprétation du texte. Cette dernière renvoie à de

nombreuses notions qu’il sera intéressant d’explorer : l’ interpres latin est en effet d’une part le

médiateur, le négociateur entre deux parties, mais aussi celui qui explique un texte, et, de

manière plus évidente si on le compare à l’interprète moderne, le traducteur qui passe d’une

langue à l’autre. Nous pourrons ainsi nous interroger sur le rôle de l’artiste par rapport à l’auteur

du texte et au lecteur, puisqu’il occupe cette position médiane que souligne l’étymologie

d’interpres, étant lui-même à la fois auteur et lecteur. De même, nous tâcherons de définir plus

précisément l’idée d’interprétation, dont les applications semblent, à première vue, multiples. De

fait, interpretatio renvoie à la fois à l’explication, à l’ « action de démêler, de décider », mais

28 Voir notamment la définition que Thierry Groensteen donne de l’adaptation en conclusion de l’ouvrage suivant : La Transécriture, pour une théorie de l’adaptation, André Gaudreault et Thierry Groensteen (dir.), Colloque de Cerisy, Québec, Editions Nota Bene, 1998, p. 273 : « On appelle « adaptation » le processus de translation créant une œuvre OE2 à partir d’une oeuvre OE1 prééxistante, lorsque OE2 n’utilise pas, ou pas seulement, les mêmes matériaux de l’expression que OE1 ». Utilisant la métaphore du déplacement dans l’espace, Thierry Groensteen montre bien que l’adaptation est un processus de répartition du sens d’une œuvre source sur un support différent, ou seulement en partie différent, comme c’est le cas dans l’édition illustrée. Si l’on considère que l’illustration n’est pas redondante par rapport au texte, alors on peut peut-être postuler que même l’édition illustrée qui reproduit intégralement ce dernier est un nouveau support, et donc une forme d’adaptation.

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également à l’idée de traduction. Le terme de traduction, maintes fois invoqué par des critiques

comme par des artistes29, doit être interrogé. Il nous semble quelque peu douteux de chercher à

réduire l’illustration à un pur passage, une translation du texte dans ce qui serait le langage de

l’image30. Dès lors, puisque nous lions illustration et adaptation d’une part, et illustration et

interprétation d’autre part, le lien est également souligné entre adaptation et interprétation, que

l’on évoque l’adaptation dans son sens restreint, ou dans son sens plus large d’ajustement d’une

matière à un support nouveau. Le trio de notions tisse donc des relations étroites, que nous

définirons au fil du développement. Ces relations semblent varier en fonction du type d’image,

mais également du degré de modification du texte, de la mise en page choisie, etc. Pour analyser

ces relations, nous disposons d’un éventail de notions plus ou moins floues, que nous tenterons

de préciser plus fermement. En effet, comme le souligne Philippe Kaenel31, les termes que nous

utilisons pour décrire les relations entre le texte et l’image sont non seulement employés

métaphoriquement, mais également connotés le plus souvent :

Les métaphores appliquées à l’illustration ressortissent aux domaines littéraire et

musical (traduction, transposition, commentaire, interprétation, accompagnement,

accord, évocation), à celui des relations humaines (rencontre, entente, mariage, divorce,

lutte), ainsi qu’au registre décoratif ou vestimentaire (ornement, décoration, broderie,

habillement). Aucun de ces termes n’est neutre, pas même celui d’ « illustration » qui

29 Voir par exemple Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur 1830 1880, Rodolphe Töpffer, J. J. Grandville, Gustave Doré, Thèse présentée à la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne, Editions Messene, Paris, 1996, p. 5 : Ici, Philippe Kaenel donne l’exemple du peintre Alexandre Bida (1813-1895), traducteur et illustrateur de la chantefable Aucassin et Nicolette. Le 7 septembre 1877, dans sa correspondance avec l’imprimeur et typographe F. Viel-Cazal, le peintre déclare ceci : « Les mots illustré, illustration m’ont toujours souverainement déplu et ce n’est pas moi qui irais les mettre sur un de mes ouvrages. Je trouve d’ailleurs que les images sont une traduction comme une autre et qu’il n’y a rien à ajouter au mot traduit par ».

30 L’idée même de l’existence d’un langage de l’image peut paraître douteuse : il s’agit selon nous d’une des conséquences de l’hégémonie du système de la langue. Certes, l’image dit quelque chose, et nous sommes capables de l’interpréter de telle manière qu’elle nous livre un propos, mais il semble impossible de systématiser chacun de ses procédés pour lui assigner une signification précise. Quelques constantes peuvent être repérées, mais d’une part elles semblent plus propres à tel ou tel type d’images qu’à l’image en général, et d’autre part elles n’épuisent pas la signification de l’image. Comme Harry Morgan et Thierry Groensteen, nous en arrivons à la conclusion qu’il n’existe pas de langage de l’image : « Nous arrivons donc à la conclusion générale qu’il n’y a pas de langage de l’image et, plus généralement, du récit dessiné. Dans la représentation proprement dite, il n’y a même pas d’unités élémentaires. Selon la formulation vigoureuse de Groensteen, l’image est « un système sémiotique dépourvu de signes ». » (dans Harry Morgan, Principes des littératures dessinées, Angoulême, Editions de l’An 2, 2003, p. 292).

31 Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur 1830-1880, Rodolphe Töpffer, J. J. Grandville, Gustave Doré, éd. cit., p. 335.

Page 12: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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oscille entre connotations péjoratives et laudatives (illustrer signifie également rendre

illustre).

On le voit, ces termes ne renvoient pas tous à des concepts précis, qui faciliteraient

l’analyse. Si les notions de traduction, de commentaire, de transposition ou d’interprétation, ou

encore d’ornement, de décoration, font signe vers des éléments d’une théorie déjà élaborée, les

idées de mariage, de broderie, d’accord ou d’accompagnement, par exemple, méritent d’être

explicitées. Il ne nous semble pas, malgré leur imprécision et leur manque d’assise théorique,

que ces termes soient complètement inutiles pour l’analyse de la relation entre texte et image qui

se tisse dans les supports de l’édition illustrée et de la bande dessinée, que nous avons choisis.

De fait, il semble que ces notions puissent aider à ne pas réduire le complexe au simple : le

commentaire que nous avons fait à propos de la notion de traduction témoigne de la tentation

simplificatrice qui consiste à importer une notion appliquée en outre à un autre domaine, et à la

plaquer sans l’interroger. Nous nous méfierons donc des analyses sémio-structuralistes pour

privilégier une approche moins systématique de ce que dévoile l’image.

L’étude comparée des différents ouvrages qui composent notre corpus nous

permettra ainsi non seulement de déployer un éventail de relations entre texte et image, et ainsi

d’en montrer la richesse et la variété, mais elle nous permettra également de comprendre la

dimension heuristique de la mise en image d’un texte. Nous posons en effet comme hypothèse

qu’illustrer un texte est un moyen d’explorer ce dernier, de même que lire une illustration peut

permettre au lecteur du texte de Rabelais de comprendre quelque chose qu’il n’avait jusque-là

occulté, de découvrir un aspect du texte qu’il n’avait pas considéré. Ainsi, nous espérons que

cette étude nous permettra également d’enrichir notre approche de l’œuvre de Rabelais. Notre

travail possèdera donc une double articulation, qui correspond peu ou prou à ce que décrit

Nicolas Surlapierre32 :

L’illustration d’un même texte par deux artistes différents aide en réalité à mieux

saisir comment, par un moyen qui n’est pas la littérature et qui ne prend même pas

appui sur son histoire, l’artiste peut enrichir sa et la compréhension de l’écrit. De tels

passages interprétatifs se doublent en réalité d’enjeux textuels qui se nouent bien

32 Dans Le Livre illustré européen au tournant des XIXe et XXe siècles, actes du colloque international de Mulhouse, 13-14 juin 2003, Hélène Védrine (dir.), Paris, Editions Kimé, 2005, p. 266.

Page 13: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

13

souvent en filigrane, impliquant une réflexion plus large sur le livre comme les réflexes

de lecture et l’adaptation des codes interprétatifs de la littérature à la lecture de l’image.

De fait, notre étude s’attachera à se placer à la fois du point de vue de la production

de l’image et de celui de sa réception, sans oublier de prendre en compte le rapport au texte. Les

questions suivantes guideront notre réflexion, et nous tâcherons d’y répondre au fur et à mesure

de notre développement. Dans quelle mesure la mise en image est-elle une interprétation de

l’œuvre ? Que signifient véritablement, dès lors, les actes d’adaptation et d’interprétation, et que

nous révèlent-ils sur le texte source ? En quoi l’illustration du texte peut-elle constituer une

forme d’adaptation ? Comment ces créations greffées sur une œuvre existante peuvent-elles, si

elles le peuvent vraiment, faire œuvre à leur tour ? Dans un premier temps, nous nous attarderons

sur l’idée qu’une interprétation guide la mise en image de l’œuvre de Rabelais par les artistes

que nous avons choisis. A l’aune de cette notion, nous observerons et tenterons d’expliquer les

choix opérés par ces derniers et l’objet qui en résulte. Dans un deuxième temps, nous nous

attacherons à analyser la nature des rapports qui se nouent entre le texte de Rabelais et ces

interprétations en images dans l’édition illustrée comme dans la bande dessinée. Ce sera

l’occasion pour nous de statuer sur les modes d’expression de ces deux media. Dans un troisième

temps enfin, nous nous interrogerons sur les horizons de telles productions artistiques au-delà de

leur rapport au texte de Rabelais. Nous tâcherons ainsi de déterminer en quoi l’œuvre seconde

est ou n’est pas secondaire, et comment elle peut se libérer de la subordination au texte qu’on lui

attribue souvent comme une caractéristique essentielle.

Page 14: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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I. L’ ŒUVRE DE L’ INTERPRETATION : LA MISE EN IMAGES D ’UNE LECTURE

Lire un texte, c’est déjà transformer une matière, en accord avec l’expression de

Sartre qui fait de la lecture une « création dirigée33 ». A première vue, ces termes semblent

s’appliquer particulièrement à la situation de notre corpus : des lecteurs se sont emparés du texte

pour produire une œuvre seconde34. Puisque la lecture est déjà une « création dirigée » dans

l’esprit du lecteur, son prolongement naturel en quelque sorte pourrait être la création effective

d’un objet. Cependant, si le terme de création ne semble guère poser de problème pour qualifier

la pratique du lecteur, celui de « dirigée » nous apparaît discutable. De fait, il peut exister des

lectures respectueuses comme des lectures qui font fi du programme fixé par le texte, et la

direction du lecteur n’est pas toujours mise en évidence par le texte. Comme il existe des textes

aux programmes multiples, on pourrait même aller jusqu’à penser qu’il existe des textes sans

programme, ou à programme largement indéfini. Cela rejoint bien évidemment l’idée d’œuvre

ouverte théorisée par Umberto Eco dans l’ouvrage du même nom35, dans lequel il déclare ceci :

Au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle

peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiple, où elle manifeste une

33 Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, p. 52 : « Sans doute l’auteur guide [le lecteur] ; mais il ne fait que le guider ; les jalons qu’il a posés sont séparés par du vide, il faut les rejoindre, il faut aller au-delà d’eux. En un mot la lecture est création dirigée ». Un peu avant, Sartre a en outre défini plus précisément en quoi la lecture est une forme de création. Ce qu’il pose est tout à fait pertinent et éclairant concernant nos enjeux : « La lecture, en effet, semble la synthèse de la perception et de la création ; elle pose à la fois l’essentialité du sujet et celle de l’objet ; l’objet est essentiel parce qu’il est rigoureusement transcendant, qu’il impose ses structures propres et qu’on doit l’attendre et l’observer ; mais le sujet est essentiel aussi parce qu’il est requis non seulement pour dévoiler l’objet (c’est-à-dire faire qu’il y ait un objet) mais encore pour que cet objet soit absolument (c’est-à-dire pour le produire) » (p. 50). Dans le cas de notre corpus, il semble bien que cette réflexion s’applique, en tant que la création qu’est en soi la lecture se matérialise dans un objet nouveau. La posture de celui qui met en images un texte est donc une posture double de lecteur et de créateur qui fait se confondre ces deux catégories.

34 De fait, comme le montrent Monique Carcaud-Macaire et Jeanne-Marie Clerc, la lecture est à mettre en parallèle avec le processus adaptatif, qui, comme nous le verrons plus tard ne se limite peut-être pas au changement de medium : « il paraît nécessaire de s’arrêter sur l’opération de lecture préalable à l’adaptation. Comme l’écriture, la lecture actualise, par l’intermédiaire de formes qu’elle décode et recode, certaines données de sens qu’elle retient préférentiellement, et en potentialise d’autres, qu’elle rejette à l’état de sens virtuels, dans les marges du sens constitué. C’est ce que fait l’adaptation : du fait du changement éventuel de contexte sociohistorique, du fait, aussi, du passage d’un medium à un autre, on peut légitimement supposer qu’elle exploite, du texte au support, certaines potentialités « en sommeil », tout en oubliant certaines des actualisations qu’il propose […]. » dans La Transécriture, pour une théorie de l’adaptation, André Gaudreault et Thierry Groensteen (dir.), Colloque de Cerisy, Québec, Editions Nota Bene, 1998, p. 152.

35 Umberto Eco, l’Œuvre ouverte, 1962, Paris, Seuil, 1965, p. 17.

Page 15: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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grande variété d’aspects et de résonances sans jamais cesser d’être elle-même. […] En

ce premier sens, toute œuvre d’art, alors même qu’elle est œuvre achevée et « close »

dans sa perfection d’organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce

qu’elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité

en soit altérée.

En un second sens, il existe des œuvres qui disposent d’une ouverture plus grande,

celles que définit plus précisément l’expression « œuvre ouverte », et qu’Eco situe dans la

modernité du XXe siècle, elles sont « des œuvres inachevées que l’auteur confie à

l’interprète36 », qui prennent l’ambiguïté constitutive de toute œuvre d’art pour « fin explicite de

l’œuvre37 ». Ces œuvres spécifiques seraient donc celles qui nécessitent la présence d’un tiers

pour être complétées, des œuvres qui appellent explicitement à la continuation de la création, en

somme. Peu après, Eco précise la nature de l’ouverture de l’œuvre d’art :

L’ « ouverture » et le dynamisme d’une œuvre sont tout autre chose [que celle du

dictionnaire] : son aptitude à s’intégrer des compléments divers, en les faisant entrer

dans le jeu de sa vitalité organique ; une vitalité qui ne signifie pas achèvement, mais

subsistance au travers de formes variées38.

Nous sommes ici au cœur de notre sujet : la lecture d’une œuvre comme matière pour

une création nouvelle. Nous verrons donc comment se créent ces œuvres greffées sur l’œuvre de

Rabelais, comment elles traitent la matière fournie par cette dernière et quelles interprétations

elles fournissent. On ne peut véritablement savoir si chacun des dessinateurs ayant choisi les

œuvres de Rabelais comme inspiration sont d’abord des lecteurs attentifs de l’œuvre, mais

certains de leurs choix pourront nous éclairer quant à leur compréhension de cette dernière.

A. Sélection

Notre corpus témoigne de différentes manières de mettre un texte en images : format

et nombre de pages en sont les témoins les plus évidents. Certains artistes, comme Collot,

produisent un nombre d’images très restreint, d’autres, comme Dubout ou Derain, un nombre

d’images très important, tandis que l’économie de la bande dessinée entraîne la présence

36 Ibid., p. 17

37 Ibid., p. 9

38 Ibid., p. 35.

Page 16: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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d’images à chaque page ou presque. Le choix de l’objet de l’illustration est en soi une forme

d’interprétation de l’œuvre. De fait, chaque artiste manifeste sa lecture de l’œuvre en fonction de

ses goûts personnels, qui l’amènent à représenter tel ou tel décor, personnage, passage de

l’œuvre, etc. Cette sélection opérée par l’artiste nous donne ainsi une version du texte différente,

orientée vers certains éléments privilégiés par l’interprétation de l’artiste, que le texte imprimé

soit ou non intégral.

1. Les objets de l’illustration : épisodes de l’œuvre, portraits, décors, ornements

L’idée que l’on peut, à tort, se faire de l’œuvre illustrée est que l’illustration,

accompagnant le texte, est principalement une mise en image de passages du texte, de ce que

nous nommerons « épisodes » pour mettre en valeur l’aspect narratif auxquels on les associe39.

Le lecteur s’attend en effet à voir mis en scène les grandes péripéties et les renversements de

situation qui rythment le texte, ou, du moins, si le texte ne contient pas de péripéties ou de

renversements de situation notables, ou que cela n’est pas son intérêt premier, les moments

saillants, les temps forts du texte. Il semble y avoir là une forme de contrainte implicite à l’égard

du dessinateur, le texte posant ses exigences : l’artiste se doit de suivre le fil du texte et d’en

souligner les moments importants, ou du moins, il est attendu qu’il le fasse. Dans le cas de

Gargantua et Pantagruel, on s’attend donc à voir représentés, entre autres, dans Gargantua le

vol des cloches, le conflit des fouaces, Frère Jean massacrant les ennemis qui ont envahi

l’abbaye, la fuite pathétique de Picrochole, et dans Pantagruel la rencontre de Panurge, le récit

de la fuite de ce dernier, emprisonné par des Turcs, la ruse qui permet aux pantagruélistes de tuer

plus de six cents chevaliers d’un seul coup, la victoire de Pantagruel sur Loupgarou, etc. On voit

bien dans la sélection de ces moments apparaître une ligne directrice, celle de l’intrigue

39 Voir Harry Morgan, Harry Morgan, Principes des littératures dessinées, Angoulême, Editions de l’An 2, 2003, p. 97 : « Les principales fonctions de l’illustration romanesque, par exemple celle des romans de Dickens, peuvent se résumer comme suit : - Montrer les personnages. - Indiquer leur psychologie d’après leur tête, leur type, leur costume, etc. - Montrer le décor, informer sur l’époque, le contexte historique, économique et social, les costumes, la

décoration intérieure, l’équipement ménager et technologique, les moyens de transports, etc. - Montrer la scène elle-même. - Informer sur la nature de la fiction. Une illustration caricaturale, comme celles de Phiz pour les romans

de Dickens, signifie que le romancier a des visées comiques, et que les personnages eux-mêmes sont des caricatures.

- Proposer une lecture, une critique ou une interprétation du roman, en faisant prendre conscience du caractère clé d’une scène que le romancier n’a pas spécialement mise en évidence dans le texte. » A cette liste, nous pourrions ajouter la fonction de décoration, qui consiste à orner le texte de motifs qui lui sont extérieurs, sans nécessairement chercher à représenter quelque chose de figuratif.

Page 17: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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principale, si tant est qu’elle tienne véritablement le premier plan40. Ceci est d’autant plus

remarquable que Gargantua et Pantagruel ont une structure composite : l’assemblage disparate

des chapitres manifeste une logique interne qui crée des blocs de chapitres séparables, voire

même pour quelques-uns déplaçables dans une certaine mesure. C’est particulièrement vrai dans

le cas de Gargantua, dont l’organisation peut être réduite, si on la simplifie, en six grands blocs :

d’abord le récit de la naissance du personnage, ensuite le récit de son enfance, l’aventure

parisienne, le récit de sa double éducation, la guerre Picrocholine et enfin la création de

Thélème. On le voit, tout ne s’intègre pas à cette structure simplifiée, notamment l’énigme en

prophétie et les Fanfreluches antidotées. De même, les propos des bienyvres peuvent sembler

quelque peu détachés de l’ensemble, et pourraient se situer à un autre endroit de l’œuvre. Plus

encore, les chapitres consacrés à l’éducation de Gargantua pourraient tout à fait être déplacés, de

même que, dans une certaine mesure, ceux consacrés à Thélème, bien que résultant de la

récompense de Frère Jean à l’issue de la guerre picrocholine. Dès lors, du fait du manque de

cohésion des parties entre elles, de nombreux lecteurs tendent à associer Gargantua au bloc le

plus imposant : le récit de la guerre picrocholine. Cela se ressent dans certains de nos ouvrages.

De fait, les artistes qui travaillent sur un texte remodelé généralement suppriment ce qui s’écarte

de la trame principale : il n’y a pas, par exemple, d’évocation de Thélème dans la bande dessinée

de Battaglia, tandis que chez Samivel, elle n’est mentionnée que très brièvement dans la dernière

phrase du texte, parmi la liste des récompenses offertes par Gargantua à ses hommes, à l’issue de

la guerre picrocholine. Ainsi Thélème n’est-elle présente dans le texte que par le lien qu’elle

entretient avec la trame principale. Voici ce que nous apprend le texte :

A chacun aussi, donna à perpétuité château et propriété, selon ce qu’il préférait.

Ponocrates reçut la Roche Clermaud ; Gymnaste, le Coudray ; Eudemon,

Montpensier ; il donna le Rivau à Tolmere ; à Ithybole, Montsoreau ; à Acamas, Condé,

40 Voir, à propos de Pantagruel et de ses épisodes clefs, Michael Screech, Rabelais, 1979, Paris, Gallimard, 1992, p. 43-44 : « C’est l’essence même du livre que ce contraste entre la grossièreté occasionnelle de son comique et l’élévation de sa théologie et de sa morale. Il contient une aimable parodie des récits arthuriens, mais aussi des épisodes beaucoup plus ambitieux intellectuellement, par exemple la visite que fait Epistémon à un monde souterrain inspiré de Lucien, tandis qu’il est à demi mort, presque décapité ; ou encore la prière si importante que Pantagruel adresse à Dieu, et qui pose les questions fondamentales de la foi et la pratique chrétiennes ». On le voit, Screech ne met pas ici en avant les passages que nous avons cités comme étant les jalons de l’intrigue. Ce qui rythme cette dernière n’est peut-être pas, si l’on en croit ce critique, ce qu’il y a de plus important dans Pantagruel. Cette observation peut être étendue, semble-t-il, à l’ensemble de l’œuvre de Rabelais : un épisode tel que Thélème, qui se place pourtant en dehors de l’intrigue principale, est pour nous un bon exemple de la non-coïncidence fréquente, sinon systématique, des temps forts de l’intrigue avec les enjeux majeurs de l’œuvre.

Page 18: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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Varenes à Chironacte, Gravot à Sebaste, Quinquenays à Alexandre, Ligre à Sophrone,

et ainsi distribua ses biens.

Pour Jean des Entonneures, ne trouvant point d’abbaye assez belle, il en fit

construire une, tout spécialement, qui était la plus magnifique qu’on eût jamais vue41.

Dans ce passage, rien n’est dit de la spécificité de l’abbaye de Thélème ; son nom

n’est pas même mentionné. La fin de la guerre picrocholine apparaît comme un dénouement

logique, et plus évident que celui que constitue dans le texte l’énigme en prophétie, ou que celui

que constituerait la description de Thélème après évacuation d’une énigme en prophétie peut-être

trop difficile à interpréter. Chez Samivel comme chez Battaglia, la troncature des événements

suivant la guerre picrocholine révèle ainsi la volonté de ramener le texte de Battaglia à une

construction narrative plus traditionnelle.

Bien évidemment, le choix des épisodes montre ce que l’artiste juge le plus

important dans l’œuvre, mais aussi, et c’est quelque peu différent, ce qu’il juge le plus

intéressant à représenter, le plus digne d’être figuré, ce qui serait le plus susceptible de plaire au

lecteur, ce qui lui plaît le plus en tant qu’artiste. L’illustration ne se limite pas à la représentation

d’épisodes tels qu’ils doubleraient le fil narratif du texte, mais s’attarde sur la représentation de

personnages isolés, de décors difficiles à se représenter, ou bien fait figurer sur l’espace de la

page des ornements destinés principalement à la décorer. Il y a donc plusieurs orientations

possibles lorsqu’il s’agit de mettre un texte en image, et le goût de l’artiste, autant sinon plus que

les contraintes du texte source, déterminent ces orientations. Chez Dubout, Gargantua est bien

plus abondamment illustré que Pantagruel, et un certain nombre de chapitres, tels que ceux

consacrés à l’éducation délivrée par Ponocrates au jeune Gargantua, disposent d’illustrations en

nombre supérieur à la majorité des autres chapitres. Or, ces illustrations n’ont, pour un grand

nombre d’entre elles, aucun ou peu de rapport avec le propos du texte : on y retrouve, ainsi,

d’après la légende « le petit déjeuner dans l’estomac de Gargantua » (Rabelais et Dubout,

Gargantua, p. 63), une double page consacrée à la visite de Paris (Ibid. p. 68-69), événement qui

a eu lieu quelques chapitres avant, une cuillère géante remplie d’un liquide orangé et de petits

personnages qui cherchent à s’échapper (Ibid., p. 72), ou encore une illustration pleine page

représentant un décor dévasté par un éternuement de Gargantua (Ibid., p. 75). Ainsi Dubout

manifeste-t-il, peut-être, son propre ennui face à un texte dense et répétitif, à l’image d’un

41 Gargantua d’après Rabelais, (Samivel), éd. cit., p. 61.

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emploi du temps très chargé et tout entier tourné vers l’étude. Ou bien s’agit-il là d’exprimer

l’ennui du personnage par rapport à une éducation qui, contrairement à celle des précepteurs

sophistes, ne laisse guère de place à la distraction, car, bien que le texte affirme qu’il s’agit là

d’un « passetemps de roy42 », nous sommes en mesure de penser que certains éléments de ce

même texte nous invitent peut-être à en douter43. Quoi qu’il en soit, les libertés que prend

Dubout par rapport à ces chapitres, en faisant de son illustration un excursus qui distrait le

lecteur du sujet du texte, sont une forme d’irrévérence qui nous renseigne sur son opinion quant à

l’emploi du temps selon Ponocrates : il est jugé peu ludique, de peu de saveur à côté de celui qui

avait cours avec les précepteurs sophistes. De là, les différences que l’on note, au niveau du

nombre d’illustrations, entre les différentes éditions illustrées comme au sein de chaque ouvrage,

semblent représentatives dans une certaine mesure de la vision qu’a l’artiste de l’œuvre, mais il

ne faut pas oublier de prendre en compte la distance qu’elles peuvent prendre par rapport au

texte, ainsi que d’autres paramètres qui permettent d’expliquer le choix de l’artiste. Du fait de la

sélection, cette analyse est également pertinente dans le cas de la bande dessinée. En effet, chez

Battaglia, le peu d’épisodes exclus dans les deux premiers volumes de l’œuvre de Rabelais,

contrastent avec la sélection qui réduit les trois derniers volumes à une succession de morceaux

choisis, à peine esquissés. Pour les deux premiers volumes, les morceaux supprimés

correspondent à ce qui est difficilement interprétable pour l’auteur, comme les Fanfreluches

antidotées44, qui sont, tous ouvrages confondus, le passage de Gargantua le moins mis en image.

En effet, la sélection, et ceci est valable également pour les éditions illustrées, tend à écarter les

passages à l’interprétation particulièrement hasardeuse. On peut ainsi commenter la gageure que

peut constituer l’illustration d’un chapitre tel que celui des Fanfreluches antidotées. Est écarté

également ce qui est difficilement représentable, comme les lettres, les longs passages de

harangues, ou encore certaines énumérations. C’est ce qui se produit pour l’énumération de

proverbes et d’expressions, souvent pris au sens propre et à rebours, du chapitre XI de

42 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit., chap. XXIIII : « Comment Gargantua emplyoit le temps quand l’air estoit pluvieux », p. 72

43 Voir François Rigolot, Les Langages de Rabelais, éd. cit., p. 62-63 : « le programme de Ponocrates n’est pas aussi original qu’on aimerait à le trouver. L’enseignement y est presque exclusivement oral : le précepteur lit et l’élève répète. Voilà qui se rattache encore à la tradition scolastique. L’énorme quantité de connaissances qu’il faut assimiler est un autre trait traditionnel. Enfin cette façon d’être « institué » pour « ne perdre heure du jour » rappelle étrangement les journées surchargées de l’école « gothique ». »

44 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit., chap. II : « Les Francheluches antidotées trouvées en un monument antique », p. 11-14.

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Gargantua : « De l’adolescence de Gargantua45 », qui malgré leur dimension éminemment

visuelle pour certains, s’insèrent mal dans l’économie de la bande dessinée : il faudrait une

image pour chaque expression, ce qui nécessiterait un nombre de cases, et même de planches vu

la longueur du passage, bien trop important par rapport à l’importance quasi nulle de ce passage

pour la narration. Une distinction peut être faite ici entre bande dessinée et édition illustrée,

même si l’ouvrage de Battaglia se rapproche par son économie de l’édition illustrée : il serait

plus aisé dans l’édition illustrée d’investir l’espace des marges, par exemple, pour établir une

série de figures correspondant à l’énumération de Rabelais. Pour les trois derniers volumes de

l’œuvre de Rabelais, contrairement à ce que l’on observe pour les deux premiers, la sélection de

Battaglia semble guidée par une volonté de ne figurer que les passages les plus célèbres,

peut-être justement parce qu’ils sont mieux connus du lecteur. Ce paramètre est en effet à

prendre en compte : il y a des moments attendus dans l’œuvre de Rabelais, des passages que le

lecteur de la bande dessinée comme de l’œuvre illustrée est curieux de voir représentés. Quatre

des six œuvres de notre corpus satisfont cette exigence du lecteur : sont mises à part celle de

Collot, qui est trop peu illustrée pour pouvoir figurer tous les passages importants, et celle de

Derain qui, bien qu’abondamment illustrée, préfère la représentation de portraits ou de décors à

celle de personnages en action.

De fait, le nombre d’images peut être extrêmement important, comme c’est le cas

chez Derain, sans que les passages importants soient particulièrement soulignés, sans

qu’intervienne une mise en scène signifiante par rapport à une intrigue, sans que l’illustration, en

somme, se place du côté du narratif. En effet, l’illustration peut avoir plusieurs fonctions, comme

nous l’avons vu avec Harry Morgan, et ainsi l’illustrateur peut choisir de n’en utiliser que

quelques-unes. C’est le cas dans l’édition illustrée par Derain, dans laquelle l’illustration a très

rarement une fonction narrative forte : certaines images présentent un personnage en action, mais

il s’agit généralement d’un petit geste, et non d’une action que le texte figurerait en un ou

45 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit., p. 33-35. Extrait, p. 34 : « Mordoyt en riant. Rioyt en mordent. Souvent crachoyt on bassin, pettoyt de gresse, pissoyt contre le soleil. Se cachoyt en l’eau pour la pluye. Battoyt à froid. Songeoyt creux. Faisoyt le succré. Escorchoyt le renard. Disoit la patenostre du cinge. Retournoit à ses moutons. Tournoyt les truies au foin. Battoyt le chien devant le lion. Mettoyt la charrette devant les beufz. Se grattoit où ne lui demangeoyt poinct. Tiroit les vers du nez. Trop embrassoyt, et peu estraignoyt ». Il est bien évident que si une expression telle que tirer les vers du nez est extrêmement facile à représenter par le dessin, une autre telle que se gratter où cela ne démange pas l’est neaucoup moins. Il y a donc dans ce passage une double difficulté : celle de la disproportion entre l’espace occupé par le texte et celui qu’occuperait l’image, mais aussi celle de l’impossibilité de représenter certaines expressions de manière efficace, sans recourir à des explications qui anéantiraient l’effet souhaité.

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plusieurs paragraphes. De fait, la grande majorité des illustrations de Derain peuvent être

assimilées à trois catégories : les portraits, la représentation de décors et l’ornementation non

figurative. En présence d’un même texte, nous pouvons donc être confrontés à des productions

très diverses, sans compter les différences de styles. La sélection des passages représentés émane

ainsi à la fois d’une interprétation de l’œuvre, d’un choix de l’artiste et des exigences que

l’œuvre semble poser à ses yeux. Ces exigences, que nous avons définies par rapport au contenu

du texte, revêtent bien moins d’apparence qu’elles n’y paraissent : certaines éditions suppriment

des passages importants, certains artistes déploient une illustration qui s’écarte volontairement

du propos du texte, enfin les moments clefs ne sont pas nécessairement doublés par une image

qui viendrait les appuyer : l’illustration de Derain, par exemple, ne figure pas Pantagruel

combattant contre Loupgarou, le chef des ennemis.

2. La représentation des personnages : le règne de la libre interprétation

La représentation des personnages est l’un des points qui généralement attire le plus

l’attention du lecteur : se forgeant lui-même une représentation mentale de ces personnages, il

effectue nécessairement une comparaison avec ce que l’image figure. Or, dans le cas du texte de

Rabelais, nous ne disposons d’aucune description qui nous permette d’établir une représentation

précise de chacun des personnages. Généralement, l’habillement est plus décrit que les traits

physiques, dont parfois nous ne savons rien. Des textes de Gargantua et Pantagruel, émergent

deux descriptions un peu plus détaillées que les autres, celle d’une part de Frère Jean, et celle

d’autre part de Panurge. Or, il ne s’agit pas pour autant de descriptions telles qu’elles appellent à

une représentation mentale précise. De fait, dans le cas de Frère Jean, la description a certes un

côté pittoresque, mais il s’agit presque autant d’un pittoresque lié à la connotation des mots que

d’un pittoresque lié à la physionomie du personnage. Ce dernier est ainsi peint46 :

En l’abbaye estoit pour l’heure un moine claustrier nommé frère Jean des

entommeures, jeune guallant : frisque : de hayt : bien à dextre, hardy, adventureux,

delibéré : hault, maigre, bien fendu de gueule, bien advantagé en nez, beau depescheur

d’heures, beau desbrideur de messes, beau descroteur de vigiles, pour tout dire

sommairement vray moyne si oncques en feut depuys que le monde moinant moyna de

moynerie. Au reste : clerc jusques es dents en matiere de breviaire

46 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit, chap. XXVII : « Comment un moine de Seuillé saulva le cloz de l’abbaye du sac des ennemys », p. 77-81, citation p. 78.

Page 22: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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A bien observer cette description, on se rend compte que peu de qualificatifs sont à

rapporter à l’apparence physique de frère Jean : « frisque », c’est-à-dire « pimpant », « hault »,

« maigre » et « bien advantagé en nez » sont les seuls éléments que nous possédons pour faire

son portrait. L’utilisation de l’adjectif « beau » peut certes nous égarer, de même que

l’expression « bien fendu de gueule », qui, par son caractère imagé, nous donne l’impression de

voir le personnage, alors que nous venons seulement d’apprendre qu’il aime à parler haut et fort

plus souvent qu’à son heure ; quoi qu’il en soit, la description physique est assez réduite, malgré

la profusion énumérative qui tend à nous faire croire que tout est dit sur ce personnage. De fait,

nous déduisons bien plus son apparence des informations qui nous sont données sur son

comportement que des éléments de la description physique à proprement parler. Dubout, ainsi, le

représente parfois extrêmement gras, chez Samivel le « jeune guallant » n’est plus si jeune, et a

le visage buriné, chez Battaglia, de même, son visage est assez marqué par l’âge, et il semble

plutôt trapu. Chez Debeurme enfin, il correspond bien à la description du point de vue de l’âge,

mais l’on ne perçoit pas l’aspect « frisque » du personnage, qui a l’air sévère, voire cruel, et que

l’on imagine mal « bien fendu de gueule ». Le seul trait commun à toutes ces représentations de

Frère Jean est la présence d’un nez relativement imposant, ce qui s’explique aisément : de tous

les attributs purement physiques que nous avons relevés, c’est le seul qui soit signifiant. De fait,

« ad formam nasi cognoscitur ad te levavi », comme l’énonce le moine lui-même au chapitre

XXXX 47. A l’inverse, représenter un frère Jean maigre peut sembler moins signifiant que de le

représenter avec un certain embonpoint : ce dernier traduirait son goût pour la « grand chere », à

laquelle il nous convie à la fin de l’ouvrage. Chez Dubout, le procédé est saisissant : lorsque le

moine se bat, il est représenté relativement svelte, ou du moins d’une corpulence telle qu’elle lui

permette de bien se battre.

47 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit., chap. XXXX : « Pourquoy les Moynes sont refuyz du monde, et pourquoy les ungs ont le nez plus grand que les aultres », p. 110-111.

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Figure 1 (Dubout, le moine combattant, p. 127)

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En revanche, l’illustration qui le montre auprès d’un feu sur lequel rôtit un cochon de

lait, à l’occasion du chapitre XXXIX48, le figure plus large que haut, et clairement comparé au

cochon gras, de même que la suivante49 qui le figure certes un peu moins gros, mais avec une

bedaine comparable par sa forme avec le tonneau de vin qu’il est en train d’engloutir.

Figure 2 (Dubout, le moine et le cochon de lait, p. 113)

Cet exemple montre donc l’importance de l’interprétation par rapport à la prise en

compte de la description, qui passe au second plan dans l’ensemble des œuvres de notre corpus,

bien qu’elle ne soit pas occultée, sauf peut-être chez Dubout, où l’illustration semble

véritablement résulter d’une pure impression de lecture.

La prise en compte de la description des personnages peut également parfois être

minorée par le fait que le texte rabelaisien donne des indications parfois quelque peu contraires.

48 Rabelais et Dubout, Gargantua et Pantagruel, tome I, Gargantua, éd. cit., chap XXXIX : « Comment le moine fut festoyé par Gargantua, et des beaux propos qu’il tint en soupant », p. 112-115, illustration p. 113.

49 Ibid., chapitre XL : « Pourquoy les moines sont refuis du monde, et pourquoy les uns ont le nez plus grand que les autres », p. 115-118, illustration p. 116.

Page 25: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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C’est le cas concernant le personnage de Panurge. Au chapitre IX, il est dit « beau de stature et

elegant en tous lineamens du corps50 », au chapitre XIIII, il est qualifié de « maigre comme un

harant soret51 ». Au chapitre XVI52, il est décrit ainsi :

Panurge estoit de stature moyenne ny trop grand ny trop petit, et avoit le nez un

peu aquillin faict à manche de rasouer. Et pour lors estoit de l’eage de trente et cinq ans

environ, fin à dorer comme une dague en plomb, bien galland homme de sa personne,

sinon qu’il estoit quelque peu paillard, et subject de nature à une maladie qu’on

appelloit en ce temps là, faulte d’argent c’est douleur non pareille, toutesfoys il avoit

soixante et troys manieres d’en trouver tousjours à son besoing, dont la plus honorable

et la plus commune estoit par façon de larrecin furtivement faict, malfaisant, pipeur,

beuveur, bateur de pavez, ribleur s’il en estoit à Paris : au demourant le meilleur filz du

monde et tousjours machinoit quelque chose contre les sergeans et contre le guet.

De fait, il n’y a pas dans la comparaison de ces trois passages de forte contradiction :

on note essentiellement des différences de connotation entre la belle stature et la stature

moyenne, la maigreur effrayante et la finesse comparée à celle de la feuille d’or. Ce qui rend la

description quelque peu difficile à saisir n’est donc pas la lecture de chacun de ses éléments,

mais la lecture de l’ensemble de ce qui est dit sur Panurge, qui est un personnage confit de

paradoxes, et considéré de manière paradoxale, ce qui concerne l’ensemble des personnages. De

fait, on note que Panurge est à la fois élégant et paillard, loué pour son intelligence et montré en

train de voler l’argent des pardons ; ses ruses guerrières sont à l’honneur dans le Pantagruel, dans

lequel il semble faire partie des braves, alors qu’il est le dernier des couards lors des tempêtes de

la traversée maritime des livres suivants. Il est donc très difficile de lui prêter une physionomie

particulière, et l’on hésite toujours entre les deux versants, positif et négatif, du personnage, si

tant est que les deux ne se confondent pas parfois. C’est bien ce que montre le passage que nous

50 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Pantagruel, éd. cit., chap IX : « Comment Pantagruel trouva Panurge lequel il ayma toute sa vie », p. 246-250, citation p. 246.

51 Ibid., chap XIIII : « Comment Panurge racompte la manière comment il eschappa de la main des Turcqs », p. 262-267, citation p. 263.

52 Ibid., chap. XVI : « Des meurs et condictions de Panurge », p. 272-276, citation p. 272.

Page 26: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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citons, dans lequel l’évocation des méfaits de Panurge prend la forme d’un faux éloge. Comme le

souligne Bakhtine53, laudatif et dépréciatif sont souvent combinés chez Rabelais :

La négation et l’affirmation, le haut et le bas, les injures et les louanges […] sont

fondus et mêlés dans des proportions variables. […] L’éloge contient implicite l’injure,

elle est grosse de l’injure et, inversement, l’injure est grosse de la louange. On ne trouve

pas de mots neutres chez Rabelais.

Dans ce contexte-là, il est difficile de donner au personnage une physionomie qui

s’accorde à sa description, et toute représentation relève d’un choix d’interprétation de l’artiste.

Dans notre corpus, nous pouvons observer des représentations de Panurge très différentes,

parfois au sein du même livre. Il est paillard chez Collot, il a chez Battaglia une apparence de

niais mal dégrossi qui souligne peu sa noblesse prétendue, mais met bien en valeur sa couardise

dans les trois derniers livres, chez Samivel au contraire, il a un air rusé, et une certaine prestance,

chez Dubout sa physionomie est extrêmement variable d’une illustration à l’autre, ce qui est

aussi le cas chez Derain.

Dans le cas de l’œuvre de Rabelais, la représentation des personnages est une

question particulièrement intéressante également du fait que nombre de ces personnages sont des

géants. L’exagération des proportions de ces derniers et des objets qui leur appartiennent peut en

effet poser quelques problèmes lorsqu’il s’agit de les mettre en images. Prenons pour exemple

l’épisode des pèlerins mangés en salade54. Le texte nous apprend ceci que les pèlerins se sont

réfugiés dans les laitues géantes du potager, « grandes comme pruniers ou noyers », et que

Gargantua, assoiffé, va en chercher quelques-unes pour se rafraîchir, emportant par mégarde les

pèlerins avec la salade. Après avoir lavé et assaisonné la salade, il la mange :

[…] et avoit jà engoullé cinq des pelerins, le sixiesme estoit dedant le plat caché

soubz une lectue, excepté son bourdon qui apparoissoit au dessus.

Lequel voyant Grandgousier dit à Gargantua. « Je croy que c’est là une corne de

limasson ne le mangez poinct.

– Pourquoy ? dist Gargantua. Ilz sont bons tout ce moys. »

53 Mikhaïl Bakhtine, l’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 406-412.

54 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit., chap. XXXVIII : « Comment Gargantua mangea en sallade six pelerins », p. 104-106.

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Et tyrant le bourdon ensemble enleva le pelerin et le mangeoit tresbien.

[…] Les pelerins ainsi devorez se tirerent hors les meulles de ses dentz le mieulx

que faire peurent, et pensoient qu’on les eust mys en quelque basse fousse des prisons.

Et lors que Gargantua beut le grand traict, cuyderent noyer en sa bouche, et le torrent du

vin presque les emporta au gouffre de son estomach, toutefoys saultans avec leurs

bourdons comme font les micquelotz se mirent en franchise l’orée des dentz.

Mais par malheur l’un d’eux tastant avecques son bourdon le pays à sçavoir s’ilz

estoient en sceureté, frappa rudement en la faulte d’une dent creuze, et ferut le nerf de la

mandibule, dont feist tresforte douleur à Gargantua et commença crier de raige qu’il

enduroit. (p. 104-105)

Dans ce passage, plusieurs éléments permettent de déterminer une estimation de la

taille du géant : la comparaison du bâton avec la corne de limace, le fait que les dents de

Gargantua soient aussi hautes que des murs de prison pour les pèlerins, qui ont même la place de

sauter dans le gosier du géant. Ainsi l’artiste peut définir, pour l’illustration, certaines

proportions. Cependant, de même que concernant la description des personnages, le texte ne vise

pas la cohérence quant à l’évocation du gigantisme, que l’on pourrait être enclin à considérer,

dans une certaine mesure, comme une évocation métaphorique ou symbolique55. Les

personnages embarquent ainsi sur le même bateau, Gargantua entre dans les échoppes des

artisans avec son précepteur, Pantagruel entre dans les églises avec Panurge, etc. La taille des

géants est ainsi variable, et elle l’est également chez certains artistes, comme Dubout ou Samivel

par exemple. Chez d’autres, comme Derain ou Collot, elle est fortement atténuée, sinon effacée,

au point de n’être souvent guère perceptible. Chez Battaglia et Debeurme, elle est perceptible

mais légèrement atténuée : la couverture de l’édition illustrée par Debeurme montre les pèlerins

à l’intérieur de la bouche de Gargantua, et l’on voit que leurs têtes sont plus grandes que les

dents du personnage, ce qui n’est pas fidèle aux proportions du livre. Il est en effet difficile de

concilier la représentation des géants d’une part et des hommes de taille normale d’autre part, car

l’espace de la page ne permet pas de les représenter côte à côte et en entier lorsqu’on respecte

des proportions telles que celles qui sont données lors de l’épisode des pèlerins. Là encore, la

représentation mise en œuvre par l’artiste relève de son interprétation propre. Il peut opérer une

55 Voir par exemple François Rigolot, Les Langages de Rabelais, éd. cit., p. 34 : « Le cadre gigantal n’est là que pour servir de tremplin au gigantisme verbal. L’énormité des balourdise et des loufoqueries dispose le lecteur à accepter toutes les outrances de la parole ». Bien évidemment, le fait d’interpréter le gigantisme comme un miroir des excès de la langue est une interprétation parmi d’autres. Si nous la partageons, nous pouvons cependant observer que l’on peut tout à fait voir dans le gigantisme une manifestation de l’appétit des géants, qu’il s’exerce à l’égard du vin, de la chère, ou encore du savoir.

Page 28: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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sélection par rapport au livre, choisissant d’adopter pour référence tel ou tel passage, ou bien

décider de faire sien le principe de non cohérence qui semble à l’œuvre chez Rabelais.

Le goût de l’artiste trouve également à s’exprimer dans le choix des personnages mis

au premier plan, ou au contraire placés en retrait. Si la bande dessinée et certaines éditions

illustrées tendent à coller au texte, notamment en représentant systématiquement les personnages

apparaissant pour la première fois, d’autres reconfigurent l’œuvre en détachant une ou plusieurs

figures dont l’importance est rehaussée. Généralement, il s’agit simplement de sélectionner les

personnages les plus importants, mais il arrive que lors de la représentation de certains passages

du texte, un personnage en évince un autre, alors que ce dernier était également mis au premier

plan. C’est le cas au début de l’édition de Pantagruel illustrée par Samivel : le visage du

personnage éponyme n’est pas figuré avant le moment où il tue Loupgarou56, si ce n’est sur

l’image en frontispice. Lors de la rencontre avec Panurge, on ne voit que son pied, alors qu’un

portrait en pied de Panurge nous est livré.

Figure 3 (Samivel, la promenade avant la rencontre de Panurge, p. 12)

56 Pantagruel d’après Rabelais, (Samivel), éd. cit., chap. VI : « Comment Pantagruel eut victoire des Dipsodes et des Géants », p. 18.

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Figure 4 (Samivel, portrait de Panurge, p. 12)

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On peut ainsi observer que Pantagruel est quasiment évincé de l’illustration par

Samivel au profit de Panurge, ce qui est intéressant lorsqu’on se penche sur le texte de

Pantagruel. A plusieurs reprises en effet, Panurge est mis au premier plan, et, presque

explicitement, occulte le personnage éponyme. On peut relever bien évidemment les trois

chapitres qui renvoient au débat de signes, où Panurge se substitue à Pantagruel pour se mesurer

avec l’Anglais57, mais aussi le chapitre dans lequel Panurge parvient par ruse à venir à bout de

six cent soixante chevaliers58, ou encore, de manière moins évidente certes, celui où Panurge

ressuscite Epistemon, alors que Pantagruel demeure impuissant59. Il y a donc dans l’œuvre cette

image récurrente de l’ingéniosité de Panurge, qui l’amène à surpasser Pantagruel sur certains

points, et une interprétation possible, celle que Samivel a manifestement choisie, consisterait à

dire que Panurge est le véritable héros du livre, malgré le titre de ce dernier. Cet exemple montre

que la sélection opérée au niveau du personnel narratif constitue une forme d’interprétation du

texte, au même titre que le choix de telle ou telle orientation par rapport à la représentation du

personnage.

3. Sélection et appauvrissement de l’œuvre

Polymorphe, comme on le sait, l’œuvre de Rabelais ne semble pas se prêter à une

pratique illustrative telle qu’elle rendrait compte de tous les aspects du texte. La présence de

différents niveaux de lecture, notamment, est un défi en apparence impossible à relever pour

l’artiste qui se heurte non seulement à la difficulté d’interprétation, mais aussi à l’impossibilité

de figurer plusieurs images sur un même espace, comme le fait le texte à double sens. Nous

verrons par la suite que ces difficultés peuvent généralement être contournées dans une certaine

mesure, mais elles n’en constituent pas moins un obstacle aux yeux de l’illustrateur, qui peut

57 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Pantagruel, éd. cit., chap. XVIII : « Comment un grand clerc de Angleterre vouloit arguer contre Pantagruel, et fut vaincu par Panurge », p. 281-285 ; chap. XIX : « Comment Panurge feist quinaud l’Angloys, qui arguoit par signe », p. 286-289 ; chap. XX : « Comment Thaumaste racompte les vertus et sçavoir de Panurge » p. 290-291. Le renversement qui s’opère au cours de ces trois chapitres est sensible à la seule lecture de leurs titres : Panurge devient l’objet de la louange alors que Thaumaste souhaitait en premier lieu connaître l’étendue du savoir de Pantagruel, et ne mentionnait pas son ami Panurge.

58 Ibid., chap XXV : « Comment Panurge, Carpalim, Eusthènes, Epistemon, compaignons de Pantagruel, desconfirent six cens soixante chevaliers bien subtilement » p. 303-304. De même, le titre de ce chapitre est signifiant : seul Pantagruel est en position de complément, alors que ses compagnons, Panurge en tête de liste, sont sujets de la phrase.

59 Ibid., chap. XXX : « Comment Epistemon, qui avoit la coupe testée, feut gueri habillement par Panurge. Et des nouvelles des diables, des damnez » p. 321-327.

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choisir d’orienter sa sélection en fonction, entre autres paramètres, de la facilité qu’il éprouve à

passer de certains passages de texte à leur mise en image. On peut alors penser que les images

peuvent tendre à restreindre le texte à ses passages jugés représentables, ces derniers étant peu ou

prou, dans le cas de l’œuvre de Rabelais, les passages où l’interprétation n’apparaît pas comme

une gageure, et où se présente un élément intéressant du point de vue de la représentation

picturale60. Cette définition de ce qui est « représentable » est extrêmement floue, du simple fait

qu’elle relève en grande partie du jugement de l’auteur de la représentation picturale. Son

extension est dès lors proprement impossible à définir : on ne peut savoir si tel ou tel passage

doit être jugé « représentable » qu’en le voyant représenté. Nous nous limiterons donc à avancer

des arguments quant aux éléments qui favorisent ou non la représentation picturale de tel ou tel

passage de texte. De fait, l’argument qui postule la tendance de l’édition illustrée à sélectionner

des passages faciles à mettre en image est valable dans une certaine mesure : on l’a vu avec

l’exemple des Fanfreluches antidotées. L’illustration ne se pose pas cependant comme un

équivalent du texte, qui dispenserait de lire ce dernier, et l’on ne peut dire, dans le cas des

éditions qui conservent le texte intégral, que s’opère une simplification du texte source. La

lecture faite par l’artiste peut, quant à elle, être simpliste, mais la richesse de l’œuvre demeure

grâce au caractère composite du support. En revanche, lorsque cette sélection touche le texte,

comme c’est le cas pour les éditions de Samivel et Debeurme, et dans le cas de la bande dessinée

de Battaglia, dont nous parlerons plus tard, le problème est réel. Il ne faut pas oublier de

considérer le fait que les artistes puissent travailler à partir d’un texte modifié. On sait que

Derain travaille à partir de l’édition d’Abel Lefranc, qui est une édition qui se veut érudite61. Si

on compare le texte qui figure dans cet ouvrage à celui de Dubout et de Collot, on remarque

certaines différences, légères, qui tendent à indiquer que les deux artistes d’une part n’ont pas

utilisé l’édition de Lefranc, et d’autre part ont sans doute quant à eux utilisé la même édition.

Cependant, chez Dubout, la graphie tend à être légèrement plus modernisée que chez Collot ; de

là, nous ne pouvons guère émettre d’hypothèse solide quant à cette ou ces éditions ayant été

utilisées par les deux artistes. Le fait que ces deux œuvres illustrées ne mentionnent pas quelle 60 Nous ne parlons pas ici de la réduction du rabelaisien à l’esprit « gaulois », « grivois » et/ou paillard, ce que nous évoquerons par la suite.

61 Marie-Ange Fougère, dans Le Rire de Rabelais au XIXe siècle, histoire d’un malentendu, Dijon, Editions universitaires de Dijon, 2009, évoque Abel Lefranc comme l’initiateur d’une nouvelle critique, érudite, de l’œuvre rabelaisienne : « En 1930 enfin, Abel Lefranc, jeune professeur au Collège de France et passionné de Rabelais, fonde la Société des Etudes Rabelaisiennes, inaugurant une nouvelle ère pour l’œuvre rabelaisienne, celle de l’érudition et de la critique non moraliste » (p. 6)

Page 32: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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version du texte a été utilisée est signifiante du peu d’attention portée à la critique érudite de

Rabelais et à la volonté d’établir le « bon » texte. Il faut cependant noter que la critique

rabelaisienne initiée par Lefranc n’en est encore qu’à ses débuts dans les années 1930, puisque

c’est à ce moment-là que Lefranc crée la Société des Etudes Rabelaisiennes, bien que cette

dernière ne se fonde as sur rien. On ne peut donc s’attendre à ce que des artistes prennent

position sur la question du texte rabelaisien, et surtout qu’ils choisissent une édition dont tous les

tomes ne sont pas encore parus. Le choix de Derain, qui, lui, n’illustre pas les cinq volumes de

l’œuvre de Rabelais, une dizaine d’années plus tard, marque quant à lui la reconnaissance,

consciente ou non, d’une nouvelle manière de percevoir l’œuvre de Rabelais.

Concernant le reste de notre corpus, nous pouvons être certains que les artistes

travaillent, exclusivement ou non, sur une version altérée de l’œuvre. Pour Battaglia, il s’agit

d’une traduction, que lui-même transforme et adapte à la bande dessinée62. Pour Samivel et

Derain, il s’agit d’une adaptation qu’ils ne réalisent pas eux-mêmes. Les éditions de Samivel et

Debeurme présentent en effet toutes deux un texte raccourci et modifié, entre autres dans le but

de convenir à un public enfantin63. Cette pratique n’est pas nouvelle concernant le texte de

Rabelais, qui a à maintes reprises fait l’objet d’éditions au texte remanié pour différentes raisons,

la principale étant morale, comme le souligne Richard Cooper, dans un article consacré au

« véritable Rabelais déformé »64 :

Cet article s’efforce d’appréhender la manière qu’ont eue les admirateurs de

Rabelais de le rendre disponible sous une forme modifiée, dans le but d’éviter les

critiques réprobatrices émises à l’égard de cet auteur au long du XVIIIe siècle et d’une

grande partie du XIXe. Nous avons connaissance de travaux plus anciens, que l’on

trouve sous les titres de Le Rabelais réformé par les ministres, ou Le Rabelais

ressuscité, ou même Le véritable Rabelais ressuscité. Au cours des deux siècles

62 Il est intéressant, d’ailleurs, de noter que l’édition française que nous utilisons n’opère pas une traduction à partir de la version italienne créée par Battaglia, mais utilise une édition du texte en français modernisé. Nous pouvons citer pour preuve l’ « A propos de l’adaptation de Gargantua et Pantagruel », dans Battaglia et Rabelais, Gargantua et Pantagruel, éd. cit., p. 7, M. Jans et J.F. Douvry : « Pour cette première édition française, afin d’être le plus fidèle possible à l’esprit de Rabelais, nous n’avons pas retraduit les textes italiens, nous sommes repartis de la version en français modernisé de J. Garros. Nous avons librement adapté le texte en fonction des choix opérés par Dino Battaglia. »

63 Les albums de Samivel ne présentent pas de mention de cette destination, mais l’artiste la mettait régulièrement en avant. Chez Debeurme, c’est la collection, « milan jeunesse », qui nous renseigne.

64 Dans Paul J. Smith (éd.), Editer et traduire Rabelais à travers les âges, éd. cit., p. 195, nous traduisons.

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suivants, nous serons témoins d’une mise au goût du jour d’un Rabelais abrégé,

discipliné, tronqué, expurgé, réduit à ses passages d’anthologie, tout cela au nom de la

décence, et sous des intitulés tels que Le Rabelais moderne, Le Rabelais populaire ou

Le Rabelais classique.

Même au XXe siècle, la pression de l’ordre moral a trouvé à s’exercer sur le texte

rabelaisien : Battaglia lui-même reconnaît avoir supprimé certains éléments pour des raisons

morales, qui n’émanaient pas de lui65. Ce ne sont pas exactement les mêmes motivations qui

animent les auteurs des adaptations présentes chez Samivel comme chez Debeurme, même si la

destination à un public enfantin impose de supprimer les éléments grivois du texte rabelaisien66.

Chez l’un comme chez l’autre, il s’agit avant tout de réduire le format, pour que l’objet final

puisse s’apparenter à un album, et qu’ainsi son intrigue soit resserrée, et donc plus facilement

lisible et compréhensible. C’est donc sans surprise que les Fanfreluches antidotées sont

supprimées des deux versions de Gargantua. Chez Samivel, le texte remanié se voit divisé en 20

chapitres, chez Debeurme il en comprend 14, contre 58 pour le texte original. Autant dire que ce

dernier semble réduit à un squelette, qui, comme nous l’avons montré, est dans une certaine

mesure modifié en fonction de l’intrigue guerrière afin de suivre une ligne plus cohérente. De

même, le début et la fin de Pantagruel sont tronqués chez Samivel, étant occultés la généalogie

du personnage éponyme, ainsi que l’épisode où il protège l’armée de la pluie grâce à sa langue,

et celui où il est malade puis guéri grâce à une intervention à l’intérieur même de son estomac.

De la même manière que pour le Gargantua, ces deux épisodes, situés après la résolution de

l’intrigue guerrière, peuvent sembler hétérogènes et donc peu propres à conclure l’ouvrage. Il est

cependant intéressant de constater que cette manière de tronquer n’est pas tout à fait valable pour

l’édition de Debeurme, qui n’exclut ni Thélème ni l’énigme en prophétie finale, mais ces

passages sont considérablement raccourcis. L’adaptation n’est cependant pas infidèle au texte

rabelaisien, et la modernisation n’est pas excessive : le placard de la porte de Thélème mentionne

65 Voir l’ « A propos de l’adaptation de Gargantua et Pantagruel », dans Battaglia et Rabelais, Gargantua et Pantagruel, éd. cit., p. 7, M. Jans et J.F. Douvry : « Les contraintes éditoriales de l’époque imposèrent d’édulcorer certains passages. Dino et Laura Battaglia furent conscients de ces entorses à l’œuvre originale et, dans l’édition posthume de la Milano Libri, en 1993, Ranieri Carano rajouta, dans le fil du récit, des pages de texte de Rabelais. Nous avons adopté ce principe qui permet de donner un meilleur aperçu de la verve rabelaisienne, même si pour des raisons de rythme nous n’avons pu reprendre in extenso tous les textes originaux. »

66 Dans l’édition illustrée par Debeurme, on observe néanmoins que l’expression de « faire la bête à deux dos » est conservée, signe de l’évolution du sens de la morale entre l’époque de Samivel et la nôtre.

Page 34: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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toujours les « matagots » et autres « grippeminauds67 ». D’autres passages cependant nous

semblent commettre de légers faux sens, voire des contresens : au tout début du texte remanié,

voici comment nous est présenté Grandgousier, dont le nom est transformé en Grandgosier pour

que les deux termes qui le composent soient clairement intelligibles : « Grandgosier, en son

temps, fut un sacré lascar, asséchant son verre comme pas un et mangeant volontiers salé68 ».

Pour comparaison, voici le texte original de Rabelais qui correspond à ce passage :

« Grandgousier estoit bon raillard en son temps, aymant à boyre net autant que homme qui pour

lors fust au monde, et mangeoit voluntiers salé69 ». A la lecture de cette traduction, deux

remarques s’imposent : tout d’abord, les termes de « sacré lascar » sont un faux sens par rapport

à l’expression de « bon raillard », qui signifie simplement ici bon vivant, et n’est pas connoté

péjorativement comme le mot de lascar, qui qualifie plutôt un individu louche, ou du moins

aimant à commettre des méfaits. Ensuite, et plus grave, nous observons un contresens dans la

comparaison « comme pas un », qui est l’exact contraire de « autant que homme qui pour lors

fust au monde ». De manière générale, cependant, cette adaptation reste proche du texte,

restituant au mieux la forme des phrases du texte original. Comme le mentionne la page de

garde, il s’agit effectivement plus d’ « extraits choisis et traduits du vieux français (sic) » que

d’une véritable transformation du texte, qui extrairait le contenu du texte original pour lui donner

une forme nouvelle. Chez Samivel en revanche, il arrive que l’on trouve des phrases qui ne

correspondent à rien dans le texte original. Il s’agit généralement de phrases utilisées pour lier

deux passages qui ont été écourtés, ou de phrases introductrices, pour les chapitres qui ne sont

plus placés dans leur enchaînement original, lors de la suppression d’un ou plusieurs chapitres.

Nous pouvons donner l’exemple suivant, qui nous permettra de voir également comment le texte

se réduit de la version originale à la version contractée pour le format de l’album : au chapitre de

la guérison miraculeuse d’Epistémon, le texte adapté se présente ainsi70 :

« Ha, male mort, s’écria Eusthènes, tu nous as ravi le plus parfait des hommes. »

Et Pantagruel commença à crier tout son chagrin.

67 Rabelais, Gargantua, (Debeurme), éd. cit., p. 39.

68 Ibid., p. 7.

69 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit., chap III « Comment Gargantua fut unze moys porté ou ventre de sa mere », p. 14-16, citation p. 14.

70 Pantagruel d’après Rabelais, (Samivel), éd. cit., chap. VII : « Comment Epistemon fut guéri miraculeusement par Panurge », p. 22-24, citation p. 23.

Page 35: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

35

Cependant, Panurge les voulut, une fois de plus réconforter.

« Ne pleurez goutte, enfants, dit-il. Epistemon est encore tout chaud ; je vais le

guérir et vous le rendre en aussi bonne santé que jadis.

« Je veux perdre la tête, si je ne le guéris. Cessez donc de pleurer et aidez-moi.

Dans le texte original, le passage correspondant est le suivant71 :

Lors Eusthenes s’écria : « Ha ! male mort, nous as-tu tollu le plus parfaict des

hommes ? »

A laquelle voix se leva Pantagruel, au plus grand dueil qu’on veit jamais au

monde. Et dist à Panurge « Ha mon amy l’auspice de vos deux verres et du fust de

javeline estoyt bien par trop fallace. » Mais Panurge dist « Enfans ne pleurez goutte, il

est encore tout chault. Je vous le gueriray aussi sain qu’il fut jamais. »

Ce disant print sa teste et la tint sur sa braguette chauldement affin qu’elle ne

print vent. Eusthenes et Carpalim porterent le corps au lieu ou ilz avoient bancquetté,

non par espoir que jamais guerist, mais affin que Pantagruel le veist.

Toutesfoys, Panurge les reconfortoit, disant. « Si je ne le guery je veulx perdre la

teste (qui est le gaige d’un fol) laissez ces pleurs et me aydez. »

En termes de longueur, on s’aperçoit immédiatement que le texte est réduit de moitié,

voire plus. Plusieurs phrases ont été supprimées, notamment celle qui évoque le bon présage

annoncé par Panurge avant la bataille, ceci pour la bonne raison que le présage en question n’est

pas évoqué dans cette adaptation du texte. Ici, la réduction fait perdre au texte de sa consistance,

de son liant, de son rythme, et lui donne un aspect décousu qui témoigne de la sécheresse du

style ainsi composé. Pour tenter de compenser l’effet de la coupe qui élague le texte de manière

assez brutale, si l’on peut dire, des phrases sont rajoutées, qui s’attachent à relier l’ensemble,

comme par exemple : « Et Pantagruel commença à crier tout son chagrin ». Cette phrase, qui

correspond dans le texte de Rabelais à « A laquelle voix se leva Pantagruel, au plus grand dueil

qu’on veit jamais au monde », occupe également la place initialement dévolue aux propos de

Pantagruel rapportés au discours direct. De même, la phrase qui témoigne de la volonté de

Panurge de réconforter ses camarades est déplacée et sert d’introduction à deux passages de

discours direct au lieu d’un seul, donnant à l’enchaînement de ces deux passages l’aspect

décousu que nous avons déjà évoqué. C’est ainsi que s’effectue la condensation du passage, par

71 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Pantagruel, éd cit., chap XXX : « Comment Epistemon, qui avoit la coupe testée, feut guery habillement par Panurge. Et des nouvelles des diables, et des damnez », p. 321-327, citation p. 321.

Page 36: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

36

troncatures, déplacements et recréation d’une logique du discours plus ou moins chamboulée par

l’entreprise de réduction du texte. Ici, les modifications peuvent sembler relativement réduites.

Cependant, il arrive également qu’on observe, dans cet album, la fusion de deux chapitres de

l’œuvre originale, réduits à un seul chapitre, lui-même de taille réduite. C’est le cas des chapitres

XIV : « Comment Panurge racompte la manière comment il eschappa de la main des Turcs72 » et

XVI : « Des meurs et condictions de Panurge73 », qui deviennent dans l’édition illustrée par

Samivel un très court chapitre intitulé « Panurge74 ». Bien évidemment, le récit de la fuite de

Panurge perd de sa force comique, d’autant plus que le discours direct, très largement utilisé

chez Rabelais, est transformé en un récit au style indirect libre, dans lequel la voix de Panurge

est cependant peu perceptible, comme nous pouvons le voir :

Il put alors, ayant ainsi bu, raconter comment il avait eschappé aux Turcs, de

chez qui il venait, et qui l’avaient embroché pour le faire rôtir tout vif.

Il avait profité du sommeil de son rôtisseur pour mettre le feu en se servant des

braises qui l’allaient faire cuire. Et s’enfuit-il, non sans danger d’être ensuite mangé par

les chiens qui couraient après lui hors de la ville.

Voilà à quoi se réduit le récit de Panurge, qui occupe plusieurs pages, et développe

plusieurs péripéties dans l’œuvre originale. Pour comparaison, nous pouvons observer la manière

dont Panurge évoque les chiens qui le poursuivent dans le texte de Rabelais :

Ainsi (dist Panurge) que je regardoys en grand liesse ce beau feu, me gabelant et

disant. « Ha pauvres pulses, ha pauvres souris, vous aurez mauvais hyver, le feu est en

vostre paillier », sortirent plus de six, voire plus de treze cens et unze chiens gros et

menutz tous ensemble de la ville fuyant le feu. De premiere venue acoururent droict à

moy, sentant l’odeur de ma paillarde chair demy rostie, et me eussent devoré à l’heure

72 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Pantagruel, éd. cit. p. 262-267.

73 Ibid., p. 272-276.

74 Pantagruel d’après Rabelais, (Samivel), éd. cit., p. 14-15, citation p. 14. Le titre composé du seul nom du personnage indique bien que le chapitre est une sorte de « fourre-tout » destiné à dire l’essentiel au sujet de ce personnage. De fait, plusieurs chapitres destinés à mettre en scène le personnage sont supprimés, tel que les chapitres XV : « Comment Panurge enseigne une manière bien nouvelle de bastir les murailles de Paris » (p. 267-272), XVII : « Comment Panurge guaingnoyt les pardons et maryoit les vieilles et des procés qu’il eut à Paris » (p. 277-280), XIX : « Comment Panurge feist quinaud l’Angloys, qui arguoit par signe » (p. 286-289), XXI : « Comment Panurge feut amoureux d’une haulte dame de Paris » (p. 291-295) ou XXII : « Comment Panurge feist un tour à la dame Parisianne qui ne fut poinct à son adventage » (p. 295-297). Dès lors, il n’y a dans l’édition illustrée par Samivel que ce chapitre pour présenter Panurge, puisque suit le récit guerrier.

Page 37: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

37

[…]. Mais soudain je me advise de mes lardons, et les gettoys au mylieu d’entre eux :

lors chiens d’aller, et de se entrebatre l’un l’aultre à belles dentz, à qui auroit le lardon.

Par ce moyen me laisserent, et je les laisse aussi se pelaudans l’un l’aultre. Ainsi

eschappe gaillard et dehayt, et vive la roustisserie. (p. 267)

Comme nous l’apprend ce passage, la plaisante mention des lardons est supprimée

dans l’adaptation de Mad H.-Giraud, de telle sorte que le passage perd sa teneur comique. De

même, les chiens sont simplement mentionnés, et aucun élément de description ne permet de

rendre l’image grotesque de la situation. En outre, nous observons que le texte adapté perd tout à

fait la saveur de la manière de s’exprimer de Panurge : nulle trace des marques de son exaltation,

nulle trace des exagérations dont il parsème son récit. En retour, aucune illustration ne figure en

parallèle de ce chapitre, qui est composé pourtant d’extraits de deux moments très importants

dans l’œuvre originale. On peut penser que c’est dans une certaine mesure parce que le texte

prend la forme d’une énonciation brute et dense de faits mis les uns à la suite des autres que

l’illustrateur ne trouve pas matière à s’attarder sur l’un ou l’autre de ces faits. Cependant, de

manière générale, la présence de l’illustration semble avoir pour effet de compenser le manque

dû à la sélection en enrichissant le texte de vues nouvelles. D’un côté on assiste à une perte de

sens, de l’autre à un ajout qui, de plus, ne renvoie pas nécessairement au texte tel qu’il est

modifié, mais, comme on peut à juste titre le supposer dans le cas de Samivel, à l’impression

résultant de la lecture du texte original par l’artiste.

Comme Mad H.-Giraud, Battaglia opère dans le texte de Rabelais une sélection qui

agit comme une coupe, même si, ce qui est étonnant pour une bande dessinée, l’économie de

l’ouvrage laisse place à de longs passages de texte, souvent isolés dans des encarts sur une

grande partie de la page, voire sur la page entière75. Certes, ces récitatifs semblent restituer plus

précisément le texte de Rabelais qu’une adaptation plus radicale le ferait, ceci d’autant plus que

comme chez Debeurme, le texte est peu modifié dans ce type de récitatifs, enfermés dans des

75 Il ne faut pas oublier que nous travaillons sur l’édition française, qui a opéré certaines modifications sur l’œuvre de Battaglia : il est mentionné dans l’ « Avant-Propos », que nous avons cité précédemment, que du texte avait été rajouté, à l’aune de l’édition posthume italienne de 1993. Il faut donc supposer que certains de ces longs encarts de texte n’étaient pas présents à l’origine, et que l’œuvre de Battaglia était plus homogène, malgré son attention au texte. Cependant, cela n’invalide pas notre raisonnement quant au mode de fonctionnement de la bande dessinée, et l’étude de cette version augmentée en quelque sorte de la bande dessinée de Battaglia nous semble intéressante dans son rapport à l’œuvre illustrée. Nous avons également consulté l’édition italienne de 1993, dont la mise en page est légèrement différente, mais qui figure également ces longs encarts de texte qui perturbent parfois l’enchaînement des cases. On peut supposer cependant que l’édition originale comportait également de longs passages de texte.

Page 38: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

38

cadres en forme de parchemin. Lorsqu’interviennent des ajouts de texte composés par Battaglia,

ils figurent dans les bulles ou dans de petits encarts récitatifs blancs, placés au cœur des cases.

De manière presque hétérogène, ce que cherche sans doute à compenser le cadre en forme de

parchemin, les longs morceaux du texte de Rabelais, certes modernisé et réduit à des passages

sélectionnés, rapprochent cet ouvrage de l’édition illustrée et donnent l’impression d’un texte

demeuré riche, et enrichi encore par l’interprétation de Battaglia. Sans remettre en cause les

apports de cette dernière, que nous étudierons par la suite, on observe néanmoins qu’un

« dégraissage » de l’œuvre a été effectué en amont, par le travail de sélection, et que de

nombreux passages parmi les plus polysémiques ont été évincés, de la même manière que dans

les éditions illustrées par Debeurme et Samivel. De manière, les jeux textuels de Rabelais (listes,

galimatias) ne trouvent guère d’écho, ou du moins d’équivalent par l’image, comme nous l’avons

signalé plus tôt : en accord avec cela, ces listes sont rarement retranscrites dans les longs

passages de texte que nous avons évoqués. Nous voyons ainsi que des pans de l’œuvre

disparaissent nécessairement dès lors que le texte d’origine est altéré, mais il faut prendre en

compte l’éventualité d’une compensation de ces pertes, ce que nous considérerons plus en détail

par la suite.

Page 39: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

39

B. Modulation

Si l’œuvre infléchit le travail d’illustration ou d’adaptation, en retour ces dernières

infléchissent également l’œuvre, du fait de l’interprétation qu’elles opèrent, mais également du

fait qu’elles programment une lecture différente, plus rythmée sans doute, de telle sorte que le

texte n’est plus perçu comme « brut ». De fait, les images désignent le texte comme déjà lu, déjà

assimilé, déjà travaillé de telle sorte que le lecteur peut se croire, à tort, dispensé de ce travail

d’interprétation. Plus intéressant encore est de noter que cette inflexion, cette modulation du

texte, peut produire une lecture plus rapide, du fait d’une discontinuité entre l’apparente

immédiateté de la saisie de l’image et la continuité textuelle qui, lorsque le texte est seul, impose

de s’attarder sur les mots. C’est donc une double modulation qu’opèrent aussi bien l’édition

illustrée que l’adaptation en bande dessinée, à savoir une modulation qui agit aussi bien sur la

teneur de l’œuvre que sur son rythme.

1. Fonctions et place des images : des possibilités multiples d’infléchir le texte

Selon qu’elles sont plus ou moins nombreuses et plus ou moins intégrées à l’objet

textuel, les images agissent de différentes manières sur ce dernier. Pour le cas des éditions

illustrées, le corpus semble relativement partagé entre deux catégories, certes plus ou moins

flottantes : d’une part des œuvres pour lesquelles l’illustration est abondante et parfois en partie

ornementale, d’autre part des œuvres pour lesquelles l’illustration est ponctuelle, survenant à

l’occasion de tel ou tel passage et laissant se succéder, entre deux images, de nombreuses pages

de texte dépourvues d’images. Se rattachent à la première catégorie les éditions illustrées par

Dubout, Derain, Debeurme, et Samivel, bien que ce dernier soit moins abondamment illustré,

tandis que la seconde comprend uniquement l’édition illustrée par Collot. Si la première

catégorie d’œuvres semble mettre en place un univers pictural en parallèle du texte rabelaisien et

en dialogue avec lui, la seconde semble a priori au contraire isoler des temps du récit dont elle

souhaite peut être souligner l’importance, ou manifester une signification particulière.

Cependant, concernant Collot, il semble que le texte soit pris plutôt comme un prétexte, de telle

sorte qu’il y a une interprétation présente dans chacune des illustrations, mais elle ne vise pas à

s’élever vers une lecture globale de l’œuvre. Dans notre corpus, cette édition peut donc être vue

comme celle qui aspire le moins à transformer le texte, bien que cette affirmation doive être

nuancée. De fait, l’illustration de Collot s’annonce d’emblée partielle par sa distance vis-à-vis

Page 40: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

40

d’un texte qu’elle n’accompagne que très ponctuellement. Cependant, du fait de ce caractère

partiel, elle témoigne également d’un choix fort du point de vue de l’artiste, qui a manifestement

illustré en fonction de son goût propre plus que des exigences du texte, telles que nous avons pu

les énoncer précédemment. De fait, nous pouvons résumer brièvement ce que représentent les

huit illustrations du texte de Pantagruel et nous rendre compte ainsi de l’orientation très libre

qu’adopte l’artiste. Tout d’abord, la première illustration, en frontispice, figure trois nourrices se

penchant au-dessus de Pantagruel, et regardant le sexe de l’enfant avec un air légèrement

lubrique. La deuxième, située avant l’annonce du prologue, représente un personnage faisant la

lecture à un homme bedonnant qui se tient les côtes en riant. La troisième, que nous avons déjà

commentée, nous montre Pantagruel entouré de deux jolies jeunes femmes. Elle accompagne la

description de la vie estudiantine du personnage. La quatrième, ensuite, accompagnant le

chapitre X76, met en scène Pantagruel haranguant les foules, avec au premier plan, parmi le

public, des hommes d’aspect sévère. La cinquième, au chapitre XIV77, nous figure Panurge de

dos et accroupi dans une posture comique, soufflant sur les braises d’un feu sur lequel rôtit un

Turc gras, suspendu par la gorge. La sixième, quant à elle, prend place au chapitre XXI78 et

représente Panurge tentant d’embrasser la dame de Paris, qui le repousse, et de soulever sa robe.

La septième, qui accompagne le chapitre XXVII79, nous montre Pantagruel qui, en pétant,

expulse des hommes miniatures. Enfin, la dernière, située au chapitre XXIX80, figure Pantagruel

lançant le corps de Loupgarou vers la ville. Panurge est à côté, assis sur la tête de l’ennemi, à

côté d’un tas de cadavres. Effectuer ce résumé nous permet rapidement de discerner les deux

grandes tendances de l’illustration de Collot : d’une part elle tend vers l’érotisme, qu’elle lie

76 Rabelais, Gargantua et Pantagruel, illustrés de soixante-cinq eaux-fortes en couleurs par André Collot, T. II, chap. X : « Comment Pantagruel equitablement jugea d’une controverse merveilleusement obscure et difficile, si justement que son jugement fut dict plus admirable que celuy de Salomon », p. 46-50.

77 Ibid., chap. XIV : « Comment Panurge raconte la manière comment il eschappa de la main des Turcqs », p. 60-65.

78 Ibid., chap. XXI : « Comment Panurge feut amoureux d’une haulte dame de Paris », p. 92-96.

79 Ibid., chap. XXVII : « Comment Pantagruel droissa un trophée en mémoire de leur prouesse, et Panurge un aultre en mémoire des levraulx, et comment Pantagruel, de ses petz, engendroit les petitz hommes, et de ses vesnes les petites femmes, et comment Panurge rompit un gros baston sur deux verres », p. 111-114.

80 Ibid., chap. XXIX : « Comment Pantagruel deffit les troys cens géans armez de pierres de taille, et Loupgarou leur capitaine », p. 120-125.

Page 41: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

41

parfois à la grivoiserie (illustrations n° 1, 3, 6), d’autre part vers le « gros rire81 »

(illustrations n°2, 5, 7). Rattacher l’illustration qui représente Panurge soufflant sur les braises du

feu à cette catégorie peut sembler peu approprié, mais cela se justifie par le caractère obscène de

la posture : l’angle de la représentation est choisi de telle sorte que nous voyions les attributs

masculins de Panurge, et que notre regard se focalise dessus. Cependant, cette illustration

demeure un cas tangent : elle est la seule de ces six images rattachés aux deux thématiques que

nous avons dégagées qui représente un des passages clefs de l’œuvre, même si elle choisit de le

réduire à un très bref moment du texte. Deux illustrations ne correspondent pas à ces catégories,

ce sont celles qui représentent pour l’une un des épisodes clefs de l’œuvre, la victoire sur

Loupgarou, et pour l’autre, ce qui est plus étonnant, non pas le passage clef du chapitre, à savoir

le procès entre les seigneurs de Baisecul et Humevesne, mais ce qui précède : l’évocation de

Pantagruel discourant en pleine rue. Ce choix, auquel s’ajoute la quasi absence d’illustration

consacrée à la représentation des passages clefs, tels que la rencontre de Panurge ou la

résurrection d’Epistémon, témoigne bien du fait que le sujet de l’illustration n’est pas choisi par

rapport au texte, qu’elle n’orne donc pas ce dernier de manière attendue. Plus encore que

l’absence des moments clefs, on peut noter que l’illustration en frontispice nous rappelle

fortement un passage du chapitre XI de Gargantua82 : l’objet de l’illustration de Collot excède

donc bien le contenu du texte de Pantagruel. Il semble en effet que l’illustration cherche plutôt à

donner un aperçu de l’idée du rabelaisien revisitée par Collot et son imaginaire propre. On

assiste donc, malgré la rareté des images, à un acte de torsion du texte, qui est moins une lecture

de l’œuvre qu’une promenade en marge du texte, une broderie sur des thèmes que l’artiste lui

attribue.

81 Voir Marie Ange Fougère, Le Rire de Rabelais au XIXe siècle, histoire d’un malentendu, éd. cit., p. 107 : « Significatif est alors le carcan dans lequel le rire rabelaisien s’est vu enfermé par le XIXe siècle français, qui, pour n’être pas flagrant, n’en est que plus dangereux : il s’agit du masque gaulois dont on a voulu affubler, par un glissement sémantique en apparence inoffensif, le représentant de l’esprit français. »

82 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit., chap XI : « De l’adolescence de Gargantua », p. 33-35, citation p. 35 : « Et sabez quey hillotz, que mau de pipe vous byre, ce petit paillard tousjours tastonoit ses gouvernantes cen dessus dessoubz cen devant derriere, harry bourriquet : et desjà començoyt exercer sa braguette. Laquelle un chascun jour ses gouvernantes ornoyent de beaulx boucquets, de beaulx rubans, de belles fleurs, de beaulx flocquars : et passoient leur temps à la faire revenir entre leurs mains, comme un magdaleon d’entraict. Puis s’esclaffoient de rire quand elle levoit les aureilles, comme si le jeu leur eust pleu. » Si l’intégralité du passage ne correspond pas exactement avec l’illustration de Collot, il y a dans l’attitude des gouvernantes une évidente correspondance.

Page 42: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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Collot n’est pas le seul à effectuer ce genre d’excursions hors du texte, on en trouve

en très grande quantité chez Dubout, ainsi que quelques-unes chez Samivel et Debeurme.

Cependant, leur rapport au texte de Rabelais est globalement un rapport d’interprétation qui

demeure proche du texte, l’image étant le reflet de la lecture de l’artiste. Il est intéressant de

noter que cette fonction interprétative de l’image peut se manifester de manière plus ou moins

intrusive par rapport à un texte qu’elle tend parfois à envahir, au sens propre comme au figuré.

De fait, l’omniprésence des images et leur mise en page peut apparaître comme une forme de

mainmise sur le texte, qui dès lors est lu en fonction des images qui l’encadrent. L’image

infléchit le texte en bouleversant sa mise en page et en s’imposant à la vue de telle sorte que le

lecteur lise l’image avant le texte et s’en trouve fortement influencé dans son interprétation. Ce

cas de figure peut se produire tout simplement lorsque l’image précède le texte auquel elle

correspond. De fait, le lecteur est imprégné de l’image qu’il vient de voir lorsqu’il passe à la

lecture du texte que cette image représente, si bien que l’illustration peut supplanter sa propre

représentation mentale. Le cas est d’autant plus frappant lorsque l’illustration se trouve placée

juste avant le passage de texte qu’elle représente, et c’est ce qui se produit au chapitre LIV de

Gargantua83 dans l’édition illustrée par Dubout. En effet, le placard qui figure sur la grande

porte de Thélème nous présente d’une part les « hypocrites, bigotz, / Vieux matagotz, marmiteux

boursouflés » (Dubout, p. 150) qu’elle se refuse à accueillir, et d’autre part les « nobles

chevaliers » (p.153) et « dames de haut parage » (p. 154) qu’elle invite au contraire. Or, si

l’illustration qui nous figure les exclus de Thélème prend place à la page 151, immédiatement

après leur évocation dans le texte, celle qui nous figure l’un des « nobles chevaliers » coupe le

texte de la page 152, qui évoque toujours les exclus. Le texte est coupé par l’illustration de cette

manière :

Face non humaine

De telz gens, qu’on mene

Braire ailleurs : ceans

Ne seroit seans.

83 Rabelais et Dubout, Gargantua et Pantagruel, T. 1, Gargantua, éd. cit., chap. LIV : « Inscription mise sus la grande porte de Thélème », p. 150-154.

Page 43: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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Figure 5 (Dubout, un noble chevalier de Thélème, p. 152)

Vuidez ce dommaine

Face non humaine.

Tout d’abord, nous pouvons noter que nous sommes là en présence d’une des

manifestations du caractère intrusif de l’illustration sur le plan de la mise en page puisque

l’illustration perturbe la continuité de la lecture en s’imposant à la vue du lecteur au beau milieu

du sizain. En outre, il est intéressant de noter que cette mise en page fait naître un rapport entre

une illustration et un passage de texte qui ne sont pas censés correspondre. De fait, lorsqu’on voit

l’image du chevalier au beau milieu de ce sizain, on ne peut manquer de s’interroger sur

l’interprétation de Dubout. Veut-il signifier par là que ce sont les chevaliers qui, par leur excès

de perfection peut-être, incarnent la « face non humaine » ? De fait, certains critiques, comme

Page 44: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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François Rigolot84, ont souligné le fait que la foule grouillante des exclus pouvait être perçue de

manière positive, et en effet, nous pouvons peut-être comparer ces exclus de Thélème aux «

verolez tresprecieux » du « Prologe de l’auteur » (Pléiade, p. 5). Inversement, Thèlème et ses

habitants ont parfois été vus comme le reflet d’une vaine utopie, et l’on peut concevoir que

Dubout ait également fait une lecture qui aille dans ce sens. De fait, son noble chevalier, tout de

rose vêtu, ne se présente pas comme un parangon de bravoure. Sa tenue et son air pincé lui

confèrent un aspect ridicule, et soulignent la vaine futilité que Dubout semble voir dans la

description de Rabelais. Cette dernière se présente ainsi :

Cy entrez vous, et bien soyez venuz

Et parvenuz tous nobles chevaliers

Cy est le lieu où sont les revenuz

Bien advenuz : affin que entretenuz

Grands et menuz, tous soyez à milliers

Mes familiers serez et peculiers

Frisques gualliers, joyeux, plaisans mignons,

En general tous gentilz compaignons

Compaignons gentilz

Serains et subtilz

Hors de vilité

De civilité

Cy sont les oustilz,

Compaignons gentilz. (Pléiade, p. 143)

De fait, certains éléments permettent de justifier la lecture de Dubout, et il semble

que ce soit l’expression « plaisans mignons » qui ait attiré son attention et l’ait amené à

représenter le chevalier en rose, couleur que l’on peut associer à la féminité. En outre la

chaussette en accordéon tourne en dérision la vanité de la tenue et montre en quelque sorte le fait

que ce noble chevalier, trop préoccupé de son accoutrement, n’est qu’un semblant de chevalier.

Ainsi, le ridicule que confère à l’image la caricature de l’habillement raffiné et de l’attitude

84 Voir François Rigolot, Les Langages de Rabelais, éd. cit., p. 86-87 : « Au moment où Rabelais proclame « Cy n’entrez pas… » c’est nous qui entrons dans le monde chaotique de sa parole, dans cette copia verborum à mi-chemin entre le comique et l’horreur. Nous quittons la pâleur de Thélème, séduits par les charmes fantasmatiques qui l’entourent. […] Une fois de plus, Rabelais se révèle génial du côté de l’ombre, du mouvement et de la vie. La lumière, la beauté et la sagesse ne l’inspirent pas. Le lecteur se désintéresse des preux chevaliers et des belles dames pour aimer ces « cagots » devenus beaux malgré eux. La Thélème poétique reste à la porte de la Thélème mythique. »

Page 45: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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aristocratique pincée souligne l’insistance que l’on perçoit dans le texte de Rabelais, d’une part

sur la qualité de gentilhomme, requise pour venir à Thélème, et d’autre part à l’évocation,

également insistante, du fait que les Thélémites sont entretenus dans l’opulence. Certes, Frère

Jean veut créer une abbaye où tout serait inversé par rapport aux autres abbayes, mais l’on peut

penser qu’évoquer l’opulence des Thélémites en ces termes ne manque pas de rappeler au lecteur

le vœu de pauvreté des religieux et ses enjeux. Il y a donc dans cette illustration de Dubout un

acte d’interprétation fort, mais le placement de l’illustration à cet endroit précis, au milieu du

texte et avant le passage qui lui correspond, extrêmement signifiant, a deux conséquences que

l’on peut percevoir comme préjudiciables du point de vue de la lecture du texte. D’une part cette

illustration, par la force de sa signification et la séduction de sa forme, peut aisément persuader

le lecteur de la justesse de l’interprétation de Dubout, et ainsi le dissuader d’émettre un avis

différent. D’autre part, et surtout, elle empêche que cette interprétation, qui, à notre avis, est

juste, soit effectuée par le lecteur lui-même. De fait, le lecteur ne suit pas pleinement le

cheminement heuristique qui naît de sa confrontation personnelle avec le texte, il lit, à travers

l’image, une lecture déjà faite. Ainsi la dimension ludique de l’illustration de Dubout ne doit pas

faire passer cette dernière pour un jeu sans autre but que celui de distraire le lecteur : c’est sans

doute, de l’ensemble des éditions illustrées de notre corpus, celle qui agit le plus sur le texte, en

premier lieu par ses intrusions interprétatives.

Chez Derain, la situation est tout à fait différente. Bien que l’illustration soit aussi

abondante que celle de Dubout, on ne peut guère la qualifier d’intrusive sur le plan de

l’interprétation. De fait, comme nous l’avons déjà mentionné, la pratique illustrative de Derain

maintient une certaine distance entre le texte et l’image, et la démarche interprétative n’est pas

mise en avant. Cependant, cela n’implique pas que l’image n’agisse pas sur le texte d’une

certaine manière, et encore moins qu’il n’y ait pas d’interprétation du texte à l’œuvre dans cette

édition illustrée. De fait, si l’illustration de Derain se tient à distance du texte, réciproquement,

elle met à distance le rabelaisien tel qu’on le perçoit souvent, celui que peut par certains aspects

incarner l’illustration de Collot, de Dubout, ou de Samivel dans une moindre mesure, celui de la

grivoiserie et de la gauloiserie85. Non seulement Derain choisit de ne pas représenter de scènes

85 Voir à ce sujet Marie-Ange Fougère, Le Rire de Rabelais au XIXe siècle, histoire d’un malentendu, Dijon, éd. cit. p. 109 : « Que faut-il entendre par cet adjectif gaulois que l’on est si prompt à utiliser, au XIX e siècle, pour qualifier le rire rabelaisien ? Le rire gaulois est un rire terre à terre, dépourvu de toute intention morale ou métaphysique. Parodique, irrévérencieux vis à vis de l’ordre établi, il ne s’apparente pourtant pas au comique carnavalesque car, loin de vouloir bouleverser l’ordre établi en abolissant,

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de beuverie, où règne le désordre et où les visages des convives paraissent rougeauds, hilares et

abêtis, comme chez Dubout, mais il adopte également une esthétique qui met en valeur l’ordre,

assorti d’une certaine douceur. Lorsque Derain représente des personnages qui boivent ensemble,

ce qui arrive très rarement, il les met en scène d’une manière qui ne redouble pas la verve du

texte. C’est le cas au chapitre XX86, dans lequel les pantagruélistes festoient avec Thaumaste

après la victoire de Panurge dans la dispute par signes.

Figure 6 (Derain, Thaumaste et Panurge buvant, p. 117)

provisoirement s’entend, les rapports hiérarchiques, il s’en tient à la vie quotidienne et privilégie la physiologie […] ». Bien évidemment, réduire Rabelais à cet « esprit gaulois » est un préjugé qui sera par la suite remis en cause, mais qui demeure courant jusqu’au début du XXe siècle. Aujourd’hui encore, il arrive souvent que Rabelais soit invoqué en apôtre du rire gras, de la beuverie et de la gloutonnerie.

86 François Rabelais, Pantagruel, orné de bois en couleurs dessinés et gravés par André Derain, éd. cit., chap. XX : « Comment Thaumaste racompte les vertus et sçavoir de Panurge », p. 117-118.

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Nous voyons sur l’illustration deux personnages, l’un deux étant Thaumaste, buvant

dans des pots bleus. La couleur de ces pots, même si l’on sait que les personnages boivent du

vin, nous évoque immanquablement l’eau. De plus, le choix du cadre très resserré exclut le reste

de la scène, comme souvent chez Derain, qui n’élargit le cadre pratiquement que lorsqu’il fait

figurer des décors sans personnages : ailleurs, nous sommes généralement en présence de

portraits en pied d’un personnage seul ou de petites scènes au cadre très resserré, comme c’est le

cas ici. Le seul signe de l’ivresse des personnages est peut-être la légère rougeur des joues de

Thaumaste, alors que le texte est sans équivoque :

Semblables actions de graces rendit Pantagruel à toute l’assistance, et de là

partant mena disner Thaumaste avecques luy, et croyez qu’ilz beurent à ventre

deboutonné […] jusques à dire, « d’ont venez-vous ? » Saincte Dame, comment ilz

tiroyent au chevrotin, et flaccons d’aller et eulx de corner : « tyre, baille, paige, vin !

boutte, de par le diable, boutte », il n’y eut celluy qui ne beust vingt cinq ou trente muys

et sçavez comment, sicut terra sine aqua, car il faisoit chault, et dadvantaige, se

estoyent alterez. (Pléiade, p. 291)

Nous le voyons bien si nous comparons ce texte à l’illustration, un profond décalage

apparaît entre les éléments du texte et ce qui est représenté par Derain sur le plan du comique.

Cet écart peut selon nous s’expliquer par l’interprétation globale que semble émettre Derain par

rapport à l’œuvre de Rabelais. En effet, on remarque que chez Derain le sens littéral est souvent

évincé au profit d’un sens second, peut-être le « plus hault sens87» du Prologue de Gargantua,

analysé en profondeur par certains critiques88. Ainsi le gigantisme, par exemple, est

apparemment compris comme une métaphore, et il y a très peu d’images où l’on peut se rendre

compte de cette caractéristique de certains personnages. En outre, dans les rares illustrations où

87 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit., « Prologe de l’auteur », p. 5-8, p 6 : « Et posé le cas, qu’au sens literal vous trouvez matieres assez joyeuses et bien correspondentes au nom, toutesfois pas demourer là ne fault, comme au chant des Sirenes, ains à plus hault sens interpreter ce que par adventure cuidiez dict en gayeté de cueur. »

88 Voir notamment André Tournon, « En Sens agile », les acrobaties de l’esprit selon Rabelais, Paris, Champion, 1995, qui se concentre essentiellement sur l’interprétation du Tiers Livre, ou encore Michel Jeanneret, Le Défi des signes, Rabelais et la crise de l’interprétation à la Renaissance, éd. cit., p. 26-27 : « Comme lecteurs ou comme écrivains dans la sphère religieuse ou profane, [les intellectuels français des années 1530 à 1550] se rangent à l’idée que l’interprétation est une recherche non systématique du sens profond. La position de Rabelais est typique. L’invitation qu’il adresse au lecteur de chercher la « substantifique moelle » de son récit n’est pas une boutade : il y a certainement un trésor de pensées religieuses, morales et politiques, ainsi qu’une profonde sagesse à dégager de ses romans. Mais aucune certitude n’est donnée à l’interprète. […] Tout se passe comme si Rabelais s’appropriait la liberté et le mouvement sans fin de l’exégèse biblique. »

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apparaît le gigantisme des personnages, Derain ne joue absolument pas sur la démesure, comme

on le voit dans les images de Dubout, Debeurme, Samivel et, plus rarement certes, Battaglia. De

même, on peut penser que la boisson est chez Derain interprétée de manière métaphorique, dans

son association au savoir, par exemple. Il semble donc bien que l’illustration de Derain

développe une interprétation qui, de manière discrète, invite le lecteur à une interprétation non

littérale de l’œuvre ; le seul fait qu’elle évince la gauloiserie du texte le prouve.

Chez Battaglia, l’image agit sur le texte de Rabelais de manière également discrète et

l’interprétation de l’artiste semble similaire en certains points à celle de Derain. Par son

esthétique, Battaglia atténue en effet l’aspect gaulois que l’on peut voir dans l’écriture de

Rabelais. Cependant, contrairement à Derain, il n’évacue pas le sens littéral du texte. Peut-être

est-ce, de l’ensemble des œuvres de notre corpus, celle dans laquelle on lit le moins facilement

l’interprétation de l’artiste. De fait, l’esthétique de Battaglia, très particulière, avec son usage du

gris, notamment, confère à la bande dessinée une grande singularité, d’où un contraste de styles

entre le texte originel et le résultat de la transformation opérée par Battaglia, la bande dessinée et

son dessin ; cependant, cette singularité semble parler pour elle-même plus que de nous parler du

texte. Nous devons ici nous interroger sur la différence entre édition illustrée et bande dessinée :

en effet, il semble que l’image isolée crée un lien plus fort avec le texte sur lequel elle se fonde,

tentant d’en dévoiler les enjeux, tandis que la bande dessinée, cherchant au contraire à remplacer

le texte par un enchaînement d’images, vise plutôt à redéployer la continuité narrative en la

conservant intacte dans la mesure du possible. Plus « bavarde », l’illustration commente et

interpelle le lecteur, tandis que la bande dessinée, comme adaptation au sens strict, vise la

transposition du texte à l’image, c’est-à-dire la création d’un objet nouveau suivant un modèle

déjà établi, dont il ne s’écarte que peu. Ainsi, c’est lorsqu’elle manifeste ses écarts par rapport au

texte de Rabelais que la bande dessinée de Battaglia révèle l’interprétation de ce dernier, alors

que dans l’illustration, l’écart est toujours mis en valeur, par l’inévitable hétérogénéité du texte et

de l’image, que souligne la mise en page. Dans la volonté de construire une unité entre l’image et

le texte de Rabelais, Battaglia rend son interprétation plus souterraine, sauf bien évidemment

lorsqu’il crée, pour les lier, un texte qui n’appartient pas à Rabelais. Les œuvres de notre corpus

interagissent donc différemment avec le texte de Rabelais, le pliant plus ou moins à leurs

interprétations respectives.

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2. Une lecture dirigée ou dérangée ?

Comme nous venons de le voir, l’illustration telle qu’elle s’insère dans le texte peut

se montrer intrusive à l’égard de ce dernier sur le plan de la mise en page comme sur celui de

l’interprétation. Elle peut ainsi tendre à constituer une sorte de programme de lecture qui

apparaîtrait comme une forme de dirigisme. A l’inverse, elle peut tendre à s’écarter du texte et à

proposer une distraction au lecteur, qui perturbe sa lecture. En effet, ce que bouleverse l’image

qui s’immisce dans le texte rabelaisien, c’est d’abord l’économie de l’œuvre, que le texte soit

adapté ou conservé tel quel, ce que nous observons dans plusieurs de nos œuvres. De fait,

l’hétérogénéité des matériaux entraîne une lecture différente, qui va de l’image au texte et du

texte à l’image au rythme des illustrations ou des cases. Un nouveau souffle est donné au texte,

très différent selon les pratiques des artistes. Bien évidemment, le cas de la bande dessinée est

celui où le rythme du texte original est le plus modifié : la lecture devient plus rapide, même si

l’on peut noter que la bande dessinée de Battaglia, contrairement à la bande dessinée de tradition

comique, tournée vers le gag89, impose de s’attarder sur des images qui ne sont pas toujours

limpides du point de vue de leur contenu narratif. Du point de vue de la mise en page, bande

dessinée et édition illustrée semblent fonctionner de manière inverse : c’est le texte qui s’intègre

à l’image dans la bande dessinée tandis que l’image s’insère dans le texte dans l’édition illustrée.

On peut en effet noter que l’image, dans l’édition illustrée, bien qu’envisagée dans son rapport

avec le texte, est insérée après coup dans un ensemble déjà clos au départ, d’où le caractère

parfois manifestement hétérogène de ce support. A l’inverse, la bande dessinée compose dans un

même mouvement le texte et l’image, qui viennent s’inscrire dans un espace unique90. Dans le

cas de l’adaptation de Battaglia, il faut néanmoins nuancer cette affirmation, non pas parce que le

texte préexiste, puisqu’il est modifié et enrichi pour s’adapter à l’espace de la planche, mais

parce qu’il est souvent séparé, comme nous l’avons déjà évoqué, dans de grands encarts en

forme de parchemin. Il faut cependant garder en mémoire que l’on sait que du texte, et sans 89 Voir Will Eisner, le Récit graphique, narration et bande dessinée, Vertige Graphic, 1995, p. 19 : « La bande dessinée est constituée d’images d’un style généralement « impressionniste ». Le plus souvent leur rendu est simplifié de manière à ce qu’elles puissent être utilisées comme un langage. Parce que l’expérience précède l’analyse, dans la bande dessinée le processus d’assimilation intellectuelle est accéléré par l’utilisation d’images ». Par cette affirmation, Will Eisner montre bien que dans la bande dessinée traditionnelle la lecture n’est généralement pas heurtée par l’opacité de l’image.

90 Certes, la bande dessinée est également qualifiée de medium mixte, et son hétérogénéité a été soulignée par de nombreux critiques. Cependant, nous estimons, comme Will Eisner, Thierry Groensteen et d’autres, que la bande dessinée tend à abolir l’hétérogénéité du texte et de l’image en faisant de la lecture de la planche un processus unifié.

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doute précisément ce type d’encarts, a été rajouté dans l’édition posthume italienne de 1993 ainsi

que dans notre édition française. Nous ne commentons donc pas le choix de Battaglia à

proprement parler, même si ce dernier avait également choisi de laisser la part belle au texte. Or,

ces grands encarts peuvent être perçus, contrairement à leur volonté initiale de restituer la

« verve rabelaisienne », comme des obstacles au plaisir de lire une bande dessinée. Certes, les

récitatifs peuvent être un élément constitutif de la bande dessinée, mais ici l’on voit bien que le

texte peine parfois à entrer en contact avec l’image, à dépasser sa forme initiale pour former avec

l’image un tout cohérent. Nous pouvons prendre, pour illustrer ce propos, l’exemple de la double

page qui figure la naissance de Gargantua91.

Figure 7 (Battaglia, esquisse figurant à côté d’un encart de texte, p. 14)

91 Battaglia & Rabelais, Gargantua & Pantagruel, éd. cit. p. 14-15.

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Figure 8 (Battaglia, la naissance de Gargantua, haut de la p. 15)

Dans cette double page, très probablement reconstruite par l’édition française, le

texte est utilisé de différentes manières, et l’on observe que si l’exclamation « à boire ! à boire !

à boire ! », grâce à la typographie, fait corps avec l’image et que les récitatifs de la page 15

correspondent assez bien avec l’image, soit qu’ils l’éclairent, soit qu’ils permettent de faire le

lien entre les deux images, en revanche le parchemin de la page 14 ne trouve pas d’écho dans les

différentes images qui composent la double page. De fait, la disproportion est manifeste entre le

temps de lecture qu’impose cet encart et celui qu’impose la page suivante, mais l’on note surtout

que la page 14 semble à côté de la suivante une composition comme brute et inachevée. De

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manière très intéressante en effet, au bas de la page 14 figure une esquisse92, représentant

Grandgousier tenant son fils Gargantua à bout de bras. Les deux personnages sont définis par un

crayonné qui ne manifeste pas les traits de l’enfant. Or, la ligne oblique qui suit le bras de

Grandgousier fait signe vers une image semblable, mais achevée, à la page 115. On a ainsi ici en

quelque sorte la matérialisation d’un passage, de l’avènement au monde d’un nouvel être :

Gargantua se crée sous nos yeux, son devenir nous est rendu tangible, de manière très fine, par

l’image. Posé à côté de l’esquisse, le grand encart de texte peut lui être comparé dans le sens où

il figure le texte rabelaisien non assimilé au format de la bande dessinée, contrairement au texte

tel qu’il est mis en forme à la page suivante. On peut également noter que l’esquisse et l’encart

de texte ne forment pas un tout ; chacun enfermé dans son cadre, ils sont nettement séparés et ne

se font pas écho, contrastant avec la mise en page ouverte de la page 15, dans laquelle les images

se superposent et se mêlent au texte. La lecture qu’implique cette bande dessinée connaît dès lors

des pauses et des accélérations. On ne peut dire que cela entrave la compréhension et le plaisir

du lecteur, mais il demeure que cela peut le dérouter. De fait, la lecture fait pressentir quelque

chose de l’ordre de l’hétérogène dans la bande dessinée de Battaglia, sans doute dû à la volonté

des éditeurs, et dans une certaine mesure, de Battaglia, de préserver le texte, et cette

hétérogénéité, certes ponctuelle, rapproche certaines pages de la bande dessinée de l’œuvre

illustrée.

De fait, cette dernière, parce qu’elle procède en combinant deux éléments non

superposables, soumet la lecture à une alternance : nous lisons tantôt l’image, tantôt le texte, et

non les deux conjointement. Une des craintes liées à la pratique de l’illustration est celle qui

consiste à croire, à tort ou à raison, que l’illustration distrait le lecteur, le détourne du texte ou

l’incite à se fonder sur l’image pour sa lecture du texte. Mallarmé même, qui promut le livre

d’art, se prononça contre l’illustration photographique, déclarant que « tout ce qu’évoque un

livre d[oit] se passer dans l’esprit du lecteur93 ». « Comme ses prédécesseurs romantiques face au

92 Pour comparaison, voir l’édition italienne : Dino Battaglia & Rabelais, Gargantua & Pantagruel, éd. cit., p. 19-20 : dans cette édition, l’encart de texte n’est pas accompagné d’une esquisse, mais de l’image représentant Grandgousier, la tête à la fenêtre, qui figure également à la page 13 de l’édition française. Bien moins signifiante par rapport au texte, cette image n’est là véritablement que pour meubler l’espace. On observe en outre qu’elle accompagne divers passages de texte, qui sont isolés dans cette édition sur des pages de couleur. Bien plus artificielle que la mise en page de l’édition française, celle de l’édition italienne signale d’autant plus l’hétérogénéité de ces passages de texte rajoutés.

93 Cette déclaration parut pour la première fois dans le Mercure de France en 1898 dans le cadre d’une enquête posant la question de savoir si la photographie serait utilisée pour illustrer les romans, intitulée « Enquête sur le Roman illustré par la Photographie »

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bois gravé et à la lithographie, Mallarmé voyait en l’illustration photographique une intruse qui

monopolisait l’attention du lecteur », souligne Anna Arnar94, et de fait, la question de l’attention

du lecteur doit être posée quand on aborde l’œuvre illustrée. Lorsque nous sommes face à une

illustration pleine page, nous sortons du texte pour l’observer, avant de revenir au texte, parfois

en ayant partiellement oublié ce qui précède. Parfois, comme chez Debeurme, les illustrations

qui occupent une page, voire une double page, sont situées en fin de chapitre, afin de ne pas créer

de heurt dans le rythme de la lecture, mais il arrive, comme chez Collot que les illustrations

surviennent au milieu d’une phrase de manière systématique (le frontispice et la première

illustration, en bandeau, exceptés). Nous lisons donc le début d’une phrase, puis nous regardons

l’illustration, tournons la page, et poursuivons la phrase, ce qui souvent nécessite de faire retour

sur le début. Plus encore, à deux reprises, l’illustration suit un mot coupé, significatif du heurt

que crée cette mise en page. Aux pages 94 - 94 bis (illustration) - 95, la situation de l’illustration

s’avère une véritable entrave à une pratique harmonieuse de la lecture. De fait, il s’agit du

chapitre XXI95, qui nous rapporte la tentative de Panurge de séduire une dame de Paris. A la fin

de la page 94, Panurge a demandé à la dame de lui donner son chapelet en cadeau. Voici la

phrase telle qu’elle est coupée par l’illustration :

Ce dict, [la dame] luy vouloit tirer ses patenostres, qui estoyent de cestrin,

avecques grosses marques d’or ; mais Panurge promp-

tement tira un de ses cousteaux, et les coupa tres bien, et les emporta à la fryperie, luy

disant : « Voulez vous mon cousteau ? – Non, non, dist elle. – Mais, dis il, à propos, il

est bien à vostre commandement, corps et biens, tripes et boyaulx. (Collot, p. 94-95)

Il est évident que la coupure de l’adverbe est particulièrement mal venue, d’une part

pour les raisons de commodité de lecture que nous avons évoquées précédemment, mais

également pour une évidente question de sens : le mouvement de cette phrase, qui évoque un

acte rapide et surprenant, devrait s’accommoder d’une lecture également rapide. Ici, l’illustration

s’interpose, et l’on perçoit peu le fait que Panurge s’empare du chapelet comme s’il le volait, le

caractère preste de l’action se dissout dans la lenteur de la lecture. Certes, il est possible de finir

94 Dans Etudes réunies par Maria Teresa Caracciolo et Ségolène Le Men, L’illustration, Essais d’iconographie, Actes du Séminaire CNRS (1993-1994), Paris, Klincksieck, 1999.

95 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Pantagruel, éd. cit., chap. XXI : « Comment Panurge feut amoureux d’une haulte dame de Paris », p. 291-295.

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la phrase avant de regarder l’illustration, ou de regarder l’illustration avant de lire la fin de la

page 94, mais l’habitude de lecture bien souvent fait que l’on lit intuitivement chaque page l’une

après l’autre. En outre, cette lenteur peut être accentuée par le fait que l’objet de l’illustration, à

savoir Panurge essayant d’embraser la dame de Paris, qui le repousse, renvoie à un passage de

texte qui se situe plus haut dans la page 94. Le lecteur consciencieux pourrait alors avoir envie

de relire ce passage, afin de comparer l’image au texte, occasionnant une véritable pause dans la

lecture. Le fait qu’une lecture puisse être, certes dans une certaine mesure, « dérangée » par

l’illustration, n’est donc pas un faux argument dont les écrivains useraient pour ne pas avoir à

partager les honneurs, il s’agit d’une conséquence, plus ou moins perceptible selon les œuvres et

les éditions, de l’agencement du texte et des images. Il ne faut cependant pas accentuer les

méfaits de ce va-et-vient, qui peut également être signifiant, et qui, dans le reste de notre corpus,

est généralement bien plus maîtrisé que chez Collot. Généralement, la présence de l’illustration

prend en compte la création d’un rythme de lecture nouveau, comme nous l’avons montré

précédemment. Par ce rythme nouveau, la pratique du lecteur prend également un tour nouveau.

La question est de savoir quand il s’agit d’une forme de lecture dirigée, ou quand, au contraire,

l’hétérogénéité du texte et de l’image produit un décalage, qui peut être fécond pour

l’interprétation de l’œuvre, mais aussi perturbateur à l’égard de son ordre.

De fait, il semble que Dubout notamment se plaise à perturber l’ordre du texte,

notamment en rajoutant de petites scènes relevant de l’imagination de l’illustrateur, et ainsi

l’illustration phagocyte en quelque sorte le texte. L’exemple le plus frappant est peut-être celui

des pages 106 à 109, dans lequel le lecteur est face à une sorte de petit récit qui n’entretient

qu’un rapport thématique avec le texte. De fait, nous sommes au chapitre XXXVII de

Gargantua, intitulé « Comment Gargantua soy peignant faisoit tomber de ses cheveux les

boullets d’artillerie », et l’illustration nous figure, sur chaque page, une image représentant la

bouche d’un canon, devant laquelle marchent deux soldats. Un boulet est tiré, que l’on suit

d’image en image, au nombre de quatre en tout.

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Figure 9 (Dubout, séquence humoristique, p. 106)

Figure 10 (Dubout, p. 107)

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Figure 11 (Dubout, p. 108)

Figure 12 (Dubout, p. 109)

Or, la continuité de cette série d’illustrations impliquerait qu’on la lise en tournant la

page avant d’avoir lu le texte, ce qui marque bien un bouleversement de l’ordre du texte, Dubout

jouant avec ce dernier de manière à le mettre en crise, dans une certaine mesure. Certes, le

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lecteur ne peut savoir que l’illustration de la page 107 ne marque pas la fin de la série, si bien

qu’on peut penser qu’il lit d’abord le texte et l’image des pages 106-107 avant de passer aux

suivantes, mais il est également probable qu’en voyant les images des pages 108-109, il fasse un

retour en arrière pour pouvoir regarder les quatre images dans un seul mouvement. De fait, le

sujet de ces illustrations semble imposer une lecture rapide, non seulement du fait qu’elles sont

la mise en scène d’un mouvement également rapide, mais aussi du fait qu’il s’agit d’un gag, dont

l’effet comique dépend en partie de la rapidité du mouvement. Ainsi l’illustration de Dubout

prend-elle fréquemment la forme d’une variation sur un des thèmes proposés par le texte,

exploitant les potentialités du texte de telle sorte que ce dernier est comme « farci » de petits

apartés qui bouleversent le cours de la lecture. Si Debeurme et Samivel font également figurer

des illustrations qui se mettent ainsi en marge du récit, leur démarche revêt un caractère

ponctuel, et ne s’écarte que peu de l’horizon du texte. En revanche, on note dans la mise en page

de Dubout une volonté bien affirmée de déconstruire la mise en page du texte, de reconfigurer

l’espace de la page pour se l’approprier, et ainsi de bouleverser la linéarité de la lecture du texte.

On peut l’observer à maintes reprises, comme par exemple au chapitre XXIII de Gargantua96,

dans l’illustration de la page 65, qui coupe le texte en diagonale, le barrant presque.

96 Rabelais et Dubout, Gargantua et Pantagruel, T. 1, Gargantua, éd. cit., chap. XXIII : « Comment Gargantua feut institué par Ponocrates en telle discipline, qu’il ne perdoit heure du jour », p. 62-72

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Figure 13 (Dubout, exemple de coupure du texte, p. 65)

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Nous en avons un autre exemple au chapitre VII de Pantagruel97, dans l’illustration

de la page 188 qui figure en parallèle la liste des livres de la librairie de Saint Victor et une pile

de livres dessinés par Dubout, sur lesquels figurent des titres pris à divers endroits de la liste,

dont l’un n’est pas recopié exactement : au lieu de « l’Almanach perpetuel pour les goutteux et

verolés » (Dubout, p. 190), Dubout écrit seulement « Almanach des goutteux et verolés ».

97 Rabelais et Dubout, Gargantua et Pantagruel, T. 1, Pantagruel, éd. cit., chap. VII : « Comment Pantagruel vint à Paris, et des beaux livres de la librairie de Saint Victor », p. 187-193.

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Figure 14 (Dubout, exemple de perturbation de la mise en page, p. 188)

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Cette illustration non seulement coupe la liste en deux blocs du fait de la mise en

page, mais disperse également les éléments du texte en une liste concurrente. Cette manière de

jouer avec la lecture du texte n’empêche pas cependant que l’illustration de Dubout ait aussi pour

vocation de diriger l’interprétation du lecteur : souvent, elle pointe ce qu’il faut voir dans le

texte, de l’avis de l’artiste. On peut dès lors dire que l’illustration bouleverse autant qu’elle

programme la lecture du texte, et l’on peut même voir cet aspect programmatique comme un

bouleversement, du fait qu’il fait à la place du lecteur une partie du travail d’interprétation

inhérent à la lecture de Rabelais. Il n’en est pas tout à fait de même dans la bande dessinée, où

l’on perçoit l’interprétation de l’artiste de manière plus implicite et diffuse, et où, malgré

l’hétérogénéité du texte et de l’image, ainsi que des encarts de texte parfois longs, Battaglia

cherche à rendre la lecture harmonieuse d’un bout à l’autre.

3. Parodie et caricature du rabelaisien

Nous avons vu en quoi chacune de nos œuvres présentait, à des degrés certes

différents, une interprétation du texte de Rabelais, et avons évoqué la tendance à réduire le

corpus rabelaisien à sa gauloiserie. En lien avec cette idée, il s’agit maintenant d’évoquer celles

de caricature et de parodie du monde rabelaisien, deux formes de déformation pouvant intervenir

dans la mise en image du texte98. De fait, les interprétations qui ne cherchent pas à le tirer vers

tel ou tel aspect (en général, le ludique est valorisé au détriment de la dimension d’érudition, ou

l’inverse) ont longtemps été loin de constituer la majorité des interprétations. Généralement, en

effet, et ce parce que le texte déconcerte par son caractère hétérogène, le tout venant des lecteurs

le réduisent à ce qui plaît et frappe au premier abord99 : la liberté de ton, les personnages et

aventures hauts en couleurs, la virtuosité ludique d’un langage qui manie fréquemment

98 Dans L’Histoire… par la bande, bande dessinée, Histoire et pédagogie, Odette Mitterand (dir.), Paris, Syros, 1993, Christian Alberelli évoque ce que l’on reproche généralement à l’illustration en ces termes : « Le texte de l’écrivain sert de guide à l’imagination et à la création personnelle du lecteur. Inversement, l’image réduit les personnages, les simplifie dans des attitudes figées. De caractères ils deviennent caricatures sans nuances » (p. 24). Opinion commune, ce reproche n’en est pas moins fondé dans certains cas.

99 Les interprétations du texte rabelaisien sont cependant nombreuses, et parmi elles se trouve un grand nombre d’interprétations également réductrices et/ou farfelues. A ce sujet, voir Marcel De Grève, La Réception de Rabelais en Europe du XVIe au XVIIIe siècle, Etudes réunies par Claude de Grève et Jean Céard, éd. cit., notamment p. 11 : « Il est vrai que La Bruyère nous avait avertis : « Rabelais est incompréhensible. Son livre est une énigme, quoi qu’on veuille dire, incompréhensible. » On ne s’est pas fait faute pourtant, depuis ces quatre siècles, de pénétrer, d’expliquer, d’interpréter cette œuvre sibylline et son auteur. La bibliothèque rabelaisienne est l’une des mieux fournies qui soient. Et d’ouvrages les plus divers, allant du commentaire grivois à l’étude la plus doctoralement philosophique, de l’exposé ésotérique aux scolies historiques. »

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grivoiseries et grossièretés. Souvent peu lui chaut en effet de savoir ce qui se trame derrière les

passages abscons, les références obscures ou les allusions grinçantes au contexte politique et

religieux de l’époque, même lorsqu’il perçoit justement ces ambiguïtés, parce que l’image,

ancrée dans les imaginaires, du texte rabelaisien, se réduit souvent semble-t-il à ce que désigne,

hors de la référence à l’œuvre proprement dite, le terme « rabelaisien ». Parfois, la perception de

cette idée réductrice du monde rabelaisien incite à le parodier en outrant l’aspect gaulois. La

mise en image étant une forme d’interprétation, on peut analyser les conséquences de cette

réduction, lorsqu’elle est effectivement opérée par les artistes, en termes de caricature comme de

parodie, puisque la parodie prend généralement appui sur cette réduction, qui donne plus de prise

à la dérision. Par ce terme de caricature, nous entendons un grossissement du trait, une

exagération de certains aspects qui amène à en occulter d’autres, jusqu’à parfois susciter un

contresens. La caricature peut n’être pas consciente d’elle-même, et c’est là un des aspects qui la

distingue de la parodie100. De fait, les deux notions peuvent être liées, en ce que la parodie peut

user de la caricature (si l’on entend le terme de parodie au sens large), et, inversement, la

caricature peut avoir des visées parodiques.

Si globalement nous n’assistons pas, avec les œuvres de notre corpus, à une telle

réduction appliquée à l’ensemble de l’illustration, il nous faut cependant noter quelques

illustrations manifestement caricaturales, réductrices et/ou parodiques. Chez Collot tout d’abord,

c’est la sélection des objets de l’illustration qui produit un effet caricatural. De fait, trois des huit

illustrations font figurer des femmes elles-mêmes lubriques et/ou soumises à la lubricité des

hommes ; et l’on peut se demander s’il faut voir dans ce choix le reflet d’une lecture caricaturale,

particulièrement courante au XIXe siècle, comme le souligne Marie-Ange Fougère101 :

Le nom de Rabelais constitue à la fois une autorité – même si le grand public ne

lit pas, à cette époque, Pantagruel ou Gargantua, il connaît ce nom par le biais de

100 Pour la définition de la parodie, voir Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré, éd. cit., p. 35 : « la « parodie » modifie le sujet sans modifier le style, et cela de deux façons possibles : soit en conservant le texte noble pour l’appliquer, le plus littéralement possible, à un sujet vulgaire (réel et d’actualité) : c’est la parodie stricte […] ; soit en forgeant par voie d’imitation un nouveau texte noble pour l’appliquer à un sujet vulgaire : c’est le pastiche héroï-comique ». Il est bien évidemment entendu que dans le cas des images de notre corpus, nous ne nous trouvons pas en présence de formes de parodie stricte, mais les images de Debeurme se réclament cependant de ce type de transformation du texte source.

101 Dans Marie Ange Fougère, Le Rire de Rabelais au XIXe siècle, histoire d’un malentendu, Dijon, éd. cit., p. 113-115.

Page 63: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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l’histoire littéraire, genre tout à fait sérieux et estimable – et un alibi pour proférer les

propos les plus salaces. […] A l’évidence, rares sont, au XIXe siècle, les lecteurs de

Rabelais capables de prendre réellement la mesure de ce qu’ils nomment la gauloiserie

rabelaisienne. La formule revient pour désigner indistinctement le langage cru et les

histoires d’infidélités auxquels on réduit généralement le Pantagruel et le Gargantua.

Dans le cas de l’illustration de Collot, du fait, entre autres, du faible nombre d’illustrations, qui

ne permettent pas d’y lire un véritable programme, nous ne pouvons guère avoir de certitudes

quant à la volonté de l’artiste par rapport à la gauloiserie qui émane de ses images. Nous

pouvons penser d’une part que ces choix d’illustrations ne relèvent pas d’une mauvaise lecture,

mais que l’artiste choisit délibérément de prendre le texte comme un prétexte pour plaquer

dessus son propre imaginaire. D’autre part, il est possible de penser que Collot ait réellement,

sans le vouloir, caricaturé le rabelaisien. De fait, les images en elles-mêmes ne sont pas

caricaturales, ce qui infirme l’idée d’une caricature volontaire, mais mises bout à bout, elles

donnent l’impression que la dimension grivoise de l’œuvre a été de beaucoup surévaluée.

Cependant, un argument peut permettre de mettre en doute l’idée que Collot ait fait une lecture

caricaturale du texte de Rabelais : son style relativement raffiné, qui ne recherche ni l’outrance ni

l’exagération. Nous verrons donc plutôt chez Collot un effet de caricature sans réel fondement

autre que le goût d’un artiste cherchant dans Rabelais un prétexte pour produire un certain type

d’images, qu’il apprécie par ailleurs.

Chez Dubout, on peut en revanche noter une façon d’outrer le rabelaisien.

Cependant, il semble que ce soit là bien plus, ou tout du moins autant, le reflet du style de

Dubout, que la conséquence d’une certaine lecture. Ainsi Michel Melot commente-t-il

l’évolution du style de l’artiste102 :

Parti du style bien léché des illustrateurs à la mode en 1900, comme Guillaume,

modernisé par Gus Bofa, il s’est adapté aux nécessités de la nouvelle presse : dessin au

trait, schématique, concentré. Mais en 1930 ce style est dans toute sa puissance, il va

jusqu’au bout des formules qu’il invente, en particulier dans une multiplication des

traits caricaturaux qui donne parfois des modelés grotesques qui disparaîtront

totalement après la guerre. Si bien qu’il y a véritablement deux manières de Dubout :

une très compliquée, qui utilise le modelé à des fins caricaturales, et dont les

personnages sont atrocement contrefaits, avec des visages très nettement apparentés à

102 Dans Michel Melot, Dubout, Paris, Editions Michèle Trinckvel, 1979, p. 26-27.

Page 64: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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ceux des expressionnistes allemands. Dans ce type de dessins très « sophistiqué » dans

la caricature, les compositions sont aussi très recherchées : décentrements, plans qui

basculent, contrastes violents entre des premiers plans exagérés et des fonds minuscules.

De fait, c’est dans les années 30 que Dubout réalise l’illustration des œuvres de

Rabelais, et l’observation de Michel Melot est particulièrement pertinente si on l’applique à nos

images. Il semble en effet que Rabelais et Dubout partagent certaines caractéristiques

communes, à savoir ce goût pour l’outrance, qui se manifeste chez Rabelais par les

énumérations, les hyperboles, les adynata, et chez Dubout par l’accumulation de figures

entassées les unes sur les autres dans un espace restreint, par la caricature des situations et des

personnages. Concernant ces derniers, Rabelais et Dubout partagent un certain goût pour la

figuration de personnages grotesques. Parce que ces similitudes ne sont pas ancrées du côté

« sérieux » de l’œuvre de Rabelais, on pourrait hâtivement conclure en disant que Dubout ne voit

pas ce dernier. Une première objection pourrait nous amener à dire qu’il y a peut-être chez

Dubout, comme dans le texte de Rabelais, une polysémie des images qui leur donnerait plusieurs

lectures. Cependant, il ne semble pas que cela soit le cas dans des illustrations telles que celles

des pages 12103, 18104 ou 21105, qui nous figurent des scènes de beuveries, et l’on retrouve à de

nombreuses reprises des illustrations au cas similaire.

103 Rabelais et Dubout, Gargantua et Pantagruel, T. 1, Gargantua, éd. cit., chap. I : « De la généalogie et antiquité de Gargantua », p. 11-13

104 Ibid., chap. III : « Comment Gargantua fut unze mois porté au ventre de sa mère », p. 17-18.

105 Ibid., chap. V : « Les propos des beuveurs », p. 20-22.

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Figure 15 (Dubout, scène de beuverie, p. 12)

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Figure 16 (Dubout, buveur assoiffé, p. 18)

Figure 17 (Dubout, les bienyvres, p. 21)

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Il faut donc reconnaître qu’il y a dans l’illustration de Dubout un côté purement

ludique, mais l’on peut arguer que ce penchant existe chez Rabelais également. Il suffit de penser

aux propos des bienyvres106, aux jeux de Gargantua107 ou aux plaidoiries ineptes des Seigneurs

de Humesvent et Baisecul108. Cependant, comme nous l’avons vu précédemment, l’acte

d’interprétation est très fort chez Dubout, de telle sorte que la figuration de beuveries et autres

scènes grivoises n’est pas toujours entièrement tournée vers le caractère ludique de la

représentation de personnages et de situations où la truculence de l’artiste trouve naturellement à

s’exprimer. Nous pouvons revenir à l’illustration de la page 12, qui au départ pouvait nous

sembler purement ludique. De fait, les expressions des personnages et l’habileté avec laquelle

Dubout les met en mouvement rend la scène particulièrement vivante et ne peut manquer de faire

sourire. Cependant, il ne faut pas oublier que cette illustration s’insère dans le chapitre où figure

la généalogie de Gargantua. On pourrait penser que l’illustration de Dubout ne peut être liée

qu’aux passages qui évoquent la boisson ou quelque élément qui s’y rapporte dans ce chapitre,

qui sont les suivants :

Vous, en telle ou meilleure pensée, reconfortez vostre malheur, et beuvez frais si

faire se peut. (Pléiade, p. 10)

Toucherent les piocheurs de leur marres, un grand tombeau de bronze long sans

mesure […]. Iceluy ouvrans en certain lieu signé au-dessus d’un goubelet, à l’entour

duquel estoit escript en lettres Ethrusques Hic bibitur, trouverent neuf flaccons, en tel

ordre qu’on assiet les quilles en Guascoigne. (Pléiade, p. 10)

Je (combien que indigne) y fuz appellé : et à grand renfort de bezicles,

practiquant l’art dont on peut lire lettres non apparentes, comme enseigne Aristoteles, la

translatay, ainsi que voir pourrez en pantagruelisant, c’est-à-dire, beuvans à gré, et

lisans les gestes horrificques de Pantagruel. (Pléiade, p. 10)

On le voit, l’objet de la représentation picturale n’est pas assez spécifique pour que

l’on puisse penser qu’il renvoie à la deuxième citation que nous faisons figurer : si tel était le cas,

106 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, chap. V : « Les propos des bienyvres », p. 17-20

107 Ibid., chap. XXII : « Les jeux de Gargantua », p. 58-64.

108 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Pantagruel, chap. XI : « Comment les seigneurs de Baisecul et Humevesne plaidoient devant Pantagruel sans advocat », p. 254-257 et chap. XII : « Comment le seigneur de Humevesne plaidoie davant Pantagruel », p. 257-260.

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quelques éléments du texte seraient présents pour que nous puissions aisément savoir de quoi il

s’agit, tels que les neuf flacons, le tombeau de bronze ou la mention de « Hic bibitur »,

c’est-à-dire « Ici l’on boit ». On peut penser que l’illustration est la mise en acte de ce dernier

précepte, de même que ces personnages suivent manifestement le conseil donné dans la

troisième citation, mais nous pouvons aller au-delà de cette interprétation. Si l’on compare

l’illustration avec la phrase que nous citons en premier, nous observons qu’elle lui semble plus

étroitement associée que les autres dans le sens où elle est placée sur la même page, en face de

l’image, et qu’elle ne mentionne pas de détails particuliers, que l’artiste aurait sans doute figurés.

Cependant, ce n’est pas tant par rapport à cette phrase que l’illustration est signifiante que par

rapport à ce qui précède. De fait, il peut nous sembler étonnant que Dubout ait choisi de

représenter une scène de beuverie à la place de la découverte de la généalogie de Gargantua, sauf

si l’on considère que sa lecture caricature le rabelaisien, ce que l’on pourrait être tenté de penser

au vu de cette illustration. Cependant, cette illustration se révèle particulièrement signifiante si

l’on considère le début du chapitre. Voici ce que le texte nous apprend :

Je vous remectz à la grande chronicque Pantagrueline recongnoistre la

genealogie et antiquité dont nous est venu Gargantua. En icelle vous entendrez plus au

long comment les geands nasquirent en ce monde : et comment d’iceulx, par lignes

directes, yssit Gargantua, père de Pantagruel : et ne vous faschera, si pour le present je

m’en deporte. Combien que la chose soit telle, que tant plus seroit remembrée, tant plus

elle plairoit à vos seigneuries, comme vous avez l’autorité de Platon, in Philebo et

Gorgias, et de Flacce, qui dict estre aulcuns propos, telz que ceux cy sans doubte, qui

plus sont delectables quand plus souvent sont redictz. (Pléiade, p. 9)

La seconde partie de ce paragraphe le montre bien, Rabelais se moque ici de

l’engouement à l’égard des généalogies109, et l’on peut voir en l’illustration un équivalent de

cette moquerie sous le crayon de Dubout. De fait, il faut remarquer que cette illustration en

escalier fait corps avec un texte qui évoque justement le caractère fantaisiste des généalogies :

Et, pour vous donner à entendre de moy, qui parle, je cuide que sois descendu de

quelque riche roy, ou prince, au temps jadis. Car oncques ne vistes homme qui eust plus

109 Voir Œuvres complètes (Pléiade), éd. cit., note 1 de la page 9, p. 1067 : « Rabelais se gausse ici d la passion des historiographes pour les commencements et de leur soin à dresser des généalogies (généalogies qui seraient selon Rabelais, si tant est qu’on pouvait les dresser, la source d maintes surprises), remontant jusqu’aux temps antédiluviens. Alors que Pantagruel donnait le contenu de la généalogie, Rabelais en montre ici « l’invention », multipliant les précisions pour renforcer le caractère de véracité et montrant Alcofrybas l’historiographe au travail ».

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grande affection d’estre roy et riche que moy : afin de faire grand chere, pas ne

travailler, point ne me soucier, et bien enrichir mes amis, et tous gens de bien et de

savoir. (Dubout, p. 12)

Il semble donc que Dubout, et c’est sans doute une des lignes de force de son travail,

mette ici l’accent sur le sel de la satire de Rabelais. Ses personnages ivres semblent ainsi se

distraire d’une généalogie inepte, et appuient la moquerie de Rabelais en montrant qu’il vaut

mieux boire que de prendre pour argent comptant les fausses vérités assénées par les

historiographes. On peut-être aller jusqu’à penser, et ce serait notre interprétation, que ces

personnages sont justement les historiographes, ce que pourrait sous-entendre le lorgnon du

personnage braillard au premier plan, et que partant, les fantaisies généalogiques se trouvent

justifiées par l’état d’ébriété de leurs auteurs. Quoi qu’il en soit, Dubout choisit de marquer une

distance entre le propos compris au premier degré et ce que lui, veut souligner, et c’est là ce qui

nous indique que nous ne sommes pas en présence d’une caricature involontaire du monde

rabelaisien.

Si l’on trouve également des images parodiques chez Dubout, elles le sont lorsque le

texte a également une vocation parodique. Le cas est différent chez Debeurme, qui produit, à la

fin de l’adaptation, des images qui peuvent déconcerter. De fait, les illustrations accompagnant

l’évocation de Thélème, ainsi que, dans une moindre mesure, un portrait de Frère Jean,

produisent un effet parodique, manifestement voulu, mais il est possible que cette parodie se

fonde sur une mauvaise compréhension de l’œuvre. Plus encore, on peut se demander si ces

illustrations ont une quelconque pertinence ou si elles ne sont pas simplement le reflet d’une

recherche purement esthétique. L’illustration qui représente frère Jean110 est en cela

particulièrement déroutante : la cohérence de cette image, si elle existe, ne nous apparaît pas.

110 Rabelais, Gargantua, (Debeurme), p. 36.

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Figure 18 (Debeurme, portrait de frère Jean, p. 36)

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Placée à côté d’un chapitre intitulé « Comment Gargantua fit bâtir l’abbaye de

Thélème pour le moine111 », dans lequel est évoqué le désir de Frère Jean d’organiser un

anti-monastère qui renverse toutes les caractéristiques traditionnellement propres aux

monastères, elle ne lui est liée que par la représentation de frère Jean. Ce dernier, dont le visage

sans aspérités déconcerte, est auréolé à la manière d’une icône et lève les deux doigts en signe de

bénédiction : aucun doute n’est permis, frère Jean est bien représenté en Jésus sur cette

illustration. Une explication possible serait que puisque Thélème signifie par son étymologie

« volonté »112, ce qui peut faire référence au libre arbitre des hommes mais aussi à la volonté

divine, et puisque le Christ est l’exécutant de cette volonté, alors frère Jean pourrait être

représenté en Christ parce qu’il serait désigné ici comme l’agent de la volonté de Dieu sur terre.

Cependant, cette interprétation, déjà en elle-même extrêmement discutable, semble peu

convaincante au vu du reste de la composition de l’image. De fait, nous observons sur cette page

des figures se rattachant à l’esthétique grotesque113, et l’on perçoit la présence en filigrane de

l’imagerie carnavalesque, mais aussi de l’atmosphère du cirque. Le résultat frappe dès lors par

son hétérogénéité, que vise à compenser une esthétique extrêmement léchée. Nous observons en

effet plusieurs éléments qui ne sont pas liés les uns aux autres. Derrière frère Jean à gauche, on

trouve un personnage en costume, au visage maquillé de vert, qui semble sortir d’un cirque ou

d’un carnaval. Il tient une peluche à la forme étrange, qui finit de lui donner un aspect

légèrement inquiétant. A la droite de l’image, se tient une pièce de viande affublée de bras et de

jambes. S’il s’était agi d’une andouille, nous y aurions vu une référence au Quart Livre114, mais

ici il semble que la seule justification possible de la présence de cette figure soit celle du goût

personnel de l’artiste. C’est ce que confirme la présence, en bas de l’image, de deux têtes

d’enfants décoratives, dont la visée est certainement de contribuer à renforcer le caractère

111 Ibid., p. 37.

112 Voir Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), éd. cit., note 9 de la p. 137, p. 1161 : « Ce nom de Thélème est emprunté au grec θελήµη, qui signifie, dans le Nouveau Testament, « volonté », soit volonté de Dieu, soit volonté naturelle des hommes (P. Nykrog, « Panurge, Thélème et la Dive Bouteille », Revue d’Histoire littéraire de la France, juillet 1965, p. 389-390). »

113 L’œuvre de Roland Topor semble être en cela une des sources d’inspiration majeures de Debeurme, ce qui transparaît dans la plupart de ces travaux. Dès lors, il faut se garder d’interpréter cette présence du grotesque comme étant un choix orienté uniquement par la lecture de l’œuvre de Rabelais.

114 Voir Rabelais, Œuvres Complètes (Pléiade), Quart Livre, chap. XXXV : « Comment Pantagruel descend en l’isle Farouche, manoir antique des Andouilles », p. 620-622, et suivants, jusqu’au chap. XLII : « Comment Pantagruel parlemente avec Niphleseth Royne des Andouilles », p. 636-637.

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d’étrangeté de l’image, de même que l’arche où figure en grandes lettres roses le nom de frère

Jean, qui fait de cette illustration la figuration d’un lieu dédié au spectacle. Frère Jean entre donc

en scène son bâton à la main, mais que dire du ver, doté de deux grandes orbites noires, qui

rappelle bien évidemment celui des Noces funèbres de Tim Burton115. De même, le personnage

vert peut nous faire penser aux étranges habitants de la ville d’Halloween dans l’Etrange Noël de

Monsieur Jack. Cette illustration est donc un tissu de références et d’inspirations qui n’ont guère

de rapport les unes avec les autres, et l’on peut se montrer sceptique quant à la pertinence de

l’utilisation de l’imagerie moderne du grotesque pour illustrer Rabelais, qu’il s’agisse de

monstres sortis de films d’animation grand public, ou d’élaborations picturales plus élaborées.

Le grotesque rabelaisien est bel et bien parfois celui des monstres, mais ces monstres sont plus

tournés du côté du rire que de l’effroi, de l’étrange qui inquiète. Plus encore, cette pertinence

nous semble encore plus douteuse lorsqu’on voit cette imagerie grotesque associée à une parodie

d’icône, et il semble bien que seule cette dernière soit une parodie consciente. Cette

représentation de frère Jean nous semble donc inspirée par une mauvaise lecture de l’œuvre, ou

du moins par une fantaisie esthétique de la part d’un artiste peu soucieux de nous restituer, dans

l’esprit, le personnage de frère Jean.

Les illustrations qui nous figurent Thélème se révèlent plus déroutantes, dans le sens

où l’on peine à deviner s’il s’agit d’une parodie consciente ou non. De fait, la première

illustration, à la page 38, semble tourner en dérision le fait que Thélème ressemble bien plus à

une luxueuse auberge pour grands seigneurs, qu’à une abbaye.

115 Tim Burton, Les Noces Funèbres (Corpse Bride), 2005.

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Figure 19 (Debeurme, publicité pour Thélème, p. 38)

Il s’agit en effet d’une fausse publicité, dans laquelle nous pouvons voir au premier

plan un maître d’hôtel coiffé d’un chapeau sur lequel figure la lettre T, au long nez évoquant un

masque de carnaval. L’esthétique de l’image, dans des tons sépia, semble une parodie des

affiches du XIXe siècle, de même que, de manière générale, Debeurme emprunte des éléments

renvoyant à ce siècle et également au XXe siècle. Il suffit de voir les représentations des

conseillers de Picrochole pour s’en convaincre116. On peut se demander quelles sont les raisons

de la présence de ces anachronismes, manifestement introduits à dessein par l’artiste, mais il

semble que, comme dans le cas du portrait de frère Jean, il s’agisse avant tout de questions de

style. La fausse publicité pour Thélème a du sens, cependant, d’autant plus qu’elle accompagne

116 Rabelais, Gargantua, (Debeurme), p. 27, 28, 29.

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l’invitation placardée sur le portail de Thélème, que l’on peut percevoir comme une publicité,

également, puisqu’elle loue l’opulence dans laquelle vivront les Thélémites. Est signifiante

également une autre fausse publicité qui figure à la fin du chapitre117, qui anticipe sur le chapitre

suivant, dans lequel nous est décrite l’éducation des Thélémites118. Dans un style dont l’effet vise

également, par sa colorisation, à parodier l’ancien, nous sont figurés deux enfants s’amusant

avec des jouets qui appartiennent bien au XXe siècle, le garçon tenant dans sa main un avion

miniature.

117 Ibid., p. 41.

118 Ibid., chapitre intitulé : « Comment était réglée la vie des Thélémites », p. 42-45.

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Figure 20 (Debeurme, autre fausse publicité, p. 41)

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En haut de l’image, est inscrit ceci : « Apprendre en s’amusant ! », ce qui constitue

en apparence une interprétation intéressante de l’enseignement reçu par les Thélémites, à l’aune

des méthodes pédagogiques élaborées à partir du XXe siècle. On sait en effet que l’éducation des

Thélémites est très poussée, comme nous l’apprend, dans le texte original, le chapitre LVII119 :

Tant noblement estoient apprins, qu’il n’estoient entre eulx celluy, ne celle qui

ne sceust lire, escripre, chanter, jouer d’instrumens harmonieux, parler de cinq et six

langaiges, et en iceux composer tant en carme que en oraison solue. (Pléiade, p. 149)

Puisque nous savons également que les Thélémites ont une vie réglée « non par loix,

statuz ou reigles, mais selon leur vouloir et franc arbitre » (Pléiade, p. 148), il est effectivement

intéressant de mettre en lien l’acquisition d’un savoir dans ce contexte et le fait d’ « apprendre en

s’amusant », idée qui pourtant n’a guère de pertinence pour les contemporains de Rabelais. Il

s’agit ici non pas d’une interprétation du texte original, mais bien d’une comparaison, d’une

transposition de Thélème au siècle moderne. De fait, il s’agit ici d’une parodie de la description

des activités des Thélémites, qui nous semble plus tournée vers le jeu que vers le savoir, même si

l’on sait que l’éducation revêt un caractère primordial. En effet, les enfants représentés par

Debeurme ne sont manifestement pas en train de s’instruire, ce qui correspond bien à la

description des activités des Thélémites, qui sont dits instruits, mais représentés en train de boire,

jouer, ou chasser. Or, si l’on se penche plus avant sur le texte de Rabelais, on se rend compte que

cette mise en relation de l’étude et du jeu est réductrice et erronée. De fait, il y a chez les

Thélémites une grande place allouée au loisir, mais l’étude est séparée de ce dernier, et il est

implicitement supposé qu’elle précède l’entrée à Thélème et est une qualité requise de la part des

Thélémites, qui, sans leur éducation, ne seraient pas vertueux comme ils le sont. Le texte de

Rabelais présente en effet une contradiction, sur laquelle repose pour beaucoup la complexité du

passage :

Parce que gens liberes, bien nez, bien instruicts, conversans en compaignies

honnestes ont par nature un instinct, et aiguillon, qui tousjours les poulse à faictz

vertueux, et retire de vice, lequelz ilz nommoient honneur. (Pléiade, p. 149)

De fait, cette instruction n’a rien d’une qualité naturelle, de même que la bonne

naissance ou la liberté, et on ne peut considérer sans commettre un contresens que les Thélémites 119 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, chap. LVII : « Comment estoient reiglez les Thelemites à leur manière de vivre », p. 148-150.

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s’éduquent eux-mêmes par le fait de leur « bon vouloir ». L’anachronisme parodique qu’effectue

à dessein Debeurme est certes intéressant en ce qu’il permet de transposer Thélème dans notre

monde moderne, mais il est réducteur face à la complexité du texte de Rabelais, qui est,

concernant Thélème, un tissu de paradoxes. L’illustration suivante le montre, les visées

parodiques de Debeurme simplifient le texte, et « fay ce que vouldras » (éd. Pléiade, p. 149)

devient « on fait ce qu’on veut ! » (Debeurme, p. 43). Cette dernière fausse publicité parodique

nous figure en effet, sous ce slogan, deux jeunes personnes dans une voiture, avec en dessous

l’inscription suivante : « Evasion garantie, inscrivez-vous dès maintenant ».

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Figure 21 (Debeurme, autre fausse publicité, p. 43)

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Certes, il s’agit ici d’une parodie, qui ne vise pas à rendre compte de la complexité

du texte, mais bien à le réduire à un aspect sur lequel le comique a prise, et il est en effet

intéressant de montrer que Thélème peut revêtir des allures de camp de vacances pour le lecteur

moderne. Cependant, le décalage produit par l’anachronisme est réducteur et ferme les

possibilités d’interprétation là où l’interprétation d’un Dubout, qui nous figure des moines ivres,

est plus ouverte et plus signifiante. On peut en effet y lire le fait que l’instinct vertueux n’existe

pas, que les vrais moines riraient bien de ces Thélémites, ou bien que les Thélémites sont gens

ennuyeux à côté de ces moines laids et braillards, ou encore que Rabelais nous trompe avec cette

fausse utopie, etc. Les éléments de parodie que l’on trouve chez Debeurme tendent donc à

simplifier le texte de Rabelais mais aussi l’interprétation du lecteur, ce qui, bien que cette édition

s’adresse à des enfants, est un geste préjudiciable pour la lecture120.

120 Isabelle Nieres-Chevrel, dans Etudes réunies et présentées par Annie Renonciat, L’Image pour enfants : pratiques, normes, discours, UFR de Langues et Littératures, Poitiers, La Licorne, 2003, commente l’amélioration de la production de livres pour enfants dans les années 1970. Elle cite les mots de François Ruy-Vidal, l’un des grands acteurs de ce développement d’une production de livres pour enfants de qualité : « Il n’y a pas de couleurs pour enfants / mais il y a les couleurs / Il n’y a pas le graphisme pour enfants, / mais il y a le graphisme / qui est un langage international d’images / ou de juxtaposition d’images. / Il n’y a pas de littérature pour enfants, / il y a la Littérature » (p. 253-254). On peut certes penser que chez Debeurme, l’esthétique des images n’est effectivement pas une esthétique destinée à la réception enfantine, de même que l’adaptation du texte, bien faite, conserve une partie de sa saveur au détriment des diktats de la morale. Cependant, l’illustration, en donnant une interprétation facile et simpliste, entrave peut-être la pleine jouissance du texte par l’enfant.

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C. Vision et esthétique personnelles de l’artiste

L’apport personnel de l’artiste à l’œuvre rabelaisienne est extrêmement variable,

même si l’on peut dire que l’œuvre rabelaisienne à la fois appelle et limite ces ajouts, ces

inventions qui parfois parviennent à la féconder. Elle les appelle en effet par son caractère

polymorphe qui laisse de nombreuses possibilités ouvertes à l’interprétation, et laisse planer une

indécision qui empêche de conclure, de statuer définitivement sur ce qui est dit ; en revanche, en

retour, cela peut frapper d’inutilité certaines mises en images, qui apparaissent parfois vaines au

regard de la richesse du texte, dont elles ne font que redoubler la partie superficielle. Dans le cas

des œuvres de notre corpus, il semble que la redondance ait été évitée, et néanmoins, la vision

personnelle de l’artiste n’a pas toujours réussi à enrichir l’œuvre source de son commentaire.

Nous verrons ainsi quelles relations s’instaurent ou ne s’instaurent pas entre l’auteur et l’artiste.

1. Styles : l’artiste et l’écriture de Rabelais

Les différents styles de dessin des œuvres de notre corpus, qui contrastent fortement

lorsqu’on juxtapose plusieurs images, manifestent différentes atmosphères qui sont le niveau le

plus évident de l’interprétation du texte de Rabelais. Œuvres illustrées comme bande dessinée

permettent ainsi de mettre en parallèle deux arts et deux styles, dans un dialogue qui fait de

l’œuvre qui en est le produit un objet complexe, mis en tension par sa double auctorialité. Nous

pouvons voir en effet dans quelle mesure les styles de Debeurme, Collot ou Derain, auxquels on

ajoutera, avec certaines réserves cependant, Battaglia, contrastent avec l’univers rabelaisien,

tandis que celui de Dubout, et dans une certaine mesure celui de Samivel, s’harmonisent assez

bien avec les aspects saillants de l’écriture de Rabelais : sa copia121, son goût pour l’excès et la

fantaisie, son inventivité ludique, sa verve comique et/ou satirique, etc. Il ne faut cependant pas

en déduire que les artistes qui épousent le plus le texte original sont ceux qui l’interprètent le

moins, ou que l’interaction entre texte et image est d’autant plus riche que les deux media

contrastent. Les oppositions de styles peuvent certes infléchir l’œuvre en l’orientant dans telle ou

121 Voir Terence Cave, Cornucopia, Figures de l’abondance au XVIe siècle : Erasme, Rabelais, Ronsard, Montaigne, 1979, Paris, Macula, 1997, p. 33 : « L’expression copia dicendi, voire le terme copia seul, est un synonyme très répandu d’éloquence. Associé à d’autres mots du même domaine sémantique (abundantia, ubertas, opes, varietas, divitiae, vis, facultas, facilitas), il suggère un discours riche, aux multiples facettes, jaillissant d’un esprit fertile et faisant vive impression sur l’allocutaire. Sa valeur, à ce niveau, réside dans l’étendue de son registre figuratif : il transcende techniques et matériaux spécifiques pour tendre vers un idéal d’énergie structurée, de discours en mouvement ». Appliquée au texte de Rabelais, cette définition renvoie au Prologue du Tiers Livre, dans lequel Rabelais compare son œuvre à un « tonneau inexpuisible » (Pléiade, p. 351).

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telle direction, mais elles peuvent également la réduire à une perception, voire à une fausse

perception, comme nous l’avons montré. Ce que nous tenterons d’établir ici n’est donc pas

l’effet produit par la contraste de deux styles, dont nous avons déjà compris les enjeux, mais la

manière dont se tissent les rapports entre les deux media.

L’idée d’une volonté de transposition, ou plus exactement de correspondance122 entre

style rabelaisien et représentation picturale semble assez vague et théorique, puisqu’on peut se

demander, avec raison, s’il y a vraiment une correspondance possible entre le style d’un artiste et

d’un autre, mais aussi, plus largement, entre pratique de l’écriture et pratique du dessin.

Cependant, nous avons pu toucher du doigt la correspondance entre la verve rabelaisienne et la

truculence d’un Dubout, de telle sorte qu’il nous faut néanmoins considérer ce point. De fait,

dans le cas de Dubout comme dans celui de Samivel, certaines correspondances de style

semblent évidentes, comme par exemple une certaine surcharge des images dans laquelle on

retrouverait sous une autre forme une idée de la copia rabelaisienne. Chez Samivel par exemple,

on observe une certaine correspondance entre la manière de représenter le mouvement propre à

certaines actions et la manière qu’a Rabelais d’animer certaines scènes. Les scènes de combat ou

de bataille, qui sont souvent l’occasion chez Rabelais d’une déferlante d’inventions et/ou de jeux

langagiers, sont particulièrement bien rendues par l’accumulation des corps et le désordre qui

leur est propre. De fait, lorsque Rabelais décrit le combat qui oppose le moine aux ennemis dans

le clos de Seuillé123, son propos, saturé d’énumérations d’actions, donne l’impression d’une foule

de blessés grouillante et confuse :

Es uns escarbouilloyt la cervelle, es aultres rompoyt bras et jambes, es aultres

deslochoyt les spondyles du coul, es aultres demoulloyt les reins, avalloyt le nez,

poschoyt les yeux, fendoyt les mandibules, enfonçoyt les dens en la gueule, descroulloyt

les omoplates, sphaceloyt les greves, desgondoit les ischies : debezilloit les fauciles.

[…] Et si personne tant feust exprins de temerité qu’il luy voulust resister en face, là

monstroyt il la force de ses muscles. Car il leur transperçoyt la poitrine par le

mediastine et par le cueur : à d’aultres donnant suz la faulte des coustes, leurs

122 L’idée de transposition suppose qu’il y ait une équivalence des moyens mis au service de la représentation dans le texte et dans l’image. Dans le cas du style, cette idée semble peu pertinente. Nous aborderons la question de la transposition plus tard, lorsque nous évoquerons des phénomènes d’adaptation d’éléments tels que la narration ou la description.

123 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, chap. XXVII : « Comment un moine de Seuillé saulva le cloz de l’abbaye du sac des ennemys », p. 77-81.

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subvertissoyt l’estomach, et mouroient soubdainement, es aultres tant fierement

frappoyt par le nombril, qu’il leur faisoyt sortir les tripes, es aultres parmy les couillons

persoyt le boiau cullier. (Pléiade, p. 79-80)

Réduits à une énumération des parties de leurs corps, certaines évoquées dans un

style médical savoureux, les ennemis sont dans une certaine mesure déshumanisés et privés de

leur individualité. Le style de Rabelais, par la longueur de ces énumérations, donne, outre l’idée

d’un chaos général, l’impression que le moine accomplit l’action de plusieurs hommes, ce qui

contribue à la parodie de roman de chevalerie que Rabelais met en place dans ce chapitre. C’est

précisément cela que traduit Samivel dans une illustration qui représente le moine en plein élan,

face à un empilement d’ennemis si emmêlés que l’on ne peut discerner que des parties de corps,

le tout sans la moindre effusion de sang, ce qui peut traduire l’aspect médical du propos de

Rabelais.

Figure 22 (Samivel, le moine affrontant les ennemis, p. 39)

L’extrême densité de cet empilement d’ennemis exprime en outre parfaitement

l’accumulation des termes dans le texte de Rabelais. Dès lors, la lecture de l’image impose un

effort de clarification semblable à celui qu’impose le texte, et c’est là que réside en grande partie

la force de cette correspondance. De plus, nous notons qu’en bon chevalier de parodie, le moine,

dont le visage bonhomme, aux traits plutôt grossiers, ne trahit aucun effort, brandit le bâton de la

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croix au-dessus de lui, et s’apprête à frapper, mais un faisceau de traits blancs suggère une

rapidité d’action inouïe, qui traduit l’impression que l’on a, à la lecture de Rabelais, que le moine

accomplit l’action de plusieurs hommes.

De manière moins évidente, on retrouve certains effets de style qui tendent vers un

désir de correspondance chez Debeurme ou Battaglia, alors que Derain et Collot préfèrent mettre

en avant l’hétérogénéité. De fait, on a mis en évidence la forte hétérogénéité du style de

Debeurme, dont les images semblent extrêmement composites par les influences dont elles sont

nourries et par les anachronismes qu’elles figurent. Cependant, on observe des variantes

stylistiques chez Debeurme, qui utilise parfois un crayonné monochrome, qui contraste avec les

illustrations peintes. Sans aller jusqu’à trouver dans ce style une correspondance aussi étendue

que celle que nous avons pu observer chez Samivel, ou que celle que l’on trouve également chez

Dubout, on ne peut manquer de remarquer que ce style s’accorde mieux avec celui de Rabelais.

Cela apparaît notamment lors du récit de la querelle des fouaces, dans un chapitre intitulé

« Comment survint une querelle qui provoqua une grande guerre124 », composé d’une double

page sur laquelle figurent deux illustrations.

124 Rabelais, Gargantua, (Debeurme), éd. cit., p. 18-19.

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Figure 23 (Debeurme, le moine affrontant les ennemis, p. 22)

Figure 24 (Debeurme, portrait de Picrochole, p. 19)

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L’hétérogénéité de l’illustration peinte se révèle de manière d’autant plus sensible

que l’on observe, en face, une illustration crayonnée, et ce contraste souligne la meilleure

adéquation de cette dernière au texte qu’elle illustre. De fait, l’illustration peinte fait des visages

une surface lisse, qui s’accorde mal avec les personnages hauts en couleurs de Rabelais, dont le

langage ou les actes recèlent généralement de nombreuses aspérités. De fait, dans cette double

page, nous observons un étonnant portrait peint de Picrochole125, qui figure une tête d’homme

chauve, au visage dur, à la bouche cruelle, au regard fixe et presque inexpressif, qui ne coïncide

manifestement pas avec la manière qu’a Rabelais d’évoquer un personnage emporté, ce vers quoi

fait signe son nom, peu réfléchi, et souvent ridicule. Dans l’illustration seule apparaît la cruauté

du personnage, qui est véritablement menaçant, ce qui n’apparaît en rien dans le livre. Le style

réaliste126 de l’illustration peinte, qui modèle le visage pour lui donner de l’épaisseur, joue pour

beaucoup dans le décalage que l’on observe entre le texte et l’image. De fait, l’illustration

crayonnée de la page en vis-à-vis, sur laquelle figurent trois paysans participant à la querelle des

fouaces, nous semble bien plus représentative de ce que devrait être un visage dessiné d’après la

lecture du texte de Rabelais. En effet, les visages ont ici des rides d’expression marquées, des

attitudes expressives, des mentons et des nez saillants aux contours accusés, qui contrastent avec

la rondeur des traits des personnages peints, aux contours atténués. Ainsi les deux manières de

l’artiste montrent bien la possibilité d’une correspondance avec le style de Rabelais : la vigueur

de ce dernier ne peut s’accommoder d’images lisses, figées dans leur perfection, et la vivacité de

la plume transparaît mieux dans le mouvement d’un trait exagéré que dans la fixité d’images

dans lesquelles ne transparaît pas le trait, le geste de l’artiste.

L’espace de la planche de bande dessinée se prête également parfois à un jeu de

correspondances avec le style de Rabelais. De fait, Battaglia utilise de manière originale la

configuration de la page, faisant notamment éclater les limites des cases pour permettre aux

corps des géants de se déployer sur une grande partie de la page. Parfois, les mouvements de

l’écriture de Rabelais sont mis en images grâce à de singulières dispositions des objets et des

corps. C’est le cas lorsque Battaglia figure l’épisode dans lequel Gargantua traverse une forêt sur

125 Ibid., p. 19.

126 Nous utilisons le terme de « réaliste » dans un sens relativement large, étant donné que Debeurme ne respecte pas certaines règles qui seraient de mise dans une image proprement réaliste : les proportions des corps et des visages, entre autres, ne sont pas respectées chez Debeurme.

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sa jument qui, attaquée par les mouches et les frelons, s’en débarrasse en donnant des coups de

queue.

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Figure 25 (Battaglia, la jument contre les mouches de la Beauce, p. 21)

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La planche de Battaglia s’attache particulièrement à reproduire les effets que produit

le texte de Rabelais, qui est le suivant127 :

Car soubdain qu’ilz feurent entrez en la dicte forest : et que les freslons luy

eurent livré l’assault, [la jument] desguaina sa queue : et si bien s’escarmouschant, les

esmoucha, qu’elle en abatit tout le boys, à tord à travers, deçà, delà, par cy, par là, de

long, de large, dessus dessoubz, abatoit boys comme un fauscheur faict d’herbes.

(Pléiade, p. 47)

L’accumulation d’adverbes et de locutions adverbiales qui soulignent le chaos semé

par la jument dans la forêt produit ici un effet particulièrement saillant, et c’est ce que Battaglia a

choisi de laisser transparaître à travers une mise en page qui traduit le mouvement binaire de

va-et-vient que l’on perçoit à la lecture du passage. De fait, il figure à deux reprises sur la page la

jument et son cavalier, soit nettement, soit uniquement par leurs silhouettes, de manière à figurer

la rapidité du mouvement. Ces figures semblent voler à travers la page, et deux d’entre elles

semblent se présenter comme la mise en page de « dessus » et « dessoubz », tandis que deux

autres, sous la forme de silhouettes128, se faisant face dans le coin droit, peuvent figurer « deçà »

et « delà ». Le désordre propre à cette destruction est en outre accentué par le fait que la page soit

presque entièrement mouchetée, à la fois par les insectes et par les feuilles d’arbres, ainsi que par

l’orientation des deux figures les plus massives, qui ne sont pas tournées dans le sens habituel,

celui par lequel on figure une marche en avant dans la bande dessinée, c’est-à-dire vers la droite.

En allant à rebours de cette convention, Battaglia insiste sur le mouvement de la jument, et met

en valeur le fait qu’elle ne détruit pas la forêt sur son passage, mais se démène dans tous les sens

jusqu’à ce que tous les arbres soient à terre, d’autant plus que la figure du haut fait un

mouvement vers le bas, et celle du bas un mouvement vers le haut. C’est ainsi que le texte de

Rabelais, par correspondance, en vient à être matérialisé par l’image et occupe ainsi l’espace de

la page, qui ne figure pourtant que de brefs récitatifs résumant l’action.

127 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, chap. XVI : « Comment Gargantua fut envoyé à Paris, et l’enorme jument que le porta, et comment elle deffit les mousches bovines de la Beauce », p. 46-47.

128 On peut également penser que les silhouettes sont la figuration d’autres chevaux et cavaliers ayant traversé cette forêt, ceux des compagnons de gargantua peut-être, mais le dessin ne récuse pas l’hypothèse que nous émettons, à savoir qu’il s’agit également de Gargantua et de sa jument. Dans le cas contraire, notre observation ne serait cependant pas tout à fait invalidée, du fait que ces silhouettes permettent, quoi qu’il en soit, de figurer un mouvement désordonné, qui part dans toutes les directions.

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Nous l’avons vu avec Debeurme, mais aussi, dans une certaine mesure, avec Derain,

Collot et Battaglia, toutes les confrontations de l’image et du texte ne sont pas sans heurts, et il

arrive que l’esthétique de l’image crée une irréductible hétérogénéité au cœur de l’ouvrage. Dès

lors, on peut se demander quelles sont les conséquences sur la lecture de ces divergences de

style. En effet, il semble que le lecteur puisse se trouver partagé entre l’adhésion à l’une ou

l’autre des atmosphères qu’expriment ces styles divergents. Par exemple, la sobriété et la

douceur des illustrations de Derain, d’autant plus que ces dernières sont très présentes au fil des

pages, peut déconcerter un lecteur qui parcourt un texte dont la langue suggère au contraire une

vitalité débordante, parfois désordonnée, parfois même violente. L’objet qu’est l’édition illustrée

doit donc s’accommoder parfois d’une double lecture qui sépare le texte de l’image, bien que ces

derniers communiquent par le biais de l’interprétation effectuée par l’image. L’esthétique

personnelle de l’illustrateur peut donc bien créer de l’inconciliable au sein du livre, et l’on doit

toujours s’interroger quant à l’unité de l’objet produit.

2. Le vœu de fidélité : une gageure ?

Quelques-unes des œuvres du corpus semblent attacher une importance particulière à

la fidélité au texte rabelaisien, ce qui s’observe par exemple pour le cas de la bande dessinée,

dans le souci de faire figurer de longs passages de texte qui sont peu ou prou la version

modernisée du texte rabelaisien. Dans le cas des éditions illustrées, certaines n’opèrent pas même

une modernisation du texte. Faut-il voir dans cette volonté de rester fidèle au texte un usage pour

ainsi dire « servile » de l’image, qui serait pur miroir de l’œuvre ? Il semble plutôt qu’il s’agisse

là d’un difficile travail de représentation de ce qui semble peu aisément représentable, à savoir

un monde fictionnel façonné par une voix singulière et toujours masquée. Cependant, d’autres

œuvres se signalent par l’écart sensible qu’elles opèrent par rapport au texte et à l’univers

rabelaisien, d’où la coexistence plus ou moins affirmée de deux versions, pour ainsi dire, de

l’œuvre rabelaisienne. C’est bien évidemment le cas des œuvres où le texte est modifié, nous ne

reviendrons pas là-dessus, cependant nous pouvons évoquer les difficultés particulières qu’il y a

à adapter le texte rabelaisien, surtout lorsqu’on le destine à un public enfantin. De fait, la langue

du XVIe siècle, n’est plus pour le lecteur moderne un objet familier, et implique de profondes

modifications pour que le lecteur, et a fortiori le jeune lecteur, puisse comprendre de quoi parle

le texte. Un exemple intéressant serait celui du placard figurant sur le portail de l’abbaye de

Thélème, tel qu’il est adapté dans l’édition illustrée par Debeurme. On note tout d’abord une

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volonté de conserver la saveur du texte d’origine, qui est, comme on le sait, particulièrement en

verve, dans la première partie du moins. Ainsi commence donc la version adaptée :

Ci n’entrez pas, hypocrites bigots,

Vieux matagots souffreteux boursouflés,

Sournois vantards, plus que n’étaient les Goths,

Les Ostrogoths, précurseurs des magots,

Mendigots, gueux, faux dévots casaniers,

Coquins flatteurs, soutaneux débauchés,

Bafoués, enflés, boutefeux de querelles,

Allez ailleurs vendre vos ritournelles. (Debeurme, p. 39)

Si quelques adaptations de termes sont intéressantes, comme « mendigots », qui

correspond à la fois par son sens comme par ses sonorités, on note que le passage est plutôt

adapté de manière globale, sans qu’il y ait toujours de recherche terme par terme. Néanmoins,

l’adaptation est plutôt bonne, dans le sens qu’elle conserve l’esprit et la signification du texte

d’origine129. On relève cependant une dissonance dans le terme de « casaniers », dont la

connotation s’accommode mal avec le reste du passage. La difficulté majeure n’est cependant

pas dans l’imprécision de cette adaptation, elle réside dans le fait qu’en cherchant à respecter au

maximum le texte d’origine, cette version nouvelle ne sera certainement pas tout à fait comprise

par le jeune lecteur. Sachant que l’adaptation du texte n’a aucune visée scientifique, la figuration

de notes de bas de page n’est pas une option prise en compte130, et rien n’aide le lecteur moderne

lorsqu’il rencontre un mot qu’il ne comprend pas. De fait, la signification des mots de gueule

rabelaisiens nous échappe généralement en partie, bien que leur aspect coloré nous donne

l’illusion, parce que nous aimons leur résonance, que nous les comprenons. Christian Poslaniec,

129 Pour comparaison, voici le texte tel qu’il figure dans l’édition de la Pléiade, chap. LIIII : « Inscription mise sus la grande porte de Theleme », p. 141 :

« Cy n’entrez pas Hypocrites, bigotz, Vieulx matagots, marmiteux boursouflez, Torcoulx, badaulx plus que n’estoient les Gotz, Ni Ostrogotz, precurseurs des magotz, Haires, cagotz, caffars empantouflez, Gueux mitouflez, frapars, escorniflez, Beffez, enflez, fagoteurs de tabus Tirez ailleurs pour vendre voz abus. »

130 C’est d’ailleurs le cas dans l’ensemble de nos éditions illustrées, de même que dans la bande dessinée. Dans chacune de ces œuvres, nous sommes donc confrontés à une part d’incompréhension.

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qui adapte le texte de Rabelais dans l’édition de Debeurme en donne d’ailleurs le parfait exemple

quelques strophes plus loin. Voici comment il adapte le sizain relatif aux nobles chevaliers :

Compagnons courtois,

Calmes et adroits,

Sans méchanceté,

La civilité

Est votre vraie loi,

Compagnons courtois. (Debeurme, p. 39)

En lisant le texte de Rabelais, dans lequel figure également le mot de « civilité »

(Pléiade, p. 143), nous serions tentés de dire que cette adaptation est correcte. Cependant, le texte

rabelaisien évoque les « outilz » de « civilité », qui ne sont pas des préceptes de politesse,

comme le sous-entend l’adaptation, mais, comme le souligne Mireille Huchon dans la note

correspondante, « tous les instruments propres à développer l’esprit131 ». Il ne faut donc pas

sous-évaluer les difficultés de compréhension que l’on rencontre face au texte rabelaisien :

certes, l’on peut dire que dans une édition destinée à la jeunesse, le choix de chaque terme et

l’exactitude par rapport au texte de référence ne sont pas une priorité, mais l’on considère alors

que le texte de Rabelais peut être remanié à l’envi sans être appauvri, ce qui est plus que

douteux. De fait, il y a appauvrissement dans l’adaptation qui passe par une transformation du

texte, quelle qu’elle soit132, et une adaptation entièrement fidèle ne serait-ce qu’au contenu du

texte rabelaisien est déjà une gageure. Cependant, l’adaptation du texte n’est pas nécessairement

une mauvaise solution. Par adaptation, nous entendons également ce que les éditeurs nomment

« modernisation » du texte rabelaisien, et qui consiste généralement à modifier la graphie et à

proposer des expressions synonymes lorsque les termes ne sont plus intelligibles en français

moderne. De fait, dans les éditions illustrées par Dubout, Derain et Collot, le texte figure dans

son intégralité, non modernisé, sauf peut-être légèrement dans la graphie chez Dubout,

notamment, de manière significative, en ce qui concerne les titres de chapitres. Or, on peut se

demander si ce texte sera finalement lu, tout simplement parce que l’acquéreur d’une édition

131 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, note 1 p. 143, p. 1165.

132 Cela n’empêche pas qu’il y ait, comme c’est le cas dans la bande dessinée de Battaglia, un enrichissement dû précisément à des créations textuelles. Cependant, si l’on se place du point de vue du texte original, ces enrichissements ne fonctionnent pas comme une compensation des appauvrissements induits par la simplification, la réduction ou la sélection opérée sur l’ensemble du texte.

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illustrée l’achète généralement en partie pour son illustration, et que si le texte n’est pas

compréhensible, il préférera une édition modernisée ou annotée, si tant est qu’il ait envie de lire

le texte, ce qui n’est pas certain. La fidélité au texte est donc un enjeu qui dépasse la question de

l’adaptation, et l’on peut penser que le peu d’attention porté aux éditions de l’œuvre

rabelaisienne (dans les œuvres illustrées par Collot et Dubout, on ne sait pas même de quelle

édition il s’agit) se justifie par le fait que l’éditeur sait que l’on ne se procure pas une édition

illustrée pour le texte. De là, l’absence d’adaptation met peut-être autant le texte en péril que

l’adaptation qui, en rendant le texte compréhensible, le simplifie, effectue parfois des contresens,

mais garantit la possibilité d’une lecture agréable.

L’illustration de Samivel est un exemple intéressant dans le sens où bien que le texte

soit adapté, et parfois mal adapté, on note une véritable volonté de fidélité à ce dernier de la part

de l’illustrateur, dans l’esprit comme dans la lettre du texte. Plus encore, on observe parfois une

volonté de compenser le fait que la narration prive le lecteur de la pleine jouissance de certains

passages. Par exemple, dans Pantagruel, le texte de l’adaptation proposée par Mad. H. Giraud se

réduit aux deux lignes suivantes : « [Pantagruel] trouva fort magnifique la bibliothèque de

Saint-Victor et en admira les ouvrages innombrables, dont il lut grande partie » (Samivel, p. 9).

Dans l’œuvre originale, l’évocation de la librairie Saint Victor occupe la plus grande part du

chapitre VII133, et une grande liste de titres de livres s’étend sur plusieurs pages. Dans l’édition

illustrée par Samivel, on ne trouve pas trace de cette liste, et la librairie aurait été réduite à

l’anecdotique mention que nous venons de citer, sans l’illustration de Samivel pour marquer son

importance.

133 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Pantagruel, chap. VII : « Comment Pantagruel vint à Paris : et des beaulx livres de la librairie de sainct Victor », p. 235-241.

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Figure 26 (Samivel, les livres de la librairie saint Victor, p. 10)

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Cette dernière attire l’attention par le fait qu’elle se place, presque symboliquement,

au chapitre d’après, qui n’évoque pas les livres de la librairie, mais la rencontre avec Panurge.

Marquant l’absence du chapitre dédié à Saint Victor, elle oblige le lecteur à se remémorer ce

qu’il a lu au chapitre précédent : une phrase qui sans cela n’aurait sans doute guère attiré son

attention. L’édition illustrée qui remanie le texte littéraire comme la bande dessinée qui l’adapte

ne peuvent donc pas être tout à fait fidèles par rapport au texte, puisque celui-ci n’est pas présent

tel quel dans l’objet final, mais il faut prendre en compte le fait que l’image peut rendre compte

du texte d’une manière qui n’est pas celle de la transposition point par point, mais qui n’en est

pas moins une marque de fidélité. A l’origine de la pratique des artistes, peut se loger un désir

personnel de figurer l’univers rabelaisien. De ce désir peut naître une pratique de création en

quelque sorte affective, qui non seulement cherche à rendre hommage à l’œuvre de Rabelais,

mais aussi manifeste en elle-même le lien personnel entre artiste et œuvre source. Ainsi la

fidélité de la mise en image à l’œuvre d’origine prend parfois source dans une subjectivité de

lecteur, qui transforme fidélité en profession de foi. De là peuvent également naître de grands

contresens ; ce n’est pas le cas dans notre corpus.

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II. D U TEXTE A L ’ IMAGE : APPORTS ET TRANSFORMATIONS

Comme nous l’avons vu, l’image suggère une interprétation et suscite un nouveau

rapport à l’œuvre source. Plus encore, le changement de support amène une certaine

transformation de l’œuvre source, tant au niveau de sa signification que de son économie, à des

degrés variables selon l’étendue des transformations et la profondeur des interprétations.

L’interaction entre texte et image nous semble féconde du point de vue de l’interprétation, et l’on

s’attachera à montrer en quoi l’image éclaire et enrichit le texte, et inversement. De fait, si le

texte est lu à la fois pour lui-même et en rapport avec l’image qui lui est adjointe, l’image elle

aussi peut être regardée sans tenir compte du texte et en parallèle avec ce dernier. De même qu’il

y a pour l’image de multiples manières d’infléchir le texte, de mettre en avant certains de ses

aspects pour l’orienter vers telle ou telle direction, il existe différentes manières de l’enrichir et

de le transformer, de créer un objet nouveau.

A. Correspondances, transpositions

Mettre en image une œuvre suppose un certain nombre de transformations qui ne

s’effectuent pas au hasard. Nous nous attarderons donc sur ce que nous avons déjà brièvement

évoqué, à savoir les phénomènes que nous pouvons nommer correspondances, transpositions,

traduction, etc., c’est-à-dire les procédés du passage d’un support à l’autre. Si ces termes

semblent dresser l’ébauche d’un système d’équivalence entre le texte et l’ensemble des images

qui l’accompagnent, nous nous interrogerons cependant sur les limites de cette équivalence, qui

doit être questionnée jusqu’à son existence même. De fait, si l’idée de correspondance nous

semble peu discutable du fait qu’elle laisse à chaque medium ses moyens propres, les notions de

transposition ou, dans une moindre mesure, de traduction, supposent la possibilité d’une

équivalence totale, tandis qu’une idée comme celle de l’unité du texte et de l’image pose la

question de l’homogénéité de l’œuvre seconde. Interroger ces notions nous permettra donc de

mieux définir les objets composites que sont les œuvres de notre corpus.

1. Y a-t-il de l’ « irreprésentable » ?

Nous avons déjà évoqué le fait que l’artiste ne pouvait représenter certains aspects de

l’œuvre de Rabelais, ou plus exactement, opérer une traduction directe du texte à l’image. Il nous

semble que la question de ce qui est représentable ou non est en réalité plus complexe. Il nous

faut en effet considérer que si l’illustrateur ne peut pas, et, sans doute, ne veut pas, proposer un

Page 96: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

96

équivalent direct de l’extrait de texte jugé irreprésentable, il peut en revanche proposer un moyen

détourné de représenter ce qui semblait impossible à mettre en image. De prime abord, les

passages de description peuvent être perçus comme les plus facilement représentables, le portrait

étant ce qui se présenterait le plus naturellement à l’artiste. La narration, quant à elle, serait tout à

fait représentable par l’image, mais nécessiterait un travail de composition plus complexe. Les

passages de réflexions ou d’expression de sentiments personnels, quant à eux, relèveraient de

l’irreprésentable. De fait, le genre de l’essai n’est pas privilégié par les illustrateurs. Or, comme

nous l’avons déjà évoqué avec l’analyse de la représentation des personnages, la description ne

semble pas commander la représentation, surtout compte tenu de la nature du texte rabelaisien,

qui ne décrit pas sans brouiller les pistes. Intuitivement, on serait tentés de penser que la

description facilite la tâche de l’artiste, si bien qu’il peut être amené à privilégier les passages qui

contiennent des éléments de description en quantité suffisante. Cependant, il faut considérer

également le désir que peut avoir l’artiste de représenter librement ce que sa lecture lui fait

imaginer. Il est intéressant de voir que la volonté du lecteur outrepasse parfois la lettre du texte :

c’est ce qui se produit dans le cas de Frère Jean, que l’on peine à se représenter jeune et maigre,

et qui apparaît plus comme un homme déjà fait, au visage marqué, et à la corpulence

proportionnelle à son appétit. Un exemple intéressant est celui de la taille de Panurge. De fait, ce

dernier n’est pas un géant, bien qu’il soit l’inséparable acolyte de Pantagruel. Cependant, comme

nous l’avons évoqué, Panurge a la stature d’un héros dans Pantagruel, si bien que le texte tend à

le mettre en avant à plusieurs reprises. De cela découle un fait intéressant dans plusieurs des

ouvrages de notre corpus : Panurge est souvent représenté aussi grand ou presque que

Pantagruel. Le cas est flagrant chez Battaglia, où l’on se rend compte, dès la rencontre avec

Pantagruel, que Panurge est presque deux fois plus grand qu’un homme de taille normale.

Page 97: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

97

Figure 27 (Battaglia, taille de Panurge, p. 76)

Pour comparaison, Pantagruel est quant à lui environ deux fois et demie plus grand

qu’un homme normal. Sans doute est-ce l’amitié qui unit les deux personnages qui amène les

artistes à les représenter de même taille : en cela, ils peuvent être mis sur un pied d’égalité, ce qui

peut être jugé nécessaire à la figuration de leur relation amicale. La taille métaphorique de

Panurge prend ainsi le pas sur sa taille concrète, ce qui nous permet d’affirmer que les

possibilités de l’image ne se limitent pas à représenter le sens littéral d’un texte, pas plus qu’elles

ne se bornent à figurer des faits, sans pouvoir exprimer de sentiments complexes ou de

réflexions. De fait, les exemples que nous avons analysés jusque-là démontrent bien que l’image

est à même de déployer le propos de l’œuvre, quel qu’il soit. Cependant, on ne peut manquer de

noter que certains passages dédiés à une argumentation sont peu illustrés dans l’ensemble des

ouvrages de notre corpus. C’est le cas des lettres de Grandgousier et de Gargantua,

Page 98: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

98

respectivement dans Gargantua et Pantagruel134, et cela bien que ces passages soient célèbres.

Si l’on peut se dire que rien n’est proprement irreprésentable en théorie, il y a bien des objets

plus adaptés que d’autres à l’expression par l’image. Une autre considération s’impose donc, liée

à l’idée de l’existence d’un « irreprésentable », que nous évoquions plus haut, celle du choix de

l’objet de la représentation, de la décision prise par l’artiste de sélectionner tel ou tel passage,

voire telle ou telle expression, ou encore tel ou tel personnage. De fait, il ne semble pas que le

texte et ses enjeux soient un critère plus déterminant que l’intérêt potentiel de l’illustration qui

résulterait de la mise en images de tel ou tel passage. Ne pas choisir d’illustrer les lettres de

Grandgousier et de Gargantua n’est donc pas, pour nos illustrateurs, une manière de nier

l’importance de ces passages, ou encore un signe de l’impossibilité de les figurer : il est tout à

fait aisé de représenter l’auteur de la lettre l’écrivant ou son destinataire la lisant, de même qu’il

est possible en théorie de mettre en image le contenu de la lettre. L’absence de désir de figurer

ces passages de la part de l’artiste nous semble une raison bien plus forte du faible nombre

d’illustration que l’on peut observer. De fait, à bien observer les œuvres de notre corpus, on se

rend compte du peu d’importance que revêt la lettre du texte face à l’initiative personnelle de

l’illustrateur. Ce dernier en effet, cherche avant tout à éviter la redondance, semble-t-il. Cela ne

signifie pas, bien évidemment, que l’artiste soit indifférent par rapport au texte, qu’il cherche à

faire état de sens qui n’y figurent en rien, ou qu’il recherche la contradiction par rapport à ce

dernier, mais seulement que l’initiative personnelle de l’artiste conditionne en premier lieu le

type d’image qu’il produit, et non le texte. Ce n’est pas l’existence d’un irreprésentable, ou d’un

« non-illustrable » qui conduit les artistes à se détourner de certains passages, mais leur goût

personnel. Cependant, nous souhaiterions nuancer cette affirmation, par la critique de ce qui

nous semble un raccourci facile. Harry Morgan, partant de l’idée qu’image et texte sont

134 Il s’agit, si l’on se réfère à l’édition de la Pléiade, du chapitre XXIX de Gargantua : « La teneur des lettres que Grandgousier escripvoit à Gargantua », p. 84-85, et du chapitre VIII de Pantagruel : « Comment Pantagruel estant à Paris receut lettres de son père Gargantua, et la copie d’icelles », p. 241-246. Derain illustre ce chapitre : nous y trouvons une représentation du messager apportant la lettre, qui n’est pas mentionné dans le texte, et une figuration de Gargantua jeune, étudiant à son bureau. Chez Samivel, cette lettre a complètement disparu du texte, tandis que la lettre de Grandgousier à Gargantua n’est pas illustrée. Chez Battaglia, la lettre de Grandgousier n’est présente que sous la forme d’une vague allusion dans un récitatif, alors que la lettre de Gargantua est complètement occultée et remplacée par un ballon dans lequel Gargantua, de vive voix donc, ordonne à son fils de bien étudier et de bien profiter. Dans l’édition illustrée par Debeurme, il n’est fait qu’une très brève allusion à la lettre de Grandgousier, et aucune illustration ne correspond à ce passage. Chez Collot, le passage n’est pas illustré. Aucune illustration ne figure dans les chapitres correspondants dans l’édition illustrée par Dubout.

Page 99: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

99

également aptes à représenter quelque objet que ce soit, ce que nous jugeons également vrai,

déclare ceci135 :

C’est ce que savaient les Anciens : ut pictura poesis ne signifie pas seulement

que la peinture et la poésie partagent leurs sujets, mais aussi qu’ils sont équivalents,

c’est à dire qu’ils sont également aptes à communiquer un même paysage mental. Par

conséquent la bande dessinée n’a, en dépit de son caractère « hybride », aucune

supériorité sur les autres formes d’expression pour provoquer l’illusion du réel. La

« traduction » d’un sens à l’autre se fait de la même manière quel que soit le médium

considéré, peinture, musique, littérature.

Même placé entre guillemets, le terme de traduction nous semble en effet peu

approprié pour qualifier ce qui se produit lorsque deux media visent à exprimer la même chose.

De fait c’est dénier à chaque medium la supériorité de ses moyens propres que d’affirmer qu’ils

sont « équivalents », et qu’ils opèrent de la même manière face aux données qu’ils mettent en

forme. Nous affirmons dès lors que le fait qu’il n’y ait pas d’irreprésentable relatif à une

différence entre les media n’empêche pas que ces media diffèrent dans leur manière de

communiquer, et soient ainsi plus propres à exprimer tel type d’objet que tel autre.

2. Deux modes d’expression mis en parallèle

Dans l’édition illustrée comme dans la bande dessinée sont mis en parallèle deux

types de message : texte et image. L’opinion commune tend à distinguer les deux en faisant de

l’image une manière d’exprimer immédiate, polysémique et implicite, et du texte un mode de

communication plus précis, permettant de délivrer un message de manière exacte. Ainsi, on

associe traditionnellement l’image à une lecture de l’espace et le texte à un procès dans le temps.

Cependant, semble-t-il, ces deux modes d’expression s’avèrent en réalité plus complexes

lorsqu’on prend conscience que tous deux se déploient à la fois dans le temps et dans l’espace, et

qu’il y a des points sur lesquels ils convergent, étant capables d’exprimer les mêmes choses.

Roland Barthes fait, dans un essai consacré à Arcimboldo, repris dans L’Obvie et l’obtus136, une

intéressante comparaison entre ce dernier et Rabelais, qui peut nous aider à comprendre en quoi

texte et image présentent des caractéristiques communes qui vont à l’encontre de l’intuition que

135 Dans Harry Morgan, Principes des littératures dessinées, Angoulême, Editions de l’An 2, 2003, p. 104.

136 Roland Barthes, L’Obvie et l’obtus, Essais critiques III, Paris, Le Seuil, 1982, p. 128.

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100

l’on peut avoir de ce qui les différencie. Ainsi Roland Barthes met-il les œuvres des deux artistes

en parallèle :

Par ses Têtes, [Arcimboldo] jette dans le discours de l’Image tout un paquet de

figures rhétoriques : la toile devient un vrai laboratoire de tropes.

Un coquillage vaut pour une oreille, c’est une Métaphore. Un amas de poissons

vaut pour l’Eau – dans laquelle ils habitent – c’est une Métonymie. Le Feu devient une

tête flamboyante, c’est une Allégorie. […] Rabelais a beaucoup pratiqué les langages

cocasses, artificiellement – mais systématiquement – élaborés : ce sont les forgeries :

des parodies du langage lui-même, en quelque sorte. Il y avait, par exemple, le

baragouin, ou chiffrage d’un énoncé par substitution d’éléments : il y avait le charabia,

ou chiffrage par transposition […] ; il y avait enfin, plus fou que les autres, le lanternois,

magma de sons absolument indéchiffrables, cryptogramme dont la clef est perdue. Or,

l’art d’Arcimboldo est un art de forgerie.

Ainsi, l’image comme le texte peut déployer une rhétorique, et l’on peut penser qu’il

existe une forme de langage propre à un certain type d’images. Si la comparaison de Rabelais et

d’Arcimboldo nous semble finalement peu pertinente dans le sens où la notion de forgerie ne

nous semble pas convenir à Arcimboldo137, l’affirmation selon laquelle l’art de ce dernier

contient des formes de tropes, et est par là proche du langage, nous semble tout à fait juste et

intéressante. Nous n’affirmons pas par là que l’image est en soi un langage, loin s’en faut ;

cependant, comme on le voit par exemple avec la bande dessinée muette, les pictogrammes ou

encore le rébus, l’image peut fonctionner comme un langage. Il ne faut pas oublier que l’écrit est

d’abord un signe dessiné sur une page, si bien qu’il existe une forme de continuité entre les deux

media. L’observation de Roland Barthes est pertinente lorsqu’elle s’applique à Arcimboldo, qui,

comme on le sait, compose des images à partir d’images, dans une double figuration, qui, comme

le souligne par ailleurs Roland Barthes, rappelle la double articulation du langage en mots et

phonèmes. Faut-il alors nuancer l’opposition que l’on serait tenté d’établir entre l’image et le

texte, qui seraient tels qu’ils délivreraient des messages de nature radicalement différente ? Il y a

peut-être quelque chose de verbal dans l’image, et inversement, quelque chose de pictural dans le

texte. Si le cas d’Arcimboldo est très particulier, nous pouvons cependant nous intéresser à la

137 De fait, la forgerie est, comme dans le cas du lanternois, une forme de néologisme qui ne s’appuie pas nécessairement sur une base lexicale connue. Or, Arcimboldo compose ses peintures à partir d’objets reconnaissables. Si l’on devait rapprocher son mode de figuration d’une figure de style, il s’agirait plutôt du mot-valise, qui se construit à partir de deux mots existants.

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manière dont nos illustrateurs ont pu essayer de retranscrire, ou, au contraire, ont refusé de

retranscrire, la langue de Rabelais. De fait, Battaglia mis à part, puisqu’il utilise à la fois le texte

et l’image, nos artistes ont peu tenté de figurer par l’image seule les expressions imagées de

Rabelais. Ainsi, lorsque Dubout représente Gargantua pleurant « comme une vache138 », il nous

figure une tête de vache habillée, pleurant dans une attitude particulièrement savoureuse139, mais

il place en dessous de l’image une légende : « et ce disant pleuroit comme une vache… ».

138 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Pantagruel, éd. cit., chap III : « Du dueil que mena Gargantua de la mort de sa femme Badebec », p. 225-226, citation p. 225.

139 Rabelais et Dubout, Gargantua et Pantagruel, T. 1, Pantagruel, éd. cit., p. 179.

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Figure 28 (Dubout, le deuil de Gargantua, p. 179)

Or, par là, il semble qu’il minore l’acte consistant à transformer une comparaison en

une image unique : la légende indiquerait en effet que l’image n’est pas réellement lisible sans

explication, et donc que la comparaison ne peut être mise en scène par les moyens propres à

l’image. Or, on peut supposer à bon droit qu’en l’absence de légende, cette illustration

demeurerait parfaitement compréhensible. Néanmoins, en l’absence du texte de Rabelais, nul ne

serait à même de deviner qu’il y a là matérialisation d’une comparaison. Ce qui se joue ici n’est

donc pas la transposition d’un fait de langue, mais simplement son utilisation par l’artiste. Parce

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que la comparaison est savoureuse, Dubout l’illustre, mais l’image, elle, n’effectue pas de

comparaison. Cela ne signifie pas nécessairement que l’on ne peut pas mettre en images une

comparaison, mais il faudrait sans doute pour cela que l’image se rapproche du langage,

peut-être, par exemple, en formant une séquence de plusieurs éléments, qui, lus à la suite,

formeraient la comparaison. Cela ne signifie pas non plus que Dubout échoue à nous figurer ce

passage du texte, puisque la vache éplorée manifeste très bien la comparaison, mais son

illustration demeure dépendante de la lecture du texte ou de la légende pour être décodée. De

fait, s’il arrive que les illustrateurs des ouvrages de notre corpus s’inspirent des faits de langue

dans leurs images, on ne retrouve jamais de fait de langue dans l’image à proprement parler,

sinon dans l’épisode des paroles gelées140, qui sont un cas particulier, dont nous parlerons par la

suite. De là, il apparaît que l’image ne tend pas à embrasser le mode de fonctionnement du texte

dans les œuvres de notre corpus : même dans la bande dessinée, où l’on pourrait voir l’image se

substituer au texte, Battaglia conserve le support de ce dernier, et l’image met en scène le texte

tout autant que le texte éclaire l’image. Dans cette relation d’interdépendance141, on voit bien que

le texte et l’image diffèrent quant à leurs manières de signifier. Michel Melot explique cette

différence de la manière suivante142 :

[Texte et image] se distinguent en ce que l’un est lié plus directement à la langue

et voit donc son signifiant nécessairement lié à son signifié, tandis que dans l’image le

signifiant n’entretient avec son signifié qu’un lien occasionnel.

De fait, cette affirmation correspond dans une certaine mesure avec ce que nous

avons dit de l’illustration de Dubout, qui, sans texte ni légende, ne peut être comprise telle que

l’artiste voudrait qu’elle le soit. Néanmoins, il nous faut clarifier le propos de Michel Melot, qui

pourrait sous-entendre qu’une image peut, hors de tout contexte, de toute référence et de toute

visée définie, être pur signifiant. Ce n’est pas là l’argument mis en avant, et il semble en effet 140 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Quart Livre, éd. cit., chap. LV : « Comment en haulte mer Pantagruel ouyt diverses parolles degelées » p. 667-669, chap. LVI : « Comment entre les parolles gelées Pantagruel trouva des motz de gueule », p. 669-671.

141 A ce sujet, on ne peut manquer de se souvenir des mots de Töpffer, repris dans de nombreux ouvrages consacrés à la bande dessinée, voir Annie Baron-Carvais, La Bande dessinée, Paris, P.U.F., coll. Que sais-je ?, 2007. : « « Les dessins, sans le texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien », dit Töpffer à propos des fascicules illustrés réalisés dès 1825 pour ses élèves »

142 Dans Michel Melot, L’Illustration, histoire d’un art, Genève, Editions d’Art Albert Skira S.A., 1984, p. 243.

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que l’image, même non figurative, manifeste toujours un signifié, même si ce signifié diffère

selon la perception qu’en ont ses spectateurs143. Dès lors, le lien qui unit l’image à son signifié

doit plutôt être qualifié de variable, ou bien d’indéfini, le terme d’occasionnel prêtant à

confusion. Il n’existe pas, contrairement au langage, de possibilité d’établir un dictionnaire des

images qui soit autre chose qu’un catalogue indicatif répertoriant des poncifs de l’image, et là se

trouve sans doute ce qui sépare de manière significative texte et image. L’image peut donc, dans

une certaine mesure, s’assurer d’être comprise lorsqu’elle figure des objets connus du spectateur

et que ce dernier dispose de la culture visuelle qu’elle lui suppose pour effectuer son travail

d’interprétation. Plus encore, parce que son signifiant n’a pas de bornes, l’image génère une

lecture dont l’interprétation n’a elle-même pas de limites définies. En ne cherchant pas à

reproduire les mécanismes de la langue, nos artistes ont donc peut-être aspiré à un plus haut

degré de signification.

3. Description, narration, image

S’il n’y a pas de possibilité de transposition directe du texte à l’image, nous pouvons

nous demander ce qu’il en est de leurs manières respectives de décrire et de narrer, puisqu’il

apparaît que ces concepts peuvent, dans une certaine mesure, s’appliquer à l’image. Concernant

la description, il semble en effet qu’on ne puisse pas la retrouver dans l’image telle qu’on

l’observe dans le texte. Ainsi Harry Morgan souligne-t-il la différence entre description et

pratique descriptive de l’image144 :

143 Mise en comparaison avec le mode de réception d’un texte, la lecture de l’image ne diffère guère que par un degré d’incertitude supérieur dû l’absence de code, et l’on peut dire également du texte que l’aperception de son sens n’est pas la même selon les lecteurs. A ce sujet, voir Wolfgang Iser, L’Acte de lecture, théorie de l’effet esthétique, 1976, Bruxelles, Mardaga, 1985, p. 198 : « Il est vrai que le texte se donne comme une préstructuration pour le lecteur, mais comment concevoir ce processus de préstructuration ? S’agit-il tout simplement pour le lecteur d’intérioriser ? Les théories textuelles en cause laissent toujours à supposer que la communication doit être comprise comme une relation à sens unique du texte au lecteur. Mais la lecture est interaction dynamique entre le texte et le lecteur. Car les signes linguistiques du texte et ses combinaisons ne peuvent assumer leur fonction que s’ils déclenchent des actes qui mènent la transposition du texte dans la conscience de son lecteur. Ceci veut dire que des actes provoqués par le texte échappent au contrôle du texte. Cet hiatus fonde la créativité de la réception ». Au-delà du renvoi de chaque mot à sa définition dans le dictionnaire, il y a donc une nécessaire indéfinition du sens du texte due au fait que chaque lecteur participe à l’élaboration du sens de ce dernier. Dans la lecture de l’image, l’acte de lecture a d’autant plus d’importance qu’il n’est pas soutenu par l’appui d’un dictionnaire.

144 Dans Harry Morgan, Principes des littératures dessinées, Angoulême, Editions de l’An 2, 2003, p. 98.

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Contrairement à ce que prétendent les théoriciens de la BD qui cherchent à

établir sa nature de supplément, l’illustration ne fait pas double emploi avec le texte.

Même si le texte est riche en descriptions, l’illustration nous permet de voir à quoi

ressemblent les êtres et les lieux qu’on nous a décrits. Aucune description ne peut

remplacer une illustration ; il suffit pour s’en persuader de considérer la diversité de

traits que différents illustrateurs ont donnés à un personnage pourtant soigneusement

décrit par l’auteur, par exemple la petite Nell de Dickens.

Ce que met implicitement en évidence cette observation est que l’image est toujours

plus riche qu’une description, du simple fait que l’image est un phénomène continu, alors que le

texte est une suite de mots, donc un ensemble discontinu. De fait, même si l’on peut ajouter des

éléments à une image déjà constituée, elle se présente généralement comme un ensemble clos et

achevé, et surtout, elle montre plus que ce sur quoi elle se focalise. Ce point est important,

puisqu’il nous permet de comprendre que l’image ne décrit pas de la même manière que le texte.

Ainsi, Harry Morgan nous livre un élément important pour notre réflexion sur les qualités

descriptives de l’image en posant la distinction entre description et monstration. Il paraphrase

ainsi le point de vue de Groensteen sur le rapport entre ce qu’opère l’image et la description telle

qu’elle est effectuée par le texte145 :

Groensteen admet un récit jouant sur la monstration, et apporte cette précision :

montrer n’est pas décrire. Décrire, c’est énumérer les qualités. Il s’agit d’un processus

qui s’étale dans le temps. A l’inverse, la représentation et la monstration reposent sur

une saisie globale, une identification du référent. Mais l’image enferme une description

visuelle actualisée par le lecteur […].

En étendant cette remarque à la considération globale du rapport entre texte et image,

on ne peut manquer de reconnaître que l’image dispose de sa signification propre, qui outrepasse

les limites du texte. Cela est bien évidemment valable quel que soit la visée de l’illustration :

qu’elle corresponde à une description ou à une narration, elle contient toujours quelque chose

que le texte, lui, ne contient pas, du simple fait que les limites de la phrase ne lui conviennent

pas. Lorsqu’un dessinateur veut mettre en avant le nez d’un personnage, il dessine un visage

entier, voire un buste ou le personnage dans son intégralité. Le fait que la description telle

qu’elle est mise en place dans le texte se déploie dans le temps, cependant, n’est pas à considérer

comme une différence entre description et monstration : on le voit très bien face à certaines

145 Dans Harry Morgan, Principes des littératures dessinées, éd. cit., p. 39.

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106

illustrations de Dubout, la saisie d’une image nécessite un temps qui dépend en partie de sa

complexité et à sa taille, et l’image peut même imposer un sens de lecture qui impose au lecteur

de la balayer du regard en partant d’un certain point pour arriver à un autre. Comme l’image

contient bien « une description visuelle, actualisée par le lecteur », nous pouvons poser que la

différence entre texte et image du point de vue de la description se joue dans une certaine mesure

à la réception : le texte permet au lecteur de repérer les passages de description, tandis que

l’image, montrant nécessairement plus que l’élément qu’elle met en valeur, appelle le lecteur à

l’interpréter pour reconnaître ce dernier, s’il existe. On pourra donc parler, concernant l’image,

de description, étant entendu que la description par l’image est un phénomène implicite, que seul

le regard du spectateur peut expliciter. Cela est également valable dans une moindre mesure

concernant la narration : l’image peut plus facilement isoler un fait, même si elle lui joint parfois

un contexte. En revanche, si l’image peut ne rien narrer, la narration par l’image s’accompagne

nécessairement de description, puisque le lecteur peut toujours en constituer une à partir de ce

que montre l’image. Prenons, dans notre corpus, le cas de Collot, particulièrement intéressant en

ceci qu’il ne présente que des images orientées par un élément de narration, tout en faisant

figurer de nombreux détails. Dans l’illustration représentant Panurge et la dame de Paris146,

malgré le cadre resserré, nous observons quelques détails que le texte ne mentionne pas, tels que

le livre posé sur le meuble derrière la dame, ou le bouquet de fleurs dans un vase sur un coin de

table derrière Panurge.

146 Rabelais, Gargantua et Pantagruel, T. II, Pantagruel, (Collot), éd. cit., illustration située entre la page 94 et la page 95.

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107

Figure 29 (Collot, Panurge et la dame de Paris, hors-texte)

Plus largement, c’est toute la pièce qui, de cadre abstrait, seulement défini par la

présence d’une fenêtre, devient une certaine pièce, singularisée par ses caractéristiques propres,

de même que les personnages, qui n’étaient dans le texte évoqués qu’à travers de minces

éléments de description, à travers leurs actes et/ou leurs paroles, par l’image acquièrent des traits,

Page 108: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

108

un corps, des vêtements, etc. Dans cette illustration, comme de manière générale chez Collot,

une attention particulière est prêtée aux vêtements, dont on ne peut manquer d’observer les

détails. De même, les traits du visage de Panurge attirent notre regard : son expression, au sourire

à la fois pervers et amusé, est particulièrement plaisante. Or, si l’on isole dans le texte ce à quoi

correspond cette illustration, on n’obtient que ceci : « Et la vouloit embrasser, mais elle fist

semblant de se mettre à la fenestre pour appeller les voisins à la force147 ». Plus exactement,

l’illustration ne représente qu’une partie de cette citation, puisque la dame, repoussant Panurge,

n’est pas encore en train de se tourner vers la fenêtre que l’on aperçoit derrière elle. En outre, la

manière de repousser Panurge n’est pas indiquée dans le texte, pas plus que la façon dont ce

dernier s’y prend pour essayer d’embrasser la dame. Signifiante en partie parce qu’elle apporte

toutes ces informations, l’illustration de Collot, face à l’absence d’éléments de description, crée

de toute pièces une image que le texte ne porte pas en lui. De fait, à part la mention de la

braguette de Panurge, qui n’est d’ailleurs pas représentée comme une longue poche comme dans

le texte, mais prend vraiment la forme du sexe masculin, rien n’est proprement visuel que

l’action que nous pouvons nous représenter dans une certaine mesure, et certaines expressions

placées dans la bouche de Panurge. L’image enrichit donc la lecture du texte en dépassant les

catégories de la description et de la narration, et en délivrant une visualisation complète de ce

qui, dans le texte, procurait des éléments de représentation épars et incomplets. Dans le cas de

l’illustration de Collot, nous restons dans un rapport de proximité avec le texte, mais l’artiste

peut choisir de s’appuyer sur cette possibilité de l’image pour asseoir des représentations que le

texte ne suscite en rien. C’est le cas dans l’édition de Derain, où nous observons un grand

nombre de décors que Rabelais évoque sans les décrire. Par exemple, nous est figurée la ville des

Amaurotes148, dont on ne sait absolument rien, sinon qu’elle dispose de murailles, sans doute

hautes, ainsi que d’une grand-place149. Or, dans l’illustration de Derain, cette ville prend l’aspect

147 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Pantagruel, éd. cit., chap. XXI : « Comment Panurge feut amoureux d’une haulte dame de Paris », p. 291-295, citation p. 293.

148 Rabelais, Pantagruel, (Derain), chap. XXXI : « Comment Pantagruel entra en la ville des Amaurotes, et comment Panurge maria le roy Anarche et le feist cryeur de saulce vert », p. 173-175, illustration p. 172, en face du titre du chapitre.

149 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Pantagruel, éd. cit., chap. XXVIII : « Comment Pantagruel eut victoire bien estrangement des Dipsodes, et des Geans », p. 311-315, p. 314 : « Ce faict Pantagruel dist à Carpalim : « Allez en la ville gravant comme un rat contre la muraille, comme bien sçavez faire […] » pour la mention de la grand-place, voir chap. XXIX : « Comment Pantagruel deffit les troys cens Geans armez de pierre de taille. Et Loupgarou leur capitaine, p. 316-320, p. 320 : « Finablement [Pantagruel] voyant que

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d’une ville du sud, par ses tons de jaune et d’orangé, ses collines et sa végétation qui ne sont pas

sans rappeler les nombreux paysages du midi peints par Derain jusque dans les années 1930150.

tous estoient mors getta le corps de Loupgarou tant qu’il peut contre la ville, et tomba comme une grenoille, sus ventre en la place mage de ladicte ville […]. »

150 Celui que nous faisons figurer à titre d’exemple est le suivant : Paysage du Midi, huile sur toile, 0,65x0,54, Paris, Musée de l’Orangerie, 1932-1933.

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Figure 30 (Derain, ville des Amaurotes, p. 172)

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Figure 31 (Derain, Paysage du Midi)

Le lecteur est ainsi amené à singulariser un paysage qui n’avait jusque là justement

aucune particularité, et là réside l’une des forces de l’illustration : elle parvient à imposer au

texte une perception propre à l’illustrateur. De fait, dans l’édition illustrée par Derain, de

nombreux paysages agrémentent la lecture et situent le texte dans un cadre neuf et inédit. Dans la

bande dessinée, la situation est sensiblement la même, à ceci près que l’image, parce qu’elle

assure en partie la narration, vise parfois à plus de clarté et pratique une certaine épure, qui met

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112

en valeur l’élément narratif. Cependant, dans son fonctionnement, elle opère de même, mettant

au jour une image que la seule lecture du texte ne permet pas d’obtenir.

4. Lorsque le texte fait image

Nous avons vu comment l’image s’accommodait de l’absence d’éléments de

description, et créait une image complète là où le texte morcelait la représentation mentale. Nous

pouvons à l’inverse nous intéresser aux cas où le texte cherche à susciter la représentation

mentale. De même que l’image peut narrer des événements ou expliquer des faits, contrairement

au présupposé selon lequel seul le texte a pour vocation de raconter ce qui se déroule dans le

temps, ce dernier peut parfois chercher à faire surgir une image devant les yeux du lecteur, par

l’hypotypose par exemple, ou tout simplement en donnant des éléments de description précis. On

peut penser que la pratique des artistes privilégie les passages où le texte a un caractère visuel151,

ce qui est quelque peu réducteur, puisque que, comme nous l’avons vu, l’absence d’éléments

permettant la représentation mentale octroie à l’artiste la liberté de représenter la scène telle qu’il

l’imagine. Cependant, on peut s’intéresser à la communication qui se met en place entre un texte

qui vise l’image et l’image qui reconfigure ce texte. Or, si la langue de Rabelais est

particulièrement imagée, les situations et les personnages qu’il figure donnent au lecteur une

image extrêmement vague, si tant est qu’une image soit véritablement communiquée au

lecteur152. Il en résulte une communication ténue entre ce que le texte donne à la représentation

151 Au sujet de l’existence d’un caractère « visuel » du texte, ainsi que de la terminologie de la critique littéraire qui attribue implicitement ou explicitement des qualités visuelles au texte, Bertrand Gervais, dans La Transécriture, pour une théorie de l’adaptation, André Gaudreault et Thierry Groensteen (dir.), éd.cit., p. 118-119, émet l’opinion suivante, extrêmement intéressante, mais qui doit selon nous être nuancée : « Le lecteur, en littérature, ne devient jamais spectateur et c’est sur cet écart d’ailleurs que le roman se construit. […] On a pris coutume, pourtant, en théorie et en critique littéraires, d’adopter un vocabulaire de la vision. On discute ainsi d’illusion référentielle et de dissolution du texte, de perception des univers du discours, de perspective, de point de vue, de focalisation, interne, externe, à degré zéro. On parle de monstration, d’ocularisation, d’une énonciation narrative qui agit comme « un dire qui fait voir ». Les fictions sont censées créer un état de rêve chez leur lecteur, état susceptible de faire voir en imagination les choses représentées. Mais ces références à la vision ne sont jamais vraiment que des métaphores pour comprendre comment on rétablit une cohérence à ces constructions complexes que sont les narrations. Le lecteur ne voit rien, du moins au-delà des mots. Il lit des phrases, progresse à travers des paragraphes, et il comprend des concepts, des actions ou des procès, il se les imagine, mais il ne voit pas ce qui est raconté. Les verbes de vision, abondamment utilisés dans les récits, viennent orienter sa compréhension, la reconstruction des scènes et situations qui se développent, mais ils ne prennent pas la place d’une vision. L’un n’est pas le double de l’autre. Le lecteur sait, tout simplement, sans voir. » De fait, imaginer ne revient pas à voir comme nous pouvons le faire quotidiennement, mais il demeure que, selon nous, l’acte de représentation mentale qu’implique le texte dans le processus de lecture relève bel et bien d’une forme de vision. A ce titre, nous nous permettons de dire que le texte peut « faire image ».

152 Sur la différence entre image mentale et image matérielle, voir Iser, L’acte de lecture, théorie de l’effet esthétique, éd. cit., p. 249 : « [Face à l’adaptation filmique d’un roman], la réaction immédiate est

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mentale et ce que l’image délivre au lecteur. Néanmoins, nous pouvons isoler quelques passages

dans lesquels les artistes s’appuient, ou au contraire refusent de s’appuyer sur les éléments du

texte qui invitent à une représentation mentale. Parmi ces passages, nous pouvons sélectionner le

chapitre consacré à la description de l’habillement de Gargantua153, qui définit les couleurs de sa

livrée comme étant le blanc et le bleu, indications qui amènent le lecteur à se figurer le géant

vêtu de ces deux couleurs, sinon à se représenter précisément les vêtements longuement décrits

dans ce chapitre. De fait, la longueur et l’excessive précision de cette description, par laquelle

Rabelais ennuie le lecteur à dessein semble-t-il, ne nous amène pas à nous représenter l’ensemble

de la tenue, sans doute également parce que nous ne sommes pas familiers des termes de

l’habillement du XVIe siècle. Cependant, les couleurs blanc et bleu, qui constituent par la suite le

prétexte d’une raillerie portant sur la signification des couleurs, sont assez souvent évoquées

pour que nous nous figurions Gargantua ainsi vêtu, de même que quelques éléments, qui

ressortent dans la description, tels que la braguette ou la chaîne d’or, sont assez facilement

représentables. Dès lors, nous pourrions nous attendre à ce que les artistes aient choisi de figurer

la tenue du géant de manière à se conformer à la description, sans pour autant nécessairement

viser l’exactitude. Or, des trois artistes qui illustrent ce chapitre, un seul, Samivel, a vêtu

Gargantua de blanc et de bleu. Chez Dubout, figure à la fin de ce chapitre un personnage qui

n’est pas Gargantua et est vêtu de jaune et de bleu, tandis que Gargantua n’est jamais représenté

vêtu de la sorte. Chez Samivel, Gargantua n’est pas systématiquement représenté vêtu de blanc

et de bleu, mais nous pouvons observer plusieurs illustrations pour lesquelles c’est le cas.

Cependant, l’illustration ne vise pas l’exactitude : le bonnet du géant est bleu et non blanc,

généralement de dire que l’on s’était représenté le personnage différemment ; elle permet ainsi de relever les caractères particuliers de l’image mentale. La différence entre les deux types d’images consiste d’abord en ceci, que le film procure une perception directe, à laquelle préexiste l’objet. Par rapport aux images mentales, les objets ont un degré supérieur de détermination. Or, c’est précisément cette détermination que l’on reçoit comme une déception, voire même comme un appauvrissement ». De cette observation, nous pouvons déduire que le texte de Rabelais ne peut amener dans l’imagination du lecteur qu’une représentation mentale très faiblement déterminée, d’où un degré d’invention très important de la part des artistes qui le mettent en images. Quant à la « déception » ou à l’ « appauvrissement » produit par la matérialisation de l’image mentale, il nous semble qu’il est erroné de déplacer le problème vers la représentation et l’image : l’appauvrissement est une question de perte de sens avant tout. On peut certes être déçu de la mise en images d’un personnage, ou de son incarnation au cinéma, mais l’appauvrissement implique qu’il y ait une perte, et non un surcroît de détermination. Dans les cas où ce surcroît de détermination va à l’encontre du sens du texte de manière peu pertinente, il semble néanmoins que l’on puisse parler d’appauvrissement dans le sens où les effets de sens du texte ne sont pas préservés, et sont remplacés par des éléments moins signifiants.

153 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit., chap. VIII : « Comment on vestit Gargantua », p. 24-27.

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Gargantua ne porte pas de chaîne d’or, etc. Peu nécessaire aux yeux de Samivel et encore plus à

ceux de Dubout, la précision de la représentation par rapport aux descriptions de Rabelais

s’efface derrière le travail de l’imagination de l’artiste. Concernant ce chapitre, on peut voir dans

cette prise de liberté l’affirmation consciente de l’inutilité du développement de cette description,

dont le contenu n’a guère d’intérêt en ce qui concerne la seule évocation de l’habillement du

géant. Chez Battaglia, un phénomène plus intéressant se produit : on observe en effet une

recherche plus poussée concernant la forme des habits du géant : celui-ci porte bien un pourpoint

et des chausses, surmontées d’un haut-de-chausse volumineux154. Cependant, cette

représentation ne vise pas non plus l’exactitude : le personnage ne porte ni saie ni chaîne en or,

ni longue braguette, et son chapeau est trop haut pour correspondre à la description. Quoi qu’il

en soit, une attention particulière semble avoir été apportée à ce vêtement que Gargantua porte

tout au long du récit, contrairement aux changements de tenue qui surviennent au fil des pages

dans les éditions illustrées. Ce qu’il est intéressant de noter est que l’habit est entièrement bleu à

l’exception du col, mais qu’il ne s’agit pas là à notre avis d’une méprise de la coloriste, Laura

Battaglia : de fait, dans cette bande dessinée qui laisse de grands espaces blancs figurer sur la

page, représenter Gargantua dans un pourpoint blanc serait bien moins lisible, du fait du manque

de contraste, que de le représenter en bleu, et il semble que ce soit une des raisons pour

lesquelles il n’est pas représenté tel que le texte le figure. Plus encore, dans l’édition française, le

récitatif qui figure au haut de la page 18 fait mention du « satin blanc » acquis pour la confection

du pourpoint. Or, on le voit bien, dans cette même page, Gargantua en chemise blanche est placé

sur un fond noir, et l’on peut voir dans cette représentation un argument en faveur de notre

hypothèse. Ainsi, même si le texte semble dans ce passage programmer une illustration précise,

nos artistes se sont considérablement affranchis de la précision de la description, et ont mis leur

représentation au service de l’image avant de la mettre au service du texte. De fait, il apparaît

que lorsque nos six artistes représentent un personnage ou une situation, peu importe que le texte

soit lui-même un support de la représentation mentale, puisque quoi qu’il en soit, l’artiste a sa

vision personnelle, et l’image ses exigences. Plus encore, il semble que les chapitres fortement

154 Notons que nous ne voyons pas dans ce costume une volonté de reconstitution historique précise de la tenue à laquelle se réfère Rabelais lorsqu’il décrit l’habillement de Gargantua. De fait, le haut-de-chausse que porte Gargantua chez Battaglia ne correspond pas à ce que l’on portait à l’époque où Rabelais écrit Gargantua, mais bien plutôt à ce qu’on portait dans les années 1565-1570. De même, aucun des costumes figurés par nos illustrateurs ne doit être perçu comme une reconstitution des costumes du temps de Rabelais. Illustrant les œuvres de ce dernier au XXe siècle, il leur suffit de représenter un habit qui connote les siècles passés pour donner l’illusion qu’ils s’inspirent véritablement des costumes du temps de Rabelais.

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descriptifs tels que celui que nous avons évoqué, celui qui décrit l’architecture de Thélème, ou

encore celui qui décrit l’habillement des Thélémites, sont globalement peu illustrés, pour deux

raisons. La première en est que la description que donne Rabelais dans ces trois chapitres est

volontairement trop détaillée, au point que la vue d’ensemble disparaisse. La seconde raison

pourrait être que les artistes se refusent à subordonner leur représentation à la représentation qui

émane du texte, et que les lecteurs peuvent se forger eux-mêmes de manière relativement plus

précise que le reste du texte.

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116

B. L’épaisseur du texte rabelaisien : un obstacle pour l’illustrateur ?

Nous savons du texte rabelaisien qu’il est extrêmement polysémique, faisant figurer

plusieurs niveaux de sens qui souvent se contredisent ou s’annulent. Au fil des exemples, nous

avons pu voir en quoi la mise en image pouvait mettre au jour des interprétations fines,

intéressantes et complexes, mais nous ne nous sommes pas posé la question de savoir ce que

l’image pouvait transmettre de la polysémie du texte. Certes, le lecteur peut émettre plusieurs

hypothèses face aux images que nous présentent nos six artistes, mais peut-on dire pour autant

que ces images visent à formuler plusieurs niveaux de sens ? De plus, si tant est qu’elles

présentent une volontaire polysémie, quel serait le rapport de ces images avec le texte de

Rabelais ? L’image peut-elle retranscrire l’intégralité du passage de texte sur lequel elle

s’appuie ? De fait, nous avons affirmé qu’il n’existait rien d’absolument irreprésentable par

l’image, et sans remettre en cause cette affirmation, nous nous trouvons là devant une difficulté.

1. Ce que l’image peut dévoiler

Voir n’est pas reconnaître, et la lecture d’une image est un processus plus complexe

que ce que l’on peut penser, comme le souligne Anne-Marie Christin : « regarder ne consiste pas

à identifier des objets ou à tuer l’autre, mais à comprendre des vides, c’est à dire à inventer155 ».

Ce que l’image dévoile, elle le dévoile donc à condition que le lecteur veuille bien coopérer et

fournir une lecture créative. Si tel est également le cas concernant la lecture du texte, et

particulièrement la lecture du texte de Rabelais, on note cependant que le degré d’interprétation

requis par l’image est bien supérieur à celui qu’exige le texte, du simple fait que le spectateur

face à l’image doit d’abord mettre des mots sur ce qu’il voit pour pouvoir amorcer le processus

interprétatif. Cette nécessaire conversion des images à la langue manifeste bien la difficulté

qu’on éprouve à déceler de façon certaine l’articulation d’une image, et l’on peut penser que le

problème n’est pas tant celui de l’image qui peinerait à dévoiler les enjeux du texte que celui de

la réception qui fait obstacle, dans une certaine mesure. De fait, lorsque nous sommes face à une

image figurative, que nous tentons de déchiffrer, un écran s’interpose, celui de la référentialité

des formes que nous voyons. De fait, nous nuancerons le point de vue d’Anne-Marie Christin en

disant que même si la lecture d’une image ne doit pas être, en principe, une simple

reconnaissance d’objets, c’est d’instinct ce que nous faisons lorsque nous sommes face à une

155 Dans Etudes réunies par Maria Teresa Caracciolo et Ségolène Le Men, L’illustration, Essais d’iconographie, éd. cit., p. 37.

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image et c’est ce que nous considérons le plus souvent comme la seule manière de lire, au sens

fort du terme, une image : une image ne serait lue que lorsqu’on aurait identifié chacun de ses

objets. Par exemple, lorsque nous nous trouvons face à l’illustration de Collot qui figure

Pantagruel lançant le corps de Loupgarou, nous parcourons l’image en identifiant

successivement, dans cet ordre ou dans un autre, Pantagruel, le corps de Loupgarou, la ville des

Amaurottes, Panurge, la tête de Loupgarou, les ennemis blessés, des ennemis qui s’enfuient, des

compagnons de Pantagruel qui observent la scène.

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Figure 32 (Collot, Pantagruel lançant Loupgarou, hors-texte)

Après avoir effectué ce nécessaire travail de reconnaissance, nous sommes

persuadés de comprendre l’image, parce que nous l’avons décomposée en ses différents

éléments, et que, dès lors, nous en percevons la structure. Or, l’image ne se résume pas à sa

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composition, de même que lire un texte ne consiste pas à comprendre chaque mot en se référant

à sa définition dans le dictionnaire. Parce que l’image n’est pas un langage et que son articulation

n’est donc pas codifiée, nous nous trouvons souvent dans l’incapacité d’en inférer la

signification. Or, dans le cas de l’illustration de Collot comme de toute image, il semble bien que

la signification de l’image excède la simple reconnaissance de chacune de ses parties : de fait on

note que plusieurs éléments de l’illustration tendent à montrer que cette scène est perçue comme

un divertissement pour ses spectateurs. On a d’une part bien évidemment la figuration de

Panurge, qui, confortablement installé sur la tête de Loupgarou, profite du spectacle, de même

que les deux personnages à l’arrière-plan. Plus encore, un rayon de lumière, comme un

projecteur, éclaire la ville en direction de laquelle est projeté le corps de Loupgarou. Cette image

n’est donc pas la simple figuration de l’aspect le plus apparent du texte qu’est l’ensemble de faits

qui composent l’intrigue, et plus précisément l’action qui clôture le chapitre, elle révèle

également une des thématiques importantes du texte, qui se déploie quant à elle essentiellement

au début du chapitre156. De fait, dans le texte, le fait que cette scène est un spectacle est de prime

abord évident, Loupgarou déclarant ceci à ses compagnons :

« Paillars de plat pays, par Mahom si aulcun de vous entreprent combatre contre

[les Pantagruélistes], je vous feray mourir cruellement. Je veulx que me laissiez

combatre seul : ce pendent vous aurez vostre passetemps à non regarder. » (Pléiade,

p. 316)

Si Loupgarou présente le combat qui va suivre comme un divertissement, la suite du

chapitre, outre la figuration d’un banquet réunissant les deux camps, atténue l’aspect de spectacle

que prend le combat. En effet, à la fin du chapitre, contrairement à ce que figure Collot, les

protagonistes des deux camps se sont levés pour se battre, et n’assistent donc plus au combat en

tant que spectateurs :

Panurge ensemble Carpalim et Eusthenes ce pendent esgorgetoyent ceulx qui

estoyent portez par terre.

Faictez vostre compte qu’il n’en eschappa un seul, et à veoir Pantagruel sembloit

un fauscheur, qui de sa faulx (c’estoit Loupgarou) abbatoit l’herbe d’un pré (c’estoyent

les Geans).

156 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Pantagruel, éd. cit., chap. XXIX : « Comment Pantagruel deffit les troys cens Geans armez de pierre de taille. Et Loupgarou leur capitaine », p. 316-320

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Mais à ceste escrime Loupgarou perdit la teste, ce feut quand Pantagruel en

abatit un, qui avoit nom Riflandouille, qui estoit armé à hault appareil, c’estoit de pierre

de gryson, dont un esclat couppa la gorge tout oultre à Epistemon […]

Finablement voyant que tous estoient mors getta le corps de Loupgarou tant qu’il

peut contre la ville […]. (Pléiade, p. 320)

Comme on le voit dans ce passage, le lecteur, auquel s’adresse directement le

narrateur, est devenu le principal spectateur de cet « horrible tumulte » (Pléiade, p. 320), et

même si l’on perçoit encore l’aspect de divertissement du combat, les protagonistes des deux

camps ne jouissent plus du spectacle. Collot recompose donc la scène de telle manière que cette

dimension apparaisse néanmoins, en plaçant notamment Panurge sur la tête de Loupgarou, ce qui

n’apparaît pas dans le texte. L’image, et c’est valable pour l’ensemble de nos œuvres157,

lorsqu’elle représente un épisode, procède donc le plus souvent en manifestant les éléments de

l’intrigue permettant de se référer avec précision au passage du texte concerné, mais également

en relisant le texte qui entoure ce passage pour mettre en lien l’épisode avec une lecture plus

globale du passage. C’est ainsi que la mise en image peut, sans transposer le texte de manière

systématique, dévoiler ce qu’il signifie d’important.

Bien évidemment, on peut éprouver, à juste titre, l’impression d’un appauvrissement

du sens dans le passage du texte à l’image. Dans l’illustration de Collot que nous avons

commenté, nombre d’éléments peuvent sembler faire défaut, comme par exemple la figuration

d’Epistémon, ou encore la dimension comique de la chute de Loupgarou, qui tombe « comme

une grenoille » et « en tombant du coup tua un chat bruslé, une chatte mouillée, une canne

petiere, et un oyson bridé » (Pléiade, p. 320). De fait, il apparaît que l’espace de la page,

restreint, ne permet pas de manifester chacun des effets de sens du texte, et c’est là que se situe

peut-être la faiblesse de certaines mises en images, qui privilégient la représentation exacte d’un

passage extrêmement court, restreignant la signification de l’image à son rapport avec ce

passage. Le problème de la mise en image est donc en fait un problème de densité, pour ainsi

dire, puisqu’alors que, dans le texte, chaque mot possède une signification déjà mise en lien avec

l’ensemble de la phrase du fait de sa fonction grammaticale, l’image prend sens à partir d’une

synthèse qu’effectue le spectateur à partir d’un ensemble d’éléments, la nature des liens de ces

derniers n’étant pas définie. Il en résulte que l’image, bien qu’apte à exprimer des significations 157 A l’exception bien évidemment de celle de Derain qui, comme on l’a vu, ne représente pas d’épisodes de l’intrigue.

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complexes, ne peut constituer un réseau de significations aussi dense que le texte dans un espace

similaire à celui que ce dernier occupe. Partant, il s’avère plus pertinent de considérer ce que

l’image dévoile non pas en considérant chaque image individuellement, mais en observant ce

que l’illustrateur a voulu manifester sur la durée, à travers une série d’images. Le cas de la bande

dessinée, de ce point de vue, est extrêmement révélateur, et peut également éclairer le

fonctionnement de l’édition illustrée. Ainsi, dans une planche de Battaglia, le sens se construit,

comme dans toute bande dessinée, dans la succession des images. On peut en cela observer une

planche telle que celle de la page 33, qui correspond à un passage du chapitre XXVI de

Gargantua158, dans lequel Picrochole convoque son armée.

158 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit., chap XXVI : « Comment les habitans de Lerné par le commandement de Picrochole leur roy assaillirent au despoureu les bergiers de Gargantua », p. 75-77

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Figure 33 (Battaglia, la mobilisation des troupes de Picrochole, p. 33)

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De fait, la succession de trois cases étroites manifeste le caractère hâtif de la décision

de Picrochole « lequel incontinent entra en courroux furieux, et sans plus oultre se interroguer

quoy ne comment, feist crier par son pays ban et arriere ban » (Pléiade, p. 75-76). Le teint

verdâtre du personnage peut faire référence à la théorie des humeurs que sous-tend le nom de

Picrochole, qui signifie, « qui a une bile amère », car le déséquilibre des humeurs, et ici l’excès

de bile jaune, qui correspond au tempérament colérique, entraîne un dérèglement du corps tout

entier et de sa santé159. Dans la bulle attribuée au crieur, on peut voir la mise en scène de la

teneur parodique du passage, dans lequel Picrochole se comporte en seigneur de roman

médiéval, de même que la figuration des soldats en rang d’oignon traduit le comique propre au

dénombrement des différents corps de l’armée. Plusieurs images peuvent donc travailler plus en

profondeur la matière du texte rabelaisien, et rendre compte, certes non nécessairement de

manière exhaustive, des allusions nombreuses qui émaillent le texte. Dans le cas de l’édition

illustrée, il est rare que l’on se trouve en présence d’une ou plusieurs illustrations assez

développées pour présenter comme dans le cas de la planche de Battaglia une vision aussi riche

du texte original. Cependant, ceci ne doit pas occulter le fait que les illustrations se déploient sur

toute la longueur du texte, et, partant, ce qu’elles apportent à ce dernier se joue également sur la

durée, si bien que les significations révélées par l’illustration s’appuient et deviennent ainsi de

plus en plus lisibles au fil des pages. Des fils conducteurs et des thématiques se dégagent ainsi

peu à peu, mettant en lumière le texte. Si l’image ne peut épuiser les significations du texte et

ainsi en proposer un aperçu tout aussi riche que l’original, c’est donc uniquement parce qu’elle

ne peut exprimer sur l’espace de la page les réflexions articulées que le texte déploie en quelques

lignes.

2. Travail de la complémentarité

Il est particulièrement difficile de tenter de définir de manière précise et arrêtée, en

des termes généraux, le rapport entre texte et image. De fait, tout bien considéré, de nombreuses

distinctions semblent spécieuses compte tenu de la pluralité des approches propres à chaque

medium. Le terme de complémentarité semble cependant particulièrement pertinent pour décrire

159 La note de Mireille Huchon dans l’édition Pléiade des Œuvres complètes (note n°7 p. 1131-1132) fait figurer une citation de l’ « Introduction à la chirurgie » d’Ambroise Paré dans laquelle il est mentionné que les colériques sont sujets « aux fiebvres tierces, et aux ardantes, et resveries, et alienations d’entendement, aux jaunisses, aux herpes, herysipeles, et autres pustules choleriques, et ont souvent amertumes de bouche, et sont subjectz aux flux de ventre, appelez diarrhees et dysenteries ».

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ce type d’œuvres. En effet, comme nous l’avons vu, texte et image possèdent chacun leurs

moyens propres, et ainsi ne s’expriment pas de même. On peut alors penser, à juste titre

semble-t-il, que l’image et le texte réunis sur un même support se complètent, c’est-à-dire que

l’image vient apporter au texte ce qui lui manque. De fait, comme l’indique l’étymologie latine

du terme, la complémentarité renvoie, par le biais du verbe compléter, à l’idée d’achever, voire

même de parfaire quelque chose, ainsi qu’à l’idée de rendre complet, c’est-à-dire de combler un

manque. Nous pouvons à partir de ces quelques considérations nous interroger sur le sens que

nous prêterons au terme de complémentarité en ce qui concerne notre corpus. De fait, non

seulement nous avons affaire à deux types d’ouvrages différents : bande dessinée et édition

illustrée, mais nous notons également que les éditions illustrées que nous considérons ne

présentent pas le même rapport à la complémentarité du texte et de l’image. Ainsi, dans le cas de

la bande dessinée, la complémentarité, plus poussée que dans le cas des éditions illustrées, tend à

réunir le texte et l’image sous la forme d’une interdépendance, qui, dans le cas de Battaglia n’est

pas complète. En effet, nous avons vu que le texte conserve dans cette bande dessinée un rôle

très important, et que les modifications qui lui sont apportées demeurent somme toute assez

restreintes. Si certaines planches s’approchent ainsi de l’économie de l’édition illustrée, dans

laquelle la complémentarité prend plutôt la forme d’une mise en parallèle des deux media,

d’autres cependant témoignent de l’interdépendance du texte et de l’image, ou de la dépendance

de l’un(e) par rapport à l’autre. Les pages 46 à 49, qui correspondent aux chapitres XXXVI160 et

XXXVII 161 de Gargantua illustrent bien la variété des rapports de complémentarité qui peut

exister dans cette bande dessinée.

160 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit., chap XXXVI : « Comment Gargantua demollit le chasteau du Gué de Vede, et comment ilz passerent le Gué », p. 100-102.

161 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit., chap XXXVII : « Comment Gargantua soy peignant faisoit tomber de ses cheveulx les boullets d’artillerye », p. 102-104.

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Figure 34 (Battaglia, p. 46)

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Figure 35 (Battaglia, p. 47)

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Figure 36 (Battaglia, p. 48)

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Figure 37 (Battaglia, p. 49)

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Ainsi, à la page 46, de manière assez classique, texte et image se partagent la

narration et s’appuient mutuellement : nous sommes face à un cas d’interdépendance légère,

c’est-à-dire que l’on n’a pas systématiquement besoin de lire et le texte et l’image pour

comprendre ce qui se passe, mais si l’on se passe de l’un ou de l’autre, certaines informations

nous échappent. Par exemple, en ne lisant que les images, on comprend que Gargantua se rend

au château des ennemis, mais l’on ne peut savoir qu’il leur lance un avertissement ou qu’il prend

le boulet de canon pour un grain de raisin. En revanche, si on lit le texte seul, on ne perd que des

informations de moindre importance, telles que le fait que Gargantua rejoigne Eudémon dans la

forêt, qu’il soit monté sur sa jument géante, ou que le premier boulet d’artillerie le touche à la

tête. Dans cette planche, il semble donc que l’image soit plus dépendante du texte que le texte de

l’image : le lecteur qui se passerait de l’image serait plus à même de comprendre la situation que

celui qui se passerait du texte. La relation de complémentarité qui se joue ici n’est donc pas une

relation à termes égaux. A la page suivante, la situation s’inverse quelque peu : si les bulles sont

nécessaires pour comprendre ce qui se passe dans les deux premières cases, l’image l’est

également, notamment dans la deuxième case, où le texte est trop évasif pour être compris en

l’absence de l’image. La relation d’interdépendance est ici pleine et entière. Dans la seconde

moitié de la planche, en revanche, le texte s’efface et laisse à l’image le soin d’assurer la

narration, sans doute parce que l’objet de la représentation se prête mieux à être figuré par

l’image. A l’inverse, dans la double page qui suit, l’image ne fait guère qu’accompagner le texte,

sauf en ce qui concerne la vignette représentant Gargantua se peignant. A la page 49, du fait de

l’encart de texte, le rapport entre texte et image est similaire à celui que l’on peut rencontrer dans

l’édition illustrée : texte et image dialoguent mais ne nécessitent pas une lecture conjointe. Dans

ce cas, la complémentarité ne se manifeste pas par une forme d’interdépendance. Il est

intéressant de noter que l’image qui figure en dessous de l’encart de texte est réutilisée à la page

65, où elle s’insère cette fois-ci dans une vignette : on peut supposer que la page 49 est en réalité

une planche recomposée, et que l’image a été insérée pour ne pas laisser de blanc, ce qui justifie

pleinement son statut d’illustration, qui accompagne le texte sans lui être nécessaire. De manière

générale, dans la bande dessinée, lorsque la planche ne prend pas l’aspect d’une page de livre

illustré, la complémentarité du texte et de l’image ne doit pas être vue comme le fait de l’image

qui viendrait remplir les blancs du texte, mais comme la réunion de deux ensembles destinés à

former un seul objet.

Page 130: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

130

En effet, et c’est également le cas dans les deux éditions illustrées qui remanient le

texte, lorsque les deux composants du livre que sont le texte et l’image sont conçus

conjointement, la cohésion de l’ensemble est généralement plus forte. Dans le cas de l’édition

illustrée par Debeurme, effectivement, on observe que l’ouvrage possède un certain équilibre,

naissant de l’alternance entre illustration et texte, dont le rythme est assez régulier. Ainsi

observe-t-on la présence récurrente, quasi systématique, d’illustrations pleine page placées avant

l’annonce des chapitres. C’est également le cas chez Derain, qui fait généralement figurer le

portrait d’un personnage en face de la page où figure le titre du chapitre. Cependant, si l’édition

de Derain souligne la complémentarité par cette mise en page homogène, il ne s’agit pas, comme

pour l’édition illustrée par Debeurme, d’une forme de complémentarité dans laquelle l’image

s’adapte au texte presque autant que le texte est adapté en vue de l’image. De fait, l’adaptation

du texte pour l’édition illustrée par Debeurme semble être réalisée en vue d’une mise en image,

contrairement à celle de l’édition illustrée par Samivel, qui répond plutôt à une exigence de

clarification du texte. Ainsi, dans l’ouvrage de Debeurme, l’illustration occupe presque autant de

place que le texte, et ce dernier semble être en partie voué à expliquer l’illustration, cette

dernière résumant les passages essentiels de l’intrigue telle qu’elle est condensée par

l’adaptation. Dans l’édition illustrée par Samivel, au contraire, la complémentarité à l’œuvre est

bien plus celle d’un apport de l’image venant combler les manques du texte que le fruit d’une

élaboration conjointe. C’est également le cas pour l’ouvrage de Derain, et pour celui de Dubout,

qui cependant parfois fuit la complémentarité pour prendre son indépendance à l’égard du texte :

c’est ce qui se produit lorsque Dubout place, comme nous l’avons observé, des illustrations qui

n’entretiennent qu’un très vague rapport avec le texte et qui détournent le lecteur de la lecture de

ce dernier. Chez Collot enfin, il semble qu’on ne puisse pas véritablement parler de

complémentarité, non seulement du fait de la rareté des illustrations, mais également en ceci que

Collot vise autant à combler certains manques du texte qu’à en profiter pour loger ses images

personnelles. Cela est dans une certaine mesure valable pour Dubout : on observe en effet que,

dans Gargantua, Dubout frustre le lecteur de la présence d’illustrations représentant un portrait

du héros éponyme. Nous pouvons de fait observer une image représentant Gargantua bébé162,

162 Rabelais et Dubout, Gargantua et Pantagruel, T. 1, Gargantua, éd. cit., chap. VI : « Comment Gargantua nasquit en façon bien estrange », p. 23-25, illustration p. 25.

Page 131: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

131

une image qui figure son ombre réfléchie sur Notre Dame163, une illustration représentant un

personnage buvant164, une autre montrant un personnage riant165, et enfin une dernière

représentant un personnage mordant dans une pièce de viande166, mais l’on ne peut être sûr qu’il

s’agisse bien de Gargantua, et ensuite une foule d’illustrations qui nous figurent des parties de

son corps. Telle est la manière dont Dubout représente Gargantua, loin de nous fournir une

image venant compenser la description qui nous fait défaut. Le travail de la complémentarité

semble en effet se loger essentiellement dans la figuration de ce qui ne se déduit pas de la

lecture : les éléments que le texte n’amène pas à se représenter mentalement sont ainsi

privilégiés. L’édition illustrée par Derain est sans doute le parangon de cette complémentarité

qui se fonde sur les qualités propres à chaque medium. A l’inverse, celle de Dubout manifeste un

rapport qui bouscule quelque peu l’idée de complémentarité, sans pour autant la remettre en

cause : le rapport de concurrence, qui se traduit chez Dubout par une grande liberté par rapport

au texte. Si chaque illustrateur travaille à compléter l’œuvre source, ce n’est donc pas

nécessairement en cherchant avant tout à combler ses manques, même si, dans une certaine

mesure, toute mise en image d’un texte lui est complémentaire dans le sens où se crée une image

tangible qui vient se loger à la place d’une représentation mentale indéfinie et implicite.

163 Ibid., chap. XVI : « Comment Gargantua fut envoyé à Paris, et de l’enorme jument qui le porta, et comment elle desfit les mousches bovines de la Beauce », p. 46-48, illustration p. 48.

164 Ibid, chap. XXIV : « Comment Gargantua employoit le temps, quand l’air estoit pluvieux », p. 73-76, illustration p. 74.

165 Ibid., chap.XL : « Pourquoy les moines sont refuis du monde, et pourquoy les uns ont le nez plus grand que les autres », p. 115-118, illustration p. 117.

166 Ibid., chap. XLI : « Comment le moine fit dormir Gargantua, et de ses heures et breviaire », p. 118-121, illustration p. 120.

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C. Hétérogénéité du texte et de l’image : comment l’illustration peut-elle s’intégrer au texte, faire corps avec lui ?

Comme nous l’avons vu, l’introduction de l’image dans le texte bouleverse la lecture

en présentant une certaine hétérogénéité. De fait, même dans la bande dessinée, qui tend à faire

converger texte et image et susciter une lecture harmonieuse de l’ensemble, on rencontre, non

seulement du fait de l’édition française qui réintroduit de longs passages de texte, mais

également du fait des choix de Battaglia, de longs passages de texte qui amènent le lecteur à s’y

arrêter, perturbant ainsi le rythme de la lecture. Ainsi, c’est d’abord en quelque sorte comme un

corps étranger que l’image s’immisce dans le texte, même si elle aspire le plus souvent à

constituer un objet dont l’équilibre repose sur la création d’une nouvelle unité entre texte et

image. Cette unité est cependant variable selon les pratiques des dessinateurs, comme nous

pourrons le voir.

1. Types d’illustrations et intégration de l’image au texte

Selon que l’illustration est isolée du texte ou mêlée à lui, on observe différents degrés

de cohésion des deux modes d’expression. De fait, si la pratique de l’illustration dite

ornementale a un effet de sens moindre que celle qui met en avant son interprétation du texte,

elle crée une atmosphère, elle unifie l’esthétique de cet objet composite qui mêle texte et image.

Au contraire, lorsque les illustrations sont rares et séparées du texte, on a de la peine à voir

l’unité de l’œuvre. Il est saisissant d’observer que l’œuvre qui contient le moins d’illustrations

est peut être celle dont l’illustrateur, Collot, s’est le plus écarté de l’univers rabelaisien pour

proposer une vision qui lui est parallèle, et n’entre que modérément en contact avec l’œuvre. Une

œuvre comme celle de Derain peut également déconcerter par la distance qu’elle entretient à

l’égard du texte de Rabelais, mais l’illustration parvient tout à fait à s’intégrer au texte,

notamment du fait qu’elle travaille l’esthétique de la page non seulement par une mise en page

régulière, mais également par la présence de lettrines à chaque début de chapitre, ainsi que de

culs-de-lampe stylisés à la fin de chaque chapitre. Par la lettrine en effet, Derain s’approprie le

texte en introduisant l’image en son sein et en créant ainsi un point de réunion des deux media.

C’est en cela que Derain confère aux pages du livre leur esthétique propre, et l’ouvrage trouve en

grande partie son unité dans cette harmonieuse conjonction. Si l’on ouvre une page au hasard, on

peut aisément se rendre compte du fait que l’image pénètre le texte : nombreuses sont les

Page 133: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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illustrations qui viennent littéralement s’insérer au cœur du texte, comme c’est le cas à la page

100, au chapitre XVII, dans lequel Panurge et Pantagruel partent gagner les pardons167.

167 Rabelais, Pantagruel, (Derain), chap. XVII : « Comment Panurge guaignoyt les pardons et maryoit les vieilles, et des procès qu’il eut à Paris », p. 99-103.

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Figure 38 (Derain, la mule et la modification de la mise en page, p. 100)

Page 135: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

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Certes, l’illustration, qui représente une mule sellée, peut-être la monture ayant servi

à transporter l’un des deux compères lors de leur promenade, n’entretient qu’un rapport très

vague avec le texte. On peut également penser qu’il s’agit d’une référence à la mule de

Gargantua168, ou encore que cette illustration anticipe sur la fin du chapitre, Panurge comptant

plusieurs anecdotes impliquant des mules. Partant, ce n’est pas tant le rapport avec le texte que la

configuration spatiale de la page qui contribue à homogénéiser les deux media. On ne peut

véritablement parler d’unité des deux media dans ce cas, mais il apparaît que l’illustration tend

néanmoins à créer un objet unifié par son esthétique.

Chez Dubout, on assiste également à une immixtion de l’image dans le texte, mais le

résultat est sensiblement différent. De fait, l’illustration de Dubout travaille à découper le texte,

reconfigurant parfois profondément l’espace de la page. Si l’on peut estimer, en pensant à

l’exemple de l’édition illustrée par Derain, que cela contribue à compenser l’hétérogénéité du

texte et de l’image, il s’avère que l’illustration de Dubout vise au contraire parfois à marquer

cette hétérogénéité. En effet, dans une certaine mesure, le fait que l’illustration fasse corps par sa

forme avec le texte peut permettre de modifier l’économie du texte de manière à ce que l’image

ne soit pas toujours placée en marge, et ainsi à atténuer l’hétérogénéité de l’ensemble.

Cependant, l’illustration de Dubout, parce qu’elle cherche souvent à se démarquer du texte,

produit parfois l’effet inverse, signalant précisément son indépendance et donc son

hétérogénéité. De fait, si l’on considère par exemple la page 144, au chapitre LI169, dans lequel

les vainqueurs de la guerre picrocholine festoient, on a nettement l’impression que l’illustration

en escalier grignote le texte, pour ainsi dire.

168 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit., chap. XXII : « Les jeux de Gargantua », p. 58-64, p. 63 : « Puis [Gargantua] commençoit estudier quelque peu, et patenostres en avant, pour lesquelles mieulx en forme expedier, montoit sus une vieille mulle, laquelle avoit servy neuf Roys […]. »

169 Rabelais et Dubout, Gargantua et Pantagruel, T. 1, Gargantua, éd. cit., chap. LI : « Comment les victeurs gargantuistes furent recompensés après la bataille », p. 142-145.

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136

Figure 39 (Dubout, la danse et le texte en escalier, p. 144)

Non seulement cette illustration n’est qu’indirectement liée au texte, puisqu’aucune

mention de danseurs n’est faite, mais elle impose au texte une forme qui n’est pas très commode

pour la lecture, conduisant à des retours à la ligne fréquents. C’est donc moins l’image qui

épouse les contours du texte, que le texte qui est contraint à s’adapter aux contours de l’image.

De manière générale, l’illustration de Dubout phagocyte le texte, l’envahit plus qu’elle ne

cherche à créer un ensemble homogène et harmonieux. Il est intéressant de voir comment

Page 137: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

137

quelques-unes des illustrations mettent en scène cette conquête de la page. Par exemple, à la

page 139170, une petite illustration encadrée représente un petit personnage tirant un boulet de

canon hors du cadre : ici, nous observons clairement, dans une sorte de mise en abyme, la

représentation de ce qu’effectuent un grand nombre des éditions de Dubout, c’est-à-dire sortir

des espaces qui leur sont normalement alloués pour venir chambouler le texte.

Figure 40 (Dubout, l’invasion de l’image, p. 139)

A la page 111171, de manière plus indirecte, nous est également figurée, de manière

symbolique, la dévoration du texte par l’image : de fait, nous observons deux illustrations

représentant la bouche de Gargantua se refermant sur les corps des pèlerins, tandis qu’à un autre

niveau on peut voir ces deux illustrations comme les deux parties d’une mâchoire se refermant

sur la mince bande de texte qu’elles enserrent.

170 Rabelais et Dubout, Gargantua et Pantagruel, T. 1, Gargantua, éd. cit., chap. XLIX : « Comment Picrochole fuyant fut surpris de males fortunes, et ce que fit Gargantua après la bataille », p. 139.

171 Ibid., chap. XXXVIII : « Comment Gargantua mangea en salade six pelerins », p. 110-112.

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Figure 41 (Dubout, la dévoration du texte, p. 111)

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Il ne faut cependant pas interpréter la comparaison que nous faisons ici de manière excessive :

l’illustration de Dubout, loin d’être aussi abondante que celle de Derain par exemple, n’envahit

que très ponctuellement, bien que de manière récurrente, le texte de Rabelais. Souvent, Dubout

se contente de couper le texte en deux, en faisant figurer son illustration au milieu de la page, et

il est intéressant de noter que le texte n’encadre jamais l’image comme cela se produit dans

l’édition illustrée par Derain : les incursions menées dans le texte ne sont pas toujours synonyme

d’une harmonisation des deux media, et Dubout fait irruption dans un texte qu’il découpe plutôt

que de chercher à intégrer l’image au texte.

2. Le texte se plie à l’image : modifications textuelles et économie de l’œuvre finale

L’hétérogénéité du texte et de l’image se signale ainsi en partie par une

disproportion, un déséquilibre au niveau de l’occupation de l’espace de la page qui apparaît dès

lors comme un espace morcelé, mettant en tension la lecture. On pourrait croire dès lors que

l’hétérogénéité est un phénomène nécessaire. Quant à l’unité du texte et de l’image, ainsi que de

leur lecture, Thierry Groensteen constate cependant ceci, citant et critiquant les mots de Pascal

Quignard172 :

Le vrai scandale, pour les lettrés et les puristes, réside en amont, dans l’idée

même d’une collaboration entre le texte et l’image. […] Voici par exemple ce qu’écrit

l’un de nos écrivains les plus consacrés, Pascal Quignard : « Littérature et image sont

immiscibles. […] Ces deux expressions ne peuvent pas être juxtaposées. Jamais elles ne

sont appréhendées ensemble… […] Quand l’un est lisible, l’autre n’est pas lu. A

quelque contiguïté qu’on s’efforce, ces deux media demeurent parallèles, et il faut dire

que, pour l’éternité, ces mondes sont impénétrables l’un à l’autre. […] Le lecteur et le

spectateur ne seront jamais le même homme au même moment, penché en avant dans la

même lumière, découvrant la même page. »

Je le répète, Quignard ne songeait pas à la bande dessinée en écrivant ces lignes.

Mais il est aisé de voir que celle-ci lui oppose un démenti formel. Pour tout lecteur de

bande dessinée tant soit peu aguerri, le passage de la lecture à la vision est à ce point

automatique, la fusion entre les deux modes de perception si intime, qu’il ne perçoit

plus consciemment aucune différence entre les moments où il est lecteur et ceux où il

est spectateur.

172 Dans Thierry Groensteen, Un Objet culturel non identifié, Angoulême, Editions de l’An 2, 2006, p. 25. La citation des mots de Pascal Quignard provient de Petits Traités I.

Page 140: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

140

Si Pascal Quignard a dans une certaine mesure raison concernant les difficultés que l’on

rencontre à appréhender l’œuvre illustrée, il fait néanmoins erreur en postulant comme principe

le caractère « immiscible » du texte et de l’image. On l’a vu avec Derain, image et texte peuvent

se mêler, même si dans le cas de cette édition illustrée, la fusion véritable des deux media ne

s’incarne qu’en la lettrine. Néanmoins, si l’on reprend l’exemple de l’illustration de la page 100,

il reste vrai que l’on ne lit pas le texte tout en observant la mule. Une hétérogénéité subsiste

donc, malgré l’unité esthétique de l’objet. Dans le cas de Battaglia, on voit bien à l’inverse,

comme le souligne Groensteen, que cette hétérogénéité est résolue dans l’adaptation en bande

dessinée. Ainsi, les pages où le texte s’insère véritablement dans la case suscitent une lecture

conjointe du texte et de l’image.

Il est intéressant dès lors d’observer comment certaines éditions, ainsi que la bande

dessinée, opèrent des modifications sur le texte. Réductions, modernisation, suppression des

passages grossiers ou moins intéressants aux yeux de l’artiste participent en effet du travail qui

vise à donner une unité à l’objet livre. Généralement, ces bouleversements sont perçus de

manière négative, comme en atteste Christian Alberelli 173 :

Que dire de ces adaptations qui « trahissent » le texte en l’amputant, en

l’interprétant ? Au non respect des chapitres s’ajoute souvent un bouleversement

complet de l’intrigue et des séquences. Les longues descriptions, riches en métaphores,

sont alors réduites à une simple ligne de présentation. Il y a donc appauvrissement,

l’image ne parvenant à traduire ni l’intégralité des sensations décrites, ni (fait plus grave

encore) la précision de celles-ci et leur extension dans l’imaginaire : le texte original

n’est plus qu’un prétexte.

Cependant, si nous nous placions du point de vue de l’œuvre entière, et non plus du point de vue

du texte seul, nous pourrions peut-être modifier ce jugement, et observer en quoi ces adaptations

permettent de conférer à l’œuvre seconde une unité nouvelle. Dans le cas de l’édition illustrée

par Samivel, notre étude a néanmoins montré que l’appauvrissement était réel, le texte se

réduisant parfois presque à sa structure, squelette dépouillé du sel de l’œuvre originale, sans

qu’une réelle homogénéité du texte et de l’image naisse de cette transformation. En outre, on a

vu avec Debeurme que l’unité donnée à l’objet livre par l’adaptation était bien plus une question

173 Dans L’Histoire… par la bande, bande dessinée, Histoire et pédagogie, Odette Mitterand (dir.), Paris, Syros, 1993, p. 24.

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de calibrage ou de régularité de la mise en page qu’une réelle orientation visant à privilégier

certains passages en vertu de leur signification. On ne peut donc dans ce cas, pas plus que dans le

cas de Samivel, parler d’une réelle unification par l’adaptation du texte. Concernant la bande

dessinée de Battaglia, la situation est sensiblement différente : la création de bulles modifie

sensiblement la lecture du texte de Rabelais, même lorsque le contenu de ces bulles n’est que très

légèrement adapté par rapport au texte original. Nous pouvons prendre l’exemple de la page 40,

qui correspond dans le texte original au chapitre XXVIII de Gargantua, intitulé « Comment

Picrochole print d’assault la roche Clermauld et le regret et difficulté que feist Grandgousier de

entreprendre guerre174 ».

174 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit., p. 81-83.

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Figure 42 (Battaglia, exemple de transformation du texte, p. 40)

De fait, cette page montre bien l’ambivalence de l’adaptation du texte à l’économie de la bande

dessinée, qui tantôt permet de riches inventions, et tantôt dépouille le texte de certains passages

ou effets intéressants. Ainsi, Battaglia met en scène Grandgousier contant au coin du feu, plaçant

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143

dans une bulle les mots suivants : « …Prenant mon élan, je sautai sur mon cheval et sans tarder

je… ». La vivacité de l’expression ainsi figurée non seulement permet d’aider à l’harmonisation

de la lecture, puisqu’on peut lire la bulle et regarder l’image en même temps, mais elle est

également très juste par rapport au contenu du texte source : le fait que Grandgousier conte ce

qui semble être un de ses hauts faits du temps jadis contraste avec le fait qu’il répugne à agir

dans le conflit initié par Picrochole. Ce contraste met en valeur la signification du passage de

manière légère, sans entraver la lecture et au contraire en la rendant plus fluide. Il ne s’agit pas

ici de remplacer le texte d’origine, puisque ce dernier figure dans un récitatif. La différence est

que dans le texte de Rabelais, il n’y avait pas de discours direct175, et la seule figuration du texte

dans un récitatif aurait sans doute figé et mis à distance la scène. De manière légèrement

différente, les cases suivantes présentent certaines variations par rapport au texte original. Dans

la case de gauche, les propos rapportés au discours indirect sont en partie transposés au discours

direct, d’où une cohabitation plus homogène du texte et de l’image. Ainsi le fait de faire parler le

berger Pillot contribue à lui donner une réalité visuelle, qu’il n’a pas dans le texte de Rabelais.

La bulle souligne en outre le fait que l’image dépend du texte tout autant que le texte dépend de

l’image : nous sommes ici confrontés à ce que Benoît Peeters nomme une utilisation rhétorique

de l’image176, et image comme texte convergent et s’appuient l’un sur l’autre pour soutenir le

récit. Dans la planche que nous avons choisie pour exemple, les informations que présentent le

texte et l’image sont sélectionnées en vue de créer un rythme qui souligne le mouvement du

récit : la première et la dernière cases correspondent à des pauses, de longueur certes moindres,

qui sont matérialisées par la présence d’un cadre large et de passages de textes assez longs,

tandis que les cases du milieu de la planche, à la lecture extrêmement rapide, témoignent d’une

action qui implique un revirement de situation. D’heureux qu’il était, assis à raconter des

histoires, Grandgousier se retrouve dans une position inconfortable. Homogène, la mise en page

175 Ibid., p. 82 : « retournons à nostre bon Gargantua […], et le vieux bon homme Grandgousier son père, qui après souper se chauffe les couiles à un beau clair et grand feu et attendent graisler des chastaines, escript au foyer avec un baston bruslé d’un bout, dont on escharbotte le feu : faisant à sa femme et famille de beaulx contes du temps jadis ».

176 Voir Benoît Peeters, Lire la bande dessinée, 1998, Paris, Flammarion, 2002, p. 51 pour la définition des quatre utilisations de la planche, p. 77 : « Dès lors qu’il prend de l’ampleur – et ce quel qu’ait été son mode d’obtention initial – un récit tend à installer des codes stables pour asseoir plus solidement ses bases et donc à refouler les corps étrangers qui, à chaque instant, menacent de le faire dévier de son cours. De ce point de vue, l’utilisation rhétorique de la case et de la page est certainement celle qui assure à une fiction les meilleures chances de continuité ». De fait, l’utilisation rhétorique de la planche est celle qui se met tout entière au service du récit.

Page 144: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

144

souligne bien l’unité du texte et de l’image, qui s’adaptent l’un à l’autre en faisant jouer leurs

caractéristiques propres : cadrage, position dans la page, couleurs, mouvements, disposition, etc.

pour l’image, et récitatifs, bulles, discours direct ou indirect, résumé ou développement, etc. pour

le texte. Harmonieux, le résultat n’en évacue pas moins par là certains éléments importants :

l’adaptation du discours de Grandgousier évacue le comique propre à la répétition des

interjections exclamatives, par exemple. Cependant, il ne faut pas imputer cette perte à la mise

en bulle du texte, mais à un choix d’adaptation relatif à la seule transformation du texte. Dès lors,

il semble bien qu’en théorie le texte puisse se plier à l’image sans que l’on constate

d’appauvrissement majeur.

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III. OU L’IMAGE OUTREPASSE LE TEXTE : UNE CREATION SECONDE.

L’illustration a souvent été perçue comme un procédé de création secondaire, et par

là mineur, par rapport à la création dite originale. En effet, on conçoit généralement que la

création qui dépend d’une autre création pour exister est moins riche que la première, par rapport

à laquelle elle se définit. Cette affirmation de Benoît Peeters177 quant à l’adaptation de

chefs-d’œuvre de la littérature en bande dessinée le montre bien, la sacralisation du chef-d’œuvre

empêche souvent de considérer son adaptation comme une création véritable :

Etant par nature autosuffisant, un texte comme Voyage au bout de la nuit de

Céline ne peut que reconduire l’image, fût-elle de Tardi, dans son ancien statut

d’illustration. Si brillant soit-il, le dessin constitue alors une sorte de prime décorative,

ouvrant dans le meilleur des cas sur un réseau second, ayant sa propre cohérence.

Certes, comme nous l’avons vu, l’image n’a a priori rien à apporter au texte source,

qui est déjà un objet achevé. Cependant, comme nous l’avons également souligné, l’image tend à

produire, à partir de l’hypotexte, un objet nouveau, notamment en en proposant une lecture

nouvelle et en chamboulant l’espace de la page et le processus ordinaire de la lecture. Comme le

suggère Benoît Peeters, ces arguments peuvent néanmoins sembler trop légers pour permettre

d’affirmer le statut de création pleine et entière de ce type d’œuvres, essentiellement dans le cas

de l’illustration, qui effectivement peut se présenter comme un ajout mineur par rapport au texte

d’origine. A l’inverse, on peut penser que la mise en images, dans certains cas, renverse la

hiérarchie attendue entre création première et création seconde. Ainsi, Michel Melot, à propos

des livres d’art, oppose au point de vue de Peeters l’idée que le texte peut constituer un simple

prétexte pour l’artiste, une manière de mettre en valeur son œuvre personnelle : « Le beau rôle,

dans tous ces livres, est évidemment celui de l’illustrateur, à qui le texte sert de faire valoir. On

dit « le Pantagruel de Derain », « le Tartarin de Tarascon de Dufy »178 ». Si nous ne cautionnons

pas le fait d’invoquer comme justification de l’autonomie de l’œuvre seconde le fait qu’elle ne

s’intéresse guère au texte pour lui-même, nous trouvons cependant intéressant d’étudier

comment l’artiste parvient à surmonter les difficultés que pose l’existence préalable d’une

177 Dans Benoît Peeters, Lire la bande dessinée, éd. cit., p. 141.

178 Dans Michel Melot, L’Illustration, histoire d’un art, éd.cit., p. 199.

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création achevée pour parvenir à créer une œuvre qui lui soit propre. En effet, ce que souligne

une expression telle que « le Pantagruel de Derain », c’est bel et bien une forme d’appropriation

de l’œuvre originale par l’artiste, au point que l’œuvre seconde soit véritablement la propriété de

deux auteurs. Nous nous efforcerons donc de savoir si cette appropriation est possible et réelle, et

quelles œuvres de notre corpus elle peut concerner.

A. Une création seconde ?

L’analyse du terme d’illustration179 n’explicite pas véritablement la raison pour

laquelle on serait enclin à considérer l’édition illustrée comme une véritable œuvre de création

artistique, et non comme un simple faire valoir de l’œuvre littéraire, et rien n’indique que

l’illustration ne puisse pas se limiter à ce rôle. On est en droit de se poser la même question dans

le cas de Battaglia, compte tenu de la rareté des inventions textuelles dans cette bande dessinée

qui le plus souvent reprend le texte de Rabelais, certes modernisé, au mot près. Cependant, il

semble que l’illustrateur vise à produire une œuvre qui éclaire le texte par une interprétation, et

donc ne se limite pas à répéter le texte, ou à lui fournir un complément relégué à un rôle

ornemental. De fait, l’illustration a souvent été perçue comme dangereuse pour l’auteur du texte,

signe qu’elle est bien une création en mesure de rivaliser avec la création première180. Cette idée

de rivalité ne nous semble cependant pas suffisante pour décrire le dépassement que peut opérer

la mise en images par rapport au texte rabelaisien.

179 A ce sujet, voir notre introduction. Voir également Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur 1830-1880, éd.cit., p. 37-38 : « Le concept nouveau d’ « illustration » est attesté en Angleterre comme en Italie dès 1817. Il se répand dans les années vingt, passe en France vers 1825, en Allemagne dans les années quarante, preuve supplémentaire de l’internationalité du phénomène. Comme le note G. Brunet en 1851, « illustrer » un livre, signifie également le « truffer », c’est à dire l’enrichir de gravures récoltées de toutes parts. Parallèlement, au cours du dix-neuvième siècle, le mot conserve son ancien sens (« rendre illustre »). Bien des auteurs se plaisent à jouer de cette double signification : l’illustration rend illustre, et le portrait gravé dans le livre est un indice de célébrité ». Si le terme d’illustration ne renvoie plus aujourd’hui, lorsqu’on désigne par là la mise en image d’un texte, à l’idée de « rendre illustre », on voit bien que cette signification conserve néanmoins sa pertinence, dans une certaine mesure.

180 A ce sujet, voir l’intervention d’Anna Arnar dans Etudes réunies par Maria Teresa Caracciolo et Ségolène Le Men, L’illustration, Essais d’iconographie, éd. cit., notamment p. 341 : « Deux objections immédiates caractérisent l’opposition des écrivains à l’illustration : la première est que l’illustration rivalise avec la « vision » créée par le texte littéraire, compromettant par là même l’autorité de l’écrivain. Deuxièmement, l’illustration était intimement liée à l’industrie d’édition, récemment accrue et industrialisée, et servait à promouvoir la vente des textes ». L’idée de « vision » est ici particulièrement intéressante, surtout au vu de ce que nous avons dégagé concernant la différence entre la représentation mentale que suscite un texte et l’image qui matérialise ce dernier. Loin de postuler, comme Iser, que le fait de proposer une image à la place d’une représentation mentale peut susciter une « déception » ou l’impression d’un « appauvrissement », Anna Arnar souligne ici en quoi l’image concurrence la représentation mentale, et est susceptible de la dépasser.

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1. Un dépassement du texte rabelaisien ?

De manière assez évidente, on reconnaît que l’image peut apporter au lecteur des

éléments que le texte ne lui délivre pas. Ainsi Benoît Peeters montre-t-il ce qui fait la spécificité

de l’image181 :

Ou bien on définit l’image comme la mise en œuvre plastique d’un certain

nombre d’intentions : elle remplit un programme. Ou bien – et de plus en plus c’est dans

cette seconde direction que je penche – on la considère comme un irréductible

événement visuel, intégrant en une texture cohérente les éléments qui la composent.

En ce sens je dirais qu’il y a beaucoup de pseudo images qui sont la traduction

d’une intention non visuelle en phénomène visuel. Images signes dont la forme la plus

radicale serait sans doute le rébus, pure intention langagière déguisée en dessin. Images

prétextes que la télévision diffuse à haute dose, simple nappe visuelle soutenant un

propos qui pourrait se passer d’elles.

L’image irréductible, à l’inverse, serait celle dont la force plastique est d’une

telle évidence qu’on ne pourrait la concevoir sous une autre forme. C’est une image qui

résiste, une image qui se tient : loin de s’additionner les uns aux autres, les éléments

entrent soudain en synergie.

Très riche, cette observation mérite d’être commentée et mise en relation avec les images de

notre corpus. Benoît Peeters va plus loin ici qu’Harry Morgan lorsque ce dernier affirme que

l’image est plus riche que n’importe quelle description ; postuler l’irréductibilité de certaines

images revient en effet à renverser l’opinion couramment répandue, selon laquelle l’image ne

peut toujours traduire ce qu’exprime aisément une phrase tandis qu’il est toujours possible de

décrire une image, pour affirmer que l’image ne peut être transposée en une suite de mots sans

perte. Nous avons effectivement observé, contredisant dans une certaine mesure l’opinion

commune, que l’image ne pouvait constituer la pure transposition d’un texte, même s’il n’y a

rien d’a priori irreprésentable pour elle, et ce du fait d’une différence majeure entre texte et

image : le caractère continu de cette dernière, qui s’oppose à la discontinuité inhérente au

langage. De là, il nous semble logique de considérer que face à l’ « image qui se tient », dont la

cohésion fait sens, le langage peut effectuer une description, mais cette dernière ne sera jamais

une transposition. A partir de cette réflexion, nous pouvons nous interroger sur la nature des

images qui composent les œuvres de notre corpus : se pourrait-il qu’elles ne soient que des

181 Dans Benoît Peeters, Lire la bande dessinée, éd. cit., p. 178-179.

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« pseudo-images », prétextes ou tentatives maladroites de retranscrire le texte tel quel ? L’idée

même de l’existence de pseudo-images pose question, de même que le choix de ce terme, et

avant de déterminer si nos œuvres présentent de tels phénomènes, il nous faut nous attarder sur le

concept. Peeters, en effet, use de deux exemples : celui de l’image s’apparentant au rébus, et

celui de l’image comme prétexte, façade presque vide de sens qui ne fait qu’appuyer le discours.

Dans ce dernier cas, nous ne pouvons être d’accord avec Peeters et faire de ce type d’image une

pseudo-image, car la redondance et la pauvreté du sens ne nous semble pas désigner autre chose

qu’une image de piètre qualité, qui n’est pas pour autant à destituer de son statut d’image. Le cas

du rébus est selon nous plus pertinent : l’argument évoqué de manière sous-jacente par Peeters

est que l’image à proprement parler ne vise pas à faire sens en déployant un simulacre de

langage. En effet, le rébus de même que le pictogramme, ne peut être considéré comme une

image à part entière, puisqu’il n’est pas lu comme une image, mais comme une phrase ou un mot

codé. Cependant, hormis des cas très précis où l’image n’a d’intérêt que les mots qu’elle

sous-tend, il ne nous semble pas que l’image soit susceptible de se transformer en pseudo-image,

et cela ne concerne pas, partant, notre corpus. Même l’image de bande dessinée minimaliste,

dont certains traits, selon les mots de Will Eisner, ont valeur d’« adverbe182 », ne peut être

réduite à une phrase, un mot, ou autre résumé, du simple fait qu’elle dépasse le discours qu’elle

sous-tend. Cependant, concernant ces images néanmoins comparables à des signes de langage, il

faut noter que, lorsqu’elles sont agencées en séquence, leur intérêt individuel est presque effacé :

en ce cas, elles s’apparentent effectivement au rébus et l’on peut les considérer comme des

pseudo-images. Dans notre corpus, de telles images auraient du mal à s’intégrer. Néanmoins, il

semble, au vu du propos de Peeters, qu’il faille selon lui considérer le fait qu’une image réponde

à un programme comme une forme d’altération de la nature profonde de l’image. Que cette

altération soit le fruit de l’intention de reproduire un fait de langue ou non fait peu de différence.

Or, le fait que l’image soit la mise en œuvre d’un programme, dans le cas d’une adaptation, ne

peut être tout à fait remis en question, et de même, bien que nos artistes ne cherchent pas à

transposer le texte de Rabelais à l’image, on ne peut manquer de voir qu’ils se fondent sur le

texte pour créer leurs illustrations. De là, le texte pénètre dans l’image, à un degré certes moindre

que dans un rébus. L’usage de la légende peut tout à fait illustrer cette difficulté qu’a l’image, et

182 Voir Will Eisner, La Bande dessinée, art séquentiel, Vertige Graphic, 1995, p. 113 : « La combinaison des éléments mobiles du visage doit montrer au lecteur une émotion et agir comme un adverbe se rapportant à la gestuelle du corps ».

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pour cause, à se détacher du texte auquel elle est liée par le pacte implicite de l’illustration ou de

l’adaptation, pour pouvoir assumer pleinement son statut d’image. Dans l’édition illustrée par

Samivel, notamment, on remarque que la légende redouble ce qui est représenté par l’image,

comme s’il fallait mettre en avant la correspondance qu’entretiennent les deux figurations pour

que l’image puisse être comprise d’une part, et légitimée d’autre part. Parfois, cette pratique de

la légende est effectivement nécessaire. Au chapitre II de l’édition de Gargantua illustrée par

Samivel183, par exemple, deux illustrations qui figurent avant le passage du texte qu’elles

représentent ne seraient pas tout à fait intelligibles sans leurs légendes.

183 Gargantua d’après Rabelais, (Samivel), chap. II : « Gargantua adolescent », p. 7-10.

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Figure 43 (Samivel, les chevaux factices de Gargantua, p. 9)

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De fait, il s’agit du moment où Gargantua joue un bon tour aux seigneurs venus rendre visite à

son père : au lieu de les mener dans l’écurie personnelle de ce dernier, dans laquelle ils

supposent que peuvent être cachées quelques richesses, il les mène dans l’écurie de ses chevaux

de bois. Les deux illustrations nous exposent d’une part un seigneur grimpant les escaliers de la

tour que lui fait emprunter Gargantua, dont on ne voit que le dos, et d’autre part Gargantua de

face, seul, montrant ses chevaux de bois. Sachant qu’une fois achevée la lecture de la page 9, où

figurent ces illustrations, le lecteur a pris connaissance de l’existence des chevaux de bois de

Gargantua, ainsi que de la venue des seigneurs. Il est ainsi possible de comprendre l’illustration

de la page 9, même sans légende, mais leur inscription sur la page est contre-intuitive et rend

incertaine cette compréhension en l’absence des légendes : en haut de la page, lue en premier

selon le sens de lecture traditionnel qui va de haut en bas et de gauche à droite, figure

l’illustration qui représente Gargantua désignant ses chevaux de bois de la main. Pour le lecteur

qui ne connaît pas le texte avant de parcourir cette édition, le message n’est pas clair : lorsqu’il

regarde l’illustration en haut de la page, il peut penser que Samivel lui montre ce qu’il vient de

lire au bas de la page 8, à savoir la collection de chevaux de bois de Gargantua. Or, l’illustration

en dessous est dès lors peu compréhensible : on comprend que Gargantua mène un seigneur

quelque part sans la légende, mais, comme on ne voit pas ce seigneur, ni aucun autre, sur

l’illustration du haut, d’autant plus que cette dernière, du fait de la mise en page, est perçue

comme la figuration d’un moment antérieur, on est en droit de penser que le lieu où il les

emmène ne sera révélé qu’à la page suivante. Cependant, la présence des légendes clarifie le sens

des images : on observe en effet que la légende du bas présente des points de suspension, et

qu’elle s’articule ainsi avec la seconde légende. Le tout forme ceci : « Je n’ai jamais vu

d’écurie… Voici l’écurie de mes grands chevaux » (Samivel, p. 8). Le lecteur comprend alors

que, de manière proleptique184, l’illustration révèle ce qui va se passer dans le texte de la page

suivante. Du fait de cette forme de prolepse, on peut dire que l’illustration a sur le texte un

pouvoir d’anticipation, ou, plus généralement, de dévoilement, et Samivel n’est pas le seul à user

de ce genre de prolepses. Cependant, il ne s’agit pas là d’un véritable dépassement de l’œuvre

source, et l’on se rend compte que l’illustration lui est véritablement subordonnée lorsqu’on voit

certaines légendes constituées par une citation du texte, qui de ce fait privent l’image de sa

liberté. En effet, l’image légendée par une citation est ancrée dans le texte, et ne peut être

184 Certes, il ne s’agit pas là d’une prolepse au sens genettien du terme, mais on peut la qualifier de telle en ceci que l’image anticipe sur le déroulement chronologique du texte.

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interprétée autrement qu’en lien avec le passage cité185. Un bon exemple de cette subordination

de l’image pourrait être, toujours dans l’édition illustrée par Samivel, l’illustration de Gargantua

qui figure à la page 38 de l’album186, dans laquelle nous voyons frère Jean de dos, dans l’ombre,

bras levés, face à une assemblée de moines occupés à prier. Au bas de l’image, figure le texte

suivant, qui est une citation, légèrement déformée, des pages 39 et 40187 : « C’est bien chien

chanté » (Samivel, p. 38).

Figure 44 (Samivel, « C’est bien chien chanté », p. 38)

Dès lors, on ne peut manquer de penser que ce texte correspond à ce que dit que le moine au

moment figuré par l’image, et les interprétations de cette dernière s’en trouvent singulièrement

restreintes. En effet, non seulement cette citation réduit l’étendue du passage du texte auquel

185 En effet, lorsqu’on analyse l’étymologie du terme de légende, on observe qu’il est dérivé de l’adjectif verbal formé sur le radical du verbe legere, legendus, a,um, c’est-à-dire, si l’on traduit mot à mot, « devant être lu ». De là, le parallèle est facile à établir : la légende est ce qui doit être lu. On peut interpréter cette étymologie de plusieurs manières : soit la légende est ce qui doit être lu, au sens où il est nécessaire de la lire pour comprendre l’image, soit, et c’est ce qui nous semble plus intéressant, c’est ce qui doit être lu dans l’image même qui est légendée.

186 Gargantua d’après Rabelais, (Samivel), chap. XIII : « Comment débuta la guerre entre les fouaciers de Lerné et les bergers de Gargantua, et comment un moine sauva le clos de l’Abbaye », p. 36-41.

187 La citation exacte du texte adapté est « C’est ma foi, dit-il, bien chien chanté ».

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pouvait correspondre l’illustration, mais il oriente également la lecture de l’image. Plus encore,

on observe que la citation n’est pas tout à fait une légende, puisqu’elle ne correspond guère à ce

que l’on observe sur l’image. De fait, la gestuelle de frère Jean, quelque peu dramatique, ce

qu’accentue également le fait qu’il soit de dos et dans l’ombre s’adapte peu au comique de cette

citation, mot de gueule bien senti adressé aux autres moines. S’il y a une réelle liberté dans la

représentation que donne Samivel de la scène, elle est entravée par la citation qui la contraint,

dans une certaine mesure, certes, à entrer dans un cadre auquel elle ne peut réellement se

conformer. S’il y a dépassement du texte rabelaisien, il est souvent extrêmement entravé chez

Samivel.

Il est bien évidemment plus difficile de faire œuvre lorsqu’on travaille à partir d’un

chef d’œuvre que lorsqu’on s’inspire d’une œuvre médiocre188. Dès lors, on ne peut considérer

que le dépassement que visent les artistes auxquels nous nous intéressons soit un dépassement de

l’œuvre par une œuvre qui se place du point de vue du texte même, ou du moins que le travail de

l’artiste vise essentiellement à apporter du sens à une œuvre qui fait déjà sens par elle-même sans

pour cela inventer du sens, mais seulement en exploitant des potentialités. Certes, l’artiste ouvre

des potentialités inexploitées par le texte, et c’est un des éléments importants du dépassement de

l’œuvre originale, mais c’est à un degré supérieur de liberté qu’il est appelé à faire œuvre à son

tour. C’est en effet en créant des significations nouvelles, que l’image peut s’émanciper de

l’œuvre première pour constituer à son tour une création originale. A ce titre, les éditions

illustrées par Dubout et Derain sont des exemples saisissants : il est frappant d’observer à quel

point le premier s’ingénie à s’écarter du texte, tandis que le second développe une esthétique qui

refuse la comparaison avec le style de Rabelais. Dans une moindre mesure, les éditions illustrées

par Collot et Debeurme, ainsi que la bande dessinée de Battaglia, affirment également leur

volonté de dépassement de l’œuvre de Rabelais par une absence de conformation à l’esthétique

de ce dernier. Nous ne sommes donc pas d’accord avec François Chapon, lorsqu’il affirme, à

188 Contredisant quelque peu ce point de vue, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier émet les réserves suivantes à l’égard de la prétendue perfection du chef-d’œuvre : « La force de la réécriture ne viendrait-elle pas, finalement, de ce qu’elle nous invite à reconnaître, d’un texte à l’autre, l’absence à soi du texte propre ? Simple opérateur critique en ce cas, et non système modélisable, elle induirait à se méfier de l’idée d’œuvre, c’est-à-dire des idées d’unité et d’achèvement auxquelles reste attaché le principe du chef-d’œuvre. » Dans La Transécriture, pour une théorie de l’adaptation, André Gaudreault et Thierry Groensteen (dir.), éd. cit., p. 149. Eclairant, ce questionnement nous amène à nuancer notre point de vue quant au statut du chef-d’œuvre.

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propos de l’édition illustrée par Derain, que ce dernier vise à produire des images qui

correspondent à la langue de Rabelais189 :

La guerre n’interrompit pas chez Skira la persévérance à faire ressortir la joie

que de grands textes peuvent inspirer à des créateurs plastiques. Procédant de cette

jubilation, le Rabelais de Derain. Le tempérament de l’artiste n’était pas pour reculer

devant « les Horribles et espouvantables faictz et prouesses du très renommé Pantagruel

roy des Dipsodes fils du grand Gargantua » tels que les raconte Maître Alcofribas

Nasier. Par quelle équivalence rendre tant de verve ? Sa truculence tient plus encore au

tissu verbal qu’au schéma narratif. L’imagination de Gustave Doré avait épuisé pour

longtemps les ressources du descriptif. La sensibilité plastique de Derain, son immense

savoir, son génie assimilateur ont saisi que la correspondance ne serait obtenue qu’à

partir d’une substance aussi savoureuse, aussi évocatrice en son domaine que, dans celui

du langage, le vocabulaire de Rabelais.

Attentif à la puissance des anciennes xylographies – il l’avait montré dans

l’Enchanteur pourrissant et dans les Œuvres burlesques de saint Matorel, Derain tire

encore du bois un effet de tracé que l’on pourrait dire « charnu ». Il convient à la

« haulte greysse » du récit.

Contrairement à ce qui est dit ici, il nous apparaît que la ligne de Derain n’a rien de « charnu »,

sans doute en partie parce qu’à l’inverse du procédé traditionnel de la gravure sur bois, elle est

creusée pour ressortir blanche et non noire. Certes, comme le souligne peu après François

Chapon, cette ligne présente une « légère irrégularité190 » qui donne du caractère au dessin, mais

l’aspect épuré de ce dernier, loin de la rondeur et de la fantaisie ornementale des illustrations de

l’Enchanteur pourrissant ou de celles des Œuvres burlesques de saint Matorel, contraste avec

l’écriture de Rabelais. Il semble bien que ce soit donc la volonté de l’artiste que de s’écarter de la

verve rabelaisienne. Il ne s’agit pas là de parler de « tempérament de l’artiste », même si l’on

peut voir que cette idée est parfois pertinente, dans le cas de l’illustration de Dubout ou de

Samivel, par exemple, mais bien de style. Il est en cela intéressant que François Chapon parle

d’ « imagination » pour qualifier le travail de Gustave Doré, tandis qu’il parle de « sensibilité

plastique » dans le cadre de Derain : de fait, ce sont bien là des qualités majeures de l’un et de

l’autre, et les conséquences sur leurs pratiques de l’illustration, très différentes, sont tangibles.

189 Dans François Chapon, Le Peintre et le livre, l’âge d’or du livre illustré en France 1870-1970, Paris, Flammarion, 1987, p. 155.

190 Ibid., p. 155.

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Effectivement, les images de Gustave Doré exploitent en profondeur les ressources de l’image

par rapport aux relatives faiblesses de la description, tandis que Derain travaille la matière même

de l’image sans chercher à l’emplir de détails. Partant, l’illustration de Derain modèle l’œuvre de

Rabelais d’une manière singulière, développant une esthétique qui n’est pas sans rappeler celle

du vitrail ou de la mosaïque par l’importance accordée aux lignes. Claires, droites et simples,

plus rarement courbes et fantaisistes, ces dernières contrastent fortement avec la rondeur que l’on

observe chez Samivel, Debeurme, Collot ou Dubout. Si le visage de Pantagruel enfant, tel que le

figure Derain, est effectivement empreint de cette rondeur, l’adulte qu’il devient en est presque

exempt. Plus saisissantes encore sont les représentations de Gargantua jeune homme ou de

Panurge. Le portrait en pied de ce dernier, à l’occasion du chapitre où Pantagruel fait sa

connaissance191, se distingue par sa sobriété, tandis que les lignes qui définissent le visage du

jeune Gargantua étudiant, dans le chapitre contenant la lettre qu’il envoie à son fils192,

extrêmement droites, confèrent au visage un aspect pointu et sec, bien qu’empreint d’une

certaine douceur.

191 Rabelais, Pantagruel, (Derain), éd. cit., chap. IX : « Comment Pantagruel trouva Panurge, lequel il ayma toute sa vie », p. 53-58, illustration p. 52.

192 Ibid., chap. VIII : « Comment Pantagruel, estant à Paris, receut letres de son père Gargantua, et la copie d’icelles », p. 47-51, illustration p. 49.

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Figure 45 (Derain, la lettre de Gargantua, Gargantua étudiant, p. 49)

Bien qu’on puisse voir dans cette représentation de Gargantua une volonté d’exprimer l’extrême

harmonie qui se dégage de cette lettre aux phrases parfaitement équilibrées, dont le style

contraste avec le sel de nombreux passages, on ne peut parler de « génie assimilateur »

concernant Derain et l’esthétique qu’il développe dans cette édition illustrée. Certes, son style

n’est ni froid ni dur, mais il procède à une épure qui tend à s’éloigner de la profusion de la

langue rabelaisienne. En déployant une mise en image très personnelle de Pantagruel, Derain

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opère effectivement un dépassement par rapport à l’œuvre source. Dans notre corpus, les cas de

Battaglia, Debeurme et Collot sont dans une certaine mesure similaires à celui de Derain, même

si le contraste est moindre entre les styles de ces différents artistes et celui de la langue de

Rabelais. Le cas de Dubout, que nous avons déjà analysé à plusieurs reprises, témoigne d’une

autre manière d’opérer un dépassement de l’œuvre originale. C’est en la prolongeant par

l’imagination, en la « farcissant » d’images qui ne lui appartiennent pas mais qui se rapportent à

elles d’une manière ou d’une autre, que Dubout fait de son illustration une œuvre à part entière.

Chez Samivel, les manifestations du dépassement de l’œuvre de Rabelais sont plus timides, de

même que chez Battaglia. Chez Debeurme et Collot, dont les cas sont assez semblables,

l’illustration marque sa distance de manière un peu trop caricaturale pour opérer un véritable

dépassement.

2. Les enjeux de l’adaptation et de l’illustration

Nous avons vu comment les artistes pouvaient, en mettant l’œuvre de Rabelais en

images, la dépasser et faire œuvre à leur tour, à des degrés différents. Il nous faut à présent

chercher à savoir si l’édition illustrée et la bande dessinée diffèrent de ce point de vue. On aurait

pu en effet être tentés de penser que l’édition illustrée, contrairement à ce que nous avons montré

jusque-là, n’est pas en mesure de dépasser l’œuvre qu’elle continue à faire figurer, souvent

même telle quelle, sur le même support que la création nouvelle. Cependant, les points communs

à ce que l’on définit traditionnellement comme illustration d’une part, et adaptation d’autre part,

sont nombreux et tendent à atténuer la différence que l’on peut faire entre ces deux pratiques.

Illustration et adaptation, en effet, opèrent toutes deux une interprétation, et donc ajoutent du

sens à l’œuvre première. Plus encore, au-delà de ce commentaire de l’œuvre, ces deux actes de

transformation du texte lui apportent un point de vue second sur le texte, une autre manière de

lire le texte, parfois jusqu’à créer, comme chez Dubout ou Collot dans une moindre mesure, une

sorte de deuxième fiction. La transformation de l’acte de lecture est en outre commun à ces deux

pratiques que sont l’illustration et l’adaptation en bande dessinée, ce qui nous amène à poser

comme hypothèse que l’illustration relève, dans une certaine mesure, d’une adaptation de

l’œuvre source. Trois cas de figure, et non deux, se présentent dans notre corpus : celui des

éditions où le texte est conservé dans son intégralité, celui des éditions qui remanient le texte, et

celui de la bande dessinée, qui se rapproche du deuxième cas de figure sans pour autant lui être

tout à fait identique. Le problème est en effet de savoir si l’édition illustrée est en soi, quelle que

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soit la pratique du dessinateur, le résultat d’une adaptation, si elle l’est dans certains cas de

figure, ou s’il faut réserver ce concept à la seule bande dessinée.

Complexe, la question de l’adaptation nécessite de circonscrire cette notion somme

toute assez floue193. « L’adaptation procède de l’effraction : on imputera à l’écriture elle-même

la force de fragmentation ainsi mise en œuvre dans la réécriture », déclare Marie-Claire

Ropars-Wuilleumier194. Ce qui est entendu ici est que l’adaptation « ouvre » le texte pour

procéder à ce qui s’apparente, pour ainsi dire, à une dissection, assortie d’une recomposition du

corps de l’œuvre. La « force de fragmentation » que Marie-Claire Ropars-Wuilleumier prête à

l’œuvre première est ainsi l’ensemble des potentialités dont se saisit l’œuvre seconde pour

reconfigurer l’œuvre première. Cette citation peut nous permettre de comprendre pourquoi nous

jugeons pertinent de considérer l’édition illustrée sous l’angle de l’adaptation au même titre que

la bande dessinée, par rapport à l’objet littéraire dit « pur ». D’emblée, les tensions se

manifestent d’elles-mêmes : le terme de fragmentation semble exclure l’édition illustrée qui ne

transforme pas le texte, tandis que la qualification d’objet littéraire « pur » la place en marge de

l’œuvre originale, dont elle n’a pas le statut, à moins de considérer que l’apport de l’illustration à

l’œuvre originale est nul. Il y a donc un paradoxe dans le statut de l’œuvre illustrée, qui la fait se

placer à la lisière de l’adaptation. Or l’illustration est bel et bien une réécriture qui opère sur le

texte une fragmentation, c’est-à-dire une extraction de certaines des données du texte (passages

précis, thématiques, effets de sens, etc.) en vue de leur reconfiguration sur un nouveau support.

La seule difficulté est donc que l’œuvre originale est toujours présente à côté de sa réécriture, ce

qui fait du livre illustré un cas tangent. S’il est certain que l’illustration relève dans une certaine

mesure d’un acte d’adaptation, il n’est pas certain que l’objet qu’est le livre illustré puisse être

considéré comme une adaptation de l’œuvre originale. De ce point de vue, l’édition illustrée qui

présente un texte modifié est pleinement une adaptation. Néanmoins, elle ne l’est pas

uniquement du fait de cette modification du texte, puisque, comme nous tenterons de le montrer,

la mise en image et la création d’une mise en page qui l’intègre engendrent également une

modification du texte. Si l’on prend l’exemple de l’édition illustrée par Collot, qui est selon nous 193 Dans La Transécriture, pour une théorie de l’adaptation, André Gaudreault et Thierry Groensteen (dir.), éd. cit., Marie-Claire Ropars-Wuilleumier pose la question en ces termes, qui nous semblent tout à fait justes : « Adaptation ou translation, médiation ou mutation, transécriture ou réécriture – l’afflux des termes désigne un embarras sur l’objet ; comment circonscrire le territoire d’une enquête qui doit prendre en compte, simultanément, la persistance d’une thématique et la variation du matériau ? » (p. 131)

194 Ibid., p. 136.

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l’édition illustrée dans laquelle nous sommes en présence d’une transformation minimale de

l’œuvre source, nous voyons bien, malgré les apparences, que l’illustration tend nécessairement

vers l’adaptation. A partir des illustrations de Collot, se dessine en effet, comme nous l’avons

souligné, une réécriture du texte rabelaisien qui lui fait prendre une orientation différente de celle

de l’ensemble du texte. On peut en cela imaginer une refonte du texte à partir de ces illustrations,

qui mettrait l’accent sur ce qu’elles mettent en avant, à savoir une tonalité légère et grivoise.

L’illustration opère en cela une réécriture qui agit sur le texte original, et de ce fait elle tend vers

l’adaptation.

En effet, si réécrire n’est pas un synonyme d’adapter, l’idée d’adaptation contient

nécessairement celle d’une réécriture. Ce qu’ajoute la notion d’adaptation à cette notion de

réécriture semble être l’idée d’une conversion, d’un passage d’un type d’objet à un autre type

d’objet par l’opération d’adaptation. Nous avons vu en quoi la modification du processus de

lecture tendait à faire de l’édition illustrée un objet sensiblement différent du livre sans images.

En montrant en quoi le bouleversement de l’économie du livre est à l’origine d’une œuvre

nouvelle, nous achèverons de prouver le bien fondé de notre hypothèse selon laquelle

l’illustration est, à un degré certes moindre, une forme d’adaptation.

3. La modification de l’économie de l’œuvre à l’origine d’une véritable création.

La modification de l’économie de l’œuvre est un fait capital dans le cas de l’œuvre

rabelaisienne : sa reconfiguration met en effet en évidence son caractère polymorphe et

accomplit un véritable dévoilement, une fragmentation, ou une transfiguration, selon les choix de

l’artiste. Dans le cas de la bande dessinée, le changement est relativement évident, puisque

l’image se met sur un pied d’égalité avec le texte pour prendre en charge la narration. Cependant,

comme on peut l’observer, des disparités existent dans la bande dessinée de Battaglia, si bien que

la narration est parfois prise en charge par le texte seul. On peut néanmoins noter que le passage

à la bande dessinée se manifeste plus fortement dans les trois derniers livres, si bien que l’on

peut considérer qu’il existe des « degrés » d’adaptation. Le texte en effet semble opposer des

résistances : l’artiste et les éditeurs souhaitent le conserver au plus proche de son état initial.

Avec l’adaptation des derniers livres, qui prend la forme d’une sélection de passages

d’anthologie, et ce malgré l’appauvrissement du texte original, on observe une appropriation de

Page 160: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

160

la matière rabelaisienne par le support de la bande dessinée, dont les planches vérifient alors

doublement l’assertion de Benoît Peeters dans Lire la bande dessinée195 :

On commence à l’entrevoir : l’un des traits fondamentaux de la case est son

aspect fragmentaire ou, si l’on préfère, son incomplétude. Suivant en cela Pierre

Fresnault-Deruelle, je définirai la vignette de bande dessinée comme une image « en

déséquilibre » écartelée entre celle qui la suit, mais non moins entre son désir

d’autonomie et son inscription dans le récit.

De fait, les cases de Battaglia ont un aspect fragmentaire parce qu’elles sont des éléments d’une

séquence qui aspirent néanmoins à être contemplées pour elles-mêmes, comme le montre

Peeters, mais elles ont également cet aspect du fait qu’elles opèrent une condensation du texte

qui ne va pas sans de nombreuses coupes. Bien que partagée entre une volonté de respecter le

texte et une volonté de ramasser le plus grand nombre possible de passages sur un nombre de

pages restreint, c’est à ce moment-là que la bande dessinée de Battaglia parvient le mieux à créer

son rythme propre. Un changement important s’opère en effet au cours de l’ouvrage : le texte

cède le pas à l’image, les récitatifs aux phylactères, le sérieux au comique, la sobriété à la

fantaisie : soit les sujets du Quart Livre et du Cinquième Livre s’y prêtent mieux, soit Battaglia

s’approprie peu à peu le monde de Rabelais en le modelant progressivement à sa guise. Ainsi,

aux pages 100-103, le passage du Quart Livre dans lequel Pantagruel tue la baleine,

correspondant aux chapitres XXXIII196 et XXXIIII 197, est rendu de manière extrêmement

vivante, essentiellement du fait que Battaglia s’écarte de la linéarité du texte pour représenter

l’épisode en utilisant pleinement les ressources de la bande dessinée. Ainsi, le texte tel qu’il se

présente dans la bande dessinée n’a plus grand-chose à voir avec le texte de Rabelais, et l’on

assiste à une véritable création d’un texte pour la narration en images, qui reflète la modernité de

la langue de l’artiste mais aussi des éditeurs de la bande dessinée. Nous observons par exemple,

dans l’édition française, l’expression « branle-bas de combat », qui n’existait pas au XVIe siècle,

mais surtout, de manière générale, l’expression est simplifiée, les phrases raccourcies et rendues

plus vivantes par une ponctuation abondante et l’usage important de la modalité exclamative,

195 Benoît Peeters, Lire la bande dessinée, éd. cit., p. 19-20.

196 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Quart Livre, éd. cit, chap. XXXIII : « Comment par Pantagruel feut un monstrueux Physetere apperceu prés l’isle Farouche », p. 616-617.

197 Ibid., chap. XXXIIII : « Comment par Pantagruel feut deffaict le monstrueux Physetere », p. 618-620.

Page 161: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

161

peu présente dans le texte de Rabelais. Plus encore, il est intéressant de remarquer que l’action

est fortement dramatisée, alors que dans le texte de Rabelais elle est en partie diluée dans une

glose traitant dans le chapitre XXXIII du Léviathan et d’autres monstres mythologiques, et, dans

le chapitre XXXIIII, de plusieurs figures connues pour leur art de tirer à l’arc. De fait, Battaglia

utilise l’économie de la bande dessinée pour créer du suspens et du rythme : les récitatifs de la

page 101 sont marqués par des points de suspension qui dramatisent l’action, tandis qu’il faut

tourner la page, et c’est également le cas dans l’édition italienne, pour découvrir le fin mot de

l’histoire. Prenant possession du texte de Rabelais, Battaglia en fait ainsi un objet propre à la

narration par l’image, qui confère au texte modifié en conséquence un mouvement plus

dynamique, et donc mieux adapté à l’économie narrative de la bande dessinée. De fait, il apparaît

que la narration telle que l’effectue la bande dessinée supporte mal d’être interrompue par des

pauses comme celles que l’on observe fréquemment chez Rabelais, parce qu’elle s’appuie sur la

séquentialité propre à ce medium, et donc sur un rythme de lecture rapide, qui permet au lecteur

de considérer l’action dans son ensemble en parcourant rapidement l’ensemble des vignettes.

De même que la bande dessinée crée un rythme de lecture qui lui est propre, on ne lit

pas une édition illustrée à la même vitesse et avec la même concentration par rapport au texte

qu’on ne lit une édition où seul figure le texte. Anodine en apparence, cette observation a

pourtant une grande importance, comme le souligne Anne-Marie Christin198, qui dépasse cette

observation pour poser de manière forte la concurrence qui s’établit entre texte et image dans

l’œuvre illustrée :

[La] raison d’être [de l’illustration] est d’occuper l’espace la première, de faire

gagner toujours le voir sur le lire, de dominer d’emblée cette dualité du texte et de

l’image où elle est apparue en second. Ce texte originel qui ne se souciait guère des

mises en scène où il se trouverait par la suite morcelé et interprété, qui s’adressait à ses

imagiers comme à ses autres lecteurs, le voici, par l’illustration, attiré dans un monde

neuf dont les lois ne sont plus les siennes, un monde où la volonté de dire importe

moins que le plaisir de répondre. Ici, l’autre muet, l’autre qui regarde, est devenu maître

du jeu – et du sens. »

Nous n’irons pas jusqu’à dire, avec Anne-Marie Christin, que l’image aspire à prendre la place

du texte dans l’économie de l’œuvre ; cependant, son affirmation est extrêmement juste dans le

198 Dans Anne Marie Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, éd.cit. p. 185.

Page 162: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

162

sens où elle traduit parfaitement ce jeu d’allers et retours qui s’instaure entre le voir et le lire. Ce

qui fait la réussite de l’illustration, c’est la tension qu’elle parvient à installer, la tentation qu’elle

crée chez le lecteur de regarder l’image avant le texte. Néanmoins, il ne nous semble pas que

cette tension ait pour horizon la domination de l’image sur le texte. Cela est en revanche possible

en bande dessinée, du fait de la dynamique de la planche, qui rend parfois le texte accessoire,

mais ce n’est que rarement le cas dans la bande dessinée de Battaglia. Ce qui est également très

juste dans le propos d’Anne-Marie Christin est l’affirmation selon laquelle le livre illustré répond

à des lois différentes de celles du livre tel qu’il existait avant son illustration. De fait, et c’est ce

que nous essayerons de montrer, le dialogue qui s’instaure entre texte et image impose une

lecture tout à fait différente, qui doit prendre en compte le fait que le livre illustré doit être perçu

comme un échange. Il est le produit de deux auteurs, ce que souligne particulièrement bien, dans

notre corpus, la mention des deux noms sur un pied d’égalité sur la couverture de l’ouvrage

illustré par Dubout, et sur celle de la bande dessinée de Battaglia. Cependant, il nous faut tout de

même nuancer cette affirmation, dans le sens où toute œuvre illustrée ne parvient pas à atteindre

le but fixé, si tant est que toute édition illustrée se fixe ce but : faire œuvre nouvelle, et non pas

proposer une version agrémentée de l’œuvre source. De fait, l’illustration peut très bien se

contenter de répéter le texte, ou de l’ornementer, sans proposer de dialogue nouveau, ou bien ne

pas tout à fait parvenir à instaurer ce dialogue. On peut observer cette dernière situation dans le

cas de l’édition illustrée par Collot. Trop rares et isolées par rapport au texte, puisqu’elles se

situent, de manière significative, dans un hors-texte marqué par l’absence de pagination, les

illustrations ne modifient guère l’économie de l’œuvre et n’ont guère d’impact sur le texte

rabelaisien, sinon un effet quelque peu caricatural, que nous avons déjà évoqué, alors même

qu’individuellement elles pourraient instaurer un dialogue, ne serait-ce qu’esthétique. Le

contraste est perceptible en effet entre l’esthétique de Rabelais et celle de ces huit illustrations.

Prenons l’exemple de la troisième199, représentant Pantagruel à Avignon, tenant deux femmes

dans ses bras et troussant la robe de l’une.

199Rabelais, Gargantua et Pantagruel, (Collot), T. II, éd. cit., illustration située entre la p. 24 et la p. 25.

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163

Figure 46 (Collot, Pantagruel en Avignon, hors-texte)

Rondes et délicates, les courbes du dessin font la part belle à la mise en valeur de la délicatesse

des étoffes et des corps des jeunes femmes, ce qui n’est jamais à l’œuvre chez Rabelais, où la

beauté est plutôt masculine, ou en tout cas tournée vers la mise en valeur de la vitalité du corps

Page 164: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

164

ou de la vivacité des couleurs200. On a déjà dit que Collot produisait essentiellement des images

et illustrations érotiques, et ainsi il amène son univers propre avec lui quand il s’agit d’illustrer

Rabelais. Ici le sujet se prête certes bien à représenter des jeunes femmes dévêtues, puisque le

texte mentionne ceci : « Et vint en Avignon où il ne fut troys jours qu’il ne fut amoureux, car les

femmes y jouent voluntiers du serrecropyere, par ce que c’est terre papale201 ». Cependant, le

texte et l’image s’orientent dans deux directions très différentes : si le premier en profite pour

tourner en dérision ces amours d’étudiant et glisser une pique à l’encontre de la « terre papale »

peu soucieuse de vertu, la seconde prend cette évocation comme un prétexte pour représenter

Pantagruel en galant entouré de jolies jeunes femmes, dont le déshabillage en pleine rue est

extrêmement érotique. Il ne s’agit pas là de dire que le texte est tout à fait occulté par

l’illustrateur, bien qu’il soit pour lui prétexte, et l’on remarque que l’illustration conserve de

manière détournée une part de la dérision contenue dans l’extrait de texte. Certains détails le

montrent : on voit au second plan un personnage, sans doute Epistémon, qui, l’air réprobateur, le

tire par son vêtement, tandis qu’à l’arrière-plan on voit une autre jeune fille qu’on tient par la

taille, signe peut-être du manque de vertu d’Avignon, que l’on lit chez Rabelais. Enfin, le petit

chien au premier plan, qui lèche la jambe de la jeune fille à la robe troussée, semble un clin d’œil

au chapitre XXII : « Comment Panurge feist un tour à la dame Parisianne qui ne fut poinct à son

adventage202 ». On sent donc bien qu’un dialogue commence à s’instaurer entre Rabelais et

Collot, qui répond en opposant son propre univers à l’univers rabelaisien, tout en jouant avec le

texte. Cependant, l’absence de modification de l’économie de l’œuvre tend à minimiser

l’importance de la signification des illustrations de Collot, qui semblent véritablement reléguées

dans un hors-texte, source de l’absence de cohésion de l’ensemble, et donc de l’échec de la

création d’un objet nouveau.

200 Sur l’idée d’un imaginaire masculin et sur la misogynie de Rabelais, voir François Rigolot, Les Langages de Rabelais, éd. cit., p. *9 : « Répondant à Bakhtine qui avait tenté d’absoudre le moine paillard et le compagnon débauché de leur péché d’antiféminisme en replaçant leur verve dans la « bonne » tradition carnavalesque, Wayne Booth reprenait les anciens arguments d’Abel Lefranc pour conclure, à regret, à la misogynie galopante de Rabelais. Loin de se fonder sur des épisodes isolés ou sur les propos de personnages aussi peu recommandables que Panurge, ce membre éminent de l’Ecole de Chicago prenait appui sur l’imaginaire exclusivement masculin (le rire aux dépens des femmes) qui caractérise l’ensemble de l’œuvre. […] Il faut bien reconnaître que la misogynie reste la chose la mieux partagée dans la littérature de l’époque […]. »

201 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Pantagruel, éd. cit., p. 231.

202 Ibid., p. 295-297.

Page 165: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

165

B. Quelle autonomie pour l’œuvre greffée sur le texte rabelaisien ?

Il n’est pas pertinent dans le cas de notre corpus d’affirmer l’indépendance des

œuvres secondes par rapport à l’œuvre source, du simple fait que le texte s’y trouve toujours

présent, certes sous une forme parfois altérée. Peut-être serait-il possible d’envisager le cas d’une

véritable réécriture d’un texte par l’image, de telle sorte que l’œuvre seconde éclipserait l’œuvre

première, dans le cas où l’œuvre première présenterait un intérêt moindre, ou dans le cas de la

production d’un objet radicalement neuf, c’est-à-dire dans notre cas un objet qui évincerait tout à

fait le texte pour lui substituer une création nouvelle, que cette dernière soit un ensemble

d’images seules ou une composition alliant l’image à un texte créé de toutes pièces. On pourrait

donc considérer la possibilité de création d’une bande dessinée adaptée de l’œuvre de Rabelais

qui viserait à prendre son indépendance par rapport à cette dernière en créant un texte

entièrement nouveau ou en supprimant tout à fait le texte. Pour comparaison, un cas de figure

très similaire à celui que nous décrivons existe : celui de la pièce de théâtre de Silviu Purcarete,

intitulée La Cousine de Pantagruel203, qui se présente comme un « hommage » à Rabelais. Tout

en revendiquant une certaine proximité avec le texte rabelaisien, la pièce ne l’en évince pas

moins, cherchant une manière propre d’exprimer la langue de Rabelais. On peut alors supposer

qu’il est possible, bien que sans doute peu souhaitable, d’assister à la pièce sans avoir

connaissance de l’œuvre de Rabelais. L’idée d’indépendance de cette pièce demeure néanmoins

un cas tangent, et l’on sent dans la volonté de faire hommage l’impossibilité d’utiliser le chef

d’œuvre en s’en détournant. Cependant, cela n’empêche pas la prise de liberté par rapport à ce

dernier, et le déploiement d’une certaine autonomie. Dans le cas du type d’œuvres sur lesquelles

nous nous penchons, le fait qu’elles soient de véritables créations, et non des illustrations

serviles, leur octroie une autonomie : parce qu’elles produisent une forme de discours sur

l’œuvre, et parce qu’elles s’octroient, parfois, la liberté de s’en démarquer, elles se distinguent de

l’œuvre sur laquelle elles s’appuient.

1. De la mise en images à la collaboration créatrice

Parce que la pratique de l’artiste est une pratique d’interprétation, une sorte de fiction

seconde se greffe dans certains cas sur le texte de Rabelais et le dédouble donc, comme nous

l’avons déjà évoqué. Il en résulte que l’artiste appose son monde rabelaisien sur le monde de

203 Silviu Purcarete, La Cousine de Pantagruel, première représentation le 28 mai 2003.

Page 166: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

166

Rabelais, d’où l’idée d’une collaboration, d’un dialogue. Souvent, la pratique de l’artiste agit

comme un poids sur la balance qui fait pencher le texte rabelaisien dans telle ou telle direction,

mais il arrive que les deux univers, celui de Rabelais et celui de l’artiste, se heurtent, d’où la

possibilité d’une intéressante comparaison. Le cas de l’ouvrage de Derain, comme nous l’avons

déjà évoqué, est particulièrement saisissant. Extrêmement esthétisantes, ses illustrations

contrastent d’une part avec l’opinion commune sur le rabelaisien « gaulois » et « grivois », et

d’autre part avec le texte même de Rabelais. Plus encore, il est particulièrement intéressant de

remarquer combien rares sont les images qui figurent plusieurs personnages réunis, combien plus

rares encore sont celles qui figurent une action en cours. Ainsi, Derain affirme sa volonté de ne

pas redoubler l’action telle qu’elle se déroule dans le texte : il se place précisément là où l’image

est nécessairement plus riche que n’importe quel texte, c’est-à-dire du côté du portrait ou de la

représentation de décors. Sans contredire le texte de manière tangible, par l’ajout d’éléments

extérieurs, l’illustration de Derain n’en prend pas moins sa liberté par rapport au texte, en figeant

ses personnages dans une esthétique extrêmement raffinée. Parler de contresens n’a cependant

pas grande pertinence ici, il s’agit bien plutôt d’une inflexion volontairement donnée au texte,

d’une transformation profonde de ce dernier. Elégante par ses lignes et ses couleurs, l’esthétique

adoptée par Derain sublime le livre : on peut ainsi dire que ce traitement justifie l’idée d’un

travail de collaboration entre l’auteur et l’artiste, bien que le premier ne puisse donner son

interprétation du travail de ce dernier. Il s’agit d’une illustration qui fonctionne presque à la

manière d’une enluminure : elle n’est pas narrative mais ornementale ou descriptive, et purement

illustrative dans le sens où elle vise principalement à manifester le texte, à le traduire en image et

non pas à entrer en concurrence avec lui d’un point de vue interprétatif, bien qu’une

interprétation, certes discrète, soit à l’œuvre. Il n’y a pas chez Derain de volonté de renouveler le

texte rabelaisien par un renouvellement de son sens, et pourtant il y a un désir de le faire revivre.

De fait, chez Derain, la confrontation du texte et de l’image est purement esthétique. Elle

converge vers la création d’un objet radicalement neuf, qui se distingue profondément de toute

édition du texte de Rabelais, et là se situe ce que l’on peut nommer une « collaboration ». Ainsi,

de manière tangible, l’édition illustrée résulte d’un double travail, si bien qu’ôter l’image, mais

aussi ôter le texte, revient à rompre l’unité de la création ainsi formée. Dans les autres œuvres de

notre corpus, les formes de cette collaboration peuvent différer quelque peu. On peut en effet

estimer, à juste titre, que la collaboration est plus marquée chez Battaglia, où l’objet produit est,

contrairement à l’édition illustrée, considérée comme un objet différent ; de là, l’idée de création

Page 167: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

167

en collaboration pourrait même s’effacer en faveur de l’idée que la bande dessinée n’est pas un

travail de concert, mais une création originale à partir d’une matière donnée. Effectivement, cela

pourrait être considéré si le texte de Rabelais n’était plus présent dans l’œuvre de Battaglia, mais

l’on peut toujours parler de collaboration dans le cas de ce dernier. Certes, la transformation est

plus évidente dans la bande dessinée que dans le cas de l’édition illustrée, où l’on peut presque

toujours isoler l’image du texte, mais il semble néanmoins qu’il existe, sinon un continuum, du

moins un ensemble de propriétés communes qui tendent à rapprocher ces deux objets plus qu’à

les différencier. Seule la séquentialité de l’image, en effet, sépare véritablement édition illustrée

et bande dessinée, quoique l’on ait pu voir avec Dubout que l’illustration n’est pas incompatible

avec la figuration d’une série d’images. Dans le cas de Battaglia, la bande dessinée penche du

côté de l’édition illustrée. De fait, concernant la question de la collaboration créatrice, le cas de

Battaglia est assez similaire à celui de Samivel, dans lequel on perçoit une hésitation entre un

désir de fidélité au texte qui sous-tend une déception par rapport à l’appauvrissement dû à

l’adaptation, et une volonté de renouveler le texte, de s’en écarter pour l’investir de manière

personnelle. En effet, on remarque que l’idée de collaboration créatrice s’accommode mal,

paradoxalement, d’une fidélité excessive, lorsque celle-ci prend la forme d’une redondance.

L’idée de collaboration implique en effet que les deux parties effectuent un travail

complémentaire. Dans le cas de Samivel, comme dans celui de Debeurme, la nature de la

collaboration n’est pas fixe : tantôt l’image complète le texte en l’enrichissant, tantôt elle marque

une distance, qu’il s’agisse chez Debeurme d’une distance parodique ou chez Samivel d’une

distance par rapport au fil narratif. En effet, lorsque Debeurme représente la naissance de

Gargantua204, il apporte au texte de Rabelais une image plus riche que celle que la représentation

mentale que ce dernier pouvait susciter.

204 Rabelais, Gargantua, (Debeurme), éd. cit., p. 6.

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168

Figure 47 (Debeurme, la naissance de Gargantua, p. 6)

Page 169: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

169

Saisissante, cette illustration est le signe d’une collaboration en ce qu’elle contribue à

faire du livre un objet double, qui naît d’une lecture également double. Comme nous sommes en

présence d’un texte adapté, l’importance de l’image est d’autant plus grande qu’elle est

envisagée dans la conception même du texte, et l’idée de collaboration est d’autant plus

pertinente. Lorsque l’illustration de Debeurme ne complète pas le texte en l’appuyant, elle ne

sort pas pour autant de la relation de collaboration qu’elle vise à instaurer avec le texte issu de

l’adaptation de Christian Poslaniec. De fait, si l’on considère les illustrations accompagnant les

passages consacrés à Thélème, malgré la faiblesse de certaines interprétations, on observe que

l’image pose question quant à l’interprétation du passage et, par là, réintroduit un peu de

complexité dans une œuvre qui s’avère souvent simplificatrice. Les voies de la collaboration

créatrice sont donc multiples, et l’artiste peut aussi bien chercher, par son interprétation, la

confrontation que la cohésion avec le texte pour produire une œuvre nouvelle, singulière, à

l’auctorialité double. Certes, cette collaboration se présente dans les œuvres de notre corpus à

des degrés différents : entre l’œuvre d’un Dubout, qui donne au texte des prolongements

multiples et inattendus, et celle d’un Collot qui se contente parfois d’effleurer le texte, il y a une

grande différence.

2. L’actualisation du texte rabelaisien

Lorsque nous consultons des œuvres qui retravaillent un texte ancien, une distorsion

se produit nécessairement, qui tend à amener l’œuvre dans l’époque de l’artiste qui la fait sienne.

Il faut dès lors considérer que nous ne sommes plus en présence d’un document du XVIe siècle,

mais bien d’une œuvre qui renvoie également à l’époque dans laquelle s’inscrit son auteur

second205. Plusieurs éléments peuvent permettre d’entrevoir la percée du XXe siècle dans les

œuvres de notre corpus. On peut observer ainsi que la modernisation du texte rabelaisien à

proprement parler survient rarement, sauf en ce qui concerne des détails accessoires, les tenues

des personnages, par exemple. Seule l’édition de Debeurme se distingue par une volonté de

mettre en avant des anachronismes, essentiellement à la fin de l’album, mais il semble, comme

nous l’avons vu, que ces derniers relèvent plus d’une question esthétique, ou d’une volonté

205 Voir à ce sujet : Michel Melot, Dubout, Editions Michèle Trinckvel, 1979, p. 30 : « Il faut noter aussi que le « système » Dubout absorbe ce qu’il représente. Rabelais illustré par Dubout doit beaucoup plus à Dubout qu’à Rabelais et est un document de 1931 et non du XVIe siècle. Le texte littéraire n’est qu’un prétexte à faire du Dubout ». Excessif, ce point de vue n’en montre pas moins la double appartenance de l’œuvre seconde, partagée entre l’inscription du texte dans le XVIe siècle et celle de l’image dans le XXe siècle.

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parodique, que d’un désir de transposer les éléments du texte de Rabelais dans une époque plus

rapprochée pour replacer le lecteur dans un univers familier. Lorsque nous parlerons

d’actualisation, nous évoquerons donc plutôt la manière qu’ont les artistes de faire revivre

l’œuvre, et également la volonté de rattacher le texte de Rabelais à des enjeux modernes, qui ne

sont pas toujours pertinents par rapport à l’interprétation de ce dernier. En effet, il apparaît que le

fait même que de nombreux artistes choisissent le texte de Rabelais pour support de création

témoigne du fait qu’ils le considèrent comme actuel, en quelque sorte, et l’on observe de

nombreux raccourcis quant à l’évocation de cette « actualité » de Rabelais. De fait, se multiplient

les ouvrages qui traitent de la modernité de Rabelais, utilisent des concepts modernes pour

l’étudier206 et comparent les enjeux posés par son texte aux enjeux contemporains. Par exemple,

Raoul Vaneigem207, dans Salut à Rabelais ! une lecture au présent, cherche à tirer le texte du

côté des interrogations contemporaines :

J’ai choisi dans Rabelais ce qui me paraissait de nature à nourrir une réflexion

sur notre temps et sur nous-mêmes. Il ne m’a pas semblé inutile de lui emprunter un peu

de sa lumière et de sa vivacité pour tenter d’avancer dans la nuit et le brouillard, où la

plupart de nos contemporains errent comme des ombres en peine, rabâchant les poncifs

du passé au lieu de bâtir le présent avec la ferme intention d’y vivre à loisir.

Il ne faut voir ici qu’un divertissement où s’est composée, avec ou aux dépens

de Rabelais, une mosaïque de reflets et d’échos. J’ai prélevé dans son œuvre ces

ferments de vie qui, à l’égal de certaines semences découvertes par les archéologues,

n’attendent qu’un sol fertile pour s’épanouir. Mon choix est subjectif. Il relève de mes

206 Voir François Rigolot, Les Langages de Rabelais, éd. cit., p. *2 : « D’une façon générale, aux adeptes d’une lecture transparente et sans équivoque de la fiction rabelaisienne s’opposent les partisans de l’ambiguïté et de la pluralité de l’écriture de Rabelais. Ceux-là sont prompts à lancer à ceux-ci le reproche d’être anachroniques : la duplicité consciente ou inconsciente du texte rabelaisien ne serait qu’une fiction inventée par les tenants de la post-modernité. Devant un texte aussi déroutant et qui semble nous échapper dès que nous essayons de le contenir, la question se fait donc pressante : comment interpréter le discours de Rabelais aujourd’hui sans tomber dans un anachronisme flagrant ? Faut-il laisser à l’érudition des historiens et des philologues le soin de reconstituer le sens de ce texte […] ou peut-on se servir utilement de certains concepts de notre conscience post-moderne pour tenter d’en éclairer les lignes de fuite ? » Le problème qui s’est également posé à nous, qui devons, pour notre analyse, nous rappeler que l’illustrateur intervient sur le texte de Rabelais avec à l’esprit l’apport des siècles qui se sont écoulés depuis l’écriture de ce dernier, est ici posé en des termes on ne peut plus clairs. Des rapprochements ont été faits, en effet, entre l’œuvre de Rabelais et certains romans post-modernes, qui comme ceux de Rabelais s’évertuaient à brouiller les pistes de l’interprétation. Nous nous garderons bien quant à nous d’ériger Rabelais en grand précurseur de la post-modernité, gardant à l’esprit que les questions du brouillage de l’interprétation et de la difficulté de parvenir à trouver la vérité d’un texte de manière certaine sont tout à fait d’actualité au XVIe siècle, dans l’œuvre de Rabelais comme dans d’autres écrits.

207 Raoul Vaneigem, Salut à Rabelais ! une lecture au présent, Bruxelles, Editions Complexe, 2003, p. 14-15.

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affinités électives. Puisse-t-il inciter à d’autres lectures, à d’autres interprétations, pour

autant qu’elles soient « à plus haut sens », comme le souhaitait Rabelais. Enfin, de ce

qui déplaira dans ma démarche, je ne me soucie guère, m’étant, depuis longtemps, mis

en condition de n’avoir à plaire à personne.

Les réserves qu’émet l’auteur lui-même l’indiquent : on a toutes les raisons d’être sceptique face

à une affirmation de ce type, qui se fonde sur une interprétation erronée de la lecture « à plus

hault sens208 » (Pléiade, p. 6), transformant cette dernière en une lecture dans tous les sens, qui

s’appuie moins sur le texte que sur l’imagination du lecteur qui veut y voir tel ou tel parallèle.

Or, le « plus hault sens », qui est dans Gargantua l’objet d’un développement paradoxal, voire

même contradictoire sur certains points, autour de l’idée de la présence ou non d’une matière

propre à procurer quelque savoir au lecteur, est une question majeure pour l’œuvre, et la traiter

de cette manière en l’utilisant comme justification, même en se réclamant d’une subjectivité

personnelle, est un contresens important par rapport au texte209. Dans notre corpus, Samivel,

Debeurme et Collot, à un degré certes bien moindre que ce que l’on observe dans l’ouvrage de

Vaneigem, cherchent à tirer le texte vers une interprétation qui se nourrit de conceptions trop

modernes pour s’appliquer au texte et/ou erronées du fait d’un certain regard trop spécifiquement

actuel par rapport au texte de Rabelais. Chez Debeurme en effet, comme on l’a vu, la notion de

libre arbitre210 telle qu’elle est mise en jeu dans les chapitres consacrés à Thélème, devient une

liberté totale et anarchique, une permission de tout faire. Or, cette interprétation découle d’une

208 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit., « Prologe de l’Auteur », p. 5-8.

209 A ce propos, voir Guy Demerson, l’Esthétique de Rabelais, Paris, Sedes, 1996, p. 22 : « Umberto Eco prend une image empruntée à la signalisation routière pour faire comprendre la liberté de choix interprétatif que laisse la véritable méthode allégorique : elle ne pose pas un panneau de sens unique : le lecteur ira dans le sens qui lui paraît le meilleur parmi ceux qui lui sont proposés ; le choix n’est ni prédéterminé ni laissé dans une indétermination aboutissant à l’arbitraire, il réside dans un éventail de possibles. […] Le Prologue du Gargantua ne fait donc que proposer un schéma indicatif pour guider la perception du texte ; il motive l’interprétation, il ne la cautionne pas ». Effectuer une lecture « à plus hault sens » de l’œuvre de Rabelais n’est donc pas tenter d’établir des rapports avec tout objet susceptible de manifester quelque similitude avec l’œuvre, mais bien décoder cette dernière comme s’il s’agissait d’une énigme. Si la comparaison peut ne pas être inutile et dépourvue de pertinence, il est faux de prétendre opérer par là une lecture du texte, et non, précisément, une mise en relation.

210 Voir Michael Screech, Rabelais, éd. cit., p. 250-251 : « Cette abbaye est l’abbaye de la « volonté » ; c’est aussi un monastère à l’envers, puisqu’il est consacré au bon usage de la liberté. […] Dans les chapitres consacrés à l’abbaye elle-même, il n’est pas question du libre arbitre au sens technique et théologique qu’avait ce terme dans les controverses sur la prédestination des élus au salut et des réprouvés à la damnation. […] Dans l’abbaye proprement dite, on s’intéresse à la liberté du chrétien qui a été libéré de l’esclavage et de la loi mosaïque et de tous ces devoirs religieux mutilants dont les évangéliques considéraient qu’ils les dépouillaient de leur privilège octroyé par Dieu : la liberté ».

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conception moderne, selon laquelle la liberté est justement le droit d’agir selon sa fantaisie, de

faire « ce qu’on veut211 », et non d’être maître de sa destinée. On peut ainsi penser que

l’interprétation de la devise des Thélémites est de ce fait peu évidente pour le lecteur de notre

siècle peu au fait des problématiques du XVIe siècle. Il est également possible de penser que

Debeurme, parce qu’il s’adresse à des enfants, simplifie volontairement le texte pour le rendre

plaisant et amusant. En effet, la tonalité parodique de l’illustration de Debeurme, non dépourvue

d’intérêt, peut prêter à sourire, tournant en dérision Thélème. Cependant, cette actualisation du

texte rabelaisien reste maladroite dans le sens où elle fait de Thélème un centre de vacances, un

lieu où l’ « évasion » est « garantie », et toutes ces publicités suggèrent qu’elles cherchent à

vendre Thélème à des vacanciers potentiels, alors que c’est l’ « or donné par don212 » qui est à

l’origine de Thélème dans le texte. L’actualisation, certes intéressante, crée ainsi une distorsion

du fait que le texte, quant à lui, est adapté mais non actualisé de même. Un décalage s’installe

ainsi entre le texte et l’image, qui peut entretenir une certaine confusion, bien que l’illustration

ne soit pas vouée à être subordonnée au texte, comme on l’a vu. L’actualisation du contenu du

texte est donc une entreprise risquée, qui doit, pour être bien comprise, ne pas en rester au mode

de l’allusion, comme c’est le cas chez Debeurme, dont les visées ne sont pas très intelligibles.

Chez Collot, l’actualisation est bien plus implicite, et réside notamment dans les costumes, non

pas essentiellement du fait qu’ils sont plus ou moins exacts par rapport à la manière de se vêtir

des hommes du XVIe siècle, mais parce qu’ils présentent un aspect de déguisement qui marque

la distance de l’artiste par rapport à cette époque. De fait, on note chez Collot une certaine

fétichisation du costume, qui se traduit par des étoffes extrêmement brillantes, colorées, aux plis

délicatement marqués, aux motifs parfois extravagants, comme dans le cas du collant rayé de

Panurge dans l’illustration qui le représente tentant d’embrasser la dame de Paris. De là, on

perçoit que l’artiste considère le vêtement du XVIe siècle comme un potentiel érotique, et l’on

devine le regard de l’homme du XXe siècle, en creux, dans cette manière de représenter des

costumes qui sont pour lui peu familiers, étranges et par là séduisants. Chez Samivel,

l’actualisation des objets n’a rien de systématique. Il s’agit même d’un hapax dans son

211 Rabelais, Gargantua, (Debeurme), p.43.

212 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit., chap. LIIII : « Inscription mise sus la grande porte de Thélème », p. 141-144, citation p. 144.

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illustration, que de cette image représentant des disques vinyles sur des glaciers213 pour figurer

les paroles gelées214.

213 Pantagruel d’après Rabelais, (Samivel), éd. cit., chap XVII : « Comment, en haute mer, Pantagruel entendit diverses paroles dégelées », p. 54-55, illustration p. 55.

214 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Quart Livre, éd. cit., chap. LV : « Comment en haulte mer Pantagruel ouyt diverses parolles degelées », p. 667-669, chap. LVI : « Comment entre les parolles gelées Pantagruel trouva des motz de gueule », p. 669-671.

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Figure 48 (Samivel, vyniles et paroles gelées, p. 55)

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Très intéressante, cette forme d’actualisation, contrairement à celles que l’on a observées chez

Debeurme et Collot, est un choix fort d’interprétation. Selon Samivel, les paroles gelées prennent

un sens nouveau dans le monde moderne, qui, contrairement au siècle de Rabelais, a vu

l’avènement du disque. Toute la subtilité de l’illustration de Samivel, par rapport à celle de

Debeurme, est de créer une comparaison qui se fonde sur un hasard signifiant, et non sur un

parallèle fragile et incomplet. Sans faire de Rabelais un visionnaire, Samivel montre en quoi son

œuvre peut rencontrer des échos dans le monde contemporain, de manière légère, sur le mode du

clin d’œil.

C’est de façon encore plus diffuse que le regard moderne des artistes filtre à travers

leurs illustrations, puisque c’est essentiellement le style du dessin, et non ce qu’il figure, comme

chez Debeurme, Samivel et Collot, qui donne à voir une certaine actualisation du texte

rabelaisien. Cependant, il faut noter que cette actualisation n’est finalement que peu sensible

pour nous, spectateurs familiers des esthétiques des artistes de notre siècle. On ne peut guère

qu’attester l’appropriation du texte rabelaisien par une mise en image moderne. Pour Monique

Carcaud-Macaire et Jeanne-Marie Clerc, l’actualisation est un processus présent dans toute

adaptation, du fait que l’artiste qui adapte une œuvre s’inscrit dans son temps, qui n’est pas celui

de l’objet qu’il adapte : « adapter, c’est représenter tout en signifiant et cette signification ne peut

qu’être autre du fait de l’écart entre les contextes génétiques », c’est-à-dire, comme nous

l’indique la note, les « contexte[s] de création de l’œuvre culturelle caractérisé[s] par une grande

diversité d’éléments préexistants qui viennent déterminer les formes et les représentations

propres à l’œuvre215 ». En effet, sans aller jusqu’à expliquer les similitudes des illustrations de

Samivel et de Dubout par le seul fait qu’ils s’inscrivent dans une même époque, nous trouvons

dans les données communes de leurs influences et de leur carrière une forme d’explication,

certes partielle, de l’esthétique qu’ils ont développée. Bien évidemment, comme le prouvent les

images de Collot, qui est leur contemporain mais ne leur ressemble guère par son style, l’époque

ne suffit pas à justifier la manifestation de tel ou tel style, même s’il serait également une erreur

de discréditer tout à fait l’influence des courants artistiques, pour ne pas dire, des « modes »

auxquelles est sujette la représentation picturale. De fait, dans le cas de Debeurme, il semble

qu’on puisse parler de « mode ». A comparer les images qui ornent son album à celles que l’on

215 Dans La Transécriture, pour une théorie de l’adaptation, André Gaudreault et Thierry Groensteen (dir.), éd. cit., p. 151.

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peut trouver dans les ouvrages de Benjamin Lacombe216, par exemple, on se rend compte d’un

certain nombre de traits communs, qu’il s’agisse de la rondeur des visages et de leurs traits, de la

disproportion des visages par rapport aux corps, ou encore d’un certain goût pour des

atmosphères gothiques qui empruntent moins au XIXe, par rapport auquel elles sont parfois

légèrement parodiques, qu’aux films de Tim Burton ou aux ambiances morbides de Charles

Addams. De là, il semble qu’il faille considérer ce fait de l’actualisation du texte rabelaisien par

le style de l’illustrateur avec d’infinies nuances et précautions. Certes, le regard et l’expression

modernes de l’illustrateur peuvent être signifiants, mais il ne faut pas oublier de considérer que

l’artiste s’inscrit dans son temps et que chacun de ses choix esthétiques ne sont pas

nécessairement dictés par la lecture du texte de Rabelais. Dans certains cas, la confrontation des

styles est heureuse : chez Dubout comme chez Samivel217, l’illustration rencontre le texte de

Rabelais de manière harmonieuse.

3. Le mélange des sources : influences picturales anciennes et modernes

S’intéresser aux influences des illustrateurs peut dès lors nous permettre de voir, en

plus de la dimension d’actualisation propre à leurs différents styles, les apports et peut-être les

dénominateurs communs de leurs images. Il semble en effet que la mise en images de Rabelais

s’élabore non seulement par-dessus les strates qu’ont laissées les illustrations des siècles passés,

mais également par-dessus celles des productions de certains artistes, qu’on a souvent mis en lien

avec l’univers rabelaisien. Régulièrement évoqués, Jérôme Bosch218 et Pieter Bruegel l’ancien

influencent manifestement quelques-unes des images de notre corpus. Le rapport entre ces

peintres et l’œuvre de Rabelais peut être établi principalement à deux niveaux : la manière de

216 On pense notamment à Blanche neige, texte de J. et W Grimm, illustrations de Benjamin Lacombe, Paris, Milan, 2010.

217 Les deux artistes étaient très souvent comparés, comme le souligne Yves Frémion dans Samivel, l’âme du monde, Jean-Pierre Coutaz (dir.), Paris, Editions Hoëbeke, 2007, p. 96 : « Souvent comparé à Dubout, ce qui l’énervait car son confrère avait débuté avant lui dans le genre, il avait renoncé tôt à dessiner des foules, image de marque de Dubout que, par ailleurs, il admirait beaucoup ».

218 A propos du rapport que l’on peut établir entre Dubout et ce dernier, voir Michel Melot, Dubout, Editions Michèle Trinckvel, 1979, p. 37 : « On se sent [avec Jérôme Bosch] en présence d’un mode de représentation nouveau appliqué à des idéologies qui se survivent, se désintègrent et cherchent désespérément à s’adapter à une vision du monde transformée. Là, à mon avis, doit se limiter la comparaison avec Dubout, si toutefois quelqu’un éprouve devant ses œuvres cette même sensation d’une forme qui cherche désespérément, par ses excès mêmes, et ses déformations, à recouvrir une réalité qui ne se prête plus aux codes traditionnels et basculerait dans l’insignifiant si elle n’était poussée au delà du convenable et même du supportable. »

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représenter de grandes scènes réunissant une foule de personnages et la figuration de

personnages de veine grotesque. De fait, si l’on compare un tableau tel que Le Combat de

Carnaval et Carême219 à l’une des scènes de foule que l’on peut rencontrer chez Dubout, que ce

soit dans son illustration de Gargantua ou non, ou encore au Gargantua illustré par Samivel, on

observe de nombreuses similitudes, qui ne sont pas le fruit du hasard.

Figure 49 (Pieter Bruegel l’Ancien, Le Combat de Carnaval et Carême)

Le passage dans lequel Gargantua se rend à Paris220, notamment, est l’occasion pour les deux

illustrateurs de représenter la ville et sa foule.

219 Pieter Bruegel l’Ancien, Le Combat de Carnaval et Carême, huile sur panneau de bois, 118 cm × 164,5 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne, 1559.

220 Rabelais, Œuvres complètes (Pléiade), Gargantua, éd. cit., chap. XVII : « Comment Gargantua paya sa bienvenue es Parisiens, et comment il print les grosses cloches de l’eglise nostre Dame », p. 48-50.

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Figure 50 (Dubout, Gargantua à Paris, p. 68)

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Figure 51 (Dubout, p. 69)

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Figure 52 (Samivel, Gargantua à Paris, p. 2)

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La ressemblance avec Bruegel est moins saisissante chez Samivel221, qui utilise un cadre moins

large et propose une image de la population parisienne bien moins chaotique que celle de

Dubout222 ou que celle de la foule représentée par Bruegel dans Le Combat de Carnaval et

Carême. Ainsi figurent sur ces trois images une multitude de personnages affairés à des actions

diverses, sans que l’on puisse véritablement arrêter le regard sur un endroit précis de la

composition. Certes, dans le cas de Samivel, Gargantua, placé au centre de l’image, attire le

regard et constitue un point de convergence pour la composition. Cependant, on remarque que de

nombreux détails échappent à cette construction du tableau autour du géant, et la chamboulent

dans une certaine mesure. Chez Dubout, malgré l’énorme pied qui occupe une grande partie de

l’espace, l’image, tout comme le tableau de Bruegel, distingue des petits groupes de personnages

sans qu’il y en ait un pour se détacher nettement et dessiner un premier plan qui organise la

composition. De ces figurations similaires, on retient l’idée d’un foisonnement, d’une foule

grouillante et anarchique, et il est intéressant de voir comment des artistes de deux époques

différentes peuvent nous fournir l’exemple de représentations très similaires, Dubout et Samivel

proposant ainsi une sorte d’actualisation du motif de la foule telle qu’elle apparaît chez Bruegel.

Le fait que ces deux artistes, ainsi que Doré avant eux, ait exploité le motif de la foule d’une

manière qui rappelle les compositions de Bruegel ne doit néanmoins pas être surinterprété.

Certes, cette représentation de la foule comme une masse grouillante et chaotique témoigne

d’une vision du monde, mais il ne faut pas justifier la présence de ce motif à la fois au XVIe et

dans les années 1930 par la comparaison des deux époques, qui seraient analogues du fait

qu’elles sont des temps d’agitation et de troubles. En effet, les temps de troubles sont nombreux

dans l’histoire, et une telle analogie est un raccourci simplificateur. L’influence de Bruegel se

justifie donc, selon nous, par un goût personnel des artistes, mais également par le fait que les

tableaux de cet artiste peuvent être mis en lien avec l’écriture de Rabelais, qui présente,

elle-aussi, ses temps de foisonnement chaotique, et une vision de la foule comme une masse

grouillante qui surgit à de nombreuses reprises223. Il est dès lors très intéressant de constater que

Dubout comme Samivel font figurer ces représentations de la foule à des emplacements du livre

signifiants : chez Dubout, la double page figurant la foule parisienne est certes présente au cœur

221 Gargantua d’après Rabelais, (Samivel), éd. cit., p. 2.

222 Rabelais et Dubout, Gargantua et Pantagruel, T. I, Gargantua éd. cit., p. 68-69.

223 On pense notamment au placard placé sur le portail de Thélème, ou encore aux propos des bienyvres.

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du livre, mais on la retrouve également, encadrant l’ouvrage, aux deuxième et troisième de

couverture. Chez Samivel, l’illustration se trouve en frontispice. Par-là, il semble que nos artistes

aient voulu désigner ces images comme des constituants essentiels de leur vision du monde

rabelaisien.

De la même manière, l’influence des figures grotesques de Bosch se justifie en partie

par la présence, chez Rabelais, d’une foule de monstres plus ou moins proches de l’humain.

Toutes nos œuvres, dans une certaine mesure, nous présentent de ces monstres hybrides ; même

Derain, qui se place assez à la marge de ces influences, présente des visages déformés de

manière grotesque. A ce titre, frappantes sont notamment les deuxième et troisième de

couverture de l’album de Debeurme, sur lesquelles figurent treize figures d’inspiration

grotesque, qui présentent une intéressante modernisation de cette esthétique, influencée sans

doute également par l’imaginaire relatif aux monstres humains exhibés dans des cirques ou des

foires et mis en scène dans La Monstreuse Parade224 ou encore Elephant man225.

224 Todd Browning, La Monstrueuse Parade, 1932.

225 David Lynch, Elephant Man, 1980.

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Figure 53 (Debeurme, figures grotesques, deuxième de couverture)

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Figure 54 (Debeurme, figures grotesques, garde de couleur)

On observe notamment deux hommes siamois portant cravate et skis, et l’esthétique

globale de ces double pages renvoie autant aux figures grotesques des tableaux de Bosch qu’à

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une esthétique plus moderne, que l’on retrouve dans d’autres albums de Debeurme, mais aussi

dans les travaux de Benjamin Lacombe, par exemple, et qui se caractérise par l’extrême rondeur

des visages et des corps. Cette esthétique a quelque chose de convenu, d’extrêmement

contemporain, malgré la reprise du motif ancien. Il s’agit là véritablement d’une esthétique au

second degré, d’une refonte de l’ancien qui s’accompagne d’un effet d’étrangeté qui n’est pas dû

qu’au grotesque de la même manière que dans les figures du Songe de Pantagruel, auxquelles on

ne peut manquer de les comparer, ou encore aux vignettes grotesques de Beardsley, sans doute

mieux connues de l’illustrateur. De fait, les figures grotesques de Debeurme sont étranges car

elles sont hybrides, mais elles le sont également car elles jouent sur le décalage dû à une double

inscription de ces figures, d’une part dans une tradition ancienne, celle à laquelle on peut

rattacher Bosch comme Le Songe de Pantagruel, et d’autre part dans une mise au goût du jour du

grotesque, que l’on observe dans de nombreuses productions artistiques récentes et qui relève,

dans une certaine mesure, d’un effet de mode. De là, cette double page a presque quelque chose

de parodique, ou, du moins, l’on perçoit une difficulté d’actualiser l’esthétique ancienne sans

marquer la distance à laquelle on se place par rapport à elle. Là où les figures de Desprez

semblent vivre et se mouvoir sur la page, celles de Debeurme paraissent figées dans une

artificialité qu’elles entretiennent peut-être même à dessein. Nous pouvons par exemple observer

la figure LXXXVIII et la comparer à celle qui figure, dans l’édition illustrée par Debeurme, une

femme dotée d’ailes de papillons, portant un masque de carnaval.

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Figure 55 (Le Songe de Pantagruel, figure LXXXVII)

Chez Debeurme, la composition est aisément décelable : on a d’une part ce qui relève

de l’humain, et d’autre part ce qui relève de l’animal, et, plus généralement, concernant le reste

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des treize figures, du non-humain, si bien que l’on peut trouver le référent propre à chacun des

éléments qui composent la figure grotesque. Dans le Songe de Pantagruel, au contraire, les

repères sont brouillés, et c’est sans doute ce qui fait la richesse de ces images. Il est intéressant

de voir ainsi que la figure du Songe de Pantagruel a un nez long, comparable à celui du masque

de carnaval de la figure de Debeurme, mais que ce nez se transforme en une sorte de robinet, qui

tient également de la trompe. S’il y a quelque chose de l’éléphant dans cette figure, il ne s’agit

pas pour autant d’une figure qui intègre tels quels des traits propres à l’animal, comme c’est le

cas chez Debeurme, où l’on voit par exemple une tête et une queue de renard placées sur un

corps humain. Les images grotesques de Desprez opèrent ainsi non seulement une composition,

mais complexifient l’hybridation ainsi produite par des inventions étonnantes, si bien que l’on ne

sait plus, parfois, si le corps ainsi formé relève de l’humain, de l’animal, ou encore de l’objet. Il

est en cela intéressant de comparer le traitement du nez dans les deux figures : chez Debeurme,

le masque est plaqué sur le visage que l’on suppose humain, et le grotesque relève pour une part

du déguisement, il est mis à distance. Dans la figure de Desprez au contraire, les corps semblent

disposer d’une plasticité qui les amène à connaître les déformations les plus saugrenues : ils

s’allient à l’animal, aux objets, s’enflent ou au contraire s’atrophient. L’imaginaire relatif au

grotesque n’est donc pas comparable en tous points concernant ces deux cas : du côté de

Desprez, on assiste à une mise en crise des corps, qui les fait se mouvoir de l’intérieur, pour ainsi

dire, tandis que du côté de Debeurme on observe une sorte de figement, dû à la réunion

d’éléments seulement posés les uns sur les autres. Complexe, l’utilisation d’influences picturales

anciennes ne va donc pas sans heurts, et crée parfois, au cœur de l’image, une certaine

hétérogénéité. Plus ou moins assimilées et intégrées par l’artiste à sa propre esthétique, les

références qui nourrissent l’image créent un réseau de motifs qui se connectent de près ou de loin

au texte de Rabelais.

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C. Discours et dialogue des œuvres secondes, un signe de l’autonomie de l’image ?

A ce stade de notre analyse, nous disposons d’une vue d’ensemble des différentes

œuvres de notre corpus et de leurs dispositifs. Nous sommes ainsi en mesure de définir plus

précisément les relations qui se tissent entre elles, d’après les discours sur le texte qu’elles

sous-tendent, mais aussi en observant leurs similitudes et leurs différences quant à des choix de

représentations que le texte ne justifie pas. En effet, on peut remarquer qu’elles puisent leur

inspiration à des sources communes à certaines d’entre elles, et qui ne relèvent pas de

l’illustration de l’œuvre de Rabelais, ou encore qu’elles sont potentiellement des sources

d’inspiration les unes pour les autres. De là, il apparaît que se crée entre elles un dialogue, une

forme d’intertextualité, ou du moins d’échange qui fait émerger un certain nombre de traits

communs. Nous nous interrogerons donc sur la circulation des motifs d’une œuvre à l’autre, et

pourrons peut-être émettre quelques hypothèses concernant l’influence des représentations de

l’œuvre de Rabelais entre elles.

1. La circulation des motifs et des procédés de représentation : un dialogue ?

Sans chercher à dresser un inventaire exhaustif de tous les éléments qui reviennent

fréquemment dans les œuvres de notre corpus, nous pouvons ici évoquer certaines récurrences

signifiantes. L’exemple le plus saisissant est peut-être celui de l’absence d’identification stable

des personnages, telle qu’on l’observe chez Dubout, Derain et Samivel. En effet, le lecteur ne

peut clairement identifier les personnages à leur physionomie : corps et visages changent sans

cesse, de la même manière que les vêtements, les accessoires, ou le cadre. Il s’agit là d’un

phénomène surprenant : en effet, une des caractéristiques traditionnelle de l’illustration, qu’elle

partage avec la bande dessinée, est de garantir l’identification des personnages. Or, dans les trois

ouvrages, certes dans une moindre mesure chez Samivel, on peine parfois à identifier certains

personnages, alors que l’on perçoit qu’il s’agit bien de personnages explicitement mentionnés

dans le texte. Par exemple, il ne nous est pas possible de savoir qui des gargantuistes est le

personnage représenté dans l’édition illustrée par Dubout, à la page 120226.

226 Rabelais et Dubout, Gargantua et Pantagruel, T. 1, Gargantua, éd. cit., chap. XLI : « Comment le moine fit dormir Gargantua, et de ses heures et breviaire », p. 118-121.

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Figure 56 (Dubout, personnage inidentifiable, p. 120)

On sent pourtant qu’il s’agit de l’un d’entre eux, puisque l’illustration, qui figure ce

personnage en train de dévorer une pièce de viande à pleines dents, correspond à un passage de

texte qui se trouve juste en dessous. De la même manière, le visage de Gargantua n’est jamais

fixé, alors même qu’il est le personnage principal de l’œuvre. Aux pages 117227 et 74228, nous

rencontrons deux visages différents d’un personnage qui, d’après le texte, doit être Gargantua,

mais que nous ne pouvons identifier avec certitude. Ce qui nous permet d’affirmer que les

personnages changent de visage est que, dans le cas du moine, la robe de bure et la tonsure

permettent de l’identifier malgré ses différents avatars. Chez Derain, l’identification est parfois

d’autant plus difficile que les illustrations ne présentent pas, ou très peu, de contexte qui

227 Rabelais et Dubout, Gargantua et Pantagruel, T. 1, Gargantua, éd. cit., chap. XL : « Pourquoy les moines sont refuis du monde, et pourquoy les uns ont le nez plus grand que les autres », p. 115-118

228 Ibid., chap. XXIV : « Comment Gargantua employoit le temps, quand l’air estoit pluvieux », p. 73-76.

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permette de se référer au texte. Ainsi, au chapitre XIX 229, il nous est impossible de savoir lequel

des deux personnages représentés est Thaumaste et lequel est Panurge. Non seulement les

couleurs, mais également les traits des visages et les vêtements qu’ils portent changent sans

cesse, et le lecteur ne peut que chercher à reconnaître les personnages en fonction de leur

expressions. Aux pages 114 et 115, sur lesquelles figurent deux illustrations en vis-à-vis, on peut

ainsi conjecturer que le personnage de la page de gauche est Thaumaste et celui de droite

Panurge, du fait que ce dernier effectue une grimace plaisante, alors que l’expression du visage

de l’autre personnage est relativement plus sérieuse.

Figure 57 (Derain, Thaumaste ou Panurge, p. 114)

229 Rabelais, Pantagruel, (Derain), éd. cit., chap. XIX : « Comment Panurge feist quinaud l’Angloys, qui arguoit par signe », p. 111-116.

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Figure 58 (Derain, Thaumaste ou Panurge, p. 115)

Cependant, cette affirmation ne repose sur aucun argument solide, et l’on comprend

bien, à observer l’illustration de Derain, que l’identification des personnages n’a guère

d’importance ici. A la page 113, où deux personnages qui ne peuvent guère être que Thaumaste

et Panurge, sont repésenté dans le même cadre, il nous est tout à fait impossible de déterminer

l’identité de chacun.

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Figure 59 (Derain, Thaumaste et Panurge, p. 113)

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Ce brouillage semble dès lors revêtir une signification précise dans le rapport à ce

chapitre, qui est, pour ainsi dire, la mise en scène mystificatrice d’une mystification230, ou, pour

l’exprimer plus clairement, un développement, sur le mode du non-sens, autour de la thématique

de la valeur du signe231, et de son non-sens potentiel. En effet, en figurant de manière

volontairement confuse les visages des acteurs de ce chapitre, Derain mime la confusion et le

brouillage des signes qui s’opèrent dans le texte même. Au-delà du rapport à ce chapitre, le fait

que les visages se métamorphosent reste néanmoins signifiant par rapport à l’ensemble de

l’œuvre de Rabelais, et l’on observe de nombreuses occurrences d’identifications

problématiques. Chez Samivel, l’identification des personnages, du fait de la présence quasi

systématique d’un contexte éclairant, ne pose pas de problème, mais l’on note que leurs

physionomies, tout comme chez Dubout et Derain, sont variables, cependant moins quant au

traits du visage que par l’aspect du corps. Dans Pantagruel, on voit ainsi le personnage éponyme

présenter tantôt une forte corpulence, tantôt un corps plus svelte, selon les passages : lorsqu’il

affronte Loupgarou, à la page 21232, le géant, dont le corps s’étire en longueur sur la page,

semble disposer d’une musculature de héros, tandis qu’à la page 28233, où on le voit festoyant, il

est aussi large que haut, et bedonnant.

230 Nous empruntons ce terme à François Rigolot dans Les Langages de Rabelais, éd. cit., p. *5 : selon le critique, l’écriture de Rabelais est « fertile en mystifications ».

231 A propos des dérèglements de la langue chez Rabelais, voir Michel Jeanneret, Le Défi des signes, Rabelais et la crise de l’interprétation à la Renaissance, éd. cit., p. 97 : « Le démantèlement de l’allégorie et l’évacuation des codes herméneutiques contraignants passent aussi par une autre voie. Rabelais construit des signes (ou des pseudo-signes) qui défient les méthodes traditionnelles d’interprétation, échappent au contrôle et génèrent des significations inattendues, incertaines et troublantes. Il ébauche une sémiotique sauvage qui, ouvrant sur des zones obscures, dérègle les systèmes. Pour qualifier ces données irréductibles, il utilise volontiers le terme d’estrange. »

232 Pantagruel d’après Rabelais, (Samivel), éd. cit., chap. VI : « Comment Pantagruel eut victoire des Dipsodes et des Géants », p. 18-22

233 Ibid., chap. IX : « Comment Pantagruel fit ses apprêts pour monter sur mer », p. 28-29.

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Figure 60 (Samivel, Pantagruel en héros, p. 21)

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195

Figure 61 (Samivel, Pantagruel en bon buveur, p. 28)

De façon très claire, l’aspect du personnage représenté varie donc en fonction des

actions dans lesquelles il se trouve engagé. Très signifiante, cette métamorphose constante des

personnages peut nous révéler quelque chose de l’œuvre rabelaisienne telle qu’elle est perçue par

les trois artistes : pour eux, il apparaît que l’écriture de Rabelais balaye toutes les certitudes que

l’on peut avoir sur l’identité d’une chose ou d’un être. De même, deux tendances s’opposent

quant à la figuration du gigantisme, tout aussi significatives de deux interprétations du texte que

de deux conceptions de l’illustration. Il y a d’une part les artistes qui atténuent le gigantisme,

jusqu’à ouvertement le désigner comme une donnée à entendre de manière métaphorique, et

d’autre part ceux qui font jouer à plein les possibilités de représentation que cette thématique

offre. Néanmoins, au-delà de ces deux orientations, on remarque que chez la plupart des artistes

les proportions varient selon les images, mettant une fois de plus en valeur le caractère mouvant

et variable des représentations qui accompagnent le texte de Rabelais. La ligne de force qui se

dégage de l’ensemble des images qui composent notre corpus est donc bien celle d’une

instabilité qui innerve le texte de Rabelais et l’investit d’un pouvoir de métamorphose accru. De

fait, l’instabilité s’assortit d’une déformabilité des personnages, qui présentent parfois de

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196

manière tangible une élasticité certaine234. L’illustration de Samivel qui figure Gargantua criant

pour développer ses facultés vocales235 est à ce titre particulièrement intéressante.

234 Il est possible de mettre cette observation en lien avec ce que dit Bakhtine du corps grotesque, dans L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, éd. cit., p. 315 : « le corps grotesque est un corps en mouvement. Il n’est jamais prêt ni achevé : il est toujours en état de construction, de création et lui-même construit un autre corps ; de plus, ce corps absorbe le monde et est absorbé par ce dernier ». Cette affirmation, bien qu’ayant ses limites du fait que le corps n’est pas nécessairement perçu sur le mode du grotesque dans l’œuvre de Rabelais, est tout à fait pertinente concernant la figuration du corps du géant, dont les proportions varient, semble-t-il, dans le texte comme dans les images de notre corpus. En outre, la consommation effrénée de vin et de nourriture peut effectivement être envisagée comme une tentative d’absorption du monde, et de là être mise en lien avec la déformabilité du corps du géant.

235 Gargantua d’après Rabelais, (Samivel), éd. cit., chap. XI : « Toujours la discipline de Ponocrates », p. 28-34, illustration p. 31.

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197

Figure 62 (Samivel, la déformation du cou de Gargantua, p. 31)

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En effet, le cou du personnage s’allonge de manière peu vraisemblable, comme si le

corps du géant était déformable à l’envi. Ainsi, il nous semble que l’œuvre rabelaisienne soit

sans cesse en mouvement, sans cesse en mutation ; elle est un bon exemple de ces œuvres

qu’évoque Michel Jeanneret dans Perpetuum mobile236, des œuvres mobiles par leur structure et

dont l’interprétation est incertaine et multiple. Outre cette interprétation de l’œuvre rabelaisienne

comme objet en constante métamorphose, que partageraient les trois artistes, plusieurs éléments

peuvent permettre d’expliquer cette caractéristique commune. Tout d’abord, on peut supposer

que Samivel se soit inspiré de Dubout, même à son insu, les deux artistes étant comparables sur

bien des aspects. On peut ensuite estimer que Derain privilégiait la singularité de l’image par

rapport aux codes de l’édition illustrée. Enfin, on peut penser que l’absence, dans le texte, de

portrait des personnages, ouvre la voie à la plus grande liberté de l’artiste.

Récurrente également est la représentation des visages des géants qui ressortit d’une

certaine rondeur, mais également d’une disproportion de la tête, qui paraît généralement trop

massive par rapport au corps. Il semble là qu’on doive se référer à Gustave Doré, et à sa célèbre

figuration de Pantagruel enfant, entouré de vaches, en tenant une dans chaque main237, qui est

l’une des plus célèbres représentations de l’œuvre rabelaisienne, et est par là fortement ancrée

dans les imaginaires, influençant peut-être dès lors la représentation mentale qui s’élabore à la

lecture du texte.

236 Michel Jeanneret, Perpetuum mobile, métamorphose des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, Paris, Macula, 1997, p. 6, propos d’un certain nombre d’œuvres du XVIe, et notamment celle de Rabelais : « les textes miment, par leur flexibilité, la condition même du réel tel qu’il est perçu par la science ou construit par l’imagination ».

237 Rabelais, Gargantua – Pantagruel, les cinq Livres, Tome I, Version intégrale en Français moderne, illustrations de Gustave Doré, Paris, SACELP, 1980, Pantagruel, chap. 4 : « De l’enfance de Pantagruel », p. 212-214, illustration p. 213.

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199

Figure 63 (Doré, Pantagruel enfant, p. 213)

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Or, de manière générale, les géants de Gustave Doré sont gras et joufflus, et leurs

têtes sont souvent d’une taille trop imposante par rapport au corps. En cela, les illustrations de

Samivel, Collot et Debeurme témoignent d’une reprise de cet imaginaire rabelaisien tel qu’il

s’élabore dans les illustrations de Doré. Chez Battaglia et Dubout, certaines images signalent

également, dans une moindre mesure, l’influence des représentations de l’artiste. La couverture

du Gargantua illustré par Samivel est sans doute l’une des figurations les plus saisissantes dans

leur réactualisation de l’image du géant selon Doré : doté de trois mentons, le bas du visage du

personnage éponyme forme un demi-cercle parfait.

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Figure 64 (Samivel, couverture de Gargantua)

Chez Debeurme, on peut ainsi comprendre la disproportion des visages par rapport

aux corps autrement que par le fait d’une mode très contemporaine, même si l’on retrouve

parfois cette disproportion dans d’autres productions de l’artiste. Si l’on met à part l’édition

illustrée par Derain, toutes les œuvres de notre corpus représentent les géants d’une manière qui

rappelle, à des degrés différents certes, celle de Doré. Or, dans le cas de Samivel, Collot et

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Debeurme, pour lesquels la référence à Doré est systématiquement perceptible ou presque, cela

pourrait impliquer, dans une certaine mesure, que, comme un écran, les images de Doré viennent

s’apposer sur le texte, sans que l’artiste en soit nécessairement conscient, lorsqu’il tente de se

forger une représentation mentale des personnages et des situations. La circulation des motifs a

donc un enjeu important : celui de la création d’un imaginaire qui se cristallise autour du texte

rabelaisien, et implique une perception de ce dernier qui ne va pas nécessairement de soi.

2. Se détacher des exigences du texte : autour de l’autonomie de la mise en images

Nos analyses l’ont assez montré, les artistes qui se sont attelés à la mise en image du

corpus rabelaisien ne l’ont pas fait de manière servile. Que reste-t-il, dès lors, de leur production,

si l’on met de côté le texte de Rabelais ? Quels sont les éléments qui demeurent et tendent à

s’ancrer dans les imaginaires, indépendamment de leur rapport au texte rabelaisien ? On ne peut

ici que formuler des hypothèses quant à la manière, pour l’artiste, de se démarquer par rapport au

texte et/ou d’enrichir l’œuvre de sens qu’elle ne contenait pas. Nous n’avons bien évidemment

pas la prétention de désigner les images qui seraient « dignes » de passer à la postérité, et ce

serait une erreur que de formuler un jugement de valeur pour justifier le jugement de valeur qui

est émis par tout lecteur à la réception d’une édition illustrée ou d’une adaptation en bande

dessinée de l’œuvre de Rabelais. Nous nous interrogerons donc sur les conditions de possibilité

de l’autonomie de l’illustration par rapport au texte, et nous nous demanderons quel sont ses

potentiels devenirs, hors du texte dans lequel elle s’inscrit. En effet, on peut penser, à juste titre,

que les images qui accompagnent le texte ont également leur intérêt propre une fois détachées de

ce dernier. Si l’on considère le cas de Derain, il semble qu’on puisse tout à fait lire à part les

illustrations pleine page, accompagnées de leurs légendes, qui fonctionnent comme des titres de

tableaux. De fait, de manière évidente, il apparaît que plus le lien est lâche par rapport à la

narration, plus l’image semble avoir de liberté en dehors de son rapport au texte. En effet, ce qui

empêche d’affirmer l’autonomie de l’illustration est essentiellement le fait que lorsqu’elle

représente, sans légende, un épisode du texte, elle peut ne pas être intelligible en l’absence de

celui-ci. Sans même priver le spectateur de sa capacité à comprendre l’image, le fait de l’isoler

du texte peut tout simplement appauvrir la signification de l’image, ce qui nous amène à affirmer

que l’illustration est le plus souvent dépendante du texte. L’affirmation selon laquelle

l’illustration vaut également pour elle-même hors de son contexte, qui semble intuitivement juste

au vu de la qualité artistique des productions de nos artistes, revient dès lors à méconnaître la

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203

richesse du lien qui s’établit dans la lecture conjointe des deux media. En effet, l’illustration est

une création à part entière dans le sens où elle fait du livre un objet nouveau, au propos

sensiblement différent de celui que produit le texte seul. En cela, il est faux de lui prêter un statut

purement décoratif ou une redondance inhérente à sa pratique en prenant pour argument sa

dépendance par rapport au texte, car c’est dans le lien à ce dernier que l’illustration déploie sa

signification.

Le cas de la bande dessinée est sensiblement différent : cette dernière dispose d’une

autonomie pleine et entière, et point n’est besoin de lire Rabelais dans le texte pour la

comprendre238. Néanmoins, on peut estimer que les images de la bande dessinée, comme

l’illustration, sont susceptibles de prendre plus de sens aux yeux du lecteur, si ce dernier a une

connaissance préalable du corpus rabelaisien. Même si l’on choisit un passage dans lequel

l’auteur a choisi de rester près du texte, on remarque en effet la présence d’un implicite qui peut

n’être perçu que par le lecteur du texte original. Par exemple, nous pouvons observer que le

passage qui décrit l’éducation délivrée par Ponocrates dans l’œuvre originale présente nombre

d’enjeux que la bande dessinée manifeste de manière peu perceptible pour le lecteur qui ne

connaît pas le Gargantua.

238 Selon Battaglia, l’adaptation n’était pas non plus un moyen efficace d’inviter son lecteur à faire retour sur le texte original. Autosuffisante, la bande dessinée ne se contente pas de donner un aperçu du texte source, elle est son propre texte original.

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Figure 65 (Battaglia, l’emploi du temps de Gargantua avec Ponocrates, p. 29)

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De fait, malgré l’aspect condensé de la page, qui multiplie les figures sur un espace

restreint, on ne perçoit que peu la surcharge de l’emploi du temps du jeune géant. Plus encore, du

fait de la recomposition de l’œuvre, ce passage ne suit pas immédiatement l’évocation de

l’emploi du temps de Gargantua avec ses précepteurs sophistes, si bien que le contraste est dilué

par l’éloignement des figurations de ces deux modes d’apprentissage. De là, il semble que la

bande dessinée présente un sous-texte important mais néanmoins peu accessible pour qui ne

connaît pas l’œuvre originale. Aux yeux de ce dernier, la bande dessinée présente une richesse

bien moindre, et l’on en vient à penser que faire de cette œuvre une œuvre indépendante,

paradoxalement, la dessert. Ce n’est donc pas par le fait d’une pleine autonomie, ou d’une

indépendance, que nos mises en images acquièrent un statut de création à part entière, même si

certaines affirment une part de liberté importante par rapport au texte. Il semble bien plutôt, en

effet, que l’illustration ou l’adaptation en bande dessinée font œuvre lorsqu’elles apportent au

texte rabelaisien une vision singulière et capable de se placer de manière originale dans un

rapport au texte, tout en développant leur propre cohérence interne.

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206

Conclusion

Au cours de ce développement, nous avons ainsi pu balayer de nombreux enjeux de

l’illustration comme de l’adaptation et à les mettre en lien avec des considérations propres à

l’œuvre de Rabelais. Nous nous posions un certain nombre de questions, ayant trait aux relations

qui se créent entre l’œuvre seconde et l’œuvre première, au statut de la création seconde, au

rapport entre illustration et adaptation, mais aussi à l’éclairage porté par la mise en image sur

l’œuvre originale. Il nous est apparu que nos observations doivent s’adapter à des réalités qui,

même lorsqu’on les regroupe sous une même catégorie, celle de l’œuvre illustrée, sont en vérité

variées au point de susciter des commentaires très différents. A l’inverse, la distinction que l’on

appuie généralement entre livre illustré et bande dessinée nous est apparue comme une prise de

position désireuse d’affirmer, pour valoriser ce medium, la spécificité de la bande dessinée. Or, si

nous ne remettons pas en question cette spécificité, il nous semble que ce medium, surtout dans

le cas de l’adaptation d’un texte préexistant, peut tout à fait présenter des enjeux et des mises en

pages très similaires à ceux du livre illustré. Plus encore, il nous est apparu que si la bande

dessinée peut esquisser un mouvement en direction de l’œuvre illustrée, à l’inverse, cette

similitude que les deux supports présentent est également due au fait que le livre illustré relève

dans certains cas, tout comme la bande dessinée, d’un processus adaptatif. En effet, et c’était là

l’un des temps forts de notre développement, nous avons montré en quoi la modification de

l’économie de l’œuvre, que peut impliquer une illustration qui cherche véritablement à s’insérer

dans le texte, est signe d’un changement de support qui, partant, génère une lecture très

différente de celle du livre dépourvu d’images. De là, nous avons pu ébaucher, sinon une

classification, du moins quelques distinctions au sein de notre corpus. En effet, l’édition illustrée

par Collot nous est apparue comme profondément différente des autres œuvres de notre corpus

dans le sens où, malgré une insertion parfois abrupte de l’image au cœur du texte, elle ne modifie

pas sensiblement la lecture que l’on peut faire de ce dernier, et demeure en marge, ne créant pas

de véritable collaboration qui permette de faire surgir un objet nouveau. A l’opposé, les éditions

illustrées par Dubout et Derain, pour des raisons différentes, ont réussi à s’immiscer dans le texte

pour transformer son support et désigner l’objet ainsi produit comme une création nouvelle. Lire

les romans de Rabelais, et lire l’édition illustrée par Dubout ou par Derain n’en en cela pas tout à

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fait la même chose, non seulement du fait que le regard doit balayer le texte et l’image par des

allers et retours constants, mais aussi parce que le lecteur ne perçoit pas le livre illustré comme

un livre agrémenté d’images, mais bien comme une création double. Partant, ce jeu d’allers et

retours se pose comme le signe d’une attention portée vers deux créations. Les cas de Samivel et

de Debeurme nous ont dès lors parus différents du fait de la transformation du texte, mais aussi

du statut de l’image. En effet, la question de l’adaptation du texte a fait naître une réflexion sur

l’appauvrissement qui nous a conduit à affirmer la réalité de ce dernier, malgré quelques

inventions intéressantes, du fait de la sélection et de ses conséquences en termes tant de contenu

que de style. Concernant l’édition illustrée par Debeurme, nous avons pu constater que l’unité de

l’album, visée par le changement de format, n’était pas tout à fait réalisée du fait d’une tension,

d’un décalage entre texte et image. Si l’on perçoit bien, encore plus que dans les cas de Dubout

ou Derain, la transformation profonde de l’œuvre source et de sa lecture, le fait que l’œuvre soit

une création double est moins perceptible et le dialogue entre le texte et l’image est atténué par

un calibrage qui aplanit les deux media. Au-delà de cette harmonisation de façade, sont

néanmoins perceptibles des tensions entre le texte et l’image, qui, bien que se mêlant dans une

mise en page harmonieuse, ne parviennent ni tout à fait à s’accorder, ni tout à fait à s’opposer. Le

cas de Samivel, bien que semblable en apparence, ne l’est pas. Plus intérieure, l’adaptation du

texte pose encore plus que dans l’édition illustrée par Debeurme la question de

l’appauvrissement. Cependant, et c’est là que l’édition illustrée par Samivel se rapproche de

l’affirmation d’une création double telle qu’elle est présente chez Dubout, Derain et Battaglia, on

remarque que l’image cherche à compenser les faiblesses de l’adaptation, qu’elle fait retour vers

le texte original, qu’elle cherche parfois à s’écarter du texte pour s’en émanciper. A l’inverse, on

observe que l’illustration résiste à cette émancipation, notamment par la présence fréquente de

légendes qui l’arriment au texte. De là, la position de Samivel est particulièrement complexe. De

façon assez similaire, on se trouve, face à la bande dessinée de Battaglia, en présence d’une

œuvre qui hésite quant à la distance à laquelle se trouver par rapport à l’œuvre source. De là, il

nous semble pertinent de conclure en affirmant la capacité de l’illustration à transformer l’œuvre

source pour en faire, au même titre que dans la bande dessinée, un livre nouveau ; néanmoins, il

nous faut également considérer le fait que ce n’est pas la place que l’on assigne

traditionnellement à l’illustration, et que bien des mises en images se situent à la marge du texte.

Le bouleversement de l’économie et le changement de statut de l’œuvre source ne

sont pas les seules transformations opérées par la mise en images. A un niveau plus profond,

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208

l’image comme interprétation peut délivrer au lecteur des éléments mais aussi des significations

que le texte n’a pas ou qu’il contient à l’état de potentialités. Dans notre développement, ce point

a été un des axes forts de notre réflexion, puisque nous aspirions à démontrer que l’image fait

sens de la même manière que le texte, et qu’elle peut orienter ce dernier dans la direction qu’elle

choisit. Et de fait, nos analyses nous ont conduit à affirmer que l’image peut effectuer une

torsion du texte, sur le mode du contresens comme sur celui de l’interprétation fermée, qui

sélectionne un sens possible pour ne conserver que lui. Par là, nous avons constaté diverses

situations dans les œuvres de notre corpus, correspondant à diverses manières d’infléchir le texte

et à divers degrés de torsion du texte. En plus ces considérations qui se placent du point de vue

de l’action de l’image sur le texte, nous avons également pu comprendre en quoi l’œuvre de

Rabelais se présente comme une matière intéressante pour la mise en image, et, plus largement,

pour toutes les pratiques qui pourraient sur greffer sur le texte source. De fait, l’œuvre de

Rabelais n’est pas seulement une œuvre aux interprétations multiples, elle est une œuvre qui joue

sur le trop plein de sens et qui adopte souvent l’apparence de l’énigme pour inviter le lecteur à

trouver une clef dont l’existence n’est pas toujours certaine. Relançant sans cesse

l’interprétation, le texte rabelaisien engendre ses réécritures dans une certaine mesure, du fait que

son mystère n’est pas, ne peut, et ne veut pas être éclairci. Comme le dit, de manière très belle,

Michel Jeanneret dans la conclusion de son ouvrage intitulé Le Défi des signes239, l’œuvre de

Rabelais en appelle implicitement à une postérité :

Se joue ainsi le devenir de l’œuvre. L’excédent des sens possibles fait de la

lecture une opération sans fin – recherche d’une totalisation irréalisable, défi permanent

qui maintient vivante la productivité du texte. Mon livre, dit Rabelais, est un « tonneau

inexpuisible. Il a source vive et vène perpétuelle ». Et il ajoute : « Tel estoit le breuvaige

contenu dans la couppe de Tantalus. » La coupe déborde, toujours pleine et toujours

inaccessible. Reste le désir.

De manière concrète, nos œuvres semblent répondre à l’appel du texte rabelaisien en

matérialisant l’acte d’interprétation tel qu’il se joue à la lecture du texte. Expérience heuristique

du point de vue de l’artiste comme du lecteur, l’image qui se crée à partir du texte rabelaisien

permet au lecteur de voir une interprétation en œuvre, se dérouler sous ses yeux. Si cela peut

avoir pour conséquence de réduire l’interprétation du texte au choix d’interprétation opéré par

239 Michel Jeanneret, Le Défi des signes, Rabelais et la crise d l’interprétation à la Renaissance, éd. cit., p. 201.

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l’artiste, il n’en demeure pas moins qu’observer le résultat, sous forme de création, d’un

processus interprétatif, est extrêmement éclairant et stimulant pour la lecture. L’idée de désir, en

outre, nous semble tout à fait pertinente pour qualifier le rapport de l’artiste au texte de Rabelais.

Parce que ce dernier se présente dans une certaine mesure comme une énigme, ou du moins

comme une gageure interprétative, la motivation de l’artiste à le mettre en image peut être de se

heurter à la prolifération des sens. Plus encore, parce que l’œuvre est l’un des monuments de la

littérature, l’artiste peut voir par là l’occasion de se confronter à la difficulté de faire œuvre

nouvelle à partir d’un objet dont l’apparente perfection pose problème. Il y a sans doute, en effet,

dans le désir de mettre en image le texte de Rabelais, la volonté de parvenir à s’en démarquer

pour le concurrencer. Ainsi, la mise en image travaille l’écart, que ce soit par son style, par les

objets qu’elle choisit de figurer ou par la posture qu’elle adopte par rapport au texte, qui peut en

ce qui concerne notre corpus être irrévérencieuse, dans le cas de Dubout, ou encore parodique,

dans le cas de Samivel. Nous avons vu dans cet écart l’un des facteurs de l’émancipation de

l’œuvre seconde par rapport à l’œuvre source, mais il nous a semblé cependant qu’il ne s’agissait

pas pour autant d’une garantie d’autonomie de l’image, et encore moins d’indépendance.

L’image du livre illustré ne peut en effet véritablement exister seule, bien qu’elle

puisse disposer d’un intérêt artistique certain indépendamment de sa relation à un texte. Cela

s’explique facilement par le fait que l’image tire sa signification d’une relation, d’une

collaboration. C’est parce pour cette raison même que la bande dessinée redistribue la prise en

charge de la narration entre le texte et l’image, et qu’elle peut ainsi affirmer son indépendance

par rapport à l’œuvre source, avec cependant certaines limites. Il ne faut cependant pas ignorer

que l’illustration tend parfois à faire oublier qu’elle est une image arrimée à un texte, et de fait,

elle n’est pas déconnectée d’un réseau de signification second, qui relaie un imaginaire relatif au

texte de Rabelais. C’est peut-être par là aussi que, malgré la dépendance vis-à-vis de l’œuvre

première, l’œuvre seconde s’affirme comme une création à part entière, capable de marquer les

esprits. Disposant de leurs moyens propres, les images de nos œuvres manifestent leur

singularité, leur capacité à frapper l’imagination du lecteur et même à mettre le texte en crise.

Elles ne peuvent exister que dans le lien à l’œuvre de Rabelais, mais elles s’en émancipent par la

liberté de leur regard comme par les liens qu’elles créent, en dehors de la référence au texte

rabelaisien, avec tout ce qui les inspire par ailleurs. De cette circulation complexe émerge

souvent un dialogue étonnant.

Page 210: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

210

Bibliographie

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FOUGERE, MARIE-ANGE, Le Rire de Rabelais au XIXe siècle, histoire d’un malentendu, Dijon,

Editions universitaires de Dijon, 2009.

GRAY, FLOYD, Rabelais et le comique du discontinu, Paris, Champion, 1994.

JEANNERET, M ICHEL, Le Défi des signes, Rabelais et la crise de l’interprétation à la

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RIGOLOT, FRANÇOIS, Les Langages de Rabelais, 1972, Genève, Droz, 1996.

SCREECH, MICHAEL, Rabelais, 1979, Paris, Gallimard, 1992.

SMITH , PAUL J. (DIR.), Editer et traduire Rabelais à travers les âges, Amsterdam – Atlanta,

Editions Rodopi, 1997.

TOURNON, ANDRE, « En Sens agile », les acrobaties de l’esprit selon Rabelais, Paris, Champion,

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VANEGHEIM, RAOUL, Salut à Rabelais ! une lecture au présent, Bruxelles, Editions Complexe,

2003.

Page 212: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

212

Sur l’illustration

CARACCIOLO, MARIA-TERESA et LE MEN, Ségolène, L’illustration, Essais d’iconographie, Actes

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CHAPON, FRANÇOIS, Le Peintre et le livre, l’âge d’or du livre illustré en France 1870-1970,

Paris, Flammarion, 1987.

CHRISTIN, ANNE-MARIE, L’Image écrite ou la déraison graphique, Flammarion, Paris, 1995.

Durand, Marion et Bertrand, Gérard, L’Image dans le livre pour enfants, Paris, L’Ecole des

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KAENEL, PHILIPPE, Le Métier d’illustrateur 1830-1880, Rodolphe Töpffer, J. J. Grandville,

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MELOT, M ICHEL, L’Illustration, histoire d’un art, Genève, Editions d’Art Albert Skira S.A.,

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SCHAPIRO, MEYER, Les Mots et les Images, Paris, Macula, 2000.

VEDRINE, HELENE (DIR.), Le Livre illustré européen au tournant des XIXe et XXe siècles, actes du

colloque international de Mulhouse, 13-14 juin 2003, Paris, Editions Kimé, 2005.

Sur la bande dessinée

BARON-CARVAIS, ANNIE, La Bande dessinée, Paris, P.U.F., coll. Que sais-je ?, 2007.

EISNER, WILL , le Récit graphique, narration et bande dessinée, Vertige Graphic, 1995.

EISNER, WILL , La Bande dessinée, art séquentiel, Vertige Graphic, 1995.

GROENSTEEN, THIERRY, Un Objet culturel non identifié, Angoulême, Editions de l’An 2, 2006.

MITTERRAND, ODETTE (DIR.), L’Histoire… par la bande, bande dessinée, Histoire et pédagogie,

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MORGAN, HARRY, Principes des littératures dessinées, Angoulême, Editions de l’An 2, 2003.

PEETERS, BENOIT, Lire la bande dessinée, 1998, PARIS, FLAMMARION , 2002.

PEETERS, BENOIT, La Bande dessinée, Paris, Flammarion, 1993.

Page 213: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

213

Sur les artistes du corpus

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Battaglia, une monographie, (collectif), St Egrève, Mosquito, 2006.

BEAUMONT-MAILLET , LAURE et FOUCAUD, JEAN-FRANÇOIS (DIR.), Albert Dubout, le Fou

dessinant, Paris, Bibliothèque nationale de France / Hoëbeke, 2006.

Carton, les cahiers du dessin d’humour, 1975, n°3, Grenoble, Glénat. (numéro consacré à

Dubout)

COUTAZ, JEAN-PIERRE (DIR.), Samivel, l’âme du monde, Paris, Editions Hoëbeke, 2007.

LABRUSSE, REMI et MUNCK, JACQUELINE (DIR.), Matisse-Derain, la Vérité du fauvisme, Paris,

Editions Hazan, 2005.

MELOT, M ICHEL, Dubout, Paris, Editions Michèle Trinckvel, 1979.

Page 214: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

214

Table des matières

Remerciements : .............................................................................................................................. 2

Introduction ..................................................................................................................................... 3

I. L’œuvre de l’interprétation : la mise en images d’une lecture .............................................. 14

A. Sélection .......................................................................................................................... 15

1. Les objets de l’illustration : épisodes de l’œuvre, portraits, décors, ornements ......... 16

2. La représentation des personnages : le règne de la libre interprétation ...................... 21

3. Sélection et appauvrissement de l’œuvre .................................................................... 30

B. Modulation ...................................................................................................................... 39

1. Fonctions et place des images : des possibilités multiples d’infléchir le texte ........... 39

2. Une lecture dirigée ou dérangée ? ............................................................................... 49

3. Parodie et caricature du rabelaisien ............................................................................. 61

C. Vision et esthétique personnelles de l’artiste .................................................................. 80

1. Styles : l’artiste et l’écriture de Rabelais ..................................................................... 80

2. Le vœu de fidélité : une gageure ? .............................................................................. 89

II. Du texte à l’image : apports et transformations ..................................................................... 95

A. Correspondances, transpositions ..................................................................................... 95

1. Y a-t-il de l’ « irreprésentable » ? ............................................................................... 95

2. Deux modes d’expression mis en parallèle ................................................................. 99

3. Description, narration, image .................................................................................... 104

4. Lorsque le texte fait image ........................................................................................ 112

B. L’épaisseur du texte rabelaisien : un obstacle pour l’illustrateur ? ............................... 116

1. Ce que l’image peut dévoiler .................................................................................... 116

Page 215: Mémoire m2 Anne-laure Marandin

215

2. Travail de la complémentarité ................................................................................... 123

C. Hétérogénéité du texte et de l’image : comment l’illustration peut-elle s’intégrer au texte, faire corps avec lui ? ...................................................................................................... 132

1. Types d’illustrations et intégration de l’image au texte ............................................ 132

2. Le texte se plie à l’image : modifications textuelles et économie de l’œuvre finale 139

III. OU L’IMAGE OUTREPASSE LE TEXTE : UNE CREATION SECONDE. ................ 145

A. Une création seconde ? ................................................................................................. 146

1. Un dépassement du texte rabelaisien ? ...................................................................... 147

2. Les enjeux de l’adaptation et de l’illustration ........................................................... 157

3. La modification de l’économie de l’œuvre à l’origine d’une véritable création. ...... 159

B. Quelle autonomie pour l’œuvre greffée sur le texte rabelaisien ? ................................ 165

1. De la mise en images à la collaboration créatrice ..................................................... 165

2. L’actualisation du texte rabelaisien ........................................................................... 169

3. Le mélange des sources : influences picturales anciennes et modernes ................... 176

C. Discours et dialogue des œuvres secondes, un signe de l’autonomie de l’image ? ...... 188

1. La circulation des motifs et des procédés de représentation : un dialogue ? ............ 188

2. Se détacher des exigences du texte : autour de l’autonomie de la mise en images ... 202

Conclusion ................................................................................................................................... 206

Bibliographie ............................................................................................................................... 210

Table des matières ....................................................................................................................... 214