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La m´ ethode des indivisibles au XVII e si` ecle La m´ ethode des indivisibles au XVII e si ` ecle Marine Bedon et Gautier Marti Table des mati` eres 1 La m´ ethode des indivisibles dans l’histoire : naissance, d´ eploiement et post´ erit´ e 2 1.1 De la m´ ethode d’exhaustion d’Archim` ede aux d´ ebuts de la m´ ethode des indivisibles de Kepler . . 2 1.1.1 Archim` ede et Euclide ...................................... 2 1.1.2 D’Archim` ede ` a Kepler ...................................... 3 1.2 Le d´ eveloppement au XVII e si` ecle par Cavalieri et Roberval ..................... 4 1.2.1 Gilles Personne de Roberval (1602-1675) et Bonaventura Francesco Cavalieri (1598-1647) 4 1.2.2 Deux m´ ethodes diff´ erentes ? ................................... 5 1.3 Pr´ emices du calcul infinit´ esimal ..................................... 7 1.3.1 Transformation de la m´ ethode des indivisibles au fil des ann´ ees ............... 7 1.3.2 L’utilisation de la tangente pour approximer : naissance de l’int´ egrale curviligne ..... 8 1.3.3 Changement de variable, int´ egration double et triple ..................... 9 1.3.4 Int´ egration par parties ...................................... 10 2 Utilisation de la m´ ethode par Roberval 11 2.1 De la pr´ esentation qu’en fait Roberval dans son Trait´ e des Indivisibles ............... 11 2.2 De la proportion de la circonf´ erence du cercle ` a son diam` etre .................... 16 2.3 De la figure courbe ´ egale au quarr´ e ................................... 17 2.4 De l’aire de la parabole ......................................... 18 3 La controverse 19 3.1 Vers l’infini et au-del` a .......................................... 19 3.1.1 Aristote, Platon, et la querelle sur l’infini et les lignes ins´ ecables .............. 19 3.2 Des origines des critiques ........................................ 23 3.2.1 Les paradoxes de l’infini : Z´ enon d’El´ ee (-480, -420) ..................... 23 3.2.2 Les scolastiques .......................................... 24 3.3 Le chant du cygne des indivisibles ................................... 25 Marine Bedon et Gautier Marti 1

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La methode des indivisibles au XVIIe siecle

La methode des indivisibles au XVIIe siecle

Marine Bedon et Gautier Marti

Table des matieres

1 La methode des indivisibles dans l’histoire : naissance, deploiement et posterite 21.1 De la methode d’exhaustion d’Archimede aux debuts de la methode des indivisibles de Kepler . . 2

1.1.1 Archimede et Euclide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21.1.2 D’Archimede a Kepler . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

1.2 Le developpement au XVIIe siecle par Cavalieri et Roberval . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41.2.1 Gilles Personne de Roberval (1602-1675) et Bonaventura Francesco Cavalieri (1598-1647) 41.2.2 Deux methodes differentes ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

1.3 Premices du calcul infinitesimal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71.3.1 Transformation de la methode des indivisibles au fil des annees . . . . . . . . . . . . . . . 71.3.2 L’utilisation de la tangente pour approximer : naissance de l’integrale curviligne . . . . . 81.3.3 Changement de variable, integration double et triple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91.3.4 Integration par parties . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10

2 Utilisation de la methode par Roberval 112.1 De la presentation qu’en fait Roberval dans son Traite des Indivisibles . . . . . . . . . . . . . . . 112.2 De la proportion de la circonference du cercle a son diametre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162.3 De la figure courbe egale au quarre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172.4 De l’aire de la parabole . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18

3 La controverse 193.1 Vers l’infini et au-dela . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19

3.1.1 Aristote, Platon, et la querelle sur l’infini et les lignes insecables . . . . . . . . . . . . . . 193.2 Des origines des critiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23

3.2.1 Les paradoxes de l’infini : Zenon d’Elee (-480, -420) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233.2.2 Les scolastiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24

3.3 Le chant du cygne des indivisibles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25

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La methode des indivisibles au XVIIe siecle

1 La methode des indivisibles dans l’histoire : naissance, deploie-ment et posterite

1.1 De la methode d’exhaustion d’Archimede aux debuts de la methode des in-divisibles de Kepler

La methode des indivisibles ne naıt pas ex nihilo au XVIIe siecle. Elle est, comme la plupart des decouvertesmathematiques, le resultat d’une longue maturation, qui a connu ses premices dans l’Antiquite grecque. Eneffet, Euclide et Archimede sont souvent designes comme, si ce n’est les fondateurs, du moins les precurseurs,de la methode des indivisibles, et, plus encore, du calcul infinitesimal. Alors que dans l’Antiquite grecque onemploie le terme d’infini non sans frilosite, comment ces deux grands mathematiciens peuvent-ils avoir inaugureune methode reposant sur un usage permanent et decomplexe de ce terme ?

1.1.1 Archimede et Euclide

Euclide (-325, -265), tout d’abord, a approche des idees qui seront reprises des la Renaissance avec sa theorie

du continu et sa theorie des grandeurs. Dans ses Elements (-300), il montre que la continuite d’une grandeurgeometrique ne peut evidemment pas etre epuisee par les nombres, c’est-a-dire par les entiers, ni meme parl’ajout des fractions. C’est alors a cette epoque qu’apparaissent les irrationnels, et leur prise en compte parla raison mathematicienne donne de nouveaux reperes arithmetiques sur la droite geometrique. Ainsi, Euclideavance dans ce contexte sa theorie sur la continuite : une grandeur a peut toujours etre consideree comme lemultiple d’une unite ε, ce qui revient a dire que les nombres ne sont pas des entites fixes, mais des reperesindefiniment variables seulement definis par leurs rapports entre eux. Cette consideration que met au jourEuclide sera tres importante dans la methode des indivisibles, ou il s’agira toujours d’evaluer des rapports degrandeurs.

Des lors, mettre deux grandeurs en rapport, c’est dire que chacune d’elle peut etre multipliee par une autregrandeur qui lui permette ainsi de surpasser la premiere avec laquelle elle est en rapport. Cela se note donc :si a < b, il est toujours possible que ma > b. C’est ce qu’on a, par ailleurs, appele axiome d’Archimede.Cette extension implicite de la notion de nombre, mais par le biais de la geometrie, est assuree par un critered’incommensurabilite, interne a l’ensemble des grandeurs. Precisons que deux quantites sont incommensurablessi, quelle que soit la difference entre la plus grande et un multiple de la plus petite, elle n’egale jamais la differencequi la precede. Plus encore, pour Euclide, il existe une infinite de nombres premiers. Il prenait l’exemple d’unedefinition de δε comme le plus grand des nombres premiers, suivie d’une demonstration que δε n’existe pas caril existe un nombre premier plus grand encore. Dans ses Elements, il demontre que de trois nombres premiersdistincts peut se deduire un quatrieme. La demonstration se generalise immediatement a toute enumerationfinie de nombres premiers. Il deduit alors que les nombres premiers sont en nombre plus important que toutequantite finie. L’infini mis en evidence par cette preuve est neanmoins un « infini potentiel », et pas un infinimanipulable dans toutes les demonstrations comme le feront les mathematiciens du XVIIe avec la methode desindivisibles ou plus tard avec le calcul infinitesimal.

Mais la plus grande contribution aujourd’hui attestee fut celle d’Archimede (-287, -212). En effet, il offre dansplusieurs de ses traites les premieres methodes rigoureuses pour des calculs d’aires ou de volumes. Abordonsdeux textes centraux : le traite de La quadrature de la parabole, et le traite de la Methode. La quadrature dela parabole est important, c’est le premier traite pour lequel nous possedons des indications sur le mode dedecouverte des demonstrations. Pendant longtemps, nous avons cru que les Anciens ne nous avaient livre quela partie « synthese » de leurs travaux, et nous n’avions aucune idee des methodes d’analyse qui leur avaientpermis d’acceder aux resultats demontres. Archimede cherche alors a determiner une surface parabolique P .Il montre a cet effet que la somme des surfaces des triangles inscrits I, plus petite que P , est egale a uneprogression geometrique de raison 1

4 , et qu’augmentee du quart du plus petit triangle, elle est egale aux 43 du

plus grand S, qui, lui, est determine. Or, la difference S−I pouvant etre reduite a volonte, S n’est ni plus grandni plus petit que P . Donc S = P . Cette demonstration, longue et celebre procede par encadrement de la surfacecherchee qui, finalement, est reduite a son butoir superieur. On parle de double raisonnement par l’absurde, carArchimede montre que I ne peut pas etre superieur a P sans aboutir a une contradiction, puis que I ne peutpas etre inferieur a P sans aboutir non plus a une contradiction, donc I = P .

Un mathematicien du XVIIe siecle, Gregoire de Saint-Vincent, appellera cette methode « methode par ex-haustion », qui, litteralement, signifie methode par epuisement. Le principe de la methode d’Archimede consisteen effet a epuiser la parabole en l’encadrant entre des figures inscrites et circonscrites de meme espece termineespar des lignes droites (triangles, carres ou rectangles), puis a demontrer, par double reduction a l’absurde :

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La methode des indivisibles au XVIIe siecle

Figure 1 – Technique d’encadrement de l’aire sous la parabole

« que la quantite inconnue que l’on compare est mitoyenne entre la figure inscrite et circonscrite et que la figureinscrite et circonscrite different l’une de l’autre d’une quantite moindre que toute quantite proposee. Et a plusforte raison, l’inscrite ou circonscrite differe de la mitoyenne d’une quantite moindre que toute quantite propo-see. » (La quadrature de la parabole). Pourtant, jamais il n’y a a proprement parler de passage a la limite, jamaisnon plus la somme des triangles inscrits n’est donnee comme tendant a la limite vers la surface cherchee. Il y aconvergence sans sommation indefinie. Le traite de la Methode, lui, n’a pas ete connu des classiques, pourtant ilcontient des elements fondateurs de la methode des indivisibles. Archimede y suggere qu’une surface peut etretenue pour constituee de lignes mais jamais il n’affirme que cette surface est la somme de ces lignes, elle estconstituee en un bloc et non en suite. Il ne s’agit pas de sommer des lignes, ainsi Archimede prefigure-t-il plutotles vraies idees de Cavalieri, c’est-a-dire des comparaisons de surfaces, et non ses mauvaises interpretations.L’œuvre d’Archimede est donc reellement un pilier fondateur de ce qui a ete mis au point au XVIIe siecle, au-tour de la notion mathematique d’infini. Et pourtant, cette presence de l’infini est encore sous-jacente. L’infinieffraie les Grecs, il est cet informe, ce qui n’a pas de borne, de limite, et donc ce qui heurte la raison de ce peuplesi impregne du culte de la forme. C’est pourquoi, bien qu’on considere Archimede, (ainsi qu’Euclide), commea l’origine de la methode des indivisibles et du calcul infinitesimal, le mot infini (apeiros) n’apparaıt que deuxfois tout au long de ce qui nous est parvenu de l’œuvre d’Archimede, et ceci dans la meme œuvre (L’Arenaire),et dans la meme page. Et plus encore, s’il intervient, c’est pour reprendre une these qu’Archimede veut refuter,selon laquelle le nombre de grains de sable serait infini. Le terme est pourtant banal a l’epoque, on peut doncparler, devant le refus d’Archimede de l’employer dans sa methode et ses demonstrations mathematiques, d’uninterdit frappant l’usage meme de ce mot.

1.1.2 D’Archimede a Kepler

Les successeurs d’Archimede vont alors pousser les resultats du mathematicien grec, et passer au-dela dela limite : utiliser, sans complexe, l’infini. Des la Renaissance, deja, la notion d’infini est presente de manierebeaucoup plus forte, avec le rebond mathematique du calcul infinitesimal. On utilise deja des methodes moinsrigoureuses et franchement plus infinitistes qu’Archimede, pour resoudre le probleme de la quadrature de laparabole. Le XVIIe siecle connaıt un tournant considerable dans le domaine des sciences, si bien qu’on a puparler de « revolutions scientifiques ». On peut bien sur evoquer la revolution qu’a connu le systeme du mondeou cosmologie, ou encore les conceptions de la matiere, la mecanique et la dynamique, la physiologie, mais aussiles mathematiques. Bien qu’il soit difficile de decrire l’etat de la pensee mathematique au debut de ce siecle carelle est encore assez mal connue, on peut dire neanmoins que cette periode est caracterisee par l’achevement de lareception de la geometrie grecque et par les premieres tentatives pour depasser celles-ci. En effet, le XVIIe est unsiecle a la fois de retour a la tradition et de decouvertes. Apparaıt un nouveau langage : le langage symbolique.L’algebre, cette « mathematique generale » se deploie depuis les travaux italiens et allemands du XVIIe siecle(et tres probablement a partir des travaux arabes) puis de ceux de Viete, Descartes, Fermat, Harriet. Nouveauxvenus etranges, les nombres imaginaires accroissent les performances des mathematiques. Ainsi en va-t-il aussiavec les procedures infinitesimales. On voit fleurir des notions extremement variees, les indivisibles, les seriesconvergentes, les calculs de tangentes.

C’est donc au cœur de ce siecle foisonnant que l’œuvre des Grecs va etre reprise, mais, des lors, on substitueau procede d’Archimede par exhaustion de la surface, la comparaison d’indivisibles puis la somme des lignes, eton supprime ainsi l’encadrement et le butoir. Prenons notamment l’exemple de Johannes Kepler (1571-1630). Ilest bien connu que dans son œuvre mathematique, Kepler (suivi en cela par la plupart de ses contemporains)se montre entierement insensible aux scrupules logiques qui avaient arrete Archimede et lui avaient imposel’emploi des encombrantes et difficiles demonstrations par l’absurde. S’appuyant sur le principe de continuite deNicolas de Cues, Kepler effectue sans hesiter un instant l’operation du passage a la limite, identifiant purement

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La methode des indivisibles au XVIIe siecle

et simplement une courbe a la somme de droites infiniment courtes, un cercle a un polygone a un nombreinfiniment grand de cotes infiniment courts, et son aire a celle de la somme de rectangle infiniment nombreux etminces (l’aire du cercle a la somme d’une infinite de triangles infiniment etroits) ; le volume d’une pyramide oud’un corps de revolution a celui d’une somme de prismes infiniment nombreux et infiniment plats, et celui d’unesphere a celui d’un nombre infini de cones ayant pour base des cercles infiniment petits. L’apport de Kepler estconsiderable et Cavalieri s’en inspirera beaucoup. Prenons l’exemple de la demonstration de l’aire de l’ellipse :

Prenons une ellipse et un cercle.

Figure 2 – Illustration et notations du probleme geometrique issues de [1]

L’ellipse a pour demi-longueur du grand axe b et pour demi-longueur du petit axe a. Le cercle, lui, a pourrayon a. Ces deux figures sont comprises entre les paralleles (IJ) et (KL), la distance entre ces paralleles etant2a (ou le diametre du cercle). En considerant une ligne (GH) parallele aux droites (IJ) et (KL), on determinedes segments [AB] et [CD], de telle sorte que la longueur de [CD] est toujours dans le rapport b

a , c’est-a-dire :

CD =b

a·AB

Ceci etant vrai pour tous les segments ainsi, on peut conclure que l’aire de l’ellipse est dans le rapport ba de

l’aire du cercle. Or, l’aire du cercle etant (du moins pour nous aujourd’hui) π · r2, soit π · a2. L’aire de l’ellipseest donc :

A(ellipse) =b

a× π · a2 = πab

Ainsi la notion d’infini a, depuis sa naissance en Grece antique jusqu’aux XVIe, XVIIe siecle, connu uneserie de changements consequents. D’une notion plus ou moins intuitive, encore frappee d’interdit et toujourspotentielle, elle est devenue un concept mathematique plus ou moins coherent appuye sur un symbolisme alge-brique plein de nouveautes. Veritablement envahies par l’infini a la fin du XVIIe, les mathematiques deviennentformidablement performantes et puissantes ; le nouveau calcul decuple la puissance et leurs possibilites, les ma-thematiciens infinitistes resolvent des problemes jusqu’alors inaccessibles ; les application a la mecanique et a laphysique sont eblouissantes. Cependant, les bases meme de ce calcul demeurent suspectes. Les arguments sontinsuffisants pour etablir des fondements logiques rigoureux aux methodes des indivisibles puis aux methodesinfinitesimales.

1.2 Le developpement au XVIIe siecle par Cavalieri et Roberval

La methode des indivisibles decoule d’une certaine conception de la matiere qui prevaut au XVIIe siecle.En effet, certains philosophes scolastiques pensaient que la matiere etait composee de particules insecables ouatomes dont la nature differe de celle de la matiere. Dans cette conception, la decomposition de la matiereest limitee puisque celle-ci est constituee de particules. La methode des indivisibles, telle qu’elle emerge chezCavalieri, se fonde sur cette conception de la matiere, bien que ce dernier n’affirme jamais que sa methodepurement operatoire en mathematique ait une quelconque realite dans le monde materiel.

1.2.1 Gilles Personne de Roberval (1602-1675) et Bonaventura Francesco Cavalieri (1598-1647)

Le mathematicien et geometre italien Cavalieri publie sa Geometrie du continu par les indivisibles soutenuepar quelques raisonnements nouveaux en 1635, et Roberval son Traite des indivisibles en 1693. Cavalieri estdonc atteste comme etant le pere de la methode. Mais Roberval affirme, dans une lettre a Torricelli en 1647,qu’il a, le premier, eu recours aux indivisibles pour faire ses demonstrations :

« Venons-en maintenant aux indivisibles, puisque je dis qu’ils sont pour quelque chose. Le tres illustreCavalieri les a-t-il inventes avant nous, je l’ignore. Je sais pourtant ceci : cinq ans avant qu’il ne l’ai devoilee,

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La methode des indivisibles au XVIIe siecle

cette doctrine m’a ete utile dans la resolution complete de ces difficiles propositions. Mais ne t’inquiete pas,je ne retirerai pas l’invention d’une si sublime doctrine a un tel homme. [. . .] Qu’il en dispose donc et qu’il enprenne possession ; qu’enfin il jouisse du titre d’inventeur. » (Lettre de Gilles Personne de Roberval, de Paris aEvangelista Torricelli, a Florence, juin 1647) Et il est exact que plusieurs des textes des annees 1630 et 1640temoignent de l’usage par Roberval des indivisibles. Citons dans les annees 1830 les Fragments sur l’aire et lesolide de la trochoıde, et le texte De trochoıde ejusque spatio, utilisant largement la methode des indivisibles, etcertains des resultats qu’il contient etaient etablis en 1634-1635. Quant au Traite des indivisibles, il aurait etetermine au debut des annees 1660. Il est essentiellement constitue de resultats tres pointus, voire absolumentnouveaux. La premiere version, publiee en 1693 est en 55 pages, organisee en 16 chapitres, chacun contenantplusieurs demonstrations (jusqu’a sept ou huit). Il expose brievement une methode et il la met en pratique dansun tres considerable nombre de problemes, souvent difficiles. Il est raisonnable de concevoir que la decouverte deces problemes, puis leur resolution, se soit echelonnee sur une longue periode, alors que la methode etait elaboreedes le debut. Les commentateurs de Roberval s’accordent pour dire que l’essentiel du Traite de Roberval etaitau point en 1636 ou meme en 1634, et largement avance des 1628 (date du De trochoıde). Mais, d’une facongenerale, la place qui revient a Roberval est souvent mesestimee. Les raisons de ce qu’il faut bien appeler uneinjustice peuvent etre a la fois les fleches acerees que lui decocha Descartes, et sa propre negligence quant a lapublication de ses travaux.

Mais Roberval semble donc bien avoir un role predominant au sein du deploiement de cette methode. Il etaitun homme influent dans le milieu des sciences du XVIIe. Il a developpe diverses methodes qui lui ont permisde calculer l’aire sous la courbe de sinx et de la cycloıde, et il a calcule la longueur d’arc d’une spirale. Il estrenomme pour ses decouvertes sur les courbes planes et pour sa methode pour tracer la tangente a une courbebasee sur la notion de composition des mouvements. De plus, on sait que, outre mathematicien, Roberval a aussiete physicien. Physicien au sens traditionnel : il a propose une philosophie naturelle, un systeme du monde, etphysicien en un sens plus moderne et plus restreint, au sens ou il a propose des interpretations coherentes,theoriques et experimentales, de phenomenes aussi precisement delimites que possible. De plus, il fut l’un desprincipaux geometres du groupe Mersenne et a tres certainement ete le formateur en mathematiques de Pascal.Ils continuerent d’ailleurs, jusqu’aux dernieres annees de travail de Pascal, a cooperer en geometrie (sur leprobleme de la roulette notamment).

1.2.2 Deux methodes differentes ?

. Cavalieri

Dans son ouvrage Geometria indivisibilis continuorum nuova, Cavalieri decrit sa methode sans jamais definirce qu’il entend par indivisible. Ainsi, « les lignes d’une surface selon la regle AB » sont tous les segmentsintersection de cette surface avec des paralleles a la droite (AB). Par extension, les lignes d’une surface pourrontetre des arcs de cercle, l’essentiel etant qu’ils soient « paralleles entre eux ». En passant a la dimension superieure,Cavalieri dit la meme chose des « plans d’un solide ». Il enonce ainsi : « Il y a la meme proportion entre deuxfigures planes qu’entre toutes les lignes de ces deux figures, determinees selon une regle quelconque. »

Figure 3 – Triangles C et D

Prenons un exemple simple pour illustrer cela. Soient deux figures C et D :Aire(C) = x · (ε1 + ε2 + ε3 + · · ·+ εn)etAire(D) = y · (ε′1 + ε

2 + ε′

3 + · · ·+ ε′

n)x et y renvoient donc a la quantite d’indivisibles ε necessaires a remplir la surface.

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La methode des indivisibles au XVIIe siecle

Si ε1 = ε′1, ε2 = ε′2, et ceci de la meme facon pour tous les indivisibles des deux figures, et si x = y, alors

Aire(C) = Aire(D). Ou encore, si x = 2y, alors Aire(C) = 2 ·Aire(D) Ou encore xy = Aire(C)

Aire(D) .

De la meme maniere, il evoque sa methode dans son Traite des indivisibles, dans lequel, tout en restantmuet sur la definition d’un indivisible, il concoit une surface comme etant composee par des droites parallelesequidistantes, et un solide comme compose par des plans paralleles equidistants. Il enonce ainsi le fondement desa methode pour les surfaces : « Si deux figures planes sont comprises entre deux droites paralleles, et si toutesles intersections de ces figures avec une droite parallele aux deux premieres ont meme longueur, alors les figuresplanes ont meme aire ». Comme on le voit ici, Cavalieri a tres surement ete influence par Kepler.

Illustrons cela par une figure :

Figure 4 – Illustration et notations du probleme geometrique issues de [1]

Soit un parallelogramme et un rectangle de meme base a et de meme hauteur b, inclus entre les parallelesAB et CD. Si on trace une droite EF quelconque parallele a AB et CD, alors GH = IJ = a. En effet, lessegments interceptes par (EF ) auront tous meme longueur puisque des droites paralleles comprises entre deuxparalleles ont meme longueur. Ceci etant vrai pour toutes les droites qu’on peut tracer paralleles a (AB) et(CD), on peut dire que l’aire du parallelogramme est la meme que celle du rectangle. On peut donc dire quel’aire d’un parallelogramme est egale au produit de sa base par sa hauteur.

Cavalieri a utilise la methode de la meme maniere pour calculer le volume de divers solides. Le principe desindivisibles s’enonce ainsi de la maniere suivante : « Si deux solides sont compris entre deux plans paralleles etsi toutes les intersections de ces solides avec un plan parallele aux deux premiers ont meme aire, alors les solidesont meme volume ». Il s’agit du meme principe transpose a un autre cas de figures geometriques.

En bref, ce qu’il faut retenir de Cavalieri, c’est sa grande mefiance quant a la methode qu’il utilise, et larigueur avec laquelle il l’emploie. En effet, la demarche de Cavalieri est analytique et non synthetique. Il nepart pas du point, de la ligne, du plan pour en arriver, par une sommation impossible, a la ligne, au plan, aucorps. Tout au contraire, il part du corps, du plan, de la ligne pour y decouvrir, comme elements determinantset meme constitutifs, mais non composants, le plan, la ligne et le point. En outre, ces elements constitutifs etdeterminants, il les atteint non pas par un procede de passage a la limite, en diminuant progressivement, etjusqu’a l’evanouissement, la dimension a eliminer et a reconstruire, bien au contraire, ces elements indivisibles,il les y trouve d’emblee en coupant les objets geometriques en question par un plan, ou grace a une droite,qui les traverse. Il appelle cette droite regula, qu’on peut traduire par directrice, et qui, en traversant la figure,determinera toutes les lignes de la figure en question. La terminologie de Cavalieri ne doit pas nous induire enerreur. Lorsque Cavalieri nous parle de « toutes les lignes », (omnes lineae), et de « tous les plans » (omnia plana)d’une figure geometrique et les declare equivalentes a celle-ci, il ne veut aucunement former les sommes de ceslignes ou de ces plans. Tout au contraire, il declare que l’ensemble d’un nombre indefini (infini) d’elements est,en general, indefini (infini) lui-meme et que des ensembles pareils ne peuvent donc pas etre mis en rapport. Aussiestime-t-il qu’il est impossible de nier l’equivalence d’une surface donnee avec toutes ses lignes et de contesterque le rapport de l’ensemble de toutes les lignes d’une figure a l’ensemble de toutes les lignes d’une autre estle meme qui s’etablit entre ces figures elles-memes. Cela justifie l’emploi des indivisibles : cette methode nouspermet de substituer a l’etude des rapports entre les figures celles des relations subsistant entre leurs elements,a condition toutefois que nous sachions etablir une correspondance univoque et reciproque entre ces elements.Ainsi, les rapports des figures geometriques sont les memes que ceux des ensembles de leurs elements.

. Roberval

La methode de Roberval sera explicitee par la suite, de la facon dont il l’expose au debut de son Traitedes indivisibles. Neanmoins, on peut dire des maintenant que Roberval est l’un de ceux qui va plus loin queCavalieri, l’un de ceux qui prennent moins de precaution quant aux indivisibles, quitte a risquer la critique.D’une maniere generale, Roberval va sous-entendre, ce que Cavalieri n’aurait jamais fait, qu’une surface estegale a la somme des lignes qui la constituent. En effet, pour lui une une figure plane est constituee de lignes,un solide est constitue de plans et c’est la somme de ces indivisibles qui donne l’aire de la surface ou le volumedu solide. Aucune inference admise par la tradition geometrique n’autorisait cette sommation par laquelle la

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La methode des indivisibles au XVIIe siecle

methode des indivisibles etendait a l’aire ou au volume les equivalences obtenues pour chacune des lignes ou dessurfaces qui etaient censees les constituer.

Roberval se distingue donc de Cavalieri, et meme si, tout comme lui, il ne definit jamais vraiment ce qu’ilentend par « indivisible », il va critiquer sa methode, en ce que, selon lui, elle ne respecte pas le critere d’homo-geneite des indivisibles. En effet, il y a deux types d’indivisibles, ceux d’une meme espece (homogenes) et ceuxd’une dimension immediatement inferieure (heterogenes). La composition du continu par agregat d’indivisiblesde dimension inferieure proposee par Cavalieri a suscite des difficultes et des debats. On sait que la traditionmedievale avait deja examine les deux hypotheses : celle des indivisibles de meme espece, et celle des indivisiblesd’une dimension immediatement inferieure. Et dans la lettre a Torricelli deja citee, Roberval ecrivait : « Il ya cependant, entre la methode de Cavalieri et la notre une petite difference. Celui-ci, en effet, considere lesindivisibles de toute surface selon une infinite de lignes, les indivisibles de tout volume selon une infinite desurfaces. [. . .] Mais notre methode, sans etre a l’abri de tout reproche, evite au moins celui-ci, comparer desheterogenes ». Sa methode aurait donc une superiorite sur celle de Cavalieri, ou du moins, elle echapperaitaux critiques, en ce que lui ne compare pas des indivisibles heterogenes. Neanmoins, Roberval fait ici preuvede mauvaise foi, car si Cavalieri compare des elements indivisibles heterogenes, c’est plus par abus de langagequ’en suivant rigoureusement sa methode, et Roberval lui-meme, dans sa methode exposee au debut du traiteque nous expliquerons plus loin, sera amene a en faire de meme. . . Roberval, qui a donc neglige la publicationde ses ouvrages pour remporter le prix de decouverte mathematiques de nombreuses annees de suite, sembleici considerer Cavalieri comme un adversaire a surpasser. Si Cavalieri a precede Roberval, sa methode n’estpas aussi rigoureuse que celle de son « successeur ». Il s’agirait la bien sur de ce que Roberval aimerait faireentendre, mais cela correspond finalement assez peu a la realite : on l’a vu, Roberval est moins prudent que son« adversaire » italien, et donc, moins rigoureux dans le maniement de ses indivisibles. . .

Quoi qu’il en soit, chez Cavalieri comme chez Roberval, on le voit bien, Archimede est depasse. Et cettenouvelle methode dite des indivisibles a de nombreux avantages sur la methode des Anciens : elle est rapide,visuelle, et evite le long et laborieux passage de la double reduction a l’absurde. D’autant plus que, outreson efficacite, cette methode est aussi une methode de decouverte. Neanmoins, elle ne donne aucune preuve.Le probleme en effet, c’est que ni chez Cavalieri, ni chez Roberval, on ne sait expliquer reellement pourquoicette methode marche dans ces cas la, mais ne marche plus, si les lignes indivisibles ne sont plus paralleles parexemple. Plus encore, petit a petit, apres Cavalieri, on interprete la methode des Grecs comme une sommationde grandeurs infinies, ce qu’Archimede n’aurait jamais accepte. Et ainsi d’autres que Roberval, comme Arnauldde Port Royal par exemple, iront plus loin, seront moins mefiants, et ouvriront reellement la porte aux critiques,la methode devenant alors douteuse, et amenant meme parfois a des resultats faux. Prenons par exemple le casd’Arnauld qui ecrit dans ses Nouveaux elements de geometrie (1667), sans scrupules, que l’aire d’une surfaceequivaut a la somme des lignes qui la remplissent. Plus encore, il laissera sous-entendre que l’espace est composed’indivisibles, ce qui, pour les savants de l’epoque tres impregnes d’aristotelisme, sera inacceptable.

1.3 Premices du calcul infinitesimal

1.3.1 Transformation de la methode des indivisibles au fil des annees

Pour Cavalieri et surtout Roberval, les surfaces sont des sommes de lignes, les lignes des sommes de points.Les quantites sont heterogenes.

Les indivisibles de Toricelli ont une epaisseur. Ils ne sont donc pas indivisibles.Pour Pascal, la methode a evolue, les quantites sont homogenes :

« Et c’est pourquoi je ne ferai aucune difficulte dans la suite d’user de ce langage des indivisibles,la somme des lignes ou la somme des plans ; et ainsi quand je considererai par exemple le diametred’un demi-cercle divise en un nombre indefini de parties egales aux points Z, d’ou soient meneesles ordonnees ZM, je ne ferai aucune difficulte d’user de cette expression, la somme des ordonnees,qui semble n’etre pas geometrique a ceux qui n’entendent pas la doctrine des indivisibles, et quis’imaginent que c’est pecher contre la geometrie que d’exprimer un plan par un nombre indefinide lignes ; ce qui ne vient que de leur manque d’intelligence, puisqu’on n’entend autre chose par lasinon la somme d’un nombre indefini de rectangles faits de chaque ordonnee avec chacune des petitesportions egales du diametre, dont la somme est certainement un plan, qui ne differe de l’espace dudemi-cercle que d’une quantite moindre qu’aucune donnee. »

La definition qu’en fait Pascal et le calcul de l’aire du demi-disque comme la somme des MZ qu’il comprendcomme

∑(MZ × ZZ) prefigure l’apparition du calcul infinitesimal developpe par Newton et Leibniz ou le ZZ

correspondrait a un dx, notation introduite par ce dernier, et l’aire recherchee a∫

(f(x)×dx), pour une certainefonction f .

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Figure 5 – L’apparition de la differentielle en tant que quantite ZZ

1.3.2 L’utilisation de la tangente pour approximer : naissance de l’integrale curviligne

Dans son Traite des sinus du quart de cercle Pascal assimile une portion de tangente avec la portion d’arcde cercle correspondante et justifie, sans preuve formelle, de la maniere suivante :

« Quand j’ai dit que [. . .] chaque touchante EE est egale a chacun des petits arcs DD, on n’apas du en etre surpris, puisqu’on sait assez qu’encore que cette egalite ne soit pas veritable quandla multitude des sinus est finie, neanmoins l’egalite est veritable quand la multitude est indefinie ;parce qu’alors la somme de toutes les touchantes egales entre elles, EE, ne differe de l’arc entier BP,ou de la somme de tous les arcs egaux DD, que d’une quantite moindre qu’aucune donnee. »

Figure 6 – Assimilation d’un petit bout de tangente a un petit bout d’arc

Cela lui permet de dire que EE = DD + un infiniment petit d’ordre superieur ou egal a 2 qu’il neglige.Il peut alors montrer sa proposition 1 :

« La somme des sinus d’un arc quelconque du quart de cercle est egale a la portion de la basecomprise entre les sinus extremes, multipliee par le rayon. »

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Qu’on peut ecrire en termes modernes, relativement a la figure suivante,∑

(DI × DD) = OO′ × AB. Ennegligeant les infiniment petit d’ordre superieur ou egal a 2, on peut ecrire

∑(DI × EE).

Figure 7 – Illustration de la PROPOSITION I

Puis, on utilise le lemme suivant, de Pascal :

« Je dis que le rectangle compris du sinus DI et de la touchante EE′, est egal au rectanglecompris de la portion de la base (enfermee entre les paralleles) et le rayon AB »

Figure 8 – Illustration du LEMME

On obtient donc avec ce lemme :∑

(DI×DD) =∑

(DI×EE) =∑

(AB×RR) = AB×∑RR = AB×OO′.

D’ou la proposition 1.Quantite qui est l’integrale curviligne

∫arcBP

DI et comme on est sur un cercle le sinus pascalien DI se

confond avec le sinus moderne pour donner∫

arcBP

DI =α2∫α1

AB × sinα dα = AB × (cosα1 − cosα2).

1.3.3 Changement de variable, integration double et triple

Dans ses PROPOSITION II, PROPOSITION III et PROPOSITION IV qui sont en essence une seule et memeproposition, Pascal utilise dans sa demonstration un changement de variable : il transforme la « differentielle »DD en « differentielle » HH. La proposition generalisee ecrite en symbolique moderne :∑

DInDD = R∑

LHn−1HH

Egalite qu’on peut traduire a l’aide d’une integrale curviligne et d’une ordinaire∫sinn α dα = R

∫sinn−1 α dx

car on a bien DI = sinα, DD = dα et HH = dx. Egalite qu’on peut « montrer » rapidement grace au LEMME

de Pascal reinterprete : sinα dα = R dx. Donc, on a bien :∫

sinn α dα =∫

sinn−1 α sinα dα = R∫

sinn−1 α dx.

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Figure 9 – Illustration du changement de variable DD vers HH

Dans sa PROPOSITION VII du Traite des sinus, Pascal calcule ce qu’il appelle une somme triangulaire,c’est-a-dire une somme de sommes « simples ». En notations modernes, cette somme de sommes s’ecrit

α0∫π2

dt

t∫π2

R sinα dα

En effectuant le calcul, on obtient :

α0∫π2

dt

t∫π2

R sinα dα = R

α0∫π2

(cosπ

2− cos t) dt = R−R sinα0

quantite egale a la difference des sinus extremes. En combinant ce resultat avec celui de la PROPOSITION I du

meme traite et avec le theoreme de Fubini (∫∫D

dtR sinα dα =α0∫π2

dtt∫

π2

R sinα dα), on obtient bien la PROPOSI-

TION VII :

« La somme triangulaire des sinus sur la base d’un arc quelconque termine au sommet, a com-mencer par le moindre des sinus extremes, est egale a la somme des sinus du meme arc sur l’axe,multipliee par le rayon, ou, ce qui est la meme chose, a la difference d’entre les sinus extremes surla base, multipliee par le carre du rayon. »

Pascal fait de meme pour sa PROPOSITION VIII en considerant des sommes pyramidales, ce qui corresponda des sommes de sommes triangulaires ou encore a des sommes de sommes de sommes « simples ». La version« continue » avec le langage moderne est l’integrale triple. Pascal a donc, grace a sa technique de sommationpar paquets, decouvert une version faible de ce qui deviendra le « theoreme de Fubini ».

1.3.4 Integration par parties

Quittons le Traite des sinus pour n’aborder qu’un exemple eclairant du Traite des trilignes rectangles et deleurs onglets. Par « triligne rectangle », Pascal entend une « sorte de triangle rectangle a hypotenuse courbe » [4].

Sa PROPOSITION I et sa demonstration s’enonce comme suit :

« La somme des ordonnees a la base est la meme que la somme des ordonnees a l’axe.Car l’une et l’autre est egale a l’espace du triligne. »

Cette egalite s’ecrit : ∫[OA]

y dx =

∫[OB]

x dy

Mais, on peut aussi l’ecrire ∫[OA]

y dx = [x · y]AB +

∫[OB]

xdy

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Figure 10 – Illustration du triligne rectangle

En effet, [x · y]AB est nul car y est nul en A et x est nul en B. Cette derniere formulation de l’egalite est la« formule d’integration par parties ».

2 Utilisation de la methode par Roberval

2.1 De la presentation qu’en fait Roberval dans son Traite des Indivisibles

Roberval expose sa propre methode et sa propre conception des indivisibles en une page et demie au debutdu Traite. Toute la suite du Traite est une application de cette methode sur differentes figures, et met ainsi enevidence les conclusions auxquelles elle permet de parvenir. Nous devons donc porter une attention particuliereau debut du Traite, qui nous eclaire pour tout ce qui va suivre, et qui expose, de facon ramassee et non sansambiguıtes, ce qu’il en est, pour Roberval, des indivisibles. Nous n’hesiterons pas alors a exprimer dans lelangage mathematique actuel ce que l’auteur entend dans la langue de son epoque, pour le rendre plus clairet intelligible. Roberval raisonne de facon demonstrative des son introduction, etudions donc de facon lineairel’expose de la methode.

Il commence ainsi :

« Pour tirer des conclusions par le moyen des indivisibles, il faut supposer que toute ligne, soitdroite ou courbe, se peut diviser en une infinite de parties ou petites lignes toutes egales entre elles,ou qui suivent entre elles telle progression que l’on voudra, comme de carre a carre, de cube a cube,de carre-carre a carre-carre, ou selon quelque autre puissance. »

Roberval donne donc ici une certaine definition, bien qu’approximative, de ce qu’il entend par « indivisibles ».Une grandeur continue, que ce soit une ligne droite ou une ligne courbe, peut etre divisee en une infinite departies. Et ces parties, qui divisent la ligne a l’infini, sont appelees « indivisibles ». L’auteur precise bien queces indivisibles peuvent etre egaux, mais qu’il n’est pas necessaire qu’ils le soient. Cela, selon lui, ne changerien a la methode et donc aux demonstrations, du moins tant que les parties indivisibles suivent entre elles uneprogression reguliere. Nous remarquons par ailleurs que chez aucun des auteurs qui ont utilise cette methodeles indivisibles ne doivent etre, dans leur expose theorique, egaux. Neanmoins, si dans l’expose methodologiqueil en est ainsi, on peut noter que de facon assez contradictoire, la division des grandeurs (qui annonce laconsideration d’indivisibles), dans tout le traite de Roberval comme chez Pascal, et les autres utilisateurs dece type d’indivisibles, se fait en une infinite de parties egales. Nous pouvons donc dire que ce qui est annoncedans ces lignes n’est pas la methode reellement suivie quand il s’agit de realiser une demonstration selon lesindivisibles. Mais revenons a la methode. Il est donc possible de faire la division en une infinite de parties toutesegales entre elles. Et, des lors, si l’on note a la grandeur continue et ε la commune mesure des parties en nombreinfini (elle est infiniment petite, contrairement a n), on peut noter :

a = n · ε

La ligne a est egale a la somme de tous les indivisibles infiniment petits, presents n fois (n etant donc infinimentgrand) qui la composent. Remarquons des maintenant que cette grandeur notee ε, infiniment petite, noyaucommun de toutes les situations qui seront par la suite demontrees, est fondamentale, et fait signe vers le futurdx de l’integrale definie.

Il est aussi possible de faire la division en une infinite de parties en progression arithmetique, que Robervaln’explicite pas ici (il passe de l’egalite directement a la progression de carre a carre), mais qu’il rend possiblepar sa definition. Precisons qu’une suite arithmetique est une suite de nombres ranges dans un ordre tel que

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chacun d’eux s’obtient en ajoutant un nombre constant a celui qui le precede. Ainsi, si on ajoute 1 a chaquefois, on peut noter :

1ε+ (1 + 1)ε+ (1 + 1 + 1)ε+ (1 + 1 + 1 + 1)ε+ · · ·+ (1 + 1 + 1 + 1 + · · ·+ 1)ε = a

Donc,ε+ 2ε+ 3ε+ 4ε+ · · ·+ n · ε = a

soitε · (1 + 2 + 3 + 4 + · · ·+ n) = a

donc

ε · n(n+ 1)

2= a

Il est encore possible de faire la division en une infinite de parties en progression de « carre a carre » nousdit Roberval. Ce qui reviendrait a ecrire, en langage mathematique actuel :

ε+ 22 · ε+ 32 · ε+ 42 · ε+ · · ·+ n2 · ε = a

Donc

ε · n(2n+ 1)(n+ 1)

6= a

et donc

ε =6a

n(2 + 1)(n+ 1)

Ceci se generalise pour toute progression de quelque puissance que ce soit. On peut noter ainsi :

ε+ qε+ q2ε+ q3ε+ · · ·+ qn · ε

soit

ε · 1− qn+1

1− q= a

Et donc

ε =a · (1− q)1− qn+1

Ainsi, ces petites lignes sont toujours en progression, toutes etant concues a partir de l’unite infinitesimaleε. Et la division donne des parties de plus en plus petites, tendant toujours plus vers l’infiniment petit. Deslors, chacune des « petites parties » de n’importe laquelle de ces divisions se donne immediatement a connaıtrecomme un produit, produit d’une certaine mesure par la quantite infinitesimale (infiniment petite) de referencenotee ε. Ce sont tous ces produits qui forment des grandeurs infiniment petites qu’on appelle indivisibles.

Or, selon certains auteurs qui ont tente d’interpreter ces premieres lignes de Roberval, ces indivisibles repre-sentent en fait une certaine surface, infiniment petite. On peut citer notamment Dominique Descotes, qui ecritdans Blaise Pascal, litterature et geometrie :

« Roberval et [ . . . Pascal] donnent de l’indivisible une definition de type figuratif, de sorte quele mot ne doit pas etre pris a la lettre [. . .] ce que l’on appelle une ligne dans la demonstration esten fait une surface car elle est concue comme un rectangle dont la largeur est tres petite ; de memeun rectangle designe un parallelepipede dont la base rectangulaire est multipliee par une portion dedroite qui tient lieu de hauteur [. . .] »

Des lors, on peut tirer deux consequences de cela :. D’une part, la ligne de depart n’est pas constituee de ces petites parties : en additionnant ces indivisibles

que l’on a elabore a partir de la ligne continue, on ne retrouve pas la ligne de depart. Si l’on somme toutes ceslignes, on parvient a une nouvelle quantite, que l’on peut appeler « toutes les lignes (de la ligne de depart) ».

. D’autre part, et cela en decoule, pour mesurer « toutes les lignes d’une ligne », on va mesurer une surface,ou la mettre en rapport. Et, pour les besoins des calculs et demonstrations qui vont suivre, on va etre amene ajuxtaposer toutes ces lignes de base ε et de surface infiniment petite. Ainsi va-t-on etre amene, en juxtaposantces petites surfaces, a tracer (de facon grossiere : pour le trace, nous sommes obliges de faire comme si cessurfaces n’etaient pas infiniment petites, car en tant que telles, elles sont irrepresentables) un escalier dans lecas des petites lignes en progression arithmetique par exemple.

Penchons-nous a nouveau sur l’expose de Roberval. Apres avoir signifie ce qu’il entendait par indivisibles,il va considerer que la grandeur continue de depart (la ligne) peut etre symbolisee par un certain nombre depoints, qui depend lui-meme de la taille de la ligne, que l’on doit donc considerer comme un segment. Le nombrede points servira de mesure des petites lignes. Un point, sans parties, pourra etre concu comme un indivisible.

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Figure 11 – Juxtaposition des lignes de base ε en progression arithmetique

« Or d’autant que toute ligne se termine par des points, au lieu de lignes on se servira de points ;et puis au lieu de dire que toutes les petites lignes sont a telle chose en certaine raison, on dira quetous ces points sont a telle chose en ladite raison. »

Ainsi, si l’on reprend ce qui a ete dit au premier paragraphe, on pourra dire que, si la progression de la divisionest arithmetique, la premiere ligne sera representee par un point (elle equivaut a ε), la seconde ligne par deuxpoints (i.e. 2ε) . . ., (n · ε). Dans le cas d’une progression selon les carres, la premiere ligne se composera d’unpoint (i.e. ε), la seconde de 4 points (i.e. 22 · ε), la troisieme de 9 points (i.e. 32 · ε), etc. Et l’on doit considererqu’il y a une infinite de points : n doit tendre vers l’infini. On ecrirait aujourd’hui : n→∞. On evalue ainsi leslignes (pour les mesurer, les comparer), en calculant les points qui les composent. Calculer le nombre de pointsest une astuce de Roberval devant l’embarras que constitue le continu qu’est la ligne. En effet, les points, commeon l’a vu en les designant par 1, 2, ou 3, sont des unites, et peuvent des lors s’assimiler a des nombres entiers.Ainsi, un rapport de grandeurs continues va pouvoir etre exprime par un rapport de grandeurs numeriquesdenombrables : on approxime le continu par le discret. Ceci permet de rendre beaucoup plus faciles les calculs.Mais cela pose aussi quelques problemes quant a l’heterogeneite des indivisibles (cf. conclusion). Roberval vaalors, apres cette assimilation de la ligne a des points, examiner le cas de la progression arithmetique a partir decette consideration. Citons le Traite : « Quand toutes les petites lignes ont entre elles pareille difference, commeest la suite des nombres 1, 2, 3, 4, 5, etc., alors elles sont toutes ensemble a la plus grande d’icelles prise autantde fois qu’il y en a de petites, comme le triangle au carre qui a pour cote la plus grande ligne, c’est a savoir de1 a 2, comme on voit au triangle qui est ici, que la surface contiendrait la moitie de l’espace que contiendrait lecarre [. . .] »

Figure 12 – Illustration issue de [2]

Ce passage est pour nous assez obscur et quelque peu deroutant. Il convient, la encore, de le traduire enlangage mathematique contemporain pour le rendre, sinon transparent, du moins plus clair. Roberval prendun exemple concret de petites lignes en nombre infini qui suivent entre elles une progression arithmetique : achaque nouvelle division, on ajoute 1. La sommation de ces petites lignes (ce que Roberval entend par « ellessont toutes ensemble ») peut alors s’exprimer ainsi :

ε+ 2ε+ 3ε+ · · ·+ n · ε

Quant a l’expression « la plus grande d’icelles prises autant de fois qu’il y en a de petites », elle signifie lamultiplication par n (nombre de petites lignes) de la plus grandes de toutes ces lignes. Cela peut s’exprimer

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sous la forme : n · n · ε. Ainsi, si l’on suit Roberval, la grandeur ε+ 2ε+ 3ε+ · · ·+ n · ε est a la grandeur n · n · εde 1 a 2. Ce qu’il exprime ici par ce rapport de grandeurs, c’est le quotient de ces deux termes, ou la raison rentre les deux grandeurs :

r =ε+ 2ε+ 3ε+ · · ·+ n · ε

n · n · ε=ε · n(n+1)

2

n · n · ε=ε

ε· n(n+ 1)

2n2

Si on examine comment se comporte cette raison, qui equivaut donc a εε ·n(n+1)2n2 , quand ε renvoie a un nombre de

points et n a un nombre de plus en plus grand, tendant vers l’infiniment grand (ε etant une unite de grandeur,un point, elle ne peut tendre vers l’infiniment petit), on trouve, apres simplification par ε :

limn→∞

n(n+ 1)

2n2=

1

2

Le rapport entre les deux grandeurs de depart, entre la somme de toutes les petites lignes et la plus grandeprise autant de fois qu’il y en a de petites est egal a 1

2 , dans le cas d’une suite arithmetique. Ce qui signifie quela somme des petites lignes est deux fois plus petite que la multiplication de la plus grande de ces lignes par lenombre de toutes les petites lignes. Roberval illustre cela avec l’exemple d’une figure geometrique : « comme letriangle au carre qui a pour cote la plus grande ligne » : l’aire du triangle represente bien 1

2 de l’aire du carrequi a pour cote « la grande ligne du triangle ».

Ce qu’il va chercher a montrer par la suite et que nous allons expliciter, c’est que plus le partage en petiteslignes (symbolisees ici par des points) est important, plus l’exces du nombre de points sur l’aire du triangleest faible, plus il tend donc vers l’infiniment petit jusqu’a « s’aneanti[r] enfin dans la division infinie ». Ceciest tres precieux pour toutes les demonstrations qui vont suivre. Car, si l’on reprend l’exemple de la divisiond’une ligne, il va s’agir de montrer que plus la progression de la division est rapide, plus cette raison r (calculeeplus haut) est petite, pour, finalement, quand n tend vers l’infini, s’aneantir. Autrement dit, quand n tend versl’infini, sommer toutes les petites lignes revient a multiplier la plus grande de ces lignes par le nombre de lignestotal. La difference entre les deux s’approche petit a petit de 0. C’est ce que Roberval montre par la suite, etc’est la tout l’interet de la methode des indivisibles. Il commence donc par imaginer un partage grossier en deuxpetites lignes. L’exces du nombre de points sur l’aire du triangle est alors, comme il l’a montre precedemment,de 1

2 . Pour un partage plus fin, c’est-a-dire qui suit une progression selon les carres, l’exces du nombre de pointssur l’aire du triangle est de 1

3 de celle-ci. On peut le demontrer de la maniere suivante : « toutes les lignes » :ε+ 22ε+ 32ε+ · · ·+ n2 · ε « la plus grande prise autant de fois qu’il y en a de petites » : n · n2ε on peut alorsexprimer la « raison » comme tel :

r =ε·n(2n+1)(n+1)

6

n · n2 · ε

r =2n3 + 3n2 + n

6n3

Or, si n tend vers l’infini, on peut ecrire, avec le langage actuel de la limite :

limn→∞

2n3 + 3n2 + n

6n3=

1

3

Et pour un partage aussi fin que l’on veut (en n petites lignes), l’exces du nombre de points sur l’aire du triangleest 1

n de celle-ci, et si on continue le partage avec n infiniment grand alors l’exces tendra vers l’infiniment petit.Autrement dit, l’erreur s’estompe jusqu’a ne plus etre. C’est bien ce qu’il s’agissait de demontrer : sommer lespetites lignes, avec les methode des indivisibles, revient a multiplier la plus grande de ces lignes par le nombretotal de petites lignes.

Roberval termine sa demonstration et avance dans sa conception des indivisibles : cette methode ainsielaboree et presentee peut aussi s’appliquer aux superficies, autrement dit aux volumes. Des lors la superficiepeut elle aussi se diviser en une infinite de petites superficies, de la meme facon qu’une grande ligne pouvaitse diviser en une infinite de petites lignes. Mais la encore, la division doit suivre une progression constante(arithmetique, de carre a carre, . . .). Roberval n’ajoute donc rien a la longue demonstration precedente, il nefait que l’appliquer a un autre cas, pour montrer ainsi que la methode est valable pour toute demonstrationgeometrique. En effet, comme toute grandeur continue, la superficie est partageable en une serie de superficiesinfinitesimales, en progression choisie. Et, tout comme les petites lignes pouvaient etre representees par despoints, les petites superficie peuvent se representer par un nombre infini de petites lignes (indivisibles) lesremplissant. Comparer des superficies reviendra alors a comparer ces lignes. Ainsi, chaque superficie va etreevaluee par les lignes qui la composent, autrement dit par « toutes ses lignes ». Car desormais, avec ce qui a ete

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demontre plus haut, on sait evaluer « toutes ses lignes » de ces surfaces. Citons Roberval qui est cette fois-citres clair et comprehensible pour nous contemporains :

«Et d’autant que les superficies sont enfermees dans des lignes, au lieu de comparer les superficies,on comparera les lignes a une autre chose, et la somme de toutes les petites surfaces ou des lignesqui les representent sont a la grande surface prise autant de fois, comme le cube au carre-carre deson cote, comme 1 a 3, comme il a ete dit. »

Ce qui a ete demontre plus haut s’applique ici de nouveau. Enfin, on peut effectuer exactement la memeoperation avec les solides, qui se divisent en une infinite de petits solides. Or, l’infinite de ces petits solides peutetre representee par une infinite de petites superficies remplissant ces petits solides.

Bref, cette methode des indivisibles, comme sommation de grandeurs infinies expliquee plus haut, s’appliquede la meme maniere a toutes les figures. Et elle consiste donc bien, en resume, a comparer des surfaces parexemple, a partir des indivisibles qui les constituent. Et tous ces indivisibles, si ce sont des lignes, equivalentdans une division infinie au plus grand de ceux-ci ; autrement dit, la plus grande ligne prise autant de fois qu’ily en a de petites equivaut a la somme de toutes les lignes de longueur differente. Les demonstrations qui suiventsont a la fois une explicitation et une demonstration de cette methode.

Apportons, pour terminer, notre conclusion critique, en quelques points :Tout d’abord, a la lecture, on est etonne que Roberval, qui insistait sur la nature homogene de ses indivisibles,

ecrive : « Par tout ce discours, on peut comprendre que la multitude infinie de points se prend pour une infinitede petites lignes, et compose la ligne entiere. L’infinite de lignes represente l’infinite des petites superficies quicomposent la superficie totale. L’infinite des superficies represente l’infinite de petits solides qui composentensemble le solide total ». Roberval, qui se vantait d’utiliser des indivisibles homogenes, a l’inverse de Cavalieri,semble dans son Traite des indivisibles, si l’on prend l’exemple de la ligne, ne rien faire d’autre sinon assimilerdes petites lignes a des points (qui sont donc heterogenes aux lignes, un point n’est pas une ligne) charges deles representer.

En effet, il y a deux types d’indivisibles, ceux d’une meme espece (homogenes) et ceux d’une dimensionimmediatement inferieure (heterogenes). Et dans la lettre a Torricelli deja citee, Roberval ecrivait : « Mais notremethode, sans etre a l’abri de tout reproche, evite au moins celui-ci, comparer des heterogenes ». Or dans leTraite des indivisibles, si l’on prend l’exemple de la ligne, il ne fait rien d’autre sinon assimiler des petites lignesa des points.

Et il repete l’operation pour les surfaces et les solides. Comment interpreter cette apparente contradictionmethodologique ? Il semble franchir un pas de plus que Cavalieri qui, lui, n’a jamais ecrit que la droite etaitune collection de points, car le point n’a pas de grandeur. Et comment pourrait-on engendrer une grandeur (laligne) avec ce qui n’en a pas (meme en sommation infinie, cela ne change rien) ? Mais en realite, Roberval ne vapas jusqu’a affirmer cela non plus. Il sous-entend plutot que la droite est comme une collection de points, maisqu’elle n’en est pas une. En fait, si les indivisibles sont bien homogenes, le recours au point est une necessite lieeaux methodes de calcul de l’epoque : au XVIIe, les algorithmes disponibles exigent que l’on somme des quantitesdiscretes (et non continues, comme les lignes). Il faut donc, pour les besoins du calcul, identifier des petites lignesa des points. Il s’agit alors plus d’une maniere de dire que d’une maniere de calculer. Il faut accepter qu’a partirdu moment ou il est bien clair que les petites parties ne constituent pas vraiment des figures heterogenes, ellespeuvent bien les representer. Cette methode n’est d’ailleurs pas strictement caracteristique de Roberval. Peuavant lui, Simon Stevin (Hydrostatique, « preuve par les nombres ») a eu recours a des considerations assezproches. Cependant, on voit bien, a la lecture du Traite de Roberval, tout ce qu’il doit a Cavalieri. Les indivisiblesde l’un sont dans la continuite des indivisibles de l’autre. Dans le vocabulaire notamment, l’expression « toutesles lignes » semble fortement etre un equivalent de ce que Cavalieri exprimait sous la notion « Omnes abiscissae »dans la Geometria. Mais Roberval apporte sa propre conception tres fructueuse quand il etablit que sommer lespetites surfaces est equivalent a sommer des carres de lignes. Car des lors, reconnaıtre, dans le concept de « tousles carres », un equivalent d’une somme de surfaces infiniment petites, explique pourquoi et comment Robervalevolue avec tant d’aisance dans les indivisibles de Cavalieri. De plus, Roberval, en considerant la surface comme lasomme des petites lignes, des indivisibles donc, la remplissant, fait la encore quelque chose que Cavalieri n’auraitpas fait. Cavalieri prenait beaucoup plus de precaution quand il manipulait les indivisibles et l’infini. Mais apreslui, ses successeurs ne cesseront de relacher l’attention quant aux problemes que posent ces problematiques,ce qui ouvrira la voie a de nombreuses critiques. Reconnaissons neanmoins l’intuition geniale par l’inductionqu’a Roberval du passage a la limite en mathematiques. Dans ce traite sont presentes des notions en coursd’elaboration au XVIIe siecle, la limite, mais aussi la notion de variation infinitesimale, qui auront toutes deuxune importante posterite. Lazare Carnot felicite ainsi Roberval dans sa lettre a Carcavy : « Roberval emploiecontinuellement les expressions memes d’infini et d’infiniment petit dans le sens qu’on leur donne aujourd’hui »(au XIXe).

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La methode des indivisibles au XVIIe siecle

2.2 De la proportion de la circonference du cercle a son diametre

Penchons-nous donc, pour commencer, sur la demonstration de la proportion de la circonference du cercle ason diametre.

Roberval commence, comme au debut de chaque demonstration, par expliquer les differentes etapes permet-tant de tracer la figure ci-dessous : (nous avons ajoute les points E’ et F’ a la figure d’origine, pour rendre plusaisement comprehensible la demonstration et ses enjeux).

Figure 13 – Illustration et notations du probleme geometrique issues de [2]

Il s’agit ici de demontrer que EFCD = Aire(EFCD)

Aire(EFF ′E′) .

Tout d’abord, il convient de preciser que le carre EFF ′E′ est forme par « tous les sinus totaux », alors quela figure EFCD est formee par « tous les sinus ensemble », autrement dit tous les petits sinus : CE, GV , HI,etc. jusqu’a DF . Par « tous les sinus totaux », si l’on se refere a la methode que Roberval exposait au debut duTraite et que nous avons explique, il faut entendre la figure formee si, au lieu de sommer tous les petits sinus, onsommait, autant de fois qu’il y a de petits sinus (n fois), le plus grand de ceux-ci, c’est-a-dire IY . Autrement dit,le « demi diametre » du cercle, ou encore le rayon r. Donc EFF ′E′ = n · r. Et ce que l’on cherche a demontrer,c’est que la marge d’erreur qu’il existe entre l’aire du rectangle EFF ′E′ par rapport a l’aire de la figure EFCDest egale au rapport de EF

CD .

On a, tout d’abord, CNEF = CEE2 . Or, Roberval precise que le triangle CE2 est semblable au triangle B8A. C’est-

a-dire qu’ils ont la meme forme mais pas la meme grandeur, autrement dit, que leurs cotes sont proportionnels.On peut donc ecrire :

CE

E2=BA

A8

Plus encore, on sait que BA est le diametre du cercle, donc BA = 2r ; et A8 = CG = GH = HI = . . .Donc

BA

A8=

2r

CG

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La methode des indivisibles au XVIIe siecle

Par la suite, on coupe le double sinus CN en 2. On obtient le sinus CE car E appartient a (AB) diametredu cercle et car (CE) est perpendiculaire a (AB). On a donc CE = CN

2 . Des lors :

CN/2

EF=

1

2× CE

E2

Or, on sait que CEE2 = BA

A8 = 2rCG

Donc1

2× CE

E2=

1

2× 2r

CG=

r

CG

DoncCE

EF=

r

CG

Puis, Roberval nous demande de multiplier CG « autant de fois que la ligne CD contient de divisions »,autrement dit, apres cette operation, on peut remplacer CG par CD : On a donc CE

EF = rCD Maintenant, si on

multiplie CE par EF , on obtient l’aire du rectangle EFDC, et on peut ecrire :

Aire(EFDC)

EF=r · EFCD

DoncAire(EFDC)

r · EF=EF

CD

Or, multiplier le rayon r par EF revient a multiplier le plus grand sinus IY par EF , et donc a exprimer l’airedu rectangle EFF ′E′. On peut alors ecrire :

Aire(EFDC)

Aire(EFF ′E′)=EF

CD

Le lemme est demontre. Roberval conclut alors par une phrase decoulant de ce qui precede, qui peut semblerquelque peu etrange. Mais en realite cette hypothese-conclusion est une ouverture : elle annonce et permet lademonstration a suivre : « si la ligne EF avait ete le demi-diametre, et que les sinus eussent ete abaisses duquart de la circonference, le demi-diametre eut ete au quart de la circonference comme tous les sinus divisant lacirconference sont a autant de sinus totaux ou demi-diametres. » Et cette hypothese qu’emet Roberval renvoieen realite a la figure qu’il trace peu apres que nous avons reproduite ci-dessous.

2.3 De la figure courbe egale au quarre

Pour resoudre ce probleme geometrique, il faut d’abord resoudre le lemme qui precede. C’est ce que faitRoberval : cette demonstration decoule en fait de la precedente. Le Traite est par ailleurs construit a plusieursreprises de cette maniere, d’une demonstration deduite d’un ou de plusieurs postulats appelee lemme decouleun theoreme.

La figure que sous-tend la phrase precedente de Roberval est donc celle-ci :

Figure 14 – Illustration et notations du probleme geometrique issues de [2]

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La methode des indivisibles au XVIIe siecle

Ici : AB est le « demi-diametre » et BC le « quart de la circonference ». « Tous les sinus » renvoie a la« somme » de AB, HG, LI, NM , OP . . . « tous les sinus totaux » renvoie a n · AB, AB etant a la fois ledemi-diametre et le plus grand des sinus ; et n etant le nombre de petits sinus total. On veut demontrer :Aire(ABC) = Aire(ABEF ).

Il ne s’agit donc plus de demontrer l’egalite de deux rapports d’aires, mais directement l’egalite de deux aires.C’est a cela que servait la demonstration precedente. Ainsi, si l’on admet le lemme demontre precedemment surla proportion de la circonference du cercle a son diametre, on peut ecrire :

AB

BC=

∑sinus de toute la circonference BC∑

sinus totaux egaux a AB

Roberval demande ensuite d’utiliser la methode des indivisibles par passage a l’infini, autrement dit, d’admettreque l’aire de ABC equivaut a la somme de tous les petits sinus de la circonference BC, et que l’aire de ABCDequivaut a la somme de tous les sinus totaux, ou de tous les sinus egaux a AB. On peut donc ecrire, apres avoireffectue ce passage par les indivisibles :

AB

BC=

Aire(ABC)

Aire(ABCD)=Aire(ABC)

BC ×AB

On a donc ABBC = Aire(ABC)

BC×AB ce qui donne Aire(ABC)×BC = AB × (BC ×AB)Donc

Aire(ABC) = AB2

Finalement,Aire(ABC) = Aire(AEFB)

Ainsi, s’il etait difficile de determiner directement l’aire la figure ABC, qui contient un cote forme par uneligne courbe, ce rapport d’egalite nous permet de trouver beaucoup plus facilement cette aire. Il nous suffiraitde connaıtre la mesure d’un cote du carre AEFB. On saisit donc bien, avec cet exemple, combien la methodedes indivisibles est efficace et rapide.

2.4 De l’aire de la parabole

Montrons que :

Aire(ABCPONML) =2

3Aire(CDAB)

Figure 15 – Illustration et notations du probleme geometrique issues de [2]

Pour expliquer ce dernier exemple, nous allons suivre la demarche de Roberval, mais en essayant de generaliseret formaliser sa demonstration, toujours en restant dans le cadre des indivisibles.

Considerons le segment [AD] de longueur unitaire. Divisons-le en n parties egales (dans la demonstration deRoberval n = 6). Les n « indivisibles » sont aux abscisses 0, i, 2i, . . . , (n− 1)i, avec i = 1

n .Lorsque nous allons sommer ces « indivisibles », nous allons sommer les aires des petits rectangles valant

i · k2i2, 0 ≤ k ≤ n− 1 (i etant la longueur de la base du petit rectangle a l’abscisse ik et i2k2 sa hauteur).

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La methode des indivisibles au XVIIe siecle

Soit n ∈ N. On pose i = 1n . Soit A l’aire du triligne (complementaire de la parabole dans la surface CDAB).

On a :

A =

n−1∑k=0

i · k2i2

Or,n−1∑k=0

k2i2 = 13i ((n

3 − n)i3 − 3i2S), avec S =n−1∑k=0

ki.

Donc,3A = n3i3 − ni3 − 3i2S

Mais comme ni = 1, 3A = 1− i2− 3i2S = 1− 32 i+ 1

2 i2. Puisque les « indivisibles » sont en nombre indefini,

i est arbitrairement petit.Finalement,

A = Aire(ADCPONML) =1

3Aire(CDAB)

Donc,

Aire(ABCPONML) =2

3Aire(CDAB)

Encore une fois, la methode des indivisibles s’avere rapide et efficace en comparaison de la methode « d’ex-haustion » qu’avait utilisee Archimede vingt siecles auparavant pour etablir le resultat.

3 La controverse

3.1 Vers l’infini et au-dela

Roberval ecrit le Traite des indivisibles dans un but polemique, a une epoque encore teintee d’aristotelismeet d’interdits encore latents lies a l’infini. Si Cavalieri n’a jamais laisse soupconne qu’il avait une conceptionde la matiere comme etant composee d’indivisibles, il n’en est pas de meme pour Roberval. En effet, Cavalieria toujours utilise les indivisibles comme une methode, car elle est efficace et permet de retrouver les resultatsdes Grecs de facon tres rapide, comme quelque chose de purement operatoire donc, sans jamais pretendre qu’ilsavaient une realite concrete, et encore moins qu’ils composaient l’espace, le temps, la matiere. Roberval, lui, onl’a vu, prend moins de precaution et ses indivisibles s’inscrivent dans une visee beaucoup plus polemique queceux de Cavalieri. Roberval etait un ennemi des systemes et des fondements metaphysiques des sciences. Cetabandon, en plein XVIIe, des garanties de la veracite des theses mathematiques qu’avait pu offrir l’aristotelismeaura souleve des critiques, dechaıne des passions, pour renverser cette methode des « indivisibles », qui, n’ayanttoujours pas explicite sa maniere de parvenir a des verites, demeure douteuse, et qui meme, parfois, peut etreerronee car elle aboutit a des resultats faux. Elle reste pourtant une methode efficace qui annoncera une glorieuseposterite avec le calcul infinitesimal.

3.1.1 Aristote, Platon, et la querelle sur l’infini et les lignes insecables

Le probleme de l’infini se pose a deux niveaux. Il faut en effet par infini entendre ce qui se prete en memetemps a une apprehension indivisible et a une enumeration inepuisable. Et c’est en ces deux sens que l’infini aete rejete ou conteste. Voyons donc, dans les divers espaces de la pensee grecque de l’Antiquite, les obstaclesqui s’imposent a la consideration de l’infini. On trouve le mot « infini » chez Aristote, mais chez Platon il prendplutot la forme de l’« illimite », ou de l’ « indefini ». En tous cas, la notion est thematisee des les presocratiqueset le plus souvent est liee a la notion negative de chaos, par opposition au cosmos.

. Platon (-428, -348)

Avec sa notion d’indefini, Platon avait permis un apport considerable au sujet des nombres irrationnels.Le probleme etait celui pose par la diagonale du carre. La calculabilite d’une telle grandeur va supposer qu’ilexiste des entites numeriques en quantite indefinie et en succession peut-etre continue, puisqu’on peut s’enrapprocher indefiniment, par le calcul du resultat cherche, le cerner de plus en plus etroitement, sans jamaisl’atteindre. Dans le Theetete, Platon prend en acte la necessite d’un nouveau classement des nombres dont lanotion (de nombre) est ainsi modifiee. Le philosophe a compris qu’il fallait integrer les nouvelles entites dans laraison numerique et, du meme coup, que la raison comprenait desormais en elle l’indefini. Selon Aristote, Platonsemble avoir voulu faire intervenir l’indefini dans la Dyade (principe operatoire) pour la constitution de chaque

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La methode des indivisibles au XVIIe siecle

nombre. Cette dyade renvoie a une dualite effective de l’infini. Il y aurait une possible extension infinie vers leGrand et vers le Petit, vers deux extremites donc, dont le principe formel viendrait ponctuer, et par la fixer, lacourse. Dans tous les cas, chaque nombre, meme s’il ne s’agit que d’entiers naturels, paraıt etre forme par lafixation d’une borne dans la continuite indefinie.

Figure 16 – Droite reelle

Pour Platon, l’indefini, sous forme duelle, intervient dans la formation de tout entier naturel. Sa doctrinene consiste donc plus a opposer le fini et l’indefini, la determination et l’indetermine, la limite et l’illimite, l’unet le multiple, comme deux termes antithetiques, mais de nombrer la multiplicite, d’etablir des classification dugenre en especes. Platon a abandonne l’infini comme indefini pour en faire un facteur de variations definies, qu’ils’agisse de la philosophie, du langage, de la musique, des mathematiques, de l’astronomie ou de la physique. EtPlaton va encore plus loin dans le Timee, ou il construit une doctrine entierement positive de l’infini, en tantque doctrine du lieu. L’infini est alors une realite permanente, terrain ou prend existence le sensible, supportdu reel. Le lieu est l’equivalent reel du continu geometrique pour les nombres, ou de l’illimite pour la limite.Ainsi avec Platon, l’infini ne semble pas poser de probleme fondamental, puisqu’il a meme, dans une certainemesure, une existence concrete. C’est alors vers Aristote qu’il faut se tourner, ce dernier s’opposant radicalementa Platon quant a sa conception de l’infini. D’autant plus que l’influence aristotelicienne dans les sciences estbeaucoup plus importante au XVIIe siecle que l’influence platonicienne et neoplatonicienne, bien qu’elle soitpresente aussi.

. Aristote (-384, -322) et l’infini en puissance

Aristote s’oppose radicalement a l’idee que l’infini existe reellement, a ce qu’il existe en acte. Cela est le fruitd’une demonstration que nous allons essayer de reconstruire, a partir de la Physique, ouvrage majeur encorebeaucoup lu au XVIIe siecle. L’idee centrale d’Aristote est que l’infini n’existe qu’en puissance, et qu’il n’adonc qu’un statut operatoire pour les sciences, et nullement effectif. Il faut tout d’abord poser qu’il ne peutexister d’infini sensible, sinon « il y aurait quelque chose qui serait plus grand que le ciel » (Physique, 207b).Un interdit theologique empeche la consideration d’un infini sensible. Ensuite, Aristote s’interesse a l’infini enmathematiques. Il faut d’abord concevoir qu’il existe d’une part l’infini par addition, et d’autre part l’infinipar division. Et selon Aristote, seul l’infini par division semble pouvoir exister : « il est tout a fait rationnelque l’infini par addition semble ne pas pouvoir exister de maniere a surpasser toute la grandeur [de manierea ne jamais depasser la grandeur initiale], tandis qu’au contraire l’infini semble pouvoir exister par division »(Physique, 207b). Expliquons donc ce qu’Aristote entend par infini par addition et infini par division. Il supposeen fait une grandeur quelconque divisee d’abord en deux parties egales ; puis on divise de nouveau en deux l’unedes deux moities, ce qui donne le quart ; et on ajoute le quart a l’autre moitie qui devient alors trois quarts.Puis on divise le quart restant en deux ; ce qui donne un huitieme qu’on ajoute aux trois quarts, et l’on procedeindefiniment ainsi.

On a donc deux series, l’une qui croıt sans cesse, mais qui a une limite dans la grandeur initiale qu’ellecherche a egaler mais qu’elle ne peut egaler jamais ; l’autre qui decroit a l’infini sans qu’il y ait jamais de termepossible a la division, puisque la proportion reste indefiniment identique et qu’elle est, comme pour cet exemple,dans le rapport de 2 a 1. La division, et ici la dichotomie, n’a pas de terme assignable, tandis que l’autre infinipar addition a un terme, qui est la grandeur primitivement donnee et successivement coupee en deux. L’infinipar addition reste donc indetermine dans le domaine des grandeurs.

Mais Aristote va alors distinguer a nouveau deux autres « types d’infinis » : l’infini pour le nombre et l’infinipour la grandeur. Ils ne sont pas, selon lui, equivalents. Et ce qui a ete demontre plus haut n’est vrai que pourl’infini pour la grandeur. En effet, pour le nombre, il y a une limite dans le sens de l’extreme petitesse, et enallant dans l’accroissement, on peut toujours depasser un nombre quelque grand qu’il soit, « tandis que pourles grandeurs il semble, tout au contraire, que si l’on va en diminuant, on peut toujours depasser une grandeurquelque petite qu’elle soit, et qu’en augmentant, il n’est pas possible qu’il y ait de grandeur infinie. » (ibid.)

On pourrait symboliser ceci de la maniere suivante : Figure 10 et 11.Cette limite imposee au nombre vient du fait que Aristote, comme la plupart des mathematiciens de son

temps, s’arrete a l’unite qu’il croit indivisible, et ne va pas jusqu’aux fractions, ou il aurait retrouve l’infini enpetitesse. Aristote semble donc confondre unite substantielle (indivisible) et unite numerique (divisible par laserie de ses fractions qui est infinie).

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La methode des indivisibles au XVIIe siecle

Figure 17 – Infini pour la grandeur

Figure 18 – Infini pour le nombre

Et enfin, Aristote va montrer que l’infini, vers l’infiniment petit pour la grandeur, et l’infiniment grand pourle nombre, n’est jamais acheve, pleinement deploye dans sa totalite ; en d’autres termes, il n’est jamais en acte,il est toujours potentiel, virtuel. Ainsi ecrit-il : « Par consequent l’infini est toujours en puissance et jamais enacte ; mais la quantite nouvelle qu’on imagine depasse toujours la quantite determinee » (207b). On peut pousserla division aussi loin que l’on voudra, sans jamais arriver au terme effectif. Aristote montre bien que l’infini estce qui ne peut etre parcouru, mesure, « ce dont le cours est sans terme ou a peu pres sans terme, ou bien cequi par nature pouvant avoir un terme qui finisse son cours, n’en a pas cependant et n’a pas de limite. » (206a)Ce qui est sans terme, c’est donc ce qui est inaccessible aux forces humaines ; c’est alors une chose immense alaquelle on ajoute par exageration l’epithete d’infini. D’ailleurs, selon Aristote, il n’existe pas de chose sensibleinfinie, de corps infini, des lors le nombre applique aux choses qu’il sert a nombrer n’est pas plus infini qu’elles.Mais dans l’entendement et la pure abstraction, le nombre est infini, puisqu’a un nombre quelque grand qu’ilsoit, on peut toujours, par la pensee, ajouter un nombre plus grand encore. Ainsi Aristote ecrit-il : « L’infinin’existe pas, si on le considere d’une autre facon que je le fais ici [. . .]. La notion qu’il faut s’en faire, c’est qu’ilest en puissance, par divisibilite ou retranchement [. . .], il est en puissance comme la matiere : et il n’est jamaisen soi comme le fini. [. . .] Pour ce qui regarde l’addition, l’infini y est en puissance de la meme facon a peu presque nous entendons qu’il y est aussi dans la division, attendu qu’il serait toujours possible d’en prendre quelquequantite nouvelle en dehors de ce qu’on a deja » (206b). L’infini est donc une maniere de parler, pour evoquerce qui peut, potentiellement donc, etre toujours plus grand ou plus petit, mais l’infini en soi n’a aucune realiteeffective, actualite. On ne connaıt pas par l’experience d’infini acheve, pleinement deploye.

Mais cela pour Aristote ne doit poser aucun probleme aux mathematiciens, qui se servent de l’infini toujoursselon un mode operatoire. L’infini en mathematiques doit etre conceptualise comme n’etant rien d’autre quel’ensemble des usages operatoires necessaires a la conception du nombre et de la grandeur. « Notre definitionde l’infini ne porte aucune atteinte aux speculations des mathematiciens [. . .] car, a leur point de vue, lesmathematiciens n’ont pas besoin de l’infini et ils n’en font aucun usage ; ils se contentent toujours de supposerune ligne finie aussi grande qu’ils le veulent. » (207b). L’infini n’importe donc en rien aux mathematiciens quiemploient ce terme par commodite, pour designer cette grandeur qui peut toujours etre plus grande. Et ce n’estpas autre chose qu’entend Eudoxe, quand, dans sa proposition 1, du livre X, il ecrit : « Deux grandeurs inegalesetant proposees, si l’on retranche de la plus grande une partie plus grande que sa moitie, si l’on retranche dureste une partie plus grande que sa moitie, et si l’on fait toujours la meme chose, il restera une certaine grandeurqui sera plus petite que la plus petite des grandeurs proposees. » Cela est exactement ce qu’Aristote entend :« en ajoutant toujours au fini, je depasserai tout fini, de meme, en retranchant, je descendrai au-dessous de toutfini de la meme maniere ». (266b)

Ainsi, pour Aristote, l’infini est potentiel, comme un pouvoir de l’homme de concevoir toujours du plusgrand ou du plus petit, sans rencontrer jamais une limite a ce pouvoir. Il ne s’agit donc que d’une experiencehumaine de l’infini. Cette representation de l’infini potentiel est pour Aristote un moyen de nier l’infini actuel.Et l’axiome d’Eudoxe, ou si on prefere, l’axiome d’Archimede, est bien l’instrument mathematique qui permetde refuser a cette notion d’infini toute actualite.

. Aristote et les lignes insecables

Ainsi, decoule de cette demonstration une double conclusion. D’une part, que les corps sensibles ne peuventetre divisibles a l’infini, mais d’autre part que les corps geometriques, eux, sont potentiellement divisibles al’infini, en ce sens, ils ne peuvent etre composes d’indivisibles. Penchons-nous sur les textes pour mieux com-

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La methode des indivisibles au XVIIe siecle

prendre. Aristote considere qu’on ne peut retirer a un corps sensible une quantite infinie de quelque chose, sinonil ne resterait rien du corps. Il y aurait donc bien une limite, quelque chose comme « le plus petit possible », eton ne peut passer au-dela de cette limite, sans tomber dans l’absurde et le neant. C’est alors contre Anaxagore,philosophe presocratique (-500, -428), qui pretend separer des choses en quantite jusqu’a l’infini, alors qu’il estimpossible de le faire, qu’Aristote ecrit : « J’ajoute que quand on enleve quelque chose a un corps quelconque,ce corps entier devient necessairement plus petit. Or, la quantite de chair est limitee soit en grandeur, soit enpetitesse. Ainsi, evidemment, de la quantite de chair la plus petite possible on ne pourra plus separer aucuncorps ; car, alors, il serait moindre que la quantite la plus petite possible. » Il y a donc bien une limite necessairea la reduction successive d’un corps fini, sinon il serait aneanti. Et cela semble assez logique et intuitif : leselements integrants des corps ayant egalement une limite, il arrivera necessairement un point de tenuite d’oul’on ne pourra plus rien retrancher. Sinon, cela poserait probleme, car tout corps serait compose d’elementsinfinis et tout corps serait alors infini ; or, cela on ne peut le penser, c’est un obstacle a la raison. Cette position,correspond a la position atomiste du dix-septieme siecle qui considere que la matiere est composee d’atomesindivisibles. Et c’est donc a cette conception, on pourrait dire, « neo-aristotelicienne », que pose probleme lamethode des indivisibles quand elle est generalisee, comme certains l’ont fait, et appliquee a l’ensemble de lamatiere. C’est dans ce cadre de pensee la que la methode des indivisibles aura suscite de tres vives critiques.

Neanmoins, pour Aristote, la division finie ne s’applique que sur le plan de la matiere, et il n’en est pas dememe pour le plan mathematique. C’est alors un probleme de termes que va poser la methode des indivisibles.Qu’est-ce que ces indivisibles qui ne sont jamais definis ? Des grandeurs insecables ? Si Platon, dont la science estentierement investie de metaphysique, est un partisan des lignes insecables, des indivisibles comme composantla ligne par exemple, Aristote va dire tout le contraire. Pour Aristote, le continu, puisqu’il faut bien le definir,est ce dont les extremites sont unes, comme la ligne, terminee par des points. La theorie des lignes insecables estalors cette idee selon laquelle des minimums d’espace peuvent s’additionner pour former des figures, constituerdes corps geometriques. Si l’on voulait diviser ces formes a l’infini, il faudrait donc toujours s’arreter a unelement ultime : la ligne insecable. Cette derniere est alors comme un minima indivisible. C’est, semble-t-il,la position des mathematiciens du XVIIe siecle qui ont utilise ou defendu la methode des indivisibles. PourPlaton, la ligne insecable est le principe formel de toute grandeur. Et lorsqu’Aristote ecrit le Traite des lignesinsecables, c’est en realite contre Platon qu’il se positionne. Ce texte est l’un des rares documents touchant lesmathematiques pre-euclidiennes, mais le texte a ete transmis dans un etat deplorable. Il contient pourtant desarguments tres interessants contre la theorie des lignes insecables, arguments partages par les aristoteliciens dudix-septieme, qui, des lors, se positionnent comme adversaires de la methode des indivisibles. Aristote, apresavoir recree l’expose des partisans de la theorie des lignes insecables, probablement la these de Xenocrate, disciplede Platon, refute cette theorie en montrant que ces lignes indivisibles sont incompatibles avec une proceduregeometrique admise par tout le monde et que les partisans de ces lignes minimums sont censes accepter euxaussi : la possibilite de la section d’une ligne tant en parties egales qu’inegales. Si une ligne est composee de deuxlignes insecables, on peut toujours, comme tout mathematicien est force de l’admettre, couper cette ligne dedepart en deux lignes inegales. Mais, des lors, c’est aussi les lignes insecables que l’on divise, et donc, les lignesinsecables ne sont pas insecables. Elles n’ont donc aucune realite : « Mais si [l’on objecte que] toute ligne ne peutpas etre coupee en deux parties egales a l’exception de celle qui est faite d’un nombre pair de lignes insecables,[on repondra que] une ligne divisee en deux parties egales peut aussi etre coupee en deux parties inegales, etalors la ligne insecable sera aussi divisible quand la ligne composee d’un nombre pair de lignes insecables seradivisee en parties inegales ». Ces « lignes insecables » sont l’equivalent de ce que Roberval appelle les indivisibles,et l’on voit bien que l’utilisation de ces elements geometriques entre en contradiction avec toute une traditionaristotelicienne : pour Aristote, le continu ne se compose en aucune facon d’indivisibles. Ainsi, la ligne etantcontinue et les points indivisibles, il s’ensuit que la ligne n’est pas composee de points. Et pour demontrer cela,Aristote donne plusieurs « preuves », comme par exemple l’argument selon lequel les extremites des points nepeuvent etre reunies car dans l’indivisible il n’y a ni extremites ni parties quelconques. Les points ne peuventse toucher entre eux pour composer un contenu veritable, ce qui s’applique a tout indivisible. Il n’y a donc pasde continu qui puisse se partager en elements denues de parties. Il est donc evident, comme le montre Aristotedans la Physique au livre VI, que tout continu est divisible en elements indefiniment divisibles : « car s’il sedivisait en indivisibles, l’indivisible alors pourrait toucher a l’indivisible, puisque dans les continus, l’extremiteest une et contigue ». Le continu est donc ce qui est divisible en parties toujours divisibles. Et ceci est vrai detoute grandeur, qui est divisible en grandeurs, potentiellement infinies.

Dans cette atmosphere de pensee, il semble impossible d’accepter ce que feront Cavalieri, mais surtoutRoberval et ses successeurs. Et, en effet, le maintien de tout un pan de l’aristotelisme dans l’epistemologie dela plupart des auteurs du XVIIe etait essentiellement lie aux difficultes de la methode des indivisibles quanta la divisibilite du continu et a l’idee meme d’infini. Neanmoins, tout le monde ne s’accorde pas sur cette

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these aristotelicienne dans l’Antiquite, et Zenon d’Elee, notamment, apporte une critique feroce a cette ideede grandeur divisible de facon virtuellement indefinie. Mais il ne permet pas pour autant une methode desindivisibles, bien au contraire, il refute l’un et l’autre, montrant les paradoxes auxquels amene l’idee memed’infini.

3.2 Des origines des critiques

3.2.1 Les paradoxes de l’infini : Zenon d’Elee (-480, -420)

Zenon d’Elee a bien mis en evidence ce qu’on peut appeler les « paradoxes de l’infini », en ce sens qu’ilavance les apories auxquelles amenent, semble-t-il, necessairement, la prise en compte d’un infini actuel. S’il y ade l’infini, en ce sens ou les grandeurs seraient divisibles a l’infini, alors le mouvement serait impossible. Zenonillustre cela avec divers exemples que reprend Aristote dans sa Metaphysique et qu’expose plus longuement P.Bayle dans son dictionnaire a l’article « Zenon d’Elee ». Penchons-nous sur ces problemes aujourd’hui resolusmais reellement presents dans toute la pensee grecque et bien au-dela encore, puisque jusqu’au dix-neuviemesiecle, des philosophes exposent encore les problemes que posent l’infini a la raison (probleme toujours pasentierement resolu d’ailleurs).

Le cœur de la problematique est l’idee qui court depuis Aristote selon laquelle la matiere serait divisiblea l’infini. Or, si c’est le cas, cela conduit a des paradoxes inevitables pour Zenon, et le mouvement est renduimpossible. Car en effet, le lieu d’ou l’on part et le lieu ou l’on arrive, ces deux extremites, sont separes par uneinfinite de parties, selon cette conception. Il est donc impossible que le mobile parvienne d’une extremite a l’autre.Le milieu est compose d’une infinite de parties qu’il faut parcourir successivement les unes apres les autres, desorte que pour parcourir un pied de matiere, nous dit Zenon, c’est-a-dire pour arriver du commencement dupremier pouce a la fin du douzieme pouce, il faudrait un temps infini, car les espaces qu’il faudrait parcourirsuccessivement entre ces deux bornes sont infinis en nombre. On ne peut donc les parcourir que dans une infinitede moments. Ainsi, Zenon en conclut que chaque partie du temps, tout comme chaque partie de la matiere, nepeut etre divisible a l’infini. L’infini ne peut exister actuellement dans le monde, sinon aucun mobile ne pourraitse mouvoir, avancer d’un lieu a un autre. Or, il y a bien du mouvement dans le monde, on ne peut le nier. C’estdonc que l’infini n’existe pas.

Zenon utilise un autre exemple, tres connu, pour illustrer cela : l’exemple d’Achille et de la tortue, consistant amontrer que le mobile le plus rapide poursuivant le mobile le plus lent, ne pourrait jamais l’atteindre. Rappelonsrapidement cet episode. Comme Achille etait repute etre un coureur tres rapide, il avait accorde a la tortue uneavance de cent metres. Si la tortue a de l’avance sur Achille, celui-ci ne peut jamais la rattraper, quelle que soitsa vitesse ; car pendant qu’Achille court jusqu’au point d’ou a demarre la tortue, cette derniere avance, de tellesorte qu’Achille ne pourra jamais annuler l’avance de l’animal. Zenon d’Elee affirme donc que le rapide Achillen’a jamais pu rattraper la tortue. « En effet, supposons pour simplifier le raisonnement que chaque concurrentcourt a vitesse constante, l’un tres rapidement, et l’autre tres lentement ; au bout d’un certain temps, Achilleaura comble ses cent metres de retard et atteint le point de depart de la tortue ; mais pendant ce temps, latortue aura parcouru une certaine distance, certes beaucoup plus courte, mais non nulle, disons un metre. Celademandera alors a Achille un temps supplementaire pour parcourir cette distance, pendant lequel la tortueavancera encore plus loin ; et puis une autre duree avant d’atteindre ce troisieme point, alors que la tortue auraencore progresse. Ainsi, toutes les fois qu’Achille atteint l’endroit ou la tortue se trouvait, elle se retrouve encoreplus loin. Par consequent, le rapide Achille n’a jamais pu et ne pourra jamais rattraper la tortue. » (PhilippeBoulanger et Alain Cohen dans Le Tresor des Paradoxes)

Mais, ajoute Zenon, si l’etendue ne peut etre divisible a l’infini, elle ne peut non plus etre composee de pointsindivisibles. En effet, plusieurs neants d’etendue joints ensemble ne feront jamais une etendue. Il ne peut pasnon plus, nous dit Zenon, etre compose d’atomes d’Epicure, c’est-a-dire de corpuscules etendus et indivisibles,car toute etendue, quelque petite qu’elle puisse etre, a toujours un cote droit et un cote gauche, un dessus etun dessous. Elle est donc un assemblage de corps distincts, je ne peux nier du cote droit ce que j’affirme ducote gauche ; ces deux cotes ne sont pas au meme lieu, un corps ne peut pas etre en deux lieux a la fois etdonc toute etendue qui occupe plusieurs parties d’espace contiennent plusieurs corps. Ainsi Zenon conclut-il :« l’indivisibilite d’un atome est chimerique [. . .] il faut donc, s’il y a etendue, que ses parties soient divisiblesa l’infini ». Et la se pose a nouveau le probleme de l’infini. Comment alors se sortir de cette aporie ? Zenond’Elee reproche aux philosophes d’avoir raisonne selon ce syllogisme : « le continu est compose ou de pointsmathematiques, ou de points physiques [atomes] ou de parties divisibles a l’infini. Or, il n’est compose ni de . . .ni de . . . donc il est compose de . . . ». A ce syllogisme disjonctif, Zenon dit qu’il faut substituer un syllogismehypothetique, et dire plutot : « si l’etendue existait, elle serait composee ou de points mathematiques, ou depoints physiques, ou de parties divisibles a l’infini : or elle n’est composee ni de points mathematiques, ni de

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points physiques, ni de parties divisibles a l’infini, donc elle n’existe point. » Cette conclusion sans appel est leseul moyen, pour Zenon, de contourner les paradoxes de l’infini. Il n’y a pas d’etendue. L’etendue n’existe passinon dans notre esprit. Il n’y a ni infini, ni continu divisible a l’infini, car sinon un mobile ne pourrait jamaispartir d’un point a et arriver a un point b. Il utilise pour demontrer cela un dernier exemple : celui d’un mobileroulant sur une table inclinee : jamais le mobile ne pourrait tomber hors de la table ; car avant que de tomberil devrait toucher necessairement la derniere partie de cette table. Et comment la toucherait-il puisque toutesles parties qu’on voudrait prendre pour les dernieres contiennent un infinite de parties, et que le nombre infinin’a point de partie qui soit la derniere.

Ces paradoxes refletent bien la pensee grecque et les obstacles qui s’imposent a la raison, et encore a celledes classiques, bien que ces paradoxes aient ete depasses par la suite, surtout au XXe siecle. Neanmoins, l’ideed’infini continue sur tout le XVIIe, mais aussi le XVIIIe et au-dela, a susciter l’incomprehension des philosophes,parmi lesquels on pourra citer par exemple Berkley qui, dans son essai l’Analyste insiste sur tous les aspectsfragiles et contestables de l’infini.

Il ecrit ainsi : « Plus l’esprit analyse et poursuit ces idees fugitives, plus il se sent perdu et desoriente [. . .]Concevoir une quantite infiniment petite, c’est-a-dire moindre que toute qualite sensible, voila qui est, je l’avoue,au-dessus de mes forces » (1734). Pourquoi alors, une theorie dont les premisses sont fausses, produit-elle desresultats, des consequences exactes ? C’est que du faux peut decouler le vrai, mais pas la science.

3.2.2 Les scolastiques

Cette methode a aussi souleve de vives critiques chez les scolastiques du XVIIe siecle. Mais deja a la Re-naissance, le probleme majeur que posait l’idee d’infini et la methode des indivisibles en germe etait, chez DunsScot par exemple, la mise en correspondance biunivoque de deux ensembles infinis. Exprimons rapidement ceprobleme avant d’expliciter des contre-exemples utilises par des scolastiques contemporains a Roberval et Ca-valieri. L’infini, selon Duns Scot risque de detruire la notion formelle de ce qu’il qualifie. En effet, si l’on ditqu’une partie infinie d’un ensemble infini est egale ou equipotente a cet ensemble, alors, il faudrait bien admettreque cette proposition est contradictoire. Car dans l’infini, l’ensemble des nombres rationnels et l’ensemble desnombres pairs par exemple, qui est une partie du premier ensemble, se valent. Le tout n’est pas plus gros quela partie. Il n’y a plus aucun sens a dire « plus grand » ou « plus petit » quand nous nous situons sur le plande l’infini. Alors il n’y a plus de sens ni au tout ni a la partie ? Il n’y aurait pas plus de sens a comparer desensembles de lignes infinis comme le font les mathematiciens qui utilisent la methode des indivisibles. Cettemethode semble a nouveau inacceptable. Mais alors la contradiction que suppose l’idee d’infini devrait decou-rager les mathematiciens ? Cavalieri, Roberval et les autres n’ont pas ete arretes non plus par cette objection. Ilfaudrait alors, comme le montre Gerard Sondag (Duns Scot : la metaphysique de la singularite), poser que lesnotions de partie, d’ensemble et de tout conservent leur signification, meme quand il s’agit de parties d’ensemblesinfinis. En tant qu’elle est infinie, une partie d’un ensemble infini est egale ou equipotente a cet ensemble. Entant qu’elle est une partie meme infinie, d’un tout, meme infini, et, par suite, elle n’est pas identique a ce toutpuisque le concept de la partie n’est pas le concept du tout.

Mais, si ces critiques liees a la notion d’infini et de divisibilite n’ont pas remis fondamentalement en causela methode des indivisibles, s’ils ont « seulement » contribue a creer un climat sceptique, les contre-exemplestemoignant de la faiblesse et du manque de fiabilite de cette meme methode ont porte un coup beaucoup plusdur a cette derniere [3].

Figure 19 – Exemples de mise en correspondance biunivoque

Puisqu’il y a bijection entre l’ensemble des points sur la diagonale du carre et l’ensemble des points sur l’unde ses cotes, on est tente, a priori, d’en deduire que les deux ensembles ont meme taille et donc que 1 =

√2.

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De la meme maniere, pour deux cercles concentriques de rayons R et R′ avec R 6= R′, on serait tente deconclure que 2πR = 2πR′ et par consequent R = R′, ce qui est absurde.

3.3 Le chant du cygne des indivisibles

Les intuitions geometriques serviront a Pascal dans son Traite de la roulette a interpreter correctement cequi deviendra les differentielles, a subodorer leur ordre et a les negliger au besoin. Ce traite, dernier ouvrageimportant exploitant les indivisibles, inspirera Leibniz. Des cendres de la methode naquit l’Analyse.

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References

[1] Andre ROSS. Vers le calcul differentiel et integral. Association Mathematique du Quebec, Vol. XLVII : pp.32–33, mars 2007.

[2] Messieurs de l’Academie Royale des Sciences. Divers ouvrages de Mathematique et de Physique. ImprimerieRoyale, 1693.

[3] Jean-Louis GARDIES. Pascal entre Eudoxe et Cantor. CNRS, 1984.

[4] Claude MERKER. Le chant du cygne des indivisibles. PUFC, 2001.

[5] Vincent JULLIEN. Philosophie naturelle et geometrie au XVIIe siecle. HONORE CHAMPION, 2006.

[6] Pierre BAYLE. Dictionnaire historique et critique. 1697.

[7] Gerard JORLAND. La science dans la philosophie, Les recherches epistemologiques d’Alexandre Koyre.Gallimard, 1981.

[8] Alexandre KOYRE. Etudes d’histoire de la pensee scientifique. Gallimard, 1973.

[9] Georges BERKELEY. L’analyste. 1734.

[10] Gerard SONDAG. Duns Scot, la metaphysique de la singularite. Librairie philosophie J. Vrin, 2005.

[11] J.Y. GUILLAUMIN. Mathematiques dans l’Antiquite. Universite de St-Etienne, 1992.

[12] Francesco PATRIZI. De spacio physico et mathematico. Librairie philosophique J. Vrin, 1996.

[13] Aristote. Physique. Librairie philosophique de Ladrange, 1862.

[14] Platon. Timee. GF Flammarion.

[15] Platon. Theetete. GF Flammarion.

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