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MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 _______________ Marie Thonon 71 DOSSIER

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MULTIMÉDIA A L’ÉCOLE :LA CONFUSION DES GENRES

Pierre MoeglinProfesseur, Directeur du Laboratoire des Sciences de l’Information

et de la Communication, Université Paris XIII

Résumé : Au départ, un double constat. D’une part, le multimédia gagne lessphères de l’éducation. Lentement, se mettent en place des pratiquespédagogiques liées aux nouvelles formes de médiatisation. D’autre part, lestenants du libéralisme et de la marchandisation se servent de la référence aumultimédia pour contester la nature et le statut public du service éducatif. Del’un à l’autre de ces deux niveaux, analyse pédagogique et réflexionpolitique, la confusion est telle qu’involontairement, les partisans de lagénéralisation du multimédia donnent des armes aux tenants de l’alignementde la formation sur les normes du marché. Contre cette confusion des genres,l’on propose de marquer plus nettement la distinction entre chacun des deuxniveaux

Les mots et la choseDe toutes les innovations techniques en éducation, le multimédia est àcoup sûr celle que précèdent et accompagnent les discours les plushyperboliques. Leurs excès ne mériteraient cependant pas d’êtrerelevés s’ils n’opposaient de graves obstacles à la compréhension dece qui est véritablement en jeu avec les usages éducatifs dumultimédia, éducatif ou non.Ces discours tendent en effet, pour commencer, à masquer la réalité,somme toute modeste, des chiffres de vente et des usages. Et ce n’estpas le moindre de leurs inconvénients. En France par exemple, selonl’enquête 1999 de l’Institut GFK, l’éducatif ne représenterait que16 % des achats de CD-Roms. Il se situerait donc au même niveau quel’ensemble "Art, culture et documentation", et serait largementdevancé par les jeux (52 %). D’autres enquêtes indiquent qu’auxUSA, l’éducatif serait aussi dépassé par les secteurs regroupés sous larubrique "Vie pratique” (près de 30 %).En outre, les productions attribuées à l’éducatif sont généralement fortdisparates. L’on y trouve de tout : l’initiation œnologique aussi bienque la familiarisation aux aspects juridiques des conflits de voisinage,en passant par l’enseignement de la bureautique et les cours degymnastique. C’est dire la portion congrue réservée au pédagogiquestricto sensu. Cette portion apparaît plus faible encore si l’on s’en tient

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au seul système formel, lequel, selon l’Institut Datamonitor,correspondrait à 5 % du marché du multimédia éducatif européen(estimé en 1997 à un peu plus de 780 millions de dollars). Ce scoreserait à rapporter aux 13 % de l’autodidaxie grand public et aux 82 %de la formation en entreprise17.Pour autant, il ne convient pas de sous-estimer l’ampleur destendances poussant à la diffusion des nouveaux outils pour enseigneret apprendre. En France, de 1997 à 1999, le pourcentage des lycéesd’enseignement général et technologique connectés à Internet, parexemple, est passé de 30 % à 95 % (85 % en décembre 1998). Sansdoute ces chiffres ne disent-ils rien des utilisations effectives etéventuelles modifications pédagogiques supposées en résulter. Ainsi,dans près de 25 % de ces mêmes lycées, n’y avait-il en tout et pourtout à l’automne 1998 qu’un poste connecté, lequel devait être enrègle générale réservé aux enseignants. N’en dit guère plusl’indication selon laquelle, entre mai 1997 et décembre 1998, dans cesétablissements, l’on est passé de 12 à 7 élèves pour un micro-ordinateur. Ici également, en deçà des moyennes et chiffres bruts, ilfaudrait pouvoir identifier où se trouve le matériel en question (sallesbanalisées ou spécialisées), qui s’en sert, pour quelles utilisations etdans quelles conditions (en cours ou en dehors des cours). Or, lesdonnées sont fragmentaires et imprécises. Elles sont surtout sujettes àcaution, reposant la plupart du temps sur de faibles échantillons, surdes appréciations indirectes et sur des agrégats problématiques. Ainsi,par exemple la présence d’un ordinateur dans un collège ou dans unlycée est-elle fréquemment mise au compte de l’ensembleindifférencié des technologies d’information et de communicationappliquées à l’enseignement. Peu importe cependant qu’il serve à destravaux pratiques, par exemple en dessin industriel, au traitementd’images dans le cadre du club photo, à la consultation d’Internet enlibre service par les élèves, à la lecture de CD-Roms pour les seulsenseignants, à la gestion des emplois du temps et des salles de classepar les services administratifs ou à toute autre utilisation. L’on devineimmédiatement les conséquences d’une telle imprécision : il estimpossible de s’appuyer sur des données rigoureuses et fiables.Avec cette importante réserve, celles qui sont disponibles ont quandmême l’avantage de modérer l’optimisme généralement affiché. Ainsil’une des études les plus récentes (Cuban 1999, cité par Chaptal 1999)indique-t-elle qu’aux USA, 20 % seulement des enseignants du 17Ces données et d'autres du même type figurent dans le n° 86 des Dossiers

de l'audiovisuel, 1999.

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secondaire seraient, pour eux-mêmes et en classe, des utilisateursintensifs des “nouvelles technologies” ; 40 % environ en seraient desutilisateurs occasionnels, les 40 % restant n’y ayant aucun accès.En France, les chiffres du Ministère de l’éducation nationale sontmoins favorables encore. Si l’on examine le cas des lycéesd’enseignement général et technologique, une majorité de proviseurs(58 %) estime qu’il n’y a pas plus de 50 % des enseignants à utiliser“assez régulièrement” des micro-ordinateurs (Ministère de l’éducationnationale, enquête n° 53, automne 1998). Pour les collèges, lesrésultats sont plus faibles encore, puisque 65 % des principauxindiquent que les enseignants sont moins de 50 % dans ce cas. C’enest déjà assez pour juger de l’ampleur du décalage entre les discourssur l’enseignement à l’heure du numérique, classes branchées, cyber-écoles et autres campus virtuels, d’une part, et les pratiques réelles,d’autre part. Le moins que l’on puisse dire est qu’il faut beaucoupd’aveuglement aux rédacteurs de la Commission européenne (1996, p.58) pour écrire : “Le développement d’une industrie forte du logicielmultimédia d’éducation et de formation basée en Europe esthautement souhaitable aussi pour des raisons économiques (…).Celle-ci deviendra une des industries de service les plus importantesdu XXIe siècle, voire la plus importante”. Avant eux, les sénateursLaffitte et Trégouët (1993, p. 6) avaient déjà annoncé que “l’industriedes programmes d’accès au savoir, en raison même de l’évolution denos sociétés et des technologies, sera l’industrie majeure du siècleprochain, bien avant l’électronique ou l’automobile"…Pire, les excès des discours ont ceci de préjudiciable qu’ils tendent àdissuader les observateurs d’examiner ce qu’il y a de nouveau dans lespratiques. Favorables ou défavorables, les propos hyperboliques sonten effet trop encombrants pour laisser le champ libre à une réflexiongraduée et approfondie, du type de celle que nous allons esquisser ici,sur les transformations pédagogiques imputables aux différentescomposantes de l’ensemble “nouvelles technologies d’information etde communication", sur leurs significations communicationnelles etsur leurs enjeux politiques.Comment, d’ailleurs, cette réflexion s’engagerait-elle valablementquand les définitions sont si peu certaines ? Le multimédia estgénéralement appréhendé en bloc, sans même que ne soientdistinguées les différentes fonctions auxquelles il se prête : simulation,conception, consultation. Bien sûr, nul ne contestera qu’il y a une zone“tout numérique” (Séguy 1999, p. 16), à l’intersection de ce qu’audébut des années 80, Nicholas Negroponte caractérisait déjà comme laconvergence entre audiovisuel, informatique et télécommunication. Ce

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“tout numérique” désigne toutefois des technologies et produitshétéroclites, aussi éloignés les uns des autres que peuvent l’êtreinfographie et conception assistée par ordinateur, bureautique,services en ligne, télévision numérique, visioconférence, CD-Rom ouDVD.Sans doute, certains clivages s’estompent-ils comme celui qui,naguère encore, séparait accès sur site et accès en ligne. Il n’empêchequ’en dépit des parentés de leurs fonctionnements techniques et del’interdépendance de leurs secteurs industriels respectifs, cestechnologies et produits se prêtent le plus souvent à des utilisationsqui n’ont rien à voir les unes avec les autres. L’on ne saurait donc entraiter rigoureusement sans indiquer à chaque fois de quel outil il estquestion et pour quelles utilisations.

Changement de paradigme dans la formation ?La modestie, il est vrai, n’était pas forcément la qualité principale despromoteurs des outils antérieurs. Leurs projets s’efforçaient cependantde tenir compte des contraintes et limites imposées par les contextes.Ainsi Lê Than Khoi (1967, p.14) n’envisage-t-il que “dans la mesuredu possible” la substitution du capital au travail, c’est-à-dire, enl’occurrence, le remplacement de l’enseignement présentiel parl’enseignement à distance. A la même époque, l’un des principauxthéoriciens de la cybernétique, Radovan Richta (1973, p. 163), secontente lui aussi de “voir émerger graduellement toute une gammed’installations techniques didactiques". La même prudence retientencore les responsables des grands programmes des années 80, tels“Jeunes Téléspectateurs Actifs” et “Informatique pour tous”.L’éventualité d’une mutation d’ensemble y transparaît-elle déjà de cide là ? Il n’en reste pas moins que l’on est encore loin du tout ou riendes projets et réalisations actuels.A système d’information global, transformation globale, tel estdésormais le mot d’ordre. Impérative, l’injonction ne fixe aucunerestriction aux changements en cours ni ne souffre aucune exception.Façons d’enseigner et manières d’apprendre, organisation desdispositifs, statut du système lui-même, rien ne lui échappe. Tout doits’y soumettre.Dès lors, les visées réformatrices débordent du champ pédagogiquepour gagner l’organisationnel et de l’institutionnel. Elles n’en sontévidemment que plus floues. Une phrase de deux partisans de la “Webbased Education", Colin McCormack et David Jones (1997, p. XI),exprime bien le nouvel état d’esprit : “Votre imagination et les

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ressources disponibles constituent la seule limite touchant à la manièred’utiliser le Web".Or, du strict point de vue des infrastructures techniques et avec toutesles nuances exprimées précédemment, les ressources commencenteffectivement à être disponibles. Ne resterait-il plus alors qu’à fairefonctionner son imagination, sans limite ? La généralisation constitueen tout cas à la fois l’objectif et l’argument des politiques publiques.Quand le taux d’équipement dépasse un certain seuil, lestransformations qualitatives sont imminentes. Du moins, les expertssont-ils nombreux à évoquer la perspective d’un changement deparadigme dans la formation.De là à voir dans ce changement une véritable révolution, il y atoutefois un pas de plus à faire, que fait Gilbert Paquette avec biend’autres experts. Pour ce partisan convaincu, au Québec, dumultimédia en éducation, les transformations quantitatives vontnécessairement entraîner des mutations qualitatives. Au départ, enseront affectées les manières d’enseigner et d’apprendre. Puis, par-delà le remplacement à brève échéance du modèle centré sur “latransmission des informations par l’enseignant” par un modèlefavorisant “la construction du savoir par l’apprenant” (Paquette 1997,p. 8), interviendront des modifications de plus grande envergure.Substituer l’apprentissage à l’enseignement, ainsi qu’à la suite de G.Paquette, le préconise et l’annonce Philippe Duchastel, professeur à laNova Southeastern University de Floride (in Mercier 1997, p. 44),c’est en effet supprimer “la communication à partir d’une source” auprofit d’un système dont, devenus des “clients", les apprenants “vontchercher eux-mêmes ce qu’ils veulent dans un vaste répertoire desources, (…) ce dont ils ont besoin dans le monde qui les entoure…”(ibidem). Autrement dit, multimédia aidant, revient d’actualité l’undes vœux formulés jadis par I. Illich (1971) : déscolariser l’école enpédagogisant la vie…Un glissement vient toutefois de s’opérer plus ou moinssubrepticement. En témoigne a contrario le témoignage desévaluateurs du programme “Apple Classrooms of Tomorrow” (Acot).Eux aussi parlent de changement de paradigme et ils évoquentlonguement le remplacement de la transmission des connaissances parleur construction. Mais ils le font en adoptant une démarche et unpoint de vue bien différents.D’abord ils s’appuient sur les résultats d’une expérience continue dedix années. La durée est en effet indispensable pour dépasser lespremiers effets et faciliter l’identification d’éventuelles mutations defond. Ils n’omettent pas non plus de signaler que des extrapolations

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seraient de toute façon malvenues : leurs terrains sont trop limités –quelques classes dans cinq établissements aux États-Unis – etl’expérience elle-même a bénéficié d’un soutien pédagogique tropintense et de ressources technologiques exceptionnelles. Ensuite, leursconclusions restent très modérées : pour eux, transmission etconstruction des connaissances ne sont pas incompatibles, ellesseraient plutôt à appréhender comme des “compléments parmi unepanoplie de stratégies possibles” (Sandholtz et al. 1997, p. 15). Enfinet surtout, les incidences de l’introduction des dispositifs techniquesleur paraissent devoir se limiter au seul champ de la pédagogie et del’organisation du travail scolaire. Elles n’affecteraient donc pasfondamentalement les structures éducatives elles-mêmes.Ces quelques remarques permettent d’ores et déjà de juger ce qui faitla différence entre une approche aussi limitée et aussi mesurée et lesdémarches maximalistes précédentes. Force est de reconnaîtrecependant que ce sont celles-ci qui dominent aujourd’hui. Du mêmecoup, le thème du changement de paradigme pédagogique donne peuou prou l’impression d’être devenu un prétexte, en quelque sortecheval de Troie d’un projet autrement discutable de transformation del’appareil de formation, de son fonctionnement général, de sesmissions et pour finir, de son statut.S’ajoutant à l’hyperbole des marchands et prophètes, l’extrémisme despartisans de ces politiques éducatives de rupture vient compliquerencore un peu plus une situation déjà assez confuse.

Révolution de l’éducation ?Comment ces partisans en viennent-ils à confondre les deux niveauxpourtant séparés du pédagogique et de l’éducatif ? Les étapes de leurraisonnement méritent d’être observées avec attention. L’éducation,disent-ils en substance, est à l’aube de l’une de ces révolutions quifont son histoire à intervalles plus ou moins réguliers. La dernière endate – faut-il le rappeler ? – remonte en France, comme dans la plupartdes pays développés, à la période comprise entre le milieu du XIXe etle début du XXe siècle. Lui est due, entre autres, l’adoption de notremode d’enseignement directif, collectif et simultané, public et demasse, gratuit, obligatoire et national. Ce sont autant decaractéristiques auxquelles il aura fallu près d’un siècle pour secombiner, se stabiliser et s’intégrer dans l’ensemble cohérent quiconstitue le “service public éducatif".Naturellement ce système a une base matérielle. Celle-ci est faite desoutils pour enseigner et apprendre ainsi que des dispositifsarchitecturaux, des ressources humaines et des modes d’organisation

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qui en ont facilité et accompagné le déploiement à l’échelle de laNation toute entière. A partir de là, la question est de savoir ce qui sepasse quand cette base est concurrencée, voire remplacée, par celleque favorisent les technologies issues des applications de lanumérisation : mise à distance, virtualisation, désynchronisation, etc.Pour les maximalistes, le standard de l’enseignant dans sa classe aucontact de quelques dizaines d’élèves en devient caduque, purement etsimplement.Ainsi substitué au manuel, le CD-Rom abolirait en effet les manièresd’enseigner qui, jusqu’à aujourd’hui, font appel à l’imprimé.Semblablement, les réseaux aboliraient la fermeture de l’établissementsur lui-même et, l’ouvrant sur son environnement, rendraient inutilesgrilles et murs protecteurs dont il s’entoure. Quant à la proliférationdes écrans, elle signerait l’acte de décès du tableau noir, en mêmetemps que l’individualisation de l’apprentissage disqualifierait legroupe-classe.Tableau noir ? La référence est intéressante. Cet outil appartient eneffet à la famille de ceux, à usage collectif, qui favorisentl’enseignement simultané. Il apparaît d’ailleurs en même temps quelui, au XVIIIe siècle chez les Frères des Écoles chrétiennes. Ce n’estpas non plus un hasard s’il devient obligatoire en France à partir de1851, une décennie après l’adoption officielle de l’enseignementsimultané. Et c’est dans les mêmes circonstances qu’un peu plus tard,il se généralise également en Amérique du Nord. Au Québec, parexemple, son existence devient systématique en 1905, à la faveur d’untexte qui en codifie les utilisations pour les classes à niveauxmultiples.Dès lors, à la question de savoir si l’abandon de ce tableau marqueraitaussi celui de l’enseignement collectif et simultané, les avocats de larévolution éducative répondent par l’affirmative sans hésiter. Et ilsajoutent que, de ce fait, en serait disqualifiée toute l’organisation dusystème. Ne repose-t-il pas, disent-ils en substance, sur un petitnombre de normes et de règles qui n’auront plus cours à partir dumoment où la technologie autorisera chaque élève à travailler à sonrythme, à solliciter les ressources dont il aura besoin au moment où ilen aura besoin et à bénéficier de prestations personnalisées et surmesure.Telle est la thèse défendue, entre autres, par Maryse Quéré (1994, p.10), principale inspiratrice de la politique ministérielle en matière detechnologies éducatives à l’Université durant la dernière décennie.Après avoir passé en revue toutes les possibilités liées à l’utilisationdes nouvelles technologies éducatives, elle aborde le cas extrême

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d’une sorte d’autodidaxie généralisée : “Un usage plus radical peutêtre envisagé, qui supprime complètement l’enseignant. Laconnaissance est disponible au travers de réseaux de médiathèques. Leprincipal travail de l’étudiant est la recherche des informations, leuracquisition, et une activité de synthèse qui se traduit par uneproduction (devoir, exposé, projet…). L’enseignant se borne alors àson rôle de vérificateur. Ce genre d’usage, peu répandu, est à prendreen considération compte tenu de l’avènement de ce qu’on appelle lemultimédia”. Finie dès lors, l’unité de temps et d’espace liée à laclasse ! Abolis, les programmes uniformisés et la synchronisation desélèves ! Dépassée, la trilogie “Horaire - classe - discipline scolaire”(Braun 1999, p. 16) !Deux arguments viennent à l’appui de telles propositions. D’une part,elles rappellent opportunément que le régime pédagogique dominantest d’origine récente, qu’il est susceptible d’être remplacé et qu’il n’ya pas de raison pour qu’il ne le soit pas un jour. Elles suggèrent mêmequ’il pourrait l’être par l’un de ceux auxquels il s’est lui-mêmesubstitué naguère : préceptorat et compagnonnage, enseignementindividualisé tel que pratiqué dans les “petites écoles” de l’Ancien-Régime où le maître s’occupait de chaque élève à tour de rôle ;enseignement mutuel ou Lancastrien surtout pratiqué dans les paysanglo-saxons où un seul maître s’adressait à quelques centainesd’élèves par l’intermédiaire de moniteurs, le plus souvent des élèvesavancés. D’autre part, ces propositions soulignent aussi à bon escientl’interdépendance des facteurs : une innovation technique rendpossible une modification pédagogique, laquelle autorise unetransformation de l’organisation dont peut découler l’avènement d’unenouvelle structure institutionnelle. Il n’est jamais inutile de soulignerl’interdépendance des facteurs matériels et des pratiques sociales.

Tentation déterministeCes propositions ont cependant un inconvénient de taille : celuid’oublier que coïncidence ne signifie pas relation de cause à effet.Autrement dit, ce n’est pas parce que tableau noir et enseignementsimultané sont contemporains que le premier détermine le second.Une seule variable – technique qui plus est – n’est jamais assezpuissante pour introduire des changements majeurs. Prétendre lecontraire, c’est faire inconsidérément appel à trois postulatsdéterministes.Premièrement, l’arrivée d’une nouvelle génération d’outils feraitpurement et simplement disparaître la précédente. Deuxièmement,cette disparition transformerait d’autant plus fondamentalement le

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système éducatif que les fondements mêmes de ce système seraienttechnologiques. L’histoire de l’éducation ne serait faite que de lasuccession des outils qui dominent chacune de ces périodes.Troisièmement, favorisant essentiellement un self-service de laconnaissance, ces outils nouveaux déplaceraient le centre de gravité dela relation éducative, de l’enseignant à l’apprenant, lui-même promumaître et gestionnaire de son propre apprentissage.A l’encontre du premier de ces postulats, il suffit d’invoquerl’évolution des technologies éducatives et celle des médias en général.Il est rare en effet qu’un outil ou un média en remplace un autre. Plussouvent, selon les cas, l’améliore-t-il ou le complète-t-il. Ainsi, dansles pratiques sociales et culturelles, la vidéo n’a-t-elle pas davantagedétrôné la photo que la télévision n’a éliminé la radio ou la radio, lejournal imprimé.Semblablement, nos salles de classes portent la marque dessédimentations successives qui font cohabiter cartes et affichesmurales, livres et disques, projecteur diapo, photocopieuse, poste detélévision et magnétoscope, micro-ordinateurs et lecteurs de CD-Roms. Il n’y a et il n’y aura donc pas plus d’ère multimédia qu’il n’y aeu d’ère audiovisuelle ou informatique. Tout au plus assiste-t-on à desrecompositions inter-médias.S’agissant du deuxième postulat, il faut à nouveau une visionsimpliste pour prêter à de simples dispositifs matériels la capacité detransformer des modes d’enseigner et des façons d’apprendre. Iciencore, l’expérience et l’histoire des technologies éducatives,notamment aux USA après la période dite “de l’efficiency” (Chaptal1999), montrent au contraire que, per se, l’outil n’est rien et qu’il n’estdoté d’aucune efficacité, ni intrinsèque ni directement mesurable. Toutdépend des manières de s’en servir, c’est-à-dire du contexte etintentions présidant en amont et en aval à sa conception et à sonutilisation. Dès lors, bien loin de modifier les situations où ilintervient, cet outil a au contraire besoin, pour s’implanter et devenirefficace, que les situations en question aient été préalablementmodifiées.Au demeurant, les tenants d’une interactivité mécaniquement liée à lanumérisation et à la multimédiatisation oublient, par exemple, quedans la majorité des CD-Roms (méthodes et produits auteurs)actuellement disponibles en enseignement des langues (près de 350sur le seul marché français), il y a plus de directivité et de pédagogiemagistrale, donc moins de liberté laissée à l’utilisateur et moinsd’interactivité, que dans la plupart des livres scolaires relevant des

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mêmes disciplines. Et ce, aussi linéaire, unidirectionnel et peu flexibleque puisse être a priori le support “papier”.De plus, supposer que le numérique et ses applications éducatives seprêtent ou vont se prêter à une façon et une seule de réorganiserl’enseignement trahit une profonde méconnaissance del’extraordinaire diversité de l’offre existante ainsi que de la non moinsexceptionnelle hétérogénéité des situations où elle trouve às’employer. Du point de vue des fonctionnalités et pratiques, il n’y arien de commun, comme cela a été suggéré au départ, entre assurer uncours en visioconférence et mettre en ligne des exercices de révision.Rien de commun non plus entre utiliser un logiciel servant à gérer et àorienter des flux importants de stagiaires en formation continue et,d’autre part, solliciter un système de recherche documentaire ou denavigation sur Internet. Ce sont des objets différents, relevant decontextes qui n’ont rien à voir. Ici, un outil de transmission, là, unetechnique de mise à disposition. D’un côté, une aide logistique pourautomatiser des tâches répétitives, de l’autre, un mode d’accès à desdonnées.Ce n’est donc pas parce que des appellations aussi vagues que“campus virtuel”, “plate-forme pédagogique” ou, plus récemment,“portail éducatif” donnent un certain air de ressemblance aux outils dela panoplie que ceux-ci relèvent d’une seule et même famille. Ils necorrespondent pas davantage à un nombre limité d’usages, cohérents,univoques et facilement identifiables. C’est le contraire qui se vérifie :chacun de ces outils se prête à une telle variété d’applications, répondà des spécifications techniques, à des finalités pédagogiques, à desmodes de financement et à des contraintes d’usages qui lui sont à cepoint propres que leur disparité s’en trouve accentuée. Comment decette disparité pourrait-il résulter un modèle éducatif unique ethomogène ?Concernant enfin le troisième postulat, l’éventualité d’un déplacementdu centre de gravité de l’enseignant vers l’apprenant désigne desphénomènes tellement différents les uns des autres qu’il est denouveau impossible de se prononcer d’emblée sur son bien-fondé. Aumoins convient-il de procéder à une distinction préalable entre deuxoptions.Ou bien, première option, il s’agit de reconnaître une nouvelle fois –ce que rappelle notamment la loi de 1989 – que l’apprenant est aucentre de l’apprentissage. Mais est-il nécessaire de se recommander dela médiation électronique des savoirs pour marquer, à la suite de LouisPorcher (1992, p. 6), qu’“il n’y pas d’apprentissage qui ne soit pas,constitutivement, un auto-apprentissage” ? Saint-Augustin soulignait

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déjà dans le De Magistro, 45 que “lorsque les maîtres ont exposé avecleurs mots les disciplines qu’ils font profession d’enseigner, alors ceuxqu’on appelle les disciples examinent en eux-mêmes si ce qui a été ditest vrai, en considérant la Vérité intérieure, à proportion de leursforces.” Et d’ajouter : “C’est alors qu’ils apprennent” (cité par Lancel1999).Quant aux maîtres, il est vrai, comme le souligne Geneviève Jacquinot(1981, p. 8), qu’ils sont soumis à une pensée pédagogique dominantepour laquelle la connaissance est “l’objectif essentiel de l’éducation”.Pour autant, il n’est pas sûr qu’ils se présentent dans leur majorité entransmetteurs de connaissances. Même dans les situations les plustraditionnelles, leur idéal est plutôt celui du guide ou du médiateur : ilss’efforcent de favoriser l’accès à des savoirs dont ils ne se tiennent paspour les dépositaires et qui se trouvent ailleurs, dans les textes etdocuments sur lesquels ils s’appuient. Telle est en général l’attitudequ’ils adoptent spontanément, pour laquelle ils n’ont pas besoin descautions de Decroly, Bandura ou autre Piaget.Ou bien, seconde option, le postulat s’inscrit dans une toute autreperspective : celle de la déresponsabilisation du maître. Réduit austatut de simple ressource parmi d’autres, il ne serait alors sollicitéqu’occasionnellement et de façon marginale. Quant à l’apprenant, ilserait sommé d’assurer l’entière responsabilité de son apprentissage.A l’instar du client roi, un apprenant roi est supposé disposer d’assezd’informations sur ce qui lui est offert pour faire ses choix, prendreses décisions et, en fin de parcours assumer la sanction de sa réussiteou de son échec. De fil en aiguille, l’institution serait alors déchargéed’une partie, sinon de la totalité, de ses missions socialesd’organisation des connaissances, de structuration préalable destrajectoires d’apprentissage, de médiation, de validation et desanction. L’un des principes majeurs du service public se trouverait dumême coup mis en cause.

Dérégulation ?Au départ pourtant, les intentions réformatrices ne manquent ni decohérence ni de légitimité. Les facteurs et les raisons militant enfaveur d’une importante transformation du système éducatif ne fontpas non plus défaut.Ainsi en va-t-il de l’urgente nécessité de s’opposer aux abus d’unehiérarchie d’autant plus pesante qu’elle s’appuie sur unebureaucratisation plus envahissante encore. Il ne se trouvera pas nonplus d’acteurs ou d’observateurs pour justifier les lourdeurs et lecorporatisme d’un système qui, sous prétexte d’égalité, ne prend que

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marginalement en compte la disparité des situations culturelles,sociales et économiques. Au contraire, il y a tout lieu de s’inquiéter dela croissance des inégalités qu’en son sein, ce même système favorise,sous couvert d’une élévation générale des niveaux de performance auxexamens. A n’en pas douter, ce sont autant d’incitations puissantes enfaveur de changements radicaux dans l’appareil de formation.Il n’est donc pas étonnant que l’occasion du multimédia conduisecertains réformateurs – que l’on ne peut soupçonner par ailleursd’aucune arrière-pensée hostile au service public éducatif – à renoueravec la grande filiation de l’éducation progressiste. Par exemple, cen’est pas un hasard si Joffre Dumazedier (1996) voit dans lesréalisations du Réseau Universitaire des Centres d’Autoformation(Ruca), devenu depuis “Université en ligne”, une concrétisation duprogramme d’enseignement démocratique de Condorcet. Si lesconditions matérielles de l’époque avaient obligé à en différerl’application, il n’en va plus de même aujourd’hui.Semblablement, ce n’est pas non plus fortuitement que la référenceaux nouvelles technologies amène les membres du Groupe deRecherche sur l’Autoformation en France (1998) à renouer avec lesidéaux généreux et ambitieux de l’éducation populaire. C’est le caslorsqu’ils évoquent par exemple l’émergence de “multiples réseaux decompétence”, de nature à “permettre à l’individu de tisser ses proprescontinuités entre les temps et les espaces sociaux”.Une chose est toutefois d’envisager sur une base pédagogique destransformations susceptibles d’améliorer l’efficacité desapprentissages, moyennant des ressources nouvelles ou au prix d’uneredistribution plus équitable des ressources existantes – ce qui est, parexemple, l’un des objectifs du Ruca. Autre chose est de se servir de laréférence à des outils pédagogiques pour tenter de déstabiliser desdispositifs institutionnels. Ainsi que le dit Marc Guillaume (1997), àpropos de tentatives de ce type en provenance de la Commissioneuropéenne, “le modèle européen de transmission des connaissancesrépond à des caractéristiques propres que le volontarismetechnologique ne peut suffire à balayer et dont il est au contraireimportant de préserver les aspects les plus positifs”.Certes, la déstabilisation n’est pas si difficile à conjurer. Assez peuréalistes, les projets du type de ceux qui ont été évoqués plus haut etqui visent à généraliser une sorte de self service éducatif n’ont en effetguère de chances de se réaliser, en tout cas directement et à grandeéchelle. Avec beaucoup d’autres, Henri Dieuzeide (1994, p. 195) estd’ailleurs bien obligé d’en faire le constat, serait-ce pour le regretter :“Ni le corps enseignant, ni la société dans son ensemble ne paraissent

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prêts à assumer ces changements. Le seul domaine où apparaissentpossibles ces modifications fondamentales par les NTIC estactuellement celui de l’enseignement à distance”. Trop de raisons s’yopposent, financières et institutionnelles.A fortiori doutera-t-on de la pertinence et des chances de succès deprojets visant à importer dans l’école elle-même les modèles dusupermarché (Sapin-Lignères 1992, p. 35) ou de la relationfournisseurs-clients (Edwards, O’Mahony, 1996, p. 46). L’expériencemontre que les tentatives d’application de tels modèles butent surd’irréductibles difficultés. Si l’apprenant n’est pas plus un client quel’enseignant (ou l’institution) n’est un fournisseur, c’est parce que larelation de l’un à l’autre n’est (ni ne peut être) symétrique. Ainsi quele rappelait déjà Durkheim à propos de l’éducation morale,l’autonomie n’est que l’aptitude du sujet à se soumettre auxcontraintes de son développement et à découvrir dans la loi l’exigencede sa propre réalisation.Pour autant, la mise en avant de tels projets n’est pas sans importantseffets indirects. Et la pression en leur faveur est elle-même si fortequ’assez naturellement, une autre hypothèse vient à l’esprit.L’éducation n’entrerait-elle pas, sinon dans une phase demarchandisation, du moins dans cette étape préparatoire de“préparation des marchés, préparation des esprits” (Miège et de laHaye 1984) qui précède la dérégulation des services publics et ouvrela voie à leur privatisation, au moins partielle ? Sur cette voie, ladisqualification des enseignants, de leurs statuts et de leur métier,constituerait une étape décisive.

Préparation des esprits ?Ce ne serait d’ailleurs pas la première fois qu’involontairement, despédagogues offriraient des arguments aux tenants de positionspolitiques et idéologiques étrangères aux leurs propres. En d’autrescirconstances, nous avons nous-même fait ressortir comment, au nomd’une interactivité pourtant exclusivement caractérisée par sadimension technique, se sont opérées des alliances contre-nature (maisobjectives et d’autant plus efficaces) entre enseignants et ingénieursdes télécommunications spatiales (Mœglin 1994).Les circonstances actuelles font cependant songer que l’offensive desadversaires du service public éducatif dépasse le cadre d’opérationsponctuelles, comme l’étaient les programmes expérimentaux quiviennent d’être implicitement évoqués. Elle concerne l’ensemble dusystème éducatif et atteint de ce fait une ampleur inégalée. N’endeviennent dès lors que plus problématiques la référence au

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multimédia et la caution qu’à travers elle, certains pédagoguesfournissent de facto au scénario de la marchandisation.Encore faut-il préciser les termes employés. Par dérégulation etextension de la logique marchande dans les sphères de l’éducation, ilne faut pas, ou pas seulement, entendre la concurrence que lesstructures privées font à l’école, service public par excellence,notamment dans les sphères de la formation continue et postscolaire(Baudrillart 1995, Carton 1991, Rocchi 1975). Cette concurrence nedate pas d’aujourd’hui et, si elle menace le système, ce n’estfinalement que de l’extérieur.N’est pas non plus concernée la pratique, ancienne elle aussi mais plusen vigueur que jamais, obligeant les familles à contribuer aufinancement des fournitures scolaires et de certaines activitésparascolaires comme celles du club de gymnastique. N’est pasdavantage visé l’achat des manuels par les collectivités locales ou parles établissements eux-mêmes. A chaque fois non seulement l’un desdeux pôles de la transaction (prestation – dépense) reste public ouparapublic, mais encore, aussi contestable que cela puisse être parfois,les relations de prestataires à clients sont plus qu’abritées,littéralement cautionnées par le système éducatif. En tant que tel, ilreste à l’écart de la marchandisation.Il n’en va cependant déjà plus tout à fait de même quand, dansl’espace public scolaire, prestations et dépenses privées se conjuguent.Ainsi est-ce ce qui se produit – encore marginalement, il est vrai –avec ces sorties annuelles dans les parcs d’attraction ou de loisirs, dontle caractère distractif est masqué par un habillage pédagogiquesouvent maladroit. Pour significatif qu’il soit des progrès de lamarchandisation dans l’éducation, le phénomène reste cependantlocalisé et, relativement mineures, ses implications ne touchent quemarginalement le processus éducatif lui-même.S’il faut en revanche attribuer à une tendance une portée décisive, ilfaut aller la chercher du côté du mouvement visant à aligner la gestionet l’administration des établissements publics sur les critères desentreprises privées. Le mouvement en question est parfaitementcaractérisé par le terme anglais “corporatization", devenu aujourd’huimaître mot des responsables d’universités publiques aux USA et dansles pays d’Asie (Rudner 1997).Le système français n’échappe pas non plus à ce mouvement. Entémoigne l’un des experts sollicités par la Conférence des Présidentsd’université, invitant sans ambages ses interlocuteurs à transformerleurs établissements en “organisations productives” (Gueissaz 1995, p.100). Et d’insister sur la priorité à donner aux critères de rentabilité

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dans le but de faire de ces universités de véritables centres de profit.Dans cette perspective, ajoute cet expert, “l’enseignement apparaîtcomme un processus de fabrication, les étudiants sont des produits encours de transformation, les services administratifs de scolarité sontdes services fonctionnels ou d’appui”. Tout au plus, la question resteouverte de savoir “ce que produit exactement l’université (desdiplômés, des “formations qualifiantes” ?), sur quels types de marchéset à quelle(s) clientèle(s) ces produits sont vendus (étudiants ou leursfamilles, employeurs ?).” (ibidem)S’étonnera-t-on de voir une structure de formation ainsi ramenée austatut d’une usine à diplômes ou à compétences ? En réalité, ladémarche n’est pas si nouvelle. Les tenants de cet alignement dusystème éducatif sur les normes de la production privée puisent eneffet leur inspiration dans des doctrines des années 60. C’est parexemple chez un théoricien du “capital humain” comme Peter Druckerque figure la mention de l’école comme “système ouvert”. Chez luiaussi est systématiquement entretenue la confusion des niveaux entrechangements pédagogiques et révolution éducative. En témoigne uneaffirmation comme celle-ci : “Tout va être profondément changé aucours des prochaines décennies : les matières enseignées, la façon deles enseigner, les usagers de l’enseignement et la position de l’écoledans la société, aucune autre institution ne va connaître un défi aussiradical” (Drucker 1992, p. 220). Et d’évoquer l’obligation pour l’écolede “calculer un “résultat d’exploitation", c’est-à-dire définir laperformance dont elle sera responsable et pour laquelle on la paiera”(ibidem).

Préparation des marchés ?Ces références ne prennent cependant leur véritable signification qu’àtravers l’usage qui en est fait récemment et systématiquement dans lesarènes internationales. C’est là que, de la préparation des esprits, l’onpasse à la préparation des marchés.La Commission européenne, par exemple, y consacre de nombreusesétudes et rapports. Ainsi de celui rédigé par le CommissaireBangemann sur la “société de l’information” : “Dans un contexte derestrictions budgétaires et de concurrence accrue, les institutionsd’enseignement comme les entreprises doivent remplir cette mission àmoindre coût. (…) Le multimédia éducatif peut apporter des élémentsde réponse à ce double défi par l’individualisation et la flexibilité del’apprentissage qu’il permet” (cité et commenté par Deceuninck 1998,pp. 63 sqq.). Toutes les pièces du puzzle se retrouvent ici : alignement

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des institutions d’enseignement sur les entreprise, confusion desniveaux pédagogique et éducatif, référence salvatrice au multimédia…De son côté, l’OCDE n’est pas en reste. Le compte rendu d’une tableronde sur l’enseignement à distance, organisée à Philadelphie en 1996,suggère en effet de limiter l’intervention de l’État à une fonction decompensation à destination de ceux qui n’auront pas les moyens definancer leur formation et qui, de ce fait, ne seront jamais “rentables” :“Si le rôle des pouvoirs publics n’est pas méconnu, il se limite àassurer l’accès à l’apprentissage de ceux qui ne constitueront jamaisun marché rentable et dont l’exclusion de la société en générals’accentuera à mesure que d’autres vont continuer de progresser” (citépar De Selys 1998). Mais c’est surtout, évidemment, à la tribune del’Organisation mondiale du Commerce qu’au nom d’Internet et dumultimédia, les attaques les plus vives sont menées contre“l’archaïsme” du service public éducatif. Pratiquant systématiquementl’amalgame entre fonctionnement pédagogique, structure éducative etstatut de service public, les rédacteurs de la note sur les serviceséducatifs en vue de la réunion de Seattle indiquent : “Internet (…) aaussi introduit des changements dans les processus et l’organisation del’enseignement supérieur, en le faisant passer de l’éducation("instruction") centrée sur l’institution et la faculté à l’apprentissage(learning) centré sur l’étudiant” (World Trade Organization 1998, p.4).Du coup, ils engagent le procès contre la conception actuelle dusystème éducatif et notamment contre les barrières que les Étatsopposent à sa transnationalisation. Selon ces experts, l’éducation nedoit plus être un droit garanti par la société, conçu comme un biencollectif, indivisible, mutualisé et financé en amont. C’est désormaisun ensemble de services et de prestations mis sur le marché par desquasi-entreprises, éventuellement rémunérés individuellement parchaque utilisateur et faisant de toutes façons l’objet de rétributionsempruntant soit aux modèles des industries culturelles soit à ceux del’économie des services. Dès lors, l’on ne saurait mieux manifester àquels développements idéologiques, totalement étrangers à laréflexion pédagogique proprement dite, l’alibi du multimédia en vientà se prêter.

Tel était le but de cette réflexion : faire voir par quelles déviations etmédiations abusives le questionnement pédagogique initial sur lesvertus du multimédia débouche sur une offensive dérégulatrice contrele statut public du système éducatif. Un changement peut en cacher unautre. Il suffit, pour cela, que se maintienne la confusion des niveaux.

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Au niveau pédagogique, des changements sont visibles en effet, etd’autres, probables, se dessinent. Ni les uns ni les autres ne sonttoutefois imputables au multimédia. Au lieu d’en être la cause, il enserait plutôt la conséquence.L’inversion importe cependant fort peu aux tenants des changementsdu second type. Leurs visées ne sont plus pédagogiques, même si elless’appuient sur des données d’ordre pédagogique ; elles ont trait àl’organisation de l’appareil de formation, à ses fonctions sociales et àson statut politique. Aussi se situent-ils à un autre niveau,institutionnel et idéologique.Or, sur ces changements programmés, comme sur les précédents,simplement constatés, le multimédia ne peut être crédité d’aucuneinfluence. Ce qui compte en revanche, c’est l’exploitation à laquelleson invocation se prête : déstabilisation du système, disqualificationde ses acteurs, propédeutique à sa marchandisation.A l’origine de cette exploitation, manifestement si décontextualisée, ily a deux erreurs. La première, que l’on a signalée au départ, tient dansla surévaluation systématique de l’efficace du multimédia. En estprincipalement responsable le courant dominant de l’expertise actuelleen technologie éducative. Probablement n’y faut-il voir rien d’autrequ’une certaine méconnaissance du fonctionnementcommunicationnel des médias en général et du multimédia enparticulier.La seconde erreur, on vient de s’en apercevoir, est due à la volonté destenants du libéralisme et de la marchandisation éducative de se servirde la référence au multimédia comme d’un simple alibi. De fait, c’estdélibérément cette fois, qu’ils tentent de faire jouer à une variabletechnique un rôle qui n’est pas le sien, qui la dépasse et que, par laforce des choses, elle ne jouera pas. L’important n’est pas là toutefois.Ce qui compte, c’est que, même provisoirement, des propositionsparées d’une certaine caution pédagogique puissent conférer un peu delégitimité à des visées dérégulatrices touchant au statut du servicepublic éducatif.Indirecte, la responsabilité des technologues de l’éducation n’en estpas moins lourde. Plus adaptée aux circonstances serait la méthodeinverse : revenir aux situations concrètes d’utilisation du multimédia,éviter le flou des discours hyperboliques, se montrer vigilant contretout déterminisme technologique et surtout ne pas confondre lesniveaux. Ce sont là des conditions minimales.Libre, ensuite, à eux comme à tous ceux qui le veulent, de développertout projet sur l’éducation, ses fonctions sociales et son régimepolitique. Simplement, les changements pédagogiques ne doivent pas

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être pris pour autre chose que ce qu’ils sont ou ce qu’ils pourraientêtre si les conditions s’y prêtent : l’occasion de contribuer àl’enrichissement du régime communicationnel propre à la relationd’apprentissage. C’est peu, certes, mais ce serait déjà beaucoup, toutcompte fait.

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