mas01 papers fr - congreso amp 2020inscrire le chiffre 3, une lettre hors sens, dernier rempart...

46
PAPERS+Un (Français) Freud à-la-Lacan Comité d’Action de l’École Une 2018-2020 Lucíola Macêdo (EBP) Valeria Sommer-Dupont (ECF) Laura Canedo (ELP) Manuel Zlotnik (EOL) María Cristina Aguirre (NLS) Paola Bolgiani (SLP) Coordinatrice: Clara María Holguín (NEL) Équipe de traduction Coordinatrice : Valeria Sommer-Dupont Responsable Traduction : Silvana Belmudes Responsable Révision de traduction : Melina Cothros et Hélène Combe Édition - Réalisation graphique Secrétariat : Eugenia Serrano / Associés : Daniela Teggi - M. Eugenia Cora

Upload: others

Post on 27-Jan-2021

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • PAPERS+Un (Français) Freud à-la-Lacan

    Comité d’Action de l’École Une 2018-2020 Lucíola Macêdo (EBP) Valeria Sommer-Dupont (ECF) Laura Canedo (ELP) Manuel Zlotnik (EOL) María Cristina Aguirre (NLS) Paola Bolgiani (SLP) Coordinatrice: Clara María Holguín (NEL)

    Équipe de traduction Coordinatrice : Valeria Sommer-Dupont Responsable Traduction : Silvana Belmudes Responsable Révision de traduction : Melina Cothros et Hélène Combe

    Édition - Réalisation graphique Secrétariat : Eugenia Serrano / Associés : Daniela Teggi - M. Eugenia Cora

  • SOMMAIRE

    ÉDITO, Clara María HOLGUÍN 03

    1- Philippe DE GEORGES – ECF - Les yeux grand fermés 06

    2- Mauricio TARRAB – EOL - Pas de mépris pour le rêve.

    Un tour d’écrou supplémentaire sur le rêve de la belle bouchère 10

    3- Marcus André VIEIRA – EBP - Durer ? 16

    4- Rosa Elena MANZETTI – SLP Un rêve qui fait exception.

    Le rêve traumatique: père ne vois-tu pas que je brûle ?- 22

    5- Antoni VICENS – ELP - Jouissance blanchie

    Le rêve de l’homme aux loups 27

    6- Ronald PORTILLO – NEL - Un beau rêve : « Non vixit » 32

    7- Bernard SEYNHAEVE – NLS - L’injection faite à Irma,

    Un rêve de passe de Freud 37

    Alejandro REINOSO (A.E.) Un réveil poétique au rire 43

    Marcelo MAROTTA (A.M.E.) L’interprétation en deux mouvements 45

    �2

  • Édito Clara María HOLGUÍN

    Le Paper+Un offre une double lecture. D’un côté, il place Freud dans le lieu du plus-un, d’un autre côté, il donne une place à la politique de l’Unaire qui nomme l’École Une. Nous serons témoins d’une lecture nouvelle et “hétérodoxe” de quelques rêves de l’œuvre de Freud, en tant que rêveur et praticien. La série de rêves exposés met en exergue la nouveauté qui peut réveiller du sommeil dogmatique qui tend toujours à nous endormir pour faire apparaître le contingent et 1

    le bois dont nos rêves sont faits.

    La relecture du rêve de Freud fait ressortir son courage et révèle que, au-delà du désir de dormir, le rêve s’avère l’antichambre du réel. Le rêve apparaît comme paradigme de la construction de la psychanalyse dans un parcours qui, sans être linéaire, permet d’avancer entre l’instant de voir où le deuil pour le père mort fait fermer les yeux de Freud, vers un au-delà où il les ouvre pour se retrouver face à l’indicible, en outrepassant la ligne rouge.

    Philippe De Georges ouvre la série. La subtile interprétation du rêve On est prié de fermer les yeux rend compte de la position éthique de Freud qui, fermant les yeux face aux fautes de son père, coupe avec la jouissance mortifère et donne une place à l’Autre de la loi. Pourtant, s’abstenir de regarder ne suffit pas, la voix fait son apparition sur l’autre versant comme racine du surmoi.

    Pour continuer la série, le groupe de rêves du Freud-praticien. Mauricio Tarrab, en faisant faire un nouveau tour au rêve de la Belle Bouchère, déplie la finesse avec laquelle Freud fait apparaître dans l’insatisfait du désir qui garde la belle mêlée à ses identifications, le triomphe du désir de dormir. Malgré l’impossibilité d'aller au-delà, la tranche de saumon annonce le non-reconnu du

    Laurent E., « Politique de l´unaire », La cause freudienne, Paris, Navarin Seuil, n°42, 1999, p.28.1

  • PAPERS+Un / Édito

    sexe et du féminin. Marcus André Vieira, avec les rêves Le père mort et Père, ne vois-tu pas que je brûle ? nous montre que ce qui insiste dans le rêve, outre la question de la vérité et/ou du réveil, c’est la certitude du « dur désir de durer », comme nous l’apprend Joyce - Finnegans Wake. De son côté, Rosa Elena Manzetti, introduit le rêve-traumatique pour montrer que la protection de l’Autre par rapport au réel est relative et cause le réveil. Si le père manque à l’appel, le rêve-traumatique fait exister le « signifiant vivant ». Manzetti propose de façon innovante d’élever le rêve traumatique à la dimension d’acte analytique qui cherche à réveiller au réel.

    Entre se réveiller pour continuer à dormir et se réveiller au réel, nous trouverons le cinquième (V) dans la série. Le chiffre romain se fait lettre pour accueillir les « jouissances blanchies » qui se décrivent dans le rêve de l’Homme aux loups travaillé par Antoni Vicens. De façon poétique, en faisant résonner la langue, il produit une organisation singulière des pièces éparses dans le rêve. Le chiffre cinq, comme les loups dessinés, permettent au « couturier » de redoubler le V qui donne une identité (Wolfsmann), le seul moyen pour actualiser la mort du corps en un sinthome.

    Nous fermons la série avec deux rêves dans lesquels le Freud rêveur est encore protagoniste. Dans le premier, Ronald Portillo, exemplifie à partir du lapsus produit dans le rêve Non Vixit, la perspective de la lettre comme littoral, la trace du regard qui élimine et ouvre la porte de la mort. Le deuxième et dernier de la série, L’injection faite à Irma, est, comme le montre Bernard Seynaheve, un rêve de passe dans lequel Freud ouvre les yeux même en dormant. Contrairement au rêve-traumatique Freud ne se réveille pas ; il dépasse les tentatives de se reconstruire un moi, en traversant l’horreur pour inscrire le chiffre 3, une lettre hors sens, dernier rempart avant le réel où il n’y a pas de garantie de l’Autre.

    En mode d’agrafe. En reprenant le modèle freudien et contrairement au discours du maître de l’époque, nous interrogeons l’expérience singulière et la pratique actuelle de l’usage du rêve. Les

    �4

  • PAPERS+Un / Édito

    fragments du témoignage d’Alejandro Reinoso, nous transmettent de façon vivifiante « Un réveil poétique au rire », nous invitant à savourer le witz il riso allá cantonese (rire-à-la-Lacan), le rêve comme Une-bévue. Effets sur le corps d’une interprétation qui arrache un sourire ! Finalement, Marcelo Marotta commence une nouvelle série dans laquelle les praticiens, un par un, démontreront que la pratique lacanienne ne se passe ni des surprises ni de l’usage du rêve ; au contraire, l’évidence se trouve dans les multiples façons de lire ce que l’analysant amène, la nuance de la lecture s’accorde au moment de l’expérience. En deux mouvements, titre de son texte, décrit la façon délirante d’inventer l’inconscient transférentiel, et la coupure qu’introduit la satisfaction implicite dans le rêve d’une cure qui dure.

    Traduction : Silvana Belmudes

    Révision : Melina Cothros 


    �5

  • Les yeux grand fermés Philippe DE GEORGES - ECF

    Les yeux grand-fermés dont il est question dans ce rêve de Freud ne relèvent pas tant de l’objet regard et de la pulsion scopique, que de l’axe perception-existence-jugement. Une pancarte laconique dit « on est prié de fermer les yeux » . Ce que le regard pourrait voir 1

    solliciterait le jugement moral du rêveur, et c’est ce qu’il s’agit de neutraliser.

    Contexte

    Nous sommes au seuil du XXème siècle, dans ce moment historique où Freud invente l’Œdipe. C’est le tournant décisif où se joue le passage d’un projet de psychologie scientifique et neuronale aux conditions de naissance de la psychanalyse. Jacques-Alain Miller nous a rendus sensibles au fait que c’est le drame personnel de Freud et sa rencontre avec le message bouleversant de ses rêves qui sont les opérateurs de cette mutation. L’archive qui nous renseigne est sa correspondance avec Fliess, soit ce qu’il a cru pouvoir appeler son auto-analyse.

    Durant l’été 1896, Freud traverse un moment critique. Il est « vraiment à bout », pris entre son désir de voir Fliess et d’échanger avec lui -« Si l’état du vieux n’est plus un obstacle », dit-il-, et la contrainte de s’occuper de son père mourant.

    Dans cette correspondance il vante le caractère exceptionnel du vieil homme et admire sa façon de s’accrocher à la vie ; mais il dit en même temps tout le mal qu’il pense de celui qu’il qualifie encore de pervers : il l’accuse en effet de conduites nuisibles sur l’un de ses frères.

    Freud S., L’interprétation du rêve, (traduction de Jean-Pierre Lefebvre), « Préface à la deuxième 2 1édition », Éditions du Seuil, 2010, p. 358.

  • PAPERS+Un / Les yeux grand fermés

    Ainsi, dans la lettre du 8 février 1897 : « Malheureusement, mon propre père a été l’un de ces pervers (père qui a séduit sexuellement un enfant) et a été responsable de l’hystérie de mon frère et de quelques unes de mes sœurs plus jeunes ».

    Le vieux et la coupure

    Le 26 octobre 1896, il écrit : « Hier, nous avons enterré le vieux » . 2

    La vie de celui-ci était finie depuis longtemps, dit-il. Pourtant, Freud est affecté et se retrouve « vraiment sans racines ». Après-coup, dans sa deuxième préface de la Traumdeutung, il reviendra sur cette épreuve personnelle : ce livre « s’est révélé à moi-même être une pièce de mon auto-analyse, ma réaction à la mort de mon père, et donc à l’événement le plus important, à cette perte qui signifie la plus radicale coupure dans la vie d’un homme » . L’interprétation du rêve 3

    daterait ainsi de ce deuil attendu.

    Cette phrase de Freud fait de la perte du père l’événement symbolique majeur « dans la vie d’un homme », plus que la naissance, le sevrage ou les étapes qui dans la vie de l’enfant sont autant de séparations, réinterprétées ensuite sous le signe du complexe de castration. Il souligne ici le privilège qu’il n’a cessé de donner depuis lors, à la fonction paternelle. C’est dire que le père est l’agent d’une fonction séparatrice à l’égard de l’origine. Les biographies de Freud montrent plutôt que cette fonction s’est trouvée incarnée pour lui par son frère Philipp, celui qui dans ses rêves comme dans les jours d’enfance est le premier tiers entre lui et sa mère comme entre lui et cette fameuse nourrice, qui l’éveilla précocement à la sexualité . 4

    C’est alors que Freud nous fait part d’un rêve, contemporain de la mort du père : il y voit dit-il une inscription solennelle – comparable à une épitaphe - qui énonce une sorte de règle : « On est prié de fermer les yeux ». Est-ce la nuit de la mort du père, ou celle qui suit son enterrement ? Les deux versions qu’il donne de ce rêve, dans la

    Freud S., Lettres à Wilhelm Fliess, « Lettre 108 », Presses Universitaires de France, 2006, p. 257-258.2

    Freud S., L’interprétation du rêve, op.cit., p. 28.3

    Freud S., Naissance de la psychanalyse, « Lettre 71 », Presses Universitaires de France, 1956, p. 197.4

    �7

  • PAPERS+Un / Les yeux grand fermés

    Lettre 50 à Fliess et dans la Traumdeutung, divergent sur ce 5

    moment ; ce qui influe sensiblement sur l’interprétation que l’on doit faire.

    Qu’est-ce que fermer les yeux ? Fermer ceux du mort, c’est le devoir que nous devons lui rendre pour le libérer de la vie et le défaire de ses dernières attaches. Mais, de façon moins littérale, fermer les yeux, c’est refouler : l’inscription solennelle apparaît alors comme une injonction à ne plus regarder les fautes ; ni celles du père -alors que les griefs abondent contre lui- ; ni celles du fils. Car cette mort est l’occasion de conflits avec ses proches, au sujet de la cérémonie, le choix d’obsèques privées et discrètes que Freud impose aux autres, son retard à la cérémonie, et surtout : son souhait de mort ! La faute est bien des deux côtés : Freud n’a jamais oublié qu’Œdipe a souffert de l’intention meurtrière de ses parents et des crimes de Laïos.

    De la haine et de l’amour du père

    Le refoulement de Freud est au principe du pas décisif qu’il fait alors : il cesse de croire à sa Neurotica, c’est à dire à la responsabilité « réelle » du père dans la névrose hystérique, tel qu’il l’écrit dans sa lettre du 21 septembre 1897 , un an après la mort du père. Si le 6

    père reste, selon ce qu’il appelle justement « son désir », le « promoteur de la névrose » , ce n’est plus par son crime : c’est par 7

    le biais du fantasme. Freud ferme les yeux sur les fautes du père. Il ne dénonce plus sa jouissance mauvaise. Tout se passe comme si cette révolte passée n’était plus pour lui qu’un fantasme. Ce cap fatidique franchi, Freud dresse une statue au père, comme les fils de la Horde idéalisent l’Urvater et le déifient. Totem et Tabou viendra à bon escient pour compléter l’Œdipe et rappeler ce qu’est la jouissance du père primitif. Le père sur qui le voile de la pudeur et de la décence est jeté n’est plus Noé, ivre au regard de ses fils. C’est le père œdipien qui mérite tendresse et respect. C’est celui à qui le crédit

    Freud S., « Lettre 50 », La naissance de la psychanalyse, op.cit., p. 151. Ici, le 2 novembre 1996, 5

    Freud date le rêve de « la nuit qui a suivi l’enterrement ».

    Freud S., « Lettre 69 », La naissance de la psychanalyse, op.cit., p. 190.6

    Freud S., « Manuscrit M », La naissance de la psychanalyse, op.cit., p. 183.7

    �8

  • PAPERS+Un / Les yeux grand fermés

    qu’on lui fait et l’amour qu’on lui porte sont garants du règne de la Loi.

    L’invention du complexe d’Œdipe, qui suit ce virage, donne la forme épique de fonction de triangulation dévolue au père pacifiant : il fait coupure avec la jouissance primordiale mortifère, au profit du champ de l’Autre de la parole et de la Loi. Le désir normé vient s’inscrire là où est barrée l’origine interdite.

    Freud participe pour une part à la légende dorée du père, à ce préjugé favorable, même s’il a pu à l’occasion dénoncer la fureur des pères, encore aujourd’hui accrochés, comme il dit, aux exigences exorbitantes de la Patria Potestas . 8

    Racine(s) du surmoi

    C’est comme instance du jugement, que le regard qu’on est prié de fermer est convoqué par Freud : il s’agit de la racine du surmoi. Fermer les yeux c’est s’abstenir de juger. L’instance qui regarde et juge est là, dans son inhibition même. Les yeux bandés, la Justice n’en est que plus égale à sa tâche. Mais le regard ne suffit pas : la voix est l’autre versant du surmoi. Celui qui tonne et dit, qui inter-dit, au point que Lacan fait de la voix en tant qu’objet un nom du surmoi et l’inverse.

    Regard et voix sont les objets de la présence de l’Autre. Quand ils ne nous persécutent pas, ils sont ce qui nous berce, et la source qui nous rassasie. Ils sont ce qui nous manque aussi. Le psaume dit : « Je me rassasierai de ton visage » . Et le poète répond : « J’entends 9

    vibrer ta voix dans tous les bruits du monde » . 10

    Freud S., L’interprétation du rêve : « Tous les pères s’emploient à préserver frénétiquement le reste de 8

    la potestas patris familias, sévèrement tombée en désuétude dans notre société actuelle », op.cit.

    La Bible, « Psaume 17 », verset 15.9

    Éluard P., Capitale de la douleur, Gallimard Nrf, collection Poésie, 1966.10

    �9

  • Pas de mépris pour le rêve. Un tour d’écrou supplémentaire sur le rêve de

    la belle bouchère Mauricio TARRAB - EOL

    « Nous sommes de l’étoffe

    dont sont fait les rêves »

    Prospero dans « La Tempête »

    1. Du désir à la lettre

    Le rêve avec lequel la belle bouchère défie Freud et sa théorie du rêve comme l'accomplissement du désir, et l'obstination éblouissante de ce dernier dans sa réponse, soutenant l'inhabituel désir d'avoir un désir insatisfait, nous font encore sentir la puissance de cet esprit de subtilité qui gît au centre de la scène analytique, c'est-à-dire de la pratique, aussi bien lacanienne, qui ne se passe pas des surprises ou des usages du rêve.

    Lorsque Lacan commente ce ballet, auquel nous avons assisté tant de fois, il commence par émettre un avertissement sur l'état des choses en 1958, dénonçant le mépris qui planait sur la valeur du rêve dans la psychanalyse : « Un rêve après tout n'est qu'un rêve, entend-on dire aujourd'hui » , il répète cet avertissement quatre fois dans ces 1

    quelques pages. Et ne parlons pas du présent où l'on prétend que le rêveur est le cerveau. C'est certainement le risque que ce mépris atteigne notre pratique qui a poussé J.-A. Miller à souligner que la

    Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 620.1

  • PAPERS+Un / Pas de mépris pour le rêve

    présence du terme inconscient était à l'arrière-plan lors de notre Congrès de l'AMP à Rio de Janeiro. Que le rêve ne soit pas 2

    l'inconscient, cette interprétation a placé le rêve au centre de notre travail pour le Congrès de 2020. Contre tout mépris.

    Un rêve peut être une image, un fragment qui évoque toute une histoire, il peut être un conte, un seul mot, un bruit. Il peut être comme un haïku : c'est là, ça arrive, ça ne raconte pas d'histoire, ça ne porte pas de message, ça ne génère aucun sens. Au contraire, le rêve de la belle bouchère est comme un iceberg – l’image est de Freud – dont le bref récit ne révèle qu'un petit fragment de tout un monde que seule l'analyse freudienne, sa détermination et sa finesse, font apparaître.

    Dans son analyse, Freud ne ratifie pas seulement sa théorie de la fonction du rêve liée au sommeil et à l’accomplissement du désir, mais il démontre aussi comment ces variantes du désir se rejoignent en liant le désir à l'identification hystérique, à ses apories et à sa différence avec « l’imitation ». En incluant dans la source de l’identification non seulement un élément commun inconscient mais aussi un caractère sexuel, il pointe déjà là l'horizon d'une satisfaction et d'un indicible, ce qui montre sa finesse clinique.

    « Passons donc au temps où Freud nous parle du désir pour la première fois. Il nous en parle à propos des rêves » , souligne Lacan 3

    en commentant le rêve de celle qu'il appelle la belle bouchère. Dans son commentaire sur les méandres du rêve et de l'analyse de Freud, il survole la question de savoir pourquoi il serait nécessaire de soutenir un désir insatisfait. Il cherche les éléments structurels à partir de sa propre conception du désir comme désir de l'Autre. « Ce qui s’exprime est une structure qui, au-delà de son côté comique, doit représenter une nécessité. L'hystérique est précisément le sujet à qui il est difficile d’établir avec la constitution de l'Autre en tant que grand Autre [...], une relation lui permettant de garder sa place de

    Cf. Miller J.-A., « Habeas corpus », La Cause du désir, no 94, 2016.2

    Lacan J., Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient (1957-1958), texte établi par J.-A. 3Miller, Paris, Seuil, p. 360.

    �11

  • PAPERS+Un / Pas de mépris pour le rêve

    sujet » . D'autre part, Lacan soumet le rêve, les personnages − la 4

    patiente, l'amie et le mari − et la circulation des objets en jeu – la tranche de saumon, le caviar, une tranche du derrière − à la spaltung entre la demande et le désir. Elle veut du caviar, mais ne veut pas qu'on lui en donne. Il exige les grosses mais désire les maigres....

    Dans son texte « Trio de mélo » J.-A. Miller suit pas à pas la lecture 5

    que Lacan fait de ce rêve en tentant de cerner les effets de cette réinterprétation. Il souligne que dans le labyrinthe des identifications, les vicissitudes du désir sont régulées par le désir comme désir de l'Autre si l'on va au-delà des objets de la demande que le rêve met en jeu. Miller utilise comme clé de lecture que « si une identification peut toujours en cacher une autre, et que les identifications se déterminent du désir, eh bien, un désir peut toujours en cacher un autre » . C'est ce qui lui permet de situer de manière exemplaire la 6

    double identification de la rêveuse, d'une part avec l'amie comme l'Autre femme et, d'autre part, avec le mari, c'est-à-dire avec l'homme comme désirant, pour finir par isoler une troisième identification de la belle avec le désir de l'homme dont le support est la tranche de saumon, qui « condense les mille et une valences du désir, et ici, en tous cas, il répond à la fois au “que veut une femme ?” et aux mystères de la division du désir mâle » . Suivant 7

    cette indication de Miller, ne pourrait-on pas dire que lorsque la logique phallique s'amaigrit, ce rêve répond à la question de ce qu'est une femme avec : une tranche de saumon, une tranche du derrière, « l'objet même du désir » mais aussi un corps morcelé ? 8

    2. Dire

    Quand Lacan explique ce qui le guide dans l'interprétation d'un rêve, il différencie le plan de la signification – qu'est-ce que cela signifie ? –

    Ibid, p. 364.4

    Miller J.-A., « Trio de Melo », La cause freudienne, n°31, oct. 95.5

    Miller J.-A., Ibid. p. 13.6

    Ibid. p. 18.7

    Ibid.8

    �12

  • PAPERS+Un / Pas de mépris pour le rêve

    du plan de l'énonciation – que veut [le rêveur] pour dire ça ? – ce que l'analyse freudienne clarifie en localisant toutes les variantes du désir de la belle dans le rêve qu'elle rêve.

    Mais Lacan va plus loin lorsqu'il dit que « quand nous interprétons un rêve, ce qui nous guide (…) c’est « qu’est-ce qu’à dire ça veut » ? Ça ne sait pas ce que ça veut en apparence » . Mais ça veut jouir. 9

    La clé ici est que ce dire est aussi une façon de jouir et dans le rêve de la belle bouchère en même temps que le chiffrage voile le désir, il est aussi un moyen de satisfaction. Au-delà de l'effet de signification, l'usage du dire du rêve sert une satisfaction. Derrière l'appareil du sens qui se tisse entre les quatre personnages du rêve – quatre personnages car l'analyste y est aussi inclus puisqu’il s’agit d’un rêve de transfert – et au-delà du bal masqué des identifications et du désir qui glisse entre les objets de la demande, se réalise un programme de jouissance. Le rêve comme formation de l'inconscient sert ce programme. C'est la voie freudienne que suit Lacan également dans Télévision : « Mais ce qu’il opère réellement, là sous nos yeux fixés au texte, c'est une traduction dont se démontre que la jouissance que Freud suppose au terme de processus primaire, c'est dans les défilés logiques où il nous mène avec tant d’art, qu’elle consiste proprement » . 10

    Le rêve écrit le chiffre de ce que ça veut et c'est là que réside l'usage élémentaire du rêve pour dire du sexe. C'est, à mon avis, l'effort de poésie de l'inconscient où le rêve de la belle bouchère manque à dire le féminin comme vide de représentation, cet irreprésentable qui fait danser tous ceux qui participent à ce bal. Et il le fait avec les signifiants liés aux et par les identifications qui, dans ce cas, constituent ce que le sujet hystérique est comme question à propos du désir de l'Autre et de l'irreprésentable du féminin et du sexe. C’est là que se trouve, à mon avis, « l'impoétique » , l’étoffe de ce rêve – 11

    Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, (1968-1969), texte établi par J.-A. Miller, Paris, 9Seuil, 2008, p. 157.

    Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 515.10

    Lacan J., «“L’ombilic du rêve est un trou” J. Lacan répond a une question de Marcel Ritter », La Cause 11du désir, Navarin, no 102, juin 2019, p. 37.

    �13

  • PAPERS+Un / Pas de mépris pour le rêve

    pour citer Shakespeare traduit par Borges – sur laquelle repose toute la trame. C'est ce réel que Lacan appelle dans sa réponse à M. Ritter « ce quelque chose qui se spécifie de ne pouvoir être dit en aucun cas, quelle qu’en soit l’approche, d’être, si on peut dire, à la racine du langage » à l'origine du désir. Quelle que soit l’approche qui existe 12

    entre les identifications et le féminin, il y aura toujours là une béance insurmontable qui, entre autres, fait rêver. Serge Cottet place l’ombilic du rêve au point où « le désir ne peut plus se faire représenter » . Dans le récit que Freud fait de ce rêve, ce point 13

    crucial n'apparaît pas comme l'émergence d'un réel hors-sens ou comme un trou mais bien comme une fermeture . 14

    Ce dire chiffre comme un ratage, un éventuel « réveil » – je le dis avec toutes les réserves du cas – au non-reconnu du féminin et du rapport sexuel qui n'existe pas. Ce rêve témoigne aussi du triomphe du désir de dormir qui maintient la belle bouchère emmêlée dans le « labyrinthe des identifications » . 15

    Contrairement à d'autres rêves dans lesquels un bout de réel traverse l'écran, ou à ceux dans lesquels on peut capturer dans le texte comme un radical hors-sens, et dont l'émergence démontre la limite même de la fiction − dans beaucoup de leurs témoignages les AE utilisent cette capture comme preuve et mesure d'avoir touché la limite du champ du vrai et de la fiction − le parcours entre la tranche de saumon et la tranche de réel est suspendu dans ce rêve. On peut conjecturer que là pourrait s’annoncer le non-reconnu du sexe et du féminin en tant que tel, mais ni la belle, ni Freud, ni ce rêve exemplaire ne parviennent jusque-là, ce qui ne les empêche pas de nous faire faire un tour supplémentaire devant leurs talents.

    3. Une lettre vivante

    Nous pourrions penser que défier Sigmund Freud fait partie de

    Ibid., p. 36.12

    Cottet S., « Les limites de l’interprétation du rêve chez Freud », La Cause freudienne, no 32, Février 131996, p. 86.

    Cf. « “L’ombilic du rêve est un trou” J. Lacan répond a une question de Marcel Ritter », op.cit. 14

    Miller J.-A., « Trio de Melo », op. cit. p. 11.15

    �14

  • PAPERS+Un / Pas de mépris pour le rêve

    « l’étoffe » du rêve de la plus ingénieuse de ses rêveuses, comme il l'appelait lui-même. Ce qui est en jeu n'est-ce pas aussi la satisfaction d'inscrire dans la psychanalyse le défi singulier qui est fait à celui qui commençait à écrire son histoire et ainsi nous faire jouir encore aujourd'hui de la lettre vivante de son ingéniosité ?

    Traduction : Pablo Reyes

    Révision : Alba Cifuentes Suarez

    �15

  • Durer? 1

    Marcus André VIEIRA - EBP Le rêve n'est-il qu'une nécessité du processus d'enregistrement et d’archivage des souvenirs de l’organisme ? Ou est-ce l'émissaire de ce qui se passe dans d'autres sphères, par exemple, inconscientes ou même spirituelles ? En d'autres termes : faut-il le laisser livré au domaine du hors-sens en oubliant progressivement ses scènes étranges et ses objets tout au long de la journée ou, au contraire, cela vaut-il la peine de chercher la lecture qui l'oriente au-delà des amertumes du quotidien ?

    Ce débat, qui pourrait se poursuivre indéfiniment, nous pouvons nous en écarter car, pour nous, analystes, l'essentiel n'est pas dans la relation du rêve avec les lois impersonnelles de l'organisme ou avec des messages de l'au-delà. L'analyste ne cherche pas le réel du rêve dans quelque chose qui serait ailleurs, comme le mystique ou le médecin, mais dans la rencontre de l'analysant avec une Autre parole dans sa propre parole. Il n'y a de rêve, pour l’analyste, que celui apporté en séance, raconté.

    Ce n'est pas seulement le constat d’une évidence, mais un postulat freudien fondamental que Lacan synthétise en affirmant que Freud ne fait aucune différence entre le rêve et son récit . Raconter un rêve 2

    dans l’analyse, en tant qu’acte singulier de parole, pourra donc être cette combinaison de ce qui de lui se dit et de ce qui, dans ce dit, s’entend.

    C'est cela qui caractérise l'inconscient freudien défini d'abord par Lacan comme une expérience de vérité. Plus que le contenu de ce que s’y découvre, c’est cette expérience qui compte. Pas tant la vraie

    Rédigé pour Papers du comité d’Action de l’École Une. Une grande partie de ce que ce texte avance se 1doit au travail du séminaire « Du rêve et du temps » de l’EBP-Rio, avec Romildo do Rêgo Barros, que je remercie encore.

    Lacan J., Le séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, (1985-1959), texte établi par J.-A. Miller, 2Paris, La Martinière/Le Champ freudien ed, coll. Champ Freudien, 2013, « L’essentiel de l’analyse freudienne se fonde toujours sur le récit du rêve en tant que rêve articulé ».

  • PAPERS+Un / Durer?

    vérité sur soi-même, mais la certitude que, même seulement mi-dite, il y a un réel de cette vérité. Et cela change et améliore la vie . 3

    En temps de post-vérité, il est cependant essentiel d'interroger cette relation entre le réel du rêve et les expériences de vérité auxquelles il peut nous conduire. En ce sens, trois rêves abordés par Lacan dans son enseignement nous permettent d'envisager trois modes de relation différents entre vérité et réel dans les rêves.

    Le premier est le rêve du père mort, présenté par Freud dans L'interprétation des Rêves et largement travaillé par Lacan dans le 4

    Séminaire VI. Le rêveur retrouve son père, récemment décédé, comme s'il était encore en vie, sans savoir cependant, qu'il était mort. L'interprétation de Freud consiste à introduire entre les deux thèmes fondamentaux du rêve : « il ne savait pas » et « il était mort », la phrase « selon le désir du rêveur ». En reprenant le rêve, Lacan distingue, dans le désir du rêve, Wunsch, deux aspects : la demande, d'une part, et le désir, d'autre part. Le réel du désir du rêveur n'est pas son vœu de mort du père, ceci est sa demande. Cependant, c’est une demande impossible et c'est dans cet impossible que réside le réel du désir. Pour le comprendre, il faut prendre le père du rêveur comme celui qui incarne en lui-même la fonction paternelle. La mort du père, de cette façon, serait la fin de la fonction paternelle, mais si elle dessine un point d'origine subjective, comment sa fin n’entraînerait pas la disparition du sujet lui-même ? L'étrangeté du rêve réside donc moins dans la douleur qui affecte le rêveur, articulée au vœu de mort du père, que dans ce point paradoxal d'impossibilité qui soutient son désir en tant que tel.

    Pour évoquer ce paradoxe, le rêve ne présente pas la mort du père comme sa disparition, mais comme un moyen particulier de savoir-sans-le-savoir (être vivant, mais mort sans le savoir) qui soutient,

    Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964-1965), 3

    texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973. C’est une trouvaille qui inclut tant cette parole que l’expérience de la rencontre avec elle. L’inconscient freudien est ainsi « texte et béance », une vérité refoulée et en même temps la surprise de l’événement, pour quelqu’un, de cette vérité.

    Freud S., L’interprétation des rêves, Œuvres complètes Psychanalyse, Volume 4, (1899-1900), Paris, 4

    PUF, 1989.

    �17

  • PAPERS+Un / Durer?

    dans le rêve, l'impossible du désir du rêveur. C'est ce non-savoir qui sera souligné par Lacan comme la clé de la vie aliénée de l'être parlant, son point le plus réel effet de la mortification de la jouissance par la parole qui affecte non seulement le père, mais nous tous.

    Il ne suffit pas cependant de savoir qu’on ne sait pas ; il faut, avec l'interprétation analytique localiser entre deux ce vide structurant : l'espace du sujet qui est aussi locus de son désir, la présence d'une absence. Lacan le situera entre les deux lignes de son graphe, cet impossible existence dans le désir humain de l'indicible essence réelle de la jouissance.

    Un deuxième rêve, également tiré de L'interprétation des Rêves, est commenté par Lacan dans le Séminaire XI . Le rêveur, qui avait veillé 5

    son fils pendant sa maladie, malheureusement fatale, s'endort pendant que quelqu'un prend soin du cadavre. Il se réveille, néanmoins, lorsqu'il rencontre dans le rêve son fils lui disant une phrase entendue à l’époque de sa maladie : « Père, ne vois-tu pas que je brûle ? », pour constater que ce qu'il avait pressenti avant de s’endormir se réalise : un cierge était tombé dans le cercueil et aurait pu causer un incendie.

    Ce rêve pouvait trouver son interprétation dans les termes du Séminaire VI de la façon suivante : « Mon fils était vivant à nouveau », « mais il brûlait ». Dans l'intervalle entre les deux chaînes de pensée, en suivant la schématisation du graphe, y figurerait l'ambiguïté fondamentale du rêveur à l'égard du fils, son Wunsch de mort et de vie, représenté par un fils qui est vivant, mais en flammes. Pas du tout. Une autre chose intéresse Lacan à ce moment-là et c’est exactement pour cela qu'il s’attarde sur ce rêve : il ne considère pas cette représentation du fils brûlant comme une « formation de compromis », elle ne désigne pas le réel du sujet.

    Ce n'est pas par hasard qu'il s'agit d'un rêve d'angoisse et non pas de tristesse. Le fils brûlant est la figuration-limite, extrême, de la vie hors chaîne signifiante et non plus entre les deux chaînes. Un réel qui

    Lacan J., Le Séminaire, livre XI, op.cit, p. 57-58-59.5

    �18

  • PAPERS+Un / Durer?

    échappe à l'appréhension discursive du graphe du désir, qui ne se laisse pas attraper par la structure, pas même en tant qu’absence et négativité ; un réel fait d'excès, encore que figuré. Ce n’est plus le réel comme coupure, surprise et manque, mais comme présence, rencontre et jouissance. C'est le réel de l’objet a qui, au lieu de surprise et de reconfiguration, d'interprétation et de vérité, conduit à la rencontre avec ce qui, chez l’Autre, est réel, en lui, plus qu’en lui-même. Lacan le définit comme une expérience de réveil impossible, l’impossible échappatoire de la vie. La proposition de Lacan dans ce séminaire est la rencontre manquée avec le réel à la place d’une expérience de vérité. Il n’est plus question de paradigme d'interprétation, mais de la fonction du transfert dans la cure, qui devra, selon lui, être traversé pour y avoir une conclusion . 6

    Un troisième mode de présentation du réel dans l'analyse est également abordé par Lacan à partir d'un rêve, Finnegans Wake . 7

    Pour que nous ne nous perdions pas dans l'immense ignorance et difficulté qui se présentent chaque fois qu'il s'agit de Joyce, je ne propose que deux idées.

    Tout d'abord, comme dans une séance d’analyse, la différence entre rêve et récit s’efface complètement. Comme Samuel Beckett dit de Joyce : « Vous vous plaignez que cette chose ne soit pas écrite en anglais […] Ce n’est pas pour être lue – ou encore, ce n’est pas seulement à être lue. C’est pour être vue et entendue. Son écriture n'est pas sur quelque chose, c'est la chose elle-même » . 8

    Dans la lecture de ce texte-à-ne-pas-être-lu, Joyce nous conduit à faire l'expérience de ce qui serait un rêve dans lequel il n'y a ni désir ni réveil et pourtant nous sommes encore marqués par l'impossibilité, cachet, pour Lacan, du réel. Il y a une navigation forcée dans le Babel des langues, ce que nous pourrions sans difficulté rapprocher de ce que Lacan a nommé lalangue : collection de fragments sonores,

    Ibid,. p. 258.6

    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome (1975-1976), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 72005, p. 125. Lacan reconnait dans ce texte le récit d’un rêve écrit dont la spécificité est que le rêveur n'y serait aucun personnage particulier mais « le rêve même ».

    Beckett, apud Mandil, R.- Os efeitos da letra, op.cit., p. 159. 8

    �19

  • PAPERS+Un / Durer?

    visuels, sensoriels, singuliers qui nous constitue et qui est la base de notre accès à la langue commune . 9

    Sur ce plan, le désir comme point de vide fondamental, ainsi que le père en tant que le nom de la mortification du parlant pour parler, s’évanouissent au détriment de la jouissance de faire vibrer ces fragments hors-sens. Il n'y a plus la supposition que quelqu'un, quelque part, saurait mettre de l'ordre dans le chaos du monde, ce qui définit la fonction paternelle. Il n'y a même pas une Autre scène.

    Il n'y aura donc de vérité que quand quelque chose contre quoi nous pouvons buter dans la lecture nous atteint, quand nous pouvons dire : cela me touche. Il ne s'agit pas d'une post-vérité, mais d'une vérité à être, assumée avec le corps propre, à partir des rencontres avec les fragments de lalangue qui peuvent la soutenir . 10

    Pour conclure, je propose une analogie dangereuse. S’il y a quelque part où la supposition de savoir s’efface, c’est dans ce qu’il est convenu d’appeler les réseaux sociaux. Dans cet espace, bien défini par Miguel Lago comme « les royaumes des opinions », il n’y a plus d’exception ou de supposition de savoir : « Dans le profil twitter du pape, des internautes brésiliens se sentent dans le droit de contredire ses analyses théologiques. Les réseaux sociaux transforment le patron d’un petit bar en spécialiste en exégèse biblique du même carat que le chef de l’Église catholique » . 11

    Sans la fonction paternelle, sans la supposition de savoir, sans croyance préalable dans l'Autre scène, comment faire ? Peut-être s’inspirer de ce qu'aurait fait Joyce. D’après Lacan, il se sauve avec son savoir-faire d’artiste en se libérant du cauchemar qui était pour lui le poids d’une histoire comme celle de l’Irlande, en écrivant ce texte – qui la reprend, la détruit et la reconstruit sans cesse, sans début ni fin.

    Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, (1971-1972), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011.9

    Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 571-573.10

    Lago M. “Procura-se um presidente”, Piauí, n. 152, mai 2019, disponible sur internet https://11piaui.folha.uol.com.br/materia/procura-se-um-presidente/. Traduit par nous.

    �20

    https://piaui.folha.uol.com.br/materia/procura-se-um-presidente/

  • PAPERS+Un / Durer?

    Ne serait-il pas proche du faire de l’artiste lorsqu’il apporte aux réseaux un autre type d'événement que celui de la vérité d’opinion et de contre-opinion ? Ceci est mon analogie dangereuse, qui prend appui sur Lorenzo Mammi. En fait, dans le domaine des arts contemporains, comme dans Finnegans, ni la surprise du sujet, l’auteur par exemple, ni le réveil que peut provoquer un objet d’art ne sont plus affichés, puisque l’essentiel a tendance à être la production collective, le processus de son faire qui est, en soi-même, la propre intervention artistique. Dans ce contexte, l’essentiel du faire artistique serait la production de quelque chose qui dure un peu plus que les autres objets communs aspirés par le monologue antagonique des réseaux, un « obstacle nécessaire » pour que le jeu des opinions ne tourne pas dans le vide absolu et, en même temps, pour que l’art existe dans un monde dans lequel ce qui n’apparaît pas, disparaît . 12

    Dans le vertige de cette riverrun pas de vérité préalable, pas de 13

    réveil, mais la certitude que nous sommes faits pour durer plus que nos paroles. Durer, ici, ce n’est pas lacrar , durer dans la mémoire 14

    collective, mais persister comme un rêve dure dans le corps, ou comme Paul Eluard lu par Lacan, énonce dans notre « dur désir de 15

    durer ».

    Traduction : Ana De Melo

    Révision : Bruna Meller

    Mammi, L. O que resta – arte e crítica da arte, São Paulo, Cia das Letras, 2012, p. 15.12

    Dans son livre Finnegans Wake, James Joyce mêle au courant de la rivière dublinoise tout le 13bavardage du monde, où rien n’est à sa place.

    Argot brésilien très à la mode dans les réseaux sociaux actuellement. Lacrar c’est dire, écrire ou faire 14quelque chose qui laisse l’autre déconcerté, sans réponse. Au pied de la lettre : cacheter, fermer. On peut trouver un équivalent français : « scotcher », « ça m’a scotché ».

    Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, (1959-1960), texte établi par J.-A. 15Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 357.

    �21

  • Un rêve qui fait exception. Le rêve traumatique : « Père, ne vois-tu pas que

    je brûle ? » Rosa Elena MANZETTI - SLP

    L’inconscient « n’implique sûrement pas […] qu’on l’évalue comme un savoir qui ne pense pas, ni ne calcule, ni ne juge, ce qui ne l’empêche pas de travailler (dans le rêve par exemple). Disons que c’est le travailleur idéal » . Le signifiant « travail » est utilisé par Freud pour le 1

    rêve, dans lequel il découvre les mécanismes de l’inconscient. Il le considère comme la voie royale vers l’inconscient sans pour autant en être l’équivalent. Les notes ajoutées aux différentes éditions de L’interprétation des rêves l’explicitent de plus en plus clairement. 2

    L’essence du rêve réside dans son travail, pas dans son contenu manifeste ou latent.

    En 1911 , il suggéra de pratiquer une certaine réserve à propos du 3

    désir d’interpréter, car il existe des rêves qui « vont plus vite que l’analyse » et,  lorsque l’on tente d’en interpréter un, entrent en action toutes les résistances présentes, encore intactes qui imposent aussitôt une limite à la compréhension  . Entre-temps, Freud a découvert que le rêve véhicule une demande d’interprétation, étant lui-même signe du transfert. La prudence de Freud à répondre à la demande de sens de l’analysant est reprise par Lacan quand il dit : « Dans une analyse, nous n’intervenons pas uniquement en tant que nous interprétons le rêve du sujet – si tant est que nous l’interprétons – mais comme nous sommes déjà, à titre d’analyste,

    Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, p. 518.1

    Cf. Freud S., L’interprétation des rêves, Œuvres complètes de Freud, vol IV, Paris, PUF, 2003. 2

    Cf. Freud S., « Le maniement de l’interprétation du rêve en psychanalyse », La technique 3psychanalytique, PUF, 2015, p. 49.

  • PAPERS+Un / Un rêve qui fait exception

    dans la vie du sujet, nous sommes déjà dans son rêve » . Le rêve est 4

    dès lors un produit du travail du transfert.

    Jusqu’en 1920, Freud considère le rêve comme une recherche de plaisir. On rêve pour l’analyste et pour prolonger le sommeil sans que ceux-ci en soient touchés par le réel. Les résidus diurnes qui troublent l'homéostasie du principe de plaisir sont utilisés par le rêve pour transformer l’excès de jouissance, qui perturbe le sommeil, en une jouissance du signe compatible avec le désir de dormir. Les processus de condensation et de déplacement effectuent un travail de cryptage pour éviter la rencontre entre la pensée du rêve et la pulsion. Le récit du rêve est déjà une interprétation du désir. L’analysant est l’interprète et non l’interprété . 5

    Les rêves traumatiques, que les patients apportent à Freud dans le cas de névroses traumatiques et de guerre, répètent le traumatisme, ce qui va à l’encontre du principe de plaisir. Freud se voit alors obligé de revoir la théorie du rêve . La répétition et la pulsion de mort 6 7

    mettent en évidence une causalité des processus psychiques plus puissante que le principe de plaisir . Le surgissement de l’objet réel 8

    menace l’enveloppe signifiante, détruit l’image, troue l’écran et provoque de l’angoisse. Les rêves traumatiques n’obéissent pas à un désir – « ils constituent la seule véritable exception » – mais ils 9

    obéissent à une compulsion à répéter. Le trauma exige d’être réduit à un signe. Son retour sous forme de rêve est une tentative du sujet pour le contrôler en l’intégrant dans le symbolique.

    La répétition a pour but de transcrire le traumatisme en lettres, de transformer la jouissance en excès en jouissance du signe. Il s’agirait alors de passer du traumatisme, de la jouissance en excès, au

    Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la 4psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, (1954-1955),Paris, Seuil, 1978, p.183. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, (1971-1972), Paris, Seuil, 2011, 5

    p. 232.

    Cf. Freud S., Au-delà du principe de plaisir, in Œuvres complètes de Freud, vol XV, Paris, PUF, 1996, p.6295.

    Cf. Ibid., p. 288-289.7

    Cf. Freud S., « Remarques sur la théorie et la pratique de l'interprétation des rêves », Résultats, idées, 8problèmes, II, Paris, PUF, 1985.

    Ibid., p. 430 § 9.9

    �23

  • PAPERS+Un / Un rêve qui fait exception

    fantasme et du fantasme au symptôme. Étant donné le fait que la répétition n’arrive pas à accomplir cette mission, elle doit sans cesse continuer à tenter d’y arriver, aussi prend-elle alors la forme d’un automatisme. Freud considère la compulsion de répétition comme un phénomène primordial lié au traumatisme originel de la naissance, inhérent au fait même de vivre. Une exigence à revenir à l’état inanimé qu’il appelle la pulsion de mort.

    Le rêve « Père, ne vois-tu pas que je brûle ? » – qui n’est pas pour 10

    rien construit autour de la mort – montre que le réveil produit par un rêve traumatique est lié au fait que la protection de l’Autre par rapport au réel est toujours relative. C’est le père, dans ce rêve et aussi au-delà, qui manque à l’appel, puisque celui qui répond à l’appel n’est jamais celui qui a été interpellé.

    Si Freud, à la fin de sa vie, recherche une trace de jouissance en rapport avec la répétition, Lacan, en 1954-1955 , considère, quant à 11

    lui, la répétition comme la conséquence de la loi du signifiant, de la chaîne du langage qui détermine le sujet.

    Dans le Séminaire XI , cependant, Lacan distingue deux aspects de 12

    la répétition : l’automaton, l’insistance des signes, le principe de la chaîne symbolique et la tuché qui est la rencontre avec l’inattendu, le réel du trauma. La répétition n’est plus corrélée à l’inconscient-savoir mais à l’inconscient rapporté au réel.

    Au 5è chapitre de ce Séminaire, Lacan aborde le rêve « Père, ne vois-tu pas que je brûle ? » pour parler de l’appel, en relation avec le « réel en tant que rencontre », initialement présenté dans la psychanalyse sous la forme d’un traumatisme, mettant en évidence deux aspects. Le premier est que le traumatisme, mentionné explicitement ici, ne découle pas de la logique de l’après-coup, mais que nous le voyons conservé dans son insistance à rester gravé dans nos mémoires . Il « 

    Cf. Freud S., L’interprétation des rêves, in Œuvres complètes de Freud, vol IV, Paris, PUF, 2003. 10

    Cf. Lacan J., « Le séminaire sur la “La Lettre volée”», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 11-59.11

    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi 12

    par J.-A. Miller, (1964), Paris, Seuil, 1966, p. 53-54.

    �24

  • PAPERS+Un / Un rêve qui fait exception

    reparaît en effet, et très souvent à figure dévoilée » , et a le mérite 13

    de nous réveiller de nos automatismes. Le second concerne précisément le fait que dans le trauma, ce sont les pères qui manquent à l’appel, à la fois dans le rêve « Père ne vois-tu pas que je brûle ? », et dans le cas de son expérience personnelle, dans laquelle il a vu lui aussi « l’enfant traumatisé » par son départ, compensé seulement par le rêve, « seul capable de lui rendre l’accès à ce signifiant vivant que j’étais depuis la date du trauma »  . Il utilise ici 14

    le « signifiant vivant » pour parler du père comme adresse de l’appel, du cri inarticulé qui rappelle son père comme objet de la première identification freudienne. C’est le trauma qui fait exister le signifiant vivant. Un trauma, désigné comme tel par Lacan, lié à l’échec de l’appel de la voix à retenir le père, depuis toujours absent. Un échec dépassé mais qui perdure, puisque la perte du père persiste, dans son incapacité à entendre l’appel et le fait de ne pas voir que je brûle. La rencontre manquée avec le « signifiant vivant » reste au cœur du désir de chaque être parlant et est réactivée.

    Comme pour Freud depuis 1920, ce qui se répète est lié à l’insistance de la pulsion de mort, alors pour Lacan, depuis les années soixante-dix, la répétition est liée à la jouissance. Il y a d’une part la nostalgie d’une perte structurelle de jouissance et, d’autre part, la recherche de la récupération de ce qui a toujours été perdu. La répétition, destinée du parlêtre, est la marque d’une perte primaire, mais en même temps un condensateur de jouissance. Le trait unaire est l’écriture qui « commémore une irruption de la jouissance » . 15

    Le rêve traumatique, souvent décrit comme quelque chose qui se répète, révèle qu’il n’est pas possible de lier le réel traumatique à l’imaginaire et au symbolique, de ne pas franchir le pas du traumatique au troumatique. Il s’agit de faire nœud, pour remplacer le trou du trauma par un symptôme.

    Ibid., p. 55.13

    Ibid., p. 61.14

    Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller,15(1969-1970), Paris, Seuil, 1991, p. 89.

    �25

  • PAPERS+Un / Un rêve qui fait exception

    Les rêves traumatiques ne sont pas les gardiens du sommeil. Que peut réveiller le « travailleur idéal » ? C’est l’angoisse qui brise « le sommeil quand le rêve va déboucher sur le réel du désiré » . Ce qui 16

    réveille est une autre réalité, celle du « réel » pulsionnel , qui révèle l’incapacité du symbolique pour écrire l’impossible. Le réveil du sommeil est l’évasion du réveil au réel, lorsque le sujet s’approche de ce dont il ne veut rien savoir.

    Dans les années soixante-dix, pour Lacan, l’essentiel du travail du rêve est un cryptage qui inclut la satisfaction du rêveur . Le 17

    « travailleur idéal » a donc comme maître la jouissance. Le rêve vise généralement à donner un sens au non-sens du rapport sexuel. La limite de l’interprétation d’un rêve est précisément la jouissance incluse dans le rêve.

    Si chaque récit de rêve en analyse est une recherche de sens par la voie de l’interprétation, celle-ci « n’est, cependant, pas la voie d’un vrai réveil pour le sujet » , le rêve traumatique ne nous fournirait-t-il 18

    pas un exemple d’une autre forme d’acte analytique visant un réveil au réel ? Que ce réveil au réel soit impossible n’empêche pas que cela soit le but et la fin d’une analyse.

    Traduction : Salvina Alba

    Révision : Gloria Badin.


    Lacan J., « Compte rendu avec interpolations du Séminaire de l’Éthique », Ornicar ?, no 28, Paris, 16Navarin, 1984, p. 17.

    Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non dupes errent », leçon du 20 novembre 1973, inédit.17

    Lacan J., « Compte rendu avec interpolations du Séminaire de l’Éthique », op. cit., p. 17.18

    �26

  • Jouissance blanchie Le rêve de l’homme aux loups

    Antoni VICENS - ELP

    « ...la faculté de conserver ensemble

    les investissements libidinaux

    les plus variés et les plus contradictoires,

    tous capables de fonctionner côte à côte. » 1

    Relisons de façon hétérodoxe le rêve de l’Homme aux Loups : « Tout à coup mes yeux s’ouvrent, et la peste qui ne compte pas ses cinq cadavres blancs, ou six, ou sept, ou des milliers, me regarde. Dans ce calvaire, les loups, qui sont des moutons, ou des chiens, ou des renards, morts dans les mains de leur sauveur, me réveillent. Un archipel de regards dévorants se fixe sur moi. Je me trouve les pieds devant, face à la fenêtre. Il va se passer quelque chose. Le noyer mort et plein de givre me fait crier, ou me taire - c’est la même chose dans la langue des rêves - parce que, à commencer par le petit doigt, mon corps commence à se fendre comme un arbre en forme de V, lettre que je connais seulement comme chiffre sur l’horloge, car elle ne figure pas dans mon alphabet cyrillique. »

    Il existe, celui qui est libéré de la recherche plus ou moins héroïque d’un père ; pour lui, sa chance est de ne jamais le trouver complètement. Mais cela comporte habituellement une guerre en face à face avec le désir de la mère ou, pour mieux dire, avec sa jouissance. Pour Serguéi Pankejeff cela se répercutait sur son choix

    Freud S., Cinq psychanalyses, « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile », Paris, PUF, 1954, p.418.1

  • PAPERS+Un / Jouissance blanchie

    de partenaire et dans son corps, qu’il remettait à celle-ci ainsi qu’aux médecins.

    Il y eut une solution symptomatique de longue portée, bien que limitée : avoir comme partenaire une femme avec laquelle construire un délire à deux assez stable, jusqu’à son suicide et même un peu au-delà. Si tout cela a duré c’est grâce au don qu’il reçut de Freud, non pas simplement ce qui provenait de la collecte d’argent dans le champ freudien mais surtout la présence elle-même d’un analyste très appliqué, futur auteur d’un écrit qui lui procurerait une identité freudienne (Wolfsmann), la construction d’un corps de lettre pour accueillir le chiffre fatal du V en une langue où elle est l’initiale du nom du père (Vater) et le recours à une écriture qui vint suppléer en bonne partie au miroir qui manque depuis l’origine. Et lorsque Freud, prononcé avec le même phonème [f] initial de « père », sera opéré de la bouche, il répondra par un délire hypocondriaque sur son nez, dont l’orifice ne se ferme pas dans le miroir, tout cela non sans un bénéfice imaginaire de pousse-à-la-femme, le geste classique de la belle qui se poudre le nez.

    Supposons que le rêve des loups ordonne les pièces dispersées d’un cas qui a échappé à l’analyse maintes fois, et qui a provoqué des lectures multiples, sans exclure les lectures délirantes. Prenons le rêve de l’Homme aux Loups comme le graphe d’un cas sans histoire. Freud a tenté une fois de lui donner une chronologie pour satisfaire le lecteur. Mais cela ne fait pas la carte de l’archipel des cinq îles flottantes.

    Donnons-nous pour acquis les diverses modalités de la « petite chose pouvant être séparée du corps » (vom Körper abtrennbaren Kleinen) , le “concept inconscient” de Freud qui plus tard sera l’objet 2

    a de Lacan : inconscient à force de trouer l’Autre, libidinal à force de perversité. Dans le cas de l’Homme aux Loups, le caca et le regard apportent la conviction d’une phobie singulière, qui ne réussit pas à se déprendre des intestins . 3

    Ibid., p. 389.2

    Miller J.-A., « L’homme aux loups », La Cause Freudienne, n° 73, 4/2009, p.116.3

    �28

  • PAPERS+Un / Jouissance blanchie

    Portons alors notre attention vers d’autres condensations de jouissance, peu découpées; nous les supposons au nombre de cinq, comme les loups dessinés. Prenons-le comme un pur artifice afin de lire l’extraordinaire écriture du cas par Freud, dans laquelle il n’a pas omis la remarque qu’il avait incluse dans sa relation du cas Schreber : qui est fou ?

    Au nombre qui compte comme Un nous avons un corps qui ne cesse pas de se décomposer. Le tailleur, qui ne vaut pas comme coupeur (Schneider) mais comme couseur, ne réussit nullement à envelopper son corps, de sorte que l’Homme doit cultiver son amitié, la protéger, pour ne pas tenir des propos décousus . Son corps lui est frontière, il 4

    le contient comme le fait l’horloge lorsqu’il y cache le plus petit des chevreaux devant la menace de la jouissance maternelle. Le corps lui est un voile qui ne s’ouvre qu’après un lavement pénétrant et un produit sortant, pour livrer passage à la clarté du jour. Il paye tribut à ce qui du corps dégouline, comme le sang de son nez. Les classiques parlent d’hypocondrie délirante . Mais les leçons lui viennent du 5

    dehors, des femmes, qui en savent un bout sur les fluides.

    Avec la femme il ne fait pas Deux. Il est attiré par la croupe des servantes répandant sur le sol l’eau de nettoyage. La femme, pour lui, saigne par ses intestins (« intestins » au sens de Pankejeff-Freud). De même saigne l’anus, et le trou du nez. Les hémorragies de la mère se mêlent à la menace de sang dans les fèces comme symptôme mortel de dysenterie . La femme est un intestin qui crie 6

    « Je ne peux pas vivre ainsi ». Ceci ne s’explique pas par le nouveau (la castration est forclose, dit Freud ) mais par l’ancien. De là ce 7

    symptôme étrange déchiffré par Freud : l’angoisse devant la

    Freud S., op. cit., p. 383. 4

    Mac Brunswick Ruth, “Supplément à l’« ’Extrait de l’histoire d’une névrose infantile» de Freud”, in 5Gardiner,Muriel, L’homme aux Loups par ses psychanalystes et par lui-même, Paris, Gallimard 1981,p. 302.

    Freud S., op. cit, p. 383.6

    Ibid., p. 384-385.7

    �29

  • PAPERS+Un / Jouissance blanchie

    Darmtod, la mort intestinale . Ça coule, et l’écoulement le met en 8

    extase , jusqu’au gel de l’hiver et de la mort. Si le phallus n’arrive 9

    pas à fixer la peinture, l’angoisse de mort y parvient. Apparaît ensuite Thérèse, femme pleine de secrets et de mensonges. Il la rencontre dans le sanatorium où elle travaille; il en tombe amoureux et fait sa conquête. Ils maintiennent durant des années une bonne mauvaise relation, dans laquelle elle guide le bon employé dans sa vie bureaucratique comme dans son hypocondrie délirante, jusqu’à ce qu’elle se suicide par le gaz en plein Anschluss . Ce dont elle ne 10

    parlait pas faisait bon ménage avec ses petites escroqueries à lui, le dissimulateur malhonnête . Ça lui allait bien, à lui, ce semblant de 11

    femme égarée.

    Et en Trois arrive la mort silencieuse. Évidemment, c’est bien l’instance de la mort au stade du miroir qui s’encadre dans le rêve. Jacques-Alain Miller le relève avec finesse : c’est la mort comme voile de la vie . Tout commence avec la mort des moutons qui, par 12

    milliers, échapperont ainsi à la peste. Le corps est mort par anticipation; il ne fait qu’échapper à la maladie en actualisant cette mort dans un sinthome. C’est le symptôme de l’hypocondrie : il faut trouver une maladie pour pouvoir converser avec un médecin qui certifiera qu’il est vivant. Le médecin est un tailleur qui évite la déchirure totale du voile séparant Serguéi Konstantinovich du monde. On parle de la maladie parce que pour la mort il n’y a pas de mots. La mort est en blanc : Freud le pressent mais il ne nous dit pas quoi en faire . Prenons alors la mort comme un nom de la déesse blanche, « 13

    la Différente, l’Autre à jamais dans sa jouissance » . 14

    La normalité de Serguéi se raconte entre Quatre coins jusqu’à un infini, bien distinct du Troisième homme à Vienne et sans la nécessité

    Ibid., p. 384-385.8

    Mac Brunswick Ruth, op. cit. p.278.9

    Ibid., p. 286.10

    Ibid..11

    Miller J.-A., p.102.12

    Freud S., op. cit. p. 355, note 2.13

    Lacan J., « Préface à l’éveil du printemps » Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 563.14

    �30

  • PAPERS+Un / Jouissance blanchie

    des égouts pour fuir la mort . En un sommet, posons un travail 15

    bureaucratique sans histoire, où il est possible de recourir à un modèle. En un autre sommet, un mariage avec une vie sociale normale. À un autre encore, la langue allemande, porteuse de nouveau dans le dire et l’écrire, le mentir et le raconter. Le quatrième coin est celui de la psychanalyse, expérience de cure par où l’invivable ne précipite pas à compléter un Autre jouisseur. Encore que, en réalité, comme dit Ruth Mac Brunswick, pour cet homme, « la psychanalyse c’était Freud », c’est-à-dire une expérience singulière faite à sa mesure. 16

    Le Cinq est d’abord pour le sujet un chiffre; ensuite, à travers son périple à l’étranger, une lettre. Le travail avec Freud lui a permis de la dédoubler: Wien, Wolf, Wespe...jusqu’à retrouver ses propres initiales S. P. Pour que la marque dans l’écorce de noyer soit lettre d’amour, il hallucine son corps écrit. Dans la campagne, le papillon montre que le chiffre V est le signe d’une jouissance en mouvement; avec un peu d’imagination, le papillon devient aiguillon. C’est le sang qui coule et c’est l’entaille sèche sur l’arbre et sur sa main, tout comme l’entaille venant fendre le voile qui, à la façon d’un suaire, recouvre le monde. 17

    Dans Lituraterre Lacan résume le cas-rêve-scène de l’Homme aux loups par le battement d’ailes du chiffre romain V, de l’heure cinq. « Mais aussi bien n’en jouit-on qu’à ce qu’y pleuve la parole d’interprétation ». 18

    Traduction : Jean-François Lebrun

    Révision : Melina Cothros

    Cf. le film de Carol Reed, Le troisième homme, 1949.15

    Mack Brunswick, Ruth, op. cit. p. 312.16

    Freud S., op. cit., p. 401.17

    Lacan J., « Lituraterre », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 18.18

    �31

  • Un beau rêve : « Non vixit » Ronald PORTILLO - NEL

    Dans le chapitre VI de la Traumdeutung , Freud nous présente le rêve 1

    intitulé Non vixit qu'il considère comme un « beau rêve ».

    « Je suis allé de nuit dans le laboratoire de Brücke et entendant qu'on frappe légèrement à la porte, j'ouvre au (défunt) professeur Fleischl qui entre avec plusieurs étrangers et qui après quelques mots s'assied à sa table. Suit alors un second rêve : Mon ami Fl. (Fliess) est venu à Vienne en juillet sans qu'on le remarque ; je le rencontre dans la rue en conversation avec mon (défunt) ami P. et je vais avec eux quelque part où ils sont assis face à face, comme à une petite table, et moi devant, du côté étroit de la petite table. Fl. parle de sa sœur et dit : En trois quarts d'heure elle était morte, et puis quelque chose comme : c'est le seuil. Comme P. ne le comprend pas, Fl. s'adresse à moi et me demande combien de choses le concernant j'ai donc communiqué à P.. Sur quoi, en proie à de curieux affects, je veux communiquer à Fl. que P. (ne peut vraiment rien savoir du tout puisqu'il) n'est plus du tout en vie. Mais je dis, remarquant moi-même l'erreur : Non vixit. Je fixe alors P. d'une manière pénétrante, sous mon regard il devient blême, flou, ses yeux deviennent d'un bleu morbide... et finalement il se dissout. J'en éprouve une joie peu commune, je comprends maintenant qu'Ernst Fleischl n'était lui qu'une apparition, un revenant, et je trouve tout à fait possible qu'une telle personne n'existe qu'aussi longtemps qu'on en a envie et qu'elle puisse être éliminée par le souhait de l'autre. » 2

    Le nom par lequel Freud désigne ce rêve rend compte d'une substitution présente à l'intérieur du rêve, une expression latine à la

    Plus précisément au chapitre VI de la Traumdeutung paragraphe F « Exemples - Calculs et paroles 1dans le rêve ». Freud, S., L'interprétation du rêve, Oeuvres complètes, PUF, 2004, volume IV, p. 470.

    Ibid., pp. 469 - 470.2

  • PAPERS+Un / Un beau rêve : « Non vixit »

    place d'une autre : « Non vixit », « il n'a pas vécu », au lieu de « Non vivit », « il ne vit pas». Un lapsus par lequel une expression relative à la vie vient occuper le lieu refoulé de la représentation de la mort. Le lapsus commis et la substitution réalisée n'échappent pas au rêveur Freud. Une formation de l'inconscient à l'intérieur d'une autre.

    La présence de la mort s'évoque explicitement tant dans le contenu manifeste du rêve que dans les associations apportées par Freud. Le début du rêve paraît indiquer ce dont il s'agit : ouvrir la porte à la mort et s'asseoir avec elle à table.

    On relève une succession de disparus dans le récit de ce rêve (de « défunts » ajoutera Freud entre parenthèses), les compagnons de recherche du laboratoire de Brücke décédés, le commentaire à propos de la mort soudaine d'une femme (la sœur de Fliess) et la référence à la résurrection, le retour à la vie : le ressuscité, le revenant. Ce rêve surprend par la manière dont la dissolution, l'élimination est présentée, qu'elle soit effet de la pulsion scopique ou simple conséquence d'un désir.

    Dans le matériel associatif apporté par Freud pour interpréter son rêve, il est évident que la mort tient un rôle prépondérant. La crainte pour la vie, suite à une intervention chirurgicale, de son cher ami Fliess au chevet duquel il pourrait se rendre trop tard . La métonymie 3

    glisse de la simple crainte de la mort de l'ami, à la crainte pour sa propre mort. Freud signale qu'en effet à cette époque il souffrait d'une douloureuse maladie , il s'agissait probablement du cancer de 4

    la mâchoire. Cette dimension, nous pouvons la trouver dans le paragraphe G de ce même chapitre lorsque Freud écrit de manière catégorique « quand dans un rêve il n'est pas rappelé que le mort est mort, c'est que le rêveur s'assimile au mort, il rêve de sa propre mort » . 5

    C'est la propre mort de Freud qui est sous-tendue dans l'élaboration du rêve. Un fait historique vient s'insérer dans le récit associatif :

    Ibíd., p. 531.3

    Ibíd., p. 531.4

    Ibid., p. 479.5

    �33

  • PAPERS+Un / Un beau rêve : « Non vixit »

    l'assassinat de Jules César recréé par Shakespeare « parce qu'il était avide de domination je l'ai frappé à mort» , se justifie Brutus. Parce 6

    que l'ami P. n'a pas pu attendre qu'on lui laisse la place désirée, le rêveur Freud le punit en le dissolvant. Or, Freud a aussi désiré « ardemment » occuper la place d'assistant de Fleisch dans le laboratoire de Brücke. La dissolution de son ami P. équivaut par conséquent aussi à sa propre dissolution, à la propre mort de Freud.

    La mort est ici l'invitée principale, elle exerce la fonction de cause dans ce rêve freudien. Les associations freudiennes relatives à ce rêve le conduisent jusqu'aux prénoms de ses enfants, choisis en souvenir de ses êtres chéris et morts, allant jusqu'à affirmer que pour cette raison ce sont aussi des « ressuscités ». Les prénoms de ses enfants viennent se substituer aux prénoms des parents disparus, en somme la vie au lieu de la mort. On repère ici la même structure que dans le nom assigné au rêve : « Non vixit » occupe la place de « Non vivit ». 20 ans plus tard il développera dans Au-delà du principe de plaisir la thèse contraire: la mort plutôt que la vie. C'est ce qui constitue l'essence de toute pulsion, Lacan rappelle dans Le Séminaire XI que toute pulsion est toujours pulsion de mort.

    En 1920 Freud définit ainsi la pulsion : « une pulsion serait alors une poussée inhérente à l'organisme vivant vers le rétablissement d'un état antérieur […], l'expression de l'inertie dans la vie organique » . 7

    Plus loin il dira : « le but de toute vie est la mort » . 8

    Le déploiement de sens que Freud réalise à partir du rêve « Non vixit » s'articule totalement à l'idée que le désir inconscient de vivre s'impose face à la mort. Même si curieusement Freud ne le commente pas de manière précise, cette « victoire » paraît constituer l'axe principal de la réalisation du désir dans ce rêve :

    « (…) Je me réjouis de survivre une fois de plus à quelqu'un, ce n’est pas moi qui suis mort, c’est lui, je suis maître de la place, comme

    Ibid., p. 472.6

    Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Payot 1981 p. 88.7

    Ibid., p. 38.8

    �34

  • PAPERS+Un / Un beau rêve : « Non vixit »

    jadis dans la scène d’enfance de ma fantaisie. » 9

    Hormis le rêve d'angoisse, tout rêve est au service de l'homéostasie assurée par le principe de plaisir. Le réveil viendrait constituer une sorte d'altération de l'homéostasie du plaisir représentée par le rêve comme tel. C'est pour cela que le rêve est considéré par Freud comme l'équivalent de la réalisation du désir ou autrement dit comme expression de la vie.

    Quand il arrive dans le rêve quelque chose qui menacerait de passer au réel, nous dit Lacan , le sujet se réveille immédiatement. La 10

    menace de présentification du réel vient interrompre à ce moment-là le rêve, brisant ainsi l'homéostasie onirique. Le réel de la pulsion, la jouissance, empêcherait ainsi la réalisation du désir apportée par le rêve ; le réel de la pulsion de mort viendrait alors interférer dans l'homéostasie. Le réveil produit par le réel qui vient perturber l'équilibre apporté par le rêve porte atteinte à la vie. C'est à partir de là que Lacan peut dit que « le réveil absolu c'est la mort » . 11

    La présence massive de la mort dans ce rêve n'a pas réveillé Freud. On peut cependant observer : que la mort est présente de diverses manières dans le rêve, qu'elle sature également les associations relatives à ce rêve, signe la prévalence de la répétition, la wiederholen freudienne.

    « Le réel est cela qui gît toujours derrière l’automaton, et dont il est si évident, dans toute la recherche de Freud, que c’est là ce qui est son souci » indique Lacan. Dans ce rêve de Freud l'automaton de la 12

    mort apparaît de manière tangible. La répétition vient pointer quelque chose de l'ordre de l'inassimilable, raison pour laquelle elle se répète. D'où le caractère traumatique que présente le réel, en se situant au-delà du principe de plaisir, au-delà de la fonction homéostatique de l'accomplissement du désir. Au-delà du désir que l'autre meure, la

    Freud S., L'interprétation du rêve, op. cit. p. 536.9

    Lacan J., Le Séminaire, Livre XX. Encore, Paris, Seuil. 1975, p. 72.10

    Lacan J., « Improvisation : désir de réveil, désir de mort» in L'Ane, n° 3, 1981, p.3.11

    Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 121973, p. 54

    �35

  • PAPERS+Un / Un beau rêve : « Non vixit »

    dimension du réel de la pulsion de mort sous-tend ce rêve.

    Les différents objets perdus, figurés par les disparus du rêve, qui jouèrent un rôle important dans la vie affective de Freud, portent la marque d'une barre, une « barre mortifère » . À cet égard, Jacques-13

    Alain Miller cite Lacan dans son cours Donc... « c'est à ce niveau-là que Lacan peut retrouver la mort et dire que toute pulsion, dans la mesure où elle est articulée à ces objets de séparation, est virtuellement pulsion de mort » . 14

    Traduction : Véronique FUEYO-OUTREBON 
Révision : Melina COTHROS

    Miller J.A., « L’orientation lacanienne. Donc » (1993-1994), enseignement 13prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 2 février 1994, inédit.

    Ibid. 14

    �36

  • L’injection faite à Irma, Un rêve de passe de Freud

    Bernard SEYNHAEVE - NLS Freud considère que ce rêve est « le rêve des rêves ». Lacan le souligne aussi. Dans sa Traumdeutung Freud y revient 18 fois. Ce rêve est analysé par Lacan dans le Séminaire II, Le moi dans la théorie de Freud.

    C’est le rêve sur lequel Freud s’appuie pour expliquer le concept de l’inconscient et dont il dit d’ailleurs que le rêve n’est pas l’inconscient, mais une manifestation de l’inconscient. Ma thèse est que ce rêve est un rêve de passe.

    Je ne reprends pas l’analyse que fait Freud lui-même. Je précise seulement que l’analyse qu’en fait Freud l’amène à faire un rapprochement avec son épouse qui était enceinte au moment du rêve et avec sa fille qui avait souffert de la diphtérie. La diphtérie au début de 20e siècle était une maladie létale puisqu’on n’avait pas encore découvert le sérum et le vaccin (1923 Gaston Ramon).

    Voyons comment Lacan analyse ce rêve

    Lacan fait d’abord remarquer qu’il y a deux temps dans ce rêve, deux temps qui vont en crescendo et qui aboutissent à deux sommets.

    Temps 1

    Les associations de Freud mettent en scène 3 femmes, notamment celle de Freud lui-même. Il y a aussi une malade qui n’est pas la patiente de Freud, une malade que Freud trouve jolie, intelligente, idéale et qu’il aimerait avoir pour patiente. Bref derrière Irma, il y a sa femme, et la jeune femme séduisante. Trois femmes donc. Lacan met le chiffre 3 en évidence.

    Freud obtient finalement qu’Irma ouvre la bouche et ce qu’il voit au fond, est un spectacle affreux. Freud fait alors le lien entre la gorge,

  • PAPERS+Un / L’injection faite à Irma

    les cornets du nez et l’organe sexuel féminin. C’est la tête de méduse qu’il rencontre dans son rêve. Lacan se pose alors la question : pourquoi lorsque le rêveur approche le réel, ne se réveille-il pas ? Pourquoi ce rêve n’était-il pas un cauchemar ? Pourquoi le rêveur ne se réveille-t-il pas avant l’horreur ? Pourquoi Freud poursuit-il son rêve ? Parce que, dit Lacan, Freud est un dur . Ce rêve va l’emmèner 1

    au-delà du principe de plaisir, vers le réel.

    Mais revenons au rêve. En ouvrant la bouche, il y a là une horrible découverte, celle de la chair qu’on ne voit jamais, le fond des choses, la chair en tant que souffrante, bref, le réel qui provoque l’angoisse. Raison pour laquelle, le rêveur aurait dû se réveiller. Mais il ne se réveille pas parce que Freud est un sujet décidé. IL VEUT VOIR, IL VEUT SAVOIR. Et Lacan fait cette réflexion : derrière cette vision d’horreur se révèle une identification ; Regarde ! TU ES CELA, dit Lacan, TU ES OBJET DE DÉCHET. Le rêveur approche de très près le réel. On atteint ici le sommet du premier temps du rêve.

    La première partie du rêve aboutit au surgissement de l’image terrifiante, angoissante, de cette tête de méduse, à la révélation de quelque chose d’innommable, « l’abîme de l’organe féminin d’où sort toute vie », mais aussi de cette bouche qui peut vous engloutir, et aussi l’image de la mort lorsque Freud fait le rapprochement avec la diphtérie de sa fille et les membranes nécrosées de la diphtérie. Il y a donc surgissement d’un réel, nous dit Lacan, sans aucune médiation, du réel dernier (ici I et R sont confondus !) Mais le rêveur ne se réveille pas, le rêve se poursuit au-delà de l’horreur, vers le réel. Le rêveur passe cette ligne rouge. Au-delà de cette ligne, on ne passe pas, le cauchemar vous réveille. Freud ne se réveille pas. Et là, souligne Lacan, le moi de Freud vole en éclats. À partir de ce premier sommet du rêve, il n’y a plus de moi, il n’y a plus de Freud. À ce moment du rêve, le moi se trouve être décomposé, volé en éclat, morcelé, en ses éléments disjoints. Lacan parle de décomposition spectrale du moi. Lacan souligne deux points au sommet du temps un

    Lacan, J., Le Séminaire, livre II, Une moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la 1

    psychanalyse [1954-1955], texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 1978,

    p. 186.

    �38

  • PAPERS+Un / L’injection faite à Irma

    du rêve : Premièrement, le sujet ne recule pas devant le réel ; deuxièmement, le sujet veut savoir.

    À cet égard, Lacan rappelle comment Freud définit le moi. Le moi est la somme des identifications du sujet, avec tout ce que cela peut comporter de radicalement contingent. « Si vous me permettez de l'imager, dit Lacan, le moi est comme la superposition des différents manteaux empruntés à ce que j'appellerai le bric-à-brac de son magasin d'accessoires. »

    Temps 2

    Quel est ce bric-à-brac du magasin des accessoires de Freud ? Que sont les différents manteaux dont Freud tente alors de revêtir son moi ? Ce sont trois personnages éminents proches de Freud :

    Au moment où le rêveur atteint le sommet de l’horreur, à ce moment-là, le rêveur appelle ses confrères à son secours. Le rêveur tente de se reconstituer un moi, dit Lacan, avec la série des identifications. A cet égard, Freud utilise une métaphore formidable : il évoque l’apologue de la personne qui a emprunté le chaudron et qui l’a rendu percé et qui répond que premièrement, il l’a rendu intact, que deuxièmement, le chaudron était déjà percé quand il l’a emprunté, et que troisièmement il ne l’a pas emprunté. Chacune de ces explications prises séparément serait parfaitement valable, mais l’ensemble ne peut nous satisfaire d’aucune façon. Tous ces personnages sont des personnages des identifications avec lesquels se forme le moi.

    Le docteur M. correspond au demi-frère de Freud, Emmanuel. Otto correspond à ce personnage qui a joué un rôle constant dans la vie de Freud, à la fois familier et ennemi. Et Léopold joue le rôle du personnage utile. Lacan fait remarquer qu’il s’agit ici d’une décomposition imaginaire dans laquelle l’homme peut se voir à partir de différents angles de vue. Et cette décomposition spectrale du moi s’atteint lorsque le rêveur accède à ce point de réel du sommet du temps Un du rêve qui provoque l’angoisse.

    �39

  • PAPERS+Un / L’injection faite à Irma

    Et Lacan fait remarquer qu’on retrouve ici encore une fois un trio, comme précédemment. Trois personnages éminents. Lacan souligne encore une fois le chiffre 3.

    Et à la fin du rêve, quelque chose se noue. Freud évoque ce point où les associations d’idées trouvent leur insertion dans l’inconnu, ce qu’il appelle l’ombilic du rêve. Lacan dit que le dernier terme du rêve c’est la mort. La mort sous différentes espèces traverse tout le rêve. La maladie de sa fille, la sienne, celle de Irma…

    Dans la seconde partie du rêve, il y a aussi un sommet. Ce sommet c’est une inscription. C’est Otto le coupable, pense le rêveur. Il a fait une injection. La seringue était mal désinfectée. Irma s’est infectée. On cherche la formule du produit injecté et c’est le chiffre trois qui émerge, un chiffre est un signifiant hors sens. Surgit finalement la formule de la triméthylamine, dont on ne sait pas d’où elle sort. Là, dit Freud, se situe un point d’impossible, d’indépassable du rêve. On ne peut pas aller plus loin. Voici cette formule :

    "

    Le rêve, qui a culminé une première fois sur l'image d’horreur, bute une seconde fois à la fin dans une formule écrite, la triméthylamine, que Lacan compare à cette formule Mané, Thecel, Phares, inscrite sur la muraille . Phrase énigmatique qui prédit au roi Balthazar sa mise à 2

    mort et le partage de son royaume.

    Le Festin de Balthazar est un tableau de Rembrandt inspiré par le récit biblique du Livre de Daniel. 2

    On y voit le roi Balthazar déchiffrant une inscription mystérieuse sur un mur. Peinture baroque exposée à

    la National Gallery à Londres. D’après le Livre de Daniel, Balthazar, le dernier roi de Babylone, assiégé

    par Cyrus dans sa capitale, se livre à une orgie avec ses courtisans ; par une forfanterie d'impiété, il fait

    servir sur les tables les vases sacrés que Nabuchodonosor avait autrefois enlevés au temple de

    Jérusalem. Cette profanation à peine commise, le monarque voit avec épouvante une main qui trace sur

    la muraille, en traits de flamme, ces mots mystérieux : « Mane, Thecel, Phares » (« Mené, Teqel et

    Parsîn » en Hébreux soit « compté, pesé, divisé ») que le prophète Daniel, consulté, interprète ainsi : «

    Tes jours sont comptés ; tu as été trouvé trop léger dans la balance ; ton royaume sera partagé ». Dans

    la même nuit, en effet, la ville est prise. Balthazar est mis à mort et la Babylonie partagée entre les

    Perses et les Mèdes.

    �40

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Rembrandthttps://fr.wikipedia.org/wiki/Livre_de_Danielhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Balthazar_(roi)

  • PAPERS+Un / L’injection faite à Irma

    Freud a traversé un moment d’angoisse majeure où son moi a volé en éclats. Son moi s’est évanoui. Il fait alors appel, comme il l’écrit lui-même, au congrès de tous ceux qui détiennent le savoir, de tous ceux qui savent. Et enfin, une inscription surgie d’on ne sait où, comme dans le festin de Blathazar, une inscription dans laquelle on peut lire l’alpha et l’oméga du rêve.

    Je vous ai dit qu’à mon avis ce rêve était un rêve de passe.

    Pourquoi ? Premièrement, parce que Freud veut savoir, le rêveur va jusqu’à l’horreur de ce à quoi il s’identifie, à ce qu’il est lui-même, lambeaux de chair. « Tu es cela », précise Lacan. Mais le rêveur ne se réveille pas. Le rêveur peut bien appeler à son secours les manteaux du moi pour recouvrir le réel, ça ne marche pas. Deuxièmement, une fois franchi cet au-delà, là où se situe l’horreur, apparaît cette inscription. La lettre, où, comme le précise Freud lui-même, le sens se perd dans l’inconnu.

    « Tel un oracle, dit Lacan, la formule ne donne aucune réponse à quoi que ce soit. Mais la façon même dont elle s'énonce, son caractère énigmatique, hermétique, est bien la réponse à la question du sens du rêve. On peut la calquer sur la formule islamique - Il n'y a d'autre Dieu que Dieu. » Formule qu’on pourrait aujourd’hui traduire par « il n’y a pas de garantie, il n’y a pas d’Autre de l’Autre ».

    Lacan nous livre une autre précision de la plus haute importance. Il dit que le chiffre trois qu’on retrouve un peu partout dans le rêve, eh bien c’est là que se situe l’inconscient. Je fais ici le lien avec son tout dernier écrit, sa Préface à l’édition anglaise du séminaire XI, où il écrit que « Quand l’espace d’un lapsus n’a plus aucune portée de sens (ou interprétation), alors seulement on est sûr qu’on est dans l’inconscient » . 3

    Mais ici, dans le Séminaire II, qui se situe au début de son enseignement, Lacan dit que quelque chose rencontre la résistance de l’axe imaginaire et qui dans ce rêve le traverse. Et c’est parce que

    Lacan, J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, Champ freudien, 3

    2001, p. 571.

    �41

  • PAPERS+Un / L’injection faite à Irma

    Freud est pris par une telle passion de savoir qu’il traverse l’axe imaginaire, Freud traverse son fantasme, c’est ce que je propose. Un franchissement se produit — ce sont les mots de Lacan.

    Ce rêve, remarque Lacan, est réalisé « à un moment éminent de sa capacité́ créatrice de Freud, à une étape du développement de l'ego de Freud, ego qui a droit à un respect particulier, car c'est celui d'un grand créateur » . Freud pressent qu'il est déterminant puisqu'il écrit 4

    à Fliess en 1900 « qu'un jour on mettra peut-être sur le seuil de la maison de campagne de Bellevue où se passe ce rêve - Ici, le 24 juillet 1895, pour la première fois l'énigme du rêve a été́ dévoilée par Sigmund Freud » . 5

    Ce que révèle ce rêve, c'est que Fliess commence à être déchu de sa position de sujet supposé savoir, et ce rêve survient le jour même où Freud commence à écrire son Esquisse d'une psychologie scientifique (le 23 juillet 1895 selon une lettre de Freud à Fliess), c'est-à-dire, lorsqu'il commence à prendre véritablement son autonomie théorique par une tentative de formalisation de l'appareil psychique. L'Autre n'est plus sans faille et peut se tromper. Si culpabilité́ il y a dans le rêve d'Irma, c'est de porter atteinte au savoir qu'il suppose à Fliess ou d'avoir cru en lui au point de faire passer son discours devant le sien propre . Ce rêve marque donc les débuts de l'émancipation de 6

    Freud vis-à-vis de Fliess donc l'avènement de Freud psychanalyste.

    Dans le rêve de l’injection faite à Irma, c’est au moment où le monde du rêveur est plongé dans le chaos le plus total, au moment où il perd la tête, que, passé cette limite, une lettre hors sens vient à s’écrire. Ce signifiant est de l’ordre du bord du réel, soit de la lettre. Précisons peut-être ici que Miller fait remarquer que la lettre n’est pas le réel, mais l’antichambre du réel, le dernier rempart avant le réel.

    Lacan, J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la 4

    psychanalyse, Op. cit., p.179.

    Lacan, J., Ibid., p. 181.5

    Ibid., p. 203.6

    �42

  • Un réveil poétique au rire Alejandro REINOSO

    « Pourquoi la psychanalyse a tendance à devenir prosaïque, et ce qu’il s’agit de faire pour ranimer en elle, si je puis dire, le feu de la langue poétique »

    1

    Dans le cours de mon analyse aurait lieu un tournant crucial. Le sérieux, signifiant maître de l'identification du sujet, commencerait à vaciller en lien avec deux événements : la joie inédite occasionnée par la paternité, et mes retrouvailles avec le plaisir culinaire. Le sérieux, également présent dans le travail analytique, se confrontait souvent à un sourire de l'analyste qui m'inquiétait. Un sourire sans signification. « Mais de quoi peut-il sourire ? » me demandais-je. Je ne comprenais pas, il n'y avait aucune raison de sourire dans la jouissance qui m’affligeait.

    A ce moment, j’ai fait un rêve, rêvé et raconté en italien : « J'étais dans un restaurant chinois, je savourais un riz délicieux et je le mangeais avec grand plaisir. C'était du riz cantonnais (il riso alla contonese) ». L'analyste, avant même d'avoir pu terminer le récit du rêve, a coupé sur l'équivoque homophonique portant sur Il riso al Lacan-tonese, le rire à la Lacan. L'effet a été immédiat, j'ai éclaté de rire, mon corps en vibrait, l'analyste aussi a ri. Quel était ce rire-à-la Lacan ?

    Quel enseignement je tire aujourd'hui, en tant qu'AE, de l’usage singulier de ce rêve ? Le rire-à-la-Lacan, c'est une écriture poétique d'une interprétation qui m'a touchée jusqu'aux tripes, une équivoque

    Miller J.-A., « L'orientation lacanienne. Un effort de poésie » (2001-2002), enseignement prononcé

    1

    dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 13 novembre 2002, inédit.

  • PAPERS+Un / Un r