marion, j.l. au lieu de soi l'approche de saint augustin - ok ok ok

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ÉPIMÉTHÉE ESSAIS PHILOSOPHIQUES Col/echon fondée par Jean l-!Yppolite et dingée par Jean-Luc Manon AU LlEU DE SOl L'approche de Saint Augustin JEAN-LUC MARION PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

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PIMTHEESSAIS PHILOSOPHIQUES

AU LlEU DE SOlL'approche de Saint Augustin

Col/echon fonde parJean l-!Yppolite et dinge parJean-Luc Manon

JEAN-LUC MARION

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

A

la mmoire de Jean-Marie Lustiger

Hier - das meint diese Hand, die ihr hilft, es zu sein. Ici - cela veut dire cette main qui t'aide a le devenir. Paul Celan.

ISBN

978-2-13-054407-4 1" dition : 2008, septembre

Dpot lgal -

Presses Universitaires de Francc, 20086, avenue Reille, 75014 Paris

Avertissement

Ce livre pourrait sembler rpondre a une ncessit inscrite de longue date dans l'itinraire meme de ceux qui 1'ont prcd. Car, si l'on part de Descartes pour accder a la question du statut de la mtaphysique, en tablir la constitution onto-thologique et marquer son cart avec la thologie chrtienne, comment ne pas finir pas revenir a saint Augustin, rfrence oblige, qu'elle soit dnie ou revendique, pour tout le XVII e siecle ? Pourtant la ncessit, s'il y en a une, fut tout autre : l'identification un peu prcise de la mtaphysique atteinte a 1'tude de Descartes conduisait, au-dela de la question de ses sources, de ses rfrences et de son contexte, a s'interroger sur les limites de la mtaphysique et a envisager leur ventuelle transgression. Or cette question se pose plus videmment dans les termes de la phnomnologie que dans ceux de 1'histoire de la philosophie : si 1'on veut sortir des gnralits, c'est-a-dire des approximations, voire des drives idologiques, il faut dcouvrir des phnomenes, les dcrire et reconnaltre ceux qui font exception, partiellement ou radicalement, a l'objectivit et a l'tantit que pratique la mtaphysique. Ce travail n'avait conduit qu'a esquisser une phnomnologie de la donation, des phnomenes comme donns, en particulier des phnomenes saturs, jusqu'au phnomene rotique, 011 saint Augustin n'avait encore aucune parto

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AVERTISSEMENT

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Il fallut donc un hasard pour que cette ncessit s'impose. Plus exactement, pour que saint Augustin apparaisse soudain comme l'interlocuteur privilgi et, en un sens, le juge invitable de l'entreprise d'acces a des phnomenes irrductibles aux objets et aux tants de la mtaphysique. Ce hasard, ou plutt cette heureuse occasion, vint du Conseil scientifique de la Chaire Gilson , qu'a institue depuis plus de dix ans la Facult de philosophie de l'Institut Catholique de Paris, quand il me fit l'honneur de me confier les six confrences prvues pour 2004. Lorsqu'il s'agit de fixer le theme de cette srie, j'hsitais a reprendre telles quelles les theses de mes plus rcents travaux, en particulier tant donn (1996), De surcrot (2001) et surtout Le phnomene rotique (2003), dans la crainte que la rptition trop exacte de theses trop rcentes ne lasse les auditeurs et ne m'ennuie aussi moi-meme. Je prfrais donc risquer une autre dmarche : lire et interprter les Confessiones de saint Augustin sur un mode rsolument non mtaphysique, en employant a cette fin les principaux concepts que je venais d'laborer dans une logique d'intention radicalement phnomnologique. Cette entreprise avait dans mon esprit un double enjeu. D'abord celui de tester la validit hermneutique des concepts de donation, de phnomene satur et d'adonn, en les appliquant a un texte de rfrence, a la fois suppos bien connu et rest hautement nigmatique. Ensuite celui prcisment d'entrer plus avant dans cette ceuvre aportique, dont l'tranget croit a la mesure des efforts faits pour se l'approprier - soit qu'on le traduise sans cesse a nouveau, en lui imposant a chaque fois les prjugs plus ou moins conscients de l'arbitraire passionnel, de la mode ou de la rectification idologique; soit qu'on en recouvre le noyau incandescent d'un sarcophage d'informations prcises mais priphriques, afin de s'en protger prudemment a distance. Car la difficult d'accder au cceur des Confessiones tient - du moins cela fut-il l'hypothese - a l'inadquation absolue du point de vue ou, plutt, du site de saint Augustin avec les conditions mtaphysiques de la pense, qui restent pour l'essentiel encore les ntres. Toute la question devint alors tres vite de s'approcher du site Ol! pense saint Augustin, pour y retrouver ce qu'il tente de penser : l'itinraire d'une approche au lieu de soi - au lieu du soi, le lieu le plus tranger qui soit a celui que, de prime abord et le plus souvent, je suis, ou crois etre.

Sitt ces confrences prononces, a l'hiver 2004, je compris que l'ambition et la difficult de leur tentative m'imposaient un travail beaucoup plus vas te. Et, en premier lieu, celui de lire, autant que faire se peut, les textes augustiniens dans leur langue et non dans les ntres : il ne s'agit pas seulement du latin (quoique ce latin, dans la virtuosit qui le fait pour ainsi dire s'arracher a toute la latinit antrieure, donne en lui-meme a penser, au moins autant que les langues censes etre naturellement les mieux pensantes), mais surtout des lexiques que notre mtaphysique spontane ne cesse de nous imposer. Pour y parvenir, nous avons du aussi renoncer a nous reposer sur les traductions dja disponibles. D'abord pour garder une cohrence en passant d'une ceuvre a l'autre. Ensuite parce que, aussi clairantes qu'elles apparaissent et aussi utiles qu'elles nous resterent, elles n'vitent la plupart du temps pas l'importation incontrle et presque inconsciente des concepts de la mtaphysique dans une langue, non seulement rhtorique et romaine (double handicap aux yeux de beaucoup qui, en l'occurrence, ne pensent pas plus loin que le bout de, ~eurs prjugs), mais surtout irrductible au lexique de la mtaphysique1 Nous avons donc du prendre le risque de produire une nouveUe, traduction de chaque texte cit et d'imposer au lecteur de la faire prcder achaque fois du texte latin d'origine. En second lieu, il fallait se perdre dans la foret si peu vierge de l'immense commentarisme augustinien, pour se reprer parmi les apories (bonnes et mauvaises) et les vidences, tant leur stratification claire et tout autant dissimule depuis des siecles le texte de saint Augustin, en y ouvrant des portes d'entre de plus en plus larges et nombreuses, mais en y fermant aussi l'acces a son centre - ne serait-ce qu'en suggrant qu'au fond il n'y en a aucun. J'ai donc du reprendre tout le travail depuis, son dbut, pour me livrer comme a la rdaction d'une nouvelle the'se '(et" la derniere). Dans cet effort parfois dsesprant de lenteur, j'ai ralis tres vite que le rsultat resterait au mieux approximatif: assez ignorant et surement incomplet, mais surtout en retrait incommensurable duL Cette re-traduction silencieuse de la pense augustinienne dans le langage de la mtaphysique a l'occasion de la traduction du !atin en fran, New York, 1990. 2. Lettre sur divers sujets concernant la religion et la mtaphysique. Lettre IV; sur I'ide de l'inftni el sur la libert de Dieu de mer ou ne pas crer, in lEuvres, d.]. Le Brun, Paris, Gallimard, La Pliade , 1997, t. 2, p. 785. Pour une fois, Arnauld aurait approuv, qui dfinissait saint Augustin comme ... accerrimi vir ingenii, nec in Theologia modo, sed etiam in Philosophicis rebus plane mirandus. - ... un homme d'un grand esprit, parfaitement admirable non seulement en matiere de thologie, mais aussi bien en matiere de philosophie (AT VII, 197). 3. Voir les textes cit s et discuts infra, c. II, 9, p. 96 sq.

augustiruens procedent toujours par slection de textes, souvent les memes, toujours purgs autant que possible de leur environnement biblique et de leurs implications thologiques, videmment a l'encontre des dclarations explicites de saint Augustin lui-meme. Tel est le cas des dveloppements sur le temps au livre XI des Confessionesl ; de ceux sur la memoria au livre X2 ; de ceux sur le signe, en particulier au livre l, 8, 133 ; de ceux sur les anticipations prtendues du cogito; de ceux sur le couple uti/jrui dans le De doctrina Christiana; de ceux sur la faiblesse de la volont, etc. Dans tous ces cas, dont certains fameux, il apparait clairement, comme nous ne cesserons de le voir plus tard, que les reprses philosophiques des arguments augustiniens non seulement ne se conforment pas au point de vue de saint Augustin, mais le contredisent le plus souvent explicitement. La position des re-lecteurs philosophes consiste, dans le moins naIf des cas, a n'assumer les analyses de saint Augustin que comme des matriaux dignes d'un meilleur usage que le sien et comme des anticipations encore malencontreusement prises dans une gangue thologique imprcise ou trompeuse, qu'il s'agirait d'lever au concept en les neutralisant d'un athisme au mieux mthodologique . En un mot, l'attention meme des philosophes aux textes, plus exactement a certains extraits des textes augustiniens, offre la meilleure preuve que saint Augustin ne procdait pas en philosophe et que le point de vue philosophique ne fut jamais le sien. Le paradoxe se redouble meme. Car le dni fait a saint Augustin du statut de philosophe ne vient pas seulement de l'intret que les philosophes lui portent, mais aussi de la dfiance des thologiens eux-memes envers son insuffisance philosophique. Ou du moins de ces thologiens1. K. Flasch, dans son dossier, par ailleurs excellent, Wq,s ist Zeit ? Augustinus von Hippo. Das Xl Buch der Conftssiones. Hstorisch-philosophische Sludie. Text-Uberseliftng-Kommentar, Frankfurt, 1993, en fournit le meilleur exemple, qui rsume et discute tous les prcdents, y compris J.T. Desanti, Rflexions sur le temps (Variations philosophiques 1), Paris, 1992, et F.-W. von Hermann, Augustinus und die phanomenologische Frage nach der Zeit, Francfort, 1992. 2. Par exemple, G. Wills, Sant Augustine's Memory, New York, 2002. 3. Texte privilgi par Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, l, 1, Werkausgabe, Francfort, 1984, Bd. l, p. 237 (voir la critique de M. F. Burnyeat, Wittgenstein and Augustine De Magistro, in G. B. Matthews (ed.), The Augustinian Tradition, op. cit.). Plus gnralement, B. D. ]ackson, The theory of signs in Sto Augustine's "De Doctrina Christiana" , Revue des tudes augustiniennes, 1969.

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L'APORIE DE SAINT AUGUSTIN

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qui assument que la thologie peut et doit s'appuyer sur une philosophie qui lui soit approprie, c'est-a-dire absolument non thologique. De cette tendance interprtative, on trouve un exemple magnifiquement significatif dans les contributions d'un colloque organis pour le XVc centenaire de la mort de saint Augustin par 1'Acadmie Saint-Thomas (2330 mars 1930). En fait de philosophie augustinienne, il n'y fut question que de son rapport a saint Thomas d'Aquin, lui-meme entendu comme modele et norme d'une articulation correcte entre philosophie et thologie, la premiere s'assurant de la pure nature par la seule raison, la seconde rationalisant le surnaturel par la science du rvl. Meme . Gilson y voquait une philosophie augustinienne (> (14,268)1. L'aporie du temps elle-meme aboutit i une louange, d'ailleurs redouble : Qui intelligit, confiteatur tibi, et qui non intelligit, confiteatur tibio - Celui qui comprend, qu'il te confesse, et celui qui ne comprend pas, qu'il te confesse [aussi] (XI, 31, 41, 14, 342). Au livre XlI, 32, 43, la soumission a l'Esprit dans la lecture des critures tient a la fides conjessionis meae (14, 422). Enfin et surtout la longue priere, qui accomplit le livre XlII et clt toutes les Conjessiones (XlII, 38, 53, 14, 524)2, s'ouvret-elle par une louange universalise, plus exactement largie i l'univers entier : Laudant te opera tua, ut amemus te, et amamus te, lit laudent te opera tua. - Tes cruvres te louent pour que nous t'aimions, et nous t'aimons pour que tes cruvres te louent (XlII, 33, 48, 14, 516)3. Ansi, la conjessio n'intervient pas seulement comme la condition de possibilit et le site thorique des Conjessiones, mais en devient aussi le but unique et

1. Remarque ici un parfait exemple d'une citation de citation, comme soulign plus haut (voir 3, p. 42 sq). ~., . 2. Elle s'acheve d'ailleurs par une citation a peine modifie de Matthteu, 7,7-8: ... SIC "SIC accipietur, sic invenietur, sic aperitur" - ainsi, "ainsi l' on rece~ra, ainsi l' o~ ttouvera, ainsi la porte s'ouvrira" (14, 524). Comme le premier mot des Conftsstones, le derruer consIste en une citation des mots de Dieu. 3. lei encore, il se trouve des exceptions : quatre livres ne se concluent ni par une louange ni par une confession. Pourtant, on peut a chaCJ,ue fois conjecturer la raison de cette absence. Dans le livre H, Augustin se ttouve dans la regIo egestatls (H, 10, 18, 13, 360), tout comme, au livre HI, il atteint les profondeurs de l' enfer - in profunda inferi - du manichisme, la oil, prcisement, Dieu a eu piti de quelqu'un qui ne c~nftssait p"as. encore,. nondut;n ~onfitent~m (IH, 6,11,13,382). Au livre V, 10, 19, la confesslOn parrut lllterdlte par I~ pnnClpe Sc;~tlque que de omnibus dubitandum est (13,498). Enfin, comment la conftsslO auralt-elle ete possible, au moment de la rupture avec la mere d'Adeodatus, rupture injustifie d'unecommunion, qui d'ailleurs le laisse en loque < ." COl' ubi adhaerebat, concisum et vulneratum mlhl erat et ttahebat sanguinem , VI, 15, 25, 13,570) ? Ces livres manquent d'une confession finale, non par oubli ni ngligence, mais parce qu'a chaque fois Augustin se ttouvait en situation de ne pas pouvoir confesser.

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l'accomplissement. Les Confessiones proviennent tout entieres de la confessio et y conduisent. N ous condurons done a la cohrence de chaque livre, ouvert et condu par une double confessio. Les Confessiones disent infiniment pus que les fragments qu'en arrachent le plus souvent philosophes, thologiens ou historiens (fussent-ils historiens des dogmes, de la thologie ou de la spiritualit) ; car, dans tous les cas, les sections qu'ils revendiquent comme leurs (a eux utiles , par eux utilisables ) s'inscrivent, plus essenuellement, dans 1'arc qui mene d'une confession a une autre, are dont elles constituent moins la d de voute que ce que la confessio supporte d'une double priere. Consid:er les confessions qui encadrent chaque livre des Cotifessiones comme un ornement littraire ou une convention pieuse constitue dja un contresens massif. Il s'en trouve pourtant un plus grave: s'imaginer que les noncs thoriques pars dans les Confessiones ne reposent pas dans la priere, voire s'en dispensent. Bien sur, on peut toujours ne pas vouloir voir. Mais alors il ne faut pas s'tonner de ne plus rien comprendre. D'ou un critere d'interprtation sur: une lecture des Confesssiones qui ne tient pas compte de leur constitution par confessio ne vaut rien.

cult d'unifier les Cotifessiones? Ne pourrait-il pas lui-meme avoir au moins tent une rponse? Ne conviendrait-il pas, avant d'argumenter pour ou contre 1'unit des Confesssiond, d'envisager si saint Augustin luimeme n'a pas rpondu ou au moins n'a pas tent une rponse a la question de leur unit ? Or il se trouve au moins un texte, parfaitement autoris puisqu'il s'agit d'un commentaire apres coup de 1'ouvrage, ou saint Augustin dfinit lui-meme 1'intention et la cohrence des Cotifessiones: . Les treize livres de mes Cotifessiones louent Dieu [comme] juste et bon pour mes mauvaises et mes bonnes actions et ils excitent vers lui 1'intelligence et 1'affect de 1'homme (humanum intellectum el ciffectum). Depuis, en ce qui me concerne, ils ont produit sur moi cet effet quand je les ait crits, et ils le produisent encare quand je les [re] lis. Que les autres voient euxmemes quels sentiments ces livres leur inspirent ; dl..l moins je sais qu'ils ont beaucoup plus a beaucoup de freres et leur plaisent encore. Du premier livre au dixieme, ils ont t crits a mon propos ; dans les trois derniers, ils 1'ont t a propos des critures saintes, en commen