margolin - erasme l'idee de nature

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Estudio de Margolin sobre el concepto de Naturaleza en Erasmo (en francés)

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  • Rh \P Y. R OF Tye

    YALE DIVINITY SCHOOL

    4/41k HAVEN, CC2i\Y

    J.-C. MARGOLIN

    RECHERCHES ERASMIENNES

    LIBRAIRIE DROZ 11, rue Massot

    GENEVE 1969

  • L'IDEE DE NATURE DANS LA PENSEE D'ERASME

    L'homme ne mit point homme, it le devient. (De reducation des enfants, 493 b)

    Il est des oeuvres qu'un jeune auteur brfile d'ecrire et de publier, a l'heure oU it se lance dans l'arene litteraire, mais que les circonstances exterieures, et plus d'un obstacle interne le contraignent a differer jusqu'au jour ot le destin les transformera a tout jamais en promesses non tenues, matiere subtile et malleable, objet de medita-tion ou de reverie, de supputation ou de these pour historiens et exegetes futurs. Mais, a defaut de reperes fixes ou de brouillons coherents relatifs a. cette nebuleuse imaginaire, le critique attentif peut decouvrir dans l'ensemble de l'ceuvre &rite et publiee, ainsi que dans milk traits epars de la personnalite de cet auteur, des signes plus ou moires explicites de l'ouvrage avorte: ils sont pour lui comme une invitation, non pas a pratiquer un travail ha-sArdeux de reconstruction artificielle, mais a refire l'ceuvre de l'ecrivain avec des yeux neufs, une attention accrue, un desk d'interro-gation plus qu'une volonte de certitude.

    C'est ainsi qu'a l'epoque oil it avait enfin pris conscience de lui-meme, a l'epoque ou il composait dans l'enthousiasme et la malice l'Eloge de la Folie, dans l'ete de 1509, Erasme de Rotterdam songeait a livrer au public un Encomium Naturae ou Eloge de la nature, dans le style et suivant l'inspiration de ces * declamations * 1 a la maniere de Lucien ou de Libanios. On ne saura jamais quel efit ete le resultat de cette * lucu-bratio *; mais on sait, tout au moires par la Lettre a Botzheim' de 1523, que cet opus-cule faigait partie de ses manuscrits qu'il l'avait ecrit en 1508, et qu'il circulait sans

    L'Encomium Moriae, l'Encomium Matrinumii, l'Encomium antis medicae, la Declamatio de Monte, la Declamatio de pueris statim ac liberaliter instituendis sont parmi les plus connues des declamations d'Erasme. Dans la tradition de la rhetorique grecque, import& b. Rome, et renou-vet& par l'humanisme, la declamation etait a la fois un exercice de style, une dissertation-modele b. valeur pedagogique, qui se proposait de traiter un sujet serieux (la medecine, le mariage, la mort, la nature, la grace ne constituent pas des sujets boufions ou artificiels I) sur le mode ironique et surtout en developpant des paradoxes. Les paradoxes de l'Eloge de la Folie, k commencer par son titre, sont bien connus. Erasme utilisait ce mode de presentation, a la fois parce que le genre encomiastique etait fort en honneur chez les anciens et que l'humanisme neo-latin se recommandait de l'antiquite, et parce qu'il lui permettait de donner son opinion personnelle sur des questions delicates, comme celles de la nature ou de la grace sur lesquelles les theologiens ne souffraient pas de discussion.

    Cf. ALLEN, Opus Epistolarum Des. Erasmi Roterodami, I, pp. 18-19. Conceperamus id temporis animo tres simul declamationes, Encomium Moriae, Naturae et Gratiae... (p. 19).

    * Il en possede alors bien d'autres, comme le Liber de conscribendis epistolis, qui sera publie en 1521, le De ration studii, publie en 1511, etc.

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  • doute quelque part en Europe, a moms qu'il ne flit deja &fruit par quelque main negligente ou sacrilege, ou par quelque esprit timore ou scandalise par ce qu'il pou-vait considerer comme des audaces intolerables 4. On sait aussi, par la meme source, qu'Erasme avait compose parallelement a son Eloge de la nature, et vraisemblable-ment pour lui faire pendant, un Encomium Gratiae ou Eloge de la grace, qu'il se decida a ne pas publier 8, quand it eut mesure le scandale que la publication de la Folie avait provoque, notamment dans les rangs des theologiens de Louvain 4. II voulut eviter de jeter plus d'huile sur le feu que l'ironique et audacieuse Moria avait active 7. Eloge de la nature, eloge de la grace: ces deux titres, mis en relation avec ceux des autres declamations d'Erasme que nous pouvons juger sur piece, et avec l'ensemble de son oeuvre, tout au moms avec les developpements qu'il a consacres au multiforme probleme de la nature 8 et ils sont legion ne permettent pas de reconstituer rceuvre perdue, mais nous incitent a poser aux textes dont nous dispo-sons un certain type de questions, auxquelles nous convierons a repondre, dans la mesure du possible, Erasme en personne.

    Une vision d'Erasme un peu trop partielle et stereotypee nous representerait volontiers l'humaniste hollandais refugie dans un cabinet d'etudes, entoure de livres et de manuscrits *; quand il voyage, ses yeux resteraient aveugles aux beautes de la nature et a la qualite des paysages qui l'environnent, comme aux splendeurs artis-

    On peut rinferer aisement des campagnes qui furent lancees a differentes reprises contre Erasme, coupable aux yeux de certains theologiens de preconiser une philosophie naturelle ou naturaliste, au mepris de la dogmatique chretienne et du surnaturel. Disons tout de suite que, malgre certaines audaces dans sa critique des institutions et certaines violences verbales l'adresse de moines ou de prelats demeritants, les ecrits d'Erasme ne justifient nullement ces attaques.

    6 ...sed quorundam morositas fecit ut verterem consilium. * (ALLEN, op. cit., I, p. 19, 1.14-

    15.) II evita egalement de donner a l'impression sa declamatiuncula De contemptu mundi, qu'il appelle dans sa lettre a Botzheim Laus vitae monasticae (ALLEN, I, p. 18, 1.17), exercice scolaire Writ vers 149o, et qui ne sera publie qu'en 1521) deja, plein d'audace: car s'il y faisait reloge de la vie monastique, une contre-partie ties rhetorique mais en meme temps fres concertee detrui-gait tout ou presque tout de cet eloge. Dans le catalogue de ses ouvrages destine a Botzheim (Ia lettre de 1523 a laquelle nous faisons allusion), ii s'excuse sur son jeune age Sed admodum juvenes vix annos nati viginti... ). En fait, il semble bien que l'ouvrage fut publie a l'insu d'Erasme et contre son &sir par des amis trop zeles.

    Cf. en particulier la controverse avec Martin Dorp, excellent theologien (comme l'appelle Erasme). Sur ce sujet, cf. PIERRE MESNARD, Humanisme et Theologie dans la controverse entre Erasme et Dorpius, Filosofia 1964.

    7 On peut en conjecturer que la Nature devait etre traitee comme Dame Folie, et que son

    eloge devait s'inspirer des paradoxes de la clbre declamation *. Malgre ses lacunes et ses imperfections, l'index rerum dresse a la fin du dernier tome de

    redition des ceuvres completes d'Erasme (Leyde, Jean Le Clerc, io t., II vol. info = LB) est utile pour un premier rassemblement de textes ou de citations ayant trait au concept nature.

    Cette remarque ne vise evidemment pas les admirables portraits d'Erasme par Holbein, Metsys ou Durer, qui ont effectivement represent& chacun a sa maniere, l'humaniste en pleine activite intellectuelle. Mais un portrait peint ou grave ne pretend pas, si admirable soit-il, cerner thus les aspects du modele vivant.

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    tiques que son sicle kale a l'envi 78. Intellectuel pur, sa sensibilite ne saurait s'emou-voir qu'au contact des idees, et son experience du monde et des hommes ne se trans-formerait chez lui en un accroissement de conscience que par l'interposition du prisme de son esprit 11. Rien n'est plus schematique, et par consequent inexact, qu'une telle representation d'Erasme, dont on voudrait ramener tous les traits, physiques et mentaux, a ceux qu'a fixes un jour ou que nous a suggeres inconsciemment le grand Holbein, dans son admirable portrait du Kunstmuseum.

    Avez-vous jamais rien vu de plus charmant que ce jardin ? J'ai peine a croire qu'il y ait quelque chose d'aussi agreable aux Iles Fortunees. II me semble voir ce paradis confie par Dieu a Adam, pour qu'il en Mt le gardien et le jardinier... A pre-sent que tout verdoie et rit dans la campagne, je m'etonne que des gens puissent se plaire dans les cites fumeuses... Que chacun cueille quelques fleurs et du feuillage pour parfumer l'air de la maison. Jamais je n'ai rien vu de plus charmant que cette petite fontaine qui semble rire au milieu de toutes ces herbes, comme une promesse de fraicheur contre la canicule... * Quel est ce prosateur ails qui nous dit avec tant de simplicite sa joie de se promener dans un beau jardin Renaissance? Un compagnon de Ronsard ou de Du Bellay ? Non pas, mais Erasme, ou plutot l'hOte du Banquet religieux 77. Mais ce jardin n'etait pas decrit d'apres une ode d'Horace ou une lettre de Pline, mais vraisemblablement d:apres ce avait sous les yeux, a Bale meme, et ce qu'il respirait de ses propres narines, dans 1' hortus Frobenianus *, qui s'eten-skit entre la maison de l'imprimeur du Totengasslein et la demeure de l'ecrivain, au Nadelberg 77.

    Je subis vivement le charme de ce pays. On voit a Constance un lac immense; it s'etend en long et en large sur des milliers de pieds... Les monts boises qui s'elevent de tous cotes, pres et loin, lui ajoutent encore de la grace. C'est la que le Rhin, comme epuise par les rochers et les precipices des Alpes, vient se remettre en un lieu de repos sympathique; il le traverse lentement par le milieu et vient retrouver son lit a Cons-tance... 14 * Quel est ce voyageur romantique, qui publie ses impressions d'une

    " Nous partageons pour notre part le jugement de M. Georges MARLIER: *Le silence dont les auteurs de repoque font preuve a regard d'une foule d'aspects culturels, qui ont donne lieu depuis a d'abondantes dissertations litteraires, ne constitue pas un argument probant de leur manque d'interet pour ces questions. Le xve sicle, qui a produit en Flandre une moisson de tableaux incomparables, est quasi muet a leur sujet et au sujet de leurs auteurs.* (Erasme et la peinture flamande de son temps, Paris et Bruxelles, 1954, p. 113-114.) Voir aussi Rachel GIESE, Erasmus and the fine arts , in Journal of Modern History, 1935, VII, 3, passim. Meme Jean Second, le plus grand poste lyrique neo-latin de repoque, pourrait decevoir dans ses Dineraires, si nous le lisions comme les poetes et les ecrivains romantiques nous ont appris depuis pres de deux siecles a lire les recits de voyage.

    11 C'est ainsi, par exemple, que le voyait Georges DUHAMEL (Erasme ou le spectateur pur, Paris, Hartmann, 1937). Reduire Erasme a un pur lettre, le considerer uniquement comme le patron des gens de lettres , c'est se condamner a ne rien comprendre a rerasmisme.

    1 Traduction Jarl-Priel, in (Euvres d'Erasme de Rotterdam. Le Premier Livre des Colloques, pp. 85-93. Cf. aussi A. DE ROTHMALER, Erasme, ami des jardins , in Le Nouveau jardin pittoresque, 1936, pp. 667-671.

    77 Voir en particulier les etudes si precises de Paul ROTH: Die Wohnstatten des Erasmus in Basel* (in Gedenkschrift rum 400. Todestage des Erasmus von Rotterdam, Bale, Braus-Riggenbach, 1936, pp. 270-281) et Erasmus von Rotterdam and Basel * (in Sonntags-Boil. d. National-Zeitung, XVII, no 316, 12 juillet 11)36).

    " Bale, Ier (eVrier 1523, 'CUM a Marc LAURIN (ALLEN, t.V, Ep. 1342, p. 213, 1. 381-388). La traduction est de Charles MouLiN (Erasme, Les Jeunes Humanistes s, A l'Enfant Poste, Paris, 1948, PP. 48-49)

    II

  • randonnee sur les bords du Rhin ? Erasme, dans une lettre a son ami Marc Laurin, en x523. Et cette jeune fille dedaigneuse, qui compare la paleur de son soupirant une cerise qui va marir ou a un raisin qui commence a s'empourprer* 1 , n'a-t-elle etc contemplee par le jeune Erasme qu'a travers le miroir des poetes elegiaques Latins ou des bucoliastes alexandrins ?

    A feuilleter sans parti pris les Colloques, les Adages, les ouvrages pedagogiques ou la correspondance d'Erasme, sans parler de ses poemes, it y aurait certainement matiere a l'elaboration d'une etude du sentiment de la nature d'apres le Prince des Humanistes. Mais ce n'est pas la voie dans laquelle nous nous engagerons, car elle risquerait d'tre sans issue ou de nous conduire seulement a la recolte de nombremes

    citations groupees autour de quelques idees simples, et elle nous ferait manquer la specificite de l'etude de la nature, c'est-a-dire de l'idee ou du concept de nature d'apres l'ceuvre longuement meditee et lentement marie d'un pedagogue et d'un moraliste chretien. La vocation profonde d'Erasme, it faut bien l'avouer, n'est ni celle d'un poete, en depit de la centaine de poemes latins qu'il composa a diverses poques de sa vie ", ni celle d'un artiste, en &pit de la perfection de son style, de ses goats eclec-tiques, de ses exigences formelles ". Son dessein le plus concerte et le plus constant est, non pas de peindre l'homme tel qu'il est ou le monde comme it va, mais de pro-poser aux hommes du present et surtout a ceux de l'avenir autrement dit aux enfants les regles intellectuelles, ethiques et religieuses dont le bon wage puisse leur permettre de conquerir leur propre nature en la mattrisant ou en la possedant, au lieu d'en etre possedes. Ce dessein sera soutenu, tout au long de sa vie, avec une vigueur exceptionnelle. Il exprime la charte meme de cet humanisme chretien dont Erasme figure, avec un Thomas More ou un Jean-Louis Vives, l'un des patrons * les plus eminents. Detacher les lettres antiques de leur mentalite parenne, y saisir l'ebauche imparfaite de verites largement humaines, le modele de saines vertus natu-relles, un instrument unique de satisfactions esthetiques et de discipline intellectuelle, mais rapporter l'esprit ainsi cultive et orne a sa veritable nourriture, a son veritable climat, la revelation chretienne; &gager celle-ci de toute alluvion ulterieure, en res-taurer les sources dans leur purete primitive et abreuver de leurs eaux vives 1'Europe encore etonnee de son inquiete renaissance... * De ces quelques lignes, par lesquelles M. Pierre Mesnard 18

    brossait un jour, en un raccourci saisissant, le programme eras-mien de restauration et de renaissance des lettres et de la foi chretienne, it est aise de degager l'inspiration d'oa procedera notre plan d'etude:

    Dans une premiere partie, je m'interrogerai sur le sens qu'Erasme donne a rid& de nature en general, celle qui anime toutes les creatures vivantes, mais aussi celle a laquelle se rapportent et d'oa derivent l'ensemble des phenomenes dits natu-rels.

    18 Dans le colloque Le Soupirant et la Jeune fille (Proci et puella, LB I, 693 a: Sic palles ut

    cerasum maturescens, aut uva purpurascens *). Cf. Particle de Berthe DELEPINNE, Erasme et la nature *, in Revue generale beige, 1949, n 5o (decembre), pp. 268

    -273. " Cf. l'excellente edition critique de Cornelis REEDIJK, The Poems of Desiderius Erasmus,

    Leyde, E. J. Brill, 1956, en particulier ch. IV, The Poet, p. 87 ss. 17

    Entre autres ouvrages et articles critiques, cf. Walter RiYEGG, Cicero und der Humanismus. Formate Untersuchungen fiber Petrarca und Erasmus, Zurich, Rhein-Verlag, 1946.

    " ERASME DE ROTTERDAM, Essai sur le libre arbitre, Introduction et traduction, Alger, Chaix, 1945, pp. 16-17.

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    Mais l'univers erasmien est sillonne et meme structure par des desseins humains: l'etude de la nature humaine, nous conduisant a nous interroger sur la signification paradoxale de l'homme, etre d'instinct et etre de raison, etre soumis aux lois de la nature, mais detenteur d'un libre arbitre capable de les maltriser intellectuellement, c'est a la pedagogic " que je demanderai, dans une seconde partie, l'esquicAP d'une solution du difficile probleme des rapports de la nature et de la raison.

    Enfin, l'homme etant, comme l'ensemble des etres naturels, une creature de Dieu, la raison humaine etant elle-meme soumise a la volonte toute-puissante du Createur, la dialectique de la nature et de la raison ne peut deboucher que dans une dialectique a trois termes: nature, raison et religion. C'est a quoi je consacrerai mon propos dans une troisieme et derniere partie. Eloge de la Nature, Eloge de la Grace: en evoquant encore une fois ces titres de deux ceuvres que nous ne lirons sans doute jamais, mais en songeant aussi, par exemple, au Traite de la nature et de la grace de Malebranche, nous nous trouvons tout naturellement transportes au cceur meme de la problematique chretienne.

    De cette etude, dont je ne pourrai ici que tracer les lineaments, quelle image se degagera-t-il d'Erasme ? Erasme et les sciences de la nature, Erasme et la pedagogic naturelle, Erasme et la theologie de la nature et de la grace: aurons-nous affaire a un personnage triple ou a un triple registre ? Sans anticiper sur la conclusion, nous avons tout lieu de supposer que l'humaniste hollandais a su trouver dans les ressources de son esprit et dans son genie cecumenique l'art d'unifier ces problemes sans confondre les plans sur lesquels ils se posent.

    L'idee de nature, telle qu'Erasme la rencontre et l'utilise, a deja un long pass". Mais s'il fallait en ecrire l'histoire tache qui convient mieux a notre poque, qui a la pretention de secouer le joug de la nature et de liberer l'homme de tout ce qui le rattache a son emprise, instincts, habitudes, voire sentiments ou passions , celle-ci ne serait pas lineaire. Elle serait en correspondance avec l'histoire des grands sys-temes philosophiques, des civilisations et des cultures, des religions, et les mutations profondes dans l'histoire de l'humanite auraient leurs repercussions dans notre maniere de traiter cette idee. Tant it est vrai, meme pour les partisans de la perma-nence d'une nature humaine et d'une nature universelle, que la culture et les cultures en modelent et en modifient les figures expressives. L'instinct de conservation est pent-etre un trait commun dans l'humanite, precisement parce que l'humanite est issue genetiquement de l'animalite; mais si, comme je le pense avec Vercors et dans le sens qu'il donnait a ce mot, l'homme est in animal denature, c'est-i-dire capable

    lo En ce qui concerne la pedagogic d'Erasme et la bibliographic de la question, nous nous permettons de renvoyer le lecteur b. notre edition du De Pseris : ERASME, Declamatio de pueris statim ac liberaliter instituendis, Etude critique, Traduction et Commentaire, Geneve, Droz, 1966, Travaux d'Humanisme et Renaissance *, LXXVII, pp. 661-664. Signalons encore, malgre la brievete de cette etude, Particle substantiel de Robert LENoBLE: L'evolution de l'id6e de Nature du xvio au xvine siecle is, in Revue de Maaphysique et Morale, 1953, pp. 108-129.

    " Quel historien des idees aura le courage d'ecrire dans son ensemble l'histoire de l'idee de nature? Saluons au passage le beau travail de M. Jean EHRARD qui a etudie en profondeur cette idee dans la pens& francaise de la premiere moitie du XVIII. siecle: L'idee de nature en France dans la premiere moitit du XVIII slack, S.E.V.P.E.N., 1963, 2 tomes de 861 pages.

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  • -7

    de surmonter sa propre nature, les suicides protestataires des Bouddhistes, les sacri-fices des kamikases, l'accomplissement d'un devoir perilleux sont des comportements que notre raison avalise parfaitement. La nature physique a ses droits, mais la dualite humaine fait que les droits et les besoins de Time sont si imperatifs qu'il leur arrive de soumettre les instincts a leur domination. Soumettre les instincts a sa volonte, n'est-ce pas la regle pedagogique supreme ?

    Mais les hommes de la Renaissance, et Erasme tout le premier, savent que la nature ou le naturel ne se Chasse pas a la fourche, selon l'image d'Horace 22 ; ils savent et Bacon, a la fin du sicle, en fera une maxime 23 qu'on ne commande a la nature qu'en lui obeissant.

    Quelle idee notre humaniste se fait-il de la nature en general, autrement dit, quelle est sa philosophie de la nature ? La reponse est simple en apparence, et des dizaines de textes lui donneraient un solide etai ; elle se nuance davantage quand on examine les choses de plus pres.

    L'humanisme chretien d'Erasme adopte en general rid& de nature que les philosophes anciens ont peu a peu faconnee et que la scolastique thomiste a acceptee pour l'essentiel, en couronnant cette nature par un Dieu createur. II existe, par-dela la multiplicite des phenomenes sensibles, un ordre universel, necessaire et spontane: c'est celui de la cp6a14 24 ou de la natura. La representation erasmienne de l'Univers est celle d'Aristote et de Ptolemee, et, sur ce point, l'humaniste hollandais pense comme l'immense majorite des philosophes et des savants de son temps, comme Leonard, comme Cardan, comme Agrippa ". Deux textes des Colloques me paraissent particulierement eclairants en ce qui concerne la philosophie de la nature qu'il rallie sans difficult& Le premier est extrait du dialogue de L'Accouchie 26, qui s'engage entre la jeune mere Fabulla et sa voisine Eutrapele. Apres les compliments d'usage et

    " Tout un courant pedagogique unit, a cet egard, Platon a saint Augustin, Plutarque Erasme, Vives it Comenius, Locke a Rousseau, Pestalozzi, Herbart, Gentile, Durkheim, Alain.

    22 Naturam expellas furca, lamen usque recurrit, Ep. I. io, V. 24. Erasme a promu ce vers la dignite de proverbe et it l'a integre dans son recucil d'Adages (LB II, 617 b, no 1614). Il le cite souvent dans son oeuvre: cf. notamment De pueris, LB I, 500 f, et notre edition, p. 415.

    " Nature non nisi parendo vincitur (Baconis Aphorismi de interpretatione naturae et regno hominis, Aph. 3). L'exaltation de l'homme technicien, vainqueur de la nature en lui et hors de lui, si familiere a Leonard de Vinci et a Bacon, est une idee maitresse de la Renaissance. Dans un article de la Revue Philosophique, 196o, 2, p. 233, M. Pierre Maxime SCHUHL remarque que l'idee de l'instauration dune seconde nature, d'une nature humanisee, au sein meme de la grande nature, par l'ceuvre de la main de l'homme a resulte en partie du contact de la pensee grecque, representee par le stolcien Panaitios de Rhodes, avec le genie romain, tel qu'il le rencontra au contact d'un Scipion ou d'un Laelius.

    " Sur l'emploi du mot poatc dans Platon, on consultera, outre le Lexique platonicien d'Edouard DES PLACES (Paris, Les Belles Lettres, Platon, tome XIV, 2 partie, 1965), D. H0L-WERDA, Commentatio de vocis OTEIE vi, Groningue, 1955.

    "Si les travaux sur la pensee philosophique ou cosmologique de la Renaissance sont tres nombreux, les bons ouvrages sont razes. On pourra consulter avec profit les syntheses suivantes : P.O. KRISTELLER, Renaissance Thought, Harper Torchbooks, New York, 1961; W.P.D. WIGHT-MAN, Science and the Renaissance, Olivier and Boyd, Edimbourg-Londres, 1962; Alexandre KOYRIt, From the closed World to the infinite Universe, Baltimore, 1957, et La Revolution astronomique : Copernic, Kepler, Borelli, Paris, Hermann, 1961; Ernst CASSIRER, Individuum and Cosmos in der Philosophic der Renaissance, Leipzig, 1927.

    26 Puerpera (LB I, 766 a-774 b). Nous citons la traduction de Jarl-Priel, ed. du Pot Cacse (Deuxiime Livre des Colloques), 1934, p. 83 ss.

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    l'eloge de l'allaitement maternel " toujours au nom de la bonne nature , Eutrapele entreprend un veritable cours d'aristotelisme, dans lequel se joignent, propos de la nature, les deux notions de finalite et de necessite. En contraste avec la faiblesse de Fart humain, la puissance maternelle de la nature sera exalt& : parfois menacante, elle est surtout un guide et un refuge pour l'homme. L'excellence du sol natal et la qualite irremplacable du sein maternel sont exprimees ainsi: Le froment transplants degenere en avoine ou en seigle. La vigne que l'on repique sur un autre coteau donne un autre cm; la jeune pousse extirpee du sol on elle a germs se desseche et parait sur le point de mourir. Pour cette raison, d'ailleurs, on l'emporte, toutes les fois qu'on le peut, enrobee de l'humus maternel. 28 N Et de rappeler, un peu plus loin, un vers d'Horace " qu'Erasme aime tant citer: Un vase neuf gardera longtemps la premiere odeur dont it fut impregne. * Nous retrouverons, sur le plan pedagogique proprement dit, cette idee de la superiorite de la nature sur l'art 30, et surtout, du caractere pratiquement indelebile des impressions natives. Qu'il se reclame d'ailleurs d'Aristote, de Platon, des Stoiciens ou meme d'Epicure n'oublions pas que le dernier des Colloques porte le nom d'Epicure 81 ou pint& celui de l'Epicurien

    Erasme, en faisant l'Eloge de la nature, fait du meme coup celui de la Creation: harmonie et beaute du cosmos, intelligence instinctive des betes qui leur fait trouver sans effort l'herbe qui convient a leur maladie ou a leur blessure 22, amities naturelles des pierres, des animaux ou des plantes le colloque de l'A mitie 22

    chante cette harmonie univer-selle et specifique qui a aussi, pour s'exprimer, toute une chalne d'adages, rassemblee

    " Tine longue tradition, illustree par Hippocrate et Galien, mais aussi par Plutarque (cf. son traits de l'Education des enfants, dont s'inspire parfois litteralement Erasme, notamment le ch. 5) et Aulu-Gelle (Noct. Att. XII, I), par Platon, Xenophon, Chrysippe et bien d'autres, souligne l'importance physique et morale du Tait maternel. Les pedagogues humanistes du Quattrocento et les contemporains d'Erasme ne pensent pas autrement. Philelphe pensait, quant lui, que des meres qui refusaient de donner le sein a leurs enfants devaient etre appelees des betes feroces ( De educ. lib. I, 3). Cf. A. BENOIST, Quid de puerorum institutione senserit Erasmus, Paris, E. Thorin, 1876.

    "Op. cit., p. 95. "Quo semel est imbuta recens, servabit odorem testa diu, Ep. I, 2, v. 69-70. Cf. notamment le

    De pueris, 494 a. Cette opposition dialectique, qui remonte l'antiquite, et qui fut particulierement vivante

    dans la philosophic de Platon et dans celle des Stoiciens, acquit a l'epoque de la Renaissance un renouveau d'interet, sous l'influence notamment des medecins-anatomistes et des artistes. L'homme geometrise et idealise par Luca Pacioli, Vinci ou Diirer, represente, par la vertu des nombres et des proportions, un etre superieur et plus humain que telle creature de chair et de sang. Wine les planches anatomiques de Vesale dessinees, 11 est vrai, par un artiste de genie expriment, jusque dans leur realisme horrible, le triomphe de Fart sur la nature brute. Erasure ne s'inscrit pas dans cette tradition mathematique et esthetique de l'humanisme, avatar du pytha-gorisme et du platonisme.

    31 Epicureus (LB I, 882 b-890 b). On a pu considerer ce dernier dialogue comme une sorte de testament spirituel d'Erasme. Epicure, c'est le philosophe cherchant la paix dans la parfaite soumission aux lois de la nature. Mais nous apprenons aussi, par Erasme, que c'est le Christ, qui est venu accomplir la nature.

    32 Cf. notamment De pueris, 496 b: Dictamnum herbam extrahendis sagittis of cacem a cervis didicimus. Iidem docuerunt cancrorum esum adversus phalangiorum ictus esse remedio. Quin et lacertis magistris didicimus dictamnum adversus serpentium morsus habere solatium. Est enim huic animantium generi naturale bellum adversus serpentes... (c'est nous qui mettons en vedette).

    u A micitia (LB I, 873 b-878 f). M. Michel FOUCAULT a souligne recemment (Les mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 32 ss.) la richesse semantique de ce concept au xvie sicle, en se referant au Syntaxeon artis mirabilis (Cologne, 161o) de P. Gregoire. Voici quelques synonymes mi-concrets

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  • autour de la maxime Similia similibus gaudent $4. Remarquons toutefois en passant que la nature est peuplee egalement d'ennemis irreconciliables, les lezards et les serpents, les elephants et les dragons, Didier Erasme et le poisson 36, Didier Erasme et les sciences juridiques ! " Cette finalite a rebours pose de graves problemes et risque de remettre en question rid& d'harmonie universelle, tout au moins sous sa forme rudimentaire: nous y reviendrons.

    Abordant le probleme philosophique et scientifique des rapports de rime et du corps, Eutrapele adopte ici encore le point de vue d'Aristote, mais d'un Aristote simplifie et illustre par des auteurs comme Apulee, c'est-a-dire des auteurs plus sen-sibles a l'appel du mythe et du merveilleux qu'a la rigueur du logos. Par consequent, conclut-elle de sa lecon de philosophie a la jeune accouchee, rime y voit moins avec des yeux chassieux; elle entend moins avec des reifies obstruees de crasse; elle sent moins bien des que le cerveau est atteint de pituite; son toucher s'emousse par l'inertie d'un membre, et le goat faiblit des que la langue est affectee d'humeurs pernicieuses."* Puis, c'est a une distinction entre organes plus ou moins nobles, disposes dans des lieux naturels U plus ou moins hauts, que reviendra la ache d'expliquer l'apparente independance de l'esprit par rapport au corps. Une theorie des humeurs, inspiree d'Hippocrate et de ses commentateurs, prend place a cote d'une conception meclicale favorable a l'homeopathie 86, et d'une theorie de rime, qui resume en le simplifiant

    mi-abstraits de l'idee: Aequalitas (contradus, consensus, matrimonium, societas, pax et similia), Consonantia, Concertus, Continuum, Paritas, Proportio, Similitudo, Conjunctio, Copula. Et il commente cette idee de la ressemblance ou de la disparite, ayant, pour les esprits du xvie siecle meme les plus scientifiques une vertu explicative absolue: Dans la vaste syntaxe du monde, les etres differents s'ajustent les uns aux autres; la plante communique avec la bete, la terre avec la mer, l'homme avec tout ce qui l'entoure... Le monde, c'est la convenance * universelle des choses (p. 33). G. Porta, J. Cardan ne disent pas autre chose qu'Erasme, ou pluttot tons les esprits du xvie siecle s'accordent sur la croyance en un jeu indefini d'analogies et en une magic naturelle. Il est assez connu, ecrit Porta dans sa Magic naturelle, que les plantes ont haine entre elks... On dit que l'olive et la vigne haient le chou ; le concombre fuit l'olive... Le rat d'Inde est pernicieux au crocodile car Nature le lui a donne pour ennemi; de sorte que lorsque ce violent s'egaie au soleil, it lui dresse embflche et finesse mortelle... * (cite par M. FOUCAULT, p. 39).

    " Le principe de l'imitation n'est pas seulement d'ordre psychologique ou litteraire (cf. le Ciceronianus et sa querelle) : il a une valeur universelle, il est d'essence metaphysique. Les pheno-menes d'aimantation ou de magnetisme, au seas physique ou au seas figure, s'expliquent a partir de cette loi cosmique: s le semblable attire le semblable *. Tout un pythagorisme, qui n'est pas toujours conscient, est latent dans une telle formule.

    "Cette allergic, qui avait pu etre favorisee par de graves ennuis intestinaux et par les conditions precaires de l'hygiene alimentaire du temps, est bien connue de tons les lectern's d'Erasme. L'un des temoignages les plus pittoresques et les plus violents de l'ichtyophobie de l'humaniste hollandais est le colloque Ichtyophagia, dont les personnages sont un boucher et un poissonnier.

    " Il ne manque pas une occasion de nous dire son peu de gout pour cette discipline, laissant toutefois entendre que cela pouvait bien etre a cause des professeurs ! Il y aurait peut-etre lieu d'etablir une hierarchic entre les diverses dispositions naturelles, et de distinguer celles qui sont vraiment originelles et inamovibles de celles qui ont pu se fixer peu a peu.

    " op. cit., p. 98. " La theorie aristotelicienne des lieux naturels sous-tend, tout au long du xvie sicle, et

    encore chez certains physiciens du xviie, les observations et les analyses dans le domaine de la dynamique et en astronomie. Cf. KOYRE, op. cit.

    " Cf. infra. On lira avec interet l'ouvrage aussi savant que pittoresque du Pr. H. BRABANT, Midecins, malades et maladies de la Renaissance, 1966, La Renaissance du Livre.

    rb

    et en le faussant quelque peu le traite aristotelicien De l'dme 4. Le corps, instrument, vetement ou domicile de rime: nous retrouvons, derriere ces images, Pythagore, Platon ou Aristote. Mais Eutrapele eprouve egalement le besoin de baptiser, en quelque sorte, cette philosophic et ces expressions: Sachez, dit-elle a son amie 47, que Notre-Seigneur Jesus appelle son corps un temple, et que l'apOtre Paul nomme le sien une tente. On peut en citer d'autres qui l'ont defini comme le sepukre de rime, prenant le mot soma, corps, pour sima, sepulcre... 42 * Et, un peu plus loin: Ceux qui menent un dur combat contre Satan, toujours aux aguets et montant la garde contre les embaches du diable qui rode a l'entour, pareil au lion en quote d'une proie a devorer, leur ame occupe un poste qu'ils ne peuvent abandonner sans l'ordre du chef. 43 N Il est dommage qu'a la pertinente question de Fabulla (s Donc, pour ce qui est de la nature, Fame d'un sot serait regale de celle de Salomon ? *), Eutrapele replique en une phrase des plus banales et qu'elle s'avise aussitot apres d'avoir trop philo-sophe a cote du berceau du nouveau-ne ! Les ennemis d'Erasme repondraient que le subtil humaniste se &robe une fois de plus devant une question delicate qui devrait le contraindre a s'engager personnellement. Nous verrons que dans ses ecrits propre-ment theologiques, et notamment dans son Essai sur le libre arbitre, il a tres claire-ment et fres profondement repondu a cette question: en faisant intervenir le concept majeur de grace, que raristotelisme d'Eutrapele ne pouvait evoquer dans ce dialogue, en depit des deux ou trois allusions au Christ.

    Le second texte dans lequel, a defaut d'une conception scientifique des lois et des phenomenes naturels, semble se &gager une philosophic de la nature, heritiere de rantiquite, mais aussi des physiciens du Moyen Age et de la premiere Renaissance, est un colloque intitule Le probleme 44. Il est beaucoup moins connu que d'autres, mais son originalite est grande : it permet d'abord de repondre a ceux qui ont reproche a Erasme de n'avoir manifesto aucun interet pour les problemes scientifiques de son temps. En fait, ce Curio et cet Alphius ", qui sont les personnages du dialogue, abordent toutes les questions de philosophie naturelle a que l'on rencontre dans les traites ou dans les manuscrits de repoque 46 : la mecanique des graves, le probleme des antipodes, l'opposition aristotelicienne des mouvements naturels et des mouve-ments violents, qui restera la regle d'or de Vinci a Cardan et a Bombelli, de Copernic a Galilee, la pesanteur, racceleration et la deceleration des vitesses, rether, sa densite et la porosite des corps, les proprietes patentes et les forces occultes dont sont clones les etres naturels 47, les rapports entre la nature universelle et les natures specifiques,

    Ce traite n'etait pas le plus connu d'Aristote, en depit des nombreuses editions des oeuvres du Stagirite et meme de ses editions separees. Un in-folio avait etc public en 1472 a Padoue, avec un commentaire d'Averroes. Cf. surtout les Opera omnia (en grec) edit& par Alde Manuce en 5 vol. in-l (1495-5498) et les Opera omnia (en latin) edit& en 1496 a Venise (Gregorio de Gregoriis).

    47 OP. cit., p. 109. " Allusion au celebre jeu de mots de Platon dans le Phiclan et dans le Gorgias (493 d) :

    aCo' vac criji.fcc " P. 105. " Problema (LB I, 879 a-882 b). Ed. du Pot Cass& Quatrieme Livre des Colloques, pp. 137-154. 45 II est difficile de mettre des noms historiques derriere ces personnages. " On consultera avec interet F. Russo, Histoire des sciences et des techniques : bibliographic,

    Paris, 1954; supplement roneotype, 1955. "Sur ce chapitre, poetes, philosophes, savants de la Renaisgance, parlent le meme langage:

    Ronsard, Agrippa, Cardan Ambroise Pare, n'ont pas une vision du monde differente de celle

    17

  • le phenomene de capillarite, le principe d'Archimede, presente comme it pouvait l'etre dans le cadre conceptuel du temps, la nature du ciel et de ''atmosphere, d'autres questions encore.

    Voici, a titre d'exemple, comment Alphius resume la theorie aristotelicienne des lieux naturels: On appelle lourd tout ce qui de par sa nature tend vers en bas, et Leger ce qui tend vers le haut. " r Et a Curio, representant l'imagination populaire qui se refusait a croire a la realite des antipodes, en depit des circumnavigations terrestres, it fournit ('explication suivante : a Le firmament domine tout ce qu'il embrasse, et les antipodes ne se trouvent pas au-dessous de toi, pas plus que to n'es sur eux. IN peuvent etre, non pas au-dessous de nous, mais dans une situation inverse par rap-port a nous. Sans quoi ton emerveillement serait legitime de ne pas voir les rocs qui soutiennent leur terre s'effrondrer et percer la voilte celeste. 49 * Le mouvement dit naturel est defini comme dans la Physique d'Aristote 6, mais le probleme de la chute des corps revet, comme on sait, a la fin du xve siecle, tout au cours du xvie et jusque vers le milieu du xvue siecle, une importance scientifique, technique et philosophique exceptionnelle ". Les corps lourds, comme je l'ai indique, poursuit Alphius, sont attires vers en bas par la force naturelle, et plus une chose pose, plus s'accelere le mouvement de chute. Moins elle a de poids, plus impetueuse est 'Impulsion ascension-nelle. Le contraire se produit avec le mouvement violent, plus rapide au debut, et qui se ralentit progressivement, a ''inverse du mouvement naturel, par exemple pour une fleche projetee vers le ciel ou un rocher precipite vers le sol. 69

    # Si nous ne lisions pas ce texte dans Erasme, texte etonnant meme s'il n'exprime aucune theorie originale, ne croirions-nous pas l'avoir trouve chez Aristote, ou encore chez Nicolas de Cues, Nicole Oresme et les physiciens de l'Ecole de Paris, dans les carnets de Leonard, sous la plume de Tartaglia " ou de Bombelli ? Ce qu'il faut dire, c'est qu'en dehors d'un

    d'Erasme ou de Rabelais. Cf. Albert-Marie SCHMIDT, La poesie scientifique en France au XVIe tilde, Paris, Albin Michel, 1938; A. Kibedi VARGA, Poesie et Cosmologie au X VI e slick, in Lumieres de la Pleiade, Paris, Vrin, 1966, pp. 135-155; R. ANTONIOLI, Aspects du monde occulte chez Ronsard, ibid., pp. 195-230.

    48 op. cit., p. 138.

    "(bid., pp. 138-139. Livre VIII, 254 a.

    61 Parmi les ouvrages relativement recents qui traitent de facon satisfaisante I'histoire de la

    mecanique, voir E. MACH, Die Mechanik in ihrer Entwicklung, 7e ed., Leipzig, 1912; P. DUHEM, Les origins de la statique, 2 vol., Paris, 1907; Id., Etudes sur Leonard de Vinci, 3 vol., Paris, 1906-1913; E. JOUGUET, Lectures de nsicanique, 2 vol., Paris, 5924; L. OLSCHKI, Geschichte der neusprachlichen tvissenschafilichen Literatur, 3 vol., Halle, 1919-1927; E. DUGAS, Histoire de la micanique, Neuchatel, 595o; E. J. DIJKSTERHUIS, Die Mechanisierung des Weltbikks, Berlin, 1956 ; R. MARCOLONGO, Memorie sulla geometria e la meccanica, Naples, 1937; G. UCELLI, Leonard de Vinci et !'experience scientifique au XVIe sicle, Paris, 1951. 62 op cit., p. 140.

    " Tartaglia expose notamment dans sa Nova scientia (1537), qui n'est autre que la balistique, les principes theoriques d'un art

    qu'il n'a pas invente, mais dont il exprime les fondements rationnels more geometrico Dans le mouvement naturel, nous dit-il, tout corps egalement grave va d'autant plus vite qu'il s'eloigne du point de depart ou s'approche du point d'arrivee de son mouvement La Nouvelle Science ne reconnaissait que deux mouvements, le mouvement naturel et le mouvement violent, et non pas trois, comme dans certaines conceptions anterieures a Tartaglia, oil un mouvement mixte, resultant de la combinaison des deux caracteres opposes, correspondait, dans le schema de la trajectoire, aux regions voisines anterieures et posterieures au sommet de la courbe. Erasme n'a evidemment pas connu l'ouvrage de Tartaglia, mais, encore une fois, ces idees etalent dans lair

    et dans les conversations d'erudits.

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    vocabulaire qui trahit parfois un secret animisme, les lois physiques enoncees par Alphius sont parfaitement conformes a ''experimentation de la dynamique. D'ailleurs, c'est essentiellement par leur type d'explication et par la representation du monde qui les sous-tend que la physique aristotelicienne ou celle de la Renaissance different tenement de la nOtre 66. Dans bien des domaines, la description des phenomenes n'a pas vieilli. Ce qui est frappant dans cet echange de propos qui annonce, un siecle et demi a l'avance, les Entretiens Mitaphysiques de Malebranche et, d'une facon generale, les dialogues scientifiques et philosophiques du siecle de Galilee et de Descartes ", c'est son intention rationaliste. Malgre ses a mysteres * et ses forces occultes, la nature est animee par la raison universelle, elle est l'expression meme d'une raison toute-puissante 66. On sent ici l'apport specifique de la philosophie stoicienne, dont on sait quelle faveur elle connut au xvie sicle, et chez Erasme notamment, qui evoque sou-vent Chrysippe parmi les anciens, et Seneque parmi les nouveaux stoiciens 59. Ce naturalisme rationaliste n'aura d'ailleurs aucune peine a retrouver les grandes options et le principe de la foi religieuse. Car la nature est l'universalite des lois divines, jointe a certaine force specifique que Dieu met dans les creatures et qui les fait agir suivant ces lois. La nature est donc ''indispensable auxiliaire de Dieu: le Createur utilise les voies naturelles pour assurer a ses creatures, et notamment a l'espece humaine, les echanges indispensables a la conservation de leur etre. Mais Alphius-Erasme n'a pas reponse a tout. Quand son ami Curio lui demande pour quelle raison aucun animal ne pout vivre sous les Hots de la mer Morte, il se contente de repondre : ne m'ap- partient pas d'eclaircir toutes les merveilles de la nature, qui vent bien soumettre notre etonnement certains mysteres qu'elle se refuse a elucider. 58 *

    Les a merveilles de la nature a 69 : l'expression reviendra souvent au cours du xvle siecle, chez les philosophes, chez les poetes, chez les savants, chez les artistes. Beaucoup de ces amerveilles* qui immobilisaient la raison " et laissaient meme parfois

    " Meme un Kepler et un Galilee, si moderns a bien des egards, puisqu'ils ont decouvert, en astronomic et en balistique, des lois qui ont permis ''edification de la science moderne, expriment, dans leur comportement psychosocial et dans leur representation mentale de l'univers, un complexe d'idees et des reactions qui releveraient, dans le vocabulaire d'Auguste Comte, de l'ige meta-physique, voire theologique. Cf. a cet egard les travaux d'A. KOYRIt.

    " Pour Erasme, qui n'est pas un esprit systematique, et dont la pensee s'exprime plus volon-tiers par themes que par theses, le dialogue est un mode naturel du discours Avec ses Colloques, il a renouvele completement le genre des entretiens familiers a portee philosophique, dont les Dialogues de Platon constituaient pour lui un illustre modele. Ce mode d'exposition est conforme a sa volonte peclagogique et a son desir de 4 vulgarisation des idees.

    "Cf. R. LENOBLE, art. cit. Dune facon encore plus nette, et plus 4 discutable * chez un esprit scientifique, on trouve constamment dans l'ceuvre de Jerome Cardan ce mlange indissociable d'occultisme, d'animisme et de rationalisme mecaniste.

    " Sur le Stoicisme a l'epoque de la Renaissance, cf. L. ZANTA, La Renaissance du Stoicism* au X VIe sack, Champion, 1914.

    " Op. cit., p. 151. Ce mystere est souvent evoque dans les ouvrages de l'epoque qui traitent. a un titre ou a un autre, de la Judee.

    " Qui ne sont pas des phenomenes contre nature, mais bien des prodiges naturels: la nature a des proprietes occultes, theme traditionnel de la medecine et de la philosophic. La definition en est aisite, et Grevin nous la donne, entre autres, au livre des Venins Les actions de la nature et des corps naturels sont manifestes, lorsqu'elles despondent ou des premieres, ou des secondes qualites, et sur lesquelles principalement les philosophes se sont arretes. Mais la cause des effets qui procedent de la vertu specifique ou each& est aussi cacheee

    " Ecoutons encore Grevin qui, faisant l'eloge de ''experience, remarque avec justesse qu'elle a ferme la bouche et arreste le pas de toutes raisons *. Dans les Dialogues de Guy de Bruits, Ronsard

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  • le sens critique en suspens sont devenues par la suite des phenomenes parfaitement intelligibles et justiciables d'une explication scientifique, comme le caractere abiotique de la mer Morte. Mais rid& d'une nature foisonnante, plus riche et plus insondable encore que le cerveau d'un philosophe, est un lieu commun 61 dont Erasme nous donne de multiples illustrations. Entre le macrocosme ou nature universelle et le microcosme humain, les alchimistes " et les astrologues ont tisse des correspondances sans nombre. Erasme n'est ni astrologue ni alchimiste, et l'on pourrait citer plus d'un pascage du colloque de l'Akhimiste " oil il fait pleuvoir sur le docte Balbin, a ce vieux savant qui a pour marotte cet art que l'on appelle l'alchimie * 64, les fleches de son ironie. Mais s'il ne croit pas au grand oeuvre et s'il se mefie par experience et par hygiene mentale des charlatans et trafiquants en tout genre, il n'a ni la science ni la force de caractere suffisantes pour opposer un refus aux croyances communes de son temps 61. Et, soit par prudence soit par indifference, ou encore par quelque secrete attirance vers tout ce qui est curieux ou inattendu, Erasme adopte en ce domain l'attitude d'un esprit ouvert et legerement sceptique : t Apres tout, pourquoi pas? * Que des hommes puissent etre transformes en loups ou en pores, comme nous le rap-portent Homere dans l'Odyssee 66

    ou Apulee dans ses Metamorphoses 67, c'est pent-tre, c'est sans doute une fable; mais au fond, pourquoi pas ? La nature ne recele-t-elle

    pas de mysterieuses puissances ? Pourquoi les astres n'exerceraient-ils pas eux aussi leur influence sur le caractere physique ou moral des individus ? " Saint Thomas ne croyait-il pas a l'influence, iY une certaine influence des astres ? Et nous ajouterons pour notre part : De grands esprits scientifiques, l'astronome Kepler lui-meme, ne conciliaient-ils pas leurs calculs et leurs explications rationnelles du mouvement des planetes avec des croyances astrologiques, fondees elles aussi sur des speculations mathematico-philosophiques ? 69

    L'idee de nature, telle qu'elle se reflete dans la

    range les phenomenes occultes ou merveilles s de la nature parmi les faits qui sont s inexplicables et connus tant seulement de Dieu qui est auteur et gouverneur de toute chose s. Cf. R. ANTONIOLI, art. cit.

    " On connalt les vers celebres de Hamlet (Acte I, sc. 5): s There are more things in heaven and earth, Horatio, Than are dreamt of in your philosophy.

    44 Cf. M. CARON et S. HUTIN, Les alchimistes, Ed. du Seuil, s Le Temps qui court *, 1963.

    " Akumistica (LB I, 752 f-756 a). Trad. Jarl-Priel, op. cit., pp. 88-102. "P. 89. " C'est ainsi qu'a propos de certaines manifestations intempestives qui agitaient la petite

    ville wurtembergeoise de Schiltach, et qui passaient dans l'opinion courante pour etre le fait de quelque demon, i1 ne se prononce ni dans un sens ni dans l'autre, dans une lettre 3 Damien de Goes du 25 juillet 1533 (Allen, X, Ep. 2846, p. 275). Cf. Ferdinand VON GRANER, sErasmus von Rotterdam and die Feuersbrunst im wiirttembergischen Stadtchen Schiltach *, Zeitschrift far Wilrllembergische Landesgeschichte, 1938, pp. 218-219.

    Odyssle, X, 233 ss. Passage clbre 06 l'on voit la magicienne Circe transformer en pour- ceaux, en lions, en loups, les compagnons d'Ulysse qui s'etaient rendus a ses charmer. Erasme y fait expressement allusion dans le De pueris, 493 e.

    7 Metamorphoses (ou L'Ane d'or), I, 9, III, 21, 24. Cf. De pueris, ibid.

    " L'Erasme raisonnable et rationaliste est evidemment oppose aux speculations astrologiques, tout au moires dans leurs consequences extremes, et le nom meme d'astrologus est souvent pris par lui en mauvaise part. Mais l'Erasme s affectif se laisse volontiers gagner par les croyances ambiantes. Cf. une curieuse note de J. AUDRY sur s Le lion astrologique * d'Erasme (in Lyon medical du 3o mars 1941, t. CLXV, pp. 233-239): Erasme aurait postage certaines croyances medicales populaires, telles que la croyance 3 l'efficacite du lion astrologique (talisman d'or effigie de lion) pour combattre la lithiase renale. Guy de Chauliac et Arnaud de Villeneuve y croyaient. Parmi les anneaux d'Erasme, l'un, donne par Viglius, est qualifie d's astrologique s.

    "Cf. Paul CBOISNARD, LOS prIcurseurs de l'astrologie scientifique, Paris, E. Leroux, 1929. 20

    conscience commune du xvie siecle et dans la pens& d'Erasme en particulier, integre fort aisement des idees qui paraftraient contradictoires a des esprits de notre temps. C'est que la richesse de ce concept n'a d'egal que sa plasticite. Elle est, aeons-nous vu, l'ensemble de l'univers, toutes les choses creees ; elle est aussi cet esprit universel repandu dans chaque chose creee, et par lequel toutes ces choses ont leur commence-ment, leur milieu et leur fin, autrement dit leur histoire. C'est aussi le principe speci-fique, le a quid proprium * des titres, le mouvement qui les porte vers telle ou telle fin, dans telle ou telle direction.

    Cette derniere remarque nous conduit a un aspect essentiel, et sans doute plus original, de la conception erasmienne de la nature. Ses consequences seront de poids pour sa doctrine pedagogique et sa philosophie de l'homme.

    Si la nature represente le determinisme universel, elle represente aussi la puis-sance de l'individu. On ne fait rien a malgre Minerve * (invita Minerva) 70, proclame Erasme, apres Ciceron et Horace. Et cet imperialisme des dispositions naturelles risque de provoquer des conflits ou des oppositions insurmontables au sein de la grande nature. Non seulement les titres et les choses sont lies par des chaines d'amitie ou d'inimitie naturelles, non seulement ils sont allergiques ou sympathiques les uns aux autres, mais la loi de leur evolution specifique et leur finalite propre risquent de porter un coup mortel a rid& du determinisme universel de la nature. Lid& de nature n'est pas pour Erasme une notion abstraite; elle ne l'etait pas davantage pour les Anciens, elle ne le sera pas non plus pour les hommes du xvize et du debut du xvine siecles. Aussi l'opposition risque-t-elle d'tre moires vive entre ces natures individuelles affec-tives et ce grand etre, lui-meme parcouru d'un fremissement de vie. II y a la pourtant une difficulte theorique, en tout cas une certaine contradiction entre l'idee d'une nature universelle bonne et genereuse, et l'experience d'especes animales, vegetales ou minerales luttant dans leur aire respective et avec leurs armes particulieres pour perseverer dans leur etre. Mais la nature n'a pas une structure homogene, et ses lois ne transcendent pas les particularismes. Elle est peuplee d'etres que le Createur a disposes selon un certain principe hierarchique, avec le souci des justes compensations. Le mythe d'Epimethee 71 et la conception traditionnelle des animaux parfaits et des animaux imparfaits s'accordent l'enseignement de la Genese, qui transparait aussi bien dans les descriptions zoologiques d'un Pierre Belon 71 ou d'un Conrad Gesner 73 que dans les vers baroques de la Premiere Semaine de Du Bartas 74. Avec ce melange de credulite et d'esprit critique que nous rencontrons chez la plupart des hommes de la Renaissance, et qui est aussi caracteristique de notre humaniste chaque fois qu'il n'est pas posse& par une certitude totale, une haine inexpiable par exemple sa

    " Cette expression (parfois remplacee par son synonyme adversus Minervam) fait l'objet d'un adage d'Erasme (LB II, 44 a, Ad. 42). Cf. Horace, Ars Poet., 385: Nihil invita dices faciesve Minerva. Des expressions, moires recherchees, mais plus claires, sont egalement utilisees par Erasme : repugnante natura, refragante ingenio.

    77 Evoque souvent par les hommes de la Renaissance. Le mythe d'Epimethee inspire tout un passage du De pueris (491 d-f).

    74 Voir notamment son Histoire de la nature des oiseaux, Paris, 1555. 74 Voir surtout son livre sur l'Histoire des Animaux ( Historiae animalium libri V), Zurich,

    1581-87. " Voir notamment, dans le recit de la Creation, le passage de la Genise (II, 19-20) oil il est

    dit qu'apres avoir modele du sol toutes les betes sauvages, Dieu les amens >1 l'homme pour voir comment il les appellerait. Cf. Du Bartas, Seconde Semaine.

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  • haine de la guerre ou son esprit de jeu, Erasme, en bon lecteur de Pline, est tout pret a accorder aux proprietes et aux vertus * des corps ou des especes une efficace quasi-absolue. Il se revele ici bon disciple d'Hippocrate et de Galien, et l'auteur de l'Eloge de la medecine sait, comme le sait aussi d'experience intime l'homme malade et douillet qu'il fut egalement, qu'a tel individu correspond tel remede, et que les lois generates s'appliquent difficilement aux cas particuliers 75. La physique, la phy-siologie et la dietetique d'Erasme, qui n'a de connaissances en ce domaine que par ses lectures et ses frequentations de savants et de medecins, sont purement qualita-tives et descriptives. Qualitatives comme la physique d'Aristote, mais s'accordant plus difficilement au precepte aristotelicien d'apres lequel it ne saurait y avoir de science que du general. C'est encore l'ecole des physiciens de Paris de la fin du xive sicle, adeptes du nominalisme, qui a su accorder le principe general d'une cansalite universelle, abstraite et sans visage, aux formes de causalite individuelle les plus diver-sifiees. Erasme est sensible aux differences specifiques des peuples 75, faconnes sans doute par leur histoire, mais aussi par les climats sous lesquels ils vivent. Sans pre-tendre qu'il est, avant Cardan 77 et surtout Jean Bodin 75, un precurseur de la theorie des climats et de l'explication de l'histoire a partir du determinisme geographique, on peut relever dans son oeuvre, ca et la, plus d'un trait caracteristique de ce que nous appelons aujourd'hui la psychologie des peuples.

    Comment l'homme, en tant qu'individu mais aussi comme representant de l'hu-manite, n'aurait-il pas, au sein de la nature universelle, ses lois propres ? Et la loi fondamentale, la definition male de l'homme, n'est-elle pas traditionnellement celle d'un animal doue de raison ? Si la nature universelle porte en elle un principe ration-nel, toutes les especes, en dehors de l'espece humaine, suivent aveuglement leurs instincts primordiaux. Quand l'homme s'y livre lui-meme, tete baissee, it renonce sa vocation humaine, it retombe dans l'animalite. Ces remarques, banales en elles-memes, vont imposer a Erasme un approfondissement de l'idee de nature et nous amener a etudier maintenant le paradoxe de l'homme, etre soumis a sa nature ainsi qu'a la nature exterieure, mais dont la specificite ou, si l'on prefere, la loi naturelle est precisement de surmonter sa nature.

    " Ce n'est pas par hasard qu'Aristote choisit l'exemple de la medecine dans ses speculations sur le singulier et l'universel. S'il n'y a de science que du general, selon la formule celebre du Sta-girite, la medecine ne serait pas une vraie science, puisque le medecin ne soigne pas l'homme en general, mais Callias ou Socrate.

    75 Les maltres d'ecole francais, nous enseigne encore le De pueris, sont les Aires bailleurs de coups, a l'exception toutefois des Ecossais (504 e), la France est une nation qui aime a recevoir des coups, les Anglais aiment l'exercice du javelot (ibid.). Ailleurs (par exemple, a propos de l'adage 514 In Care periculum), it peindra en quelques traits le peuple suisse, gens bello nata (I), simplex alioqui ac minime malum hominum genus..., et in literis et in caeteris honestis studiis egregie valiturum...

    77 Voir notamment le De rerum varietate, Bale, 1556.

    75 Voir La Methode de l'Histoire, ch. V, passim, et notamment p. 111 de la traduction

    P. MESNARD, Alger, 1941.

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    * L'homme ne naft point homme, it le devient r 79, declare Erasme dans son Traite de l'education des enfants, avec la force et la serenite des certitudes acquises. Cette belle formule, etayee sur une profusion d'exemples et d'arguments, definit a la fois une methode pedagogique et une philosophie de l'homme, a supposer que l'on puisse separer peclagogie et philosophie 6. Le verbe latin fingitur exprime, mieux que ne le fait la traduction francaise il le devient *, l'idee d'un effort, d'un modelage ou d'un faconnement de l'etre qui se fera homme. Ce n'est donc pas le simple develop-pement naturel, la maturite organique, qui transforme un nourrisson en un etre humain, mais bien l'education en latin institutio, educatio et meme ratio. * Les arbres, ecrit-il juste avant, naissent arbres sans doute, meme ceux qui ne portent aucun fruit ou des fruits sauvages; les chevaux naissent chevaux, quand bien meme its seraient inutilisables. 81 * Rappelons pourtant que, dans d'autres passages, il montre que les soins dorm& par la femelle a ses petits, comme l'ourse qui leche ses oursons ou l'oiseau qui apprend a voter a ses oisillons 82, permettent seuls le develop-pement des vertus ou des aptitudes naturelles. Le dressage de l'animal par ses parents ou par l'homme n'introduit-il pas ce facteur rationnel et ce facteur experimental, catalyseurs ou plutot transformateurs de la nature ?

    Il me faut preciser, et la methode la plus sure est de m'adresser a Erasme, dont les textes sont aussi nombreux qu'explicites, mais peut-etre jamais aussi determinants que dans ce De pueris instituendis, concu vers 1510, mais public seulement en 1529.

    Le terme de nature semble osciller entre deux sens apparemment assez eloignes : celui d'une nature brute, vierge, susceptible du meilleur comme du pire, malleable et ployable en tout sens, correspondant assez a la tnatiere selon Aristote; mais aussi celui d'une nature originellement bonne, orient& dans le sens du bien, avant meme d'tre assumee par reducation : nous retrouvons ici la pixn,4 des philosophes grecs, la nature finalisee dont j'ai parte plus haut. Quand Erasme nous decrit les tours R pen-dables 8 d'un jeune vaurien, tortionnaire de ses camarades, hableur, menteur, sadique, it admet aisement qu'il avait une nature vicieuse ". Peut-etre un bon maitre cut-il pu l'amender, mais ce n'est pas sur: Pericles exemple classique n'avait-il pas deux

    qu'il confia au meme educateur ? L'un se recommanda par sa vertu, l'autre, si l'on peut dire, par sa sceleratesse.

    Cette ambiguite tient au fait que, sans le souligner avec une nettete suffisante, Erasme emploie tant6t le terme de nature dans un sens moral, tantot dans un sens neutre. * J'appelle nature, lisons-nous dans le De pueris, une aptitude et une disposi-tion profondement implantees en nous pour ce qui est bien. 84 * Cette definition, qui est en meme temps un jugement de valeur, n'est pas isolee dans son oeuvre. On en trouve plusieurs assez voisines, notamment dans l'Institution du manage chretien ou dans le De conscribendis epistolis; et il serait facile de faire un releve identique chez

    "Le texte du De pueris dit exactement: Homines, mihi crede, non nascuntur, sed fingun- tur (493 b)

    " Seule la philosophic, h ce qu'il nous semble, pent introduire dans le choix des principes educatifs, un point de vue h la fois regulateur et normatif.

    " Arbores fortasse nascuntur, licet ant steriles aut agresti foetu; equi nascuntur, licet inutiles (493 b).

    " 493 e et 496 d. "506 f, 507 a. " Naturam appello docilitatem ac propensionem penitus insitam ad res honestas (497 a).

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  • d'autres humanistes de repoque, et chez les pedagogues italiens du Quattrocento, chez Bruni d'Arezzo, chez Vergerio, chez Maffeo Vegio, chez Jacopo di Porcia, chez Aeneas Silvius. Mais la nature est aussi, je dirais presque surtout, un reservoir de potentialites, une puissance au sens aristotelicien. Si, dans la premiere definition et selon les propres termes d'Erasme, elle est 0 docilis ad res honestas *, c'est-a-dire apte a recevoir l'enseignement moral (docilis est forme sur le verbe docere), dans la seconde definition, plus large, elle est simplement docilis : matiere vierge, mais apte a etre travaillee j'insiste sur ce mot selon la forme que voudra bien ou que pourra lui donner l'educateur. Nous sommes id au cceur de la peclagogie erasmienne et de sa philosophic de l'homme. Trois termes doivent etre mis en presence, qui constituent, nous dit Erasme, l'essence active de l'homme: la nature, l'exercice et celui qu'il designe par le mot ratio, ce dernier me paraissant correspondre dans le De pueris a une synthese de la raison (par opposition soit a l'instinct animal soli a la folie ou a la deraison, mala-die de l'homme), de la science et de l'education 86. D'ailleurs, ce lien intime entre la nature humaine et son aptitude a l'education est souligne dans de nombreux textes: dans le De pueris d'abord, oii il est ecrit # La nature nous a engendres pour acquerir des connaissances * 84, dans l'Institution du mariage chretien, ou it definit la nature:

    une certaine aptitude a apprendre ce qui vous est enseigne * 87. Autrement dit, c'est parce que l'homme est un etre raisonnable par nature, c'est-a-dire susceptible de suivre l'enseignement de la raison, apte a recevoir les lecons d'un maitre (doctor ou formator) et a acquerir par la meme la faculte d'apprendre (ars discendi) que la nature humaine est parfois definie dans le sens d'une finalite ethique. Nous savons que pour l'humanisme chretien l'education intellectuelle ne se concoit pas sans l'edu-cation morale, et ce n'est pas simple redondance oratoire si les termes de virtus et de literae sont si souvent associes. D'ailleurs l'intraduisible concept de bonae literae, qui ne correspond ni aux # belles-lettres ni encore moins aux # bonnes lettres, exprime l'education liberale, telle que l'a rev& et essaye de realiser, au moins par institutions et professeurs interposes 88, le precepteur de l'Europe dont j'evoque ici la figure. De pueris statim ac liberalikr instituendis : le rapprochement des deux adverbes qui sont contenus dans le titre complet de son Traite d'education montre en outre la necessite pour le maitre, incarnation de la raison la raison institutrice et informatrice de commencer tout de suite son oeuvre intellectuelle et ethique, avant que de mauvaises habitudes ne se soient implantees dans cette terre vierge qu'est la nature du petit enfant a sa naissance 89.

    Ce n'est pas sans dessein qu'Erasme a place le terme de ratio entre ceux de natura et d'exercitatio. On a vu que la nature (sens no 1) est commune a toutes les creatures

    " Pour apprecier l'exacte valeur des concepts correspondant aux termes latins d'Erasme, it est necessaire de lire d'autres &tits pedagogiques de l'humaniste hollandais, notamment le De ratione studii.

    " Natura nos ad cognitionem genuit * (489 b). Naturam voco aptitudinem quandam ad discendum quod traditur (LB V, 710 d).

    " Qu'il nous suffise de citer, pour nous limiter a un etablissement d'enseignement secondaire du premier cycle, et a un etablissement d'enseignement superieur, Saint-Paul's School l'ecole dirigee par son ami Colet et le College trilingue de Louvain. Par ses livres, sa correspondance, sa parole, Erasme accepte bien volontiers d'tre un conseiller pedagogique c'est meme le, sa vocation , mais it n'aime pas payer de sa personne.

    " Natura, quum tibi dat filium, nihil aliud tradit quam rudem massam (494 a).

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    naturelles, animales, vegetales, physiques, a tous les microcosmes au sein du macro-cosme universel. Tout individu possede, si l'on peut dire car cette possession repre-sente plutot une maniere d'etre des aptitudes qu'il n'a pas acquires, mais qui lui sont innees: elks caracterisent son essence, et correspondent ass e7 bien au concept aristotelicien L'exercice ou l'usage (le terme de Plutarque dont s'inspire visi-

    blement Erasme est 10o; est une application de ce que l'on est a la pratique de l'exis-tence '0, une actualisation de l'essence dans une existence spatio-temporelle. Cet exer-cice n'est pas propre a la seule espece humaine, et l'ceuvre d'Erasme et des humanistes de son temps, est nourrie de ces textes antiques dans lesquels nous voyons les animaux lutter pour ameliorer dans le sens de leur contort vital les conditions dont la Nature les avait primitivement et hereditairement affectes. Au contraire l'apprentissage rationnel, c'est-a-dire la raison a l'ceuvre dans reducation et l'instruction, &eve l'homme au-dessus de toutes les autres creatures animees. C'est elle qui constitue un veritable capital de connaissances et un tresor de sagesse, c'est elle qui creuse la memoire et la rend selective, qui aiguise la reflexion, et qui premunit l'homme contre les dangers eventuels de la nature et les risques que sa propre nature lui fait courir, car l'instinct n'est ni infaillible ni toujours fidele, il est des poisons doux et des remedes amers. La raison, sans violer la nature, opere cependant avec vigueur et a propos, en se substituant a l'enseignement passif, vague, sourd et aveugle, des tendances natu-relles et meme de l'experience. # Dis-toi, nous conseille Erasme, que la philosophic enseigne plus en une seule armee que l'experience, si riche fOt-elle, ne le ferait en trente: et c'est un enseignement stir, alors que l'experience laisse dans la detresse plus de personnes qu'elle n'en a assagies 91

    Le terme de philosophic ne doit pas etre pris ici en un sens trop technique: il s'agit de l'enseignement methodique et rationnel, ainsi que du tresor de sagesse contenu dans les grands livres du pass ou du present. Au contraire, poursuit le pedagogue humaniste, 8 quelle infortunee sagesse, quand le capitaine de navire a appris l'art de naviguer grace a des naufrages repetes, quand c'est par le moyen de guerres et de desordres continuels, et au prix des malheurs publics, que le prince a appris a exercer ses fonctions ! * 98. La raison peut donc operer ce choix du meilleur et, en calculant les risques, en faisant des previsions rune des nombreuses definitions de la ratio, c'est precisement Fart de prevoir afin d'eviter le danger ou de mettre en oeuvre des chances de succes , de contrOler la nature ainsi que les habitudes acquires par l'homme. Rien de commun avec le comportement automatise des animaux qui repetent inconsciemment des gestes stereotypes, ou de certains etres humains qui subissent passivement une contrainte sociale, physique ou psychique: ces pauvres fous de Sebastien Brant ou de Jerome Bosch, et meme certains fous de l'Eloge de la Folie, qui ecoutent beatement les boniments d'un gredin ou d'un cuistre, qui prennent la paille des mots pour le grain des choses ou des vessies pour des lanternes; ou encore cet athlete de la fable, dont reparlera Montaigne, et dont

    " Exercitatiowem dico usum ejus habitus quem natura insevit, ratio provexit * (497 a). 91 Adde quod philosophia plus docet unico anno quam annis triginta quantalibet rerum

    experientia * (497 b). "4 Quam infelix prudentia est, quum nauclerus crebris naufragiis didicit artem navigandi,

    quum princeps assiduis bellis ac tumultibus malisque publicis didicit gerere magistratum * (497 c).

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  • l'habitude cette seconde nature l'avait empe'che de s'apercevoir que le veau qu'il transportait tous les jours Raft devenu un taureau " !

    Toutes les remarques precedentes forment la base philosophique d'une concep-tion de l'education, dont tous les traits ne sont sans doute pas specifiquement eras-miens, mais qui a ete portee, dans l'ceuvre &rite d'Erasme, comme dans les institu-tions dont it a favorise ou patronne la creation et lessor, a un point de perfection remarquable. Une proposition, extraite encore du De pueris, resume bien son attitude A regard de rid& de nature et de l'usage de la raison : * La nature a son efficacite, mais l'education, plus efficace encore, en triomphe * 94. C'est donc, insensiblement, vers une lutte ou pint& vers une dialectique de la nature et de la raison, que nous achemine l'analyse de la pens& d'Erasme. On a dj note un certain flottement dans le vocabulaire, oil nous voyons les termer de ratio, d'educatio et d'institutio corres-pondre souvent a une meme realite mentale, ainsi que le terme natura affecte tantot d'un sens laudatif, tant6t d'un sens neutre, et meme parfois, d'un sens pejoratif. Ce flottement conceptuel ne doit pas etre impute a une confusion dans l'esprit d'Erasme ou a une insuffisante maturation de ses idees, mais bien a la complexite et A. l'ambi-guite du concept de nature humaine lui-meme. A cela s'ajoute la position fres parti-culiere d'Erasme dans le mouvement des idees de son temps et par rapport au deve-loppement technique et scientifique a l'epoque de la Renaissance.

    D'une part, en effet, son respect de l'individu, de ses aspirations et de ses repu-gnances profondes, commande sa pedagogie liberale et individualiste. S'il prefere tout autre systeme educatif le preceptorat, c'est parce qu'il croit A la vertu de la conti-nuite et de l'unite d'action dans le domaine pedagogique 95, ainsi qu'a l'efficacite du dialogue qui peut s'etablir entre deux titres libres, l'un plus jeune et moins experi-ment& l'autre plus age et plus savant, fon& sur la tolerance, la comprehension et l'affection. On commence par aimer son maitre qui vous apprend l'arithmetique, et bientOt sauf si Minerve s'y oppose ! on aimera l'arithmetique pour elle-meme 96. Donc, continuite dans un enseignement gradue, permettant a l'enfant de realiser des progres, en harmonie avec le libre epanouissement de sa nature individuelle. Il man-querait a ces vues une part suffisamment large accord& aux exercices physiques et a la gymnastique: negligence, pent-etre moins systematique que command& par l'ex-perience personnelle d'Erasme et ses propres souvenirs educatifs 97. Nature et liberte, tels semblent bien etre les poles, tant6t separes, tant6t confondus d'un systeme

    d'education liberale dans lequel la liberte n'est pas la liberation des instincts mais au contraire la libre soumission a l'autorite d'un maitre ", ou plut6t a celle de la raison et de la Write, et oil la nature n'est pas un reseau serre de determinations irrepressibles, mais un champ ouvert aux aspirations les plus nobles. Quelle carica-ture de la liberte et de l'autorite magistrale, dans ces descriptions de traitements odieux auxquels sont soumis des enfants de bonne race " ! Ces carnifices *, entie-rement livres a leurs propres passions, comme les tyrans dont nous parle Platon-Socrate dans la Republique ou dans le Gorgias, sont plus esclaves que leurs victimes. Les maltres d'ecole ou le theologien du De pueris 1", qui n'est autre que le severe et l'austere Standonck, en se livrant a des chatiments ou a de pretendus chatiments corporels sur de jeunes enfants ne sont pas plus des educateurs que cette jeune veuve irascible qui impose a sa petite fille des marques exterieures de respect a son egard, parfaitement incompatibles avec la nature enj on& du premier age, et meme plus pro-fondement avec le respect veritable, celui qui est fon& sur l'estime et l'affection 101.

    Mais d'autre part, la conquete de l'homme sur sa propre nature par les tech-niques et le travail, si elle donne au celebre vers des Georgiques 101 41 Labor omnia vincit improbus * de constantes applications, risque aussi d'inflechir la conception erasmienne de la nature et son individualisme pedagogique dans une direction assi.z eloignee de ses axiomes familiers: celle d'un univers dans lequel les instruments et les techniques decuplent le pouvoir individuel de l'homme nous ne parlerons pas encore, au xvxe siecle, de deshumanisation ou d'emiettement du travail humain et peuvent meme se substituer avantageusement a une nature defaillante. Id& familiere a Leonard de Vinci, a Cardan, et d'une maniere generale, aux * ingenieurs * de la Renaissance, pour qui le spectacle de la nature est une invitation permanente au travail, comme la contemplation esthetique de l'homme une solicitation a l'inscrire dans une figure geometrique, c'est-a-dire dans une forme generale et une abstraction 4 deshumanisee * 109. Mais, tout en saluant au passage les machines compliquees qui soulagent la peine des hommes et augmentent le rendement ou la productivite, Erasme se mefie invinciblement, en homme du Moyen Age qu'il est egalement rests, de toutes les formes de mecanisation du travail, car elles obscurcissent la nature, ne permettant plus la comprehension continue de tous les exercices ou de tous les gestes naturels 104. C'est ainsi qu'a propos de la memoire, it en vient a critiquer tous les artifices mnemotechniques, tons les artes memoriae * qui representent, a ses yeux,

    " ...Athleta...quotidie vitulum per aliquot stadia gestare assuetus jam taurum nullo negotio gestavit (509 e).

    " Efficax res est natura, sed hanc vincit efficacior institutio (492 a). " Il cite comme une monstruosite pedagogique le cas de cet enfant qui, k moins de douze

    ans, avait essays plus de quatorze precepteurs (De pueris, 499 a), et it illustre un tel cas par l'adage grec, qu'il recueille dans sa collection personnelle: Multitudo imperatorum Cariam perdidit .

    " Progressu temporis fiet, ut puer qui prius literas amare coeperat propter doctorem, post doctorem amet propter literas (503 f).

    " Nous ne voulons pas faire de notre eleve un futur Milon de Crotone s, repete inlassable-ment Erasme. Sur ce point, sa pedagogie pent paraitre en retrait par rapport e, celle d'humanistes italiens du Quattrocento, notamment Vittorino da Feltre, qui avait su realiser dans sa Giocosa de Mantoue, une maison d'education dans laquelle la pratique des bons auteurs allait de pair avec l'equitation, la chasse, la course, et toutes sortes d'autres exercices physiques. Cf. mon article de la revue Education Physique et Sport (mars et mai 1960): Une ecole d'humanisme et de sport au xve siecle: la Giocosa de Mantoue. *

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    " Erasme joue dans le De pueris sur le mot liberi, qui design k la fois les enfants (par rapport aux parents) et des titres libres. II montre aussi, dans son commentaire de saint Paul et dans ses Paraphrases de l'Evangile, que l'homme libre, c'est-k-dire l'homme au vrai sens du mot, n'a pas d'autre maitre que le Seigneur. L'education liberale est, en somme, la seule education humaine.

    "De pueris, passim, notamment 504 b-c, 504 e-5o5 a, 505 a-5o7 e, 507 e-5o8 d. 1" 505 a-d. On connalt la description poussee au noir du college Montaigu, dirige par Stan-

    donck, dans le colloque Ichtyophagia : Montaigu dont les murailles suintent la theologie et dont on n'emporte que des maux d'estomac et un luxe de poux .

    101 Institution du mariage chretien (cf. LB I, 712 e-f). Erasme a l'air de l'excuser du fait que c'est une femme, qu'elle est jeune, et qu'elle est veuve.

    707 I, 545-46.

    1" Le cas de DUrer est egalement fres significatif, lui qui a exalts la forme humaine aussi bien dans ses ceuvres faites d'apres nature, que dans ses constructions geometriques savamment calculees et proportionnees.

    I" De pueris, 552 a.

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  • ''equivalent de ces machines utilisees dans l'industrie et dans la vie quotidienne : la memoire fort& * 1" joue contre la memoire naturelle ; mieux vaut exercer le travail direct de la memoire appliquee A la connaissance qu'il s'agit d'assimiler, que de recou-rir A des moyens indirects et artificiels qui faussent cet exercice normal. Nous n'insis-terons pas sur le parallele fort discutable de la mecanisation du cerveau humain et de celle de certaines operations techniques materielles, ni sur la condamnation generale de tous les moyens mnemotechniques. Sans doute, ceux qu'Erasme visait, avec d'autres pedagogues humanistes, etaient effectivement condamnables, puisque c'est toute education A l'ancienne mode *, avec ses grammaires en bouts Times 101, ses comptines, ses vers extravagants resumant les modes du syllogisme, etc., qui se trouve ainsi critiquee ; mais c'est surtout l'esprit de sa critique qu'il est interessant de &gager: Erasme voudrait, dans un systeme d'education ideal, que chaque maitre, adapte le mieux possible A son &eve, comme celui-ci a celui-la, trouvat la voie et la maniere de transmettre ses connaissances en tenant compte exclusivement de rindi-vidualite de ''enfant. Defenseur des droits de la nature specifique de l'homme et de la nature individuelle, Erasme se sent un peu etranger par rapport aux * arts meca-niques * dans lesquels on rangeait volontiers les mathematiques, la physique, les techniques appliquees aux sciences de la terre, et d'une facon generale, A cette men-talite nouvelle qui se constituait peu A peu avec le progres technique et scientifique 17. On sait d'ailleurs que dans son programme scolaire ratio studii ou studiorum les sciences ne figurent que tres timidement : pour Erasme, et en &pit de ses connais-sances scientifiques, dont nous avons vu qu'elles n'etaient pas insignifiantes, la cul-ture veritablement humaine, indispensable au developpement des aptitudes de ''en-fant, est une culture litteraire et ethique. Il n'admire les mathematiques que dans les textes de Platon et d'Euclide 108, et la medecine, qu'a travers Hippocrate et Galien.

    L'evocation de la medecine est particulierement interessante pour penetrer dans la conception erasmienne de la nature humaine, de sa finalite, de ses droits, de ses exigences. Si Erasme n'a pas public son Eloge de la nature, nous possedons en revanche de lui un Eloge de l' art medical 108 et la traduction de trois opuscules medico-philoso-phiques de Galien 110, sans compter de tres nombreuses allusions a la medecine, aux

    144 Cette condamnation de la memoire forcee * est generate chez les humanistes du xvie sicle. Cervantes se declare attriste et effraye de 'Importance qu'on donnait la memoire, cette qualite subalterne qui tend a reduire l'esprit en habitudes et a tuer le jugement * ( Dialogue I), Au xvue sicle, le grammairien Lancelot n'hesitera pas a recourir it ces moyens artificiels dans son Jardin des racines grecques. Voir, plus loin, Erasme et Mnemosyne.

    144 Comme celles de Jean de Garlande, d'Ebrardus, de Michael de Marbasius, et autres grammairiens medievaux.

    107 Cf. le De re metallica de Georges AGRICOLA (1528). Des la fin du xve siecle, Leon-Baptiste ALBERTI, dans son De re aedificatoria (Florence, 1485, trad. francaise, Paris, 1553) faisait l'eloge de la technique qui nous permet de trancher les rochers, percer des montagnes... resister aux debordements de la mer et des fleuves, nettoyer les paluz ou marais, bastir des navires * (cite par P.M. SCHUHL, Machinisme et Philosophic, P.U.F., 1947, p. 27). Quant i1 Leonard de Vinci, it declarait dans un bet lan d'enthousiasme: La mecanique est le paradis des sciences mathema-tiques, car avec elle, on en vient au fruit des mathematiques s (cite par SitraLLEs, Leonard de Vinci, Paris, 1892, p. 343).

    1" Dont nous pouvons dire, toute reverence gardee, qu'il ne les comprend pas tous. 10 Encomium artis medicae, ire ed. (avec la Querela Pacis), Anvers, Th. Martens, 1518.

    Ces opuscules, adresses au medecin hongrois Johannes Antoninus, sont les suivants: Paraphrasis in Menodoti Ezhortationem ad liberalium artium studio; Galeni de optimo docendi genre ; Quod optimus medicus idem sit et philosophus. Cf. Leo ELAUT, Erasure, traducteur de Gallen, Bibl. d'Humanisme et Rpnaissance, 1958, XX, pp. 36-43.

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    medecins et aux multiples problemes d'ordre individuel ou social que posent la pra-tique de cet art et ''intervention de la Faculte dans le cours de ''existence des hommes. D'autre part, le souci que lui donna toute sa vie son a corpuscule * comme it aime A designer son corps chetif et souffreteux l'a rendu specialement averti des rapports vecus entre le physique et le moral. Le pedagogue accepterait sans doute la formule clbre de Montaigne, dans son chapitre De l' Institution des enfants : Ce n'est pas une Ame, ce n'est pas un corps, qu'on dresse; c'est un homme ; i1 n'en fault pas faire A deux * 111

    . C'est pourquoi, lui qui est si souvent sceptique, voire railleur, a regard des medecins et de leurs remedes, ne tarit pas d'eloges en presence de medecins humanistes, dont la science des affections corporelles est inseparable d'une vision globale et uni-taire de l'homme, non pas seulement de l'homme malade, mais de l'individu humain : ainsi en use-t-il avec Guillaume Cop 112, clbre medecin et helleniste balois, avec Ambrogio de Noles 113, qu'il connut a Venise, avec Henri Afinius 114 A qui il dedie son Encomium artis medicae, avec l'Anglais Linacer 113

    ou 1'Italien Leoniceno I". Le remede est pour lui une application particuliere de la raison : i1 doit chasser le mal ou activer les elements naturels favorables A la guerison, par une constante sollicitation de la s bonne nature s. On retrouve rid& optimiste d'une nature primitivement ou genetiquement bonne: c'est la natura medicatrix d'Hippocrate, et la pratique de l'ho-meopathie. A une poque oiI commence a s'esquisser une opposition doctrinale entre les medecins naturalistes et ceux qu'on appellera plus tard les iatro-micanistes, c'est-A-dire ceux pour qui les phenomenes de la vie se ramenent A des actions physico-chimiques faisant de l'homme une sorte d'automate superieur, Erasme se sent plus pres des premiers que des seconds. Il croit A la vertu des s simples * et A la panacee, mais it croit davantage encore A la vertu educative. Le bon medecin est un pedagogue, et c'est, comme nous l'avons vu, chez les medecins qu'il va chercher arguments et faits d'observation en matiere de puericulture. L'eloge de la medecine, c'est, pour lui, reloge de la nature et de la raison humaines. Aussi considere-t-il comme un devoir pour le legislateur d'ecouter la voix des medecins quand ils deconseillent un manage ou qu'ils veulent empecher une naissance, juges par eux a contre nature * 117. L'hor-reur A la fois physique et morale de la syphilis a fait ecrire a Erasme dans son colloque

    m Essais, livre I, ch. 26, Ed. Plattard; Les Belles Lettres 1931 (livre I, 2), p. 36. 111 A qui il &die son Poeme sur la Vieillesse* (ou Carmen A 1pestre) en 1506-5507 . Sur Guillaume

    Cop, cf. mon essai: Le Chant A 1pestre d'Erasme : Pointe sur la Vieillesse, Bibl. d'Humanisme et Renaissance, 1965, pp. 49-54.

    114 Le respect que cet humaniste lui inspire apparait dans les razes passages de son oeuvre oil il cite son nom: par exemple, dans l'adage Ak 8t01 7ra.cuIv (Ad. 163, LB II, 94 f-97 e).

    114 Medecin de la ville d'Anvers. Cf. Maria HERMANNS, Erasmus von Rotterdam and seine drztlichen Freunde, dissert. inaug. Acad. Med. Diisseldorf, Wiirzburg, 1937.

    111 L'un des amis anglais auxquels il est reste le plus fidele. Excellent helleniste, it avait traduit des oeuvres de Galien. Il est l'un des triumvirs de la medecine selon l'expression de Boniface Amerbach avec Cop et Leoniceno.

    116 Bon helleniste, traducteur d'Hippocrate, le premier medecin eloquent d'Italie (au dire d'Erasme). Cf. ALLEN, VI, p. 78 et VIII, p. 186.

    117 Voir notamment l'Eloge du mariage, dont le caractere declamatoire avait certainement pour objectif d'attenuer I'audace de quelques idees tres avancees et de feutrer les reactions qui ne pouvaient manquer de se produire. Sa publication, comme chapitre (ch. 47) du traite De conscribendis epistolis, visait peut-titre un effet analogue. Les problemes d'ethique medicosociale, la question de l'eugenisme et le probleme de sa legalisation s'expriment avec une grande liberte dans les Colloques.

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  • sur le Mariage qui n'en est pas un 114, le plus violent requisitoire contre l'institution

    sociale du manage qui ne tient pas compte des donnees elementaires de l'hygiene et de l'eugenisme, du libre consentement de la jeune fille, de la spontaneite de la nature 1". Les monstres physiques et moraux interviennent souvent dans ses pages de descrip-tion et d'argumentation, pour servir de repoussoir a son lecteur. Familier des ouvrages de spiritualite medievaux, des allegories bibliques, de l'univers pictural et metaphy-sique d'un Jerome Bosch 1", et de toute cette imagerie primitive et naive oil l'on voit les vices et les *hes represent& par d'horribles bates, Erasme est tout prat imaginer, sinon a concevoir la nature corrompue et dechue de l'homme comme tine anti-nature. L'idee de corruption et de decheance fera &later les limites d'une nature humaine qui ne serait qu'humaine ou celles d'une raison qui ne serait qu'un produit naturel de l'homme. !dais, avant d'envisager la possibilite, voire la necessite d'une transcendance et d'une transfiguration de la nature, examinons rapidement, sur un dernier exemple, la place eminente que tient l'idee de nature dans la pens& theorique et pratique d'Erasme.

    C'est en matiere juridique que L'auteur de l'Enchiridion et de la Querela Pads trouve chez certain de ses contemporains tine application heureuse et assez neuve de sa conception de la nature. Sans avoir fait a proprement parler tine oeuvre de juriste il nous parle sans cesse de son horreur idiosyncrasique du droit Erasme a exprime dans quelques-uns de ses ouvrages les plus importants toute une theorie du droit naturel. Le professeur Guido Kisch, en etudiant naguere les rapports entre la pensee d'Erasme et l'ceuvre juridique de son temps 121, a mis l'accent en particulier sur le concept d'epieikeia dont notre humaniste a fait, apres Aristote et avant Grotius, la base meme des rapports qui devraient exister entre les hommes et entre les nations 12'.

    Cette equiti est conforme a cette nature a la fois ideale et profondement vecue, qui nous fait reculer devant une mauvaise action sans la moindre crainte du gendarme, qui nous poiasse aussi dans un elan de charite que la loi ne commande pas et qu'elle ignore meme. Erasme a conunente pour son compte le vieil adage Latin Summum SUMP= injuria 1": la justice etablie, ou comme on dit volontiers, le droit positif, ne fait pas pour lui, philosophe et moraliste, L'objet d'un respect absolu. II sait, ou

    118 Conjugium impar (LB I, 826 e-83o e). ne Gabriel et Petrone, les interlocuteurs du dialogue, s'indignent du manage d'une jeune

    beaute que ses parents out contrainte k epouser un affreux vieillard, rouge de syphilis et crible de dettes, le nez moitie coupe, tratnant une jambe, les mains gaieuses, l'haleine puante... (Nous faisons grace au lecteur de la suite de la description; it pourra d'ailleurs la lire au livre HI des Colloques, trad. Jarl-Priel, pp. 41-42).

    1" Cf. G. MARLIER, OP. cit., passim. Sur Bosch, cf. DE TOLNAY, Hieronymus Bosch, Bale, 1937 et Jacques COMBE, Jerome Bosch, Paris, ed. Tisne, 1957. Fils spirituel du mouvement de la

    devotion moderne , Erasme s'inspire des puissantes figures symboliques qui surgissent de la lecture des mystiques flamands des xive et xve siecles, notamment Ruysbroek l'Admirable. Dans le De pueris, les monstres moraux que sont l'ambition, la cupidite, la colere, la jalousie, la luxure, la gourmandise, nous font irresistiblement songer au Jardin des Delices, it la Tentation de Saint Antoine, mais surtout aux Sept peches capitaux de Bosch (au Musee du Prado).

    "1 G. Knoll, Erasmus and die Jurisprudent seiner Zeit. Studien sum humanistischen Rechts- denhen, 1311e, 196o. in Voir aussi du poete et auteur satirique elisabethain Edward Hake une oeuvre recemment decouverte intitulee Epieiheia. A dialogue on equity D. E. C. Yale, Yale Univers. Press, New-Haven, 1953).

    1" Ad. 925 (LB I, 374 d).

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    plut6t il sent d'instinct, que la paix et l'amour des hommes sont des valeurs incondi-tionnees, et il est prat a etendre ses vues en matiere d'ethique politico-sociale a sa conception religieuse tout entiere. Ne definit-il pas le christianisme d'une maniere condensee, dans un pa-ssage fameux d'une lettre a l'archeveque Carondelet : Notre religion, c'est la paix et la concorde 124 ? Or l'un de ses meilleurs arguments contre la guerre, tel qu'il le developpe par exemple dans son adage Duke bellum inexpertis 125 (La guerre est douce a ceux qui n'en ont pas l'experience), c'est que la nature humaine repugne aux massacres et aux violences. Le belliqueux et le belliciste sont des etres qui ont etouffe en eux la voix de la nature, c'est-a-dire de la raison. L'histoire est pour lui une source derivee du droit, la nature demeurant la source premiere et le fondement du droit. S'il condamne la pratique usuelle des manages dynastiques 124 et des trait& qui se concluent comme des marches entre princes, c'est toujours en vertu du droit naturel. On lui donnera plus tard un nom: le droit des peuples a