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COLLECTION ROMANS LOUIS L’ALLIER L ES CENDRES DE L E TNA VERMILLON

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COLLECTION ROMANS

LOUIS L’ALLIER

LES CENDRES DE L’ETNA

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Les cendres de l’Etna

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COPYRIGHT © Les Éditions du Vermillon, 2011Dépôt légal, quatrième trimestre de 2011

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada

L’Allier, Louis, 1961-Les cendres de l’Etna / Louis L’Allier.

(Collection Romans ; 56)ISBN 978-1-926628-59-2

I. Titre.

PS8623.A444C46 2011 C843’.6 C2011-904973-2

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Louis L’Allier

Les cendres de l’Etna

Roman

Vermillon

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DU MÊME AUTEUR

L’« Art de la chasse ». Arrien, « Cynégétique » suivi d’Oppiend’Apamée, « Cynégétique » , traduction, introduction etnotes par Louis L’Allier, Les Belles Lettres, coll. La Roueà livres, Paris, 2009.

Le bonheur des moutons. Étude sur l’homme et l’animal dansla hiérarchie de Xénophon, les Éditions du Sphinx, Québec,2004.

Les danseurs de Kamilari, roman, Les Éditions du Vermillon,Ottawa, 2010.

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Ekphrasis 1

Le visiteur qui s’aventure dans la cathédrale de Cataneen Sicile y verra une curieuse peinture. Œuvre de GiacintoPlatania, elle représente les événements qui survinrent danscette cité en 1669 alors qu’une rivière de lave vint à deux pasde détruire la ville. On y voit les flots incandescents lécherses murs avant de plonger dans la mer. La peinture offre unecurieuse perspective où l’observateur est placé dans le ciel,plus haut que la formidable cime de l’Etna; il occupe alorsune position quasi divine et peut embrasser toute la scèned’un seul regard.

1. Ekphrasis : « description » en grec ancien. Ce terme désigne latransposition d’une œuvre picturale en œuvre littéraire, ou ladescription par les mots d’un objet perçu par la vue.

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L’été italien battait son plein et Catane étouffait sous lachaleur du soleil. L’astre du jour semblait avoir arrêté sacourse au zénith pour mieux griller la ville, à la manière d’ungamin sadique qui joue avec une loupe. Au sol, une torpeurlangoureuse régnait; seules les cigales stridulaient dans lesarbres comme des possédées en essayant de régler leurrythme sur les ondes de chaleur. Les rues étroites étaientétrangement silencieuses et le gazouillement des hirondellesaurait pu passer pour le sifflement du vent chaud. Les badaudsgrisés par la canicule, assis aux cafés sous les gracieusesfrondaisons des amandiers, respiraient l’air brûlant parsaccades; lorsqu’ils portaient une barbe, la sueur glissait lelong de leur visage et coulait non pas goutte à goutte, maisen continu, on aurait dit qu’un fil d’araignée visqueuxsuintait de leur menton. Le chœur des cigales perçait les oreillesdes hommes abrutis dans cette fournaise, pareil à la mèche dustatuaire de l’Antiquité qui vrillait le marbre tendre au rythmealterné de son archet : quelques tours vers la droite, puisquelques tours à gauche, s’enfonçant de plus en plus pro-fondément dans le marbre qui allait devenir chair.

Pourtant, Annabelle avait froid. Elle avait mal aux poignetsà cause des liens trop serrés qui la blessaient depuis trois ou

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quatre heures, peut-être plus, peut-être moins, elle ne pouvaitle dire, pas plus qu’elle ne pouvait dire où elle était. L’endroitétait sinistre. La jeune femme apercevait dans la pénombremoite les contours de la pièce au centre de laquelle elle étaitassise sur une chaise : seule. Tout autour, l’eau qui dégoulinaitdu plafond tintait en frappant le plancher de béton dans l’airsaturé d’humidité.

« Quelle idiote je suis, disait-elle entre ses dents serréespar le froid.

« Ça m’apprendra à jouer les dures. Ah! j’aurais puéviter cela si facilement ! J’aurais dû deviner que Spencerétait un salaud, avec ses grands airs et sa politesse ringarde. »

Cette simple constatation lui ramenait à l’esprit l’en-chaînement des événements qui l’avaient fait tomber dans cetraquenard. Des événements d’abord remplis de douces pro-messes qui avaient maintenant le goût âcre et acide de labile après une nausée.

Tout avait commencé par une banale aventure devacances. Elle était en Italie depuis une semaine et elle avaitrencontré Donato Cajola dans une discothèque. Ils avaientdansé jusqu’aux petites heures du matin, ils avaient bu, puisils avaient quitté le bar ensemble. Près de la mer, la nuit étaitlimpide et presque fraiche, l’air embaumait l’herbe humide eton aurait dit qu’un parfum léger descendait des étoiles.Annabelle s’était laissé enlacer et embrasser, elle portait unerobe d’été en coton léger et Donato avait lentement glissé samain entre les jambes, longues et galbées, de la jeune femmequi lui avait répondu en lui offrant ses lèvres et en glissant lalangue dans sa bouche. Ensuite, tout s’était passé commedans un rêve, Donato l’avait reconduite à son hôtel et ilsavaient passé la fin de la nuit ensemble.

La jeune Française ne s’était pas abandonnée ainsi depuislongtemps, cependant elle ne faisait que peu de cas de Donato.

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Il lui était si facile de séduire les hommes qui lui plaisaientqu’elle n’avait même plus de satisfaction à enjôler des proiescapturées dès le premier regard. Parfois, pourtant, commece soir, un détail : la chaleur de la nuit, le ciel étoilé ou lebon vin lui faisaient un peu perdre la tête. Elle avait donclaissé le jeune homme jouer au Casanova sans lui rire aunez et elle avait même poussé la bonne volonté jusqu’àfeindre la passion.

Elle avait fréquenté Donato quelques jours; c’était ungarçon simple qui avait toujours vécu à l’ombre de l’Etna dontil connaissait chaque vallon, chaque pierre. Quand elle lui avaitexpliqué qu’elle travaillait à l’étude des hommes pré-historiques, il avait conclu qu’elle s’intéresserait aux cyclopesqui sommeillent sous le volcan, d’après une légende remontantà l’Antiquité et à laquelle nombre de ses contemporainscroyaient encore. Pour lui prouver qu’il n’était pas ignorant, illui avait raconté cette histoire :

– Autrefois, lors de la grande éruption de 1669, unhomme de ma ville a découvert une grande boîte faite d’unmétal extraordinaire, si résistant qu’il n’avait pas fondu dansle volcan.

Annabelle le regardait d’un air amusé, mais lui gardaitson sérieux et se concentrait, afin de bien rendre les détailsdu récit.

« Ce sont les cyclopes qui avaient fait cette boîte, avait-il dit en hochant la tête d’un air entendu. »

Annabelle s’était esclaffée :– Les cyclopes?– Oui, parfaitement, les cyclopes qui vivent encore sous

la montagne, et ce sont eux qui provoquent les tremblementsde terre, lorsqu’ils bougent. On ne rit pas avec ces choses,

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Annabelle… À l’intérieur de la boîte, il y avait des signesgravés. Cette boîte, l’homme l’a vendue à un Anglais qui l’aemmenée. Or, il y a quelques jours, la mer nous l’a rendue.

Donato fixait Annabelle droit dans les yeux.« C’est le destin qui l’a retournée d’où elle venait… On

m’a dit qu’une étrangère l’avait achetée; une belle étrangère. »Maintenant, dans cette cave froide, elle regrettait son

propre destin, elle regrettait chaque minute passée en Sicile,elle regrettait d’avoir parlé à Donato, elle regrettait d’avoiracheté cette foutue babiole. Un bruit de porte la tira de sesruminations. Spencer revenait, il l’avait d’abord invitée etreçue très cordialement chez lui, avant de l’emmener deforce dans cette cave sans même prendre la peine de cacherson identité.

– Je vais vous faire arrêter! lui avait-elle hurlé au visage.– Vous n’allez rien faire, mademoiselle Rousseau, et

même si vous parliez, personne ne vous croirait. Ici, tout lemonde me connaît et on me respecte. Vous n’êtes qu’uneétrangère, une de ces touristes qui viennent s’amuser ausoleil et qui s’en vont ensuite. On vous méprisera commevous nous méprisez… Vous n’êtes rien, avait conclu Spenceravec une exquise politesse qui accentuait sa froideur etdémontrait sa totale indifférence devant les souffrances de lajeune femme.

Il restait parfaitement calme et se comportait comme s’ilétait au milieu d’une réunion mondaine. Cette assurancerévoltait Annabelle qui ne supportait pas une pareille désin-volture, alors qu’elle était ligotée face à lui. Il sembla com-prendre et s’approcha d’elle avec une légère pointe d’impatience.

Il ne prononça qu’une phrase :« Mettons les choses au clair, il n’y a rien à négocier,

vous n’avez qu’à me donner ce que je veux, ou je le prendrai. »

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Puis, il déchira la robe de la captive jusqu’à la ceinture.Ce geste avait eu l’effet d’une douche froide sur Annabelle

qui comprenait encore plus la gravité de la situation. Il setenait devant elle et ajouta sur un ton suffisant :

– Alors, Annabelle, vous n’avez toujours rien à me dire?Vous savez, votre petit copain Donato a été beaucoup pluscoopératif, il nous a raconté beaucoup de choses et ce n’estpas fini, dit-il avant de laisser entendre un léger rire, avecune retenue qui aurait été une marque de politesse en touteautre occasion.

Lentement, il s’avança vers elle et passa ses jambes par-dessus les genoux de la jeune fille comme s’il voulait s’asseoirsur ses cuisses. Il sortit un petit canif de sa poche de pan-talon et tout en lui parlant, il coupa les attaches de sonsoutien-gorge qui lui tomba à la ceinture.

« Nous savons que vous avez en votre possession uncylindre métallique trouvé au pied de l’Etna, dites-nous où ilest et nous vous laissons partir… quoique ce que je vois ence moment me donne le goût de vous retenir encore un peu. »

– Je ne sais pas de quoi vous parlez, tout ce que j’aic’est une jarre en métal gris que j’ai achetée au marché de laPiazza del Duomo, à Catane.

– Le marché del Duomo! C’est un marché aux poissons,pas un marché aux antiquités.

– Je ne sais pas. Les pêcheurs l’ont trouvée dans leursfilets, elle était sous l’eau, pas au pied de l’Etna.

– C’est ça, oui, c’est ça, dit Spencer avec conviction.Elle ajouta en soupirant :– En tout cas, je vous la donne, si vous me relâchez, je

vous dirai où elle se trouve.– Vous avez intérêt à dire vrai, sinon nous allons prendre

les grands moyens. Où se trouve-t-elle?

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Annabelle se contenta de hausser les épaules. Elledevinait que cette boîte était importante et qu’elle devraitsans doute marchander. Pour le moment elle ne voulait quequitter cette pièce dont l’odeur de moisissure lui faisaittourner la tête. Elle ajouta en y mettant toute la convictiondont elle était encore capable :

– Relâchez-moi d’abord, le colis ensuite.– Bon, si c’est ainsi, nous allons prendre les grands

moyens.Spencer se rendit au mur qui était à la gauche

d’Annabelle. Une petite porte qu’elle avait déjà remarquées’ouvrit et elle entendit des gémissements. Ensuite un bruitstrident de perceuse la fit sursauter. Elle entendit distincte-ment quelqu’un qui criait en italien :

« Non! pas les genoux! »Puis le bruit de la perceuse qui tournait dans le vide fit

place à celui d’une mèche qui s’enfonce dans un corps mou.Des cris et des hurlements affreux remplirent l’air et Annabellese pencha vers l’avant et ferma les yeux, dans un effort pourne plus entendre ces sons monstrueux.

Quand elle releva la tête un homme lui faisait face. Ilavait un visage terriblement sérieux et tenait à la main uneperceuse électrique, ses vêtements étaient maculés d’unliquide rouge brunâtre. Annabelle, qui avait eu si froid, sesentit maintenant couverte de sueur, son dos ruisselait etdes gouttes qui suintaient de ses sourcils moites lui brûlaientles yeux. Spencer se tenait en retrait et il ne disait pas unmot, sa tête était tournée vers la droite pour ne pas voir cequi allait se passer. Lentement, une porte s’ouvrit et uneombre se dirigea vers Spencer qui restait de pierre, un hommelui chuchota à l’oreille quelque chose qui le fit sourire et ilhocha la tête avec un air de contentement. Annabelle crut sa

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dernière heure venue, l’idée de sentir une tige de métal s’en-foncer dans sa chair lui arracha un râle et l’effort désespéréqu’elle fit pour s’échapper jeta sa chaise sur le sol. Deuxpuissantes mains la relevèrent et elle sentit une nauséel’envahir. Malgré les efforts surhumains qu’elle fit pour seretenir, pendant qu’on redressait sa chaise, elle vomit abon-damment en dodelinant de la tête et macula son torse avecses régurgitations. Dans un état de semi-conscience, elle enten-dit Spencer lui dire d’un air hautain, et encore empreint d’unepolitesse incongrue :

– Finalement, vous n’êtes pas si bien que ça et voussentez mauvais.

Il donna ensuite à voix basse des ordres en italien. Etdisparut.

Son employé s’avança vers Annabelle en maugréant,toujours en italien :

– Pas de marques, pas de marques, c’est facile à dire !Annabelle sentait ses forces la lâcher, la vomissure qui

recouvrait sa poitrine nue était maintenant glacée et soncorps était parcouru de spasmes dus à la peur et au froid;elle avait envie de pleurer et sentait un irrépressible désir devoir ces tortures se terminer, d’une façon ou d’une autre.

– Laissez-moi partir, je vais être raisonnable, dit-elled’une voix lasse.

Il ne fit pas attention à elle; il ne semblait pas comprendreet, d’ailleurs, il était occupé à chercher quelque chose dansla pièce. Finalement, un autre homme entra, il portait ungros dictionnaire et un bâton de bois de la taille d’une battede baseball. Visiblement, il allait appliquer la bonne vieilleméthode du bottin téléphonique que les policiers du mondeentier utilisent, malgré les méthodes d’interrogatoire modernesqu’ils se targuent de posséder. Il s’avança vers Annabelle et

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tint le dictionnaire collé sur la joue de la jeune fille. Soncomparse prit son élan et frappa violemment sur le livre avecson bâton. Le choc se répercuta sur le visage d’Annabelleavec une force inouïe. Son nez se mit à saigner. Le goût dusang lui donna à nouveau la nausée et elle sentit une douleursourdre puis se répandre dans tout son crâne.

Le coup amorti par un livre sert généralement à con-vaincre un détenu récalcitrant de parler. Cette fois, on avaitvisiblement dépassé cette étape, car la violence de l’impactavait presque fait perdre connaissance à Annabelle. Aprèsquelques secondes d’indécision, les deux hommes regardèrentAnnabelle en constatant d’un air déçu qu’elle avait toujoursles yeux ouverts, puis ils appliquèrent le livre à l’arrière deson crâne. Le nouveau choc fut encore plus brutal que lepremier. Annabelle pensa que sa tête allait se décrocher deses épaules. Toutefois, elle garda encore assez de force pourfaire une ultime, quoique dérisoire tentative d’évasion. Elles’agita violemment en tirant de toutes ses forces sur ses liens,puis, comme les cordes retenant ses pieds se relâchaient, elletenta de se lever. Le plus petit des deux hommes la tira parles cheveux pendant que le deuxième lui assénait un coup depoing à l’estomac, ce qui lui fit perdre le souffle et la con-traignit à ne plus bouger. Elle cessa de les regarder un instant,pendant qu’elle cherchait à retrouver son souffle et, au momentoù elle se retournait vers eux, elle entendit à nouveau le bruitmat causé par le choc du dictionnaire.

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Empédocle435 avant notre ère

La Catane de l’Antiquité dont les rues étroites tapis-saient les flancs de l’Etna était déjà une ville prospère, fondéeen 729 avant notre ère par des colons grecs venus de Naxos(elle-même une colonie de Chalcis en Eubée). Le formidablevolcan, haut de plus de 110 plèthres 2, jalonnait l’histoire dela ville par ses éruptions pareilles à des crues incandes-centes qui poussaient devant ses portes des vagues de laveet scellaient les rues. De façon brutale, chaque nouvelleéruption venait clore un chapitre de l’histoire de la cité.Catane n’était elle-même que lave, ses rues en étaient pavées,les pierres de ses maisons, la margelle de ses puits, les mursd’enceinte et les quais de son port étaient construits à mêmecette matière venue des entrailles de la terre.

La légende très ancienne rapportée des centaines d’an-nées plus tard par Virgile 3 affirmait que le géant Enceladeavait été enterré sous l’Etna après que la déesse Athéna l’eutvaincu grâce à la foudre de Zeus. Certains affirmaient que lesmouvements et la respiration du géant étaient responsables

2. Le plèthre valait cent pieds grecs, soit 29,6 mètres.3. Énéide III, 578.

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des sursauts de la montagne. Mais les habitants de Cataneavaient toujours côtoyé l’Etna et ils savaient que malgré sesdehors menaçants, le volcan apportait la fertilité à la région; cegéant n’était pour eux qu’un patriarche bienfaisant, assis aucoin de l’âtre d’où quelques volutes de fumée s’échappaient.

Empédocle, fils de Méton, avait tout lieu de se réjouir encette deuxième année de la quatre-vingt-sixième olympiade 4 .Le citoyen d’Agrigente était déjà célèbre dans tout le mondegrec et les événements des dernières heures venaient d’am-plifier sa gloire. Au cours de l’après-midi, il avait sauvéPantheia, une Catanoise que tous les médecins avaient con-damnée; elle souffrait d’apnoun, une espèce de catalepsie,ainsi que le biographe Diogène Laërce le rapportera beau-coup plus tard. On affirme même qu’elle ne respirait déjàplus lorsque son père s’était résigné à mander Empédocle.Personne ne savait comment il s’y était pris, car l’auteur desKatarmoi, ou Purifications, avait un penchant pour le secret.Tout ce qu’on pouvait affirmer, c’est qu’il était monté à l’étagedes femmes 5 avec un sac rempli de tout petits vases, qu’onnomme alabastres; un esclave portant une lourde jarre l’ac-compagnait. Quelqu’un s’était offert pour la porter, maisEmpédocle s’y était opposé; interrogé plus tard, l’esclaveavait affirmé que la jarre était glacée et il s’était demandé sielle contenait la neige noire qu’on trouvait au sommet del’Etna à longueur d’année. Une fois qu’ils furent entrés dansla chambre drapée de la mourante, une délicieuse odeur

Les cendres de l’Etna18

4. La deuxième année de la 86 e olympiade correspond à l’an 435avant notre ère. Les Grecs situaient les premiers Jeux olympiquesen 776 av. J.-C.5. En Grèce ancienne, les hommes se réservaient le rez-de-chaussée, tandis que les femmes étaient à l’étage pour qu’onpuisse surveiller leurs allées et venues.

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s’était répandue dans la maison. Ensuite, on avait entendudes murmures semblables à des prières qui durèrent aumoins une heure avant qu’Empédocle ne quitte la pièce; il étaitdescendu d’un pas majestueux, sans regarder les spectateursmédusés. À Pausanias qui l’observait d’un air inquiet, ilrépondit :

– Comment, Pausanias, tu doutes donc de moi? Puis ilhaussa les épaules et ajouta : elle est guérie, la belle Pantheia,cette vie lui durera cent ans!

Aussitôt, son père et sa mère s’étaient précipités dans lachambre, puis la maison s’était remplie de gémissements. Àl’extérieur, les voisins accourus se demandaient ce qui sepassait; on avait d’abord cru que Pantheia était morte, or, lescris qui parvenaient de l’intérieur ressemblaient maintenantà des cris de joie et à des évohés. Après quelques minutes,Pantheia s’était montrée à la fenêtre. Elle était rayonnante,même si elle devait protéger du soleil ses yeux habitués à lapénombre. De l’avis de tous, Empédocle venait d’accomplir unexploit surhumain, digne d’Asclépios qui, d’après Homère,savait ressusciter les morts. Pour immortaliser la chose, illes invita tous – il y avait plus de quatre-vingts curieux – àfêter par un sacrifice sa victoire sur Thanatos. On le suivitdonc, d’abord pour honorer Apollon, le dieu guérisseur, etaussi parce que chacun voulait sa part du banquet où onallait déguster la viande de l’animal offert en sacrifice. Afinde profiter d’un air plus sain et plus frais, on prépara lesattelages pour se rendre sur le terrain de Peisianax, situé àune cinquantaine de stades 6 au nord de la ville, dans lescontreforts de l’Etna. Confortablement couchés au pied duvolcan jamais éteint, dont la silhouette s’élance, pareille à une

Empédocle 435 avant notre ère 19

6. Le stade, dans le monde grec antique, est une unité de dis-tance variant de 178 mètres à 192 mètres selon la région.

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gigantesque figure de proue à la pointe est de l’île triangu-laire, tous dégustèrent la chair de porc rôtie, sauf Empédocleet ses proches disciples qui étaient strictement végétariens.Ils étaient quand même bien approvisionnés, car on avaitapprêté pour eux des olives, des oignons, du pain de fromentet des gâteaux au miel.

Après un repas bien arrosé et saupoudré de discours etde saillies du grand homme, les fêtards s’étaient dispersés,l’un pour dormir sous un arbre, l’autre pour terminer unediscussion intime avec une des joueuses de flûte louées pourl’occasion. Le chant des cigales s’était mis à ralentir à mesureque les étoiles perçaient une à une la voûte du ciel; on auraitcru que ces insectes transformés en lucioles étaient allés seplacer au firmament. Seul Empédocle était resté là où il s’étaitcouché pour le repas.

À leur réveil, tard le lendemain matin, les convives de laveille recherchèrent Empédocle pour lui faire leurs adieux.Personne ne savait où le sage homme se cachait. Ce futPausanias qui donna l’alerte. Normalement, il ne quittaitjamais Empédocle, mais il s’était assoupi très tôt, grisé pasle vin doux qu’il avait bu non mélangé à de l’eau dans uncratère 7 , contrairement à l’usage. On avait beau regarder detous côtés, appeler son nom, rien n’y faisait : seul l’échorépondait à leurs cris.

Il fallait se rendre à l’évidence : Empédocle avait disparu.On le chercha partout parmi les hautes herbes, on alla jusqu’aubord du petit ruisseau, où chacun était allé boire l’eaufraiche du matin : rien. La conclusion la plus simple étaitqu’il s’était levé très tôt et était reparti seul avec son esclave

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7. Le cratère est un grand vase servant à mélanger le vin et l’eau.

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9 781926 628752

ISBN 1-926628-75-6ISBN 978-1-926628-75-2

Quel peut bien être le lien entre la disparition mystérieusedu philosophe Empédocle d’Agrigente, en 435 avant notre ère,et les heures d’angoisse que subissait une jeune femme à labeauté ensorcelante dans une cave de Catane en Sicile, il ya quelques mois à peine? Pourquoi tant de gens que rien nesemble rapprocher tentent, chacun à leur façon, de com-prendre l’enseignement du sage d’Agrigente et quel est cetobjet au contenu si convoité, trouvé en 1669 lors de la grandeéruption de l’Etna?

C’est ce que devra découvrir Olivier au cours d’une quête quile mènera des rues brûlantes de Catane aux neiges noires dumont Etna, en ayant pour guide sa passion pour la philosophieprésocratique. Son cœur oscillera entre le fol espoir de raviverun amour auquel il ne croit plus vraiment et le cynisme quelui inspirent le monde et ses sirènes.

CouvertureTemple de la Concorde à Agrigente en Sicile

Photo par l’auteur (2005)Design Christo L’Hiver

VE

RM

ILL

ON

Louis L’Allier est né à Saint-André d’Argenteuil,

au Québec. Après des études à Ottawa, Lyon et

Québec, il s’est déplacé à l’Université Laurentienne

où il est professeur agrégé de langue et de littéra-

ture grecques. Ses travaux portent notamment

sur l’œuvre de Xénophon et sur la perception du

monde animal en Grèce ancienne.

Le premier roman de Louis L’Allier, Les danseursde Kamilari, a été finaliste du PRIX DES LECTEURS

RADIO-CANADA 2011 et du PRIX DE LA LITTÉRATURE

ÉCLAIRÉE DU NORD.