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Los Nietos Un film de Marie-Paule Jeunehomme Une production du Centre Vidéo de Bruxelles - CVB

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Los Nietos

Un film de

Marie-Paule Jeunehomme

Une production du

Centre Vidéo de Bruxelles - CVB

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Synopsis

San Pedro Mallo, un petit village du Bierzo. Une fosse clandestine. Ici repose depuis 1936 un disparu. Son exhumation libère la parole et révèle petit à petit une histoire individuelle et collective, une histoire volée par près de 40 ans de dictature franquiste. Aujourd'hui, ce sont "Los Nietos", les petits-enfants, qui brisent le silence et s'attellent à cet

indispensable travail de Mémoire. Plus de 30 mille disparus reposent toujours dans des fosses communes en Espagne.

Note d'intention – Marie-Paule Jeunehomme

« Il y a comme un divorce entre la mémoire privée, intime, émotionnelle et je dirais même secrète des gens, et la mémoire officielle, présentée comme la normalité. Mais je dirais que cette « normalité » est anormale et immorale. C’est une des raisons pour lesquelles j’écris, c’est un peu comme un processus de guérison ». Manuel Rivas, écrivain galicien.

Près de 20 ans de travail, de lectures et de rencontres autour de la Guerre civile espagnole et de la dictature franquiste m’ont permis de mesurer combien pour les victimes et leur famille cette histoire reste vive et douloureuse, n’ayant souvent trouvé refuge que dans la mémoire privée. Un paradoxe qui m’a toujours interpellé. Je me suis attachée à cette partie de l’histoire d’Espagne à partir d’un livre : « Hommage à la Catalogne » de Georges Orwell. La résistance à un coup d’état militaire, la révolution sociale, les Brigades Internationales, les affrontements idéologiques, ont été mes portes d’entrée. Le regard aussi porté par Orwell lui-même. Cette histoire, je l’abordai donc par le témoignage.

Cette façon de procéder ne m’a plus quitté. Certes j’ai dévoré à l’époque des livres d’histoire, mais chez les bouquinistes c’était les livres témoignages qui m’accrochaient le plus. De là je suis partie à la rencontre d’auteurs espagnols (Juan Marsé, Julio Llamazares, Carmen Laforet, Manuel Rivas, Jorge Semprun, Francisco Gonzales Ledesna, Ramon J. Sender, Antonio Munoz Molina, Michel Del Castillo, Rafael Chirbes, Javier Cercas, Dulce Chacon…)

L’histoire m’apparaissait alors à travers leurs personnages, par petites touches, ou en arrière fond. C’est ce côté intimiste qui me plaisait, cette histoire qui prenait vie dans son aspect plus personnel. Un côté intimiste que complèteront aussi des ouvrages plus historiques avec la multiplication de publications ces dernières années.

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Cette relation plus personnelle à l’histoire je l’ai retrouvée aussi avec Miguel Allo, espagnol (de Galice), ingénieur du son, avec qui j’ai travaillé à la RTBF sur plusieurs documentaires radio. Miguel commençait à appréhender de plus près l’histoire de son pays. Je suivais ses interrogations, ses doutes, ses enthousiasmes.

Lorsque j’ai découvert en 2001 qu’une association, l’Association pour la Récupération de la Mémoire Historique (ARMH) commençait à travailler à l’ouverture de fosses communes, j’ai compris que la Mémoire individuelle reprenait sa place dans la mémoire collective.

Cette période de l’Histoire de l’Espagne devenait enfin une Histoire en mouvement. Elle n’était plus figée dans le passé, elle se redécouvrait, elle s’écrivait aussi dans le présent. C’est précisément cette écriture dans le présent qui me touche. L’Histoire devenait palpable aussi dans ce que vivaient des gens aujourd’hui. Je pouvais la partager non pas comme une idée théorique, mais bien dans le concret, dans ce qui se vit, dans ce qui se parle. C’est ce côté là des choses que je voudrais faire partager : partir à la rencontre de ceux qui oeuvrent à ce travail de Mémoire, et voir comment ce travail se décline aujourd’hui en Espagne.

Avec plusieurs questions qui continuent à tourner dans ma tête. Comment ce silence imposé est-il perçu aujourd’hui par les familles des victimes qui recherchent leurs disparus? Comment les survivants ont-ils vécu avec ce silence ? Pourquoi s’est-il prolongé si longtemps, pourquoi la parole peut-elle enfin reprendre force ? Au-delà des parcours individuels, quelle place donner à cette émergence de la Mémoire collective? Comment affronter les réticences qui s’expriment encore aujourd’hui ?

A travers des regards individuels, à travers ces témoins qui se réapproprient l’histoire, je voudrais exprimer aussi ce qui m’apparaît comme une nécessité, celle de rendre aux victimes de la dictature franquiste une justice minimale, leur rendre leur dignité mais aussi la nécessité de replacer dans le champ public une partie de l’Histoire qui leur a été volée et que la transition démocratique a oublié.

Ce travail de mémoire que je ressens comme nécessaire n’est pas seulement tourné vers le passé. Il s’agit aussi en réécrivant les pages oubliées, de rétablir la vérité historique, pour consolider l’avenir et rendre la démocratie plus forte. 70 ans après le début de la guerre civile il est possible d’élargir en Espagne les fondements de la démocratie et de l’état de droit, en acceptant de dénoncer la dictature et ses crimes, en réhabilitant moralement ses victimes. Appréhender l’Histoire pour permettre à la vigilance de rester en éveil, et pour mesurer les risques de toute dérive antidémocratique, extrémiste ou totalitaire. Nul désir de revanche, nul sentiment de haine n’anime aujourd’hui ces défenseurs de la Mémoire.

Dès 2001 et les premières exhumations, la nécessité pour moi de travailler sur ce thème s’est très vite imposée. J’ai nourri ce projet d’abord en radio, là où je travaille. Pendant près de deux ans, avec Miguel Allo, nous y avons travaillé. Cela a finalement pu déboucher sur un reportage en Galice et dans le Léon, en mars dernier. La première partie de 30 minutes a été diffusée le 20 mai 2006.

Ces documentaires radio m’ont permis d’avancer dans la concrétisation de cette idée de film. Une sorte de repérage concret des lieux et des témoins, mais aussi un repérage que je dirais « mental », nourri de mes longues conversations avec Miguel Allo. Ce film représente pour moi plus qu’un simple prolongement de mon travail en radio. Ses racines plongent dans les rencontres plus personnelles que j’ai noué sur place lors de mon voyage en Galice et au Léon. C’est ce que j’en ai retiré sur le plan humain qui est ici mon point de départ.

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Fiche technique

Réalisation : Marie-Paule Jeunehomme Scénario : Marie-Paule Jeunehomme en collaboration avec Massimo Iannetta

Image : Jorge León Son : Grégory Noël, Miguel Allo Montage : Frédéric Fichefet Assistant montage : Bruno Tracq

Musique : Camaxe Montage son : Anne Frey

Mixage : Michel Schillings Étalonnage : Benoit Delval - Puzzle Une Production du : CVB - Centre Vidéo de Bruxelles - Michel Steyaert Producteur délégué - Cyril Bibas

En coproduction avec : RTBF Télévision belge – Unité documentaire

Assistante de production - Annick Lernoud Chargé de Production - Philippe Antoine Producteur associé - Patrick De Lamalle Responsable Documentaires - Wilbur Leguebe CBA - Centre de l'Audiovisuel à Bruxelles Producteur associé - Kathleen de Béthune Les Territoires de la Mémoire Producteur associé - Pierre Pétry Année de production: 2008 Durée: 59 minutes Format de tournage: DV Cam Formats de diffusion: DV Cam, Beta SP, Beta Digit, DVD Diffusion: CVB - Sarah Fautré Avec l'aide: du Centre du Cinéma et de l'Audiovisuel

de la Communauté française des télédistributeurs wallons de la Loterie Nationale de la Commission communautaire française – COCOF Diffusion sur La Une (RTBF) : le 17 mars 2008 à 22h

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L’ECLOSION DE LA MEMOIRE Marie-Paule Jeunehomme (septembre 2006) La dictature franquiste est née d’un coup d’état militaire contre un gouvernement légalement élu dans le cadre d’une jeune république. Dès le début du soulèvement en 1936, les victimes se sont vues imposer « le châtiment des vaincus ». Une répression qui se poursuivra jusqu’en 1975 et la mort de Franco : justice militaire expéditive, assassinats politiques, torture, camps de concentration, travail forcé, enfants « des rouges » arrachés à leur famille pour être « rééduqués », exil forcé. Plusieurs centaines de milliers de républicains ont du trouver refuge en Europe et en Amérique latine. A cette répression, le régime franquiste a aussi superposé une vision épurée du passé, privant aussi les victimes de leur propre histoire. Tout cela a contribué à murer les victimes dans le silence, y compris dans les nombreuses familles exilées à l’étranger dont la Belgique et ce, malgré la distance. Ce silence s’est prolongé bien au-delà de la mort de Franco en 1975. Dans les premières années de la transition, la peur de voir resurgir les vieux démons et les violences, ont poussé les partis politiques, y compris le parti communiste, à bâtir l’avenir sur « un pacte de l’oubli » au nom de la réconciliation nationale. Dès 1977, l’Espagne se dote même d’une loi d’amnistie qui garantit l’impunité aux responsables de ces crimes. Aujourd’hui, il n’y a toujours pas de décompte officiel du nombre de victimes. Les archives ne sont pas encore toutes accessibles, certaines ont même été détruites. Certaines victimes, jugées par des tribunaux militaires d’exception ont tenté de demander la révision de leurs jugements sans succès. Depuis près de 6 ans maintenant, un mouvement citoyen s’est développé en Espagne en faveur de la reconstruction de l’histoire, occultée et falsifiée, de la République, de la guerre civile et de la dictature. A côté du travail des historiens qui a véritablement explosé, une série d’organisations se sont données pour objectif de récupérer cette Mémoire Historique. Une de ces Associations, l’Association pour la Récupération de la Mémoire Historique (ARMH), a réussi à placer ce travail sur la scène médiatique et puis politique. Tout débute en 2000, lorsque 13 corps sont exhumés d’un petit village du Léon, et que des analyses ADN sont effectuées. C’est l’aboutissement d’un rêve pour Emilio Silva, jeune journaliste espagnol à la recherche de son grand père, et Santiago Macias, un ami que l’histoire locale de la guerre civile et de la dictature interpelle depuis longtemps. Ils fondent alors ensemble l’ARMH, association apolitique et qui se définit comme citoyenne et dont le travail se base uniquement sur le volontariat. La question des milliers de disparus espagnols est portée devant l’Onu. Un an plus tard, alors que d’autres exhumations sont organisées, relayées par la presse, l’Association voit affluer les demandes d’aide. Des centaines de familles, à travers toute l’Espagne comprennent qu’elles peuvent enfin rompre le silence. Depuis, plus de 500 corps de disparus ont été exhumés de fosses communes, rendus à leur famille et à leur dignité. 3.500 demandes ont été enregistrées jusqu’ici par l’Association qui évoque aujourd’hui le chiffre de 90.000 disparus, jetés dans des fosses communes réparties sur l’ensemble du territoire espagnol. Le cas de l’Espagne est un cas à part en Europe. Aucune démocratie n’est née d’une dictature sans avoir rompu juridiquement avec elle. L’Espagne, contrairement à l’Allemagne, n’a jamais déclaré nuls les lois de la dictature franquiste. Au contraire la transition et la loi d’amnistie de 1977 impliquèrent une continuité juridique entre la dictature et la démocratie. Aujourd’hui, de nombreuses voix s’élèvent pour demander que cette rupture soit actée légalement par le Gouvernement espagnol. C’est le cas d’Amnesty international, c’est le cas aussi de nombreuses associations, notamment de magistrats et de victimes du franquisme. Beaucoup pourtant estiment aujourd’hui encore en Espagne, qu’il ne faut pas remuer le passé, ni rouvrir les blessures, ni raviver les vieux clivages. Ce travail de mémoire se heurte toujours à de fortes oppositions du Parti Populaire. Le PP, qui compte toujours dans ses rangs des héritiers du franquisme y voit une menace, sans doute la crainte d’une remise en cause de l’amnistie.

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Mais pour les défenseurs de la Mémoire, la cicatrisation ne pourra se faire qu’au prix de la vérité. Ils ont reçu en tout cas l’appui, le 17 mars 2006, du Conseil de l’Europe. Dans une résolution approuvée à l’unanimité, le Conseil signe une ferme condamnation internationale du régime franquiste. Il invite le gouvernement espagnol à mettre sur pied une commission nationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme, d’ouvrir l’ensemble des archives, et l’encourage à ériger des monuments à la mémoire des victimes. Après près de deux ans de travail, le gouvernement socialiste de José Luis Zapatero a finalement présenté fin juillet 2006, son projet de loi sur la réhabilitation des victimes. Mais ce texte ne va pas aussi loin que ce que recommande le Conseil de l’Europe et n’a pas la portée qu’en attendaient les associations. Le gouvernement a en effet notamment exclu l’annulation des jugements prononcés par les tribunaux franquistes. Amnesty International, après analyse complète du texte, estime même que ce projet de loi organise l’amnistie. Le projet sera débattu en 2007 en séance plénière du parlement. Le Parti Populaire s’y oppose fermement et ne veut pas entendre parler de cette loi. Autre opposition, celle de l’Eglise catholique qui dans sa pastorale de décembre 2006, dénonce un travail de mémoire « guidé par une mentalité sélective » et qui risque de rouvrir de vieilles blessures. Mais, sous la pression des partis de gauche et républicains, et des associations, le Parti Socialiste se dit aujourd’hui prêt à envisager une révision partielle, « morale et symbolique » des jugements franquistes, mais sans que cela n’ait d’implications juridiques, dit-il. « Il faut faire le bilan, on parle de victimes, mais combien sont elles ? On parle de fosses communes mais combien ? Rien qu’en Andalousie, il y en a 2 mille, Certaines avec 1 à 5 personnes ensevelies, parfois avec 2.000. Si l’on porte cela à l’échelle de l’Espagne, ce sont des milliers et des milliers.. 200 mille personnes fusillées, 500 milles détenues dans des camps de concentration, le dernier a fermé en 1962. Il faut faire un bilan officiel. » Nicolas Sanchez Albornoz, historien, mars 2006. L’Association pour la Récupération de la Mémoire Historique, et d’autres dans son sillage, ont impulsé un mouvement. Des voix s’élèvent pour demander que les autorités publiques prennent en charge ce travail de mémoire. Aujourd’hui, il n’y a toujours pas de décompte officiel du nombre de victimes. Les archives ne sont pas encore toutes accessibles, certaines ont même été détruites. Certaines victimes, jugées par des tribunaux militaires d’exception ont tenté de demander la révision de leurs jugements sans succès. « Dans beaucoup de cas, nous devons travailler à partir de souvenirs très lointains pour pouvoir localiser la fosse, il y a tout un travail de recherche auprès des témoins survivants. Une fois localisée, il nous faut plusieurs jours de travail, 4 ou 5, pour retrouver les corps perdus dans la campagne. » Emilio Silva, mars 2006. Vicente Moreira a pu avec l’aide de l’AMRH retrouver en 2001 la fosse où avait été enterrée sa maman, avec 3 autres personnes. Toutes avaient été assasinées par les phalangistes en 1936. Vicente Moreira pendant des mois mènera ses investigations pour retrouver le lieu. A Cubillos de Sil dans le Bierzo, il se heurte au silence, à la peur de parler toujours présente. Un témoin acceptera un rendez vous, mais sur une colline, loin du village et des regards. Finalement, Vicente Moreira retrouve le propriétaire de la ferme, dont le champ abritait encore la fosse commune. « Il avait limité le site, en empêchant ses vaches d’approcher. La nature avait repris ses droits, des arbres avaient poussés. Il nous a expliqué comment ils avaient été enterrés, dans quel sens se trouvaient les corps, ils avaient été tués d’une balle dans la nuque» Vicente Moreira.

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« La collecte de témoignages est aujourd’hui essentielle. Parce que pour tous ces disparus, assassinés sans autre forme de procès il n’existe aucun document écrit. » Santiago Macias. « Dario Rivas, maire de Castro de Rei, a été fusillé en 1936. Après son arrestation, il a été détenu dans une prison, il n’y a pas eu de jugements. C’est là que les phalangistes sont venus le chercher un matin, ils l’ont enmené, et au bord d’une route, à des kms de chez lui, ils l’ont assassiné. J’ai retrouvé des documents sur son passage à la prison. Mais ces documents affirment que Dario Rivas a été libéré. Si les hasards de la vie n’avaient pas mis en contact son fils et un témoin, qui aurait pu dire qu’il avait été assassiné ? Santiago Macías. « Les gens me demandaient pourquoi je remuais ces vieilles histoires, ils croyaient que l’on cherchait à obtenir une pension, ou je ne sais quoi. Je leur répondais simplement que j’étais là avec mon oncle, que c’était cet enfant, un petit garçon de 8 ans qui cherchait son père et rien d ‘autre. » Maria Jesus, petite fille de Dario Rivas. « Lors de l’ouverture de la fosse, certaines personnes sont venues par curiosité, mais elles ne sont pas reparties sans rien, c’était aussi comme une leçon d’histoire. Et ca aussi c’est très important, elles ont pris conscience, elles pourront témoigner : nous ne remuons pas de vieilles haines, elles étaient là, et elles ont vu. » Santiago Macias. « Au début, il a fallu convaincre les autres familles des disparus enterrés là avec la maman de Vicente Moreira. Ils étaient réticents, ils ne voulaient pas remuer tout cela, et puis finalement ils ont dit oui, tout cela est pardonné, oublié non, mais pardonné oui. Je ne pense pas que ce soit remuer le passé. Tout est pardonné, personne ne menace personne. C’est une partie de notre histoire, c’est aussi une question de Justice. Moi je ne connaissais rien de toutes ces histoires avant de lire la lettre que m’avait adressée Vicente Moreira, pour demander mon aide pour l’ouverture de la fosse. J’ai alors commencé à interroger, mes parents notamment. Tout le monde savait, mais personne n’avait jamais rien dit… » José Luis Ramon, maire de Cubillos de Sil. Il y a aussi urgence à récolter ces témoignages directs. Victimes de la répression, emprisonnées et forcées de travailler, comme Nicolas Sanchez Albornoz, condamné en 1948 par le Justice militaire à 6 ans de prison pour sa participation à un mouvement étudiant clandestin, et forcé de travailler à la construction de la Valle de los Caidos. Les exilés politiques, mais aussi les enfants évacués par le gouvernement républicain, en URSS, comme Vicente Moreira, qui rejoindra l’Espagne en 1956, des enfants évacués en Belgique aussi. Notre pays a accueilli quelques 3.200 enfants espagnols entre 1936 et 1939, notamment victimes des bombardements civils, des enfants qui ont décidé de rompre le silence et de sortir de l’oubli en créant une association « Los Ninos de la guerra ». La plupart de ces enfants, accueillis dans des familles belges, sont retournés en Espagne franquiste après 1945, un retour qui leur a fait découvrir des familles décimées, l’ampleur de la misère, les difficultés d’une instruction aux mains de l’Eglise, les contrôles tracassiers de la police, la stigmatisation des enfants des « rouges ». Beaucoup comme François Santin n’ont pas supporté et sont revenus en Belgique, où il consacre son temps à cette Mémoire oubliée. François Santin est membre de l’association « Enfants de la guerre d’Espagne de Liège et environs », il est aussi président de l’association « Démocratie sans Frontières ». « Parler de cette histoire occultée de l’Espagne, c’est aussi parler de nous, c’est parler du monde que nous souhaitons, c’est quelque chose de très présent, parce que l’injustice s’est prolongée très longtemps. Ce n’est pas de l’histoire locale. Ce n’est pas seulement regarder derrière soi, c’est aussi aller de l’avant, comme ces barreurs dans une barque, qui savent que la meilleure façon d’avancer c’est de ramer le regard tourné vers l’arrière et de tourner le dos au point de destination. » Manuel Rivas. Tous les entretiens cités dans ce texte ont été réalisés en mars 2006 lors d’un reportage radio RTBF sur ce même thème ( diffusion en mai et juillet 2006).

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RECIT D’UN TOURNAGE Marie-Paule Jeunehomme (janvier 2008) Juin 2006. Me voilà devant une feuille blanche. Il me faut m’atteler à l’écriture de ce que sera mon documentaire. Les intentions, sont là, claires dans ma tête, mais comment traduire cela en images, et traduire ces images en texte ? Je tourne en rond, les pages se noircissent, puis je biffe, recommence. Ce passage obligé me semble déjà en soi une épreuve. Il me faut trouver une autre démarche. Ma rencontre avec Massimo Ianetta sera déterminante. Le Belga finalement est un bon endroit. Tôt, un matin, devant un café, on discute, il ne cesse de me poser des questions, me pousse dans mes retranchements, me pousse à aller plus loin. Avec une écoute et une gentillesse extrême. J’apprends énormément. Je dissèque mes pensées, je commence à réfléchir en images, en séquences, Massimo me guide d’une main ferme mais en me laissant une totale liberté. Cette première étape est une première aventure, enrichissante sur le plan professionnel et surtout humain. Voilà qui augure déjà d’une belle aventure. L’étape des « commissions » est tout aussi riche. Nouvelles rencontres avec « mes rapporteurs » nouvelles remises en cause, doutes et finalement le sentiment d’avoir été écoutée. Quelle étrange sensation. C’est à croire que tout le monde est là pour me pousser à me donner à fond, à donner le meilleur possible. C’est un sentiment qui me porte depuis le premier jour, depuis que j’ai poussé la porte du CVB. Ecoute, conseils, amitiés, encouragements ne cesseront de me suivre. L’étape de l’écriture passée, le doute s’installe, j’ai le sentiment de m’être enfermée, d’avoir rétréci mon horizon. Le film est là sur papier, cadenassé, figé, glacé. Il ne vit pas, je ne le sens pas vivre. Et je m’interroge ? Quand prendra-t-il son envol, comment pourrais-je le faire décoller ? Cyril Bibas me rassure, Jorge León aussi. De nos discussions naissent l’apaisement et la certitude qu’avec Jorge à mes côtés, le film trouvera ses vibrations et son envol. Avril 2007 ; Premier repérage et premier tournage avec Jorge. On s’apprivoise, on partage beaucoup, il prend le temps de m’expliquer, de me montrer dans l’œil de la caméra, j’aime être derrière lui, regarder, comprendre. Je pensais (venant de la radio) que cet œil, cette caméra allait rétrécir le sujet. Quelle découverte : c’est tout le contraire, l’axe, la lumière, la grosseur du plan …tout est magique. Et j’ai tout à explorer, même les mots auxquels je dois encore me familiariser. Mais je prends petit à petit mes repères. J’ai tout à apprendre et je veux y arriver. Jorge est là pour me soutenir. Première rencontre aussi avec Mari Carmen, et nos trois vieilles au village. La confiance s’installe tout de suite. Premier tournage dans une configuration un peu figée qui me fait penser à du reportage télé : interview derrière un bureau aux archives de Ferrol. Je sens que ce n’est pas cela que demande le film. Viennent alors les premiers moments saisis sur le vif. Plus compliqués, mais tellement plus riches. Je sens qu’ici on touche le cœur de ce qui me plaît. Jorge est aussi comme un poisson dans l’eau. Je m’émerveille de ce qui est possible. Juillet 2007. Jorge, Gregory Noël et moi, à San Pedro. Le tournage débute sur les chapeaux de roues. Le lendemain de notre arrivée, on est plongé dans l’exhumation de Léonides, le grand père de Mari Carmen. Pas le temps de discuter longuement sur chaque plan, il faut aller de l’avant, ne rien rater. Tout va vite. Jorge et Greg sont sur la brèche, ils voient tout, captent tout. Je me sens prise dans un tourbillon. La journée est très dure émotionnellement, on en sort épuisés. Mais cela nous a soudé. Ces moments très forts nous rapprochent aussi de nos « nietos ». La confiance ici aussi est immédiate, une complicité naît et ne nous quittera plus. Elle donnera aussi le ton. Cette première journée pour moi est une « révélation ». La réalité écrase totalement ce que j’ai écrit. Elle est tellement plus forte. Le dossier n’est que papier. La vie elle se découvre là sous mes yeux, sous l’œil de la caméra. Voilà qui m’aide à prendre mes distances. D’ailleurs je n’ai pas emporté avec moi le projet… oubli inconscient ?

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Un mois de tournage qui passera à une allure folle. La première journée à donné le ton, le sens de ce que je recherchais. De discussions en discussions, de partage en partage, à trois, nous poursuivrons sur cette voie là. La matière est énorme, forte. Le montage va devoir mettre de l’ordre dans tout cela. C’est qu’au retour, je n’ai pas les idées très claires, encore trop ancrée dans ce que j’ai vécu. Difficile de s’en détacher, ne fusse qu’un peu pour prendre un peu de recul, et ouvrir son horizon. Il me faut modeler cette matière, lui donner une forme, des couleurs, un sens.. On n’est plus dans le vécu, il faut entrer dans le « raconté »… Nouvelles interrogations pour moi.. Comment faire ? Frédéric Fichefet a lui des clés à me proposer. . . Un plan de travail. J’ai totale confiance. Ce plan petit à petit met en lumière des évidences. Une cohérence se met en place. Bien sûr on teste, on regarde, on recommence. Mais le fil de cette histoire qu’il me faut, à présent, raconter à partir de ce vécu, se détache facilement. Là encore, le travail d’équipe m’enrichit. Décidément je n’arrête pas d’apprendre, sur le métier, et sur les relations humaines. Et ce voyage continue….

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DICTATURE

La mémoire de l'Espagne se libère peu à peu

Olivier Mouton

Mis en ligne le 19/07/2004

La société espagnole commence enfin à honorer le souvenir des victimes des années noires de la guerre civile et du franquisme. Pourtant, le Caudillo est mort il y a vingt-neuf ans déjà.

José Luis Rodriguez Zapatero connaît bien la grande déchirure nationale que représentent la guerre civile espagnole et la longue dictature franquiste qui l'a suivie. La famille du Premier ministre socialiste, au pouvoir depuis mars dernier, a été touchée en plein coeur au cours de cette période trouble. Son grand-père, Juan Rodriguez Lozano, a été fusillé par les forces fascistes du général Franco le 18 août 1936. Le jeune Zapatero, devenu député fédéral à 28 ans, a toutefois mis longtemps avant d'en parler publiquement...

Capitaine de l'armée espagnole, son grand-père avait commis le «crime» de rester fidèle au gouvernement républicain. Digne jusqu'au bout, l'ancêtre de Zapatero a rédigé, avant d'affronter le peloton d'exécution, une lettre dans laquelle il pardonne ses assassins et demande à sa famille d'en faire de même -une missive lue par le père du futur Premier ministre alors que celui-ci n'a que 14 ans. Cette grandeur d'âme marquera l'itinéraire politique de José Luis Rodriguez Zapatero, stratège aux convictions fortes et à la modération subtile. S'il a toujours condamné toutes les violences, il a aussi cherché à comprendre les causes. Et à respecter l'intégrité de tous les êtres humains. Même s'il doit aujourd'hui confronter cela à l'épreuve des faits.

LE «PACTE DU SILENCE»

Les socialistes ont retrouvé le pouvoir en mars 2004 après huit années d'opposition. La campagne électorale a prouvé, s'il le fallait encore, que les fractures de l'Histoire restent vives au sein de la société espagnole. L'opposition n'a pas hésité à accuser le Parti populaire de José Maria Aznar d'entretenir une forme d'autoritarisme ancré dans le passé peu glorieux du franquisme. En Catalogne, les républicains indépendantistes d'Esquerra Republicana Catalunyia (ERC) ont réveillé l'esprit rebelle de la Barcelone des années 1930, surmontant les interdits pour retrouver une place de choix sur l'échiquier national. Avec les autres formations régionales et la gauche radicale d'Izquierda Unida (IU), ERC est susceptible de peser sur le gouvernement qui ne dispose pas d'une majorité parlementaire. Or, le pays est à un tournant car il soulève enfin, depuis quelques années, le couvercle de la mémoire de l'Histoire. Et de nouveaux pas seront bientôt posés en ce sens...

Flash-back, première époque. «Le bilan de la transition de l'Espagne vers la démocratie a été considéré comme très positif et a même été érigé en exemple pour les pays de l'Est et d'Amérique latine», rappelle Danielle Rozenberg. Chercheuse au CNRS, responsable du laboratoire d'analyse des systèmes politiques à l'université de Paris 10, c'est une des grandes spécialistes françaises de l'Histoire de l'Espagne. «Le consensus espagnol après le franquisme reposait sur un pacte du silence, une forme de compromis entre les élites politiques appartenant à l'ancien régime et les réformistes. On dit souvent qu'il s'agissait uniquement d'un pacte des élites, mais ce n'est pas vrai. On a beaucoup voté dans les années qui ont suivi la mort de Franco. Et les électeurs ont voté pour la modération.»

Depuis le milieu des années 1990, quelque chose a changé. L'arrivée du Parti populaire au pouvoir, héritier démocratique du conservatisme de droite, n'y est sans doute pas étrangère. «Cela a certainement permis un jeu politique plus ouvert, acquiesce Danielle Rozenberg. Le pacte du silence a d'ailleurs été rompu par les socialistes.» Mais ce sont aussi et surtout des initiatives privées qui réveillent la mémoire. Un sujet sensible prend peu à peu une place considérable: les fosses communes. Une Association pour la récupération de la mémoire historique va relayer ce thème sur la scène publique. En sensibilisant l'opinion, en l'émouvant, ces pionniers vont provoquer un virage institutionnel historique.

«Le premier phénomène de ce type que j'ai localisé s'est produit en 1997 dans le Léon, dans un endroit qui s'appelle Canedo, raconte la chercheuse du CNRS. A l'occasion de la construction d'une nouvelle route dans cette localité, une dame de 60 ans, sachant que son père est enterré dans une fosse

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commune dont elle connaît l'emplacement et qui serait menacée par les travaux, proteste et rend la chose publique. Suite à cela, les corps ont été exhumés et un enterrement civil a pu avoir lieu.»

Selon l'association chapeautant cette quête existentielle, plus de 30000 personnes auraient été exécutées de façon sommaire pendant la guerre civile. Les chiffres vont même jusqu'à 50000. Quelque 260 disparus auraient retrouvé une dernière demeure plus décente et de nombreuses familles auraient retrouvé la trace de leurs proches. Mais le chemin est encore long. Et les contacts difficiles avec l'administration lorsqu'il s'agit d'obtenir le paiement de l'inhumation posthume.

2002, UN VENT DE RECUEILLEMENT

2002. Au Parlement espagnol, un vent de recueillement souffle soudain dans les travées. Tour à tour, les députés adoptent une série de textes reconnaissant que les résistants au franquisme étaient des «combattants pour la liberté et contre la dictature» et honorant symboliquement les «esclaves» du franquisme. Pas moins de 400000 personnes ont, en effet, été utilisées par le Caudillo pour construire des routes, des ponts, des prisons,... sans oublier le mausolée de «Los Caidos», près de Madrid, où repose la dépouille du Caudillo. Le 20 novembre, en 2002 toujours, une motion condamnant le coup d'Etat du 18 juillet 1936 contre la IIerépublique et contre la répression durant le franquisme est votée à l'unanimité. Sans autre effet concret qu'une réhabilitation morale.

«C'est un moment fort, une reconnaissance que l'on peut qualifier d'historique, commente Danielle Rozenberg. Cette déclaration s'explique aussi, en partie, par la volonté du gouvernement Aznar de préserver son image de bonne gouvernance au niveau européen. L'Association pour la récupération de la mémoire historique avait fait appel à l'Onu dans l'histoire des fosses communes, même si sa demande a finalement été rejetée, cela a exercé une forte pression sur le Parti populaire.»

Pour José Morillon, c'est un grand jour. A 78 ans, l'homme a derrière lui une vie héroïque. Pendant la dictature de Franco, il entre en résistance et devient le commandant Rios dans le maquis de la sierra Morena, près de Cordoue. Arrêté après neuf ans de clandestinité, il est emprisonné et échappe de peu à la condamnation à mort. Au lendemain du retour de la démocratie, au milieu des années 1970, il reste un paria de la société. Près de vingt années seront encore nécessaires avant que l'on ne se décide à donner du crédit à son histoire. Et que l'on ne reconnaisse ses souffrances. «Toute ma vie, on m'a traité de bandolero, de "rouge", de traître à la patrie, confiait-il à un journal après les votes parlementaires. Il a fallu plus d'un demi-siècle pour que mes camarades et moi soyons réhabilités.»

Mais José Murillo ajoute: «Ma retraite, de 300 euros, me donne à peine de quoi vivre. Si j'ai aussi peu cotisé, c'est en raison de toutes ces années passées dans la guérilla et en prison. L'Etat doit me verser des indemnités. C'est une question de dignité.»

2004: DES INDEMNISATIONS, ENFIN?

Une rente de l'Etat pour services rendus à la démocratie... La question des indemnisations n'est plus taboue depuis les dernières élections législatives. Et les initiatives parlementaires se multiplient avec quelque chance d'aboutir. Vingt-neuf ans après la mort de Franco... «C'est une question extrêmement importante», analyse la chercheuse du CNRS. Pas moins de onze textes sont à l'étude, qui émanent de ERC, de IU, des nationalistes basques du PNV, des galiciens du BNG,... Le souvenir de la lutte contre le franquisme côtoie directement la quête d'un fédéralisme plus appuyé... «Il est temps de regarder le passé en face et de le mettre à nu», estime le député socialiste Ramon Jauregui. Son parti a adopté en compagnie des autres formations une proposition de loi invitant le gouvernement à prendre les mesures ad hoc. Seul le Parti populaire s'est abstenu: il se refuse à parler de répression.

On en est là. Au sein des partis régionalistes, on se méfie plutôt. «Lorsqu'ils étaient au pouvoir sous Felipe Gonzales, les socialistes n'avaient strictement rien fait, commentait récemment Joan Puigcercos, porte-parole des républicains catalans. Mais cette fois, nous allons faire pression jusqu'à ce que les promesses soient tenues.» Et celles-ci ne se limitent pas à l'indemnisation des victimes. Il s'agit aussi, entre autres choses, d'obtenir le retrait des plaques et inscriptions en hommage au franquisme, de supprimer le financement public d'un fonds d'archives dirigée par Carmen Franco, fille unique du Caudillo...

Les socialistes n'avaient rien fait lorsqu'ils étaient au pouvoir, entre 1982 et 1996? Mais le contexte est aujourd'hui différent... La société espagnole a rompu le silence. Une commission a été désignée pour déterminer les réparations souhaitables. Le processus semble difficile à arrêter.

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UNE RÉVISION DES SENTENCES

Un triple salto en arrière pour rendre la dignité aux victimes. Une façon de rendre la sérénité au silence des morts. Mais il n'y aura pas eu, en Espagne, de commission de la vérité et de la réconciliation comme en Afrique du sud. Et les piliers du régime franquiste n'auront pas été sanctionnés. «Il n'y a pas eu d'épuration, ce fut un choix assumé politiquement dès le début de la transition», rappelle Danielle Rozenberg. En 2002, l'ancien Premier ministre socialiste Felipe Gonzales écrivait en substance dans «El Pas»: «Si c'était à refaire, je le referais comme ça.» Dans un livre publié à la même époque, il précisait: «Mais j'ai conscience de ne pas avoir rendu aux victimes l'hommage qu'elles méritaient.»

Il n'y aura plus d'épuration. C'est trop tard. «La situation espagnole est différente de celle qui prévaut actuellement dans certains pays d'Amérique latine, explique notre interlocutrice. Avant la mort de Franco, la modernisation du pays et son industrialisation avaient été enclenchées. Même si, du point de vue politique, le blocage était total, il y avait, depuis les années 1960, l'émergence d'une nouvelle génération qui n'avait pas connu la guerre et se positionnait moins sur le plan idéologique. L'Eglise, qui avait toujours été du côté des puissants, s'était prononcée en faveur du changement politique. Il ne faut pas oublier non plus que le régime mis en place à la mort de Franco était défini par des lois franquistes. Le roi Juan Carlos était son successeur désigné.»

On n'attend plus de justice contre les complices du dictateur. Par contre, une révision des sentences expéditives prononcées sous le franquisme n'est pas exclue. «C'est un thème très sensible dont on va encore entendre beaucoup parler. Le cas de deux anarchistes fusillés en 1963, Granado et Delgado, est particulièrement emblématique. Ils avaient été accusés d'avoir organisé un attentat. Or, en 1996, deux hommes ont reconnu publiquement avoir été les vrais coupables. La Justice, qui a été sollicitée, a refusé de se prononcer sous prétexte que ces sentences avaient été prises en accord avec la légalité de l'époque. Il est probable qu'il y aura bientôt une évolution à l'allemande.» Toutes les condamnations des tribunaux nazis ont été annulées en 1988. Trente-huit ans après...

Le processus de mémoire prend du temps. Mais il est vital pour une démocratie. L'Espagne, débarrassée de ce fardeau, se portera encore mieux.

© La Libre Belgique 2004

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Espagne

Les fosses et les démons du franquisme

GÉRALD PAPY

Mis en ligne le 12/01/2006

Rencontre avec Emilio Silva, de l'Association pour la réhabilitation de la mémoire. Il a lancé et imposé les travaux d'exhumation des cadavres des «vaincus» de la guerre civile. Un passé longtemps occulté malgré la démocratie.

Emilio Silva a écrit avec Santiago Macias «Les fosses du franquisme» (lire ci-contre). Rencontre avec l'auteur et son traducteur, Patrick Pépin, journaliste et médiateur à «France Culture».

Pourquoi l'Espagne a-t-elle attendu si longtemps pour effectuer ce travail de mémoire?

Il y a plusieurs explications. La première: comme dans tout travail de mémoire, il y a une sorte de saut générationnel. Ce n'est jamais le travail des enfants; c'est souvent le travail des petits-enfants.

Ensuite, des dictatures, la dictature franquiste est celle qui a duré le plus longtemps. Le nazisme n'a pas duré vingt ans; le fascisme italien a duré un peu plus de vingt ans; le franquisme, quarante ans. Il avait installé une série de structures qui ont fait que le travail de mémoire a été un peu plus tardif que ce qu'il n'aurait dû être. Pendant quarante ans, tout le système éducatif a été mis en place pour contraindre à l'oubli. Si la mémoire des Républicains était absente, la mémoire des vainqueurs de la guerre civile était omniprésente: des milliers de monuments, des aides systématiques aux enfants des vainqueurs... Il y a eu là ce que Patrick Pépin a appelé à juste titre dans la préface de notre livre une sorte d'«hémiplégie mémorielle». Tout cela a pesé lourdement quand tout d'un coup, l'Espagne a voulu se lancer dans un travail de mémoire.

Autre explication: la transition, pour pouvoir consolider la démocratie, a été contrainte de consolider la monarchie. Dès lors, le seul mot de «République» ou de «républicain» était considéré comme gênant.

Vous évoquez dans votre livre la terreur qu'a longtemps continué à inspirer le franquisme. Comment s'exerçait-elle?

Dans les villages où nous faisons les exhumations, peu de chose a changé. Les vainqueurs et donc souvent les assassins, qui occupaient des fonctions sociales importantes, continuent de les occuper.

Une partie de l'Espagne était complètement ouverte à mener un travail de mémoire dès le début des années'80. Mais il y a eu le coup d'Etat du colonel Tejero, en février 1981. Les Espagnols ont senti que le pire pouvait revenir et à partir de là, ça les a «congelés». Ils se sont dès lors battus sur les autres valeurs qui leur semblaient importantes, le développement de la démocratie, etc... Après cela, les partis de gauche ont décidé de mettre sur le côté cette question.

Quel a été le rôle de l'Eglise catholique dans l'occultation du passé?

L'Eglise catholique a passé son temps à revendiquer «ses» morts, les 8000 à 10000 prêtres, religieuses, moines, qui ont été tués dans les six premiers mois de la guerre civile. Elle n'a pas été qu'un symptôme. Elle a été actrice de l'«hémiplégie mémorielle». L'Eglise a ignoré le fait que, du côté républicain, il n'y avait pas que des «laïcards»; il y avait des catholiques, certains très pratiquants. A l'entrée de toutes les églises en Espagne, existe toujours la fameuse plaque avec les noms de ceux «qui sont morts pour Dieu et pour la patrie», les morts du côté franquiste. Notre association demande régulièrement de retirer ces plaques ou de les remplacer par d'autres recensant tous les morts de la guerre civile. L'Eglise refuse et répond: «Non, non, ça, ce sont nos morts».

Vous avez obtenu des résultats dans votre travail d'exhumation. Réclamez-vous d'autres gestes de la part du gouvernement?

Beaucoup d'autres. Un exemple. Mon fils à 15 ans; il est en 3e secondaire; c'est la première fois, depuis qu'il va à l'école, qu'il aborde la question de la guerre civile. Il y a quatre pages à ce sujet dans son livre d'histoire. Deux pages pour des chansons; les deux autres pour des photos et des cartes. Comme si la guerre n'avait été qu'une affaire militaire.

Nous attendons aussi la reconnaissance du statut de victimes pour les gens qui ont participé à la guerre

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civile. Nous demandons que le 19 novembre 1933 soit un jour de commémoration parce que les hommes et les femmes, en Espagne, ont pour la première fois voté et décidé de leur destin. Que par cet acte-là, l'autorité publique reconnaisse l'apport des premiers démocrates espagnols que sont les républicains.

Nous demandons encore la création d'une Commission Vérité comme il y en a eu en Afrique du Sud, au Chili, en Argentine, et qu'elle ait pour mission de faire une véritable enquête sur ce qui s'est passé...

L'accession au pouvoir de M. Zapatero vous donne-t-elle des espoirs?

Zapatero est le fils d'un capitaine fidèle à l'armée républicaine. Ce gouvernement peut changer des choses mais peut aussi faire preuve d'une certaine timidité en raison d'une peur de l'extrême droite (lire ci-dessous). Un projet de loi est en préparation pour le printemps sur la mémoire. Il peut aussi faire aboutir une revendication essentielle, la disparition des rues et des monuments au nom de Franco. Il y en a encore des centaines... C'est comme s'il y avait encore en Allemagne une «avenue Hitler».

© La Libre Belgique 2006

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Une loi de «mémoire historique» pour en finir avec la guerre civile Jean-Hébert Armengaud Jeudi 18 octobre 2007

Voilà plus de trois ans qu’elle est en projet, dont quatorze mois de discussions parlementaires. La loi dite de «mémoire historique», qui condamne le franquisme et honore les victimes de la dictature, va enfin voir le jour avec son adoption par le Parlement espagnol d’ici à la fin du mois. Ce fut un des grands chantiers du mandat du chef du gouvernement socialiste, José Luis Rodríguez Zapatero. Malgré la volonté initiale de rechercher à tout prix le consensus politique autour d’un sujet aussi sensible, le Parti populaire (PP), principal parti d’opposition de droite, votera contre.

1. Ce que dit la loi

Elle condamne expressément la dictature franquiste, «régime totalitaire contraire à la liberté et à la dignité de tous les citoyens». Elle oblige l’Etat, les régions, les communes à retirer de l’espace public les symboles et monuments qui font allusion au franquisme. Il y a deux ans, Zapatero avait fait retirer du centre de Madrid la dernière statue de Franco existant dans la capitale. Mais, même si avec le temps les références à la dictature se sont un peu gommées, bien des villes espagnoles ont encore leur «avenue du Généralissime», voire leur statue de Franco, comme dans le centre de Santander (Cantabrie). Sans compter les rues du 18-Juillet (date du coup d’Etat de Franco en 1936) ou Carrero-Blanco (du nom de l’ancien Premier ministre du dictateur). La loi n’annule pas, comme le réclamaient certaines associations de victimes ou partis de gauche, les procès menés par les tribunaux franquistes contre les opposants à la dictature. Cependant, elle déclare «illégitimes» ces tribunaux et leurs sentences, ce qui ouvre la voie à des annulations et des révisions, au cas par cas. Enfin, autre point fort de la loi, l’Etat et les administrations locales s’impliqueront dans la localisation des fosses communes où ont été jetés des morts républicains au cours de la guerre civile. Jusqu’à présent, les recherches des corps et leur identification étaient à la seule charge des associations.

2. Pourquoi ce texte

La transition démocratique espagnole, de la mort de Franco en 1975 jusqu’à l’adoption de la nouvelle Constitution en 1978, a été fondée sur un «pacte de l’oubli». En échange du consensus politique, le procès du franquisme et de ses responsables n’a jamais été fait. Paradoxe : bien plus tard, c’est le juge espagnol Baltasar Garzón, par exemple, qui tentera d’inculper le dictateur chilien Pinochet. «L’Espagne a une histoire tumultueuse, avec trois guerres en deux cents ans et une récente dictature de quarante ans. Avec la transition, des gens qui venaient d’horizons divers se sont mis d’accord pour fermer ce passé et regarder vers l’avenir», explique aujourd’hui le leader du PP, Mariano Rajoy. C’est ce pacte tacite que José Luis Rodríguez Zapatero remettrait en cause – selon la droite. Celui-ci, à 47 ans, fait partie de la première génération d’hommes politiques qui n’a pas «vécu» (politiquement parlant) cette période de la transition démocratique. Il n’hésite donc pas à briser le tabou. Petit-fils d’un républicain fusillé en 1936 par les troupes franquistes, il veut «réhabiliter la mémoire des vaincus».

3. Pourquoi la droite s’y oppose

L’argument de la «rupture» du pacte de la transition brandi par la droite n’explique pas tout. Le PP est l’héritier direct de l’Alliance populaire, fondée, sous la transition, par un ancien ministre franquiste de l’Information, Manuel Fraga. Une partie de son électorat est farouchement conservatrice et opposée à toute condamnation du national-catholicisme en vigueur sous la dictature. L’ancien ministre de l’Intérieur du PP Jaime Mayor Oreja ne peut être plus direct : «Je ne condamne pas le franquisme. Pourquoi condamnerais-je ce qui représentait un grand nombre d’Espagnols ? Le franquisme fait partie de l’histoire de l’Espagne. Laissons-le aux historiens.»

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FRANQUISME

Le Parlement espagnol approuve la loi sur la Guerre civile

NOUVELOBS.COM | 31.10.2007 | 19:08

Les députés ont approuvé la loi dite de "Mémoire historique", projet phare du gouvernement socialiste qui vise à reconnaître les droits des victimes de la dictature.

Les députés espagnols réunis en séance plénière ont approuvé mercredi 31 octobre après-midi par 324 voix une loi historique sur les victimes de la Guerre civile et du régime du "Caudillo" Francisco Franco (1936-75), a annoncé le président de l'assemblée, Manuel Marin. Cette loi, dite de "Mémoire historique", est un projet phare du gouvernement socialiste qui a suscité beaucoup de controverses. Elle a pour objet de "reconnaître et accroître les droits" de ceux "qui ont souffert de persécutions ou violences (...) durant la Guerre civile et la Dictature", d'après le texte du projet tel que voté en commission parlementaire. Ce texte vise parallèlement à "fortifier les valeurs et principes démocratiques" en "aidant à la connaissance des faits et circonstances durant la Guerre civile et la Dictature" et en "assurant la préservation des documents liés à cette période". Âpres négociations Ce projet de loi socialiste avait d'abord été rejeté par pratiquement tous les partis, à l'exception du parti socialiste, ainsi que par les associations des victimes, pour des raisons souvent diamétralement opposées. Mais, après des mois de tractations parlementaires, le texte a fini par recueillir un plus large accord, avec l'appui au moins partiel de la coalition écolo-communiste IU-ICV et des partis nationalistes comme CiU, ERC (Catalogne) et PNV (Pays Basque). 50.000 exécutés Le point crucial du texte concerne la déclaration "d'illégitimité" des procès franquistes qui ont abouti à l'exécution de 50.000 Républicains après la Guerre civile et à l'incarcération de dizaines de milliers d'autres, sans pour autant les annuler. Cette qualification, qui est le fruit d'un compromis entre les socialistes et les écolo-communistes d'IU-ICV, pourrait ouvrir la porte à des procès en révision.

Une statue de Franco (AP)

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Les « abus de la mémoire » au Vatican

Trois jours avant l’approbation en Espagne du projet de « Loi de récupération de la mémoire historique » (31 octobre 2007), promu depuis 2005 par le gouvernement du socialiste José Luis Rodríguez Zapatero, le Vatican a procédé à la béatification de 498 religieux catholiques espagnols, considérés comme des martyrs du XXe siècle. Placée à une date étrangement concurrentielle avec le processus de mémoire en faveur des victimes du franquisme, la béatification du 28 octobre 2007 est la plus massive de l’histoire de l’Eglise catholique1.

Cette célébration est due à la demande adressée au Vatican par le cardinal archevêque de Madrid, Antonio María Rouco Varela. La cérémonie, semble avoir été officiée en présence de 30.000 à 50.000 personnes (selon diverses estimations), en majorité espagnoles, qui ont profité de l’occasion pour faire ondoyer le drapeau national2. Une délégation officielle du gouvernement espagnol, présidée par le Ministre des Affaires Etrangères Miguel Angel Moratinos, a également assisté à la béatification.

Aux yeux des historiens de la guerre civile et du franquisme, ce culte de l’Eglise catholique à ses « martyrs » apparaît comme une instrumentalisation de l’histoire. Il oublie notamment les 13 prêtres catholiques basques qui ont embrassé la cause républicaine et ont été assassinés par les franquistes. Leurs noms ne figurent pas sur la liste des béatifiés. Cette opération sélective est d’autant plus gênante qu’elle perpétue une longue tradition de collusion de l’Eglise catholique avec le franquisme.

Il n’y a pas de doute que la violence anticléricale exercée durant les premières semaines de la guerre civile, qui a été dénoncée à grands cris par les milieux catholiques, a effectivement été importante. La reconnaissance des victimes de ces massacres est légitime3. Pourtant, la légitimation par l’Eglise catholique espagnole des crimes franquistes4 n’a jamais fait l’objet d’une condamnation officielle de la part de la hiérarchie catholique. L’Eglise a en effet fourni à Franco le support idéologique de la mobilisation, celle-ci étant vue comme une « Croisade » contre l’athéisme, la franc-maçonnerie et le bolchévisme. Le 30 septembre 1936, l’évêque Enrique Pla y Deniel a publié une lettre pastorale, « Les deux villes », qui définissait la guerre d’Espagne comme le combat entre les « sans Dieu » et « la ville céleste des fils de Dieu », et faisait du conflit une « croisade pour la religion, la patrie et la civilisation »5. Ces « deux villes » structuraient l’opposition entre l’Espagne et l’« anti-Espagne ».

1 Les béatifiés proclamés sont deux évêques de Ciudad Real et Cuenca, 24 prêtres de diocèses,

462 membres de l’Institut de Vie Consacrée, un diacre, un sous-diacre, un séminariste et sept laïques. Voir annonce Proclamados beatos 498 religiosos españoles, Madrid, El País, 28.10.2007.

2 L’ondoiement de drapeaux rouge et or dans l’espace public est un symbole récupéré par la droite

espagnole (Parti Populaire) depuis le mandat d’Aznar (1996) pour exprimer une vision nationaliste de l’identité espagnole. Les manifestations de mars 2007 à Madrid contre la politique socialiste de Zapatero (notamment de son dialogue avec l’ETA), ont été marquées par la présence ostentatoire d’une marée de drapeaux rouge et or. Cette démonstration, accompagnée de "¡Viva España!" défendent l’idée d’une Espagne traditionaliste, en oposition au modèle pluriel du PS et des autonomies regionales adopté depuis la transition démocratique. Quelques rassemblements de la gauche ont d’ailleurs depuis peu répondu à l’emblème rouge et or par le recours alternatif au drapeau républicain (violet, rouge et or), banni durant le franquisme comme symbole de l’anti-Espagne. Le ralliement à la pratique traditionaliste de la part du public espagnol venu assister aux béatifications n’est donc pas neutre dans le contexte de concurrence des mémoires.

3 L’historien Julián Casanova estime à plus de 6'800 le nombre d’ecclésiastiques assassinés. Il faut

également mentionner l’incendie d’églises, les profanations de sanctuaires et d’objets liturgiques, ainsi que de cimetières. Voir La Iglesia de Franco, Barcelona, ed. Crítica, 2005 (première édition sans notes en 2001, par Temas de Hoy), p. 17.

4 Voir notamment Javier Rodrigo, Vencidos, violenza e repressione politica nella Spagna di Franco

(1936-1948), Vérone, éd. Ombre corte, 2006, ainsi que l’ouvrage collectif de Julián Casanova, Francisco Espinosa, Conxita Mir et Francisco Moreno Gómez, Morir, matar, sobrevivir, la violencia en la dictadura de Franco, Barcelona, ed. Crítica, 2002.

5 Enrique Pla y Deniel, «Las dos ciudades», 30 septembre 1936, reproduite dans Antonio Montero

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L’appui à la violence franquiste durant la guerre civile et au cours de la dictature qui a suivi n’a jamais été l’objet, au moment du retour à la démocratie, d’une demande de pardon de la part de l’Eglise catholique. Cette dernière a, au contraire, été la principale actrice des politiques de mémoire franquistes qui, pendant près de 40 ans, ont honoré les morts « pour Dieu et pour la patrie ». Dans la plupart des églises, des plaques célébraient la mémoire des seules victimes de guerre franquiste, instituant une asymétrie avec la mémoire des vaincus, toujours considérés comme vaincus par les politiques publiques franquistes. Cette asymétrie cultivant l’hommage aux « martyrs de la foi » se perpétue à travers la béatification du 28 octobre dernier. Par contre, les représentants catholiques, aux côtés de la droite espagnole, ne cessent de dénoncer la « Loi de récupération de la mémoire historique » (qui entend dénoncer les crimes et la justice franquistes), sous le prétexte d’éviter de rouvrir d’anciennes plaies et de fomenter la division du peuple espagnol.

Aujourd’hui, dans un contexte de concurrence des mémoires par rapport aux victimes de la guerre, le Vatican semble avoir choisi son camp. Un autre choix aurait pu être de sa part de rendre un même hommage aux victimes des deux camps et de revenir sur son attitude face au franquisme.

Il faut également reconnaître que les médias ont appuyé la démarche, volontairement ou non. En effet, le contraste entre l’important espace donné à la transmission de la cérémonie solennelle du Vatican et le silence par rapport aux enjeux de l’approbation, le 31 octobre, de la nouvelle loi de mémoire historique en Espagne est saisissant.

Mais si l’on cherche à comprendre les enjeux de la polémique qui secoue l’Espagne à l’occasion de cet usage polarisé de l’histoire, il faut se pencher sur la guerre des mémoires que se livrent depuis plus de 70 ans les diverses Espagnes en lutte.

Aux origines de la concurrence des mémoires de la guerre civile

Pour rappel, la guerre civile a éclaté en 1936, suite au coup d’Etat militaire du 18 juillet contre le gouvernement de front populaire démocratiquement élu. Les auteurs du soulèvement, dont le général Franco, ont bénéficié immédiatement de l’aide massive d’Hitler et Mussolini dont ils partageaient de nombreuses idées. Le camp républicain a obtenu une aide de l’URSS, inférieure à celle de l’Axe, en échange de la livraison des réserves d’or de la banque d’Espagne, ainsi que la solidarité des Brigades internationales, des volontaires venus « combattre le fascisme » en Espagne. Les démocraties occidentales ont opté, presque tout de suite, pour la « non-intervention » et ont organisé un embargo sur les armes à destination de la République. Trois ans plus tard, au terme d’une guerre civile qui a fait plus de 500'000 morts, les troupes franquistes ont obtenu la victoire poussant 500'000 républicains à l’exil et installant un régime dictatorial qui a pris fin à la mort de Franco, en 1975. Il faut souligner que les politiques de mémoire de la guerre civile ont été élaborées dès les premières heures du conflit. Les deux camps ont raconté la guerre dans un vaste effort de propagande. L’histoire a pris la forme du mythe identitaire: pour les républicains, il fallait « défendre la démocratie » contre le « fascisme » ; pour les franquistes, il fallait défendre la « civilisation occidentale » contre le « bolchévisme ». Tous exposaient les atrocités de l’adversaire. Les identités politiques définissaient alors les mémoires6.

À cela s’ajoutent les récits mémoriels de ceux qui sont venus en Espagne pour témoigner et ont forgé l’opinion internationale : reporters, photographes, écrivains, etc. (Robert Capa, Saint-Exupéry, Malraux, Orwell, Hemingway, …) qui ont projeté leur propre point de vue sur les événements…7

Moreno, Historia de la persecución religiosa en España, pp. 688-708.

6 François Godicheau, La guerre d’Espagne, de la démocratie à la dictature, Paris, Découvertes

Gallimard, 2006, pp.116-119. 7 Paul Preston, Idealistas bajo las balas : corresponsales extranjeros en la guerra de España, Madrid,

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Après le conflit, c’est la mémoire des vainqueurs qui s’est imposée, occupant la scène de l’histoire officielle imposée aux politiques, aux médias, aux écoles, etc. La mémoire des vaincus subsistait clandestinement, ou parmi les républicains en exil, appuyée sur le travail d’historiens comme Manuel Tuñón de Lara8. Quelques contributions étrangères comme Le labyrinthe espagnol, de Gerald Brennan (1943) ont posé les premières pierres d’une explication de l’extérieur.

A partir de 1964, le régime a transformé ses politiques de mémoire et a décidé de célébrer la réconciliation nationale en se glorifiant des « 25 ans de paix » apportés par Franco au pays.

Ce changement répondait à la diffusion de recherches historiques pionnières qui sont venues de l’extérieur : de chercheurs anglosaxons et français, qui ne dépendaient pas du gouvernement franquiste, comme Gabriel Jackson, Edward Malefakis, Hugh Thomas, Burnett Bolloten, Herbert Southworth, Pierre Vilar, Emile Témime, Pierre Broué. Publiées dès 1961, ces histoires de la guerre civile ont développé une analyse rigoureuse et équilibrée du conflit, ruinant la propagande du régime.

Le Ministère de l’Information et du Tourisme espagnol a répondu au succès de ces historiens en mandatant son propre « historien », Ricardo de la Cierva, dans le but d’élaborer une histoire franquiste de la guerre civile…

À la mort de Franco, la peur d’un nouveau conflit, largement instrumentalisée par le régime finissant, a marqué la transition démocratique. Une convention d’amnistie et un accord entre les principaux partis politiques, ont exclu du débat les arguments politiques liés à la guerre civile. Pendant ce temps, une génération d’historiens ayant milité contre le franquisme a continué la recherche, dont les résultats ont été publiés au cours des années 1980 (par les médias, des colloques, des publications). Les estimations du nombre de victimes ont été affinées, des mythes comme l’inévitabilité de la guerre ont été corrigés. Comme le souligne l’historien François Godicheau9, cette historiographie de la transition a grandement amélioré la connaissance des faits, notamment par rapport aux travaux d’histoire locale, mais elle n’a pas remis en question les cadres d’interprétation globale des grandes synthèses des années 1960.

Soulignons toutefois une nouveauté remontant à 1979. Il s’agit de Recuérdalo tú y recuérdalo a otros, de Ronald Fraser, un précurseur de l’historiographie orale de la guerre civile. Comme le souligne Juan Andrés Blanco Rodríguez10, ces années ont aussi suscité des thématiques novatrices comme les travaux d’Angel Viñas sur l’aide économique extérieure décisive qui a été apportée aux deux camps.

Selon Santos Julià11, après la tentative manquée de coup d’État du colonel de la Garde Civile, Antonio Tejero, en 1981, les fantômes de la guerre sont revenus provisoirement en Espagne, mais l’arrivée du Parti Socialiste au pouvoir a suscité un apaisement. La politique de transition pacifique a ainsi suivi son cours. Les commémorations ont ensuite été décisives, comme pour le cinquantième anniversaire du début de la guerre civile en 1986. Ces années ont aussi correspondu aux premières études réalisées par ceux qui n’avaient pas vécu la guerre et qui apportaient un regard plus tempéré sur le sujet. Le soixantième anniversaire a également généré une quantité de publications nouvelles et ouvert de nouveaux intérêts pour la vie quotidienne à l’arrière du front, les réfugiés, la santé, l’éducation, l’histoire de genre, l’approche socioculturelle, etc.

Il a ensuite fallu attendre la fin de la décennie des années 1990 pour renouer avec les revendications autour de la mémoire des vaincus de la guerre. De nombreuses associations ont ainsi tenté de récupérer des témoignages, de recueillir des documents, etc. Des chercheurs se sont parallèlement efforcés de dépasser les bornes chronologiques de la guerre pour analyser des phénomènes comme la violence politique après-guerre, les maquis antifranquistes, etc. En outre, avec le succès grandissant des romans sur la guerre civile, de nombreux souvenirs et témoignages ont fait revenir au premier plan les acteurs individuels du conflit.

L’arrivée au pouvoir de la droite (Partido Popular d’Aznar) en 1996 n’est pas étrangère à la

editorial Debate, 2007. 8 José Luis de la Granja Sainz, Ricardo Millares Palencia & Alberto Reig Tapia, Tuñón de Lara y la

historiografía española, Madrid, Siglo XXI, 1999, p.164. 9 François Godicheau, La guerre d’Espagne, op. cit., p.119.

10 Juan Andrés Blanco Rodríguez, El registro historiográfico de la guerra civil, 1936-2004, in Julio

Aróstegui & François Godicheau (éds), Guerra civil, mito y memoria, Madrid, Marcial Pons, 2006, (actes d’un colloque de 2004 à la Casa Velásquez, Madrid) p.388. 11

Entretien publié par José Andrés Rojo, No hubo olvido ni silencio, El País, 02.01.2007.

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revendication d’une mémoire des vaincus, car elle a soutenu une résurgence de versions néofranquistes représentées, entre autres, par Pio Moa, reprenant la propagande de l’époque de la dictature. Avec le retour du Parti Socialiste au pouvoir en 2004 (Zapatero), le mouvement de revendication mémorielle, largement associatif, a trouvé un fort soutien institutionnel. En 2005, un projet de « loi de récupération de la mémoire historique » a été rédigé. Il vient d’être approuvé par la majorité du Parlement, mais le Parti Populaire et l’Eglise s’y opposent toujours, au nom de l’oubli nécessaire à la paix civile en Espagne. Les médias et les politiques ont exploité la conjoncture. Tandis que le négationnisme de Pio Moa proliférait au nom de la pluralité d’opinion, d’autres acteurs ont su jouer du spectaculaire en mettant à jour des fosses communes pour sensibiliser la population aux crimes de guerre franquistes en cherchant parfois à s’arroger le monopole de la « récupération de la mémoire ». Dans ce contexte, le 70e anniversaire du début de la guerre civile, en 2006, a connu une frénésie d’expositions, colloques internationaux, publications et cérémoniaux mémoriels, ainsi que de polémiques, montrant que la guerre civile espagnole demeure « un passé qui ne passe pas »12. Cette année, les commémorations du massacre civil de Guernica cohabitent avec la célébration de la transition (1977-1982) et les cérémonies vaticanes de béatification. Nous voici donc à nouveau en présence de l’instrumentalisation de l’histoire qui a malheureusement abondé depuis le début du conflit espagnol. Cette situation révèle la difficulté du travail de mémoire plus de 70 ans après cet épisode ibérique traumatique. Car malgré l’écart temporel qui nous sépare des évènements, nous ne sommes qu’au seuil de ce travail. La « Loi de récupération de la mémoire historique » qui vient d’être approuvée pourra-t-elle lui servir de cadre ? Pourra-t-elle se dégager du façonnement de la mémoire par les acteurs de la période franquiste et donner raison à Miguel de Unamuno qui, le 12 octobre 1936 à Salamanque devant les troupes nationalistes, avait osé affirmer aux phalangistes : « Vous vaincrez, mais vous ne convaincrez pas»13?

Mari Carmen Rodríguez Doctorante en histoire

Universités d’Oviedo (Espagne) et de Fribourg (Suisse)

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Pour une historiographie du “passé qui ne passe pas”, voir Julio Aróstegui & François Godicheau (éds), Guerra civil, op.cit.

13 En réponse à l’exclamation du phalangiste Millán Astray « Viva la muerte y mueran los intelectuales »

(vive la mort et à mort les intellectuels) ; cette réplique a valu à Unamuno sa destitution du poste de recteur de l’Université de Salamanque et son bannissement auprès des autorités franquistes.

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La guerre civile en Espagne Eté 1936 : la guerre civile éclate en Espagne LEMONDE.FR | 18.07.06

Les élections législatives du 16 février 1936 consacrent la victoire d’une coalition des partis de gauche : le Front populaire (Frente popular), qui réunit pour la première fois les communistes staliniens, les socialistes et les radicaux, comme en France au même moment. Le leader du Front populaire, Manuel Azaña (56 ans), est élu président de la République le 10 mai 1936. Le journal officiel du PSOE (Partido socialista obrero español) promet : « Nous efrons la même chose qu’en Russie ». www.guerracivil.org/DR

Dans le climat insurrectionnel qui règne en Espagne en 1936, Francisco Franco apparaît comme l'un des militaires les plus susceptibles de prendre la tête d'un soulèvement armé. Mais Franco est alors peu convaincu de l'opportunité d'un coup d'Etat. Bien que monarchiste d'éducation, il se satisfait d'une république bourgeoise, conservatrice et maintenant l'ordre. Franco ne sera donc ni l'inspirateur ni l'organisateur du coup d'Etat de 1936. Il est au courant depuis le début des activités des conjurés, emmenés par Emilio Mola, mais il attend le 13 juillet, date de l'assassinat du chef monarchiste José Calvo Sotelo, pour les rejoindre. AFP

Le 17 juillet, la garnison de Melilla se soulève contre le gouvernement républicain, sous le commandement du général Franco. Des manifestations s'organisent dans le pays. Et notamment à Barcelone, qui devient, jusqu'à sa prise par les armées franquistes en février 1939, le fief de la révolution. Laboratoire des réformes du Front populaire, bastion du POUM (Partido obrero de unificación marxista) et de la CNT (Confederación nacional del trabajo), la ville sera pendant toute la guerre le centre de la résistance à Franco et le lieu d'arrivée des Brigades internationales. AFP/STF

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Les manifestations deviennent plus violentes : c'est bientôt une guerre civile qui éclate spontanément, mettant aux prises les putschistes avec les milices des partis de gauche et l'armée régulière. AFP/STF

En juillet 1936 a lieu une des batailles les plus marquantes de la guerre civile. La supériorité numérique des troupes régulières du général Riquelme et de la milice oblige un groupe de putschistes, sous les ordres du colonel d'infanterie José Moscardo, à se replier dans l'Alcazar (siège de l'école des cadets). Mais ceux-ci parviennent à résister, devenant pour le camp franquiste le symbole de sa force. AFP/STF

L'URSS s'implique aux côtés des communistes. L'Allemagne nazie et l'Italie fasciste apportent leur soutien militaire aux franquistes. La France et la Grande-Bretagne, les deux alliés objectifs de la République, choisissent, elles, la "non-intervention", laissant aux partis politiques le soin d'exprimer leur solidarité avec la République. Cette solidarité conduira, en octobre 1936, à la création des Brigades internationales. etoilerouge.chez-alice.fr /DR

André Malraux rejoint la République espagnole et crée l'escadrille España. De cet écrivain français à Ernest Hemingway, de John Dos Passos à Wystan H. Auden, d'Arthur Koestler à George Orwell, d'Alejo Carpentier à Pablo Neruda, de Joris Ivens à Roman Karmen, des dizaines d'intellectuels rejoignent les Brigades internationale, ralliant le célèbre cri de guerre : "No pasaran !" AFP/AFP

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Les généraux Franco et Mola, instigateurs du coup d'Etat avec Queipo de Llano et Sanjurjo, paradent dans les rues de Burgos. Un mois après le début de l'offensive, les armées de Mola et de Franco peuvent opérer leur jonction. Ce premier succès d'importance permet à la "junta" de se présenter comme le gouvernement de l'Espagne et tenter d'obtenir une reconnaissance internationale. KEYSTONE/FRANCE

Un an après le début du conflit, le bombardement par les pilotes allemands de la légion Condor de la ville basque de Guernica, le 26 avril 1937, est un tournant dans la guerre. Le 1er avril 1939, Francisco Franco prend les rênes du pouvoir et les gardera jusqu'à sa mort, en 1975. Le conflit a fait au moins 300 000 victimes civiles et militaires. AFP/HO

L'Espagne célèbre aujourd'hui le 70e anniversaire du début de la guerre civile et continue d'interroger sa mémoire. Un projet de loi sur la "récupération de la mémoire" a été déposé au Parlement par le gouvernement, qui prévoit d'indemniser toutes les victimes du conflit et de la dictature et de donner une sépulture plus convenable aux personnes exécutées jetées dans les fosses communes. AFP/LUIS GENE

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Pour suturer des plaies encore ouvertes

Des romans contre l’oubli de la guerre d’Espagne

Soixante-dix ans après son déclenchement, la guerre civile espagnole n’en finit pas de susciter engouement, ferveur et polémiques. En Espagne d’abord, où la dictature du général Francisco Franco puis la chape de plomb de la transition démocratique ont eu pour conséquence la libération tardive de la parole. Et en France aussi, pour de multiples raisons, dont celle des camps de concentration du Sud.

Par Anne Mathieu

Directrice de la revue Aden-Paul Nizan, Paris.

Si les historiens ont fait beaucoup pour la redécouverte de la mémoire de la guerre d’Espagne, les écrivains y ont également contribué. En témoignent quatre romans parus récemment, emblématiques de questions à l’ordre du jour, d’un côté comme de l’autre des Pyrénées. Celui de Javier Cercas, Les

Soldats de Salamine (1), qui a connu un considérable succès, est bâti autour de la reconstitution de la vie d’un des fondateurs de la Phalange, laquelle va mener le narrateur sur les traces d’un républicain, Miralles, ayant fait toute la guerre d’Espagne dans la division Lister (2). Ce personnage va donner tout son sens et à la quête du narrateur et au livre lui-même.

Le roman d’Andrés Trapiello, Les Cahiers de Justo García (3), repose sur la découverte des écrits d’un militant de l’Union générale des travailleurs (UGT, syndicat socialiste), lesquels constituent l’essence même du livre. L’homme consigne sa vie et celle de son entourage, de janvier 1939, début de la retraite vers la France, à juin 1939, date à laquelle il s’embarque pour le Mexique. Enfin, le romancier italien Bruno Arpaia met en scène, dans Du temps perdu (4), un républicain également socialiste et exilé précisément au Mexique, Laureano. Celui-ci répond aux questions du narrateur, venu initialement l’interviewer au sujet de sa rencontre avec Walter Benjamin, et évoque la révolution des Asturies d’octobre 1934, prémices de la guerre civile, sujet principal – parallèlement au thème de l’exil de Benjamin en France – du roman suivant, Dernière Frontière (5).

« Ce que je n’ai dit à personne, c’est que j’écris pour laisser une trace, parce qu’on va tous mourir, et c’est triste de partir en ne laissant même pas une ombre », précise Justo García. La volonté de conserver intacte la mémoire de la guerre d’Espagne est au cœur de ce roman, comme elle habite les trois autres par le biais de la parole transmise à un tiers. La mort qui approche crée la motivation d’écrire chez Justo, l’éclosion de la parole chez le Laureano du Temps perdu – « J’ai l’impression que, moi disparu, la révolution des Asturies aura disparu » –, comme chez celui de Dernière Frontière : « J’ai vu des choses que je suis sans doute seul à pouvoir raconter. Alors, je m’en fous, je raconte. Au moins, tant que je vis, j’insiste, j’avance. » Laureano investit alors son interlocuteur de la mission de faire perdurer cette mémoire : « Ensuite, en finir avec tous ces souvenirs, décider quoi en tirer, ça sera votre affaire. J’aurai pris ma revanche sur le temps. Et ça, mon garçon, pour moi, ça n’est pas rien. »

Une dette jamais soldée

Ainsi, la mort n’aura pas raison de ceux que Franco avaient rangés dans la catégorie des vaincus (vencidos) et qui le sont restés du fait de l’oubli qui les a entourés : le narrateur des Soldats de Salamine a la ferme conviction que, tant qu’il « raconte[ra] son histoire, Miralles continue[ra] en quelque sorte à vivre ».

Le combat contre l’oubli s’impose d’autant plus qu’il est un juste retour de ce que les hommes et les femmes d’aujourd’hui doivent aux républicains espagnols. Le narrateur, parti rencontrer Miralles dans sa maison de retraite à Dijon, songe : « Il n’y a pas une seule personne parmi ces gens qui connaisse ce vieux à moitié borgne et arrivé au terme de sa vie, qui fume en cachette et qui à ce moment précis est en train de manger sans sel à quelques kilomètres d’ici ; pourtant, il n’en est pas une seule qui n’ait une dette envers lui. » A cette thématique de la dette est en effet opposée celle de la non-reconnaissance, particulièrement dénoncée chez Cercas. Le scandale de cette opposition pérenne

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trouve en Miralles la véhémence nécessaire à sa dénonciation : « J’ai passé trois ans à combattre à travers l’Espagne, vous savez ? Et croyez-vous que quelqu’un m’en ait remercié ? (...) Je vais vous répondre : personne. Personne ne m’a jamais remercié d’avoir gaspillé ma jeunesse à défendre votre pays de merde. Pas un seul mot. Pas un geste. Pas une lettre. Rien. » Si ces mots sont une attaque en règle de la transition démocratique espagnole, des passages du roman s’en prennent aussi à l’attitude des autres pays, cette fois-ci par le biais du narrateur.

Par exemple, celui-ci évoque « ces moments inconcevables lors desquels la civilisation tout entière dépend d’un seul homme » ; pour condamner le « traitement que la civilisation lui réserve ». Absente des romans d’Arpaia, l’opposition dette/non-reconnaissance est à lire entre les lignes dans les Cahiers de Justo García, de Trapiello : « J’ai vécu des moments d’une importance capitale pour l’Humanité et j’ai lutté pour ce que je croyais juste, la Justice, la Liberté, l’Homme. A chaque fois qu’elles penseront à la Justice, à la Liberté et à l’Homme, les nations du monde seront bien obligées de se souvenir de nous. » Le lecteur sait qu’il ne peut acquiescer à ces mots, les « nations du monde » ne s’étant pas mieux comportées avec les républicains espagnols après la seconde guerre mondiale qu’avant. Il sait aussi qu’elles ont fait pis, en mettant tout en œuvre pour les oublier. Comparons la conviction de garcía en 1939 avec le bilan de Miralles en 2001 : « Personne ne se souvient d’eux, vous savez ? Personne. Personne ne se souvient même pourquoi ils sont morts et pourquoi ils n’ont jamais eu ni femme, ni enfants, ni chambre ensoleillée ; personne, et encore moins ceux pour lesquels ils se sont battus. Aucune rue misérable d’aucun village misérable d’aucun pays de merde ne porte ni ne portera jamais le nom de l’un d’entre eux. »

« Et merde à la transition ! », conclut un lecteur du journal où officie le narrateur des Soldats de Salamine, à la suite d’un de ses articles. Mais l’oubli est aussi imputable à la France, à la façon dont elle a traité les républicains espagnols et qu’il vaut mieux dissimuler. De 1936 à l’après-1945, comme le montrent Trapiello et Arpaia, les raisons de l’occultation ne manquent pas.

Pendant que des hommes et des femmes se battaient pour « la Justice, la Liberté, l’Homme », d’autres, en France et en Angleterre, décidaient, en août 1936, de la politique criminelle de non-intervention : « Une farce, si elle ne s’était pas révélée une tragédie. (...) Même les gamins se rendaient compte que Mussolini et Hitler, avec cette saleté de non-intervention... », fulmine Laureano. Quant à lui, Justo assène, catégorique : « Si nous perdons, ce sera en partie à cause de la France et de l’Angleterre. »

Vint, début 1939, la Retirada, la « retraite ». Ce mot chargé de larmes pour tous les républicains espagnols, ce long cortège de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants se dirigeant vers la frontière française, que la noirceur des descriptions de ces romanciers fait revivre dans tout son désespoir. On revoit les photographies de Robert Capa. On est aux côtés du poète Antonio Machado, aperçu par Miralles, ombre symbolique parmi ces ombres anonymes. Machado, qui mourra à Collioure en février 1939.

Noirceur de la description que le lecteur veut croire indépassable. Pourtant, dès l’arrivée à la frontière, les Espagnols vont subir humiliation sur humiliation. Etre obligés de se séparer de leurs armes en est la première. Mais elles vont se succéder dans le monde dans lequel ils devront désormais vivre. Et chacune balaiera la précédente avec une brutalité allant crescendo vers l’horreur.

Les premiers visages de la France que découvre Justo sont ceux des gendarmes – des « voleurs sans vergogne », des êtres dénués d’humanité : « Trois ans de guerre révolutionnaire pour qu’un gendarme rose et parfumé, nourri au foie de canard, vous dise : “C’est pas notre problème.” » Nombre de pages des Cahiers sont une dénonciation implacable de l’accueil français : « La dernière trouvaille des Français est de parler de nous non pas comme des réfugiés, mais comme des envahisseurs » ; « Beaucoup de gens du peuple (...) ont pris notre parti, mais les autorités ont pris celui des fascistes. »

La virulence du vocabulaire est à l’aune de l’accueil reçu : « salauds » pour Justo, « fils de pute » pour Laureano, qui ne fait pas dans la demi-mesure. Laquelle serait d’ailleurs mal venue face à cette attitude indigne, si emblématique d’ailleurs de ce que la mémoire future leur réservera.

L’humiliation atteint son paroxysme quand les trois personnages sont internés dans des camps de concentration (6). A Argelès (Miralles, Laureano), Saint-Cyprien (Justo) ou Septfonds (Laureano), ils subissent, soulignent Les Soldats de Salamine, des « conditions de vie inhumaines ». La plume de Justo, gagnée par la véhémence depuis son arrivée en France, pourrait servir d’expression commune aux trois personnages : « Les chiens ! Ils avaient clôturé une grande étendue de plage, au moins un ou

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deux kilomètres, avec une double rangée de barbelés, et c’est là qu’ils nous ont parqués. »

L’écriture permet la description minutieuse de la vie dans ces camps, de cette « spirale de dégradation ». La relation de leur internement est plus sommaire chez Laureano et Miralles, mais tout aussi forte, le premier précisant qu’ils n’avaient pour horizon « que la boue et la crasse, le froid et la faim ». Ces camps sont pour eux un objet de révolte. « Mouroirs » pour Miralles, « gigantesque dépôt de cadavres » pour Justo, ils ont fait de ces vaincus des sous-hommes dont « beaucoup ont commencé à ne plus vouloir vivre ». Dont certains, désespérés, marcheront dans la mer pour s’y laisser engloutir. C’est un profond dégoût qui s’exprime chez Justo : « Un jour, on écrira la véritable histoire des Français, comment ils se sont comportés avec la population réfugiée, la façon dont ils nous ont menti, trompés, injuriés, vilipendés et maltraités, avant, pendant et après la guerre. »

D’autres critiques vont alors affleurer (7). Celle de l’enrôlement dans les compagnies de travailleurs étrangers (8) et dans la Légion. Miralles s’engage dans celle-ci, Laureano dans un régiment du génie, dont il va ensuite déserter. Moment qui est l’occasion pour ce dernier de rappeler l’envoi par les Allemands de « milliers d’Espagnols à Mauthausen », « pris déjà bien empaquetés par Pétain et compagnie dans des camps de concentration disséminés en France ». Justo, lui, embarque sur le Sinaia, premier navire à cingler vers le Mexique (9), terre d’accueil pour de nombreux républicains espagnols – que Laureano gagne aussi plus tard.

Miralles fera la guerre aux côtés du général Leclerc. Il entre dans Paris libéré le 24 août 1944, sur un de ces chars qui portaient les noms de Guadalajara ou de Teruel. Les premiers à pénétrer dans la capitale française ; on n’a commencé à reconnaître leur exploit que fort récemment (10). Puis, dès les combats terminés, oublié, Miralles. Comme tous ses compatriotes.

Constat de Laureano : « On dit qu’il faut beaucoup de temps pour qu’un monde finisse. Mais le nôtre s’est écroulé net. Depuis, il n’y a plus de place pour des gens comme nous. » Plus de place, parce qu’on n’a pas voulu de la survivance de ce monde, ne serait-ce que dans les souvenirs de ses acteurs. Trapiello livre en effet une explication supplémentaire à cette volonté d’oubli : dans le bateau en route pour le Mexique, Justo comprend que l’on va leur demander de laisser derrière eux ce pour quoi ils ont lutté : « On dirait qu’ils essaient de dissoudre la poix de nos souvenirs. Mais qu’avons-nous de plus précieux que nos souvenirs ? Jamais cette vérité n’est apparue aussi criante : le passé, quel qu’il soit, était meilleur. Combien étions-nous à souhaiter n’avoir jamais quitté l’Espagne ? La guerre a été une agonie, mais tant qu’elle a duré, il y avait de l’espoir. » Tuer cette guerre d’Espagne, c’est aussi empêcher que l’on se serve de ce magnifique espoir d’un autre monde, de cette splendide fraternité, pour d’autres révoltes.

Dans Du temps perdu, Laureano s’insurge : « Vous savez ce que je pense ? Que c’est vraiment un siècle de merde : il a dévoré lentement tous les idéaux, il les a fait se consumer dans les tragédies des cinquante premières années, brûlés comme dans une fournaise, et ensuite, avec cette fausse paix, il a fait en sorte que personne n’ait plus envie d’en rechercher d’autres. Le résultat, vous l’avez devant vos yeux : rien en quoi croire, rien à espérer... » Néanmoins, il souhaite transmettre la nécessité du combat : « Vous croyez que les livres et les professeurs suffiront à vaincre cette maladie qui a frappé tout le monde, cette foutue envie d’oublier ? Croyez-moi (...) : ils ne suffiront pas... Alors, merde, je raconte... Ensuite, ça sera votre affaire, à vous les jeunes, et salut. »

Passage de témoin, ces mots sont d’une actualité prégnante au moment où l’Espagne affronte enfin son histoire récente, véritable plaie ouverte ; au moment où des associations font un travail considérable pour la réouverture des fosses communes (11). A l’heure où, en France, certains font parler les derniers républicains et leurs enfants (12), où d’autres publient des témoignages (13). Mais encore bien pâle et bien marginale est l’ardeur française à reconnaître la dette envers les républicains espagnols.

Les romans évoqués ici fournissent des clés pour comprendre les raisons de cette occultation pérenne. Ils jouent en tout cas, en France et en Espagne, un rôle dans ce combat contre l’oubli. Ils revendiquent une littérature engagée, peu en vogue en France ces dernières années. Et rendent vivante la lutte de ces hommes et de ces femmes pour un monde meilleur. Dans son épilogue aux Cahiers de Justo García, le narrateur conclut : « Nos vies d’aujourd’hui, moins héroïques, s’élèvent au contact de celles de gens qui ont lutté pour des idéaux qui restent, en dépit de tout, justes et beaux. » En regrettant d’arriver à la dernière page de chacun de ces romans, nous savons ce qui n’a jamais été pardonné aux

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républicains espagnols : d’être allé, comme le personnage de Miralles, « de l’avant, de l’avant, toujours de l’avant ». D’avoir été, en somme, des vainqueurs.

Anne Mathieu.

(1) Javier Cercas, Les Soldats de Salamine, traduit de l’espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic, Actes Sud, Arles, 2002. Sur ce roman, lire Albert Bensoussan, « Archéologie d’un conflit fratricide », Le Monde diplomatique, janvier 2003. L’adaptation cinématographique du roman, par David Trueba (Espagne, 2003), n’a pas encore été distribuée en France.

(2) Enrique Lister (1907-1994), général républicain communiste.

(3) Andrés Trapiello, Les Cahiers de Justo García, traduit de l’espagnol par Alice Déon, Buchet-Chastel, Paris, 2004.

(4) Bruno Arpaia, Du temps perdu, traduit de l’italien par Fanchita Gonzales Battle, Liana Levi, Paris, 2003.

(5) Bruno Arpaia, Dernière Frontière, traduit de l’italien par Fanchita Gonzales Battle, Liana Levi, Paris, 2005.

(6) Cf. Geneviève Dreyfus-Armand et Emile Témine, Les Camps sur la plage, un exil espagnol, Autrement, Paris, 1995.

(7) La répression stalinienne envers le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) et la Confédération nationale du travail (CNT) est abordée dans Les Cahiers de Justo García. La vérité de cette répression n’est apparue au grand public qu’en 1995 avec le film de Ken Loach, Land and Freedom (inspiré de l’Hommage à la Catalogne de George Orwell).

(8) Cf. Jean Ortiz (sous la dir. de), Rouges. Maquis de France et d’Espagne. Les guérilleros, Atlantica, Biarritz, 2006.

(9) Un journal fut rédigé à bord. Son fac-similé a été édité en 1999 par le Fondo de cultura económica de Mexico. Trois de ses textes, traduits en français, sont publiés dans le n° 5 de la revue Aden. Paul Nizan et les années trente (« Aux côtés de la République espagnole [1936-1939] »), Nantes, 2006.

(10) Lire Denis Fernandez Recatala, « Ces Espagnols qui ont libéré Paris », Le Monde diplomatique, août 2004.

(11) Emilio Silva et Santiago Macías, Les Fosses du franquisme, traduit de l’espagnol et préfacé par Patrick Pépin, Calmann-Lévy, Paris, 2006.

(12) Gabrielle Garcia et Isabelle Matas, La Mémoire retrouvée des Républicains espagnols. Paroles d’exilés en Ille-et-Villaine, Editions Ouest-France, coll. « Ecrits-Société », Rennes, 2006 ; Patrick Pépin, Histoires intimes de la guerre d’Espagne, 1936-2006. La mémoire des vaincus, Nouveau Monde éditions, Paris, 2006.

(13) Antoine Gimenez et les Giménologues, Les Fils de la nuit. Souvenirs de la guerre d’Espagne, L’Insomniaque - les Giménologues, Montreuil-Marseille, 2006.

Le monde Diplomatique, archives on-line, novembre-décembre 2006

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TABLE DES MATIERES

Los Nietos ____________________________________________________ 1

Autour du film _________________________________________________ 2

Synopsis _____________________________________________________ 2

Note d'intention________________________________________________ 2

Fiche technique ________________________________________________ 4

L'éclosion de la mémoire _________________________________________ 5

Récit d'un tournage _____________________________________________ 8

REVUE DE PRESSE _____________________________________________ 10

DICTATURE __________________________________________________ 10

La mémoire de l'Espagne se libère peu à peu_________________________ 10

ESPAGNE ____________________________________________________ 13

Les fosses et les démons du franquisme ____________________________ 13

Une loi de «mémoire historique» pour en finir avec la guerre civile _______ 13

FRANQUISME_________________________________________________ 16

Le Parlement espagnol approuve la loi sur la Guerre civile ______________ 16

Les "abus de la mémoire" au Vatican_______________________________ 15

LA GUERRE CIVILE EN ESPAGNE __________________________________ 19

Pour suturer des plaies encore ouvertes ____________________________ 24

Des romans contre l’oubli de la guerre d’Espagne _____________________ 24