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Lorsque le sage montre la lune… l’imbécile regarde le doigt De la critique du redoublement à la lutte contre l’échec scolaire Philippe Perrenoud Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation Université de Genève 1996 Sommaire 1. Les critiques des chercheurs 2. Les ambivalences des enseignants 3. L’introuvable consensus sur la définition de l’échec 4. Inégalités réelles et politiques de démocratisation 5. Et le Ministre, dans tout ça ? Références Le bien-fondé du redoublement est périodiquement discuté dans les systèmes scolaires qui le pratiquent encore. Chaque fois que le débat reprend, le risque est, à nouveau, de se centrer sur les symptômes plutôt que sur les causes profondes. L’exemple genevois est éloquent. Au cours des années 1960, les travaux de Roller et d’Haramein (1961) et d’Haramein (1985), au Service de la recherche pédagogique, puis ceux du Service de la recherche sociologique (notamment Bartholdi, 1970 ; Petitat, 1971), ont attiré l’attention sur l’importance du retard scolaire dans l’enseignement primaire genevois. Cette prise de conscience a suscité une baisse sensible

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Lorsque le sage montre la lune…l’imbécile regarde le doigt

De la critique du redoublement à la lutte contre l’échec scolaire

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducationUniversité de Genève

1996

Sommaire

1. Les critiques des chercheurs

2. Les ambivalences des enseignants

3. L’introuvable consensus sur la définition de l’échec

4. Inégalités réelles et politiques de démocratisation

5. Et le Ministre, dans tout ça   ?

Références

Le bien-fondé du redoublement est périodiquement discuté dans les systèmes scolaires qui le pratiquent encore. Chaque fois que le débat reprend, le risque est, à nouveau, de se centrer sur les symptômes plutôt que sur les causes profondes. L’exemple genevois est éloquent. Au cours des années 1960, les travaux de Roller et d’Haramein (1961) et d’Haramein (1985), au Service de la recherche pédagogique, puis ceux du Service de la recherche sociologique (notamment Bartholdi, 1970 ; Petitat, 1971), ont attiré l’attention sur l’importance du retard scolaire dans l’enseignement primaire genevois. Cette prise de conscience a suscité une baisse sensible des taux de redoublement et donné le coup d’envoi d’une politique plus active de lutte contre le redoublement, qui a conduit au développement du soutien pédagogique et à de premières expériences de différenciation de l’enseignement. La Genève pédagogique s’est alors installée dans la douce illusion qu’elle luttait efficacement contre l’inégalité devant l’école. Or, en 1993, Hutmacher, à partir d’une étude des taux de redoublement, montrait 1. qu’ils tendaient, globalement, à croître à nouveau ; 2. que les écarts se creusaient entre favorisés et défavorisés. Ce constat a suscité un vaste débat, qui n’est pas clos et qui a notamment donné lieu à un Forum réunissant plusieurs centaines

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d’enseignants et de cadres de l’école primaire. Un an plus tard, une rénovation de l’enseignement primaire a été mise en chantier, dans le sens des cycles d’apprentissage, donc à terme d’une suppression du redoublement. Trente ans pour en arriver là, sans être sûr pour autant de faire mieux que d’agir sur les signes extérieurs de l’inégalité.

En luttant contre le redoublement, aura-t-on pour autant lutté contre l’échec ? Hutmacher (1993) le dit très clairement : le redoublement n’est qu’un indicateur - incertain - des inégalités d’apprentissage. Or, jeter le thermomètre n’a jamais fait tomber la fièvre. La suppression du redoublement est une mesure nécessaire, mais pas suffisante, et que toute solution alternative ne vaudra que par sa capacité à atténuer les disparités effectives d’apprentissage. La démocratisation des études se joue sur les acquis réels des générations successives et donc sur les moyens que se donnent les systèmes éducatifs de développer, en lieu et place du redoublement, une véritable individualisation des parcours de formation, fondée sur une organisation scolaire et des didactiques qui permettent une réelle différenciation de l’enseignement, des suivis sur l’ensemble d’un cycle d’étude, une évaluation formative, des méthodes actives dans toutes les classes.

On ne peut cependant escamoter le débat sur le redoublement dans les systèmes scolaires où il paraît encore être la réponse adéquate à l’hétérogénéité des capacités d’apprentissage et des acquis des élèves. De nombreux pédagogues, de nombreux chercheurs en éducation ont plaidé et plaident aujourd’hui avec conviction pour sa suppression pure et simple. Pourquoi ne sont-ils pas entendus, en dépit des travaux comparatifs qui leur donnent raison, en dépit de l’expérience des systèmes éducatifs qui ont renoncé apparemment sans dommages à une telle mesure ? Parce que le débat mobilise des représentations contrastées, ancrées elles-mêmes dans des visions différentes du savoir et de l’inégalité, dans des cultures nationales et régionales qui ne donnent pas le même sens à l’excellence, dans des cultures professionnelles qui préparent diversement à affronter les différences.

1. Les critiques des chercheurs

Dans les pays qui l’ont supprimé depuis longtemps, le redoublement semble aussi archaïque et cruel que les supplices médiévaux ou les remèdes des médecins de Molière et on y a quelque peine à imaginer qu’il existe des pays développés où on le pratique encore… Au contraire, dans ces derniers, le redoublement apparaît, aux yeux de la majorité des enseignants, et d’une bonne partie des parents, des élèves, des responsables scolaires et des leaders d’opinion, une mesure de bon sens, entre mal nécessaire et mesure bénéfique ; certains le défendent même comme un " droit " inaliénable des élèves ou des familles. À l’échelle sociétal, le redoublement est parfois présenté comme un garant du niveau de l’enseignement et de la compétitivité du système éducatif. Le débat porte éventuellement sur

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l’ampleur du redoublement, ses critères, sa probabilité plus forte dans certains degrés, ses fluctuations au cours du temps, sa fréquence inégale selon le sexe, l’appartenance de classe ou l’origine nationale. Dans son principe, il apparaît globalement légitime, quand bien même il a partout ses détracteurs. Lorsqu’un élève, parvenu au terme d’une année scolaire, ne manifeste pas une maîtrise suffisante du programme, dans notre société, une majorité d’enseignants, de parents, de responsables politiques trouve " normal " de l’inviter ou de le contraindre à redoubler.

Nul ne songe pour autant à nier qu’un redoublement soit, dans la vie d’un élève et de sa famille, un événement singulier, souvent lourd de sens. Comment nier qu’il soit difficile, pour un enfant ou un adolescent, alors que ses camarades plus heureux poursuivent leur progression dans le cursus, de se sentir en échec et, pour cette raison, de quitter son groupe pour se retrouver avec de plus jeunes. C’est dur, disent certains, mais n’est-ce pas la vie même, où chacun paye la rançon d’un manque de maturité, de travail ou d’aptitudes ? Dans une culture qui justifie globalement le redoublement, il ne suffit pas d’insister sur la souffrance des enfants et des familles, sur l’aspect humain. Il faut des arguments moins sentimentaux.

Le temps perdu est-il déterminant ? Chaque année supplémentaire de scolarité coûte cher à la collectivité, ce qui incite parfois les gouvernements à limiter les taux de redoublement pour des raisons purement budgétaires. Ce critère n’est toutefois pas décisif : la dépense pourrait se justifier si elle améliorait en proportion le niveau global d’instruction et les chances des moins favorisés. Ajouter, à une scolarité qui en compte dix ou vingt, un ou deux ans d’études n’est pas déraisonnable, si c’est pour mieux atteindre les objectifs de la formation. D’autant plus que, lorsque le chômage des jeunes s’accroît, les systèmes éducatifs tendent plutôt à les retenir, au besoin en allongeant la scolarité obligatoire ou en créant des formations postobligatoires nouvelles. Pousser les jeunes à se présenter le plus vite possible sur le marché du travail n’est plus une priorité lorsque l’emploi se fait rare.

Qu’en est-il du temps de redoublement dans la vie des élèves eux-mêmes ? Mettre un an de plus ou de moins pour acquérir une formation scolaire de base, est-ce un drame ? Dans toutes les entreprises humaines complexes, on sait qu’il faudra parfois, pour atteindre le but, mettre plus de temps qu’on ne prévoyait, et que certaines opérations devront être recommencées. On peut, certes, insister sur le coût du redoublement pour la personne, mais la vraie question est de savoir si le jeu en vaut la chandelle. Lorsqu’on tourne un film, lorsqu’on conduit une recherche, lorsqu’on construit un édifice, il apparaît en général plus rationnel d’aller jusqu’au bout de l’entreprise, même lorsqu’elle exige plus de temps que prévu, plutôt que d’y renoncer en laissant l’œuvre inachevée et donc largement ou totalement inutile. L’abandon survient lorsque le supplément de temps et de dépenses devient prohibitif en regard des résultats attendus. Durant les études secondaires, les années de réorientation ne sont pas rares, et la pratique d’une année d’interruption &endash; voyage, travail, service militaire &endash; n’est pas exceptionnelle.

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Lorsque la formation initiale dure quinze ans ou davantage, lorsque les sociétés sont incapables d’offrir du travail à tous, est-ce qu’une année de plus ou de moins fait une grande différence dans la vie des jeunes ?

Enfin, nul ne soutient que tous les enfants sont capables d’apprendre la même chose dans le même temps. Que les parcours scolaires soient de longueur variable n’est donc pas en soi un scandale. Les critiques du redoublement se fondent sur son inefficacité, alors que ceux qui veulent le maintenir le trouvent utile et, surtout, ne voient pas comment s’en passer.

Le redoublement est inutile

Qu’y a-t-il de plus abstrait qu’un " taux de redoublement ", défini comme le pourcentage des élèves d’un degré qui redoublent ? Cette abstraction est néanmoins nécessaire pour suivre l’évolution du redoublement au cours du temps et ses variations d’un degré ou d’une filière à l’autre, ou encore pour comparer les degrés équivalents de systèmes éducatifs différents.

 C’est ainsi que l’on peut comparer quelques pays d’Europe :

Taux de redoublement au primaire dans quelques pays européens

Pays % au 1er degré

% au 4ème degré

Allemagne 1 1

Italie 1 1

Espagne 1 2

Pologne 2 3

Tchécoslovaquie 3 1

Pays-Bas 4 1

Roumanie 4 1

Bulgarie 4 4

Hongrie 5 3

France 8 4

Portugal 19 11

Source : S. Gajraj, Statistical Issues. Primary Education : Repetition, UNESCO, Division of

Statistics, November 1991 (cité par Crahay, 1992).

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Dans les pays qui connaissent plusieurs régimes scolaires, un taux national n’a guère de sens. Crahay (1992) montre qu’en Belgique, le redoublement est nettement moins fréquent dans la Communauté flamande. Les travaux des chercheurs belges donnent, pour la Communauté française de Belgique, des chiffres proches de la France, juste avant le Portugal, qui a les taux les plus élevés d’Europe. En Suisse, le taux de redoublement varie selon les cantons. À Genève, pour l’année scolaire 1992-93, il était de 4.4 % en première primaire, de 2.9 % en quatrième primaire (respectivement 5.4 % et 3.6 % si l’on regroupe redoublement et transfert dans l’enseignement spécialisé)*.

Que conclure de tels chiffres ? Au minimum que le redoublement n’est pas une mesure naturelle : dans certains pays il apparaît " normal " de faire redoubler, en moyenne, un à deux élèves sur vingt, d’autres trouvent tout aussi " normal " de maintenir ce taux à hauteur de 1-2 %, alors que dans les pays scandinaves et en Grande-Bretagne, il semble " normal " de ne pas faire redoubler du tout. Lorsque la " normalité " varie aussi spectaculairement, on peut conclure que le redoublement est une construction sociale qui en dit plus long sur le système éducatif et les mentalités que sur le développement et le niveau scolaire " objectifs " des enfants de sept ou onze ans. Qui pourrait croire en effet que les jeunes Portugais, les jeunes Français, les jeunes Belges francophones sont moins capables d’apprendre que les jeunes Italiens, les jeunes Scandinaves ou les jeunes Belges néerlandophones ? Chaque système national ou régional fabrique sa propre norme. Il la protège en ignorant la réalité des autres ou, lorsqu’il ne peut la méconnaître, en prétendant que " comparaison n’est pas raison ". Ainsi, l’expérience des pays qui vivent sans redoublement reste-t-elle peu connue de ceux qui le considèrent comme une nécessité. Chacun trouve facilement quelques arguments pour ne pas se sentir mis en question par la " normalité " des autres : autres mentalités, autres finalités, autres exigences… Les travaux de recherche qui plaident pour la suppression du redoublement ne sont guère mieux entendus.

Ces travaux montrent pourtant &endash; voir la revue de Crahay (1992) &endash; que les effets bénéfiques du redoublement sont très minces, sans commune mesure avec son coût humain et financier. Les enquêtes internationales ne donnent aucune raison de penser que les systèmes scolaire pratiquant massivement le redoublement envoient davantage d’élèves vers les études longues ou assurent globalement un meilleur niveau moyen de formation des générations scolarisées. Ni le niveau moyen d’instruction, ni la formation des élites ne se sont dégradés dans les systèmes qui ne pratiquent pas le redoublement ou ne l’autorisent qu’exceptionnellement, avec des taux inférieurs à 1 %. Les recherches longitudinales montrent également que les élèves qui redoublent au primaire restent des élèves en difficulté et ont moins de chances que les autres d’être admis dans les filières exigeantes du secondaire. Contrairement à ce qu’on entend parfois, le redoublement précoce n’est pas plus efficace (Allal et Schubauer-Leoni, 1991).

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Certes, cela ne prouve pas que le redoublement " ne sert à rien ". Les personnes soignées pour une maladie grave restent souvent membres d’un " groupe à hauts risques " ; on ne peut en conclure à l’inutilité du traitement, car sans intervention médicale, leur sort eût sans doute été moins enviable encore. On peut donc soutenir que le redoublement améliore les choses, même s’il ne restaure pas l’égalité. Pour le savoir, il faudrait conduire une expérience simple, mais difficilement généralisable, pour des raisons éthiques évidentes : parmi les élèves que les procédures courantes du système conduiraient normalement à répéter une année, il suffirait de n’en faire redoubler qu’un sur deux, au hasard. On verrait bien alors s’il y a une différence, " toutes choses égales d’ailleurs ", tant dans les acquisitions que dans l’image de soi. Les rares " expériences " disponibles &endash; anciennes &endash; suggèrent qu’il n’y a aucun gain substantiel.

Les données démontrent en tout cas que le redoublement rétablit rarement une situation d’égalité des chances : l’élève qui a redoublé reste souvent plus exposé que les autres à de nouvelles difficultés scolaires. Ce qui n’est pas étonnant : en proposant " plus du même ", on ne s’attaque pas aux causes profondes de l’échec, qui produisent à nouveau les mêmes effets. Même s’il permet une mise à niveau, le redoublement contribue à forger une identité de mauvais élève, " pas fait pour les études ", aussi bien dans l’esprit de l’intéressé qu’aux yeux de son entourage, de ceux qui le conseillent ou décident de son sort. À Genève, l’orientation au seuil du secondaire est dans une très large mesure négociée, le système accorde assez libéralement des dérogations aux élèves dont les notes de sixième primaire ne permettent pas en principe l’accès aux études longues. Le retard scolaire est alors un handicap sérieux, car les quelques dixièmes qui manquent pour accéder " normalement " à une filière n’ont pas le même sens si l’élève est " à l’heure " ou s’il a redoublé (Hutmacher, 1993) : à résultats scolaires égaux, les aptitudes à réussir dans la suite du cursus semblent, toutes choses égales, diminuer en proportion inverse de l’âge de l’élève.

Le redoublement est injuste et démobilisateur

La recherche en éducation montre également que la décision de redoublement est une mesure fort aléatoire lorsqu’elle est prise par chaque enseignant sur la base de ses propres normes d’excellence, sans procédure de modération de son évaluation à l’échelle du système. Le redoublement dépend d’un seuil dont la détermination est largement arbitraire : on pourrait enseigner n’importe quoi à une classe composée de titulaires du prix Nobel et en faire redoubler un ou deux ; il suffirait de mettre la barre assez haut. Les fameuses dictées de Bernard Pivot fabriquent de spectaculaires hiérarchies d’excellence entre des gens qui maîtrisent tous fort bien l’orthographe. C’est ce que j’ai appelé la fabrication de l’excellence scolaire (Perrenoud, 1995 a). En élevant ou abaissant ses exigence, le maître peut choisir de faire redoubler un, trois ou cinq élèves sur vingt ; il lui suffit de manipuler plus ou moins sciemment les normes d’excellence et les barèmes. C’est ainsi que chaque

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établissement a sa propre politique de sélection et que chaque professeur jouit à son tour d’une certaine latitude pour fixer ses exigences. Il ne se sert pas de cette liberté pour faire n’importe quoi, mais plutôt pour se conformer aux normes non écrites du milieu professionnel ou de l’établissement. La variation des taux de redoublement est en effet beaucoup plus faible que celle qu’on pourrait attendre des variations dans la composition et le niveau réel des classes. Les enseignants s’arrangent pour ne pas faire doubler trop d’élèves. Certains s’arrangent aussi, bon an mal an, ou un an sur deux, pour en faire doubler au moins un, ce qui n’est pas très compliqué, puisque, dans toute classe de vingt élèves, on en trouve toujours qui ont plus de difficultés que les autres. On peut donc, dans une certaine mesure, faire redoubler ou promouvoir les élèves indépendamment de leur niveau réel de connaissance. La décision n’est pas prise en fonction d’un seuil absolu de maîtrise, mais d’un classement. Les travaux de Grisay (1982, 1984, 1986, 1988) montrent que la disparité des niveaux d’exigence produit des décisions de redoublement ou de promotion qui seraient fort différentes si on substituait à l’évaluation de l’enseignant un test national standardisé, en conservant le même taux national.

Si le redoublement provoque la critique des mouvements pédagogiques, des enseignants acquis à la démocratisation et des chercheurs en éducation, c’est aussi parce qu’il engendre, souvent, plus qu’un sentiment passager d’échec ; il inflige à beaucoup, sinon à tous, une profonde blessure narcissique &endash; perte de confiance en soi, sentiment de dévalorisation ou d’impuissance &endash; même lorsque l’école &endash; est-ce toujours le cas ? &endash; s’efforce de le dédramatiser, de l’humaniser. Cet effet va à l’encontre même des capacités d’apprentissage et conduit l’enfant ou l’adolescent à restreindre ses ambitions et à intérioriser durablement le sentiment de ses limites.

Aux yeux de ses détracteurs, le redoublement n’apparaît donc ni efficace, ni équitable, ni humain, alors qu’il coûte cher, puisqu’il multiplie les années de scolarité, et laisse des " bleus à l’âme ". Les chercheurs en éducation soutiennent donc presque tous qu’on peut renoncer au redoublement ou le réduire fortement sans mettre en danger l’efficacité du système. Ce sont eux, d’ailleurs, qui ont pesé dans ce sens dans les pays où il a été supprimé ou drastiquement limité. Comme le souligne Crahay, lorsqu’on a compris, en médecine, que la saignée faisait plus de mal que de bien, on l’a supprimée sans trouver immédiatement un traitement positif de l’anémie. En pédagogie, alors que le redoublement apparaît au mieux inutilement coûteux, au pire destructeur, il reste néanmoins, dans certains systèmes scolaires, une sorte de " vache sacrée ". Pourquoi ?

 

2. Les ambivalences des enseignants

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Que disent les enseignants ? Peu d’entre eux s’expriment spontanément sur ce thème et il est difficile de dire s’ils sont représentatifs de la profession. Mieux vaut donc les interroger par sondage. Une recherche de Pini (1991), conduite à Genève auprès d’une centaine d’enseignants primaires, montre que beaucoup pensent que le redoublement est un mal nécessaire, voire une mesure positive, favorable à l’élève.

Un mal nécessaire

Voici dans quelles proportions les enseignants primaires genevois adhèrent aux affirmations suivantes :

Affirmation Sont d’accord

Certains élèves ont besoin d’une année supplémentaire : cela leur permet de mûrir et de mieux se préparer à affronter les difficultés de leur scolarité future

97 %

Pour l’élève qui redouble, le fait qu’il pourra parcourir une deuxième fois la totalité du programme est en général bénéfique

87 %

Trop souvent, le redoublement a des effets préjudiciables sur la scolarité ultérieure de l’élève

16 %

Il est rare que le redoublement d’une classe soit vraiment profitable pour l’élève

27 %

Une partie seulement des personnes interrogées expriment un sentiment de malaise ou de culpabilité :

Affirmation Sont d’accord

Je n’ai pas l’impression de vivre le redoublement d’un élève comme un échec de mon enseignement

72 %

La décision de faire doubler un élève me laisse avec un sentiment de culpabilité et de malaise

41 %

On voit que tous ne se sentent pas mis en question par le redoublement, loin de là, et que beaucoup pensent que le redoublement est simple affaire de réalisme :

Affirmation Sont d’accord

Les moyens proposés par les spécialistes de l’éducation 85 %

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pour éviter le redoublement sont peu réalistes et difficilement applicables

En s’y prenant de façon adéquate, l’enseignant devrait pouvoir éviter la plupart des redoublements au cours de

l’école primaire

35 %

Nombre d’enseignants ne pensent pas que le redoublement est dramatique :

Affirmation Sont d’accord

Le redoublement ne fait qu’accroître le désavantage des élèves qui sont déjà défavorisés en raison de leur origine

sociale ou culturelle

31 %

On a eu tendance à exagérer le rôle négatif du redoublement. Au cours de l’école primaire, le

redoublement est rarement vécu par l’élève comme un échec

48 %

Et ils ne pensent pas qu’on pourrait s’en passer :

Affirmation Sont d’accord

Le redoublement est généralement inutile puisque la plupart des lacunes peuvent être rattrapées au cours de

l’année suivante

11 %

Vis-à-vis du collègue qui recevra ma classe l’année suivante, je n’ai pas le droit de promouvoir un élève qui

présente des lacunes importantes

71 %

Pini conclut :

En tant que recours ultime face à des situations d’une certaine gravité, le redoublement apparaît aux instituteurs genevois comme une mesure pour le moins acceptable. À cela, trois sortes de raisons.

Sur le plan scolaire et pédagogique, ses effets sont jugés le plus souvent bénéfiques pour l’élève confronté à des difficultés d’apprentissage importantes (mieux se préparer aux difficultés de la scolarité future, parcourir une deuxième fois la totalité du programme). Ensuite, par rapport au fonctionnement actuel (rattrapage impossible au cours de l’année suivante) et face à l’absence d’alternatives réellement crédibles (organisation différente de l’enseignement ou, plus généralement, mesures proposées par les spécialistes de l’éducation), l’enseignant paraît confronté à une situation où la liberté de choix ne lui est pas véritablement donnée. Enfin, acceptable, le redoublement l’est également parce que ses répercussions négatives semblent en définitive d’ampleur limitée : tant sur le plan psychologique (confiance dans ses propres moyens) qu’en ce qui concerne la scolarité ultérieure de l’élève en situation de désavantage social (Pini, 1991, p. 266).

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Une telle enquête a été renouvelée auprès d’autres enseignants, dans d’autres systèmes éducatifs pratiquant couramment le redoublement. Les tendances sont les mêmes. Je résisterai cependant à l’idée que la majorité des enseignants adhérent sans hésitation au principe du redoublement. Il constitue clairement, pour une fraction d’entre eux, une source inépuisable de doutes et de culpabilités, un problème qui prend du temps et de l’énergie, qui oblige à peser le pour et le contre, à négocier, à faire ce qu’il faut pour se couvrir une fois la décision prise, à gérer la dissonance entre ce qu’on voudrait et ce qu’on doit faire. Paradoxalement, l’inconfort peut être d’autant plus grand que le redoublement est marginal : lorsqu’il s’agit d’un élève sur vingt, on le traite comme un cas, on réfléchit, on discute. Lorsqu’on fait échouer 50 ou 70 % d’une volée, comme dans certaines années propédeutiques de l’enseignement postobligatoire ou universitaire, une machine impersonnelle assume la décision. Un QCM, un total de points et un barème identifient presque automatiquement ceux qui réussissent et ceux qui échouent à l’examen annuel. C’est encore mieux si l’ordinateur envoie lui-même la lettre annonçant la mauvaise nouvelle ! Entre ces extrêmes, on trouve certains degrés de l’école obligatoire où le taux de redoublement se situe entre 10 et 25 %. Trop pour qu’on se préoccupe de chacun comme d’un cas singulier, trop peu pour qu’on puisse se protéger derrière une machinerie…

À la diversité des situations &endash; selon le niveau du cursus, la filière, les enjeux, les conséquences pratiques du redoublement &endash; il faut ajouter les variations entre enseignants : les uns font redoubler sans états d’âme, alors que d’autres, devant la même situation, vivent à chaque fois un cas de conscience. Au total, l’école et les gens d’école n’en sortent pas indemnes, le redoublement n’est pas bien vécu, on n’a pas facilement la conscience tranquille, surtout en un temps où les parents, l’opinion, la classe politique ne se gênent plus pour mettre en doute l’efficacité de l’école.

Comment expliquer alors que les enseignants ne pensent pas pouvoir se passer du redoublement alors qu’il fait mal à beaucoup d’entre eux ? Comment en arrivent-ils à défendre un droit au redoublement, à le présenter de bonne foi comme une mesure en faveur de celui qui la subit ? Aussi longtemps qu’on n’a pas compris les raisons de cet attachement, on peut bien continuer à dénoncer les taux de redoublement ou leur aggravation. On parle dans le désert. Je vais tenter de montrer que le redoublement paraît un moindre mal aussi longtemps qu’on ne voit pas que mettre à la place ou que les alternatives paraissent trop coûteuses pour le système ou pour les professionnels.

Division du travail pédagogique et justification

Les parents ne sont favorables au redoublement de leur propre enfant que dans deux cas de figures : 1. l’école parvient à les convaincre que c’est dans son intérêt ; 2. ils demandent le redoublement parce qu’ils pensent que cela accroîtra les chances d’une orientation plus favorable en aval. Au plan général, seuls tiennent

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vraiment au redoublement les parents qui n’ont rien à craindre pour leurs enfants et qui dénoncent le danger d’une " baisse du niveau ".

En marge du dialogue entre les familles et l’école, il y a l’ensemble des enjeux internes au système éducatif. Le cursus divisé en degrés successifs de programme induit une " division verticale " du travail pédagogique : les enseignants se succèdent, en quelque sorte, " au chevet " de l’élève, pour un, deux, parfois trois ans ; chacun promet de " faire sa part " dans la réalisation de l’intention d’instruire. S’il n’y arrive pas, que faire ? La possibilité d’un redoublement ou d’une relégation dans une filière spécialisée ne répond que partiellement au problème. Parmi les élèves qu’on fait progresser dans le cursus, certains sont loin de maîtriser l’essentiel du programme.

Chaque enseignant ou presque se dit " Mes collègues, qui accueilleront mes élèves au degré suivant, s’attendent à pouvoir partir de certains acquis. Leur envoyer des élèves qui ne leur paraîtront pas de niveau suffisant, c’est m’exposer, à travers eux, à être jugé peu efficace. De qui aurais-je l’air s’ils estiment que mes élèves n’ont pas le niveau, qu’ils sont mal préparés, voire qu’ils ne sont pas à leur place ? " Face à cette interrogation, un enseignant très solide (ou au contraire très fragile…) peut se mettre soi-même en cause, reconnaître qu’il aurait pu mieux faire, qu’il s’y est mal pris faute de compétences, d’intelligence, de motivation, d’intuition, d’expérience, de sensibilité, de réalisme dans la planification de l’année… Ou encore faute de sympathie, d’intérêt pour certains élèves, faute d’une certaine connivence sans laquelle le rapport pédagogique reste dénué d’humanité et de sens. Ce discours demanderait un courage et peut-être un masochisme peu communs. Il est extrêmement difficile de prendre constamment sur soi sans perdre peu à peu courage et sans tendre les verges pour se faire battre. Il est donc très humain de chercher, systématiquement ou occasionnellement, à rejeter la responsabilité de l’échec scolaire sur d’autres facteurs ou d’autres personnes :

1. On incrimine des circonstances exceptionnelles (classe chargée ou " impossible ", événements &endash; crises, conflits, accidents &endash; qui ont empêché de travailler, santé défaillante, déprime, longue absence du titulaire " mal remplacé ").

2. On accuse des déficiences structurelles du système (formation ou encadrement des maîtres, programmes, moyens d’enseignement, horaires, locaux, degrés, effectifs des classes, disponibilité d’un soutien).

3. On se plaint soi-même du niveau initial des élèves, donc du travail fait " en amont ", par la famille, par l’école maternelle, puis par les collègues qui sont intervenus " en amont " durant les années précédentes. Ou on met en question les éventuelles procédures de sélection ou d’orientation qui décident de la composition d’une classe.

4. On rejette la responsabilité sur les élèves (qui ont atteint leurs limites, ne se prennent pas en charge, ne travaillent pas, etc.) ou sur leurs parents (qui démissionnent, ne contrôlent pas les devoirs, ne font pas pression pour que

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leurs enfants travaillent, donnent des excuses complaisantes, ne s’intéressent pas au travail scolaire, ne viennent pas aux réunions, etc.).

On peut jouer de ces quatre registres. Certes, personne n’est complètement dupe des justifications qu’il donne et elles ne sont pas nécessairement acceptées par autrui. Dans ce domaine, les enseignants savent cependant qu’ils peuvent en général compter sur une certaine solidarité de leurs collègues : les professionnels n’ont pas intérêt à se jeter mutuellement la pierre, ils se mettent donc souvent d’accord pour attribuer l’échec à d’autres acteurs ou facteurs. Même lorsqu’on sait que tel ou tel collègue " fabrique de l’échec ", on censure le fond de sa pensée, on préfère ne pas ouvrir un conflit avec une personne qu’on côtoie tous les jours.

Redoublement et réputation

On a quelque indulgence pour un enseignant qui ne parvient pas à instruire tous ses élèves. On lui pardonne beaucoup moins d’envoyer au degré supérieur des cas " désespérés ". À lui, par conséquent, de recourir au redoublement à bon escient. Tout se passe comme si, devant une impuissance collective, chacun devait prendre sa juste part du " sale boulot ", qui consiste à faire échouer. Celui qui n’assume pas cette tâche ingrate place ses successeurs devant une mission plus impossible encore. C’est pourquoi nul enseignant ne peut prendre régulièrement le risque de faire progresser au degré suivant plusieurs élèves qui n’ont manifestement pas le niveau attendu par ses collègues, du moins sans une négociation avec eux, qui suppose une forme de travail d’équipe. Chacun navigue donc au plus près entre divers écueils : à trop intérioriser les attentes des collègues, on dévalorise son propre travail ; à trop les ignorer, on nuit à sa réputation dans l’école et aux yeux des parents.

71 % des instituteurs genevois interrogés par Pini disent : " Vis-à-vis du collègue qui recevra ma classe l’année suivante, je n’ai pas le droit de promouvoir un élève qui présente des lacunes importantes. " Est-ce le droit ou le courage qui leur manque ? En choisissant de ne pas faire progresser dans le cursus un élève qui n’atteint pas un seuil de maîtrise suffisant, on se retrouve devant un autre dilemme : le remède ne sera-t-il pas pire que le mal ? Entre le risque d’être accusé de laxisme et le risque d’être suspect d’élitisme et de sévérité excessive, comment choisir ? Entre le risque de pénaliser certains élèves en les faisant redoubler et d’en envoyer d’autre à l’échec plus grave en ne les faisant pas redoubler, comment choisir ? Entre le risque de prendre une mauvaise décision pédagogique et celui d’entacher sa réputation professionnelle, comment choisir ?

On pourrait répondre que le seuil est défini " objectivement " par l’impossibilité d’accéder au degré supérieur sans maîtriser ses " prérequis ". Hutmacher (1992) montre que ce facteur n’est pas déterminant : dans l’école primaire genevoise, lorsque l’enseignant " suit ses élèves ", autrement dit garde sa classe l’année suivante, le redoublement disparaît ! C’est donc qu’il n’est pas impossible de

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travailler avec un ou deux élèves en grande difficulté. D’ailleurs, 64 % des instituteurs genevois pensent que " L’élève qui est promu sans avoir atteint un niveau de maîtrise satisfaisant ne perturbe pas forcément le travail de la classe à laquelle il sera affecté ". Ils n’osent tout simplement pas attendre de leur collègue un tel optimisme.

3. L’introuvable consensus sur la définition de l’échec

Alors que, pour les chercheurs, le redoublement ne sert à rien, les enseignants sont donc, pour des raisons compréhensibles, beaucoup plus hésitants. Les divergences d’intérêts et de stratégies ne sont pas seules en cause. On ne peut concevoir l’échec de la même façon selon qu’on se trouve confronté à des situations singulières ou qu’on raisonne à large échelle. C’est l’une des causes du divorce entre représentations des enseignants et représentations des chercheurs, qui travaillent de façon comparative.

Pini met en cause la légèreté du discours des sciences de l’éducation ou des mouvements pédagogiques qui dénoncent le redoublement en ignorant la situation concrète des praticiens confrontés à des élèves, des parents et collègues en chair et en os. Et il montre que leur scepticisme à l’égard des beaux discours s’ancre dans une forme de réalisme : " A ma place, vous en feriez autant ! "

Le divorce est-il fatal ? Manifestement, il ne suffit pas, pour emporter la conviction des enseignants, d’accumuler les données statistiques démontrant que le redoublement ne sert à rien ou n’est pas équitable. Sans doute parce les raisonnements sont fondées sur des données difficilement comparables et font appel à des méthodes complexes, compte tenu de la disparité des indicateurs, des conventions statistiques nationales, des périodes d’observation. Le poids de l’expérience et des exemples vécus est sans commune mesure avec la force abstraite des statistiques. La loterie et d’autres jeux de hasard péricliteraient si les gens croyaient aux probabilités ! Sans doute serait-il, pour faire changer les représentations et les attitudes, plus efficace d’envoyer les enseignants sceptiques enseigner un an ou deux dans un système scolaire qui a proscrit le redoublement. Même si une telle expérience était possible, et démontrait que les bénéfices du redoublement sont faibles en regard de ses coûts, convaincrait-elle les praticiens ? On peut en douter. La racine du problème est ailleurs : dans une culture donnée, à un moment donné de l’histoire d’un système éducatif, beaucoup d’enseignants ne voient pas comment on pourrait se passer du redoublement, n’imaginent aucune alternative praticable face aux cas d’élèves en grande difficulté dont ils ont la charge, compte tenu des attentes de leurs collègues.

Échec et redoublement

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On ne pourra avancer sans prendre le problème à un autre niveau, celui des politiques de démocratisation de l’enseignement et des moyens qu’elles se donnent pour dépasser l’opposition entre maintien et suppression du redoublement, en particulier la mise en place de dispositifs d’individualisation des parcours de formation et de différenciation de l’action pédagogique. Pour aller plus loin, un détour s’impose : on ne peut rien comprendre aux discours sur le redoublement sans analyser plus finement le rapport entre redoublement et échec scolaire. " Lorsque le sage montre la lune… l’imbécile regarde le doigt " : ce " proverbe chinois " illustre fort bien la tentation de prendre le signe pour ce qu’il indique. Nous ne cessons de nous référer au redoublement &endash; dans les pays où on le pratique encore &endash; pour parler de l’échec scolaire. Pourtant, c’est un indicateur bien limité, dont le seul avantage est d’être simple et disponible. C’est donc à travers lui que se mène un débat plus global sur l’efficacité de l’école. Il importe de comprendre les tenants et aboutissants de cette confusion. Pourquoi est-il tentant d’assimiler le redoublement à l’échec scolaire ? Pour au moins deux raisons :

1. Il est difficile de mettre deux personnes d’accord sur la définition de l’échec scolaire : affaire de connaissances ? de compétences ? de motivation ? de développement ? d’image de soi ? d’identité ? Est-ce l’échec de l’élève ou l’échec de l’école ? qui en décide ? Qui le déclare ? Qui en tire des conséquences ?

2. Même si on se met d’accord sur une définition univoque de l’échec, on ne disposera de données correspondant à cette définition qu’au prix d’une enquête originale, avec des instruments de mesure construits dans cette perspective. Cela suppose des mois ou des années de travail, aucune possibilité de comparaison avec d’autres pays ou régions, aucune série chronologique pour étudier les tendances. Et même l’éventualité d’une disparition du consensus au fil des mois ou au vu des premiers résultats…

Il s’ensuit une curieuse contradiction :

d’une part, chacun ou presque sait que le redoublement n’est pas l’échec, que c’est " plus compliqué que ça " ;

d’autre part, nul ne veut se réduire au silence et accepte donc de " faire comme si " on pouvait, en parlant du redoublement, parler de l’échec scolaire, de l’inégalité devant l’école, de l’efficacité ou de l’équité du système éducatif.

On s’en doute : s’il n’y avait aucun rapport entre redoublement et échec scolaire, on sortirait rapidement de la confusion. Le rapport existe, il est juste assez évident pour que la tentation soit forte de prendre le redoublement pour un indicateur de l’échec, un signe fragile, pauvre, ambigu, mais le seul qui soit saisissable à grande échelle. Aussi longtemps que les systèmes éducatifs ne se seront pas donnés d’autres indicateurs de l’échec scolaire, à la fois stables, rigoureux, praticables à

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large échelle et généralement acceptés, on sera condamné à " faire avec " des indicateurs aussi fallacieux que le retard scolaire ou les taux de redoublement. Pourquoi ne disposons-nous pas aujourd’hui de tels indicateurs, alors que, comme le montre Isambert-Jamati (1984), l’échec scolaire a été reconnu comme problème de société dès le milieu du XXe siècle ? Parce que nos sociétés naviguent à vue entre deux tendances contradictoires : d’une part, une volonté de ne pas savoir quelles compétences et incompétences leurs systèmes éducatifs produisent véritablement ; d’autre part, le besoin de faire comme si on savait, pour affirmer que le niveau baisse ou monte, que l’inégalité devant l’école augmente ou diminue, que les politiques de démocratisation sont efficaces ou, au contraire, sans effets.

Pourquoi nos sociétés se donnent-elles si peu de moyens de savoir quels apprentissages la scolarisation produit effectivement ? Se contenter d’incriminer chercheurs et statisticiens est un peu court ! Il est vrai que des querelles théoriques ou méthodologiques, des luttes de territoires, des scrupules excessifs ou des débats byzantins ont parfois empêché d’en savoir plus. Mais il est sûr aussi que des enquêtes isolées, aussitôt contestées ne servent à rien. Lorsque les enjeux sont aussi forts et aussi idéologiques, la transparence doit être voulue et organisée au plan politique, un peu à la manière dont on organise les élections dans les démocraties, en garantissant la plus grande neutralité possible des procédures, des instruments, des traitements, en n’autorisant aucun camp à faire de l’évaluation de l’école une machine de guerre pour ou contre telle réforme ou telle politique de l’éducation. Il y a des raisons de penser que les sociétés occidentales sortent peu à peu de la cécité organisée, parce qu’elles mesurent progressivement le coût de leur ignorance. Mais ne nous cachons pas le paradoxe démocratique : dans la mesure où les forces politiques jouent leur sort &endash; gouvernement ou opposition &endash; tous les quatre ou cinq ans, il est inévitable que les partis majoritaires tentent de prouver qu’ils ont accompli un parcours sans faute, que l’opposition tente de montrer qu’elle aurait fait beaucoup mieux si elle avait eu le pouvoir.

Dans n’importe quelle domaine, une statistique devient un enjeu politique lorsqu’elle met en évidence des inégalités sociales et surtout, lorsqu’elle démontre qu’elles s’accroissent ou diminuent moins qu’on ne l’avait promis. Entre autosatisfaction et dénonciation sans appel, y a-t-il place pour un peu d’objectivité, pour une analyse patiente des effets et des transformations des systèmes éducatifs ? C’est le programme des sciences sociales et des sciences de l’éducation, mais il n’est soutenu que ponctuellement, alors que c’est à long terme seulement que de tels efforts de recherche portent leurs fruits. En attendant, il faut bien vivre et gérer les systèmes éducatifs. Donc accepter le débat, même si les dés sont pipés.

L’échec, c’est ce que les gens définissent comme tel

Peut-être est-il impossible de parvenir à une définition stable et partagée de l’échec scolaire parce que c’est, par nature, un concept à géométrie variable, dont chacun fait usage à sa façon, pour démontrer ce qui lui importe. Certes, les chercheurs en

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éducation sont constamment tentés, face à ce flou sémantique, de proposer une définition rigoureuse. Comme sociologue, je pense plus réaliste de soutenir que l’échec scolaire est, en définitive, ce que les gens considèrent comme tel. Il a donc une définition à la fois plurielle et flottante, que nul ne peut remplacer de façon unilatérale par une définition unique et stable. Je mesure bien ce que cette conception relativiste peut avoir d’insatisfaisant pour l’esprit. Chacun &endash; le chercheur comme les autres &endash; voudrait bien que tous se rallient à UNE définition claire et stable, de préférence la sienne ! Et c’est bien pourquoi les ennuis commencent : le seul consensus que chacun soit prêt à accepter facilement, c’est celui qui se construirait autour de sa propre vue des choses. La rigidité des uns et des autres est d’autant plus grande que les enjeux idéologiques et les implications affectives sont plus fortes. La notion d’échec n’est pas neutre, elle sert à juger, à condamner. Autant dire qu’à moins d’exercer un pouvoir totalitaire sur les esprits, toute définition rigoureuse est condamnée à être combattue ou simplement détournée, déformée, appauvrie. Est-ce pur égocentrisme, perversion intellectuelle, refus de la communication ? Nullement. Il se trouve simplement que notre langage n’est pas à la hauteur de la complexité des choses et que toute définition précise est réductrice lorsqu’on dispose d’un seul mot ou d’une seule expression pour désigner des phénomènes connexes, mais distincts.

Que peut alors faire l’observateur ? Plutôt que de pester contre l’imprécision du langage commun, le sociologue y verra plutôt le signe de l’ambiguïté et de la complexité du réel, de notre difficulté à penser et à nommer de façon univoque les inégalités et leurs causes. Dira-t-on que les gens ne savent pas de quoi ils parlent ? Je ne le pense pas : en un moment précis de son discours, chacun sait en général assez bien ce qu’il entend par échec scolaire, même s’il n’est pas en mesure de l’expliquer clairement. La confusion apparente de chacun naît largement du fait de la confrontation avec d’autres définitions : chacun se sent déstabilisé pour un temps lorsqu’on lui dit : " Pour moi, l’échec scolaire, ce n’est pas ce que tu décris ".

Le flottement sémantique n’empêche pas la communication, ce qui suggère que les diverses conceptions de l’échec scolaire ont un noyau sémantique commun. Et parce que les locuteurs ont conscience de la polysémie du langage et ne sont pas naïfs : ils savent que ce qu’ils considèrent comme un échec n’est pas interprété de la même manière par tout le monde. Ils peuvent aussi comprendre la conception d’autrui, sans pour autant la partager : " Tu dis qu’un élève qui apprend dans l’angoisse et a constamment peur qu’on ne l’aime plus est en échec, plus que celui qui a des notes insuffisantes. Je comprends ce que tu dis, mais pour moi, l’échec, c’est autre chose. C’est l’incapacité d’assimiler en un an le contenu du programme Et je sais que pour d’autres, c’est encore autre chose, par exemple la non acquisition de compétences utiles dans la vie. Ou la dévalorisation de soi et le sentiment d’être incapable d’apprendre ".

Nous sommes tous capables de " gérer " une multitude de significations, et souvent de jouer des unes et des autres à notre avantage, parfois avec un certain

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opportunisme. Serait-il possible d’inventorier ces significations, d’en cerner à la fois les points communs et les divergences ? Une telle entreprise serait vaine si elle prenait la forme d’un sondage, d’une question posée dans la rue, hors de tout contexte : " Pour vous, qu’est-ce que l’échec scolaire ? " Parce que la signification d’une telle expression est essentiellement pragmatique, liée à des enjeux interpersonnels ou institutionnels précis. Le débat n’est jamais purement sémantique : il s’agit soit de constater l’échec, soit de l’attribuer à tel facteur ou à tel acteur. L’échec n’est jamais neutre. On se trouve toujours dans le registre de la dénonciation ou de la dénégation, de l’accusation ou de la disculpation.

Il s’agit d’abord de déterminer s’il y a ou non échec : certains l’affirment, voire dramatisent ; d’autres le contestent ou le minimisent. Le débat va bon train sur la réalité de l’échec, donc aussi sur le réalisme des intentions, des promesses, des projets. Lorsque l’on reconnaît, de bonne ou de mauvaise grâce, la réalité d’un échec, il reste à mesurer son ampleur et surtout à cerner ses causes, donc les responsabilités engagées. En fait, les fonctionnements mentaux sont encore plus complexes : l’attribution possible de la responsabilité commande souvent le constat ; si l’on ne peut attribuer l’échec à autrui, aux circonstances, à " pas de chance ", alors mieux vaut le nier. L’explication précède le constat d’échec, elle l’autorise d’autant mieux qu’on imagine pouvoir le justifier.

Nul ne peut définir unilatéralement l’échec et espérer que les autres vont se rallier à sa définition. Mais il serait tout aussi absurde de se résigner, dans ce domaine, à une culture commune totalement vague ou contradictoire, du moins si l’on veut des politiques de l’éducation aussi claires et efficaces que possible. Il n’y a pas de politique publique sans construction intellectuelle partagée qui soit à la hauteur de la complexité des problèmes et des phénomènes.

En matière d’échec scolaire, comme dans tous les autres champs de la politique sociale, il ne sert à rien d’avoir raison tout seul, il n’y a d’action collective qu’à condition d’avoir une vision partiellement commune des problèmes et des solutions. Il importe que les systèmes éducatifs pensent et repensent explicitement, publiquement et de façon aussi stable et rigoureuse que possible, leurs objectifs et le degré auxquels ils les réalisent, les projets des élèves et des familles et le degré auquel le système permet leur réalisation, autrement dit la réussite et l’échec, les inégalités et les hiérarchies, l’évaluation, la sélection et l’orientation. Pour cela, il importe d’accepter un détour par l’analyse des ambiguïtés de l’intention d’instruire dans les sociétés hyperscolarisées.

Les ambiguïtés de l’intention d’instruire et de s’instruire

Il n’y a pas d’échec sans projet. À l’école, l’échec se mesure à l’aune d’une intention d’instruire, telle qu’Hameline (1971) l’a analysée. L’ambiguïté commence du fait que cette intention s’applique à un sujet capable d’entendement et de volonté, donc susceptible d’avoir l’intention de s’instruire. L’effort constant

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de tout éducateur est de faire adhérer l’apprenant au projet qui le concerne. Souvent, il y parvient, du moins en partie. Ou il entretient l’illusion qu’il a su communiquer à l’enfant ou l’adolescent le désir et le projet de s’instruire. D’où la difficulté d’attribuer l’échec scolaire à tel ou tel acteur. À quelle intention faut-il le rapporter ? À celle &endash; incertaine &endash; de l’élève ou à celle, pétrie de bonne conscience, des adultes et des institutions (famille, école, État) qui lui veulent du bien ?

Durant la scolarité obligatoire, peut-on véritablement prêter un projet d’apprentissage à chaque élève ? Sans doute certains intériorisent-ils le projet des adultes. D’autres forment des projets personnels, qui ne recouvrent pas, et de loin, l’ensemble du " programme ". D’autres encore apprennent sous la contrainte &endash; lorsqu’ils apprennent &endash; et n’ont pas de raisons de vivre leur non apprentissage comme leur propre échec. Prenons une comparaison qui paraîtra peut-être provocatrice : durant les guerres, les armées d’occupation font souvent travailler de force, à leur profit, techniciens et savants des pays vaincus. Lorsque ces derniers " ne trouvent rien " et ne répondent pas aux injonctions qu’on leur adresse, se sentent-ils en échec ? N’ont-ils pas, au contraire, le sentiment de résister avec succès à une exigence inacceptable ? Une fraction des élèves sont, à leur façon, des résistants. Que les adultes jugent leur attitude " infantile " ou " irresponsable " leur vaut des ennuis et explique que beaucoup finissent pas céder à la pression sociale. Cela n’autorise pas à penser que la faible assimilation des savoirs scolaires est toujours un échec du point de vue des élèves. Pourquoi ceux qui n’ont jamais eu l’intention d’apprendre ou refusent qu’on les instruise, se sentiraient-il en échec ?

Si les formateurs entretiennent l’ambiguïté, c’est probablement qu’ils en tirent un certain profit " moral ". Ce sont eux qui veulent instruire enfants et adolescents, " pour leur bien ". Mais, lorsque l’entreprise n’aboutit pas, plutôt que de se sentir ou de se dire en échec, c’est l’élève qu’ils déclarent en échec, lui faisant porter la plus grande responsabilité, affirmant qu’il n’est pas " capable ", qu’il souffre de n’être pas assez mûr, intelligent, travailleur, sérieux, motivé, docile, ordonné, ponctuel, actif, autonome, organisé ou lucide pour apprendre " correctement ".

Est-ce simple perversion ? Confusion mentale ? Non, l’attribution de l’échec à l’apprenant tient plutôt au statut de l’enfant et de l’adolescent, à l’extrême difficulté qu’éprouvent les adultes à imaginer que les jeunes puissent ne pas se ranger à leurs " évidences ". Notre société ne laisse guère le choix : soit ils intériorisent les valeurs des adultes et les projets de formation qu’on leur propose, et du coup l’échec scolaire devient leur échec ; soit ils refusent cette " projection " et se retrouvent stigmatisés comme déviants, caractériels, mauvais sujets ou personnalités perturbées. En pratique, certains parviennent à naviguer entre ces rives : ils feignent d’intérioriser le projet des adultes, pour éviter une prise en charge lourde et flirtent avec les limites, donnant, au bon moment, juste assez de signes de conformisme pour sauvegarder une relative quiétude.

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Division du travail et attribution de l’échec

D’autres raisons tiennent à la logique des organisations et de la division du travail éducatif entre adultes. De gré ou de force, les parents cèdent leurs enfants à l’école vingt à trente heures pas semaine, durant dix à vingt ans. Comment n’attendraient-ils pas de l’institution scolaire qu’elle tienne ses promesses ? Cette dernière sait bien que sa prétention exorbitante l’oblige, soit à réaliser son intention d’instruire, soit à se disculper en attribuant l’échec à l’élève ou à sa famille. À qui la faute, si tel enfant de six ans ne s’intéresse pas aux livres et ne manifeste aucun " prérequis " de la lecture ? " Votre enfant n’est pas tout à fait normal ", laisse-t-on entendre aux parents. " Il est peu développé, lent, pas très motivé, pour tout dire peu doué. Peut-être parviendra-t-on finalement à l’instruire. Mais ne vous étonnez pas s’il doit redoubler, aller dans une classe spécialisée ou achever sa scolarité dans une filière peu exigeante. De l’école, vous ne pouvez attendre de miracle ! "

Tous les enseignants ne tiennent pas ce discours. Paradoxalement, ceux qui le tiennent s’y accrochent d’autant plus qu’ils en pressentent les faiblesses. Certes, à l’impossible, nul n’est tenu. Il reste à savoir qui définit l’impossible ? Que dit exactement l’école ? Qu’elle ne peut rien pour quelques élèves décidément trop " déviants " ou " handicapés " pour relever d’une simple action pédagogique ? Ou qu’elle ne peut rien pour tous ceux qui suivent sans grand profit un enseignement traditionnel, frontal et sélectif, mais pourraient apprendre dans d’autres conditions ?

Le rapport entre échec scolaire et redoublement est difficile à cerner précisément parce qu’il participe de logiques de la dénonciation ou de la justification. Selon ce qu’on veut démontrer, selon la position qu’on occupe et les responsabilités qu’on assume, on construira autrement le rapport entre échec et redoublement. Si le redoublement augmente &endash; ou ne diminue pas, en dépit des promesses &endash;, ceux qui sont comptables de l’efficacité de l’école seront tentés de nier ou de minimiser la relation entre redoublement et échec, surtout s’ils ne peuvent imputer l’accroissement du redoublement à la dégradation des moyens ou à la difficulté accrue de la tâche. À l’inverse, ceux qui critiquent le système éducatif, la sélection, l’absence de démocratisation ont intérêt à voir dans le redoublement un symptôme de l’échec scolaire comme échec de l’école à réaliser son projet éducatif. Comment espérer que ces définitions et reconstructions à des fins tactiques puissent aider à y voir clair ?

Pourtant, il importerait d’y voir clair, notamment pour savoir si, lorsqu’on a supprimé ou fortement atténué le redoublement, on a pour autant supprimé l’échec scolaire. Tout dépend, une fois encore, de la définition qu’on choisit de donner de l’échec. D’un point de vue politique étroit, un gouvernement prêt à supprimer le redoublement pourrait être tenté de l’assimiler à l’échec scolaire, comme il confond nombre officiel de demandeurs d’emploi et ampleur du chômage. Les démocraties nous ont habitués à ces tours de passe-passe : lorsqu’on n’a pas les moyens ou la

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volonté de s’attaquer aux causes profondes des problèmes, on peut tenter de faire disparaître certains symptômes. Mais quel est l’intérêt de l’opération à long terme ? Les efforts " cosmétiques " diffèrent plutôt le moment de s’attaquer aux vrais obstacles. La fortune des idées simples et miraculeuses fait toujours perdre des années !

4. Inégalités réelles et politiques de démocratisation

Nul ne va à l’école pour gâcher une ou plusieurs années de sa vie en redoublant inutilement. En ce sens, une école qui renonce à faire redoubler met fin à une forme particulière de gaspillage. Il reste l’essentiel : on va en classe pour apprendre, pour accumuler un capital de connaissances et de savoir-faire permettant d’affronter l’existence, dans la sphère professionnelle aussi bien que dans celles de la politique, des loisirs, de la vie privée. C’est donc sur ce projet qu’il faut juger de la réussite ou de l’échec, tant des élèves que de l’école.

Que faire des inégalités réelles d’apprentissage ?

Qui pourrait prétendre qu’en supprimant le redoublement on combat ipso facto les inégalités d’apprentissage ? Sans doute combat-on les inégalités chaque fois que la progression régulière dans le cursus permet à l’élève de conserver le goût d’apprendre, la confiance en soi, des rapports pacifiques avec ses proches. Nul ne saurait affirmer qu’il en va toujours ainsi. On peut même avancer l’hypothèse inverse : si rien d’autre ne change &endash; dans les exigences, la pédagogie, la prise en charge des élèves en difficulté &endash; la promotion automatique peut éloigner plus encore certains élèves de la culture scolaire, les installer définitivement dans la peau de ceux qui, résignés à ne plus rien comprendre, vivent à l’école sans participer aux apprentissages.

Les systèmes qui ont supprimé le redoublement appartiennent souvent à des sociétés plus soucieuses que d’autres, du moins durant la scolarité obligatoire, du développement de la personne, de la socialisation, de l’intégration sociale, du respect des différences. Dans les cultures francophones européennes, l’école reste plutôt le lieu de la performance intellectuelle et de l’appropriation des savoirs, dans une visée élitiste, mais aussi dans une visée républicaine, lorsque la démocratie passe par l’accès à l’autonomie intellectuelle et aux savoirs. Peut-être les cultures méditerranéennes sont-elles aussi beaucoup moins que les cultures nordiques portées à faire confiance aux capacités de développement et de régulation des enfants et des adolescents, et à vouloir assurer aussi bien l’éducation que l’instruction par une prise en charge de chaque instant. C’est pourquoi il serait absurde de proposer le modèle scandinave ou anglo-saxon aux pays francophones sans tenir compte de différences culturelles qui se traduisent par des conceptions différentes des finalités de l’école obligatoire, de la maîtrise des savoirs, du

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développement des personnes, donc du curriculum. Pour les uns, la scolarité de base propose un parcours éducatif dont les savoirs ne sont qu’une composante, qui met l’accent sur le développement moral, social, physique et intellectuel, qui vise l’acquisition de compétences globales : savoir, raisonner, communiquer, s’exprimer par les arts ou le corps, imaginer, coopérer. Pour les autres, l’essentiel est de parcourir des champs disciplinaires constitués de réseaux denses de savoirs et de concepts. Les uns s’accommodent d’une organisation par cycles d’études de deux ou trois ans orientées par des objectifs généraux et une évaluation large. Les autres insistent sur des découpages annuels et une évaluation sommative omniprésente. Les uns sont ouverts, transdisciplinaires, les autres composés d’une juxtaposition de domaines disciplinaires.

Cette opposition est évidemment caricaturale, car nombre de systèmes éducatifs se situent aujourd’hui dans l’entre deux. Ils ne sont pas figés. L’Italie et l’Espagne ont fortement évolué vers des programmes ouverts, la France et la Belgique ont avancé plus récemment dans ce sens. Mon propos n’est pas de simplifier des phénomènes complexes. Il est de souligner que toutes les sociétés ne vivent pas et n’expriment pas pareillement le souci de maintenir le niveau des classes, ou de ne pas placer certains élèves au-dessous d’un seuil minimal de connaissances au moment où ils abordent de nouveaux apprentissages. La réflexion sur le redoublement, dans une perspective anthropologique et historique, ne peut être détachée d’un contexte institutionnel et culturel qui explique l’obsession du niveau ou au contraire un certain détachement à l’égard de l’excellence. Les études internationales semblent montrer, comme l’indique Crahay (1992), que le niveau global de formation des générations aussi bien que des élites n’est pas plus élevé dans les sociétés qui font redoubler davantage. Il reste que les raisonnements des uns et des autres s’ancrent dans des cultures qui donnent des places différentes à l’obsession immédiate du niveau scolaire. Il est inutile de dire simplement aux francophones : " Vous voyez bien que les Britanniques ou les Scandinaves se débrouillent sans redoublement. Faisons comme eux ! " On ne peut faire comme eux sans devenir comme eux, sans adopter d’autres systèmes de valeurs, d’autres représentations de la culture, de l’excellence, des savoirs, de la sélection scolaire et sociale.

J’en tire une conséquence simple, déjà énoncée : on ne peut, dans de telles sociétés, supprimer purement et simplement le redoublement sans mettre en place d’autres mécanismes capables de " maintenir le niveau ", puisque c’est l’enjeu dominant. Sans doute, une partie du problème se résout-il de lui-même au gré d’une évolution progressive des sociétés, qui les rapproche du modèle scandinave. Une telle évolution culturelle ne se décrète pas. Si l’on veut aller plus vite, et supprimer ou affaiblir rapidement le redoublement, il faut proposer autre chose. Ne pas nier ou banaliser les inégalités d’apprentissage. Ne pas faire comme si elles allaient toutes disparaître comme par miracle du seul fait qu’on ne les sanctionne plus par des redoublements.

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De vraies inégalités

Les hiérarchies d’excellence ne sont pas bâties sur rien et les élèves qui redoublent sont, dans leur majorité, ceux qui ont de véritables difficultés d’apprentissage, même si on peut faire la part des erreurs de mesure (attentes diverses selon les classes et les établissements, Grisay, 1988) et des " erreurs judiciaires " (blocages de la communication ou de la relation qui créent des difficultés intellectuelles apparentes alors que le problème est ailleurs).

Le redoublement n’invente pas les difficultés d’apprentissage. Certes, il les stigmatise et les assortit d’une sanction lourde : refaire l’année. Ce faisant, il détourne de l’essentiel : une partie des élèves qui passent beaucoup de temps à l’école n’apprennent pas ce qu’ils sont censés y apprendre. Ou du moins pas assez vite ou solidement pour qu’on puisse affirmer que la scolarité a joué son rôle. Le redoublement est un leurre si on le tient pour autre chose que la partie émergente de l’iceberg : il y a beaucoup plus d’élèves en difficulté grave que d’élèves qui redoublent. Il serait naïf de croire que les 92 ou 95 ou 98 % des élèves qui progressent dans le cursus maîtrisent confortablement les connaissances et les savoir-faire dont l’école prétend favoriser la construction.

Comme le rappelle Hutmacher (1993), comme je l’ai montré en analysant la fabrication des jugements d’excellence (Perrenoud, 1986, 1995 a), le procédé qui déclare un élève en réussite ou en échec, suffisant ou insuffisant, obéit à tant de logiques qu’on ne peut, à partir des taux de redoublement, rien inférer de solide quant au niveau réel des acquis (moyenne et dispersion) d’une cohorte d’élèves. Pas plus qu’on ne peut interpréter les variations du taux de redoublement ou de retard scolaire comme indices d’une hausse ou d’une baisse du niveau réel d’instruction. Le point de coupure relativement arbitraire qu’on fait passer entre les moyens et les mauvais élèves est moins important que ce qu’il nous rappelle : l’existence de fortes inégalités de capital culturel dès le début de la scolarité obligatoire.

La fabrication des inégalités réelles

J’ai distingué ailleurs (Perrenoud, 1992 c) trois mécanismes principaux de fabrication de l’échec scolaire : l’évaluation, le curriculum et le traitement des différences. Je m’attacherai ici surtout au dernier.

L’évaluation n’est certes pas un simple thermomètre, elle participe à la fabrication des inégalités réelles, parce qu’elle les met en lumière et modifie de ce fait l’image de soi de l’élève, le traitement qu’on lui réserve dans sa famille et à l’école. Même lorsqu’elle n’est qu’un simple reflet des inégalités de compétence, l’évaluation change la suite des événements. Elle stimule parfois une régulation dans le sens des objectifs, elle agit parfois en sens inverse, en stigmatisant et en démobilisant les

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" mauvais élèves ". Même lorsqu’elle n’en rajoute pas, ne dramatise pas d’infimes écarts, ne fabrique pas des inégalités de son cru, l’évaluation n’est jamais innocente. Un bilan " objectif " peut être néanmoins destructeur, parce qu’il induit forcément un jugement et des hiérarchies d’excellence dès lors que la comparaison est possible. Toutefois, conservons aux choses leurs proportions : l’évaluation, aussi normative, sélective, arbitraire soit elle, n’est pas le mécanisme majeur de fabrication des inégalités réelles.

Faut-il s’en prendre aux programmes et aux modèles didactiques ? Il est évident que des choix idéologiques et politiques façonnent la culture scolaire, mais aussi les didactiques et le rapport pédagogique, et sous-tendent aussi bien le curriculum formel et réel que les formes et les normes d’excellence. Ce sont ces choix qui, statistiquement, mettent les enfants issus des classes populaires à une plus grande distance culturelle des programmes et des normes d’excellence scolaires que les enfants issus des classes les plus instruites. Le problème est d’importance, mais les solutions ne sont pas à portée de main : la norme scolaire n’est-elle pas inéluctablement à distance inégale des élèves ? Comment les enfants des adultes qui ont réussi à l’école ne seraient-ils pas, au départ de la scolarité, puis de tout apprentissage scolaire nouveau, favorisés à leur tour, d’une façon ou d’une autre ?

L’important est que ces différences initiales, qui portent sur le " capital culturel scolairement rentable " aussi bien que les attitudes favorables au travail scolaire, ne se transforment pas en inégalités durables de capital scolaire. Bourdieu a, dès 1966, analysé le moteur principal de la fabrication des inégalités d’apprentissage scolaire : l’indifférence aux différences. Il suffit, disait-il, de traiter les élèves comme égaux en droits et en devoirs pour que les différences et inégalités de départ &endash; personnelles, culturelles &endash; se convertissent en inégalités d’apprentissage scolaire. J’ai maintes fois nuancé ce constat : l’indifférence aux différences n’est jamais totale (Perrenoud, 1982 b, 1985 a, 1992 c, 1993 b). Mais elle est assez grande pour produire des effets majeurs.

Le redoublement est, avec la création de filières spécialisées, la tentative la plus ancienne d’homogénéiser les groupes d’élèves, donc de tenir compte de leurs différences de niveau. On sait que cela ne suffit pas. Depuis les années 1960-70, les pédagogies compensatoires, devenues en Europe pédagogies de soutien, ont tenté d’apporter de l’aide individualisée aux élèves en difficulté. Cette forme externe de différenciation n’est pas négligeable, mais elle n’est pas non plus à la hauteur des écarts.

Depuis 1a fin des années 1970, les pédagogies de maîtrise et les pédagogies différenciées ont pris le relais, du moins sur le papier car, contrairement au soutien pédagogique, elles ne sont pas aujourd’hui réalisées à large échelle sur le terrain, même si de nombreux systèmes éducatifs s’en réclament. Il n’est plus temps par conséquent de les " découvrir ". Il importe de comprendre pourquoi une idée aussi simple et séduisante ne se réalise pas. Et si l’on passait à l’acte, suggérait

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Huberman (1988) à propos des pédagogies de maîtrise. Qu’est-ce qui nous en empêche ?

J’ai développé ailleurs (Perrenoud, 1988 a) l’idée que la pédagogie de maîtrise est une utopie rationaliste et qu’elle suppose, si on ne veut ni ne peut en faire un dispositif livré clés en main, une compétence, une identité, une autonomie et une responsabilité nouvelles des enseignants, bref une autre formation et une réelle professionnalisation du métier. Pour être en mesure d’adapter les situations didactiques à chaque apprenant, d’individualiser les contrats et les parcours, les enseignants ont besoin de qualifications et d’outils nouveaux, qui passent par une transformation globale aussi bien de la formation que des conditions d’exercice du métier, en particulier sous l’angle de la coopération professionnelle. C’est pourquoi c’est un long chemin, même si l’on peut différencier tout de suite (Perrenoud, 1995 c) et favoriser la politique des petits pas. À condition de ne pas se cacher la liste impressionnante des deuils qu’une pédagogie différenciée demande aux enseignants (Perrenoud, 1992 a). Leur évolution personnelle vers la pédagogie différenciée ne saurait être une simple ascèse, elle passe par la découverte et la construction d’autres plaisirs professionnels, qui équilibrent la perte de sécurité, d’énergie, de maîtrise, de narcissisme qu’induit le renoncement au pouvoir et à la place traditionnelle de l’enseignant au centre d’un groupe. La différenciation fait partie du scénario pour un métier nouveau dont parle Meirieu (1989). Mais il serait absurde d’attendre le changement du côté des enseignants seulement.

Différenciation et nouvelles didactiques

Trop souvent encore, la différenciation est attendue " par dessus le marché " : on fait comme si on pouvait conserver les programmes, les procédures d’évaluation, les didactiques, les moyens d’enseignement, les temps et les espaces scolaires traditionnels tout en demandant aux enseignants d’ajuster leur action pédagogique à chaque enfant. Or la tâche ainsi conçue est surhumaine. Elle suppose que les enseignants trichent constamment avec les programmes, les méthodes, les règles d’évaluation. Cela absorbe une énergie considérable et met en porte-à-faux avec l’institution, qui ferme les yeux si tout se passe bien, mais applique les critères traditionnels dans le cas contraire.

Pour différencier, il faut alléger les programmes (Perrenoud, 1990), s’en tenir au noyau dur, aux compétences essentielles. Et avoir le droit de ne consacrer ni temps, ni effort, à des apprentissages qui, hic et nunc, n’ont aucun sens pour tel ou tel élève. Ce qui oblige à l’évidence à rompre avec les programmes annuels et les parcours imposés.

Les méthodes d’évaluation doivent évoluer parallèlement. Non seulement pour substituer une évaluation formative à l’évaluation normative traditionnelle, mais pour autoriser les enseignants à évaluer le développement de compétences essentielles plutôt que d’acquis notionnels moins importants mais plus facile à

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attester. Il faut donc accorder aux enseignants le droit de prendre des risques calculés, de garder le meilleur de leurs forces pour observer leurs élèves et cerner leurs fonctionnements, leurs attitudes et leurs acquis plutôt que pour " instruire " un perpétuel " procès en ignorance ", avec une débauche de preuves à opposer au scepticisme et aux protestations des élèves et des parents. Ce qui suppose une sélection moins unilatérale, une vraie coopération avec les parents, un pari sur leur lucidité. Aussi longtemps que l’évaluation est une machine de guerre pour exclure de force des élèves de filières exigeantes ou imposer leur redoublement, elle ne peut être formative. Elle ne peut même pas se concentrer sur l’essentiel. Peut-être l’essentiel n’est-il pas, comme chez Saint-Exupéry, " invisible pour les yeux ", mais il échappe à l’évaluation aussi longtemps que sa logique principale est de n’être jamais prise en défaut, du fait qu’elle s’oppose aux espoirs et aux projets de certains usagers.

Ces thèmes sont connus. Peut-être faut-il insister davantage sur les méthodes et les moyens d’enseignement. Dans nombre de systèmes scolaires, on pense encore qu’il y a un bon manuel et une bonne méthode pour tous les élèves et toutes les classes. Tout s’est passé longtemps comme si la différenciation commençait au delà de la didactique. Les pédagogies de maîtrise, dans leur conception originale, ajoutaient un étage à un édifice didactique pour l’essentiel inchangé, l’étage de la remédiation différenciée pour les élèves n’ayant pas atteint le seuil de maîtrise visé. Ce premier progrès, décisif, en appelle un autre : l’élargissement de la pédagogie de maîtrise dans le sens de modèles de régulation moins sommaires (Allal, 1988) et plus généralement en direction des didactiques disciplinaires ; ce qui suppose, dans le même temps, l’ouverture de ces didactiques à la problématique de la différenciation comme axe principal plutôt que corollaire facultatif et mineur (Perrenoud, 1993 c).

Les chercheurs qui s’intéressent à l’évaluation formative ont ouvert la voie : depuis 1986, l’Association pour le développement des méthodologies d’évaluation en éducation (ADMEE), au fil de ses congrès, approfondit les relations entre évaluation formative et didactiques disciplinaires (Allal, 1988 b ; Bain, 1988). La tentative est plus avancée en français (Allal, Bain et Perrenoud, 1993). Il reste à l’étendre à d’autres disciplines et surtout à situer encore plus explicitement l’évaluation formative dans ce qui lui donne son sens : un dispositif de pédagogie différenciée. Actuellement, de tels dispositifs sont souvent ajoutés aux propositions des didacticiens, au gré d’un bricolage hasardeux. Mieux vaudrait ne mettre en circulation que des modèles didactiques intégrant dès le départ la problématique de la gestion des différences, de la diversité des cultures, de l’hétérogénéité des publics, de la diversification des parcours d’apprentissage. Non pas seulement pour reconnaître l’existence du problème et inviter les praticiens à y être sensibles, à la manière dont les modes d’emploi des médicaments attirent l’attention sur les effets secondaires. Il s’agit de donner des outils de gestion des différences, de concevoir une didactique plurielle, " tout terrain " (Perrenoud, 1993 c). Les travaux de Meirieu (1989, 1990) y contribuent, comme ceux de Develay (1992), d’Astolfi (1992), de Clerc (1992), des Cahiers pédagogiques, du Groupe français

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d’éducation nouvelle, du mouvement Freinet. On ne part donc pas de zéro, mais on est très loin d’une large diffusion de ces idées dans les établissements.

Si l’on va dans ce sens, il faudra assumer la contradiction entre deux injonctions faites au corps enseignant : d’une part différencier, d’autre part pratiquer une pédagogie du sens, de la communication, de la recherche, du projet, de l’occasion, une pédagogie interactive et constructiviste. La contradiction n’est ni théorique ni politique : sur le plan des idées, rien n’oppose le souci de différenciation aux méthodes actives. La contradiction est pratique : la différenciation suppose une grande rigueur dans la définition des objectifs, dans l’observation des apprenants, dans la régulation des apprentissages, dans la gestion des parcours. Les pédagogies du projet, interactives et constructivistes, sont au contraire du côté de la négociation, de l’improvisation, de dynamiques collectives complexes qui empêchent de s’intéresser constamment à chacun si l’on veut préserver l’ensemble. Il appartient aux mouvements pédagogiques et aux didacticiens et autres chercheurs de ne pas laisser chaque enseignant " se débrouiller " avec ces contradictions. Elles doivent être reconnues et dans la mesure du possible dépassées dès la conception des programmes, des méthodes, des moyens d’enseignement, des procédures d’évaluation.

 Individualisation des parcours et cycles pédagogiques

On peut différencier tout seul, entre les quatre murs de la classe et dans le temps d’une année scolaire. Toutefois, dans de telles conditions, il est difficile de différencier suffisamment pour faire face à l’ampleur des écarts. Il semble donc indispensable de faire éclater le carcan des degrés et les cloisonnements induits par l’actuelle division du travail pédagogique. Sur la base de cette analyse, en France, en Belgique, à Genève, l’école primaire introduit des cycles d’apprentissage qui insistent sur la construction continue de compétences clés, à travers des activités disciplinaires, mais aussi des situations didactiques développant des compétences transversales. Dans une telle organisation, le redoublement n’a plus guère de raison d’être, chaque enfant progresse à son rythme, le cas échéant en parcourant un cycle un peu plus vite ou un peu moins vite, de préférence en suivant un parcours individualisé lui permettant de progresser diversement selon les domaines.

Il est pertinent d’aller résolument dans ce sens, à condition de reconnaître que les cycles pédagogiques n’offrent qu’une structure qui permet l’individualisation des parcours d’apprentissage, mais ne la garantit pas. Pourquoi ? Parce qu’il ne suffit pas de décréter le décloisonnement dans les structures pour qu’il s’opère dans les esprits. Parce que la gestion sur trois ans d’itinéraires diversifiés est d’une extrême complexité et fait peur aux inspecteurs, aux chefs d’établissements et aux enseignants : les uns deviennent responsables d’une organisation dont les fonctionnements se diversifient, se recomposent et changent avant même d’avoir été documentés. Les autres doivent renégocier constamment une division équitable du travail, des territoires, des zones d’autonomie et des modalités de travail en

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équipe (Perrenoud, 1993 d, 1993 f, 1994 c). L’ouvrage édité par Bauthier, Berbaum et Meirieu (1993) donne une idée de cette complexité. Je la résumerai en reprenant le tableau des peurs à dépasser et des maîtrises à construire que j’avais proposé alors (Perrenoud, 1993 b) :

Sans doute devrait-on en ajouter quelques autres, par exemple la peur de l’autonomie et de l’imprévu au troisième niveau, et la peur de ne pas savoir articuler les trois niveaux. Les cycles pédagogiques ne confrontent pas à tous ces problèmes au même degré, parce qu’ils limitent les possibilités de groupement des élèves, parce qu’ils portent sur la scolarité élémentaire et primaire &endash; tronc commun &endash; et mobilisent des enseignants généralistes, parce que les compétences transversales sont à cet âge moins difficiles à développer, en raison du moindre poids des savoirs disciplinaires. Il reste bien assez de peurs à dépasser et de maîtrises à construire pour " y perdre son latin ".

Les idées de cycles pédagogiques et d’individualisation des parcours de formation, loin d’être des solutions magiques, ouvrent d’immenses chantiers dont ne sortiront des résultats convaincants que si l’on ne fait pas peser sur la bonne volonté des enseignants tout le travail d’invention d’une nouvelle façon d’enseigner, d’évaluer, de décider, de coopérer avec ses collègues (Perrenoud, 1994 a). 

Vue d’ensemble des peurs et des maîtrises, à trois niveaux

Niveaux Peurs à dépasser

Maîtrises à construire

Systèmed’enseignement

Peur de l’égalité

Peur de perdre desavantages acquis

Peur de perdre la maîtrisedu système

Peur de miner l’unité républicaine

Maîtrise des phénomènes de concurrence

Maîtrise des rationalités inégalitaires

Maîtrise des dérives de l’autonomie

Maîtrise de la diversification des formes d’excellence

Établissements

Peur de la complexité

Peur des différences

Peur des conflits

Maîtrise de la régulation continue des dispositifs

Maîtrise des pressions externes

Maîtrise des dynamiques de

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Peur du pouvoir et des responsabilités

collaboration entre enseignants

Maîtrise des stratégies des acteurs de l’organisation

Interactionsdidactiques

entre enseignants et

élèves

Peur de perdre son innocence

Peur de perdre son plaisir

Peur de perdre sa liberté

Peur de perdre ses certitudes

Peur de perdre sa tranquillité

Peur de perdre son pouvoir

Maîtrise du contrat didactique et des stratégies des usagers

Maîtrise de la régulation des apprentissages

Maîtrise des contradictions entre pédagogies actives et différenciation

5. Et le Ministre, dans tout ça ?

Le Ministre n’est évidemment que l’emblème du politique. Mais peut-être n’est-ce pas par hasard que l’expression surgit : les politiques de l’éducation sont très souvent faites d’une suite d’initiatives ou de réformes prises par des ministres successifs. Certes, les textes sont préparés par des administrations plus stables, les problèmes et les solutions possibles ne changent pas du jour au lendemain, les faits sont têtus et devraient interdire de dire ou de faire n’importe quoi. On assiste cependant à des alternances peu favorables à une action à long terme.

La continuité des politiques publiques

C’est l’un des problèmes majeurs des démocraties, en particulier en matière d’éducation. On ne peut espérer, en une législature, venir à bout de l’inégalité devant l’école, pas plus que du chômage ou de la pollution. Ceux qui prennent des décisions essentielles pour l’avenir n’en voient en général pas les effets ; on ne leur en saura gré que bien plus tard. Or, en politique, il faut montrer qu’on agit en moins d’une législature. Il est donc tentant de prendre des décisions spectaculaires, même

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si elles sont sans véritable portée et risquent de casser les efforts patients des professionnels et de l’administration.

Peut-être, sur le modèle du Conseil national des programmes &endash; créé en France par le gouvernement socialiste, immédiatement mis en sommeil par le gouvernement qui lui a succédé, puis ranimé &endash; devrait-on instituer dans chaque système national ou régional une instance indépendante du gouvernement, assurant la continuité sinon de la politique de lutte contre les inégalités et l’échec scolaire, du moins de la recherche et de la doctrine de base, par delà les changements politiques et les fluctuations de la conjoncture. Hormis quelques spécialistes, qui travaillent régulièrement sur le thème de l’échec scolaire et de la démocratisation de l’enseignement, les systèmes éducatifs et les sociétés semblent en effet frappés d’inconstance : on passe par des phases de prise de conscience et des phases d’oubli, des temps d’activisme et des temps d’attentisme, des humeurs défaitistes et des humeurs optimistes. On redécouvre tous les cinq à dix ans l’ampleur du problème, on pousse de hauts cris, on lance de grandes idées, et le soufflé retombe… jusqu’à la prochaine fois.

Ce que le Ministre pourrait faire de plus utile, c’est de garantir la continuité, de ne pas tout recommencer à zéro lorsqu’il arrive au pouvoir, de bâtir ou de poursuivre une politique à long terme, de chercher un large consensus plutôt que de renforcer les clivages. Cela ne veut pas dire que certaines réformes de structures sont inutiles. Mais elles n’ont de sens que sur une toile de fond faite d’incitations concrètes au changement décentralisé, encadré et stimulé par des perspectives claires et souvent réaffirmées à l’échelle du système dans son ensemble. Souvent, il suffirait d’encourager, de renforcer les maîtres et les établissements qui sont prêts à s’engager dans la lutte contre l’échec scolaire. Plutôt que de donner un nouveau mot d’ordre, pourquoi ne pas reconnaître qu’une partie des professionnels attendent simplement qu’on leur donne le droit d’innover, et parfois quelques moyens, par exemple la possibilité de s’assurer le concours d’intervenants externes capables d’accompagner un projet d’établissement.

Quant aux maîtres et aux établissements qui se satisfont du statu quo, il n’est pas nécessairement inutile de leur donner de claires injonctions. Mais l’essentiel consisterait à examiner, avec les formateurs, les chercheurs, les inspecteurs et les chefs d’établissements, ce qui empêche telle école ou groupe d’enseignants de prendre des risques.

En bref, les " grandes politiques ", qui transforment les structures et fixent des objectifs, mériteraient d’être prolongées de façon différenciée. Pour les uns, elles ne font que confirmer un mouvement déjà engagé, pour d’autres, elles sont un point de départ. Il peut paraître ingrat, pour un responsable politique, de n’être qu’une personne-ressource au service d’innombrables processus d’innovation décentralisés qui se sont pour une part amorcés avant son arrivée et se poursuivront après son

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départ. Mais n’est-ce pas exactement ce qu’on attend aujourd’hui des enseignants, face aux processus de développement et d’apprentissage de leurs élèves ?

Que faire ?

Mon propos insiste sur la complexité. Je ne voudrais pas cependant que le sens des nuances contribue à " noyer le poisson ". J’aboutis je crois à une conclusion assez claire : il faut supprimer le redoublement tout en développant d’autres formes de traitement des différences.

Reste à savoir comment faire évoluer vers moins de redoublements un système éducatif qui est encore fortement attaché à cette formule ? Deux voies se présentent :

soit une stratégie autoritaire, une décision qui tombe de haut et provoque doutes et protestations ; si elle est néanmoins maintenue, grâce à un rapport de forces favorable, les gens s’adaptent, les esprits évoluent, les expériences se modifient et dix ans plus tard, comme dans les pays scandinaves, on n’imagine même plus que certains systèmes scolaires pratiquent encore le redoublement, exactement comme on n’imagine pas, dans ces derniers, qu’on puisse s’en passer ;

soit une stratégie douce, qui passe par la diffusion des résultats de la recherche, une politique d’incitation au non redoublement, ferme et continue, et surtout une modification des rapports de travail et des modes de coopération entre enseignants.

Selon les systèmes scolaires, l’une ou l’autre peut se révéler plus praticable, plus défendable. La stratégie douce est nécessairement lente : rompre avec l’individualisme et aller dans le sens d’une culture de coopération (Gather Thurler, 1993) prendra beaucoup de temps et passera par une professionnalisation accrue du métier d’enseignant (Perrenoud, 1993 e et f). Faut-il attendre encore quelques décennies, espérer que le redoublement disparaîtra comme tombe un fruit mûr, une fois que les esprits seront préparés à des fonctionnements alternatifs ? Ou faut-il brusquer les événements ?

Je le crois. Si l’on n’a pas le courage de supprimer purement et simplement le redoublement, ou si les conditions politiques ne le permettent pas, on pourrait au moins tendre à en faire une décision exceptionnelle, prise de façon concertée, en faisant la preuve qu’elle est une bonne solution compte tenu de tous les facteurs connus et de la volonté des acteurs concernés, y compris l’élève et ses parents. Il ne suffit pas de l’annoncer. Il faut ensuite vérifier que les acteurs, dans un premier temps dociles, ne reviennent pas progressivement à des redoublements plus nombreux. Ce qui est inéluctable si l’on compte uniquement sur des décisions autoritaires, sans que changent les esprits. Et si l’on pense s’être de la sorte débarrassé du problème de l’échec scolaire et de l’inégalité.

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Les acteurs joueront mieux le jeu, parfois contre leurs convictions intimes, si l’on prend dans le même temps un ensemble de mesures favorables à l’individualisation des parcours de formation et à la différenciation de l’enseignement.

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Sommaire

© Philippe Perrenoud, Université de Genève.

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Source et copyright à la fin du texte Paru in Bentolila, A. (dir.) Savoirs et savoir-faire, Paris, Nathan, 1995, pp.

73-88.

 

 

 

 

 

Enseigner des savoirs oudévelopper des compétences :l’école entre deux paradigmes

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l'éducationUniversité de Genève

1995

Sommaire

1. Les savoirs, une réalité trop familière et sympathique

2. Une transposition didactique plus facile pour les savoirs que pour les compétences

3. Les savoirs favorisent une évaluation moins coûteuse et moins dangereuse

4. Une plus grande légitimité sociale des savoirs

5. Le poids des savoirs renforcé par les didactiques des disciplines

Conclusion

Références

Le thème des rapports entre savoirs et compétences relève sans doute d’abord de la psychologie cognitive ou de la didactique. Cependant, c’est aussi un problème

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éminemment sociologique, parce que les savoirs sont des représentations sociales, parce que la mobilisation des savoirs, aussi bien que la formation ou l’évaluation des compétences sont des enjeux vitaux pour les organisations et les sociétés humaines, parce que ces notions jouent un rôle fondamental dans les stratégies de distinction, les classements, les processus de sélection et d’orientation, dans la vie scolaire, professionnelle et plus globalement dans tous les champs de la pratique sociale (Bourdieu, 1979 ; Perrenoud, 1984 ; Stroobants, 1994 ; Trépos, 1993, Ropé et Tanguy, 1994). Les rapports entre savoirs et compétences préoccupent les acteurs sociaux, donc intéressent les sociologues.

Ils sont aussi au cœur de plusieurs problématiques théoriques. La notion de schèmes (Piaget, 1973 ; Perrenoud, 1976) ou de " connaissance-en-acte " (Vergnaud, 1990) est fondamentale pour penser l’action humaine sans la conceptualiser comme mise en application d’une théorie ou choix dans un répertoire fini d’actions possibles. L’habitus, comme " grammaire génératrice " des pratiques, permet l’improvisation réglée, dans l’illusion de la spontanéité. L’infinie variation des modalités et des contextes cache l’invariance assez forte des structures de l’action (Bourdieu 1972, 1980). C’est une compétence, au sens où Chomsky a utilisé ce vocable pour décrire la capacité d’un locuteur de produire un ensemble virtuellement illimité d’énoncés appartenant à sa langue, sans puiser dans une " réserve ". La compétence est en quelque sorte un mécanisme de production d’actes et de paroles qui affranchit le sujet de l’appropriation d’une liste préétablie.

La notion de compétence est aussi au cœur de la sociologie de l’éducation, par exemple lorsqu’elle se demande : de quoi la réussite scolaire est-elle faite ? L’analyse montre que l’action pédagogique, qui prétend développer des savoirs généraux et des compétences transposables, se borne en général à travailler et à évaluer des savoirs et savoir-faire très contextualisés (Perrenoud, 1984). L’accomplissement exemplaire des gestes du métier d’élève (Perrenoud, 1994 a) n’exige pas des compétences de haut niveau, mais la capacité de savoir refaire, en situation d’évaluation, ce qui a été longuement exercé.

Je m’en tiendrai ici à un propos plus général, au cœur d’une sociologie du curriculum : les rapports entre savoirs et compétences à l’école. J’avais d’abord conçu mon propos dans les termes de l’opposition entre savoirs et savoir-faire, pour soutenir que l’école reste marquée par la valorisation des savoirs et un certain mépris des savoir-faire. Cette opposition m’a, à la réflexion, paru trop simpliste. Certes, l’école secondaire, notamment dans ses filières " nobles ", tend à valoriser les savoirs, s’y identifie, alors qu’elle tient les savoir-faire en piètre estime, leur donne un statut subordonné, peu prestigieux, même si, en pratique, les savoir-faire jouent un grand rôle dans le travail scolaire quotidien. Toutefois, cette thèse souffre de nombreuses exceptions : les savoir-faire sont explicitement valorisés à l’école maternelle aussi bien que dans l’enseignement professionnel. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment prétendre enseigner des savoirs disciplinaires à des enfants de 3 à 5 ans ? Comment s’en tenir aux savoirs lorsque de jeunes adultes

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s’apprêtent à quêter un emploi ? Entre ces moments obligés, les savoirs ne tiennent le haut du pavé que dans les disciplines et les filières les plus " académiques ". Les savoir-faire ont leur place dans les filières de l’enseignement secondaire débouchant sur la vie active et dans les disciplines telles que les arts plastiques, l’éducation physique ou les langues étrangères, domaines dans lesquels la transposition didactique part de pratiques sociales plutôt que de savoirs savants.

Par ailleurs, l’opposition entre savoirs et savoir-faire est fallacieuse aussi longtemps qu’on ne distingue pas entre des savoir-faire de bas niveau, qu’on pourrait appeler des " habiletés " (skills) et des savoir-faire de haut niveau, qu’on pourrait appeler des compétences. Les savoir-faire de faible niveau ne mobilisent que des savoirs limités, souvent de type procédural. Ils disent comment faire, sur la base de l’expérience plus souvent que d’un fondement théorique explicite. Ils permettent de guider l’action ou d’anticiper les difficultés à surmonter, mais chacun n’est pertinent que pour une classe assez restreinte de problèmes. Ces savoir-faire de bas niveau ne sont pas absents des programmes scolaires, mais ils y sont peu explicites, traités comme évidents, relevant du sens commun. Ils sont moins codifiés, plus vagues que les savoirs et leur sont subordonnés, participant de leur mise en œuvre, notamment de leur manifestation à des fins d’évaluation. Ils sont donc faiblement évalués en tant que tels et sont enseignés sur un mode mineur, sans effort didactique particulier, par la force de l’habitude ou sur le mode du drill et de l’imitation.

Les compétences, au contraire, s’appuient sur des savoirs étendus et explicites, et restent pertinentes pour une large classe de problèmes, car elles incluent des possibilités d’abstraction, de généralisation, de transfert. Il s’agit encore de savoir-faire, au sens large, puisqu’il subsiste une référence à une pragmatique, à la sphère de la décision et de l’action. Une compétence permet de faire face à une situation singulière et complexe, à " inventer ", à construire, une réponse adaptée sans la puiser dans un répertoire de réponses préprogrammées.

La distinction entre savoir-faire de bas niveau (" skills ") et de haut niveau (compétences) est évidemment un peu schématique. Elle paraît cependant pertinente pour analyser plus spécifiquement le rapport entre savoirs et compétences, notamment à l’école. Alors que les savoir-faire de faible niveau font partie de la tradition scolaire, notamment dans le cadre des exercices et des modes d’évaluation, l’accent mis sur les compétences est plus récent.

Vers la démocratisation de l’accès aux compétences ?

Aujourd’hui, il importe de comprendre pourquoi, alors qu’ils valorisent fortement la formation des compétences, les systèmes éducatifs ont tant de mal à " passer à l’acte ", pourquoi ils restent aussi investis dans la transmission de savoirs détachés des pratiques qui leur donnent du sens et de l’efficacité, y compris et d’abord hors du cadre proprement scolaire.

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Sans doute, l’insistance de Montaigne sur les têtes bien faites et toutes les critiques de l’encyclopédisme ont-elles, depuis des siècles, mis l’accent sur l’importance de développer l’intelligence et des " facultés " intellectuelles de haut niveau. Ce discours, cependant, a longtemps été réservé aux héritiers, aux futurs membres de l’élite, à ceux qui auraient à reprendre la direction de l’économie, de la culture et de la politique. Depuis quelques décennies, la référence aux compétences s’est étendue à l’école élémentaire et à l’ensemble des filières du secondaire. On peut donc parler d’une sorte de démocratisation de l’accès aux compétences. Longtemps privilège exclusif des classes dominantes, elles paraissent désormais nécessaires à chacun, notamment en raison de la complexité croissante des organisations et des sociétés et de la volonté de permettre à chacun de participer non seulement aux affaires du pays, mais à celle des entreprises et des associations. En France, comme le montrent Ropé et Tanguy (1994), le rapport du Collège de France (Bourdieu et Gros, 1989) et les recommandations du Conseil national des programmes ont donné une forte audience à des idées développées par les mouvements pédagogiques et la recherche en éducation au cours des décennies précédentes. Ces idées ont sous-tendu les rénovations de curriculum introduites dès les années 1970-1980, en langue maternelle (autour du plan Rouchette), en mathématiques ou en sciences.

Parmi les raisonnements qui ont favorisé cette évolution des représentations, on peut identifier au moins deux moteurs : d’une part la vogue de la notion de compétences dans le monde du travail et de la recherche en éducation, d’autre part la critique des modes d’appropriation des savoirs scolaires et la mise en évidence de leur faible mobilisation et de leur faible transfert en dehors des situations d’enseignement-apprentissage.

 Construire des compétences de haut niveau

Lorsque les étudiants arrivent à l’Université, ce ne sont pas tant les savoirs, qui leur font défaut, que des compétences de haut niveau : lire vite, prendre des notes utilisables, voire communicables ; dégager les idées essentielles et la structure d’un texte ; construire une carte conceptuelle ; établir et retrouver des références ; formuler des observations ou des hypothèses ; rédiger une synthèse, une fiche ou un résumé adaptés à une fonction précise ; organiser son travail, coopérer, gérer sa documentation, mener un débat, construire un exposé efficace, ou tout simplement (?) apprendre, identifier ses erreurs, ses doutes, ses tics, ses limites, ses incompréhensions, pour y travailler.

On peut espérer s’en tirer en proposant un enseignement méthodologique centré sur le travail intellectuel. Mais les connaissances procédurales ou méthodologiques ne sont encore que des connaissances, même si elles prétendent décrire une marche à suivre, par exemple, pour construire un exposé ou préparer un examen. Elles peuvent rester lettre morte si le sujet n’est pas capable de les mobiliser en situation, donc de se les approprier, de les incorporer à son habitus. Or, à quoi servirait la capacité de discourir sur la bonne façon de s’y prendre, si on ne sait la mettre en

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œuvre de façon régulière et spontanée hors d’une situation d’exercice scolaire, face à de vraies incertitudes, pour prendre de véritables décisions ? Cette maîtrise pratique passe par la construction et la consolidation intensives, à travers la résolution de problèmes complexes, concrets et variés, des schèmes d’action reliant, intégrant, adaptant les connaissances aux situations singulières avec une régulation des schèmes de pensée et d’action au gré de l’expérience. Les travaux pratiques et autres tâches de laboratoire vont dans ce sens, mais ils sont développés avant tout dans les domaines techniques.

Élargissons le propos : le système éducatif plaide aujourd’hui pour développer en priorité des compétences de haut niveau : s’informer, communiquer, anticiper, inventer, s’adapter, négocier, décider, transposer, décider, imaginer, coopérer, improviser, accepter les différences, apprendre, se former, analyser des besoins, concevoir et conduire des projets, conclure des contrats, évaluer et prendre des risques, affronter la complexité, le conflit, l’incertitude, inventorier et répartir des ressources, élaborer des stratégies, créer des institutions. Il s’agit de bien davantage que de savoir lire, écrire, compter. Or, ces savoir-faire de haut niveau sont, paradoxalement, présents surtout en début de scolarité élémentaire, là où il est évident qu’on travaille sur des compétences transversales et le développement global de l’intelligence et de la personne. Par la suite, dès huit ans environ, on leur donne moins de place, on les travaille moins méthodiquement, on ne les évalue qu’indirectement, à l’ombre des savoirs. Il y a donc, dans les apprentissages scolaires, un déficit de compétences de haut niveau.

Cette analyse a conduit les experts des organisations internationales, les chercheurs en éducation, les mouvements critiques ou novateurs à plaider en faveur d’une réorientation des programmes dans le sens de la formation de compétences.

 Une appropriation active des savoirs

L’école ne cesse d’évaluer et donc, implicitement, de valoriser, les multiples compétences qui composent le métier d’élève. Même dans une épreuve dite de connaissances, on évalue la capacité de décoder les attentes et les consignes, de prendre des risques calculés (par exemple de répondre au hasard), de doser son effort, de choisir les questions qui " rapportent ", de tricher, se faire aider, de négocier la demande et l’appréciation. Ces compétences, qui jouent un grand rôle dans la réussite, n’ont pas de nom et de statut, sauf peut-être dans la culture des élèves. Ce qui empêche de percevoir que ces pratiques ne sont pas favorables au transfert de connaissances. En effet, les connaissances ne sont rien sans les compétences et les schèmes de perception, de pensée et de décision qui les mobilisent en situation concrète.

L’école croit traiter de savoirs purs, décontextualisés, réduits à leur expression discursive et à leur exercice formel. Ces savoirs sont en réalité étroitement contextualisés, mais on ne s’en rend pas compte, faute d’une analyse du contexte

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scolaire de formation, des pratiques d’exposé, d’exercice et d’évaluation. On se trouve régulièrement fort étonné lorsque les élèves, placés par accident dans de nouveaux contextes, semblent " ne rien avoir appris ". Ils ont appris en contexte et incorporé le contexte au savoir, faute d’exercice intensifs de contextualisation et de décontextualisation, de transposition, d’étayage et de désétayage. Si la culture, selon la formule consacrée, est " ce qui reste quand on a tout oublié ", c’est parce que l’être cultivé a les moyens de retrouver, de reconstruire, de généraliser ou d’ajuster les savoirs en situation. Si l’objectif de l’école est de permettre à chacun d’accéder à cette forme de culture, on voit bien que les savoirs n’auront de sens que fondus dans des pratiques culturelles, intellectuelles, sociales variées. Ce qui ne va pas sans un spectaculaire resserrement des programmes, car on ne peut traiter d'aussi nombreux savoirs que de façon formelle et décontextualisée. Les intégrer à une pédagogie du sens et du projet, c’est se limiter à l’essentiel.

Il y a donc un mouvement accordant davantage d’importance au rapport aux savoirs et à leur usage dans des situations complexes, en acceptant d’en réduire l’étendue et la maîtrise formelle.

De la coupe aux lèvres

L’analyse des pratiques pédagogiques conduit à estimer que ces orientations, très fortement affirmées dans de nombreux textes, ne se traduisent pas encore dans les faits. On peut évidemment expliquer ce décalage par la résistances au changement. Il se peut en effet qu’une partie des professeurs, notamment dans le second degré, ne partagent pas les orientations des textes officiels, et donc les ignorent ou les combattent sourdement.

Il me semble au moins aussi important d’explorer d’autres explications, qui tiennent à la réelle difficulté de fixer des objectifs d’enseignement en termes de compétences et plus encore de compétences complexes, de capacités de pensée et d’action alliant savoirs et compétences. Le primat des contenus n’est pas nécessairement une affaire d’idéologie. Ce peut-être une réponse adaptée aux situations d’enseignement. J’avancerai dans ce sens cinq hypothèses :

1. On connaît l’histoire de l’ivrogne qui cherche ses clés sous le réverbère non parce que c’est là qu’il les a perdues, mais parce qu’il y a de la lumière. Il se pourrait que l’école continue à penser les apprentissages en termes de savoirs parce que c’est ce qu’elle maîtrise le mieux.

2. Il semble suffisant de " transmettre " de façon discursive un contenu dont les contours sont bien identifiés, alors que la construction des compétences passe nécessairement par un détour explicite et souvent complexe par des dispositifs de formation et des situations d’apprentissage. La nature de la transposition, de la planification, du contrat, de l’évaluation, de la négociation didactiques n'est pas la même. La formation de compétences exige à l’évidence des compétences, la

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transmission des savoirs paraît n’exiger que des savoirs… C’est l’image même du métier qui se joue, et donc aussi la nature de la formation des enseignants

3. On pense pouvoir évaluer la maîtrise de savoirs à travers des interrogations ou des épreuves écrites classiques, qui ne demandent que du temps et du travail, alors que, pour juger des compétences d’une personne, on doit l’observer aux prises avec des tâches complexes.

4. Il se trouve toujours un intellectuel élitiste (porte-parole de la tribu) pour fustiger au nom de la culture, en toute bonne conscience et en totale ignorance des réalités des classes, les tentatives de s’écarter des pédagogies du savoir pour aller vers des dispositifs de construction de compétences. Combien de pamphlets creux sur les pédagogies de l’ignorance, le niveau qui baisse, le " roman pédagogique ", les poissons rouges dans le Perrier, la culture qui s’appauvrit, la langue qui se dégrade.

5. La recherche en éducation peut renforcer le statut dominant des savoirs dans l’imaginaire pédagogique : la vogue des didactiques des disciplines part des savoirs savants et de leur transposition, même si certains chercheurs tentent d’élargir le modèle pour faire place à une transposition à partir de pratiques sociales ou de savoirs, professionnels ou communs, plutôt que de savoirs savants.

Reprenons ces hypothèses une à une.

1. Les savoirs, une réalité trop familière et sympathique

Nul ne niera qu’il faille quelque exercice intellectuel, voire pratique, pour s’approprier les savoirs complexes. Les plus audacieux et les plus constructivistes parieront même sur les méthodes actives et les pédagogies du projet pour mobiliser les esprits et stimuler les apprentissages. Cela passe par un faire, mais ne garantit aucun statut enviable aux compétences comme objectifs de la formation. La formation des enseignants, du moins en France, suit et accentue cette hiérarchie. La structure des IUFM parle d’elle-même : on y entre au niveau de la licence (bac + 3 au minimum) et l’on y prépare durant la première année un concours essentiellement académique, qui fait une part congrue au dossier professionnel ; suit une petite année de formation au métier lui-même, centrée sur la formation de compétences, mais dans l’urgence et la tentation de juxtaposer connaissances procédurales et bains de pratique (stages accompagnés ou stages en responsabilité). Le schéma n’est pas radicalement différent dans d’autres systèmes : les savoirs se taillent la part du lion, la formation pratique intervient marginalement, presque honteusement. L’universitarisation des formations accentue cette tendance. Même lorsqu’on s’intéresse aux compétences, on tente de les transformer en savoirs procéduraux, en savoirs sur le faire, sur la pratique (Perrenoud, 1994 a). Résultat : les enseignants sont désormais formés en France au niveau bac + 5, ce qui

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représente au bas mot quinze à seize ans de commerce quotidien avec les savoirs scolaires. Ces savoirs ont convenu aux étudiants, puisqu’ils ont eux-mêmes réussi dans un cursus scolaire qui leur reconnaît une valeur centrale. La maîtrise des savoirs est donc constitutive de l’identité et du système de valeurs des futurs enseignants. L’identité des professeurs du secondaire est d’abord disciplinaire, donc ancrée dans un champ de savoir bien défini. Celle des professeurs d’école est plus composite, mais l’universitarisation de leur formation accroît l’accent mis sur les savoirs savants.

À l’issue de leur formation et durant leur carrière, beaucoup d’enseignants semblent n’avoir pas clairement conscience de la somme de savoir-faire intellectuels ou de compétences plus pratiques qu’exige le traitement des savoirs. Leurs savoir-faire - lire, rédiger, inférer, comparer, prendre des notes, planifier, improviser, négocier, etc. - sont incorporés, " naturalisés " au point de faire oublier qu’ils sont l’aboutissement d’une longue socialisation aux " gestes " du travail intellectuel. De plus, une partie des enseignants, notamment au secondaire et au-delà, pensent encore que pour enseigner, la maîtrise des savoirs est essentielle, voire suffisante. Ces praticiens valorisent peu leurs propres compétences, contrairement aux chercheurs, par exemple, qui savent que la production de savoirs nouveaux suppose la maîtrise d’outils et de méthodes. Lorsque les compétences intellectuelles ou pédagogiques sont reconnues, elles sont souvent attribuées à la personne (dons, talents) ou à son expérience (le savoir-faire comme sédiment d’un apprentissage sur le tas). Il n’y aurait donc pas besoin d’une véritable formation.

Enfin, l’entrée par les savoirs permet une division du travail assez claire, correspondant aux découpages des disciplines. Au contraire, la plupart des compétences de haut niveau traversent les frontières disciplinaires. N’apprend-on pas à raisonner et à communiquer en français et en sciences aussi bien qu’en en histoire ou en arts plastiques ? Si la construction des compétences est l’affaire de toutes les disciplines, on doit se parler par-delà les frontières et chacun est invité, à son grand dam, à sortir de son splendide isolement.

2. Une transposition didactique plus facilepour les savoirs que pour les compétences

Les savoirs enseignés se déroulent comme un texte (Chevallard, 1985), bien que ni leur genèse historique, ni leur processus de construction dans la tête des apprenants ne soient aussi ordonnés. La métaphore du " texte " est peut-être une approximation acceptable s’il s’agit de " transmettre " des savoirs, d’enseigner, au sens traditionnel de l’exposé magistral, et donc de répartir une " matière " entre des " plages horaires " distribuées tout au long d’une année scolaire. Le texte du savoir se prête à un découpage linéaire, il permet de progresser d’heure de classe en heure de classe, de chapitre en chapitre, de page en page. Le savoir ainsi " mis en texte " se

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prête à une planification relativement précise de l’année scolaire : parcourir le programme, c’est avancer dans le livre du savoir de sorte à tourner la dernière page juste à la fin de l’année. C’est souvent, de manière plus concrète encore, progresser dans un manuel ou un polycopié !

Les compétences, pour leur part, se présentent comme des totalités difficilement décomposables ou dont la décomposition n’engendre pas ipso facto une série d’étapes qu’on pourrait parcourir les unes après les autres. On peut certes, tout au début de l’apprentissage de la lecture ou de la musique, apprendre lettre par lettre, phonème par phonème, note par note. On sait qu’on ne maîtrise de la sorte qu’un code, dont la mise en œuvre est systémique. Même s’il est possible de graduer et de doser les difficultés, il s’agit d’affronter constamment la complexité, à des niveaux d’exigence croissants. L’enseignant ne gère pas un renouvellement des contenus, mais un déplacement des niveaux de maîtrise, ce qui est beaucoup moins facile et résiste à une planification indépendante des apprentissages effectifs. La formation de compétences passe par la mise en place de situations d’apprentissage et leur régulation en fonction des acquis.

Les savoirs ont un autre atout : ils sont autodescriptifs. Comme représentations sociales, ils existent en effet à l’état de discours organisés sur la réalité ou sur les opérations d’un sujet théorique. C’est pourquoi leur mise en texte à des fins didactiques reste, dans une large mesure, une opération de " traitement de texte ". Rédiger un manuel scolaire ou un cours, c’est simplifier, résumer, mettre dans une forme plus accessible à des débutants un savoir théorique constitué et qui est déjà mis en forme discursive à l’état savant. Au contraire, les compétences ne sont pas identifiables à un discours, même s’il est possible de les décrire avec des mots. Elles existent à l’état pratique, ou plus exactement, elles existent " en creux " dans des pratiques qui ne sont pas toujours décrites explicitement, parce qu’elles sont mal connues ou ne sont pas jugées dignes d’intérêt.

3. Les savoirs favorisent une évaluationmoins coûteuse et moins dangereuse

Pour évaluer des savoirs, on peut se borner à poser des questions ou à exiger des textes ou des commentaires manifestant une maîtrise discursive des connaissances. " Parlez-moi de l’ère précambrienne, de la loi d’Ohm, du romantisme, de l’économie de l’Asie du Sud-Est, des tests non paramétriques, de la révolution d’Octobre, de la division cellulaire… " Tout cela permet une évaluation apparemment objective, quantifiable, dont le QCM (questionnaire à choix multiples) est l’achèvement : Si on peut le traiter par lecteur optique et ordinateur, l’illusion d’objectivité est complète, encore renforcée si les questions ont été choisies dans une " banque d’items ". L’évaluation des connaissances semble se passer " d’esprit pur à esprit pur ", par textes et logiciels interposés. Le risque

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d’émotion, d’injustice, d’arbitraire paraît donc limité. Cette forme d’évaluation suppose certes un important travail, mais il est prévisible et n’exige pas un fort investissement du correcteur. Il est partiellement automatisable.

À l’inverse, on ne peut évaluer des compétences complexes à travers des tâches papier-crayon. Certes, certains problèmes se prêtent à une décontextualisation et à une formalisation qui en permet la résolution devant une feuille ou un écran. C’est d’autant plus vrai qu’il existe des algorithmes généraux et que ces problèmes admettent des solutions absolues, comme c’est généralement le cas en mathématique et dans les disciplines fortement mathématisées comme la physique ou certaines branches de l’économie. Dans la plupart des autres domaines, les compétences ne peuvent être évaluées que si l’on place les étudiants face non pas à des problèmes formels, mais à des situations-problèmes complexes, qui n’admettent qu’en début d’apprentissage des solutions absolues et que le formateur connaît d’avance. La mise en place de telles situations demande du temps, de l’espace, de l’inventivité. Alors qu’on peut varier à l’infini les questions de savoir et les problèmes formels, chaque situation-problème exige une cohérence, une forme de réalisme et d’imagination sans rapport avec l’élaboration d’une épreuve papier-crayon. Pas question de travailler uniquement sur des traces, il faut une part d’observation directe (ou différée, sur vidéo) pour évaluer des compétences complexes. L’observation exige souvent l’implication de l’observateur dans l’action. L’évaluation est donc suspecte de partialité, de subjectivité, elle paraît plus humaine, donc aussi plus arbitraire, plus fragile, sujette à controverses.

 4. Une plus grande légitimité sociale des savoirs

Les savoirs ont des porte-parole autorisés. Le savoir mathématique est défini par la communauté des mathématiciens savants, concentrée à l’Université et organisée de sorte à dire le vrai et le faux, l’attesté et l’hypothétique, le " mathématiquement correct " et l’hérésie. Le système a donc un interlocuteur fort, légitime, constitué en groupe de pression qui s’attend à être consulté à propos des épreuves du baccalauréat, des programmes ou des manuels. Dans le champ des savoirs, l’école est sous haute surveillance. Tout déficit ou détournement de savoir est rapidement repéré et dénoncé. On ne peut supprimer une notion, un chapitre sans provoquer des questions, des interpellations, des protestations. Chaque théorème, chaque siècle, chaque objet, chaque sous-discipline, chaque école de pensée a ses vestales et ses défenseurs, dans l’école et au-dehors.

Rien de tel dans le champ des compétences : sauf dans le champ professionnel, sportif ou artistique, nul n’est autorisé à parler au nom d’une pratique sociale et des compétences qui la sous-tendent. Bien sûr, s’agissant du raisonnement, les logiciens, les philosophes, les mathématiciens se sentiront compétents, alors qu’en matière de communication, on donnera davantage de place aux linguistes ou aux

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psychologues. Même alors, on voit bien que les " experts " sont en général des détenteurs d’un savoir " sur " la langue et la communication, et non des praticiens expérimentés de l’échange. Les pratiques sociales sont diffuses, diverses, parfois faiblement visibles et les praticiens n’ont pas nécessairement conscience d’être porteurs de compétences, et se sentent encore moins responsables de ce que l’école en fait. Il s’ensuit un contrôle social très inégal sur les contenus des programmes et de l’enseignement. Alors que les groupes de pression représentatifs des savoirs savants scrutent les textes et les examens, l’enseignement et l’évaluation des compétences ne font l’objet d’aucune surveillance analogue, sauf en formation professionnelle ou dans quelques secteurs sensibles. Même lorsqu’il existe une corporation de praticiens, il faut arriver au niveau de la médecine pour qu’on lui reconnaisse un pouvoir égal à celui d’une institution garante d’un savoir savant. Les professeurs de musique, d’arts plastiques, d’éducation physique savent que leurs alliés hors de l’école ne sont jamais aussi reconnus que la corporation des physiciens, des biologistes ou des historiens, par exemple. Souvent, c’est dans l’indifférence générale que compétences enseignées sont appauvries, dévoyées, redéfinies ou déplacées vers une autre filière ou un autre niveau de scolarité.

Les savoirs sont perçus comme nobles, neutres, respectables. L’école n’a pas à les légitimer, l’Université et les savants s’en chargent. Elle n’a pas non plus à les relier à la vie, à se préoccuper explicitement de leur usage : les savoirs prétendent se justifier par eux-mêmes. Au contraire, les compétences renvoient à des pratiques qui renvoient aux rapports sociaux et donc sentent parfois le souffre. Prenons l’exemple de l’argumentation : on peut tenter d’aseptiser cette compétence, d’en donner une description tellement technique qu’on oubliera un instant qu’il a partie liée avec la liberté et le pouvoir. Cette évidence refera surface. Il n’y a pas dans ce domaine des pratiques neutres, mais des savoir-faire dominants ou contestataires, manipulateurs ou respectueux des règles de l’échange intellectuel. En donnant de l’importance, du temps, des moyens au développement d’une telle compétence durant la scolarité, on s’expose au soupçon d’idéologie. Terrain miné aussi pour l’imagination, l’esprit critique, la capacité de décision ou d’anticipation. Ces compétences renvoient non à la langue ou à la logique, mais à la négociation et aux rapports sociaux.

5. Le poids des savoirs renforcé parles didactiques des disciplines

Dans l’enseignement de la langue " maternelle ", les objectifs visés ne sont pas d’abord l’appropriation de savoirs savants sur la langue, mais la maîtrise de la langue en situation de communication. Même alors, les savoirs linguistiques, ont pris une importance considérable dans les rénovations de l’enseignement du français langue maternelle, singulièrement autour de la grammaire. Il faut toute l’énergie d’une fraction des enseignants et des chercheurs pour remettre la pratique

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langagière et la production de textes au centre du dispositif didactique, non sans payer le prix fort d’une théorisation maximale des processus d’expression et de production. Dans le domaine des arts plastiques, de la musique, de l’éducation physique, des travaux manuels (si l’on ose encore cette expression si terre-à-terre qu’elle tombe en désuétude), la recherche est en quête de ce qui pourrait bien ressembler à des savoirs savants, histoire de ne pas avoir l’air d’une didactique du pauvre. Il en va de même pour les formations professionnelles.

Verret (1975) a construit le concept de transposition didactique à propos des savoirs et Chevallard (1985, 1992), qui a repris cette notion en didactique des mathématiques, s’est limité lui aux savoirs savants. Si bien que, dans un premier temps (1985-1995), la didactique (re)naissante des disciplines a donné aux savoirs et parmi eux aux savoirs savants, un statut privilégié. Martinand (1986) a certes proposé assez vite la notion de pratique sociale de référence, mais sans doute ne devenait-elle indispensable que dans le domaine des langues, des arts, de l’éducation physique ou de la formation professionnelle (Durey et Martinand, 1994). Aussi légitime soit-il, l’élargissement de la problématique de la transposition à des savoirs " non savants ", et plus encore à des pratiques sociales quelconques, complique singulièrement le tableau. D’une didactique à dominante épistémologique, qui s’intéresse aux transformations successives d’objets de savoir à des fins d’enseignement, on passe à une didactique à dominante anthropologique, qui s’intéresse à la façon dont certains écrits ou certaines pratiques, voire certains modes de vie ou certaines attitudes, deviennent des finalités de l’enseignement, donc subissent une transposition. Vergnaud affirme que la didactique des mathématiques pourrait s’intéresser aussi à la passion de savoir, mais il concède que ce n’est pas encore un thème de recherche prioritaire. Si la pente anthropologique et historique de Chevallard ne fait aucun doute, et lui fait percevoir la mathématique comme une pratique, on peut en revanche douter qu’il soit suivi par tous les formateurs pour lesquels l’émergence de la didactique moderne représente une sorte de retour aux savoirs, de libération de la vogue " psy " centrée sur la relation pédagogique ou la dynamique des groupes. S’intéresser à la transposition didactique des savoirs les plus savants permet de s’approprier une partie de leur valeur sociale. Réfléchir sur la transposition à partir de pratiques sociales, d’attitudes, de modes de vie oblige à retrouver toute la complexité théorique et toute les enjeux idéologiques dont l’intérêt pour les savoirs affranchit. Dans le triangle didactique, le Savoir peut faire office d’objet transitionnel identifiable, même s’il n’est pas considéré comme un acteur dans un ménage à trois, mais une commune référence du professeur et de l’apprenant, comme le registre dans lequel se construisent la relation et le contrat didactiques. Cette belle simplicité s’effrite lorsqu’on élargit la didactique à l’ensemble des objectifs de formation.

Par ailleurs, on se trouve confronté à des problèmes théoriques autrement complexes. Comme le montrent Rogalski et Samurçay (1994), reconstituer les compétences de haut niveau pour les enseigner suppose une théorie de l’action et

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des compétences, donc une formation psychosociologique. Alors que n’importe quel savant est d’emblée expert de la transposition didactique de son propre savoir, du moins pour ce qui concerne la rigueur et le bien-fondé des opérations épistémologiques, les praticiens de haut niveau ne savent qu’en partie ce qu’ils font et comment. Il s’agit donc d’expliciter des façons de penser et de faire qui fonctionnement efficacement chez les praticiens experts, sans être complètement analysées, encore moins codifiées. Il faut donc recourir aux techniques d’observation des psychologues et des sociologues du travail, aux outils de l’ergonomie intellectuelle et de l’entretien d’explicitation (Faingold, 1993 ; Vermersch, 1994). D’où un renversement possible des rapports de force constitués autour des didactiques des disciplines, forgés notamment à travers des alliances entre détenteurs de savoirs savants et didacticiens des disciplines scolaires correspondantes.

Conclusion

Pourquoi tenter de comprendre l’écart entre les intentions déclarées et les pratiques ? Outre l’intérêt psychosociologique, l’enjeu est double : 1. cette situation est défavorable à l’acquisition méthodique de compétences de haut niveau ; 2. elle empêche aussi une véritable appropriation des savoirs.

Pour dépasser la situation actuelle, les recettes sont simples et bien connues. N’y a-t-il pas cent ans et plus que les pédagogues les plus avisés les réinventent dans la langue de leur temps ? Il serait utile, notamment :

de donner la priorité à la formation de compétences alliant savoirs et schèmes, et donc de réorienter dans ce sens la formation des enseignants, à la fois dans ses contenus et à travers le modèle implicite qu’elle véhicule (curriculum caché) ;

d’atténuer la force des découpages spatiaux, horaires, disciplinaires et structurels de sorte à pouvoir travailler et évaluer les compétences dans des situations réalistes, donc complexes et variées ;

d’infléchir les procédures et les dispositifs d’évaluation pour ne pas donner constamment une " prime " à l’évaluation de connaissances ;

de poursuivre un travail de fond sur les représentations sociales des connaissances, des compétences et de leurs rapports.

On s’en doute, cela ne se fera pas en un jour. La clarification théorique n’est pas suffisante. Les sciences humaines peuvent reconstruire les notions de savoir, de savoir-faire et de compétences, en montrer les liens, proposer d’autres distinctions, introduire des concepts plus élaborés. C’est leur droit et leur tâche. Il reste que savoir, savoir-faire et compétence sont aussi et sans doute d’abord des notions de sens commun, si bien que chacun s’en sert à sa manière, de façon parfois laxiste,

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parfois opportuniste, toujours intéressée, c’est-à-dire pour servir une cause, un argument, des intérêts. Nul n’oppose pédagogie et didactique, éducation et instruction, travail et jeu innocemment, pour le seul plaisir des distinctions. Il y a toujours une raison tactique. Ces couples célèbres permettent de dissocier ou de réunir, de hiérarchiser ou de mettre sur pied d’égalité, de proposer un ordre du monde et des idées qui portent. Il n’en va pas autrement pour les couples savoir/savoir-faire ou savoirs/compétences. Même s’il laisse les spécialistes perplexes ou suscite leur critique, c’est le sens commun qui guide les conduites des acteurs, ou plus exactement, les variations qu’ils organisent autour d’un noyau sémantique défini par le sens commun. Sans doute, poussé dans ses retranchements, chacun admettra-t-il que ces oppositions sont un peu schématiques et que la plupart des compétences humaines de haut niveau mobilisent des savoirs mais ne s’y réduisent pas. Sans doute, peu à peu, les concepts savants, mieux définis, explicitement construits, différenciés, organisés en champs conceptuels, solidaires de théories, vont-il peu à peu influencer, pénétrer le sens commun. Il reste qu’à un moment donné du débat sur l’école, c’est parce qu’elle relève du sens commun que l’opposition entre savoirs et compétences influence les débats des acteurs sociaux sur la définition des finalités de l’enseignement, la conception des programmes, la transposition et le contrat didactiques, la substance et l’organisation du travail scolaire, les normes et les formes d’excellence, les pratiques d’évaluation et de sélection.

Il se peut que les spécialistes de la psychologie cognitive aient raison de questionner l’opposition entre connaissances et compétences. Aujourd’hui, leur emboîter le pas serait ouvrir la voie à un œcuménisme lénifiant. Il y a un vrai débat, une vraie contradiction, et l’opposition entre compétences et savoirs, même si elle est simplificatrice, interdit au moins de défendre le statu quo en prétextant que tout est dans tout !

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Sommaire

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Source et copyright à la fin du texte

 

In Résonances. Mensuel de l’école valaisanne, n° 3, Dossier " Savoirs et compétences ", novembre 1998,

pp. 3-7.

  

 

 

Construire des compétences,est-ce tourner le dos aux savoirs ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducationUniversité de Genève

1998

Sommaire

Pas de compétences sans savoirs

Une compétence mobilise des savoirs

Quelles compétences privilégier   ?

Assumer le revers de la médaille

Quelques lectures

 

De nombreux pays s’orientent vers la rédaction de " socles de compétences " associés aux principales étapes de la scolarité. Au cours des années ‘90, la notion de compétence a inspiré une réécriture des programmes, plus ou moins radicale, au Québec, en France et en Belgique. En Suisse romande, la question commence à être débattue, à la fois parce que la révision des plans d’études coordonnés est à l’ordre du jour et parce que l’évolution vers des cycles d’apprentissage exige la définition

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d’objectifs-noyaux ou d’objectifs de fin de cycle, souvent conçus en termes de compétences.

À ceux qui prétendent que l’école doit développer des compétences, les sceptiques opposent une objection classique : n’est-ce pas au détriment des savoirs ? Ne risque-t-on pas de les réduire à la portion congrue, alors que la mission de l’école est d’abord d’instruire, de transmettre des connaissances ?

Cette opposition entre savoirs et compétences est à la fois fondée et injustifiée :

elle est injustifiée, parce que la plupart des compétences mobilisent certains savoirs ; développer des compétences n’amène pas à tourner le dos aux savoirs, au contraire

elle est fondée, parce que l’on ne peut développer des compétences à l’école sans limiter le temps dévolu à la pure assimilation de savoirs, ni sans mettre en question leur organisation en disciplines cloisonnées.

Le véritable débat devrait porter sur les finalités prioritaires de l’école et sur les équilibres à respecter dans la rédaction et la mise en œuvre des programmes.

Pas de compétences sans savoirs

Pour certains, la notion de compétence renvoie à des pratiques du quotidien, qui ne mobilisent que des savoirs de sens commun, des savoirs d’expérience. Ils en concluent que développer des compétences dès l’école nuirait à l’acquisition des savoirs disciplinaires qu’elle a vocation de transmettre.

Une telle caricature de la notion de compétence permet d’ironiser à bon compte, en disant qu’on ne va pas à l’école pour apprendre à passer une petite annonce, choisir un itinéraire de vacances, diagnostiquer une rougeole, remplir sa déclaration d’impôts, comprendre un contrat, rédiger une lettre, faire des mots croisés ou calculer un budget familial. Ou encore à obtenir des informations par téléphone, trouver son chemin dans une ville, repeindre sa cuisine, réparer une bicyclette ou se débrouiller pour utiliser une monnaie étrangère.

On pourrait répondre qu’il s’agit ici de vulgaires " savoir-faire ", à distinguer de véritables compétences. Cette argumentation ne serait pas très solide : on ne peut pas réserver les savoir-faire au quotidien et les compétences aux tâches nobles. L’usage nous habitue certes à parler de savoir-faire pour désigner des habiletés concrètes, alors que la notion de compétence paraît plus large et plus " intellectuelle ". En réalité, on se réfère dans les deux cas à la maîtrise pratique d’un type de tâches et de situations. Ne tentons pas de dédouaner la notion de compétence en la réservant aux tâches les plus nobles.

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Refusons en même temps l’amalgame entre compétences et tâches pratiques :

•Disons d’abord que les compétences requises pour se débrouiller dans la vie quotidienne ne sont pas méprisables. Une partie des adultes, même parmi ceux qui ont suivi une scolarité de base complète, restent bien démunis devant les technologies et les règles dont dépend leur vie quotidienne. Sans limiter le rôle de l’école à des apprentissages aussi terre à terre, on peut se demander : à quoi bon scolariser chacun durant dix à quinze ans de sa vie s’il reste démuni devant un contrat d’assurance ou une notice pharmaceutique ?

•Les compétences élémentaires évoquées ne sont pas sans rapport avec les programmes scolaires et les savoirs disciplinaires ; elles exigent des notions et des connaissances de mathématique, de géographie, de biologie, de physique, d’économie, de psychologie ; elles supposent une maîtrise de la langue et des opérations mathématiques de base ; elle font appel à une forme de culture générale qui s’acquiert aussi à l’école. Même lorsque la scolarité n’est pas organisée pour exercer de telles compétences en tant que telles, elle permet de s’approprier certaines des connaissances nécessaires. Une part des compétences qui se développent hors de l’école font appel à des savoirs scolaires de base (la notion de carte, de monnaie, d’angle droit, d’intérêt, de journal, d’itinéraire, etc.) et aux savoir-faire fondamentaux (lire, écrire, compter). Il n’y a donc pas de contradiction fatale entre les programmes scolaires et les compétences les plus simples.

•Enfin, ces dernières n’épuisent pas la gamme des compétences humaines ; la notion de compétence renvoie à des situations dans lesquelles il faut prendre des décisions et résoudre des problèmes. Pourquoi limiterait-on les décisions et les problèmes, soit à la sphère professionnelle, soit à la vie quotidienne ? Il faut des compétences pour choisir la meilleure traduction d’un texte latin, poser et résoudre un problème à l’aide d’un système d’équations à plusieurs inconnues, vérifier le principe d’Archimède, cultiver une bactérie, identifier les prémisses d’une révolution ou calculer la date de la prochaine éclipse de Soleil.

Une compétence mobilise des savoirs

Bref, il est plus fécond de décrire et d’organiser la diversité des compétences plutôt que de se battre pour établir une distinction entre savoir-faire et compétences. Décider si assaisonner un plat, présenter des condoléances, relire un texte ou organiser une fête sont des savoir-faire ou des compétences aurait du sens si cela renvoyait à des fonctionnements mentaux très différents. Il n’en est rien. Concrète ou abstraite, commune ou spécialisée, d’accès facile ou difficile, une compétence permet de faire face régulièrement et adéquatement à une famille de tâches et de situations, en faisant appel à des notions, des connaissances, des informations, des

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procédures, des méthodes, des techniques ou encore à d’autres compétences, plus spécifiques. Le Boterf assimile la compétence à un " savoir-mobiliser " :

Posséder des connaissances ou des capacités ne signifie pas être compétent. On peut connaître des techniques ou des règles de gestion comptable et ne pas savoir les appliquer au moment opportun. On peut connaître le droit commercial et mal rédiger des contrats.

Chaque jour, l’expérience montre que des personnes qui sont en possession de connaissances ou de capacités ne savent pas les mobiliser de façon pertinente et au moment opportun, dans une situation de travail. L’actualisation de ce que l’on sait dans un contexte singulier (marqué par des relations de travail, une culture institutionnelle, des aléas, des contraintes temporelles, des ressources…) est révélatrice du " passage " à la compétence. Celle-ci se réalise dans l’action (Le Boterf, 1994, p. 16).

Si la compétence se manifeste dans l’action, elle n’est pas inventée sur le champ :

si les ressources à mobiliser font défaut, il n’y a pas de compétence ; si les ressources sont présentes, mais ne sont pas mobilisées en temps utile et

à bon escient, tout se passe comme si elles n’existaient pas.

On évoque souvent le transfert de connaissances, pour souligner qu’il ne s’opère pas très bien : tel étudiant, qui maîtrisait une théorie à l’examen, se révèle incapable de s’en servir en pratique, parce qu’il n’a jamais été entraîné à le faire. On le sait aujourd’hui : le transfert de connaissances n’est pas automatique, il s’acquiert par l’exercice et une pratique réflexive, dans des situations qui donnent l’occasion de mobiliser des savoirs, de les transposer, de les combiner, d’inventer une stratégie originale à partir de ressources qui ne la contiennent et ne la dictent pas.

La mobilisation s’entraîne dans des situations complexes, qui obligent à poser le problème avant de le résoudre, à repérer les connaissances pertinentes, à les réorganiser en fonction de la situation, à extrapoler ou combler les vides. Entre connaître la notion d’intérêt et comprendre l’évolution du taux hypothécaire, il y en un grand pas. Les exercices scolaires classiques permettent la consolidation de la notion et des algorithmes de calcul. Ils ne travaillent pas le transfert. Pour aller dans ce sens, il faudrait se placer dans des situations complexes : obligations, hypothèques, petit crédit, leasing. Il ne suffit pas de mettre ces mots dans les données d’un problème de mathématique pour que ces notions soient comprises, encore moins pour que la mobilisation des connaissances soit exercée. Entre savoir ce qu’est un virus et se protéger raisonnablement des maladies virales, le pas n’est pas moins grand. De même qu’entre connaître les lois de la physique et construire un radeau, faire voler un modèle réduit, isoler une maison ou poser correctement un interrupteur.

Le transfert est tout aussi défaillant lorsqu’il s’agit de faire face à des situations où il importe de comprendre l’enjeu d’un vote (par exemple sur le génie génétique, le nucléaire, le déficit budgétaire ou les normes de pollution) ou d’une décision

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financière ou juridique (par exemple en matière de naturalisation, régime matrimonial, fiscalité, épargne, héritage, augmentation de loyer, accès à la propriété, etc.).

Parfois, les connaissances de base font défaut, notamment dans le champ du droit ou de l’économie. Souvent, les notions fondamentales ont été étudiées à l’école, mais hors de tout contexte. Elles restent donc " lettres mortes ", telles des capitaux immobilisés faute de savoir les investir à bon escient.

C’est pour cette raison - et non par déni des savoirs - qu’il importe de développer des compétences dès l’école, autrement dit de lier constamment les savoirs et leur mise en œuvre dans des situations complexes. Cela vaut à l’intérieur des disciplines aussi bien qu’au carrefour des disciplines.

Or, cela ne va pas de soi. La scolarité fonctionne sur la base d’une sorte de " division du travail " : à l’école de fournir les ressources (savoirs et savoir-faire de base), à la vie ou aux filières de formation professionnelle de développer des compétences. Cette division du travail repose sur une fiction. La plupart des connaissances accumulées à l’école restent inutiles dans la vie quotidienne, non parce qu’elles manquent de pertinence, mais parce que les élèves ne se sont pas exercés à s’en servir dans des situations concrètes.

L’école a toujours souhaité que les apprentissages qu’on y fait soient utiles, mais il lui arrive souvent de perdre de vue cette ambition globale, de se laisser prendre dans une logique d’addition de savoirs, en faisant l’hypothèse optimiste qu’ils finiront bien par servir à quelque chose. Développer des compétences dès l’école n’est pas une nouvelle mode, mais un retour aux sources, aux raisons d’être de l’institution scolaire.

Quelles compétences privilégier ?

Si l’on pense que la formation de compétences ne va pas de soi et qu’elle relève en partie de la scolarité de base, il reste à décider lesquelles elle devrait développer en priorité. Nul ne prétend que tout savoir doit être appris à l’école. Une bonne partie des savoirs humains sont acquis par d’autres voies. Pourquoi en irait-il autrement des compétences ? Dire qu’il appartient à l’école de développer des compétences ne revient pas à lui en confier le monopole.

Lesquelles doit-elle privilégier ? Celles qui mobilisent fortement les savoirs scolaires et disciplinaires traditionnels, diront immédiatement ceux qui veulent que rien ne change, sauf les apparences. Si les programmes prévoient l’étude de la loi d’Ohm, ils proposeront d’ajouter un verbe d’action ("savoir se servir à bon escient de la loi d’Ohm ") pour définir une compétence. Pour aller au-delà de ce tour de

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passe-passe, il est indispensable d’explorer les rapports entre compétences et programmes scolaires actuels.

Une partie des savoirs disciplinaires enseignés à l’école hors de tout contexte d’action seront sans doute, au bout du compte, mobilisés pas des compétences. Ou plus exactement, ils serviront de base à des approfondissements ciblés dans le cadre de certaines formations professionnelles. Le pilote étendra ses connaissances géographiques et technologiques, l’infirmière ses connaissances biologiques, le technicien ses connaissances physiques, la laborantine ses connaissances chimiques, le guide ses connaissances historiques, le gestionnaire ses connaissances commerciales, etc. De même, professeurs et chercheurs développeront des connaissances dans la discipline qu’ils ont choisi d’enseigner ou de développer. Les langues et les mathématiques seront utiles dans de nombreux métiers. On peut donc dire que les compétences sont un horizon, notamment pour ceux qui s’orienteront vers des métiers scientifiques et techniques, se serviront des langues dans leur profession ou feront de la recherche.

Fort bien. Mais en dehors de ces usages professionnels limités à une ou deux disciplines de base, aux mathématiques et aux langues, à quoi leur serviront les autres connaissances accumulées durant leur scolarité, s’ils n’ont pas appris à s’en servir pour résoudre des problèmes ?

On peut répondre que l’école est un endroit où tous accumulent les connaissances dont certains auront besoin plus tard, en fonction de leur orientation. Pour faire bonne mesure, on évoquera la culture générale dont nul ne doit être exclu et la nécessité de donner à chacun des chances de devenir ingénieur, médecin ou historien. Au nom de cette " ouverture ", on condamne le plus grand nombre à acquérir à perte de vue des savoirs " pour si jamais ".

En soi, ce ne serait pas dramatique, encore que cette accumulation de savoirs se paie en années de vie passées sur les bancs d’une école. L’ennui, c’est qu’en assimilant intensivement autant de savoirs, on n’a pas le temps d’apprendre à s’en servir, alors même qu’on en aura diablement besoin plus tard, dans la vie quotidienne, familiale, associative, politique. Ainsi, ceux qui auront étudié la biologie à l’école obligatoire resteront exposés à la transmission du SIDA. Ceux qui ont étudié la physique sans aller au-delà de l’école ne comprendront toujours rien aux technologies qui les environnent. Ceux qui ont étudié la géographie peineront encore à lire une carte ou à situer l’Afghanistan, ceux qui ont appris la géométrie ne sauront pas davantage dessiner un plan à l’échelle, ceux qui ont passé des heures à apprendre des langues demeureront incapables d’indiquer son chemin à un touriste étranger.

L’accumulation de savoirs décontextualisés ne profite véritablement qu’à ceux qui auront le privilège de les approfondir durant des études longues ou une formation professionnelle, de contextualiser certaines d’entre eux et de s’entraîner à s’en

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servir pour résoudre des problèmes et prendre des décisions. C’est cette fatalité que l’approche par compétences met en question, au nom des intérêts du plus grand nombre.

Assumer le revers de la médaille

Tout choix cohérent a son revers : le développement de compétences dès l’école impliquerait un allégement des programmes notionnels, aux fins de dégager le temps requis pour exercer le transfert et entraîner la mobilisation des savoirs.

Est-ce grave ? Faut-il vraiment qu’à l’école obligatoire on apprenne le maximum de mathématique, de physique, de biologie pour que les programmes postobligatoires puissent aller encore plus loin ? Alléger les programmes et travailler un nombre plus limité de notions disciplinaires, pour entraîner leur mise en œuvre, ne nuirait guère à ceux qui feront des études spécialisées dans les domaines correspondants, mais donnerait de meilleures chances à tous les autres. Non seulement à ceux qui quitteront l’école à quinze ans, dont le nombre diminue dans les sociétés développées, mais à ceux qui, avec un doctorat d’histoire, ne comprennent rien au nucléaire, alors que les ingénieurs de même niveau restent aussi perplexes devant les évolutions culturelles et politiques de la planète.

La question est aussi vieille que l’école : pour qui sont fait les programmes ? Comme toujours, les favorisés voudront l’être encore plus et donner à leurs enfants, promis aux études longues, de meilleures chances dans la sélection. Hélas, ce sera au détriment de ceux pour lesquels l’école ne joue pas aujourd’hui son rôle essentiel : donner des outils pour maîtriser sa vie et comprendre le monde.

D’autres résistances se manifestent, qui viennent de l’intérieur. L’approche par compétence heurte le rapport au savoir d’une partie des professeurs. Elle exige aussi envisager une évolution sensible des pédagogies et des modes d’évaluation (Perrenoud, 1998). Construire des compétences dès le début de la scolarité n’éloigne pas - si l’on dépasse les malentendus et les jugements à l’emporte-pièce - des finalités fondamentales de l’école, bien au contraire. En revanche, cela passerait par une transformation importante de son fonctionnement.

On portera dans ce cadre une attention prioritaire à ceux qui n’apprennent pas tout seuls ! Les jeunes qui réussissent des études longues accumulent des savoirs et construisent des compétences. Ce n’est pas poux eux qu’il faut changer l’école, mais pour ceux qui, aujourd’hui encore, en sortent dépourvus des nombreuses compétences indispensables pour vivre à la fin du XXe siècle.

La trilogie des savoir-faire - lire, écrire, compter - qui a fondé la scolarité obligatoire au XIXe siècle n’est plus à la hauteur des exigences de notre époque. L’approche par compétences cherche simplement à l’actualiser.

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Thématique n° 9L'éducation, une question de droit

Educacion: un problema de derechoEducation a matter of law

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L'apprentissage à l'école des règle et le droit à l'éducation

Par Véronique Truchot*

I. Présentation

II. Posture épistémologique

III. Problématique

3.1 Au sujet de la règle : question de terminologie3.2 Règles et apprentissage : état des connaissances3.3 Le problème de recherche et les questions qu'il soulève

IV. Éléments pour un cadre conceptuel

4.1 L'éducation à la citoyenneté4.2 - Conceptions de la citoyenneté4.3 - Repères pour l'éducation à la citoyenneté

V. Pour conclure

Bibliographie

Les nouvelles politiques éducatives des pays occidentaux paraissent afficher un intérêt marqué pour l’éducation des jeunes à la citoyenneté. Il s’agit d’un discours émaillé d’injonctions soulignant l’importance de renforcer le lien social et d’apprendre à vivre ensemble. Cette éducation renvoie par ailleurs à la construction de la règle démocratique et à son consentement à l’intérieur même des murs de l’école. Mais à quoi cela conduit-il dans le quotidien la vie scolaire ? Qu’en pensent les élèves ? Quelles conditions faut-il réunir pour que le vécu scolaire soit empreint d’une réelle intention de démocratiser la relation socio-éducative ? Pour tenter d’éclairer le propos, le texte qui suit présente les principaux points d’une recherche sur les représentations qu’ont des adolescents québécois de l’application de la règle à l’école secondaire.

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Las nuevas políticas educativas de los países occidentales, parecen mostrar un interés marcado por la educación de los jóvenes à la ciudadania. Se trata de un discurso que expresa la importancia de reforzar el lazo social y de aprender a convivir. Esta educación se asocia con la construcción de las reglas democráticas : y con un nivel de aplicacion al interior de la escuela. ¿ Pero cuel es la perspectiva en la cotidianidad de la vida escolar ? ¿ Qué piensan los alumnos al respecto ? ¿ Cuáles son las condiciones que hacen falta en la escuela para democratizar la relación socio-educativa ? Para intentar aclarar lo expuesto, el siguiente texto presenta los principales puntos de una investigación sobre la representación que los adolescentes de Quebec se hacen de la aplicación de las reglas en la escuela secundaria.

The new educational policies of Western countries seem to show a marked interest in including citizenship education for young people. This interest is studded with directives underlining the importance to reinforce social ties and to learn to live together. Moreover, this education reverts to building the rule of democracy and agreeing to it within school walls. But what does this mean for daily school life ? What do students think about it ? What conditions must be put in place so that this school experience becomes a real motivator to democratize social-educational relations ? To shed light on these questions, the following article presents the principle results of a study of the perceptions of Quebec adolescents regarding the implementation of rules in secondary school.

I. Présentation

D'entrée de jeu, il importe de rappeler que le droit à l'éducation ne se limite pas à l'accès à l'enseignement (1), dont on sait, par ailleurs, qu'il est loin d'être une réalité pour tous. Ce droit se définit aussi en terme d'égalité des chances et de finalités éducatives. Si l’on se réfère aux droit international des droits de l'homme (2), on peut dire que l’éducation "doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et du sens de sa dignité et renforcer le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales" (3).

Ce renforcement du respect des droits suppose que l'école soit associée à l’apprentissage des règles et des normes régulatrices de la vie en société. Les réformes éducatives en cours dans nombres de pays (4) se font d'ailleurs l'écho de ce postulat par l'intérêt qu'elles accordent à l'éducation à la citoyenneté.

Toutefois, cette éducation peut être entendue de diverses manières selon les conceptions que l'on a du rôle de l'école dans la société et des finalités mêmes de l'éducation. Dans les pages qui suivent, je m'emploierai présenter les différent points de vue, qui, au demeurant, semblent tous convenir du fait que l'apprentissage des règles est nodal dans une démarche éducative qui vise la formation de citoyens. Reste que cet apprentissage peut être envisagé de différentes façons allant entre autres de l'imposition sous la menace de sanction au consentement négocié de la règle.

Mais qu'en est-il dans la vie scolaire de tous les jours où les élèves sont en relation d'autorité avec les adultes ? Du coup, on ne peut poser cette question sans aussitôt penser à la diversité des contextes socio-politiques et idéologiques dans lesquels s'inscrit l'école de même qu'aux disparités d'un établissement scolaire à un autre.

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Je m'en tiendrai ici aux résultats d'une récente recherche que j'ai conduite dans des écoles secondaires de Montréal (Truchot, 1999) ; ceux-ci soulèvent une problématique que je me propose de présenter dans cet article. Pour terminer, j'exposerai quelques éléments du cadre conceptuel sur lesquels se fonde un projet de recherche actuellement en cours.

II. Posture épistémologique

Ma démarche s'inscrit dans une perspective selon laquelle nous inventons, à proprement parler, nos réalités individuelles, sociales et scientifiques (Wastzlawick, 1988) à travers nos représentations. Ces dernières opèrent comme des "grilles de lecture" qui servent de "guides d'action" et, comme telles, exercent une influence sur la réalité telle que nous la voyons. Ce positionnement, issu du courant constructiviste (5), pose la question de la relativité de la notion de vérité (ou de réel), rejetant l’idée que la réalité puisse avoir un caractère immuable en dehors des acteurs qui la produisent, la décrivent et l'interprètent(6).

Pour ma part, j'estime que la connaissance est toujours en devenir, qu'elle est le résultat d'un processus dynamique et permanent qui consiste en un va-et-vient constant entre les "savoirs d'action" et les "savoirs théoriques". Les représentations sont au centre de ce processus dans la mesure où elles interviennent comme des systèmes de "référents mentaux" permettant la construction de sens. Depuis cette posture, il est vain d'essayer de s'abstraire de l'objet de sa recherche ; je partirai donc de mon expérience pour exposer la problématique.

III. Problématique

Pouvoir vivre ensemble suppose le consentement à des règles qui régissent les rapports entre les membres d'une collectivité donnée. Le lien social commence à se disloquer quand les normes ne sont plus l'objet d'assentiment et ne sont plus acceptées, nous dit le sociologue Abdelmalek (2000). La fonction sociale de l'école est alors déterminante dans d’apprentissage des règles et des normes indispensables pour vivre en société.

Mon questionnement origine de mon expérience d'enseignante auprès d'adolescents, et s'appuie sur les résultats d'une recherche exploratoire que j'ai effectuée récemment sur les représentations d’adolescents vis-à-vis de l’espace qui leur est réservé pour s’exprimer à l’école secondaire (Truchot, 1999). La plupart de ceux que j'ai interviewés ( 7) prétendent qu'un certain nombre de principes démocratiques (respect, égalité, justice) auxquels on leur demande de souscrire, ne sont, par ailleurs, pas respectés par les personnes qui les enseignent (8). De plus, se sentant peu ou prou écoutés ou respectés par les adultes de l'école, ces élèves disent vivre une autorité à "sens unique" qui traduirait à leurs yeux un abus de pouvoir. Ce faisant, ceux-ci sont enclins à ne prêter aucune légitimité à un certain nombre de règles en vigueur dans l'école. Et si ces dernières sont malgré tout respectées, ce n'est souvent qu'à reculons devant la menace de sanctions accompagnant leur transgression dont on sait qu'elles peuvent aller jusqu'à l'exclusion de l'établissement.

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Pour l'ensemble des adolescents interrogés lors de cette recherche, la question des règlements suscite des réactions quant à la légitimité de certaines règles dont tous disent qu'elles ne sont jamais l'objet de débat. L'espace scolaire, comme le dénoncent plusieurs auteurs (9), en serait-il un de "non-droit" où le respect des règles s’apparenterait davantage à une "soumission forcée" qu’à une forme de contrat impliquant la réciprocité ? C'est ce qui semble ressortir des propos tenus par plusieurs des jeunes pour qui l'autorité est d'abord fondée sur des menaces de sanctions.

3.1 Au sujet de la règle : question de terminologie

Avant de présenter un état des connaissances relatif à l'apprentissage des règles, quelques clarifications s'imposent quant à l'utilisation de ce terme. Au centre de mon questionnement, ce concept, me conduit à recourir à plusieurs disciplines pour en définir le contours. La règle peut être comprise différemment selon qu'elle est envisagée sous l'angle de la philosophie, de la psychologie, de la sociologie, des sciences juridiques ou de la sociologie du droit.

Dans leur dimension sociale, les règles peuvent être entendues comme un moyen de réguler les rapports entre les membres d'une collectivité. Toute société – démocratique ou non – se donne des règles qui délimitent la frontière du licite de l'illicite. Ces règles sont le reflet des normes et conventions sociales et peuvent être plus ou moins explicites, plus en moins institutionnalisées (10). Le terme de norme, synonyme de règle, "correspond à la double notion de conformité au modèle majoritaire et de règle qu'il convient de suivre" (Rey, 1998). Les normes sociales, inspirées de valeurs, correspondent à des prescriptions standards qui imposent des interdits (proscription) ou dictent le comportement à suivre (prescription) définissant ainsi la conduite requise. Toute société implique la mise en œuvre de normes collectives à travers des règles, à défaut de quoi elle devient une société "anomique", au sens durkheimien du terme.

Dans sa dimension juridique, la règle devient la "règle de droit" ; c'est-à-dire une norme codifiée (juridique), fondée sur des principes et des procédures et venant régir le comportement des individus en société. Perçu comme régulateur de la vie sociale, le droit est "avant tout une norme, marquée du sceau juridique par l'autorité dont elle émane" (De Béchillon, 1997). Il convient ici de distinguer le droit, dans son sens juridique, des "droits" tels qu'ils sont perçus relativement à des coutumes (droit d'aînesse) ou à des privilèges (droit de cuissage), entre autres. Au sens large, le droit peut être défini comme un système de normes collectives, lesquelles diffèrent d'une culture à une autre. Le droit, comme les normes, sont donc des notions empreintes de subjectivité, voire de relativisme culturel.

Pour les besoins de cet article, j'envisage la notion le droit tel que défini dans une société démocratique. Dès lors, l'ensemble des règles qui constituent le droit, reposent sur des principes clairement énoncés dans les instruments juridiques (11) relatifs au droit international des droits de l'homme (DIDH). Le principe de base étant celui de l’égalité en dignité et en droits de tous les êtres humains. Cette notion d’égale dignité, "inspirée de la grande tradition européenne de l’humanisme et du droit naturel, a non seulement influencé la formulation du droit positif contemporain, mais aussi les idées pédagogiques" (École instrument de paix : EIP, 1998, p.10). Le

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droit positif est le droit affirmé, formulé dans les textes de loi, il représente l'organisation concrète de la cité. La différence fondamentale entre le droit naturel, qui s'apparente à la morale, et le droit positif, réside dans la sanction en cas de non respect de la loi(12).

Dans un État de droit (13) les relations entre les personnes sont ainsi régies par différentes catégories de règles (règles sociales, règles de droit), mais, en dernière instance, celles qui tranchent sont les règles constitutives du droit positif. Ces règles de droit, supposées connues de tous (14),, s'appliquent à tous les citoyens de cet État.

Il ne s'agit cependant pas de limiter le droit à ses aspects normatifs ; le droit est aussi une pratique qui invite à la réflexion car il est en redéfinition permanente et sans cesse questionné par le développement des savoirs et l’évolution des pratiques sociales. Mais que disent les recherches au sujet de l'apprentissage des règles ?

3.2 Règles et apprentissage : état des connaissances

Pour qu'une règle en soit une, il faut qu'elle soit accompagnée d'une sanction en cas de transgression. Cependant, la sanction peut être entendue, soit comme une mesure pour normaliser et assujettir au seul profit du respect de la règle pour la règle, soit comme ayant une fonction éducative et, par conséquent, autorisant le dialogue. Dans le premier cas, la sanction conduit à la subordination du sujet, cependant que dans le second, elle vise à permettre à l'élève de trouver sa place dans le groupe en l'inscrivant dans un processus critique d'appropriation et de légitimation des règles.

Ces deux façons d'envisager la sanction illustrent ce que Piaget (In: Xypas, C., 1997) appelle le "respect unilatéral" par opposition au "respect mutuel". Le respect unilatéral est celui du cadet pour l'aîné, de l'enfant pour "l'adulte [qui] impose ses règles et les fait observer grâce à une contrainte spirituelle ou en partie matérielle" (ibid, p. 32). Le respect mutuel est le respect de conventions entre individus égaux en droits, il ne nécessite aucune contrainte externe et se caractérise par un rapport social de coopération. Selon le célèbre psychologue, le respect unilatéral produit l'hétéronomie ou une "morale du devoir" ; le respect mutuel produit, quant à lui, l'autonomie. Si l'on en juge par les commentaires des élèves interrogés pour les fins de notre mémoire, il semblerait qu'à l'école qu'ils fréquentent, le respect unilatéral soit plus fréquent que le respect mutuel.

Si l'on se réfère maintenant à la théorie des stades du jugement moral de Kohlberg15, (15), selon laquelle il y aurait trois niveaux (16) de développement du jugement moral, comportant chacun deux stades (17); l'obéissance sous la menace de sanction correspond au premier stade du jugement moral. On constate, par ailleurs, à travers les propos des élèves interviewés dans le cadre de mon mémoire de maîtrise, que les deux derniers stades, soit celui du "contrat social" et celui des "principes éthiques universels", sont rarement à l'œuvre à l'école (18). Pourtant, "Chacun doit apprendre à se fixer lui-même des règles de conduite respectant autrui et à les respecter" suggérait déjà Weber (1919, p.102).

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Les travaux réalisés depuis les années soixante sur la socialisation juridique et sur la conscience du droit (19) peuvent également apporter un éclairage instructif. Ces travaux tentent de mettre à jour les représentations du droit et de la justice chez les enfants et les adolescents (Jakubowska, 1991 ; Kourilsky, 1997), des lois et de la justice chez les Français de 16-21 ans (Percheron, 1991), des droits chez les adolescents américains (Silbey, 1991). Selon plusieurs auteurs, l'acquisition de la notion de droit serait un processus d'appropriation et non de "réception", dans lequel interviennent interaction et communication entre l'individu et le groupe social20 (20).

Les recherches sur la discipline et l'indiscipline à l'école, quelle que soit la perspective disciplinaire empruntée (psychologique, sociologique ou pédagogique), accordent toutes une importance spéciale la fonction de la règle pour l'entretien d'un "bon climat disciplinaire". "En effet, [nous dit Estrela], si l'importance de règles simples, claires et pouvant être renforcées est depuis longtemps soulignée par les courants béhavioristes, les résultats de la recherche sociologique, bien qu'elle s'appuie sur des fondements différents, leur confèrent la même importance. Tandis qu'au niveau macrosociologique, les règles sont envisagées comme faisant partie intégrante du rôle explicite et implicite de l'école en contribuant à la fonction de reproduction sociale, au niveau de la recherche microsociologique, le type de règles et leur renforcement sont associés à l'ethos(21) de l'école" (Estrela, 1994, p.81).

Des travaux portant sur l'insubordination en milieu scolaire se sont intéressés aux points de vue des élèves sur la vie dans l'établissement, afin de mettre en lumière la rationalité qui les conduit à refuser de respecter les règles. Pour Levinson (1998), "la violence ou l'indiscipline scolaire constitue souvent une réponse aux conditions scolaires, [notamment] à des styles d'enseignement arbitraires et autoritaires" (ibid, p. 664) ; il s'agirait de "réactions compréhensibles, légitimes souvent, qu'ils opposent à des formes de "disciplines" subies en bas de la hiérarchie" (ibid.). La plupart des études ethnographiques sur la question (22) montrent que le "non-respect-des-règles" (23) apparaît notamment quand les enseignants usent de mesures punitives dures ou arbitraires. Pour Everhart (1993, pp.234-235) le non respect des règles, serait une réaction à "l'aliénation" qu'impose l'école en tant que structure hiérarchisée où l'on impose des comportements mécaniques et normalisés.

Les élèves ne remettent cependant pas en question le principe de la règle et l'importance accordée par ceux-ci au maintien de la discipline transparaît dans des recherches sur les représentations qu'ils ont d'un bon enseignant (Gilly, 1980) et du climat de la classe (Chavez, 1984, Pain, 1998). Ces recherches montrent que "pour une majorité encore importante, le professeur doit avant tout exercer son autorité" (Estrela, 1994, p. 70) ; le bon professeur est celui qui enseigne bien, qui a de l'autorité sans être autoritaire, qui est compréhensif et juste (ibid.). D'autres travaux, qui étudient les phénomènes d'indiscipline à travers les opinions des élèves, montrent que ces derniers attribuent une large part de la responsabilité des comportements d'indiscipline aux enseignants et pensent que "la solution passe par une modification de la relation pédagogique et par un exercice correct de l'autorité de l'enseignant." (Estrela, 1994, p.85.). À travers ces différentes recherches, nous dit Estrela (1994), "Il nous est montré combien les exigences de l'enseignant sont souvent à l'origine de l'indiscipline, surtout lorsqu'il y a absence de concertation avec le groupe classe au moment de l'élaboration des règles de conduite" (Estrela, 1994, p.13).

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Une étude sur les "règlements disciplinaires" dans un établissement scolaire du second degré au Chili, (Cerda, A. M., et al 1996), indique que dans un espace où les règles sont floues et incohérentes du point de vue des élèves, ceux-ci "apprennent progressivement différentes façons d'aborder le pouvoir et l'autorité, tout en élaborant des stratégies diverses pour contourner la loi et rester de la meilleure façon possible à l'intérieur du système." (ibid, p. 630). Dans cet établissement scolaire, les règles ne semblent pas avoir de dimensions pédagogiques mais, représentent plutôt un moyen de sanctionner. "Entre impuissance et humiliation", les élèves vivent une tension permanente entre "acceptation, rejet et révolte, face aux valeurs qui régissent selon eux le monde institutionnel du lycée" (ibid.).

Le concept de règle est également très présent dans les travaux qui traitent de la violence à l'école (24). Plusieurs d'entre eux ont montré que les sanctions à caractère punitif augmentaient en nombre et étaient très souvent arbitraires ; cela provoquerait chez les élèves un sentiment d'injustice et générerait de la violence en réaction (Imbert, 1987 ; Houssaye, 1996b ; Dubet, 1999, Pain,1998). La plupart des recherches ayant pour objet la prévention de la violence à l'école préconisent la participation des élèves à l'élaboration des règles en vue de leur appropriation par ces derniers (25). . C'est également ce qu'indiquent les résultats d'une étude nationale des politiques et programmes de prévention de la violence à l'école au Canada. "L’élaboration d’un code de conduite convenable et d’une politique sur la discipline des élèves [...] doit être basé sur les principes démocratiques auxquels souscrivent tous les intéressés comme [...] les parents et les élèves [...] Il faudrait par exemple faire participer les élèves à l’élaboration des politiques sur la prévention de la violence pour les convaincre que les règles sont les leurs" (Day et al. 1995).

3.3 Le problème de recherche et les questions qu'il soulève

À l'heure où des voix demandent à l'école de devenir un des ancrages constitutifs du lien social (26), entre autres par le biais de l'éducation à la citoyenneté, l'institution scolaire ne peut, semble-t-il, échapper à la question de l'apprentissage des règles pour vivre ensemble (27). Le cadre normatif de l'école (28) devrait, dans cet esprit, refléter les principes sur lesquels se fondent les règles sociales, ce qui ne paraît pas être le cas. En effet, il semblerait que les règles en vigueur à l'école secondaire soient perçues par les élèves comme étant souvent arbitraires (29), illégitimes (30) voire injustes (31), ce que confirment plusieurs auteurs selon lesquels l'école est un lieu de "non-droit" (32).

À cet égard, quelles représentations ont les élèves des règles à l'école secondaire ? Quelles fonctions leur attribuent-ils à l’école et dans la société en général ? Quelles sont à leurs yeux les règles que valorise l'école pour réguler les rapports au sein de l’établissement scolaire ? Quels rapports établissent-ils entre les règles en vigueur à l'école, celle à l’œuvre dans leur vie familiale et celles qui régissent la société en général ? À quelles conditions, selon eux, favoriser, le consentement aux règles à l’école ? Le but étant de comparer le discours officiel aux points de vue des premiers intéressés.

Dans la perspective constructiviste, les représentations des élèves devraient avoir toute leur importance dans la définition des orientations des programmes à venir ; les

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explorer pourrait s'avérer fort utile pour comprendre la signification que ces mêmes élèves donnent à leur expérience scolaire, notamment, la façon dont ils se représentent les règles. Des recherches dans ce sens m'apparaissent d'autant plus pertinentes qu'au nombre des recherches que j'ai répertoriées (33), aucune n'aborde la question des représentations qu'ont les élèves des règles à l'école secondaire. Or, c'est précisément la connaissance de ces points de vue qui permettrait d'identifier les écarts entre la réalité attendue par les autorités ministérielles et celle vécue par les élèves. Il s'agit là d'un aspect encore peu exploré par la recherche et qui mériterait d'être approfondi. Compte tenu de l'importance que représente l'apprentissage des règles de vie en société, tant du point de vue de l'éducation à la citoyenneté que de celui de la prévention de la violence, il apparaît nécessaire de s'interroger sur la façon dont ces règles vécues à l'école sont comprises par les élèves.

IV. Éléments pour un cadre conceptuel

4.1 L'éducation à la citoyenneté

Partant de ce qui précède, j'ai identifié "l'éducation à la citoyenneté" comme étant le concept opérant en tant que toile de fond au questionnement que je soulève ici. Mais, me dira-t-on, n'y a-t-il pas ici deux concepts en jeu ? Si l'éducation et la citoyenneté peuvent être abordées indépendamment l'une de l'autre, elles sont en même temps indissociables. En effet, depuis la Grèce antique on établit un lien entre la qualité de citoyen et l'éducation laquelle s'avère être la condition première à toute réflexion sur la citoyenneté (34). Au fil de l'histoire, Platon (35), Aristote, Rousseau et Kant ont, chacun à leur manière, montré à quel point l'éducation du citoyen fonde "sa capacité à juger des affaires communes" (36). . Cependant, cette éducation peut être comprise de différentes manières selon les conceptions que l'on a du citoyen "idéal". Ces conceptions s'inscrivent dans des contextes temporel, politique, culturel, social et économique qui structurent le concept et renvoient, par ailleurs, aux représentations que l'on a du rôle de l'école dans la société.

En effet, l'école peut être considérée comme l'institution par laquelle sont transmises, d'une génération à l'autre, les normes, les valeurs de la société dont elle est le reflet (Durkheim, 1963); (37);mais elle peut également être envisagée comme le lieu dans lequel se construit la société future, à la lumière de l'analyse critique de la société présente (Dewey, 1968). L'école serait alors le reflet de la "société anticipée", c'est-à-dire, non telle qu'elle est, mais telle qu'elle devrait être. À ces conceptions du rôle de l'école correspondent des théories de l'apprentissage que l'on peut situer aux deux extrémités d'un continuum et renvoient aux principaux courants de pensée qui modélisent des théories de l'apprentissage. J'en retiendrai deux : le béhaviorisme et le cognitivisme.

Dans le premier cas, tout est centré sur les savoirs à enseigner : l’élève doit assimiler, par inculcation, des connaissances transmises par un enseignant qui en maîtrise le contenu et a essentiellement recours à une approche frontale (théories "rationalistes", "réalistes" ou, académiques). (38). Pour les théories béhavioristes (Skinner, 1968), qui prolongent les travaux sur les réflexes conditionnés (stimulus-réponse) et reposent sur le "conditionnement opérant" (Richelle, 1966) et le "renforcement", l'apprentissage est vu comme un processus par lequel les individus adaptent leur comportement aux exigences de l'environnement. Cette théorie de

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l'apprentissage repose sur une conception selon laquelle les comportements des êtres vivants sont déterminés par des stimuli, venus du monde extérieur et qui opèrent sur le conditionnement. En éducation, cette approche se traduit par la segmentation du contenu à enseigner en petites unités de connaissances et d'associer à chacune d'elles un exercice particulier. Il est reproché à cette théorie de ne considérer dans l'activité d'apprentissage "que les données observables du comportement extérieur, moteur, gestuel ou verbal, éliminant de sa vision les opérations de la conscience intentionnelle" (Angers et Bouchard, 1986, p.15-16).

Dans le second cas, l'apprenant est acteur de son apprentissage, il construit de nouveaux savoirs à partir de ses savoirs expérienciels (Piaget, 1957) ; l'éducation consiste alors à l'accompagner et le guider dans son processus d'apprentissage (Bruner, 1996)39 (39). À la différence d'une conception du savoir considéré comme le cumul des connaissances antérieures élaborées par l'homme au fil du temps, les théories cognitivistes posent que la connaissance ne peut exister sans être re-construite par celui qui apprend. Cela ne signifie en rien le rejet de toute connaissance du patrimoine historique, mais cette histoire continue à se construire. De ce point de vue, le comportement humain n'est pas une simple adaptation à l'environnement, mais le résultat d'un processus interactif de construction de ce même environnement. Cette approche donne à l'"apprenant-acteur" une place centrale dans la production de ses connaissances.

4.2 - Conceptions de la citoyenneté

De même que les conceptions du rôle de l'école dans la société influent sur la manière dont on envisage l'éducation, les représentations que l'on a de la citoyenneté influencent la façon de concevoir la formation qui y prépare. La citoyenneté est un concept polysémique qui est difficile à circonscrire car il fait appel à nombre de champs disciplinaires : sociologie, philosophie, histoire et politique, pour ne parler que de ceux-ci.

Une première revue de littérature laisse apparaître deux grandes tendances qui posent le rapport de l'individu à l'État et peuvent être vues soit comme deux pôles opposés, soit comme les éléments d’un continuum.

Schématiquement, on peut dire, selon la première tendance qualifiée de "républicaine", que le "bon citoyen" est celui qui respecte les lois, remplit ses obligations (vote, paie ses impôts), connaît les bases de l'histoire nationale et les symboles qui s'y rattachent (hymne national, drapeau, etc.), recherche l'intérêt collectif plutôt que sa satisfaction personnelle et est prêt à s'engager dans une "guerre juste" et à se battre pour défendre sa patrie. Durkheim (1963) représente bien cette "école républicaine" (40) qui doit, selon lui, s'attacher à "former un bon citoyen" en le disciplinant dans la "vie commune" de la classe, afin qu'il sache se gouverner dans la société. Pour lui, l'éducation est une œuvre d'autorité qui passe par une éducation morale (41), qui doit, selon lui, s'attacher à "former un bon citoyen" en le disciplinant dans la "vie commune" de la classe, afin qu'il sache se gouverner dans la société. Pour lui, l'éducation est une œuvre d'autorité qui passe par une éducation morale41, laquelle est au centre de ses travaux. Durkheim associe la morale à une rationalisation du devoir qui fait appel à la règle et à la discipline et "assigne à l'activité de l'homme une fin qui est bonne et qui a en elle tout ce qu'il faut

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pour éveiller le désir et attirer la volonté. Le goût de l'existence régulière, le goût de la mesure, le besoin de la limite, la maîtrise de soi s'y sont conciliés sans peine avec le besoin de se donner, avec l'esprit de dévouement et de sacrifice, en un mot avec les forces actives et expansives de l'énergie morale" (Ibid, p. 103). Selon cette conception le "bon citoyen" participe à la délibération sur les questions d'intérêt public et a comme préoccupation première la recherche du bien commun plutôt que sa satisfaction personnelle. Cette citoyenneté, nous dit Audigier (1996), "appelle le rapport au politique et au droit" et, "privilégie le lien entre l'individu et le pouvoir collectif de l'ensemble des citoyens sur les institutions politiques aux différentes échelles".

Selon la deuxième tendance relative à la citoyenneté communément appelée "libérale", inspirée des idées de Locke (1690) (42), le citoyen est avant tout titulaire de droits inaliénables dont le pouvoir politique ne saurait le priver. L'accent est mis sur la dimension juridique, les droits ayant pour fonction de protéger l'individu "contre l'empiètement de sa sphère d'autonomie privée par ses concitoyens et, surtout par l'état lui-même." (43). Cette conception, qui s'apparente à l'économie générale des instruments internationaux (44), place les droits de la personne au premier plan. Dans la philosophie libérale du droit, le citoyen obéit aux lois pour sauvegarder sa liberté et la sécurité de sa personne et de ses biens. Selon cette conception, la citoyenneté privilégie le respect des intérêts de l'individu et place la souveraineté de celui-ci comme principe démocratique de base.

De mon point de vue, comme de celui d'autres auteurs (Bîrzéa, 1996 (45); Audigier 2000), ces deux conceptions de la citoyenneté sont complémentaires, même si elles peuvent paraître contradictoires, dans la mesure où le rapport entre les libertés individuelles et le bien commun est au cœur même de la réflexion sur la citoyenneté. La question éminemment politique du bien commun s’incarne dans la tension entre individus et institutions, entre les valeurs universelles et revendications particularistes, elle interroge l'identité collective et l'attachement aux principes fondamentaux de la démocratie et soulève le débat sur la liberté individuelle et la vie en société.

Cette présentation succincte des deux grandes tendances ne doit cependant pas faire perdre de vue que le concept de citoyenneté a évolué au fil des débats, tant dans ses dimensions politique, juridique, culturelle que sociale et que cette évolution s'inscrit dans des contextes sociaux et nationaux différents. Sans faire ici une analyse socio-historique de cette évolution, il me semble utile de rappeler sommairement que le regain d'intérêt pour la citoyenneté, s'inscrit dans un contexte où les sociétés occidentales ont connu des changements majeurs. Ces changements, nous dit Hénaire (1998, p. 19), sont multiformes. "En effet, ils concernent aussi bien le champ de l'économie que celui de la politique, de l'"explosion" des savoirs que de l'émergence de nouvelles valeurs, pour ne nommer que ceux-là. Ils s'inscrivent dans la dynamique de la mondialisation des rapports économiques, politiques, sociaux ainsi que culturels et remettent en question, sur le plan prospectif, l'avenir des sociétés". C'est dans ce contexte, que "La citoyenneté est perçue à la fois comme un problème et comme une solution à bon nombre de maux sociaux des démocraties modernes" 46): Souvent associée à une "crise du lien social", la citoyenneté est aussi vue comme la "source du lien social" pour emprunter à Schnapper (1997, p. 11).

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4.3 - Repères pour l'éducation à la citoyenneté

Ce premier aperçu des différentes conceptions du rôle de l'école et acceptions du concept de citoyenneté, influent et sont influencées, on l'aura compris, sur la façon d'envisager l'éducation qui veut en paver la voie.

Là encore, on peut distinguer deux grandes tendances qui se situent aux deux extrémités d'un continuum sur lequel peuvent s'envisager tous les points de vue intermédiaires. Bolliet (1999) présente en les opposant ces deux façons d'envisager la formation du citoyen. "Pour certains, cet enseignement doit se traduire par un retour à la morale, aux valeurs traditionnelles : goût de l'effort, respect de la discipline, soumission à la loi, conscience de ses devoirs. Ce discours s'accompagne en général d'une condamnation de la "dérive pédagogiste", source de tous les maux de l'École, qu'il s’agit de remplacer par le retour à l'instruction, à la primauté des contenus de savoir contre la relation pédagogique. A l'opposé, on peut voir dans l'éducation à la citoyenneté un moyen d'adapter l'institution scolaire aux exigences de la démocratie moderne, fondée sur la participation, l'initiative, le débat critique."

La première façon de concevoir l'éducation à la citoyenneté s'apparente à ce qu'on a longtemps appelé "l'instruction civique" et que Hénaire qualifie d'"alphabétisation institutionnelle". Il s'agit ici, de perpétuer sa propre culture en transmettant un sentiment d'appartenance à la patrie. Les savoirs, notamment ceux reliés aux institutions politiques (locales et nationales), sont la priorité d'un enseignement qui met l'accent sur l'obéissance aux règles collectives. La seconde conception de l'éducation à la citoyenneté attache une importance particulière au développement d'attitudes et de comportements respectueux des droits de la personne ; elle se préoccupe de l'expérience de chacun et par conséquent, se concentre sur la qualité de la relation pédagogique. Dans cette perspective, l'éducation à la citoyenneté s'apparenterait à l'apprentissage du "vivre ensemble", comme l'expriment le Conseil de la coopération culturelle du Conseil de l'Europe (47). Selon Audigier (2000), "Nous serions ainsi passés d’une conception de la citoyenneté qui mettait en avant Selon Audigier (2000), "Nous serions ainsi passés d’une conception de la citoyenneté qui mettait en avant les sentiments d’appartenance et où l’éducation correspondante accompagnait la transmission de ce sentiment par un accent très fort mis sur l’obéissance aux règles collectives, vers une conception plus individualiste et plus instrumentale de la citoyenneté, une citoyenneté qui privilégie la personne et ses droits et place en second plan l’affirmation des identités collectives partielles, au sens géographique et culturel, portées par les Etats."

Quelle que soient les conceptions, l'éducation à la citoyenneté est par essence normative, elle "nécessite en permanence l’existence d’un code normatif, point de référence ou langage commun permettant de réglementer les situations quotidiennes." (Bîrzéa, 2000, p.29) Cependant, le code normatif peut être vu différemment selon le but recherché à travers cette éducation.

Revenant aux différentes conceptions du rôle de l'école dans la société, de l'apprentissage, de la citoyenneté et de l'éducation qui y prépare, on peut distinguer deux manières de considérer le rapport entre l'individu et les institutions : soit celui-ci est vu comme devant être autonome, soit il est perçu comme devant dépendre de la collectivité représentée par les institutions (hétéronome). Nous sommes ici au cœur

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de la difficile question de la tension permanente entre les libertés individuelles et l'institution ; entre la particularité des opinions subjectives et les normes régulatrices des rapports sociaux.

À la lumière de ce qui précède, quel citoyen aspire-t-on à former ? Selon moi, dans une société dont plusieurs disent qu'elle est en crise (48) (Morin, 1984 ; Touraine, 1992, Schnapper, 1994), l'école devrait procéder à "un examen critique des repères dont l'effritement - voire la perte annoncée - soumet le lien social à de nouvelles quêtes de sens." (Hénaire, 1998, p. 19). Le rôle de l'école ne peut plus, comme par le passé, se limiter à la transmission de savoirs morcelés en disciplines cloisonnées (49) et à l'inculcation de valeurs et de normes, alors même que celles-ci sont mises en procès de toutes parts. Dans un monde marqué par une accélération des changements, l'assurance de pouvoir transmettre d'une génération à l'autre des repères stables qui garantissent la pérennité de la vie sociale est remise en question.

Dans ce contexte d'ensemble, on est amené à questionner les approches qui cantonnent l'élève dans un rôle passif et limitent l’entreprise éducative à une "correction de l’écart entre ce que l’élève sait et ce qu’il devrait savoir". Non qu'il faille bannir la transmission de savoirs et de valeurs, comme nous venons de le dire, mais la stabilité des repères, éprouvée par les générations antérieures, est devenu fragile. Dans une société où l'accélération des changements s'accompagne d'une prolifération de repères possibles offrant une pluralité de cadres de références, il s'agit moins de préparer les élèves à s'intégrer dans une société dont on peut difficilement anticiper la configuration, que de leur donner la capacité de répondre à des défis dont on ne peut, aujourd'hui, que dessiner les contours. Comme l'exprime Crozier (1998, p.579) "il s'agit non pas d'adapter l'éducation au monde tel qu'il est, mais de donner aux êtres humains la capacité de répondre aux problèmes que ce monde leur impose et de devenir ainsi des acteurs plus responsables des changements qu'ils devront animer eux-mêmes et que nous ne pouvons déterminer par avance.". Dans cette perspective, l'éducation à la citoyenneté est associée à la construction d'un ensemble de connaissances et de concepts et s'enracine par ailleurs, dans des valeurs démocratiques, qui doivent "irriguer" l'ensemble des pratiques scolaires, qu'il s'agisse des règles de vie dans l'établissement, des contenus ou des pratiques d'enseignement. Une telle éducation devrait s'inscrire au cœur même des approches éducatives et être fondée sur le respect de la liberté d'opinion et d'expression, sur le débat démocratique, sur le développement de l'autonomie et de l'esprit critique.

V. Pour conclure

Quelles conséquences pour l'apprentissage des règles, dont j'ai souligné qu'il passait par une intériorisation qui peut être envisagée de manière fort différence selon la conception que l'on a du rôle de l'école, des finalités de l'éducation et bien entendu de la citoyenneté ? À cet égard, les recherches menées dans plusieurs champs disciplinaires et dont j'ai fait état (supra), indiquent que l'imposition de règles sous la menace de sanction ne conduit pas à leur appropriation ni même à leur respect, au contraire. Même si l’hétéronomie – c'est-à-dire le respect de la règle sous la pression d’une autorité reconnue – est une étape nécessaire ; elle devrait conduire à l’autonomie, par laquelle l’individu participe à l'élaboration des contraintes auxquelles il se soumet (Piaget dans Xypas, 1997). Or, dans bien des cas, il semblerait que

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nombre d'enseignants, préfèrent imposer les règles par la force plutôt que d'en faire l'objet de débats et de négociation, ce qui se rapproche de l'optique positiviste selon laquelle, nous dit Ribordy (1977, p. 28), "l'enseignement du droit dans les écoles n'a qu'un seul but, celui de soumettre les jeunes aux valeurs, règles, normes du pouvoir" il ajoute que c'est pour cette raison que toutes les expériences d'enseignement du droit furent des échecs. "Loin d'être dupes, les jeunes ne veulent en aucun cas devenir objets du pouvoir, soumis et contrôlés. [...] Au contraire, l'enseignement du droit dans les écoles a pour but de mettre à la disposition de l'étudiant les outils du pouvoir, c'est-à-dire permettre au futur citoyen de lutter à armes égales, contre ceux qui jusqu'à maintenant avaient le monopole du droit". Il s'agit pour cet auteur de développer la conscience du droit dont la connaissance objective n'est qu'une facette.

Quelles conclusions tirer au regard du droit à l'éducation, qui stipule que celui-ci "doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et du sens de sa dignité et renforcer le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales50" ? Cette question invite à des réflexions sur l'apprentissage des normes et la liberté du sujet ; sur la transgression des règles et le recours à la sanction ; sur le respect mutuel et la construction de l'autonomie. Autant de sujets qui méritent d'être analysés et pris en considération si l'on aspire à faire un jour du droit à l'éducation une réalité.

Véronique Truchot est chercheure en sciences de l’éducation, diplômée de l’Université du Québec à Montréal. Elle se spécialise dans l’étude des représentations de l’éducation.

Véronique Truchot es investigadora en Ciencias de la Educación, diplomada en la Universidad de Quebec, en Montreal ; se especializa en el estudio de la representación de la educación.

Véronique Truchot, researcher in education, is a graduate of the University of Quebec in Montreal. She is specialized in the study of perceptions of education.

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- Gilbert Longhi -

- L’autorité des maîtres et les maîtres de l’autorité - G. Longhi

En ouvrant le Grand Débat sur l’école, à la Sorbonne, le huit septembre dernier, Luc Ferry a réitéré son intention de renforcer l’autorité des enseignants. Ce genre de proclamation urbi et orbi revêt deux avantages politiques. D’une part, elle flatte les autoritariens. D’autre part, elle s’exonère de toute précision. Dès lors, s’ouvre une série de questions. Nous en mettrons une dizaine en exergue, ci-dessous.

-1- Comment s’est perdue l’autorité ?

La genèse est naïve : soixante-huit a promu des pédagogies qui ont mis le ver dans le fruit. Les 22% de collégiens qui lisent si mal en sixième sont donc victimes d’enseignants écervelés… etc. Nous n’avons pas l’intention d’assommer les lecteurs du Café Pédagogique avec cette superstition. En effet, il n’y a pas d’un côté, des maîtres « dans le vrai » et d’autres « dans l’erreur ». Nul enseignant n’est suffisamment masochiste pour aimer rater son travail tout en se faisant marcher sur les pieds par les élèves. De même, aucun n’est assez imbu de son pouvoir au point de soumettre les jeunes dans un acte gratuit. Les rares situations outrancières, dans les deux camps, procèdent plus d’une pathologie individuelle que d’un parti-pris générationnel.

-2- L’autorité est-elle une méthode, entre autres ?

Certains commentateurs présentent l’autorité comme une vulgaire technique ou une astuce anodine, pourquoi pas un simple outil de gestion de l’image de l’enseignant. Cette réduction n’est pas acceptable, car le pouvoir d’un prof n’est jamais innocent. On ne saurait le ranger ingénument parmi les accessoires d’animation. L’autorité n’est pas un folklore scolaire. Les autoritariens défendent pourtant ce point de vue, en suggérant d’en finir avec l’expérimentation laxiste, pour en revenir aux choses sérieuse, comme « avant ». Avant quoi ? Sans doute avant que les jeunes n’entrent massivement dans les établissement secondaires parce qu’ils allaient massivement à l’usine, à la mine ou aux champs.

-3- Plus d’autorité pourquoi ?

Les détracteurs de Luc Ferry crient haro sur la droite dure. La glorification de l’autorité n’est à leurs yeux qu’une approche libérale, patronale et manageuriale de l’école. Elle peut cacher une perception gestionnaire de l’éducation, dans le genre : plus d’autorité, moins de maîtres ? En effet, si un prof autoritaire en vaut deux, une économie de postes ne posera aucun problème... Ce genre d’analyse génère un syllogisme farfelu : l’autorité est de droite, la droite est mauvaise, donc l’autorité est détestable. Ce raccourci ne rend pas compte de la réalité car il y a beaucoup de profs de gauche ( voire gauchistes), qui sont des réactionnaires pédagogiques. En revanche, nombreux sont leurs collègues de la droite électoral qui adoptent un façon d’être s’opposant à toute subordination des élèves.

-4- L’autorité a-t-elle toujours raison ?

L’augmentation de l’autorité à l’école vise à habituer la jeunesse à la servitude. Les autoritariens refusent que la pédagogie s’appuie sur la plénitude de l’élève, (être humain à part

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entière), pour le cantonner à un statut de sujet ignorant. Ils défendent plutôt les recettes spartiates et les procédés dolosifs qui tournent le dos aux avancées de la psychologie et des sciences de l’éducation. Pourtant, les erreurs du passé devraient servir de leçons. Il y a encore une trentaine d’années, des instituteurs, à l’autorité incontestable, métamorphosaient les élèves gauchers en droitiers, au besoin en leur attachant la main coupable dans le dos. Quel décideur pourrait, aujourd’hui, renforcer le pouvoir professoral sans garantir les enfants contre de telles cruautés ?

-5- Le maître est-il à l’abri de la perte de sens ?

L’autorité se donne toujours une justification altruiste. Ainsi, dans une époque sans repère, sur fond de cellule familiale décomposée, la jeunesse doit trouver dans l’univers scolaire, des adultes de référence qui ne concéderont rien à la déliquescence ambiante. Cet argument est incongru. D’une part, parce que la majorité des élèves sont éduqués avec des valeurs. D’autre part, parce que les profs eux-mêmes sont touchés par la dégradation générale de la civilisation. Aucune onction miraculeuse ne les protége. Un professeur n’est pas le dernier des Mohicans.

-6- De quel côté souffle le vent de l’histoire ?

L’alibi le plus crédible pour la recrudescence de l’autorité reste l’ergonomie. En effet, des élèves polis, studieux et maniables, garantissent aux maîtres des conditions de travail convenables. Donc, la croyance d’un prof en sa propre autorité procédera bien souvent de la foi du charbonnier. Le second alibi s’enracine dans la tendance sécuritaire dominante qui exige des gendarmes mieux armés, des juges plus sévères, des psychiatres très coercitifs, des travailleurs sociaux maîtrisant les familles, des centres fermés isolant les mineurs, une police aux frontières énergique et une traque des faux chômeurs. En agrippant plus de pouvoir, les profs prendront ainsi le vent de cette histoire.

-7- Fermeté des maîtres ou inconsistante politique ?

Le désir d’ordre à l’école chemine parallèlement à un modèle d’épanouissement individuel qui valorise la transgression, l’insolence et le cynisme, au point de les associer entièrement à la réussite. Les profs vont-ils faire une grand écart ? Certes on ne leur contestera jamais leurs attributions discrétionnaires : noter, choisir les livres, décider des devoirs ou édicter les règles de la classe... Mais qu’adviendra-t-il s’ils cessent un jour de partager l’orientation, le redoublement, les affectations et les exclusions, avec les représentants des familles, les déléguées des élèves et la hiérarchie ? Ils porteront le poids de toutes frustrations. Ainsi, un ministre qui adule l’autorité des enseignants peut tacitement les abandonner seuls contre tous, comme pour le voile islamique ?

-8- Partage-t-on l’autorité ?

Si les enseignants acquièrent plus de pouvoir, que deviendra la responsabilité le rôle des parents dans la scolarité des enfants ? Comment se régleront les choix importants (langues, options, filières, carte scolaire) ? Au sein des établissements, refusera-t-on aux citoyens élèves ce que l’on accepte des criminels qui conservent le droit de mettre en cause les décisions judiciaires et celles de l’administration pénitentiaire ? Dans le même ordre d’idée, comment se régleront les divergences entre profs, par exemple, si dans une équipe, une partie penche pour l’orientation d’un

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élève en BEP, l’autre pour un redoublement et la suivante pour une Seconde générale ?

-9- L’autorité annonce-t-elle une chasse aux sorcières ?

Le renforcement de la force des maîtres rendra l’école suspecte. Par exemple, des enseignants, en s’appuyant sur la culture de leur collège, pourront jouer de leur autorité, pour écarter les élèves faibles, susceptibles d’abaisser les résultats. Qui peut prédire les ravages ? Par ailleurs, les parents seront bernés. Bien que souvent favorables à l’autorité des maîtres, leur enthousiasme s’estompe habituellement lorsque l’agneau expiatoire est leur propre enfant. Du reste, les familles souhaitent un renforcement de l’autorité des chefs d’établissement sur des profs, notamment pour neutraliser le plus défectueux. Or, il n’est pas question de cela.

-10- L’autorité remplace-t-elle une politique éducative ?

Il est moins coûteux d’augmenter le pouvoir des profs que de diminuer les effectifs dans les classes difficiles. De la sorte, l’autorité s’avère très rentable pour un gouvernement. Il envoie un signal tutélaire aux zones sensibles sans dépenser un sou. Mais, si les profs prennent toutes les décisions capitales, le ministère n’aura plus qu’une fonction ornementale. Le rapport de forces entre les profs d’un établissement, puis la concurrence entre établissements, enfin la pression des familles, feront la politique éducative, sorte de résultante d’un état de fait. L’école obéira à des usages locaux, même si les programmes et les examens restent nationaux. Cette situation est déjà en place dans le système de soins, où les médecins, les patients et les caisses d’assurance se débrouillent entre eux sans aucune politique de santé.

Les autoritariens devraient se méfier de l’esprit de l’escalier. Si le pouvoir des maîtres est censé améliorer les élèves, pourquoi l’autorité de la hiérarchie n’abonnirait-elle pas le corps enseignant ? Dans cette hypothèse, comment réagiraient les profs face à un élargissement des prérogatives de divers directeurs, inspecteurs, proviseurs, recteurs ou élus locaux ? Comment s’en sortiront-ils après avoir tant glorifié le respect intrinsèque de leur propre autorité ? D’autant qu’ils seront humiliés par l’échec, car l’accroissement de leurs pouvoirs n’aura rien réglé à l’échec scolaire ; à l’injustice de l’orientation ou à l’incivilité. En plus les maîtres devront encaisser une détérioration de leur image, car la crainte qu’inspire l’autorité n’engendre jamais l’estime.

G. Longhi

G. Longhi est proviseur du lycée Lurçat à Paris et professeur associé à l'Université de Paris 10 Nanterre.

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SOMMAIRE :

   La violence est-elle constitutive des activités sportives          - Les sports collectifs sont-ils légitimes a l'école ?          - “Combattre”, jusqu'où?          - Gymnastique et danse : le risque de l'asepsie

   L'EPS régulatrice de la violence          - Les limites de l'EPS          - Le champ du possible

   Pour les garçons...          - L'identité masculine en danger ?          - L'échec scolaire des garçons

   Débat

           Je me bornerai à examiner en quoi l’éducation physique et sportive est concernée par ce que l'on appelle la violence en milieu scolaire.L'EPS entretient avec la violence un rapport paradoxal : particulièrement sollicitée par l'Éducation nationale et les partenaires éducatifs pour participer à la prévention de la violence dans les collèges et lycées, elle est le théâtre d'incidents fréquents, dus, notamment, aux déplacements à l'extérieur des établissements scolaires.Pourquoi nous, professeurs d'EPS, sommes-nous donc ainsi sollicités ? Notre enseignement, semble t'il, est perçu comme porteur d'une régulation sociale permettant de canaliser la violence. Je vais essayer de montrer à la fois l'intérêt et les limites de cette potentialité régulatrice.

   La violence est-elle constitutive des activités sportives

          Si l'on impute ainsi à l'EPS des vertus particulières de régulation, c'est que ses contenus et ses modalités d'enseignement s'y prêtent. Je vous propose de réfléchir à la façon dont, en effet, les références sociales de l'EPS ont à voir avec la violence. Nombre d'activités sportives, dans la longue durée de leur construction sociale, ont un rapport avec l'affrontement, le défi, l'épreuve, le risque, comme l'ont montré Roger Caillois et Bernard Jeu. Peut-on dire que ces activités humaines ont à voir avec une certaine violence, qui ne serait donc pas que négative ? J'hésite encore sur cette question, mais je crois qu'il ne faut pas accorder de sens positif au mot violence . j'ai été totalement convaincue par cette mise au point d'Yves Clot : “Est violent l'acte d'un ou de sujets qui diminue, rétrécit ou ampute les possibilités de l'autre ou les siennes propres (... ).  Le contraire de la violence, c'est ce qui grandit le sujet en élargissant son champ des possibles.” S'il fallait un éclairage complémentaire, je retiendrais celui de Romain Rolland : “ La violence est la loi de la brute."

          Au cours de son intervention, “Violence, jeu et plaisir en EPS”, lors du colloque tenu par le Syndicat national de l'éducation physique (SNEP), André Terrisse développe une problématique très intéressante. Il évoque, parmi les différents destins possibles de la pulsion, “la sublimation qui permet le développement des activités culturelles [ ... ]. L'agressivité est constitutive du rapport imaginaire à l'autre [ ... ]. En même temps, la boxe n'est pas la rixe, où tous les coups sont permis. [ ... ]. Le duel mortel est encadré par la symbolique, qui garantit le respect des règles, l'intégrité des adversaires.”

          Ces possibles de la pulsion, le désir de vaincre, nous mettent sur une ligne de crête entre combativité et violence. Entre une potentialité violente d'une part, et, d'autre part, une potentialité de développement humain, le défi, l'affrontement, l'opposition, le risque et l'épreuve orientent les références de l'EPS. Il faut absolument élucider cette question du point de vue même des finalités de l'EPS car, selon la façon dont on analyse le rapport de ces activités à la violence, on est plus ou moins

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tenté de les aseptiser, de les justifier sous l'angle éducatif et de valoriser leurs possibilités structurelles, de développer un potentiel régulateur.

Les sports collectifs sont-ils légitimes a l'école ?

          Ce n'est pas par hasard si, à ce sujet, on évoque souvent en premier lieu les sports collectifs. À mon sens, ceux qui classent les sports collectifs selon une logique de coopération cèdent à l'asepsie. Pour moi, les sports collectifs impliquent avant tout des rapports d'opposition, d'affrontement. Quoiqu'on en dise, on ne coopère en sports collectifs que pour battre l'équipe adverse, c'est le moteur profond de l'activité.

Violence et baston

          Gommer cette notion essentielle, aseptiser l'activité peut susciter de la violence en mettant les élèves à contresens ; certains d'entre eux s'empresseront alors de restituer ce que Pierre Therme appelle le “sens caché” de l'activité, et dont ils ont une intuition fine. Le mot baston me semble rendre assez bien compte de ce phénomène. “C'est normal que les filles n'aiment pas les jeux vidéo, elles n'aiment pas la baston.” Tel était le propos d'un gamin interrogé dans Télérama, suite à la présentation de l'enquête du CNRS sur les jeux vidéo, qui montrait le même écart dans la répartition garçons/filles pour les jeux que pour les activités sportives. Et, après l'intervention d'André Terrisse que je citais tout a l'heure, un participant affirmait : “Sous le mot violence, il y a confusion entre violence et baston. La baston, c'est naturel chez un petit gars.”

          Pour que la baston reste un jeu sans devenir une affaire de brutes, il ne faut pas nier ou discréditer le besoin de s'affronter. Il ne s'agit pas, bien entendu, de laisser dégénérer l'affrontement. Pour jouer, il faut accepter que ça ne soit pas la violence qui advienne, pour que reste le jeu il faut de la règle. Autrement dit, pour que la règle s'impose, il faut qu'elle soit devenue nécessaire du dedans de l'essentiel du jeu. Ce n'est didactiquement pas si simple, y compris parce que les professeurs n'ont pas forcément le temps qu'il faut pour reconstruire la règle à partir des nécessités du jeu.

Faut-il un arbitre en EPS ?

          Je me pose aussi la question de l'arbitrage. Jusqu'à présent on disait que l'arbitrage faisait partie des rôles sociaux que les élèves devaient apprendre. Je suis d'accord sur le principe, mais dans la réalité des cycles de sports collectifs, nous n'avons pas le temps d'une appropriation efficace. Et d'une certaine manière, je ne crois pas que nous parvenions réellement à déplacer les représentations sociales que les élèves ont des tribunes, où l'arbitre se fait en permanence contester et insulter. Si quelque chose est violent, c'est bien les mots et les gestes qui, souvent, visent les arbitres. Le problème didactique n'est pas seulement de savoir ce qu'il serait juste de faire en EPS, mais d'anticiper sur ce que nous produisons réellement en aval, compte tenu, dans cet exemple, de la violence environnante.

Affrontement et morale

          Plus fondamentalement, je crois que l'EPS a deux problèmes avec les sports collectifs. Premièrement, une sorte de non dit . “Est-ce bien moral d'apprendre aux élèves à s'affronter ?” Bien des discours, y compris sur les années 60, seraient plus fidèles à l'esprit de l'époque s'ils donnaient à comprendre que ce qu'on a appelé la “sportivisation”, c'est, en pratique, l'arrivée des sports collectifs en EPS - du hand en particulier - et que cette irruption a changé beaucoup de choses. Deuxièmement, un problème lié à un positionnement de classe. Les sports collectifs, comme l'indiquent les données de l'INSEE, sont l'un des derniers bastions à dominante populaire et masculine. Et je me demande quelquefois si les enseignants d'EPS n'ont pas, depuis deux décennies, un rapport de couche moyenne, plus ou moins hostile à ces activités qui restent populaires, particulièrement dans le cas du football.

“Combattre”, jusqu'où?

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          En combat, de façon plus manifeste encore qu'en sports collectifs, on ne peut pas et on ne doit pas tricher sur le fait que l'affrontement avec l'autre est l'essentiel de l'activité. Le mot même de combat dit tout, et les élèves le sentent. Je renvoie ici à l'article d'André Terrisse cité précédemment et au travail de Pierre Therme. Sans avoir de réponse, je m'interroge sur ce que signifient les nouvelles pratiques sociales de combat, le goût des élèves pour le full contact ou la boxe thaï, pour un certain nombre d'activités que je perçois comme encore plus brutales que celles que nous reconnaissons comme références. Y a-t-il ici une envie de flirter avec la mort et de réguler ce désir? Que cherchent les jeunes des zones difficiles dans la pratique d'un sport de combat, plus rude encore que le judo ou la boxe, sinon leur identité ? Leur désir, c'est d'exister, fortement. Cette question identitaire me semble significative de la frontière entre violence et affrontement.Faire éprouver la logique structurelle du combat me semble intéressant à l'école maternelle. Les petits peuvent engranger de la régulation dans le plaisir de l'affrontement en corps à corps, incorporer - au sens étymologique du terme - , comprendre et accepter la légitimité de la règle.

Gymnastique et danse : le risque de l'asepsie

Au temps du “simple et correct"

          Évoquer à propos de la violence les sports collectifs et le combat ne surprend pas. Je crois pourtant qu’il faut aussi s'interroger sur la gymnastique et la danse. Pourquoi la gymnastique ? S'il y a une activité polie, c'est bien la gymnastique. Et si justement, elle était parfois trop polie pour être honnête ? Je me rappelle souvent les propos de mes collègues des lycées professionnels industriels de Seine-Saint-Denis lorsque je suis devenue inspectrice pédagogique régionale (IPR) en 1983 : “Nous ne faisons plus de gym. Nos élèves sont trop ceci, ne sont pas assez cela. Mais nous faisons de l'acrobatie”. La corporation à l'époque disait : “simple mais correct, c'est mieux que difficile et incorrect”. Et les garçons de lycées professionnels - qui, à mon avis, avaient raison du point de vue de l'essence de l'activité gymnique - rejetaient cette pseudo élégance (les pointes de pieds, par exemple) imposée comme préalable dans des situations sans risque. Le sens était perdu. Je crois que le monde de l'école aidé par le monde de la gymnastique avait réussi à tellement aseptiser l'activité gymnique que les élèves (les garçons des milieux populaires en particulier) avaient du mal à se retrouver dans les sacro-saints enchaînements de type “roulade avant, saut en extension, demi-tour, roulade arrière”. Et s'ils étaient souvent indisciplinés, c'était précisément parce que cette gymnastique là n'était pas de nature à les discipliner. Je me souviens d'une séance, exemplaire de ce point de vue, en sixième. Cinq ou six gamins, parmi les plus turbulents de la classe, faisaient une espèce de rodéo autour des tapis. Certes, ils n'étaient pas sages, mais ce qui leur était proposé ne pouvait pas les mobiliser. Leur énergie s'investissait alors ailleurs. Les situations proposées étaient tellement aseptisées qu'elles ne donnaient plus l'occasion d'éprouver de sensations fortes, moteur des activités gymniques: voir le monde à l'envers, se renverser, prendre des risques et les maîtriser. Vous reconnaissez sans doute ici l'approche didactique et anthropologique de Paul Goirand.

Mixité et régulation

          Sans doute le rejet de la gymnastique par les garçons est-il implicitement aggravé par une image féminine de ce sport, puisque 79 % des licenciés de la fédération française de gymnastique sont des femmes -sans compter la GRS. Le nombre de lycéens qui choisissent l'option gymnastique au bac quand ils en ont la possibilité - 10 % - nous confirme que, dans l'image de la gymnastique telle qu'elle est couramment perçue, le masculin n'est pas valorisé. Je persiste personnellement à considérer que c'est parce que la part du risque, du défi et de l'épreuve y est estompée derrière une apparence esthétisée. Cela a-t-il un rapport avec la violence ?À mon avis, élucider le sens que prennent pour les élèves les activités proposées peut en tout cas éviter ces malentendus didactiques, souvent cause de perturbations, sinon de conduites violentes. Paul Goirand donne à cet égard des exemples intéressants de potentialité violente dans son article “La gymnastique sportive : un malentendu culturel, source de tensions."

          Lors du colloque du SNEP en 1996, le collègue qui déclarait que la baston était naturelle chez les garçons enchaîne ainsi : “Les contenus et la forme de délivrance des contenus disciplinaires au sein de l'école sont générateurs de violence. Il faut faire attention. La danse, pour des petits gars des quartiers populaires, c'est une violence énorme.” Je comprends le point de vue de ce collègue. Pourtant, j'ai contribué à faire évoluer l'appellation activité physique et sportive (APS) en activité

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physique sportive et artistique (APSA). Cet élargissement des références pose évidemment la question de la danse au masculin, excluant cette vision castratrice de la danse perçue comme la revanche du féminin. L'esprit de mixité suppose, non pas qu'on impose la danse aux garçons comme on a imposé d'autres activités aux filles, mais que l'on sache inventer une entrée du masculin dans la danse. Ce n'est pas une revanche, mais le projet de construire en connaissance de cause un monde où il y ait du masculin et du féminin. Le fait que les professeurs d'EPS ne soient pas à l'aise avec la danse peut nous faire avancer dans ce travail d'élucidation. En effet, si les enseignants reconnaissaient que la question des APSA, et plus précisément de la danse, leur faisait violence, s'ils cherchaient dans leur propre résistance à la danse une piste didactique pour comprendre ce qu'ils peuvent en faire avec les élèves, ce serait extrêmement intéressant.

   L'EPS régulatrice de la violence

Les limites de l'EPS

          Après ce détour didactique, revenons à la question initiale de la contribution possible de l'EPS à la lutte contre la violence en milieu scolaire, Soyons clairs: ce n'est pas l'EPS qui protègera les collèges et les lycées de la violence, pas plus que le sport ne sauvera les cités. À ce sujet, les avis des sociologues qui travaillent sur les politiques de la ville convergent : “On doit organiser des matchs de football, installer des aires de jeux, construire des murs d'escalade [...] à condition de savoir que tout cela reste à la surface des choses. Le problème numéro un des quartiers sensibles est celui de la réussite scolaire et de l'emploi”, écrivent ainsi Gérard et Éliane Chauveau. Christian Bachman nous laisse le même message : “Dès qu'on quitte la rhétorique rassurante des hauts fonctionnaires et des politiques sur la nécessaire insertion des jeunes, on ne rencontre guère de chercheurs qui croient au sauvetage des banlieues par les miracles d'une bureaucratie transversalisée, la présence d'entrepreneurs de choc, la multiplication des terrains de foot et l'énergie des rappeurs”. Et Yves Clot précise : “Les pratiques et les discours dominants cherchent de plus en plus à donner une réponse sportive à la violence sociale. Le sport devrait montrer l'exemple du fair-play contribuant ainsi à pacifier les conflits de la vie sociale […]. La réalité est moins lisse [ ... ]. Le sport ne peut servir à contenir ou à aseptiser artificiellement la violence sociale. Il doit offrir l'espace et l'occasion de sortir de cette violence, non par en bas, en transformant chaque citoyen en spectateur social, mais par en haut, en élargissant le pouvoir d'agir sur le monde et sur soi de chacun d'entre nous."Pour ce qui est de l'EPS, les collègues qui enseignent en zone turbulente appellent aussi à la modestie des projets, en terme de socialisation : “on socialise dans nos cours, oui ; dans l'établissement, peut-être ; après, rien n'est sûr." Dans le même sens, un collègue de lycée professionnel disait récemment : “Dans le lycée professionnel, ça se passe bien, mais il n'y a rien qui passe en dehors de l'école : dès qu'ils ont franchi les grilles du lycée ils sont dans le même état."

  Le champ du possible

          Ces limites, posées en préalable, confirment que l'école ne peut pas tout régler. Pour autant, elle ne doit pas ne rien tenter, et nous aurions tort de sous-estimer la façon dont l'EPS, durant le temps qui lui est imparti, peut aider à faire vivre de la règle parmi les élèves. Faire vivre, et non d'abord faire respecter. Je suis perplexe, à cet égard, devant des projets pédagogiques qui parlent du respect de la règle. Si cela signifie imposer la règle aux élèves, cela peut au contraire engendrer la violence, car, selon la façon dont on s'y prend, les élèves des zones turbulentes n'auront rien de plus pressé que de transgresser la règle. Faire vivre la règle, ce n'est pas mettre en avant son respect, mais la faire advenir, dans les situations proposées, puis expliciter sa nécessité. Cela prend du temps. Mais si nous ne le faisons pas, nos discours sur la socialisation et la lutte contre la violence tourneront court.Il vaudrait mieux se fixer des objectifs moins flous, limites mais exigeants, par exemple apprendre aux gamins turbulents à savoir perdre ; certains collègues disent : “le mercredi est le jour de tous les dangers : tant qu'ils gagnent ça va ; quand ils perdent, on ne répond plus de rien." Il ne faut pas se leurrer sur le haut niveau d'ambition que recouvre cette formulation triviale. Apprendre à perdre un match heurte en effet diverses conceptions qui viennent de l'extérieur de l'école, de la cité, et en particulier le sentiment de toute-puissance qui est souvent l'autre face de l'humiliation sociale. Si, de plus, on mélange des élèves à qui il faut faire accepter la défaite avec d'autres,  à qui il faudrait faire assimiler l'envie de gagner, les choses se compliquent. Et lorsqu'on y arrive un peu une belle

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rencontre en UNSS, un cycle efficace,  on voudrait que cela se répercute au-delà du cours, mais on bute ici sur la question du transfert, encore plus que dans l'activité physique elle-même.

   Pour les garçons...

          Pour finir, j'ai une proposition peut-être plus optimiste à vous soumettre : il me semble que nous pourrions faire plus pour aider des élèves considérés comme violents à se sentir mieux dans l'institution scolaire. Je reviens donc, cela ne surprendra personne, sur EPS et différence des sexes. L'EPS, cadre des activités de corps, pose nécessairement le problème de l'identification des sexes. L'usage, dans la presse sportive, du concept de la virilité est éloquent: quand les journalistes n'osent pas dire “c'est violent”, ils disent souvent “c'est viril, c'était un match ou une course d'hommes”. La violence serait-elle un phénomène masculin ? Les statistiques sont sans ambiguïté: jusqu'à présent, 90 % des délinquants étaient des hommes, y compris pour la délinquance juvénile ; il n'y avait que les cas de maltraitance à enfant où l'on trouvait des femmes, même si actuellement on note ici ou là l'apparition de bandes de filles. Reste que, par exemple, ce sont très majoritairement des garçons qui sont convoqués aux conseils de discipline ; lorsqu'on y trouve des filles, c'est qu'elles sont en grande difficulté. Les incidents, notamment les cas d'insultes à l'adresse des professeurs, sont d'autant plus problématiques qu'ils opposent bien souvent des élèves garçons à des professeurs femmes. Or l'institution scolaire me semble mal informée sur cette distribution des risques d'incidents.Voici donc mon hypothèse : l'EPS pourrait apporter une contribution positive parce qu'il est possible qu'elle mette moins en difficulté les garçons des milieux populaires que ne le font d'autres disciplines culturelles. Ces garçons sont en effet doublement fragilisés, d'un point de vue identitaire d'une part, scolaire d'autre part.

L'identité masculine en danger ?

          Socialement, l'identité de ces garçons, fils de chômeurs, est mise à rude épreuve : qu'est-ce qu'un homme qui ne rapporte pas de quoi faire vivre sa famille ? L'image du père court le risque de se déliter, il se dit beaucoup de choses là-dessus. Mais la question n'est pas seulement l'image du père en soi, c'est aussi le fait que le père n'est plus le travailleur. L'identité masculine dans les zones en difficulté me semble en grand danger en raison de l'absence de travail. Là-dessus, l'école n'a pas de prise, certes, mais il lui arrive d'appuyer par ignorance cette humiliation sociale. Ce n'est pas l'intérêt des femmes que les hommes soient humiliés, et les enseignants devraient, je crois, être attentifs à cette dimension de la crise : que fait la société aujourd'hui des valeurs viriles ? Il se pourrait que le sport soit l'un des derniers bastions à la valoriser. L'EPS peut-elle être un lieu où se recouvre un peu de dignité, sans alimenter le fantasme de toute puissance ? C'est ma première question.

  L'échec scolaire des garçons

          La seconde fragilité de ces garçons n'est pas sans rapport avec la violence cachée de l'institution. C'est le non-dit du monde de l'école sur ses difficultés avec les garçons. L'échec scolaire est plus fréquent chez les garçons, notamment ceux des milieux populaires, et porte en particulier sur les activités langagières. Ainsi, les évaluations du CE2 à la sixième révèlent que si en mathématiques les garçons obtiennent sensiblement les mêmes résultats que les filles, en français il y a toujours au moins cinq points d'écart (plus de sept cette année), et ce toujours au détriment des garçons. Il en va de même pour la lecture.

          On retrouve le même écart d'intérêt entre hommes et femmes, en sens inverse, dans la lecture et dans le sport. L'INSERM nous le confirme dans une étude très intéressante sur les adolescents, à la rubrique “Temps des loisirs” : le titre, Sport pour les garçons, lecture pour les filles, est assez significatif. Ce n'est pas l'école qui crée ces différences, bien sûr, mais qu'en fait-elle ? Je tiens sur les garçons et les activités langagières le même raisonnement que sur la façon de traiter le rapport des filles au sport en EPS : si on met en lumière le fait que les filles ont une avance langagière et une motivation plus forte pour les activités culturelles, comment orienter les choix didactiques et la programmation des activités dans le domaine du langage ? Nous retrouvons ici la tension entre la réalité des différences et la finalité de culture commune.

          En quoi ces questions sont-elles liées à la violence et à l’EPS ? Si l'on croise les données sur les passages à l'acte (la délinquance) et celles sur le langage, on constate que ceux qui passent à

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l'acte sont parmi ceux qui n'ont pas les mots. Bien évidemment l’EPS toute seule a peu de prise sur cette question, mais elle peut apporter un éclairage, par exemple sur le croisement des réussites et des échecs entre activités physiques et activités langagières. La prescription des textes officiels sur la contribution de toutes les disciplines à la “maîtrise de la langue” est assez formelle. Il s'agit de lui donner plus de vie à partir de cette question: le dynamisme dont ces garçons font souvent preuve en EPS (notamment dans les sports collectifs) ne peut-il pas avoir un retentissement positif sur leur échec scolaire ? Pouvons-nous favoriser le développement des activités langagières dans les pratiques de l'EPS ? À la condition de partir de l'action vers la mise en mots (et non l'inverse),  est-il possible d'aider ces garçons (qui ne le souhaitent généralement pas) à mettre des mots sur les activités physiques, sur l'affrontement, sur la règle, etc. ? Pouvons-nous être un peu réconciliateurs ?

          Des collègues ont monté un projet très intéressant, interdisciplinaire, lié à la coupe du monde de football de 1998

          Ils se sont aperçus que, même à propos du football, les filles sont plus actives que les garçons pour mettre des mots sur les actions, a fortiori quand il s'agit du fair-play. C'est comme s'il y avait d'un côté ceux qui jouent et de l'autre ceux qui s'occuperaient du fair-play. Les filles participent davantage, en constituant des dossiers, en posant des questions. Pourtant, du côté des garçons, le fait qu'il y ait eu reconnaissance d'une activité qui leur était chère les a quand même beaucoup aidés à s'approprier du langage, à participer à une exposition, à fabriquer de la règle, à participer à l'élaboration d'une charte. À leur grand étonnement, ils se sont rendu compte que l'école et les enseignants acceptaient de les entendre. Est-ce que cela réduira la violence dans ce collège de ZEP ? Le projet avait en tout cas cet objectif, et la reconnaissance locale qui l'a entouré a au moins sorti un moment ce public scolaire de sa marginalisation culturelle. Il me semble enfin que nous pouvons être parmi ceux qui aideraient le monde de l'école à élucider la façon dont il manie, plus souvent qu’il ne le croit, une violence symbolique. Il y a tout un art des mots qui, s'adressant aux élèves des quartiers populaires et à ceux qui sont en échec scolaire , est susceptible de générer de la violence. Il ne s'agit pas de “parler comme eux” mais de favoriser tous les dispositifs où une parole ayant trait aux apprentissages peut venir soutenir le rapport au savoir, au sens où l'entendent Élisabeth Bautier, Bemard Charlot et Jean-Yves Rochex. J'ai conscience, en terminant, que mon propos peut donner l'impression que notre marge de manœuvre est mince, mais des propositions plus ronflantes ne m'ont pas semblé faisables.

   Débat

          Raymond Dhellemmes : ne faudrait-il pas nuancer la distinction entre filles et garçons en tenant compte de l'identité féminine et de l'identité masculine qu'il y a dans tout être humain, homme ou femme ?

          Annick Davisse : c'est vrai. Pierre Tap dit ainsi qu'il y a toujours deux versants dans le jeu: la combativité et le ludique. Mais, ajoute-t-il, le versant combativité/agressivité est plus fréquent chez les garçons, mais souvent lié à des difficultés avec les mots et avec le respect de la règle, chez les filles au contraire, on remarque une avance dans les activités du langage, et, en contrepartie, des difficultés avec l'activité physique : les filles respectent la règle plus facilement mais cela va de pair avec une certaine indifférence à l'enjeu.

          Ces infléchissements s'accentuent à l'adolescence, comme le souligne ce travail de l'INSERM que j'ai évoqué plus haut. En sixième, pas trop de problème, en quatrième, cela se complique: les garçons décrochent de la lecture, les filles se désintéressent du sport. C'est symétrique. Rien d'étonnant à cela: il est logique que ce soit à l'adolescence que les enfants s'orientent et fassent, pour les filles, des choix féminins et, pour les garçons, des choix masculins.

          Cette symétrie, sport pour les garçons, lecture pour les filles, se perpétue à l'âge adulte. C'est quelquefois difficile à percevoir pour nous, professeurs d'EPS femmes, qui sommes atypiques, parce que nous nous situons sur le versant masculin. Et cela choque parfois, comme si atypique équivalait à anormal, alors que le mot indique seulement un écart à la fréquence statistique.

          Raymond Dhellemmes : il est extraordinaire qu'une journée sur la violence, l'école et l'éducation physique débouche en premier lieu sur la question du féminin et du masculin. En formation initiale et

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continue, même si l'accent est mis sur le savoir à enseigner, cette question-là a été jusqu'à présent complètement passée sous silence. C'est une lacune qu'il faudrait essayer de combler.

          Pierre Therme : Annick Davisse a su poser les bonnes questions interroger le masculin et le féminin, c'est aller au cœur de ce qui génère la violence. On en revient ici au développement de l'individu : globalement, dans les premières phases - prime enfance, phase oedipienne et phase de latence -  les différenciations sexuelles sont bien moindres qu'elles ne le sont par la suite. C'est à partir de douze ans environ, avec la puberté, qu'elles se manifestent vraiment, d'un point de vue métabolique bien entendu, mais aussi psychologique et culturel. Et la violence appartient plus au champ du masculin, elle est inhérente à la virilité, qui s'installe chez le garçon lors de ces bouleversements métaboliques. D'où des manifestations différentes chez le garçon et chez la fille.Premier facteur, donc, la psychologie. Ne l'oublions pas, les élèves avec lesquels nous travaillons sont en plein développement, en perpétuelle mutation. Cette instabilité du caractère peut alors se traduire par des réactions violentes. Intervient aussi un facteur culturel, qui exerce une influence sur la psychologie de l'adolescent. Dans une classe difficile, l'adolescent va extérioriser cette violence, c'est-à-dire la diriger contre autrui. Et le relais culturel, ce qu'on a appelé la médiatisation, ne fait que valoriser et légitimer cette réaction violente. Dans une classe favorisée culturellement et économiquement, n'allez pas croire qu'il n'y a pas de violence. Simplement, c'est une violence intériorisée : conditionnée culturellement, l'adolescent en difficulté aura tendance à la retourner contre lui même. Cela se traduit très souvent par des syndromes anorexiques.           Annick Davisse : je disais tout à l'heure que les sports collectifs étaient peut-être le dernier refuge de valeur masculine et de l'identité populaire, qui ne trouvent plus à se manifester ailleurs, en particulier dans le monde du travail. La société chercherait ainsi à éviter tout conflit, notamment au sujet du chômage. Le sport, et surtout les sports collectifs, deviendraient-ils, comme le souligne Yves Clot, une espèce d'îlot où la violence serait plus ou moins prévisible et autorisée ? Le peuple aurait encore droit à cet enclos tandis que seraient neutralisés les conflits sociaux. Nous sommes là dans la violence des milieux favorisés. La violence féminine, consensuelle, fonctionne un peu de la même manière, et je la perçois comme castratrice, notamment pour les garçons que j'évoquais tout à l'heure. À l'école, cette violence se manifeste sous la douceur apparente des propos d'enseignants, qui recèlent en fait une violence contenue. Citons par exemple certaines appréciations sur les bulletins trimestriels ou lors des conseils de classe. C'est peut-être parce que je mesure cette violence-là que je défends si fort le terrain de l'affrontement net.Quant à la violence visible, celle dont on parle, les agressions, les insultes, c'est plutôt la violence au masculin. Parfois, les filles y participent, notamment dans les zones turbulentes. Un jour, lors d'une rencontre académique de danse, des lycéennes de Seine-Saint-Denis ont été classées secondes alors que, manifestement, pour elles comme pour le public, leur prestation en jazz éclipsait le spectacle de danse contemporaine que leur avait préféré le jury. Elles sont venues l'agonir d'insultes, violemment. Le sentiment d'injustice génère rapidement de la violence. Cet exemple montre d'ailleurs à quel point il est difficile de créer une culture commune en entendant le point de vue des élèves.Par ailleurs, les femmes ne sont pas étrangères à la violence des hommes. Fêtés comme des héros à la maison, parfois même sacralisés par leurs mères, certains gamins se retrouvent à l'école en situation d'échec, complètement humiliés. Le hiatus crée une tension identitaire, insupportable des deux côtés. La violence inconsciemment alimentée par ces femmes n'est donc pas visible.

          Question : le cercle familial a été détruit, dans les quartiers défavorisés, par tous les problèmes de chômage, de couples qui se séparent à cause de difficultés financières, de gamins agressifs. Mais nous, professeurs d'EPS, avons-nous un rôle a jouer par rapport à la représentation du père, de la mère, par rapport au cercle familial ?

          Annick Davisse : il faut se méfier des mots employés dans le monde enseignant pour parler des familles. Il y a, nous dit-on souvent, de plus en plus de familles désunies. Certes, mais il y en a beaucoup aussi dans les milieux enseignants, et cela n'empêche pas les enfants d'enseignants de mieux  réussir leur scolarité (surtout les filles). Il faut se garder de prendre les parents enseignants comme modèle de référence pour les autres, qui seraient alors marginalisés. Les enseignants disent qu'il y a démission des parents, mais les chercheurs répondent que ce n'est pas la réalité. Ce débat fut un point décisif dans la préparation des assises nationales pour la relance des ZEP. Si on a une difficulté, en ZEP par exemple, c'est parce qu'il y a trop d'opacité et d'incompréhension entre l'école et les parents.

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          Éric Debarbieux : pour compléter ce que vient de dire Annick sur les représentations de l'enseignant par rapport à la problématique parentale, je dirais qu'il ne faut pas se faire d'illusions. Le techno centrisme de notre formation nous a fait perdre de vue un certain nombre de choses que révèle la pédagogie en milieu difficile. À un moment donné, l'adolescent prend systématiquement le contre-pied de ses parents, des adultes et bien sûr de ses professeurs, sur lesquels il va se projeter. C'est parce qu'ils s'identifient à leurs enseignants que certains élèves en difficulté se montrent agressifs à leur encontre. On a toujours nié ce phénomène, mais il est réel. Plus on le nie, moins on peut le maîtriser. Plus l'enfant est en difficulté, plus cette dynamique va jouer. Nous devons nous efforcer de changer notre point de vue du travail à l'école et d'y réintégrer des notions de pédagogie. Les contenus doivent être centraux, d'accord, mais je crois qu'à un moment donné, ils ne peuvent être valorisés et intelligibles pour l'adolescent, que dans la mesure où l'on a compris en amont ce qu'était cet adolescent. Je ne dis pas qu'il faut transformer les éducateurs en psychologues. La loi pour l'orientation de l'école déclare que nous sommes là pour faire de l'éducation, c'est-à-dire pour transformer les jeunes qui sont en face de nous.

          Question : hier soir, j'ai participé à une réunion sur les projets pédagogiques qu'on peut développer dans les établissements. En lycée professionnel, sur le plan de la politique nationale de la cité, on nous demande de développer trois axes : intégration, projet scolaire et professionnel et enrichissement culturel. Le premier axe me laisse perplexe: accueillir ces élèves-là dans le système scolaire sous-entend qu'auparavant, dans les collèges, Ils n'étaient pas intégrés ? Même topo pour le deuxième axe : donner à l'élève un projet scolaire et professionnel, cela signifie qu'il n'en avait pas au départ, qu'on l'a traîné pendant quatre ans au collège, et que là, maintenant, il faut lui trouver une place dans la société. Le troisième axe, enrichissement culturel, implique qu'ils n'ont aucune culture de base et que tout ce qui peut venir d'eux n'est pas enrichissant. Partir de tels postulats, c'est grave. Qu'en pensez-vous ?

          Éric Debarbieux : gardons-nous de sous-estimer ce qui se passe dans les quartiers. Il y a de réels problèmes de violence, de décalage entre les adolescents et ce qu'on exige d'eux : respect de la règle, conformité de leur attitude au système scolaire. Le fameux concept d'intégration, dont vous avez parlé, ne veut rien dire et ne fait qu'irriter les gens dans les cités. Car ces gens-là, quand on s'entretient avec eux, on se rend compte qu'ils sont parfaitement intégrés et ils ont des arguments pour le prouver. Par ailleurs, il faut faire en sorte que les projets pédagogiques soient au plus près de la réalité psychologique et des difficultés réelles de ces enfants. Cessons de théoriser sur les difficultés d'un élève standard symbolique.

Question : pour mettre en oeuvre la politique de la cité, 50 % des moyens sont attribués aux collèges, 30 % aux lycées et 20 % aux lycées professionnels. Bien sûr, les projets ne manquent pas, mais ce n'est pas suffisant, loin de là. Et nous, professeurs d'EPS, nous devons nous situer au milieu de tout cela et, via les activités physiques et sportives, nous donner les moyens de gérer au mieux la scolarité de nos élèves. Par exemple, je ne pourrai pas assister aux tables rondes de ce colloque car cet après-midi je participe à un challenge de jeux collectifs avec des gamins de lycée, professionnel. Ils sont quatorze licenciés et il faut que je sois avec eux sur le terrain. Certes, la recherche universitaire a son intérêt. Mais ne pensez-vous pas que le terrain, c'est essentiel, et qu'il faudrait peut-être le resituer au cœur du colloque ?

          Eric Debarbieux : il ne faudrait pas trop diaboliser la recherche universitaire. Ne croyez pas qu'elle est éthérée, elle se fait à partir du terrain, de ce qui se passe concrètement dans les cités et dans les écoles.

          Annick Davisse : Éric disait à l'instant qu'il fallait changer notre point de vue sur le travail à l'école. En effet. compte tenu de l'ouverture des secondes générales à des publics nouveaux, la population des lycées a changé. Cela a eu des répercussions sur le lycée professionnel (LP), qui a accueilli de façon encore plus homogène les élèves en difficulté. En région parisienne, en tout cas dans l'Est parisien, les sections de vente accueillent des élèves qui sont arrivés là sans en avoir aucune envie. Avant on les mettait en chaudronnerie, maintenant on les met en vente. Mais le corps enseignant est moins habitué à ce public, les vendeuses d'il y a dix ans, ce ne sont pas les vendeurs aujourd'hui. On a mené grand bruit sur les lycées, j'espère qu'on fera de même sur les lycées professionnels, sinon c'est injuste. Il faut briser le silence sur l'EPS en lycée professionnel, se battre pour une opération vérité. Vérité sur les moyens, les LP ont parfois des difficultés à obtenir des

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créneaux pour les installations sportives ; vérité sur l'organisation temporelle, la disproportion entre le peu d'heures de cours et ce qu'on attend des élèves, la place des heures d'EPS dans l'emploi du temps ne facilitent pas l'enseignement, cette question des deux heures, déjà cruciale en lycée, est insensée en lycée professionnel. L'opération vérité consisterait à dire et à faire ce qu'on peut réellement réaliser.

          Les lycées professionnels sont le théâtre d'une réelle violence entre élèves et professeurs, et aussi - du moins dans les LP de mon académie - d'une vraie souffrance des gamins ! Quand on est professeur, on essaie de persuader les élèves de travailler pour obtenir leur BEP. Mais que dire lorsqu'ils vous répondent : “De toute façon, avec ou sans le BEP, on sera chômeur !” Quelle violence sociale, quelle souffrance dans ces propos !

          Bernard Bourdeau (proviseur du lycée professionnel Turgot de Roubaix) : au lieu de nous désoler sur la violence et la souffrance de nos élèves, réfléchissons sur les richesses qu'ils possèdent. Cette vision des choses, positive, est plus enthousiasmante, et l'enthousiasme fait partie de notre mission d'éducateur.

          Certes, la situation n'est pas rose, mais sachons regarder les choses en face. Pourquoi nos gamins sont-ils en lycée professionnel ? Quand ont-ils commencé à décrocher? Au collège, à l'école primaire, peut-être déjà en maternelle. Réfléchir dans l'urgence sur les situations dramatiques des lycées professionnels ne sert à rien s'il n'y a pas un véritable travail de prévention et de réflexion en amont. Tout ce que vous avez dit sur l'orientation par l'échec en lycée professionnel est vrai, mais arrêtons de pleurer sur nos gamins de lycées professionnels. C'est vrai, il n'y a pas de travail. Est-ce qu’on doit pour autant le leur répéter tous les jours ? Ce sont eux qui nous apprennent leur souffrance, ce n'est pas à nous de leur transmettre nos souffrances.

          Jacques Mikulovic : on parlait tout à l'heure de silence institutionnel et d'opération vérité. Pour avoir travaillé à un conseil d'agglomération de prévention de la délinquance qui tente de mettre en place des diagnostics partagés sur la notion d'incivilité et la violence, je me rends compte à quel point il est difficile de faire remonter des informations de l'Éducation nationale sur la violence. Avant tout, que représente effectivement cette violence ? Est-ce que c'est 10 %, 75 % des cas ? Je ne sais pas comment on pourrait la mesurer, mais il est nécessaire de la remettre à sa place pour pouvoir ensuite travailler sur le reste. En tout cas, ce qui est sûr, c'est que ces cas de violence occupent 95 % de notre temps.

          Eric Traverse (enseignant en lycée professionnel) : j'ai fait toute ma carrière en lycée professionnel. Monsieur le proviseur, je ne suis pas d'accord avec vous sur ce portrait misérabiliste des LP. Je viens de l'académie de Lyon, et là-bas, sincèrement, ce sont les collèges qui vont mal. En LP, je ne crois pas que les élèves se sentent si mal que ça. Effectivement, ne pas avoir de travail à la sortie est mal vécu, mais c'est pareil pour les étudiants qui sortent de l'université. Il n'y a donc pas une spirale LP-échec pas de travail qui serait spécifique aux LP. Moi, j'ai plaisir à y travailler. Le contact avec les élèves est formidable. Concernant la violence des filles, leur passivité, leur indolence, leur inactivité, n'est-ce pas là aussi une forme de violence, même s'il n'y a pas d'éclats, de voiture cassée ou d'autre manifestation visible ?

          Dernière chose: pour les remédiations, vous avez cité des sports collectifs populaires et masculins. Mais tous les sports collectifs ne sont pas ainsi. Certains sont très riches et peuvent nous permettre de fusionner les garçons, les filles, les gens violents, les gens passifs. Par exemple, le base-ball. Face à ce sport, filles et garçons partent tous d'un pied d'égalité. Les filles y trouvent leur place, elles peuvent coopérer avec les garçons, et eux les reconnaissent. Il y a là une réelle richesse. Donc, mettre l'accent sur les sports collectifs masculins et populaires me semble un peu réducteur.

 

Annick Davisse

La Violence et sports collectifs

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J’aurais dû préciser que je parlais surtout des sports collectifs interpénétrés, lieu d'affrontements corporels plus forts (le contact), parce qu'ils me semblent faire progressivement l'objet d'une stratégie d'évitement de la part du corps enseignant. La généralisation du volley en lycée est due en particulier aux problèmes de mixité, notamment parce que, grâce au filet, le contact physique entre les équipes est moins dur et que l'on peut mieux voir la balle arriver. Ainsi on contrôle mieux les choses. Est-ce un bon choix pour faire vivre la règle ? Si la corporation a décidé de contourner la difficulté plutôt que d'y faire face, il vaudrait mieux le dire franchement. Si on se dit que les sports collectifs sont devenus trop souvent l'occasion de violence et que les réguler devient trop difficile, si on les évite systématiquement, c'est peut-être aussi parce que les collègues ne se sentent plus suffisamment compétents pour y maîtriser l'affrontement. Et donc on se replie sur le volley, comme l'indiquent les statistiques sur les APSA au baccalauréat. Quant au base-ball, je ne dis pas qu'il ne faut pas en faire, mais, du point de vue des problèmes fondamentaux que posent les sports collectifs dans le rapport d'opposition d'équipes, le base-ball me semble à la limite du groupement.

La question que je posais concernait davantage l'interpénétration et la question des contacts, Quand Naismith invente le basket (je me réfère au travail de Robert Mérand sur le basket, publié à l'INRP), il forme le projet d'un sport chrétien, porteur des valeurs de la YMCA et dans lequel il importe d'éviter les contacts afin de combattre la sauvagerie. C'est ce rapport entre violence et sports collectifs qui m'intéresse.

La situation des lycées professionnels

Vous me reprochez de noircir les lycées professionnels. Peut-être mon académie est-elle plus difficile que d'autres. Cela dit, si les collègues se précipitaient massivement pour être nommés en lycée professionnel, cela se saurait, les demandes de mutation le prouveraient. Ce n'est pas le cas. Ensuite, ce n'est pas moi qui invente les corrélations entre les niveaux de diplôme et l'emploi, elles existent dans toutes les statistiques. Nous n'avons pas à dire aux élèves qu'ils sont de futurs chômeurs, je suis bien d'accord. Mais on ne peut pas non plus enjoliver les perspectives. Or, dans le tertiaire, nous sommes en difficulté même pour trouver des stages ; beaucoup d'employeurs, pour des raisons plus ou moins racistes, ne veulent pas prendre en stage les élèves de certaines sections des lycées professionnels.Mon problème avec les enseignants de lycée professionnel, ce n'est pas de leur dire d'arrêter de se lamenter, c'est de leur dire : “Arrêtez de vous taire, dites les choses franchement !"

 La violence passive

Sur la violence passive, je suis un peu embarrassée. Dans l'usage des mots, il ne faut peut-être pas tout faire converger, même si souffrance et violence ont bien quelque chose à voir. Il me semble en effet qu'il y a de la vraie violence silencieuse. Mais d'un autre côté, toute la souffrance, ce n'est pas de la violence. Ainsi 33% des filles à partir de dix-huit ans prennent des médicaments pour maigrir, dormir ou calmer la nervosité et l'angoisse. Cela fait beaucoup et c'est une vraie souffrance, ça. Pour autant, est-ce de la violence ? L'INSERM appelle cela de la plainte somatique et cela me semble juste. Les adultes ignorent cette forme de souffrance, je ne suis pas sûre que tous les profs de lycée ont en tête qu'une fille sur trois prend des médicaments pour dormir ou pour donner l'impression de vivre mieux. Mais est-ce qu'il faut ne relier cela qu'à de la violence sociale, oui et non, il y a peut-être des choses plus permanentes, retravaillées par le social contemporain.

Nous risquons de nous égarer si nous essayons de brasser toutes les formes possibles de la violence. Ce sur quoi j'avais aujourd'hui choisi d'axer une contribution que je sais modeste, c'est la façon dont l'EPS devrait contribuer à élucider d'une part le rapport entre violence et sport, d'autre part, celui entre sport et langage. Ce travail est urgent. À défaut de le mener, nous risquons une fuite en avant dans des affichages pédagogiques aussi démesurément ambitieux qu'inefficaces sur le terrain. Être plus réaliste sur la contribution de l'EPS à la lutte contre la violence, c'est finalement être plus précis; pas moins ambitieux, mais plus exigeant quant aux effets attendus et produits.

Bibliographie

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CAILLOIS (Roger), Les jeux et les hommes, Gallimard, coll. Folio Essais, 1991. 

CHARLOT (Bernard) et EMIN, (Jean-Claude), Violence en milieu scolaire : état des lieux, Armand Colin, 1997. Ce livre évoque le problème de la violence à l'école en général. 

CHAUVEAU (Gérard) et ROGOVAS-CHAUVEAU (Eliane), À l'école des banlieues, ESF, coll. “Pédagogies”, 1995. Lire aussi l'article paru dans Le Monde du 17 décembre 1992. 

CLOT (Yves), “L'homme lui-même est tempête”, Société française n° 11, p. 61, 1998. 

DAVISSE (Annick) et LOUVEAU (Catherine), Sport, école, société : la différence des sexes, L'Harmattan, 

coll. “Espaces et temps du sport”, 1998 (édition revue et augmentée du texte édité par Actio en 1991). 

GOIRAND (Paul), “La gymnastique sportive: un malentendu culturel, source de tensions”, Société française no 11, p. 61, 1998. 

JEU (Bernard), Le sport, l'émotion, l'espace, Vigot, coll. “Sport et enseignement”, 1977. 

TAP (Pierre), Masculin et féminin chez l'enfant, Privat/Edisem, coll. “Éducation et culture”, 1985. 

TERRISSE (André), “Ce qui s'apprend”, colloque du Syndicat national de l'éducation physique, 1996. 

THERME (Pierre), L'échec scolaire, l'exclusion et les pratiques sportives, PUF, coll. “Pratiques corporelles”, 1995. Cet ouvrage traite plus spécifiquement des rapports entre EPS et violence.