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L'orientation scolaire en perspective L'« empilement» de l'État, de l'usager et du local François Baluteau D'un point de vue institutionnel, J'orientation scolaire a en fait une existence relativement récente puis- qu'el/e est liée à la démocratisation du secondaire. Pourtant, depuis les années 1950, bien des trans- formations ont été opérées que ce texte propose de rendre intelligibles en distinguant trois modèies d'interprétation. Ces derniers forment autant de « couches» qui présentent chacune à leur tour des prin- cipes, des acteurs, des dispositifs ... et des défauts. Au terme de cette évoiution, l'orientation scoiaire d'aujourd'hui rassemble, dans une certaine mesure, tous ces éléments si bien qu'elle constitue un mon- tage composite. I l y a bien des manières de mettre en perspective l'orientation scolaire. La plus simple, mais pas la moins utile, consiste à suivre précisément les étapes pour retracer la chronologie. Mais si ce genre de travail a l'avantage de donner à voir dans leur étendue les modifications successives et de constituer un matériau riche, il perd parfois en intelligibilité du fait qu'il suit de trop près les évé- nements. Inscrit plutôt dans une histoire sociolo- gique, ce texte vise moins à retrouver les évolutions précises que les principes qui ont présidé aux modes de pensée et aux dispositions de l'orienta- tion scolaire. Ont été privilégiées l'interprétation de cette question et l'étude des problèmes conduisant au dépassement des solutions choisies. Cette démarche a d'ailleurs pour conséquence de mettre en lumière des faits que l'histoire de l'orientation tend à écarter ou à minimiser, alors qu'ils présen- tent éclairés sous un autre angle une toute autre importance. Ou à l'opposé, notre approche écarte des données, souvent présentes lorsque l'on traite ce thème, mais qui ne se justifient plus une fois posé un autre cadre. Un exemple est donné dans les chiffres et en particulier les taux d'orientation souvent détaillés par époque, par niveau, par filière... Ils apparaîtront peu car ils forment des informations moins pertinentes pour notre propos. Si celui-ci était effectivement centré sur l'égalité des chances, aborder l'orientation scolaire sous une forme chiffrée, en indiquant fidèlement et conti- nûment les entrées et les sorties du système édu- catif serait précieux. Elle l'est beaucoup moins, quand il s'agit de saisir comment l'orientation scolaire a été pensée et problématisée. Revue Française de Pédagogie, 124, juillet-août-septernbre 1998, 13-28 13

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L'orientation scola ireen perspective

L'« empilement» de l'État,

de l'usager et du local

François Baluteau

D'un point de vue institutionnel, J'orientation scolaire a en fait une existence relativement récente puis­qu'el/e est liée à la démocratisation du secondaire. Pourtant, depuis les années 1950, bien des trans­formations ont été opérées que ce texte propose de rendre intelligibles en distinguant trois modèiesd'interprétation. Ces derniers forment autant de « couches» qui présentent chacune à leur tour des prin­cipes, des acteurs, des dispositifs ... et des défauts. Au terme de cette évoiution, l'orientation scoiaired'aujourd'hui rassemble, dans une certaine mesure, tous ces éléments si bien qu'elle constitue un mon­tage composite.

Il y a bien des manières de mettre en perspectivel'orientation scolaire. La plus simple, mais pas la

moins utile, consiste à suivre précisément lesétapes pour retracer la chronologie. Mais si cegenre de travail a l'avantage de donner à voir dansleur étendue les modifications successives et deconstituer un matériau riche, il perd parfois enintelligibilité du fait qu'il suit de trop près les évé­nements. Inscrit plutôt dans une histoire sociolo­gique, ce texte vise moins à retrouver les évolutionsprécises que les principes qui ont présidé auxmodes de pensée et aux dispositions de l'orienta­tion scolaire. Ont été privilégiées l'interprétation decette question et l'étude des problèmes conduisantau dépassement des solutions choisies. Cettedémarche a d'ailleurs pour conséquence de mettreen lumière des faits que l'histoire de l'orientation

tend à écarter ou à minimiser, alors qu'ils présen­tent éclairés sous un autre angle une toute autreimportance. Ou à l'opposé, notre approche écartedes données, souvent présentes lorsque l'on traitece thème, mais qui ne se justifient plus une foisposé un autre cadre. Un exemple est donné dansles chiffres et en particulier les taux d'orientationsouvent détaillés par époque, par niveau, parfilière ... Ils apparaîtront peu car ils forment desinformations moins pertinentes pour notre propos.Si celui-ci était effectivement centré sur l'égalitédes chances, aborder l'orientation scolaire sousune forme chiffrée, en indiquant fidèlement et conti­nûment les entrées et les sorties du système édu­catif serait précieux. Elle l'est beaucoup moins,quand il s'agit de saisir comment l'orientationscolaire a été pensée et problématisée.

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Mais ce travail trouve peut être plus encore saraison d'être ailleurs. Les études sur l'orientationscolaire n'ont pas en général suffisamment tenucompte des effets de la décentralisation. Or pourbien comprendre ce que la notion d'orientationcouvre actuellement, il faut considérer une séried'évolutions liées à l'émergence d'un vastemarché scolaire et d'une gestion localisée de ladistribution des élèves: autonomie des établisse­ments scolaires, décentralisation de la formationprofessionnelle, concurrence entre les secteurspublic et privé... D'importantes modificationsamènent à réfléchir autrement à l'orientationscolaire. Elle doit être abordée désormais d'unefaçon plus complexe en associant largement unedimension « horizontale» (déplacements dans lesystéme scolaire et offre de formation) à unedimension ,~verticale» (déplacements dans lesfilières et les niveaux scolaires), mieux connue.

Lorsque l'on se pose la question d'une mise enperspective, la première difficulté consiste biensûr à se fixer une borne dans le passé. À quelmoment faut-il commencer? En fait, la réponsen'est jamais tout à fait satisfaisante parce quel'orientation scolaire a toujours été une préoc­cupation dès lors que différentes voies de forma­tion ont existé. Néanmoins, pour le thème del'orientation scolaire, il semble acceptable deprivilégier le temps de la démocratisation dusecondaire. Car si l'orientation scolaire s'origineloin en arrière, elle va être J'objet d'une attentionparticulière dans le contexte égal·ltaire. Si bien quepour comprendre la situation actuelle, il est parti­culièrement éclairant de suivre l'évolution de lasélection scolaire à partir du moment où se pose laquestion d'une orientation massive. En effet, avecla démocratisation du système scolaire, la sélec­tion scolaire va devenir essentielle pour instaurerl'égalité des chances, de sorte que le systémescolaire fera de l'orientation l'instrument de la jus­tice sociale. Alors que, dans le même temps etdans le même esprit, se transforme sa structure.

L'ORIENTATION EST L'AFFAIRE DE L'ÉTAT:LE MODÈLE DE L'AGENT EXPERT GARANT DE LAJUSTE ORIENTATION

Les fondements de l'orientation scolaire

Durant le Xlxe siècle et pendant une partie duxxe siècle, l'existence de deux ordres séparés

attribuait au peuple le primaire puis, pour lesmeilleurs, le primaire supérieur (EPS, courscomplémentaires et classes de fin d'étude) et à labourgeoisie, le secondaire (payant). Si bien quel'orientation dépendait largement des intentionsfamiliales et encore plus des moyens financiersdes familles à côté des résultats scolaires. Maîssous l'effet de la volonté démocratique, lastructure scolaire va se transformer progres­sivement pour présenter une organisationemboîtée à deux degrés additionnant des cycleset juxtaposant des filières que les élèves parcour­ront en fonction de leurs caractéristiquesscolaires.

C'est dans les condir,ons d'un systeme démo­cratique que l'orientatîon va prendre tout sonsens. La mission de l'orientation consiste à faireen sorte que la distribution des élèves reposedésormais sur le mérite et non plus en théorieselon le milieu social. À une affectation socialeliée à l'existence de deux ordres scolaires sesubstitue une orientation scolaire fondée avanttout en principe sur les caractéristiques scolairesdes élèves. Dans ce schéma, la notion de méritea sa traduction pratique, il s'agit des aptitudes.

Cette idée d'orientation selon le mérite est aucœur de la démocratisation du secondaire dèsson origine. Déjà les Compagnons de l'universiténouvelle qui regroupent des universitaires, atta­chés à cette idée, font reposer, à j'issue de laPremière Guerre mondiale, la démocrat'lsatIon etla sélection sur la notion de mérite. Le fondementde ce montage est simple, il s'agit de puiser danstoute la nation et non une partie seulement enfonction de J'orJgine, les individus qui feront j'éliteet les travailleurs de demain. L'intérêt général,sous la forme à la fois de la justice sociale et del'épanouissement de la nation, consiste à élargirle plus possible l'éventail du recrutement des diri­geants considérant que J'intelligence n'a pas deborne sociale.

<, Nous vou/ons donc un enseignement démo­cratique. Tous les enfants de France ont le droitd'acquérir la plus large instruction que puissedispenser la Patrie. Et la Patrie a le droit d'exploitertoutes les richesses spirituelles qu'elle possède.Un pays qui veut des intelligences et des énergiesdoit leur permettre à tous de se révéler. Il faut quetous produisent, mais i/ faut que les meilleursgouvernent et qu'ils gouvernent dans l'intérêt detous. Et c'est ainsi que l'enseignement démocra-

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tique sera en même temps un procédé de sélec­tion. ", p. 21, « L'Université nouvelle", Les Ca­hiers de Probus, 1918.

On voit que la démocratisation s'appuie surl'idée que la culture est un bien commun à tous lesmembres de la nation (un droit), ainsi qu'un moyende distribution des jeunes selon l'intérêt général etle mérite. L'orientation se conçoit dans un systèmescolaire qui n'écarte pas les individus a priori,mais les oriente en fonction du service qu'ils peu­vent rendre à tous. Par ailleurs, une tension seprofile à l'intérieur même de ce montage rationnel.Comment concilier l'idée que la culture scolaire(l'instruction) appartient en droit à tous et que,dans le même temps, le parcours dans les savoirssera dépendant du mérite. La difticulté à laquelleest confrontée l'école, mais plus particulièrementencore l'orientation, consiste justement à fairetenir la sélection et la démocratisation, en sommel'élite et la masse.

L'orientation permet ainsi de mettre à la bonneplace dans le monde productif selon le service quechacun peut rendre à la nation, En fait, si l'orienta­tion scolaire (1) devient une idée forte, c'estqu'elle profite des apports de théoriciens et dedéfenseurs (Piéron, Fontégne, Laugier, Lahy,Toulouse en France (2); Christiaens pour laBelgique , Claparéde pour la suisse) qui tra-vaillent à en montrer l'intérêt à la fois pour lanation et les individus (Huteau et Lautrey, 1979).Aussi à côté de l'idée que l'excellence est acquisepar l'école, l'orientation a pour fonction de fairel'ajustement le plus précis entre les caractéris­tiques individuelles et les professions. Autrementdit, dans le contexte de démocratisation et dequalification, j'orientation doit assurer la distribu­tion rationnelle des générations nouvelles dans unespace économique demandeur d'une main­d'œuvre de plus en plus qualifiée. Elle s'inscritdans une logique adéquationniste. Ii faut dire queface à la restructuration du marché de l'emploi quivoit augmenter le nombre des salariés et diminuercelui des indépendants, l'école et l'orientationrevêtent une importance croissante. En effet,puisque le destin social est moins assuré par latransmission d'un patrimoine de production (agri­cole, de commerce, artisanal ... ) que par le par­cours scolaire, l'orientation scolaire assure lafonction plus élargie d'allocation des positionssociales (3). Autrement dit, dans un contexte ou letitre et le poste torment un lien de plus en plus fort,la distribution des élèves dans le système d'ensei-

gnement ne peut qu'étre l'objet d'une attentionparticulière, L'orientation scolaire renvoie ainsi àtrois idéaux à partir des années 1950, l'égalité deschances, l'efficacité économique et l'épanouisse­ment personnel.

Cette idée d'orientation sera travaillée tout aulong de différentes réformes. Aprés les tentativesmanquées de démocratisation du secondaire(classe d'orientation de Jean Zay en 1937 et leplan Langevin-Wallon, 1947), la réforme Berthoinde 1959 marque un grand pas à la fois en matiérede démocratisation et d'orientation pour gérer lesflux, accrus d'ailleurs par la poussée démogra­phique. Elle crée en eftet à côté de l'obligationscolaire jusqu'à 16 ans, un cycle d'observation (6e

et se) auquel est rattaché un conseil d'orientationchargé de formuler un avis d'orientation. Lequelconseil d'orientation (en réalité le conseil declasse) pourra s'appuyer sur un centre d'orienta­tion scolaire. Et la réforme Fauchet (1963) établirala carte scolaire afin de donner à chaque élève uneplace dans le système scolaire quel que soit sonlieu de vie sur le territoire national. Elle est ainsil'instrument de planification et de justice dans lecadre de l'obligation scolaire jusqu'à 16 ans.

Puisque l'orientation, comme l'éducation, estl'aftaire de i'État, il s'agit pour l'école publique dedisposer des moyens nécessaires pour bienmesurer le mérite des jeunes. Pour cette raison, lesystème éducatif a à réunir des outils, desexperts, des données qui garantissent la justessedes jugements et des décisions. II faut en parti­culier traduire en actes ce couple inséparable,maintes fois repris dans les textes officiels jus­qu'aux années 1960 : il s'agit des aptitudes et del'orientation. L'orientation consiste bien à faire lelien pertinent, rationnel, entre des aptitudes et lesfilières de formation comme le mentionne laréforme de 1959 qui fait du cycle d'observationun temps pour «observer méthodiquement {esgoûts et les aptitudes des élèves". Dans cetteopération de traduction, l'école puisera à deuxsources: l'une est traditionnellement scolaire, elleest constituée du personnel scolaire et de sesjugements, des notes ... ; la seconde est scienti­fique, elle repose sur la psychologie et réclamedes spécialistes (4) comme l'explicite le PlanLangevin-Wallon (1947) :

«Le contrôle psychologique s'adresse auxélèves. /1 n'existe encore à titre d'expérience etofficieusement que dans quelques groupes

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scolaires de la région parisienne ou de Province.1/ répond à /a nécessité de connaÎtre l'enfant dansses particularités individuelles aussi bien que dansson évolution psychologique. Les fonctions d'en­seignant sont trop absorbantes pour laisser auxmaÎtres le loisir d'étudier et d'appliquer desméthodes d'investigation qui permettent de déter­miner éventuellement pour chaque enfant lescauses intellectuelles, caractérielles ou socialesde son comportement scolaire. Ils doivent pouvoirsoumettre le cas à un spécialiste des méthodespsychologiques. Ces examens psychotechniquesdevront contribuer à l'orientation scolaire. "

Si bien qu'avant les années 1970, l'orientation aun vocabulaire (<< aptitude ", « goût ", (( intérêt »),des outils et des données (tests, notes et juge­ments scolaires), des experts (conseiller d'orienta­tion, psychologues scolaires (5), et protesseurs ... )et un dispositif: l'Institut national d'orientationprofessionnelle et les centres d'orientation. Maistoutes ces solutions ne vont pas remplir aussiconvenablement que prévu leur mission et pré­sentent a posteriori comme une série d'espoirsdéçus, voire une (( illusion scientiste" (Duru­Bellat, 1988).

Le déveioppement de la psychologie oftre uneressource que le système scolaire va utiliser parcequ'elle sert justement d'appui à une orientationrationnelle. Il faut dire que depuis le XIXe siécle, lapsychologie capitalise un ensemble de travauxdivers mais aussi inégaux, tant américains(Galton ... ), britanniques (Spencer ... ), allemands(Fechner, Helmotz, Wundt) que français (Binet,Piéron, Wallon ... ) (6). De sorte que cette science,fortement tournée vers /a compréhensjon et lamesure des aptitudes est en mesure d'apporterdes instruments de saisie des caractéristiquespsychologiques liées à l'homme. Et les raresadversaires d'une orientation professionnelle fon­dée sur les tests d'aptitudes ne réussiront pas àfreiner le mouvement en faveur d'une approcheinstrumentalisée. C'est dans Ce contexte que semettront en place les premiers centres d'orien­tation au lendemain de la guerre de 1914-1918(d'abord appelés oftices d'orientation profession­nelle puis centres d'orientation professionnelle en1939). Au terme de cette évolution qui voit naîtreet se développer une technologie de la mesure desaptitudes (psychotechnique), le systéme scolaire,après le secteur professionnel, introduira les testsd'aptitudes jusqu'aux années 1960-1970, en glis­sant du premier au second degré à mesure que se

déplacent les paliers d'orientation. Ce mouvementconduit à l'introduction et à l'augmentation del'investigation psychologique des élèves surtoutdans les années 1950, si bien qu'en 1970, l'exper­tise psychologique tend à ètre systématique entouchant 70 % des élèves des classes publiquesde 3' (Caroff, 1987). Dans cette qualification,l'examen collectif mis au point par les services del'INETOP (tests d'aptitudes, tests de connais­sances et questionnaires divers) est l'instrument àla fois de diagnostic et de pronostic.

Il faut dire que la psychologie apporte unecontribution essentielle car elle tend à traduirescientifiquement ces notions de mérite et d'ajusterles dispositions individuelles aux qualités re­quises dans chaque profession. Le test d'apti­tudes compenserait la subjectivité des jugementset des notations professorales en réalisant l'éva­luation objective et stable (pensait-on largementau début) des qualités individuelles. L'enjeu estbien considérable: faire en sorte que l'orientationscolaire réponde à un partait emboîtement entreles besoins économiques de la nation et les quali~

tés des membres de la société. Malheureusement,ces apports vont se révéler problématiques. Onapprend assez vite avec la biologie, la sociologieet l'avancée même de la psychologie, que cestests sont, d'une part, inutiles parce que large­ment redondants par rapport aux résultats sco­laires et, d'autre part, nuisibles parce qu'interpré­tables en termes d'idéologie du don, ce quiconduit abusivement à des verdicts arrêtés. Letemps des tests collectifs capables de faire le lienharmonieux entre des qualités individuelles et desparcours professionnels ne tient plus.

L'orientation se trouve donc contestée dans soncaractère définitif qui fait d'elle une décisionlourde de conséquences. Se développe l'idée queles qualités personnelles ne sont pas fixées unefois pour toutes. Ce constat amène à deuxremises en cause: l'une porte sur l'étanchéitédes filières, l'autre concerne la qualification desélèves. Si l'on considère que les caractéristiquesd'une personne n'ont rien d'immuable, il devientdans ce cas intenable de mettre des jeunes surdes rails parallèles qui font que le parcoursscolaire ne peut guère varier et que le destinsocial une fois esquissé ne peut changer. Aussipensera-t-on à favoriser les passerelles qui per­mettront de modifier la trajectoire scolaire del'enfant en fonction de son évolution. Et puisqueles élèves changent, il faut procéder à une orien~

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tation continue dans laquelle la qualificationsuivra attentivement l'évolution des qualitésrecueillies dans un dossier individuel à partir desannées 1960. Ce dossier est en fait un outil quivient en droite ligne des rêves formulés à l'égardde la psychologie, comme le formule Roger Gal,à la méme dafe, alors qu'il était responsable dela recherche à l'Institut pédagogique national.Seraient ainsi déposées les données que lapsychologie et les professeurs saisissent chezles jeunes. Plus exactement, il s'agit de réunirtoutes les informations capables de rendrecompte de la « connaissance totale de l'enfant»(santé, capacités, intérêt, caractère, milieusocial ... ). On pourrait aussi, selon lui, suivre lesélèves pour mieux agir sur eux, « réparer les défi­ciences" (Plénel, 1985). Se profilent donc desenjeux considérables qui portent sur la possibilitéde contrôle et d'action sur les jeunes. Mais lerecueil systématique d'informations sur chaqueélève, que justifie l'observation longue desélèves, va bien sûr être perçu comme « un casierjudiciaire scolaire» et, dans le cadre de laréforme Haby, comme un instrument d'étiquetageet de classement systématiques. Ainsi la mise enplace d'un dossier de bilan global sera-t-elleécartée. Subsistent seuls des moyens de collectemoins ambitieux. Et puis la protection des per­sonnes, dans le cadre de la loi Sur l'informatique,les fichiers et la liberté, rendra obligatoire l'ac­cord des intéressés en matière d'investigationpsychoiogique.

Il Y a aussi la docimologie qui depuis les années1920 se penche sur les défauts des opérations decotation des épreuves scolaires. Après une pre­mière phase « critique", elle va servÎr de guidepour mieux apprécier le rendement des élèves.L'institution scolaire propose ainsi, assez tardi­vement d'ailleurs, de nouvelles dispositions: sub­stitution à évaluation précise (de 0 à 20), désor­mais jugée ,( trompeuse", d'une appréciation plusglobale sous la forme d'une échelle à cinqniveaux (circulaire de janvier 1969) ; introductionde procédures de modération dans les examens;abandon du classement. Mais ces indicationstrouveront des applications inégales. Notamment,la notation chiffrée ne sera pas abandonnée, elles'associera à une appréciation plus simplifiée,mais les professeurs et les familles restentattachés à ce qu'ils considèrent, à leur niveau,comme un bon outil. Si bien que ('orientationscolaire continue très largement de reposer sur

des notations et des jugements dont on saitdepuis longtemps la contingence et l'injustice.Les travaux de l'IREDU prolongeront ces constatsde l'enseignant à l'échelle de l'établissementscolaire (Du ru-Bellat, 1988).

La dimension socialement injuste de l'orien­tation scolaire va trouver de multiples dévelop­pements au travers des travaux tant psycholo­giques que sociologiques. En fait, la culturecritique déplace finalement la question de l'orien­tation vers le politique. Évaluer et orienter ne seréduisent pas à une simple opération technique,c'est aussi une question de justice sociale. Armésde la statistique, ils nous disent en effet que ladémocratisation ne se réalise pas en raison, à lafois, de l'arbitraire de la culture scolaire et del'impureté des pratiques d'évaluation et d'orienta­tion. Les contenus d'enseignement ne permettentpas l'égalité des chances parce qu'ils réclamentpour se les approprier des modes de penser et deparler que ne partagent pas toutes les catégoriessociales, si bien que l'école reproduit massive­ment les inégalités de titres scolaires. Enfin, lesopérations de qualification des actes et despersonnes, effectuées par les professeurs, sontcontaminées par la prise en compte de l'originesociale, réelle ou fictive, des élèves, qui se repèredans la façon de parler, de s'habiller, de setenir : effet de représentation, idéologie dudon Ainsi donc, l'école agirait à contresens duprincipe égalitaire dans de multiples opérationsqui réunissent le professeur et les élèves. Elle estmême mystificatrice puisqu'elle cache sous desattendus scolaires les attentes d'un groupe socialdominant (Bourdieu et Passeron, 1970). Ouencore, l'orientation scolaire qui se présenteraitcomme « un rapport socialement neutre et " tech­niquement » irréprochable entre gens compétentset gens incompétents ", se réduirait à des « choixnégatifs et un rapport de force inégal" particu­lièrement pour les parents de milieux défavorisésselon les termes forts de C. Grignon (1971):«Mais parce que l'estimation des aptitudesintellectuelles est l'affaire de spécialistes autori­sés, les parents des classes populaires, démunisde diplômes, ne peuvent y prétendre. Ils ne peu­vent pas non plus conférer indirectement du prixà feur enfant, faute de détenir un capital culturelsuffisant pour l'aider dans son travail scolaire. ,>(p. 78). Professeurs et familles s'approprient,dans une certaine mesure, ces critiques qui nousdisent que l'orientation n'est pas démocratique

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car elle ignore ou renforce les inégalités d'exis­tence. Au yeux de tous, les conditions extra­scolaires prennent une place essentielle puis­qu'elles expliquent la réussite ou la non réussitescolaires. Il faut en particulier remonter auxmodes de vie pour comprendre les difficultés querencontrent certains jeunes à l'école.

Dès lors les procédures d'orientation vont connaîtredes modifications. Même les textes officiels, àpartir des années 1970, dirigent l'attention desprofesseurs au-delà du domaine scolaire, vers lasanté, la personnalité de l'élève, \e milieu social ...Et les dispositions qui suivront ne feront queconfirmer cette ouverture de l'évaluation dans lesconseils de classe (décrets de juillet 1977 etd'août 1985). Naturellement, la connaissance desélèves s'enrichit, mais ce nouveau monde perti­nent qui est là fait basculer aussi les décisionsd'orientation dans un univers politique. La posi­tion scolaire des jeunes renvoie à des inégalitésculturelles entre les groupes sociaux, il y a descirconstances atténuantes ou aggravantes qu'onne peut plus délaisser sans paraître injuste. Iln'est plus possible de circonscrire l'évaluation àdes critères scolaires quand ceux-ci trouvent leurorigine en dehors. Ce constat oblige le conseil declasse à un travail de mise en équivalence entreune qualification scolaire (<< paresseux", ~~ fati­gué », « impoli ») et une qualification sur l'envi­ronnement responsable. La misére (Boltanski etThévenot, 1989) des éléves en difficulté est aussià l'extérieur des murs de l'école; ne pas en tenircompte, c'est très vite refuser d'instaurer la jus­tice. Mais le rapprochement des données de ren­dement à celles du monde privé complexifie Jesdélibérations. Comment traiter de façon juste desenfants de milieux inégalement «rentables"devant l'école? Les décisions à prendre enconseils de classe deviennent nettement plusdifficiles parce qu'elles peuvent toujours remonteraux conditions de vie. Comment arrêter unjugement? Faut-il être indulgent? Faut-il êtreoptimiste? À l'incertitude, s'ajoute un débat enjustice. Peut-on même encore avoir recours à desqualificatifs moralement connotés quand l'élèvedoit, à la lecture de ces travaux, son identité àses conditions d'existence... ?

Finalement, ce qui définit l'aptitude, c'est-à-direle rendement et les dispositions individuellesrésiste à une mise en forme fiable, fondée e~toute pureté. Mais en même temps que sont fra­gilisées les procédures d'orientation, c'est la

notion méme de mérite qui s'effrite. Face à lacritique exprimée par la théorie de la repro­duction, le mérite sur quoi se fonde la démocrati­sation de l'école a perdu une grande part de sacrédibilité. Il faut s'y résoudre, l'évaluation etl'orientation scolaires ne remplissent pas, dansces conditions, leur rôle en toute justesse et entoute justice. Certes, l'école ne peut pas pourautant abandonner sa mission de «jugement"des élèves, mais les procédures d'orientationscolaire doivent être repensées quand le matérielet les experts sont en partie défaillants. Ainsi, sil'expertise psychologique demeure aprés lesannées 1970, eile n'accompagne plus autant ladécision d'orientation et l'entretien individuelprendra une place plus importante.

LA MONTÉE EN PUISSANCE DES USAGERS ET LEMODÈLE DE L'AGENT CONSEILLER

Pour bien comprendre le faible pouvoir desparents et des élèves dans les procéduresd'orientation, il faut considérer le rapport qu'entre­tient l'école républicaine avec, non seulement lesfamilles, mais plus globalement avec ce qui l'en­toure. La posture du système d'enseignement estla clôture pour constituer un espace protégé del'actuaUté et des passions. Une séparation trèsnette est établie entre ce qui relève de l'environ­nement et ce qui relève de l'école. Le scolaireforme un univers complet avec ses personnes etses objets (mobiliers, manuels ...) qui ne laissentaucune place, au moins en théorie, à la vie cou­rante. Dans cette optique, la famille est à l'écartparce qu'elle incarne les intérêts privés et que parconséquent elle serait un obstacle à la recherchede fa juste orientation. Selon la conception répu­blicaine, les parents contribueraient par leur pré­sence et par leur influence à contrarier l'activitédes personnes compétentes. Et au bout ducompte, l'orientation scolaire, si elie repose surles vœux des familles, se fait principalement selonl'avis de,s professionnels scolaires qui jugent plusen fonction des qualités individuelles qu'en tenantcompte des demandes. Le terme de " vœu" estd'ailleurs éloquent; il indique que les famillesespè.rent la réalisation d'un souhait. Il souligneaussI q~e la d~mande ne peut être accomplie parles familles mais par l'école. C'est la demande decelui qui n'a pas le pouvoir de la réaliser.

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Le problème est que la crise de l'école, lesdénonciations multiples et les mises à l'épreuvepar les scientifiques de l'évaluation (docimologie,psychologie, sociologie ... ) font que le personnelscolaire ne peut plus être perçu comme le garantde la juste orientation. Le système scolaire estdevenu contestable parce qu'il ne met pas enpratique, dans les multiples opérations scolaires(choix et transmission des savoirs, jugements etsanctions), le principe égalitaire. Mais cetteculture critique ne reste pas dans la «poche»scolaire ou celle des experts. Depuis le début duXXe siècle, le mouvement des parents d'élèves sedéveloppe, s'informe et prend connaissance deces constats critiques, si bien que la mise àl'écart des familles va être ressentie commenaturellement intenable. De la situation de « cap­tifs >, du système scolaire que l'on montre arbi­traire et injuste, les parents vont devenir des« actifs» soucieux d'observer et d'agir. Et ceséléments ne sont pas indépendants. La remise encause de l'école sur sa capacité à assurer lajustice ne tient plus non seulement aux yeux desexperts, mais aussi aux yeux des parents quiréclament de ce fait d'être informés et associés.Il faut donc accepter la présence des famillesdans l'école et notamment dans les conseils(conseil d'établissement et conseils de classe en1968). En méme temps est profondément fragiliséle jugement émis par le personnel scolaire. Lapériode où les agents de l'État seraient les seulsacteurs de l'orientation méritocratique arrive àson terme.

Depuis, le mouvement en faveur des usagers vacroissant et se développe autour d'un doubledroit remis aux parents et aux élèves: le droitd'être informé, ce qui inclut différents moyensd'information plus ou moins directs et le droitd'intervenir sur la décision d'orientation par diffé­rents modes. L'information et l'intervention for­ment en quelque sorte les notions clés qui fontdes familles des acteurs à part entière à partir desannées 1970.

Le droit à l'information se repère de différentesmanières. Dès la charnière des deux décennies1960-1970, les dispositifs changent par leur com­position et par leur mission. En 1970, précisé­ment, on assiste à la création de l'office nationald'information sur les études et les professions(ONISEP) suivi en 1971 de celle des centres d'in­formation et d'orientation (CIO). L'Informationdevient le principe autour duquel se met en forme

l'orientation. Et cette nouvelle organisation, suc­cédant au modèle ancien plus fermé sur le sco­laire, montre la volonté de l'État d'introduire pluslargement les usagers dans la décision d'orienta­tion. Dans une certaine mesure, la logique se ren­verse: c'est à la famille de s'informer plus qu'àl'école (7).

Parallèlement et par l'intermédiaire des repré­sentants de parents d'élèves, élus membres desconseifs scolaires (conseils de classe, conseild'établissement), les familles reçoivent des comptesrendus qui font sortir les décisions et leur dérou­lement des enceintes scolaires dans lesquelleselles étaient jusqu'alors contenues. Cette évolu­tion vers une plus grande «( visibilité >~ offerte auxparents peut étre observée tout au long de la hié­rarchie administrative qui va de l'établissement àla décision centrale. Les parents vont effective­ment prendre place, par leurs représentants, dansnombre de conseils situés au-delà de l'établisse­ment scolaire avec la participation des associa­tions de parents d'élèves.

Mais le constat de la montée en puissance desusagers dans la décision d'orientation prend unsens plus net encore à propos du pouvoir conféréaux parents en matière d'orientation. Une série demodifications procédurales vont progressivementpositionner la famille plus fortement en regarddes jugements scolaires. Elles peuvent toutd'abord faire appel en cas de désaccord etdemander à ce que le dossier de leur enfant soitrevu. Seule la commission d'appel peut trancherdepuis la disparition de l'examen d'appel. Peu detravaux existent sur cette instance, mais il ressortque les personnels scolaÎres oscillent au moinsentre deux attitudes. L'une consiste à établir unverdict en conseil de classe et à laisser lacommission d'appel devant ses responsabilités,au cas où elle serait sollicitée. La secondeattitude est d'anticiper une décision souvent plus« indulgente" de la part de cette même commis­sion et par crainte de voir déjugée leur conclu­sion, les enseignants laissent passer. La commis­sion d'appel serait perçue, dans ce dernier cas,comme une instance « menaçante» plus pour lepersonnel scolaire que pour les familles. Or saraison d'être consiste à ajouter éventuellement unsupplément de justesse à condition bien sûr dedisposer d'une vision en « surplomb" capable demieux situer l'élève dans un ensemble plus vaste.En a-t-elle les moyens? Signalons par ailleurs

L'orientation scolaire el) perspective. L'" empiJement" de l'État, de J'vsager et du local. 19

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que les parents ont pris place dans les commis­sions d'appel et d'affectation.

D'autres points de procédure ont encore remisentre les mains des usagers plus de pouvoir. Lesfamilles sont souveraines, depuis le décret de1976, pour décider à l'intérieur des cyclesscolaires du collége (passage de la 6e à la 5e et dela 4e à la 3e). Les parents peuvent donc en dernierressort décider de ['orientation contre ['avis mêmedu conseil de classe dés lors que le passage est« automatique". Et en 1985 plus globalement,aucune décision d'orientation ne peut être imposéeaux familles. Cette libération en faveur desusagers débouchera ainsi sur une augmentationdes redoublements aux carrefours scolaires, en se,en 36 et en seconde. En fin, plus près de nous, laloi d'orientation de juillet 1989 place les intéressésau centre du processus d'orientation par la créa­tion du projet personnel: « Le jeune construit sonorientation au lieu de la subir,. nul ne peut en effetdécider à sa place" (Art. 8). Il est clair que letemps de l'enseignant-orienteur est passé.D'affaire de professionnels du systéme éducatif,les décisions de carrière scolaire reviennent pourbeaucoup aux familles. Le personnel scolairecorrespond désormais beaucoup plus à une aideen matière d'orientation. Dans cette nouvelle pers­pective, la psychologie a toujours les moyens departiciper avec l'ensemble des examens dispo­nibles. Surtout, la psychologie cognitive serait àmême, non pas tellement d'optimiser un verdictsur les qualités intellectuelles, voie dont les limitesont été tirées, mais de saisir les processus utiliséspar les élèves et sur lesquels il serait possibled'agir. La remédiation cognitive et l'orientationaidée prendraient ainsi, au moins dans les inten­tions, la place de l'évaluation psychologique et del'affectation imposée.

Et puis une autre mesure a affaibli le pouvoircollégial du conseil de classe des colléges depuisque le chef d'établissement, Ou son représentant,peut prendre une décision d'orientation ou deredoublement après avoir rencontré les familles.Le chef d'établissement s'est vu attribuer, endernier ressort donc, le rôle d'arbitre entre lesavis des personnels habilités et celui des familles.La question de l'orientation peut par conséquentse rejouer éventuellement entre le chef d'établis­sement qui devra traduire l'avis et les attendus duconseil de classe face aux familles qui vontparfois exercer une pression, cette fois dans unface à face individuel. Autrement dit, le sort de la

décision collégiale dépend bien sûr de la soliditéde son argumentaire, mais il repose aussi surl'adhésion du chef d'établissement au jugementrendu. Finalement, cette mesure rejoint celle déjàinstituée pour le second cycle qui indiquait que lechef d'établissement décidait en fin d'année dusort des élèves selon les informations dispo­nibles. Pour le lycée, la décision finale n'étaiteffectivement pas collégiale suite à l'arrêté du8 août 1977. Enfin, le décret du 14 juin 1990boucle la question et confirme le pouvoir deschefs d'établissement en fixant au conseil declasse la mission de proposer un avis d'orienta­tion et non de décider.

Désormais donc, le rôle des enseignants seréduit plutôt à conseiller, ce qui leur procure unsentiment ambivalent. À la fois, ils peuventressentir comme un soulagement parce qu'ils setrouvent en partie déresponsabilisés dans undomaine toujours difficile, chargé d'incertitude etde complexité, mais il arrive bien souvent quecette perte de pouvoir suscite chez certainsprofesseurs un dépit d'autant plus vif que leur avisd'expert se voit écarté sous la pression familiale.

Face à cette évolution, les sociologues del'éducation n'ont pas manqué de mettre en gardecontre une dérive consumériste qui ferait del'école, notamment en matière d'orientation, unlieu où les vœux des usagers prendraient le passur les aptitudes. Les conseils de classe, confron­tés à une ambition plus grande des milieux supé­rieurs et au contraire à une autosélection desfamilles modestes, tendraient à accentuer lesdisparités. Autrement dit le dialogue ainsi instituéentre les familles et ies professionnels de l'écolecontient des risques plus grands d'injustice. Il estévident que les familles les plus exigeantespasseront outre les recommandations des ensei­gnants qui pouvaient justement jouer un rôle demodération des demandes familiales. Or lesfamilles qui suivent plus souvent l'avis du conseilde classe en cas de désaccord sont plusnombreuses dans les milieux défavorisés quefavorisés. Une résistance au verdict scolaire variebien selon l'origine sociale, parallélement d'ail­leurs à la connaissance des enjeux et des hiérar­chies dans le système scolaire. Si l'on cumule lesfacteurs d'inégalité en matière de décisiond'orientation (ambition et information), on peuteffectivement craindre une dérive inégalitaire. Etla recherche de l'accord dans laquelle doit s'ins­crire en dernier ressort, Comme on l'a vu, le chef

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d'établissement invite ce dernier à se montrerconciliant devant les attentes fermes.

À ce problème s'associe celui des rapportsentre les familles et l'école. Tant que l'école étaitperçue comme légitime pour l'affectation desélèves dans les filières scolaires, les désaccordsentre les vœux familiaux et les décisions scolairesne revêtaient pas un caractère trop probléma­tique. Mais une fois établi que les familles ne peu­vent être écartées de l'école et que cette dernièren'offre pas toutes les garanties de justesse,l'orientation scolaire va changer de nature. Lesystéme scolaire ne peut prétendre faire la justiceà l'abri du regard familial. Le constat dedéfaillance de l'école oblige à mieux reconnaîtrela place des usagers dans les procédures d'orien­tation. Dans ce nouveau mode de relation école­famille, les désaccords d'orientation deviennentdes défauts que l'on attribue plus largement à la« machine scolaire". L'école est perçue commeresponsable, comme en matière d'échec scolaire.Les mécanismes de l'orientation scolaire concen­trent naturellement les accusations portées aunom de l'égalité des chances. Ce point est d'au­tant plus important qU'à cette logique de rappro­chement entre l'école et la famille s'ajoute uneautre logique du côté des familles, celle deservice. Pour les parents, l'école devient plussouvent un moyen par lequel on assure l'avenir del'enfant sans se soucier de principes plus géné­raux. Tout se passe comme si les familles secomportaient rationnellement quand l'école de­vient effectivement le passage obligé par lequelon reproduit ou on améliore la position sociale dela famille. Autrement dit, la volonté d'égalité deschances rencontre la demande sociale de réussitescolaire qui fait de l'orientation précoce un échecscolaire pour l'école et la famille. Il est logiqueque les désaccords de décisions d'orientationdeviennent contestables dans ce contexte.

Ainsi, placer l'enfant au centre du processusd'orientation participe de ce mouvement derapprochement avec pour souci majeur de réduireles conflits entre l'école et les usagers. Remettreaux familles plus de poids et de représentationressort d'une même idée: introduire un rapportmeilleur entre l'école et ses usagers en faisant ensorte que les familles aient le sentiment dedécider de l'orientation plus que de la subir.Autrement dit, il s'agit de diminuer le pluspossible ces cas où les propositions de l'institutionfont l'objet de tensions dont la responsabilité se

volt attribuée assez automatiquement d'ailleurs àl'école, soit parce qu'elle se trompe, soit parcequ'elle s'explique mal.... La question est quevouloir limiter les conflits peut se réduire à seconformer aux attentes et substituer alors auconflit l'injustice.

L'ORIENTATION LOCALISÉE: L'ÉTABLISSEMENTET SON ENVIRONNEMENT

La question de l'orientation pose des problémesdivers que la première partie de ce texte appré­hendait principalement selon l'angle procédural,interactif même parfois, entre les acteurs de ladécision d'orientation. Or les catégories de per­sonnes convoquées dans les procédures d'orien­tation ne participent pas seules au processusd'orientation. En fait, il faut ajouter d'autresaspects situés à un cran plus haut tels que l'ajus­tement entre les filières de formation et lesbesoins économiques, la distribution des élèveset l'offre de formation. Pour mieux comprendrecette complexité, il convient de sortir plutôt del'établissement.

Une première question concerne l'ajustemententre la demande sociale et l'offre de formationque l'on peut étudier à différents étages. Auniveau central, les conditions économiques etsociales participent au processus d'orientationpour placer les jeunes en fonction des besoins dela nation. Pierre Naville (1945) a justement montréleur prégnance face à un discours officiel quimettait principalement en avant les aptitudes et legoût des élèves ... : «L'orientation scolaire n'estpas fondée sur la primauté des tendances indivi­duelles, elle se trouve au contraire constammentplacée sous la dépendance des nécessités écono­miques du pays ". Les efforts de planification desflux scolaires articulés aux besoins économiquestraduisent cette volonté de maîtrise du lienformation-emploi des années 1960 aux années1970. Malheureusement, l'adéquation de l'orien­tation à l'économie du pays se révèle probléma­tique en raison d'une prévision plus ou moinsdéfaillante des besoins économiques en main­d'œuvre et en raison d'une certaine « porosité"entre les sorties de la formation et l'offre d'em­ploi. Les planifications appuyées sur la perspec­tive ne réussissent pas à ajuster parfaitementl'orientation scolaire et l'évolution supposée du

L'orientation scolaire en perspective. L'" empilement" de "État, de l'usager et du local. 21

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marché de ['emploi à venir du fait que la relationformation-emploi reste chargée d'incertitude(Tanguy, 1986). La distribution des personnes nesuit pas des canaux rigides et prevIsibles,. de .s~rteque, même si la formation correspondait fldele­ment aux besoins de l'économie, les acteurs rela­tivement libres de leur avenir bt"Ouilleraient le jeupar des trajectoires rompues ou modifiées. Auterme de cette logique adéquationniste, le Vile Plan(1976) sera le dernier à élaborer une articulationemploi-formation à partir d'hypothèses quantita­tives d'emplois à valeur nationale.

Et puis a été largement observée l'autonomierelative du système d'enseignement par rapportau système économique, si bien que la répartitiondes élèves ne se fait pas selon les seuls intérêtsde l'appareil de production, mais elle agglomèrevolontiers une idée de la justice sociale et lapression de la demande sociale. De sorte que ladémocratisation, qui conduit à une élévationgénérale du niveau scolaire, ne se prolonge pasen une mobilité sociale, à la mesure des espé­rances. Quelques constats de ce désajustement :la majorité des lycéens veulent occuper un posteélevé de type cadre supérieur ou profession libé­rale, or beaucoup moîns se verront offrir une for­mation et un emploi correspondants. Ou encore,on sait globalement que les orientations profes­sionnelles sont plus nombreuses que lesdemandes et que certaines sections disparaissentfaute de candidats ... Et l'on peut remarquer quele fait de donner aux parents le soin de prendreen charge la décision contribue naturellement àdéconnecter plus largement les besoins écono­miques et la distribution des élèves dans lesystème d'enseignement-formation, si l'on veutbien considérer la relative indépendance dusystème d'enseignement par rapport au systèmede production. Cet ajustement était déjà problé­matique dans une période où l'école assuraitcette mission, il devient beaucoup plus difficile siles souhaits des familles ont plus de poids.

Mais l'orientation scolaire ne se définit plus,désormais, seulement en fonction des familles etdes exigences nationales. Entre les deux seglissent plus nettement les conditions localesdepuis que la décentralisation a reporté j'ajuste­ment formation-emploi à l'échelie de la région.L'offre de formation prend sens donc dans uncontexte local même si J'État intervient àdistance. Autrement dit, il revient à la région defaire le lien entre les activités économiques en

place sur son territoire et les formations ?ispO~

nibles pour les jeunes. Si l'ajustement par~'t plusréalisable à ce plus petit nlveau, Il souleve unproblème certes ancien mais cette fois-ci plusvivace. Comment garantir l'égalité de traitementen matière d'orientation entre tous les petitsfrançais, si l'offre locale de formation varie d'unlieu à une autre?

Cette question est à rapporter principalement,mais pas seulement, à la modernisation dusystème scolaire. La décentralisation a justementmis en évidence que la morphologie scolaire,sous régime centralisé, variait déjà d'une rég,ionà une autre et qu'une fois le retrait de l'Etatdécidé, elles avaient un effort très inégal à réali­ser pour atteindre des objectifs nationaux telsque celui d'amener 80 % d'une classe d'âge auniveau du bac. Les régions traditionnellementouvrières ou agricoles se voyaient en positiontrès défavorable au regard des efforts à consen­tir pour augmenter la scolarisation, si bienqu'elles ont interpellé l'autorltè nat'Ionale afind'instaurer une décentralisation plus équilibrée etassistée. L'État ne pouvait pas attendre de toutesles régions le même résultat puisque l'état deslieux était très contrasté et que ce sont lesrégions généralement les plus pauvres quidevaient fournir une dépense plus importante.L'État a alors corrigé par des mesures spéciales(1987 et 1990) en ce qui concerne l'investisse­ment pour le développement des lycées. Maisglobalement les régions dont la scolarisation étaitla plus faible ont dû faire un effort plus élevé, cequi se traduit par un endettement Ou une pres­sion fiscale plus lourde. (J.-J. Paul, 1995). Or lasituation est d'autant plus injuste que les régionsles mieux scolarisées doivent leur position à unfinancement national que permettait antérieure­ment la centralisation.

Ce débat a mis en lumière de façon specta­culaire Je fait que les" régions" n'orientaient paset depuis longtemps de la méme façon. L'égaliténe se réalisait pas parce que les parcoursscolaires variaient d'une région à une autre (8). Enfait, l'observation des écarts d'orientation entreles unités collectives (régions, départements,établissements) existe depuis longtemps sans quepour autant elle ait donné lieu, d'ailleurs, à de vifsdébats, alors que s'y exprime un autre visage del'inégalité soCÎale - que la carte scolaÎre n'a puréduire complètement.

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Il convient désormais de mieux considérer lerôle du local quand articuler la formation desjeunes au tissu économique local peut engendrerdes inégalités de structure de formation d'un lieuà un autre. Si l'orientation scolaire dépend desstructures d'accueil, il devient difficile de distribuerles élèves selon le mythe républicain, c'est-à-direen fonction du seul mérite. Il y a d'ailleurs desunités administratives, moins connues que larégion ou le département, construites tout exprèspour penser le local: le secteur et le district sontdes unités relatives à la carte scolaire et formentdes espaces de liens institutionnalisés entre lesfamilles et les établissements scolaires, le bassinde formation réunit différents établissements et lecontexte économ·lque, assurant un traitementlocal de la relation formation-emploi. L'orientationscolaire prend sens dans ces espaces locaux deliens différents: espace de liens entre établis­sements et usagers, espace de liens entreformation et besoin économique, espace de liensaussi entre établissements avec les ZEP.

Mais la région, devenue une collectivité localedans le cadre de la décentralisation, constitueune unité très importante puisqu'elle a la chargede l'infrastructure des lycées et la missiond'élaborer la formation professionnelle des jeunesdepuis la loi quinquennale de 1993. À cet égard,les régions comme toutes les unités infra­nationales, le département, la commune, l'établis­sement, ont à définir un projet qui peut les éloi­gner de l'action concertée. Elles peuvents'inscrire dans une concurrence dont l'objet estl'offre éducative, et l'enjeu, les jeunes en forma­tion. Ceci constitue une tension particulièrementimportante pour les lieux en perte de public parceque, soit la population environnante diminue, soitelle les délaisse au profit des voisins (établis­sement plus prestigieux, localité plus dyna­mique ... ). La politique régionale réunit la forma­tion et l'emploi, mais comme le tissu économiquediffére, l'offre de formation et par conséquent leschoix d'orientation varient aussi. Selon cettelogique, elle ne peut proposer une même offre etdonc les mêmes perspectives d'orientation à tousles jeunes.

L'établissement scolaire devient aussi une autreréalité dans laquelle l'orientation se pose autre­ment. Replaçons l'établissement dans le modedécentralisé. À partir des années 1980 donc, l'Etatanimé d'une volonté de modernisation modifie sonapproche de la question de l'éducation. Deux

actions se conjuguent: la déconcentration interneà J'Éducation nationaJe qui confie à des unités infé­rieures des responsabilités attribuées auparavant àdes instances nationales ou académiques, et ladécentralisation qui prend en compte les caracté­ristiques locales. La justice avant 1980 consistait àoffrir à tous et partout les mêmes conditionsd'enseignement, sans d'ailleurs y réussir. Lastandardisation s'imposait, sans donc êtrecompléte. Depuis 1985, les Etabiissements PublicsLocaux d'Enseignement (EPLE) dépendent d'unedouble tutelle: la hiérarchie de l'Education natio­nale (Recteur, Inspecteur d'académie) pour unepart du pédagogique (programmes essentielle­ment) et la population (affectation du personnel etdes éléves) et une coiiectiv',té territoriale (lacommune pour les écoles, \e Conseil Général pourles collége, le Conseil Régional pour les lycées) ence qui concerne la construction et l'entretien desétablissements.

Une tension en découle. L'assouplissement dela carte scolaire associé à l'autonomie laissée auxétablissements induit de nouveaux rapports entreles établissements. Ce contexte les met enconcurrence sur l'offre de formation. Ainsi desétablissements œuvrent-ils auprès des collecti­vités régionales pour obtenir des filières presti­gieuses dans le cas des lycées ou des moyenssupérieurs pour améliorer, en même temps quel'image, leur taux d'orientation. Cette situation nefavorise pas l'harmonisation mais la compétitionet l'isolement qui contrarient la montée en géné­ralité au-delà de l'établissement. Chacun travail­lant à consolider sa position sur le registre del'offre éducative. Pour l'orientation, cela veut direplusieurs choses.

Tout d'abord, l'offre de formation s'établissantdans un rapport de proximité entre établissementet centre de décision, on peut craindre des inéga­lités d'un lieu à un autre et d'un établissement àun autre du seul fait des liens entre les personnessituées à ces deux bouts ou des actions efficacesdu personnel de direction scolaire. Une dimensionnouvelle se fait jour, c'est la capacité de chaqueétablissement à construire un lien favorablecapable de modifier les conditions d'accueil. Cepoint est d'autant plus important qu'à la lumièrede certains travaux (Du ru-Bellat, 1988 ; Desmou­lins, 1981 ; Masson, 1997), l'orientation semblaitdéjà ne pas dépendre simplement des acteurs,mais bien aussi des structures de formation. Ainsielles seraient responsables des écarts entre les

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décisions du conseil de classe et le sort réel desélèves: en fait les décisions du conseil de classeseront mises en acte, non seulement si lesparents y consentent ou la commission d'appelles entérine, mais aussi si les capacités d'accueilles accompagnent dans l'établissement et endehors. Autrement dit, quand les capacités d'ac­cueil dépendent désormais plus des liens entrel'établissement et sa tutelle locale, l'orientationscolaire risque de perdre en justice.

Les statistiques d'orientation peuvent-elles jouerun rôle correcteur? Difficilement, dans l'étatactuel des moyens. En fait, les établissementsdisposent de statistiques nationales et régionalesqu'ils utilisent souvent plus comme une norme.Mais ces données ne peuvent qu'imparfaitementcorriger les inégalités puisque l'orientation pra­tiquée ne s'articule pas au niveau véritable desélèves. Si cette dernière donnée est absente duraisonnement, elle conduit à construire une orien­tation en aveugle. Or tout se passe comme si auniveau académique, les taux d'orientation étaientl'unique critère à prendre en compte. La statis­tique conduit l'orientation, mais malheureusementelle est incompléte. À ce propos, il faudraitétudier comment l'observation nationale desacquisitions amène à réinterpréter des donnéesd'orientation.

À côté des structures d'accueil (nombre declasses, filières ... ), la décentralisation retentit surl'orientation scolaire par le biais des moyenspédagogiques. En effet, l'offre éducative peutvarier d'un établissement à un autre selon la poli­tique éducative qui y est menée, mais aussi enfonction des moyens financiers et matériels dontil dispose. Or les collectivités locales interviennentici puisqu'elles ont la possibilité de distribuer desfonds. Ainsi des moyens pédagogiques seront-ilsmis en œuvre si l'établissement en fait le projet ets'il réussit à convaincre les autorités interpellées.Des dispositifs verront le jour dans tel établis­sement plutôt que dans tel autre à la faveur de lamobilisation enseignante et des liens avec latutelle locale. Une réflexion sur l'orientationscolaire doit désormais tenir compte non seule­ment de la variété des parcours possibles d'unlieu à un autre, mais aussi de la diversité desmoyens pédagogiques. Cette évolution, danslaquelle est impliquée fortement la collectivité,met sous un nouveau jour la question de l'inéga­lité d'orientation. S'ajoutent au personnel d'édu­cation et à la structure d'accueil que chaque

établissement propose à sa manière, des activitéspédagogiques qui, sans toujours affecter lesprogrammes et les horaires dans chaque disci­pline, constituent néanmoins un espace de libertéoù se font jour des inégalités.

Enfin, l'abandon progressif de la sectorisationet la diversification de l'offre scolaire, produisentune nouvelle réalité en matière d'orientation. Lepassage à l'intérieur même de l'enseignementpublic d'une logique d'égalité à une logiqued'identité des unités infra-nationales repositionnela question de l'orientation selon un autre axe.Cette fois-ci il faut parler d'une orientation ~~ hori­zontale" dans l'espace scolaire qui s'ajoute àl'orientation scolaire proprement dite, de type« vertical ". Jusqu'en 1983, il existait des secteursscolaires à l'intérieur desquels les élèves étaientaffectés dans un établissement en fonction du lieud'habitation. Avec son assouplissement, lesdemandes familiales peuvent changer le paysageéducatif et, par là-méme, les stratégies parentaless'en trouvent modifiées. La crainte est de voirapparaître des collèges et des lycées très deman­dés qui draineraient les meilleurs élèves, lesfilières nobles et les crédits, autour desquelss'étendrait un paysage scolaire pauvre. Dès lors,des risques d'inégalité entre les élèves augmententpuisque l'orientation scolaire dépend des capaci­tés des familles à recueillir les informations et àtrouver des stratégies. Sur ce point, les ensei­gnants se voient en position très favorable enraison de leur expérience professionnelle et peut­être même de leur « capital social ". Connaître lesystème scolaire, c'est alors disposer de res­sources pour placer au mieux son enfant enjouant sur les langues vivantes, les options ..

Ceci n'est pas nouveau mais pourrait prendreune envergure plus grande sitôt les barrièresretirées. Le mouvement de désectorisation, s'il seprolonge, peut avoir des effets considérables enintroduisant plus largement ia logique marchande.Auparavant les établissements n'étaient pas réelle­ment en concurrence puisqu'ils étaient penséséquivalents. En fait, les familles averties utilisaientdifférents moyens, légaux ou illégaux, pour placerleurs enfants dans les établissements qu'ilsjugeaient les meilleurs. Au besoin, ils pouvaientavoir recours à l'enseignement privé lorsque leparcours dans le public s'avérait difficile. Désor­mais, à l'intérieur même de l'enseignement public,existe une offre qui se diversifie depuis que sesétablissements disposent d'une autonomie. Devant

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les choix, l'orientation scolaire dépend doncencore plus fortement des compétences des usa­gers à s'informer et à s'orienter.

De plus le secteur privé et le secteur public, quiséparaient traditionnellement des publics dis­tincts par leurs valeurs ou leur emplacementgéographique, sont réinterprétés selon la logiquede réussite scolaire. Le recours au privé s'inscritdésormais dans une concurrence avec le public,si bien qu'ils offrent, bien sûr toujours une liberté,mais surtout un marché ouvert dans lequel lessolutions de parcours scolaire se diversifient.Autrement dit, j'orientation scolaire revient às'orienter le mieux dans ce marché en passantéventuellement d'un secteur à un autre selon lesdifficultés rencontrées. (Langouët et Léger, 1991).Cette circulation renvoie à l'évolution du privé etde son rapport au public. Le secteur privé ayantréduit sa vocation religieuse, il devient attractifpour un plus grand nombre de familles quiperçoivent un encadrement différent en mêmetemps qu'une solution de continuité. Sachant quela contractualisation massive du privé a abouti auprincipe de la reconnaissance réciproque desdécisions d'orientation prises dans les deuxsecteurs (mai 1977). Ce contexte devient dès lorsfavorable au développement de flux croisés.

Mais comment les établissements sont-ili'choisis? À défaut d'autres choses, la réputationet la réussite aux examens formaient les donnéesessentielles auxquelles avaient recours les parents.Or elles ne disent rien de l'effet véritable d'unétablissement sur le parcours des jeunes puisque['efficacité des établissements est mesurée àl'aune de données tellement brutes qu'elles ren­seignent plus sur la population scolaire que surl'action de l'établissement. Or si les travaux surl'effet établissement se systématisent et devien­nent des informations reprises par les parents, lesflux risquent fort de suivre des canaux différentset de redessiner la mise en grandeur du paysageéducatif.

L'orientation scolaire réunit, à l'échelle natio­nale et à l'échene locale, l'exigence économiqueparfois floue et la demande de promotion ou de" reproduction" sociale. Or l'intérêt généralexprimé en termes économiques bute, lorsquenaturellement les intérêts particuliers ne rejoi­gnent pas l'intérêt général, sur la demande descolarisation élevée qu'encouragent d'ailleurs etle discours volontariste et le chômage. Mais le

souci de rendre harmonieuse l'orientation avecles familles, conduit à adopter parfois un doublediscours; un discours bruyant qui reconnaît lesattentes des usagers et un discours plus muet quis'articule sur la sélection en fonction des besoinsde la société.

Évidemment, l'établissement concentre toutesles tensions. S'y opposent parfois, autour de lajustesse et de la justice, les personnels scolaireset les familles. Or, d'un côté, les volontés et lesstratégies inégales selon les milieux sociauxinterfèrent sur la distribution juste des personnes.De l'autre, les personnels scolaires agissent aussien fonction de ce qui est là, de leur conception etde leurs intérêts ... Bref, l'orientation sans indica­teurs pertinents ne peut se penser que dans lacontingence. Aussi, il est normal qu'à niveau égal,le parcours scolaire diverge jusqu'à ce quel'examen devienne l'ultime épreuve d'orientation.Mais, bien que principalement avancés au niveaude la 3e, plusieurs itinéraires s'offrent dans levaste marché scolaire jusqu'à l'épreuve de véritéque revêt, essentiellement désormais, le bacca­lauréat.

Interviennent aussi les politiques régionales deformation qui, articulées à l'existant et à l'évolu­tion économique, constituent une dynamique quifait que l'offre de formation, principalementprofessionnelle, peut se développer de façonspécifique. li reste que les conditions sociales etéconomiques marquent fortement l'orientationpuisqu'elles se traduisent par une offre de forma­tion pensée dans des contextes locaux inégale­ment développés. Plus globalement, l'offre deparcours scolaire s'élabore dans l'environnement,si bien que d'une unité administrative à une autre,l'orientation ne peut proposer les mêmes chancesà tous les élèves. À cela s'ajoute une offre detraitement qui elle-même varie selon ce que pro­pose en termes pédagogiques chaque établisse­ment ou unité plus englobante (ZEP).

Finalement, l'orientation scolaire s'inscrit dansun rapport dialectique assez complexe entre lesdemandes sociales et les besoins économiquesdont les mécanismes sont les suivants. D'une part,l'état et les perspectives de développement éco­nomique pensés nationalement et localementinfluent sur la structure d'offre de formation quipèse à son tour sur la distribution des élèves, voirejoue un phénomène d'aspiration des élèves dansles filières prévues. D'autre part, l'environnement

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économique crée des emplois et donc affecte lanature et l'effectif des catégories sociales qui enretour expriment une demande sociale qui vapeser sur l'offre. De ce fait, laisser fonctionner cesmécanismes peut conduire à prolonger, en mêmetemps que Jes traditions économiques desrégions, les inégalités d'orientation. La justicereviendrait alors à introduire, dans ces méca­nismes, la décision politique qui ferait que le tissuéconomique, sans être équivalent, serait pluséquilibré en perspective d'offre de formation et parconséquent d'orientation.

CONCLUSION:DE L'ORIENTATION ATTRIBUÉE À L'ORIENTATIONINFORMÉE

L'orientation a connu des périodes différentesqui renvoient à plusieurs façons de penser lesrapports entre l'école et son environnement. Troismouvements peuvent être ainsi distingués pendantque l'enseignement secondaire se démocratisait.Forment-ils des périodes distinctes? Dans unecertaine mesure seulement. Même si ces mouve­ments ne démarrent pas au même moment, ils neprésentent pas des temps « purs" et « fermés"qui se succèdent les uns aux autres. Toutefois, ilsmettent en avant des principes, des acteurs, desoutils et des dispositifs sensiblement différents quiautorisent un découpage par période. Mais aubout du compte, on assiste plus à une recomposi­tion des tensions qu'à une suite de substitutions.Tout se passe comme si ces mouvements s'étaienten quelque sorte empilés et étaient tous présentsaujourd'hui. L'orientation est toujours l'affaire del'État, mais c'est aussi celle des usagers et desautorités locales. Elle réunit le national, le local etl'établissement ainsi que les acteurs de terraindevenus de plus en plus nombreux. Si bien quecette question réunit une diversité d'entités quirend particulièrement complexes et troubles lesdéterminants de l'orientation.

Par ailleurs, trois figures idéales se succèdentet se chevauchent au rythme des périodes propo­sées dans ce texte. Le modèle dominant de lapremière période met l'expert au centre. L'orien­tation étant l'affaire de l'État, elle est du ressortdu personnel scolaire et d'orientation qui fait lelien ~~tre les besoins de la nation et les qualitésdes eleves. L'expertise assure ainsi la juste place

pour l'intérét de tous, l'expert est le garant de labonne orientation. L'idéal-type est le placementajusté entre des caractéristiques individuelles etune formation pour une position sociale et pro·fessionnelle. Le mérite, le travail sont les fonde­ments qui font l'orientation, et la référencemajeure se situe à un haut niveau de généralité, \anation. La famille a statut d'administré simple­ment consulté et finalement peu puissant face auverdict scolaire.

Le second mouvement amorcé dès la fin desannées 1960 voit une autre figure s'imposer, c'estl'usager. Le systéme éducatif est pensé pluscomme un service et, de ce fait, l'orientation doitrépondre aux souhaits des familles, ou de façonplus euphémisée, Jes avis d'orientation et lesvœux familiaux doivent s'harmoniser. L'idéal-typede l'orientation devient l'accord entre ces deuxcatégories, la catégorie des personnels scolaireset la catégorie des familles. La relation entre ellesprend une place essentielle dans le processusd'orientation, du côté des familles pour peser surles décisions et du côté de l'école pour convaincre.Le personnel scolaire devient conseiller et lafamille prend place dans l'école en tant que vérI­table acteur de l'orientation, c'est-à-dire usageractif pour l'affectation des jeunes dans le systèmescolaire. Il reste que la recherche de l'accord nerejoint pas toujours le juste placement des jeunespuisqu'il repose sur l'interaction entre les prota­gonistes en présence.

Le troisième temps, en gestation dans lemouvement précédent puis en développement àpartir des années 1980, met au centre le local.L'orientation ne se réduit pas à intervenir Sur lafiliére ou le rythme (redoublement) de parcoursdans le système scolaire, compte aussi et plusqu'avant, le lieu d'éducation. L'acteur émergentdevient alors l'usager compétent, capable desaisir et de traiter les informations relatives à ladiversité de l'offre. Certes cette figure est déjàprésente dans les années 1970, mais l'hétéro­généité contenue du système scolaire et lemaintien de la carte scolaire n'en permettaientpas l'épanouissement. Une fois la pressiondétendue, apparaît au premier plan un parent quidoit s'orienter à un double titre: selon une dimen­sion" verticale» (niveau et filière) et une dimen~

sion "horizontale» (zone, établissements,classes, options ... ). Il ne suffit pas d'étre Simple­ment un usager intervenant et présent dans unétablissement pour diriger au mieux un enfant, il

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faut être un usager informé de la diversité et desmoyens d'action à l'intérieur de ce vaste marché,tant public que privé. L'idéal-type devient alors leplacement le plus efficace pour la réalisation duprojet scolaire de la famille. À chaque enfant uneoffre de formation ou une trajectoire optimalepour le conduire au plus près de ses vœux. Aussirevient-il au système éducatif de faire en sorte derendre plus « visibles » les conditions d'enseigne­ment offertes aux familles, afin que l'informationscolaire ne soit pas un facteur aggravant d'inéga­lité scolaire. D'autant que la logique marchandequi fait de chaque établissement un "produc­teur" concurrent, participe à brouiller la justeperception. En arrière-plan se profnent deux traitsessentiels attachés au personnel scola'lre: lamobilisation et l'interprétation en matière d'offrede formation et d'orientation. Tout se passecomme si on assistait à une nouvelle distributiondes pouvoirs: aux familles l'orientation au senslarge et au personnel scolaire les conditions

d'éducation. Dans ce nouveau contexte, la placed'un État-évaluateur a toute son importance pourfaire en sorte que les familles et les profession­nels scolaires disposent de bons indicateurs surla qualité des" services" offerts.

Au reste, aucune de ces figures idéales ne peutêtre épuisée puisqu'elle repose sur une utopie. Lepremier mOuvement a vu Jes limites de l'expertscolaire et de l'État-orienteur, le second construitsur cette base ne peut mener à son terme l'asso­ciation harmonieuse école-famille et le troisième,en prolongement du second, vise le placementoptimal dans le marché scolaire que contrarient lalogique de concurrence et l'absence de visibilitéde ce « marché scolaire ". Ces solutions gardenttoujours une part de bien-fondé, de sorte qu'ellesse déposent les unes après les autres, augmen­tant la complexité, parfois la contradiction.

François BaluteauUniversité Lyon JI

NOTES

(1) L'orientation est conçue et pensée tout d'abord pour l'en­seignement professionnel. Elle est d'ailleurs rattachée àl'enseignement technique jusqu'aux années 1950.

(2) H. Piéron et H. Laugier seront à l'origine de la création en1927 de l'Institut National d'Orientation Professionnelle,ayant pour mission la capitalisation des travaux et docu­ments et la formation des conseillers, et qui deviendral'INETüP en 1939, Julien Fontègne sera quant à lui un actifdéfenseur de l'orientation professionnelle pour devenir lepremier inspecteur général de l'orientation en 1927, date àpartir de laquelle s'organisera l'inspection des servicesd'orientation professionnelle.

(3) Quelques chiffres pour illustrer cette situation entre 1962et 1987, les catégories des agriculteurs exploitants, des arti­sans, des commerçants et les chefs d'entreprise accusentune baisse relat'lve de leur pO'lds dans la population act'Ive,si bien qu'elles passent, toutes confondues, de 2G,8 % à12,8%. Dans le même temps celles des cadres moyens (pro­fessions intermédiaires) et des employés couvrent de 29,5%à 46,3% des emplois. (Desrosières et Thévenot, 1992),

(4) Le débat autour des spécialistes portera notamment surl'existence et le rôle du conseiller d'orientation et du psy­chologue, Faut-il les deux et pour quoi faire?

(5) C'est à partir de 1939 que les conseillers d'orientationdevront être obligatoirement qualifiés et en 1944 est instituéun diplôme d'État mettant fin à une certification hétérogènesous l'occupation. Mais la création de corps de l'orientationdans une organisation spécifique d'Etat apparaît avec la loide 1951 (inspecteur, directeur et conseiller), Rémunération,promotion et formation seront gérées par le ministère del'éducation nationale. Les psychologues scolaires feront par­tie du dispositif à partir de 1945.

(G} Aux USA, avec Galton et Terman s'est développé un courantde pensée - qui conserve encore une certaine vigueur - selonlequel l'intelligence est avant tout naturelle, innée. Mais c'estle courant culturaliste qui obtient une assise scientifique laplus grande aujourd'hui.

(7) A côté des brochures et autres documents, la poursuite dela pol'ltique informative trouvera un outil précieux, au moinsen principe, dans le " minitel" qui facilite l'accès aux infor­mations relatives à l'orientation scolaire et professionnelledepuis le domicile des familles.

(8) Par eXemple, en 1992, la Bretagne amenait pius de 35 %d'Une génération au bac général, alors que dans le mêmetemps le Nord, la Normandie (Rennes et Caen) en présen­taient moins de 31 %

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