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Histoire TIRÉ À PART Chapitres 7 et 8 L’OCCIDENT ET LE MONDE VERSION FRANÇAISE DE Legacy : The West and the World OFFERT EN ANGLAIS CHEZ MCGRAW-HILL RYERSON AVIS AU LECTEUR Nous désirons vous informer que cet extrait est une version provisoire et non la reproduc- tion du produit final. Des éléments de contenu et des illustrations s’ajouteront à la version finale. De plus, il peut subsister quelques erreurs ou coquilles typographiques. Nous ferons les corrections nécessaires pour la version imprimée. ISBN 978-2-7651-0518-3 © 2009 Les Éditions de la Chenelière inc. Tous droits réservés. Toute reproduction, en tout ou en partie, sous quelque forme et par quelque procédé que ce soit, est interdite sans l’autorisation écrite préalable de l’Éditeur. 7001, boul. Saint-Laurent Montréal (Québec) Canada H2S 3E3 Téléphone: 514 273-1066 Télécopieur: 514 276-0324 [email protected] CHENELIÈRE ÉDUCATION Parution automne 2008

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Histoire

TIRÉ À PARTChapitres 7 et 8

L’OCCIDENT ET LE MONDE

VERSION FRANÇAISE DE

Legacy : The West and the World

OFFERT EN ANGLAIS CHEZ MCGRAW-HILL RYERSON

AVIS AU LECTEUR

Nous désirons vous informer que cet extrait est une version provisoire et non la reproduc-tion du produit final. Des éléments de contenu et des illustrations s’ajouteront à la versionfinale. De plus, il peut subsister quelques erreurs ou coquilles typographiques. Nous feronsles corrections nécessaires pour la version imprimée.

ISBN 978-2-7651-0518-3

© 2009 Les Éditions de la Chenelière inc.Tous droits réservés.

Toute reproduction, en tout ou en partie, sous quelqueforme et par quelque procédé que ce soit, est interditesans l’autorisation écrite préalable de l’Éditeur.

7001, boul. Saint-Laurent Montréal (Québec) Canada H2S 3E3Téléphone : 514 273-1066 Télécopieur : 514 [email protected]

CHENELIÈRE ÉDUCATION

Parution

automne

2008

L’Europe moderne

C h a p i t r e s e p t

L’ é m e r g e n c e d e l a s o c i é t éi n d u s t r i e l l e e n E u r o p e ,d e 1815 à 185 0

C h a p i t r e h u i t

L e b o u l e v e r s e m e n td e s p a y s e u r o p é e n s ,d e 185 0 à 1914

C h a p i t r e n e u f

L’ i m p é r i a l i s m e , l e c o l o n i a l i s m ee t l a r é s i s t a n c e a u X I X e s i è c l e

m o d u l e t r o i s

240 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne

Camille Corot s’intéressait à la photographie, une technologienouvelle à son époque. Certains de ses paysages en témoignent.Cette représentation de la campagne française, intitulée Ville-d’Avray,Entrée du bois avec une vachère, est une œuvre de jeunesse qui datede 1825.

attentes du module

Dans ce module, tu vas :

o analyser la nature desrapports entre différentescommunautés et sociétésdu XIXe siècle ;

o évaluer l’utilisation duconcept de changementen histoire pour analyserl’évolution de l’Occidentet du reste du monde auXIXe siècle ;

o décrire la diversité desconcepts de citoyennetéet de droits de la personnequi se sont développés auXIXe siècle ;

o évaluer l’évolutiondu statut de la femmesur les plans social,économique, juridique etpolitique au XIXe siècle dansles sociétés occidentaleset non occidentales ;

o communiquer des idées,des opinions et desconclusions étayées pardes recherches en utilisantla terminologie propreà l’histoire.

L e XIXe siècle a constitué une période de transition déterminante dans

tout l’Occident. De nombreuses forces ont changé de façon radicale

presque tous les aspects de la vie en Europe. Au cours des décennies qui ont

suivi la Révolution française, les Européens ont erré dans un labyrinthe de

réformes politiques. Pendant ce temps, la révolution industrielle bouleversait

l’économie et la société. La production en série a transformé les sociétés

européennes et leurs relations avec leurs colonies outre-mer. De même, un

corps électoral populaire, le développement des médias et l’accroissement

de la classe moyenne ont modifié la nature politique et sociale de l’Europe.

Ces changements débordent largement les frontières européennes : en effet,

après plusieurs décennies de bouleversements au début du XIXe siècle, le

Canada se dote d’une constitution en 1867. En somme, un nouveau pays

émerge d’une ancienne colonie.

Au XIXe siècle, les puissances occidentales ont voulu accroître leur influence

et agrandir leurs empires coloniaux. Elles ont maté avec violence toutes les

formes de résistance. En effet, il y a eu beaucoup d’opposition à l’impérialisme

occidental, par exemple une révolte d’esclaves en Jamaïque, la révolte des

Cipayes, la révolte des Boxers, etc. L’héritage de l’expansion impérialiste occi-

dentale de cette période influe encore aujourd’hui sur les relations entre

l’Occident et le reste du monde.

En outre, le XIXe siècle a connu une évolution remarquable sur les plans

des découvertes scientifiques et de la pensée. Tous les aspects de la vie ont

changé : pense à l’idéologie communiste, au darwinisme, aux idées provocatrices

de Nietzsche et de Freud ou à l’impressionnisme. À la fin du siècle, les

Européens auront répandu l’impérialisme, le nationalisme et le racisme sur

leur passage. Tout serait en place pour la guerre mondiale de la première

moitié du XXe siècle.

M O D U L E T R O I S L’Europe moderne 241

242 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne

C H A P I T R E S E P T

La naissance de la société industrielle en Europe,de 1815 à 1850

OBJECTIFS DU CHAPITRE

À la fin de ce chapitre, tu pourras :

• décrire l’évolution et les effetsde l’urbanisation ;

• évaluer l’influence de personnalités,comme Marx et Bentham, et de groupes,comme les luddites, qui ont contribué àfaçonner les attitudes face au changementdans la société occidentale ;

• évaluer dans quelle mesure la productionartistique a renforcé ou a remis en questionles valeurs politiques, sociales et culturellesau début du XIXe siècle ;

• analyser les répercussions de la premièrerévolution industrielle sur l’économie del’Occident.

La Liberté guidant le peuple (2,6 m sur 3,2 m) de Delacroix commémorela révolution de juillet 1830. Cette révolution a mis fin au règne deCharles X et placé Louis-Philippe sur le trône de France.

C H A P I T R E S E P T La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 243

CONCEPTS ETÉVÉNEMENTS CLÉSla « révolution double »

l’économie morale

l’effet multiplicateur

le paiement en espèces

la Loi sur les pauvres

de 1834

la Loi sur les usines de 1833

le libéralisme

la monarchie de Juillet

le communisme

le romantisme

PERSONNAGESCLÉSFriedrich Engels

John Stuart Mill

Jeremy Bentham

les luddites

Robert Owen

Karl Marx

Francisco de Goya

Eugène Delacroix

Victor Hugo

Louis Riel

John A. Macdonald

Après le tumulte de la Révolution française et des guerres napoléoniennes,

l’Europe a vécu d’autres grandes transformations. Les vainqueurs de

Waterloo ont redéfini les relations entre les États. Cependant, dans chaque État,

les dirigeants aristocrates oppresseurs ont dû gérer des changements

économiques ainsi que des troubles sociaux et politiques sans précédent. La pé-

riode de 1815 à 1850 se caractérise donc à la fois par une paix entre les États et

par des conflits à l’intérieur des États. Encore une fois, c’est la révolution, et non

la guerre, qui a été à l’origine du changement.

Les forces du changement ont pris la forme d’une «révolution double», selon

l’historien britannique E. J. Hobsbawn. D’une part, il y avait une révolution poli-

tique visant à réaliser les idéaux et les espoirs de la Révolution française. D’autre

part, la révolution industrielle avait transformé l’économie et la société

d’Angleterre, puis se répandait dans l’Europe occidentale. Il ne s’agissait pas de

deux révolutions séparées, mais plutôt d’une révolution à deux voies. Les

changements économiques et les conflits sociaux ont ébranlé les autorités et

exigé de nouvelles solutions politiques. Les forces conservatrices ont cherché à

préserver les traditions et à trouver des sources de stabilité malgré des modifica-

tions sans précédent. De leur côté, les réformateurs et les radicaux voyaient que

l’Église et l’État s’accrochaient à des privilèges aristocratiques et démodés. Ils ont

voulu échapper à leur emprise grâce à des réformes politiques et sociales.

L’ampleur des transformations et des conflits a forcé les hommes et les femmes à

reconsidérer le bien-fondé des traditions ainsi qu’à revoir les fondements de leur

gouvernement, de leur société et de leur culture.

Paroles de sage

Toute la différence parrapport à l’esclavageantique pratiqué ouverte-ment, c’est que le travailleuractuel semble être libreparce qu’il n’est pas vendutout d’une pièce, maispetit à petit, par jour, parsemaine, par an1.

Friedrich Engels,

La Situation de la classe

laborieuse en Angleterre, 1844

CHRONOLOGIE : L’ÉMERGENCE DELA SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE MODERNE

Naissance de Frédéric Chopin 1810

1812 Les États-Unis déclarent la guerre au Canada.

Francisco de Goya peint Le trois mai 1808 ; 1814

premier exil de Napoléon à l’île d’Elbe ;

Jean Auguste Dominique Ingres peint

La Grande Odalisque.

1815 Congrès de Vienne ; second exil de Napoléon

David Ricardo publie 1817

Principe d’économie politique et de l’impôt.

1819 Le massacre de Peterloo survient à Manchester.

La monarchie des Bourbons en France s’écroule ; 1830

Eugène Delacroix peint La Liberté guidant

le peuple.

1831 Victor Hugo publie Notre-Dame de Paris.

Indiana, premier récit publié 1832

par Aurore Dupin, plus connue

sous le pseudonyme de George Sand.

1833 L’Angleterre adopte la Loi sur les usines.

La loi sur les pauvres est adoptée en Angleterre. 1834

1836 Le premier chemin de fer au Canada

est inauguré entre Laprairie et Saint-Jean.

Rébellions des Patriotes 1837-1838

1838-1840 Parution du rapport de Lord Durham

et promulgation de l’Acte d’Union

Naissance de Piotr Illitch Tchaïkovski 1840

1844 Friedrich Engels publie La Situation

de la classe laborieuse en Angleterre.

La révolution balaie l’Europe ; Karl Marx publie 1848

Le Manifeste du parti communiste.

244 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Pas à l’échelle.

LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE

La révolution industrielle a transformé la productiondes biens. L’utilisation de machines a remplacé la fabri-cation manuelle. Auparavant, les formes de productiondépendaient des sources d’énergie existantes, c’est-à-dire les muscles, le vent et l’eau. En revanche, lapremière révolution industrielle reposait sur unenouvelle source d’énergie : la vapeur. Il ne suffisait pasde faire bouillir de l’eau ; il fallait maîtriser la vapeur etsa grande puissance pour faire fonctionner toutes sortesde machines. De nos jours, les gens associent la vapeuraux locomotives ou aux bateaux, mais la vapeur a eud’autres utilisations. On l’a d’abord utilisée pour action-ner des machines stationnaires comme les pompes àvapeur des mines, les soufflets et les marteaux desfonderies, les moteurs de machines à filage et à tissagedes usines textiles ainsi que les batteuses pour les

moissons. Il a fallu, pour ce faire, concevoir des inno-vations technologiques ingénieuses. Cependant, l’his-toire de la révolution industrielle dépasse l’histoire desinventions mécaniques.

De plus, l’industrialisation a entraîné une révolu-tion économique. En deux ou trois décennies, lesinnovations ont permis d’augmenter de façon considé-rable la production de biens et d’accroître le commerceintérieur et international, ce qui a créé de la richesse.L’augmentation de la production attribuable à l’utilisa-tion de la vapeur a exigé de nouvelles manières de gérerla production et la main-d’œuvre. Dans son ouvrageclassique d’économie, La Richesse des nations (1776),Adam Smith a peu parlé des machines. Il a plutôtdécrit comment les formes spécialisées de productionet de travail ont contribué, avec un commerce plusefficace, à améliorer la productivité. La révolutionindustrielle a transformé la nature de l’argent, sonapprovisionnement, le crédit et les investissements.

C H A P I T R E S E P T La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 245

O c é a nA t l a n t i q u e

S

S

CC

C

C

L

L

L

l

l

l

CRhin

Stockholm

Londres

Royaume de Suède et de Norvège

Danemark

Pays-Bas

Grande-Bretagne

Christiania

FrancfortLille

LiègeCologne

Exeter

Bristol

Birmingham

Manchester

LiverpoolLeeds

Newcastle

Sheffield

Royaume de Sardaigne

Bruxelles

MunichMulhouse

Zurich

Venise

Paris

France

Belgique

Bordeaux

Rouen

Le Creusot Suisse

Milan

Nantes

Marseille

Gênes

Amsterdam

Berlin

Loire

Seine

Hambourg

Essen

Vienne

Prague

Prusse

Empired’Autriche

Ruhr

ModèneParme

Espagne

Régions industriellesGisements de charbonMines d’étain et de cuivreUsines sidérurgiquesMachinerie /quincaillerieLaineLinCotonSoieBiens de consommationChemins de fer

L

l

C

S

0 500 km

FIGURE 7.1 La révolution industrielle en EuropePourquoi les régions industrielles se trouvent-elles à ces endroits ?

Elle a réformé les institutions financières, comme lesbanques et la Bourse, modifié le rôle de l’État en matièred’économie et renouvelé la conception de l’économie.

Pourtant, la révolution industrielle est allée au-delàde ces changements technologiques ou économiques.Il s’agissait aussi d’une révolution sociale et culturelleparce qu’elle a changé la manière dont les gens gagnaientleur vie. Dorénavant, une nouvelle classe moyenne etune nouvelle classe ouvrière vivaient dans un nouveaucontexte urbain selon un nouveau cadre de travail, devie familiale et de loisirs. Des villes comme Londres etParis sont devenues à la fois des centres de richesse etde pauvreté.

Des entrepreneurs industriels ont dirigé desmunicipalités. Ils ont favorisé la consommation effrénéede la classe moyenne, qui incluait désormais des indus-triels, des membres du clergé, des médecins, des avocats,des banquiers et des marchands. Les industries ont

établi les normes de travail, notamment dans les usinesqui réunissaient des machines et une grande concen-tration de main-d’œuvre. Les changements étaient siremarquables que les gens estimaient vivre dans uneère nouvelle.

Le terme «révolution industrielle» est apparu dansles années 1830 en Angleterre, pour expliquer à quelpoint la société avait changé en une génération. La«première» révolution industrielle avait débuté dansles années 1750 et avait évolué rapidement durant laRévolution française et les guerres napoléoniennes, de1790 à 1815. La Grande-Bretagne était devenue enquelque sorte l’« atelier du monde».

L’industrialisation s’est étendue au continenteuropéen à la fin des guerres napoléoniennes. L’actuelleBelgique (alors les Pays-Bas autrichiens) a commencéà s’industrialiser vers 1810. Le mouvement s’estpoursuivi en France dans les années 1830, puis enAllemagne dans les années 1840 et 1850. Les autrespays ont connu leur révolution industrielle dans ladeuxième moitié du XIXe siècle : les années 1870 pourl’Espagne et l’Italie, les années 1890 pour la Russie.Selon certains historiens et historiennes, la chronologiede la révolution industrielle a eu des conséquencesprofondes sur ces nations au XXe siècle. Il semble queles pays ayant eu une industrialisation tardive aientdavantage adopté le totalitarisme après 1914. Il ne fautpas oublier cette différence chronologique, car elle anon seulement influé sur la nature des mouvementspolitiques et des conflits sociaux de 1815 à 1850, maisaussi sur la manière de les résoudre.

La première révolution industrielle :l’Angleterre de 1750 à 1851

La première révolution industrielle s’est mise en œuvrespontanément, sans modèle ni plan. De 1800 à 1850,le revenu national a augmenté de 125%, tandis quela part de ce revenu provenant de la production indus-trielle a fait un bond de 230%. La Grande-Bretagne

246 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne

La Grande-Bretagne et l’industrie mondiale au XIXe siècle

réunissait en 1780 un certain nombre de conditionspréalables qui ont conduit à ce « décollage» écono-mique, selon l’expression de Walt Whitman Rostowdans son ouvrage Les étapes de la croissance économique(1960). Selon l’auteur, la France n’a pas suivi ce modèleet a vécu sa révolution industrielle de façon particulière.

Chose certaine, le système capitaliste s’appliquaitdéjà à l’agriculture. Les terres appartenaient à certainespersonnes. Les revenus provenaient davantage de lamise en marché des récoltes que des rentes.L’économie préindustrielle répondait ainsi aux besoinsde la communauté au moyen de « l’économie morale»,c’est-à-dire que les premiers produits de la terre reve-naient à la communauté. Ainsi, les fermiers devaientapporter leurs produits au marché du village et lesvendre à un prix raisonnable. Ils pouvaient égalementaller vendre leurs surplus ailleurs, s’il y en avait. Cesystème empêchait les fermiers de profiter de la com-munauté. S’ils vendaient leurs produits trop chers ouailleurs qu’au village, cela pouvait causer des émeutes.La communauté saisissait alors ces marchandises et lesvendait au marché à un juste prix.

Des aristocrates possédaient 80 % des terres.Toutefois, il ne s’agissait pas de seigneurs féodauxexigeant des rentes aux paysans comme dans le restede l’Europe. Les cultivateurs étaient des propriétairesindépendants, des métayers ou des salariés. Il fautse rappeler qu’au XVIIIe siècle le climat était tempéré,les récoltes étaient bonnes et la plupart des fermes,prospères.

L’aristocratie exploitait ses terres d’autres manières.Elle a financé les mines de charbon et de fer, puis a faitconstruire des routes à péage. Les wagons tirés par deschevaux ne suffisaient plus à transporter les marchan-dises volumineuses ou fragiles, par exemple le charbon,le fer, les céréales, la laine, le coton, etc., sur les routescahoteuses du pays. Par conséquent, on a construit unréseau complexe de canaux afin d’acheminer lescargaisons par bateau. Ces canaux ont servi de réseaude transport au cours des 50 premières années de larévolution industrielle. Les chemins de fer ont pris la

relève dans les années 1830 et 1840.La prospérité du commerce agricole et la construc-

tion du réseau de transport maritime étaient desindices de prospérité. La Grande-Bretagne n’imposaitaucune barrière douanière limitant la circulation demarchandises sur son territoire, contrairement à laFrance et à l’Allemagne. De plus, elle possédait des insti-tutions financières réputées, comme la Bank of England,qui avait des succursales à Londres et dans les principalesvilles de province. Le commerce agricole et artisanalétait prospère et d’envergure internationale. La Grande-Bretagne commerçait non seulement avec l’Europe,mais également avec l’Afrique, l’Asie et l’Amérique.

Au Canada, c’est la construction et l’expansion duchemin de fer au milieu du XIXe siècle qui a stimulé larévolution industrielle. Montréal est la ville qui connaî-tra la plus rapide expansion en raison de sa proximitéavec les voix maritimes et d’un bon réseau ferroviaire.Toronto, en Ontario, s’industrialisera un peu plus tard,notamment grâce aux chutes Niagara qui procurerontun apport quasi infini en électricité.

À la fin du XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne étaitl’empire maritime le plus puissant du monde. Elle avaitchassé la France du Canada et de l’Inde. Les navires bri-tanniques participaient à la lucrative traite des esclavesafricains vers l’Amérique. Les Indes orientales étaientle joyau de l’Empire britannique. Elles approvision-naient les îles Britanniques et l’Europe en sucre cultivépar des esclaves. Malgré la guerre de l’Indépendanceaméricaine, le commerce avec les États-Unis a continuéde croître. L’essor du commerce avec l’Asie a créé unedemande de nouveaux produits. Ce n’est pas par hasardque les Anglais ont adopté le thé sucré des Indes orien-tales et le buvaient dans des tasses importées de Chine.

C H A P I T R E S E P T La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 247

INTERNET

WEBLIEN

www.cheneliere.ca

Pour plus d’information sur la premièrerévolution industrielle, rends-toi à l’adresse

ci-dessus.

En plus des porcelaines du Japon et de la Chine, laGrande-Bretagne importait du coton de l’Inde. En peude temps, la poterie et la production de coton sontdevenues des industries importantes en Angleterre.Au début, les usines importaient du coton brutd’Inde et d’Égypte, mais à partir des années 1790, ellesutilisaient le coton cultivé par des esclaves dans lesplantations des États-Unis. Le commerce extérieur dela Grande-Bretagne a crû régulièrement de 70% de1700 à 1750. Il a connu un essor remarquable au débutde la révolution industrielle, augmentant de 80%de 1750 à 1770.

Grâce à cette vitalité économique, l’Angleterreabritait la population la mieux nourrie et logéed’Europe. Une grande part de cette population, environ30 %, ne dépendait plus de l’agriculture pour vivre. Unpetit nombre de propriétaires fonciers constituaientl’élite. L’Angleterre se démarquait aussi par sa classemoyenne, qui représentait près de 40% de la popula-tion. La classe moyenne regroupait des banquiers, desmarchands, des professionnels, des négociants, descommerçants et des artisans indépendants. Ces condi-tions préalables de nature économique et sociale ontpermis le déclenchement de la révolution industrielledans les années 1780. L’étincelle qui a mis la machineen marche a été la demande des consommateurs.

La demande et l’effet multiplicateur

L’industrie artisanale faisait en sorte que les genstravaillent chez eux, mais ne pouvait plus répondre à lademande. De plus en plus de gens avaient un revenusuffisant pour s’acheter des produits exotiques et desbiens comme des vêtements en coton et de la vaisselleen porcelaine. Ce sont les « intermédiaires » qui ont leplus profité de cette nouvelle situation. Ces négociantsachetaient des matières brutes, telles que le coton ou lalaine, les remettaient à des artisans payés à la pièce quien faisaient des vêtements, puis revendaient le produitfini. Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, ils ontvite constaté que s’ils produisaient plus pour moins

cher, ils auraient une clientèle plus nombreuse etferaient de plus grands profits.

Les entrepreneurs industriels sont apparus enraison des limites du commerce intérieur et de lademande. Les négociants avaient au départ des fondslimités et un crédit restreint. Ils ont investi dans desbiens et des machines. Les innovations étaient risquéeset certaines conduisaient à l’échec. Mais quand ilsréussissaient, les entrepreneurs réinvestissaient leursprofits. Ainsi, l’industrialisation était un processusdynamique. La technologie favorisait la croissanceautonome. Les inventions mécaniques, présentes dansbien des industries, ont stimulé la recherche, car ilfallait de nouvelles machines pour dépasser les limitestechnologiques. Ce phénomène, nommé «effet multi-plicateur », montre comment l’innovation industrielleest un processus continu.

La technologie et la société

Les machines réglaient certains problèmes, mais encréaient d’autres. Prenons l’exemple de l’industrie textile,soit l’une des plus touchées par la révolution indus-trielle. La première étape consistait à fabriquer du fil àpartir de la laine ou du coton brut. Ensuite, le fil étaittissé à la main pour produire le tissu. James Kay ainventé la navette volante en 1733, ce qui a accrula productivité des tisserands, mais en même tempsaugmenté la charge de travail des fileurs. Le filage adonc été le premier processus industrialisé, avec l’inven-tion de la spinning jenny par James Hargreaves en 1764et l’utilisation de l’énergie hydraulique pour alimenterles usines et les filatures.

La productivité des filatures a augmenté davantagequand la vapeur a remplacé l’énergie hydraulique. Cesinnovations ont, à leur tour, surchargé le tissage. Éton-namment, la mécanisation du filage a amené le travailen usine, mais a aussi fait travailler un plus grandnombre de tisserands artisanaux. Cependant, le tissageétait plus difficile à mécaniser que le filage. Le métierà tisser, la mule jenny de Samuel Compton, inventé en1779, était une machine encombrante qui a requis denombreuses modifications avant d’être efficace. Quelques

248 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne

décennies plus tard, en 1830, le Français BarthélemyThimonnier, inventait et obtenait un brevet pour lamachine à coudre. Il s’est écoulé au moins 30 à 40 ansentre la mécanisation du filage et celle du tissage. Avantla deuxième décennie du XIXe siècle, peu d’usines de tex-tile possédaient des métiers à tisser alimentés à la vapeur.

On a longtemps jugé que l’industrie textile avaiteu le plus grand effet multiplicateur durant la premièrerévolution industrielle. Elle a été l’une des premières àemployer des machines et la vapeur et a transformécomplètement la ville de Manchester. Toutefois, deshistoriennes et des historiens contemporains ont sou-ligné que le développement de l’industrie du charbonet du fer ainsi que de la conception des machines a euun effet plus marquant sur l’économie. Ensemble, lecharbon, le fer et la vapeur ont eu un effet multiplicateurplus important que celui de l’industrie du coton sur leplan de l’innovation et du nombre d’emplois. On peutle constater dans les années 1830 et 1840 avec l’avène-ment de la locomotion à la vapeur et l’essor de la cons-truction de chemins de fer, qui allaient jouer un rôleclé dans l’industrialisation de l’Europe continentale.

En 1830, la Grande-Bretagne constituait la premièrepuissance industrielle du monde. Avec une populationde 21 millions d’habitants, soit moins de 10% de lapopulation de l’Europe en 1850, elle produisait lesdeux tiers du charbon dans le monde, la moitié du feret la moitié du coton.

L’industrialisationdu continent européen

Le continent européen s’est industrialisé deux ou troisgénérations après la Grande-Bretagne. Ce délai s’ex-plique par des différences politiques et sociales entreles Britanniques et le reste de l’Europe. Les disparitésdans les modes d’industrialisation sur le continent onteu des conséquences importantes. Les conflits sociauxet les mouvements politiques de l’Europe continentalede la première moitié du XIXe siècle ont aussi découléde ces différences. Du côté de la France, plusieurshistoriennes et historiens attribuent son industrialisa-

tion plus tardive à la fragilité politique héritée de laRévolution française et de l’époque napoléonienne.

L’accroissement de la demande pour des biensfabriqués a constitué un élément clé du changementindustriel. De plus, la population a augmenté sur lecontinent européen et en Grande-Bretagne. La popula-tion de l’Europe est passée de 188 millions d’habitantsen 1800 à 266 millions en 1850. La Grande-Bretagnea connu un taux d’accroissement encore plus grand,passant de 10 à 21 millions d’habitants durantcette période. Sa croissance économique a surpassé sacroissance démographique, alors qu’on observait lecontraire dans le reste de l’Europe. Par conséquent, ily avait une main-d’œuvre abondante et bon marchésur le continent, mais les paysans et les travailleursvoyaient leur niveau de vie se dégrader et ne pouvaientacheter les biens fabriqués. C’est pourquoi l’industriali-sation du continent était en retard sur celle de laGrande-Bretagne.

De nombreux autres facteurs ont contribué àretarder l’industrialisation. Les guerres napoléoniennesont perturbé le commerce, consommé les ressourcesdes États européens et conscrit des travailleurs. Lesdivisions politiques, notamment dans les États etprincipautés d’Allemagne, ont aussi nui au commerce.En 1834, la Prusse et plusieurs États allemands ontsigné l’accord Zollverein. Cette union douanière afacilité le transport de marchandises et a fait du Rhinune voie de transport majeure. Le transport terrestredemeurait toutefois difficile. Dans bien des régions,cela empêchait l’exploitation du charbon et du fer.

Au moment de la défaite de Napoléon à Waterlooen 1815, il y avait quelques endroits où on produisaitdes textiles, du charbon et du fer dans le nord de laFrance et l’actuelle Belgique. Ces entreprises copiaientcertaines techniques et inventions britanniques. Afinde conserver sa position dominante et de prévenir l’es-pionnage industriel, le gouvernement britannique ainterdit l’exportation de machines ainsi que l’émigra-tion des ingénieurs et des machinistes. En revanche,les entrepreneurs britanniques ont traversé la Mancheafin d’exploiter leur capital, leurs inventions et leursconnaissances.

C H A P I T R E S E P T La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 249

Les industriels du continent ont envoyé desreprésentants observer ce qui se passait en Grande-Bretagne. Il est d’ailleurs bien connu que Friedrich Engels(1820-1895), un des fondateurs du communisme, avécu à Manchester à la demande de son père, quipossédait une usine textile en Allemagne. Là, Engels aconçu sa vision de l’avenir de la nouvelle industrie.Son ouvrage classique, La situation de la classelaborieuse en Angleterre (1844), a beaucoup influencéKarl Marx (1818-1883) et d’autres penseurs socialistes.Sur le continent, les nouvelles industries sont apparuesplus lentement que les entrepreneurs britanniques etEngels l’avaient imaginé.

La révolution industrielle s’est réellement affirméeavec la construction des chemins de fer. L’Europe arapidement imité la Grande-Bretagne et utilisé la loco-motion à vapeur. En France, la construction dechemins de fer a constitué la principale industrie desannées 1830 et 1840. En Allemagne, on a construit lesvoies ferrées, essentielles au transport des matièrespremières et des produits finis, dans les années 1840 et1850. Les chemins de fer ont eu un effet multiplicateur,car ils exigeaient une grande production de charbon,de fer, de locomotives à vapeur, de wagons et de diversesmachines. Leur construction a posé les fondementsdes industries lourdes du continent et créé de nou-velles catégories d’emplois.

Les effets sociaux de la révolution industrielle

Les premières années de la révolution industrielle ontsuscité d’intenses conflits sociaux. Même si les change-ments apportés par l’industrie semblent remarquables,il ne faut pas exagérer la vitesse à laquelle ils sont sur-venus. Le travail en usine ne constituait pas la norme.Même en Grande-Bretagne, il y avait plus de tra-vailleurs agricoles que d’ouvriers en 1850. Les usinesde coton employaient 272 000 femmes, tandis qu’il yavait 905 000 servantes. Les nouvelles exigences del’industrie favorisaient la création de nouveaux emplois,

mais encourageaient également la production artisanaleet traditionnelle. Par exemple, des femmes et desenfants travaillant à la pièce fabriquaient des matériauxde construction. Ces ouvriers avaient toujours les piresconditions de travail et les salaires les plus bas.

Des moralistes conservateurs, comme ThomasCarlyle (1795-1881) et l’artiste William Hogarth (1697-1764), ainsi que des radicaux politiques comme Engels,ont dénoncé les conditions de vie dans les villes indus-trielles et les nouvelles relations entre les employeurset les travailleurs. Les économistes et les ingénieurs leuropposaient une croissance de la richesse sans précédent,l’efficacité des nouvelles machines de même quel’amélioration du niveau de vie des propriétaires et desouvriers. Ces observations contradictoires ont suscitéun débat sur les effets de la révolution industrielle. Cedébat dure toujours.

Le niveau de vie

Selon les critères modernes, les conditions de travail etl’environnement urbain des années 1850 étaient épou-vantables. Cependant, la pauvreté extrême existait déjàavant la révolution industrielle. Tous s’entendent sur lefait que l’aristocratie et la classe moyenne ont bénéficiéde la révolution industrielle en tant que propriétaires,investisseurs et consommateurs. Par contre, il y a desdivergences d’opinion quant au niveau de vie des tra-vailleurs salariés, qui composaient plus des deux tiersde la population de Grande-Bretagne. De même, tousreconnaissent qu’après 1850, la révolution industriellea offert, à long terme, davantage de produits à toutes lesclasses sociales, mais ne s’entendent pas sur ses effetsà court terme.

La communauté urbaine :les conditions de vie en ville

L’analyse du XIXe siècle permet de constater deux évo-lutions notables : une croissance démographiqueremarquable en Europe (de 188 millions d’habitants en1800 à 401 millions en 1900) et une augmentation de

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la population des villes. Sauf en Grande-Bretagne, lamajeure partie de la population vivait à la campagne,même dans la deuxième moitié du siècle. Les grandesvilles ont toutefois dominé le paysage social et poli-tique, surtout les grandes capitales qui allaient devenirles métropoles d’aujourd’hui.

L’industrialisation a transformé les petits centresde commerce et de fabrication artisanale en grandesvilles modernes. De plus en plus de gens vivaient enville. En 1800, l’Europe comprenait 22 villes de plusde 100 000 habitants ; en 1895, il y en avait 120. Leurpopulation représentait 10% de la population d’Europe.Au début du XIXe siècle, l’Allemagne abritait 2 villes deplus de 60 000 habitants, Berlin et Hambourg. En 1871,elle comptait 8 villes de plus de 100 000 habitants.

Cette croissance des villes était remarquable.Avant les années 1860, elles grossissaient seulementen raison de l’arrivée des gens de la campagne. Enl’absence totale d’urbanisme, il est clair que la sur-population, la médiocrité des logements, la pénuried’eau potable et les sytèmes sanitaires insuffisants ouinexistants ont fait des villes un environnement idéalpour la propagation des maladies. Le taux de mortalitéy excédait celui des naissances.

Les régions industrialisées des îles Britanniquesfournissent les cas les plus exceptionnels de croissanceurbaine de 1780 à 1850. Il y a eu des signes d’urbani-sation en Belgique et en France à partir des années 1830,mais le rythme s’est intensifié après les années 1840, làet en Allemagne. Les municipalités britanniquessymbolisaient une ère nouvelle et effrayante, avec uneexplosion ni planifiée ni réglementée à partir desannées 1820. À ce moment, 17% de la population britan-nique vivait dans des villes de plus de 20 000 habitants.En 1851, ce nombre est passé à 35%, puis à plus de 50%en 1891. Au cours des décennies charnières de 1830 et1840, les principales villes industrielles ont crû à unevitesse phénoménale.

La croissance des villes industrielles de Grande-Bretagne

Les gens de la campagne arrivaient en masse dans lesvilles en quête de travail. Après l’emploi, la priorité étaitde trouver un endroit où vivre. Avant la Révolutionfrançaise, des riches et des pauvres vivaient souvent àdes étages différents d’un même immeuble. Cette mixitésociale a disparu au XIXe siècle, avec la domination dela classe moyenne et l’expansion du prolétariat (laclasse la plus pauvre). Dans chaque ville européenne,les bourgeois ont eu leurs propres quartiers et les prolé-taires se sont retrouvés dans des ghettos.

Les logements des pauvres différaient des maisonsde la classe moyenne. Ils étaient sales et délabrés.N’importe qui pouvait y entrer, même dans les momentsles plus intimes. On y trouvait quelques matelas, desustensiles de cuisine, une table, des chaises et parfoisun coffre familial. Des familles entières vivaient dansune ou deux pièces. Très rarement, il y avait un objetpersonnel, comme un oiseau en cage, ou une marqued’intimité, comme des rideaux. En guise de tableaux,les gens fixaient au mur des images découpées dans desmagazines. Les planchers étaient mal carrelés et les pla-fonds, supportés par de grossières poutres en bois noires.

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Les conditions de vie des citadins pauvres du XIXe siècle étaientépouvantables. Il n’était pas rare que plusieurs personnes cohabitentdans une seule pièce.

La pénurie de logements s’aggravait avec la croissancedes villes. Les logements étaient surpeuplés et il n’yavait plus d’intimité possible.

Les ouvriers devaient vivre près de leur lieu detravail, car il n’y avait pas de transport en commun. Deplus, ils étaient habitués à cette façon de faire, car à lacampagne, parents et enfants travaillaient souventensemble. Le repas principal était à midi. Pour mangerà la maison, les ouvriers devaient aller et venir plusieursfois durant leur journée de travail, qui durait de 12 à16 heures. Les employeurs et les constructeurs ont viteconstruit des logis à peu de frais. Ils se préoccupaientdavantage du profit que des conditions de vie.

Il était fréquent qu’une famille ne dispose que dedeux pièces, l’une pour cuisiner et s’asseoir, l’autrepour dormir. Parfois, il n’y avait qu’un seul lit. Dans lespires cas, 8 à 10 personnes pouvaient vivre dans unepièce. Des familles ou des célibataires des deux sexesdevaient partager le même lit, au désarroi des moralistesde l’époque. On construisait les maisons en rangées ouen pâtés, avec une cour commune où se trouvaient unrobinet et une toilette. Il y avait donc peu d’air frais,peu d’eau potable et peu de moyens d’enlever lesordures, y compris les excréments. James Hole(11819-1895) a décrit les conditions de Leeds dans unrapport parlementaire datant de 1845 :

Les régions de loin les plus insalubres de Leedssont les pâtés de maisons fermés, communémentappelés cours, érigés pour loger les travailleurs.Certains, quoique situés sur un terrain relative-ment surélevé, sont privés d’air en raison de leurstructure fermée et complètement dépourvus decanalisations sanitaires, de toilettes ou d’endroitspour se laver. Ce sont des ensembles humides etsales… On jette les cendres, ordures et saletés detoute sorte dans la rue et les cours par les porteset fenêtres des maisons… Les cabinets [toilettes]sont peu nombreux par rapport au nombred’habitants. On peut voir dedans de l’avant et del’arrière, ils sont invariablement insalubres etpassent souvent six mois sans qu’on les vide. Lesgens semblent dépourvus de savoir-vivre et, en

raison de l’état de contamination constant del’atmosphère, on trouve quantité de personnes enmauvaise santé. Cela provoque un manqued’énergie ainsi qu’un désir d’alcool et d’opiacés.L’influence combinée de ces conditions entraînedes pertes de temps, une augmentation de lapauvreté et la mort prématurée de bien des gens.

Les artisans qualifiés et les mécaniciens mieuxrémunérés avaient un meilleur niveau de vie.Cependant, beaucoup d’ouvriers des usines textiles deLeeds et d’ailleurs vivaient dans les conditions surpeu-plées et insalubres décrites par James Hole.

Les propriétés rurales

La révolution industrielle a fait naître le mythe de lacampagne. Selon ce mythe, qui persiste aujourd’hui, lavie à la campagne était plus saine, l’air frais y abondaitet les enfants y étaient plus heureux et en santé. Lesmaisons des pauvres vivant à la campagne au XIXe sièclen’évoquent pourtant pas une vie saine et douce. Unedescription des petites fermes de France indique queles demeures n’avaient qu’une pièce, servant de cuisine,de salle à manger et de chambre à coucher pour toutela famille (et parfois même d’écurie ou d’étable). Letexte ajoute ceci : «On se sert parfois de lampes àl’huile, noircies par la fumée, pour s’éclairer, mais lalumière ne provient généralement que du feu. Le solest en terre battue avec des flaques çà et là. Un pasdans celles-ci, et les enfants pataugent dans la boue.»Une autre description, trouvée dans un rapport médicaldu milieu du XIXe siècle, illustre la vie des pauvres dela campagne :

On emploie le même taudis pour préparer lesaliments, entreposer les restes servant à nourrirles animaux et ranger le petit matériel agricole.L’évier se trouve dans un coin, les lits, dans l’autre.On suspend les vêtements à une extrémité etla viande salée à l’autre. On transforme le lait enfromage et la pâte en pain. Même les animaux

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partagent la pièce, où ils mangent et font leursbesoins. La cheminée, trop courte et trop large,laisse pénétrer le vent frais, ramenant la fuméedans cette misérable demeure, foyer du fermier etde sa famille.

Les conditions de travail

En plus de s’adapter à la ville, les ouvriers ont dûs’habituer à de nouvelles conditions de travail. Durantla période artisanale qui a précédé la révolution indus-trielle, la famille travaillait en groupe et déterminaitson rythme de travail dans une certaine mesure. Pourun produit en demande, les gens travaillaient dur etlongtemps. Si la demande baissait, ils travaillaient à unrythme modéré. Dans le système de production desusines, mécanisé et spécialisé, les tâches étaientennuyeuses et répétitives. C’est la machine qui fixait lerythme. À l’usine, l’employeur établissait les périodesde travail et de repos.

Les premières usines possédaient des horloges àl’entrée, car les travailleurs devaient se présenter à uneheure précise. Il a été difficile d’imposer cette nouvellediscipline temporelle. Les ouvriers gardaient l’habitudepréindustrielle du « lundi saint», qui consistait à prendrecongé pour se remettre des excès du samedi soir etdu dimanche. Les employeurs imposaient des amendeset des sanctions pour les retards, les interruptionsde travail et l’absentéisme. De nombreuses mesuresdisciplinaires appliquées dans les écoles strictes duXIXe siècle reproduisaient celles des usines : punitionspour les retards, permissions pour sortir, silence dansles corridors, châtiments corporels pour les écarts deconduite, etc.

Au-delà du rythme des machines et de l’horairestrict, il y avait la question des heures de travail. Lasemaine de travail suivait le principe biblique des sixjours de travail et du repos le dimanche. Les ouvriersrecevaient leur paie le samedi, alors ils sortaient,faisaient les courses et s’amusaient le samedi soir. Cesont les vendeuses qui travaillaient le plus, jusqu’à90 heures par semaine. Ces filles et jeunes femmes

occupaient un emploi respectable, mais peu rémunéré.Une journée à l’usine commençait vers 5 h ou 6 h, avecun petit déjeuner à 8 h. Le temps de travail réel était de12 à 14 heures, mais la journée durait de 14 à 16 heuresavec les repas et se terminait vers 20 h ou 21 h. Lesconditions étaient peu sécuritaires, les blessures et lesmaladies liées à la tâche étaient communes.

L’ÉVOLUTION DE LA FAMILLE

Le travail et la vie privée

Le travail des enfants a été un des sujets les pluscontroversés de la révolution industrielle. Au débutdes années 1830, le mouvement abolitionniste quis’opposait à l’esclavage dans les Indes occidentales étaiten plein essor. Le moraliste et réformateur industrielRichard Oastler a profité de l’occasion pour mener unecampagne efficace contre ce qu’il nommait «l’esclavagedu Yorkshire». Oastler prétendait que le travail desenfants dans les usines de laine se comparait à

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Loisirsd ’ a u t r e f o i s

Au XIXe siècle, les ouvriers avaient peu de congés.Même si la Loi sur les usines de 1833 stipulait le droit àcertains congés fériés durant l’année, les employeurss’y conformaient avec difficulté. Dans leurs tempslibres, les ouvriers aimaient s’éloigner de la saleté, dela congestion et de l’agitation des villes pour retrouverla tranquillité, la propreté et la beauté naturelle descampagnes. Les stations balnéaires comme Blackpoolet Brighton sont devenues les lieux de prédilectiondes masses. Les gens s’y rendaient en bateau à vapeurou en train. Toutefois, l’hébergement ne valait pasbeaucoup mieux que leur foyer. En haute saison, lanourriture était mauvaise et six personnes ou plusdevaient partager un seul lit.

l’esclavage d’Africains sur les plantations d’Amérique.Il a également fait campagne pour limiter les journéesde travail à 10 heures.

La révolution industrielle n’a pas inventé le travaildes enfants. Dans le système artisanal préindustriel, lesenfants contribuaient au revenu familial. Les garçonset les filles de 9 ou 10 ans allaient vivre et travaillerchez des fermiers, des maîtres d’œuvre ou desmarchands. La première génération d’ouvriers a voulupréserver la pratique du travail familial. Ainsi, les usinesembauchaient des familles entières pour s’occuper desmachines à filer. Avec des machines plus grosses, on aeu moins besoin d’hommes adultes. Les usines ontengagé plus de femmes et d’enfants. Cependant, selon

les mœurs de l’époque, l’homme était le soutien defamille principal. Ainsi, les femmes recevaient un salairemoindre, puisqu’il s’agissait d’un revenu secondaire.

Les hommes se sont concentrés sur le travail. Ilspassaient leurs temps libres avec leurs collègues,notamment dans les tavernes et les sociétés d’aidemutuelle. Les femmes partageaient leur temps entre letravail et la maison. Les cours ou les rues de quartiersont devenues leur domaine. En général, les femmesmariées quittaient leur emploi, surtout à la naissanced’un premier enfant. Cependant, le travail était essentielpour de nombreuses femmes, veuves, seules avec leursenfants ou ayant des maris malades ou sans emploi.L’industrie textile embauchait presque uniquement desfemmes et des enfants. Les grands-mères prenaient soindes bébés. Beaucoup de femmes devaient à la foistravailler et s’occuper des tâches ménagères. Malgrétout, les réformateurs de la classe moyenne leurreprochaient de négliger leur ménage et leurs enfants.Ils blâmaient aussi les maris de ne pas gagner assezd’argent et les disaient paresseux et alcooliques. À cetteépoque, il fallait travailler jusqu’à la mort. Ainsi, lavieillesse était synonyme de pauvreté, car il n’y avaitpas de pension de l’État ou autre. Bien entendu, lamaladie, un accident de travail ou le chômage avait desconséquences dramatiques à tout âge.

Le mariage et le divorce

Malgré les efforts de la classe moyenne pour favoriserdes comportements moraux et respectables, les chosesont changé lentement en Europe. Avant le XIXe siècle,les hommes se mariaient tard et il y avait beaucoup defemmes célibataires. Les mariages à un jeune âge ontcommencé au cours des trois premières décennies duXIXe siècle. Cela a entraîné une hausse significative dutaux de natalité. Dans la deuxième moitié du siècle, lesfemmes de nombreux pays d’Europe ont eu moinsd’enfants en raison du déclin de la mortalité infantileet d’autres facteurs. Une activité sexuelle accrue chezles personnes non mariées a fait bondir le nombred’enfants illégitimes. Dans bien des régions, les curés

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Puisque les enfants sont plus petits que les adultes, ils convenaientbien aux travaux dans les puits et les tunnels étroits des mines.Selon toi, quel effet cela a-t-il eu sur les enfants ?

et les ministres du culte ont tenté d’arranger desmariages pour éviter des naissances illégitimes. Onestime toutefois que jusqu’à 50% des Parisiennes etdes Parisiens du XIXe siècle sont nés hors mariage.

La nouvelle morale voyait d’un mauvais œil lesgens qui choisissaient de vivre ensemble sans s’épouser.Cette pratique était très répandue en Angleterre. La Loisur le mariage de 1753 avait pour but de mettre fin auxunions irrégulières en simplifiant les mariages civils.Pourtant, bien des couples des régions rurales ontcontinué de vivre ensemble sans se marier. Chez lescouples mariés, l’adultère était répandu. Même si onconsidérait la vie en couple en dehors des liens dumariage comme de la bigamie, les colonies tellesl’Afrique du Sud et l’Australie n’ont pas appliqué leslois de l’Angleterre sur le mariage.

À la dissolution d’un mariage, les conséquencesvariaient selon la classe sociale. Avant la révision de laLoi sur le mariage en 1857, seuls les riches et les gensinfluents pouvaient se payer un divorce légal enAngleterre. Les gens des classes inférieures divorçaientaussi, même si c’était illégal. Une femme abandonnéeou battue pouvait rendre son alliance devant témoinspour signaler la fin du mariage. La plupart des couplesne se souciaient pas des cérémonies. En cas de rupture,ils se séparaient, puis se mariaient parfois de nouveau,même sans divorce officiel.

La violence familiale

La violence familiale variait selon la classe sociale.Chez les ouvriers, un homme avait le droit de battre safemme. Les maris, ivres ou frustrés par leur longuejournée de travail, passaient souvent leur colère surleur femme. Ils pouvaient donner comme raison : « Lerepas n’était pas prêt et le feu s’était éteint. » Lesenfants de toutes les classes subissaient aussi de laviolence, mais au XIXe siècle, les femmes constituaientles principales victimes. La violence familiale estdevenue le thème privilégié des histoires de crimes desjournaux. Les articles illustraient de manière éloquenteles problèmes de la vie privée au XIXe siècle.

Le changement de rôles des hommes et des femmes

Le code Napoléon, qui a posé les fondements des loisde presque tout le continent européen ainsi qu’auQuébec avec le Code civil, accordait l’autorité au maridans la famille. L’article 213 du Code civil enlevaitaux femmes et aux mères toute capacité juridique : « Lemari doit protection à sa femme, la femme obéissanceà son mari. » Comme les femmes mariées n’avaientaucun droit juridique, elles ne pouvaient pas participeraux conseils de famille où se prenaient les décisionsimportantes. Elles ne pouvaient pas non plus êtretutrices d’un enfant mineur, car ce rôle revenait à unparent masculin. De plus, les hommes adultères necouraient aucun risque, alors qu’on pouvait punir lesfemmes adultères, même de mort, sous prétextequ’elles pouvaient nuire à l’institution familiale même.En effet, un héritier mâle et légitime devait perpétuerle nom de la famille. Enfin, les hommes possédaienttous les biens familiaux. Seuls les gens riches, quisignaient un contrat protégeant les biens des épouses,pouvaient aboutir à une entente équitable en cas dedivorce. Au XIXe siècle, le mari recevait également lesalaire de sa femme. Il lui versait ensuite sa part pourqu’elle achète la nourriture et le nécessaire. L’emprisedu mari sur l’argent du couple est demeurée la normeen France jusqu’à ce que la loi soit modifiée en 1907.

Le père avait aussi une autorité entière sur sesenfants. Il prenait toutes les décisions relatives à l’éduca-tion ou au mariage. On croyait que les femmes suivaientleurs sentiments plutôt que la raison quand elles pre-naient des décisions à propos de leurs enfants. En casde désobéissance ou d’obstination, le père pouvait lesfaire arrêter et emprisonner.

Le rôle des femmes

Au XIXe siècle, les femmes ont commencé à reven-diquer des changements qui allaient transformer leurparticipation à la vie sociale. Toutefois, la vie dans lesfoyers était au mieux restreinte, au pire, dure et brutale.

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À cet égard, le philosophe et économiste John StuartMill (1806-1873) a mené une campagne dénonçant laviolence envers les femmes et le peu d’action destribunaux. En 1869, il a publié De l’assujettissement desfemmes. Dans cet ouvrage influent, il demandait la finde la violence physique. Il soutenait aussi que les femmesavaient autant droit au bonheur que les hommes. Ilaffirmait ainsi :

Je crois que les relations sociales des deux sexes,qui subordonnent un sexe à l’autre au nom de laloi, sont mauvaises en elles-mêmes et formentaujourd’hui l’un des principaux obstacles quis’opposent au progrès de l’humanité ; je croisqu’elles doivent faire place à une égalité parfaite,sans privilège ni pouvoir pour un sexe, commesans incapacité pour l’autre2.

D’autres ont milité pour les droits des femmes. En1825, William Thompson (1775-1833), a publié untraité intitulé Réclamation d’une moitié de la racehumaine, les femmes, contre les prétentions de l’autremoitié, les hommes, qui les gardent en esclavage politiqueet, par conséquent, civil et domestique. Thompson y pré-tendait que les foyers n’étaient pas un « lieu de bonheurtranquille », mais « l’éternelle prison de la femme ». Ila ajouté : «La maison appartient à l’homme, avec toutce qu’elle contient ; de tout le mobilier, le plus abjectest sa machine procréatrice, son épouse. »

Le XIXe siècle a constitué une période de transitionpour les femmes. Malgré une exploitation continue,elles ont appris à lire et à écrire, et ont entrepris lacroisade qui leur permettrait d’obtenir leurs pleinsdroits au XXe siècle. Au Canada, des positions aussiavant-gardistes que celles de Thompson et Stuart Millseront défendues un peu plus tard par quelques-uns,en particulier Nellie McClung (1873-1951) était poli-ticienne et activiste des droits des femmes.

Relis, réfléchis, réagis

1. a) Quelles conditions préalables en Grande-Bretagne ont conduit à la révolution industrielle ?b) Laquelle a eu la plus grande influence ?Explique ta réponse.

2. Au moyen d’un schéma, illustre le concept d’effetmultiplicateur. Montre le principe de causalité entreles inventions mécaniques et les changements dudébut de la révolution industrielle.

3. « La famille nucléaire d’aujourd’hui est le résultatdes forces d’industrialisation et d’urbanisation dela fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. »Explique pourquoi tu es d’accord ou non aveccet énoncé.

LE RÔLE SOCIAL DU GOUVERNEMENT

Les changements du niveau de vie, des modes de travail,de la vie familiale et des expériences ont perturbé lasociété et exigé des adaptations importantes tant desindividus que des communautés. Les cycles de crois-sance et de ralentissement économique influaientdirectement sur le bien-être des gens et des commu-nautés. À ses débuts, la révolution industrielle a connudes hauts et des bas. Durant les périodes de croissance,un grand nombre d’emplois assurait de meilleuresconditions de vie. En revanche, au cours des dépres-sions, le chômage généralisé des grandes villes, commeManchester en Angleterre, constituait un grave pro-blème social.

Ce va-et-vient entre la prospérité et la misère a faitévoluer les attentes des gens. Après avoir connu desmoments agréables, les gens enduraient moins lespériodes difficiles. Ils demandaient alors aux employeurset au gouvernement d’agir. L’industrialisation a faitnaître un sentiment d’appartenance chez les ouvriers.Cela s’est traduit par l’exigence du droit de vote et dechangements sociaux.

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Les activistes politiques de la classe ouvrière, lesradicaux de la classe moyenne et les moralistes conser-vateurs ont interprété la misère urbaine et la dureté desconditions de travail comme étant une nouvelle formede rapports humains. L’historien écossais ThomasCarlyle (1795-1881) croyait à la nécessité d’avoir desdirigeants, ou «capitaines » d’industrie, ainsi qu’audevoir de travail des ouvriers. Il estimait que les rela-tions humaines se réduisaient désormais à un«paiement en espèces ». Selon lui, l’employeur ne pen-sait qu’à faire des profits et ne considérait plus sesemployés comme des humains, mais comme un facteurcoût de la production.

Les ouvriers syndiqués et d’autres militants de laclasse ouvrière ont rejeté la domination du paiementen espèces et ont défendu les valeurs de communautéet de coopération. Ils ont cherché une solution :la démocratie égalitaire. Thomas Carlyle et d’autresmoralistes conservateurs, comme le politicien BenjaminDisraeli (1804-1881) et l’écrivain Charles Dickens(1812-1870), ont tenté de justifier la hiérarchie sociale.C’est le cas dans Oliver Twist et Les grandes espérances.Ils espéraient rétablir une sorte de paternalisme où lesemployeurs et l’État avaient des obligations moralesenvers les moins fortunés.

Le laisser-faire : aucune interventiongouvernementale

Les industriels pensaient bien comprendre lefonctionnement de la nouvelle économie libre d’unemoralité démodée. D’ailleurs, la nouvelle scienceéconomique prétendait que le laisser-faire, c’est-à-direl’absence d’intervention gouvernementale et de restric-tion, améliorait la croissance économique. Au débutdu XIXe siècle, les partisans du laisser-faire ou d’uneéconomie de marché étaient pessimistes quant auxpossibilités d’améliorer le niveau de vie des pauvres.

Thomas Malthus (1766-1834), un pasteur angli-can, a été un des premiers démographes. Il a étudiél’accroissement de la population et de la pauvreté dans

les campagnes anglaises. Dans son Essai sur le principede population (1798), il a soutenu que la populationaugmentait plus rapidement que l’approvisionnementen nourriture. Même avec un meilleur niveau de vie,les pauvres feraient plus d’enfants et, ainsi, rede-viendraient pauvres. L’économiste britannique DavidRicardo a combiné les théories d’Adam Smith sur larecherche de l’intérêt personnel aux théories démo-graphiques de Malthus dans son ouvrage Principes d’é-conomie politique publié en 1817. Selon lui, uneaugmentation de la population et une baisse de profitslimitaient les salaires de façon stricte. Par conséquent,il y avait peu de choses à faire pour améliorer le niveaude vie.

Ces théories ont offert un appui considérable auxpolitiques libérales du laisser-faire et au refus de touteréglementation du commerce et de l’industrie. Ellesconfirmaient aussi la vision que les entrepreneursavaient de leur propre réussite, attribuable à l’auto-discipline, à la diligence, à l’épargne et à l’indépendance.Il y avait toutefois une contradiction entre la théorielibérale et la réalité sociale.

Des moralistes chrétiens choqués par les conditionsdans les nouvelles industries et les villes en expansionont voulu intervenir. En Grande-Bretagne, les toryspaternalistes, fatigués des critiques libérales du statuquo, ont dénoncé la souffrance humaine dans les usines.Les émeutes, les grèves et les protestations politiquesdes travailleurs de fermes et d’usines qui exigeaientune amélioration de leurs conditions sociales etéconomiques ont accru le sentiment d’urgence.Suivant une politique de laisser-faire, le gouvernementn’a pas réagi. Pourtant, les réalités sociales avaientgrand besoin d’une intervention politique.

L’utilitarisme : l’intervention etla réglementation gouvernementales

Le philosophe et moraliste libéral Jeremy Bentham(1748-1832) a proposé un moyen de sortir de l’impassesociale du début du XIXe siècle. Cet homme original et

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influent croyait, comme Adam Smith, qu’il valait mieuxlaisser les gens rechercher leur intérêt personnel.Selon Smith, une «main invisible» résolvait les conflitscréés par la concurrence et restaurait naturellementl’équilibre du marché. Plus réaliste, Bentham admettaitles conflits et acceptait qu’il y avait des gagnants etdes perdants.

Bentham partait du principe que les réactionshumaines sont soit agréables, soit douloureuses. Ilpensait qu’on pouvait mesurer les effets d’une légis-lation au moyen d’une formule simple, appelée«principe d’utilité». Selon ce principe, une loi devaitviser « le plus grand bonheur pour le plus grandnombre ». En cas de conflits, le gouvernement pouvaitintervenir et créer une mesure artificielle de l’utilitépour la société. Bentham croyait toutefois que leprincipe de libre concurrence d’Adam Smith permettaitde recourir à cette mesure seulement en cas de conflit.Les interventions étaient donc exceptionnelles. Saphilosophie utilitariste a contribué à rendre acceptablesles interventions gouvernementales. Après sa mort en1832, son influence s’est manifestée chez ses disciples,qui ont étudié les conditions sociales et influencé lanouvelle législation sociale des années 1830 et 1840.Ironiquement, pendant cette période de laisser-faire, lerôle de l’État s’est accru et la fonction publique moderneest apparue. Et ce, en partie grâce à Bentham.

La législation sociale

La législation sociale de cette époque abordait dessujets tels que l’aide aux démunis, les conditions detravail dans les usines ou la réglementation sur la santépublique. La population rurale plus nombreuse et pluspauvre et le recours abusif à l’aide paroissiale (une aidefinancière offerte aux pauvres) ont amené les contri-buables à protester contre la vieille Loi sur les pauvres,instaurée en 1597 durant le règne d’Élisabeth Ire. Aumoment de modifier la Loi, le gouvernement a analysépour la première fois le système existant. Les membresde la commission d’enquête se sont servis des résultats

pour élaborer la nouvelle Loi sur les pauvres de 1834.Ils se sont basés sur un rapport plaisir-douleur appelé«principe de moindre préférence». Pour obtenir uneassistance publique, une personne devait être internéedans un «asile des pauvres ». Les conditions y étaientpires qu’à l’extérieur afin de décourager les gens d’yrecourir. Avec des conditions pires que celles del’emploi le moins bien rémunéré, la Loi voulait pousserles pauvres des campagnes à intégrer l’économie demarché. La nouvelle loi a aussi mis en place une idéede Bentham, celle d’un conseil central pour superviserl’administration locale.

La nouvelle Loi sur les pauvres a permis de corrigerles abus dans les campagnes, mais elle ne convenaitpas aux régions industrielles soumises à des vaguesmassives de chômage. Il y a donc eu beaucoup de protes-tations. Les gens considéraient les asiles des pauvrescomme des prisons. La Loi est néanmoins demeurée laprincipale source d’aide sociale jusqu’en 1909. Durantses 75 années d’existence, environ 5% de la populationa dépendu de ses allocations.

Les théories de Bentham ont aussi influencéd’autres principes législatifs. Des évangélistes, scanda-lisés par les conditions de travail dans les usines textiles,ont demandé la réglementation du travail des femmeset des enfants. La Loi sur les usines de 1833 a interditl’embauche des enfants de moins de 9 ans et limité lesheures de travail des jeunes de moins de 18 ans.Contrairement aux précédentes, cette loi a été efficaceparce qu’elle incluait la proposition de Benthamd’établir une autorité centrale avec des inspecteurs.Grâce à l’expérience des inspecteurs ainsi qu’à lapression des évangélistes et des syndicats, la Loi sur lesusines de 1847 a limité les journées de travail desenfants à 10 heures. Cette limite est devenue la normepour les adultes dans les usines textiles.

Une autre commission d’enquête a révélé les condi-tions scandaleuses du travail souterrain effectué pardes femmes et des enfants dans les mines de charbon.Dans les communautés minières, les enfants avaientun retard de croissance et atteignaient la puberté plustard. Les adultes vieillissaient prématurément. Des

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femmes enceintes, qui tiraient des wagons de charbonjusqu’à la surface, faisaient des fausses couches et souf-fraient de blessures internes. La Loi sur les mines de1842 a ainsi interdit l’embauche de femmes et d’en-fants de moins de 10 ans dans les mines.

Dans les années 1840, le médecin Edwin Chadwicka souligné le taux élevé de mortalité dans les villes.Chadwick avait été secrétaire de Bentham et membredes commissions menant aux lois sur les pauvres et lesmines. Une épidémie de choléra ainsi que la pressionde l’opinion publique ont alors poussé le gouverne-ment à agir. Chadwick, de nouveau membre d’une com-mission d’enquête, a participé à la rédaction de la Loisur la santé publique de 1848.

Cette loi exigeait la formation d’un comité généralde la santé chargé de surveiller les conditions sanitaires.Dans son ensemble, la législation sociale adoptéedurant la période de laisser-faire a redéfini le rôlesocial du gouvernement. Elle a établi de nouvellesméthodes d’enquête sur les problèmes sociaux et misen place des fonctionnaires qui influenceraient leslois ultérieures.

LE MAINTIEN DE L’ORDRE POLITIQUE

Dès 1815, de grands changements étaient en marcheen Grande-Bretagne et allaient avoir des répercussionssur le continent. Quand les monarques se sont rassem-blés pour redessiner les frontières de l’Europe, les forcesdominantes étaient plus réactionnaires que réforma-trices. Le vieil ordre social de la noblesse terriennesubsistait en Europe, à l’exception de la France et deson héritage révolutionnaire. Au début du XIXe siècle,le Canada subissait le même sort. Son gouvernementétait géré au Bas-Canada par la « clique du Château »,pour la plupart de riches marchands britanniques.Dans le Haut-Canada, c’était le «Pacte de Famille» quidominait, c’est-à-dire une alliance entre des élites tra-ditionnelles et un groupe de fonctionnaires.

Après la défaite de Napoléon, les dirigeantsd’Europe ont entrepris de redonner leur trône auxmonarques déchus. C’est ce qu’on a appelé la Restau-ration. Il était toutefois impossible de revenir enarrière : la Révolution française avait créé une nouvellevision politique et déchaîné la force des insurrectionspopulaires. La réforme politique, modérée ou radicale,avait une seule issue possible : l’affaiblissement del’autorité et la réduction des privilèges des rois etdes nobles.

Les guerres napoléoniennes avaient fait prendreconscience d’un autre danger. Il fallait éviter qu’unepuissance de l’Europe restaurée puisse dominer lesautres. Les diplomates ont alors conclu une très bonneentente de paix. En effet, il n’y a eu aucune grandeguerre en Europe jusqu’en 1914.

La Restauration a été moins efficace à l’intérieurdes pays. D’une part, la croissance démographique etles changements économiques ont ébranlé les bases del’ordre restauré. D’autre part, le mécontentement sociala donné un nouveau sens à la célèbre devise «Liberté,Égalité, Fraternité ». Les forces réactionnaires nepouvaient pas résister aux exigences du libéralisme, dela démocratie, du nationalisme et du socialisme.

C H A P I T R E S E P T La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 259

Anecdotesd u p a s s é

Les chirurgies n’ont jamais fait rire… du moinsjusqu’au XIXe siècle, quand Sir Humphrey Davya suggéré l’emploi d’oxyde nitrique commeanesthésique. Auparavant, d’autres substancesservaient à atténuer la douleur, par exemple l’alcool.Au début, des fêtards et des poètes célèbres, telsWordsworth et Coleridge, utilisaient l’acide nitrique.Ils croyaient que cela rehaussait leurs perceptionssensorielles. La vraie révolution a toutefois consistédans l’emploi du gaz hilarant chez les dentistes à partirdes années 1840. Peu après, on s’est servi d’autressubstances, telles que l’éther et le chloroforme,pour atténuer la douleur de ceux qui allaient chezle dentiste ou sur la table d’opération.

Metternich et le congrès de Vienne

Les alliés victorieux ont redonné son trône au préten-dant légitime des Bourbons, Louis XVIII, pendant queles Autrichiens et les Prussiens occupaient Paris et queNapoléon était exilé sur l’île d’Elbe. Les termes de cetraité, le traité de Paris, reconnaissaient en mai 1814les frontières de la France d’avant la révolution.

Quand les alliés se sont réunis de nouveau àVienne en octobre 1814, les monarques d’Europe ontemmené leurs courtisans. L’empereur d’Autrichedevait offrir des logements, des banquets somptueux etdes divertissements à environ 14 000 personnes.

Les représentants des principales puissances, àsavoir l’Autriche, la Russie, la Prusse, la Grande-Bretagne et la France, négociaient les termes du traitéen privé, ce qui ne plaisait pas aux princes des petitsÉtats. La nouvelle du retour triomphal de Napoléon en

mars 1815 a interrompu le Congrès. Cent jours plustard, en juin, Napoléon subissait la défaite à Waterloo(dans l’actuelle Belgique), puis retournait en exilsur l’île de Sainte-Hélène, une possession britanniqueau sud de l’Atlantique. Cet épisode a sans contreditaffaibli le pouvoir de négociation du délégué français,le prince de Talleyrand, mais a peu changé les objectifsdu Congrès.

Le personnage principal du Congrès était le ministredes Affaires étrangères d’Autriche, le prince KlemensWenzel von Metternich (1773-1859). Cet aristocrateétait plein d’assurance et vaniteux. Il a cherché à main-tenir et à protéger la position de l’Autriche dans l’ordreeuropéen restauré. Moins visionnaire que réaliste, il areconnu qu’il fallait, pour servir les intérêts del’Autriche, préserver les institutions et les principesconservateurs qu’il chérissait et établir des relationsdiplomatiques stables.

Le concert européen :le maintien de la stabilité politique

Le congrès de Vienne a établi un accord territorial,mais il a aussi instauré la pratique de tenir des réunionsdiplomatiques pour résoudre les disputes. La concep-tion de «concert » européen convenait parfaitement enregard de la France. Les quatre puissances victorieuses,à savoir la Russie, la Prusse, l’Autriche et la Grande-Bretagne, ont alors formé la Quadruple-Alliance ennovembre 1815. Elles ont convenu d’agir ensemble sila France reprenait ses idées expansionnistes.

Deux mois plus tôt, le tsar Alexandre Ier (1777-1825) avait soumis un projet plutôt controversé. Trèsabsolutiste, il voulait combiner la diplomatie à sonmysticisme chrétien. Selon lui, l’harmonie européennedépendait de l’adoption d’un ordre souverain, sanctionnépar Dieu et dirigé par des monarques légitimes. Sonprincipe de légitimité prétendait que Dieu choisissaitles dirigeants selon un mode de succession héréditaireplutôt que par des élections. Le Congrès avait respectéce principe en restaurant les Bourbons sur les trônesde France, d’Espagne et de Naples. Afin de protéger ces

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Le ministre des Affaires étrangères de l’Autriche, Klemens Wenzelvon Metternich (1773-1859)

souverains légitimes, le tsar a proposé que les membresde la Sainte-Alliance acceptent d’intervenir dans lesaffaires internes des États qui seraient aux prises avecles fléaux de la Révolution française, c’est-à-dire le libé-ralisme, les insurrections populaires et le nationalisme.L’Autriche et la Prusse se sont jointes à la Sainte-Alliance afin de ne pas offenser le tsar et par crainte desforces réformatrices.

Metternich n’avait pas le mysticisme du tsar, maisil s’opposait à toute forme de libéralisme. Jusqu’à ceque la révolution de 1848 entraîne sa perte, Metternicha résisté à la vague déstabilisatrice des réformes libérales.C’est pourquoi il a accepté de faire appel à l’arméeautrichienne et d’appuyer les membres de la Sainte-Alliance. Lord Castlereagh, ministre des Affaires étran-gères de la Grande-Bretagne, a appuyé Metternich dansl’établissement du nouvel équilibre politique, mais il arefusé d’adhérer à la Sainte-Alliance. La Grande-Bretagneétait une monarchie constitutionnelle. George III (etaprès lui, George IV) y régnait par l’entremise d’unpuissant parlement élu. Castlereagh n’acceptait pas leprincipe selon lequel la Sainte-Alliance pouvait inter-venir dans les affaires internes des autres États pour yimposer un ordre politique d’inspiration divine.

En 1820, à la suite de soulèvements en Espagne eten Italie, l’Autriche, la Prusse et la Russie ont signé leprotocole de Troppau. Ces pays s’engageaient ainsi àintervenir au moindre signe de crise révolutionnaire.Castlereagh a encore refusé de signer, car selon lui, detelles interventions ne faisaient qu’aggraver les conflits.La Grande-Bretagne protégeait également ses intérêts :les colonies hispano-américaines étaient en train de serévolter, leur indépendance en ferait de nouveauxmarchés. Castlereagh ne voulait pas participer à unealliance qui rétablirait l’Espagne en Amérique du Sud.

Les désaccords au sujet de la Sainte-Allianceannonçaient des troubles à venir. La Restauration avaitcréé un nouvel équilibre des puissances et les petitsÉtats en payaient le prix, car ils se retrouvaient sousl’autorité des grands. Les monarques avaient retenutoute l’attention et on n’avait pas pensé aux droits deleurs sujets. Metternich et ses alliés voulaient effacerles conséquences de la Révolution française, mais ils

ont plutôt ranimé les forces révolutionnaires qu’ilsdésiraient vaincre, car ils ont ignoré la volonté et lesbesoins des peuples.

Les réactionnaireset les réformistes, de 1815 à 1830

Napoléon et ses armées prétendaient libérer l’Europede l’absolutisme et des privilèges de l’aristocratie. Lespeuples conquis ont souvent interprété ces déclarationscomme étant de la propagande, mais elles comportaientnéanmoins une part de vérité. Napoléon a adopté desconstitutions et des lois dans l’esprit des Lumières etde la Révolution. Les réformes napoléoniennes ontprofité à certains bourgeois des Pays-Bas, de laRhénanie, de l’Espagne et de l’Italie. Ces gens ont doncmal accueilli la restauration de l’absolutisme en 1815.Par contre, au centre et à l’est de l’Europe, sauf enPologne, les réformes avaient eu peu d’effet. L’absolu-tisme est demeuré fort en Russie, en Prusse et dansl’Empire d’Autriche. Par intérêt personnel, les deuxgrandes puissances, la Grande-Bretagne et la France,ont coopéré à la restauration des gouvernementslégitimes. Elles ont ainsi ouvert la voie aux conflits.

Le libéralisme, la démocratie et le nationalisme

Le libéralisme était une philosophie politique enaccord avec les intérêts de la bourgeoisie. Il insistaitsur la liberté des individus, tant en regard de l’État quede l’économie. Les libéraux craignaient que ladémocratie et le suffrage universel fassent passer lavolonté de la majorité avant les intérêts des individus.C’est pourquoi ils ont lié les droits citoyens, y comprisle droit de vote, à la propriété. De leur côté, les démo-crates radicaux, dont des bourgeois moins fortunés(comme des commerçants, des professionnels et depetits propriétaires terriens), ainsi que des artisans etdes ouvriers, ont voulu obtenir l’égalité au moyen dusuffrage universel.

C H A P I T R E S E P T La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 261

Jusqu’en 1848, le libéralisme a remis en questionle pouvoir absolu de la monarchie tout en rejetant lesdemandes de démocratie populaire. Quant au conserva-tisme renouvelé, qui défendait l’ordre restauré en 1815,il s’opposait aux revendications des libéraux et desradicaux démocrates. Libéraux et radicaux se sont doncsouvent alliés pour lutter contre l’absolutisme, mais leursdifférences ont réapparu quand leur alliance réforma-trice a remporté la victoire. Ils ne s’entendaient pas surles grands enjeux : qui devait avoir le droit de vote, quiétait un citoyen à part entière, quels intérêts écono-miques l’État devait protéger et promouvoir. La crois-sance démographique et l’essor économique ont faitpasser ces enjeux au centre des programmes politiques.

Alors que les réformistes gagnaient du terrain surles conservateurs, la principale lutte opposait le libéra-lisme à la démocratie. L’accroissement de la populationurbaine et la croissance de l’industrie ont amené lesbourgeois radicaux, les artisans et les ouvriers partisansde la démocratie à redéfinir leurs objectifs politiques etsociaux en fonction de la nouvelle idéologie socialiste.

La Révolution française a fait naître un autreconcept lié à la fois au libéralisme et à la démocratie :le nationalisme. Ce nouveau sentiment d’identité asso-cié à la citoyenneté reposait sur la notion de sou-veraineté populaire. La Révolution et les guerresnapoléoniennes avaient renforcé l’idée que le gouver-nement tirait son autorité du peuple. Les soldats seconsidéraient avant tout comme des citoyens armésdestinés à libérer le peuple des forces réactionnaires del’aristocratie. Cependant, les conquêtes françaisesprovoquaient la réaction contraire, surtout dans lesÉtats allemands, où les gens se définissaient commeétant des opposants à l’occupation.

Dans les faits, il y a eu peu d’exemples de nationa-lisme populaire avant 1848. Les gens continuaient des’identifier à leur région, à respecter les notables et àétablir un vague lien avec un monarque distant. Lenationalisme était à la fois nouveau et radical. Cela dit,la carte de l’Europe d’après 1815 imposée par lecongrès de Vienne a mis en place les conditions d’unefusion entre les revendications modérées du libéra-lisme et les premiers élans nationalistes.

La défense de l’absolutisme

En 1819, Metternich, alors ministre des Affairesétrangère de l’Autriche, se méfiait du moindre signede libéralisme. Il a persuadé les principaux Étatsallemands d’adopter les décrets de Karlsbad. Ces décretsrestreignaient les réunions politiques, censuraient lapresse et les universités et limitaient le pouvoir desassemblées législatives. Cette intervention a entraînéun recul significatif du libéralisme dans les Étatsallemands. Elle a fait augmenter la surveillance policière,comme en Autriche, et a renforcé le pouvoir aristocra-tique de la Prusse.

En 1820 et 1821, Metternich a affronté dessoulèvements libéraux et nationalistes dans plusieursÉtats italiens qui n’étaient pas sous la domination del’Autriche. Il a étouffé les révoltes par une interventionrapide de l’armée autrichienne. Les protestations quiont suivi à Naples et au Piémont, inspirées par le petitgroupe révolutionnaire des carbonari, ont posé lesfondements du mouvement nationaliste d’Italie.

En Espagne, le soulèvement contre la monarchiede Ferdinand VII a eu plus de succès, du moins tem-porairement. La Constitution espagnole de 1812,proclamée durant l’invasion napoléonienne, comprenaitle principe radical du suffrage universel des hommes.La monarchie des Bourbons a cependant aboli cettemesure démocratique. En 1820, un groupe de bourgeois,mené par des officiers de l’armée, a réussi à détrônerla monarchie et à rétablir la Constitution de 1812.En 1823, la France et ses alliés sont intervenus avec100 000 soldats pour rétablir la monarchie.

L’indépendance de la Grèce, de 1821 à 1830

La lutte de la Grèce pour obtenir son indépendance del’État ottoman, de 1821 à 1830, est l’une de celles quiont attiré le plus de sympathie en Europe. Un mélangeévocateur d’histoire, de culture et de religion donnait àcette lutte la dimension d’un combat de David contreGoliath. Selon le point de vue subjectif de l’Europe, lesTurcs ottomans représentaient la culture décadente,

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exotique et non croyante de l’Orient islamique. Lescombats ont eu lieu dans les régions montagneuseset les îles de la mer Égée, rendues célèbres par les récitsd’Homère et l’histoire de la Grèce antique. La résistancegrecque a stimulé les passions politiques et l’imaginationfantaisiste des principaux poètes et écrivains du mou-vement romantique en Occident. À Athènes, l’Acropoleet son Parthénon constituaient un décor spectaculairepour les combats opposant les Grecs aux Turcs. Le poèteanglais Lord Byron (1788-1824) était aussi romantiquedans la vie que dans sa poésie. Il s’est précipité enGrèce pour soutenir la cause grecque, mais a connuune mort prématurée à la suite d’une infection.

Au bout du compte, les facteurs qui ont déterminéle résultat de la lutte grecque n’avaient rien de roman-tique. Les grandes puissances avaient des intérêtsdivergents liés au déclin de l’Empire ottoman.L’Autriche cherchait alors à augmenter son emprisedans les Balkans. Elle craignait que la Russie invite lesGrecs et d’autres peuples à se joindre à elle en raisonde leur religion commune, le christianisme orthodoxe.Les Britanniques avaient aussi un intérêt stratégiquedans la région, qui abritait la route allant de l’Estméditerranéen au golfe Persique, essentielle au com-merce avec l’Inde. Ces intérêts divergents ont entraînéun long affrontement politique appelé la «questiond’Orient ». Cet affrontement a représenté une sourcede tensions et de conflits jusqu’en 1914. Le plus grandavantage des Turcs ottomans reposait sur la supérioritéde leur flotte. Les puissances européennes ont doncuni leurs efforts et défait les Turcs au port grec deNavarin en 1827. Cette intervention a favorisé lesGrecs, qui ont obtenu leur indépendance en 1830.

La Restauration et la réforme parlementaire :la France et l’Angleterrede 1815 à 1848

En France, les rêves non réalisés et les souvenirsdouloureux de la Révolution continuaient d’influer surles luttes politiques. Au même moment, la croissance

démographique et les changements dans l’industriemettaient une nouvelle pression sur l’État et sesdirigeants politiques. Ces tensions ont entraîné descrises révolutionnaires en 1830 et en 1848.

Lors de la restauration des Bourbons, Louis XVIIIa accepté le principe d’une monarchie constitution-nelle plutôt qu’absolue. Le roi prétendait toujoursrégner en vertu du droit divin, mais une charte constitu-tionnelle, demeurée en vigueur jusqu’en 1848, limitaitson autorité et protégeait certaines réformes de laRévolution. La Charte accordait l’égalité devant la loi,y compris son application selon les procédures prévues.Contrairement à la pratique de l’Ancien Régime d’avant1789, elle ne réservait plus les fonctions officiellesd’importance à la noblesse. Les carrières étaient désor-mais «ouvertes au talent ». La Charte garantissait laliberté de conscience, de culte et d’expression, mais laplace de la religion catholique demeurait incertaine.Elle garantissait aussi la propriété privée. On voulaitainsi éviter que des aristocrates viennent réclamerleurs titres ou possessions dans le but de protéger lesgains des bourgeois et des paysans riches. De plus, uncorps législatif était instauré et comprenait un Sénat etune Chambre des députés. Le poste de sénateur étaithéréditaire, tandis que les députés étaient élus. Lecorps électoral, très restreint, se composait de proprié-taires fonciers. Sur une population de 28 millions depersonnes, à peine 100 000 personnes avaient le droitde voter.

Même s’il a conservé le faste et les rituels d’unmonarque absolu, Louis XVIII était un politicienpragmatique. Il a reconnu de nombreuses réformescentralisatrices de Napoléon. Il a également comprisque les bourgeois les plus riches s’étaient enrichis etavaient amélioré leur statut ainsi que leur conditionsous Napoléon. Il valait donc mieux accepter cesnouvelles sources d’influence et de pouvoir que d’es-sayer de rétablir les conditions d’avant 1789.Malheureusement, bon nombre des parents, des amiset des conseillers du roi n’étaient pas de cet avis.En exil, ils avaient nourri des fantaisies conserva-trices. Ces ultraroyalistes souhaitaient que le roirestaure l’absolutisme.

C H A P I T R E S E P T La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 263

La mort de Louis XVIII en 1824 leur a fourni uneoccasion d’atteindre leur but. Son frère, Charles X, estmonté sur le trône à 62 ans. Ce nouveau roi, plus conser-vateur et moins astucieux, a favorisé ses amis noblesultraroyalistes. Après un moment, ses mesuresextrémistes lui ont fait perdre l’appui des bourgeoisinfluents. Après l’élection de 1830, Charles X a dissousle corps législatif et restreint la presse. Il a demandéune nouvelle élection, avec un nouvel électorat quin’élirait pas ses opposants. Le roi avait ainsi préparé uncoup d’État contre son propre État. En juillet 1830, desétudiants, des travailleurs et des politiciens libérauxont lancé un appel à l’insurrection populaire. Ils ontposé des barricades dans les rues de Paris. Pendanttrois jours, l’armée n’a pas réussi à maîtriser lesémeutes et les manifestations. Impuissant, Charles X adû quitter le pays. Son cousin, Louis-Philippe, estmonté sur le trône à la demande des monarchisteslibéraux et modérés ainsi que de la Chambre desdéputés. Il avait également l’appui de l’armée. C’est cequ’on allait appeler la «monarchie de Juillet ».

La monarchie de Juillet, de 1830 à 1848

Le sacre du nouveau monarque le 31 juillet a pris desairs de constitution libérale. D’abord, Louis-Philippea été proclamé «roi des Français » plutôt que « roi deFrance». Ensuite, on a adopté comme drapeau nationalle drapeau tricolore de la Révolution, dont le rouge, leblanc et le bleu symbolisaient la liberté, l’égalité et lafraternité.

Les réformes constitutionnelles qui ont suivi illus-traient également le libéralisme du nouveau gouver-nement. Le droit de vote a, par exemple, été étendu à200 000 personnes sur une population de 32 millions.De plus, on a aboli la censure de la presse et séparél’Église et l’État. Toutefois, la monarchie de Juilletn’était ni une république ni une démocratie : c’était uneoligarchie libérale de propriétaires fonciers. Elle a certessupprimé l’influence politique du clergé et des ultra-royalistes, mais n’a pas su satisfaire les radicaux et les

démocrates. En juin 1832, des étudiants et des tra-vailleurs ont élevé à Paris de nouvelles barricades.Victor Hugo a rendu cet épisode célèbre avec sonroman Les Misérables. On a maté l’insurrection avecefficacité, mais aussi avec violence.

La monarchie de Juillet a dû se montrer plusrépressive, malgré ses fondements libéraux, pour faireface au mécontentement général et à l’opposition despropriétaires fonciers. Le moment décisif a eu lieu en1835. Après une tentative d’assassinat contre Louis-Philippe, le gouvernement a adopté les lois de septembreafin de déjouer les complots. Ces lois limitaient lesassociations politiques radicales et censuraient lapresse. Se rappelant 1789 et 1830, les radicaux onttenté de résoudre cette impasse politique au moyend’une révolution. Il y a d’abord eu deux essais ratés,menés par Louis Napoléon entre 1835 et 1844, puisune grave dépression de 1845 à 1847. Les mauvaisesrécoltes et le prix élevé des aliments ont accru lemécontentement dans les régions rurales et urbaines.Puis, en 1848, la révolution a cessé d’être un rêve et estdevenue une réalité politique.

L’Angleterre : les protestationset les réactions de 1815 à 1821

Après la guerre contre la France, l’Angleterre a connuune dépression jusqu’en 1821. Deux nouvelles classessont issues de ces années de grands conflits sociaux : laclasse moyenne et la classe ouvrière. Les difficultés éco-nomiques ont provoqué des protestations. Par ailleurs,la répression gouvernementale confirmait la nécessitéd’une réforme. En effet, les pressions exigeant uneréforme parlementaire s’intensifiaient depuis 1760.La croissance démographique et le développementindustriel ont aggravé les problèmes de représentation.Le Sud rural était surreprésenté, alors que les régionsindustrielles des Midlands et du Nord ne l’étaient pasassez. Certaines nouvelles villes industrielles n’avaientaucun représentant au Parlement. Beaucoup de membresdes classes moyenne et ouvrière ne pouvaient pas votercompte tenu des particularités locales d’éligibilité.

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Une vaste campagne de sabotage de machines a eulieu en 1811 et 1812 dans les régions de tricotage desMidlands et les régions textiles du nord de l’Angleterre.Les saboteurs se disaient disciples du général Ned Ludd,un personnage mythique, redresseur de torts à lamanière de Robin des Bois. Les luddites tentaient ainside protéger les emplois et les salaires que les machineséliminaient. Ils prétendaient faire respecter des loisexistantes. Ils ont menacé et brutalisé les propriétairesdes nouvelles industries, puis ont détruit leurs biens etleurs machines. Un ouvrier anonyme a écrit au sujet desa situation désespérée:

J’ai cinq enfants et une femme. Les enfants onttous moins de huit ans. Je gagne 9 d [9 pence]nets [par semaine]… Je travaille 16 heures parjour pour les obtenir… Il me faut 2 d par semainepour le charbon et 1 d pour les chandelles. Mafamille vit principalement de pommes de terre etnous avons une pinte de lait par jour.

Après la répression des luddites, il y a eu d’autresperturbations générales durant la dépression de 1815 à1818. Un très grand nombre de gens suivaient desdéfilés, puis se rassemblaient dans des espaces publicsoù des orateurs populaires prononçaient des discours.Le 16 août 1819, 60 000 personnes s’étaient réuniesà St. Peter’s Field, près de Manchester, pour écouterl’orateur Hunt. Des membres de la cavalerie ont alorschargé la foule, faisant 11 morts et plus de 400 blessés.Par dérision, les radicaux ont nommé cet épisode le«massacre de Peterloo», faisant allusion à la victoirede Wellington à Waterloo. Cet événement est devenuun symbole de la tyrannie des gouvernements.

La réforme du parlement britannique, de 1830 à 1832

En 1830, l’arrivée sur le trône de Guillaume IV anécessité la tenue d’une élection. Dans le Sud rural,des émeutes ont fait craindre une insurrection agraire.Puis, en juillet, on a appris qu’une révolution avaitrenversé Charles X à Paris. Les réformateurs ont alorsrepris leur campagne pour une réforme parlementaire.Chez les parlementaires, les whigs aristocrates n’avaientpas pris le pouvoir depuis 40 ans. Eux aussi souhai-taient une réforme.

Le projet de loi sur la réforme présenté par LordJohn Russell tentait de démêler le mélange archaïquede circonscriptions et de restrictions au droit de vote.Il proposait également une redistribution massive dessièges. Les petits arrondissements devaient perdreleurs sièges au profit des nouvelles villes industrielles.De plus, Russell étendait le droit de vote aux proprié-taires ou aux locataires d’un logement de 10 £ net. Parcontre, il apportait peu de changements au droit devote dans les arrondissements ruraux ou de comté.

Le Parlement a finalement adopté cette loi en1832. C’était une période de ralentissement écono-mique. L’agitation sociale et les crises politiques augmen-taient le risque d’une révolution. La redistribution dessièges aux centres industriels a eu une portée plusimmédiate que la tentative de rendre le droit de voteéquitable. Malgré ces changements, les circonscriptionsrurales dominaient toujours avec plus des deux tiersdes députés. Néanmoins, les régions industrielles avaientdorénavant une voix au Parlement.

L’attribution du droit de vote et l’adoption de la loiont eu des conséquences à plus long terme. Avec lamodification de l’ancien système, certains estimaientque rien ne pourrait plus empêcher d’autres réformes.Ils redoutaient d’ouvrir la voie à la démocratie avec lamodeste réforme de 1832, ce qui allait se produire plustard. Sir Robert Peel, premier ministre de 1834 à 1835et de 1841 à 1846, mettait les gens en garde. Selon lui,en rendant la Chambre des communes plus représen-tative, la réforme parlementaire diminuait l’impor-tance du monarque ainsi que celle de la Chambre des

C H A P I T R E S E P T La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 265

INTERNET

WEBLIEN

www.cheneliere.ca

Pour plus d’information sur les luddites,rends-toi à l’adresse ci-dessus.

lords. La Grande-Bretagne risquait aussi de devenirune «démocratie totale». Au Canada, il faudra attendrejusqu’en 1848 avant que les gouvernements issus del’Acte constitutionnel de 1791 soient responsablesdevant les assemblées législatives et non plus rede-vables au pouvoir britannique.

LES COURANTS DE LA PENSÉE POLITIQUE

Les origines du socialisme

Le libéralisme, la démocratie et le socialisme ont dé-coulé de la Révolution française et de sa devise, «Liberté,Égalité, Fraternité ». Durant la Révolution, des gens sesont demandé si le suffrage universel pouvait vraimentréaliser ces idéaux. Selon eux, l’émancipation de tousles membres de la société exigeait plus que de nou-velles constitutions, lois ou élections. Dans la premièremoitié du XIXe siècle, la croissance démographique, latransformation de l’industrie et l’écart croissant entreriches et pauvres ont confirmé la pensée des radicauxqui exigeaient une nouvelle forme de société.

Des personnages clés :trois utopistes socialistes

Le comte Henri de Saint-SimonLe comte de Saint-Simon (1760-1825) était un vision-naire excentrique qui doutait que des changementsconstitutionnels soient suffisants pour améliorer lebien-être matériel et spirituel de toute une population.Il se passionnait pour les découvertes scientifiques etcroyait que la technologie allait générer l’abondancematérielle. La difficulté consistait à distribuer lesrichesses à tous au lieu qu’elles restent entre les mainsd’une minorité. Il a défini son objectif selon le principesuivant : «De chacun, selon sa capacité ; à chacun,selon son travail. » Sa contribution repose sur le constatque la libération politique demeurait incomplète

sans changement social. Selon lui, les innovationstechnologiques et la planification sociale allaient rendrela vie meilleure et plus équitable.

Robert OwenEn Angleterre, Robert Owen (1771-1858) partageaitl’optimisme de Saint-Simon à propos du potentielsocial des technologies industrielles. Cependant, ilproduisait lui-même du coton et redoutait les consé-quences d’un capitalisme non contenu. Selon lui,la façon dont les entrepreneurs favorisaient l’in-dividualisme et la concurrence détruisait le tissusocial, entre autres parce qu’ils cherchaient à maxi-miser leurs profits. Owen craignait la déchéance desouvriers et l’hostilité entre les classes, ce qui pourraitentraîner une guerre destructrice. Il croyait ainsi enune réforme progressive, à l’éducation ainsi qu’à descommunautés unies.

Pierre Joseph ProudhonDans les années 1830, les idéologies socialistes ontcommencé à influencer les demandes politiques desdémocrates radicaux. Ces derniers voulaient procéderà des réformes socialistes. Le radical français PierreJoseph Proudhon (1809-1865) a étudié l’origine de laviolence et de la répression dans la société. Il attribuaitla responsabilité de cette violence et de ses crimes àl’État, et non à l’individu. Par ses lois et son corpspolicier, l’État imposait aux gens des conditionsd’inégalité et d’oppression qui n’étaient pas naturelles.Selon lui, l’accès à la propriété constituait la plusgrande inégalité. Dans son célèbre pamphlet Qu’est-ceque la propriété ?, écrit en 1840, Proudhon a répondu :«C’est le vol.» Dans son esprit, une révolution devaitabolir la propriété privée et créer des conditionssociales équitables. Une fois la source de l’oppressionet de la violence éliminée, l’État ne serait plus néces-saire. Contrairement à la plupart des penseurs radicauxde son époque, Proudhon se méfiait donc de l’État. Ilcondamnait la nature répressive du gouvernement et aété l’un des fondateurs de l’anarchisme.

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Karl Marx et Friedrich Engels

Pendant la dépression économique de 1845-1847, laLigue des communistes prévoyait des affrontementspolitiques. Ce groupe de radicaux exilés d’Allemagnea demandé à un de ses membres de rédiger un texteindiquant aux ouvriers allemands comment réagir à lacrise imminente. Karl Marx (1818-1883) a rédigé ensix semaines, avec l’aide de Friedrich Engels, leManifeste du parti communiste publié en février 1848.Il s’agit d’un des ouvrages les plus influents de l’histoiremoderne. Le terme «communiste» visait à le distin-guer des autres publications socialistes. En effet, lesœuvres des « socialistes utopiques » provenaientsurtout d’intellectuels bourgeois critiquant le systèmecapitaliste de la propriété privée. Le communismerecommandait la propriété commune des moyens deproduction, mais prenait le parti de la nouvelle classeouvrière. Les communistes soutenaient que la raisonet les votes ne pourraient mener au nouvel ordresocialiste, mais qu’une révolution le permettrait.

Les leçons de l’histoire

Comment un ordre social nouveau et libérateurpouvait-il naître dans un ordre social et politiqueoppressif ? Marx pensait que la réponse à cette ques-tion difficile se trouvait dans l’histoire, mais qu’ellen’était pas simple. Le Manifeste du parti communistecommence ainsi : «L’histoire de toute société jusqu’ànos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes. »Marx a étudié la Révolution française de 1789. Ila affirmé que l’ancien féodalisme aristocratique avaitatteint un stade de crise révolutionnaire et qu’ilavait été renversé par le capitalisme bourgeois. Cenouvel ordre, favorisé par la révolution industrielled’Angleterre, reposait sur une concurrence qui rendaitles riches plus riches et les pauvres, plus pauvres. Avec

le temps, la richesse se concentrait entre les mains d’unnombre décroissant de personnes. Les producteurs,plus nombreux et plus pauvres, devaient « vendre »leur travail pour vivre. Ce travail des prolétaires salariésconstituait la source de la richesse des bourgeois, c’est-à-dire les propriétaires d’usine, les banquiers et lesmarchands. Marx a conclu que la bourgeoisie faisaitdes profits en volant le travail d’autrui.

Marx a appliqué le concept de la dialectique deFriedrich Hegel (1770-1831), c’est-à-dire l’oppositiond’une thèse et d’une antithèse dans le but de résoudreun conflit par une vérité, appelée « synthèse». SelonMarx, chaque période de l’histoire a donné naissance àdes forces contraires, qui ont plus tard contribué à ladétruire. Le féodalisme aristocratique (thèse) avaitengendré le capitalisme bourgeois (antithèse). Marx aprédit que les forces opposées du capitalisme, c’est-à-dire la bourgeoisie et le prolétariat, conduiraient aucommunisme du prolétariat (synthèse). Ces contradic-tions historiques étaient le résultat de profondschangements dans le temps et qui atteignaient leurparoxysme dans une révolution causée par les luttes declasses. Marx appelait les révolutions les « locomotivesde l’histoire ».

La première partie du Manifeste expose la théoriehistorique de Marx avec une insistance sur la lutte desclasses et l’inévitable déclenchement d’une révolution.Marx soutenait que sa théorie, la dialectique maté-rialiste, n’était pas utopique ou idéaliste, comme celledes premiers socialistes. Il la considérait comme scien-tifique, car elle reposait sur les lois de l’évolutionhistorique. Selon lui, on ne pouvait pas choisir sastratégie politique, car la révolution était inévitable.On pouvait seulement tenter d’accélérer l’avènementde la révolution. À cet égard, le rôle d’un parti politiqueformé par des ouvriers éclairés était essentiel. C’est eneffet au Parti communiste qu’il revenait de jouer le rôled’élément catalyseur faisant advenir « l’histoire ».

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Sources primaires

Le Manifeste du parti communisteLe Manifeste du parti communiste, par Karl Marx et Friedrich Engels, a été publié en février 1848. Ce documentde seulement 23 pages à sa première édition est l’un des ouvrages les plus influents de l’histoire moderne.

Marx et Engels ont écrit Le Manifeste à la demande de la Ligue des communistes, un groupe de radicauxexilés d’Allemagne. L’Europe traversait alors une grande dépression économique et une vague de chômageélevé. La Ligue souhaitait disposer d’un texte indiquant aux ouvriers allemands la manière de réagir à lacrise. Le Manifeste devait aussi servir à énoncer les principes collectifs de la Ligue. Pour respecterl’échéance imposée par la Ligue, Marx et Engels ont rédigé le Manifeste du parti communiste en six semaines.

Ce manifeste expose avec puissance des principes fondés sur l’étude des changements historiques.La première section présente l’analyse historique des auteurs, qui insistent sur la lutte des classes entrele prolétariat (les travailleurs) et la bourgeoisie possédant lesmoyens de production. Selon Marx et Engels, cette lutte mèneinévitablement à une révolution. Les auteurs ont formulél’hypothèse selon laquelle le prolétariat allait acquérir sa propreconscience, renverser la bourgeoisie et établir une nouvellesociété qui abolirait les classes. La deuxième partie duManifeste du parti communiste présente le programmedes communistes allemands.

Au cours des années qui ont suivi sa publication,Le Manifeste du parti communiste a eu une profonde influenceintellectuelle sur tous les domaines, que ce soit les scienceshumaines, sociales ou naturelles. Dans la sphère politique,il a déclenché un mouvement qui a changé le monde de façonradicale. Ses idées principales ont inspiré le système politiquecommuniste. À son apogée, près de la moitié de la populationmondiale vivait dans le système communiste, qui a défini leconflit idéologique de la deuxième moitié du XXe siècle.

Le Manifeste du parti communiste

L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes.Hommes libres et esclaves, patriciens et plébéiens, barons et serfs, maîtres de jurande etcompagnons, en un mot, oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerreininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée ; une guerre qui finissait toujours ou par unetransformation révolutionnaire de la société tout entière, ou par la destruction des deux classesen lutte.Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une divisionhiérarchique de la société, une échelle graduée de positions sociales. Dans la Rome antique,nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens et des esclaves ; au moyen âge, desseigneurs, des vassaux, des maîtres, des compagnons, des serfs ; et, dans chacune de ces classes,des gradations spéciales.

Le philosophe politique Karl Marx a écritLe Manifeste du parti communiste en Angleterre,où il a vécu dans la pauvreté avec sa famille.

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La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n’a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n’a fait que substituer aux anciennes de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte.[…]Toutes les sociétés antérieures, nous l’avons vu, ont reposé sur l’antagonisme de la classeoppressive et de la classe opprimée. Mais, pour opprimer une classe, il faut, au moins, pouvoirlui garantir les conditions d’existence qui lui permettent de vivre en esclave. Le serf, en pleineféodalité, parvenait à se faire membre de la commune ; le bourgeois embryonnaire du moyen âgeatteignait la position de bourgeois, sous le joug de l’absolutisme féodal. L’ouvrier moderne aucontraire, loin de s’élever avec le progrès de l’industrie, descend toujours plus bas, au-dessousmême du niveau des conditions de sa propre classe. Le travailleur tombe dans le paupérisme, etle paupérisme s’accroît plus rapidement encore que la population et la richesse. Il est donc manifesteque la bourgeoisie est incapable de remplir le rôle de classe régnante et d’imposer à la société,comme loi suprême, les conditions d’existence de sa classe. Elle ne peut régner, parce qu’elle nepeut plus assurer l’existence à son esclave, même dans les conditions de son esclavage, parcequ’elle est obligée de le laisser tomber dans une situation telle qu’elle doit le nourrir au lieu des’en faire nourrir. La société ne peut plus exister sous sa domination, ce qui revient à dire queson existence est désormais incompatible avec celle de la société.La condition essentielle d’existence et de suprématie pour la classe bourgeoise est l’accumulationde la richesse dans des mains privées, la formation et l’accroissement du capital ; la condition ducapital est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux.Le progrès de l’industrie, dont la bourgeoisie est l’agent passif et inconscient, remplace l’isolementdes ouvriers par leur union révolutionnaire au moyen de l’association. Le développement de lagrande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établison système de production et d’appropriation. La bourgeoisie produit avant tout ses propresfossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables3.

1. Décris les craintes de la classe ouvrière d’Angleterre dans une liste de dénonciations qui représentent ses préoccupations fondamentales.

2. Prépare un jeu de rôle afin de présenter les espoirs et les craintes de ces segmentsde la société anglaise du milieu du XIXe siècle : aristocrates, industriels de laclasse moyenne, ouvriers d’usine, travailleurs agricoles.

3. Énumère les classes de la société nord-américaine d’aujourd’hui.

Relis, réfléchis, réagis

1. Comment la révolution industrielle a-t-elle changéles attentes des gens à l’égard du gouvernement ?Mentionne la classe ouvrière, la classe moyenne,les marchands et l’aristocratie.

2. Comment le congrès de Vienne a-t-il ouvertla voie au libéralisme et au nationalisme ?

3. Quelle philosophie du socialisme utopiquete séduit le plus ? Pourquoi ?

1848 : L’ANNÉE DES RÉVOLUTIONS EUROPÉENNES

Marx a donné son opinion sur les circonstances parti-culières de 1848 à la lumière de son interprétation his-torique. La deuxième partie de son Manifeste présentaitle programme des communistes allemands. Une partie

de leur plateforme reprenait des propositions radicaleset bien établies qui remontaient à la Révolution française :unification du pays, suffrage universel et impôt progres-sif pour les riches. Les nouveaux objectifs socialistesvisaient notamment à accorder la propriété des banques,des mines et des chemins de fer à l’État ainsi qu’àcréer une agriculture scientifique et collective de grandeenvergure. Le Manifeste du parti communiste se terminaitpar ce conseil aux radicaux et aux ouvriers : «Prolétairesde tous les pays, unissez-vous !»

En 1848, Marx a eu l’occasion d’observer de prèsplusieurs révolutions. Cette année révolutionnaire aconfirmé son analyse dans une certaine mesure. Il étaitclair que les révolutions étaient possibles et mêmecommunes. Il était également évident que les conditionshistoriques qui auraient assuré la réussite d’une révolu-tion prolétaire n’étaient pas encore en place. Dansl’Europe centrale, même les révolutions bourgeoisesremportaient des victoires temporaires et non définitives.

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FIGURE 7.2 Les révolutions d’Europe au XIXe siècleRemarque les endroits où il n’y a eu aucune révolution importante. Pourquoi, selon toi ?

Une révolution à Paris a renversé la monarchie deJuillet en février 1848. Au cours des mois suivants, il ya eu une vague de révolutions dans les capitalesd’Europe, mais de brève durée. En juin, les révolution-naires de Paris ont rebâti leurs barricades, mais cettefois, le gouvernement reconstitué les a vite vaincus.Pendant l’année suivante, les monarques et lesgénéraux ont ramené l’ordre dans toute l’Europe.

La crise économique

Les révolutions ont eu lieu en raison d’une grave criseéconomique. À long terme, l’accroissement de la popu-lation a exercé une pression sur les réserves alimen-taires, ce qui a fait diminuer le niveau de vie. À courtterme, les mauvaises récoltes et le mildiou de lapomme de terre ont entraîné, de 1845 à 1847, unehausse des prix des aliments. Dans certaines régionsrurales d’Allemagne, d’Europe centrale et d’Italie, lespaysans luttaient pour survivre. En 1846, en Irlande,les récoltes de pommes de terre perdues ont causé unegrave famine accélérant l’immigration vers le Canada.En outre, au même moment, une crise financière aperturbé le commerce et l’industrie, puis créé unchômage élevé. En France, plus d’un million de per-sonnes étaient sans emploi. La détresse économiquea fait descendre le peuple dans la rue. Les gensréclamaient une intervention politique qui soulageraitleur fardeau.

La force révolutionnaire :février 1848

Les exigences des libéraux et des nationalistes quant àun nouvel ordre constitutionnel ainsi que le mécon-tentement populaire ont conduit à la crise révolution-naire de 1848. Tout a commencé à Palerme, en Sicile.Ensuite, les émeutes et les barricades de Paris, de mêmeque l’incapacité de la Garde nationale à ramener l’ordre,

ont forcé Louis-Philippe à abdiquer le 24 février. Aucours des six premiers mois de 1848, des révolutionssemblables ont eu lieu à Vienne, à Budapest, à Berlin, àPrague et dans diverses villes italiennes.

LA CONTRE-OFFENSIVE :JUIN 1848

La France

À la suite de la révolution de février 1848, la France aproclamé la IIe République. Le gouvernement provi-soire était dominé par des républicains modérés et desréformateurs libéraux. Il a accordé à contrecœur le suf-frage universel, mais a résisté à la mise en place deréformes sociales et économiques. Louis Blanc, un desdeux représentants de la classe ouvrière de Paris, areçu un appui pour son projet d’ateliers nationaux, unprogramme de travaux publics pour les chômeurs. Lesélections d’avril ont confirmé la tendance modéréede la République. En effet, les radicaux ont fait élire àpeine 100 délégués sur les 800 membres de l’Assembléeconstituante. À la campagne, les petits propriétairesterriens se méfiaient de plus en plus des radicaux deParis, car ils ne voulaient pas perdre leurs possessions.

En juin, 120 000 personnes travaillaient dans lesateliers nationaux. Avec le soutien de la France ruraleet des propriétaires terriens de la classe moyenne,le gouvernement a décidé de fermer ces ateliers. Lesouvriers ont érigé de nouvelles barricades. Du 23 au26 juin, les rues de Paris ont connu une guerre declasses sanglante. Durant ces « journées de juin 1848»,le gouvernement et l’armée ont remporté la victoire,mais plus de 10 000 personnes ont été tuées ou blessées.Ce carnage a longtemps influé sur les relations entre lesclasses et sur la politique dans la deuxième moitié duXIXe siècle. L’élection présidentielle de décembre 1848a par la suite marqué le retour d’un nom familier dansla politique française : Louis Napoléon Bonaparte, neveude l’ancien empereur, a remporté une victoire décisive.

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L’Empire d’Autriche

Les fonctionnaires aristocrates et les chefs militaires del’Empire d’Autriche n’avaient plus confiance en leurempereur, Ferdinand 1er. Son abdication en 1848 enfaveur de son neveu, François-Joseph, les a doncrassurés. Les réformes de mars avaient quand mêmepermis un gain : les paysans ont été libérés du servageet des devoirs féodaux au courant du mois de septembre.Satisfaites, les populations rurales ont alors assistépassivement aux luttes des villes.

Les soldats qui devaient affronter les civils dans lesvilles hésitaient à se battre contre des compatriotes. Deplus, l’armée n’osait pas employer l’artillerie, car ellepouvait détruire des propriétés en plus de faire desvictimes. Malgré cela, les commandants autrichiensont canonné Prague le 17 juin afin de mater la révoltedes étudiants et des radicaux tchèques. Vers la finjuillet, les forces autrichiennes ont obtenu un succèssemblable contre des libéraux et des nationalistes dunord de l’Italie. En octobre, l’armée a repris Vienne desmains des radicaux et des étudiants.

Des radicaux républicains d’Italie, menés parGiuseppe Mazzini (1805-1872), ont tenu jusqu’enjuillet 1849, soit jusqu’à l’intervention de l’arméefrançaise qui a restauré le pape Pie X. Les nationalisteshongrois, qui avaient établi leur propre État et levéleur propre armée, ont été renversés les derniers. LesAutrichiens ont obtenu l’aide de minorités ethniquesrivales, comme les Roumains et les Croates, mais il atout de même fallu l’aide de 130 000 troupes russespour mettre fin à l’indépendance hongroise à l’été 1849.

Certains affirment que les révolutions de 1848n’ont pas laissé de trace durable. Pourtant, après leprintemps 1848, les États modernes n’ont jamais étéaussi fragiles devant les insurrections populaires. Lesjours de l’absolutisme étaient comptés et l’Empired’Autriche a aboli le servage. Il est resté des monarquesaux prétentions absolutistes en Prusse, en Autriche eten Russie, mais après la révolution, ces États ontredéfini le fondement de leur pouvoir.

La France, mère de la Révolution et des idéologiespolitiques modernes, a eu le premier politicien moderne :Louis Napoléon Bonaparte. Ce dernier est devenu prési-

dent en promettant de rétablir l’ordre. Paysans et bour-geois l’ont élu et il a continué à s’assurer leur appui unefois proclamé empereur en 1852. L’élection démocra-tique a ainsi transformé les bases de la légitimité politiqueet s’est avérée le secret de la stabilité des États modernes.

L’ART OCCIDENTAL DU XIXe SIÈCLE

L’étude de l’histoire révèle qu’un grand nombred’idéologies et de croyances ont découlé des défis liésau progrès industriel. En plus des « ismes » politiques,tels que le libéralisme, le radicalisme et le socialismepar exemple, il y a eu un nombre égal de « ismes» artis-tiques. Romantisme, réalisme, naturalisme, expression-nisme, tous ces mouvements reflétaient l’agitation et lacuriosité intellectuelles de la société européenne duXIXe siècle. Les artistes ont mis de côté les traditions etles conventions. Face au grand nombre de doctrinesqui leur étaient proposées, ils ont cherché des solutionsdans leur conception personnelle de la vie et de l’art.

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Giuseppe Mazzini (1805–1872)

Dans son contexte artistique, le mot «romantisme»évoque la liberté, les sentiments, la nature et l’individu.Le mouvement romantique, qui se caractérise par untraitement très imaginatif et sensible de l’existence,a débuté à la fin du XVIIIe siècle et s’est poursuivijusqu’au milieu du XIXe siècle. C’était le courant domi-nant du début de ce siècle où les artistes ont exploré lesubconscient de la société dans leur art.

On nomme parfois le XVIIIe siècle l’âge de la rai-son. En réaction à la rationalité, à la symétrie et auformalisme du monde classique, beaucoup d’artistesde la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle ontdécidé de se libérer des restrictions et contraintesacadémiques. Une révolution artistique a eu lieu paral-lèlement aux révolutions politiques et sociales de la findu XVIIIe siècle. Parmi les artistes les plus célèbres decette période, on compte les Français Ingres, Géricaultet Delacroix ainsi que l’Espagnol Goya. Ces quatrepeintres offrent une perspective différente du climatpolitique et social de leur temps. Et chacun révèle sapropre vision intime.

Jean Auguste Ingres

Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867) a été trèsinfluencé par le classicisme. Son style et sa techniques’approchent de ceux de David. Il était le principal repré-sentant des peintres académiques. Ceux-ci désapprou-vaient l’art de Delacroix et de Géricault, qui peignaientdans un style plus libre et romantique. L’importanced’Ingres réside dans ses portraits des personnagesinfluents de son temps. Son portrait de Napoléon empe-reur est une contrepartie intéressante au Napoléonconquérant de David. Les deux artistes ont rendu lamanière dont Napoléon se percevait à des moments diffé-rents de sa vie. David a peint le jeune Napoléon roman-tique et héroïque qui avait frappé l’imagination deBeethoven. Ingres a réalisé un empereur rigide, suffisantet peut-être même méprisant envers le romantisme.

Ses portraits d’odalisques sont ses œuvres les pluscélèbres et les plus admirées. Le style de ses nus rap-pelle le style de la Renaissance, notamment celui deRaphaël. Le sujet, une femme d’un harem, témoigne

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Ingres a réalisé La Grande Odalisque en 1814. Les odalisques sont des femmes de harem. Ingres adorait les peindre. L’artiste a exagéré la longueurde la colonne vertébrale de celle-ci afin de lui donner la pose qu’il désirait.

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Intitulée 3 mai 1808, cette grande toile de Goya (2,67 m sur 3,45 m) représente la tristement célèbre exécution de rebelles espagnolspar des soldats français le 3 mai 1808. C’est le gouvernement libéral suivant qui a commandé l’œuvre pour commémorer cette atrocitédes guerres napoléoniennes.

cependant du penchant romantique pour l’exotisme etmême l’érotisme. Dans un sens, l’œuvre a des qualitéssemblables à une sculpture ; pourtant, le corps allongén’est pas réaliste. Même si l’art d’Ingres provoque uneréaction intellectuelle au départ, une étude plus appro-fondie révèle un monde romantique.

Francisco de GoyaLa vision artistique du peintre espagnol Francisco deGoya (1746-1828) est une antithèse de l’idéal classiqued’Ingres. Si Ingres s’est approché du romantisme, Goyal’a vécu. En fait, l’œuvre de Goya est si originale qu’ellen’appartient à aucune école. Goya était toutefois unvéritable héros romantique en raison de sa méfianceenvers le régime autoritaire de l’Espagne de son temps.

Il est donc étonnant qu’il ait passé des années à la courà titre de peintre du roi d’Espagne, Charles IV.

Goya a été témoin de la brutalité de l’occupationnapoléonienne dans son pays. Sa série d’eaux-fortes,Désastres de la guerre, décrit les horreurs et les cruautésinfligées à l’Espagne par Napoléon. Son accusation laplus virulente se trouve dans sa toile 3 mai 1808, quireprésente des fusiliers exécutant un groupe decitoyens espagnols.

Goya a réduit de façon spectaculaire l’espace entreles fusiliers et les victimes, puis a accentué le contrasteentre les soldats, sans visage et déshumanisés, et legroupe de villageois qui attend la mort. L’élément cen-tral de l’œuvre est l’homme à la chemise blanche, quiécarte les bras en signe de mépris et de désespoir. Cettetoile est devenue un symbole de l’horreur et de la

brutalité des guerres. La vision sombre de Goya rejetaitla conception de l’humanité raisonnable du XVIIIe siècleet celle de l’humanité naturellement bonne du XIXe siècle.

Théodore Géricault

Théodore Géricault (1791-1824) était aussi un peintrefasciné par l’obscurité de l’esprit humain et de la mort.Cependant, alors que Goya déformait les humains,Géricault les peignait de manière classique. Il a repré-senté les événements de son temps avec d’immensestoiles épiques. Goya diabolisait Napoléon, Géricault leglorifiait. Il considérait la guerre comme une expérienceglorieuse. Les œuvres de Géricault sont très fortes.Elles plaisent parce qu’elles échappent à la réalité,même si elles illustrent des situations réelles.

Le Radeau de la Méduse (1819) est son œuvre laplus célèbre et la plus complexe. Elle représente unévénement choquant, dont les détails scandaleux ethorribles avaient été mentionnés dans les journauxde l’époque.

L’équipage d’un négrier qui sombrait dans unemer houleuse a construit un radeau et y a fait embar-quer les esclaves afin de réduire la charge du bateau.L’équipage a ensuite coupé la corde qui reliait le radeauau navire, abandonnant les esclaves à leur sort. Dessurvivants ont raconté leur épreuve au cours de laquelleils ont dû manger les morts pour survivre. Géricault adécidé de décrire l’événement de la façon la plus cruepossible. Il a même demandé au charpentier du négrierde reconstruire le radeau. Il a visité les morgues pourdessiner des cadavres et des membres tranchés. Il a

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Le Radeau de la Méduse est une énorme toile de 4,88 m sur 7,16 m. Géricault a pris de grands risques. Il a illustré un horrible événement ayantcausé un scandale en France de façon inhabituelle et avec un grand réalisme.

produit une œuvre plus grande que nature. Ses esclavesmourants sont sculpturaux, dans le style néoclassiquede David. Il ne montre pas les hommes tels qu’ilsétaient : mourants et rendus fous par la soif et la faim.

Eugène DelacroixEugène Delacroix (1798-1863) admirait l’œuvre deGéricault. On considère généralement qu’il est alléplus loin que ce dernier dans sa vision de la naturehumaine, de la mort et de la souffrance. Il a aussireprésenté des scènes épiques de la souffrance humaine,certaines réelles, d’autres imaginaires ou d’inspirationlittéraire. Son œuvre dévoile sa conception personnelleselon laquelle l’aspect sauvage et primitif de l’humaniténous unit à la nature. Les tableaux de Delacroix sontdynamiques et pleins de mouvement. Delacroix consi-dérait l’histoire comme secondaire par rapport à l’inten-sité émotive du moment. Comme bien des romantiques,il voulait choquer et émouvoir en vue de toucherl’imagination et d’inspirer une passion ou une crainte.

La Liberté guidant le peuple (1831) et La Mort deSardanapale (1828) sont deux de ses plus grandesœuvres narratives. La première inspire et la secondeprovoque. La Liberté est une allégorie de la révolutionparisienne de 1830. Elle raconte une histoire, mais ne

met en scène aucun événement réel. La Liberté y estreprésentée par une femme partiellement dévêtue,rappelant la Vénus de Milo. Elle brandit le drapeau dela révolution entourée des membres de la société quisont devenus révolutionnaires. L’œuvre fait écho auRadeau de la Méduse de Géricault par sa Liberté qui sedéplace parmi les morts et les mourants ainsi que parsa composition. En effet, le bras brandissant le drapeauévoque le geste du matelot sur le radeau. Les deuxfigures constituent un puissant symbole d’espoirdevant la mort imminente. Les tableaux de Delacroixrévèlent l’atmosphère politique du début du XIXe siècle :une atmosphère de tensions et de révoltes dans tousles aspects de la société.

Ces deux œuvres présentent les deux faces de lavision de la nature humaine de Delacroix. D’un côté,il a immortalisé la bravoure humaine au cœur de lamisère ; de l’autre, il a offert une vision semblable, etpeut-être plus réaliste, de l’aptitude de l’être humainpour la cruauté.

La peinture romantique anglaiseLa peinture romantique de l’Angleterre diffère de cellede la France et s’apparente davantage aux œuvres desromantiques allemands, tel Caspar David Friedrich(1774-1840). Les Français illustraient les sentimentset l’action au moyen d’œuvres qui représentaient desévénements ou des situations. Pour leur part, lesAnglais et les Allemands communiquaient leurs senti-ments par des paysages naturels. Il y avait en mêmetemps un puissant mouvement romantique en littéra-ture, dont la poésie naturaliste de Wordsworth et deColeridge. John Constable et Joseph Turner ont étédeux grands paysagistes anglais.

John ConstableLa peinture de John Constable (1776-1837) se rap-proche de la poésie de William Wordsworth. Tous deuxont exprimé un amour profond de la nature dans leurart. Constable cherchait la vérité dans la nature et

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Delacroix a voulu choquer par sa présentation explicite du barbarismedans La Mort de Sardanapale (1828). Imagine l’effet de ce tableaude 3,06 m sur 4,8 m.

notait chaque détail qu’il observait. Il ne s’attachaittoutefois pas à une vision entièrement réaliste. Sonapproche était à la fois scientifique et poétique. Il voulait

consigner tous les aspects des cycles naturels. Parexemple, il a peint des centaines d’études de nuagespour saisir les déplacements de la brume et leschangements atmosphériques.

Son œuvre la plus célèbre est La Charrette de foin.Ce tableau, en apparence simple, représente une char-rette de foin qui traverse un ruisseau. Il invite le regardà parcourir le paysage : de l’avant-plan au centre, jusqu’auciel lointain. Les œuvres de Constable sont d’unebeauté agréable et sont accessibles à tous.

Joseph TurnerJoseph Mallord William Turner (1775-1851) ne cher-chait pas à plaire ou à rassurer. Il était rebelle, révolté,et ne se préoccupait pas du public. Sa vision person-nelle de la nature, entre autres de la mer et du ciel,ressemble un peu à celle de Delacroix. Turner était luiaussi fasciné par les forces de la nature, souventdestructrices. Il cherchait également à comprendre la

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Les paysages de Constable montrent une vision romantique de la campagneanglaise sous une lumière dorée, comme cette représentation de lacathédrale de Salisbury (1823). En quoi cette œuvre est-elle romantique ?

Joseph Turner aimait beaucoup peindre des bateaux en mer ainsi que des jeux de lumière et de couleur sur l’eau. Le Dernier Voyage du Téméraire (1838)illustre un voilier anglais du XIXe siècle à côté d’un bateau à vapeur, opposant l’ancienne technologie et la nouvelle.

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La musique à travers les âges

L’Ouverture 1812 de TchaïkovskiPiotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) ne se destinait pas à la musique au départ. En fait, il doutait de seshabiletés musicales. Il a souvent pensé à abandonner la composition. L’année 1877 a constitué unmoment décisif de sa vie, pour le meilleur et pour le pire.

Tchaïkovski a épousé une ancienne élève, âgée de 28 ans, afin de faire taire les rumeurs sur sonhomosexualité. Il avait aussi une relation étrange avec une riche veuve, Nadejda von Meck. Cettedernière lui a promis de lui verser une rente jusqu’à la fin de ses jours à condition qu’ils ne se rencontrentjamais. Ils se sont vus une fois, par hasard, et se sont éloignés rapidement. Quant à son mariage, ce futun échec. Après quelques mois, Tchaïkovski a sombré dans une profonde dépression et a tenté de se suicider.Il a ensuite quitté sa femme pour vivre seul. Les lettres de Nadejda von Meck l’ont aidé à combattre sadépression et à se remettre à la composition.

Son ami Nicolas Rubinstein devait organiser une expositionnationale des arts et des sciences. Il a invité Tchaïkosvki à composerune pièce pour l’occasion, mais ce dernier a refusé. Il a fini paraccepter de le faire en échange d’une grosse somme d’argent.La musique était son métier après tout.

La commande a ensuite changé : en plus de l’exposition de 1882à Moscou, l’œuvre devait célébrer la consécration de la cathédraledu Christ Sauveur, rebâtie pour commémorer la victoire des Russescontre Napoléon. Cette cathédrale a été détruite en 1917, durant laRévolution russe.

La première de l’Ouverture 1812 a eu lieu le 20 août 1882 etl’œuvre a reçu un très bon accueil. Elle est devenue très populaire.On l’a jouée non seulement en Russie, mais partout dans le monde.Elle plaisait beaucoup, en partie parce qu’on y entend un vrai coupde canon, des cloches d’église et de nombreux et puissants coupsde cymbales. Tchaïkovski la trouvait « très explosive et tapageuse ».

Jusque-là, la musique de cour de la Russie n’avait pas fait unetrès grande impression à l’étranger. Toutefois, à la mort de Tchaïkovski, l’œuvre du compositeur avait faitconnaître la musique russe dans le monde, en grande partie grâce à la populaire Ouverture 1812.

L’œuvre intègre un ancien chant russe, Dieu, sauve ton peuple et l’hymne national de la France,La Marseillaise. Elle inclut aussi l’hymne national russe de l’époque des tsars, Dieu, sauve le tsar.Il est intéressant de noter qu’au moment de la grande bataille de Borodino célébrée dans l’Ouverture 1812,ces pays ne jouaient pas leurs hymnes.

1. L’Ouverture 1812 de Tchaïkovski commémore la bataille de Borodino.Décris cette bataille en un ou deux paragraphes.

2. Selon toi, pourquoi Tchaïkovski a-t-il placé un passage de La Marseillaisedans son Ouverture 1812?

Tchaikovsky (1840–1893)

lumière et les couleurs. Il a beaucoup expérimenté envue de rendre les jeux de lumière avec précision. Ilavait peu d’espoir quand au sort de l’humanité. Toutesces facettes de son esthétisme et de sa personnalité ontfait de lui un des plus grands peintres de l’histoire del’art en Angleterre.

Comme bien des romantiques, Turner a d’abordpeint selon la tradition classique. Son intérêt pour lalumière et la couleur l’a cependant amené à développerun style personnel. À ses yeux, la lumière permettaitde communiquer des sentiments profonds. Dans certainstableaux, des rouges et des orangés intenses illustrentla guerre et la destruction. Dans d’autres, des ombresnoires, violettes et bleues représentent la tristesse et lamort. Turner a exploité le symbolisme des couleurs àfond dans son œuvre narrative Le Dernier Voyage duTéméraire.

Le soleil rouge-orangé qui embrase le ciel derrièrele vieux navire symbolise les guerres qu’il a traversées.Le splendide creux bleu-noir sous ce même vaisseaureprésente sa mort et l’époque révolue des grandsvoiliers, remplacés par les bateaux à vapeur de l’âgeindustriel. Les peintres qui ont suivi Turner, notam-ment les impressionnistes, ont grandement bénéficiéde sa technique et de son emploi innovateur de lalumière et des couleurs. Turner a dû surmonter tant dedifficultés pour atteindre ses objectifs qu’on peut lequalifier de véritable héros romantique.

La musique au XIXe siècleLa musique a fait partie de la culture de tous lesEuropéens du XIXe siècle, avec l’art et la littérature. Parsa nature, la musique fait appel aux sentiments. Lapériode romantique accordait une grande place auxsentiments individuels. C’était l’occasion idéale pourles musiciens d’échapper aux règles strictes et d’explorerleur vision artistique personnelle. Les percées techno-logiques, le transfert de l’économie de l’aristocratie à labourgeoisie et la philosophie de l’époque ont inspiréplusieurs grandes œuvres.

La révolution industrielle a eu une influence notablesur l’évolution de la musique. La technologie a permis

de fabriquer des instruments moins chers et demeilleure qualité. Par exemple, avec l’amélioration desinstruments à vent, les cors ont pu jouer des mélodies.L’invention du tuba et du saxophone a enrichi le sondes orchestres. Des changements apportés au piano luiont conféré une sonorité plus grave et puissante. Celaa donné lieu à un nouveau type de concerto pour piano.

Des orchestres plus grands pouvaient jouer destypes de compositions variés. Ils permettaient deproduire des sonorités différentes. Au XVIIIe siècle, lamusique était douce ou forte. L’ajout de nombreuxinstruments à l’orchestre a permis aux compositeursde varier l’ambiance par des contrastes de tempo,d’harmonie et de puissance. La musique d’orchestre estdevenue une nouvelle forme d’art. Les compositeurspouvaient créer des ambiances comme les peintres lefaisaient avec les couleurs et les contrastes d’ombre etde lumière. Un nouveau vocabulaire de la dynamiquemusicale est apparu pour transmettre ces émotions.

La nouvelle importance de la classe moyenne et del’éducation a favorisé l’ouverture d’écoles de musique.Les musiciens ont alors reçu une meilleure formation.Les compositeurs du XIXe siècle avaient désormaisd’excellents interprètes à leur disposition. Ils ontcommencé à interpréter leur musique dans des sallesde concert publiques plutôt que des églises. Le nombreet la taille des orchestres ont alors augmenté, de même

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Le Concert par James Tissot montre la présentation d’un concertdans un salon du XIXe siècle. L’artiste français nous fait entrer dansune maison chic de l’époque. Tu peux voir des gens élégants s’amuseravec de la musique et des divertissements littéraires ou intellectuels.

que la taille de l’auditoire. Les musiciens disposaientdésormais d’une plus grande liberté quant à la forme etau contenu, car ils ne dépendaient plus d’un mécènearistocrate. C’est la classe moyenne qui les soutenait.Ils devaient donc séduire un auditoire plus vaste. Lessolistes sont devenus des vedettes que les gens de lahaute société aimaient recevoir.

Les musiciens ont aussi enseigné et ont fondédes conservatoires au milieu du XIXe siècle. FelixMendelssohn a fondé le célèbre conservatoire demusique de Leipzig, une ville où Jean-Sébastien Bach alongtemps vécu. Richard Wagner a aussi ouvert sapropre école de théâtre. Il y a enseigné son style révolu-tionnaire d’opéra, qu’il a qualifié de «drame musical ».Grâce à l’impression de partitions et de revues musicales,les gens ont pu apprécier la musique dans leurs foyers.

Du côté de la France, Hector Berlioz, compositeurfrançais, est reconnu comme étant un des artistes lesplus influents de l’époque romantique. On lui doitnotamment la fameuse Symphonie fantastique (1830),œuvre dans laquelle les passions amoureuses vécuespar le compositeur se déchaînent.

En même temps, le nombre d’interprètes fémininesaugmentait. De nombreuses femmes devenaient despianistes accomplies, car il était bien vu que lesfemmes divertissent leurs invités en jouant de cetinstrument. D’autres ont eu des carrières de chanteusesd’opéra. Il y avait toutefois peu de compositrices. ClaraWieck-Schumann (1819-1896), l’épouse du composi-teur allemand Robert Schumann (1810-1856), étaitune pianiste renommée et une véritable compositrice.

Dans l’esprit nationaliste de l’époque, les composi-teurs ont incorporé des styles folkloriques et nationauxà leurs œuvres. Les gens de partout découvraient deséléments de folklore incorporés dans les œuvres. Lescompositeurs ne s’inspiraient pas seulement de leurpropre identité nationale. Ceux du Nord étaient fascinéspar la musique traditionnelle d’Espagne et d’Italie,tandis que des compositeurs russes ont cherché leurinspiration en Asie. Déjà, la grande influence qu’allaitavoir la musique asiatique et orientale sur les composi-teurs du début du XXe siècle se faisait sentir.

LA LITTÉRATURE DU XIXe SIÈCLE

La période romantiqueLe mouvement romantique en littérature est apparu enFrance et en Allemagne au XVIIIe siècle. Les écrits desphilosophes français Rousseau et Voltaire ont bien sûrinspiré les intellectuels qui ont mené la Révolution,mais aussi les poètes et les philosophes des îles Bri-tanniques. Il est remarquable qu’un si petit grouped’hommes et de femmes ait été à l’origine d’une telletransformation de la pensée et de la sensibilité de toutun continent et, en même temps, d’un mouvementlittéraire qui influence encore la littérature européenne.

Il est difficile de décrire la littérature du début duXIXe siècle, car les poètes et les écrivains dits romantiquesvoulaient avant tout créer une œuvre qui leur étaitpropre. Les mots employés jusqu’ici pour décrire leromantisme peuvent aider à la définir : sentiment,révolution, liberté, nature, peuple. Ces concepts seretrouvent dans une grande partie de la littérature dudébut du siècle.

Les écrivains romantiques ont cherché à transmettredes émotions d’une grande intensité dans leurs œuvres.Ces expériences résultaient souvent d’un rapport avecla nature. Au XVIIIe siècle, les gens voulaient soumettrela nature à la raison ; mais la nature n’est pas raisonnable,elle est très instable, capricieuse, irrationnelle, mêmecruelle et souvent dangereuse. Ces caractéristiques ontcharmé les romantiques. Comme les émotions intenses,la nature était impulsive. Elle touchait les sens plutôtque la pensée.

La France et l’Allemagne ont eu leur propre mouve-ment romantique. François-René de Chateaubriand alancé le mouvement en France. Il rejetait la société et lamoralité du XVIIIe siècle. Dans sa poésie, il a exploré lesunivers du mystérieux et de l’irrationnel. Il avait unepersonnalité semblable à celle de Byron: il était agité,désespéré et d’humeur changeante. Les grands roman-tiques français venus après lui sont Victor Hugo, auteurdes Misérables, Honoré de Balzac, auteur de nombreuxromans dénonçant l’hypocrisie postrévolutionnaire à

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Paris, et Alexandre Dumas, auteur des Trois Mousquetaireset du Comte de Monte-Cristo.

En Allemagne, le mouvement s’étendait à diversgroupes dans plusieurs villes. La plupart des auteursfrançais et allemands reconnaissaient l’influence deJohann Wolfgang von Goethe, philosophe et écrivainallemand du XVIIIe siècle, dans les débuts du mouve-ment en Europe. Son attitude envers la nature et laliberté annonçait le romantisme.

Ces romantiques britanniques ont aussi beaucoupmarqué la littérature du XIXe siècle. Les poètes roman-tiques d’Angleterre habitaient des régions isolées desîles Britanniques. Ils blâmaient la révolution industriellepour avoir détruit les villes qu’ils avaient quittées. Ilsdéploraient aussi l’état de la civilisation. Ils admiraientla conception rousseauiste du «noble sauvage ». Ilscroyaient que pour se connaître soi-même, il fallait s’éloi-gner des distractions urbaines et trouver son identitéintérieure en recherchant les beaux paysages naturels.La nature était désormais une inspiration plutôt qu’unfléau. Cette impression subsiste encore aujourd’hui.

La Révolution française est le principal événementhistorique qui a influencé la révolution littéraire etartistique des romantiques. Les poètes romantiquesétaient souvent des révolutionnaires et ont admiréla lutte des Français contre l’aristocratie. Ils ontdéfendu l’individualité, car ils estimaient qu’elle avaitdisparu à cause des brusques changements industrielset sociaux survenus en Grande-Bretagne. C’est pourquoileur littérature a glorifié les pauvres travailleurs qui lesentouraient. Cinquante ans plus tôt, les poèmes et lesécrits importants ne parlaient que de la noblesse. Seulsles romans faisaient mention des pauvres. Maintenant,les travailleurs les plus démunis faisaient l’objet delongues dissertations.

Alphonse de LamartineAlphonse de Lamartine (1790-1869) est né à Mâcon,mais très vite sa famille s’installe dans la propriétéfamiliale de Milly (Bourgogne). Il restera très attachéà sa maison d’enfance et lui dédiera un émouvant

poème, La Vigne et la Maison (1856). Dès son plus jeuneâge, Lamartine se passionne pour la lecture. Après desétudes classiques chez les Jésuites, il effectue plusieursséjours en Italie au cours desquels sa vocation littéraireprend forme. De retour chez lui en 1812, Lamartine setourne vers la politique et devient maire de Milly. En1816, il fait une cure thermale à Aix-les-Bains (Savoie).Il rencontre alors Julie Charles, qui restera à jamais legrand amour de sa vie. C’est pour elle qu’il écrit Le Lacen 1820. Ce poème fait partie des Méditations poétiques,recueil qui obtient un grand succès. À partir de cettedate, sa vie d’homme de lettres et sa carrière de diplo-mate, d’officier et de politicien s’entrecroisent. Il publiesuccessivement Les Harmonies, Jocelyn, L’Histoire desGirondins et Voyage en Orient.

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Alphonse de Lamartine (1790-1869) a eu à la fois une carrièred’écrivain et d’homme politique.

Lamartine meurt à Paris, laissant le souvenir d’unpoète romantique sensible, dominé essentiellement parune rêverie hors du commun.

Le lac[…]Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadenceTes flots harmonieux.Tout à coup des accents inconnus à la terreDu rivage charmé frappèrent les échos,Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chèreLaissa tomber ces mots :«Ô temps, suspends ton vol ! et vous,

heures propices,Suspendez votre cours ![…]

Alfred de Musset

Alfred de Musset (1810-1857) est né à Paris dans unefamille riche et cultivée. Après de brillantes études,il fréquente les salons littéraires. Contrairement àLamartine, il refuse rapidement l’étiquette de poèteromantique, même si on dit de lui qu’il est « le plusclassique des romantiques et le plus romantique desclassiques ». Il veut être un homme du monde et sesamis s’appellent Stendhal, Mérimée et Delacroix. Soncôté «dandy » et ses fréquentations douteuses ne l’em-pêchent pas de faire des débuts littéraires prometteurs.En effet, à 19 ans, il publie son premier recueil depoèmes, Contes d’Espagne et d’Italie, ce qui lui vaut letitre de «prince de la jeunesse». Malheureusementl’année suivante, sa pièce de théâtre Nuit vénitienne neconnaît pas le même succès. De 1833 à 1837, sonimmense talent et sa liaison mouvementée avec GeorgeSand lui permettent d’écrire ses plus belles pièces dethéâtre : Les Caprices de Marianne, On ne badine pasavec l’amour, Lorenzaccio et Il ne faut jurer de rien. Sesécrits poétiques sont aussi le reflet de cette passiondestructrice qui le fait souffrir. Ils expriment égalementles deux côtés de sa personnalité «ange et démon» quel’on retrouve dans le couple formé d’Octave et de Célio

(Lorenzaccio). En 1836, il s’adresse à George Sand dansson livre La Confession d’un enfant du siècle. Dans ceroman autobiographique, Musset décrit les maux d’unegénération qui a du mal à trouver sa place entre unpassé disparu et un avenir incertain. Mais la poésierestera sa passion : il y mélangera toujours avec habileté,l’ironie et les formes traditionnelles de l’écriture. Ainsi,voici sa réponse à la question : qu’est-ce que la Poésie ?

ImpromptuChasser tout souvenir et fixer sa pensée,Sur un bel axe d’or la tenir balancée,Incertaine, inquiète, immobile pourtant,Peut-être éterniser le rêve d’un instant ;Aimer le vrai, le beau, chercher leur harmonie ;Ecouter dans son coeur l’écho de son génie ;Chanter, rire, pleurer, seul, sans but, au hasard ;D’un sourire, d’un mot, d’un soupir, d’un regardFaire un travail exquis, plein de crainte et de charme

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Alfred Musset (1810-1857) s’est fait connaître pour sa poésie, maiségalement pour ses piéces de théâtre passionnées.

Faire une perle d’une larme :Du poète ici-bas voilà la passion,Voilà son bien, sa vie et son ambition4.

Stendhal

Stendhal, de son vrai nom Henri Beyle (1783-1842),est né à Grenoble. Son roman autobiographique, La vied’Henry Brulard, paru en 1890, permet de comprendreles motivations de l’écrivain. En effet, par manque deconfiance envers ses contemporains, il reconnaît n’écrireque pour une minorité d’entre eux : « J’écris pour desamis inconnus, une poignée d’élus qui me ressemblent:les happy few». Ses romans révèlent une analystepointue de l’âme humaine et des émotions. Cet artde l’introspection rend son style un peu sec, maisefficace, sans les grandes envolées lyriques desRomantiques du XVIIIe siècle. Un peu comme Musset, ilmène une carrière militaire et politique qui le conduit

en Italie. La Restauration ramène Stendhal à Paris. Ilfréquente alors les salons littéraires et se consacre àl’écriture. En 1830, il publie Le Rouge et le Noir. Sonhéros, Julien Sorel, est l’exemple parfait du jeune hommeambitieux qui rêve de se faire une place dans la bonnesociété. Malheureusement, le livre passe inaperçu.Quelques années plus tard, en 1839, il écrit son autrechef d’œuvre La Chartreuse de Parme. Ce n’est qu’après samort, un peu comme il l’avait prédit : « Je mets un billetde loterie dont le gros lot se résume à ceci : être lu en1935.», qu’il sera reconnu comme un écrivain marquant.

Lord ByronGeorge Gordon Byron (1788-1824), ou Lord Byron, estdavantage connu pour son style de vie et ses aventuresromantiques que pour sa poésie. Il lui importait devivre comme un héros romantique. Il était célèbre pourses nombreuses liaisons amoureuses et ses disputes avec

C H A P I T R E S E P T La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 283

Un tableau romantique pour les funérailles d’un poète romantique : Le bûcher de Shelley (1899) par Louis Édouard Fournier. Le poète Byron setient debout près du bûcher funéraire de Shelley. Byron connaîtra aussi une mort romantique en défendant la cause de l’indépendance de la Grèce.

des membres de l’aristocratie. Comme Géricault, iltentait la mort. Il est d’ailleurs mort dans la trentaine, enGrèce. Il était allé appuyer les Grecs qui luttaient contreles Turcs ottomans pour obtenir leur indépendance.

La poésie de Byron ressemble davantage à celle duXVIIIe siècle qu’à celle du XIXe siècle. Sa plus grandeœuvre, Don Juan, est une satire du monde modernedans un style épique. Ses poèmes d’amour rappellentla poésie lyrique et chevaleresque du XVIIe siècle.L’œuvre de Byron est importante par son explorationdu héros démoniaque qu’est Don Juan. Peut-êtres’agit-il d’une incarnation de sa propre personnalité deprince rebelle.

Percy Bysshe Shelley Percy Bysshe Shelley (1792-1822) était un autre rebelleromantique. La société londonienne, en effet, l’accusaitd’être athée et révolutionnaire. C’est aussi dans descirconstances douloureuses de sa vie personnellequ’il a écrit ses meilleurs poèmes. Son œuvre célèbre,Prométhée délivré, est un drame symbolique quiexplore la nature du mal humain et glorifie le héros quia défié les dieux. Selon Shelley, l’humanité a la respon-sabilité morale de combattre le mal. C’est seulement endominant ce mal que les gens peuvent atteindre leurplein potentiel créateur.

John Keats John Keats (1795-1821) a été un véritable héros ro-mantique. Il a réalisé une formidable œuvre poétiquedurant sa brève existence. Son Ode à l’automne révèleune analyse pénétrante de la nature et de la place del’être humain. La poésie de Keats fait appel à tous lessens et permet de vivre à fond l’expérience poétique.La construction des poèmes révèle également unegrande maîtrise de la langue. Keats était capable des’absorber dans la contemplation de la beauté. Sesœuvres montrent la nature éphémère de la beauté et dela joie, mais comportent également une note de tristesse.Pour Keats, l’amour et la mort étaient deux façons d’é-chapper à la cruelle réalité de sa situation désespérée.

George Sand

Aurore Dupin (1804-1876) est née à Paris. Toute petite,sa mère la berce avec des chansons et lui raconte descontes remplis de fées, de magiciens et d’anges. Auroren’a que quatre ans lorsque son père meurt d’un accidentde cheval. Elle va alors devoir vivre auprès d’une mèreet d’une grand-mère qui se détestent et se battent pourobtenir son amour : «Ma mère et ma grand-mère, avidesde mon affection, s’arrachèrent les lambeaux de moncœur5». Mais, elle sera finalement élevée à Nohant,dans la propriété de sa grand-mère paternelle devenuesa tutrice légale. Après le décès de sa grand-mère, elleséjourne chez des amis de son père. C’est là qu’elleépouse, en 1823, François-Casimir Dudevant. Très vite,elle s’aperçoit de l’échec de son mariage. Elle retrouveà Paris son amant, Jules Sandeau. Ils écrivent ensembleLe Commissionnaire, paru sous le nom de Jules Sand.

284 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne

C’est avec Indiana qu’Aurore Dupin acquiert le nom de plume qui larendra célèbre : George Sand.

C H A P I T R E S E P T La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 285

R é f l e x i o n

Le XIXe siècle a constitué une période de transformations, tant dans la vie quotidienne qu’en politique, en économie,en peinture, en musique et en littérature. Après 1848, les États qui ont le mieux réussi à unifier leur territoire et à conso-lider leur autorité, c’est-à-dire l’Allemagne et l’Italie, ont définitivement rejeté l’absolutisme. Ils ont redéfini les bases del’autorité en soumettant le pouvoir élitiste à l’élection par une majorité démocratique. Les régimes qui ont perpétuél’absolutisme et n’ont pas obtenu leur légitimité d’un corps électoral, comme l’Empire d’Autriche et la Russie, en ontsubi les conséquences : l’Empire d’Autriche allait plus tard être démembré et la Russie tsariste connaîtrait une révolution.

Les véritables révolutionnaires, c’est-à-dire les radicaux socialistes et la classe ouvrière, semblent à première vue êtreles perdants de 1848. Pourtant, les événements de 1848 ont confirmé ce qu’ils croyaient, c’est-à-dire que le suffrageuniversel ne pouvait éliminer à lui seul l’oppression sociale et économique. Ces événements ont aussi mis fin au mytheromantique selon lequel toute insurrection populaire recevait l’appui du peuple et provoquait la chute des gouverne-ments. La population n’était pas uniforme, avec ses classes sociales. La majorité des propriétaires terriens et mêmedes pauvres préféraient la stabilité au changement. Après 1850, la croissance industrielle a bénéficié tant aux travailleursqu’aux propriétaires. Un meilleur niveau de vie a amené une stabilité politique. Même si la démocratie a évité desrévolutions, elle a tout de même permis certaines réformes. Contrairement à la théorie de Marx et d’Engels, la sociétéla plus industrialisée, c’est-à-dire la Grande-Bretagne, a résisté aux révolutions, tandis que la société la moins développée,la Russie, y a été la plus vulnérable.

En 1831, Aurore publie avec succès son premier roman,Indiana, et signe alors G. Sand. Ce n’est qu’un peu plustard qu’elle utilisera le nom complet de George Sand.En même temps, elle adopte les vêtements masculinset fume le cigare. Cette transformation lui permet de sepromener dans des lieux qui lui seraient habituellementinterdits. Elle est ainsi un témoin privilégié des préjugéset des codes sociaux de l’époque. 1833 marque l’annéede sa rencontre avec Musset. Ensemble, ils partent pourl’Italie. Très rapidement ils mettent fin à cette liaison,et George Sand rentre à Paris. Parallèlement à sa vieamoureuse, elle continue d’écrire. Et ce qui est remar-quable pour l’époque, elle vit grâce à son écriture. C’estd’ailleurs sa plus grande passion : «J’ai un but, une tâche,disons le mot, une passion.6», écrit-elle. De 1831 à 1876,presque chaque année, elle publie des écrits variés :romans, contes, pièces de théâtre, nouvelles, articlespolitiques, correspondance. En 1838, elle s’installede nouveau à Nohant. Cette existence campagnarde

l’amène à écrire des romans aux thèmes plus cham-pêtres, tels que : Le Compagnon du Tour de France, LaMare au diable, François le Champi et La petite Fadette.À sa mort, George Sand aura écrit plus de quatre-vingtdix romans !

Relis, réfléchis, réagis

1. Dans quelle mesure les révolutionnaires de 1848ont-ils atteint leurs objectifs et apporté deschangements en Europe ?

2. Préfères-tu l’art néoclassique du XVIIIe siècle oul’art romantique de la fin du XVIIIe et du début duXIXe siècle ? Explique ton choix à l’aide d’exemples.

3. Définis le terme « romantique » dans son contexteartistique, musical et littéraire.

Révision du chapitre

286 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne

En résumé

Dans ce chapitre, tu as vu:

• comment 25 années de guerres et de révolutions ont poussé les dirigeants d’Europe à chercher la paixet à mettre sur pied des organisations de coopération au XIXe siècle ;

• comment et pourquoi le principe de causalité est un outil essentiel dans l’analyse des événementsde la révolution industrielle ;

• l’incidence de la pensée occidentale moderne sur son évolution économique, politique et sociale durantla première moitié du XIXe siècle ;

• l’évolution des structures et des rôles familiaux en raison de la révolution industrielle.

Connaissance et compréhension

1. Pour comprendre l’histoire du XIXe siècle, il faut connaître les concepts, les événements et les personnages ci-dessous ainsi que leur rôle dans la réorganisation de la culture et de la sociétéeuropéennes. Choisis au moins deux éléments de chaque colonne et décris-les.Concepts Événements Personnagesla « révolution double» la première révolution industrielle Adam Smith

l’économie morale le «lundi saint» Friedrich Engels

l’effet multiplicateur la Loi sur les pauvres de 1834 John Stuart Mill

le paiement en espèces la Loi sur les usines de 1833 Thomas Malthus

le libéralisme la monarchie de Juillet Jeremy Bentham

le communisme les luddites

le romantisme Karl Marx

2. La révolution industrielle a modifié de manière radicale de nombreux aspects de la vie en Europe.Au moyen d’un réseau conceptuel, indique les façons dont la révolution industrielle a influencé lasociété européenne. Ensuite, recopie le tableau ci-dessous et remplis-le à l’aide des éléments de tonréseau conceptuel.Les effets de la révolution industrielle sur la société européenne

Effets politiques Effets sociaux Effets économiques Effets culturels

Habiletés de la pensée

3. Dans le Manifeste du parti communiste, Karl Marx a présenté une conception historique selon laquelle lasociété européenne était parvenue au point où une révolution, qui allait mettre en place une société sansdistinction de classes, était imminente. Il a écrit :

L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes. […] Cependant, le caractère

distinctif de notre époque, de l’époque de la bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de classes.

La société entière se scinde de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux classes ennemies,

en deux grandes classes qui s’affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat.

Dans quelle mesure cette citation et ta connaissance du Manifeste du parti communiste appuient-ellesl’hypothèse selon laquelle cette œuvre est un produit de son temps? S’agit-il plutôt d’une œuvre perspicaceet prophétique sur le cours de l’histoire à grande échelle ? Réponds en trois à cinq paragraphes.

4. Il est clair que les conséquences à long terme de la révolution industrielle ont été d’augmenter le niveaude vie de la majorité des Européens. Le débat se poursuit toutefois à savoir si la révolution industrielle aavantagé la classe ouvrière à court terme. En deux pages, analyse la question : a) du point de vue desindustriels, et b) du point de vue des ouvriers d’usine ou des travailleurs agricoles.

Mise en application

5. La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix (à la page 242) est l’un des tableaux les plus connus dumouvement romantique. Examine-le, puis réfléchis à ces questions : Quelles émotions ressens-tu ? Selontoi, qu’ont dû ressentir les gens devant ce tableau au XIXe siècle ? Penses-tu que la femme du XIXe sièclereprésente la liberté ? Explique.

Observe le tableau de nouveau et réponds aux questions suivantes :

a) Delacroix était-il pour ou contre la révolution de 1830? Explique ta réponse.

b) Qui était son public cible ?

c) Quel était son but ?

d) Selon toi, dans quelle mesure Delacroix a-t-il atteint son but ?

6. Le début du XIXe siècle était une période propice à la pensée philosophique. Les gens ont cherché àcomprendre la société et l’humanité alors qu’ils vivaient des changements sans précédent. Choisis undes philosophes mentionnés dans ce chapitre. Fais une recherche, puis rédige cinq questions que tu luiposerais si tu le rencontrais. Pour chaque question, inclus une réponse possible.

Communication

7. Illustre l’effet multiplicateur à l’aide de supports visuels (images, symboles, icônes) et de phrases ou demots clés. Montre la relation entre les innovations technologiques et les changements sociaux. Inspire-toides œuvres d’art présentées dans ce chapitre.

8. Imagine que tu vis dans les années 1830. Écris une chronique sur les conditions de travail des ouvriershommes, enfants et femmes dans les usines d’Angleterre pour le London Times. Ton article de 500 à700 mots doit décrire avec précision les conditions de travail pour les trois afin d’éveiller et de maintenirl’attention d’un public instruit. Appuie-toi sur des faits historiques et emploie un style journalistique.

C H A P I T R E S E P T La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 287

288 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne

C H A P I T R E H U I T

Le bouleversement des nations :l’Europe de 1850 à 1914

OBJECTIFS DU CHAPITRE

À la fin de ce chapitre, tu pourras :

• décrire l’évolution et les effetsde l’urbanisation moderne ;

• évaluer l’influence de personnalités etde groupes qui ont contribué à façonnerles attitudes dans la société occidentale ;

• analyser l’influence des forcesqui ont contribué aux changements dansl’expression artistique en Occident ;

• expliquer les facteurs qui ont contribué à l’émergence de l’État-nation en Occidentet à son expansion dans le reste du monde.

« L’Action féministe » Des Françaises renversent des urnes pourprotester contre le fait que les femmes n’ont pas le droit de vote.

C H A P I T R E H U I T Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 289

CONCEPTS ETÉVÉNEMENTS CLÉS

l’impérialisme

la guerre de Crimée

la guerre franco-allemande

la Commune de Paris

la IIIe République

l’affaire Dreyfus

la deuxième vague de la

révolution industrielle

le réalisme

le mouvement

des suffragettes

l’Acte de l’Amérique

du Nord britannique

PERSONNAGESCLÉS

Louis Napoléon Bonaparte

Otto von Bismarck

Giuseppe Garibaldi

le tsar Alexandre II

Benjamin Disraeli

Emmeline Pankhurst

Vladimir Ilitch Oulianov

(Lénine)

Charles Darwin

Marie Curie

Albert Einstein

Friedrich Nietzsche

Notre réalité politique, sociale et intellectuelle repose en grande partie sur

des bases établies durant la seconde moitié du XIXe siècle. L’Europe sortait

alors d’une période de révolutions, après que des intellectuels idéalistes avaient

tenté de transformer la politique et la société. De 1850 à 1914, les idéalistes et les

révolutionnaires ont peu à peu cédé la place à des politiciens aguerris et à des

activistes militant pour les droits des femmes et de la classe ouvrière.

Comme dans toute période historique, certains concepts philosophiques ont

alimenté les forces de changement. Le nationalisme a motivé des changements

politiques à l’échelle nationale à une époque où les pays cherchaient à affermir

leur pouvoir. Le socialisme a été à l’origine de transformations sociales, alors que

les organisations ouvrières et les féministes réclamaient la reconnaissance

juridique de leur droit à l’égalité et à de meilleurs traitements. Le réalisme a

imprégné les grands mouvements artistiques européens. Dorénavant, les poètes

et les peintres souhaitaient montrer la société telle qu’elle était et non telle qu’elle

aurait dû être.

Au cours de la même période, un certain nombre de dirigeants politiques d’Europe

ont tenté d’étendre et de consolider leur autorité en regroupant des territoires

plus petits en États-nations. Cela a mené à l’unification de l’Allemagne et de

l’Italie. En France, Louis Napoléon Bonaparte œuvrait à renforcer l’autorité de

l’État en sollicitant l’appui de la population pour ses politiques et son gouverne-

ment. Les nationalistes italiens se sont battus pour unir de nombreux États, à la

fois par l’insurrection populaire et par les négociations diplomatiques. Enfin, le

comte Otto von Bismarck a inspiré l’alliance de divers États allemands et de la

puissance militaire de la Prusse. Il a ainsi pavé la voie à l’Allemagne moderne.

Paroles de sage

L’oubli, et je dirai mêmel’erreur historique, sontun facteur essentiel dela création d’une nation.

Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?

(1882)

CHRONOLOGIE :LE BOULEVERSEMENT DES NATIONS

Louis Napoléon Bonaparte établit 1852le Second Empire de France.

1853–1856 La guerre de Crimée éclate.

Ottawa devient la capitale du Canada. 1857

1859 Charles Darwin publie L’origine des espèces.

Édouard Manet peint Le Déjeuner sur l’herbe. 1863

1866 La guerre austro-prussienne est suiviedu traité de Prague.

Karl Marx publie Le Capital, livre 1 ; 1867l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique

est en vigueur : c’est le début de la confédération canadienne.

1869 John Stuart Mill publieDe l’assujettissement des femmes.

Guerre franco-allemande : Napoléon III est vaincu ; 1870-1871c’est la chute du Second Empire.

1876 Invention du téléphonepar Alexander Graham Bell

Soulèvement des Métis 1885sous le commandement de Louis-Riel

1890 Fermeture des écoles françaises au Manitoba

L’Affaire Dreyfus éclate. 1894–1906

1897 Auguste Rodin sculpte Balzac.

Sigmund Freud publie L’interprétation des rêves. 1899

1901 Marconi reçoit le premier message radioà Terre-Neuve : début de la radio transatlantique.

Lénine publie Que faire ? 1902

1903 Marie Sklodowska Curie, Pierre Curie et Henri Becquerel reçoivent le prix Nobel pour leurs travaux sur la radioactivité.

Max Weber publie L’Éthique protestante 1904et l’esprit du capitalisme ; Giacomo Pucini

compose Madame Butterfly.

1905 Première Révolution russe ; Albert Einsteinformule la théorie de la relativité restreinte.

Henri Bergson publie L’Évolution créatrice. 1907

290 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Pas à l’échelle

L’ÉMERGENCEDE L’ÉTAT-NATION

Durant la seconde moitié du XIXe siècle, le nationalismeest le concept philosophique qui a motivé les forcesdu changement. Cependant, le nationalisme dans sonsens de fierté et d’engagement à l’égard de la puissancede l’État-nation est rarement issu de la population. Leplus souvent, des dirigeants politiques ont encouragéce sentiment afin d’accroître leur pouvoir.

En 1871, ce mouvement de consolidation etd’unification a produit l’Allemagne et l’Italie moderneset, par conséquent, modifié l’équilibre du pouvoir enEurope. Même s’il n’y a pas eu de guerre majeure enEurope avant 1914, le continent n’était pas en paixpour autant. Les choses avaient changé. Auparavant, lapuissance d’un État dépendait de la taille de son terri-toire, de sa population et de son armée. Après 1871,

elle dépendait davantage de l’importance et de l’étenduede son économie. Par conséquent, les États se dispu-taient des richesses et des territoires en dehors del’Europe dans un esprit impérialiste, c’est-à-dire qu’ilsétendaient leur territoire en s’emparant de colonies etde dépendances.

En plus de soutenir l’expansion de l’Europe, lenationalisme s’est avéré un puissant outil de mobilisa-tion populaire à l’appui des gouvernements et de leurspolitiques. Depuis les grandes révolutions, la plupartdes gouvernements reconnaissaient la souveraineté dupeuple, du moins en théorie. Le nationalisme identifiaitl’individu à l’État et associait ses sentiments de fierté,de prestige et de pouvoir à la puissance de la nation.

Le pouvoir de l’idéologie nationaliste reposait surde nouvelles conditions historiques, une nouvelle formed’économie et une société de plus en plus urbanisée.Ces éléments sont apparus en Europe au cours de la

C H A P I T R E H U I T Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 291

Loire

Seine

Rhin

Danube.

O c é a nA t l a n t i q u e

Mer Adr iat ique

MerBal t ique

M e r N o i r e

M e r M é d i t e r r a n é e

M e rd u N o r d

Sardaigne

Sicile

BosnieSerbie

Grèce

Albanie

Macédoine

Dublin

Londres

Paris

Madrid

Gibraltar

Amsterdam BerlinVarsovie

Berne

Rome

BudapestVienne

SofiaConstantinople

Bucarest

Moscou

Saint-PétersbourgStockholmChristiania

Lisbonne Espagne

Portugal

Russie

FinlandeRoyaume

de Norvègeet de Suède

France

Grande-Bretagne

Irlande

Allemagne

Empire austro-hongrois

Belgique

Suisse

Italie

Pays-Bas

Danemark

Luxembourg

Roumanie

Bulgarie Empire ottoman

0 500 km

FIGURE 8.1 La carte géopolitique de l’Europe en 1871La Suisse et le Luxembourg n’ont pas de façade maritime. À ton avis, pourquoi était-il important pour un pays d’avoir un tel accès ?

seconde moitié du XIXe siècle, mais aussi au Canada.C’est en effet en 1867, sous l’impulsion de John A.MacDonald et de George-Étienne Cartier, que l’Acte del’Amérique du Nord britannique allait favoriser l’essordu nouveau pays. Même si la profondeur et la sincéritéd’un sentiment nationaliste avaient une certaineinfluence, l’histoire montre que la réussite d’une nationne dépendait pas seulement de ce sentiment, mais d’uncertain nombre de conditions, par exemple le dévelop-pement du chemin de fer au Canada.

LA FRANCE :DES PERSONNAGES CLÉS

Louis Napoléon Bonaparte

La France était l’une des seules nations européennesà ne plus être une monarchie. Elle était dorénavant unerépublique, c’est-à-dire un État où le peuple et sesreprésentants élus possédaient le pouvoir. Durant laseconde moitié du XIXe siècle, la France a établi unéquilibre précaire entre la démocratie et l’autocratie.Son chef, Louis Napoléon Bonaparte, était un autocratequi avait su faire vibrer la corde nationaliste de lapopulation et amener celle-ci à appuyer ses politiques.En effet, le neveu de Napoléon Bonaparte, LouisNapoléon Bonaparte (1808-1873), a fait la preuve quela popularité découlait de la réussite. Il a été présidentde la République (1848-1852), puis empereur deFrance (sous le nom de Napoléon III, de 1852 à 1870)durant des années de prospérité qui ont redonné à laFrance son titre de capitale diplomatique et culturellede l’Europe. La République allait cependant connaîtreune fin désastreuse. L’écrasante victoire de la Prussesur la France, en 1871, allait marquer la fin humiliantede Napoléon III et de son Second Empire. On verraitégalement l’Allemagne moderne devenir une puissancedominante de l’Europe centrale.

Louis Napoléon Bonaparte était peu connu avantson élection à la présidence de la IIe République, endécembre 1848. Après les répressions sanglantes desjournées de juin, l’électorat français était encore divisé

entre les monarchistes et les républicains. Pour lesmonarchistes, le nom de Napoléon signifiait l’ordreplutôt que l’anarchie républicaine ; pour les républi-cains, il symbolisait la vertu républicaine plutôt que lacorruption de l’aristocratie. Les uns et les autres ontvoté pour Louis Napoléon Bonaparte, qui a obtenuprès de quatre millions de voix de plus que son plusproche rival.

Pour Louis Napoléon, la constitution de laIIe République comportait un défaut majeur : ellelimitait à quatre ans le mandat du président, sansréélection possible. Ironiquement, Louis Napoléon avoulu en appeler au peuple pour tenter de changer lasituation, ce que l’Assemblée nationale lui a permisde faire. Il y avait alors à l’Assemblée une majorité demonarchistes qui aimaient l’idée d’avoir un empereuren France. Craignant toujours le radicalisme de Paris,l’Assemblée nationale a censuré la presse et revu ledroit de vote. Elle a restreint le droit de vote aux pro-priétaires fonciers et fait arrêter les députés radicaux.Dans ses nombreux discours publics, Louis Napoléonrappelait la mémoire de son oncle et l’associait auprincipe de souveraineté populaire et à son propreleadership. En octobre 1849, il a déclaré : «Le nom deNapoléon est à lui seul un programme; il veut dire àl’intérieur ordre, autorité, religion, bien-être du peuple,à l’extérieur dignité nationale. »

Dans le but d’accroître son pouvoir, LouisNapoléon a orchestré un coup d’État dans la nuit du1er au 2 décembre 1851 : l’armée a occupé Paris et lapolice a arrêté 78 députés de l’Assemblée nationale. Àleur réveil, le 2 décembre, les Parisiens ont appris quele président avait dissous l’Assemblée nationale etrestauré le suffrage universel masculin. Le coup d’Étatdevait se faire dans le calme, mais l’armée a néanmoinsabattu 200 émeutiers à Paris le 4 décembre, et freiné dumême coup un soulèvement de la gauche.

De cette manière, Louis Napoléon se déclaraitempereur et affirmait en même temps restaurer la démo-cratie. Pour le prouver, il a mis en place un nouveautype d’élection par vote direct, appelé «plébiscite ».Deux fois, en décembre 1851 et en décembre 1852,l’électorat français a plébiscité l’empereur Napoléon III

292 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne

et le Second Empire. Il semble que sous Napoléon III, lepeuple français appréciait les symboles de la démocratieplus que la démocratie elle-même. L’économie allaitbien, notamment grâce à l’essor du réseau ferroviaire,qui agissait comme catalyseur sur les industriesfrançaises et générait des emplois. Napoléon III avaitde bons conseillers qui préconisaient la planification etl’aide gouvernementales selon les idées de Saint-Simon.Ses réformes ont facilité la création d’entreprises àresponsabilité limitée et par association de capitaux.Le Second Empire a aussi fondé le Crédit immobilier.Les citoyens pouvaient y déposer leurs économies afinqu’elles servent au développement industriel. Tous cessignes de prospérité semblaient satisfaire la populationet diminuer le désir d’une démocratie véritable.

Paris représentait le mieux la planification duSecond Empire. Dès 1853, le baron Georges Haussmanna dirigé les travaux de réaménagement du centre deParis. Il a éliminé des immeubles surpeuplés et trans-formé des rues étroites en grands boulevards. Il a faitde Paris l’une des splendeurs de l’Europe.

La prospérité a maintenu le calme politiquependant quelques années. En 1860, des scandalesfinanciers, des dissensions à l’égard de la politiqueétrangère et l’irritation que causait la censure imposéeà la presse ont ranimé les critiques à l’égard du pouvoir.En réaction, Napoléon III a appliqué des réformes : il aaccru la liberté de la presse, il a permis la tenue dedébats parlementaires plus libres, il a augmenté laresponsabilité des ministres à l’égard des représentantsélus, il a réduit l’influence de l’Église en éducation, il afacilité l’accès des femmes aux études et il a légalisé lessyndicats et le droit de grève. Ces réformes, réaliséesentre 1860 et 1869, ont contribué à préserver la popu-larité de Napoléon III. Le plébiscite de 1870 a montréque 7,3 millions de Français appuyaient les politiquesde l’Empereur contre 1,5 million.

Un conflit et la guerreNapoléon III souhaitait imiter son oncle en restaurantle prestige de la France en Europe. En 1854, il s’estopposé à la Russie, qui se disait la protectrice de tous

les chrétiens de l’Empire ottoman. La guerre de Criméequi s’en est suivie (1853-1856) visait en fait à freinerl’expansion russe dans les Balkans et la Méditerranéeorientale. Aucune des grandes armées, soit française,britannique et russe, ne s’est distinguée, la maladieayant tué plus de soldats que les armes. L’infirmièreanglaise Florence Nightingale et les nouveaux corre-spondants de guerre des journaux ont fait connaître aumonde entier les conditions horribles de cette guerre.Sur le plan politique, les Russes ont perdu davantage.Le grand vainqueur a été Napoléon III. Le traité deParis de 1856 a accepté les concessions de la Russieet a rendu à Paris son titre de centre diplomatiquede l’Europe.

C H A P I T R E H U I T Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 293

Mer Adr iat ique

Mer Médi terranée

Sardaigne

Sicile

Corse

Étatspontificaux

Tunisie

Royaume desDeux-Siciles

Nice

France

Savoie

Piémont

Lombardie

TyrolSuisse

Istrie

YougoslavieToscaneSaint-Marin

Vénétie

ModèneLucques

Palerme Messine

Naples

Parme

Tarente

Rome

PérouseSienne

Pise

Gênes

Turin Milan Venise

ModèneBologne

0 200 km

Territoires annexés en 1859

Territoires annexés en 1860

Territoires cédés à la France en 1860

Territoires annexés en 1866

Territoires annexés en 1870

Frontière de 1871

FIGURE 8.2 L’Italie unifiéeExamine cette carte de ce qui allait devenir l’Italie. Quelles régionsautonomes ont disparu à la suite de l’unification des États italiens ?

L’ITALIE :DES PERSONNAGES CLÉS

La lutte pour l’unification de l’Italie (1848-1871)relevait à la fois d’un nationalisme idéaliste en quête delibération par l’insurrection populaire et d’un exercicede realpolitik, c’est-à-dire une politique basée sur desréalités et des besoins matériels plutôt que sur desidéaux et des principes moraux. L’unification de l’Italien’aurait pas pu se faire sans l’idéalisme des nationa-listes et le réalisme des politiciens. Pourtant, ces deuxéléments s’opposaient souvent au lieu de s’harmoniser.

La création d’une nationalité italienne n’allait pasde soi. Ni la géographie ni l’histoire n’y conduisaient.Il a fallu que les nationalistes italiens luttent afin decréer une nouvelle nation. L’Autriche et le pape s’oppo-saient à l’unification, de même que certains dirigeantspolitiques de plus petits États qui défendaient leursintérêts.

Le Risorgimento était un mouvement pour l’unifi-cation de l’Italie, formé avant l’occupation française dunord de l’Italie par les armées révolutionnaires etnapoléoniennes. Après 1815, de petits groupes d’intel-lectuels et d’étudiants ont constitué des sociétéssecrètes radicales appelées les carbonari. Ils organi-saient des soulèvements contre les Autrichiens, quioccupaient les territoires du nord. Ils s’en prenaientaux États pontificaux pour y dénoncer la corruptionde l’administration. Ils attaquaient aussi la monarchiedes Bourbons restaurée à Naples. En 1820 et en 1821,puis à nouveau en 1831, les insurrections sont restéesdes incidents isolés qui n’ont pas délogé les autoritésen place.

Giuseppe Mazzini et Giuseppe Garibaldi

Après l’échec des insurrections de 1831, GiuseppeMazzini (1805-1872), qui avait été arrêté pour cons-piration, a fondé à Marseille en France le mouvementJeune-Italie. Né à Gênes, ce fils de médecin a incarné lenationalisme révolutionnaire romantique pour lesItaliens et même pour toute l’Europe. Avec Jeune-Italie,

Mazzini a fait connaître les objectifs du nationalismeitalien, soit réunir les principes du nationalisme et dulibéralisme. La nouvelle Italie selon Mazzini serait à lafois une démocratie et une république. Mazzini voulaitamener le peuple à se soulever afin d’atteindre ce but.

Des membres de Jeune-Italie ont participé à desinsurrections successives dans les principales villes dela péninsule italienne, notamment Palerme, Naples,Turin, Milan et Venise. Lors d’un soulèvement à Rome,Mazzini a été désigné président d’une république démo-cratique radicale. Or, Rome était aussi le siège duVatican. Son statut ne concernait donc pas uniquementles Italiens, mais la communauté internationale égale-ment. Dans une action concertée pour rendre Rome àl’Église catholique, 30 000 soldats de Naples, d’Autricheet de France sont intervenus contre la Républiqueromaine. Giuseppe Garibaldi (1807-1882) était unrévolutionnaire romantique et l’un des principaux

294 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne

Mazzini et Garibaldi, les fondateurs de l’Italie moderne. À ton avis,que serait-il advenu de la péninsule italienne sans l’unification ?

représentants de la guérilla du XIXe siècle. Il a dirigéune armée de 10 000 hommes, les Chemises rouges, eta défendu avec héroïsme la République romaine.Toutefois, il a dû abandonner la ville et s’enfuir dansles montagnes. Peu après, en août 1849, la républiquede Venise s’est rendue aux Autrichiens. C’était le dernierfief des révolutions de 1848.

La défaite des républiques de Rome et de Venise amarqué la fin du rêve du Risorgimento de Mazzini.L’unification nécessitait une direction plus centraliséeet une personne plus experte en politique. On a confiécette tâche au comte de Cavour (1810-1861), unlibéral modéré du Piémont. Premier ministre du Piémont,en 1852, Cavour avait montré qu’il était plutôt réaliste.Il a consolidé ses appuis politiques en se servant duprocessus électoral de façon astucieuse, presque fraudu-leuse. En matière de politique étrangère, il a atteint sesobjectifs à force de ruse diplomatique et de menaces deguerre. Cavour s’est aperçu qu’il avait besoin d’appuishors de l’Italie. Il s’est donc allié à la France pour com-battre la Russie pendant la guerre de Crimée ; plustard, il s’est allié à la Russie contre l’Autriche. Ce sontlà deux bons exemples de realpolitik. Ses manœuvresdiplomatiques ont permis à Cavour d’aborder la questionitalienne au congrès de Paris de 1856 et de procéder àl’unification du nord de l’Italie, à l’exception de Venise.

Garibaldi a alors pris la relève. Ses Chemises rougesavaient combattu en Lombardie. Au lieu de disperser sonarmée privée, Garibaldi a réuni 1 000 soldats (les Mille)au sud de la Sicile. Ainsi, les Chemises rouges, aidéesde paysans, ont défait l’armée du roi Bourbon,François II. Les Chemises rouges ont ensuite envahi lecontinent et ont rapidement pris Naples.

Les victoires de Garibaldi dans le Sud ennuyaientCavour, au Nord. Tout semblait indiquer que les forces

des républicains radicaux et l’insurrection populairedu Sud allaient progresser vers le Nord. Cavour a placél’armée de Sardaigne dans les États pontificaux et arencontré Garibaldi au sud de Rome. Garibaldi, plusrévolutionnaire que politicien, a accepté l’union duNord et du Sud selon les conditions de Cavour. Enmars 1861, le nouveau royaume d’Italie était créé. VictorEmmanuel II en était le monarque constitutionnel. Despropriétaires fonciers habilités à voter ont élu unparlement. Turin, dans le Piémont, est devenue la capi-tale. Cavour est mort en 1861, 11 semaines seulementaprès la création du royaume d’Italie.

Toutefois, il manquait quelques éléments auroyaume. Venise appartenait toujours à l’Autriche. Lepape Pie IX contrôlait toujours le reste des États pon-tificaux et Rome. À nouveau, la diplomatie et la guerreont complété l’unification. En 1866, l’Italie a soutenula Prusse dans une courte guerre remportée contrel’Autriche. En guise de récompense, la Prusse lui acédé Venise. En 1870, Napoléon III, en guerre contrela Prusse, a fait revenir ses soldats de Rome. Lestroupes italiennes ont alors occupé la ville, le pape s’estretiré au Vatican et Rome est devenue la capitale del’Italie complètement unifiée en 1871. Comme enFrance, des politiciens réalistes ont su gérer le senti-ment nationaliste idéaliste pour faire progresser lacause d’un État-nation plus fort.

L’ALLEMAGNE MODERNE :DES PERSONNAGES CLÉS

L’occupation des territoires allemands par Napoléon etl’intérêt du mouvement romantique pour les traditionspopulaires et l’histoire ont favorisé l’émergence d’uneculture et d’une tradition communes aux peuples ger-manophones. Toutefois, il faut noter que l’unificationde l’Allemagne n’a pas résulté d’un mouvementnationaliste populaire, mais bien d’un exercice derealpolitik, et ce, encore plus clairement qu’en Italie.

De 1815 à 1848, les nationalistes libéraux ont rêvéd’une unité allemande gérée par une constitutionlibérale. Il y avait cependant d’importants obstacles

C H A P I T R E H U I T Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 295

INTERNET

WEBLIEN

www.cheneliere.ca

Pour plus d’information sur GiuseppeGaribaldi et les Chemises rouges, rends-toià l’adresse ci-dessus.

politiques. La Confédération allemande de 1815 avaitréuni 39 États. Parmi eux, les plus grands et les pluspuissants étaient la Prusse et l’Autriche. Cette confé-dération ne visait pas l’unification des États germano-phones. Elle servait plutôt à préserver les structurespolitiques existantes de petits États gouvernés par desprinces absolutistes. La Prusse et l’Autriche représen-taient deux dirigeants possibles de la Confédération.En outre, les petits États ne savaient à quelle puissanceaccorder leur loyauté. Le progrès social et économiquea en partie réglé ces questions. En 1834, le Zollverein,une union douanière allemande, a réuni la Prusse et desÉtats allemands du Nord, mais non l’Autriche, dansune association économique plus étroite. Le prolonge-

ment du réseau ferroviaire et l’urbanisation des années1840 et 1850 ont affaibli l’esprit de clocher desrégions. De plus, ils ont fait progresser l’idée qu’unplus grand État-nation pouvait mieux assurer la crois-sance économique et une influence diplomatique.

Les nationalistes libéraux ont eu une occasion deconcrétiser leur rêve en 1848. Toutefois, leur premièretentative a échoué. Réunis au parlement de Francfort,ils n’ont pas réussi à s’entendre sur la définition dunouvel État allemand. Les partisans de la « solutiongrande-allemande », qui incluait l’Autriche, prove-naient surtout des régions catholiques du Sud. Les par-tisans de la « solution petite-allemande», qui excluaitl’Autriche et favorisait la Prusse, provenaient surtoutdes régions protestantes du Nord. L’échec du parle-ment de Francfort et la réaffirmation de l’autocratieroyale à Berlin et à Vienne, en 1848-1849, ont mis unterme à la fusion du libéralisme et du nationalismedans l’unification de l’Allemagne.

Otto von Bismarck

Otto von Bismarck (1815-1898) était un aristocrateconservateur. Il défendait la monarchie prussiennecontre les attaques des nationalistes libéraux de 1848.Cependant, contre toute attente, il a été l’artisan del’unification de l’Allemagne. Bismarck avait une forcephysique et une vitalité exceptionnelles. Par ailleurs, ilavait une intelligence remarquable. Il a notammentraconté dans ses mémoires avoir suivi un plan à longterme, même si sa véritable force résidait dans sacapacité de s’adapter aux situations tout en cherchantconstamment à accroître la puissance de la Prusse. Enrevanche, cette habileté lui a valu la réputation d’éviterde respecter ses engagements à long terme au moyende beaux discours rusés et trompeurs : seule comptaitl’atteinte de ses objectifs. Bismarck a bien exprimé sonmépris pour le libéralisme et sa foi dans le rôle centraldu pouvoir en politique et en diplomatie dans soncélèbre discours du 29 septembre 1862 :

L’Allemagne ne recherche pas le libéralisme dela Prusse, mais sa puissance […] La Prusse doit

296 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne

Corsica

M e r B a l t i q u eM e r

d u N o r d

A d r i a t i c S e a

Rhin

Danube

Vienne

Olmutz

InnsbruckBudapest

Prague

Nuremberg

Francfort

VarsovieBerlin

Munich

Stuttgart

Mayence

Cologne

Bonn

Amsterdam HambourgBrême

Dantzig

0 250 km

Territoires annexés par la Prusse en 1866

Territoires cédés parla France en 1871

Territoires s’étant ralliésà la Prusse pour former la Confédération del’Allemagne du Nord en 1867

Frontière de la Confédération allemande en 1815

Frontière de la Confédération de l’Allemagne du Nord en 1867

FIGURE 8.3 L’unité allemandeExamine les transformations qu’a connues l’Allemagne. Selon toi,ces changements annonçaient-ils des problèmes ?

préserver sa puissance en prévision du bonmoment, lequel s’est déjà présenté plusieurs fois.Les frontières de la Prusse ne conviennent pas àune vie nationale saine. Les grandes questions denotre temps ne seront pas tranchées par desdiscours et des majorités – l’erreur commise en1848-1849 – mais par le fer et le sang.

Du conflit à l’unificationEn 1864, le Danemark a revendiqué la propriété duSchleswig et du Holstein. Ces deux duchés voisinsavaient des populations germanophones. Cette actiona provoqué la colère des nationalistes allemands, quiont exigé réparation. Bismarck a pris les devants. Il aorganisé une intervention militaire conjointe del’Autriche et de la Prusse. La guerre de courte durée apermis à la Prusse de montrer la supériorité de sonarmée sur celle du Danemark, mais les vainqueursn’ont pas réussi à s’entendre sur l’avenir des deuxduchés conquis.

Afin d’alerter l’opinion publique allemande sur laquestion, Bismarck a posé un geste inattendu. Il aproposé une réorganisation de la Confédération alle-mande ainsi que la création d’une assemblée nationaleélue par suffrage universel masculin. Il savait quel’Autriche allait rejeter tout de suite cette proposition.Les libéraux se méfiaient toujours de Bismarck et dumilitarisme prussien, mais cette proposition semblaitmontrer que la réforme dont on parlait depuis silongtemps avait plus d’appuis à Berlin qu’à Vienne.

Dans la capitale autrichienne, l’empereur François-Joseph et ses ministres croyaient que la guerre était uneconséquence inévitable de la proposition de Bismarck.Ils ont cru que l’Autriche l’emporterait. Sous le hautcommandement de Helmut von Moltke, les générauxprussiens ont utilisé de nouvelles technologies indus-trielles pour remporter la bataille. Ils ont ainsi ouvertla voie à une nouvelle façon de faire la guerre. D’abord,les soldats prussiens disposaient des nouveaux fusilsDreyse plus modernes. Ces armes, à culasse mobile, leurpermettaient de tirer jusqu’à 8 coups la minute. De plus,

ces soldats se déplaçaient plus vite grâce au réseau fer-roviaire. Enfin, l’utilisation du télégraphe a accru lavitesse des communications. Sûrs de remporter la vic-toire, les généraux prussiens étaient prêts à marchersur Vienne. Bismarck gardait néanmoins à l’esprit sesobjectifs politiques et a plutôt négocié un accord depaix. La guerre austro-prussienne n’a finalement duréque sept semaines, soit de juin à août 1866. La Prussea vaincu l’Autriche sur le terrain et Bismarck a réforméla Confédération allemande.

Le traité de Prague de 1866 a mis un terme à lalutte qui opposait l’Autriche et la Prusse au sein de laConfédération allemande. Il a eu de nombreusesretombées. Premièrement, l’Italie a obtenu Venise, unepossession autrichienne, en récompense de sa partici-pation à la guerre aux côtés de la Prusse.

Deuxièmement, la nouvelle Confédération del’Allemagne du Nord excluait l’Autriche, mais compre-nait une Prusse plus grande. En effet, l’annexion par laPrusse d’États auparavant indépendants lui a permisde s’enrichir de quelque 3 300 km2 et 4,5 millionsd’habitants. La nouvelle confédération incorporait lesdeux tiers de la confédération précédente, à l’excep-tion des États du Sud. La Prusse était le joueur le pluspuissant de la nouvelle confédération et le roiGuillaume Ier de Prusse en a pris la direction. Ce nou-veau gouvernement s’est doté d’un parlement ausuffrage universel masculin. Bismarck avait la certitudeque les électeurs des régions rurales éliraient despropriétaires conservateurs, et non des libéraux de laclasse moyenne. Des ministres de la Confédération,nommés par le roi et sous contrôle prussien, devaientaussi gérer les affaires militaires et étrangères.

Troisièmement, les quatre États allemands du Sud,soit la Bavière, le royaume de Wurtemberg, le grand-duché de Bade et le Hesse-Darmstadt, ont signé unealliance militaire avec la Prusse, même s’ils demeuraientexclus de la Confédération de l’Allemagne du Nord.Face à l’échec de l’Autriche, ces États devaient absolu-ment développer des relations économiques et politiquesplus étroites avec la nouvelle confédération. Bismarckgardait cependant la France à l’œil après avoir constatéque Paris se méfiait de la nouvelle Allemagne.

C H A P I T R E H U I T Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 297

LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE (1870-1871)

Cette guerre a commencé à la suite d’un incident diplo-matique concernant la succession d’Espagne. L’incidentétait mineur, mais la guerre a eu des conséquences pro-fondes. En 1868, une révolution en Espagne a pousséla reine Isabelle II à abdiquer. Madrid a proposé letrône au prince Léopold de Hohenzollern, un parentéloigné du roi Guillaume Ier de Prusse.

Bismarck aimait l’idée d’avoir un allié en Espagne.En revanche, la France redoutait une alliance entre laPrusse et l’Espagne et craignait d’être attaquée sur deuxfronts. Les journaux français et allemands, encouragéspar des politiciens, dont Bismarck, ont attisé l’opinion

publique. Ils ont prétendu que la dispute mettait enjeu la dignité et le prestige de leur nation respective.

L’ambassadeur français a rencontré Guillaume Ier,à Ems en Allemagne, et a obtenu le retrait du candidatHohenzollern. Il a aussi exigé une garantie que ceretrait serait définitif. Guillaume Ier a refusé cettedeuxième requête et a transmis par télégramme lecompte rendu de sa rencontre à Bismarck. Bismarck araccourci le texte, ce qui faisait paraître le refus du roibeaucoup plus rude, puis l’a transmis à la presse. Lanouvelle a embrasé l’opinion publique française.Napoléon III, pour défendre l’honneur de la nation, adéclaré la guerre à la Prusse le 19 juillet 1870.

Les Prussiens ont remporté une victoire écrasantecontre la France à l’aide des méthodes modernes quiavaient fait leurs preuves contre l’Autriche, entreautres le transport en train de 500 000 soldats vers lefront. La capture de Napoléon III et de 100 000 soldatsfrançais à Sedan, en septembre 1870, a entraîné lachute du Second Empire. La guerre a duré encore quatremois. Les Allemands ont assiégé Paris. Les Parisiensont dû manger leurs animaux de compagnie et mêmedes rats pour éviter de mourir de faim. Le traité deFrancfort, signé en mai 1871, a imposé de dures condi-tions à la France : celle-ci a dû céder les provincesd’Alsace et de Lorraine à l’Allemagne, lui verser cinqmilliards de francs et subir l’occupation allemandependant les trois années nécessaires pour régler cettedette. Pis encore, Guillaume Ier a été proclamé empereurde l’Allemagne unifiée dans la galerie des Glaces deVersailles, l’ancien palais de Louis XIV, Roi-Soleil etgloire de la France.

L’Empire autrichien: l’anomalie européenne

Contrairement à ce qui s’est produit en Italie et enAllemagne, le nationalisme a affaibli le grand empireautocrate d’Autriche au lieu de le renforcer. Après larévolution de 1848-1849, la monarchie des Habsbourga vaincu les forces nationalistes et libérales. Cependant,l’Empire autrichien n’était plus de son temps. C’était

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Une caricature française qui témoigne du mélange de défiance etde sarcasme qu’inspirait Bismarck en France. Elle est particulièrementéloquente de l’autoritarisme qu’on prêtait à l’homme politique allemand.

une dynastie, et non un État-nation. Les Habsbourg setransmettaient les territoires et la population de l’Empired’une génération à l’autre. Le jeune François-Joseph Ier,qui serait empereur et roi jusqu’à sa mort en 1916,avait combattu l’élan révolutionnaire en 1848. Il estimaitque le règne des Habsbourg devait servir à préserver lepatrimoine territorial et, si possible, d’en étendre lesfrontières. Pour ce faire, la monarchie avait le soutiende l’aristocratie terrienne, de l’Église catholique, del’imposante bureaucratie et de l’armée, dont une grandepartie relevait de fonctionnaires germanophones.

Soumis à l’oppression du règne Habsbourg, lesgroupes minoritaires savaient au moins à quoi s’entenir. La séparation du pays était un objectif réalisable.Toutefois, elle pouvait conduire à une prise de contrôlepar les Hohenzollern du nouvel Empire allemand oupar les Romanov de la Russie tsariste. Cela ne valaitpas mieux.

Cet équilibre entre les intérêts des nationalistes etde la dynastie a été mis en péril par le déclin de l’Empireottoman dans les Balkans. Dans ces régions, le nationa-lisme slave a ouvert la porte à l’influence russe. À Vienne,François-Joseph Ier et ses conseillers voulaient déjouerles intrigues des Russes tout en tirant profit de la faib-lesse de l’Empire ottoman. L’ambition nationaliste et larivalité entre grandes puissances ont entraîné unesituation explosive dans l’Empire austro-hongrois et lesBalkans. Bismarck a même déclaré qu’il s’agissait d’unevéritable poudrière. Et il suffira d’une étincelle pourdéclencher un conflit bien plus important en 1914.

LA RUSSIE TSARISTE:RÉFORME ET RÉPRESSION

La Russie constituait l’autre grande monarchie auto-crate de l’époque. Elle souhaitait préserver l’aristo-cratie conservatrice, mais avait un grand besoin deréformes économiques et industrielles. La défaite de laRussie à la guerre de Crimée (1854-1856) avait montréla nécessité de moderniser son armée et d’industrialiserson économie. Le tsar Alexandre II (1818-1881) aentrepris ces réformes difficiles. Réformateur prudentet modéré, il a régné de 1855 à 1881.

L’émancipation de 22,5 millions de serfs en 1861 areprésenté le changement le plus important. Afin de nepas nuire aux propriétaires terriens, qui craignaient deperdre leurs revenus de la terre, le contrôle des paysanset leurs privilèges, on a fait payer aux paysans le prixde la réforme. Les paysans, libres et propriétaires deparcelles de terrain, ont dû payer une indemnité àl’État pour leur émancipation.

Les aristocrates et les réformateurs avaient peur devoir apparaître une population rurale sans terre, sanslieu d’attache et donc dangereuse. Par conséquent, lescommunes de paysans traditionnelles ont continué decontrôler l’utilisation du territoire et de limiter lesdéplacements des paysans à l’extérieur des communes.Les paysans vivaient donc toujours dans la pauvreté, etcela empirait avec l’accroissement de la population.L’exportation de céréales a augmenté rapidement avecle développement du réseau ferroviaire, mais en mêmetemps, le prix des céréales a chuté. Les paysans devaientproduire plus de céréales pour un revenu moindre,avec des familles plus nombreuses à nourrir et dans unsystème agricole qui décourageait l’innovation. Dans cesconditions, une mauvaise récolte pouvait transformerle mécontentement en manifestations violentes.

La situation se dégradait aussi dans les zonesurbaines de la Russie. Le gouvernement avait soutenula première vague d’industrialisation dans les années1860. La construction du réseau ferroviaire et le dé-veloppement industriel avaient fait croître des villes etcréé une nouvelle classe ouvrière. Comme les premierstravailleurs industriels ailleurs dans le monde, cesouvriers se faisaient exploiter ; ils avaient de bas salaireset aucune loi ne les protégeait. Les dirigeants de groupesde travailleurs ont commencé à étudier l’analysemarxiste du capitalisme industriel et à chercher unesolution révolutionnaire à leur oppression.

Alexandre II, ses fonctionnaires et l’aristocratieavaient amorcé la réforme avec précaution. Ils ontappliqué une politique de répression en réaction auxcritiques et au mécontentement, puis à un soulève-ment nationaliste en Pologne (que la Russie contrôlaiten partie) en 1863. La répression a accru l’insatisfac-tion des différentes classes sociales.

C H A P I T R E H U I T Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 299

Les quelques intellectuels du pays, de plus en plusnombreux, étaient troublés par le recul de leur patrie.Les populistes interprétaient l’insurrection populairedes paysans comme un désir de revenir aux traditionsrusses, plutôt que d’adopter les pratiques occidentales.Certaines personnes aimaient les idées des anarchistes.D’autres croyaient que seule la violence pouvait fairechanger les choses.

En 1881, Alexandre II est mort, tué par l’explosiond’une bombe artisanale. Contrairement aux attentes del’assassin, la mort du tsar n’a pas provoqué un soulève-ment général. Plutôt, une longue période de répressiona commencé sous Alexandre III (1881-1894). Après1881, la Russie a suivi la voie contraire à la tendanceobservée en Europe occidentale. En Russie, les forcesautocratiques se sont renforcées; dans l’Europe occi-dentale, les nouvelles politiques démocratiques ontmarqué l’après 1870.

Relis, réfléchis, réagis

1. a) Quelle est la différence entre une nationet un État ?

b) Rédige une définition claire du terme « État-nation ». Inspire-toi des exemples du chapitreet du contexte.

2. Le terme « État-nation » peut-il s’appliquer au Canada ? Pourquoi ?

3. En quoi la situation de la Russie et de l’Autriche au XIXe siècle différait-elle de celle de la plupartdes pays européens ?

L’ÉVOLUTIONDE LA PENSÉE POLITIQUE :L’ESSOR DE LA DÉMOCRATIE

Outre le nationalisme, une autre force a façonné lepaysage politique de l’Europe. À divers degrés, les nationsont adopté des principes démocratiques qui les ont rap-prochées des nations que nous connaissons aujourd’hui.

Entre 1850 et 1914, la plupart des pays ont accordé undroit de vote élargi, voire le suffrage universel masculin.En 1871, le nouvel Empire allemand et la IIIe Répu-blique française ont tenu un suffrage «démocratique».Tous les citoyens adultes masculins ont pu voter. EnGrande-Bretagne, après 1867, les propriétaires masculinsdes villes et les locataires payant plus de 10 livres sterlingpar année pouvaient voter aux élections législatives. En1914, même la Russie et l’Autriche avaient introduit lesuffrage universel masculin.

Entre 1815 et 1848, la perspective d’un électoratpopulaire avait terrifié les conservateurs et les libéraux ;pourtant, le désastre annoncé ne s’est pas produit. Enfait, des conservateurs comme Otto von Bismarck,en Allemagne, et Benjamin Disraeli (1804-1881), enGrande-Bretagne, ont même accordé le droit de voteaux hommes de la classe ouvrière. En général, les élusétaient des politiciens conventionnels qui devaientleur majorité aux propriétaires terriens et à la classemoyenne supérieure, et ces derniers adhéraient à desprincipes libéraux conservateurs ou modérés. La popu-lation exprimait davantage le désir d’un nationalismemilitant que de réformes radicales.

La France : la IIIe RépubliqueDurant la seconde moitié du XIXe siècle, la démocratieen France a dû surmonter diverses difficultés. Entreautres, mentionnons l’antagonisme qui opposait Pariset la province, la répression des contestataires parl’État, les tentatives des monarchistes de rétablir ungouvernement autoritaire et l’antisémitisme.

Selon une tendance qui s’observe encore aujourd’huidans la plupart des pays, le centre urbain qu’était Pariset les régions de la France avaient des vues politiquesdivergentes. Après la chute du Second Empire, lenouveau gouvernement de la IIIe République a été éluau suffrage universel masculin. Paris venait de subirun siège de quatre mois et n’a pas voté comme lesrégions. Les élections nationales ont redonné le pouvoirà une majorité monarchiste, qui était disposée à accepterles conditions de paix de l’Allemagne. Or, les Parisienss’opposaient aux conditions de paix et considéraient

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les politiciens comme des traîtres. Pour empirer leschoses, le gouvernement a accédé à la demande despropriétaires. Ces derniers désiraient que les locatairespaient leurs loyers pour la période du siège.

Les Parisiens mécontents ont fait des manifestations,violemment réprimées par le gouvernement. Cela a me-nacé la démocratie déjà fragile. Ils sont descendus dansla rue pour protester contre le nouveau gouvernement.En 1871, ils ont créé la Commune. Les dirigeants étaientdes démocrates radicaux appuyés par les socialistes.Après six semaines, l’armée de la IIIe République aréprimé l’insurrection avec une sauvagerie sans précé-dent. Au cours des derniers jours de la Commune, lescommunards ont tué environ 100 otages, dont l’arche-vêque de Paris. Selon les estimations, de 20 000 à25 000 communards ont été exécutés dans la semainequi a suivi les affrontements dans les rues de Paris. Lesexécutions étaient souvent sommaires, c’est-à-dire sansprocès. L’expérience de la Commune a vidé les rangs dela gauche française pour plus de 10 ans. Elle a affaibli etaigri les radicaux dans toute l’Europe. La Commune estaussi devenue un symbole des valeurs parisiennes etrépublicaines. Son souvenir a subsisté dans la haine et lapeur entre la bourgeoisie et la classe ouvrière.

La majorité monarchiste du premier gouverne-ment de la IIIe République avait oublié les leçonspolitiques du Second Empire. Elle espérait ramenerl’ordre en restaurant la monarchie. Napoléon III avaitprouvé que le suffrage universel pouvait aller de pairavec un gouvernement autoritaire, pourvu que l’éco-nomie demeure prospère et que le peuple sente qu’ilparticipe à la nation au moyen de la démocratie. Lesmonarchistes faisaient toutefois erreur. Ils ont eu de ladifficulté à trouver un candidat au trône. En outre, lecandidat des Bourbons refusait de reconnaître le drapeautricolore, symbole de la République de France.

Les monarchistes de droite n’avaient jamais été àl’aise avec la constitution républicaine et avaient souventtenté de la réformer. En 1877, le maréchal Patrice deMac-Mahon (1808-1893), alors président de la France,a essayé sans succès de révoquer le gouvernement etd’influencer le résultat des élections afin de soutenir lacause royaliste. Il a fini par démissionner en 1879. Une

deuxième manœuvre de la droite a échoué en 1889,quand le général Boulanger (1837-1891) a voulurestaurer un empire bonapartiste. La droite attirait à lafois les royalistes et les bonapartistes, qui défendaientl’Église catholique contre le sécularisme républicain,ainsi que des nationalistes en quête d’une revanchecontre l’Allemagne pour effacer l’humiliation de 1871.Tous ces groupes avaient associé le républicanisme à lafaiblesse et au déshonneur. Il leur fallait donc un boucémissaire pour expliquer l’échec de la République. Ilsont alors choisi les Juifs.

L’affaire DreyfusL’antisémitisme virulent nuisait à la force de la Répu-blique et aux principes démocratiques qu’elle prétendaitsuivre. Il a pris des proportions explosives en 1898-1899et a divisé la société française avec l’affaire Dreyfus, quia duré de 1894 à 1906.

En 1894, le capitaine Alfred Dreyfus (1859-1935),un officier juif attaché à l’état-major du ministère de laGuerre, a été accusé d’avoir livré des renseignementssecrets à l’Allemagne. Or, l’espionnage s’est poursuivimême après l’emprisonnement de Dreyfus et des accusa-tions ont été portées contre un autre officier de l’état-major. Durant son procès, des officiers de l’armée ontcependant tenté d’étouffer l’affaire et ont même produitde faux documents pour inculper Dreyfus. Informée del’affaire, la société française s’est divisée en deux camps.D’un côté, les patriotes de la droite supportaient lesaccusations portées contre Dreyfus ; de l’autre côté, lesdéfenseurs de la République jugeaient Dreyfus innocentet accusaient l’état-major d’avoir déshonoré la France. Ona finalement acquitté Dreyfus et il a pu réintégrer l’armée.Toutefois, sa cause a laissé de profondes cicatrices.

Les socialistes de la gauche française étaient peunombreux depuis la suppression de la Communeen 1871. Ils ont commencé à se réorganiser dans lesannées 1880. Ils étaient les héritiers de la traditionrévolutionnaire, se rappelaient la Commune etn’aimaient pas collaborer avec les politiciens bourgeoisde la République. Cependant, ils ont fini par appuyerses institutions, car la droite menaçait la République.

C H A P I T R E H U I T Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 301

En fin de compte, les propriétaires terriens,l’armée et l’Église, qui constituaient la minorité dedroite, n’ont pas réussi à démanteler la République. LaRépublique bénéficiait du soutien de l’électorat issude la classe moyenne urbaine, des petits propriétaires,des entrepreneurs indépendants et des commerçantsde la France provinciale. Ce mariage entre l’idéologiepolitique et le soutien de l’électorat a finalement sauvéla République.

L’ALLEMAGNE DEBISMARCK, DE 1871 À 1890

La constitution de l’Empire allemand de 1871 relevaitd’une démocratie plus symbolique que réelle. Le parle-ment, ou Reichstag, était élu au suffrage universelmasculin, mais avait des pouvoirs très limités. Il nepouvait promulguer des lois, mais pouvait empêcherleur adoption. Sur le plan financier, il pouvait approuverles budgets, mais ne le faisait jamais. Les ministresn’étaient pas responsables envers les représentants élus.L’empereur les nommait et les congédiait.

La structure constitutionnelle allemande pouvaitcauser du mécontentement à l’égard de la dominationprussienne. Pour éviter le risque de fragmentation,Bismarck a fait en sorte d’obtenir des appuis pour sespolitiques. Au cours des années 1870, la principaleopposition venait du Parti du centre, un parti catholiquebien appuyé dans la Rhénanie et dans les États alle-mands du Sud. Pour contrer son influence, le chancelierBismarck a adopté une politique nationale de laïcité, leKulturKampf. Cette politique anticléricale limitait lesdroits de l’Église catholique en Allemagne. Bismarck aaussi tenté de limiter l’influence de l’Église sur l’édu-cation et la famille. Il a fait appel à la fibre séculière deslibéraux nationalistes qui avaient appuyé sa politiqued’unification des années 1860. Sa stratégie a cependantéchoué, le Parti du centre ayant obtenu de nouveauxappuis. Par ailleurs, les conservateurs prussiens crai-gnaient que cette politique ne réduise l’influence detoutes les Églises sur l’État.

En 1878, Bismarck a abandonné le KulturKampfpour s’attaquer plutôt aux socialistes. En effet, en 1875,le nouveau Parti ouvrier-socialiste (SPA) réunissait desmarxistes et des disciples de l’économiste allemandFerdinand Lassalle (1825-1864). Ce dernier avait militépour la mise en place de réformes politiques et socialesdans les années 1860. Le SPA a rapidement obtenu desappuis dans les circonscriptions ouvrières des villes.Bismarck, qui avait déjà qualifié les socialistes et leurspartisans de la classe ouvrière de «bande de voleursmenaçants avec qui nous partageons nos plus grandesvilles», a décidé de neutraliser le mouvement avant qu’ilne prenne de l’ampleur. En 1878, il a promulgué des loisantisocialistes qui faisaient du socialisme un ennemide l’État. La loi limitait aussi la presse et les rassemble-ments socialistes ainsi que toutes les activités des sociaux-démocrates et des syndicats. Bismarck a constaté quela politique d’interdiction du SPA ne suffisait pas, sibien qu’entre 1881 et 1888, il a promulgué la législationsociale la plus progressiste d’Europe afin de minerl’influence des socialistes. Sa législation comprenaitnotamment une assurance maladie et accident et unprogramme de retraite.

En dépit des tentatives de Bismarck pour supprimerle mouvement socialiste, l’industrialisation et l’urbani-sation rapides de la fin du XIXe siècle ont favorisé l’appuipopulaire au SPA, devenu le Parti social-démocrate en1890. Ce dernier est finalement devenu le parti politiquele plus populaire de l’Empire. Conscient du danger,Bismarck a envisagé de restreindre le droit de vote. Lejeune empereur Guillaume II (1888-1918) aspirait alorsà la popularité et souhaitait se débarrasser de l’influencequ’exerçait Bismarck sur les affaires étrangères. Il adonc congédié son chancelier vieillissant en 1890.L’importance croissante du SPD accentuait la faiblessegrandissante du Reichstag face aux ministres de l’em-pereur. L’État allemand, son empereur et ses ministresavaient besoin d’un appui populaire qui dépassait la poli-tique intérieure et les réformes sociales. À partir de 1890,la rivalité internationale accrue a nourri le nationalismemilitant et fourni des outils pour rallier le peupleallemand sans réforme démocratique significative.

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LA GRANDE-BRETAGNEDE 1867 À 1894 :DISRAELI ET GLADSTONE

La démocratie n’était pas une idée nouvelle en Grande-Bretagne. Le pays avait eu de nombreux gouvernementspacifiques où un monarque et un parlement avaientcollaboré sans difficulté. Le régime parlementaire avaitmontré sa capacité de se réformer. À partir des années1860, il était entendu qu’il fallait étendre le droit devote, mais il restait à déterminer à qui on l’accorderait.On a procédé par étapes. En 1867, le premier ministreBenjamin Disraeli (1804-1881) et son gouvernementconservateur ont voté la loi sur la réforme, qui accordait,à certaines conditions, le droit de vote aux hommes dela classe ouvrière. En 1884, le premier ministre WilliamGladstone (1809-1898) et son gouvernement libéralont accordé le droit de vote selon les mêmes conditionsaux hommes propriétaires des circonscriptions rurales.Cependant, dans la seconde moitié du XIXe siècle, lesforces du changement et des réformes sociales se sontopposées aux forces du statu quo, qui défendaient lamonarchie et les traditions.

Benjamin Disraeli était différent de bien desmembres de son parti. Il faisait preuve d’optimisme etd’un certain flair politique. Il croyait à une alliancenaturelle entre les propriétaires terriens paternalistes etune classe ouvrière respectueuse. À l’inverse, il existaitune animosité naturelle entre les travailleurs et lesindustriels de la classe moyenne qui appuyaient leslibéraux de Gladstone. Dans un discours célèbre àCrystal Palace en 1872, Disraeli a redéfini l’attrait duconservatisme pour toutes les classes au moyen de latradition, du patriotisme et du paternalisme et de prin-cipes clés : la monarchie, l’empire et la réforme sociale.

Devenu premier ministre pour une seconde fois en1874, Disraeli a basé ses politiques sur ces trois principes.D’abord, il a convaincu la reine Victoria de sortir del’isolement, car elle s’était retirée après la mort de sonmari en 1861. Sous l’influence de Disraeli, la familleroyale est devenue un symbole de la tradition étroitementassocié au Parti conservateur.

Disraeli a aussi cultivé la fierté à l’égard de l’Empirebritannique. Il a nommé la reine Victoria impératricedes Indes et a acheté des actions du canal de Suez. Il aopté pour une politique coloniale active, en participantà des conflits en Afghanistan et en Afrique du Sud. Songouvernement a également voté des réformes socialesnovatrices. Il a ainsi amélioré le statut juridique dessyndicats et introduit des législations sur la protectiondes consommateurs, la sécurité au travail et le loge-ment social. À cet égard, Disraeli a contribué à la con-struction du Parti conservateur moderne.

Avec William Gladstone, le cri de ralliement deslibéraux était «paix, réduction des dépenses et réforme».«Paix» était synonyme de libre-échange et d’oppositionaux coûteuses expéditions à l’étranger et dans lescolonies. «Réduction des dépenses » faisait allusion àune politique de non-intervention qui limitait le rôledu gouvernement et les taxes au minimum. Par« réforme », les libéraux visaient l’élimination de loisobsolètes qui profitaient seulement à quelques privilé-giés. Par conséquent, les libéraux ont réformé l’armée etla fonction publique de façon à éliminer le favoritisme,ont autorisé l’accès aux universités d’Oxford et deCambridge à des étudiants non anglicans et, en 1870, ontrendu accessible l’instruction primaire dans tout le pays.

En fin de compte, c’est l’aspect «paix» de leurprogramme qui a mené les libéraux à leur perte. En1876, les Turcs ont tué plus de 12 000 chrétiensbulgares. À ce moment-là, Disraeli a stratégiquementpris le parti de l’Empire ottoman dans sa guerrecontre la Russie (1877-1878). William Gladstone aprofité de l’intérêt que suscitaient ces questions demorale et de stratégie auprès de la population en 1879-1880. Il a mené la première campagne électoralemoderne de l’histoire. En 1879, il a fait le trajet reliantLiverpool à Édimbourg en train. Il s’est arrêté danschaque ville où passait le train pour faire des discoursqui condamnaient l’immoralité et les coûts de lapolitique impériale de Disraeli. Après une deuxièmecampagne écossaise en 1880, l’électorat a donné unemajorité aux conservateurs de Disraeli et mis fin aumandat des libéraux.

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Gladstone avait appuyé la cause de la libérationnationale en Europe. Il a toutefois mal manœuvré dansles conflits qui opposaient l’Empire britannique et lesBoers en Afrique et en regard du nationalisme en Irlande.Son projet de loi sur l’autonomie politique de l’Irlande,en 1886, a divisé le Parti libéral. À cause de lui, lesconservateurs, le parti du patriotisme et de l’Empire, etleur chef Lord Salisbury ont dominé la scène politiquebritannique durant les deux décennies suivantes.

Le sentier de la guerre:de 1900 à 1914

L’industrialisation, la concurrence et la rivalité crois-sante entre les États européens et l’ambition impérialeont entraîné une course aux armements et la formationd’alliances diplomatiques en prévision de la guerre. Lenationalisme exacerbait la loyauté à l’égard du pays,mais aussi l’antipathie envers les pays qui représentaientune menace. John A. Hobson, un économiste libéralbritannique et un critique de l’impérialisme, a noté laréaction chauviniste du peuple britannique durant laguerre des Boers en Afrique du Sud (1899-1902). DansThe Psychology of Jingoism (La psychologie du chauvi-nisme), publié en 1901, il a écrit que le nationalismeagressif était devenu une forme de patriotisme renverséselon lequel l’amour de sa propre nation se transformeen haine et en un désir féroce de détruire les membresd’autres nations.

Ainsi, les rivalités ont exercé de nouvelles pressionssur la politique nationale des États. L’aristocratie prus-sienne, à la tête du gouvernement et de l’armée, asso-ciait sa propre puissance à la supériorité de la nationallemande. Avec le soutien d’industriels impatients deprofiter de la course aux armements, les politiciens etles généraux allemands ont voulu résoudre le problèmed’encerclement de l’Allemagne. Ils ont commencé àvoir dans la guerre le seul moyen pour l’Allemagne deprendre la place dominante qui lui revenait sur le conti-nent. Par conséquent, durant la crise de juillet 1914, ilsont cru qu’il était temps de s’assurer d’une paix durableen remportant une guerre.

En Grande-Bretagne, la rivalité avec l’Allemagne,surtout en regard de la course aux armements navals,a entraîné une crise constitutionnelle. Le gouvernementlibéral devait financer à la fois les vaisseaux de guerre etles nouvelles mesures sociales, notamment les pensionsde vieillesse. Le budget de 1909 proposé par le chancelierde l’échiquier David Lloyd George (1863-1945) compor-tait des taxes sur les biens reçus en héritage. L’aristocratieterrienne de la Chambre des lords a alors voté contre cebudget et a fait tomber le gouvernement. Le fait que desgens privilégiés par la naissance fassent tomber un gouver-nement élu par le peuple traduisait une volonté nouvelledes groupes conservateurs de contester l’autorité de l’État.

Le nationalisme et les originesde la Première Guerre mondiale

Le nationalisme agressif et la polarisation observéedans la politique nationale expliquent en partie pour-quoi les nations européennes étaient prêtes à se lancerdans une guerre en août 1914. L’attrait que le nationa-lisme agressif exerçait sur le peuple explique en partiepourquoi les considérations de politique nationalen’ont pas réussi à empêcher les politiciens et lesgénéraux d’aller en guerre. Il explique aussi pourquoi,une fois la guerre déclarée, les hommes se sont viteenrôlés, prêts à se battre et à mourir pour leur patrie.

Le nationalisme permet aussi de mieux expliquerla cause principale de la guerre. Le nationalisme agressifconstituait une menace, surtout dans les Balkans. Diversgroupes culturels et linguistiques et deux empiresarchaïques, soit l’Empire ottoman et l’Empire austro-hongrois, n’avaient pas su concilier les revendicationsdes diverses nationalités. Les Roumains, les Bulgares, lesSerbes, les Bosniaques, les Croates et autres se trouvaientà la fois dans l’Empire austro-hongrois et dans l’Empireottoman voisin. Deux guerres locales dans les Balkans,en 1912-1913, n’avaient toujours pas réglé les ambitionsdes nationalistes et des grandes puissances russe, austro-hongroise et ottomane. Ces guerres ont ainsi durci lespositions de chaque camp, personne ne voulant faire lemoindre compromis.

304 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne

Dans ces conditions, une étincelle pouvait allumerun brasier. C’est arrivé quand un nationaliste serbe,Gavrilo Princip, a assassiné l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche, et sa femme, àSarajevo, le 28 juin 1914. En six semaines, la confron-tation serbo-autrichienne s’est transformée en une guerreeuropéenne, puis mondiale. En ce début de XXe siècle,le moteur du changement historique ne serait finalementpas la révolution, mais plutôt une guerre mondiale.

LA SOCIÉTÉ DANSL’EUROPE MODERNE

L’ascension de la classe moyenne

Les transformations politiques examinées jusqu’àmaintenant, c’est-à-dire la consolidation des États-nations, l’attrait du nationalisme et les progrès de ladémocratie, se sont produites dans un contexte socialet culturel inédit. Bien des caractéristiques de cettenouvelle société urbanisée et industrialisée trouventleur origine avant 1850. Toutefois, le phénomène del’industrialisation s’est grandement accéléré dans laseconde moitié du XIXe siècle.

De 1850 à 1900, la population européenne aconnu une croissance remarquable. Elle est passée de266 millions à 401 millions de personnes. L’économiea aussi crû de façon accélérée, notamment le volumedes échanges et la valeur de la production industrielle.Par conséquent, le niveau de vie de la majorité despopulations d’Europe occidentale, y compris celui despetits propriétaires terriens et des travailleurs indus-triels, s’est amélioré de 1850 à 1914. L’augmentation laplus remarquable du niveau de vie s’est produite pen-dant la Grande Dépression, de 1873 à 1896. Durantcette période, les prix ont diminué, en partie à causedes progrès dans les transports et de l’augmentation dela production. Les personnes qui avaient un revenurégulier ont vu leur niveau de vie s’améliorer de façonnotable. En Grande-Bretagne, les travailleurs perma-nents ou qui avaient des compétences ont profité d’uneaugmentation de leur revenu réel de 70 à 100%. En

revanche, la tendance s’est inversée à partir de lamoitié des années 1890 jusqu’à 1914 : les prix ont aug-menté et les investisseurs de la classe moyenne ontréalisé des profits, tandis que les consommateurs de laclasse ouvrière payaient tout plus cher et comptaientsur des emplois plus précaires.

La société du XIXe siècle était caractérisée par lerôle dominant qu’y jouait la classe moyenne. Avec larévolution industrielle, l’Europe est passée d’unesociété élitiste dominée par l’aristocratie à une culturede masse. Autrement dit, c’est la classe moyenne quidéfinissait les valeurs morales, les coutumes, la modeet les tendances. Sans être des citoyens modèles, cesgens exerçaient une influence considérable sur laclasse ouvrière. Un pouvoir économique accru si-gnifiait aussi un plus grand pouvoir politique. Ainsi,les marchands, les industriels, les banquiers et d’autresprofessionnels ont joué un grand rôle dans la redéfini-tion de la société. De cette manière, l’ascension de laclasse moyenne a entraîné de profonds changementssociaux.

La classe moyenne a pris conscience de sonimportance à mesure qu’elle augmentait en nombre eten influence. Ses représentants ont remis en questionde nombreux aspects de la société aristocratique. Leursens moral les a amenés à se préoccuper davantage despauvres et à valoriser la sobriété, l’épargne, l’ardeur autravail, la piété et la respectabilité. Ce qui étaitrespectable variait, certes, mais certains comportementsétaient universellement condamnables, notammentl’ébriété, l’athéisme, l’homosexualité, l’extravagancevestimentaire et la promiscuité sexuelle. Dès leurplus jeune âge, les enfants de la classe moyenneapprenaient à adopter les comportements et lesvêtements qui convenaient aux vraies dames et auxgentilshommes.

Malgré la diminution soudaine de l’importance dela propriété et des titres de noblesse, la classe moyenneémergente a donné un sens à ce monde nouveau et adéfini ses valeurs en fonction de l’aptitude à mener unevie chrétienne à l’abri des pièges classiques de lanoblesse. Les bons chrétiens devaient vivre chaqueminute de la journée en accord avec certains principes

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spirituels. Bien des gens de la classe moyenne consi-déraient que leur société était condamnable et attri-buaient ce défaut à l’absence de la religion.

Ils critiquaient aussi l’aristocratie pour sa tolé-rance de l’infidélité masculine et pour les mariagesarrangés selon des intérêts politiques. Ces façons defaire méprisaient la sollicitude et la camaraderie, jugéespourtant essentielles au sacrement du mariage. AuRoyaume-Uni, cette conception sévère du compor-tement moralement acceptable et respectable a carac-térisé l’époque victorienne (1837-1901).

L’ORGANISATION SOCIALEAU XIXe SIÈCLE

La culture populaire

Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, des loisirsplus variés ont changé la vie et les valeurs des classesmoyennes et ouvrières. Les différences en matière derevenu disponible et de goût ont produit deux cultures.La première s’adressait à l’élite aisée et l’autre, auxmasses populaires. Néanmoins, à la fin du siècle, lesfrontières entre les classes dans les domaines du sportet du divertissement sont devenues floues.

Les institutions populaires associées aux grandesvilles reflétaient la quête d’enrichissement culturel dela classe moyenne, qui aspirait à devenir comme laclasse supérieure. Il y avait des galeries d’art, des musées,des bibliothèques, des théâtres, des salles d’opéra et deconcert. Les innovations technologiques dans l’impri-merie et l’édition ont également permis de publier deslivres moins chers et ont créé un nouveau public impa-tient de découvrir les plus récents titres des auteurs àla mode. En outre, le réseau ferroviaire permettait defaire de courtes excursions à la campagne et au bord dela mer, qui étaient des lieux pittoresques pour les cita-dins. Le missionnaire anglais Thomas Cook (1808-1892)a été l’un des premiers agents de voyage. Il proposaitdes séjours de vacances mémorables sur la Riviera, aubord de la Méditerranée, dans les Alpes ou même enPalestine et en Égypte.

Les nouvelles formes de divertissement populaire,combinées à la popularité des journaux grand public etdes romans bon marché, ont amené les moralistes àdéplorer le manque de goût propre à cette nouvelleépoque tournée vers la culture populaire. À leurs yeux,les grandes villes favorisaient cette dégénérescence, oùtous étaient égaux et d’où avaient disparu les valeursde tradition et de religion.

La science et la technologie :la deuxième vague de la révolution industrielleComme la première vague, la deuxième vague de larévolution industrielle (environ 1880-1939) s’est carac-térisée par diverses percées technologiques et denouvelles façons d’organiser le travail et la production.Certaines inventions généralement associées au débutdu XXe siècle remontent en fait bien avant 1900. Il estaisé de penser au téléphone, à l’éclairage électrique, auphonographe, au cinéma et à l’automobile, mais il ne

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Loisirsd ’ a u t r e f o i s

On a beaucoup cherché à éliminer les barrières entreles classes ouvrières et les classes supérieures auXIXe siècle. Les sports et autres passe-temps faisaientsouvent l’objet d’analyses dans les journaux pourdéterminer s’ils remplissaient cette mission. Le cricket,un incontournable, est devenu un sport populaire auXIXe siècle, entre autres parce qu’il pouvait réunirtoutes les classes. En 1869, un journal a rapporté :« […] le criquet transcende les classes sociales ; il estet a toujours été l’un des principaux ciments quifavorisent le contact entre les différentes classes, etmontre que Dieu distribue ses dons intellectuels,moraux et naturels en parts égales parmi les paysanset les pairs. » Il semble que dans certaines régionsd’Angleterre, les joueurs de criquet portaient unedevise à la ceinture : « Le prince et le paysan par lecriquet sont réunis. »

faut pas omettre des développements moins frappants,mais aussi importants de la fin du siècle. À cette époque,les inventeurs trouvaient sans cesse de nouvelles appli-cations au moteur à vapeur. La construction ferroviairese faisait bien plus rapidement que dans les années1840 et 1850. Entre 1850 et 1870, l’utilisation de lavapeur a été multipliée par 4,5 dans le monde et leréseau ferroviaire a vu sa longueur multipliée par 8.

Le développement du moteur à combustion interneet de l’automobile remonte au XIXe siècle. Cependant,au départ, il s’agissait d’un substitut de luxe à la voitureà cheval. En fait, la bicyclette et le tramway électriqueont constitué les innovations les plus importantes dansles années 1880 et 1890. Le tramway ainsi que le métrode Londres et de Paris transportaient des millions depersonnes chaque jour, et ce, dès le début du XXe siècle.

À l’image de la vapeur durant la première vague,de nouvelles sources d’énergie ont stimulé la deuxièmevague de la révolution industrielle. Cette fois, la re-cherche scientifique y a joué un rôle plus important. Desdécouvertes en physique et en chimie ont produit denombreuses applications de l’électricité. Le pétrole raf-finé a aussi permis d’améliorer le moteur à combustioninterne. À cet effet, l’Allemagne et les États-Unis étaientdes chefs de file en génie chimique et électrique. Cesdeux pays disposaient d’un marché intérieur plus grandque la Grande-Bretagne. Cela leur permettait de la sur-passer au chapitre de la productivité industrielle et del’innovation technologique. Londres demeurait cepen-dant le centre financier mondial et la Grande-Bretagneétait toujours le chef de file en matière de transport mon-dial, de commerce et d’investissement. Enfin, le Japonvivait aussi sa propre révolution industrielle et est alorsdevenu le premier État non européen à s’industrialiser.

Les nouvelles technologies exigeaient des capitauxplus importants. Les petites entreprises de moins de50 employés étaient encore nombreuses, mais les nou-veaux groupes industriels, très présents en Allemagneet aux États-Unis, étaient bien plus gros. Krupp, le géantallemand de l’acier, de la construction mécanique etdes munitions, est passé de 72 employés en 1848 à12 000 en 1873. De plus gros établissements appartenantà des sociétés d’association de capitaux ont également

commencé à contrôler les diverses étapes de production.De grandes sociétés se consacraient désormais à tousles aspects de la production : l’extraction et la transfor-mation de matières premières, la fabrication de produitsfinis, le transport des marchandises et le commerce dedétail. Ce type de concentration des capitaux est devenuune tendance forte. Aux États-Unis et en Allemagne,l’acier, le génie chimique et électrique et les industriespétrolières se sont retrouvés entre les mains de grandessociétés qualifiées de cartels (des monopoles) et de trusts.En plus de dominer des secteurs économiques entiersen s’associant aux institutions financières, ces sociétésétaient aussi gérées par des administrateurs étroite-ment liés aux dirigeants politiques.

De nouvelles machines ont également facilité lepassage de la production artisanale à la productionmanufacturière. Dans les années 1870, des machinesconçues aux États-Unis ont servi à fabriquer deschaussures et des bottes. Les cordonniers se sont mis àréparer des chaussures fabriquées à la machine. Lafondation de la compagnie Singer a aussi presqueéliminé les métiers de tailleurs et de couturières. Il yavait dorénavant de petits ateliers qui payaient souvent

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Anecdotesd u p a s s é

Le XIXe siècle a vu apparaître des inventionsimportantes qui reçoivent rarement la même attentionque le moteur à gaz. L’une de ces inventions estl’ancêtre du réseau d’égouts moderne. Jusqu’au XIXe siècle, des vidangeurs de nuit ramassaient lesexcréments humains déposés dans des seaux. Ils lesrevendaient plus tard comme engrais ou les jetaientdans des fosses d’aisance. Une fois par an, on versaitle contenu de ces fosses dans le cours d’eau local,celui où bien des gens puisaient leur eau. Ces pratiques ont fini par entraîner des problèmesde santé publique. Il est alors devenu essentiel demettre au point un réseau d’évacuation qui pouvaitfiltrer et traiter les excréments humains, puis lestransporter jusqu’à la mer.

les femmes à la pièce pour coudre à la machine. Laproduction de masse de vêtements a révolutionné lecommerce de détail. Jusqu’aux années 1870, les vête-ments étaient faits sur mesure. Désormais, de nouveauxgrands magasins vendaient du prêt-à-porter produitpar des opératrices de machines à coudre.

L’ÉVOLUTION DU MONDEDES FEMMES

Le statut inférieur des femmes a eu des répercussionsimportantes dans la sphère publique et au sein de lafamille. Les mouvements féministes sont apparus durantla seconde moitié du XIXe siècle dans le but de changerce statut. Si la tradition l’imposait, la loi le reconnaissait.L’insatisfaction des femmes s’est accrue quand tous leshommes majeurs ont obtenu le droit de vote et l’égalitédevant la loi. L’inégalité basée sur le sexe entrait alors encontradiction avec les nouveaux principes égalitaires.

L’émancipation des femmes a commencé avec lesefforts des féministes pour changer les lois et leschangements économiques et sociaux. Une classemoyenne plus nombreuse, l’accès accru à l’instructionpublique, l’augmentation du temps consacré auxloisirs et, surtout, de nouveaux types d’emplois ontdiminué certaines des restrictions imposées auxfemmes. Cette émancipation non officielle les aamenées à prendre la pleine mesure de leur statutjuridique et politique inférieur.

Les mouvements féministes en Europe et au Canada

Le cri de ralliement des suffragettes, «des votes pourles femmes », avait une signification politique etpsychologique. Le droit de vote leur donnait l’occa-sion de choisir des politiciens plus sensibles à leurspréoccupations.

Les mouvements féministes ont dû surmonter desobstacles différents selon les pays. En Allemagne, c’étaitla culture conservatrice des classes moyennes et des

Églises qui sanctionnait la subordination des femmes.En outre, le système politique rendait toute réformelégislative très difficile. Par conséquent, le mouvementféministe allemand a poursuivi des objectifs modérésjusqu’au début du XXe siècle. Au Canada, les femmes ontfait une percée sur le marché du travail. Elles réclamaientaussi plus de droits afin d’améliorer leurs conditions devie. Le Manitoba est la première province à leur avoiraccordé le droit de vote aux élections provincialesde 1916. L’Ontario a suivi en 1917. Au palier fédéral,le premier ministre Borden a accordé, la même année,le droit de vote aux femmes. Toutefois, seules lesfemmes dans l’armée ainsi que les épouses ou mères desoldats pouvaient voter. L’année suivante, le droit devote a été accordé à toutes les femmes. Il faudra pour-tant attendre 1929, notamment avec Nellie McClung etEmily Murphy, avant que les femmes soient reconnuescomme étant des «personnes » lors d’une affaire portéedevant le Conseil privé d’Angleterre.

En France, la politique de la IIIe Républiqueplaçait les féministes avec les défenseurs du républi-canisme. L’opposition au féminisme provenait surtoutde l’Église catholique, qui défendait le statut subor-donné de la femme et la famille traditionnelle. De fait,l’application tardive des réformes en France reflète unegrande résistance au changement. Les féministes fran-çaises ont, par exemple, commencé à réclamer une ré-forme de la législation du mariage dans les années 1880.Dans les faits, les femmes mariées sont devenues despersonnes devant la loi et ont pu devenir propriétairesseulement en 1938. Elles ont attendu jusqu’en 1945pour obtenir le droit de vote.

En Grande-Bretagne, le mouvement féministe s’étaitmis en branle plus tôt. Vers le début du XXe siècle, sesgroupes de suffragettes étaient les mieux organisés. Des

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INTERNET

WEBLIEN www.cheneliere.ca

Pour plus d’information sur les suffragetteset les premiers mouvements féministes,rends- toi à l’adresse ci-dessous.

tribunaux de divorce ont été créés en 1857. En 1882,les femmes mariées avaient les mêmes droits que lesfemmes célibataires au chapitre de la propriété foncière.À partir de 1867, des projets de loi visant à accorder ledroit de vote aux femmes ont été proposés au parle-ment britannique, mais en vain. La frustration liée àces échecs a alimenté une vigoureuse campagnefaisant appel à de nouvelles tactiques de désobéissancecivile et de violence. En 1903, en Grande-Bretagne,Emmeline Pankhurst (1858-1928) et ses filles ainsi queSylvia Christabel ont fondé une nouvelle associationpour promouvoir le droit de vote des femmes : l’Unionféminine sociale et politique (WSPU).

La WSPU réclamait des conditions identiquespour les femmes et pour les hommes. Ses membres

avaient les mêmes buts que les autres féministes, maisemployaient des méthodes différentes. EmmelinePankhurst et ses filles ont opté pour une campagnemusclée. Elles ont commencé par poser des questionsaux politiciens dans les lieux publics, puis ont perturbéles rassemblements politiques et ont organisé des mani-festations devant le Parlement. Les policiers procédaientà des arrestations, ce qui entraînait d’autres manifesta-tions en retour. Les suffragettes ont également fait de larésistance passive : elles s’enchaînaient à des lampa-daires, elles faisaient des grèves de la faim en prison etelles refusaient de payer l’impôt.

Il y a eu quelques actes de vandalisme : les mani-festantes ont cassé des fenêtres, détruit des symbolesmasculins, incendié des édifices publics et lacéré destableaux dans des galeries d’art. Le geste le plus trou-blant a cependant été le suicide d’Emily Davison. Enguise de protestation politique, elle s’est jetée devant lecheval du roi lors du derby d’Epsom, en 1913. Malgréces actions et leur campagne, les féministes n’ont rienobtenu des libéraux. En fin de compte, les femmes deplus de 30 ans n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1918.

Relis, réfléchis, réagis

1. Compare le style et les politiques des premiersministres britanniques William Gladstone et BenjaminDisraeli en faisant ressortir les divergences.À quel politicien aurais-tu accordé ton vote ?Explique ton choix.

2. Explique pourquoi de nombreux analystes estimentque les causes de la Première Guerre mondialeremontent à la fin du XIXe siècle. Pour ce faire,énumère, en ordre d’importance, quatre causesimportantes de cette guerre.

3. Quelles différences y a-t-il entre les inégalités quevivent les femmes d’aujourd’hui et celles qu’ontvécues les femmes à la fin du XIXe siècle et audébut du XXe siècle ?

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Fondatrice de l’Union féminine sociale et politique (WSPU), EmmelinePankhurst est ici arrêtée en 1914.

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Sources primaires : les médias

Les médias : Sarah Josepha HaleSarah Josepha Hale (1788-1879) était une auteureet une éditrice étasunienne. Elle a notamment écritNorthwood : A Tale of New England, le premier romanpublié par une femme aux États-Unis. Elle a aussipublié des ouvrages de poésie, dont l’un contientla célèbre chanson Mary had a little lamb (1830).

Cependant, elle a exercé le plus d’influencecomme éditrice de magazines. À la mort de sonmari, qui était avocat, Sarah Josepha Hale s’estretrouvée chef d’une famille de cinq enfants.En partie grâce à la qualité de son roman, on luia offert le poste d’éditrice du Ladies’ Magazine,présenté comme étant « le premier magazine publiépar une femme pour les femmes ». Hale a dirigécette publication de 1827 à 1836. Puis, pendant 40ans, elle a été l’éditrice du Godey’s Lady’s Book. Cefaisant, elle a exercé une grande influence sur le choixdes lectures, l’apprentissage et la conscience politique desÉtasuniennes. Godey’s Lady’s Book était le magazine fémininle plus populaire de l’époque avec un tirage d’environ150 000 exemplaires.

En plus des pages de mode, des chansons sentimentales,des recettes et des conseils ménagers, les lectrices y trouvaientdes textes littéraires sérieux. Le magazine publiait les textesd’auteurs masculins reconnus, comme les Étasuniens Edgar Allan Poe, Henry Wadsworth Longfellow,Ralph Waldo Emerson et Nathaniel Hawthorne, de même que ceux de nombreuses auteures étasuniennes.

Les éditoriaux de Hale influençaient profondément son vaste lectorat. Hale s’est servie du magazinepour réclamer une meilleure éducation des femmes. Cela dit, la politique éditoriale de Hale était trèsconservatrice. Hale voulait une meilleure éducation des femmes afin qu’elles deviennent de meilleuresépouses et de meilleures mères. Dans ses premiers éditoriaux, elle a écrit que les femmes étaient les gardiennesde la spiritualité et du foyer. Elle s’opposait au mouvement de revendication des femmes et y voyait unetentative d’éloigner les femmes de la maison, qu’elle considérait comme leur royaume.

Plus tard, cependant, Hale a appuyé l’idée du travail des femmes, lorsque l’industrialisation a renduleur participation au marché du travail nécessaire. Elle a également soutenu le concept de femmes médecinsengagées comme missionnaires en Afrique.

Voici un extrait d’un éditorial qu’elle a rédigé en 1855.

Sarah Josepha Hale, éditrice et activiste politique

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Ce dont l’Amérique a besoin

Grâce à l’esprit de liberté chrétienne, les femmes de notre pays sont mieux traitées que cellesde toute autre nation. Les coutumes absurdes et dégradantes de la common law, de même queles lois des rois, partiales et par conséquent injustes, que nos ancêtres ont importées d’Angleterres’éteignent rapidement ou sont invalidées par de nouveaux textes législatifs qui reflètent davantagela raison et la justice. La loi agraire de 1862 et l’assurance donnée aux femmes mariées que leurpropriété demeurera en leur possession sont de salutaires garanties de leur confort domestique. Lesefforts déployés pour ouvrir de nouveaux champs d’industrie et des professions profitablesaux femmes qui doivent subvenir à leurs besoins méritent d’être salués. Une action doit cependantencore être accomplie pour que justice soit rendue. Le gouvernement national ou celui de l’État n’apas encore offert une éducation appropriée aux femmes. Les filles et les garçons peuvent bénéficierdu réseau d’écoles publiques ; cependant, les gouvernements n’ont prévu aucun financement pourun collège ou une université où une jeune femme recevrait une instruction semblable à celle que peuventrecevoir les jeunes hommes dans tous les États de l’Union. S’il est vrai qu’on trouve de nombreuxétablissements privés voués à l’éducation des filles, ceux-ci ne répondent pas aux besoins du modèlesupérieur que l’entreprise privée a défini. Bien sûr, meilleure sera l’éducation d’une femme, plusgrande sera l’estime qu’on lui témoignera, et plus prudents seront les législateurs au moment depromulguer des lois justes et équitables visant à préserver son bonheur et ses droits ; les hommesenrichiront ainsi leur cœur et verront plus loin. Le statut de la femme constitue le thermomètremoral de la nation.

Fort de ces sentiments, notre publication n’a jamais dévié de son objectif d’aider les femmes às’améliorer, tout en visant à éveiller la conscience publique à cette cause. Pour ce faire, nousproposons des modèles et des consignes pour favoriser l’embauche des femmes et nous montronsles avantages de l’éducation féminine. Dans cet esprit, nous avons présenté notre requête deux foisdevant le Congrès ; nous la présentons maintenant une troisième fois, avec l’intention de persévérerjusqu’à ce que quelque noble champion s’avance pour prendre la défense de la cause et remporterla victoire.

1. Dans un texte d’une page, réagis à l’énoncé de Hale voulant que « le statut de lafemme constitue le thermomètre moral de la nation.» Inspire-toi des élémentsprésentés dans l’extrait.

2. Quelle suggestion de Hale a fini par être retenue? Pourquoi ?

Les communautés urbaines et le syndicalismeEn Europe, la loi et son application variaient nonseulement selon le sexe, mais aussi selon la classesociale. Les travailleurs qui désiraient corriger l’iniquitéde leur statut économique et juridique avaient deuxoptions. Ils pouvaient choisir l’action directe afind’améliorer leur salaire et leurs conditions de travail.Ou encore, ils pouvaient essayer de faire changer les lois.

Avec l’industri alisation, les travailleurs ont tentéd’améliorer leurs conditions de travail en formantdes syndicats. Les premiers syndicats avaient des lienshistoriques avec les corporations de l’époque préindus-trielle. Les gens qui exerçaient des métiers spécialisés

tentaient de protéger leur travail de la concurrencerendue possible par les nouveaux procédés industriels.À mesure que l’industrie embauchait de plus en plusde travailleurs, les syndicats se sont tournés vers desemployés non spécialisés. Ainsi, le syndicalisme indus-triel des années 1880 représentait tous les travailleursd’une industrie donnée, par exemple les travailleurs deschemins de fer.

Le niveau de syndicalisme variait selon l’importancede l’industrialisation. Au début du XXe siècle, plus dedeux millions de travailleurs britanniques faisaientpartie d’un syndicat, plus de trois millions en Allemagneet plus d’un million en France. Les nouveaux syndicatsindustriels étaient très militants. La loi déterminait lacapacité des syndiqués de recourir à des moyens depression, comme la grève, et limitait leurs activitésdans la plupart des pays. Par conséquent, les syndicatsréclamaient des changements politiques, notammentdans les pays où la loi prévoyait des sanctions et oùbeaucoup de travailleurs n’avaient toujours pas le droitde vote.

L’ÉVOLUTION DE LA PENSÉEPOLITIQUE : LE SOCIALISME

Le socialisme répondait directement aux exigencespolitiques des syndicalistes et des travailleurs. Mis à partle mouvement ouvrier britannique, les syndicalistes etles socialistes d’Europe étaient fortement influencéspar l’analyse de Karl Marx (1818-1883). Ce dernieravait prédit avec justesse que le capitalisme industrielpoursuivrait sa progression et attirerait un nombrecroissant de travailleurs salariés. De plus, sa descriptiondu conflit général entre la bourgeoisie et la classe ouvrièrecorrespondait au quotidien de nombreux salariés de lafin du XIXe siècle.

En plus d’analyser le capitalisme et de militer pourune révolution des prolétaires, Marx a travaillé commeorganisateur politique afin de créer l’Associationinternationale des travailleurs (aussi appelée Ire inter-nationale), fondée en 1864. En 1871, l’échec de laCommune de Paris allait inspirer à Marx son texteLa Guerre civile en France, entre autres l’idée que le

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Paru en 1908 dans le Petit Panache, le dessin illustre à quel pointle monde du travail était en ébullition. En effet, on peut lire au bas :« Camarades, ce n’est pas des grèves fréquantes qu’il faut auxtravailleurs, c’est la grève permanente. »

prolétariat ne peut seulement s’emparer de l’État maisdoit le détruire. La suppression de la Commune et ladésorganisation de la gauche française ont finalementmené à la dissolution de la Ire internationale en 1872.

L’idée d’une organisation socialiste internationalea refait surface avec la fondation en 1889 del’Internationale ouvrière, aussi connue sous le nom deIIe Internationale. L’industrialisation était alors plusavancée en Allemagne, en France et ailleurs sur lecontinent. Les travailleurs faisaient déjà partie desyndicats et de partis politiques mieux organisés. Cettesituation permettait d’espérer obtenir par des votes ceque Marx ne croyait possible que par la révolution.

En 1899, le théoricien socialiste allemand EduardBernstein (1850-1932) a avancé l’hypothèse selonlaquelle on pouvait instaurer le socialisme graduellementà mesure que des gouvernements élus adopteraient desmesures socialistes. Le débat soulevé par cette hypothèsequalifiée de révisionniste a profondément divisé laIIe internationale ainsi que divers mouvementsnationaux, dont les socio-démocrates en Allemagne etles socialistes en Russie. Les adeptes de Marx conti-nuaient de croire que seule la révolution permettraitde restructurer l’économie et la société.

Bernstein et ses révisionnistes ont perdu le débatau sein de la IIe internationale. Toutefois, en raisondes conditions politiques, certains partis socialistesrévolutionnaires sur le plan idéologique, demeuraientrévisionnistes dans la pratique. Le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) était ainsi le parti le mieuxreprésenté du Reichstag en 1912. En théorie, il n’avaitpas renoncé à la révolution, mais il concentrait sonénergie à prendre le pouvoir par des élections classiques.

La gauche française était divisée entre ceux quicroyaient en la révolution et acceptaient la politiqueélectorale et ceux qui privilégiaient l’action directerévolutionnaire. Les syndicats préféraient ainsi les grèveset le sabotage industriel aux élections. Les modérés,eux, penchaient pour le socialisme humaniste de JeanJaurès (1859-1914), un philosophe et journaliste issude la classe moyenne et devenu un orateur de premierplan en France à la fin du XIXe siècle. Jaurès a rallié denombreux partisans de la classe ouvrière et a refusé

toute coalition avec des partis non socialistes. En1914, il a fait campagne, au prix de sa vie, contre lesdangers du nationalisme militant. En effet, la mêmeannée, il a été assassiné par un nationaliste fanatique.

Le mouvement ouvrier britannique a été le plus ré-visionniste de tous dans sa stratégie politique. Le Partitravailliste est apparu en 1900, avec la croissance dumouvement syndical, du Parti travailliste indépendantet d’autres groupes britanniques. Il a présenté des candi-dats aux élections de 1906 afin d’accélérer la mise enplace de réformes. La coalition comptait aussi des groupesde la classe moyenne, comme la Société fabienne, dontles membres étaient des chercheurs et présentaient despropositions de législation sociale. Les membres de laSociété fabienne croyaient dans le pouvoir des réformesgraduelles et cherchaient à infiltrer les rangs des conser-vateurs et des libéraux. Les plus connus de ces membressont Sidney et Beatrice Webb, ainsi que George BernardShaw. Au Canada, certains groupes, comme les FermiersUnis de l’Alberta, faisaient des pressions au sein du gou-vernement afin de promouvoir un système de coopéra-tives. Ils appuyaient aussi le droit de vote des femmes.

À la veille de la Première Guerre mondiale, dansdivers États européens, la rhétorique révolutionnairedes socialistes et le militantisme des syndicats ont donnél’impression que l’économie et l’État étaient des ciblesde choix de l’action directe des groupes de la classeouvrière. En Europe occidentale, la perception d’unecrise industrielle et politique n’était pas vraiment fondée.À l’est, cependant, les régimes politiques étaient plusrépressifs et les économies, moins avancées. Le senti-ment de crise, voire de révolution, était bel et bien réel.

La Révolution russe de 1905En Russie, le débat socialiste entre la révolution et lerévisionnisme a atteint un sommet en 1905. Au débutdes années 1890, la Russie favorisait le développementindustriel rapide et exerçait une répression politique.Toutes les conditions étaient en place pour une révo-lution. Sergei Witte (1849-1915), le premier premierministre de la nouvelle Constitution de la Russie tsariste,a financé une deuxième vague de développement

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industriel rapide avec des capitaux étrangers. Avecl’industrialisation, il y a eu plus d’ouvriers et plus d’acti-vités révolutionnaires clandestines, sous la surveillancede la police secrète du tsar.

Le Parti social-démocrate de Russie était le princi-pal groupe marxiste de Russie, mais ses dirigeantsvivaient en exil en Suisse. Avec d’autres partis socialistes,il a alimenté le débat sur le révisionnisme. En 1902, unde ses principaux militants a publié un pamphlet inti-tulé Que faire ? Il s’agissait de Vladimir Ilitch Oulianov,mieux connu sous le nom de Lénine (1870-1924).Dans son pamphlet, il défendait la nécessité d’unerévolution sans attendre une insurrection spontanée. Ilproposait qu’une équipe de révolutionnaires du Partiexploite une crise politique afin de guider les ouvriersvers une véritable révolution. Par la suite, Lénine et safaction la plus militante ont obtenu une petite majoritéet ont pris le nom de bolcheviks. Leurs adversairessocio-démocrates plus modérés étaient les mencheviks.

Pour les socialistes russes, ces débats dépassaientla théorie. En 1905, ils se sont retrouvés au cœur d’unevéritable révolution. Au cours d’une période dedépression économique qui engendrait la misère chezles paysans et les travailleurs, la défaite militaire russeface au Japon en 1904-1905 a entraîné une crise poli-tique. Le 22 janvier 1905, appelé le Dimanche rouge,cette crise est devenue une révolution quand les forcesde l’ordre ont tué quelques centaines de manifestantspacifistes non armés venus au palais d’Hiver présenterune pétition au tsar afin d’obtenir des réformes.Nicolas II (1894-1917) a dû créer un parlement, laDouma, après une longue crise constitutionnelle, desémeutes dans les campagnes, des grèves généralesrécurrentes comme celle des 100 000 ouvriers deSaint-Pétersbourg, une mutinerie au sein de la marineet d’autres incidents politiques violents.

La nouvelle Douma avait, comme le Reichstagallemand, des pouvoirs limités. Elle était de factoplacée sous la tutelle d’une chambre haute. De plus, letsar gardait un droit de veto sur les lois votées.Néanmoins, la réforme a suffi pour diviser les forcesdu changement. Les révolutionnaires sociaux ont tenté

de poursuivre le mouvement de grève, mais l’armée lesa écrasés à la fin de 1905. Une réforme régressive dela loi électorale a fait pencher le poids politique de laDouma du côté des propriétaires terriens conservateurs.Nicolas II régnait de façon de plus en plus autocra-tique. Il n’avait jamais vraiment accepté le gouverne-ment constitutionnel, même modéré. Quelques annéesplus tard, une crise beaucoup plus grave, générée parla guerre, allait provoquer la grande Révolution russede 1917.

L’évolution de la pensée religieuseLe nouvel environnement urbain était séculier. Il étaitbeaucoup plus difficile pour les Églises de sauver lesâmes des masses. En Angleterre, un recensementreligieux réalisé en 1851 a causé beaucoup d’émoi. Eneffet, il a révélé que seulement 50 % de la populationfréquentait l’église, et même seulement 10% danscertaines régions très ouvrières. Dans les pays catho-liques, l’Église catholique a affirmé qu’elle s’opposait àla sécularisation et à la modernisation. Dans le Syllabusde 1864, le pape Pie IX a rejeté l’idée que « le Pontiferomain peut et doit se réconcilier et transiger avec leprogrès, le libéralisme et la civilisation moderne». Danscertains pays, comme la France et l’Italie, l’identifica-tion de l’Église au conservatisme a amené les réforma-teurs libéraux et les radicaux de la classe ouvrière àinclure l’anticléricalisme dans le credo du progrès.

Au cours des années 1880 et 1890, les défenseursdu catholicisme social en France et en Allemagne ontcritiqué les répercussions du capitalisme industriel etont développé des programmes de réformes socialesafin de soutenir la classe ouvrière. C’est le cas deFélicité de Lamennais (1782-1854), prêtre sympatiqueaux idées républicaines, mais aussi de Frédéric Ozanam(1813-1853), fondateur de la Société de Saint-Vincent-de-Paul en 1833. De même, dans les pays protestants,les Églises ont compris qu’elles devaient se préoccuperde la réforme sociale. Cet «évangile social » avait coursen Grande-Bretagne avec les baptistes, les méthodistes,certains éléments de l’Église d’Angleterre et de

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nouveaux organismes religieux, comme l’Armée duSalut, fondée en 1865 par le pasteur William Booth(1829-1912). Il a contribué à l’acceptation d’une légis-lation sociale et même du socialisme démocratique.Quoi qu’il en soit, ce mouvement n’a pas empêché unnombre croissant de citadins de délaisser la religion.

L’ÉVOLUTION DE LA PENSÉE SCIENTIFIQUE

La nouvelle physiqueCe sont les scientifiques qui ont le plus remis enquestion les certitudes des sciences. En physique, parexemple, les lois du mouvement établies par IsaacNewton au XVIIe siècle décrivaient un Univers ordonnéet un modèle de vérité scientifique qui s’appuyaientsur une précision mathématique. Avec le temps, desscientifiques se sont aperçus que ces explications neconvenaient plus à certains aspects de la structure dela matière et à certaines dimensions de l’espace. Ils ontalors dû revoir et corriger l’Univers newtonien.

Le concept de la matière solide ne tenait plus à lalumière des travaux de Marie Curie (1867-1934) sur leradium et la radioactivité, et d’autres recherches surl’atome. Le monde subatomique ne se comportait pascomme un miniunivers, contrairement à la prédictionde Newton. Les propriétés mystérieuses des particulesatomiques s’expliquaient plutôt par la nouvelle théoriede physique quantique du physicien allemand MaxPlanck (1858-1947). Les probabilités expliquaient lecomportement de la matière et de l’énergie mieux queles lois de Newton.

Ces nouvelles recherches sur la physique des par-ticules subatomiques ont influé sur l’étude du cosmos.Pour Albert Einstein (1879-1955), un mathématicienet physicien allemand, l’hypothèse selon laquelle lamatière et l’énergie, ou le temps et l’espace, étaient desvaleurs absolues n’expliquait pas les phénomènesnaturels associés à la vitesse de la lumière. Dans sathéorie de la relativité restreinte (1905), Einstein a for-mulé l’hypothèse révolutionnaire selon laquelle le

temps et l’espace étaient relatifs au cadre de référencede l’observateur. Il a montré l’équivalence de la matièreet de l’énergie à l’aide de sa célèbre équation : E = mc2.

La nouvelle physique quantique et la théorie dela relativité faisaient appel à des connaissances mathé-matiques avancées et ont élargi le fossé entre lesscientifiques et le public instruit. La nouvelle physiquemenaçait aussi l’idée d’une science objective, indépen-dante des valeurs de l’observateur. Dans les travauxscientifiques et humanistes, dans l’étude des phéno-mènes naturels et de la pensée humaine, l’observateurdevait dorénavant mieux expliquer ses sujets afin deles rendre intelligibles.

LA PHILOSOPHIE ET LA SOCIÉTÉ

Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la foi dans la rai-son, les sciences et le progrès prévalait. Toutefois, uneminorité significative d’artistes, de scientifiques etd’intellectuels créatifs de l’époque ont remis cette certi-tude en question. Cette génération d’avant 1914 aétabli le cadre intellectuel et culturel du monde plustroublé, plus sceptique et plus désordonné qui suivraitau XXe siècle.

Friedrich NietzscheParmi ceux qui ont douté du progrès et de la raisonhumaine, le philosophe allemand Friedrich Nietzsche(1844-1900) a eu une influence troublante sur sescontemporains. Même un siècle plus tard, sa penséejette toujours un éclairage critique sur la superficialitéde notre culture. Nietzsche contestait la primauté de laraison dans la civilisation occidentale et affirmait quela créativité reposait sur la volonté humaine. Par soncélèbre «Dieu est mort», il rejetait la sagesse supposéedu christianisme et affirmait que l’individu doit trouverun sens et un but par la volonté de son esprit. Il voyaitles tendances dominantes de l’époque comme dessources d’illusion et de faiblesse, c’est-à-dire la montéede la culture de masse, l’émergence de la politique

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L e g é n i e à t r a v e r s l e s â g e s

Charles DarwinLes théories évolutionnistes du biologiste britanniqueCharles Darwin (1809-1882) ont beaucoup influencé la penséereligieuse et scientifique de son époque. D’ailleurs, les idéesde Darwin nous influencent encore aujourd’hui.

Toutefois, Darwin n’a pas formulé la première hypothèsesur l’évolution. En France, Jean-Baptiste de Lamarck avaitparlé de l’évolution animale au début du XIXe siècle. Darwina par ailleurs subi l’influence de deux théoriciens anglais.Thomas Malthus avait soulevé d’importantes questions surl’augmentation de la population et son contrôle naturel, et legéologue Sir Charles Lyell avait utilisé l’étude des strates pourremettre en question la notion biblique de la création récentede la Terre.

La grande question était : Que s’est-il passé ? Darwin a laisséun formidable héritage à l’humanité avec sa proposition d’unmécanisme de l’évolution, qu’il a appelé « la sélection naturelle».Sa réflexion a permis de formuler des hypothèses scientifiques sur l’évolution et d’en faire des théoriesvérifiables. Ses travaux contiennent des observations biologiques approfondies, présentées d’une façonsi cohérente et persuasive qu’elles ont fini par convaincre presque tous les biologistes.

Un grand nombre des idées importantes de Darwin sur la sélection naturelle reposent sur sonobservation de la nature. Darwin a réalisé lui-même une bonne part de ses observations scientifiquesà titre de naturaliste pendant une expédition du HMS Beagle. Le bateau a jeté l’ancre dans l’archipeldes Galápagos, au large des côtes de l’Équateur, en 1835. Pendant une année, Darwin a étudié etdocumenté les diverses espèces qui y vivaient.

Darwin se demandait pourquoi des espèces d’une région étaient très semblables à d’autres espèceséteintes. Il se demandait également pourquoi des espèces qui vivaient dans des environnements légèrementdifférents présentaient aussi des caractéristiques légèrement différentes.

À son retour en Angleterre, en 1836, Darwin a catalogué tous ses spécimens et présenté ses idéesdans de courts articles. Vers 1844, il a tracé les grandes lignes de sa théorie sur la sélection naturelle.Au cours de la décennie suivante, il a condensé et ordonné ses nombreuses notes dans un ouvrage phareintitulé L’Origine des espèces par la sélection naturelle (1859).

En termes simples, la théorie de Darwin pose que la vie sur Terre est le résultat de millions d’annéesd’adaptation à des environnements changeants. Les espèces qui ont survécu sont celles qui ont réussi às’adapter.

Dans son deuxième ouvrage phare, La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe (1871), Darwina écrit que l’être humain, comme tous les organismes vivants, était le résultat de l’évolution :

Nous devons cependant reconnaître, me semble-t-il, que l’Homme, en dépit de ses nobles qualités[…] porte encore dans son enveloppe corporelle la marque indélébile de son origine inférieure.

Charles Darwin a bouleversé la vision que nousavons de notre place dans le monde.

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Les idées de Darwin étaient très subversives. Elles contredisaient la vision biblique de la création etla place de l’être humain au centre de l’Univers. L’Origine des espèces a subi de nombreuses attaques de lapart des religieux parce que le livre ne s’accordait pas avec le récit de la création proposé dans la Genèse.

Les idées de Darwin ont d’abord soulevé la controverse, mais elles ont fini par changer notre façon devoir l’être humain, la nature et même les relations sociales. Le procès de l’enseignant John T. Scopes dansl’État du Tennessee en 1925 a donné lieu à un important débat. Scopes était accusé d’avoir enseigné la théoriede l’évolution à ses élèves. Ce procès retentissant, défendu par le célèbre avocat Clarence Darrow et parl’homme d’État conservateur William Jennings Bryan, a fait les manchettes et a inspiré une pièce de théâtrecélèbre : Inherit the Wind.

Vers la fin du XIXe siècle, des penseurs se sont inspirés des idées darwiniennes en ce qui regarde lasociété, la politique et l’économie. C’est le cas du philosophe anglais Herbert Spencer à qui l’on doit lacélèbre formule « la sélection des plus aptes». Ainsi allait naître une école de pensée : le darwinisme social.Poussé à l’extrême, le darwinisme social soutenait que l’État ne devait pas aider les entreprises en faillite,ni donner à manger aux gens qui ont faim, et que la maladie et la mort étaient des mécanismes destinés àéliminer les individus les moins aptes. Ces idées sont devenues populaires à la fin du XIXe siècle, dans lessociétés qui soutenaient la libre entreprise, notamment les États-Unis. Spencer croyait plutôt que l’indi-vidu devait avoir le droit d’ignorer l’État et donc de refuser ses services ; il prônait un État minimaliste.

Divers auteurs ont utilisé la théorie de Darwin sur l’évolution pour appuyer leur point de vue sur lessociétés. Ces points de vue, associés au darwinisme social, concordaient rarement avec la théorie de Darwin.Ils montraient toutefois la grande influence du concept d’évolution par la sélection naturelle. Herbert Spencerposait que l’individualisme et la nature compétitive du capitalisme étaient l’expression des lois naturelles.À l’opposé, certains disciples de Marx déclaraient qu’il avait compris les lois de l’histoire, tout comme Darwinavait compris les lois du développement biologique. Les deux théories visaient des objectifs différents, maiselles comportaient la notion de changement progressif et l’idée que ces changements découlaient d’un conflitet étaient gouvernés par des forces naturelles incontrôlables.

Enfin, à la fin du XIXe siècle, on a même appliqué les idées de Darwin aux conflits internationaux etinterraciaux. Entre autres, l’entrepreneur et homme d’État britannique Cecil Rhodes soutenait que la luttepour survivre était inhérente à la condition humaine et que les plus puissants gagnaient inévitablement.Le darwinisme social a exercé une influence marquée en Allemagne, jeune nation préoccupée par son statutet par les minorités ethniques d’Europe centrale, et aux États-Unis, qui faisaient la guerre aux Autochtones,renforçaient la ségrégation des Noirs après leur émancipation et cherchaient à imposer un statut inférieuraux immigrants.

En Grande-Bretagne, la société victorienne se voyait comme étant le sommet de la réussite humaine.Elle qualifiait les autres peuples de rétrogrades ou de naïfs primitifs. Ces points de vue se sont répandusdurant le règne de l’impérialisme, alors que les puissances européennes installaient des colonies en Asie, enAfrique et dans les îles du Pacifique, et réduisaient à l’infériorité des cultures et des peuples auparavantautonomes.

1. Vois-tu des exemples de «darwinisme social » dans la société d’aujourd’hui ?Décris ces exemples et indique où tu les vois.

démocratique et l’énergie nouvelle du socialisme. Ilcritiquait autant les prétentions égalitaires de laculture bourgeoise et croyait que seuls les êtres excep-tionnels pouvaient exploiter leur potentiel créatif parune force de caractère supérieure.

La réputation de Nietzsche a été entachée plustard, d’abord en raison de son amitié avec le compositeurRichard Wagner (1813-1883), qui dédiait son art aunationalisme allemand. Mais surtout, des gens ont repriscertaines de ses idées pour justifier les atrocités com-mises par Hitler et le IIIe Reich. Nietzsche était toutefoistrès critique à l’égard du militarisme, du nationalismeet de l’antisémitisme de son époque. Il a interpellédes penseurs, des artistes et des scientifiques par saperception des limites de la raison humaine, sa visionde la science comme étant une création humaine plutôtqu’une description objective de la nature et son effortpour comprendre les sources de la créativité humaine.

Certains penseurs contemporains ont aussi exploréle comportement humain. Le Français Émile Durkheim(1858-1917), un des pères de la sociologie, a exploréles sources de la conscience collective. Il avait d’abordétudié la solitude et l’aliénation, dont la conséquencela plus tragique est le suicide. Durkheim s’est opposéaux hypothèses classiques libérales et a affirmé que lasociété moderne risquait de créer un individualismeexcessif, dangereux pour la santé mentale et le bien-êtresocial. L’économiste libéral allemand Max Weber(1864-1920) redoutait aussi les effets de la vie dans unenvironnement impersonnel et séculier. Sa pensée aexercé une profonde influence sur les sciences sociales duXXe siècle. Dans son ouvrage phare, L’éthique protestanteet l’esprit du capitalisme (1904-1905), Weber contestaitla vision économique de Marx et faisait valoir que lescroyances et les valeurs façonnent la vie économique.

Weber se préoccupait particulièrement des fonde-ments de l’action dans les sociétés capitalistes modernes.Le prix de ce nouvel ordre rationnel était, selon Weber,le « désenchantement du monde » et une bureaucratieplus lourde. Pour Weber, il fallait un chef dynamiqueou charismatique pour surmonter cette bureaucratie.Il n’a pas prédit l’émergence des dictateurs ni plaidé enleur faveur.

Finalement, Henri Bergson (1859-1941) a publiésa propre théorie de l’évolution dans son livreL’Évolution créatrice. Il affirmait que l’évolution se faisaità partir d’un «élan vital » dépassant la seule volonté devivre. De plus, il s’opposait au calcul du temps tradi-tionnel et croyait qu’il se faisait de façon intuitive. Il areçu le prix Nobel de littérature en 1927.

LA FAMILLEAU XIXe SIÈCLE

Au XIXe siècle, la société paternaliste maintenait subor-données les femmes. Néanmoins, durant la premièremoitié du siècle, les femmes de la bourgeoisie partici-paient à la bonne marche des entreprises familiales.Dans les années 1850 et 1860, les entreprises ont cepen-dant grossi. Les propriétaires bourgeois ne vivaientplus près de leur entreprise, mais allaient s’établir dansde nouveaux quartiers plus coûteux. Les femmes, elles,restaient à la maison pour élever les enfants, diriger lesdomestiques et organiser des événements de charité.

Les femmes de la classe ouvrière étaient aussi desménagères et des mères. Elles avaient toutefois moinsde temps libres que les femmes des classes supérieures.La liste de leurs tâches était impressionnante. En pre-mier lieu, elles devaient prendre soin des enfants, faireles courses au plus bas prix possible, souvent enmarchandant. Elles devaient aussi préparer les repas,trouver de quoi chauffer la maison, aller chercher del’eau, laver, coudre et raccommoder les vêtements, etc.

En plus de toutes ces tâches, de nombreuses femmesde la classe ouvrière gagnaient un revenu supplémentaireen faisant le ménage chez les familles plus aisées, enfaisant la lessive, en faisant des livraisons ou en vendantdes articles sur le trottoir. Durant les 30 dernières annéesdu XIXe siècle, l’industrie du vêtement a commencé àexploiter ce bassin de travailleuses et les payait à la piècepour coudre des vêtements chez elles. Le travail en usinea fini par éliminer le travail à la pièce mal rémunéré.

Au Canada, les femmes ont toujours joué un rôleimportant au sein de l’unité familiale, en particuliercelles des milieux ruraux où l’autosubsistance était la

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règle. De façon générale, 90% des filles nées entre1810 et 1870 se sont mariées. Les femmes faisaient ausside plus en plus partie intégrante de la vie économiqueet réclamaient donc plus de droits. Fait à souligner, letaux de scolarisation des filles est passé de 23,1% à75,6% entre 1842 et 18811.

L’enfanceAu cours du XIXe siècle, les enfants ont commencé àoccuper une place centrale dans la famille européenne.On s’est intéressé aux principes d’éducation et auxsoins à donner aux enfants. Par conséquent, les femmesde la classe moyenne ont allaité elles-mêmes leursbébés au lieu d’embaucher des nourrices. De même, ellesont cessé de langer les bébés, c’est-à-dire les envelopperdans des couvertures afin de les empêcher de bouger.Vers la moitié du XIXe siècle, des gouvernements ontadopté les premières lois visant à assurer le mieux-êtredes enfants. En 1841, la France a limité le nombred’heures de travail des enfants en usine. Malgré soninefficacité relative, cette loi constituait une reconnais-sance symbolique de la nécessité de protéger les enfants.

Les femmes accouchaient toujours à la maison. Enrevanche, les familles aisées préféraient les servicesd’un médecin, qui était toujours un homme à l’époque,à ceux de la sage-femme traditionnelle. Accoucher àl’hôpital était encore un signe de pauvreté ou degrossesse hors mariage. C’est d’ailleurs là que des jeunesfilles de la campagne venaient accoucher avantd’abandonner leur bébé. À l’arrivée du bébé, le pèredéclarait la naissance à la mairie, ce qui marquait sonentrée dans la famille et dans la communauté.

Avant les années 1800, l’enfance était une longuepériode mal définie, semblable pour les garçons etpour les filles. Au XIXe siècle, les spécialistes divisaientl’enfance en trois étapes : la petite enfance, jusqu’à huitans, l’enfance et l’adolescence. La mère s’occupait del’éducation et des soins pendant la petite enfance, cartous les enfants étaient traités comme des filles. Lesenfants de moins de quatre ans portaient des robes,avaient les cheveux longs et s’amusaient avec despoupées plutôt androgynes.

À huit ans, on considérait qu’un enfant avait atteintl’âge de raison. Parfois, les pères de la classe moyennejouaient un rôle dans l’éducation des jeunes garçons,par exemple en devenant leur tuteur. En revanche, ilss’occupaient rarement de l’éducation des filles. À 15ans, la plupart des jeunes filles de la classe moyenneentraient au pensionnat afin d’achever leur éducationmorale et de se préparer à la vie en société. Souvent, lesgarçons partaient plus tôt pour le pensionnat. Dans cesétablissements très stricts, ils se préparaient à obtenirleur baccalauréat, signe distinctif de la bourgeoisie.

L’ART OCCIDENTALAU XIXe SIÈCLE

Le réalismeL’art de la seconde moitié du XIXe siècle contrastait avecle courant romantique de la première moitié du siècle,car il cherchait à représenter la vie d’une façon beaucoupplus réaliste. L’intérêt pour les sciences et la techno-logie dépassait l’intérêt pour la spiritualité. L’art cher-chait la vérité par la représentation de faits plutôtd’expériences personnelles.

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Comme d’autres artistes de son époque, Jean-François Millet aimaitpeindre des ouvriers et des paysans. L’Angélus (1857-1859) représentela prière d’une famille de paysans pauvres. Quelle impression ces genste donnent-ils ?

Jean-François Millet

Jean-François Millet (1814-1875) est considérécomme un des fondateurs de l’école de Barbizon. Il estcélèbre pour ses tableaux de travailleurs, surtout despaysans. Millet a traduit son admiration pour la classeouvrière en lui donnant des silhouettes sculpturales.Son œuvre reflète aussi les idées socialistes populairesà son époque. Même si elle est considérée réaliste, onestime que cette œuvre aura une influence consi-dérable sur les impressionnistes de la fin du XIXe siècle.

Honoré Daumier L’œuvre d’Honoré Daumier (1808-1879) communiqueaussi une préoccupation pour les problèmes sociauxde son temps. Comme William Hogarth au siècleprécédent, Daumier souligne par la satire les maux deson époque. Daumier n’a pas glorifié la classe ouvrière ;au contraire, il représentait ces gens tels qu’il les voyait :des victimes de la société industrielle qui déshumanisait

peu à peu les masses. Daumier était également undessinateur et un caricaturiste de talent. Il prenait poursujets les politiciens, les avocats et les médecins. Ila notamment collaboré à l’illustration de romansd’Honoré de Balzac.

Gustave Courbet

L’art était dorénavant plus préoccupé par le concretque par l’abstrait. Gustave Courbet (1819-1877) etÉdouard Manet sont deux grands peintres réalistes quiont abordé certains de ces problèmes sociaux et esthé-tiques. Courbet représentait la société française tellequ’il la voyait. Ses tableaux sombres ne visaient pas àembellir le paysage français ni les habitants. Le publicet les critiques trouvaient ses œuvres trop ordinaires,sa technique, rudimentaire et ses sujets, trop grossiers.Néanmoins, les classes moyenne et ouvrière avaientacquis un poids politique. Certaines personnes ont vules artistes, tel Courbet, comme étant des défenseurs

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Honoré Daumier a fréquemment représenté la classe ouvrière. Selon toi, quels sentiments l’animaient quand il a peint les gens dans ce tableauintitulé Le wagon de troisième classe (1862) ?

de la classe ouvrière. L’œuvre de Courbet rappelle lesromans réalistes de Balzac, de Zola et de Dickens, envogue à l’époque.

L’œuvre monumentale de Courbet Un enterrementà Ornans illustre parfaitement la vigueur de son style.Courbet ne cherchait pas à étonner ou à divertir. Sanscompromis, il a représenté un enterrement dans unepetite ville. Le contenu et les formes sont simples.

Édouard Manet La façon dont Courbet se méfiait du goût populaire aconduit à un mouvement artistique appelé « impression-nisme». Édouard Manet (1832-1883) a été l’un desfondateurs de ce mouvement. L’art de Manet a aussichoqué le public et proposait une nouvelle perspectivede la vie. Avec des couleurs vives et de grands planslumineux, Manet parvenait à présenter une visiondétachée de l’humanité et de la nature. Son réalismetient aussi de la photographie : Manet ne recherchaitpas consciemment la beauté, néanmoins la composi-tion et les sujets inhabituels de ses tableaux en font desœuvres remarquables.

Manet empruntait parfois des sujets à d’autresécoles. Il a ainsi repris une œuvre d’un peintre de laRenaissance, Fête champêtre de Giorgione. Il a placé lesmêmes sujets dans un parc parisien au lieu de la cam-pagne. Si des gens qualifiaient cette œuvre d’indécente,Manet les invitait à aller voir l’original au musée duLouvre. Les expérimentations audacieuses de Manetavec les sujets et la forme, de même que sa préférencepour l’abstrait ont jeté les bases de l’art moderne.Manet a ainsi ouvert la voie aux impressionnistes, lemouvement qui a marqué l’art occidental du XIXe siècle.

Les impressionnistesAppelé à devenir célèbre, le terme « impressionniste »a été pour la première fois utilisé en 1874 par un critiquechoqué par un tableau de Claude Monet. Lui et d’autresétaient des artistes qui tentaient de représenter la viecontemporaine par des impressions artistiques quireflétaient l’intérêt à l’égard des sciences et de l’étudede la lumière. Comme les poètes romantiques, ils sepercevaient comme étant des innovateurs. En effet,

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Un enterrement à Ornans (1849-1850) par Courbet, mesure 3,14 m sur 6,63 m. Selon toi, pourquoi l’artiste a-t-il choisi de peindre cette scèneplutôt banale sur une si grande surface ?

chaque peintre impressionniste possédait un styleunique, mais il avait de nombreuses qualités en communavec les autres impressionnistes. Cette école comprenaitde nombreux grands artistes, dont Auguste Renoir,Edgar Degas, Camille Pissarro et Alfred Sisley.

Claude Monet

L’œuvre de Claude Monet (1840-1926) témoigne d’unintérêt obsessif à l’égard des propriétés de la lumièrecombiné à un intérêt émotionnel envers les sensationsque procurent ces propriétés. Afin de rendre une per-ception juste de la lumière, Monet a peint certainssujets jusqu’à 40 fois, notamment la cathédrale deRouen ou des meules de foin dans un champ. Chaquefois, il utilisait le même point de vue, mais dans une

lumière et des conditions atmosphériques différentes.Monet a également expérimenté avec la couleur. Ilplaçait côte à côte des couleurs complémentaires pourcréer des effets d’ombre. Pour ce faire, il appliquait lapeinture par touches texturées à l’aide d’un gros pinceau.

Monet a passé les dernières années de sa vieà peindre des scènes de son jardin, à Giverny. Sesnénuphars peints sur d’immenses toiles illustrenttoute la sensibilité du peintre, l’expression pure dusens esthétique de Monet. Il a rendu d’une façonexquise la couleur, la lumière et les textures de l’étangde son jardin, avec les arbres, les plantes et les nuagesqui s’y reflétaient. Les tableaux de Monet présententl’essence même de l’impressionnisme. En mêmetemps, son œuvre demeure unique, comme celle desautres impressionnistes.

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Olympia (1863), d’Édouard Manet, présente un sujet connu d’une nouvelle façon. À l’époque, ce tableau a choqué beaucoup de gens en raisonde son évidente connotation sexuelle. Que révèle cette réaction sur la moralité de la fin du XIXe siècle ?

Les postimpressionistes

Georges Seurat Dans sa forme la plus pure, le mouvement impression-niste a été de courte durée. Cependant, il a amené denombreux artistes à aller plus loin. Georges Seurat(1859-1891) a adopté une approche de la peinturestrictement intellectuelle. Il utilisait le pointillisme,c’est-à-dire qu’il créait des formes et des masses à partirde petits points de couleur. Il a basé sa technique surses études scientifiques de la lumière et de la couleur.À l’époque, beaucoup d’artistes s’inspiraient des nou-velles connaissances sur les aspects psychologiques etscientifiques de la couleur.

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Le mot « impressionniste » vient de ce tableau de Monet, intituléImpression, soleil levant (1873). Qu’est-ce qui rend cette œuvreimpressionniste ?

Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte (1884, 2 m sur 3 m) par Georges Seurat. L’artiste a étudié les théories scientifiques de l’optiqueet de la couleur. Cette scène montrant des gens à la mode est entièrement faite de minuscules points de couleur. À quelle classe les personnagesappartiennent-ils ?

Paul Cézanne

Paul Cézanne (1839-1906) cherchait aussi à exprimerle caractère ordonné de la nature par la peinture. Sonapproche classique consistait à utiliser les formesgéométriques pour créer des formes monumentales.Il aimait en particulier explorer la couleur et la lumièredans des natures mortes, car la couleur ne change et nebouge jamais. Cézanne privilégiait les couleurs uniespour accentuer la solidité des formes. Comme Monet,il a peint des scènes qu’il connaissait bien, comme lamontagne Sainte-Victoire, près de chez lui. Cézanne apeu à peu adopté un style réaliste et a fini par omettreles détails afin de faire ressortir la forme élémentaire deses sujets.

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Ce tableau de Vincent Van Gogh s’intitule La nuit étoilée sur le Rhône (1888). Que ressens-tu en le regardant ?

Durant les années 1880, Cézanne a peint de nombreuses scèneschampêtres dans le sud de la France. Il peignait le même paysageplusieurs fois afin d’explorer les formes, la lumière, les couleurs etla perspective. Cette œuvre est intitulée Plaine au pied de la montagne

Ste-Victoire (1882-1885).

Vincent Van Gogh

La démarche artistique de Vincent Van Gogh (1853-1890) est à l’opposé de l’approche intellectuelle deCézanne. De nombreuses histoires ont couru sur cetartiste. Les tableaux de Van Gogh reflètent-ils la naturetourmentée de l’artiste ? Il est difficile d’en douter. Eneffet, Van Gogh avait des problèmes de santé mentale ets’est suicidé à 37 ans. Ses mouvements de pinceaurévèlent un esprit nerveux, presque affolé. Cependant,ce sont les couleurs de ses tableaux qui touchent leplus les gens. Depuis la mort de Van Gogh, aucunegénération n’est restée insensible à des œuvres commeLa nuit étoilée sur le Rhône (1889), à ses tableaux detournesols et d’iris ou à ses autoportraits. Les couleursexpressives et la touche texturée de Van Gogh livrentla vision personnelle d’un être complexe, intelligentet troublé.

Relis, réfléchis, réagis

1. Comment la deuxième vague de la révolutionindustrielle a-t-elle alimenté le socialisme dansdes pays comme l’Allemagne, la France et laGrande-Bretagne ?

2. Comment Lénine a-t-il adapté la théorie marxisteà la situation russe ?

3. Comment les idées de Nietzsche et de Darwin ont-elles ébranlé les fondements de la sociétéoccidentale et de son art ?

LA LITTÉRATUREAU XIXe SIÈCLE

Durant ce siècle, la littérature est passée du roman-tisme au réalisme. Elle reflétait un profond désir derésoudre les graves problèmes causés par la nouvelle etprospère ère industrielle.

La littérature a également exploré les conflitsassociés à la religion et aux sciences de même que leseffets pervers de la prospérité et de l’impérialisme. Des

essayistes comme Thomas Carlyle (1795-1881),Thomas Macaulay (1800-1859), John Henry Newman(1801-1890) et Thomas Huxley (1825-1895) ont écritsur l’histoire, les sciences et l’éducation. Leurs travauxs’attaquaient surtout à des problèmes concrets.

La poésie de l’ère victorienne en Angleterre tentaitaussi d’aborder des réalités sociales et morales diffi-ciles. La structure de la poésie victorienne reflétaitsouvent la structure des débats. Néanmoins, les poètespouvaient transporter leurs lecteurs vers d’autresmondes pour y explorer les tourments amoureux.

Alfred TennysonAucune œuvre n’exprime mieux l’époque victorienneque celle du poète Alfred Tennyson (1809-1892). Onle connaît pour son long poème In Memoriam. Cepoème renferme, par sa forme et son contenu, le sensgénéral de la littérature victorienne. In Memoriam estune élégie qui exprime la réaction de l’auteur à la mortd’Arthur Hallam, un ami proche.

Tennyson aimait les légendes. The Lady of Shalottraconte l’une des légendes arthuriennes selon uneperspective psychologique. Ulysses, un monologuedramatique, s’inspire de la mythologie grecque. Lenarrateur est un vieil Ulysse, qui pleure sur son passéet ses aventures et qui aspire à repartir et à risquer toutce qu’il possède pour vivre de nouvelles aventures. Cesvers tirés du poème illustrent parfaitement le credo del’ère victorienne :

Un tempérament à l’image des cœurs héroïquesAffaibli par le temps et le destin, mais déterminé

à prospérer, à chercher sans jamais renoncer.

Charles DickensLes romans de Charles Dickens (1812-1870) cons-tituent une mine de commentaires sociaux révélateurs.Au moyen d’intrigues complexes et de personnagesplus vrais que nature, Dickens dénonçait les injusticessociales qui frappaient les pauvres de l’Angleterreindustrialisée. Dickens écrivait des histoires de sonépoque, dont l’action se déroulait surtout en milieuurbain, comme Londres. Oliver Twist, David Copperfield,

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Les grandes espérances, Les papiers posthumes duPickwick Club et Un chant de Noël comptent parmi sesromans les plus célèbres.

Gustave Flaubert

Gustave Flaubert (1821-1880) est né à Rouen. Ilest le second enfant d’une fratrie de trois. Pour sonpère, seul l’aîné, qui deviendra à son tour chirurgien,était digne d’intérêt. Comme le remarque Jeand’Ormesson : «Dès l’enfance apparaissent deux traitsfondamentaux de Flaubert : une certaine fascinationdu mal, de la souffrance, de l’horrible, et le souci d’uneinformation un peu sinistre, sur les événements et lavie qui entraînera un goût du document assez impres-sionnant2. » Flaubert poursuit alors une scolarité sanséclat. À cette même époque, il publie quelques courtsrécits dans une revue littéraire locale. Puis, il entreprend,sans conviction, des études de droit à Paris. En 1844,une première crise d’épilepsie le surprend et l’amène àinterrompre ses études. Il se tourne vers l’écriture etcommence une première version de L’Éducationsentimentale (1843-1845). Flaubert publiera ce roman,dans sa forme définitive, en 1869. Cet ouvrage,fortement autobiographique, décrit avec réalisme« l’éducation » amoureuse, artistique, politique etsociale d’un jeune étudiant provincial à Paris. Deretour d’un long séjour en Orient (1849-1852), Flaubertfréquente les salons parisiens. C’est une sourced’inspiration pour son nouveau roman MadameBovary (1857). Ce livre entraîne toutefois son auteurdans un procès retentissant. En effet, on accuseFlaubert d’immoralité, mais il sera acquitté. Les annéesqui suivent seront marquées par la parution deplusieurs autres romans : Salammbô (1862), La tenta-tion de Saint-Antoine (1874) et Les trois contes (1877).

Émile Zola et Honoré de Balzac

Les grands romanciers français exploraient à peu prèsles mêmes questions dans leurs œuvres. Émile Zola(1840-1902) et Honoré de Balzac (1799-1850) ontdénoncé l’hypocrisie et la dégénérescence de la bour-geoisie et de l’aristocratie. Leurs romans condamnaientla richesse outrancière et la puissance exercée aux dé-pens du peuple. Comme les peintres Courbet et Manet,ils cherchaient à exprimer la vérité par le réalisme. Ilsont non seulement mis en scène les maux de la société,mais ont aussi présenté une analyse psychologiqueapprofondie de la condition humaine. Zola a notammentécrit l’histoire d’une famille, Les Rougon-Macquart, enplusieurs romans, dont Nana et Germinal. Honoré deBalzac a écrit plus de 95 romans, réunis sous le titre LaComédie humaine, dont Le père Goriot.

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De 1892 à 1897, le sculpteur Auguste Rodin a travaillé sur de nombreusesversions de cette sculpture et d’autres portraits du prodigieux écrivainfrançais Honoré de Balzac. Cette sculpture de bronze mesure près de3 m de hauteur.

INTERNET

WEBLIEN

www.cheneliere.ca

Pour plus d’information sur la littératurefrançaise du XIXe siècle, rends-toi à l’adresseci-dessus.

Victor Hugo

Victor Hugo (1802-1885) est sans conteste le plusconnu des écrivains français. Il est né à Besançon. Trèstôt, ses parents se séparent. Son enfance se déroulealors en allers et retours entre un père militaire, tou-jours en déplacement, et une mère vivant à Paris avecson nouveau compagnon. À quatorze ans, Hugo écritdans son journal qu’il veut égaler Chateaubriand. Il adix-neuf ans, lorsqu’il publie en 1821 Odes, son premierrecueil de poèmes. Son ambition et son génie ne sedémentiront plus. En effet, il sera à la fois poète (Lalégende des siècles, de 1859 à 1883), romancier (Notre-Dame de Paris, 1831 ; Les Misérables, 1862), dramaturge(Hernani, 1830 ; Ruy Blas, 1838), historien, journalisteet critique littéraire. À peine âgé de trente ans, Hugorègne déjà sur le Romantisme, réussit à moderniser lethéâtre et propose même une nouvelle écriturepoétique. Sa longue vie est à l’image de ses écrits :riche, intense, et remplie d’événements heureux ettristes, tels la perte de sa fille Léopoldine et la folie deson autre fille, Adèle.

En même temps qu’il écrit, Victor Hugo commenceaussi une carrière politique. À partir de 1848, il siègecomme député républicain. Très rapidement, il désap-prouve «L’Empire autoritaire» qui réduit au silencel’opposition parlementaire et la presse. Après le coupd’État de décembre 1851, il s’exile dans les îles deJersey, puis de Guernesey, au large des côtes françaises.

Hugo écrit alors Les Châtiments (1853), poèmessatiriques contre l’Empereur. Il rentre en France en 1870,après vingt années d’exil, et meurt paisiblement à Parisen 1885. L’État lui fera des obsèques nationales ettransfèrera son corps au Panthéon.

C H A P I T R E H U I T Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 327

Géant de la littérature française, Victor Hugo a été à la fois romancier,poète, dramaturge et homme politique.

R é f l e x i o n

Les conséquences de l’industrialisation et de l’urbanisation ont transformé les lieux de travail et les foyers durant leXIXe siècle. Le changement a été beaucoup moins rapide dans les régions rurales. Le niveau de vie des paysans souventoubliés a connu peu d’amélioration. Pendant que des théoriciens politiques, comme Karl Marx, et des scientifiques,comme Charles Darwin, remodelaient le paysage politique et intellectuel de l’Europe, des changements plus subtils, maistout aussi importants se produisaient dans les maisons. Les relations familiales ont évolué, l’éducation des enfants aussiet une nouvelle moralité a transformé les valeurs et les mœurs : la classe moyenne a donné le ton à la culture européenne.À la même époque, les femmes ont commencé à réclamer leur juste place dans la société. La pauvreté généralisée de lapopulation européenne depuis des siècles allait disparaître. Bientôt, la plupart des maisons seraient mieux chauffées etventilées, et la société en général allait prendre conscience de l’importance d’une bonne hygiène dans la prévention desmaladies. Le XIXe siècle a fait entrer la société européenne dans l’ère industrielle moderne. Le prochain siècle allaitapporter des changements à un rythme encore plus rapide, et entraîner des difficultés et des bienfaits encore jamais vus.

Révision du chapitre

En résumé

Dans ce chapitre, tu as vu :

• le rapport de cause à effet comme étant un outil essentiel à l’analyse historique ;• les conséquences de la pensée occidentale moderne sur les dimensions économique, sociale

et politique du développement en Occident ;• les changements qui ont marqué l’organisation familiale au cours du XIXe siècle ;• les façons dont l’industrialisation et l’urbanisation de l’Europe ont transformé les relations

et l’organisation sociales.

Connaissance et compréhension

1. Pour comprendre l’histoire de la fin du XIXe siècle en Europe, il faut connaître les concepts, les événementset les personnages ci-dessous, ainsi que leur rôle déterminant dans l’évolution de l’histoire mondiale dela seconde moitié du XXe siècle. Choisis deux éléments de chaque colonne et décris-les.Concepts Événements Personnagesle nationalisme la guerre de Crimée Marie Curie

le socialisme l’affaire Dreyfus Otto von Bismarck

le réalisme la Commune de Paris Giuseppe Garibaldi

l’impérialisme la deuxième vague Giuseppe Mazzini

Kulturkampf de la révolution industrielle Emmeline Pankhurst

le féminisme Friedrich Nietzsche

le conservatisme Claude Monet

le prolétariat

2. Les conséquences de la révolution industrielle ont largement débordé les usines. Dans un tableauou un diagramme de Venn, présente les effets de la révolution industrielle sur l’augmentation desemplois de bureau, sur les habitudes de consommation et l’industrie de la vente au détail ainsi que sur la vie quotidienne.

Habiletés de la pensée

3. On dit que le XIXe siècle a constitué une période de transition pour la société européenne : transitionde l’aristocratie à la démocratie, de la culture de l’élite à la culture de masse, de la fabrication artisanaleà la fabrication industrielle. Défends ou réfute cette vision du XIXe siècle. Inspire-toi d’exemples tirésdu chapitre.

4. Écrivain et historien canadien-français, Laurent-Olivier David (1840-1926) a publié en 1873 une«esquisse biographique » de George-Étienne Cartier, un des pères de la Confédération canadienne. Lui-même un « rouge», c’est-à-dire un libéral, son propos n’était toutefois pas exempt d’éloges à l’égard

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de ce «bleu» aussi célèbre que conspué à la fin de sa carrière politique. Il nous renseigne aussi sur la visionqu’on avait à l’époque des hommes politiques :

Quoi qu’il en soit, il est un fait que tous les partis doivent constater à l’honneur de M. Cartier : c’est sa viesobre, laborieuse, exemptes de vices et de ces faiblesses qui déshonorent si souvent les hommes de hautecapacité. […] M. Cartier était essentiellement un chef de parti, un organisateur, un administrateur. Les traitsdominants de son caractère étaient l’énergie, l’impétuosité, l’esprit de domination, le désir de se faire un nom,la confiance en lui-même, l’amour du travail, le désintéressement. […] On prétend généralement que, pourgouverner dans un état démocratique, il faut être peu particulier sur les moyens ; on dit même que la corruptionest une conséquence nécessaire du régime populaire. Nous n’en persistons pas moins à dire que le véritablemérite de l’homme d’État est de savoir allier l’honnêteté avec l’habileté et de perdre le pouvoir plutôt que decontribuer à l’abaissement des mœurs publiques.

Choisis un politicien du XIXe siècle présenté dans ce chapitre. Cette personne correspond-elle à ladescription que propose David ? Explique ta réponse.

Mise en application

5. Dans son livre Darwin, Marx, Wagner : Critiqued’un héritage (1941), Jacques Barzun écrit : «DésignerDarwin, Marx et Wagner comme étant les trois grandsprophètes de notre destinée équivaut à énoncer unfait. » Selon Barzun, tous les ouvrages traitant desproblèmes de notre époque font de Darwin et Marxun duo incontournable dont les concepts ont révolu-tionné le monde moderne. Es-tu d’accord avec Barzunquant à l’importance des idées de Karl Marx et deCharles Darwin, non seulement pour leur époque,mais aussi pour la nôtre ? Explique ta réponse àl’aide de faits historiques.

6. Compare Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte (page 323) de Georges Seurat avecLes mangeurs de pommes de terre (ci-contre), de Vincent Van Gogh. La toile représente une famille depaysans mangeant des pommes de terre au Pays-Bas. Pour chaque tableau, rédige un dialogue plausibleentre les personnages. Inspire-toi de l’information de ce chapitre. Tes dialogues devraient illustrer ladifférence entre le quotidien de l’élite et celui de la classe ouvrière.

Communication

7. Choisis un des tes disques compacts et conçois un visuel pour le boîtier dans le style impressionniste oupostimpressionniste. Explique ensuite en un paragraphe si, à ton avis, ce style convient au disque compacten question. Ta réponse doit montrer pourquoi les artistes de la fin du XIXe siècle ont opté pour ces styles.

8. Imagine que la WSPU te demande de rédiger Le Manifeste des femmes. Ta mission consiste à rendre defaçon claire, succincte et vivante les objectifs et les revendications du mouvement féministe du XIXe siècle.Tu dois énoncer les griefs des femmes à l’origine du mouvement féministe et de ton manifeste.

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Les mangeurs de pommes de terre (1885)