ÉlÉments d'ÉpistÉmologie des sciences expÉrimentales …

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Bernard Darley - IUFM d'Aquitaine 17/06/2010 1 ÉLÉMENTS D'ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES EXPÉRIMENTALES EN GÉNÉRAL ET DE LA BIOLOGIE EN PARTICULIER INTRODUCTION Ce cours ne prétend pas être une revue exhaustive de tous les courants et écoles épistémologiques depuis les présocratiques jusqu'à nos jours. Ce serait oeuvre d'épistémologue, ce que je n'ai pas la prétention d'être. L'épistémologie reste cependant un champ d'analyse de la construction des connaissances dont il est difficile de nier l'intérêt lorsque l'on s'intéresse à la didactique d'une discipline. C'est pourquoi, même si le risque était grand d'être incomplet dans le tour d'horizon et maladroit dans les analyses, il était indispensable, pour que l'idée d'une transposition didactique de la démarche scientifique prenne sens, et préalablement à tout autre tâche, d'effectuer cette synthèse bibliographique. Mon souci a été d'étudier les principaux courants en m'attachant à en tirer ce qui, aujourd'hui, dans le cadre de l'enseignement de la biologie, est susceptible de présenter un intérêt en tant que cadre d'analyse de pratiques. Ainsi Aristote est davantage cité qu'étudié dans le détail. Non pas que sa philosophie ou son apport aux sciences naturelles soient négligeables mais essentiellement parce que son approche de la construction des connaissances (la logique), a été reprise et intégrée dans des approches épistémologiques modernes. De même Roger Bacon a été "oublié" au profit de son homonyme Francis. Si Roger a été l'un des premiers critiques de la démarche des scolastiques, c'est Francis qui, quelques trois siècles plus tard, allait être, avec son Novum Organum, un des précurseurs de la pensée positiviste. Des choix ont donc été faits ; fondés par la volonté de limiter l'analyse aux chefs de file des principaux courants épistémologiques qui ont marqué cette discipline ; critiquables par le fait même qu'étant des choix, ils passent sous silence nombre d'auteurs importants. Les auteurs de référence retenus pour ce chapitre sont les suivants :

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Bernard Darley - IUFM d'Aquitaine 17/06/2010

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ÉLÉMENTS D'ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES EXPÉRIMENTALES EN GÉNÉRAL ET DE LA

BIOLOGIE EN PARTICULIER

INTRODUCTION

Ce cours ne prétend pas être une revue exhaustive de tous les courants et écoles

épistémologiques depuis les présocratiques jusqu'à nos jours. Ce serait œuvre

d'épistémologue, ce que je n'ai pas la prétention d'être.

L'épistémologie reste cependant un champ d'analyse de la construction des

connaissances dont il est difficile de nier l'intérêt lorsque l'on s'intéresse à la didactique d'une

discipline. C'est pourquoi, même si le risque était grand d'être incomplet dans le tour

d'horizon et maladroit dans les analyses, il était indispensable, pour que l'idée d'une

transposition didactique de la démarche scientifique prenne sens, et préalablement à tout autre

tâche, d'effectuer cette synthèse bibliographique.

Mon souci a été d'étudier les principaux courants en m'attachant à en tirer ce qui,

aujourd'hui, dans le cadre de l'enseignement de la biologie, est susceptible de présenter un

intérêt en tant que cadre d'analyse de pratiques. Ainsi Aristote est davantage cité qu'étudié

dans le détail. Non pas que sa philosophie ou son apport aux sciences naturelles soient

négligeables mais essentiellement parce que son approche de la construction des

connaissances (la logique), a été reprise et intégrée dans des approches épistémologiques

modernes. De même Roger Bacon a été "oublié" au profit de son homonyme Francis. Si

Roger a été l'un des premiers critiques de la démarche des scolastiques, c'est Francis qui,

quelques trois siècles plus tard, allait être, avec son Novum Organum, un des précurseurs de la

pensée positiviste. Des choix ont donc été faits ; fondés par la volonté de limiter l'analyse aux

chefs de file des principaux courants épistémologiques qui ont marqué cette discipline ;

critiquables par le fait même qu'étant des choix, ils passent sous silence nombre d'auteurs

importants.

Les auteurs de référence retenus pour ce chapitre sont les suivants :

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Bernard Darley - IUFM d'Aquitaine 17/06/2010

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Aristote parce qu'il est celui qui a donné ses fondements scientifiques à l'étude

des animaux et des végétaux et qui a promu la logique comme forme de pensée.

Francis Bacon comme initiateur d'un courant de pensée pré- positiviste mais

aussi représentatif, par ses positions, du bouleversement des conceptions qui agite le monde

scientifique depuis la Renaissance.

Auguste Comte comme fondateur de l'école de pensée positiviste et Claude

Bernard qui formalisera l'approche expérimentale, consommant ainsi la rupture avec

l'approche descriptive engagée plus de deux siècles auparavant par Harvey et Santorio et

développée par les grands expérimentateurs de la fin du XVIIIème siècle comme Rédi,

Réaumur, Lavoisier ou Spallanzani.

Karl Popper et Gaston Bachelard comme chefs de file d'une école cherchant à

concilier rationalisme et empirisme.

Thomas Kuhn pour son introduction de la dimension sociologique dans le

processus de construction des savoirs.

Ernst Mayr enfin qui replace cette étude très inspirée par l'épistémologie de la

physique dans le cadre, voisin mais néanmoins différent, de la biologie.

1 - L'ANTIQUITÉ

1.1 - ARISTOTE (-348, -322)

S'opposant à Platon pour qui le "monde d'en bas", perpétuellement soumis à des

altérations1 ne saurait être l'objet d'une science (Taton, 1966), Aristote montre que les êtres

vivants, qu'ils soient végétaux ou animaux, présentent des caractères constants, spécifiques,

qui permettent leur identification et leur regroupement au sein de classes, initiant ainsi les

premières systématiques animales et végétales (G. Lloyd, 1983). Aristote fut de plus, si l'on

en croit encore G. Lloyd, à l'origine du cadre théorique qui a donné sens aux dissections

animales. La théorie des causes (et les causes finales plus particulièrement) finalise la forme

d'un organe en l'associant à la fonction pour laquelle il a été créé. En attribuant à chacun des

organes une fonction précise, la dissection prend sens en devenant une recherche de

l'adéquation entre la structure et la fonction.

Aristote et son école vont laisser derrière eux, en plus d'un cadre philosophique pour la

pensée scientifique, un ensemble de traités de zoologie, de botanique et de géologie qui,

associé à la Bible, va constituer l'essentiel du savoir de référence jusqu'au XVI° siècle. D'un

1par "altérations", Platon entendait les variations qui frappent la descendance des individus

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côté un corpus de quelques ouvrages et auteurs de référence : la Bible et Aristote bien sûr,

mais aussi Hippocrate et Galien pour la médecine, Euclide pour la géométrie, Dioscoride pour

la botanique, Physiologos pour la zoologie. De l'autre un mode de raisonnement (la logique),

le tout cohabitant sans empiéter sur les domaines respectifs de chacun. La connaissance était

du domaine des livres et la logique un exercice de l'esprit, souvent purement formel. Remettre

en cause les premiers au moyen du second en confrontant leurs contenus au monde qui nous

entoure revenait, de fait, à s'attaquer aux dogmes de l'Église et au domaine réservé de l'École.

Quant à l'exploration du "monde d'en bas" elle relevait, pour l'essentiel, de l'alchimie.

2 - XVIème et XVIIème SIECLE

2.1 - FRANCIS BACON (1561 - 1626)

«Il ne fait pas de doute que la souveraineté de l'homme se tient cachée au cœur de la

connaissance». Par cette phrase Francis Bacon (in J.M. Pousseur, 1988, p. 56) veut introduire

une nouvelle conception de la science et des rapports entre l'homme et la connaissance.

Science pragmatique dont l'objet n'est plus la connaissance pure des philosophes grecs et des

scolastiques, non plus les pratiques magiques des alchimistes, mais une connaissance utile

«capable de produire de dignes effets, et de doter la vie de l'homme d'un nombre infini de

commodités» (ibid p. 58).

Pour cela il faut créer une science prenant résolument ses distances d'avec «la science

des premiers2 (qui) se fonde sur les réfutations, les sectes, les écoles, les disputes ; (et) celle

des seconds3 (fondée sur) l'imposture, la transmission de bouche à oreille et l'obscurité» (ibid

p. 58)

Francis Bacon se livre ainsi à une attaque en règle des méthodes "scientifiques" des

scolastiques en dénonçant l'hégémonie du syllogisme4, «ce mode d'invention et de preuve qui

commence par établir les principes les plus généraux, puis leur soumet les axiomes moyens,

pour prouver ces derniers, est la mère de l'erreur et le fléau de toutes les sciences» (ibid p.

108).

Au syllogisme il faut donc opposer un mode de raisonnement qui ne peut se suffire à

lui-même et qui nécessite un apport extérieur tangible comme point d'appui.

2les scolastiques 3les alchimistes 4principe de raisonnement de la logique formelle qui consiste à poser deux propositions ou prémisses (la majeure et la mineure) pour en tirer une troisième (la conclusion). Exemple classique : tous les hommes sont mortels (majeure) or Socrate est un homme (mineure) donc Socrate est mortel (conclusion).

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«Il peut y avoir et il y a en effet deux voies ou méthodes pour découvrir la vérité, écrit-il

par ailleurs. L'une, partant des sensations et des faits particuliers, s'élance du premier saut

jusqu'aux principes les plus généraux ; puis se reposant sur ses principes comme sur autant de

vérités inébranlables, elle en déduit les axiomes moyens ou les y rapporte pour le juger : c'est

celle-ci qu'on suit ordinairement. L'autre part aussi des sensations et des faits particuliers ;

mais s'élevant avec lenteur par une marche graduelle et sans franchir aucun degré, elle n'arrive

que bien tard aux propositions les plus générales ; cette dernière méthode est la véritable mais

personne ne l'a encore tentée (…). L'une et l'autre méthode, partant également des sensations

et des choses particulières, se reposent dans les plus générales, mais avec cette différence

immense que l'une ne fait qu'effleurer l'expérience et y toucher pour ainsi dire en courant, au

lieu que l'autre s'y arrête autant qu'il le faut et avec méthode. De plus la première établit de

prime-saut je ne sais quelles généralités abstraites, vagues et inutiles, au lieu que la dernière

s'élève par degrés aux principes réels et avoués de la nature» (Novum Organum in Blanché p.

39-40).

Il y a donc deux voies. La mauvaise, celle des scolastiques qui établit, à partir

d'observations insuffisantes, des lois qui seront ensuite stérilement "disputées" par les écoles

(les sectes). La bonne, celle qui consiste à accumuler pièce à pièce les éléments du puzzle.

Mais, pour y parvenir, «il faut se garder de permettre à l'entendement de sauter, de

voler, pour ainsi dire, des faits particuliers aux axiomes (…). Et c'est ce qu'on a fait jusqu'ici,

l'entendement n'y étant que trop porté par son impétuosité naturelle et étant d'ailleurs de

longue main accoutumé, dressé à cela même par les démonstrations syllogistiques. Mais on

pourra espérer beaucoup des sciences lorsque, par la véritable échelle, c'est-à-dire par des

degrés continus, sans interruption, sans vide, on saura monter des faits particuliers aux

axiomes du dernier ordre, de ceux-ci aux axiomes moyens, lesquels s'élèvent peu à peu les

uns au-dessus des autres, pour arriver enfin aux plus généraux de tous. Car les axiomes du

dernier ordre ne diffèrent que bien peu de l'expérience toute pure. Mais les axiomes suprêmes

ou généralissimes (je parle ici des seuls que nous ayons) sont purement idéaux ; ce ne sont

que pures abstractions, n'ayant ni réalité ni solidité.» (Novum Organum in Blanché p. 39-40)

On retrouve ici l'idéal inductif de la science qui se construit brique après brique, axiome

de dernier ordre après axiome de dernier ordre, partant d'expériences pures pour atteindre, un

jour peut être, ces axiomes généralissimes qui seront les fruits de la connaissance. Pour y

arriver, il faut brider l'esprit, «attacher à l'entendement non point des ailes, mais au contraire

du plomb, un poids qui comprime son essor» afin d'éviter qu'il ne s'envole dans le domaine

des spéculations théoriques. Mais loin d'une induction naïve, Bacon propose au contraire

d'établir une classification des phénomènes observables en fonction de critères préalablement

établis. Pas «cette sorte d'induction qui procède par voie de simple énumération (qui) n'est

qu'une méthode d'enfants, qui ne mène qu'à des conclusions précaires, et qui court les plus

grands risques de la part du premier exemple contradictoire qui peut se présenter ; en général

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elle prononce d'après un trop petit nombre de faits, et seulement de cette sorte de faits qu'on

rencontre à chaque instant. Mais l'induction vraiment utile dans l'invention ou la

démonstration des sciences et des arts fait un choix parmi les observations et les expériences,

dégageant de la masse, par des exclusions et des réjections convenables, les faits non

concluants ; puis après avoir établi un nombre suffisant de propositions, elle s'arrête enfin aux

affirmatives et s'en tient à ces dernières.» (Novum Organum in Blanché p. 41)

Quant à l'expérience, elle sera utilisée, lorsque l'observation seule des phénomènes se

révélera insuffisante, comme moyen de départager deux hypothèses contradictoires. Francis

Bacon propose ainsi de comparer les mouvements de deux horloges, l'une à poids l'autre à

ressort, préalablement réglées à l'identique, entre des lieux aussi distincts que le sommet d'une

montagne ou les profondeurs d'une mine de sel afin, dit-il, de déceler la véritable cause de la

pesanteur. «Si l'on trouve que cette force diminue sur les lieux élevés (diminution mise en

évidence par un ralentissement de l'horloge à poids) et augmente dans les souterrains (en

provoquant une accélération de cette même horloge), il faudra regarder comme la véritable

cause de la pesanteur l'attraction exercée par la masse corporelle de la terre» (Novum

Organum, in Blanché, p. 43).

Ces quelques extraits montrent combien la pensée de Bacon se démarque d'une pensée

encore essentiellement imprégnée de la logique aristotélicienne5 et du mépris pour l'acte

opposé à la noblesse de la pensée. Pour Francis Bacon il faut d'abord tenter de classer les

événements, ordonner le monde avant de chercher à en comprendre les lois6. Des difficultés à

ordonner jailliront les vrais problèmes que seule l'expérimentation pourra résoudre. Ces

problèmes seront alors posés par la nature elle-même et ne seront plus ces produits formels de

la raison dont les solutions ne sont pas autre chose que d'autres produits de la raison.

Cette méthodologie prêterait à sourire si l'on faisait abstraction d'un contexte historique

où l'interprétation des phénomènes était davantage d'ordre métaphysique que scientifique.

L'idée d'une classification possible des phénomènes selon des critères préalablement définis,

ou définis après une première investigation, laisse entendre, (comme le faisait d'ailleurs d'une

certaine manière Aristote avec l'énoncé de sa théorie des causes), que le réel est ordonné et

régi par des lois ; donc qu'il est prévisible7. Dans un monde ou alchimie et pratiques magiques

5même si, comme on l'a vu dans l'exemple précédent, il n'exclut pas la recherche des causes comme le fera, plus tard A. Comte. 6Principe de classification et d'ordonnancement du réel que l'on retrouvera dans le positivisme d'A. Comte. 7On pourrait, ici, reprendre la définition que donne Royer-Collard de l'induction : «Le principe de l'induction repose sur deux jugements : l'univers est gouverné par des lois stables, voilà le premier ; l'univers est gouverné par des lois générales, voilà pour le second. Il suit du premier que, connues en un seul point de la durée, les lois de la nature le sont de tous ; il suit du second que, connues dans un seul cas, elles le sont dans tous les cas parfaitement semblables.» (in Blanché p. 313)

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sont monnaie courante, ces principes, qui annoncent le déterminisme, peuvent être, de ce

point de vue, considérés comme résolument modernes.

Mais malgré son rôle historique important au plan de l'évolution des idées, l'œuvre

scientifique de F. Bacon n'a pas été à la hauteur de ses théories. Claude Bernard rend

hommage au critique de l'École, mais n'a pas grande estime pour le scientifique :

«Bacon a senti la stérilité de la scolastique; il a bien senti toute l'importance de

l'expérience pour l'avenir des sciences. Cependant Bacon n'était point un savant et il n'a point

compris le mécanisme de la méthode expérimentale. (…) Bacon recommande de fuir les

hypothèses et les théories ; nous avons vu cependant que ce sont des auxiliaires de la méthode

(expérimentale), indispensables comme les échafaudages sont nécessaires pour construire une

maison. (…) Je dirai que, tout en reconnaissant le génie de Bacon, je ne crois pas qu'il ait doté

l'intelligence humaine d'un nouvel instrument» (C. Bernard, 1984, p.86)

Quant à Thomas Kuhn, il a ce jugement sévère :

«Mais bien que cette manière d'accumuler les données ait été essentielle à l'origine de

nombreuses sciences importantes, quiconque étudie, par exemple, les écrits encyclopédiques

de Pline ou les histoires naturelles baconiennes du XVIIème siècle constatera qu'elle aboutit à

un fatras». (T. Kuhn, 1970, p.36)

C'est sur les fondements même de l'épistémologie Baconienne que va porter l'essentiel

de la critique de K. Popper (Popper, 1985). Cette épistémologie, qu'il qualifie "d'optimiste",

est fondée, dit-il, sur l'idée d'une veracitas naturæ , d'une vérité de la nature, toujours

reconnaissable pour qui l'étudie avec un esprit pur de tout préjugé. Et si la vérité de la nature

est une évidence, la raison de nos erreurs est à rechercher dans notre refus de voir cette vérité

pourtant manifeste. Refus dû à l'influence pernicieuse des préjugés que l'éducation et les

traditions ont gravés dans notre esprit.

Le plus étonnant, pour Karl Popper, n'est pas tant que cette épistémologie ait été

énoncée, ni même qu'elle ait eu, à un moment donné de l'histoire, une audience certaine, c'est

le fait que cette épistémologie, «au demeurant fausse, a été la principale source d'une

révolution intellectuelle et morale sans précédent. Elle a encouragé les hommes à penser par

eux-mêmes.» (Popper, 1985, p. 25). Et à penser pour eux-mêmes ainsi que le propose la

citation de Bacon qui introduit ce paragraphe : «Il ne fait pas de doute que la souveraineté de

l'homme se tient cachée au cœur de la connaissance».

2.2 - UNE NOUVELLE MANIERE DE PENSER

La question, en ce début de XVIIème siècle n'est donc pas tant, comme l'écrit S.

Moscovici (in R. Blanché p.10) «de réaliser une expérience que d'établir les conditions qui la

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rendent possible» ; et l'on pourrait ajouter : qui lui donne sens dans un contexte défini. C'est

donc une nouvelle manière de raisonner, une nouvelle manière d'associer raisonnement et

expérience qui apparaît.

Pour Robert Blanché cette nouvelle méthode s'oppose à celle pratiquée jusque là par

trois points : l'usage d'un raisonnement hypothético-déductif, le traitement mathématique de

l'expérience et l'appel à l'expérimentation.

Le raisonnement hypothético-déductif s'oppose à la déduction catégorique, chère aux

scolastiques, en remplaçant l'hypothèse-postulat de la logique formelle par une hypothèse-

conjecture qui n'affirme pas a priori sa valeur de vérité8. Hypothèse-conjecture dont le

caractère heuristique réside non dans sa véracité intrinsèque mais dans les conséquences que

l'on peut en tirer et dans leur adéquation à représenter le réel que l'on testera par des

expérimentations adéquates.

Le traitement mathématique du réel va supposer un effort mental extraordinaire, écrit

Robert Blanché ; effort mental qui «imposait le renoncement à l'attitude perceptive naturelle,

laquelle nous fait saisir un réel composé des qualités concrètes que nous donnent nos sens,

pour lui substituer une vision tout intellectuelle, qui réduit le réel à un système de rapports

mathématiques entre des dimensions abstraites» (Blanché, p. 33)

Harvey (1578-1657), dont l'approche quantitative avait permis d'élaborer sa théorie de

la circulation sanguine9, fut l'objet de critiques de la part des médecins galénistes qui lui

reprochait de ne pas se servir de ses yeux et de privilégier le calcul : «En vérité, vous ne vous

servez pas de vos yeux et vous ne leur commandez pas de voir, lui reproche Caspar Hofmann,

professeur de médecine à l'université d'Altdorf, mais au lieu de cela vous vous fiez à des

raisonnements, à des calculs, vous supputez le nombre de pintes et, jusqu'à la plus petite unité

près, la quantité de sang qui doit, à des moments déterminés, passer du cœur dans les artères

en l'espace d'une petite demi-heure. Franchement, Harvey, vous pourchassez un fait qu'il est

impossible de vérifier, une chose qui n'est pas calculable, qui est inexplicable, qui échappe à

notre connaissance.» (critique adressée à Harvey par Caspar Hofmann, professeur de

médecine à l'université d'Altdorf, cité par Boorstin, p. 357).

8ce qui va bien à contre courant de la science démonstrative telle que la définit Aristote, science dont «il est nécessaire quelle parte de prémisses qui soient vraies, premières, immédiates.» (Aristote, Seconds Analytiques, I, 2, in Blanché, 1969) 9Le sang était considéré jusqu'alors comme une nourriture de l'organisme fabriquée par le foie. Le sang irrigait les organes où il était consommé. En faisant le calcul simple consistant à multiplier le volume cardiaque par la fréquence et de rapporter le tout à 24 heures Harvey montrait que 20.000 litres de sang passe par le cœur dans ce laps de temps, quantité qui paraît difficile à fabriquer. D'où l'idée d'une quantité finie de sang recyclé en permanence.

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De même que Harvey pour la circulation, Santorio (1561-1636) va, le premier, proposer

une approche quantitative des flux de matière qui traversent l'organisme en se pesant

systématiquement après chacun des actes qui impliquait une entrée ou une sortie de matière

de son corps.

Cette approche mathématique du monde biologique, en augmentant l'abstraction des

modèles qui le définissent, introduit une perception de l'objet qui le démarque notablement de

celle que procure la vision. L'approche quantitative va, peu à peu, se substituer à l'approche

purement qualitative : l'objet ne se définit plus tant par sa description que par sa mesure.

L'apparition de l'expérimentation, enfin, comme recours systématique et comme base du

discours scientifique, suppose, là encore, un changement des mentalités. Le XVIIème siècle

est une époque où la théorie l'emporte sur la pratique, où «la spéculation est supérieure à

l'action, (où) l'idéal du sage est dans la vie contemplative» (Blanché p. 33). Les "ingénieurs"

n'y sont guère placés au-dessus des "manouvriers", et les médecins, dont les savoirs sont

essentiellement livresques, sont mieux considérés que les praticiens que sont les chirurgiens,

relégués dans la corporation des barbiers. Expérimenter c'est donc quitter la sphère

spéculative pour tomber dans la pratique. Passer du statut de philosophe à celui d'ingénieur.

Une autre évolution va également permettre à l'expérimentation de prendre son essor en

facilitant la diffusion des comptes rendus, ce sont les premières tentatives d'uniformisation

des systèmes de mesure. Uniformisation qui ne prendra pas moins de trois siècles.

Mais expérimenter suppose auparavant que l'on ait défini dans quel cadre théorique

l'expérimentation va s'intégrer, quelle vision du monde va donner sens à l'expérience.

2.3 - LE REALISME ET L'IDEALISME

Le glissement de sens affectant les prémisses du raisonnement déductif est lourd de

conséquences. Transformer les principes indémontrables que sont les postulats en conjectures,

c'est contester leur vérité première, ce que l'Église ne peut tolérer. On verra donc apparaître

deux attitudes qui vont se distinguer à la fois au plan scientifique, philosophique et

théologique ; mais aussi, plus prosaïquement, au plan du pragmatisme de leurs relations avec

l'Église.

2.3.1 - Le réalisme

La première de ces attitudes consiste à penser que le monde qui nous entoure, qu'il soit

physique ou biologique, a bien une existence en soi et que les phénomènes qui le traversent

sont associés à des causes qu'il convient d'identifier. La réalité est complètement connaissable

et l'objet de la science est de décrire la réalité telle qu'elle est, et pas seulement telle qu'elle

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nous apparaît. Il faut aller au-delà du monde sensible, au-delà de nos perceptions, au-delà

donc des faits premiers. C'est la grande quête du "pourquoi ?". C'est reconnaître à l'homme la

possibilité de maîtriser un jour toute la connaissance du monde physique qui l'entoure.

Cette option amène donc la science, dans sa tentative à expliquer le monde, à se poser

en rivale du dogme. Ce qui ne va pas être sans poser quelques problèmes à pareille époque.

Les mésaventures de Galilée (dont l'entêtement à défendre sa conception réaliste du système

solaire face à l'Église est resté célèbre) sont de bons exemples des conséquences de

l'affrontement entre cette pensée réaliste, qui se place résolument dans le cadre d'une science

qui donne du monde des explications validées expérimentalement, et la pensée religieuse qui

lui oppose ses dogmes.

2.3.2 - L'idéalisme

A l'opposée du réalisme, la seconde attitude interprète la cause finale comme d'ordre

divin, donc inaccessible à la misérable petitesse de la pensée humaine. La frontière est ainsi

nettement tracée entre ce qui est du domaine de la foi, que l'on doit accepter comme hors de

portée de notre entendement, et ce qui est du domaine de la science dont le rôle est de nous

donner des outils propres à l'appréhension les phénomènes, seule partie du réel qui nous soit

accessible. Ainsi foi et science peuvent-elles coexister sans empiéter sur leurs domaines

respectifs.

Cette définition de la science suppose que le réel est, par essence, inaccessible. Vouloir

lui donner une existence en soi dont on sera incapable de prouver la réalité relève de la

métaphysique. Seul est accessible ce que nos sens peuvent percevoir. Ce sont donc ces

perceptions qu'il convient d'organiser sans chercher à savoir si cette organisation a une

quelconque réalité, le seul critère qui la justifie étant son aptitude à fonctionner. C'est la quête

du "comment ?", dont l'objectif est la construction d'outils de prédiction et d'action sur le

monde, mais qui s'interdit à prétendre rendre compte de sa réalité propre puisque la question

même de cette réalité n'a pas de sens.

Ainsi, comme l'écrit J. Largeaut (1984), « réalisme et idéalisme s'opposent terme à

terme, l'un affirmant ce que l'autre nie». Là où le premier voit des objets ayant une existence

en soi, indépendante de toute observation et de toute pensée, le second n'y voit que

construction de l'esprit qui doit être nécessairement ramenée non seulement à la situation

donnée mais aussi à l'observateur lui-même.

Cette attitude idéaliste va conduire à une vision instrumentaliste de la science, très bien

résumée dans la célèbre introduction d'Osiander au De revolutionibus orbium cœlestium de

Copernic paru en 1543. Introduction dans laquelle il affecte de voir dans l'hypothèse

héliocentrique non pas une explication du monde mais un simple artifice mathématique.

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«Il appartient en propre à l'astronome, écrit-il, d'abord de recueillir, par une observation

soigneuse et ingénieuse, les descriptions des mouvements célestes, ensuite d'en rechercher les

causes, c'est-à-dire, puisqu'il n'est possible en aucune façon de parvenir aux vraies, d'imaginer

et d'inventer des hypothèses quelconques, telles que de leur supposition, et en suivant les

principes de la géométrie, ces mouvements se puissent calculer exactement, aussi bien pour le

futur que pour le passé (…) Et il n'est pas nécessaire que ces hypothèses soient vraies, ni

même vraisemblables ; une seule chose suffit, c'est qu'elle se prête à un calcul qui tombe

d'accord avec les observations»10.(in Boorstin, p. 288, c'est moi qui souligne)

Position prudente qui ménageait l'Église et que Galilée refusa de suivre quelques temps

plus tard ; obstination qui lui valut les déboires que l'on sait.

Ces deux attitudes face au réel, qui existaient depuis fort longtemps chez les

philosophes, gagnent maintenant la sphère scientifique pour ne plus la quitter puisque la

question est loin d'être tranchée aujourd'hui encore, à supposer qu'elle le soit un jour.

3 - LE XIXème SIECLE ET LE POSITIVISME

Le positivisme a marqué plus particulièrement la biologie par le retentissement que lui

ont donné les travaux et surtout les écrits de Claude Bernard, qui reste, pour beaucoup de

naturalistes, celui qui a formalisé la démarche expérimentale en biologie. Mais on ne peut pas

évoquer Claude Bernard sans faire d'abord référence à Auguste Comte.

3.1 - LE POSITIVISME D'AUGUSTE COMTE

«Tous les bons esprits répètent depuis Bacon, qu'il n'y a de connaissance réelle que

celles qui reposent sur des faits observés» (A. Comte p.32). L'essentiel du point de vue d'A.

Comte tient dans cette phrase : référence à Bacon, antériorité des observations sur la

connaissance.

Pour A. Comte l'objet de la science est de définir les lois et les relations entre les

phénomènes, tout le reste (la recherche des causes en particulier) relève de la métaphysique.

La science positive «partant de faits observables définis relativement à l'observateur, les lois

naturelles sont établies dans la constante subordination de l'imagination à l'observation

».(Discours sur l'esprit positif 1844, in Kremer-Marietti, 1984).

10C'est Kepler qui, plusieurs années plus tard, identifia Osiander comme le rédacteur de cette introduction jusque là attribuée à Copernic.

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Une telle définition interdit donc toute spéculation a priori. La science positive doit se

construire sur les interprétations a posteriori des faits observés. Le positivisme est

indissociable d'une contingence des phénomènes naturels. Leur réalisation est toujours

probable, jamais déterminée de façon absolue, ce qui justifie ce rejet de l'anticipation : on ne

peut être sûr d'un phénomène qu'une fois ce dernier effectivement réalisé. C'est là qu'une

première difficulté apparaît. A. Comte est bien conscient qu'une observation n'a de sens que si

elle s'intègre dans un cadre théorique déjà présent. Or comment définir ce cadre théorique

sans anticiper a priori sur la connaissance ? Voici ce que répond A. Comte :

«Si d'un côté toute théorie positive doit nécessairement être fondée sur des observations,

il est également sensible, d'un autre côté, que, pour se livrer à l'observation, notre esprit a

besoin d'une théorie quelconque. Si en contemplant les phénomènes nous ne les rattachions

point immédiatement à quelques principes, non seulement il nous serait impossible de

combiner ces observations isolées, et, par conséquent, d'en tirer aucun fruit, mais nous serions

même entièrement incapables de les retenir ; et, le plus souvent, les faits resteraient inaperçus

à nos yeux.» (A. Comte, 1989, p.32).

Contradiction apparente qu'A. Comte lève de la façon suivante : avant d'atteindre sa

maturité positive qui le verra se consacrer uniquement aux faits, notre esprit passe par un état

primitif qui le voit accorder quelqu'importance à des spéculations sans fondement réel, mais

qui constitueront l'architecture théorique dont il a besoin pour interpréter les observations

qu'il sera conduit à faire par la suite.

«Ainsi, pressé entre la nécessité d'observer pour se former des théories réelles, et la

nécessité non moins impérieuse de se créer des théories quelconques pour se livrer à des

observations suivies, l'esprit humain, à sa naissance, se trouverait enfermé dans un cercle

vicieux dont il n'aurait jamais eu aucun moyen de sortir, s'il ne se fût heureusement ouvert

une issue naturelle par le développement spontané des conceptions théologiques, qui ont

présenté un point de ralliement à ses efforts, et fourni un aliment à son activité. Tel est (…) le

motif fondamental qui démontre la nécessité logique du caractère purement théologique de la

philosophie primitive. (…) Il est bien remarquable, en effet, que les questions les plus

inaccessibles à nos moyens, la nature intime des êtres, l'origine et la fin de tous les

phénomènes, soient précisément celles que notre intelligence se propose par-dessus tout dans

cet état primitif, tous les problèmes vraiment solubles étant presque envisagés comme indigne

de méditations sérieuses. On en conçoit aisément la raison ; car c'est l'expérience seule qui a

pu nous fournir la mesure de nos forces ; et, si l'homme n'avait d'abord commencé par en

avoir une opinion exagérée, elles n'eussent jamais pu acquérir tout le développement dont

elles sont susceptibles. Ainsi l'exige notre organisation.» (A. Comte, 1989, pp. 32-33).

Notre esprit, dans son premier âge, croit pouvoir résoudre les questions fondamentales

et c'est en acquérant sa maturité qu'il prend peu à peu conscience de la vanité de ses

prétentions premières. Mais, loin de les rejeter, il les utilise comme "point de ralliement à ses

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efforts". Ainsi, les théories a priori, qui ne peuvent pas être dans la science positive tout en

étant indispensables à son fonctionnement, ne seraient, on appréciera la rhétorique, que les

reliques des premiers balbutiements de notre esprit.

Ce dernier passe par trois états qu'Auguste Comte définit de la façon suivante :

- l'état théologique ou fictif dans lequel l'esprit humain dirige essentiellement ses

recherches vers la nature intime des êtres, attribuant les causes premières et finales à des

agents surnaturels (dieux, esprits, etc.)

- l'état métaphysique ou abstrait qui ne serait qu'une simple modification générale du

premier, où les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités

capable d'engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés (la vertu dormitive de

l'opium ou la force vitale des molécules organiques)

- l'état scientifique ou positif où l'esprit humain, reconnaît l'impossibilité d'obtenir des

connaissances absolues et renonce à chercher les causes intimes des phénomènes, pour se

limiter à en découvrir les lois naturelles11 en combinant observation et raisonnement (A.

Comte, 1989, pp.29-30).

De l'idée d'un monde qui existe en soi, d'un monde que l'on peut, à la fois, connaître et

appréhender, l'esprit passe ainsi progressivement à l'idée d'un monde qui n'a d'autre réalité que

la constance des relations qui lient les phénomènes entre eux (les lois naturelles), toute autre

spéculation relevant de la métaphysique.

La science positive interdisant toute anticipation, et après avoir habilement résolu le

problème du cadre théorique propre à accueillir l'observation, reste à A. Comte à résoudre un

second problème : à quel moment pourra-t-on énoncer une loi sans qu'il y ait anticipation sur

la connaissance ? Ce problème, qui semble insoluble dans une démarche centrée sur

l'induction, permet à A. Comte de donner de la démarche scientifique une définition qui reste

aujourd'hui encore tout à fait recevable :

«Il ne peut exister, écrit-il, que deux moyens généraux propres à nous dévoiler, d'une

manière directe entièrement rationnelle, la loi réelle d'un phénomène quelconque (…),

l'induction ou la déduction. Or l'une et l'autre voie seraient certainement insuffisantes, même à

l'égard des plus simples phénomènes, aux yeux de quiconque a bien compris les difficultés

essentielles de l'étude approfondie de la nature, si l'on ne commençait souvent par anticiper

sur les résultats en faisant une supposition provisoire, d'abord essentiellement conjecturale,

quant à quelques-unes des notions mêmes qui constituent l'objet final de la recherche. De là

l'introduction, strictement indispensable, des hypothèses en philosophie naturelle. Sans cet

heureux détour (…), la découverte effective des lois naturelles serait évidemment impossible,

11Le terme de loi devant s'entendre ici comme une règle de fonctionnement et non pas comme fondement même des phénomènes.

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pour peu que le cas présentât de complication ; et, toujours, le progrès réel serait, au moins

extrêmement ralenti. Mais l'emploi de ce puissant artifice doit être constamment assujetti à

une condition fondamentale, à défaut de laquelle il tendrait nécessairement au contraire, à

entraver le développement de nos vraies connaissances. Cette condition, jusqu'ici vaguement

analysée, consiste à ne jamais imaginer que des hypothèses susceptibles, par leur nature, d'une

vérification positive, plus ou moins éloignée, mais toujours clairement inévitable, et dont le

degré de précision soit exactement en harmonie avec celui que comporte l'étude des

phénomènes correspondants. En d'autres termes, «les hypothèses vraiment philosophiques

doivent constamment présenter le caractère de simples anticipations sur ce que l'expérience et

le raisonnement auraient pu dévoiler immédiatement, si les circonstances du problème eussent

été plus favorables.» (A. Comte, Cours de philosophie positive, t. II (1835), 28ème leçon, in

Blanché pp.163-164, c'est moi qui souligne).

La rhétorique est, ici encore, remarquable : on anticipe ce qu'en fait on aurait

normalement dû voir si les circonstances avaient été plus favorables. Le péché est véniel et le

principe sauvegardé : l'imagination est bien subordonnée à l'observation.

Mais, exception faite de ce tour de passe-passe, la définition de la fonction et de la place

de l'hypothèse reste remarquablement claire : l'hypothèse (par opposition aux hypothèses ad

hoc) doit pouvoir être soumise à validation expérimentale et doit donc être formulée en

fonction du cadre très précis dans lequel elle est censée s'appliquer (ce qu'en d'autres termes

on appellerait une hypothèse contextualisée).

3.2 - CRITIQUE DU POSITIVISME D'AUGUSTE. COMTE

Le positivisme d'A. Comte se place résolument dans le cadre d'une doctrine universelle.

Sa philosophie positive est porteuse d'un message applicable à toute les sciences puisque,

quel que soit leur état présent, leur devenir inéluctable est d'évoluer vers l'état de science

positive. En ce sens aussi cette philosophie ne se veut d'aucune époque. Peu de chose donc la

sépare de la doctrine religieuse, comme le relève René Verdenal :

«Aussi Comte, bien avant l'invention de la religion positive, envisage-t-il d'emblée la

science avec le point de vue d'une mentalité religieuse : il y voit un rite de la pensée, une

autorité dogmatique, un consensus social, et, pour préserver cette image de la science, il

récuse l'interrogation théorique qui est frappée d'interdit.» (René Verdenal, 1973, p. 129).

C'est principalement dans cette interdiction de l'interrogation théorique que se pose le

problème principal du positivisme. En voulant limiter la prétention de la science aux seules

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lois régissant les observables12 et en interdisant d'envisager le fonctionnement intime des êtres

vivants, A. Comte limite son champ d'investigation à la superficialité des phénomènes 13.

Outre son aspect dogmatique qui devrait le disqualifier immédiatement du champ de la

science, le positivisme ne résout en rien le problème de la construction des connaissances. La

question n'est pas qu'il fasse appel à un point de vue idéaliste du monde, même si l'heuristique

d'un tel point de vue peut se discuter (et les tenant du réalisme n'y manqueront pas).

L'articulation hypothèse-expérience, qui n'est pas un point de vue très original puisqu'on le

retrouve exprimé à l'identique chez les réalistes, n'est pas non plus en cause. La grande

faiblesse du positivisme est de vouloir dénier à la construction des théories, des modèles ou

des paradigmes (le mot importe peu ici), toute anticipation sur la connaissance et toute

réflexion sur les causes. Et les tours de passe-passe d'Auguste Comte n'ont fait que rejeter le

problème sans le résoudre, tout en reconnaissant la nécessité d'en passer par là.

Ces contradictions ne sont donc pas sans laisser planer quelques doutes sur l'aspect

purement fonctionnel du positivisme en tant que méthodologie heuristique. Émile Meyerson a

soutenu l'idée que les thèses positivistes-idéalistes vont à contre-fil de la pratique des savants

puisque ces derniers seraient, dans leurs actes, foncièrement réalistes. Et lorsqu'A. Comte

interdit, comme on l'a vu, de formuler des hypothèses sur «le mode de production des

phénomènes», c'est-à-dire sur les causes, Emile Meyerson14 montre que ces consignes n'ont,

en fait, jamais été écoutées (in J. Largeaut (a), 1984).

«Il est étrange, s'interroge J. Largeaut, que des scientifiques, qui tendent spontanément à

croire en la réalité de l'objet qu'ils étudient, finissent par admettre une dose d'idéalisme

supérieure à celle qui s'imposerait s'ils voulaient simplement rendre justice à la contribution

de l'intelligence au savoir. Prennent-ils en théorie le contre-pied de ce qu'ils font en

pratique ?». Le positivisme ne serait-il qu'une réécriture, par les scientifiques eux-mêmes ou

12 il se méfiait même du microscope comme moyen d'investigation et la définition qu'en donne Gaston Bachelard dans La formation de l'esprit scientifique («il faut comprendre que le microscope est le prolongement de l'esprit plutôt que de l'œil», p. 242) n'aurait fait qu'accroître ses préventions contre cet instrument. 13ce qui ne l'empêche pas d'énoncer cette magnifique théorie cérébrale : «L'ensemble de ces dix-huit organes cérébraux constitue l'appareil nerveux central, qui, d'une part, stimule la vie de nutrition, et, d'autre part, coordonne la vie de relation en liant ses deux sortes de fonction extérieures. Sa région spéculative communique directement avec les nerfs sensitifs, et sa région active avec les nerfs moteurs. Mais sa région affective n'a de connexités nerveuses qu'avec les viscères végétatifs, sans aucune correspondance immédiate avec le monde extérieur, qui ne s'y lie qu'à l'aide des deux autres régions. Ce centre essentiel de toute l'existence humaine fonctionne continuellement, d'après le repos alternatif des deux moitiés symétriques de chacun de ses organes. Envers le reste du cerveau, l'intermittence périodique est aussi complète que celle des sens et des muscles. Ainsi l'harmonie vitale dépend de la principale région cérébrale, sous l'impulsion de laquelle les deux autres dirigent les relations passives et actives, de l'animal avec le milieu» (Catéchisme Positiviste, in Kremer-Marietti, p. 138-139). Doit-on parler d'hypothèses ou de connaissances immédiatement perceptibles, A. Comte ne dit rien à ce sujet. 14De l'explication des sciences, 1927

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par leurs historiographes, de la construction scientifique ? Cet extrait de l'ouvrage de Bruno

Latour et Stephen Woolgar15 pourrait en être une illustration.

«Nous insistons sur l'importance, écrivent-ils, de ne pas "réifier" le processus qui

conduit à affirmer l'existence d'une substance. On peut dire qu'un objet n'existe qu'en tant que

différence entre deux inscriptions. Un objet n'est autre qu'un signal qui se distingue du bruit

de fond général du domaine et de celui provoqué par les instruments. Fait encore plus

important, l'extraction d'un signal et la reconnaissance de son caractère distinctif dépendent de

la procédure lourde et coûteuse mise en œuvre pour disposer d'une base d'étalonnage stable.

Cette entreprise n'a pu aboutir que grâce à la main de fer d'un chercheur qui contrôlait

l'organisation des tâches routinières et avait veillé à ce que toutes les précautions pour assurer

la bonne marche de l'expérience au sein du laboratoire soient prises. Là encore, dire que le

TRF16 est une construction ne signifie pas qu'il faille mettre en doute sa solidité en tant que

fait. Cela indique qu'il faut prendre en compte toute la procédure, le lieu et la motivation qui

ont contribué à son établissement (…). Aux scientifiques qui soutiennent que les inscriptions

peuvent être des représentations ou des indicateurs d'une entité «extérieure» (out there), nous

avons opposé que ces entités n'étaient constituées que par l'usage même de ces inscriptions. Il

ne s'agit pas simplement du fait que les courbes indiquent la présence d'une substance, mais

plutôt de ce que les courbes manifestant la substance présentent des différences perceptibles.

Nous nous sommes abstenus pour ce faire d'utiliser les expressions : «La substance a été

découverte au moyen d'un bioétalonnage», ou «il s'est avéré que l'objet résulte de

l'identification de différences entre deux pics». Employer de telles expressions reviendrait à

véhiculer la fausse impression que certains objets sont présents a priori et qu'ils ne font

qu'attendre que des savants veuillent bien en révéler l'existence. Nous ne prêtons pas du tout

aux scientifiques l'intention d'utiliser des stratégies comme le dévoilement de vérités données

au départ, et jusque là dissimulées. En réalité les objets (dans ce cas les substances) se

constituent par le talent créatif des hommes de science. Il n'est pas sans intérêt de noter que

notre tentative d'écarter une terminologie qui implique l'existence préalable d'objets révélés

ensuite par les scientifique nous a conduit à certaines difficultés d'ordre stylistique. Nous

pensons que cela est précisément dû à la prévalence d'une certaine forme de discours dans les

descriptions des processus scientifiques. Il nous est par contre extrêmement difficile de

formuler des descriptions d'activités scientifiques qui n'entraînent pas l'impression fausse que

la science traite de la découverte (plutôt que de la créativité et de la construction). Il ne faut

pas seulement changer l'ordre des priorités, mais exorciser les formulations qui caractérisent

les descriptions du déroulement de la pratique de la science avant de prétendre mieux en

comprendre la nature». (in B. Latour, S. Woolgar, 1988.)

15B. Latour a passé deux ans dans le laboratoire de physiologie du Pr Guillemin à étudier, en ethnologue, le comportement des chercheurs. 16Tyreotropin Releasing Factor, facteur de libération de l'hormone thyréotrope sécrété par l'hypothalamus

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On trouve, rassemblés ici, tous les ingrédients de la définition positiviste d'un fait

scientifique :

- l'objet n'a de sens que par rapport à l'observateur, et par rapport au contexte

historique et matériel dans lequel il a été décrit.

- rejet de l'existence a priori des objets dont les chercheurs vont "révéler" l'existence.

Ces objets n'ont pas d'existence en soi, ils ne sont que des constructions expérimentales.

Ainsi B. Latour et S. Woolgar prétendent-ils "exorciser" et "mieux comprendre la

nature" de la pratique de la science en la redéfinissant à l'intérieur d'un cadre positiviste, au

lieu de l'analyser telle qu'elle leur est présentée par les chercheurs. Ils rejettent ainsi les

positions réalistes de ces derniers sous prétexte qu'elles ne sont pas conforme à la pratique de

la science telle qu'ils entendent la définir (créativité plutôt que découverte). Si l'ensemble de

l'analyse est d'un rare intérêt et d'une grande pertinence, le procédé n'en reste pas moins

curieux et contribue à faire du positivisme un processus réinterprété plus qu'une option

scientifique réellement mise en pratique.

3.3 - CLAUDE BERNARD

Claude Bernard représente, en France au moins, la figure emblématique de la démarche

expérimentale. Son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale publiée en 1865 va

très vite devenir un ouvrage de référence, «Bible de ceux qui n'ont pas de Bible» dira Jean

Rostand (cité par Grmek, p. 16) au point qu'il deviendra une source d'inspiration majeure pour

les rédacteurs des instructions officielles concernant l'enseignement de la biologie.

Le terme de "Bible", utilisé par Jean Rostand et quelques autres, s'il peut paraître

exagéré sur le fond, est assez juste quant à la forme. L'Introduction est, en effet, un ouvrage

complexe à analyser et, comme le montre bien Mirko Grmek (1973), riche en ambiguïtés. Au

point que Georges Canguilhem va jusqu'à proposer, pour le mieux comprendre et en apprécier

toute la profondeur, de le lire à rebours (Canguilhem, 1979, pp.127-171). Conseil qui, pour

surprenant qu'il paraisse s'avère, à l'usage, d'une grande pertinence. La méthodologie décrite

dans l'Introduction a, on le sait, été formalisée a posteriori. La lecture première des comptes

rendus d'expériences qui sont censés clore la démonstration du bien-fondé d'une telle

méthodologie permet de mieux en apprécier la rigueur mais aussi toutes les précautions

oratoires qui émaillent la première partie, et dont l'importance n'apparaît qu'après avoir pris

connaissance de la complexité de l'expérimentation en physiologie.

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3.3.1 - D'une apparente transparence…

Pour Claude Bernard, la règle de base, à respecter impérativement pour qui veut faire de

la science, est la suivante :

«La méthode expérimentale, considérée en elle-même, n'est rien d'autre qu'un

raisonnement à l'aide duquel nous soumettons méthodiquement nos idées à l'expérience des

faits.» (C. Bernard, 1989, p. 26)

On retrouve ici, clairement exprimé, le credo positiviste de la subordination de

l'imagination à l'observation. L'accent principal est donné. Le fondement de la méthode

expérimentale réside dans l'analyse des faits, ce que C. Bernard va répéter à loisir tout au long

de son ouvrage.

Reste à en préciser les étapes.

«Le savant complet est celui qui embrasse à la fois la théorie et la pratique

expérimentale. 1° il constate un fait ; 2° à propos de ce fait, une idée naît dans son esprit ; 3°

en vue de cette idée, il raisonne, institue une expérience, en imagine et en réalise les

conditions matérielles. 4° de cette expérience résultent de nouveaux phénomènes qu'il faut

observer et ainsi de suite. L'esprit du savant se trouve en quelque sorte toujours placé entre

deux observations : l'une qui sert de point de départ au raisonnement, et l'autre qui lui sert de

conclusion.» (ibid, p. 54)17

Les faits

La première observation va montrer les faits. Cette observation, fortuite dans la majorité

des cas, peut être provoquée par ce que C. Bernard appelle des «expériences pour voir», ainsi

nommées, écrit-il, «parce qu'elles sont destinées à faire surgir une première observation

imprévue et indéterminée d'avance, mais dont l'apparition pourra suggérer une idée

expérimentale et ouvrir une voie de recherche». (ibid, p. 51)

Expérience "pour voir" qu'il faut distinguer de "l'expérience". La première est une

observation simplement provoquée, la seconde une observation qui est à la fois provoquée et

organisée.

L'imprévisibilité de l'observation, qu'elle soit fortuite ou provoquée, est nécessaire ; une

bonne observation doit se faire sans idée préconçue.

17Ces étapes ont été rassemblées dans la formule O.H.E.R.I.C. (Observation- Hypothèse-Expérimentation-Résultats-Interprétation-Conclusion) par André Giordan dans l'analyse critique qu'il fait de la méthode expérimentale telle qu'elle est pratiquée dans les classes de l'enseignement secondaire. (Giordan, 1978)

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«Les hommes qui ont une foi excessive dans leurs théories ou dans leurs idées (…) font

de très mauvaises observations. Ils observent nécessairement avec une idée préconçue, et

quand ils ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ses résultats qu'une

confirmation de leur théorie. Ils défigurent ainsi l'observation et négligent souvent des faits

très importants.» (ibid, p. 71)

De l'hypothèse à l'expérience

L'expérience ne pourra donc nous instruire sur les faits que si ceux-ci nous ont été

montrés dans toute leur pureté originelle par une observation vierge de toute idée préconçue.

Alors l'hypothèse naîtra, «toujours fondée sur une observation antérieure».

La caractéristique essentielle de l'hypothèse est

«qu'elle soit aussi probable que possible et qu'elle soit vérifiable expérimentalement. En

effet, si l'on faisait une hypothèse que l'expérience ne pût vérifier, on sortirait par cela même

de la méthode expérimentale pour tomber dans les défauts des scolastiques et des

systématiques.» (ibid, p. 66). C'est-à-dire le syllogisme et le rationalisme pur, coupés de tout

rapport avec le réel.

De l'hypothèse découlera l'expérience dont la mise en œuvre devra répondre à une

double exigence de rigueur intellectuelle dans sa construction et d'habileté dans sa réalisation

pratique.

«Il serait impossible de séparer ces deux choses : la tête et la main. Une main habile

sans la tête qui la dirige est un instrument aveugle ; la tête sans la main qui la réalise reste

impuissante.» (ibid, p. 27)

Témoin et contre-épreuve

Une construction expérimentale rigoureuse n'en reste pas moins insuffisante. Jusqu'ici

Claude Bernard n'a fait que formaliser ce qui pourrait passer pour des vérités premières

largement popularisées par les écrits positivistes. Là où il instaure une véritable révolution

dans la démarche expérimentale, c'est en introduisant d'une façon systématique l'idée de

témoin et de contre-épreuve.

«Si en effet on caractérise l'expérience par une variation ou par un trouble apporté dans

un phénomène, ce n'est qu'autant qu'on sous-entend qu'il faut faire la comparaison de ce

trouble avec l'état normal.» (ibid, p. 39)

L'expérience, observation provoquée et recherchée, n'a de sens que relativement à une

autre observation. La variation d'un phénomène ne peut être mise objectivement en évidence

que comparativement à un même phénomène, obtenu dans des conditions ne différant que par

la variation d'une de ses causes. L'état "normal" comme témoin d'un état "pathologique".

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La contre-épreuve est autre. Elle est le fruit du doute qui doit être le compagnon de tous

les instants de l'expérimentateur, «doute philosophique qui laisse à l'esprit sa liberté et son

initiative.» (ibid, p. 71)

«Jamais en science la preuve ne constitue une certitude sans la contre-épreuve (…). La

contre-épreuve devient donc le caractère essentiel et nécessaire de la conclusion du

raisonnement expérimental. Elle est l'expression du doute philosophique porté aussi loin que

possible. C'est la contre-épreuve qui juge si la relation de cause à effet que l'on cherche dans

les phénomènes est trouvée. Pour cela, elle supprime la cause admise pour voir si l'effet

persiste. (…) la seule preuve qu'un phénomène joue le rôle de cause par rapport à un autre,

c'est qu'en supprimant le premier, on fait cesser le second.» (ibid, p. 91-92)

La mise en évidence de variations par rapport au témoin est nécessaire pour identifier la

cause mais elle n'est pas suffisante pour conclure définitivement quant à sa réalité. La preuve

finale appartient à la contre-épreuve.

Le principe du déterminisme

Toute la rationalité de la méthode expérimentale de Claude Bernard, et la contre-

épreuve en est une bonne illustration, repose sur le principe du déterminisme des phénomènes

physiologiques (puisqu'il limite ses prétentions à cette discipline). Tout phénomène a pour

origine un nombre fini de causes et toute altération de l'une de ces causes modifie le

phénomène en conséquence et d'une manière qui doit être prévisible, c'est-à-dire toujours

identique si l'altération est répétée.

«Ce qui veut dire, écrivent E. Balibar et P. Macherey à propos du déterminisme de

Claude Bernard, que la condition d'un phénomène une fois connue et remplie, le phénomène

doit se produire toujours et nécessairement à la volonté de l'expérimentateur. La négation de

cette proposition ne serait rien d'autre que la négation de la science même» ( E. Balibar et P.

Macherey, p. 284).

Chez Claude Bernard, ce déterminisme est érigé en principe immuable, pierre angulaire

de sa construction méthodologique, «principe absolu de toute théorie relative, invariant de

toutes les variations heuristiques» (Canguilhem, 1979, p. 170).

Ce n'est pas le déterminisme de Claude Bernard qui est intéressant en soi. Le XIXème

siècle, siècle de la pensée mécaniste, a vu, avec Laplace notamment, se développer un

déterminisme triomphant.

Claude Bernard ne fait donc qu'agréer aux idées de son temps. Ce qui est intéressant

c'est l'utilisation qu'il en fait pour monter une méthodologie rationnellement imparable. La

contingence n'ayant pas sa place dans un monde déterminé18, ce dernier est donc, sinon dans

ses objets au moins dans ses manifestations, accessible à la raison. Les mêmes causes devant

18autre rupture d'avec les positivistes?

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produire les mêmes effets, la connaissance de ces dernières sera donc accessible par la

méthode qui consiste à les isoler et à les tester une à une.

La variation d'une cause devra entraîner, dans ses effets, des variations du phénomène

que l'on décrit par référence au phénomène "normal" (principe du témoin) ; la suppression de

la cause entraînera la suppression de ses effets (contre-épreuve).

Ce déterminisme s'inscrit dans une approche analytique d'un objet d'étude où «tous les

organes, tous les tissus ne sont qu'une réunion d'éléments anatomiques, et (où) la vie de

l'organe est la somme des phénomènes vitaux propres à chaque espèce de ces éléments» (C.

Bernard, 5ème leçon de physiologie opératoire in Canguilhem p. 150).

Formalisation de la méthode analytique qui va largement dominer la biologie durant un

siècle et qui le dispute encore largement aujourd'hui à l'approche holistique.

Rôle et devenir des théories

Pour Claude Bernard, les théories sont des «généralités ou des idées scientifiques qui

résument l'état actuel de nos connaissances».

Leur rôle est de servir de fondement aux raisonnements scientifiques. C'est grâce à elles

que les observations s'intègrent dans un contexte cohérent et permettent l'émergence de

nouvelles hypothèses dont les conclusions pourront élargir la portée de la théorie ou bien la

condamner. Car, pour paraphraser Claude Bernard, c'est leur devenir que de mourir au champ

d'honneur de l'expérimentation pour faire avancer la science.

«Le vrai progrès est de changer de théories pour en prendre de nouvelles qui aillent plus

loin que les premières jusqu'à ce qu'on en trouve une qui soit assise sur un plus grand nombre

de faits (…) Ce qui est important c'est d'avoir ouvert une voie nouvelle, car ce qui ne périra

jamais, ce sont les faits bien observés que les théories éphémères ont fait surgir ; ce sont là les

seuls matériaux sur lesquels l'édifice de la science s'élèvera un jour». (C. Bernard, p. 231)

Construction de la connaissance par englobement successif des théories qui deviennent,

par étapes régulières, de plus en plus générales.

Les faits, arbitres suprêmes, se plaçant au-dessus des théories et des hommes.

«Quand le fait qu'on rencontre est en opposition avec une théorie régnante, il faut

accepter le fait et abandonner la théorie, lors même que celle-ci, soutenue par de grands noms,

est généralement adoptée.» (ibid, p. 230)

Tout est donc clair, limpide. Les faits sont là, omniprésents. A nous de les saisir, de les

laisser faire naître en nous une idée avant de les intégrer peu à peu dans une construction

rationnelle dont les conséquences seront les variations d'un phénomène soumis au principe du

déterminisme, donc prévisibles, donc vérifiables expérimentalement. Des variations qui, si

elles sont vérifiées, permettront d'établir des relations de cause à effet et d'élaborer une théorie

du fonctionnement du phénomène. Alors pourquoi passer de cette apparente clarté……

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Bernard Darley - IUFM d'Aquitaine 17/06/2010

21

3.3.2 - …à une ambiguïté certaine

Parce que le texte de Claude Bernard est bien plus riche que la précédente exégèse ne le

laisse paraître. Plus riche de ses ambiguïtés justement.

Si le canevas élaboré ci-dessus correspond à ce qui pourrait être considéré comme une

situation idéale du scientifique face à son objet, C. Bernard, pour avoir longuement pratiqué19,

n'est cependant pas dupe de la complexité de la réalité. Pas dupe mais néanmoins quelque fois

embarrassé par cette complexité qui s'insère si difficilement dans une méthode qu'il voudrait

universelle.

Le raisonnement

A son rappel incessant que les faits sont à la fois l'origine et la conclusion de toute

démarche expérimentale, on pourrait voir se profiler, derrière cette profession de foi, un strict

raisonnement inductif. De l'observation attentive, de l'accumulation des faits naîtra la loi,

c'est-à-dire le lien qui fera de cet accumulation un tout cohérent. Il n'en est rien. Si Claude

Bernard ne rejette pas l'induction a priori il semble néanmoins, comme outil de travail, lui

préférer nettement la déduction.

«On définit l'induction en disant que c'est un procédé de l'esprit qui va du particulier au

général20, tandis que la déduction serait le procédé inverse qui irait du général au particulier21.

Je n'ai certainement pas la prétention d'entrer dans une discussion philosophique qui serait ici

hors de sa place et de ma compétence ; seulement, en qualité d'expérimentateur, je me

bornerai à dire que dans la pratique, il me paraît bien difficile de justifier cette distinction et

de séparer nettement l'induction de la déduction. Si l'esprit de l'expérimentateur procède

ordinairement en partant d'observations particulières pour remonter à des principes, à des lois

ou à des propositions générales, il procède aussi nécessairement de ces mêmes propositions

générales ou lois pour aller à des faits particuliers qu'il déduit logiquement de ces principes.

Seulement quand la certitude du principe n'est pas absolue, il s'agit toujours d'une déduction

provisoire qui réclame la vérification expérimentale. (…) Les principes ou les théories qui

servent de base à une science, quelle qu'elle soit, ne sont pas tombés du ciel ; il a fallu

nécessairement y arriver par un raisonnement investigatif, inductif ou interrogatif comme on

voudra l'appeler. (…) l'induction a dû être la forme de raisonnement primitive et générale, et

les idées que les philosophes et les savants prennent constamment pour des idées a priori, ne

sont au fond que des idées a posteriori.(…) De tout cela je conclurai que l'induction et la

déduction appartiennent à toutes les sciences. Je ne crois pas que l'induction et la déduction 19à l'inverse de F. Bacon et, plus encore, d'A. Comte qui n'ont jamais été des expérimentateurs 20raisonnement qui est défini, dit-il plus loin, comme propre aux sciences expérimentales 21raisonnement qui serait, lui, propre aux mathématiques

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Bernard Darley - IUFM d'Aquitaine 17/06/2010

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constituent réellement deux formes de raisonnement essentiellement distinctes.» (ibid, p. 78-

81)

Et de joindre l'acte à la parole en associant induction et syllogisme dans la description

qu'il donne du raisonnement qui a servi de base à l'une de ses expérimentations :

«Le raisonnement inductif que j'ai fait implicitement est le syllogisme suivant : les

urines des carnivores sont acides ; or, les lapins que j'ai sous les yeux ont des urines acides ;

donc ils sont carnivores, c'est-à-dire à jeun.» (ibid, p. 217)

On est bien loin, ici, de la définition que donnera Karl Popper du raisonnement inductif.

Les faits

Les faits, omniprésents, semblaient se justifier par eux-mêmes. Petites tranches de réel

perçus par nos sens. Transcriptions brutes de la réalité, non polluées par une quelconque idée

préconçue.

Là encore la pensée de Claude Bernard est complexe et évite de tomber dans le mythe

simpliste du fait transparent.

«Les faits seuls sont réels dit-on, et il faut s'en rapporter à eux d'une manière entière et

exclusive. (…) Je pense que la croyance aveugle dans le fait qui prétend faire taire la raison

est aussi dangereuse pour les sciences expérimentales que les croyances de sentiment ou de

foi qui, elles aussi, imposent silence à la raison. En un mot, dans la méthode expérimentale

comme partout, le seul criterium réel est la raison.

Un fait n'est rien par lui-même, il ne vaut que par l'idée qui s'y rattache ou par la preuve

qu'il fournit. Nous avons dit ailleurs, que quand on qualifie un fait nouveau de découverte, ce

n'est pas le fait lui-même qui constitue la découverte, mais bien l'idée nouvelle qui en dérive ;

de même, quand un fait prouve, ce n'est point le fait lui-même qui donne la preuve, mais

seulement le rapport rationnel qui s'établit entre le phénomène et sa cause.» (ibid, p. 88)

Ainsi le fait ne vaut que par l'idée qui s'y rattache22. Si les faits sont les matériaux

nécessaires, «c'est la théorie qui constitue et édifie véritablement la science» (ibid, p. 56).

Un fait n'a donc pas de valeur en lui-même, il n'est intrinsèquement porteur d'aucune

information. Mais alors quid des premier et second principes qui veulent qu'un

expérimentateur constate un fait avant que ce dernier ne fasse naître une idée dans son esprit ?

L'idée a priori

22ou, comme le dit François Jacob : «Pour qu'un objet soit accessible à l'analyse, il ne suffit pas de l'apercevoir. Il faut encore qu'une théorie soit prête à l'accueillir.»(F. Jacob, p.24)

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Cette idée, quelle est-elle ? Comment naît-elle ? D'où tire-t-elle son origine si le fait

seul n'est rien par lui-même ? La réponse, même si elle est décevante pour qui aspire à la

certitude, a, au moins, le mérite de la franchise :

«Il n'y a pas de règles à donner pour faire naître dans le cerveau, à propos d'une

observation donnée, une idée juste et féconde qui soit pour l'expérimentateur une sorte

d'anticipation intuitive de l'esprit vers une recherche heureuse. L'idée une fois émise, on peut

seulement dire comment il faut la soumettre à des préceptes définis et à des règles logiques

précises dont aucun expérimentateur ne saurait s'écarter ; mais son apparition a été toute

spontanée, et sa nature est tout individuelle. C'est un sentiment particulier, un quid proprium

qui constitue l'originalité, l'invention ou le génie de chacun.(…) La méthode expérimentale ne

donnera pas des idées neuves et fécondes à ceux qui n'en n'ont pas ; elle servira seulement à

diriger les idées de ceux qui en ont et à les développer afin d'en tirer les meilleurs résultats

possibles. (…) La méthode par elle-même n'enfante rien, et c'est une erreur de certains

philosophes d'avoir accordé trop de puissance à la méthode sous ce rapport.» (ibid, p. 66-67)

Il n'y a pas de méthode pour faire naître les idées et F. Bacon comme A. Comte, ici

clairement visés, peuvent revoir leur copie. Cette genèse de l'idée est un problème

complètement occulté dans l'Introduction et Claude Bernard semble même se complaire à

brouiller les cartes. Elle dérive de "l'idée préconçue" (appelée également "idée a priori" dans

la phrase suivante) que chaque homme se fait sur les phénomènes de la nature. «Cette

tendance est spontanée ; une idée préconçue a toujours été et sera toujours le premier élan

d'un esprit investigateur» (ibid, p. 59). A défaut d'une démonstration "expérimentale", on peut

essayer de s'en sortir par une simple affirmation "de bon sens".

L'idée a priori ou l'idée préconçue, puisque les deux termes sont employés

indifféremment, est donc un passage obligé, spontané, qui permet à l'expérimentateur de

savoir ce qu'il cherche et de comprendre ce qu'il trouve. Pour dépasser l'empirisme, et

l'accumulation des faits qui l'accompagne, le scientifique doit anticiper sa recherche par une

"intuition", un "sentiment"23. Mais cette capacité à l'intuition, à avoir des idées, hélas, ne

s'apprend pas ; elle est le propre de chacun et aucune méthode ne parviendra à rendre inventif

quelqu'un qui ne l'est pas. N'ayant jamais été en panne d'idées, le mystère de la création

scientifique n'est pas le problème de Claude Bernard qui se déclare incompétent à le traiter.

Seule l'intéresse la mise en acte rationnelle de cette idée et des productions qui en découlent.

Cette idée est donc une construction de l'esprit, une invention, ce qui lui confère deux

caractéristiques essentielles : en tant que construction elle doit conserver jusqu'au bout son

statut de conjecture, en tant que produit de l'esprit elle se doit d'être rationnelle.

«La méthode expérimentale (…) s'appuie successivement sur les trois branches de ce

trépied immuable : le sentiment (l'intuition), la raison et l'expérience.» (ibid, p. 60-61)

23Anticipation sur la connaissance qui est une autre entorse aux canons du positivisme

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L'expérience étant, par principe, associée au doute. Une idée, une théorie n'est donc jamais

quitte d'une reformulation toujours possible.

Le doute

Nous avons vu plus haut comment un simple fait en désaccord avec une théorie devait,

sans rémission, entraîner la chute de cette dernière. Ce principe, clairement établi, est rappelé

en de multiples occasions. Il n'est d'ailleurs pas sans anticiper sur la théorie de la réfutation

développée soixante dix ans plus tard par Karl Popper24.

Mais pourquoi le doute ne devrait-il pas, dans certaines occasions, s'appliquer aux faits

eux-mêmes ? Pourquoi seules les théories devraient-elles y être soumises ? Pourquoi remettre

en cause les unes plus que les autres ? Surtout quand on a l'intuition qu'elles sont bonnes ?

Le récit qu'il fait de son expérimentation sur le diabète provoqué chez le lapin, est, à ce

sujet, un beau démenti à ce principe pourtant si souvent répété.

«Cette expérience, écrit-il, consiste à rendre un animal artificiellement diabétique au

moyen de la piqûre du plancher du quatrième ventricule. J'arrivai à tenter cette piqûre par

suite de considérations théoriques que je n'ai pas à rappeler ; ce qu'il importe seulement de

savoir ici, c'est que je réussis du premier coup, c'est-à-dire que je vis le premier lapin que

j'opérai devenir très fortement diabétique. Mais ensuite il m'arriva de répéter un grand nombre

de fois (huit ou dix fois) cette expérience sans obtenir le premier résultat. Je me trouvais dès

lors en présence d'un fait positif et de huit faits négatifs.» (ibid, p.243)

Va-t-il jeter aux orties cette théorie huit fois démentie ? Remettre en cause ce fait positif

si curieusement obtenu lors d'une première tentative et que l'expérience technique acquise au

cours des suivantes a été incapable de reproduire ? La réponse est catégorique.

«Il ne me vint jamais dans l'esprit de nier ma première expérience positive au profit des

expériences négatives qui la suivirent. (…) les faits négatifs considérés seuls n'apprennent

jamais rien. Tous les jours on voit des discussions qui restent sans profit pour la science parce

qu'on n'est pas assez pénétré de ce principe, que chaque fait ayant son déterminisme, un fait

négatif ne prouve rien et ne saurait détruire un fait positif.» (ibid, p. 244-245)

Tous les jours, également, on voit des discussions autour de "faits positifs" qui s'avèrent

ensuite avoir pour origine une erreur de manipulation ou d'interprétation. Il s'est trouvé que,

dans ce cas précis, Claude Bernard ait eu raison, mais cela importe peu. Ce qui est intéressant,

plus que son raisonnement peu convaincant, c'est son aveu d'avoir préféré sa théorie aux faits

qui s'accumulaient contre elle, d'avoir préféré l'idée aux objets. Certes, dit-il avec raison, il

24«L'hypothèse est un instrument dont il faut se servir pour arriver à la découverte de la vérité mais auquel il ne faut pas tenir. Il faut chercher à renverser les hypothèses, c'est-à-dire leur trouver la contre-épreuve.» (Cl. Bernard, Manuscrit 24d, f. 72, in Grmek p. 33). On n'est pas loin, ici, de la définition que donne Karl Popper de l'activité scientifique.

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convient de ne pas s'entêter et savoir abandonner une théorie. Mais il ne précise pas au bout

de combien de tentatives malheureuses on doit s'y résigner25.

3.3.3 - En résumé

S'il n'a pas résolu le problème séculaire de la genèse de la connaissance, de l'émergence

de l'idée heuristique, Claude Bernard a grandement contribué à donner à la recherche

expérimentale en biologie le cadre méthodologique qui lui faisait défaut.

Il affirme la primauté de l'idée sur le fait, seul moyen de construire un système explicatif

rationnel. Si l'idée est le fondement du raisonnement expérimental, elle n'en n'est pas pour

autant le socle immuable. Et le fait ne valant que par l'idée qui s'y rattache, l'un comme l'autre

peuvent et doivent être systématiquement remis en cause. Bien avant Karl Popper, Claude

Bernard érige donc la réfutation en règle méthodologique.

Cette recherche de réfutation d'une idée ou d'une hypothèse n'est rationnellement

possible qu'en appliquant, de manière systématique, l'expérimentation témoin et la contre-

épreuve.

Enfin, en reconnaissant volontiers ne pas avoir toujours trouvé ce qu'il cherchait, il

affirme la règle d'anticipation. Un résultat expérimental ne vaut que relativement à ce que

l'hypothèse avait laissé prévoir.

On peut maintenant lui reprocher sa référence aux faits qui peut paraître quasi

obsessionnelle. Outre qu'elle est fréquemment tempérée par la mise en avant de l'idée et de

l'hypothèse comme structures heuristiques, il faut également replacer l'Introduction dans son

contexte historique et social. Georges Canguilhem montre bien comment Claude Bernard se

trouvait en rupture avec une idée essentiellement descriptive de la médecine encore largement

défendue au moment de la sortie de son livre. Compte tenu de l'importance que revêtait

l'observation dans cette médecine descriptive, la référence aux faits était donc un passage

obligé pour qui voulait convaincre que l'on pouvait en faire autre chose que des catalogues.

Un savant, aussi prestigieux soit-il, doit parfois savoir composer avec son environnement

social.

4 - LE XXème SIECLE

25Le cas Benvéniste est très voisin. Quelques résultats positifs contre un très grand nombre de résultats négatifs n'ont pas entamé la conviction de ce chercheur. Reste à savoir si, comme à C. Bernard, le temps lui donnera raison.

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Bernard Darley - IUFM d'Aquitaine 17/06/2010

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4.1 - KARL POPPER

La convergence des points de vue exprimés par Karl Popper et Claude Bernard est

intéressante pour deux raisons.

La première est que les écrits de Popper se situent à un moment de crise

épistémologique profonde pour la physique, comparable, dans une certaine mesure, avec la

crise qui a frappé la biologie dans la seconde moitié du XIXème siècle. La relativité, la

mécanique quantique et (surtout ?) le principe d'incertitude d'Heisenberg bousculent la façon

de voir et de comprendre le monde.

Popper, après un court passage parmi eux, s'oppose aux néopositivistes logiques du

Cercle de Vienne (Carnap, Reichenbach, pour ne citer que les principaux). Pour ces derniers

la science se constitue à partir de bases empiriques (ou propositions protocolaires) que sont

les constats d'observation relatant les expériences propres de l'observateur (solipsisme

méthodologique) (J. Bouveresse, p. 91). Le monde n'étant pas accessible en soi, la seule

approche que l'on peut en avoir passe par notre expérience propre et les relations que l'on peut

en faire. Le solipsisme méthodologique élève au rang de méthode l'approche subjective que

nos sens nous donnent du monde. Une fois croisés, ces constats d'observation vont faire

apparaître des constantes, les lois, qui seront la connaissance objective. Ces lois ne seront plus

universelles mais seulement probables, leur probabilité étant d'autant plus grande qu'elles sont

vérifiées plus souvent.

Ce recours à la notion de savoir probable a été rendu nécessaire, entre autre, par

l'énoncé du principe d'incertitude d'Heisenberg qui interdit de connaître à la fois, à un moment

donné, la vitesse et la position d'un électron. Toute tentative pour affiner la mesure de l'une

diminuant la précision de la mesure de l'autre.

4.1.1 - Le problème du raisonnement par inférence inductive

C'est principalement sur ce terrain que Karl Popper va centrer son attaque contre la

philosophie du Cercle de Vienne en montrant que le principe d'induction qui la sous-tend

n'est, en aucune manière, une pratique heuristique.

Popper définit l'induction comme «une inférence qui passe d'énoncés singuliers tels que

les comptes rendus d'observation ou d'expérience, à des énoncés universels, tels des

hypothèses ou des théories» (Popper, 1973, p. 23). C'est, dit Reichenbach, «le moyen par

lequel la science décide de la vérité. Pour être plus exacts, nous devrions dire qu'il sert à

décider de la probabilité. Car il n'est donné à la science d'atteindre ni la vérité ni la fausseté,

les énoncés scientifiques ne peuvent qu'atteindre des degrés continus de probabilité dont les

limites supérieures et inférieures, hors d'atteinte, sont la vérité et la fausseté.» (Reichenbach in

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Popper, 1973, p. 25-26) Voilà donc définis le cadre et les objectifs de cette pratique inductive

du positivisme logique.

Popper développe principalement deux arguments pour réfuter le caractère opératoire de

l'induction comme pratique susceptible de faire évoluer la science.

Le premier concerne l'impossibilité constitutionnelle de cette pratique à prétendre

énoncer des lois universelles. En effet, si le croisement de nombreuses observations permet de

faire apparaître une régularité quant à l'apparition d'un phénomène donné, la blancheur du

plumage des cygnes pour reprendre l'exemple favori de Popper, elle interdit, par sa définition

même, de prétendre que tous les cygnes sont blancs tant que l'on n'a pas constaté le fait

jusqu'au dernier cygne existant. Compte tenu des mutations toujours possibles, la loi ne sera

définitivement fondée qu'à la mort du dernier cygne. Tous les cygnes étaient blancs,

requiescat in pace.

Ce mode de raisonnement entraîne une régression à l'infini à l'image d'un tonneau des

Danaïdes qui absorberait validation après validation sans jamais pouvoir prétendre à

l'universalité. C'est le caractère non opérant de cette régression à l'infini, indissociable de

l'induction, que Karl Popper dénonce comme impropre à engendrer autre chose qu'une quête

qui n'aurait plus rien de scientifique, dans la mesure où elle en arrive à se justifier par le fait

même qu'elle doit être.

Le passage d'une induction orthodoxe à une induction à caractère probabiliste affaiblit

cette réfutation. La loi universelle devient une inférence probable dont la probabilité croît à

mesure que le nombre de constats positifs croît. C'est la définition qu'en donne Reichenbach.

Alan Chalmers, qui rejoint Popper dans la réfutation de l'induction, avance, à ce propos,

un argument formel. Puisque les néopositivistes parlent de probabilité revenons à la définition

de ce concept mathématique. La probabilité pour qu'un évènement se produise est le rapport

du nombre de cas favorables sur le nombre de cas possibles. Dans le cas d'une inférence

probable, le nombre de cas favorables est égal au nombre de constats d'observation déjà

effectués, mais le nombre de cas possibles reste infini. Si bien que, quelle que soit la taille du

premier, son rapport par le second restera toujours nul (Chalmers, 1988, p.38). En

conséquence, la probabilité d'une loi universelle énoncée par une inférence inductive ne peut

être que nulle. Si une loi n'est ni certaine ni même probable quel crédit d'objectivité peut-on

lui accorder ?

Pour Popper la réponse est claire : aucun. Une loi est une construction intellectuelle, elle

est donc, par essence même, subjective. Seule sa réfutation est objective.

C'est sur ce flan que va porter l'attaque de Popper contre les lois probabilistes des

néopositivistes. Pour Popper le critère de scientificité d'un énoncé quel qu'il soit, théorie, loi

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ou simple hypothèse, réside dans sa réfutabilité26. Un énoncé non réfutable est sans intérêt

puisqu'il n'a ni capacité prédictive ni capacité explicative. Ainsi, un énoncé dont on va dire

qu'il est vrai à 80% (en admettant, bien sûr, que l'on ait trouvé un artifice mathématique pour

calculer cette probabilité) ne pourra jamais être démenti. Tout juste pourra-t-on ajuster la

probabilité au gré de ses fluctuations mais la prédiction restera toujours un événement

aléatoire, sans que l'on puisse dire s'il va ou non se réaliser. Cet énoncé n'expliquera rien non

plus, sinon que s'il se produit c'est que nous étions bien dans les 80% des cas, mais s'il ne se

produit pas c'est que nous sommes dans les 20% d'échecs prévus ; l'énoncé devient donc

irréfutable car toujours valide quelque soit le résultat expérimental.

Une telle loi ne peut donc être acceptable en tant que loi empirique :«dans la mesure où

ils ne sont pas falsifiables, les énoncés de probabilité sont métaphysiques et dépourvus

d'importance empirique.» (Popper, 1973, p. 206).

Pour Popper, le principe de l'induction est donc discrédité à tous points de vue :

«L'induction, à savoir une inférence fondée sur la multiplicité des observations est un

mythe. Elle n'est ni une donnée psychologique, ni un fait de la vie courante, ni un phénomène

qui ressortit à la démarche scientifique.

La démarche réelle de la science consiste à opérer à l'aide de conjectures : à aller droit à

la conclusion, et même, souvent (ainsi que Hume et Boren, par exemple, en on fait la

remarque), après une seule observation. Dans le domaine scientifique, la répétition des

observations et des expériences sert à tester les conjectures et les hypothèses formulées, elle

constitue donc une tentative de réfutation.» (Popper, 1985, p. 89)

4.1.2 - Le principe de réfutation

Plus que la critique de l'induction, c'est le principe de la réfutation qui a donné son

originalité à la pensée de Karl Popper.

Un énoncé universel n'est jamais vérifiable empiriquement puisque l'on ne pourra

jamais tester tous les cas possibles. Il ne peut être que réfuté. «Le critère de la scientificité

d'une théorie réside dans la possibilité de l'invalider, de la réfuter ou encore de la tester»

(Popper, 1985, p. 65).

Un énoncé non réfutable, ou non testable, est soit métaphysique ("le mal de tête a pour

origine des esprits malfaisants"), soit tautologique ("tous les chats appartiennent à la classe de

félidés"), soit conditionnel ("les baleines sont condamnées à disparaître, sauf si on arrête de

les chasser"). En aucun cas il ne présente d'intérêt puisqu'en se mettant à l'abri de la réfutation

il interdit tout questionnement. Les énoncés non réfutables sont donc toujours vrais (énoncés

26ou sa capacité à être falsifié selon la traduction que l'on donne aux écrits de Popper

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métaphysiques ou tautologiques), ou jamais totalement faux puisqu'une clause ad hoc leur

garantit toujours une certaine véracité (énoncés conditionnels).

Pour K. Popper, le caractère scientifique d'une assertion tient en sa propriété d'être

réfutable. Peu importe que l'assertion soit, ou non, testée ; seul importe le fait qu'elle puisse

l'être. C'est sur la base de cette propriété qu'il définit le principe de démarcation entre science

et pseudo-sciences.

Une des conséquences du principe de réfutation est qu'il interdit l'accès à la

connaissance ultime puisque cette dernière serait irréfutable.

Ce principe de réfutation peut être interprété comme la recherche incessante des limites

du modèle associé à l'hypothèse. Lorsque l'une des limites est atteinte, lorsque le modèle est

"réfuté", il faut le reformuler afin d'élargir à nouveau son domaine d'application vers des

limites qu'il conviendra, à nouveau, de rechercher. Imre Lakatos critique cette procédure à

laquelle il reproche de pouvoir se passer de preuve en taillant, pour chaque conjecture, un

domaine de validité sur mesure. «La preuve est oubliée dans votre argumentation, écrit-il ; en

cherchant à détecter le domaine de validité de la conjecture, vous semblez n'avoir pas du tout

besoin de la preuve. Vous ne croyez sûrement pas que les preuves sont superflues ?» (I.

Lakatos, 1984, p. 37).

Cette critique n'est recevable que dans une science qui peut prétendre à l'universalité de

ses lois27. La biologie ne pouvant, en toute rigueur, avoir cette prétention, la définition de

domaines de validité pour les modèles qu'on lui applique fait donc partie des conditions

d'existence de ses théories. Au chercheur de faire que ce domaine soit, pour une formulation

donnée, aussi large que possible afin que les théories remplissent leur rôle unificateur. Les

preuves, à l'image des lois, ne pourront avoir de prétention à l'universalité ; et elles ne sont

pas oubliées puisque ce sont elles qui valideront les domaines d'application.

Karl Popper rejoint donc Claude Bernard dans l'idée que rien ne doit être tenu pour

acquis et que tout postulat scientifique n'est qu'une conjecture qui peut être invalidée à tout

moment par un fait empirique. Mais là où le second en faisait une règle parmi d'autres, le

premier érige la réfutabilité en principe majeur. Se livrer à une activité scientifique se résume,

pour K. Popper, à chercher à réfuter nos théories.

«Il n'existe pas de démarche plus rationnelle que de procéder par essais et erreurs, par

conjecture et réfutation : de proposer hardiment des théories, de consacrer tous nos efforts à

faire apparaître celles qui sont erronées et d'y souscrire par provision lorsque nos tentatives

pour les critiquer n'ont pas abouti.» (Popper, 1985, p. 87)

27Imre Lakatos était mathématicien.

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Mais, à l'égal du raisonnement de Claude Bernard, le principe de réfutabilité pèche par

une trop grande rigueur.

«Si les conclusions singulières se révèlent acceptables, ou vérifiées, la théorie a

provisoirement réussi son test : nous n'avons pas trouvé de raison de l'écarter. Mais si la

décision est négative (…), si les conclusions ont été falsifiées, cette falsification falsifie

également la théorie dont elle avait été logiquement déduite.» (Popper, 1973, p. 29)

Appliqué tel qu'il est énoncé, ce principe interdit, de fait, toute alternative et transforme

le travail du chercheur en un travail mécanique de mise au rebut ou de validation provisoire

de toutes les idées envisageables, le seul critère conférant à une idée un caractère de

scientificité étant qu'elle soit testable. Faiblesse qu'Alan Chalmers n'a pas manqué d'exploiter

dans la critique qu'il fait des thèses de Popper (Chalmers, 1984).

Popper avait cependant répondu par avance à ces critiques en écrivant (Popper, 1973, p.

51) qu'on ne pouvait se débarrasser d'une hypothèse proposée, et reconnue comme

scientifiquement acceptable, sans "bonnes raisons". Les bonnes raisons étant sa réfutation,

bien entendu, mais aussi son remplacement par une autre hypothèse. Cette obligation de

remplacement permettant d'éviter que la recherche scientifique ne se transforme en un simple

jeu de massacre.

Il n'empêche que le principe d'exclusion automatique associé à la réfutation fragilise

dangereusement les hypothèses quelles qu'elles soient en les mettant à la merci du premier cas

particulier qui se présente.

Arrivé à ce point du raisonnement de Popper deux problèmes se posent : comment

conserver au principe de réfutation un caractère opératoire, et enfin, question sans cesse

posée, comment naissent les idées ?

4.1.3 - Probabilités et réfutation

Ce serait faire injure à Karl Popper que de penser qu'une telle faiblesse dans son

raisonnement ait pu lui échapper.

Si donc, une conjecture est fréquemment réfutée elle doit être abandonnée car elle ne

peut alors prétendre à couvrir un domaine de validité suffisant pour lui conférer un intérêt

scientifique. Mais, à l'inverse, si une conjecture n'est qu'exceptionnellement réfutée, Karl

Popper propose de faire jouer la clause des improbabilités extrêmes. Un événement très

improbable pourra être négligé ; ce qui permet de sauver la conjecture pour un temps encore.

«La règle selon laquelle il faut négliger les improbabilités extrêmes concorde avec

l'exigence d'objectivité scientifique (…). Ce que j'affirme, c'est que des événements de ce

genre (très improbables) ne seraient pas des effets physiques parce que, en raison de leur

extrême improbabilité ils ne sont pas réitérables à volonté.» (Popper, 1973, p. 205)

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Si Popper ne précise pas où commence l'improbabilité qui permet de dénier à un fait de

réfuter une conjecture c'est que cette mesure, arbitraire s'il en est, est fonction de l'état de la

science concernée à un moment donné et doit être ramené à la largeur du domaine

d'application couvert par la conjecture. Plus le domaine d'application de la conjecture sera

étroit, plus la probabilité pour qu'elle soit réfutée sera faible, mais aussi moins grand sera son

intérêt pour la science. A l'inverse plus le domaine d'application sera étendu, plus la

conjecture deviendra réfutable, mais aussi, plus elle deviendra génératrice de questionnement,

et donc de savoirs potentiels. Règle que Popper formule ainsi :

«la probabilité d'un énoncé (ou d'un ensemble d'énoncés) est plus grande lorsque le

contenu de l'énoncé est moindre : elle est en proportion inverse du contenu ou de la capacité

déductive de l'énoncé et, partant, de son pouvoir explicatif.» (Popper, 1985, p. 96)

Ce principe du rejet des événements improbables est particulièrement intéressant en

biologie où, du fait du mode de transfert des informations génétiques, la variabilité est, en

principe, sinon infinie du moins extrêmement grande. Une modélisation qui envisagerait de

prendre en compte tous les cas possibles ne pourrait être que tautologique ou bien tellement

amendée d'hypothèses ad hoc qu'elle n'en serait pas plus opérante. En pratiquant ce principe

de l'exclusion on définit ainsi un champ d'application à l'intérieur duquel un modèle pourra

prendre son sens sans risquer une réfutation finalement peu justifiée.

Mais au-delà de son intérêt indéniable, cette règle de l'exclusion des événements

improbables n'en reste pas moins ce qui permet au principe de réfutation de ne pas être réfuté.

N'est-ce pas justement là une de ces hypothèse ad hoc que Popper dénonce si fort par

ailleurs ?

4.1.4 - La genèse des conjectures

Comme chez Claude Bernard, la question est rejetée comme non pertinente. Pour

Popper une assertion, quelle qu'elle soit, est valable à partir du moment où elle souscrit au

principe de la réfutation. Comment et à partir de quoi est-elle apparue est une question sans

intérêt. Ce qui importe dans une idée ce n'est pas d'où elle vient, mais ce qu'elle apporte.

Voici ce qu'en dit Karl Popper :

«Aux questions proposées, "d'où tenez-vous ce savoir ? Quelle est la source ou le

fondement de votre assertion ? Quelles sont les observations qui vous y ont conduit ?", je

répondrais par conséquent ainsi : "Je ne sais pas : cette affirmation n'était qu'une pure et

simple supposition. Peu importe la source ou les sources qui ont pu lui donner naissance, les

sources éventuelles abondent, et il se pourrait fort bien que je n'ai pas même idée de la moitié

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Bernard Darley - IUFM d'Aquitaine 17/06/2010

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d'entre elles. D'ailleurs, en tout état de cause, les origines et les généalogies ont peu

d'incidence sur la vérité. En revanche, si vous vous intéressez au problème que j'ai tenté de

résoudre par le biais d'une assertion provisoire, vous pouvez me seconder dans ma tâche en

soumettant celle-ci à une critique aussi rigoureuse que possible ; et si vous parvenez à mettre

au point un test expérimental qui, selon vous, est susceptible de réfuter l'affirmation, c'est

volontiers et dans toute la mesure de mes forces que je contribuerai à cette entreprise de

réfutation".» (Popper, 1985, p. 52)

Une assertion ne vaut donc que par ce qu'elle apporte en tant qu'hypothèse réfutable. Associer

la valeur d'une assertion à la connaissance de son origine c'est, dit Popper, conforter cette

croyance sans fondements qu'une connaissance tire sa légitimité de son pedigree. De plus, si

l'on considère que chercher à définir les origines d'une assertion est d'avance voué à l'échec,

dans la mesure où cela conduira à remonter aux origines mêmes de la connaissance, on

comprend que c'est un problème sans intérêt qui ne mérite pas même d'être débattu.

Seul importe, en fait, le caractère scientifique de l'assertion, c'est-à-dire sa réfutabilité,

définissant ce que K. Popper appelle le principe de démarcation entre science et pseudo-

sciences.

4.1.5 - La règle de l'intersubjectivité

En érigeant la réfutation au rang de principe, Karl Popper dénonce l'idée que

l'objectivité de la science s'identifie à l'objectivité du savant. «L'objectivité des sciences de la

nature et des sciences sociales ne se fondent pas sur l'état d'esprit impartial qu'on trouverait

aux hommes de science, mais simplement sur le caractère public et compétitif de l'entreprise

scientifique. (…) Nous ne pouvons pas enlever à l'homme de science sa partialité sans lui

enlever du même coup son humanité, de même nous ne pouvons pas interdire ou détruire ses

jugements de valeurs sans le détruire à la fois comme homme et comme homme de science»

(De Vienne à Francfort, la querelle allemande des sciences sociales, in Baudouin, pp. 43-44).

Le choix de l'assertion est un choix que Popper revendique comme subjectif puisqu'il se

refuse à le justifier. Seule va importer la confrontation critique des points de vue à laquelle

elle va être soumise. C'est de cette confrontation "intersubjective", entre points de vue

d'hommes de science également subjectifs, que se dégagera l'objectivité de la science.

L'objectivité n'est pas le fait d'un individu mais une construction sociale née du débat initié

par le principe de réfutation.

Pour être objective, une assertion doit pouvoir être soumise à des tests. «Je refuse, écrit-

il, d'accepter l'idée selon laquelle il y aurait des énoncés scientifiques que nous devons

accepter comme vrais, avec résignation, simplement parce qu'il ne semble pas possible, pour

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Bernard Darley - IUFM d'Aquitaine 17/06/2010

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des raisons logiques, de les soumettre à des tests.» (Popper, 1973, p. 45). Au principe de

réfutabilité se superpose donc le principe de l'intersubjectivité. Une assertion, si réfutable

qu'elle soit, n'est rien, d'un point de vue scientifique, si elle n'est pas rendue publique et

largement débattue.

4.1.6. - Les théories à l'origine du sens des énoncés d'observation

Mais si Popper ne dit rien quant à l'origine des assertions, des hypothèses ou des

théories, il est, en revanche, très catégorique sur le fait qu'elle ne peuvent, en aucun cas,

provenir d'une observation "pure". «Toute observation implique une interprétation produite à

la lumière du savoir théorique ; un savoir émanant de l'observation pure, à l'abri de toute

théorie -à supposer qu'un tel savoir pût exister- serait parfaitement stérile et dépourvu de tout

intérêt.» (Popper, 1985, p 46)

K. Popper fonde donc son analyse de la construction de la science sur le principe qu'une

observation se fait toujours à la lumière de théories. «Seul le préjugé inductiviste, dit-il,

conduit à penser qu'il pourrait y avoir un langage phénoménal, exempt de théories et

susceptible d'être distingué d'un langage théorique.» (Popper, 1973, p. 57).

Ces théories, ces postulats, ces conjectures, font, dit-il, partie de notre langage. Ce ne

sont, pour reprendre une expression d'A. Pichot «qu'un peu de sens commun formalisé»

(Pichot, 1980, p.20). Après s'être assuré que cette "théorie" respecte le principe de la

démarcation, c'est-à-dire qu'elle est réfutable, elle nous servira à interpréter nos observations

en même temps que ces observations participeront, ou non, à sa réfutation. Peu importe d'où

viennent les théories, ce qui les génère ou qui les fonde. Ce qui donne à une théorie, ou à une

hypothèse, son caractère scientifique réside dans sa capacité à être remise en cause. Faire de la

science consiste alors à mettre en œuvre une méthodologie rigoureuse pour en explorer les

qualités explicatives et prédictives. Tant que les limites de ces dernières ne seront pas

atteintes, la théorie ne pourra pas être réfutée.

On retrouve donc ici à la fois le principe de «l'idée juste et féconde» et de la nécessité

du doute permanent qui doit l'accompagner énoncé plus haut par Claude Bernard. Mais, ce

qui, pour ce dernier, est une attitude, une soumission nécessaire du scientifique, devient un

principe fondateur, un critère de démarcation entre science et non-science chez K. Popper.

Au-delà de cette divergence, C. Bernard et K. Popper se rejoignent encore dans leur

démarche visant à proposer, pour la science en général, une méthode universelle et détachée

des contingences de l'histoire, applicable aussi bien aux théories passées que futures. Cette

position est fortement critiquée par les épistémologues relativistes qui analysent les activités

scientifiques comme des composantes sociologiques irrévocablement liées à une période

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historique donnée, ce qui, pour ces derniers, rend totalement illusoire l'idée d'universalité

d'une méthode dont la propriété première serait d'être obsolète sitôt énoncée. J'y reviendrai

plus bas lorsque je développerai les points de vue de Thomas Kuhn et de Paul Feyerabend.

J'aimerais, auparavant, souligner certains points de convergence, mais aussi de divergence

entre Karl Popper et Gaston Bachelard

4.2 - DU RATIONALISME CRITIQUE DE KARL POPPER AU RA TIONALISME

APPLIQUE DE GASTON BACHELARD

G. Bachelard et K. Popper convergent sur un certain nombre de points, en particulier

dans la volonté qu'ils expriment de réconcilier empirisme et rationalisme et dans leurs

attaques virulentes de l'inductivisme.

«Si l'on pouvait, écrit G. Bachelard dans La philosophie du non, traduire

philosophiquement le double mouvement qui anime actuellement la pensée scientifique, on

s'apercevrait que l'alternance de l'a priori et de l'a posteriori est obligatoire, que l'empirisme

et le rationalisme sont liés, dans la pensée scientifique, par un étrange lien, aussi fort que celui

qui unit le plaisir et la douleur. En effet, l'un triomphe en donnant raison à l'autre ;

l'empirisme a besoin d'être compris ; le rationalisme a besoin d'être appliqué. Un empirisme

sans lois claires, sans lois coordonnées, sans lois déductives ne peut être ni pensé, ni enseigné

; un rationalisme sans preuves palpables, sans application à la réalité immédiate ne peut

pleinement convaincre. On prouve la valeur d'une loi empirique en en faisant la base d'un

raisonnement. On légitime un raisonnement en en faisant la base d'une expérience. »

(Bachelard, La philosophie du non, p. 4)

Bachelard dénonce, de ce fait, l'induction naïve qui interdit toute idée a priori, comme

si «devant le mystère du réel, l'âme peut se faire, par décret, ingénue» (Bachelard, 1983, p.

14). La connaissance n'est jamais immédiate, l'observation est toujours trompeuse et l'on ne

peut comprendre le réel si l'on n'a pas, au préalable, critiqué et désorganisé les intuitions

premières. Les faits ne sont rien par eux-mêmes, c'est l'interprétation que l'on en donne qui

leur confère quelque intérêt. «On dit volontiers que les anciens ont pu se tromper sur

l'interprétation du fait, mais que, du moins, ils ont vu -et bien vu- les faits. Or il faut, pour

qu'un fait soit défini et précisé, un minimum d'interprétation. Si cette interprétation minima

correspond à une erreur fondamentale, que reste-t-il du fait ?» (Bachelard, 1983, p 44)

Sans la raison l'observation n'est rien, la raison seule permet d'aller au-delà de

l'expérience sensible pour la transformer en expérience scientifique, c'est-à-dire en expérience

qui contredit l'expérience sensible dont elle est issue. «C'est en termes d'obstacle, écrit-il, qu'il

faut poser le problème de la connaissance scientifique» (Bachelard, 1983 p. 13). Ce n'est donc

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pas, comme chez les positivistes, une science qui se construit par ajouts successifs, mais,

comme chez K. Popper, une science qui s'élabore contre. Contre le confort des théories qui

ronronnent et qu'il faut réfuter chez K. Popper, contre les obstacles que dressent nos sens et

nos habitudes entre le réel et notre esprit chez G. Bachelard.

Il faut d'abord détruire l'opinion, ce déjà là qui pense mal, qui ne pense pas. Comme

chez Popper on retrouve la nécessité, sans cesse rappelée, d'apprendre à poser les problèmes

pour dépasser les propriétés substantielles du phénomène afin de le ré-interpréter par la

pensée abstraite. Et surtout ne pas hésiter à remettre ses idées en question, à secouer le confort

de la théorie qui fonctionne.

«Que faut-il sacrifier ? Nos grossières sécurités pragmatiques ou bien les nouvelles

connaissances aléatoires et inutiles ? Pas d'hésitation : il faut aller du côté où l'on pense le

plus, où l'on expérimente le plus artificiellement, où les idées sont les moins visqueuses, où la

raison aime à être en danger. Si, dans une expérience, on ne joue pas sa raison, cette

expérience ne vaut pas la peine d'être tentée. Autrement dit, dans le règne de la pensée,

l'imprudence est une méthode» (Bachelard, 1972, p 11).

Mais loin de limiter ou de contraindre la science à une méthode Bachelard, à l'inverse

de Popper, prône un rationalisme "ouvert", une épistémologie non dogmatique, à l'image de

celle de Léon Brunschvicg. «Il y a contradiction, écrit ce dernier, à vouloir, par la réflexion

sur la science, dégager certaines conditions antécédentes, susceptibles d'enfermer a priori

toute connaissance passée ou future dans des schémas statiques. La réflexion doit naître de la

science même… Bref…la métaphysique de la science est réflexion sur la science, et non

détermination de la science.»(in Fichant, p.137).

Son rationalisme appliqué, Gaston Bachelard le situe entre idéalisme et réalisme, ouvert

à la fois au formalisme et à l'empirisme. S'il y a méthode (nécessité de théoriser le réel tout en

confrontant la théorie au réel) elle est récursive et s'inscrit dans un cadre logique relativement

peu contraignant puisqu'elle emprunte aux deux logiques, inductive et déductive. Cette

"méthode" est, bien entendu, contextualisée d'un double point de vue, sociologique et

historique, la façon d'interpréter un fait ne pouvant être ni universelle ni ahistorique.

Dans le même esprit, et à défaut d'une méthode qu'il se refuse à définir, Thomas Kuhn

propose un cadre d'analyse sociologique de l'histoire des sciences dans lequel il substitue à

l'état de révolution permanente de K. Popper, l'idée de révolutions périodiques.

4.3 - LA STRUCTURE DES REVOLUTIONS SCIENTIFIQUES DE THOMAS KUHN.

Pour Thomas Kuhn l'histoire des sciences est une succession de périodes de calme, à

l'intérieur desquelles l'ensemble de la communauté scientifique travaille en harmonie autour

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d'une théorie dominante (ce que Thomas Kuhn appelle «la science normale»), entrecoupées de

crises profondes où cette même communauté est divisée entre partisans de la continuité et

partisans d'un changement de cadre théorique. Ces crises ne sont pas de simples réajustements

de la théorie dominante comme il s'en produit régulièrement. Ce sont des "révolutions"

profondes qui déstabilisent la science de façon conséquente et qui aboutissent à un

changement radical de point de vue. L'émergence de la théorie de l'évolution ou de la théorie

cellulaire à la fin du XIXème siècle en sont deux exemples.

La science normale s'articule autour d'un paradigme que Thomas Kuhn définit comme

une théorie dont la formulation peut ne pas être très rigoureuse mais dont la qualité essentielle

est de recueillir une reconnaissance institutionnelle suffisamment large pour créer un courant

d'étude. L'existence de ce paradigme, autour duquel vont se rassembler des chercheurs qui

adhéreront à des normes et à des règles de pratiques scientifiques identiques, sera la

caractéristique qui distinguera la science des pseudo-sciences.

«Ce que j'appelle ici la science normale, écrit Thomas Kuhn, semble être une tentative

pour forcer la nature à se couler dans la boîte préformée et inflexible que fournit le

paradigme. La science normale n'a jamais pour but de mettre en lumière des phénomènes d'un

genre nouveau ; ceux qui ne cadrent pas avec la boîte passent même souvent inaperçus».

(Kuhn, 1983, p. 46)

La science normale sera donc le produit des recherches effectuées à partir de ce

paradigme, dont la formulation va se préciser à mesure que les résultats viendront apporter

leur contribution, augmentant ainsi la correspondance entre le paradigme et le réel qu'il est

censé représenter. Plus cette correspondance augmente, plus le consensus entre les

scientifiques est grand et plus les domaines explorés deviennent étroits, précis. «Mais ces

restrictions nées de la confiance en un paradigme se révèlent essentielles pour le

développement de la science. En concentrant l'attention sur un secteur limité de problèmes

relativement ésotériques, le paradigme force les scientifiques à étudier certains domaines de la

nature avec une précision et une profondeur qui autrement seraient inimaginables.» (ibid, p.

47).

A mesure que la correspondance entre le paradigme et le réel augmente, la précision de

sa formulation augmente également. Et les discordances entre le réel et le paradigme, qui ont

pu passer pour ce que Thomas Kuhn appelle des "anomalies" vont, peu à peu, à mesure qu'à

leur niveau se creuse l'écart entre réel et paradigme, devenir des points de rupture générateurs

d'une crise profonde.«Et l'épisode n'est clos que lorsque la théorie est réajustée afin que le

phénomène anormal devienne le phénomène attendu.» (ibid, p. 83)

A ce niveau de la crise Thomas Kuhn rejoint Karl Popper pour penser qu'une théorie ne

peut être invalidée s'il n'y a, prête à prendre sa place, une théorie concurrente déjà en partie

élaborée. Il ne faut cependant pas croire que le remplacement d'une théorie par une autre est

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un acte simple pour un scientifique. Les résistances sont toujours fortes, voire virulentes. Ce

qui a fait dire à Max Planck qu'«une nouvelle vérité scientifique ne triomphe pas en

convaincant les opposants et en leur faisant entrevoir la lumière, mais plutôt parce que les

opposants mourront un jour et qu'une nouvelle génération, familiarisée avec elle, apparaîtra.»

(ibid, p. 208).

Adopter un nouveau paradigme est toujours une entreprise périlleuse puisqu'elle

consiste à renoncer à un énoncé général, largement vérifié, pour un nouvel énoncé dont la

seule référence, dans un premier temps, est de s'appuyer sur les faiblesses de l'ancien énoncé

en attendant de produire sa propre argumentation. C'est donc une démarche négative, fondée

sur un refus, et non une démarche positive au sens d'Auguste Comte, c'est-à-dire fondée sur la

mise en relation de phénomènes dictée par les faits.

La longue polémique au sujet de la génération spontanée en est un exemple éclairant.

Outre qu'il est toujours difficile de montrer que quelque chose n'existe pas, l'ensemble des

observations faites au XVIIIème et XIXème siècle (au moins jusqu'au milieu de ce siècle)

tendaient à confirmer l'hypothèse d'une génération spontanée. Et il fallait à Spallanzani et à

Pasteur une vision du monde radicalement différente de celle de Needham ou de celle de

Pouchet pour que leur acharnement à montrer l'inexistence de la génération spontanée soit

autre chose que de l'entêtement d'esprits particulièrement bornés. «Travaillant dans des

mondes différents, écrit Thomas Kuhn, les deux groupes de scientifiques voient des choses

différentes quand ils regardent dans la même direction à partir du même point (…). C'est

pourquoi une loi impossible à démontrer à tel groupe de scientifiques, semblera parfois

intuitivement évidente à tel autre.» (ibid, p. 207). C'est pour évoquer de tels décalages

conceptuels que Paul Feyerabend développera largement l'idée d'incommensurabilité28 entre

les théories.

A l'opposé donc de la thèse rationaliste défendue par Karl Popper pour qui une théorie

en remplace une autre sur des critères rationnels fondés sur les faits et se suffisant à eux

mêmes, Thomas Kuhn propose une évolution de la science où les théories cohabitent,

s'affrontent et se remplacent relativement les unes aux autres et non pas relativement à une

quelconque vérité, qu'elle soit ultime ou similaire29.

En adoptant une approche sociologique de l'histoire des sciences, Thomas Kuhn se

démarque d'une épistémologie centrée sur l'existence d'une méthode heuristique universelle.

28état de deux théories qui, tout en traitant du même problème, se fondent sur des points de vue qui les rendent totalement incompatibles sans pour autant s'éliminer. 29K. Popper, empruntant à Leibnitz qui avait introduit la notion de vérisimilitude, propose de remplacer l'idée d'une vérité ultime inaccessible par la "vérisimilarité" qui serait l'image idéale que l'on se fait de cette vérité inaccessible. La connaissance tendrait de manière asymptotique vers cette vérisimilarité.

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En choisissant une position qu'il qualifie lui même d'anarchiste, Paul Feyerabend va plus loin

en dénonçant le caractère pernicieux de l'idée même de méthode.

4,4 - PAUL FEYERABEND CONTRE LA METHODE

C'est par humanisme que Paul Feyerabend s'oppose vigoureusement à voir l'activité

scientifique enfermée dans un carcan fait de règles et de principes tout à la fois rigide et

immuable. Toute méthode quelle qu'elle soit, dit-il, condamne l'homme à ne considérer qu'un

point de vue des choses. «De même qu'un animal domestique bien dressé obéit à son maître,

quels que soient la situation confuse dans laquelle il se trouve et le besoin urgent qu'il peut

éprouver d'adopter de nouveaux modes de comportement, de même un rationaliste bien dressé

obéira à l'image mentale de celui qui est son maître et se conformera aux règles

d'argumentation qu'il a apprises, quelle que soit la situation confuse dans laquelle il se trouve

; et il sera tout à fait incapable de comprendre que ce qu'il considère comme "la voix de la

raison" n'est qu'un après-coup causal de la formation qu'il a reçue.» (Feyerabend, 1979, p. 23)

Très sévère dans son réquisitoire, il dénonce la duperie que constitue l'adhésion à une

méthodologie unique et hégémonique qui impose un conformisme obscurantiste et conduit

tout droit «à une dégradation des capacités intellectuelles et de la puissance d'imagination»

(ibid, p. 46).

«Il est clair, écrit-il encore, que l'idée d'une méthode fixe, ou d'une théorie fixe de la

rationalité, repose sur une conception trop naïve de l'homme et de son environnement social.

Pour ceux qui considèrent la richesse des éléments fournis par l'histoire et qui ne s'efforcent

pas de l'appauvrir pour satisfaire leurs bas instincts -leur soif de sécurité intellectuelle, sous

forme de clarté, précision, «objectivité», «vérité»-, pour ceux-là, il devient clair qu'il y a un

seul principe à défendre en toutes circonstances et à tous les stades du développement

humain. C'est le principe : tout est bon.» (ibid, p. 25)

Le maître mot est lâché. Se définissant comme un anarchiste humaniste, tendance

dadaïste, Paul Feyerabend ne défend qu'une seule règle lorsqu'il s'agit de penser : l'absence de

règle. Cette conception de la science est enrichissante en ce sens qu'elle autorise autant de

points de vue que possible. Ainsi pourront se développer, sur un même problème, des théories

qui s'inscriront dans des référentiels si différents qu'ils les rendront incompatibles entre elles

sans qu'il soit possible de définir a priori, laquelle est la meilleure.

Cette incommensurabilité, Thomas Kuhn en faisait une étape dans l'évolution des

théories. La crise profonde qui agite le monde scientifique lors d'une révolution est due à ce

que les deux théories en présence sont incommensurables. Les "anciens" et les nouveaux

n'ayant pas un minimum de points de vue en commun faute d'un référentiel identique, un

jugement comparatif direct est impossible, la crise est inévitable et l'issue ne peut être que

l'abandon de l'une des deux théories, ou son remplacement par une troisième.

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Pour Paul Feyerabend, la cohabitation de théories incommensurables (et l'histoire des

sciences fourmille d'exemples) est la preuve qu'il ne peut exister, et qu'il ne doit exister, une

méthode scientifique universelle puisqu'elle impliquerait que ces théories puissent être mises

en relation, au moins par la méthode qui les fonde ; ce qui est tout simplement impossible

puisqu'elles sont incommensurables. «Des théories incommensurables peuvent donc être

réfutées par référence à leur genre propre d'expérience, écrit-il, c'est-à-dire en découvrant les

contradictions internes dont elles souffrent. (…) Mais leurs contenus ne peuvent être

comparés. Il n'est pas non plus possible de porter de jugements sur leur vraisemblance, sauf

dans les limites d'une théorie particulière (…). De sorte qu'aucune des méthodes affirmant que

les théories à comparer peuvent être mises en relation déductive ne peut ici être appliquée.»

(ibid, p. 319).

Les théories de la procréation des êtres vivants, qui ont cohabité pendant plus de trois

siècles, sont un bon exemple d'incommensurabilité en biologie30.

Les épigénistes concevaient la procréation comme la mise en commun et la fusion des

semences31 du mâle et de la femelle ; semences qui étaient composées de "molécules"

provenant de l'ensemble des organes de chacun des partenaires. Mises en présence, ces

molécules mues par une force vitale, se rassemblaient pour former les organes du futur être

vivant grâce au sang menstruel qui apportait les éléments nécessaires à leur construction.

Théorie inacceptable pour les préformistes. Tout est dans le ver spermatique, pour les

uns (animalculistes), dans l'œuf pour les autres (ovistes), s'accordant seulement sur le principe

que l'humanité entière était emboîtée, à la manière des poupées russes, dans les testicules

d'Adam pour les premiers, dans les ovaires d'Eve pour les seconds32. D'ailleurs, ne suffisait-il

pas de bien observer, qui les vers spermatiques, qui le développement des œufs, pour s'en

persuader ?

Incommensurables, ces théories l'étaient à tout point de vue. L'épigénisme est

compatible avec la génération spontanée alors que le préformisme la nie. Si des molécules

sont à même de générer un être vivant dans l'humidité et la chaleur de la matrice, pourquoi

pourrait-il en être autrement des molécules provenant d'organismes, morts ou vivants, se

rencontrant dans des conditions adéquates ? Buffon, épigéniste, n'écrivait-il pas qu'«une seule

force, l'attraction, est la cause de tous les phénomènes de la matière brute ; et cette force

réunie avec celle de la chaleur, produit des molécules vivantes, desquelles dépendent tous les

30Au sujet de cette polémique voir A. Giordan, 1987 et P. Darmon, 1981 31Ce terme de semence n'avait pas le sens restreint qu'on lui donne aujourd'hui. Il représentait, chez l'homme, le sperme dans sa globalité, et, chez la femme, l'ensemble des sécrétions émises au cours d'un rapport sexuel. 32Ce qui rendait ces théories conformes aux canons de la religion, toute l'humanité était fondée au moment où Dieu créait Adam et Eve. Le même raisonnement s'appliquant, bien sûr, à toutes les espèces.

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effets des substances organisées», et ces molécules devenues "vivantes" sous l'effet de la

chaleur de s'associer en organismes (Buffon, in Laurent Carpentier, 1991).

La vie ne peut procéder que de la vie, rétorquent les préformistes. Puisque tout est dans

les "germes", les êtres ne peuvent apparaître spontanément. Spallanzani, oviste convaincu fut

l'un des brillants chefs de file des anti-spontanéistes de la fin du XVIIIème et du début du

XIXème siècle.

De même va-t-on retrouver les épigénistes plutôt partisans des théories de l'évolution,

alors que les préformistes y seront farouchement opposés. L'explication des ressemblances

entre progéniture et parents, fera, elle aussi, appel à des facteurs totalement différents. Produit

conjoint des semences des deux parents, les ressemblances avec le fruits de leurs amours ne

peut être que naturel pour les épigénistes. Les préformistes sont, par contre, obligés de faire

appel à des influences qui vont du psychisme (pensées de la mère qui se reportent sur la

physionomie du fœtus) à la physiologie (état de maturation de l'œuf, chaleur de la matrice,

régime alimentaire des partenaires, etc.).

Malgré cette présentation plus que brève, on perçoit l'impossibilité qu'avaient ces

différentes théories de se réfuter réciproquement ; ce qu'elles n'ont effectivement pu faire.

Cette incommensurabilité fut donc, à la fois, source de conflit pendant plus de deux siècles,

mais aussi gage de survie. Dès lors qu'une théorie fut capable, comme la théorie cellulaire, de

s'inscrire dans les deux référentiels (la fusion de produits conjoints qui se trouvaient être non

plus des éjaculats mais, justement, le ver spermatique et l'œuf), ce fut la fin de l'une comme

de l'autre.

Ce type d'exemple illustre bien la critique que fait P. Feyerabend de l'idée d'une science

qui avance par des phases de révolution qui sont, par définition, censées être brèves. Mais si

P. Feyerabend justifie avec raison l'idée d'une certaine subjectivité dans le choix d'une théorie

plutôt qu'une autre (comment les comparer et faire un choix objectif puisqu'elles sont

incommensurables ?), et qu'en ce sens les scientifiques ne sont donc pas aussi rationnels qu'ils

veulent bien le dire, cela ne doit pas exclure, confirme A. Chalmers, l'existence, dans ces

théories, d'une rationalité interne (Chalmers, 1988, p. 181 et suivantes). Il reste relativement

proche de P. Feyerabend lorsque, dans La fabrication de la science, il adopte un point de vue

pragmatique en définissant la science davantage par ses buts que par son mode de

fonctionnement.

Ce qui n'est pas d'un grand secours pour quelqu'un qui se donne pour tâche d'essayer de

comprendre comment fonctionne la science afin de tenter d'y initier des étudiants.

4.5 - Ernst MAYR, pour une épistémologie de la biologie libre et indépendante

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«La plupart des histoires générales des sciences ont été écrites par des historiens de la

physique, qui n'ont le plus souvent pas abandonnés l'idée simpliste que toute chose qui n'est

pas applicable à la physique n'est pas scientifique. Les physiciens tendent à ranger les

biologistes sur une échelle de valeur, en fonction du degré avec lequel ceux-ci ont recouru à

des "lois", des mesures, des expériences ou tout autre aspect de la recherche qu'apprécient

particulièrement les physiciens. Il en résulte que les jugement portés sur telle ou telle

discipline biologique par certains historiens de la physique sont si grotesque qu'on ne peut

guère qu'en sourire.» (Mayr p. 33)

«On ignore souvent qu'il y a d'importantes différences entre les sciences physiques et la

biologie. La plupart des physiciens tiennent pour assuré que la physique constitue le

paradigme de toute les sciences et que dès que l'on comprend la physique, on peut

comprendre n'importe quelle autre science, y compris la biologie. "L'arrogance des

physiciens" (Hull, 1973) est devenue proverbiale chez les scientifiques. Le physicien Enest

Rutherford, par exemple, présentait la biologie comme une activité de "collectionneur de

timbres-poste".» (Mayr p.59)

«Cela a été un grand malheur, à la fois pour la biologie et pour l'humanité que le cadre

conceptuel de nos idées politiques et sociales les plus communément admises aujourd'hui se

soient développé à l'époque où la pensée occidentale était dominée par les idées de la

révolution scientifique, c'est-à-dire par un ensemble d'idées basées sur les principes des

sciences physiques.» (Mayr p.120)

«Comme Radl (1913 : VIII) l'a souligné il y a longtemps, le triomphe des sciences

physique à l'époque de la révolution scientifique représenta, d'une certaine façon, une défaite

pour la biologie…» (Mayr p.143).

CONCLUSION

C'était une conjecture et elle paraît corroborée : on pouvait penser que la genèse des

savoirs n'était pas chose simple, le moins que l'on puisse dire est qu'elle apparaît quelque peu

complexe.

En résumé et de manière un peu schématique, on peut présenter un bilan sous la forme

suivante. Six courants de pensée s'opposent deux à deux tout en se complétant l'un l'autre.

Idéalisme et réalisme

Idéalistes et réalistes s'opposent tout d'abord sur l'étendue de la perception que l'on peut

avoir du monde. Pour les réalistes, le monde existe en soi et cette existence dépasse la simple

perception que nous en donnent nos sens. Point de vue qui n'est, pour les idéalistes, que pure

métaphysique. Le monde, pour eux, est une construction mentale faite, et ce de manière

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exclusive, à partir de la perception du monde que nous procurent nos sens33. Cette perception

devant être obligatoirement ramenée aux conditions dans lesquelles elle a été provoquée et

relativement à l'individu qui en est à l'origine. Einstein était des premiers, Heisenberg des

seconds.

Cette distinction dans l'idée que l'on se fait du monde qui nous entoure va avoir des

conséquences directes sur la qualité des lois et théories que l'on va inférer des observations ou

des expérimentations. La recherche des causes, relevant, pour les idéalistes, de la

métaphysique, les lois et théories que ces derniers seront à même de proposer ne pourront

donc être que descriptives et prédictives, mais en aucun cas explicatives, puisqu'expliquer

c'est répondre au "pourquoi ?". A l'inverse, les réalistes pourront proposer des lois et théories

qui seront à la fois descriptives (même s'ils ne tiennent pas ces dernières en haute estime),

prédictives et explicatives.

Empirisme et rationalisme

Empiristes et rationalistes s'opposent sur la manière d'aborder le monde. Par

l'observation et l'expérience pour les empiristes (qui peuvent-être aussi bien idéalistes que

réalistes), seul moyen d'avoir une base objective sur laquelle établir des relations et des lois

entre phénomènes. Par la réflexion préalable et analyse du problème pour les rationalistes

pour qui l'observation n'a de sens que si un cadre rationnel est déjà là pour l'interpréter. Bien

entendu acquiescent les positivistes, à condition que cette réflexion soit subordonnée au

verdict des faits puisqu'elle n'a de sens que relativement à ces derniers. Non, répondent les

rationalistes critiques, l'assertion a une portée plus large et un fait seul ne peut la réfuter. Il

faut pour cela que le fait s'inscrive lui-même dans une théorie capable de remplacer

avantageusement la première. Sans cette théorie de remplacement le fait "déstabilisateur"

n'aurait d'ailleurs aucun sens.

Universalisme et relativisme

Il y a enfin les partisans d'une méthodologie universelle qui transcenderait le savant, et

ceux pour qui la science est d'abord une activité humaine et donc soumise aux contraintes

sociologiques (Thomas Kuhn) et psychologiques (Paul Feyerabend) associées à ces activités.

Les premiers s'inscrivent dans un courant de pensée qui suppose que le réel, ou la part

de réel qui est perçue par nos sens, est un édifice logique accessible à la raison humaine. Pour

rendre cet accès possible il est nécessaire (mais pas suffisant) d'appliquer une méthode qui

permettra de décoder les lois qui régissent la nature. Puisque ces lois transcendent l'homme, il

est normal qu'il en soit de même pour la méthode qui, de ce fait, n'est plus rattachée à un

quelconque contexte historique et peut ainsi prétendre à l'universalité.

33Pour les nominalistes l'existence de l'objet commence lorsqu'il reçoit un nom.

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Parmi ceux-ci figurent F. Bacon, A. Comte, C. Bernard et K. Popper dont on peut

schématiser les démarches de la façon suivante :

Observations uniques ou peu nombreuses et incomplètes

considérées comme représentatives

de l'ensemble des cas possibles

logique formelle

observations élevées au rang de postulats

lois déduites

validation par discussion sur la rigueur du raisonnement

Observation de la nature prudente, précautionneuse, complète

choix parmi ces observations exclusion des faits non concluants

conservation des faits liés entre eux par une règle constante

faits particuliers

axiomes de dernier ordre

axiomes moyens

axiomes de premier ordre

raisonnement par induction

lois établies à partir des faits

validation par confrontation aux faits expérimentaux

F. Bacon oppose

Démarche déductive Démarche inductive

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Figure 2

Schématisation de la démarche scientifique selon Francis Bacon

OBSERVATIONS

Recherche des causes premières et finales

Recherche de la connaissance

absolue

état théologique puis

état métaphysique

recherche des relations entre les phénomènes

subordination de l'imagination à l'observation

état scientifique ou positif

élaboration de lois descriptives et prédictives

Figure 3

Schématisation de la démarche scientifique selon Auguste Comte

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élaboration d'une problématique puis d'un protocole expérimental

Problème à résoudre

Observation pour voir

Esprit préparé, sensibilisé à

confrontation à

résultats

affinement reformulation de l'hypothèse

"idée", "intuition"

hypothèse

confrontations multiples entre hypothèse et résultats expérimentaux

accumulation des observations

formulation de la loi essentiellement

descriptive et

prédictive

secondairement explicative

origine du problème non clairement identifiée (observation, idée a priori ,…)

Figure 4

Schématisation de la démarche scientifique selon Claude Bernard

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Raison Observation

Culture scientifique

Individu

Données du problème

origines du problème inconnues

Validation par : - tests intersubjectifs

(validation rationnelle par la communauté scientifique)

- expérimentations (capacité à résoudre un problème)

Assertion réfutable =

théorie explicative et prédictive

Problème à résoudre

si non réfutation ==> recherche de nouvelles expériences susceptibles de réfuter la théorie

(recherche des limites de son domaine de validité)

si réfutation==> atteinte des limites de la théorie ==> reformulation de la théorie

reformulation

validation (en attendant la

prochaine tentative de réfutation)

résolution (totale ou partielle)

Figure 5

Schématisation de la démarche scientifique selon Karl Popper

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Pour peu que l'on combine ces courants de pensées et qu'on les nuance par quelques

passerelles entre les extrêmes ici présentés, on se rend compte que l'élaboration de la pensée

scientifique n'est pas chose simple. Si l'on peut, en fonction de ses sensibilités personnelles

opter pour l'une plutôt que pour l'autre, il n'empêche que, quel que soit le choix effectué, il est

en butte à des arguments contradictoires difficiles à négliger. W. Wundt a une belle formule

pour résumer les différents courants qui ont ainsi traversé l'épistémologie des sciences. «Au

XVIIème siècle c'est, dit-il, Dieu qui établit les lois de la nature ; au XVIIème, c'est la nature

elle-même ; au XIXème, ce sont les savants qui s'en chargent.» (W. Wundt, Philosophische

Studien, 1886, t.III, in R. Blanché p. 234). Et, pourrait-on rajouter, au XXème, qui s'en

charge ?

Proposition de définition d'une connaissance scientifique

S'il nous est impossible de conclure sur le fond du débat que constitue la genèse des

connaissances, au moins devrait-on pouvoir définir, à partir de ce qui précède, en quoi une

connaissance scientifique se distingue d'une connaissance "commune".

Si l'on fait une synthèse des diverses propositions évoquées ci-dessus, on s'aperçoit qu'il

existe un assez large consensus. Une connaissance pourra être qualifiée de scientifique :

- si elle répond à un problème explicite et non à une simple interrogation.

Une explicitation du problème implique une analyse des conditions dans lequel il se

pose et des variables qui lui sont associées, éléments indispensables pour évaluer l'adéquation

entre la connaissance établie et la question posée par le problème traité.

- si elle s'intègre dans une construction rationnelle qui lui donne sens en terme

d'aptitude à rendre le réel plus compréhensible.

On retrouve là une exigence qui ne s'est pas démentie de Bacon à Feyerabend, à savoir

qu'il n'existe pas d'élément de connaissance isolé d'un contexte théorique, que ce dernier soit

empirique ou strictement rationnel.

- si ses conséquences ont fait l'objet de tests de validité.

Là encore, sur la nécessité de l'existence de tests de validation, se rejoignent, à des

degrés divers, l'ensemble des auteurs. La seule possibilité de ces tests, même s'ils ne sont pas

mis en application, suffit à K. Popper pour établir son principe de démarcation entre science

et pseudo-sciences. Pour A. Comte ou C. Bernard, à l'inverse, ces tests doivent

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nécessairement avoir lieu et s'inscrivent dans une relation de subordination de la connaissance

au verdict des faits expérimentaux.

- si ces tests sont liés à une méthodologie socialement définie au sein de la

communauté scientifique.

C'est cette méthodologie, cette démarche expérimentale de validation des hypothèses,

que C. Bernard s'est particulièrement attaché à décrire. Nous en retiendrons qu'une démarche

expérimentale doit se faire sur la base comparative d'un témoin et doit comporter une contre-

épreuve. Nous retiendrons également qu'une expérimentation doit s'inscrire dans un principe

déterministe, seul moyen d'anticiper rationnellement les conséquences d'une hypothèse.

L'objectif de cette démarche est de définir expérimentalement les limites de validité de

la connaissance postulée ; limites qui avaient pu, au préalable, être anticipées par le modèle

théorique lui-même.

La crédibilité d'une connaissance étant très fortement liée à sa validation expérimentale,

cette méthodologie peut être l'objet de controverses qui ne sont que l'expression des

controverses qui affectent la connaissance elle-même34. Elle n'est donc pas figée et se doit

d'intégrer tous les outils nouveaux, qu'ils soient techniques ou mathématiques, susceptibles

d'affiner la qualité des tests.

- si sa formulation répond aux critères suivants :

• elle rend la connaissance communicable et, donc, testable.

• elle fait explicitement référence aux hypothèses qui la fonde. On retrouve, ici,

le problème de la subjectivité de la connaissance et de la nécessité de la lier aux conjectures

théoriques qui sont à l'origine du processus de validation.

• elle permet le débat contradictoire à l'intérieur de son cadre théorique.

Il reste, enfin, à définir la nature même du contenu de cette connaissance. Doit-il être

strictement descriptif et prédictif, tel que le définissent les néopositivistes ? Doit-il également

posséder une dimension explicative, donc une référence aux causes comme le souhaitent les

réalistes ? Pour ce qui concerne les modèles scientifiques, le débat reste ouvert. Pour ce qui

est des modèles utilisés dans l'enseignement j'aurais tendance à dire, en l'absence d'études

approfondies en ce domaine, que l'aspect descriptif l'emporte largement sur la dimension

prédictive. Quant à la dimension explicative, elle vaut du fait de l'existence de la

connaissance elle-même (ou du modèle qui lui est associé), la description prenant alors, en

règle générale, valeur d'explication.

34Voir, à ce propos les redéfinitions méthodologiques imposées par Pasteur à Pouchet au sujet du débat sur la génération spontanée, ou encore celles que Schally, mais surtout Guillemin, ont imposées à leurs concurrents dans les recherches sur les facteurs de libération hypothalamiques.

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On peut, enfin, compléter cette tentative de définition d'une connaissance scientifique

en résumant comme suit, les différentes étapes de sa construction.

Cette présentation emprunte à celle des différentiels proposée par D. Favre et Y.

Rancoul (1993), opposant deux positions extrêmes tout en les reliant par un système de

curseur qui permet d'envisager des positions intermédiaires.

Elle reprend ce que l'on peut considérer comme les principales étapes d'une approche

scientifique, à savoir :

- la formulation d'un problème, que cette formulation soit définitive ou partielle

- l'énoncé d'une théorie, ou d'un paradigme, qui va servir de cadre d'interprétation au

problème formulé, que cette théorie soit formulée a priori ou a posteriori

- la construction d'une problématique, exploration fine du problème, tant du point de

vue théorique que conceptuel, qui doit déboucher sur l'énoncé d'hypothèses et/ou de modèles

et la proposition d'une procédure de validation expérimentale

- la mise en place de la procédure de validation expérimentale des hypothèses et

modèles précédemment énoncés

- la validation sociale de l'analyse des résultats dont les critères principaux sont repris

des propositions faites par D. Favre et Y. Rancoul (1993).

A chacune de ces étapes on peut associer les options épistémologiques qui sont susceptibles

d'être mises en œuvre et proposer une démarcation entre scientifique et non scientifique.

Les représentations ci-dessous vont reprendre chacun de ces points, en opposant les extrêmes

mais en laissant la place à toutes les étapes intermédiaires entre ces derniers.

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Enoncé d'une théorie d'une loi

non réfutable réfutable

fondement empirique

fondement rationaliste

(strictement limité à un ensemble de relations)

(énoncé des causes)

conceptuellement et/ou

socialement contextualisée

énoncé universel

Formulation du problème

"magique" non

déterministe

rationnelle, déterministe

Approche du monde

sources de questionnement

(observations "pures", "naïves")

rationaliste strictesavoir

commun idéologie(s)

dogme(s)

savoir savant

idéaliste réaliste

(le réel n'existe que par la description que l'on en

donne)

(le réel a une existence en soi)

empiriste stricte

(logique formelle)

Démarcation entre scientifique

et non scientifique

Options épistémologiques

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Construction d'une

problématique

Approche du problème

repérés identifiés

contrôlés neutralisés

(aléatorisés)

analytiqueholistique ou systémique

empiriste rationaliste

inductive déductive

relativisteuniversaliste positiviste

(socialement contextualisée)

(a-historique, strictement centrée

sur le concept)

Ensemble des facteurs étudiés

non repérés

non contrôlés

Déterminisme (relations de cause à

effet)

non clairement identifiées

clairement identifiées explicitées

Démarcation entre scientifique

et non scientifique

Options épistémologiques

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PROCÉDURE DE VALIDATION

Empiriste Rationaliste

(expérimentations, observations)

(expériences de pensée)

absence de modèles

d'hypothèses explicites

hypothèses, modèles explicites

sans cohérence totalement cohérentes

Relations entre fondement théorique des hypothèses et

protocole expérimental

Choix du matériel expérimental

non justifié justifié

Outils de collecte et d'analyse

des résultats

non justifiésjustifiés par

rapport au protocole

Caractéristiques des

résultats

absence de témoins

présence systématique

d'un témoin

non reproductibles reproductibles

Démarcation entre scientifique

et non scientifique

Options épistémologiques

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VALIDATION SOCIALE DES RÉSULTATS

Exposé de conclusions non contextualisées,

non vérifiables en direction d'un public de non spécialistes

Exposé pulic (écrit ou oral) face à des pairs

des résultats et conclusions contextualisés par une

problématique

Paradigme de traitement scientifique des informations

énoncés implicites

dogmes, préjugés, opinions…

construction de systématiques

attitude projective

Paradigme de traitement dogmatique des informations

100%

1

2

3

4

SENS DU DEPLACEMENT FAVORISE PAR LA DEMARCHE SCIEN TIFIQUE

(d'après D. Favre et Y. Rancoul, 1993)

énoncés explicites

hypothèses, modèles…

recherche de contre-évidences

pour préciser le domaine de validité d'un énoncé

attitude réflexive

100%

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