ll’’ÉÉccoollee dduu ddiimmaanncchhee

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L L o o u u i i s s D D u u m m u u r r L L É É C C O O L L E E D D U U D D I I M M A A N N C C H H E E i i l l l l u u s s t t r r a a t t i i o o n n s s : : G G u u s s t t a a v v e e W W e e n n d d t t 1 1 9 9 1 1 1 1 b b i i b b l l i i o o t t h h è è q q u u e e n n u u m m é é r r i i q q u u e e r r o o m m a a n n d d e e e e b b o o o o k k s s - - b b n n r r . . c c o o m m

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Page 1: LL’’ÉÉCCOOLLEE DDUU DDIIMMAANNCCHHEE

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Page 2: LL’’ÉÉCCOOLLEE DDUU DDIIMMAANNCCHHEE

À REMY DE GOURMONT

Page 3: LL’’ÉÉCCOOLLEE DDUU DDIIMMAANNCCHHEE

– 3 –

Le samedi matin, quand arrivait le Journal de Genève, il

se passait quelque chose qui ne se passait pas les six autres

jours. Ces six autres jours-là, le Journal de Genève attendait

tranquillement dans sa bande que mon père prît le temps de

l’ouvrir, ce qui se produisait généralement au dessert de

notre repas de midi, heure favorable où, l’estomac satisfait,

l’esprit détendu, l’horloger Ami Pécolas, tout en savourant

son petit verre de schnick, donnait lecture des morts, jetait

un coup d’œil aux annonces, essayait l’article politique, par-

courait la discussion du Grand Conseil, s’intéressait aux faits

divers de la ville et s’endormait sur la variété.

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– 4 –

Mais le samedi, sitôt le journal halé par la fenêtre

jusqu’à notre quatrième étage du quai des Étuves, par le

moyen d’une ficelle au bout de laquelle pendait un petit pa-

nier où le facteur l’avait introduit, tante Bobette s’en empa-

rait, en faisait elle-même et sans plus tarder sauter la bande,

puis, sans s’occuper des annonces, oubliant le feuilleton, né-

gligeant contre toute vraisemblance l’attraction des décès,

elle courait à la troisième page, et là, pendant une bonne

heure, abandonnant tous ses devoirs de ménagère, laissant

se morfondre le balai, croupir la « panosse » et parfois mon-

ter le lait, elle étudiait, flairait, mâchait et ruminait vingt fois

la liste des prédicateurs du dimanche.

Cette liste s’étageait sur toute une haute colonne. Débu-

tant par l’indication du psaume et du cantique qui serait

chantés aux offices, elle énumérait d’abord les six temples

nationaux de la ville, à commencer par Saint-Pierre, la ca-

thédrale, à continuer par Saint-Gervais et la Madeleine, don-

nant en regard de chacun d’eux le nom du prédicateur qui en

occuperait la chaire. Elle rangeait à leur suite les trois

temples suburbains de Carouge, de Plainpalais et des Eaux-

Vives. Puis, ayant mentionné le service en langue allemande

de l’Auditoire, elle alignait en bon ordre alphabétique les dix-

neuf paroisses de la campagne, avec leurs prédicateurs, de-

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puis Anières et Avully jusqu’à Vandœuvres et Versoix. Après

avoir fait place à l’Église luthérienne et catalogué l’Église

méthodiste, elle abordait l’Église évangélique libre, dont elle

dénombrait les cinq lieux de culte. On la voyait alors s’égarer

dans le dédale des salles et chapelles, d’où elle ne sortait que

pour tomber dans les services en langue italienne. Ceux-ci

nomenclaturés, elle s’engageait à travers l’Église anglaise,

inventoriait l’Église épiscopale américaine, puis, après avoir

passé par l’Église russe, parvenait enfin à se clore sur l’Église

catholique non papiste, avec Notre-Dame et Saint-Germain.

Tante Bobette avait, on le voit, de quoi méditer et se ta-

rabuster la cervelle pour décider lequel de ces nombreux

cultes elle favoriserait de sa présence.

Irait-elle entendre le pasteur Papavert à Saint-Pierre ou

le pasteur Goitre à la Fusterie ? le pasteur Lebon-Berger à la

Rive droite, ou à l’Oratoire le pasteur Babel ?… Grave pro-

blème, qu’elle n’avait pas la prétention de résoudre sur

l’heure, mais auquel elle penserait toute la journée et qui

peut-être ne recevrait sa réponse que le lendemain matin, sur

les neuf heures et demie, au moment où, son chapeau noué

sous son menton perplexe, son châle drapé sur ses épaules

recueillies, nos quatre étages descendus et son gros soulier à

œillets posé sur l’étroit trottoir du quai des Étuves, il lui fau-

drait prendre, de son petit pas alerte, la direction définitive.

Mais, jusque-là, nous avions à subir, papa et moi, le flux

abondant de ses réflexions.

— Quel guignon ! faisait-elle, le pasteur Plantaporet ne

prêche pas demain à Plainpalais. Moi qui me réjouissais

d’aller l’entendre ! C’est le pasteur Cruche qui le remplace.

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C’est ainsi que cela débutait généralement. Comme par

un fait exprès, le pasteur qu’elle avait envie d’entendre ne

prêchait justement pas ce jour-là. Elle cherchait alors ses

têtes.

— Voyons, il y a M. Jourdieu à Saint-Gervais, M. Bourde

à la Madeleine, M. Riflard aux Eaux-Vives, M. Lepâtre aux

Pâquis…

— Pourquoi n’irais-tu pas entendre Papavert à Saint-

Pierre ? proposait secourablement mon père.

— Oh ! je t’en prie, Ami, répliquait tante Bobette, ne me

parle plus de M. Papavert. J’en suis bien revenue. Il a du ta-

lent, je n’en disconviens pas, beaucoup de talent ; mais c’est

trop apprêté, trop élégant, trop superficiel. On voudrait

moins de belles phrases et plus de sincérité. Il a fait un jour

un mot d’esprit ! J’ai vu le moment où toute l’assistance al-

lait sourire. Et puis, que veux-tu, je n’aime pas Saint-Pierre.

Ces hautes voûtes, ces immenses colonnes, c’est trop solen-

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nel, cela manque d’intimité. On y sent trop la présence de

Dieu et pas assez celle de Jésus-Christ.

— Tu es bien difficile ! faisait mon père.

C’était régulièrement alors le grand épluchage des pas-

teurs de Genève. Tante Bobette les connaissait tous, pour les

avoir longuement et minutieusement pratiqués. Si elle savait

en apprécier les qualités diverses, elle s’entendait mieux en-

core à en poursuivre inexorablement les défauts. Elle les

avait tous pesés, évalués, jaugés. Sur le grand livre de son

jugement, chacun possédait sa page, au bas de laquelle,

d’une phrase récapitulative, d’une sentence sommaire ou

même d’un simple mot, pouvait se résumer son compte et

s’inscrire son bilan. Et comme l’indulgence n’était pas la fai-

blesse de tante Bobette, la phrase, la sentence, le mot

n’étaient pas toujours l’expression d’une suave aménité et

témoignaient souvent de plus de perspicacité que de réelle

charité.

Si elle tenait le pasteur Papavert pour léger, le pasteur

Goitre ne logeait guère à meilleure enseigne : il était lourd.

Certes, il était permis d’être pesant, monotone, fastidieux,

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mais au point où se le permettait le pasteur Goitre, non

vraiment ce n’était plus permis. Sa foi avait beau être irré-

prochable, il en débitait l’expression avec une si accablante

gravité qu’au bout de dix minutes il était impossible de résis-

ter au bâillement et au bout de quinze au sommeil. À passer

par sa bouche et à se charger de son haleine, la parole de vie

ne devenait plus qu’un narcotique.

Avec le pasteur Jourdieu, c’était une autre antienne. Le

pasteur Jourdieu bégayait. Non pas un de ces bégaiements

rédhibitoires qui eussent rendu impossible au prédicateur au-

trement le plus doué l’exercice de sa profession oratoire,

mais un petit bégaiement de rien du tout, sournois, subrep-

tice, dont on ne s’apercevait pas tout d’abord, et qui cepen-

dant finissait par s’imposer tyranniquement à l’oreille jusqu’à

faire de l’audition du digne homme une véritable souffrance.

Quant au pasteur Bourde, il bafouillait. L’éminent prédi-

cateur était si riche d’idées, creusait si profondément son su-

jet, voulait tellement entasser arguments sur arguments,

textes sur textes, pour confondre, pulvériser, disperser son

adversaire supposé, qu’on avait toutes les peines du monde à

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suivre sans s’y noyer le flux précipité que jetait innombra-

blement sa terrible faconde.

Et la revue de tante Bobette se poursuivait, inlassable,

autant qu’impitoyable. Le pasteur Lepâtre était trop terre à

terre, le pasteur Lebon-Berger trop dans les nuages ; le pas-

teur Chiquet ne faisait que de la théologie, le pasteur Cro-

chon que de la morale ; M. Riflard, le pasteur ordinaire des

Eaux-Vives, était ennuyeux comme la pluie, tout au rebours

de M. Lagouille, qui était sec comme un puits sans eau ; le

pasteur Pélican exagérait la simplicité, le pasteur Melon la

solennité… Il n’était pas jusqu’aux particularités physiques

qui ne fussent l’objet des critiques aiguës de tante Bobette :

le pasteur Porchet était par trop gras, le pasteur Boudin par

trop laid, le pasteur Guignol par trop grimacier. Et jusqu’aux

différences de condition sociale qui la trouvaient revêche : le

pasteur Pot, plusieurs fois millionnaire, n’avait-il pas honte

de prêcher aux pauvres la charité chrétienne, et le pasteur

Ducimetière, qui se permettait de n’avoir que son seul trai-

tement pour équilibrer quatorze enfants tous vivants, ne rou-

gissait-il pas de ne pouvoir consacrer au service du Seigneur

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que des redingotes élimées et un linge parcimonieusement

renouvelé ?

Mais le grand reproche de tante Bobette, celui auprès

duquel les autres paraissaient ne concerner que de simples

peccadilles, le reproche majeur, qui frappait à ses yeux celui

qui en était l’objet d’une tare capitale et lui valait le pronon-

cé d’un interdit décisif, c’était l’inculpation de libéralisme.

Voilà même ce qui scindait pour elle les pasteurs de Genève

en deux groupes nettement distincts, tranchés comme le jour

et la nuit. Si les orthodoxes, quels que fussent les défauts

qu’elle s’ingéniait à leur découvrir, méritaient après tout sa

confiance et bénéficiaient en fin de compte de sa relative in-

dulgence, les libéraux, eux, se voyaient tous en bloc traités

par elle en ennemis déclarés, et les plus grandes vertus, les

plus hauts talents n’eussent pas suffi à garer le plus respec-

table d’entre eux de son mépris foncier et de sa vindicte per-

sonnelle. C’est à peine si elle leur accordait la qualité de

chrétiens.

Qu’était-ce qu’un libéral ? et quand était-on libéral ? La

question eût embarrassé plus d’un docte théologien ; mais

pour tante Bobette elle se résolvait le plus aisément du

monde. On pouvait croire à la divinité de Jésus-Christ et ce-

pendant être flétri par tante Bobette du terme de libéral ; on

pouvait admettre la justification par la foi, s’incliner devant

le mystère de la Trinité, ne reculer ni devant le dogme du

péché originel, ni devant celui du jugement dernier, sans

cesser pour cela d’être un horrible libéral. Pour révéler le li-

béral, la vraie pierre de louche, c’était le miracle. On n’était

authentiquement orthodoxe qu’à la condition de croire aveu-

glément à tout miracle rapporté par la Bible. C’était net,

c’était précis. Et c’est ce que faisait tante Bobette. La Bible

lui disait que Jésus avait ressuscité Lazare, elle le croyait ; la

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Bible lui apprenait que Jonas était resté trois jours dans le

ventre d’une baleine, il y était resté trois jours ; la Bible lui

racontait que Josué avait arrêté le soleil, Josué avait arrêté

le soleil, matériellement, réellement. Aucun de ces faits ex-

traordinaires ne devait être discuté ; chercher à l’expliquer,

ne fût-ce qu’en l’entourant de circonstances favorables à sa

production, c’était déjà le discuter, partant glisser sur la

pente qui mène à l’abîme de la négation. Tante Bobette n’en

discutait aucun ; elle croyait à tous les miracles bibliques, à

la confusion des langues, au buisson ardent, à l’ânesse de

Balaam, au char de feu d’Élie, à l’étoile de Bethléem, aux

démons envoyés dans les pourceaux et même, bien qu’elle fît

partie d’une société de tempérance, au miracle des noces de

Cana, où Jésus avait changé de l’eau en vin.

Seulement, la croyance de tante Bobette aux miracles

s’arrêtait aux limites précises de la Bible. Sitôt qu’un miracle

ne figurait pas dans la Bible, son incrédulité n’avait plus as-

sez de sarcasmes, ni son intolérance d’animosité. Qu’il y eût

des gens assez stupides pour croire aux miracles des saints

du calendrier catholique, que la vierge noire d’Einsiedeln

trouvât des fidèles ou que Lourdes, en France, attirât des lé-

gions de malades confiants dans le pouvoir guérisseur de son

eau, voilà ce qu’elle ne pouvait ni comprendre, ni pardonner.

Les cinq premiers livres de l’Ancien Testament avaient été

dictés par Dieu à Moïse, les psaumes à David, les évangiles à

leurs évangélistes, chaque prophète, chaque apôtre avait été

tour à tour le scribe du Seigneur, mais en dehors de ce qui se

trouvait réuni sous la couverture gaufrée de sa bible Martin,

Dieu n’avait pas soufflé mot, plus fait un geste, plus inspiré

personne, plus fourni le moindre de ces miracles dont il avait

été si prodigue jusqu’au 21e verset du XXIIe chapitre de

l’Apocalypse.

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Tel était le fondement de tante Bobette, et je dois dire

qu’il était exactement le même pour un très grand nombre de

Genevois et surtout de Genevoises.

Son exclusivisme était si véhément qu’il la portait à

étendre son scepticisme jusque sur ce qu’on est convenu

d’appeler les « miracles de la science ». Il lui était certes dif-

ficile de douter de l’existence des chemins de fer et des ba-

teaux à vapeur ; mais l’électricité lui était déjà des plus sus-

pecte. Quant à l’idée qu’on pût arriver un jour à faire mar-

cher des voitures sans chevaux ou à voler et à se diriger dans

les airs, elle lui paraissait du plus haut comique.

Tante Bobette était, on le voit, un être doué de raison.

Aussi son horreur du libéralisme était-elle profonde. La

pensée qu’il y avait des libéraux dans le canton lui était

presque aussi insupportable que de savoir qu’il s’y trouvait

aussi des catholiques, voire des catholiques ultramontains.

Comment pouvait-on être catholique ? comment pouvait-on

être libéral ? L’un et l’autre passaient son entendement, con-

fondaient son imagination. Quant à se dire qu’il se rencon-

trait peut-être à Genève jusqu’à des athées, cela la faisait

tout bonnement frémir, et là la colère ne pouvait plus que

faire place à la terreur.

Le nombre des pasteurs libéraux n’était pas considé-

rable ; mais il était encore bien trop grand au gré de tante

Bobette. Les pasteurs Barbavoine et Chalumel étaient libé-

raux ; libéral le pasteur Bidodi ; libéral le pasteur Toupin ; li-

béral encore, et jusqu’aux extrêmes confins du rationalisme,

le pasteur Lebigre, assez audacieux pour déclarer en chaire

qu’il importait peu qu’on crût ou non que Jésus était le fils de

Dieu, pourvu qu’on s’inspirât des préceptes de sa morale.

Tante Bobette ne pouvait évoquer ces noms sans gémir

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d’angoisse et sursauter de scandale. Le vide autour d’eux,

c’était tout ce qu’elle souhaitait, tout ce qu’ils méritaient.

Inutile d’ajouter que jamais, au grand jamais, elle n’allait en-

tendre un prédicateur libéral. Aussi, bien qu’elle appartînt à

l’Église nationale, avait-elle un faible pour l’Église libre, qui

ne tolérait dans son sein aucun de ces misérables échantil-

lons du protestantisme.

Cependant, sa curiosité toujours en alerte et la vigilance

de son esprit critique la poussaient parfois à assister au ser-

mon de quelque pasteur douteux. Elle aimait à exercer ainsi

sa surveillance sur le corps pastoral. Tel nouveau pasteur,

sur le compte de qui elle n’était pas encore bien fixée, la

voyait le suivre avec assiduité pendant quelques dimanches,

jusqu’à ce qu’elle se fût formé sur lui une opinion motivée.

Tel autre, pour lequel elle éprouvait une antipathie inexpli-

cable, la sentait dardée sur lui comme un chasseur à l’affût,

heureuse quand elle était parvenue à lever quelque parole

imprudente, quelque allégation insuffisamment orthodoxe

échappée à sa bouche suspecte. Elle revenait alors du temple

le verbe haut et le teint excité, et s’écriait presque avec un

accent de triomphe :

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— Je m’en doutais, le pasteur Moulin tourne au libéra-

lisme !

Les motifs qui, chaque samedi ou le dimanche matin,

décidaient tante Bobette dans le choix de son prédicateur

étaient donc des plus différents et, selon qu’elle se sentait en

disposition d’assister au service divin pour critiquer ou pour

s’édifier, ils pouvaient même varier du tout au tout. Il arrivait

cependant qu’aucune hésitation ne fût possible, parce que la

décision à prendre s’imposait pour ainsi dire d’elle-même.

Tel était le cas, par exemple, quand le professeur Brouillard,

le doyen de la Faculté de théologie, prêchait à Saint-Pierre

son sermon annuel. Il mettait, disait-on, six mois à le prépa-

rer. Oh ! alors, toute la ville y courait et il fallait être là deux

heures à l’avance pour trouver une place. Tante Bobette y

courait aussi, malgré son aversion pour Saint-Pierre. C’était

vaguement entaché de libéralisme. Mais en faveur de la rare-

té de ses exhibitions, les plus rigoristes le lui pardonnaient,

quittes à rentrer chez eux en disant :

— C’était très beau, mais c’était bien froid.

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Tel était encore le cas lorsque parlait le père Hyacinthe.

Ses homélies faisaient sensation. Une foule composite s’y

portait, où toutes les nuances du protestantisme fleuretaient

avec le catholicisme national et où les ultramontains seuls

brillaient de toute leur absence. Tante Bobette ne manquait

jamais d’aller entendre le père Hyacinthe prêcher à Notre-

Dame.

Mais si aucune de ces grandes attractions ne la sollicitait

et qu’elle fût simplement en humeur de s’édifier, c’est encore

au pasteur Babel qu’elle revenait de préférence. Ah ! celui-là,

c’était un homme selon son cœur ! Il était juste, il était droit,

il était grand, il était digne ; une noble simplicité éclairait ses

traits ; sa foi était ardente et sa science profonde ; son talent

de prédicateur n’était égalé que par son zèle comme curateur

d’âmes ; il possédait à la fois la fermeté et la douceur, l’onc-

tion et la rigidité ; tour à tour enflammé, virulent, persuasif, il

remuait les consciences, entraînait les convictions, attisait

les ferveurs ; nul ne savait mieux que lui effrayer le pécheur,

pour le consoler ensuite et d’un doigt assuré lui montrer le

salut. À celui-là, tante Bobette n’avait rien à reprocher, et

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depuis vingt ans qu’elle le suivait, elle ne lui avait pas encore

trouvé un défaut.

— Ah ! disait-elle, s’il n’y avait que des pasteur Babel,

l’Évangile aurait vite fait de conquérir le monde.

Les dimanches d’édification de tante Bobette apparte-

naient le plus souvent au pasteur Babel.

Mon père, lui, dominicalement parlant, était infiniment

moins ponctuel. Non qu’il se targuât d’indifférence ou qu’il

fît l’esprit fort. Il se disait chrétien tout comme un autre.

Mais il n’affichait pas ses sentiments religieux ; ce n’était pas

son genre. Il avait avec Dieu des rapports lointains et mysté-

rieux, qui n’appartenaient qu’au for le plus secret de sa cons-

cience et dont il ne devait compte à personne. Et s’il conser-

vait, en protestant fidèle, la foi de ses ancêtres, il évitait avec

soin d’en exagérer les circonstances extérieures. Trois ou

quatre fois par an, il se rendait à Saint-Gervais, sa paroisse ;

il consentait encore à se déranger pour aller entendre le ser-

mon annuel du professeur Brouillard ; et il ne manquait ja-

mais, chaque 31 décembre, de monter à Saint-Pierre pour as-

sister, en bon citoyen, au service d’actions de grâces com-

mémorant la libération de Genève de la domination fran-

çaise. Mais c’était à peu près tout. On le voyait alors enfouir,

selon l’usage, son visage dans son chapeau avant de s’as-

seoir, et se recueillir quelques instants dans les odeurs de sa

coiffe. Il écoutait ensuite sans un mouvement le sermon ou la

liturgie. Mais il n’avait pas apporté de psautier et il eût été

impossible à son plus proche voisin de savoir s’il accompa-

gnait en sourdine les chants ou si, l’esprit absent, il pensait

durant ce temps à ses horloges.

Si tante Bobette le chicanait un peu sur son manque

d’assiduité, il répondait :

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— Que veux-tu, ma bonne, le bon Dieu m’a mis au

monde pour faire des pendules. Pourvu qu’elles marquent

l’heure et sonnent juste, voilà tout ce qu’il exige. C’est ma

manière à moi de le louer.

Et on ne savait s’il plaisantait ou s’il parlait sérieuse-

ment.

Quant à moi, j’allais à l’école du dimanche.

Bien peigné, bien lustré, vêtu de mes plus beaux habits

soigneusement entretenus par tante Bobette, la cravate cor-

rectement nouée sous un col immaculé, je me mettais en

route, d’un pas bien ciré et ma petite bible sous le bras, pour

aller recevoir à mon tour et selon mon âge le pain de vie

hebdomadaire, encore plus nécessaire, paraît-il, à mon exis-

tence enfantine que le pain quotidien.

En passant les ponts de l’Île, je jetais par-dessus la

nappe mouvante du Rhône, lorsqu’il faisait beau, un coup

d’œil d’envie sur le coteau vert et bleu de Cologny, où il au-

rait fait si bon se promener. Place Bel-Air, je m’attardais à

regarder les entrecroisements joyeux de la foule endiman-

chée et les tramways de Carouge et de Chêne qu’emplis-

saient les excursionnistes du Coin ou de Monnetier. Puis je

m’engageais à regret dans la Corraterie. Les magasins du

trottoir de droite étant tous fermés, j’en suivais la partie

gauche, doublant la tour de l’Escalade, longeant le terre-

plein de la Petite-Corraterie, avec ses bancs à pieds de lion,

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ses marronniers, sa fontaine, sa forge et son platane ceinturé

de douves et cerclé comme un tonneau. Je parvenais ainsi à

la place Neuve, dont le large horizon se développait majes-

tueusement, de son musée à son conservatoire de musique et

de sa grille monumentale à son Bâtiment Électoral. J’en ad-

mirais les proportions et l’espace, avant de prendre le che-

min de Sous-la-Treille, dont je foulais, d’un pied mesuré, la

longue corniche. Dominé d’un côté par la muraille qui soute-

nait la plateforme de l’Hôtel-de-Ville et dont je pouvais lire

de distance en distance, encastrées dans la pierre, les dates

d’achèvement, 1712, 1557, 1698, 1705, je dominais de l’autre

la promenade des Bastions et son jardin botanique, dont les

vieux arbres natifs, les essences étrangères, les collections

de fleurs et les plantes alpestres construisaient au-dessous de

moi leurs groupes pittoresques. Je débouchais alors sur le

palais Eynard,

qui alignait élé-

gamment les

quatre colon-

nes de son por-

tique ionique

devant les ba-

lustres de mar-

bre de ses ter-

rasses, affir-

mant, en sa

pure architec-

ture, le phil-

hellénisme de

son fondateur qui, en une époque héroïque, avait dépensé

une fortune pour la cause de l’indépendance de la Grèce. Là

s’ouvrait la rue de l’Athénée. Et un peu plus loin, au delà du

petit pont du Calabri, c’était l’Athénée lui-même, temple et

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palais des sciences et des arts, non moins grec que le précé-

dent, avec son architrave sur ses demi-colonnes corin-

thiennes et, dans leurs belles niches de pierre, ses bustes de

grands hommes.

C’est en ce site si grec et dans cette rue dédiée à la

déesse de la sagesse antique que se trouvait l’École du Di-

manche.

Elle pouvait, il est vrai, se réconforter d’autre part de

l’aspect de la vieille enceinte des Réformateurs, qui, surmon-

tée des étroits jardins et des hautes façades de la rue Beau-

regard, prolongeait ses assises jusque sous les frondaisons de

Saint-Antoine, tandis que, sur l’autre bord du fossé des Ca-

semates, où un quinconce triangulaire enfonçait son coin de

platanes, l’ancien bastion du Pin présentait ses rampes et

son grand mur aux arcatures bouchées.

Mais l’École, elle, était moderne, banalement moderne,

inconcevablement moderne. Elle négligeait ostensiblement

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de constituer un souvenir. Sur aucune de ses quatre faces

elle n’émettait la prétention d’offrir une pierre vénérable, une

inscription, une date, sinon celle, déplorable, de sa construc-

tion : 1862. Elle se montrait à cet égard d’un extrême désin-

téressement et c’était sous les simples espèces d’une grande

bâtisse rectangulaire, aux trumeaux de crépi vert d’eau entre

des chaînes d’encoignure en mollasse du lac que, sans autre

apparat, elle s’élevait.

S’élevait, s’enfonçait, devrais-je dire. Car si l’immeuble

qui la contenait dressait fort convenablement vers le ciel ses

quatre étages de stores verts, et présentait ainsi, coiffé de

son toit d’ardoises, la correcte apparence d’une honorable

maison de rapport, l’École avait assez conscience de sa va-

leur purement immatérielle pour n’en occuper que le sous-

sol. La porte centrale franchie, on y descendait par un large

escalier de pierre à double palier. On se trouvait alors, dès le

seuil d’une nouvelle porte à vitrage ondulé, dans une salle

régulière et spacieuse, aux trois quarts ceinte d’une galerie à

balustrade ajourée. En face d’une ample estrade munie d’une

tribune couraient de longs bancs à dossier, tandis que, sous

la galerie, toute une série de boxes disposaient chacun au-

tour d’une chaise ou d’une escabelle de courtes banquettes.

Une grande carte de Palestine tapissait le derrière de

l’estrade. Elle était en quatre couleurs : rose pour la Galilée,

jaune pour la Samarie, verte pour la Judée et bistre pour la

Pérée. De place en place, la nudité propre des murs

s’agrémentait d’écriteaux de ce genre : « Christ est ma vie » ;

« Allez à Lui » ; « Pais mes brebis » ; « On le nommera Emma-

nuel » ; « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite » ; « Heureux

les simples d’esprit » ; « Le royaume des deux est semblable à un

grain de moutarde… »

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– 21 –

C’était dans l’espoir de s’assurer chacun une petite place

dans ce royaume que, tous les dimanches, deux cents en-

fants, garçons et filles, se pressaient dans la salle en sous-sol

de la rue de l’Athénée. Âgés de huit à quinze ans, ils prove-

naient de milieux divers, plusieurs de l’aristocratie, d’autres

de la riche bourgeoisie, la plupart de couches plus modestes,

quelques-uns même, effacés et timides, des classes nette-

ment populaires. Mais leurs vêtements du dimanche, le soin

particulier apporté ce jour-là à leur toilette, les manières dis-

tinguées que jusqu’aux plus humbles essayaient de se donner

leur imprimaient à presque tous une allure commune de bon

ton et de décence. Ceci était surtout apparent chez les jeunes

filles, qui, dans leurs robes claires, sous leurs jolis chapeaux

et l’ondoiement de leurs cheveux enrubannés, présentaient

un aspect des plus attrayants. Aussi était-il certain qu’à

l’espoir de gagner le royaume se mêlait, chez les garçons, un

sentiment particulier de plaisir à paître sous la même hou-

lette que ce charmant troupeau d’agnelles. Le seul malheur,

c’est que nous étions séparés d’elles. Tandis que nous pais-

sions à gauche de la tribune, nos gentilles compagnes étaient

parquées dans la partie de droite. Ce qui faisait, je dois

l’avouer, que souvent, plus qu’il n’eût été convenable, les re-

gards des petits moutons de gauche quittaient la grande

carte de Palestine, les textes bibliques des murs ou même le

visage vigilant du berger, pour aller errer langoureusement

du côté des petites brebis de droite.

Un exercice de chant préludait à l’enseignement. Aussi-

tôt qu’un nombre suffisant d’élèves garnissait les bancs, on

voyait se dresser devant le pupitre la longue redingote de

M. Bibermaul, le chantre ordinaire de l’école. Une main

maigre au bout d’un bras sec ouvrait un livre noir, un crâne

pointu se penchait et une bouche édentée s’allongeait pour

émettre d’une voix aigre munie d’un fort accent bâlois :

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— Gandigue teux nous allons jander.

Tout le long des bancs c’était alors un bruissement de

recueils feuilletés. Puis, M. Bibermaul exhibait un petit dia-

pason dont il tirait discrètement un son musical ; l’harmo-

nium soufflait quelques accords préalables, et tous, moutons

et brebis, nous entonnions, suivant de près le bêlement bâ-

lois du bonhomme :

Chantons à notre Créateur,

Imitons les saintes phalanges ;

Joignons, dans une sainte ardeur,

Notre voix à la voix des anges !

Il pouvait y avoir en cours de route un petit déraille-

ment ; mais l’organe de M. Bibermaul nous remettait vite sur

la bonne voie.

Les plus mélodieux concerts

Sont ceux de la reconnaissance,

Et le Maître de l’univers

Aime les hymnes de l’enfance.

Après le « gandigue teux », consciencieusement tiré

jusqu’au bout de son ultime strophe, c’était le tour du « gan-

digue zinguande-zept » :

Parle, Seigneur, ton serviteur écoute,

Disait à Dieu le jeune Samuel.

Ah ! que mon cœur suive la même route

Que tint alors cet enfant d’Israël !

Page 23: LL’’ÉÉCCOOLLEE DDUU DDIIMMAANNCCHHEE

– 23 –

Ou celui du « gandigue guadré-fingt-tousse » :

En marche ! en marche ! Allons en Canaan !

Volons à la terre promise !

Que rien jamais n’entrave notre élan !

Achevons la noble entreprise !

Ô Canaan, divin séjour !

Ô céleste patrie !

On est heureux de se voir chaque jour

Plus près de ta plage chérie !

À moins que ce ne fût l’exécution du « niméro zent-

guadre », très populaire et où le baryton criard de M. Biber-

maul donnait avec un enthousiasme communicatif :

Ché foutrais êdre in anche,

In anche ti pon Tié ;

Fifre au ziel en éjanche

Té zé déresdré lié.

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– 24 –

Ch’aurais ine gouronne,

En mains la harbe t’or ;

Vers Chéssis zir zon drône

Mon jant brentrait l’ézor.

Et tous nous rêvions, bizarrement impressionnés à cette

perspective d’être des anges et de passer toute une éternité,

le front pris dans cette couronne et cette embarrassante

harpe d’or aux mains, à chanter les louanges de « Chéssis »

sur la plage de Canaan.

Pendant ce temps, la salle s’était remplie les bancs com-

plétés, et le Seigneur, s’il en avait le loisir, pouvait contem-

pler d’un œil flatté ces rangées de petites âmes républicaines

toutes prêtes à faire leur cour à sa divine majesté et à son

impérieuse toute-puissance.

On lui envoyait d’ensemble l’encens d’un nouveau can-

tique, puis, comme les deux aiguilles du grand cartel mar-

quaient l’angle suraigu de onze heures, un coup de timbre re-

tentissait et la jeune assemblée se disloquait en groupes de

huit à dix élèves qui, chacun sous la direction d’un moniteur

ou d’une monitrice, allaient prendre place dans les boxes

ménagés sous la galerie.

La première partie du culte, réservée à l’explication fa-

milière d’un chapitre biblique, commençait alors, et dans

tous ces petits centres distincts c’était aussitôt un bourdon-

nement de versets récités, de textes lus, de questions posées,

de réponses, de commentaires ou de courtes homélies, qui se

mêlait aux bourdonnements voisins, gonflait, montait,

s’assourdissait, ronflait de nouveau, pour se perdre dans

l’immense bruissement général transformant pour vingt ou

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– 25 –

vingt-cinq minutes la salle d’école en une ruche vrombis-

sante d’abeilles.

Pendant les mois d’hiver, l’affluence des élèves multi-

pliait les groupes, qui débordaient alors de partout, essai-

maient dans tous les coins, et jusque sur la galerie. Il y en

avait même un sur l’estrade, droit derrière la tribune, sous la

carte de Palestine, où les plus grands garçons, objet de la

respectueuse envie de tous les autres, avaient l’avantage de

recevoir l’enseignement du plus solennel et du doyen des

moniteurs, un certain M. Barbon, grand chrétien, gros rentier

et ancien magistrat.

Ce corps des moniteurs, qui, sous la haute main du pas-

teur, était chargé de nous inculquer les principes de la reli-

gion chrétienne et de nous introduire en douceur dans les

voies étroites du Seigneur, était vraiment particulier. Hétéro-

clite et bigarré, il comprenait, outre l’honorable Barbon, un

notaire, un agent d’assurances, un marchand d’antiquités, un

médecin homéopathe, deux ou trois étudiants en théologie,

plusieurs femmes de pasteurs, quelques dames de la société

et tout un lot de vieilles demoiselles qui, privées des joies de

la maternité, ne trouvaient rien de plus louable que d’exercer

sur les enfants des autres les droits qui leur avaient été si

iniquement refusés.

Je me trouvais faire partie, cette année, du groupe de

Mme Collignon. C’était une excellente dame, avec des préten-

tions, peut-être justifiées, à l’aristocratie. Femme d’un ban-

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– 26 –

quier de la ville, elle jouissait d’une considération générale,

d’une belle campagne à Bellevue et d’un cœur d’or. Nous

aimions sa sympathique corpulence, son sourire satisfait, sa

parole onctueuse et ses doigts lourds aux bagues cossues. Sa

bible sentait bon le cuir de Russie et nous étions fiers de la

voir arriver à l’école dans un somptueux équipage, muni d’un

valet galonné. Aussitôt que le timbre avait sonné, nous ve-

nions faire le cercle autour d’elle. Chacun avait sur les ge-

noux sa bible Osterwald ou Martin, toute gonflée de signets

brodés, de chromolithographies et de fleurs séchées. Un

court recueillement courbait les têtes, tandis que les lèvres

s’agitaient d’un murmure hâtif de versets répétés.

Nous étions neuf dans le groupe de Mme Collignon. Il y

avait là Tripet, le fils du Modérateur de la Vénérable Compa-

gnie des Pasteurs de Genève, Perrod, Carcaille, le gros

Cuche, Crotu, Lemagnin, le petit Gaufre, qui avait une peur

terrible de l’enfer, et l’un des jeunes Ducimetière, le hui-

tième, le neuvième ou le dixième, je ne sais au juste.

C’étaient tous d’exemplaires garçons, bien élevés, dociles,

quelques-uns seulement laissant percer un peu plus de dis-

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– 27 –

traction ou d’ennui qu’il n’eût été séant, et je n’ai que peu de

chose à en dire, sauf toutefois de Carcaille.

Carcaille me paraissait d’une intelligence extraordi-

naire ; Carcaille posait des questions auxquelles nul autre de

nous n’eût songé ; Carcaille raisonnait ; Carcaille savait par

cœur une centaine de chapitres et connaissait des milliers de

versets, qu’il citait à propos et avec leurs références ; Car-

caille était si fort qu’il embarrassait parfois l’excellente

Mme Collignon, qui le considérait à juste titre comme son

meilleur élève. Avec cela gentil garçon et parfait camarade.

J’aimais Carcaille et j’admirais Carcaille. Quand il n’était pas

là, il manquait quelque chose au groupe. Mais il était tou-

jours là.

Après une courte prière, Mme Collignon faisait réciter les

versets qu’elle nous avait donné à apprendre le dimanche

précédent. Ce petit examen passé, on abordait l’explication

du texte du jour.

— Mes chers enfants, disait Mme Collignon en agitant ses

bagues, nous avons vu, dimanche dernier, comment un ange

du Seigneur apparut au sacrificateur Zacharie pour lui an-

noncer qu’il aurait un fils. Quel était ce fils, mon cher Per-

rod ?

— Jean-Baptiste, répondait la voix sérieuse de Perrod.

— Bien. Et maintenant, mes enfants, l’un de vous pour-

rait-il me dire ce que fut Jean-Baptiste ?

— Un prophète, déclarait Tripet.

— Bien.

— Le dernier des prophètes, complétait Lemagnin.

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— Mieux.

— Animé de la vertu d’Élie, survenait alors Carcaille, il

prêcha dans le désert, se vêtit de poil de chameau, mangea

des sauterelles et inventa le baptême. Ce fut le précurseur de

Notre Seigneur Jésus-Christ.

— Cette fois, c’est très bien, approuvait Mme Collignon

en couvant Carcaille d’un regard satisfait.

— Il eut la tête coupée par une danseuse, se souvenait

tout à coup le gros Cuche.

Mais avant que la monitrice eût pu intervenir, l’érudit

Carcaille corrigeait déjà :

— Non pas par la danseuse, mais par un garde d’Hérode,

sur le désir de la danseuse, laquelle était poussée par sa

mère, qui en voulait à Jean, car Jean disait à Hérode : Il ne

t’est pas permis d’avoir la femme de ton frère. Marc, six, dix-

huit.

— C’est parfait, s’épanouissait Mme Collignon. Et com-

ment la tête fut-elle apportée ?

Tous les neuf, la mémoire subitement rafraîchie par

cette évocation mélodramatique, nous nous écriions :

— Sur un plat !

— Tout à fait très bien ! rayonnait alors Mme Collignon,

tandis que le petit Gaufre, qui avait l’imagination vive, mur-

murait tout impressionné :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle histoire épouvantable !

D’un index où reluisait un saphir, Mme Collignon feuille-

tait sa belle bible et continuait de la sorte :

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— Aujourd’hui, mes chers garçons, nous allons voir

comment le même ange du Seigneur apparut une seconde

fois pour annoncer la naissance d’un autre enfant.

— De Jésus ! soupçonnions-nous d’une commune voix.

— Du bon Sauveur Jésus, en effet, confirmait la moni-

trice. Étudions attentivement et d’un cœur pénétré de recon-

naissance ce récit du plus grand événement qui se soit ja-

mais produit dans le monde. Prenons, à la suite du texte de

dimanche dernier, au verset vingt-six du premier chapitre de

l’évangile de Luc. Voulez-vous commencer, mon cher Cro-

tu ?

Chacun de nous devait lire à son tour un verset, com-

menté ensuite par la monitrice, qui répondait aux questions

que nous étions invités à lui poser. Nous avions ouvert nos

bibles à l’endroit indiqué.

— « Or, au sixième mois, lisait Crotu, l’ange Gabriel fut

envoyé de Dieu dans une ville de Galilée, appelée Naza-

reth… »

— Au sixième mois ? interrompait Carcaille, qui avait la

prétention de tout comprendre. Au sixième mois de quoi ?

— Mais, mon enfant, au sixième mois… Au sixième mois

après l’annonciation de la venue du petit Jean-Baptiste.

— Ah ! bien, faisait Carcaille. Merci, madame.

— Au sixième mois donc, reprenait la monitrice, l’ange

réapparut dans la petite bourgade de Nazareth, en Galilée…

Et Mme Collignon nous parlait de cette humble localité,

jusque-là si obscure que le nom ne s’en trouvait pas cité une

seule fois au cours de l’Ancien Testament. C’était pourtant là

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qu’allait s’écouler l’enfance du Sauveur des hommes. Elle

nous en montrait l’emplacement sur une petite carte an-

nexée à sa bible, nous en décrivait le site montagneux sem-

blable à quelque aspect de notre Suisse, nous entretenait du

pays et de ses habitants, nommait ses principales villes, Ti-

bériade, Bethsaïda, Capernaüm, et désignait son lac, le lac de

Génésareth, qu’un pasteur qui l’avait visité déclarait rappeler

beaucoup le lac de Neuchâtel.

Et cela nous faisait bien plaisir.

Puis Cuche entreprenait le verset vingt-sept :

— « Vers une vierge, fiancée à un homme nommé Jo-

seph, qui était de la maison de David ; et le nom de la vierge

était Marie. »

— Moi, j’ai « jeune fille », dans ma version, déclarait

Lemagnin.

— « Jeune fille » ou « vierge », c’est la même chose, ré-

pondait sans se troubler Mme Collignon. Toute jeune fille est

une vierge et toute vierge est une jeune fille. Ces deux

termes s’appliquent indifféremment à toute femme non ma-

riée ; et c’est ce qu’était en effet Marie, qui n’était encore que

fiancée à Joseph, ainsi que nous l’indique le verset que nous

venons de lire.

— Alors, ma sœur est vierge ? s’étonnait étourdiment

Perrod.

— Et mes dix sœurs le sont ! s’écriait, non moins admi-

ratif, Ducimetière.

— Mais sans doute, mes enfants ! assurait avec convic-

tion la monitrice.

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Sur quoi Carcaille s’absorbait, réfléchissait un instant,

méditait un supplément d’information, puis tout à coup :

— Alors, vous, madame, demandait-il très poliment,

vous n’êtes plus vierge ?

À quoi Mme Collignon répondait tranquillement, en rou-

lant ses grands yeux :

— Non, mon enfant, puisque je suis mariée.

Et chacun d’apprécier la clarté de ces explications, tan-

dis que la monitrice faisait signe à Ducimetière de pour-

suivre.

— « Et l’ange étant entré chez elle, enfilait Ducimetière,

lui dit : Je te salue, ô toi qui es reçue en grâce ; le Seigneur

est avec toi. »

— Quelles magnifiques paroles ! s’extasiait alors notre

monitrice, et comme on comprend, ce que nous dit le verset

suivant, que Marie en demeurât troublée ! Troublée, ah !

certes, mes amis, il y avait de quoi ! Mettez-vous à sa place.

« Je te salue ! » L’ange, le messager de Dieu la saluait, elle,

l’humble fille de ce village perdu de Galilée ! « Toi qui es re-

çue en grâce. » Reçue en grâce ! elle était reçue en grâce !

comme qui dirait que la grâce, la faveur céleste était sur elle,

l’emplissait toute, la recevait dans son sein. « Le Seigneur est

avec toi. » Dieu lui-même lui signifiait sa présence dans sa

pauvre demeure ; il se tenait là, en personne, l’Éternel tout-

puissant, avec elle ! N’y avait-il pas de quoi donner le ver-

tige ?… Et pourquoi le Seigneur était-il avec elle ? Pourquoi

était-elle reçue en grâce ? Pourquoi ce bel ange, éblouissant

de lumière, la saluait-il ? Pour lui annoncer quoi, mon bon

Pécolas, verset trente et un ?

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C’était à moi. Je lisais :

— « Et voici, tu deviendras enceinte… »

— Enceinte ? prononçait Carcaille, en relevant de dessus

son livre une tête interrogative.

— Qu’est-ce qui vous arrête, mon cher Carcaille ? Vous

ne comprenez pas cette expression ? Elle s’explique pourtant

par le contexte : « Tu enfanteras un fils. » Une femme à qui

l’on annonce qu’elle va donner le jour à un enfant est forcé-

ment enceinte. Les deux termes se valent. C’est la même

chose.

— C’est le mot, madame, le mot que je comprends pas.

Nous étions tout oreilles, car aucun de nous, je pense, ne

connaissait beaucoup mieux que Carcaille la signification

précise de cet étrange vocable.

— Le mot ? C’est bien simple, se décidait la monitrice.

Qu’est-ce qu’une ceinture ?

— C’est quelque chose qui entoure, répondait Perrod.

— Bien. De quoi une femme qui va avoir un fils peut-elle

être entourée ?

— D’affection, proposait Crotu.

— Très bien.

— De soins, ajoutait Ducimetière qui la connaissait.

— De joie, disait le gros Cuche.

— D’espérance, trouvait Tripet.

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— Parfait ! Et semblable à Sion « enceinte de ses tours »,

comme dit le psalmiste, une future mère se voit environnée

de joie, d’espérance, de toutes sortes de sentiments divers,

de gloire même. Or, la vierge qui allait donner le jour à Notre

Seigneur n’avait-elle pas tous les droits à être heureuse, à

être glorieuse… à être enceinte ?

Carcaille se déclarait satisfait et, comme son tour était

venu, il poursuivait ainsi la lecture du texte sacré :

— « Alors Marie dit à l’ange : Comment cela se fera-t-il,

puisque je ne connais point d’homme ? » – Ah ! disait-il, voilà

encore quelque chose de bien difficile. Marie déclare qu’elle

ne connaît aucun homme, et pourtant, quelques versets plus

haut, il est écrit qu’elle était fiancée à Joseph. Elle connais-

sait donc Joseph !

Cela se compliquait. Mme Collignon réfléchissait un mo-

ment, puis, résolument, s’engageait :

— Votre observation, mon bien cher enfant, ne manque

pas d’une apparente justesse. Il est en effet malaisé de s’ima-

giner que Marie ne connût pas son fiancé. Elle le connaissait

donc… Mais sans précisément le connaître. Elle pouvait ne

l’avoir vu que rarement ; elle pouvait même ne l’avoir jamais

vu ; car il est fréquent, chez les Orientaux, que les jeunes

filles soient mariées par leurs parents sans avoir approché

celui qui leur est destiné. Mais enfin, je veux bien qu’elle l’ait

un peu connu. Cela suffirait-il pour qu’elle connût ses quali-

tés, ses goûts, son caractère, tout ce qu’une jeune fiancée a

besoin de savoir pour pouvoir dire qu’elle connaît réellement

son futur mari ? Et si Marie répondit à l’ange qu’elle ne con-

naissait point d’homme, nous devons penser qu’elle ne ju-

geait pas qu’elle connût suffisamment Joseph pour se croire

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autorisée à dire qu’elle le connaissait… ce qui s’appelle con-

naître.

C’était tout à fait lumineux et Carcaille se déclarait de

nouveau satisfait.

— « Et l’ange, répondant, lui dit, lisait à son tour le petit

Gaufre de sa voix timide : le Saint-Esprit viendra sur toi et la

vertu du Très-Haut te couvrira…

Il mouillait son doigt, tournait la page :

— … de son ombre. C’est pourquoi le saint enfant qui

naîtra de toi sera appelé le Fils de Dieu. »

— Le Fils de Dieu ! s’exaltait Mme Collignon. Car tel était

Celui qui allait naître de cette vierge ! C’était notre Sauveur,

notre Christ, notre Roi ! Celui qui est descendu du Ciel pour

laver nos péchés ! L’Agneau sans tache, notre Rédempteur

lui-même ! Et cela afin que s’accomplît la parole du pro-

phète : « Voici, la vierge sera enceinte, et elle enfantera un

fils, et on l’appellera Emmanuel ! »

— Esaïe, sept, quatorze, spécifiait Carcaille. Mais, par-

don, madame, puis-je vous poser une question ?

— Certainement, mon enfant, acquiesçait la monitrice,

non sans une visible inquiétude.

— Quel fut donc le vrai père de Jésus ?

— Mais voyons, mon cher garçon, ne le comprenez-vous

pas ? C’est pourtant clairement indiqué dans le passage que

nous venons de lire. Je suis sûre que vos chers camarades

l’ont parfaitement saisi. Voyons, mes enfants, qui fut le père

de Jésus ?

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Nous bourdonnions en chœur :

— Le Saint-Esprit.

— Le Saint-Esprit, très bien. Vous voyez, mon bon Car-

caille, comme c’est simple. C’est le Saint-Esprit qui fût le

père de Jésus.

— Mais, reprenait l’insatiable Carcaille, je croyais que le

Saint-Esprit était son frère.

— Comment, son frère ?

— Oui, puisque le Saint-Esprit est une des trois per-

sonnes de la Trinité. C’est donc le frère de Jésus. Et puisqu’il

est son frère, il n’a pas pu être son père.

— Vous dites des bêtises, mon pauvre cher enfant. Le

Saint-Esprit et Jésus sont, en effet, avec Dieu le Père, les

trois personnes de la Trinité ; mais puisque Jésus est en

même temps le fils de Dieu, il se trouve être aussi le fils du

Saint-Esprit.

— Et le fils de lui-même ?

— Et le fils de… Tout cela est très mystérieux sans

doute, mais nous devons le croire sans trop l’approfondir.

D’ailleurs la Bible le dit et ce que dit la Bible est la vérité.

— Mais alors, la mère de Jésus, tout en ayant été sa

mère a donc aussi été sa femme ?… continuait à tournoyer

Carcaille, complètement ahuri par cet affolant chaos de mys-

tères.

Mais à ce moment palpitant, le timbre se mettait à caril-

lonner bruyamment, remplissant l’école de ses sonorités mé-

talliques et provoquant aussitôt un brouhaha général. Les

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groupes se rompaient, les boxes se vidaient et, quittant nos

banquettes, nous allions à nouveau nous presser sur les

longs bancs de la partie centrale, à gauche les garçons, à

droite les filles, culottes contre culottes et robes contre

robes, pour recevoir l’enseignement général. Et tandis que la

lumière artificielle qui tombait des lustres venait créer des

reflets sur les chevelures des jeunes filles et que la galerie se

garnissait de parents venus pour écouter l’allocution du pas-

teur, nos moniteurs et monitrices, rapprochant leurs sièges,

fermaient autour de nous un cadre sympathique, où l’excel-

lente Mme Collignon tamponnait d’un mouchoir de batiste un

visage qui paraissait avoir quelque peu transpiré.

Le pasteur Babel, – car c’était lui, – le pasteur Babel fai-

sait alors son entrée.

On le voyait, haut, maigre et noir, surgir des deux

marches de l’estrade, qu’il coupait d’un pas transversal, pour

venir planter ses longs bras sur la tribune et dominer de là

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l’assemblée. Au-dessus de la grande bible, pendant que

s’éteignaient les murmures, s’immobilisait un instant son

buste imposant et sévère, dont la blancheur du col rabattu

fraisait de sa ligne large la tête inflexible. Son teint jaunâtre,

ses pommettes bilieuses, ses contours faciaux jaunes et lui-

sants comme du vieil ivoire rendaient plus ardent et plus

sombre son œil extatique, et ce n’était pas sans un secret

frisson qu’au milieu du profond silence qui s’était établi dans

la salle on voyait sa lèvre rase s’ouvrir sur son mince collier

de barbe à l’américaine et que l’on entendait sa voix âpre et

pénétrante scander gravement ces mots :

— Prions l’Éternel !

Magiquement soulevé, l’auditoire se dressait.

Les deux bras du pasteur Babel, quittant alors l’appui du

pupitre, se repliaient l’un vers l’autre en angle aigu ; leurs

mains se joignaient et les doigts de ces mains se croisaient ;

puis la tête avait un léger rejet de l’occiput ; les yeux se le-

vaient vers le plafond, et l’invocation commençait.

Elle commençait d’une façon solennelle et lente. Puis le

ton s’amplifiait, montait par degrés ; peu à peu le débit

s’accentuait, devenait pressant ; les mots se gonflaient, rou-

laient, entrechoquaient leurs éclats ; les cordes vocales son-

naient de toute leur puissance ; l’angle des bras s’agitait, bat-

tait l’air du tremblement de ses mains croisées, tandis que

l’œil demeurait obstinément fixe et que la voix, tour à tour

suppliante, impérative, passionnée ou terrible, interpellait la

majesté divine et lui enjoignait de l’entendre. Il semblait que,

sous cette incantation, le Très-Haut lui-même quittât ses

nuages pour descendre, formidable et hallucinant, dans le

sous-sol de la rue de l’Athénée et nous écraser de sa fulgu-

rante présence. C’était fort angoissant.

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— Amen ! concluait largement le pasteur.

Des soupirs partaient des rangs des monitrices, quelques

nez se mouchaient et le pasteur Babel, reprenant sa position

première, daignait enfin ramener les yeux sur nous et, après

avoir fortement enveloppé du regard son école, entamait son

sermon.

— Mes chers enfants, débutait-il, vous venez de voir

dans vos groupes comment un ange du ciel vint annoncer au

monde que le Sauveur Jésus allait naître. C’était la nouvelle,

la grande nouvelle ! Elle est au cœur de la Bible et marque le

centre du christianisme. Elle est l’Évangile tout entier, et

vous savez que ce beau mot d’« évangile » signifie précisé-

ment la « nouvelle », la « bonne nouvelle ».

Une respiration profonde, puis le pasteur Babel déta-

chait un premier geste éloquent.

— Quelle est cette nouvelle ? Que nous apporte-t-elle ?

Pour en comprendre toute l’incomparable valeur, il nous faut

remonter à l’origine de l’homme et connaître notre condition

première. Mes enfants, nous sommes tous pécheurs. Tous,

vous m’entendez, tous, depuis vous qui m’écoutez, jusqu’à

moi qui vous parle, et, comme tels, voués, de par la justice

de Dieu, à la condamnation éternelle. Nul de nous ne peut

échapper à cette condamnation, nul ne l’a jamais pu, nul ne

le pourra jamais. Pour comprendre tout ce que signifiait pour

les hommes la naissance du Sauveur, il faut descendre

jusqu’au fond de cette effrayante notion du péché.

D’une voix pathétique, le pasteur Babel y descendait,

jusqu’à cet effroyable fond, et nous y entraînait avec lui.

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– 39 –

Il expliquait que Dieu, étant toute justice, ne pouvait ne

pas réprouver celui qui avait commis le moindre manque-

ment à sa loi. Quelle était-elle, cette loi ? Elle se résumait,

comme le Christ lui-même l’avait indiqué, en ce suprême

commandement : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout

ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée », et en ce-

lui-ci, semblable au premier : « Et ton prochain comme toi-

même. » Or, qui aimait Dieu de cet amour absolu ? Qui ai-

mait son prochain – non pas certaines créatures à l’exclusion

des autres, mais son prochain, c’est-à-dire n’importe qui –

comme lui-même ? Personne, absolument personne. Pour-

tant la moindre infraction à cette double loi, ne fût-ce que

pendant une minute, était le signe du péché, partant de la

nécessaire et inexorable condamnation. Or, ce n’était pas

pendant une minute de notre existence, ni pendant une mi-

nute par an, ni pendant une minute par jour que nous trans-

gressions l’ordre divin, c’était à chacune de nos minutes.

Nous étions en état de perpétuel péché. Quelle effroyable si-

tuation ! en quelle abominable horreur ne devions-nous pas

être au Maître trois fois Saint ?

Impitoyable, le pasteur Babel se complaisait à retourner

le fer de sa logique dans la plaie qu’il venait d’ouvrir. Il dé-

crivait les innombrables formes du péché et classait métho-

diquement les pécheurs. Les uns préféraient à Dieu la for-

tune, le rang, la considération ; d’autres la science ou le ta-

lent artistique. Ces pécheurs-là formaient une première caté-

gorie, la plus nombreuse, ceux qui préféraient à Dieu le

monde. Le pasteur Babel les appelait : les pécheurs mon-

dains.

D’autres paraissaient nourrir un idéal plus élevé. Animés

de sentiments tendres et généreux, ils ne livraient pas leur

cœur au monde, ils le donnaient à la famille et à l’amitié. Les

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– 40 –

objets de leur plus grand amour étaient un père ou une mère,

un frère, une sœur, un ami, au bonheur desquels ils rappor-

taient toutes leurs pensées et qui pouvaient leur être aussi

chers, plus chers encore qu’eux-mêmes. Mais en cela ils vio-

laient non seulement le premier commandement, mais aussi

le second, détournant sur quelques êtres privilégiés l’amour

qu’ils devaient exclusivement à Dieu ou, par répercussion, à

leur prochain en général : c’étaient les pécheurs affectueux.

Enfin, le pasteur Babel discernait une troisième classe de

pécheurs, beaucoup moins nombreuse que la première, plus

rare encore que la précédente, comprenant ceux que l’on

pouvait appeler les pécheurs d’élite, mais qui n’en étaient

pas moins des pécheurs. Elle se composait des hommes qui

ne détournaient leur amour ni sur le monde, ni sur les affec-

tions du cœur, mais sur ce qu’ils considéraient comme leur

devoir.

Et là, l’éloquence du pasteur Babel s’élevait aux nues.

— Assurément, vibrait-il, de tels hommes sont supé-

rieurs aux pécheurs mondains, et même aux pécheurs affec-

tueux, et je me réjouirais pour la triste nature humaine

qu’elle soit encore capable d’aussi nobles aspirations. Mais,

quand nous aurons fait en leur faveur toute la part de l’équité

et celle même du respect, il faudrait reconnaître cependant

que ces hommes encore ne sont pas dans l’ordre. Ils se font

un Dieu de leur conscience et par là ils démoralisent la cons-

cience elle-même. Car la conscience se rapporte à Dieu

comme la lune au soleil : elle n’a de lumière qu’autant que

Dieu demeure notre lumière. Du moment qu’elle ne dit plus :

Dieu veut, mais : Je dois, la conscience est une rebelle, elle

pèche. C’est pourquoi ces esclaves naturels du devoir, ces

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– 41 –

adorateurs de la conscience pourront être des hommes

exempts de vice, ils ne le seront pas de péché.

Cette troisième couche de pécheurs était rangée par le

pasteur Babel sous ce titre : les pécheurs vertueux.

Bref, de classement en classement, il en résultait clair

comme le jour que tous, tant que nous étions, depuis le plus

abject des pécheurs mondains jusqu’au plus sublime des pé-

cheurs vertueux, tous nous étions d’abominables gredins. Au

regard de la justice de Dieu, le plus irréprochable, le plus

pieux d’entre nous était au même rang que le plus infâme

des assassins que la justice des hommes envoie à l’écha-

faud !…

Nous nous regardions terrifiés.

Satisfait de son effet, le pasteur Babel reprenait alors

d’un ton pénétré, après avoir essuyé sur son front les perles

de sueur que la chaleur de son élocution y avait fait sourdre :

— Eh bien, mes enfants, dans cette inexprimable an-

goisse où nous voilà plongés, un rayon d’espoir vient de

luire, un salut nous est offert. Dans une étable de Bethléem,

un enfant va naître, un enfant innocent, le seul juste celui-là.

Le seul juste, parce qu’il n’avait pas, comme nous, pour

premier père le misérable Adam, mais qu’il était le Fils de

Dieu lui-même, engendré par l’œuvre directe du Saint-Esprit,

comme l’ange Gabriel l’avait annoncé à la Vierge Marie. En

somme, nous expliquait pour la centième fois peut-être le

pasteur Babel, Dieu, devant la désagréable perspective de la

perte totale de l’espèce humaine et la constatation plus fâ-

cheuse encore de n’avoir créé l’homme que pour la plus

grande gloire de Satan, Dieu n’avait rien trouvé de mieux,

pour satisfaire à la fois sa justice et sa « bonté », que de s’im-

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– 42 –

moler lui-même, en la personne de son Fils Unique, chargé,

pendant quelques instants, par le plus miraculeux des mi-

racles, de tous les péchés humains, présents, passés et à ve-

nir. C’était simple et, par cette ingénieuse combinaison, le

Malin se voyait joué, la postérité de la femme lui écrasait la

tête, et du coup nous étions tous sauvés.

Tous ? Ah ! non pas : c’eût été par trop simple, et le pas-

teur Babel, non plus que ses innombrables collègues, n’eût

plus rien eu à faire dans la bonne ville de Genève. Tous, hé-

las ! non ! et c’était bien en vain que l’homme du Golgotha

avait eu la prétention d’assumer sur son chef couronné

d’épines la totalité des péchés du monde. La plupart lui

échappaient ; c’était indûment qu’il s’en était accablé, et il se

voyait dans l’obligation de les restituer à leurs légitimes pro-

priétaires. Car, – et c’est là qu’apparaissait la beauté de la re-

ligion qui nous avait conféré son baptême, – car il y avait

une condition à ce salut ; il n’y en avait qu’une seule, mais il

y en avait une, et formelle : il fallait avoir la foi.

La foi, tout était là. Le bénéfice du geste divin était à ce

prix. Si la foi n’accompagnait pas la connaissance de ce bi-

zarre sacrifice expiatoire, c’est inutilement que le sang avait

coulé pour nous sur le Calvaire, le Dieu fait homme avait

vainement souffert.

À ce point capital, le pasteur Babel n’hésitait pas à

s’abandonner aux plus pathétiques accents.

— Ah ! mes enfants, entonnait-il, devant le spectacle du

Fils de Dieu expirant pour vos péchés, seriez-vous insen-

sibles, refuseriez-vous de jeter vos cœurs débordants de re-

connaissance au pied de cette croix d’où vous vient le salut ?

Quelle miséricorde ! Pour vous soustraire au châtiment, Jé-

sus prend votre place, tend sa bouche au vinaigre, son flanc

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– 43 –

à la lance, ses membres aux clous meurtriers ! Et que vous

demande-t-il en échange ? De croire en lui. Croire ! ah ! mes

enfants, quel mot admirable ! « Crois, et tu seras sauvé », di-

sait Paul au geôlier de Philippes. « Crois seulement », répon-

dait Jésus au chef de la synagogue. Mais il ne s’agit pas de

croire du bout des lèvres, de dire : Je crois, je crois, alors que

tout le cœur ne croit pas réellement. Pour croire vraiment, il

faut la foi. La Foi ! Ah mes enfants, quel mot sublime ! La

Foi ! la Foi profonde ! la Foi, qui, comme le dit l’apôtre, est

« une ferme attente des choses qu’on espère, une démonstra-

tion de celles qu’on ne voit pas », la Foi inaltérable, la Foi

puissante, la Foi « jusqu’à transporter des montagnes », la

Foi qui illumine, qui remplit de joie le croyant, car c’est à ce-

la qu’on reconnaît qu’on a la Foi, vraiment la Foi !…

Et comme personne d’entre nous n’avait cette plénitude

de bonheur dont parlait le pasteur Babel, que nul de nous ne

se sentait en mesure de « transporter des montagnes » par la

seule force de sa persuasion, l’angoisse, un instant dissipée

par la perspective du salut gratuit, l’angoisse reprenait de

plus belle. Certes, nous étions prêts à déclarer que la Bible

était la vérité, à jurer, à signer, fût-ce avec notre sang, tout

ce qu’on voulait, mais la foi, cette chose mystérieuse qui

s’appelle la foi, la foi qui sauve, la foi qui assure la rédemp-

tion, avions-nous la Foi ? Accablés, nous n’osions souffler.

Nous considérions cette FOI qu’il nous fallait avoir, sous

peine déperdition, avec des yeux effarés de pauvres petits

auxquels on aurait dit : « Savez-vous le CHINOIS ? Si vous ne

savez pas le CHINOIS, on va vous empaler ! »

Encore, le chinois, on aurait pu à la rigueur l’apprendre,

en se donnant beaucoup de peine. Mais la foi, la foi ne

s’acquérait pas. On l’avait ou on ne l’avait pas. Comme on

nous l’enseignait également, la foi se recevait par grâce. Par

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– 44 –

grâce ! mot admirable, mot sublime, pouvait s’écrier le pas-

teur Babel. Mot terrible ! pensions-nous à part nous, et qui

nous remplissait d’une obscure épouvante.

Parvenu au bout de son monitoire, le pasteur Babel sa-

vourait son triomphe sur nos faces anxieuses, puis s’asseyait,

visiblement satisfait.

Tout ébaubis, c’est à peine s’il nous restait la présence

d’esprit de constater que le haut crâne, mélancolique et poin-

tu, de M. de Bibermaul venait de surgir à nouveau pour un

dernier cantique. D’une voix automatique et blanche, nous

en suivions les versets. Puis, l’harmonium éteint, l’ombre

noire du pasteur Babel se profilait derechef toute droite sur

la carte de Palestine et la prière finale déroulait ses périodes,

remerciant le Tout-Puissant de ses incommensurables bien-

faits, appelant sur nos têtes la bénédiction du Père, la paix

du Fils et la communion du Saint-Esprit.

Ainsi réconfortée, l’école se vidait lentement. Les ves-

tons défilaient méditatifs sous leurs cols rabattus. Les robes

blanches ou roses s’écoulaient gravement sous leurs cheveux

ondoyés ou nattés. L’escalier vivait plusieurs minutes de

notre jeune et trop sérieuse cohue. Puis c’était tout à coup le

grand air, la lumière, le soleil, c’était le quinconce des pla-

tanes, le morceau de Salève, le vieux mur de la Réformation,

l’Athénée avec ses bustes, le palais grec du philhellène Ey-

nard. Nous respirions, nous regardions, nous nous dilations,

tandis que Dieu, dont la lourde présence nous avait presque

étouffés dans la salle en sous-sol, disparaissait si haut, si

haut dans le ciel bleu, qu’il en était comme volatilisé.

Mais, malgré cet instant d’étonnement de nous retrouver

de nouveau sur la terre et dans le décor familier de Genève,

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– 45 –

nos cœurs n’en conservaient pas moins une oppression sin-

gulière.

À droite, à gauche, en face ou par derrière, du côté des

Tranchées, de celui de la ville ou vers les Casemates et Rive,

les élèves se dispersaient, par groupes ou solitaires, accom-

pagnés ou non de leurs parents, tandis que le pasteur Babel,

très entouré, parlait encore, donnait des conseils, recevait

des confidences, tapotait chrétiennement des joues ou ma-

niait paternellement des mentons, que les moniteurs et mo-

nitrices prenaient congé jusqu’au prochain dimanche de

leurs ouailles respectives et que nous assistions au départ

fringant de Mme Collignon que son équipage emportait vers

sa belle campagne de Bellevue.

Le plus souvent, au retour, je faisais un léger détour

pour accompagner Carcaille, Crotu et le petit Gaufre, qui

prenaient par la ville haute. Nous restions d’abord silencieux,

comme si chacun ruminait en lui les tristes pressentiments

que l’enseignement du pasteur Babel avait réveillés. Nous

passions devant l’Athénée, dont les bustes imposants nous

dominaient l’un après l’autre : Adhémar Fabri, en mitre, Be-

sançon Hugues, Calvin, en capuce, Michel Roset, Rousseau,

le naturaliste Charles Bonnet. Nous longions le portique du

palais Eynard. Puis nous nous engagions sur la rampe mon-

tante de la Treille.

Le premier, Carcaille rompait le silence.

— Hélas ! prononçait-il, j’ai bien peur que nous ne

soyons irrémédiablement perdus.

Ces mots correspondaient à nos pensées à tous quatre.

— Pourtant, disait Crotu, est-on sûr qu’il y a un enfer ?

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Tout était là, en effet. Y avait-il un enfer ? Bien convain-

cus que nous étions des pécheurs, de misérables pécheurs, et

non pas même des pécheurs vertueux, mais d’horribles pé-

cheurs affectueux ou, pis encore peut-être, d’abominables

pécheurs mondains, désespérant d’autre part de posséder

jamais, par grâce ou autrement, la qualité extraordinaire de

foi qui paraissait exigible pour mériter le salut, la question

capitale, la seule, demeurait donc pour nous celle de notre

condamnation. Qu’encourions-nous exactement ? À quoi

étions-nous réservés ?

Le pasteur Babel ne s’exprimait pas très clairement à ce

sujet. Le mot « enfer » venait peu souvent sur ses lèvres, où

il était remplacé plus volontiers par celui de « perdition ».

C’était vague et c’était mystérieux. Ce qui était certain, c’est

qu’il y avait une perdition, et ce qui l’était non moins, c’est

que cette perdition serait « éternelle ». Là-dessus, il n’y avait

pas le moindre doute. Et à défaut de l’affirmation formelle

qui nous en était donnée, la seule logique nous en eût attesté

l’évidence. Du moment qu’il y avait un salut, que Jésus était

descendu sur la terre, qu’il y avait des élus et des réprouvés,

que la foi était nécessaire et que le pasteur Babel se donnait

tant de peine pour nous en convaincre, c’est qu’il y avait

aussi une damnation. C’était clair, c’était fatal. Sans cela, le

christianisme tout entier n’était plus qu’un château de cartes

qui s’écroulait par la base.

Maintenant cette damnation entraînait-elle précisément

l’enfer, l’enfer avec ses grincements de dents, ses chaînes et

ses supplices ?

La documentation de l’érudit Carcaille ne laissait mal-

heureusement guère d’espoir à cet égard. Carcaille citait des

textes, des textes…

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— Y aura-t-il des flammes ? demandait, tout tremblant,

le petit Gaufre.

— S’il y aura des flammes ? Mais certainement.

Et Carcaille récitait : « Ensuite il dira à ceux qui seront à

sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits ; allez dans le feu

éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges. » –

« Et si ton œil te fait broncher, arrache-le ; car mieux vaut

pour toi entrer dans le royaume de Dieu n’ayant qu’un œil

que d’avoir deux yeux et d’être jeté dans la géhenne, là où le

ver ne meurt pas et où le feu ne s’éteint point. » – « Et le

diable fut jeté dans l’étang de feu et de soufre, où est la bête

et le faux prophète ; et ils seront tourmentés, jour et nuit,

aux siècles des siècles. »

Les flammes faisaient, selon toute évidence, partie de

l’attirail de la perdition.

— Peut-être qu’elles ne seront pas matérielles, se rac-

crochait Crotu.

— Espérons qu’elles ne seront pas matérielles, faisait

Carcaille. Cependant il paraît bien difficile de considérer les

flammes comme une image, car, si cela était, ce serait dit

quelque part dans la Bible ; or, ce n’est dit nulle part.

Mais que ces flammes fussent ou non une image saisis-

sante de ce qui nous attendait, qu’elles fussent ou non maté-

rielles, les supplices infernaux n’en existaient pas moins,

épouvantables, horrifiants, sans fin et sans plus aucun re-

cours passé l’heure de la mort. C’était vraiment effrayant.

Si bien que le petit Gaufre, les genoux coupés, était obli-

gé de s’asseoir, tout oppressé, sur le long banc de la prome-

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nade, et que, pour ma part, je n’en menais pas large non

plus.

Le petit Gaufre se relevait cependant, et nous franchis-

sions, de nouveau silencieux, la haute porte ionique de la

Treille. Nous rasions la façade latérale de l’Hôtel de Ville.

Parvenus à l’Arsenal, nous nous séparions. Crotu, Carcaille

et le petit Gaufre prenaient par le Puits-Saint-Pierre, tandis

que je devais tirer à gauche par la Grand’Rue. Nos mains se

serraient. Stoïquement, Carcaille me répétait, en guise

d’adieu :

— Je crois bien que nous sommes perdus !…

Je descendais tout courant la Grand’Rue, puis la Cité. À

la fontaine de l’Escalade, je reprenais le pas. Ma tête se vi-

dait d’être trop lourde de pensées. J’étais morne, morne.

J’aurais désiré pleurer, mais je ne pouvais pas. Je repassais

les ponts sans regarder rien ni personne. Je ne voyais pas le

Rhône, qui coulait si bleu ; je ne voyais pas le coteau de Co-

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logny, qui rayonnait si vert, pas plus que le panache mou-

vant des bateaux à vapeur qui appareillaient au loin pour

Évian ou pour Ouchy. Je tournais machinalement au coin du

quai des Étuves, je trouvais notre maison, et j’en gravissais

lentement, comme accablé, les quatre étages, les oreilles en-

core bourdonnantes du sinistre refrain de Carcaille : « Nous

sommes perdus ! »

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Les dimanches où j’avais accompagné mes amis, il

m’arrivait parfois de rentrer en retard et de trouver mon père

et tante Bobette m’attendant les pieds sous la table.

— Je gage que tu as encore été baguenauder dans les

Rues-Basses ! marronnait alors mon père. Aboule-toi, lambi-

noche !

La soupe aux grus fumait dans la soupière. Tante Bo-

bette y plongeait le pochon et, tout en nous servant, deman-

dait :

— Sur quoi le pasteur Babel a-t-il parlé ?

— Sur le péché, tante Bobette.

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— J’espère que tu as bien écouté et tout retenu ?

— Oui, tante Bobette.

— Et ta monitrice, a-t-elle été contente de toi ?

— Oui, tante Bobette.

— As-tu bien su tes versets ?

— Oui, tante Bobette.

L’interrogatoire menaçant de s’éterniser, mon père

l’interrompait d’autorité :

— Voyons, ma bonne, n’étourdis pas cet enfant de tes

questions. Sa soupe refroidit. Ce garçon a besoin de manger,

par-dessus tout ça !

J’échappais ainsi pendant quelques minutes à tante Bo-

bette, qui ne tardait pas d’ailleurs, par de savantes ma-

nœuvres, à ramener la conversation de la soupe aux grus au

catéchisme, dont elle entendait bien connaître tout le menu.

Il fallait la satisfaire.

Parfois aussi, il m’arrivait de trouver à la maison le cou-

sin Gobernard.

C’était un vieux garçon, de l’âge de mon père, qui vivait

seul, avec son antique bonne, Fanchette, dans un apparte-

ment haut perché de la rue des Chanoines. De temps à autre,

il s’invitait chez nous à dîner, le dimanche, histoire de main-

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tenir les relations de famille et de taquiner un peu tante Bo-

bette, qui ne pouvait pas le sentir et ne le voyait jamais arri-

ver qu’avec terreur.

— Mais enfin, Bobette, demandait quelquefois mon père,

qu’as-tu donc contre le cousin Gobernard ?

— Que veux-tu ? disait-elle, Gédéon – c’était le petit

nom du cousin Gobernard – Gédéon est bien gentil de venir

nous voir ; mais ses opinions, expliquait-elle, ses opinions ne

me vont pas.

— Ses opinions, ses opinions… Chacun est libre d’avoir

ses opinions, estimait sentencieusement mon père.

Le fait est que l’horloger appréciait pour son compte la

compagnie du cousin Gobernard, qui l’aidait, par les plu-

vieuses après-midi dominicales, à vider une bouteille de La

Côte et lui faisait volontiers un piquet.

Et moi, je l’aimais aussi le cousin Gobernard, qui était

toujours de si verte humeur, avait le mot pour rire, savait

tant de choses, qui avait beaucoup lu, beaucoup vu, beau-

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coup voyagé et racontait d’intéressantes histoires sur la Rus-

sie et sur l’Égypte, pays où il avait été successivement et de

longues années précepteur et d’où il avait rapporté les pe-

tites rentes qui lui permettaient de vivre maintenant indé-

pendant et sans autre souci que celui de ménager sa santé de

quinquagénaire déjà sur le déclin.

Quand je trouvais le cousin Gobernard à table, la ser-

viette au menton, entre mon père, tout jovial, et tante Bo-

bette, toute hérissée, tout allait bien et j’en avais comme un

petit flot de joie au cœur. Ce n’était pas sans que je fusse

parfois intimidé, dérouté, couvert de confusion par ses

brusques apostrophes ou ses questions déconcertantes ; mais

c’était fait avec tant de bonhomie et l’on y sentait une si ré-

elle bienveillance qu’il n’y avait pas moyen de lui en vouloir

et que j’étais même très fier de le voir s’occuper de mon

humble personnage comme si j’étais un être digne d’at-

tention.

— Eh bien, mon gaillard, s’écriait-il dès qu’il m’aper-

cevait, d’où viens-tu ?

— De l’école du dimanche, mon cousin.

— Tiens ! tiens ! Et qu’est-ce qu’on l’apprend à l’école

du dimanche ?

— Mais, mon cousin, l’histoire sainte.

— L’histoire sainte ? Qu’cst-ce que c’est que ça ?

— C’est l’histoire du peuple d’Israël, mon cousin.

— Et en quoi cette histoire est-elle plus sainte que celle

de la Confédération Suisse ?

Je ne me laissais pas démonter pour si peu.

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— Parce que c’est celle du peuple élu de Dieu, dont fi-

rent partie Moïse, le roi David et tous les prophètes et qui vit

naître Jésus-Christ, fils unique de Dieu et seconde personne

de la Trinité, qui a souffert, qui est mort, qui est descendu

aux enfers, qui est ressuscité et qui est monté au ciel, d’où il

viendra pour juger les vivants et les morts.

— Sapristi ! voilà qui est extraordinaire !… Mais ce qui

l’est bien plus, ajoutait-il d’un air entendu, c’est que je con-

nais un autre peuple, qui se croyait lui aussi un peuple divin,

qui eut lui aussi des rois et des prophètes, qui adorait lui aus-

si une trinité dont l’une des personnes a également souffert,

est morte, est descendue aux enfers, est ressuscitée, pour ju-

ger dès lors éternellement les âmes des morts. Et de ce

peuple, il ne reste rien aujourd’hui que trois pyramides,

quelques colonnes de grès et une multitude de cadavres des-

séchés et roulés de bandelettes, qui attendent encore, dissé-

minés dans tous les musées du monde, le grand jour de leur

jugement.

Tante Bobette s’agitait et ne tardait pas à intervenir.

— Je vous en prie, Gédéon, ne troublez pas cet enfant

avec vos calembredaines. Il n’a déjà que trop de disposition

à prendre légèrement les choses sérieuses.

— Mais, ma chère cousine, se récriait le cousin Gober-

nard, ce que je dis ne manque pas tout à fait de sérieux, et

les calembredaines ne sont peut-être pas du côté que vous

croyez.

— Gédéon, je vous en conjure…

— Cependant, ma cousine…

— Gédéon !…

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Sérieusement inquiété par l’émoi de tante Bobette, mon

père se hâtait alors de charger l’assiette du cousin Gobernard

d’une énorme tranche de gigot, pour lui fermer la bouche.

Cela réussissait, en effet. Mais une fois le gigot mangé, le

caustique cousin faisait de nouveau des siennes.

— Et dis-moi, Nicolas, quel est ton pasteur ?

— Le pasteur Babel, mon cousin.

— Ah ! Babel… Babel… C’est un terrible mômier !…

Tante Bobette bondissait.

— C’est un homme admirable !… et vous ne lui allez pas

à la cheville des pieds !…

— Bon, bon ; je ne suis pas digne de délier le cordon de

son soulier. C’est entendu. Ce qui n’empêche pas…

— Qu’est-ce qui n’empêche pas ?

— Babel !… Babel… ! D’abord peut-on s’appeler Babel ?

— Vous vous appelez bien Gobernard !

— Ça, c’est vrai. Mais j’aime mieux m’appeler Gober-

nard que Babel. C’est plus chrétien.

Ces plaisanteries avaient le don de faire grimper aux

murs tante Bobette.

Quelquefois, cela allait très loin. Il y avait entre eux des

empoignées épiques. Mais je n’y assistais pas. Bien avant

que la dispute fût devenue aiguë, on m’avait prudemment

fait sortir de table. J’entendais de loin des éclats de voix, où

je démêlais quelques lambeaux de ce genre :

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— Vous n’êtes qu’un affreux incrédule !

— Amas de sornettes !… tas de billevesées !…

— Impie !… athée !… blasphémateur !…

— Tous tartufes !…

— Que Dieu ait pitié de votre âme !…

— Voltaire a dit…

— Quiconque scandalisera un de ces petits…

— Renan, Littré, Victor Hugo… Ceci tuera cela…

— Abomination de la désolation…

Le timbre pacificateur de mon père cherchait en vain à

conjurer la tempête.

Mais je dois dire que le plus souvent elle se calmait

d’elle-même, après quoi le baromètre ne tardait pas à remon-

ter sinon tout à fait au beau, du moins au variable. On se fai-

sait des concessions ; ou plutôt le cousin Gobernard était

seul à en faire, car, sur le terrain religieux, tante Bobette n’en

faisait jamais. Tout finissait par un à peu près de réconcilia-

tion, des embrassades et quelques bons verres de vin.

— Sacrée Bobette, est-elle assez têtue tout de même !

— Ce monstre de Gédéon, est-il assez méchant !

Méchant, ah ! non le cousin Gobernard était bon, très

bon, excellent. Il me gâtait, m’apportait toutes sortes de

jouets curieux, d’objets plaisants, de livres récréatifs. Il

s’intéressait à mes études, à mes jeux, à mes projets d’en-

fant. Il avait toujours quelque proposition agréable à me

faire. Il m’honorait même parfois de conversations sérieuses,

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où il me traitait presque en grande personne. Je l’aimais

beaucoup, quoique sans trop oser l’exprimer ; papa l’aimait

aussi ; et je suis sûr que, tout au fond d’elle-même, tante Bo-

bette ne le détestait pas autant qu’elle le disait.

Mais il faut reconnaître que l’école du dimanche était

entre eux un perpétuel sujet de discorde.

— C’est insensé ! s’écriait le cousin Gobernard, enfermer

cet enfant toute la semaine et ne pas lui laisser son dimanche

entier pour s’amuser !

— Le dimanche n’est pas fait pour s’amuser, répliquait

vertement tante Bobette.

— Voyons, Nicolas, que diable, défends-toi, défends ta

liberté ! Si tu veux, mon garçon, je t’emmène dimanche pro-

chain au Salève. Nous partirons de bon matin, sac au dos,

avec des provisions. Nous monterons par la Grande-Gorge,

nous dînerons sur l’herbe au sommet, nous redescendrons

par les Treize-Arbres et Monnetier. Ça te va ?

Si ça m’allait ! Mais l’œil rigoureux de tante Bobette me

réduisait invinciblement au refus.

— Merci beaucoup, mon cousin, mais, décidément, je ne

puis pas… Ce sera pour plus tard… pour cet été, si vous vou-

lez bien, pendant les vacances, un jour sur semaine…

— Et encore si je le permets, stipulait tante Bobette, que

ne paraissait guère séduire l’idée de me laisser toute une

journée sous l’influence désastreuse du cousin Gobernard.

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– 58 –

Quelque tentante que pût être pour un petit Genevois

comme moi la perspective d’une course au Salève, je dois à

la vérité de dire que l’œil de tante Bobette n’était cependant

pas l’unique raison qui me portât à en décliner l’alléchante

proposition. Et ici, je me vois obligé à un aveu qui va sans

doute me faire rougir de honte. Depuis quelques dimanches –

je prends mon courage à deux mains – l’école de la rue de

l’Athénée exerçait sur moi un attrait que ne suffisaient plei-

nement à expliquer ni les sermons du pasteur Babel, ni les

exégèses embrouillées de Mme Collignon, ni même les affo-

lantes arguties de Carcaille. Mystérieux d’abord, cet attrait

avait fini par prendre corps, par se situer, par se personnali-

ser, pour ainsi dire, et j’en connaissais fort bien maintenant

la véritable cause et l’indiscutable origine. Bref, – oserai-je

l’avouer ? – je crois que j’étais en train de nourrir un des plus

graves péchés affectueux dont le pasteur Babel aimait à nous

défiler l’inquiétante série, et cela – roserai-je l’avouer ? – à

l’égard d’une des plus blanches agnelles dont ce même pas-

teur Babel guidait les tendres pas sur les chemins du Sei-

gneur.

Un beau dimanche d’avril, je l’avais aperçue, parquée

dans la partie de droite au milieu des chapeaux fleuris, ai-

grettés ou soyeux de ses nombreuses compagnes. Je ne vis

d’abord que son charmant profil, se délinéant finement entre

la conque mignonne de l’oreille et un petit nez délicieux. Un

toquet de velours noir très simple se gonflait des replis pres-

sés d’une admirable chevelure blonde, dont les ondoiements

pleins de reflets profonds descendaient, me semblait-il, très

bas entre le dossier de chêne clair et la taille flexible. Qui

était-elle ? D’où venait-elle ? Je ne l’avais jamais remarquée

auparavant. Était-ce une nouvelle élève ? Ces questions, je

ne me les posai naturellement pas tout de suite, mais après

un certain nombre de distractions, d’un ordre plus ou moins

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– 59 –

volontaire, et elles ne se précisèrent réellement que le di-

manche suivant, alors qu’ayant réussi, à la faveur du mou-

vement de dislocation des groupes et de l’entrecroisement

de la sortie, à la voir une ou deux fois de face, j’eus constaté,

à mon extrême émoi, qu’elle était encore plus jolie, entre ses

deux yeux couleur de pervenche et la fossette de son menton

nacré, que tout ce dont l’inspiration de son profil avait préa-

lablement rempli mon imagination.

C’en était fait ; le péché était consommé, et cela, en eus-

je en un instant le sentiment, pour jusqu’à la fin des siècles.

De ce beau dimanche d’avril, data pour moi une ère

nouvelle pour le moins aussi importante que l’ère chrétienne.

Désormais, je ne pensai plus qu’à ma délicieuse agnelle

inconnue. Ses yeux de pervenche me suivirent partout, en

classe, à la maison, le long des rues ou au bord du lac, et

jusque sur le sein quasi maternel de tante Bobette, au baiser

du matin comme au baiser du soir. Sa longue chevelure

blonde entortilla mes rêves. Les six jours de la semaine par-

venus à s’écouler, l’aube du dimanche se levait radieuse. La

matinée se passait pour moi dans une exaltation croissante.

À partir de neuf heures, je ne tenais plus en place. Dix heures

sonnaient enfin, puis dix heures et demie. Heureusement

qu’à ce moment tante Bobette se trouvait au temple, sans

quoi mon état lui eût paru inquiétant. Je prenais avec une

délicieuse angoisse le chemin de l’école. L’air était lumineux,

parfumé. Le Rhône chantait son bouillonnement. La Corrate-

rie s’ouvrait à mes pas comme une avenue merveilleuse, et

ce n’était pas sans un tremblement ému que je saluais bien

bas, lorsque je rencontrais, sous la tour de l’Escalade ou de-

vant la forge, le riche pasteur Pot, l’éminent Bourde ou le

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respectable Goitre. Puis c’était la Treille, la Treille profonde

avec ses dates. Le palais Eynard apparaissait tout nimbé de

clarté. C’était ensuite l’Athénée… Mais je ne voyais plus

rien ; je me trouvais je ne sais comment devant la porte de

l’école ; j’en descendais l’escalier, la tête tournoyante ; je pé-

nétrais dans la salle…

Ponctuelle et toujours plus jolie, elle était là… Alors,

j’oubliais tout. M. Bibermaul avait beau hisser devant nous

son crâne pointu et nous exhaler sa voix nasillarde, mon can-

tique restait tout intérieur et n’avait rien de commun avec

celui dont les accents, si brillamment versifiés, montaient au

Seigneur. Automatiquement, je me levais avec tout le monde

pour la prière, mais je n’en percevais que comme un chaos

sonore l’ardent bourdonnement. Il est inutile d’ajouter que je

ne savais pas un mot de mes versets, au grand navrement de

Mme Collignon, et que les objurgations éloquentes du pasteur

Babel me trouvaient parfaitement hors de leur portée. J’étais

durant tout le service plongé dans une sorte de torpeur en-

chantée. C’est tout au plus s’il me restait la présence d’esprit

de me dire que je respirais le même air que ma chère incon-

nue, et que je regardais la même carte de Palestine, dont les

quatre couleurs se brouillaient à mes yeux.

Cet état de béatitude passive ne pouvait longtemps me

suffire. Il me fallait à tout prix savoir qui elle était. Je serais

mort plutôt que d’essayer de le demander à un de mes cama-

rades. Mais peut-être pourrais-je par moi-même connaître

tout au moins où elle demeurait. Un dimanche, je n’y tins

plus. Je me décidai donc, non sans un terrible gargouille-

ment de conscience, à compléter le péché. Je la suivrais !

À la sortie, je me glissai, affreusement mais exquisément

torturé, le long de l’escalier. Je me coulai dans la rue jaune

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de soleil, et j’attendis. L’équipage de Mme Collignon piaffait à

la porte. Au loin, le vieux mur des Réformateurs courait vers

Saint-Antoine couvert de glycines. Les platanes sommeil-

laient ; la promenade du Pin dressait son monticule. Pressé,

multicolore, papillotant, le flot des élèves trouvait son issue,

s’ouvrait en éventail, se dispersait. Je vis Carcaille, Crotu et

le petit Gaufre qui me cherchaient. Dissimulé derrière

l’honorable dos de M. Barbon, ils me cherchèrent vainement.

Puis ce fut le pasteur Babel, porté par toute une vague de

monitrices. Sèche comme un figuier biblique, l’austère

Mme Babel suivait le sillage de son époux. Un remous enleva

M. Barbon. Et soudain ce fut elle, elle !… Ébloui, je fermai les

yeux, peut-être comme une autruche, pour qu’elle ne me vît

pas…

Quand je les rouvris, mon apparition rejoignait M. et

Mme Babel, qui montaient la rue de l’Athénée en compagnie

d’autres personnes. Tout rouge, je pris la même direction,

qui, je dois le dire, était tout à l’opposé de la maison pater-

nelle. Je suivais le groupe à une trentaine de pas, distance

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que je tendais plutôt à augmenter, car la rue était droite et je

ne risquais pas de les perdre de vue. Le pasteur pérorait et

ses manches gesticulaient noblement. Les dames approu-

vaient du chapeau. Deux messieurs en haut-de-forme accen-

tuaient de la canne l’adhésion générale. On passa devant la

maison Paccard.

Sa bible et son recueil de cantiques à la main, ma déli-

cieuse petite inconnue marchait sagement au côté de

Mme Babel. Sur son toquet et sur ses cheveux blonds, elle

avait ouvert le minuscule dôme d’une ombrelle grise. La

robe, grise également et que relevait sobrement une écharpe

de foulard mauve, tombait à mi-jambe sur d’étroits bas gris

que venaient chausser haut des bottines de chevreau noir.

N’eût été la magnifique chevelure d’or qui roulait jusque sous

la ceinture, l’ensemble eût paru presque sévère, mais d’une

sévérité vraiment charmante et dont les battements précipi-

tés de mon cœur me disaient toute la puissance.

On croisa le boulevard Helvétique, puis la rue Massot.

Je courus un peu pour diminuer la distance, car au boulevard

des Tranchées on devait nécessairement tourner à droite ou

à gauche. À ce point critique, il y eut une halte. Des saluts

s’échangeaient, des mains se serraient, des chapeaux s’abais-

saient, tandis que, sous l’enseigne d’angle d’une agence agri-

cole, le square de Champel ouvrait sa vaste cour, montrait

son puits et que l’estaminet Charlet alignait ses tonnelles où

pintaient des buveurs. Puis le groupe se scinda. Une partie

prit à gauche, l’autre à droite. Cette dernière comprenait

M. et Mme Babel, deux dames et ma petite inconnue aux che-

veux blonds. Ce fut naturellement celle que je suivis. Parve-

nue au bout des Tranchées, elle s’engagea dans le chemin de

Champel, laissa à droite le chemin Sautter, à gauche le che-

min Malombré, passa devant la campagne Claparède toute

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feuillue de ses marronniers centenaires, d’où elle ne tarda

pas à aborder, par son angle septentrional, le triangulaire

plateau de Champel. Là, nouvel arrêt, nouveaux saluts, suivis

d’une nouvelle scission. Les deux dames s’éloignèrent par le

chemin Bertrand. Mon cœur battait à tout rompre. Les Babel

et leur ange, car je ne doutais plus maintenant qu’elle ne leur

fût de quelque façon inféodée, longèrent de leur triple pas la

pelouse roussie du plateau. Ils allaient en atteindre l’angle

austral, et je me demandais déjà s’ils comptaient m’entraîner

jusqu’au Bout-du-Monde, lorsqu’ils tournèrent à droite dans

un raidillon, au coin duquel se lisait cette tôle indicatrice :

Chemin Michel Servet, et s’arrêtèrent devant une modeste vil-

la, dont la façade blanche regardait le versant de ce site ren-

du fameux par je ne sais plus quel souvenir brûlant de

l’histoire de Genève. Un jardinet soigneusement ratissé la

précédait. Le clédal, bien huilé, glissa sans bruit sur ses

gonds ; j’entendis de légers crissements de gravier sous des

pas. J’arrivai juste à temps pour voir un pan de redingote et

le bas d’un pantalon disparaître derrière l’embrasure d’une

porte qui se refermait. Sur le montant de pierre de l’entrée,

l’ovale d’une plaque de cuivre me présenta ces mots gravés

en noir : MONSIEUR BABEL, PASTEUR.

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Tout étourdi de mon aventure, je restais sur mes deux

jambes devant ce clédal sans trop savoir que penser, lorsque

la demie de midi, sonnant à l’hôpital cantonal, me rappela

soudain au sentiment de ma situation et surtout à celui de la

distance qui me séparait du quai des Étuves, où tante Bo-

bette et papa, les pieds sous la table, devaient déjà m’at-

tendre avec impatience.

Prendre mes jambes à mon cou était évidemment une fi-

gure, mais point trop éloignée de ce qui se passa en réalité.

Le chemin de Champel fut redescendu par moi avec une ra-

pidité de cerf. Poursuivi par tous les abois de ma conscience,

je me retrouvai en quelques minutes au coin du boulevard

des Tranchées, d’où je me lançai éperdument dans le cours

des Bastions. Ma bible m’embarrassait beaucoup, mais je

devais raisonnablement la rapporter. Heureusement que la

déclivité constante du terrain facilitait ma course. Je franchis

comme un fou la grille de la promenade et m’engageai sur la

piste d’asphalte, non sans commencer toutefois à donner des

signes manifestes de fatigue. Je passai devant l’Université.

Au Muséum, la tête de la girafe dressant ses courtes cornes

derrière une vitre du premier étage me fit ressentir doulou-

reusement l’inconvénient de n’être qu’un homme. Je débou-

chai plus qu’à moitié mort sur la place Neuve. Par une

chance inespérée, un tramway venant de Carouge la traver-

sait en ce moment, au plein trot de ses deux chevaux. D’un

élan de détresse je réussis à l’atteindre, à sauter sur son mar-

chepied. J’allais pouvoir souffler quelques instants !… Je me

trouvais encore en possession des deux sous que, tout ab-

sorbé par mon grand projet, j’avais complètement oublié de

glisser dans le tronc de l’école. Ils trouvèrent là un emploi

vraiment providentiel. Que l’air me parut bienfaisant à em-

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poumonner sans autre mouvement que l’inspiration hale-

tante de ma poitrine !… Mais j’étais encore loin d’être remis,

que nous arrivions déjà à la rue Centrale. Il me fallut des-

cendre pour reprendre ma course. Midi trois quarts son-

naient à la tour de l’Île… La rue de la Monnaie, le premier

pont, la rue des Moulins, le second pont, le quai, la maison,

les quatre étages, la porte… la porte enfin !…

Et le cousin Gobernard, qui n’était pas là pour amortir la

réception !…

— Ah ça ! guenapin…

— Mon Té ! mon Té ! dans quel état…

— D’où sors-tu ?…

— Il est ruisselant ! Il faut qu’il se change !…

— Nom d’un canard ! nous en serons au dessert quand il

se mettra à table !

Pour le moment on n’en était qu’au rôti, mais je crus

m’apercevoir que ce rôti était quelque peu brûlé. Comme au-

tant d’yeux sur les murs, les horloges me faisaient honte de

tous leurs cadrans.

Tante Bobette m’entraîna dans ma chambre, tira de mon

armoire du linge de rechange et, non sans m’avoir recom-

mandé de m’essuyer vigoureusement du haut en bas, me

laissa seul à mes réflexions.

Ces réflexions furent courtes, mais nettes. Elles se con-

centrèrent sur un unique objet : la combinaison d’un men-

songe. Engagé si avant sur le chemin de la perdition, je n’en

étais pas à un péché près.

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Je revins sec et décidé.

— C’est Carcaille, dis-je, lorsque le premier flot de ques-

tions eut passé, c’est Carcaille qui…

— Carcaille ?…

— Ce garçon de mon groupe qui est si fort sur les Écri-

tures…

— Eh bien ?

— Carcaille a absolument voulu que je l’accompagne

chez lui.

— Pour quoi faire ?

— Pour me montrer sa Bible illustrée.

— Carcaille a une Bible illustrée ?

— Magnifique… une Bible illustrée magnifique.

— Il n’aurait pas pu l’apporter à l’école ?

— C’est une Bible… une Bible énorme… Il peut à peine

la soulever… Il a bien fallu que j’aille chez lui.

— Tu ne pouvais pas y aller un autre jour ?

— Carcaille n’est pas libre les autres jours.

— Ou cet après-midi ?…

— Carcaille n’est jamais libre l’après-midi du di-

manche… Il va chez ses cousins.

— Enfin, tu aurais au moins pu nous prévenir !

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— Mais je ne savais pas !… Il y a deux mois que Car-

caille me tourmente pour que j’aille voir sa Bible. Au-

jourd’hui, il m’a dit : Cette fois, si tu ne viens pas, je me

fâche avec toi… Alors, comme je ne voulais pas être fâché

avec Carcaille…

— C’est bon, c’est bon, mange, voulut clore mon père.

Mais cette histoire de bible, qui avait réussi à calmer

tante Bobette, avait en même temps piqué sa curiosité. Je

n’en étais pas quitte pour si peu.

— Comment se fait-il que Carcaille ait une Bible illus-

trée ?

— C’est son oncle qui la lui a donnée pour sa fête.

— Cela doit coûter très cher.

— Son oncle est très riche.

— Alors, tu l’as vue, cette Bible ?

— Oui, tante Bobette.

— Comment est-ce fait ? Il y a des images ?

— Des images, beaucoup d’images.

— En couleur ?

— Les unes en couleur, les autres en noir.

— Et les personnages, comment sont-ils représentés ?

— Ils sont en vêtements antiques, les anges avec des

ailes, le bon Dieu sur un nuage, le bras tendu, un éclair au

bout de l’index.

— Le bon Dieu a-t-il une barbe ?

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— Il a une barbe, tante Bobette.

— C’est curieux, moi, je le verrais plutôt sans barbe.

— Chacun son goût, dit mon père.

— Et les patriarches ? reprenait tante Bobette. As-tu vu

les patriarches ?

— J’ai vu Abraham, fis-je.

— Oh ! Abraham, on le voit partout. Il est au musée…

Mais Mathusalem !... Y avait-il Mathusalem ? C’est ça qui

doit être intéressant, un Mathusalem à neuf cents ans !

— Je n’ai pas vu Mathusalem… Tu comprends, je n’ai

pas eu le temps de tout regarder…

Je trouvais que mon mensonge devenait un peu long. Je

commençais à en sentir le poids. J’avais hâte de changer de

sujet de conversation. Aussi m’efforçai-je de dévier celle-ci

du côté du catéchisme, ce qui avait en outre l’avantage de

continuer à plaire à tante Bobette. Mais lorsque j’entrepris de

raconter ce qui nous avait été dit à l’école du dimanche, je

m’aperçus que, comme je n’avais rien écouté, je ne pouvais

rien raconter du tout. J’en fus réduit à me rabattre sur un ca-

téchisme vieux au moins d’un mois. Je m’enfonçai courageu-

sement dans ce nouveau mensonge. Et comme tante Bobette

voulait tout savoir, ce nouveau mensonge dura tout aussi

longtemps que le premier. Il menaçait même de ne plus finir,

car, après l’exposé de la leçon, tante Bobette, insatiable, s’in-

formait de mille détails, prétendait connaître les moindres

circonstances du culte, demandait s’il y avait beaucoup de

monde sur la galerie, si le pasteur Babel, qui avait déjà prê-

ché le matin, n’était pas enroué, si Mme Collignon portail sa

belle robe de soie ponceau, si… Et comme je n’avais rien

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remarqué de tout cela, et pour cause, je voyais se perpétuer,

bien malgré moi, la déplorable fantaisie de mes réponses.

Mais soudain je me dis que tante Bobette, qui était si

bien renseignée sur ce qui se passait à Genève et surtout sur

ce qui concernait ses pasteurs, que tante Bobette, qui con-

naissait la fortune du pasteur Pot et l’âge du professeur

Brouillard, qui avait fait le compte des enfants du pasteur

Ducimetière, des œuvres que présidait le pasteur Lebon-

Berger et des tics du pasteur Guignol, qui était au courant

des innombrables familles, ascendants, collatéraux, descen-

dants de ces innombrables pasteurs et ajoutait à cette sé-

rieuse érudition des notions non moins précises sur leurs ha-

bitudes, leurs relations, leurs fournisseurs, leurs adresses et

villégiatures, et jusque sur le mobilier et la disposition de

leurs appartements, que tante Bobette, dont la merveilleuse

inquisition s’étendait aux ecclésiastiques les moins faits pour

l’intéresser, vu qu’elle se trouvait dans l’impossibilité d’en-

tendre quoi que ce soit à leurs sermons, comme M. Teufel, le

pasteur luthérien allemand, dont elle savait qu’il était marié

pour la troisième fois, ou comme le pasteur épiscopal italien,

M. Asinelli, qui venait de se fiancer avec une de ses caté-

chumènes, que tante Bobette, enfin, devait nécessairement

savoir quelque chose touchant la mystérieuse chevelure d’or

qui m’avait conduit jusque sur le seuil de la demeure du pas-

teur Babel.

Mais comment interroger tante Bobette ? Par quel caute-

leux détour amener l’entretien sur le seul terrain qui m’in-

téressait, mais terrain si brûlant que la seule pensée d’en ap-

procher me comblait d’une intime angoisse ? De quelle fa-

çon, sans trop me découvrir aux yeux de lynx de tante Bo-

bette et sans avoir à mourir de honte au bas de sa robe de

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laine, introduire dans notre humble salle à manger la ra-

dieuse image de l’adorable jeune fille ? C’est ce que, pendant

que tante Bobette préparait le café et que papa reniflait son

petit verre de schnick en lisant le journal, je mis longtemps à

méditer.

Enfin, prenant mon courage à deux mains en même

temps que mon air le plus détaché, je dis :

— À propos, tante Bobette, je voulais justement te de-

mander…

— Quoi donc, mon enfant ?

— Est-ce que… est-ce que le pasteur Babel a une fille ?

— Le pasteur Babel ?… Non, mon enfant, non, le pasteur

Babel n’a pas de fille… Pourquoi cette question ?…

— C’est que, tante Bobette, fis-je en m’efforçant de

plonger dans le vide un œil parfaitement niais, c’est que…

voilà… depuis quelques dimanches, il vient au catéchisme

une nouvelle élève… et ce matin, à la sortie de l’école, j’ai

remarqué… j’ai cru remarquer… qu’elle partait avec M. et

Mme Babel…

À ces quelques mots, qui constituaient pourtant une

stricte vérité, la seule phrase véridique même qui depuis une

heure eût passé par mes lèvres, je me sentis infiniment plus

troublé que par tous mes mensonges précédents. Mais l’air

aussitôt intéressé de tante Bobette m’engagea à persévérer

dans cette voie périlleuse.

— Comment, fit-elle, qu’est-ce que tu me racontes ?…

Tu es sûr qu’elle est partie avec M. et Mme Babel ?

— Parfaitement sûr. Je l’ai vue.

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— N’y avait-il pas d’autres personnes avec eux ?

— Il y avait d’autres personnes, tante Bobette, mais c’est

bien avec les Babel qu’elle était ; j’en suis certain.

— Quelle histoire !… Tu entends, Ami ?… C’est extraor-

dinaire !

— Tu ne sais pas qui c’est ? risquai-je.

— Je n’en ai pas la moindre idée.

Très intriguée, elle me fit recommencer mon mince récit.

Puis mon supplice commença. Il me fallut décrire la jeune

fille, détailler la physionomie, l’allure, le costume, évaluer

son âge, déterminer depuis combien de dimanches elle était

là. Je n’omis rien, sauf, bien entendu, ma poursuite à Cham-

pel. Cela me prit pas mal de temps et bon nombre de palpita-

tions de cœur.

Parvenu sans faiblir au bout de cette épreuve, et comme

tante Bobette ne trouvait plus aucune question à me poser, je

me sentis enfin en mesure de respirer à l’aise et même, je

puis le dire, avec une notable satisfaction. Car, bien que cette

fois-ci la rare information de tante Bobette se fût trouvée en

défaut, je l’entendais répéter, tout excitée, ces mots qui me

remplissaient d’espoir :

— Il faut absolument que je sache qui est cette petite !

Quant à papa, pour ne rien changer à ses habitudes, il

s’était tout bonnement endormi sur la variété du Journal de

Genève.

Le samedi suivant, quand le journal arriva sous sa

bande, tante Bobette ne s’absorba pas pendant trois heures

sur la liste des prédicateurs. D’un index rapide, elle constata

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simplement que le pasteur Babel prêchait à l’Oratoire, et le

lendemain matin, sur les neuf heures, elle prenait de son pe-

tit trot décidé la direction du temple de la rue Tabazan.

Quand je revins de l’école du dimanche, où je n’avais

naturellement pas osé, pour ma part, me livrer à la moindre

tentative d’investigation, je la trouvai radieuse.

— Je sais, je sais ! s’écria-t-elle, à peine avais-je pris

place à table. Où avais-je la tête aussi, de n’y avoir pas son-

gé !…

— Que sais-tu ? demandai-je d’un ton remarquablement

désintéressé.

— Je sais qui est cette petite des Babel.

— Ah ! fis-je avec une merveilleuse indifférence.

— Figure-toi que j’ai rencontré à l’Oratoire la bonne

dame Rojoux, qui est intime avec les Babel. Elle m’a tout ra-

conté. Eh bien, voilà. M. Babel… M. Babel a une sœur… Ça,

je le savais… Cette sœur, qui s’est mariée dans le canton de

Vaud, a épousé un certain M. Rosier, de Vevey… Ça, je le

savais… Ce M. Rosier… Tu écoutes, Ami ?

— J’écoute, mais mange d’abord ta soupe, fit mon père

qui avait déjà avalé la sienne et s’apprêtait à découper le gi-

got dominical.

La cuillère de tante Bobette lampa quelques gorgées.

— Ces Rosier de Vevey, ne tarda-t-elle pas à re-

prendre… C’est toute une histoire !… Ces Rosier ont une

fille…

Si mon père n’écoutait pas, moi, j’écoutais pour deux.

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— … une fille… qui est donc la propre nièce du pasteur

Babel. Il y a deux ans… qu’est-il arrivé ?… M. Rosier a-t-il

fait de mauvaises affaires ? a-t-il eu l’idée de faire plus vite

fortune ? Bref, il a liquidé son commerce de sculptures

suisses et est parti pour l’Amérique du Sud, laissant sa

femme seule à Vevey, avec la petite, qui avait alors une di-

zaine d’années… Tout allait bien : M. Rosier écrivait de sept

en quatorze, disant qu’il était content, mais qu’il ne songeait

pas encore à rentrer au pays. Après avoir vendu des petits

chalets et des vaches en bois, il vendait maintenant des

bœufs véritables. C’était beaucoup plus fructueux, mais aussi

bien plus absorbant… Il parlait déjà de faire venir sa femme

et sa fille en Amérique, lorsque cette pauvre Mme Rosier,

dont la santé n’avait jamais été bien brillante, est tombée

malade… Était-ce une maladie de langueur ? était-ce de

l’anémie cérébrale ? Les médecins ne savaient trop que

dire… Bref… Tu entends, Ami ?…

— J’entends, j’entends. Ne t’occupe pas de moi, je dé-

coupe.

— Bref, cette pauvre Mme Rosier, qui commençait à dé-

ménager, a dû être transportée à Cery… On dit que c’est une

espèce de folie religieuse… oh ! pas dangereuse du tout, très

douce, mais qui sera peut-être longue à guérir… Figure-toi

que la pauvre femme attend chaque matin le retour de Jésus-

Christ...

— Oui, dit mon père en piquant de la fourchette une

tranche de gigot qu’il fit passer par-dessus la table dans

l’assiette de tante Bobette, cela peut en effet durer un certain

temps.

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La voix étranglée d’émotion par cette histoire, qui me

semblait des plus romanesques, je me hasardai alors à de-

mander :

— Et… et la petite fille ?…

— C’est ici, affirma tante Bobette, se souvenant tout à

coup que j’étais là, c’est ici, mon enfant, qu’il faut admirer la

bonté de Dieu. Que serait-elle devenue, celle pauvre petite,

entre son papa en Amérique et sa pauvre maman à Cery, si

le bon Dieu n’avait veillé sur elle ? Heureusement qu’il veil-

lait, le bon Dieu ! Grâce à lui et au pasteur Babel, le petit oi-

seau presque orphelin a retrouvé un nid…

Mes yeux se remplissaient de larmes. J’étais tout à la

fois gonflé de joie et d’attendrissement. Penser que, sans ce

concours extraordinaire de circonstances, je n’eusse jamais

vu la charmante oiselle dorée qu’abritait maintenant le nid

de Champel ! Je me sentais tout prêt à reconnaître que la

bonté de Dieu était effectivement immense.

— Alors, elle va demeurer longtemps à Genève ?

— Aussi longtemps sans doute que son papa ne sera pas

revenu.

Je ne pus que souhaiter au fond du cœur que son père

restât toujours en Amérique et sa mère tout aussi longtemps

à Cery.

Ô ma chère, ma chère petite… Mais je m’aperçus que si

je savais son histoire si je connaissais son nom de famille,

j’ignorais encore son prénom… Oserais-je poser cette der-

nière question ?

— Il paraît qu’elle est assez mignonne, cette petite, con-

tinuait tante Bobette en absorbant son gigot. Je ne sais pas,

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– 75 –

je ne l’ai pas vue. En tout cas, elle porte un bien vilain nom…

Elle s’appelle Églantine.

Églantine !… Elle s’appelait Églantine !… Quel joli nom !

quel nom charmant !… Églantine ! Églantine !… Je ne sais

combien de fois je le répétai, tout bas d’abord, puis, aussitôt

que je pus m’enfuir dans ma chambre, tout haut, tout haut

ensuite… pas trop haut cependant pour qu’on ne l’entendît

pas des pièces voisines, mais assez haut pour que j’en pusse

déguster à loisir le son captivant et en savourer longuement

les harmonieuses syllabes.

Ô chère tante Bobette, je te pardonne bien volontiers ta

tendresse parfois un peu tyrannique en faveur de la minute

d’inoubliable joie que tu m’as donnée !

Du jour où je pus donner un nom à mon idole, il va sans

dire que sa pensée s’imposa encore plus complètement à

moi. Son image ne me quittait plus. Toute mon ambition

consista dès lors à l’approcher, à lui parler, à entendre sa

voix, à toucher au moins une fois sa main.

Pendant le chant des cantiques, tandis que la haute bo-

bine de M. Bibermaul dominait le chœur zélé des élèves, je

m’ingéniais à démêler d’entre l’écheveau confus des voix le

fil d’or qui sortait de ses lèvres roses. Mon oreille croyait

parfois le saisir et un doux émoi inondait mon être. Le sous-

sol de la rue de l’Athénée prenait dès lors à mes yeux un pe-

tit air de paradis ; la béatitude céleste me devenait moins in-

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– 76 –

compréhensible ; la « harpe » du cantique ne me semblait

nullement un objet déplacé entre mes mains ; M. Bibermaul

lui-même me paraissait peu éloigné d’être un ange, et je

voyais pousser des ailes sur ses épaules étroites.

Au moment de la sortie générale, je retardais tant que je

pouvais mon départ, de façon à laisser passer le flot des gar-

çons et à me trouver mêlé aux robes des filles, heureux

quand je réussissais à opérer ma sortie non loin d’elle, à

monter l’escalier dans son sillage, à frôler le drap de son vê-

tement ou à recevoir à peu près en même temps qu’elle, des

mains du moniteur qui en faisait la distribution à la porte,

mon Messager de l’École du dimanche. Il m’arriva un jour par

mégarde de prendre deux de ces feuilles. Églantine était à

côté de moi. J’eus l’inspiration de lui offrir celle que j’avais

reçue en double. J’effleurai ses doigts. Elle me remercia. Peu

s’en fallut que je ne tombasse inanimé, tellement l’émotion

de mon audace, de cet effleurement et de ce merci m’avait

bouleversé.

Une fois sorti, au lieu de rentrer tout droit chez moi ou

d’accompagner Carcaille, Crotu et le petit Gaufre, je restais à

rôder devant l’école, cherchant à me rapprocher du groupe

qui se formait autour du pasteur Babel. Celui-ci daignait par-

fois m’apercevoir et m’adresser un petit signe amical. Je

m’avançais couvert de confusion. Mme Babel s’élevait toute

en os sur sa tige anguleuse. La jolie nièce du pasteur Babel

ouvrait son ombrelle grise.

Le pasteur me prenait le menton.

— Comment va ta bonne tante ? Toujours alerte ? tou-

jours vaillante ?

— Oui, monsieur le pasteur, balbutiais-je.

Page 77: LL’’ÉÉCCOOLLEE DDUU DDIIMMAANNCCHHEE

– 77 –

— Dieu soit loué ! Et ton cher père, que malheureuse-

ment je ne vois pas très souvent au temple ?

— Il se porte bien, monsieur le pasteur, et vous présente

ses respects.

Et je lançais un grand salut, dont la moitié pour le moins

s’adressait, dans mon cœur, à Mlle Églantine.

Puis je reprenais tout excité le chemin du quai des

Étuves, tout triste aussi de la longue semaine qui allait

suivre, comme un grand désert à traverser.

Ainsi qu’un précieux talisman, je conservai, à défaut

d’autre chose, le numéro du Messager de l’École du dimanche

dont elle avait reçu le double de ma main, le jour où j’avais

effleuré la sienne. Sous une naïve vignette malhabilement

gravée sur bois, où l’on admirait un jeune nègre recevant de

toute la déférence de sa tête crépue l’enseignement d’un

missionnaire en panama, c’était une assez absurde histoire

africaine où se trouvait conté comment le sympathique Ma-

boultoké, – ainsi se dénommait le jeune singe, – après avoir

vu son père, sa mère et toute sa parenté mangés par les an-

thropophages et failli partager lui-même leur lamentable

sort, providentiellement sauvé de la marmite par les bons

blancs chrétiens, avait été initié aux douceurs de l’Évangile

en même temps qu’à la décence des cotonnades anglaises. Et

pour moi aussi Massa Jésus est venu ! tel était le titre de ce

captivant récit, et telle était aussi l’exclamation finale par la-

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– 78 –

quelle l’intéressant Maboultoké manifestait son enthou-

siasme de néophyte.

Je relus plus de vingt fois cette édifiante histoire, jusqu’à

la savoir par cœur. Maboultoké devint mon ami, car je ne

doutais pas qu’il n’eût également touché l’âme, que je pré-

sumais tendre, de ma chère Églantine. Ce petit noir créait

entre nous un lien. J’aurais voulu demander à ma petite amie

blanche ce qu’elle pensait de l’histoire de Maboultoké et si

ses beaux yeux s’étaient, comme les miens, humectés de

larmes au moment où les hommes blancs, armés de leurs

bonnes carabines, étaient apparus au milieu des cannibales

en appétit et leur avaient crié : « Au nom de Dieu, vous ne

mangerez pas cet enfant ! »

Cette idée d’échanger quelques impressions avec ma pe-

tite amie, sur Maboultoké ou sur n’importe quoi d’autre, me

travailla plusieurs jours. J’aurais aimé à lui communiquer

deux ou trois de mes sentiments, non les plus secrets, que je

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– 79 –

ne voulais pas connaître moi-même, mais les plus simples,

comme : « J’aime mieux le soleil que la pluie », ou : « Ge-

nève est une belle ville », ou encore : « La vue du Mont-

Blanc est digne d’admiration. » J’aurais désiré la question-

ner : « Quelle est votre fruit favori ? » « Préférez-vous Ge-

nève ou Vevey ? » « Lequel des personnages de la Bible

trouvez-vous le plus sympathique ? » ou telle autre de ces

questions qui n’ont l’air de rien, mais par lesquelles on arrive

très bien à se comprendre et à savoir si décidément l’on se

plaît.

Puis je pensai, je rêvai plutôt, car la chose me paraissait

bien impossible, au plaisir qu’il y aurait à lui écrire une lettre.

Je lui aurais dit je ne sais quoi, que j’étais heureux de la re-

voir chaque dimanche, que le canton de Vaud devait être un

bien beau pays, que je lui présentais mes humbles civilités,

ou quelque chose de plus insignifiant encore ; mais j’aurais

formé des lettres pour elle sur du beau papier ivoirin, des

mots moulés de mon encre et qui auraient été jusqu’à elle,

qu’elle aurait lus. Seulement, jamais je n’aurais osé les si-

gner. Et une lettre, ça se signe, n’est-ce pas ?

À force d’y songer, le désir de lui envoyer un témoignage

mystérieux de mon affection s’insinua de plus en plus dans

ma cervelle, jusqu’à devenir irrésistible. Je possédais plu-

sieurs de ces jolies cartes de Noël, ornées de fleurs, d’oi-

seaux ou de barques voguant sur le lac au clair de lune, où

l’on s’adresse des vœux et des félicitations dans un car-

touche réservé à cet effet. Pourquoi ne lui en enverrais-je pas

une, la plus belle, sur laquelle j’aurais inscrit quelques vers ?

Après en avoir passé plusieurs fois la revue, je finis par choi-

sir une touffe d’edelweiss fleurissant un rocher pittoresque-

ment planté sur un paysage de montagne.

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Des vers, j’étais bien incapable d’en faire, et j’en con-

naissais peu de tout faits. Je ne savais guère que des fables

de La Fontaine et quelques « Enfantines » de M. Louis Tour-

nier. Ni les unes, ni les autres ne me parurent bien satisfai-

santes. Enfin, il me sembla que puisque l’école du dimanche

avait été le milieu de notre rencontre, un beau verset de la

Bible serait tout indiqué. Mais où en trouver un qui pût rem-

plir à mon gré l’office auquel je le destinais et délicatement

exprimer ce que j’aurais voulu dire ? Je le cherchai long-

temps. Il m’apparut vite que le Nouveau Testament était to-

talement inapte à m’apporter ce que je souhaitais. J’explorai

l’Ancien. J’avais une belle version toute neuve où les pas-

sages poétiques étaient imprimés en lignes inégales, ce qui

les faisait ressembler à des vers. C’est là que je dirigeai mes

recherches. Je parcourus successivement le livre de Job, les

Psaumes, les Proverbes. Puis j’arrivai à un livre dont il n’était

pas souvent question à l’école du dimanche, mais qui n’en

était pas moins dans la Bible et par conséquent ouvert à mon

choix : le Cantique des Cantiques, du roi Salomon. Je vis tout

de suite que c’était là que je trouverais.

Quelle poésie ! Ah ! vraiment, la Bible était un bien beau

livre ! Il y avait dans ces quelques pages tout ce que je dési-

rais, et j’aurais pu citer d’un bout à l’autre ce chant merveil-

leux, sans rencontrer l’ombre d’une virgule à en retrancher.

Seule la place dont je disposais m’obligeait à n’en copier

qu’un court fragment.

Voici ce que, de ma plus artistique calligraphie, j’ins-

crivis sur ma carte aux edelweiss :

Que tu es belle, mon amie, que tu es belle !

Tes jeux sont des colombes ;

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Tes dents sont une rangée de brebis tondues,

Qui remontent de l’abreuvoir ;

Tes lèvres ressemblent à un fil cramoisi,

Et ta bouche est charmante ;

Tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres,

Suspendu au flanc de la montagne.

Que tu es belle, mon amie, que tu es belle !

Certes, je n’aurais jamais osé lui dire de moi-même de si

belles choses ; mais du moment que c’était dans la Bible, je

pouvais me donner sans scrupule le bonheur de les lui répé-

ter et considérer même cette délicieuse manifestation de mes

sentiments comme des plus louables. Bien entendu, je ne si-

gnai pas : on m’aurait plutôt tué. Je mis donc simplement au-

dessous, ce qui était au reste la textuelle vérité : Cantique des

Cantiques.

Les edelweiss et le roi Salomon, tout cela se mariait

peut-être assez étrangement. Mais je ne m’en préoccupai

pas. Ce mélange était profondément helvétique, et cela suffi-

sait à ma satisfaction.

Coquettement couverte d’un papier de soie, la précieuse

carte fut glissée sous une enveloppe immaculée, où ma main

émue traça ces mots, que je m’efforçai de rendre fermes :

À mademoiselle Églantine Rosier

chez monsieur le pasteur Babel

Champel

E. V.

Il était tard quand j’eus terminé cette importante opéra-

tion, gommé l’enveloppe et collé proprement sur son angle

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– 82 –

nord-est le timbre de cinq centimes brun à l’Helvétia assise.

Tante Bobette sonnait déjà pour le souper. Je dissimulai vite

ma missive dans ma bible.

— Qu’est-ce qu’il a, cet enfant ? Il est dans les bioles !

remarqua mon père, tandis que, tout préoccupé, je mangeais

en silence.

— C’est sa crise de croissance. Es-tu malade, Nicolas ?

— Non, tante Bobette.

L’impatience me gagnait. J’aurais voulu porter dès le

soir ma lettre à la boîte ; mais je voyais bien que je ne trou-

verais pas de prétexte pour sortir et qu’il me faudrait at-

tendre au lendemain.

Comme, en désespoir de cause, je me disposais déjà à

m’aller coucher, pour atteindre plus vite ce lointain lende-

main, mon père, qui avait l’habitude de fumer un cigare

après le souper, en humant un peu l’air à la fenêtre, s’aperçut

que son étui était vide.

— Va me chercher un paquet de grandsons, Nicolas. Al-

lons, ouste ! déguille-toi ! fit-il en me tendant une pièce de

cinquante centimes.

Je courus dans ma chambre prendre ma lettre, avant de

me « déguiller » du haut de nos quatre étages dans la rue. La

boîte était au bas de Coutance, contre la maison de la Croix-

Blanche. Son grand caisson de tôle noire s’ornait des armoi-

ries accolées de Suisse et de Genève, surmontées du cor de

poste. L’ouverture en était haute et je dus me dresser sur la

pointe des pieds pour en soulever le couvercle. Il retomba

sur ma lettre en faisant : toc ! Et cela fit toc ! aussi, mais

beaucoup plus fort, dans mon cœur.

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Je me dépêchais de rentrer et j’avais déjà regravi trois

étages, quand je m’aperçus que j’avais complètement oublié

les cigares. Il me fallut redescendre, retraverser la place, me

précipiter dans le débit au coin de la rue du Temple, attendre

fiévreusement la remise du paquet de vingt « bouts » contre

celle de mes dix sous…

Quand je réapparus, tout essoufflé, devant mon père,

l’horloger Ami Pécolas, je le trouvai debout, le sourcil en cir-

conflexe, sa belle montre de précision à la main :

— Onze minutes, vingt-six secondes, trois dixièmes pour

aller m’acheter un paquet de grandsons !… Décidément,

mon garçon, tu as quelque chose de dérangé dans le boîtier.

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Une fois l’an, quand revenait la belle saison, Mme Col-

lignon, notre monitrice, invitait ses élèves et ceux de ses

amies à venir passer une après-midi de dimanche dans sa

campagne de Bellevue. Une soixantaine d’enfants, garçons et

filles, se voyaient conviés à cette petite fête, ainsi que la plu-

part des moniteurs et monitrices, et le pasteur, M. Babel. Cet

événement eut lieu, cette année, le premier dimanche de

juin, celui même qui suivit l’envoi de ma touffe d’edelweiss à

Mlle Églantine.

Rendez-vous général avait été pris à la gare. Bien avant

le moment fixé pour le départ, – trois heures, heure de

Berne, – nous étions là, les neuf du groupe Collignon, depuis

Tripet, le fils du Modérateur de la Vénérable Compagnie,

jusqu’au gros Cuche, en passant par Perrot, Lemagnin, Cro-

tu, le petit Gaufre et, bien entendu, Carcaille, l’indispensable

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et fidèle Carcaille. J’allais oublier Ducimetière, dont la nom-

breuse tribu de frères et de sœurs formait un contingent im-

portant de l’ensemble. Réunis sous la marquise en groupe-

ment sympathique, nous regardions les arrivants gravir le

tertre de la gare par la rampe ou l’escalader par les marches.

Nous nous intéressions à reconnaître de loin les élèves de

l’école mêlés aux autres voyageurs, à les nommer à mesure

qu’ils approchaient, à définir les silhouettes de moniteurs et

de monitrices, et à attendre l’apparition sensationnelle du

pasteur par le travers de la place de Cornavin ou au débou-

ché de la rue du Mont-Blanc, pendant que l’honorable

M. Barbon, moniteur du groupe des grands, chargé de l’orga-

nisation générale du départ, un grand parasol vert à la main,

courait de ci de là sur ses jambes torses, s’agitait, s’affairait,

interpellait le chef de gare, objurguait les employés, comptait

ses têtes, vérifiait ses tickets et confrontait de minute en mi-

nute l’allure de sa montre avec celle de la grosse horloge du

chemin de fer.

— Voici Léchaud !

— Voici Châble !

— Voici Courvoisier et les filles Rampon !

Et tout à coup Cuche aperçut le pasteur :

— Le voilà ! cria-t-il.

— Où ça !

— Là-bas ! désigna le bras du gros Cuche.

Effectivement, le pasteur apparaissait du côté de la gen-

darmerie. Mon cœur aussitôt ne fit qu’un tour. Coiffée d’un

joli chapeau de Montreux, la blonde nièce du pasteur Babel,

en robe blanche et ceinture paille, avançait son petit pas en

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marge du sien, donnant gentiment la main à son oncle

qu’abritait un grave panama en tout point semblable à celui

du missionnaire africain du Messager de l’École du dimanche.

— Il va prendre l’escalier, dit Tripet.

— Non, la rampe, fit Cuche.

— Je parie pour l’escalier !

— Et moi pour la rampe !… Que paries-tu ?

— Ma part de gâteau chez Mme Collignon.

— Bonne pache, pache faite ! Trente sous pour la dé-

faite !

— Que c’est vilain de parier ! fit à côté de nous un jeune

moniteur qui arborait la casquette blanche d’une société

d’étudiants. « Que votre oui soit oui et que votre non soit

non, est-il dit, afin que vous ne tombiez pas sous le juge-

ment. »

— Jacques, cinq, douze, compléta savamment Carcaille.

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Malgré ce fâcheux présage, nous étions tous au pari de

Tripet et du gros Cuche.

Du coin de la gendarmerie, le pasteur, agrémenté de sa

compagne, dirigeait une marche oblique sur la butte de la

gare. Il opéra un écart à droite, évita un tombereau, contour-

na à gauche un char de foin, s’arrêta un instant pour recevoir

le salut d’un paroissien… et s’engagea résolument sur la

rampe.

— J’ai gagné ! triompha le gros Cuche.

Le pasteur signalé, tout le monde s’était massé à l’en-

trée, les garçons tête nue, les filles tapotant leurs jupes pour

une révérence, pendant que, le chapeau d’une main, de

l’autre le grand parasol vert déployé en dôme sur son crâne

cramoisi, M. Barbon se portait respectueusement au-devant

de lui.

Mais je n’avais d’yeux que pour Mlle Églantine, dont

l’approche m’étourdissait comme celle d’une jeune fée.

Trois heures, heure de Berne, marquaient leur angle

droit au cadran de la gare et à celui de M. Barbon, et les der-

niers retardataires traversaient hors d’haleine le terre-plein,

quand nous passâmes sur le quai. Deux grands wagons de la

Suisse Occidentale nous avaient été réservés. Sous la surveil-

lance de nos moniteurs, nous en envahîmes avec ordre les

compartiments. J’étais très ému. Si ému que, le hasard m’ou-

vrant l’accès du même compartiment que ma petite fée, je

me sentis incapable de profiter de cette faveur et m’enfuis

cacher mon trouble dans le compartiment voisin, entre les

rotules aiguës de Ducimetière, les coudes de Carcaille et les

rotondités charnues du gros Cuche.

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Le train cria sur ses essieux, cracha sa fumée, tandis

qu’accompagnés de l’assourdissante cymbale d’une plaque

tournante s’élevaient, des vingt fenêtres de nos deux wa-

gons, les accents du cantique :

En marche ! en marche ! Allons en Canaan !

Volons à la terre promise !

Nous étions partis.

Le voyage n’était pas long : quinze courtes minutes. La

double voie de Lausanne glissait entre ses fils télégra-

phiques, ses arbres, ses campagnes, historiée ci et là de

belles échappées. Le limpide paysage circulait sous nos

yeux. Successivement s’encadrèrent à nos fenêtres les parcs

du coteau de Pregny. Puis ce fut Chambésy, avec sa gare

fleurie. Des haies, des vergers, des jardins nous montrèrent

tour à tour leurs aspects, que venait parfois éclipser, énorme,

la tête d’un employé cheminant le long du marchepied exté-

rieur.

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Ce fut aux sons d’un second cantique que nous abor-

dâmes Bellevue :

Debout ! sainte cohorte,

Soldats du Roi des rois !

Tenez d’une main forte

L’étendard de la foi !

Radieuse, printanièrement empanachée, toute épanouie,

Mme Collignon nous attendait sur le quai de la petite gare,

entre ses deux filles, Mlles Esther et Sarah.

— Loué soit Dieu, chère Madame, quelle admirable

journée ! s’écria le pasteur Babel en l’accostant les mains

tendues, pendant que nos dix portières nous dégorgeaient à

la fois.

Le temps, en effet, était délicieux. Sous un ciel idéale-

ment pur, une prairie, presque aussi verte que le parasol de

M. Barbon, montait en pente douce vers le village de Gen-

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thod, dont on apercevait les premières maisons entre les

arbres.

— Ces chers enfants !… que je suis heureuse ! s’ébrouait

la monitrice, du milieu de l’assaut des bras, des fronts et des

chapeaux.

Le train parti sur Versoix, nous traversâmes les voies

pour sortir du côté du lac, qui apparut aussitôt, considéra-

blement bleu, derrière une petite esplanade de platanes.

Blanche, blonde et rose, Mlle Églantine me semblait une fleur

vivante. Nous dévalâmes vers les toits de Bellevue, entre des

vignes, des espaliers, des jardins et de petits vergers. Un

tonnelier dressait à gauche le foudre de son enseigne. Des

capucines grimpaient aux kiosques. Sur la route de Lau-

sanne, des guinguettes ouvraient leurs tonnelles, Au Mont-

Blanc, Au Bon Crépy, et l’on voyait leurs tables et leurs bancs

descendre en gradins jusqu’au bord de la vague. Non loin, le

poids public présentait sa plaque de bois, tandis que, derrière

un tilleul, une confortable gendarmerie offrait l’aspect officiel

de sa lanterne rouge et jaune.

Entre trois colonnes de pierre surmontées de vases à

fleurs, la belle grille de la campagne Collignon ouvrait ses

fers de lances sur la courbe gracieuse d’une allée pénétrant

une pelouse gonflée de parterres.

— Mâtin, c’est cossu par ici ! s’émerveilla Lemagnin,

qui, dans la rue des Chaudronniers, où son père rétamait les

cuivres, n’avait aucune idée d’un pareil luxe.

Le fait est que beaucoup d’entre nous eussent considéré

comme un palais l’élégante loge-chalet, toute tapissée de

vigne de Canada, qui gardait l’accès de ce somptueux do-

maine.

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Un saint respect nous envahit, comme devant la preuve

visible de la munificence de Dieu pour ceux qui le servent.

Sur deux étages de riche maçonnerie, la maison de

maîtres en élevait un troisième de charpenterie sculptée,

coiffé d’une gigantesque toiture oberlandaise aux chevrons

ouvragés et aux mansardes dentelées. Tout un guillochis de

galeries ajourées et de balcons chantournés en ornementait

les façades, tandis qu’une vérandah aux serrureries renais-

sance la prenait de plain-pied et qu’un portique toscan don-

nait entrée à son vestibule empire. Ensemble composite et

qui eût peut-être ébouriffé un architecte, mais dont la fas-

tueuse ordonnance ne pouvait manquer d’emplir nos âmes

simples d’une vaste admiration.

Bouqueté d’arbres magnifiques, le parc inclinait noble-

ment ses ondulations vers le lac, où il se terminait par une

large terrasse qu’un mur bas couvert de lierre arrêtait sur le

flot. C’est là qu’attirés naturellement par la pente du sol, la

lumière et la surprenante beauté de la vue, nous nous por-

tâmes tout d’abord. Après quelques instants d’une muette

contemplation, la voix du pasteur Babel s’éleva :

— Comme nous sommes privilégiés de vivre dans un si

beau pays ! s’écria-t-il avec enthousiasme, et sans se préoc-

cuper autrement de l’injustice qu’il prêtait à son Créateur.

Bénissons chaque jour Dieu, mes enfants, d’avoir fait ces

belles montagnes et de nous avoir donné ce beau lac bleu.

Injustice divine à part, il était certain que le spectacle

était merveilleux.

Ourlée par la courbe molle du rivage, l’éblouissante

mante du lac étendait sans un pli sa trame d’azur. Des traî-

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nées blanches et des glissements de lumière en faisaient cha-

toyer la soie. Sous l’angle du soleil, une zone miroitante la

galonnait comme une ceinture de feu. Masquée en partie par

les sinuosités de la rive, Genève se manifestait vers le sud

par la longue échappée des Eaux-Vives qui projetaient leurs

lignes claires jusque sous le coteau de Cologny. Au-dessus se

dressait le vaste écran du Salève, déployant son envergure

du double sommet des Pitons au morne bas d’Étrembières.

En face, sous le dos vert foncé des Voirons, le coteau vert

clair de Vésenaz se piquetait de ses maisons éparses ou

groupées, hissant en l’air le réservoir de Bessinge et trem-

pant dans l’eau les villas de Bellerive et leurs mâts ori-

flammes. La ligne de la côte se continuait à gauche jusqu’à

Hermance, dominée par le monticule de Boisy portant son

château blanc, puis, au moment où elle allait devenir savoi-

sienne, disparaissait, mangée par la pointe suisse du Creux

de Genthod, dont les peupliers bleu pâle s’effilaient dans le

ciel bleu vif. Sur ces plans successifs et versicolores, la

chaîne des hautes montagnes posait, comme sur un écrin

ouvert, le diadème scintillant de ses cimes. Elle s’enchâssait,

magnifiquement ouvrée, entre l’or massif du Salève et le

bronze patiné des Voirons, fixée par la forte griffe du Môle.

C’était tout d’abord le formidable diamant du Mont-Blanc, la

pièce souveraine, colossal et resplendissant joyau, taillé à

grands éclats, entouré des précieuses gemmes du Goûter et

de l’Aiguille du Midi. Puis venaient les trois somptueuses

roses du Plan, de Blaitière et de Charmoz suivies par la su-

perbe couronne dentelée des Grandes Jorasses. À leur

gauche étincelaient les deux splendides brillants de l’Aiguille

du Dru et de l’Aiguille Verte. Ébloui, le regard se portait alors

sur la dernière et la plus limpide peut-être de ces pierres

royales, la radieuse Aiguille d’Argentière, dont l’eau était si

pure que l’on voyait pâlir sur elle l’azur du ciel.

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— Que c’est beau ! continuait à s’extasier le pasteur, qui

décidément paraissait renoncer en ce jour de fête à sa sévéri-

té coutumière pour ne plus s’abandonner qu’à des senti-

ments de sérénité et d’universelle bienveillance. Que c’est

beau ! Devant de pareilles merveilles, on ne peut qu’admirer

la puissance du Créateur ! Dire qu’il a tiré toutes ces choses

du néant !…

Et Mme Collignon, participant à l’exaltation générale,

s’écria elle aussi, bien qu’elle eût chaque jour ce même pano-

rama devant les yeux :

— Que c’est beau !

Nous ne crûmes mieux faire, pour manifester dignement

notre enthousiasme, que d’entonner, sous l’élan de nos mo-

niteurs, l’hymne national :

Ô monts indépendants,

Répétez nos accents…

que nous chantâmes sur l’air de God save the King.

Puis le pasteur Babel clôtura ces premières impressions

par une éloquente prière où il éleva congrûment vers le Très-

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– 94 –

Haut la reconnaissance de nos cœurs et l’offrande de nos

âmes, tandis que mon regard, quittant la radieuse Aiguille

d’Argentière, revenait tout ému se poser sur le visage, à l’eau

non moins pure, de ma petite amie, qui se tenait douce et re-

cueillie auprès de son oncle. Aussi, pendant l’invocation du

pasteur Babel, me surpris-je à mon tour adressant à ce même

Dieu créateur du Mont-Blanc, du lac et du coteau de Vése-

naz, cette humble mais instante prière :

— Ô mon Dieu, donne-moi le courage d’aborder en ce

jour, ma petite Églantine et inspire-moi pour elle des paroles

charmantes, afin qu’elle puisse savoir combien elle m’est

chère !

— Amen ! fit en même temps que moi le pasteur Babel.

Fut-ce l’effet de cette prière ou la honte de n’avoir pas

mieux su profiter jusqu’ici de la faveur des circonstances, le

fait est que je me sentis aussitôt plein d’une bravoure admi-

rable. Je voyais bien aussi que jamais je ne retrouverais une

occasion pareille d’exercer ma tendresse et cette grave pen-

sée contribuait encore à stimuler mon ardeur. Je me disposai

donc valeureusement à attendre, prêt aux grandes actions,

ce qui allait se passer.

Ce qui allait se passer, c’était bien simple. Comme

l’après-midi ne pouvait s’écouler tout entière à admirer les

montagnes et à louer le Seigneur, des jeux allaient nous offrir

un salutaire intermède, dont la prévoyance de l’excellente

Mme Collignon avait agréablement assuré la variété. Des en-

gins de gymnastique, reck, parallèles, trapèze, pas de géant,

invitaient les fervents d’exercices d’agilité. Dans le petit port

de la villa, des bateaux de plaisance attendaient les amateurs

de canotage. Toute une collection de volants, de raquettes,

de paumes et de cerceaux se proposaient aux demoiselles.

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– 95 –

Une partie de barres s’organisa sur la terrasse. Les boules et

les quilles quêtaient des pointeurs, et il n’était pas jusqu’à un

populaire jeu de tonneau, dont une magnifique grenouille

béante ne sollicitât les adresses.

Allais-je être séparé toute la journée de ma petite amie ?

Inquiet, nerveux, attentif, je suivis la répartition des joueurs,

sans vouloir rien décider pour moi-même avant de connaître

le choix d’Églantine. Je vis Mlle Sarah Collignon s’avancer

vers elle et l’entraîner du côté d’une pelouse où Tripet, le fils

du Modérateur de la Vénérable Compagnie, un maillet à la

main, disposait les arceaux d’un jeu de croquet. Je m’élançai

à leur suite.

— Nous sommes sept, comptait Tripet. Cela ne va pas. Il

faut un nombre pair. Qui est-ce qui sait encore jouer au cro-

quet ?

— Moi ! m’écriai-je.

— Très bien. La partie sera complète. Nous allons main-

tenant tirer au sort les couleurs.

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– 96 –

Il rassembla derrière son dos le faisceau des maillets et

les distribua au hasard, gardant pour lui le dernier. Églantine

eut le bleu ; je reçus le rouge. Ô bonheur ! nous étions dans

le même camp. Ma vaillance grandit.

— Je suis votre partenaire, mademoiselle, lui dis-je de

l’air le plus dégagé que je pus, mais non sans un tremble-

ment infini qui me parcourut des talons aux cheveux.

Elle sourit et parut me reconnaître. Mlle Sarah nous pré-

senta :

— Nicolas Pécolas, un des élèves de maman ; notre amie

Églantine, la nièce du pasteur Babel.

— Êtes-vous fort au croquet ? me demanda Églantine

d’une voix que je jugeai descendre tout droit du ciel.

— Pas précisément, mademoiselle ; mais je ferai mon

possible pour ne pas me montrer trop indigne du camp dont

vous faites partie.

Décidément, Dieu m’inspirait. Je n’aurais jamais trouvé

ça tout seul.

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Nous primes nos boules, chacun selon la couleur corres-

pondant à celle de son maillet. Nous avions encore dans

notre camp la jaune et la verte, que personnifiaient Ducime-

tière et l’une de ses sœurs. Tripet avec la boule brique,

Mlle Collignon avec la boule crème, et deux autres joueurs

que je ne connaissais pas, en possession de la noire et de la

blanche, formaient le camp adverse.

La boule crème de Mlle Sarah avait la main. Elle passa,

l’un après l’autre, les deux premiers arceaux, y adjoignit sans

incident le troisième, mais vint buter contre la cloche, qu’elle

ne réussit pas à franchir. Ducimetière suivait avec la jaune.

Son début fut fâcheux ; après avoir dû reprendre deux fois le

départ, il ne parvint qu’à grand’peine à passer le premier ar-

ceau, et choppa si malheureusement sur le fer du second

qu’il en ricocha dans une position ridicule. La jolie bouche de

Mlle Églantine eut une moue dont l’infortuné Ducimetière ne

dut pas se sentir fier. La boule noire, du camp ennemi, ayant

sur ces entrefaites doublé sans encombre le cap de la cloche,

la sœur de Ducimetière, qui lui succédait, ne crut devoir

moins faire, pour relever l’honneur de sa famille et par sur-

croît la fortune de notre camp, que de prendre deux coups

sur Mlle Collignon et de ne s’arrêter qu’à l’orée des deux der-

niers arceaux qui donnaient accès au piquet de tête. Par

malheur, la boule blanche en fit tout autant. Ce fut alors au

tour d’Églantine. Elle s’avança sur ses bottines, le maillet en

main, le poignet fin, plaça du bout du pied sa boule sur la

ligne de départ, pinça sa robe, leva légèrement son maillet,

dont le manchon bleu décrivit un arc de cercle, et d’un petit

choc sec, bien ajusté, franchit d’un coup les deux premiers

arceaux.

— Bravo ! m’écriai-je flatteusement.

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Le troisième arceau fut passé avec non moins de maes-

tria. Mais, prudente, elle ne voulut point tenter le coup ardu

de la cloche et se contenta de se placer avantageusement

pour le tour suivant.

Hélas ! Tripet allait tout gâter. Le passage de sa boule

brique opéra un véritable ravage. Négligeant Ducimetière,

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dont la position ne pouvait être pire, il fonça comme un sau-

vage sur sa sœur trop bien placée, la croqua sans pitié, prit

deux coups sur la blanche pour aller passer son troisième ar-

ceau, roqua sur Mlle Sarah, qu’il plaça, franchit la cloche, re-

trouva la boule blanche au sortir du cinquième arceau,

l’emmena toucher avec lui le piquet, la reprit dans son jeu de

retour, puis, tombant sur la boule bleue d’Églantine, l’envoya

d’un grand coup de maillet voltiger hors des limites.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria celle-ci, je suis frite !

Je n’eus plus qu’une pensée : voler au secours de ma pe-

tite amie. C’était mon tour. J’assurai mon poignet et invo-

quai le bon Dieu pour la seconde fois. Mes deux premiers ar-

ceaux passés, je me mis tout d’abord en devoir d’exercer sur

l’ennemi de justes représailles. Je débusquai Mlle Sarah de sa

position ; puis, m’attaquant à Tripet, je l’expédiai d’un mail-

let vengeur à l’autre bout du jeu. Je pris ensuite deux coups

sur la noire, pour aller chercher Églantine. Je fus assez heu-

reux pour l’atteindre, et plus heureux encore pour la rejeter

par un carambolage audacieux sur sa cloche, tandis que

j’allais moi-même ricocher sur la blanche, que je délogeai,

tout en me servant d’elle pour m’adjuger un troisième ar-

ceau. Je pus alors venir doucement retoucher Églantine, que

ce léger heurt acheva de placer.

— Faites-moi passer ! supplia-t-elle, les yeux encore

pleins de la terreur de Tripet.

Le coup était délicat. Je le risquai cependant. Je coulai

ma boule derrière la sienne. Les deux sphères se jumelèrent

en un mince contact. Je maintins ma rouge du pied, puis,

d’un choc bien dirigé, j’en fis sonner le bois. Toc ! La bleue

partit en avant, tandis que Mlle Églantine retenait son souffle.

Un second coup : ma rouge s’élançait à sa suite, et, l’une

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après l’autre, les deux boules franchissaient la cloche, dont le

grelot sonnait joyeusement à notre double passage.

— Ça y est ! respira-t-elle.

J’essuyai mon visage trempé de sueur. J’étais bien con-

tent.

— Vous êtes très fort, me dit-elle. Je n’aurais jamais cru

que vous réussiriez.

Je me serais entendu décerner le prix de thème latin aux

promotions du Collège que je n’eusse pas été plus orgueil-

leux.

Le second tour se passa à réparer les ruines. Chacun

avait à reconquérir une place, sauf Églantine et moi, qui en

profitâmes pour mettre derrière nous quelques arceaux. Au

troisième tour, Tripet était corsaire, désormais libre de se li-

vrer sans freina sa redoutable activité ; la noire, la blanche et

la crème de Mlle Sarah n’étaient pas loin non plus de termi-

ner ; quant à nous, nous étions plus ou moins avancés sur le

chemin du retour, à l’exception toutefois de Ducimetière, qui

se battait toujours contre son deuxième arceau.

— Ce malheureux Ducimetière, dis-je, va nous enterrer.

Ce mot eut le privilège de faire rire Mlle Églantine. Mais

notre position n’en était pas moins critique.

Le quatrième tour vit deux nouveaux corsaires, dont l’un

dans le camp de Tripet ; j’étais l’autre. À la fin du cinquième

tour, il y avait trois corsaires dans chaque camp. Mais tandis

que Mlle Sarah tentait sa cloche de retour, notre malencon-

treux Ducimetière n’avait pas avancé d’un pas.

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Ce fut alors que les maillets s’en donnèrent. D’un bout à

l’autre du jeu les boules bondissaient, roulaient, s’entre-

choquaient, zigzaguaient, croquant et toquant leurs couleurs,

sonores, vibrantes, géométriques, acharnées à se poursuivre,

à s’expulser et à rayer d’éclairs bleus, blancs, noirs, rouges le

tapis plane du gazon ras. Une frénésie de chasse animait les

corsaires. La terrible brique de Tripet courait d’effroyables

bordées. Je dois dire que je ne lui en cédais que le moins

possible et que la douce nièce du pasteur Babel elle-même

sentait son fin poignet s’endolorir sous la vivacité de ses

touches.

Un cercle de spectateurs avait fini par se former autour

de nous. Le pasteur Babel nous fit l’honneur d’y mêler un

instant sa redingote.

— Quel est le meilleur joueur ? demanda-t-il, s’intéres-

sant avec condescendance à nos prouesses.

— Monsieur le pasteur, c’est Tripet, déclarai-je, tandis

que le désastreux maillet brique sévissait avec une fougue à

laquelle le digne Modérateur de la Vénérable Compagnie eût

eu peine à reconnaître son sang.

— Oh ! mon oncle, fit alors la voie tout animée de

Mlle Églantine, si monsieur Tripet est le plus vigoureux, moi

je dis que le plus adroit, c’est monsieur Pécolas.

Je me sentis rougir de plaisir.

Sur quoi le pasteur Babel daigna nous gratifier d’un petit

signe indulgent et continua sa promenade.

Lorsque j’eus préconisé un plan de campagne, consis-

tant à faire convoyer le désolant Ducimetière par la boule

bleue et la boule verte pendant que je ferais bonne garde, le

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jeu se serra. Il me fallait à la fois protéger le périlleux voyage

de la boule jaune de Ducimetière contre les entreprises des

corsaires ennemis et maltraiter le plus possible la boule

crème de Mlle Sarah pour lui interdire l’accès de ses derniers

arceaux. C’est à quoi je m’employai de mon mieux. Ce que

furent les péripéties de cette lutte finale, où les grands coups

de Tripet, les énervements des maillets féminins, l’incom-

parable maladresse de Ducimetière et l’ubiquité de ma boule

rouge entrecroisèrent cent fois leurs rayons, je m’abstiendrai

de le narrer. Qu’il suffise de savoir qu’au vingt-huitième tour,

par une astucieuse manœuvre, nous réussissions à amener

notre lamentable traînard de conserve avec nos trois cor-

saires droit devant le piquet de but, où ce furent le petit pied

et le maillet bleu de Mlle Églantine qui eurent la gloire de leur

conférer la touche de la victoire, à la barbe éplorée de nos

adversaires déconfits.

Mieux que tout ce que j’aurais pu rêver, cette partie de

croquet, d’autant plus heureusement terminée qu’elle avait

été chaudement disputée, comblait l’espace qui me séparait

de ma petite amie et qu’une heure avant je pouvais encore

juger incommensurable. Je sentis que je venais d’entrer in-

discutablement dans ses bonnes grâces. J’en fus si transpor-

té que je ne me souviens pas d’avoir jamais éprouvé depuis

un pareil frémissement. Est-il besoin de dire que jamais non

plus auparavant je n’avais rien connu d’analogue ? C’était un

sentiment nouveau, indéfinissable, extraordinairement trou-

blant, qui m’inondait d’une joie mystérieuse et me semblait

jeter tout à coup sur ma vie un grand rayonnement. Le lac,

les montagnes, l’air, le ciel, tout en participait, tout y bai-

gnait comme moi-même et en voyait soudainement décupler

sa beauté.

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Nous descendîmes vers le lac sous les ramures lumi-

neuses. Des tables étaient dressées sur la terrasse, entourées

déjà de groupements animés. Debout sur le parapet et sous

son grand parasol vert, l’honorable M. Barbon envoyait des

gestes à un canot retardataire. L’embarcation approchait,

glissante et grossissante, entre les pattes obliques de ses

rames. L’étudiant en casquette blanche la gouvernait, et

parmi ceux qui la montaient je reconnus Carcaille et le petit

Gaufre. Un chant s’en élevait, dont nous recevions l’harmo-

nie, mêlée au clapotis de l’eau contre les pierres de la rive.

C’était le cantique :

Une nacelle, en silence,

Vogue sur un lac d’azur ;

Tout doucement elle avance

Sous un ciel tranquille et pur.

La voix mélodieuse d’Églantine se mit doucement à ac-

compagner les chanteurs. Jamais cantique ne m’avait paru si

joli !

Pourquoi fallut-il qu’une note intensément comique vînt

déranger l’ordonnance de ces impressions poétiques ? Des

vêtements, une culotte, un veston et jusqu’à une chemise qui

séchaient au soleil ayant requis notre curiosité, nous ne tar-

dions pas à apprendre que, pendant que nous étions occupés

à notre croquet, un incident, qui aurait pu avoir des suites

fâcheuses, s’était produit sur la berge. Deux ou trois de nos

condisciples, dont le gros Cuche, ayant découvert des engins

de pêche, n’avaient rien eu de plus pressé que d’aller se pos-

ter sur les rocs qui protégeaient la terrasse contre les lames

et de tenter l’amorçage par l’immersion de multiples hame-

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çons, convenablement pourvus de mie de pain et de vers de

vase. Au commencement, tout alla bien. En une heure, nos

pêcheurs avaient bien réuni une dizaine de sardines. Mais

tout à coup le gros Cuche avait senti au bout de sa ligne une

résistance inaccoutumée. C’était une énorme perche qui

s’était égarée dans ces parages. Il en vit émerger de l’eau,

dans un tourbillon d’écume, le mufle argenté. Peu expert

dans l’art d’amener la grosse bête, le malheureux Cuche, qui

tenait pourtant de toutes ses forces à sa capture, avait lutté

désespérément, suant à longues gouttes, tirant, secouant, se

cramponnant, appelant au secours.

— Par ici ! criait-il. Venez m’aider ! C’est la pêche mira-

culeuse !

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Hélas ! le miracle s’était bien produit, mais en sens in-

verse. Entraîné par le poids de sa bête, vaincu par ses com-

motions, perdant l’équilibre, le gros Cuche était tombé dans

le lac. On l’en avait retiré non sans peine, car, l’endroit étant

assez profond, notre imprudent ami, que dominait au surplus

la fatale lourdeur de son derrière, y avait enfoncé jusqu’aux

oreilles, pendant que sa ligne, plus légère, filait rapidement à

la remorque de la perche dans la direction du haut lac.

Ruisselant, soufflant, jetant l’eau, il avait été vivement

transféré dans la maison, dépouillé de ses habits, frotté et

changé. Ce n’était heureusement qu’un bain. Effectivement,

nous le vîmes reparaître, affublé de vêtements empruntés à

la garde-robe du banquier Collignon et dans lesquels, malgré

son excès d’embonpoint, il flottait comme dans une nasse.

Le spectacle était si risible qu’une hilarité générale accueillit

sa rentrée dans le monde des hommes. Mlle Collignon elle-

même, bien qu’encore sous le coup de son émotion, ne put

se retenir d’y participer, et l’on vit jusqu’au pasteur Babel,

dont la figure paraissait pourtant imperméable à toute gaîté,

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s’enfouir un instant dans son mouchoir pour y déplisser à

son aise ses lèvres minces.

C’est à peine si un calme relatif put s’établir pour nous

permettre d’entendre, avec la déférence convenable, la

prière que l’inlassable ecclésiastique crut encore de sa mis-

sion de prononcer préalablement au goûter qui nous atten-

dait.

Ma ferme intention était d’y prendre part dans le voisi-

nage immédiat de ma petite amie. Pour la troisième fois, le

Seigneur daigna exaucer ma prière. Il le fit d’autant plus faci-

lement que les joueurs de croquet prirent tous place à la

même table. Je n’eus qu’à m’installer d’autorité auprès

d’elle, ce dont elle parut d’ailleurs enchantée. Nous avions

en outre avec nous Carcaille, Crotu et le gros Cuche, qui,

dans les habits du banquier Collignon, occupait bien double

place à lui tout seul.

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J’ai beau rassembler mes souvenirs, je me vois tout à

fait incapable de me rappeler ce qui, durant ce goûter, nous

fut servi. Fut-ce l’onctuosité des crèmes ou la croustillance

des pâtisseries qui donna le ton à cette collation ? Y eut-il

des sandwichs, des cakes, des sorbets ? Bûmes-nous des si-

rops, du thé, du laitage ? Les fromages y développèrent-ils

leurs arômes et les confitures leurs bouquets ? Tout ce dont

je me souviens, c’est que Cuche, qui en avait d’ailleurs grand

besoin, n’oublia pas de réclamer le bénéfice de son pari et se

fit impitoyablement adjuger la part de gâteau de Tripet.

J’étais tout à l’exquis émoi de me sentir près d’Églantine ; je

n’avais d’autre impression que celle de sa robe blanche qui

vivait à quelques pouces de moi, que celle de ses longs che-

veux qui noyaient ses épaules, de son bras qui frôlait le

mien, de sa tête souriante et rose qui se tournait souvent de

mon côté. Mais d’elle je me rappelle tout, ses mouvements,

ses gestes, ses regards, je me rappelle ses paroles, tout,

jusqu’au moindre mot.

Nous ne nous parlâmes pas tout de suite. Il fallut

d’abord entendre Cuche raconter son accident, Carcaille sa

promenade en bateau ; puis on revint longuement sur les pé-

ripéties du croquet. Mais quand ces divers sujets eurent été

épuisés, je songeai à en aborder de plus intimes avec ma jo-

lie voisine. Le rêve que j’avais fait se réalisait : j’allais pou-

voir lui confier quelques-uns de mes sentiments, et peut-être

la questionner sur quelques-uns des siens.

— Ah ! dis-je tout ému, quel beau jour ! quel temps su-

perbe !…

— Oui, fit-elle gentiment.

— Quand on pense qu’il aurait pu pleuvoir !…

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Elle me regarda, sourit, puis dit :

— Vous n’aimez pas la pluie ?

— Oh ! non, fis-je, j’aime mieux le soleil que la pluie !…

Pas vous ?

— Ça dépend, fit-elle. J’aime le soleil dans le canton de

Vaud, mais à Genève je préfère la pluie.

— Tiens ! m’étonnai-je. Pourquoi ?

— C’est que Genève me semble faire bien... je veux dire

s’allier naturellement avec la pluie… tandis que le canton de

Vaud… ah ! le canton de Vaud !…

Sa voix se nuança d’enthousiasme, son œil brilla, toute

sa figure s’anima sous son joli chapeau de Montreux.

— Alors, demandai-je, vous aimez mieux Vevey que Ge-

nève ?

— Oh ! s’écria-t-elle, il n’y a pas de comparaison !…

Puis elle reprit, intriguée :

— Vous savez donc que je suis de Vevey ?

— Mais oui, fis-je, on me l’a dit.

— C’est vrai, je suis Veveysane… Mais ce n’est pas seu-

lement Vevey, c’est toute la contrée qui l’entoure… Cully,

Lutry, Clarens, Montreux… C’est le plus beau pays du

monde !

Elle me parla de ce pays, son pays, comme elle disait.

Elle m’en décrivit les aspects, les sites enchanteurs ; elle

évoqua les courbes de ses rives, leurs vignes en gradins,

leurs corniches, leurs monts, les innombrables bourgades qui

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les animent, Saint-Saphorin sur son golfe, Chexbres sous son

signal, Marsans, Glérolles, la Tour-de-Peilz et sa ruine, Blo-

nay et son manoir, Clarens, ses quais, ses platanes, son bois

de châtaigniers, son cimetière, le vieux castel du Châtelard,

l’élégance de Montreux entre sa double baie, Vernex, Glion,

Territet, Veytaux et, comme pour garder décorativement ce

magnifique ensemble, le grandiose et romantique château de

Chillon, plongeant dans le miroir du lac le reflet de ses neuf

tours.

— Il n’y a pas de comparaison ! répétait la petite Vau-

doise.

— Genève, objectai-je un peu piqué, Genève est pour-

tant une belle ville.

— Oui, il y a des rues, des ponts, des monuments… mais

il n’y a pas la nature, le cadre… Ah ! si Genève était sur le

coteau de Lavaux, ce serait évidemment une belle ville.

Je restai un instant rêveur. Je songeais à ce pays doré où

je n’avais jamais été. Le plus loin que j’étais allé, c’était à

Nyon. Je me rappelai avoir vu là le lac s’ouvrir comme une

mer, le ciel s’élargir et de nouvelles montagnes apparaître

bleuâtres vers l’est. C’était là-bas, là-bas… De grands stea-

mers s’y dirigeaient à travers l’immensité bleue ; des trains y

tendaient de toutes leurs fumées. Mais je n’avais pris ni les

uns, ni les autres. L’azur du ciel semblait s’y éclaircir et celui

du lac s’y accentuer. C’était de là-bas qu’elle venait, de la

côte enchantée, du pays du soleil, des vignes et des châ-

teaux.

Je la regardai, je vis le tissu léger de son cou palpiter fi-

nement sous son oreille nacrée, mon cœur remua et je

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n’hésitai plus à me convaincre qu’une pareille petite fée ne

pouvait en effet venir que d’une contrée merveilleuse.

— Je voudrais connaître Vevey, dis-je.

— Est-il possible que vous n’ayez pas été à Vevey ?

Vous n’allez pas quelquefois dans le canton de Vaud ?

— J’ai été à Nyon.

— Vous n’êtes pas même allé jusqu’à Lausanne ?

— Non.

— Vous n’avez jamais vu le fond du lac ?

— Non.

— Vous n’avez jamais vu la Dent du Midi ?

— Jamais, avouai-je.

Je crus qu’elle allait me considérer comme un phéno-

mène, mais elle soupira :

— Il est vrai que Genève est si loin !…

Je me sentis néanmoins diminué à ses yeux de ne pas

connaître la Dent du Midi.

— Est-elle plus belle que le Mont-Blanc ? demandai-je.

— Beaucoup plus belle. Elle a sept pointes.

— Alors, dis-je, ce n’est pas une dent, c’est toute une

mâchoire.

Elle rit, et je pus contempler ses petites dents à elle,

blanches, fines, émaillées, reposant comme un double rang

de perles sur la soie rose de leur mignon coffret.

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On passait une coupe où elle prit une orange.

C’était une énorme orange de Jérusalem, rouge et corti-

queuse. Elle emplissait ses deux mains de sa lourde sphère.

— Oh ! dit-elle en commençant à la dépouiller, elle est

trop grosse pour moi. Voulez-vous partager ?

Je me sentis devenir plus rouge que l’orange de Jérusa-

lem. Mon cœur battit violemment. Je n’eus pas la force de

répondre.

Son ongle rosé brilla dans la pulpe sanglante. Elle déta-

cha la moitié du fruit pour me l’offrir. Mes doigts tremblèrent

en la recevant. Adam devait avoir tremblé ainsi sous l’arbre

du jardin d’Eden. Mais bien que sachant ce qu’il en était sur-

venu, ma conscience ne me fit nullement entendre que je

succombais au même péché. Mon tremblement était une

jouissance exquise, et quand le jus parfumé, précieusement

pressé par mes lèvres, coula dans mon gosier, remplissant

ma bouche de sa fraîche saveur, je me sentis transporté en

plein paradis.

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Je disais que je ne savais pas ce que j’avais mangé chez

Mme Collignon : je me rappelle et me rappellerai toujours que

j’y ai mangé la moitié d’une orange.

Mais il me fallait dire quelque chose pour cacher mon

trouble.

— Quel est votre fruit favori ? balbutiai-je.

— Le raisin, répondit-elle. Et vous ?

Je n’osai pas répondre l’orange. Je m’en tirai par une

nouvelle question :

— Le raisin blanc ou le raisin noir ?

— Le raisin blanc, cela va sans dire ; le noir n’existe pas

pour une Vaudoise.

— C’est vrai, approuvai-je, le blanc est bien meilleur.

Nous dégustions chacun notre dernière tranche d’o-

range, elle en rêvant peut-être à ses raisins blancs de La-

vaux, moi en pensant sûrement aux jolis doigts qui l’avaient

séparée.

— L’avez-vous trouvée bonne ? fit-elle avec un petit

coup de langue sur le bout de son index.

— Oh ! très bonne, délicieuse… Je me demande si elle

vient réellement de Jérusalem.

— Je ne pense pas ; ce doit être le nom de cette sorte. Je

ne crois pas d’ailleurs qu’il soit nulle part question d’oranges

dans la Bible.

— Je ne vois pas non plus, dis-je en faisant de vains ef-

forts de mémoire.

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J’aurais pu demander sur ce point l’avis autorise de Car-

caille, mais je me trouvais si bien de notre conversation à

deux que je ne jugeai pas à propos de le faire intervenir.

— Tandis qu’on y rencontre beaucoup de raisins, ajou-

tai-je. Le raisin est un fruit biblique.

— Oui, il y a les raisins du songe expliqué par Joseph.

— Les raisins et les ronces de la parabole.

— La grappe rapportée par les Israélites.

— La vigne de Noé.

— Celle de Naboth.

— Les fruits de la Bible, dis-je, sont le raisin, la pomme,

la figue, l’olive, la grenade, la pistache…

— Et le fruit de l’arbre de Vie…

— Celui-là, c’était peut-être l’orange.

— Mais non, puisque personne n’en a jamais mangé,

Dieu craignant que nous ne devenions éternels comme lui.

— C’est juste, dis-je, confus, en me rappelant le passage

de la Genèse. Vous êtes forte sur les Écritures. Lisez-vous

beaucoup la Bible ?

— Mon oncle m’en fait apprendre un chapitre chaque

matin.

— Et ça vous plaît ? Vous aimez la Bible ?

— Ça dépend : j’aime les histoires de l’Ancien Testa-

ment ; je n’aime pas les prophètes ; j’aime les paraboles ; je

n’aime pas les épîtres.

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– 114 –

— Et quel est le personnage de la Bible qui vous est le

plus sympathique ?

Ses mignons sourcils se rapprochèrent un moment, puis

elle dit :

— Comment voulez-vous que je réponde ?… Je suis bien

obligée de dire Jésus, puisque c’est lui qui nous a sauvés.

— Oui, sans doute… Mais Jésus n’est pas un person-

nage, c’est le Fils de Dieu. Mettons-le à part.

— Alors, voyons… Eh bien, je pencherais… je penche-

rais pour Rebecca.

— Pourquoi ?

— Parce que son histoire fait rêver toutes les jeunes

filles… Et vous, quel est votre personnage préféré ?

— Moi, répondis-je sans hésiter, c’est le roi Salomon.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il a écrit le Cantique des Cantiques.

Un coup de tonnerre éclatant inopinément dans

l’atmosphère paisible qui régnait sur le lac n’aurait pas pro-

duit pareil effet.

— Oh ! fit-elle, toute rouge à son tour, serait-ce vous qui

avez écrit cette carte que j’ai reçue ?

— C’est moi, dis-je avec une forte étreinte intérieure,

mais décidé à soutenir courageusement ma responsabilité.

C’est moi. Est-ce qu’elle vous a plu ?

— Oh ! si vous saviez comme mon oncle s’est mis en co-

lère !

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– 115 –

— Le pasteur Babel s’est mis en colère ?

— Horriblement.

— Un pasteur se mettre en colère !…

— Il a été terriblement fâché.

— Mais pourquoi ?

— Il a dit que c’était une chose épouvantable…

— Oh !…

— Que celui qui avait écrit cela était un monstre…

— Un monstre ?… Mais pourquoi ?

— Je ne sais pas.

— Ce n’était pourtant qu’un verset de la Bible.

— Mais qui disait des choses…

— Cependant tout ce que la Bible dit est excellent !

— Il paraît que non.

— Et vous, êtes-vous fâchée ?

— Moi, non… Mais je n’ose plus vous regarder.

— Je ne croyais réellement pas…

— Oh ! soyez tranquille, je ne dirai jamais que c’est

vous !

— J’ai peut-être eu tort, pardonnez-moi…

— Je…

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– 116 –

— C’est que je ne savais pas comment vous dire… Ç’a

été plus fort que moi… Je…

Mais elle n’écoutait plus. Elle s’était levée. J’étais deve-

nu tout pâle. Heureusement que comme tout le monde se le-

vait aussi, vu que le goûter était fini, son brusque départ ne

parut nullement insolite. Je vis disparaître sa taille blanche,

couverte de ses blonds cheveux, au milieu d’un remous d’en-

fants. Le pompon de son chapeau de Montreux émergea en-

core quelques instants d’entre les têtes, puis je le perdis aussi

de vue. Il me sembla que je tombais dans un vide sans fond.

Toute mon énergie fondait à grandes bulles et se dissolvait.

Une faiblesse étrange m’envahissait. J’allai m’affaisser

contre le mur bas de la terrasse, les coudes sur le parapet, et

je restai là je ne sais combien de temps, des larmes plein les

yeux, tandis que le lac clapotait doucement au-dessous de

moi.

Le moment du départ arrivait. Les moniteurs assem-

blaient leurs élèves et l’honorable M. Barbon, que l’ardeur

déclinante du soleil avait enfin engagé à fermer son parasol

vert, organisait l’évacuation en bon ordre de l’hospitalière

campagne Collignon.

Le retour à Genève devait s’effectuer par le bateau à va-

peur. Cet épilogue de la petite fête n’en était pas la partie la

moins attrayante, et le temps de plus en plus délicieux, dans

la quiétude du soir qui tombait, semblait inviter lui-même au

charme d’une promenade sur l’eau.

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– 117 –

La campagne Collignon était proche du port de Bellevue.

Nous l’atteignîmes en peu de minutes. Notre foule bigarrée

se répandit sur sa petite place, qu’abritaient deux tilleuls.

Elle envahit sa berge de pierre et son embarcadère de bois.

Devant nous, les Voirons faisaient le gros dos sous les ca-

resses obliques du soleil couchant.

— Le bateau ! cria le premier Tripet, voici le bateau !…

On n’en apercevait encore que la cheminée empanachée

glissant derrière les peupliers de la pointe de Genthod. Mais

il ne tarda pas à émerger des verdures et à doubler l’extré-

mité de la mince langue de terre que houppetaient deux pe-

tits arbres verts. Puis il s’équilibra, piqua droit sur nous,

semblable à un gros insecte, avec la corne de sa cheminée,

l’antenne de son mât et les deux yeux rouges de ses prises

d’air. D’aplomb sur ses tambours, il paraissait immobile ;

mais il grandissait à vue d’œil. Nous perçûmes bientôt le

bruit de ses roues. Il poussa un long sifflement sourd et

commença à se présenter de flanc.

— C’est le Bonivard ! annonça de nouveau Tripet.

Les lettres se dessinaient en jaune sur le fond bleu du

tambour : BONIVARD. Au-dessous se voyaient, accotés, les

trois écussons de Suisse, de Vaud et de Genève. Mes yeux se

portèrent sur l’écusson vaudois. Il était à gauche, coupé de

vert et de blanc, et je lus sa devise : Liberté et Patrie.

Lentement, calmement, le Bonivard accostait les pilotis.

M. Barbon fit procéder avec méthode à l’embarquement

et nous passâmes tous devant lui. Il ne resta bientôt plus sur

la plateforme que Mme Collignon et ses deux filles, Esther et

Sarah, qui avaient déjà le mouchoir à la main pour nous sa-

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– 118 –

luer. Le pasteur Babel leur adressait, à la coupée, de der-

nières formules d’adieu, d’édification et de remerciement.

Dans l’entrepont, autour des machines, je retrouvai Car-

caille, le petit Gaufre et le gros Cuche. Celui-ci avait endossé

ses vêtements, secs, mais si rétrécis qu’il s’y trouvait ficelé et

gonflé comme une andouille. Un sifflet brusque, un ronfle-

ment ; les machines bougèrent, s’animèrent dans leur huile.

J’étais très triste.

Je quittai l’entrepont, ses bielles, ses bagages, ses af-

fiches d’hôtels, de messageries et de chocolats, pour aller

m’appuyer contre le bastingage. L’eau filait, s’engouffrait

sous le tambour. Insensiblement, Bellevue s’éloignait, ses

arbres, ses auberges, son débarcadère au bout duquel les

trois silhouettes Collignon agitaient encore leurs mouchoirs.

Tandis que nous longions la terrasse, où j’avais été tour

à tour si heureux et si malheureux, une petite main me prit

tout à coup le poignet. C’était Églantine.

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— Venez, me dit-elle. Allons à l’avant. J’aime tant sentir

le vent du bateau et voir se fendre l’eau !

Fou de joie, je la suivis. Sa petite main ne quittait pas la

mienne.

Nous nous faufilâmes entre les bancs, les chaises et les

pliants, le long du pont encombré de passagers. À mesure

que nous avancions vers l’extrémité du steamer, la brise se

développait et faisait flotter les boucles de la jeune fille. Un

léger roulis se précisait. Des chaînes, des filins dormaient en-

roulés. Au delà de la cloche d’argent du bateau et de

l’engrenage des ancres, il n’y avait plus personne. Par les re-

gards des sabords, on voyait glisser l’eau que venait de cou-

per l’étrave.

— Vous n’avez pas peur ? dis-je.

— Un peu… mais c’est si agréable !…

Elle m’attira contre l’angle de proue. Nous nous ados-

sâmes à des cordages. Nous étions là presque cachés, seuls,

séparés de tout, n’ayant derrière nous que le bruissement du

vapeur, et devant nous, autour de nous, que l’eau, l’eau mi-

roitante et subtile, l’eau dans le cadre lointain et reflété de

ses rives, l’eau attirante, limpide, toute l’immensité de ce

somptueux décor lacustre, où nous ne nous sentions plus

qu’un double et imperceptible point.

— On est bien, ici, murmura-t-elle.

— Oh ! oui, on est bien ! soupirai-je en écho.

Au bout d’un instant, elle enleva son chapeau.

— Tenez-moi, dit-elle en se penchant par-dessus le bord.

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Je sentis mon bras se couler autour de sa taille, tandis

qu’elle avançait craintivement sur l’abîme.

— Oh ! fit-elle en se rejetant en arrière, cela donne le

frisson !

Et je crus sentir courir sur elle comme un léger tremble-

ment.

— Avez-vous froid ? demandai-je.

— Oh ! non, il fait si doux !

La soirée était en effet délicieusement molle : présage de

mauvais temps, peut-être ; mais, pour le moment, sans autre

souffle d’air que la brise provoquée par le mouvement du va-

peur et dans cette pureté extraordinaire qui rapprochait et

colorait les montagnes, on ne pouvait rien rêver de plus ex-

quis.

— Ah ! dit-elle, c’est bien différent de mon premier

voyage !

— Quel voyage ?

— Il y a quelques mois… quand je suis venue à Ge-

nève…

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— Il était plus long, observai-je.

— Je crois bien, quatre heures !… presque tout le lac

Léman…

Elle appelait le lac : le Léman ; moi, je l’appelais : le lac

de Genève.

Alors, la petite Vaudoise me raconta son grand voyage.

Son oncle était venu la chercher à Vevey. Elle s’était

embarquée avec lui un matin. Le temps était beau, presque

chaud, quoiqu’on fût en hiver. Le lac – le Léman – s’étendait

admirablement bleu et calme entre les montagnes grandioses

de la Savoie et les riantes Alpes vaudoises. Au loin, la Dent

du Midi étincelait de toutes ses cimes. Successivement, Chil-

lon, Montreux s’étaient effacés, puis Glion et la Tour-de-

Peilz. La vieille église Saint-Martin était restée plus long-

temps visible. On avait abordé tour à tour Cully, Lutry, Pully,

sous leurs étages de vignobles ensoleillés. Puis on avait tou-

ché Ouchy. Le temps était toujours beau, mais un petit air

froid commençait à tomber de Lausanne. Le lac s’offrait là

dans toute sa largeur et l’on entrevoyait à peine la côte

d’Évian. En avançant vers Morges, l’atmosphère avait encore

fraîchi. En même temps, le ciel et l’eau perdaient graduelle-

ment leur belle couleur, pour revêtir des teintes plus pâles et

plus dures. Le Jura, que l’on n’avait pas aperçu jusque-là,

manifestait vers l’ouest ses croupes monotones. À Rolle, le

vent du nord était devenu intolérable. Il se précipitait rude et

rapide dans la direction de Genève. C’était la bise, la sinistre

bise. Le lac moutonnait. Ses courtes vagues hargneuses har-

celaient le bateau. Puis les côtes s’étaient resserrées, les ho-

rizons rétrécis. Le triste et sombre Jura y faisait prédominer

maintenant ses formes revêches. Coppet, Versoix. La figure

du pasteur Babel semblait s’émacier et se durcir avec le pay-

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sage, à mesure qu’on approchait de Genève. La bise cinglait,

sifflait, glaçait. Ses âpres morsures gerçaient douloureuse-

ment la peau et ses assauts fanatiques empêchaient presque

de se tenir debout. Alors, la ville apparut, morne, grise, me-

naçante. Tapie sous les trois tours noires de sa cathédrale, sa

lourde masse obstruait le lac et, de ses deux bras pâles proje-

tés en avant, semblait vouloir en étrangler le courant. L’arrêt

d’un pont rectiligne y traçait sa barre rigoureuse, devant un

îlot muré d’où quelques hauts arbres dépouillés dressaient

dans un ciel d’acier leurs squelettes. C’était Genève. En

compagnie du pasteur Babel, sévère et terrible comme sa

ville, la pauvre petite Églantine du pays de Vaud avait dé-

barqué transie de froid sur le sol de sa nouvelle patrie.

Ce petit récit m’impressionna vivement.

— Comme vous avez dû être malheureuse ! m’écriai-je.

— Oui, les premiers jours… J’ai bien pleuré. Mais je m’y

suis faite… Et aujourd’hui… aujourd’hui, répéta-t-elle, c’est

bien différent.

Oui, c’était différent. Au lieu de la bise glaciale d’hiver,

c’était le zéphyr odorant de juin. Les rives estompaient dou-

cement leurs verdures dans l’ombre du soir qui montait. Une

suave teinte rose s’était répandue sur la chaîne des hautes

Alpes, où le dôme du Mont-Blanc rougeoyait comme un bra-

sier céleste. Un flot serein nous berçait. Mélodique, un or-

chestre italien faisait soupirer ses violons. La ville s’éployait

langoureusement entre ses jardins, ses parcs, ses terrasses.

Derrière les arches festonnées du pont du Mont-Blanc, les

peupliers de l’île Rousseau enlevaient leur bouquet harmo-

nieux. Une première étoile brilla faiblement au-dessus du Sa-

lève. Quelques fenêtres s’allumèrent aux façades déjà mysté-

rieuses de la ville haute.

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— Oui, oui, aujourd’hui… murmurait presque défaillante

ma petite amie, aujourd’hui, cela me rappelle Clarens…

À ce mot, qu’elle prononça d’une voix si tendre que je

crois en entendre encore l’accent, mon bras, qui, je ne sais

comment, était demeuré autour de sa taille, crut devoir pres-

ser cette dernière avec la plus chaude sympathie.

— Voulez-vous être mon ami ? me demanda Églantine

toute émue.

Si je voulais !… Le cœur bouleversé par cette question,

je ne trouvais pas de mots pour répondre. Mais tandis que

nos têtes s’étaient inclinées l’une vers l’autre, un souffle de

brise vint enrouler autour de mon cou une boucle de ses

cheveux. Ma joue en sentit le contact ; le bout en frôla ma

bouche. Alors, fou, l’esprit perdu, ma tête se pencha encore

plus vers la sienne, et mes lèvres touchèrent sa peau fine,

tiède et veloutée… Je crus que j’allais m’évanouir de bon-

heur.

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Mais si je m’étais vraiment évanoui de bonheur, il eût

suffi, pour me faire revenir à moi avec la plus grande promp-

titude, du poids d’une main dure qui vint au même moment

me tomber sur l’épaule. Je me retournai brusquement. Une

grande ombre était derrière moi, ombre trop matérielle, hé-

las ! car, à en suivre l’arête sombre montant inexorablement

de bouton en bouton, et au cri d’effroi de ma compagne ter-

rorisée, je n’eus pas de peine à reconnaître le spectre du pas-

teur Babel en personne et parfaitement virant.

— Petits misérables !… proféra-t-il, tandis qu’on passait

les jetées de Genève.

Je suppose, par ce qui suivit, qu’il prononça ces mots

avec une intention de pluriel ; mais pour l’instant je ne les

pris que pour moi, et je me sentis tout aussitôt précipité

comme par un coup de tonnerre au plus profond de l’étang

de soufre et de feu dont parlait Carcaille et dont avait si peur

le petit Gaufre.

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— Oh ! pardon ! pardon !… balbutiai-je épouvanté et le

cerveau tournoyant… Monsieur le pasteur ! je ne le ferai

plus !…

— Tu l’as fait, Nicolas Pécolas !… Ne nie pas, je l’ai vu !

Songeais-je à nier ?

— Tu viendras me parler demain, chez moi, à quatre

heures et demie. Quant à toi, ajouta-t-il en se retournant sur

Églantine, ne crie pas ! Je te défends de crier, entends-tu ? Je

t’interdis de pleurer !… Pas de scandale ici ! objurgua-t-il

sourdement.

Il l’entraîna rapidement. Églantine étranglait ses san-

glots. J’entendis un instant le claquement convulsif de ses

dents.

J’étais anéanti.

Comment débarquai-je ? Que se passa-t-il ? Quittai-je le

Bonivard sous l’œil vigilant de M. Barbon ? Pris-je congé de

mes camarades de l’école du dimanche ? Serrai-je les mains

de Carcaille, de Crotu, du gros Cuche, de Ducimetière ? Ou

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m’enfuis-je comme un voleur, comme un coupable ? Je ne

sais. Je dus sans doute tituber le long des quais. Peut-être

songeai-je à me jeter au Rhône. Ce qu’il y a de certain, c’est

que je finis par rejoindre la maison, où je fis ma rentrée pâle

comme un mort.

— Ah ! mon Té ! mon Té !… s’écria tante Bobette en

m’apercevant. Que t’est-il arrivé, mon pauvre enfant ?

Ma mine devait être bien décomposée, car mon père et

le cousin Gobernard, qui était là, ne manifestèrent pas moins

d’inquiétude.

— As-tu mangé quelque chose qui t’a fait mal ? fit mon

père.

— C’est ça !… cria tante Bobette, je suis sûre que c’est

une indigestion !

— Qu’as-tu mangé ?

— Je ne sais pas.

— Du pouding ? de la tourte ?

— Je ne sais pas.

— Comment, tu ne sais plus ce que tu as mangé ?

— Non.

— Voyons, rappelle-toi.

— Une orange.

— Ce n’est pas une orange qui t’a indigéré !

— À moins qu’elle ne fût gâtée, opina le cousin Gober-

nard.

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On m’entourait, on me pressait, on m’accablait de ques-

tions.

— J’y suis ! fit tante Bobette, le nez décisif. C’est la

crème !… Je parie que la crème était tournée !… Ce n’est pas

étonnant avec cette chaleur !

Elle m’emmena dans ma chambre, me déshabilla, me

mit au lit, puis, malgré mes vives résistances, m’administra

de force un vomitif.

Bien entendu, cette médication me rendit encore plus

malade. Sur quoi une nouvelle hypothèse se fit jour dans

l’esprit anxieux de tante Bobette :

— Dis-moi, Nicolas, le lac était-il agité ? As-tu eu le mal

de mer ?

— Je ne sais pas.

— Mais enfin, qu’y a-t-il donc, mon enfant ? qu’y a-t-il,

au nom du ciel ?

Alors, devant les angoisses de tante Bobette, effondré,

prostré, lamentable, n’ayant plus la force de mentir, ni de

rien cacher, je bégayai, tout hoquetant et le cœur décroché :

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— Oh ! tante Bobette !… oh ! tante Bobette !… J’ai em-

brassé la nièce du pasteur Babel !

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Allons, allons, fit le cousin Gobernard, qui était venu le

lendemain prendre de mes nouvelles et auquel il avait bien

fallu raconter toute l’histoire, allons, allons, ce n’est pas si

grave !

— Ah ! vous trouvez ?…

— Bon sang ! ma cousine, vous vous mettez aussi dans

des états… Ce garçon aurait assassiné père et mère que vous

n’en seriez pas plus suffoquée !…

— Mon Té ! mon Père ! persistait à se lamenter tante

Bobette, qui aurait jamais pu penser que notre Nicolas…

C’est la fin du monde !…

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— Non, vraiment, ma bonne Bobette, permettez-moi de

dire que vous exagérez. Tout ça parce que ce petit a embras-

sé une jolie fille !…

— Au nom du ciel ! Gédéon !… s’effarait ma pauvre

tante en se bouchant les oreilles.

Et comme j’assistais, consterné, à ces explications, le

cousin Gobernard, prenant en pitié ma détresse, ajoutait

pour me remonter :

— Puisque tu dois aller te faire admonester par le pas-

teur, vas-y. Mais ne te frappe pas, mon garçon. Ta peccadille

ne tire pas à conséquence. Après tout, cela vaut mieux que

d’avoir manqué un examen ou de t’être donné une entorse.

Et si ce Babel entonne ses grands airs et tape trop fort sur la

poêle du nommé Satan, ne te laisse pas étourdir, mon gar-

çon, et envoie-le carrément bouler. C’est mon avis, conclut-

il.

Heureusement que tante Bobette n’entendit pas la façon

pittoresque dont le cousin Gobernard formulait cet avis, car

c’est alors qu’elle aurait été bien réellement suffoquée.

Un peu réconforté par la cordiale allure du cousin Go-

bernard, je me sentis capable d’envisager sans trop de trem-

blement la perspective de mon redoutable tête-à-tête avec le

pasteur Babel. Aussi mon désir irrésistible de fuir à l’autre

bout de la Suisse, plutôt que d’affronter le terrible ecclésias-

tique, fit-il bientôt place à une plus juste évaluation des

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choses, je veux dire des dangers immédiats que je courais. Je

ne risquais évidemment ni d’être mangé, ni d’être saigné vif,

ni d’être battu, et tout se réduirait, vraisemblablement, à un

formidable savon évangélique, que je n’avais plus qu’à me

préparer à essuyer avec le plus complet héroïsme. Quant aux

dangers ultérieurs, la perte du repos de ma conscience, le ver

rongeur du remords ou même la damnation éternelle,

j’aurais le temps d’y songer.

À quatre heures donc, à l’issue des classes, au lieu de

prendre comme d’habitude le chemin de la maison, je sortis

du collège par la porte de Saint-Antoine et je m’engageai,

d’un pas peu fringant, dans la direction de Champel. Je pas-

sai les ponts des Tranchées. L’observatoire bombait sa cou-

pole grise vers un ciel ironique, qu’interrogeaient aussi,

quelques pas plus loin, les bulbes dorés de l’église russe.

Pour moi, j’avais abandonné tout essai de prière, sentant

que, de ce côté, le pasteur Babel avait toute chance d’être

plus écouté que moi. Sans tenter l’illusoire protection du

moindre parapluie, je m’inclinais d’avance sous l’orage divin,

quitte à chercher à en recevoir le moins possible et à me se-

couer après du mieux que je pourrais.

C’est dans ces dispositions résignées que j’atteignis le

chemin de Champel. Je revis la place triangulaire et son

herbe roussie. Je relus la plaque indicatrice du chemin Mi-

chel Servet. Je me retrouvai enfin devant le clédal de Mon-

sieur Babel, pasteur, comme quatre heures et demie sonnaient

à l’hôpital cantonal. J’en fis jouer le battant. Puis je traversai

le petit jardin d’un pied morne et j’allai, sans aucune espèce

d’enthousiasme, soulever le heurtoir de la porte, qui tomba

en rendant un son mat.

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Une bonne intimidante m’ouvrit. Je lui déclinai mon

nom d’une voix sourde en demandant le pasteur.

— Suivez-moi. Monsieur le ministre est dans son cabi-

net.

Je la suivis dans un vestibule nu, puis le long d’un esca-

lier sévèrement décoré de textes bibliques. À ce moment, je

dois le dire, j’aurais réellement préféré être à cent lieues de

là. Mais il n’y avait maintenant plus à reculer.

Mon cerbère en jupons s’arrêta devant une porte feutrée,

qu’elle poussa et me fit franchir assez rudement par les

épaules, en aboyant :

— Monsieur le ministre, c’est le jeune Nicolas Pécolas.

Je me trouvai dans une pièce assez sombre, où je ne dis-

tinguai d’abord qu’un grand bureau de chêne massif, derrière

lequel, siégeant dans un fauteuil de bois sans capiton, le pas-

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teur Babel profilait sa maigreur ascétique. Courbé sur son

pupitre entre deux piles de bouquins ouverts, le pasteur tra-

vaillait. Complètement médusé par cette présence, je restais

là debout, le chapeau entre les doigts, l’œil sur ce crâne in-

quiétant, attendant qu’il daignât porter son regard sur ma

chétive personne et que sa bouche irritée commençât à me

signifier sa vitupération.

Au bout de plusieurs longues minutes, comme aucun

changement ne survenait, je me hasardai à promener les

yeux sur les autres parties de la chambre, au clair-obscur de

laquelle je m’habituais peu à peu. J’en considérais les murs

chargés de reliures à dos noir, les chaises de cuir, la chemi-

née de marbre gris et sa pendule au sujet de bronze repré-

sentant le patriarche Abraham levant le couteau sur son fils

Isaac pour obéir à l’ordre de Dieu. Une robe pastorale et un

rabat étaient rangés sur un dossier. Dans un coin, un petit

harmonium luisait. Mais ce qui attira surtout mon attention,

ce fut un grand portrait de Calvin, gravé sur bois, qui, de son

cadre d’ébène, semblait dominer toute la pièce. Fortement

éclairé par la fenêtre, dans le rectangle de laquelle venait

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s’inscrire un morceau du paysage brûlé de Champel, le ré-

formateur présentait de trois quarts son faciès émacié, ses

lèvres serrées, le mince flot pointu de sa barbe et son long

nez qui ressemblait à celui du pasteur Babel. Sa tête était

prise dans une calotte qui couvrait ses oreilles et que sur-

montait un bonnet plat. Une queue de renard entourait son

cou. La gravure portait en exergue ces mots : JEAN. CALVIN.

FIDELLE. MINISTRE. DE. LA. PAROLLE. DE. DIEV.

J’examinais ce portrait depuis un bon quart d’heure et je

commençais à me sentir fatigué, n’osant ni bouger, ni m’as-

seoir, lorsqu’un remuement provenant du fauteuil ramena

instantanément mes yeux à leur première position. Effecti-

vement, le pasteur Babel remuait. Je vis sa plume se poser,

sa tête se lever, ses mains prendre appui contre son pupitre

pour reculer un peu le fauteuil, dans lequel le buste se re-

dressa ; je vis ses bras se croiser, son regard s’attacher sur

moi, sa bouche s’ouvrir enfin…

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Tout figé, j’attendais.

— Ah ! te voilà !…

Bien décidé à rester muet comme un poisson ou à ne re-

poudre que par les monosyllabes indispensables, je ne bou-

geai pas un muscle.

— Te voilà, Amalécite !…

Amalécite !… Il me fallut pourtant tressaillir. C’était le

nom du plus méchant de ces peuples païens qui s’opposèrent

en leur temps aux enfants d’Israël et que Dieu finit par ex-

terminer. Aux yeux du pasteur Babel, je n’étais plus qu’un

Amalécite !

— Je me demande avec effarement et consternation, je

me demande avec douleur et déchirement, prononça alors le

pasteur, si j’ai devant moi l’un des élèves de mon école du

dimanche ou un de ces affreux gredins sans feu ni lieu, sans

foi ni loi, qui rôdent par nos rues et désolent notre ville ! Voi-

là donc le résultat de mes efforts ! voilà le fruit de l’enseigne-

ment chrétien que je t’ai inculqué ! Quelle épreuve, Sei-

gneur ! Quelle amertume, ô mon Dieu !…

Il s’arrêta pour juger de l’effet de son petit exorde. Je ne

bronchais pas. Il poursuivit :

— Hélas ! le péché est partout ; il pénètre les cœurs les

mieux gardés ; il exerce en tout lieu son horrible puissance.

Malheureux Pécolas, tu aurais été le dernier que j’eusse

soupçonné d’une mauvaise action. Aussi ma douleur est pro-

fonde. Mais qu’est-elle, Pécolas, qu’est-elle auprès de celle

de Dieu, qui t’a vu comme moi, et que tu as cruellement of-

fensé ?

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– 136 –

Je commençai à trouver qu’il allait un peu loin, je veux

dire un peu haut. Que pouvait faire à Dieu, le Créateur du

ciel et de la terre, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le

Dieu des armées, le Dieu des cohortes célestes, que j’eusse

été surpris, sur l’avant du Bonivard, en train d’embrasser

modestement la blonde nièce du pasteur Babel ?

Mais celui-ci continuait :

— Lorsque Adam, sous l’arbre du jardin d’Eden, mangea

du fruit défendu, il ne se doutait pas des conséquences de

son acte. Mais le péché venait d’entrer en lui. Et les consé-

quences du péché sont terribles. M’entends-tu, Pécolas ?

— Oui, monsieur le pasteur.

— Pour avoir simplement mangé de ce fruit, Adam fut

chassé du paradis terrestre, astreint à travailler la terre, enfin

condamné à mort. Mais ce n’est pas tout. De par ce premier

péché, ce triple châtiment frappa en outre tous ses descen-

dants, le genre humain tout entier ! Ah ! s’il avait prévu cela,

Adam aurait-il goûté de cet abominable fruit ?… M’écoutes-

tu, Pécolas ?

— Oui, monsieur le pasteur.

— Eh bien, cette histoire est celle de tout pécheur. C’est

la tienne, Pécolas, car, une fois engagé dans la voie du pé-

ché, on ne sait où on va. Demain tu en commettras un plus

grave, après-demain un plus grave encore, et de péché en

péché, de chute en chute, tu en arriveras à l’état de pécheur

endurci, incapable de repentance et dès lors voué inexora-

blement à la condamnation éternelle. – Me comprends-tu,

Pécolas ?

— Oui, monsieur le pasteur.

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– 137 –

— Arrête-toi pendant qu’il en est encore temps, malheu-

reux garçon ; ne continue pas à glisser sur la pente fatale,

amende-toi, pleure, repens-toi, tombe à genoux, demande-

moi pardon et surtout demande pardon à Dieu, à Dieu qui est

plein de miséricorde, mais qui est aussi rempli d’horreur

pour le péché… de courroux, de justice !…

Mais je ne tombai pas à genoux. J’étais trop occupé par

une réflexion nouvelle qui venait de naître dans mon esprit.

Si Adam avait péché, me disais-je, c’était qu’il avait contre-

venu à un ordre de Dieu. Dieu lui avait dit : « Tu ne mange-

ras pas du fruit de l’arbre de la science. » Et Adam en avait

mangé. Il avait désobéi. Mais moi, avais-je désobéi ? Où

était-il dit : Tu n’embrasseras pas la nièce du pasteur Babel…

ou n’importe quelle autre jeune fille ?… J’avais beau cher-

cher, je ne voyais aucun texte qui pût m’être appliqué. Si tel

était le cas, avais-je donc commis un péché ?

— Eh bien, Pécolas ? attendait le pasteur.

Il fallait que j’en eusse le cœur net. Je me hasardai :

— Monsieur le pasteur, je voudrais auparavant vous po-

ser une question.

— Parle, je suis là pour t’écouter… et pour l’éclairer, s’il

en est besoin.

— Monsieur le pasteur, où est-il dit dans la Bible que

Dieu défend d’embrasser une jeune fille ?

La tête que fit le pasteur Babel, à cette simple question,

fut des plus surprenantes. Complètement ahuri par ma de-

mande, il se la fit répéter, comme si ses oreilles hésitaient à

l’avoir entendue. Puis il se tira la barbe, fronça le sourcil, me

considéra pour voir si je n’avais pas l’air de me moquer de

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– 138 –

lui, et comme je n’en avais pas l’air du tout, il se retira la

barbe, se gratta le front, puis finit par manifester son réel

embarras en barbotant :

— Mon enfant… mon enfant…

Alors, plein d’assurance, je m’écriai :

— Monsieur le pasteur, cela n’est dit nulle part !

— Comment, nulle part ?…

— Non, monsieur le pasteur, vous ne pouvez me citer

aucun texte, et c’est injustement que vous m’accusez de pé-

ché. Je n’ai pas péché.

— Tu n’as pas…

Certes, j’avais commis des péchés, de nombreux péchés

dans ma vie ; j’avais menti, j’avais trompé, je m’étais mis en

colère, j’avais souhaité le mal, j’avais plus ou moins violé les

neuf dixièmes des commandements ; et beaucoup de ces pé-

chés, à ma honte, avaient été découverts. Or, jamais on ne

m’en avait fait des reproches aussi vifs que pour celui-ci, qui

n’en était pas un, qui ne violait rien du tout, ou qui, s’il en

était un tout de même, paraissait bien petit en comparaison

des autres, une simple peccadille, comme disait le cousin

Gobernard. C’était incompréhensible.

Mais le pasteur s’était ressaisi :

— Eh bien, non, articula-t-il, je ne te citerai pas de texte.

Mais j’en appellerai à un autre témoignage, plus probant

peut-être : ta conscience. Lorsque je t’ai mis la main sur

l’épaule, pourquoi t’es-tu troublé ? pourquoi as-tu tremblé ?

pourquoi aurais-tu voulu te cacher, disparaître, comme

Adam à l’ouïe de la voix de l’Éternel se cacha loin de sa

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– 139 –

face ? C’est ta conscience qui parlait, ta conscience, Pécolas,

et elle te disait : Ce que tu as fait est mal !…

Ce fut à mon tour d’être embarrassé ! Évidemment, ma

conscience avait parlé. Je ne pouvais le nier. Elle avait même

parlé beaucoup plus longtemps que ne le croyait le pasteur

Babel, puisqu’elle était allée s’épancher jusque sur le sein

bouleversé de tante Bobette. Ma conscience s’était, en effet,

amplement manifestée. Mais était-ce bien ma conscience ?

N’était-ce pas plutôt un assemblage obscur de craintes artifi-

cielles, faites de défiance de moi-même et des autres, d’ap-

préhension de l’inconnu, de peur irraisonnée de l’opinion

d’autrui, et qui n’avait rien de commun avec la véritable

conscience ? Plus j’y réfléchissais, moins je parvenais à dis-

cerner dans mon acte le moindre reflet d’un péché. Le bon-

heur dont j’avais été inondé en l’accomplissant me semblait

contradictoire à la notion même de péché. Jamais je n’avais

été heureux lorsque j’avais réellement péché. Aussi répondis-

je au pasteur Babel :

— Je me suis effrayé, il est vrai ; mais, je le vois mainte-

nant, bien à tort. Je n’aurais dû avoir aucun sujet d’alarme,

car je ne commettais aucun mal. Aucun mal, monsieur le

pasteur, aucun péché. Non ! non !… Il n’y a qu’un cas où un

baiser donné constitue un péché, et l’Écriture le dit en

propres termes (décidément je devenais aussi fort que Car-

caille) : c’est quand ce baiser est un baiser de haine. Mais,

monsieur le pasteur, m’écriai-je, ce n’était pas un baiser de

haine que je donnais, c’était un baiser d’amour !

À peine avais-je prononcé ce dernier mot, que je crus

que le pasteur Babel venait d’être touché d’un fer rouge. Il

bondit hors des bras de son siège, marcha à moi tout maigre

et hérissé d’indignation. Sa manche se leva. Je baissais déjà

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la tête en haussant le coude, prêt à recevoir le coup… Mais il

se retint ; son bras retomba. Il devint tout pâle.

— Tu oses discuter avec moi ! frémit-il. Lorsque je te

dis, moi, ton pasteur, moi, ministre du Saint Évangile, que tu

as commis un péché, tu ne me crois pas ?… Mais alors, alors,

tu n’es qu’un révolté !…

Sa fureur était semblable à celle du Dieu d’Israël. Je

croyais voir Jéhovah lui-même sur le mont Sinaï, et son col-

lier de barbe paraissait lancer des flammes.

Mais je me sentais maintenant animé d’une force puis-

sante. Il me semblait presque que je devenais un homme. Je

le défiais. Soulevé par l’injustice de ses paroles, je ne le crai-

gnais plus.

Révolté ! Le mot revenait dans sa bouche. Il l’y roulait,

le faisait sonner, s’en grisait. Il avait trouvé le mot, le mot

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– 141 –

définitif, le mot qui me jugeait et me stigmatisait. Révolté !

révolté ! je n’étais qu’un révolté !

Révolté ! jetait-il comme une écume. Malheur à ceux qui

se révoltent !…

— Je ne suis pas un révolté !

— Satan le tient. Tu es la proie de l’Être du Mal.

— Monsieur le pasteur !…

— Et cette ignoble carte, car c’est évidemment toi qui

l’as écrite, l’envoi de cette carte, oses-tu dire aussi que ce

n’est pas un péché ?

— Elle portait un texte de la Bible.

— Quel texte !…

— Un passage d’un cantique, du Cantique des cantiques,

ce qui signifie, monsieur le pasteur, comme vous l’avez dit

un jour vous-même, le plus beau des cantiques !

— Polisson !…

Puis il se reprit, furieux et se mordant les lèvres :

— Je veux dire… je veux dire… que tu ne sais pas ce

que tu dis !

— Mais, monsieur le pasteur…

— Suffit ! je ne veux plus entendre un révolté !… Va-

t’en !… Je prierai Dieu pour toi.

— Monsieur le pasteur, je…

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– 142 –

— Va-t’en, va-t’en, te dis-je !… Et je t’interdis, je t’inter-

dis, entends-tu, de remettre les pieds à l’école du dimanche !

À ces mots, je fus pris d’une grande angoisse.

— Oh ! mais c’est impossible ! m’écriai-je… Je veux re-

venir à l’école du dimanche !

Je pensai que je ne reverrais plus Églantine.

— Tu n’y reviendras jamais !

— Monsieur le pasteur !

— Tu n’y reviendras que quand tu te seras humilié, que

quand tu auras pris le sac et la cendre, que tu seras convain-

cu de ton péché et que tu seras revenu ici me demander par-

don… pardon à genoux !

— Monsieur le p…

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– 143 –

— Va-t’en ! va-t’en !…

Acculé à la porte, sous son grand geste frénétique, je dus

sortir.

Mais à peine avais-je repassé cette porte, à peine avais-

je été ainsi poussé dans le corridor, que des cris aigus partis

d’une chambre voisine vinrent me glacer d’effroi. Je n’hésitai

que l’ombre d’une seconde à en reconnaître la source.

Ces cris provenaient indubitablement du gosier d’Églan-

tine. D’autres voix s’y mêlaient. Que se passait-il ?

Que lui faisait-on, à elle ?

On la terrorisait, on la maltraitait, peut-être !…

Mon sang ne fit qu’un tour. Je m’élançai dans la direc-

tion du vacarme, tandis que, sorti sur mes talons, le pasteur

Babel se précipitait après moi et tentait de me saisir au collet

pour me jeter dans l’escalier. Mais ma force était à ce mo-

ment herculéenne. Je ne sentis pas plus la poigne du pasteur

Babel que je ne me laissai arrêter par ses injonctions. Affolé

par les cris de ma petite amie, qui retentissaient de plus

belle, je bousculai une porte, par laquelle nous pénétrâmes,

l’un sur l’autre, le pasteur et moi, dans une pièce plus claire

que le cabinet et de même exposition que lui.

Là, un spectacle imprévu vint me remplir d’épouvante.

Fortement maintenue par les deux bras osseux de Mme Babel.

Églantine, la figure décomposée, se débattait avec désespoir

sur un haut escabeau, le corps enveloppé d’un peignoir

comme d’un suaire. Ses magnifiques cheveux dénoués la

baignaient tout entière et coulaient jusqu’à terre. Derrière

elle, une paire d’immenses ciseaux luisants à la main, sautil-

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lait une silhouette étrange, en laquelle je ne tardai pas à re-

connaître M. Paradis, le coiffeur de la rue Tabazan.

— Ze ne vous ferai pas de mal, mademoiselle, ze ne

vous ferai pas de mal, zézayait-il au milieu des sanglots

éperdus de la jeune fille.

— Je ne veux pas ! je ne veux pas !… hurlait-elle. Je ne

veux pas qu’on me coupe les cheveux !…

Paraissant avoir oublié ma présence, le pasteur Babel

s’était porté vers le groupe.

— On te les coupera, malheureuse enfant !… Tes che-

veux ont été pour toi une occasion de chute, on te les coupe-

ra !…

— Je ne veux pas… !

— Opérez, monsieur Paradis. Mais M. Paradis hésitait.

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— Le fait est, monsieur le ministre… une si belle zeve-

lure… le fait est que c’est dommaze.

— Précisément, monsieur Paradis, ses cheveux étaient

trop beaux. Elle en était vaine. Or, a dit le Seigneur, si ton

œil droit te fait broncher, arrache-le ; si ta main droite te fait

pécher, coupe-la, car il vaut mieux pour toi qu’un seul de tes

membres périsse et que ton corps entier n’aille pas dans la

géhenne.

— Très zuste, très zuste, monsieur le ministre. Mais tout

de même… Sans ses zeveux, mademoiselle ne sera plus si

zolie.

— C’est justement ce que je veux. Je veux l’enlaidir.

— C’est dommaze, c’est dommaze… Comment les cou-

perai-ze ?

— Ras.

M. Paradis plongea la main dans le fleuve d’or, en ras-

sembla un flot et ouvrit ses grands ciseaux. Mais il suspendit

encore le coup fatal pour demander :

— Qu’allez-vous faire de ces zeveux, monsieur le mi-

nistre ?

— On les brûlera.

— Miséricorde !… Mais ça vaut très zer, des zeveux pa-

reils !… Ze vous les azète, moi… Ze vous en donne cinq

cents francs.

D’émoi, Mme Babel lâcha d’une main sa victime.

— Cinq cents francs ! s’exclama-t-elle, béante, en jetant

un œil allumé sur son mari. Mon ami !… cinq cents francs !…

Page 146: LL’’ÉÉCCOOLLEE DDUU DDIIMMAANNCCHHEE

– 146 –

Le pasteur Babel eut un léger spasme des paupières. Un

combat intérieur se livrait en lui. Mais ce fut très court. Sa

lèvre se contracta, son cou se raidit, et il répéta durement :

— On les brûlera !…

— Cinq cents francs !… Mon ami !… Pour l’Église ! sup-

plia Mme Babel.

— On les brûlera ! on les brûlera ! fulminait le pasteur

avec une violence croissante…

— Mon ami… Pour les pauvres !…

— On les brûlera !…

Jugeant un plus long délai superflu, l’homme aux ci-

seaux commença sa besogne. Les lames crièrent dans la

chevelure et les premières boucles tombèrent. Églantine san-

glotait à me fendre l’âme.

Je ne pus en supporter davantage. Tout sanglotant aussi,

je m’élançai, je m’emparai d’une des boucles tombées, celle

peut-être qui avait frôlé ma bouche, et je m’enfuis… je

m’enfuis, poursuivi par les « pour les pauvres ! » suppliants

de Mme Babel et les sinistres « on les brûlera ! » du pasteur

Page 147: LL’’ÉÉCCOOLLEE DDUU DDIIMMAANNCCHHEE

– 147 –

Babel, dont je croyais toujours voir le bras noir se profiler fu-

rieusement sur le décor de Champel, pendant que je dégrin-

golais l’escalier, que je traversais le jardin et que je détalais

comme un fou dans la direction de la ville, la poche toute

gonflée de cette mèche chaude qui vivait sous mes doigts.

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Trop excité d’abord pour me rendre

compte de l’énormité de mes actes durant

ce néfaste lundi, je ne tardai pas à mesurer

la gravité de mon cas par la consternation

de tante Bobette, lorsqu’elle eut compris,

sur le peu que j’osai lui en dire, que j’étais

bel et bien chassé de l’école du dimanche.

Elle ne parlait de rien de moins que d’aller

sur l’heure se traîner elle-même aux ge-

noux du pasteur Babel pour implorer mon

pardon. Il fallut toute l’autorité, fort rela-

tive d’ailleurs, mais heureusement efficace

à cette occasion, du cousin Gobernard, qui,

pendant ces jours critiques, crut devoir se

montrer quotidiennement à la maison,

pour la dissuader de ce projet.

— Rien ne presse, disait-il. Avec le temps ça s’arrangera.

Laissons d’abord ce forcené de Babel se calmer.

Et mon père, en homme sage et ennemi de l’éclat,

l’appuyait.

— Quand ce garçon serait privé de son catéchisme

quelques dimanches, le grand malheur ! émettait avec poids

le cousin Gobernard. Tranquillisez-vous, Bobette, le diable

n’est pas encore à ses trousses, et pourvu que d’ici là ce petit

conserve un bon estomac, l’esprit dispos et le ventre libre,

vous aurez tout loisir pour lui concilier à nouveau les bonnes

grâces du Très-Haut.

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Malheureusement, deux au moins des conditions si judi-

cieusement attachées à ma tranquillité et à celle de tante

Bobette par l’excellent cousin Gobernard se trouvèrent bien-

tôt singulièrement compromises. Je ne mangeais plus, je ne

dormais plus, un abattement et une inquiétude insurmon-

tables s’emparaient graduellement de mon esprit. Un malaise

étrange m’étreignait. Le mardi, ça allait encore ; le mercredi,

ça allait moins bien ; le jeudi, ça n’allait plus du tout.

— Diantre ! diantre ! faisait le cousin Gobernard décon-

certé, tu m’étonnes, mon garçon. Qu’est-ce qui t’arrive ? As-

tu un hanneton dans le ciboulot ? Du nerf, saperlipopette !

Et il s’en prenait à tante Bobette :

— C’est votre faute aussi, ma cousine, avec vos lamenta-

tions perpétuelles… Vous l’abrutissez de vos jérémiades !…

— Par exemple ! se récriait tante Bobette. Depuis trois

jours je n’ouvre pas la bouche.

— Mais vous n’en pensez pas moins. Et vous lui faites

une tête !…

Quelle que fût mon affection pour tante Bobette, ce

n’était pourtant pas la tête qu’elle pouvait me faire qui cau-

sait mon désarroi. Ce n’était pas davantage la tristesse que

j’éprouvais à la pensée du désastre qu’avait souffert à cause

de moi ma chère Églantine. Était-ce peut-être l’appréhension

que nous pussions être séparés pour toujours ? Non plus. S’il

n’y avait eu que cela, je n’aurais pas été si angoissé. Les dif-

ficultés auraient au contraire stimulé mon énergie. J’aurais

tout fait pour la revoir. Je l’aurais revue ! Et puisque j’avais

déjà conquis sa sympathie, puisqu’elle m’avait demandé

d’être son ami, rien ne m’aurait arrêté. J’aurais franchi

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monts et vaux, j’aurais accompli des prouesses merveilleuses

pour lui prouver ma tendresse !…

Un tourment plus secret me rongeait. Il était né soudain,

d’une pensée tout d’un coup apparue. Mon altercation avec

le pasteur Babel m’avait beaucoup ému. J’en revoyais le dé-

roulement dramatique ; j’en repassais dans ma tête les

moindres incidents. Mais si je ne parvenais toujours pas à

comprendre ce qui m’avait mérité une si formidable alga-

rade, je me disais cependant que, pour me l’avoir infligée, le

pasteur Babel devait avoir eu des motifs bien puissants,

d’autant plus puissants peut-être que je ne les connaissais

pas. Et je ne me cachais pas non plus, au souvenir de la fu-

reur décuplée de l’ecclésiastique lorsque avait éclaté ce qu’il

avait appelé ma « révolte », je ne me cachais pas que, pour

grave qu’eût été mon premier péché, sa gravité s’était in-

comparablement accrue du fait de n’avoir pas voulu le re-

connaître.

Mais quel pouvait être exactement ce péché, ce péché

énigmatique et redoutable, tellement plus gros de consé-

quences que tous mes péchés antérieurs, qu’il avait fini par

me valoir mon expulsion sommaire du cabinet de M. Babel

et mon exclusion de l’école du dimanche ? C’est ce que je me

demandais avec trouble et transissement. Et tout d’un

coup… tout d’un coup ç’avait été comme une illumination…

une illumination maudite… Un texte, un terrible texte avait

surgi dans ma mémoire, menaçant, tragique, fatal. Je l’avais

recherché en tremblant. Il était encore plus terrible que je ne

le croyais. Jésus, le doux Sauveur lui-même, avait prononcé :

« Je vous le dis en vérité, tous les péchés seront pardonnés

aux fils des hommes, mais quiconque aura péché contre le

Saint-Esprit n’obtiendra jamais de pardon, car il est coupable

d’un péché éternel. »

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Avais-je peut-être commis, sans m’en douter, le mysté-

rieux péché contre le Saint-Esprit ? À cette pensée, une sueur

froide avait inondé mes tempes. Ce péché, cet extraordinaire

péché, celui que tout le sang de Jésus ne pouvait racheter, ce

péché des péchés était-il mon péché ? Horrible incertitude !

Et la féroce sentence se déroulait sans répit dans mon cer-

veau fiévreux, me coupant bras et jambes, m’annihilant,

m’écrasant. Je songeais aux terreurs du petit Gaufre, et ces

terreurs, je les partageais maintenant, j’en connaissais le ver-

tige, j’en éprouvais l’affolant cauchemar… Mon Dieu ! mon

Dieu ! avais-je commis le péché contre le Saint-Esprit ?…

Le vendredi, j’étais sérieusement malade. Le samedi,

devant ma mine terreuse, le cousin Gobernard déclara :

Il n’y a pas à dire, ce petit se fait du mauvais sang.

— C’est le remords ! proféra lugubrement tante Bobette.

— Nom d’un pétard ! il faut le secouer. Ce garçon a be-

soin de prendre l’air. Voyons, Nicolas, que dirais-tu d’une

excursion au Salève ? Ça te va-t-il ?… Ça va ! Je l’emmène

demain.

— Si vous voulez, mon cousin, dis-je sans conviction.

— Bonne idée, approuva mon père. Ça lui fera du bien.

— Gédéon…

— Vous, taisez-vous. On ne vous demande pas votre

avis. Un dimanche à la montagne, croyez-m’en, cela lui vau-

dra mieux que le catéchisme.

Mais tante Bobette avait une objection qu’elle tenait es-

sentiellement à formuler.

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– 152 –

— Gédéon… je ne puis vous confier ainsi Nicolas pour

toute une journée…

— Que craignez-vous ?

— Je crains… je crains… Il faut auparavant que vous me

fassiez une promesse.

— Quoi donc ?

— Gédéon… Gédéon, promettez-moi que vous ne lui di-

rez pas un mot de religion.

— Bien, bien, c’est entendu.

— Vous me le promettez solennellement ?

— Je vous dis que c’est entendu. Préparez-lui son petit

sac, et ne le chargez pas trop. Pas de pain, ni de vin ; nous

nous en munirons à Bossey, au pied de la montagne.

Quelques œufs durs et une tranche de fromage. Le reste, j’en

fais mon affaire. Et demain matin, mon garçon, trouve-toi à

six heures au bas de la Cité, pour le tramway de Carouge.

Sur quoi mon père ajouta :

— Je vous aurais bien accompagnés, mais je crois que la

course serait maintenant un peu trop forte pour moi… Ce sa-

cré Gobernard ! Il a encore des jambes pour monter au Sa-

lève !…

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Le lendemain, comme six heures sonnaient à la tour de

l’Île, je me trouvais au rendez-vous. Je ne tardai pas à voir

apparaître, à mi-côte de la Cité et dégringolant la rue à

grands pas, la corpulente stature du cousin Gobernard, en

large feutre mou, la vareuse au vent, le bâton ferré à la main,

les souliers à clous aux pieds et portant en bandoulière un

gros bissac en toile cachou aux formes singulièrement re-

bondies.

— Tu es exact, c’est parfait. Nous aurons le beau ; le ba-

romètre monte. Pourvu que nous n’ayons pas trop chaud et

que nous puissions faire la grimpée à l’ombre, ça ira bien. Al-

lons, enfourne-toi. Nous aurons tout à l’heure assez à jouer

de nos jambes.

Nous prîmes place dans le véhicule, qui enleva avec ef-

fort le tournant de la rue Centrale, pour se lancer au grand

trot dans la Corraterie, fouetté par le petit air frais du matin.

— Eh bien, mon gaillard, fit-il en m’allongeant une forte

claque sur la cuisse, nous allons respirer un peu de nature et

revoir ce vieux Salève !…

Nous suivîmes la rue du Conseil-Général, nous enfilâmes

l’interminable route de Carouge, nous atteignîmes le pont sur

l’Arve. Puis ce fut Carouge, que nous parcourûmes dans

toute sa longueur entre ses maisons basses. Nous parvînmes

enfin, après de multiples arrêts, place du Rondeau, où, tout

engourdis, nous descendîmes. Le tramway n’allait pas plus

loin. Située à l’extrémité de la petite ville, la place s’ornait

d’un café à tonnelles, à l’enseigne Au Mont Salève, et d’une

auberge à volets gris que ne déparait point le titre ronflant À

Hôtel de l’Europe et devant laquelle stationnait la diligence de

Cruseilles. Deux routes s’en détachaient : celle de Saint-

Julien-en-Genevois, par le Plan-les-Ouates, et celle de Col-

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longes-sous-Salève. Nos sacs bien assujettis, le mien sur le

dos, celui du cousin Gobernard sur son flanc gauche, c’est

cette dernière route que nous attaquâmes. Le ciel était d’un

léger bleu saphir et les pinsons chantaient dans les arbres.

Par une lente montée, nous abordâmes le plateau de

Grange-Colomb. La montagne s’offrait là dans toute son am-

pleur. Elle ressemblait à un énorme dromadaire accroupi,

avec sa bosse que nous allions escalader, son encolure du

creux de Monnetier, et le Petit-Salève formant la tête, qui al-

lait frotter son museau dans le sable de l’Arve.

Nous descendîmes sur Troinex ; nous laissâmes derrière

leurs rideaux d’arbres et dans leurs cris de coqs ses maisons

caquetantes et nous longeâmes son petit ruisseau murmu-

rant. Puis nous poursuivîmes notre chemin sur Bossey, dont

nous ne tardâmes pas à apercevoir la grosse église, ocellée

de son cadran. Mais le paysage avait beau accentuer son pit-

toresque, les flancs du Salève, couturés d’arbrisseaux,

avaient beau rapprocher pas à pas leurs formes géantes, je

ne regardais guère et c’est à peine si je prêtais attention aux

propos dignes d’intérêt du cousin Gobernard sur les lieux, les

gens, les bêtes et les choses.

— Tu ne dis rien. Dors-tu encore ?

— Non, mon cousin.

— Es-tu déjà fatigué ? Trouves-tu que nous marchons

trop vite ?

— Non, mon cousin.

— Nous, nous arrêterons quelques instants ici, le temps

de poser les sacs, de souffler un peu et de compléter les pro-

visions.

Page 155: LL’’ÉÉCCOOLLEE DDUU DDIIMMAANNCCHHEE

– 155 –

Nous débouchions sur la ferme de l’Hôpital de Bossey,

postée contre le socle de la montagne et qui servait d’au-

berge aux ascensionnistes. Des tables et des bancs rustiques

y invitaient à la halte. Le cousin Gobernard s’y sépara de son

bissac, non sans un certain soulagement. Il détendit large-

ment ses bras, remua une bonne demi-douzaine de fois son

épaule droite, puis dit :

— Il n’y a pas d’eau potable au sommet ; nous allons

prendre deux bouteilles.

— D’eau ?

— De vin. Du moment que nous nous chargeons de li-

quide, nous n’allons pas nous amuser à transporter de l’eau.

Une grosse servante accourait, le tablier sur le ventre.

— Tiens, monsieur Gobernard !… Il y a longtemps qu’on

ne vous avait vu par ici.

— Oui, ça fait un bout de temps. On n’est plus jeune !…

Donne-nous, ma fille, deux bonnes gouttes de vin du pays…

et une miche.

Page 156: LL’’ÉÉCCOOLLEE DDUU DDIIMMAANNCCHHEE

– 156 –

Dix minutes plus tard, surlestés des deux bouteilles et de

la miche, la miche dans mon sac, les bouteilles dans les souf-

flets du cousin Gobernard, nous grimpions entre les vignes le

raidillon de Crevin, au bruit frétillant d’un petit torrent.

Formidable, saisissante, verticale et noire, la Grande-

Gorge ouvrait devant nous sa faille monstrueuse. Mince sil-

lon au début, la redoutable fente se creusait, s’approfondis-

sait, se tordait, pour s’évaser vers la crête en un colossal en-

tonnoir. À mesure que nous nous rapprochions de la paroi, le

spectacle devenait écrasant et terrible. C’était à gauche la

surface nue et blanche de la Pierre-à-Papet et le mystère pé-

nétrant de l’inabordable Petite-Gorge ; à droite, c’était le

menaçant Saugonnet, l’éperon du Sarrot, les dangereuses

Varappes, l’arête vive et farouche du Feuillet. Après un âpre

cailloutis où roulèrent quelque temps nos semelles, nous bat-

tions un sentier plus stable et peu à peu nous nous enfon-

cions dans la gorge.

— Eh bien, à quoi penses-tu ? me demanda mon cousin

de plus en plus surpris de mon silence.

À quoi je pensais ? C’est à peine si j’osais me le définir à

moi-même. Mais mes impressions intimes n’étaient certes

point en désaccord avec ce tragique paysage, tandis que, la-

cet après lacet, nous nous élevions et que la montagne nous

engloutissait.

Ayant quitté sa vareuse, qui maintenant chevauchait son

sac, le cousin Gobernard, en chemise de flanelle, marchait

posément devant moi, de son pas de montagne, prenant ré-

gulièrement appui sur son bâton dont le fer crissait sur le sol

abrupt.

Page 157: LL’’ÉÉCCOOLLEE DDUU DDIIMMAANNCCHHEE

– 157 –

Nous montions depuis une heure, quand, avisant un re-

plat de la roche contre laquelle virait notre étroit sentier, il

jugea le moment venu d’opérer un nouvel arrêt. Je pris place

à côté de lui sur la margelle de pierre. Droit sous nos pieds

dévalait le précipice hérissé de broussailles. Devant nous se

dressait vertigineusement l’autre paroi de la gorge, avec ses

assises énormes, ses escarpements, ses surplombs, ses cor-

niches, ses crénelures et ses couches géologiques. Un rocher

singulier s’en détachait, brandi de la montagne comme un

sinistre pantin, et qu’on appelait la Poupée. Un fragment de

roc délité roula des hauteurs avec un bruit d’enfer. Il sautilla

sur des éboulis et se perdit dans l’abîme. Gardienne du

gouffre, la Poupée semblait grimacer.

— À quoi penses-tu ? répéta le cousin Gobernard.

— Mon cousin, fis-je alors très impressionné, je voudrais

vous demander… mais je ne sais pas…

— Quoi donc ? interrogea-t-il avec encouragement.

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– 158 –

— Mon cousin… pourriez-vous me dire… ce que c’est

que… le péché contre le Saint-Esprit ?

— Le péché contre le Saint-Esprit ?… Qui est-ce qui t’a

fourré cette bourde dans la tête ?

— C’est Jésus.

— Quel Jésus ?

— Mais Jésus… Jésus de Nazareth… le Sauveur,

quoi !… C’est dans la Bible.

Mon cousin me regarda de ses gros yeux, remplis à la

fois de narquoiserie et de bonté, avec l’air de dire : « Je me

doutais bien, mon petit, de ce qui te tracassait ! » Mais

comme il ne se pressait pas de répondre, me méprenant sur

son silence, je lui demandai encore :

— Mon cousin, connaissez-vous la Bible ?

— Je la connais, fit-il, probablement mieux que toi.

— Eh bien alors, fis-je, pourriez-vous au moins me

dire… Vous avez dit que ce que j’avais commis en… embras-

sant la nièce du pasteur Babel… n’était qu’une peccadille.

Mais il n’y a pas de peccadilles devant Dieu, il n’y a que des

péchés, et dont le moindre est puni de la mort du pécheur.

Alors, pourriez-vous me dire s’il est écrit quelque part dans

la Bible que ce que j’ai commis est un péché ?

Les deux gros yeux, bons et narquois, se fixèrent de

nouveau sur moi.

— Mon pauvre garçon !… Non, cela n’est dit nulle

part… Pas que je sache, au moins… Mais quand la Bible le

dirait, qu’est-ce que cela ferait ?

Page 159: LL’’ÉÉCCOOLLEE DDUU DDIIMMAANNCCHHEE

– 159 –

Ce fut à mon tour de le considérer avec étonnement, at-

tendant qu’il voulût bien m’expliquer cette dernière phrase,

qui me paraissait des plus incompréhensibles.

Au lieu de cela, il me fit d’abord raconter par le menu

mon entrevue avec le pasteur, qu’il ne connaissait qu’im-

parfaitement et qu’il écouta très attentivement, m’en faisant

même répéter certains points. Il resta ensuite longtemps si-

lencieux, se bornant à envoyer, d’un bâton méditatif, de pe-

tits cailloux voler dans le précipice. Je voyais son front se

plisser et ses veines se gonfler. Je me demandais ce qu’il ru-

minait.

Il se décida enfin.

— J’avais bien promis à ta tante, commença-t-il, de ne

pas entamer avec toi le chapitre de la religion. Mais, vrai-

ment, je ne puis te laisser dans l’état d’inquiétude, de réelle

souffrance où je te vois. Non, non, continua-t-il avec force,

ce n’est pas possible. Je t’aime, mon garçon, et j’ai pitié de

toi. Je romps ma promesse. C’est une bonne action.

Ce début solennel ne laissa pas de m’émouvoir. Qu’est-

ce que le cousin Gobernard pouvait bien avoir à me révéler ?

J’attendis la suite avec impatience.

Un nouveau caillou fut projeté plus vigoureusement et le

cousin Gobernard, assurant sa voix sur un ton tout ensemble

ferme et mesuré, prononça :

— Tu crois donc à tout ce que la Bible dit ?

— Mais il faut bien, mon cousin, puisque c’est la vérité.

— Alors tu t’imagines que la Bible est la vérité ?

— Sans doute.

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– 160 –

— Eh bien, détrompe-toi, mon garçon. La Bible n’est pas

la vérité. Ceux qui te le disent te mentent ou se leurrent. La

Bible n’est nullement la vérité. C’est un livre comme un

autre ; et comme, en maintes de ses parties, il est plus vieux

que la plupart des autres, il est aussi beaucoup plus plein

d’erreurs, de faussetés, de contre-vérités, de contes, de lé-

gendes, de superstitions, dont il n’y a pas lieu de croire un

seul mot.

— Ce n’est pas possible, mon cousin, fis-je très effrayé et

pensant qu’il devenait fou.

— C’est si possible, mon enfant, que rien n’est au-

jourd’hui plus certain.

— Non ! non !…

— Sur la foi de ce qu’on t’enseigne à l’école du di-

manche, tu ne doutes pas que la Bible ne soit inspirée de

Dieu et que le livre dicté par lui ne soit, jusqu’au moindre

mot, exempt de tout mensonge comme de toute erreur. Mais

la Bible est-elle vraiment inspirée ? Tout est là. Comment le

sais-tu ? On te l’a dit. Et si on te dit le contraire, qui croiras-

tu ? Tu devras donc essayer de te rendre compte par toi-

même des fondements de ta croyance en la divinité des Écri-

tures… Me suis-tu, Nicolas ?

— Oh ! parfaitement, dis-je, commençant à me rassurer

un peu sur l’état mental de mon cousin.

— Qu’est-ce donc que la Bible ?… Et, d’abord, d’où pro-

viennent les documents réunis sous ce titre ? Quelle en est la

valeur ? Qui les a écrits ?

— Mais, dis-je, les Évangiles ont été écrits par Matthieu,

Marc, Luc et Jean, les épîtres par Paul, les prophéties par

Page 161: LL’’ÉÉCCOOLLEE DDUU DDIIMMAANNCCHHEE

– 161 –

leurs prophètes, les Psaumes par David, le Cantique des Can-

tiques par Salomon et le Pentateuque par Moïse.

— Eh bien, non, mon ami. La plupart de ces attributions

traditionnelles sont controuvées. On ignore à peu près com-

plètement en quels temps et par quels auteurs ont été rédi-

gés ces écrits soi-disant sacrés. Ce sont des inconnus qui ont

tracé les règles sous lesquelles ont vécu, souffert et gémi tant

de siècles… Les cinq livres du Pentateuque, par exemple,

ceux qui contiennent le récit des origines et le code de l’an-

cienne Loi, ne sont pas l’œuvre de Moïse.

— Le Pentateuque n’a pas été écrit par Moïse ?

— Aucunement.

— Cependant…

— Juges-en par toi-même.

D’un air malicieux, il tira du fond de sa vareuse une pe-

tite bible de poche qu’il me tendit.

Ah ! cousin Gobernard ! cousin Gobernard ! je me suis

demandé bien souvent si cette petite bible s’était vraiment

trouvée par hasard dans votre vêtement, comme vous me

l’affirmâtes sans rougir, ou si vous n’aviez pas prémédité dès

le départ de manquer à la promesse que vous aviez fallacieu-

sement faite à la pauvre tante Bobette !

— Ouvre au Deutéronome, dernier chapitre, et lis.

Je lus attentivement les douze versets du trente-

quatrième chapitre du Deutéronome. C’était le récit de la

mort de Moïse, de son enterrement, du deuil des Israélites

pendant trente jours et de la nomination de son successeur

Josué.

Page 162: LL’’ÉÉCCOOLLEE DDUU DDIIMMAANNCCHHEE

– 162 –

— Eh bien ? demanda le cousin Gobernard lorsque j’eus

terminé ma lecture.

— Eh bien ? dis-je sans comprendre où il voulait en ve-

nir.

— Tu ne vois pas ?

— Quoi ?

— Tu ne trouves rien là d’extraordinaire, si l’on admet

que Moïse soit l’auteur de ce livre ?

— Non.

— Comment !… Moïse écrivant le récit de sa propre

mort !… de son propre enterrement !…

Je me frappai la tête comme un imbécile.

— Je n’avais jamais vu ça, fis-je, ou plutôt je n’y avais

jamais pris garde en le lisant.

— Les gens qui lisent la Bible, observa mon cousin, ne

voient généralement rien. Ils la lisent sans réelle attention,

par habitude, par marmottement. C’est à eux que pourrait

s’appliquer cette parole : Ils ont des yeux pour voir et des

oreilles pour entendre, mais ils n’aperçoivent ni ne com-

prennent. – Eh bien, que dis-tu de Moïse racontant sa mort ?

Comment expliques-tu ça ?

J’aurais pu évidemment répondre, comme l’eût fait sans

doute Mme Collignon, que c’était un mystère. Mais je préférai

reconnaître honnêtement que je ne l’expliquais pas.

— Cependant, ajoutai-je, on pourrait peut-être accepter

que ce chapitre ait été écrit postérieurement à Moïse par

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– 163 –

quelque autre écrivain sacré, qui en aurait complété le Deu-

téronome.

— Mais alors, si ce chapitre n’est pas de Moïse, qui peut

assurer que l’avant-dernier soit de lui, ou le précédent, ou

n’importe lequel des autres ? On va très loin comme cela…

et nous irons en effet très loin. – Cherche, maintenant, Ge-

nèse, trente-six, trente-et-un.

Je lus :

— « Voici les rois qui ont régné dans le pays d’Édom,

avant qu’un roi régnât sur les enfants d’Israël. »

— Eh bien ? fit de nouveau le cousin Gobernard.

Honteux de ma distraction précédente, je m’absorbai

longuement, profondément sur ce simple verset qui n’avait

l’air de rien, comme devant un rébus. Tout à coup je m’é-

criai :

— J’y suis !… Du temps de Moïse, il n’y avait pas de rois

sur Israël ; il n’y en eut que beaucoup plus tard. Par consé-

quent ceci ne peut avoir été écrit par Moïse, ni même par un

de ses successeurs, mais seulement par quelqu’un qui vivait

sous les rois.

— Ou après, ajouta sceptiquement le cousin Gobernard.

Quelque rude que fût le choc, je ne pouvais cependant

me rendre du premier coup.

Fort à propos je me rappelai qu’un dimanche tante Bo-

bette était rentrée toute en colère à la maison ; elle venait

d’assister au sermon d’un pasteur libéral qui avait poussé,

paraît-il, son libéralisme jusqu’à avancer que les cinq pre-

miers livres de la Bible pouvaient bien ne pas être de Moïse

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– 164 –

et que cela n’avait que peu d’importance pour l’autorité de la

Bible.

J’exposai le fait à mon cousin.

— Le pasteur libéral avait peut-être raison, avançai-je.

— Le pasteur libéral avait tort, et ta tante Bobette était

parfaitement fondée à être en colère contre lui. Si ces livres

ne sont pas de Moïse, l’autorité de la Bible en est bel et bien

compromise, car la Bible spécifie en propres termes qu’ils

sont de lui.

Mon cousin me montra, en effet, plusieurs passages de

l’Ancien Testament où cette partie des Écritures était explici-

tement attribuée à Moïse et d’autres dans le Nouveau d’où il

ressortait que Jésus, le Fils de Dieu, n’avait pas hésité à par-

tager cette illusion.

Voilà donc déjà, pensais-je, un chapitre et une bonne

douzaine de passages dont la gênante présence s’accordait

mal avec ma croyance en l’inspiration des Écritures. Où al-

lait-on s’arrêter ? Alors que l’existence d’un seul texte sus-

pect me paraissait inconciliable avec l’idée que je me faisais

du Saint-Livre, ma confiance, ébranlée sur un point, pouvait-

elle imperturbablement subsister pour le reste ?

J’étais ahuri, consterné, et peu s’en fallut que, devant

ces révélations, je ne me laissasse choir d’émotion dans la

Grande-Gorge, sous l’œil même de la Poupée.

— Eh ! attention, saperlipopette ! Nous ne sommes pas

sur le Grand-Quai !…

Et réajustant son bissac, qu’il passa cette fois sur son

flanc droit, empaumant son bâton et donnant du jarret sur

ses souliers à clous :

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– 165 –

— Mais nous n’allons pas moisir ici. Debout, mon gar-

çon ! Nous pourrons continuer à causer tout en marchant.

La conversation continua, en effet, tantôt morcelée par

les incidents du chemin, tantôt plus suivie au cours des

nombreux arrêts dont nous entrecoupions la montée.

— Alors, mon cousin, par qui a été écrit le Pentateuque ?

Le cousin Gobernard toussa, cracha, souffla, ferroya co-

pieusement de la canne.

— De nombreux savants, mon enfant, se sont appliqués

à débrouiller ces difficiles questions de l’origine des textes

bibliques. S’ils n’ont pu qu’exceptionnellement en détermi-

ner les vrais auteurs, au moins ont-ils souvent réussi à en

établir approximativement la date. Pour le Pentateuque, il

paraît certain qu’il ne fut rédigé que sous Esdras, après le re-

tour des Juifs de Babylone.

— Mille ans après Moïse ! m’écriai-je.

— Mais il comprend des documents de toutes les

époques : légendes rapportées de Babylone, fragments de lé-

gislations diverses, récits de temps reculés transmis de

bouche en bouche, mutilés et transformés par les siècles.

Quelques-uns de ces morceaux sont extrêmement anciens.

C’est ainsi qu’on a découvert, dans des fouilles en Chaldée,

un code de lois antérieur à l’époque supposée de Moïse et

très semblable aux commandements attribués au législateur

hébreu.

J’écoutais bouche bée. De nouveaux et extraordinaires

horizons s’ouvraient devant moi.

— Maintes traces de cette antiquité subsistent dans nos

textes. Voici, par exemple, l’histoire de Rebecca.

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– 166 –

Je dressai l’oreille.

— As-tu jamais remarqué, dans ce poétique conte, un

détail bien typique ? Lorsque Éliezer, le serviteur d’Abraham,

reconnaît en Rebecca celle qu’il doit demander en mariage

pour Isaac, que lui donne-t-il ?

— Un anneau d’or et deux bracelets.

— Très bien. Il lui passe les bracelets aux mains, mais

où lui met-il l’anneau ?

— Mais… au doigt, je pense.

— Pas du tout, au nez.

— Au nez ?

— Parfaitement. Reporte-toi au texte.

Je m’y reportai, car j’avais toujours entre les mains la

petite bible du cousin Gobernard, et je lus, en effet, avec stu-

péfaction dans le récit d’Éliezer : « Je mis l’anneau à son

nez. »

— Ce détail, continuait mon cousin, fait bien voir que

cette charmante histoire nous vient en droite ligne d’une de

ces tribus de bédouins qui parcouraient autrefois ces pays,

avec leurs troupeaux et dont les filles avaient l’habitude de

se pendre des anneaux au nez, comme le font encore de nos

jours certaines peuplades sauvages.

Il faudra, me dis-je, que je signale à Églantine ce détail

pittoresque de l’histoire qui fait rêver toutes les jeunes filles.

Et je m’imaginai aussitôt la jolie nièce du pasteur Babel avec

un anneau d’or au bout de son nez… Mais cela ne lui rem-

placerait pas ses cheveux ! pensai-je tristement.

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– 167 –

— Voilà les perles que l’on trouve encore dans ces vieux

récits, poursuivait mon cousin. Mais dans quel état nous

sont-ils parvenus, défigurés par des légions d’annalistes,

massacrés par les copistes, maquillés par les interpolateurs,

triturés par les prêtres et rendus à rebours par les traduc-

teurs ! Quand on examine de près les livres du Pentateuque,

on n’y trouve plus qu’un innommable ramas de débris de

tous les peuples, de tous les temps et de toutes les religions,

qu’un capharnaüm de loques disparates dont pas une n’a

conservé sa broderie originale.

Sur quoi, le cousin Gobernard changea de nouveau son

bissac de côté.

— Quant aux autres parties de l’Ancien Testament, re-

prit-il, elles ne font pas meilleure figure. Il n’en est aucune

qui puisse légitimement se prévaloir du nom dont elle se

pare.

— Les Psaumes de David ne sont pas de David ?

— Non.

— Le Cantique des Cantiques n’est pas de Salomon ?

— Pas davantage. Ce qu’il y aurait de plus authentique,

ce sont certains écrits des prophètes. Encore les plus respec-

tables d’entre eux, ceux qui nous ont été transmis sous le

nom d’Esaïe, doivent-ils être répartis entre deux auteurs dif-

férents qui vivaient à deux cents ans de distance, tandis que

d’autres, comme le livre de Daniel, ne constituent que

d’infâmes supercheries, dont il faut retarder l’élucubration

jusqu’à une époque où l’empire perse n’existait plus et où la

fameuse fosse aux lions n’était plus qu’un conte bleu.

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– 168 –

J’en fus bien fâché pour l’intéressant Daniel, mais j’avais

hâte d’aller plus loin.

— Et le Nouveau Testament, mon cousin ?

— C’est encore pire, mon garçon. Nos évangiles ne sont

que des rédactions de troisième ou de quatrième main,

d’après des récits antérieurs qui ont disparu et qui n’avaient

d’ailleurs guère plus de consistance que les fables sur Romu-

lus et Rémus de l’histoire romaine ou que l’épopée de notre

héroïque Guillaume Tell. Les documents probants font à tel

point défaut que certains savants ont été jusqu’à mettre en

doute l’existence même de Jésus.

— Cependant, mon cousin, Matthieu et Jean l’ont con-

nu ?

— D’après nos récits, oui. Mais ces deux dignes person-

nages ne sont nullement responsables des écrits qui

s’autorisent de leurs noms. Nous avons même, pour ce qui

concerne Jean, deux déclarations de son évangile, qui mani-

festent clairement qu’il n’en est pas l’auteur.

Mon cousin me montra ces passages, qui me parurent,

en effet, si formels que je dus m’incliner.

— La naïveté de ces compilateurs est si grande qu’ils

vont jusqu’à raconter des choses qu’il était matériellement

impossible que personne ait vues ou entendues. C’est ainsi

que nos évangélistes n’éprouvent aucune difficulté à rappor-

ter des paroles prononcées par leur maître pendant qu’ils

dormaient.

— C’est ici, observai-je, qu’il faut bien croire qu’il n’y

avait que Dieu qui pût les leur dicter.

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– 169 –

— Leur a-t-il aussi dicté les innombrables erreurs et con-

tradictions dont fourmillent leurs textes ?

— Il y a des erreurs jusque dans les Évangiles ?

— Les Évangiles n’en sont pas plus exempts que le reste

de la Bible.

— Un exemple, mon cousin, un exemple, je vous en

supplie !

— À ton aise, mon ami. Voyons d’abord le fait le plus

simple : la naissance du Christ. Matthieu le fait naître sous

Hérode, c’est-à-dire, au plus tard, quatre ans avant notre

ère ; Luc place sa naissance au moment d’un recensement

qui eut lieu dix ans après. Laquelle de ces deux dates est la

bonne ? Dieu aurait bien dû nous faire connaître d’une façon

plus précise, ne fût-ce que pour nous permettre de mieux

fixer notre ère, l’époque d’un événement qu’il devait juger

important.

— Patapla ! m’écriai-je. Toute la chronologie qui dégrin-

gole !

— Voyons la mort. Dans les trois premiers Évangiles,

Jésus est crucifié le lendemain de la fête de Pâque ; dans le

quatrième, le supplice a lieu la veille. À l’âge maintenant.

Pour Jean, Jésus a près de cinquante ans lors de sa mort ;

pour Luc, il en a trente-deux. Passons au ministère. Luc le

fait durer un an et demi ; Jean le prolonge sur plus de trois

ans…

— C’est extraordinaire ! fis-je, réellement abasourdi par

ces divergences.

— Quelques détails, au hasard. Selon les trois premiers

Évangiles, Jésus commence sa prédication après que Jean-

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– 170 –

Baptiste a été mis en prison ; selon le quatrième, avant. Dans

le miracle de Jéricho, Luc lui fait guérir son aveugle en en-

trant dans la ville, Marc en la quittant, et Matthieu lui en fait

guérir deux. « Ne prenez pas de bâton pour le voyage », font

dire Matthieu et Luc à Jésus envoyant les douze apôtres en

mission ; « prenez-en un », lui fait au contraire recommander

Marc. « Tu seras aujourd’hui même avec moi dans le para-

dis », promet, dans Luc, le crucifié au bon larron ; mais il ap-

paraît bien, dans Jean, qu’il n’a pas pu tenir sa promesse, car

il déclare trois jours après à Marie de Magdala : « Je ne suis

pas encore remonté vers mon Père. » Ce pauvre Jésus sort

bien inconséquent des mains de ses annalistes, heureux en-

core quand ils ne le transforment pas en malfaisant idiot,

comme Marc qui, contant à son tour l’affaire du figuier,

maudit et desséché par le Seigneur parce qu’il n’y avait trou-

vé que des feuilles et pas de fruits, ajoute : « Or, ce n’était

pas la saison des figues. »

— Assez ! fis-je tout altéré.

— Mais ce qui est autrement grave que toutes ces

inexactitudes, c’est l’incompatibilité foncière qui existe entre

le Jésus des trois premiers évangiles et celui que nous pré-

sente Jean. Il y a là deux personnages complètement diffé-

rents, contradictoires, irréductibles. Il y a là deux Jésus. Le-

quel choisir ? Aussi le plus grand des Pères de l’Église, saint

Augustin, a-t-il pu s’écrier : « S’il n’y avait pas l’autorité de

l’Église, je ne croirais pas à l’Évangile. » Or, comme nous

autres protestants nous ne croyons à l’autorité de l’Église

qu’à cause de l’Évangile, tu peux calculer ce qu’il en reste.

De son épaule droite, le cousin Gobernard fit passer la

courroie de son bissac sur son épaule gauche.

Je cherchais toujours à résister.

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– 171 –

— Et les prophéties, mon cousin, les prophéties ! Nierez-

vous que les prophéties n’aient prédit Jésus ?

— Une simple observation, mon ami, répliqua le cousin

Gobernard. Si les prophètes avaient vraiment prédit Jésus,

les Juifs, qui croient comme nous en leurs prophètes, au-

raient reconnu Jésus pour leur Messie. Ils ne l’ont point fait.

C’est donc qu’ils n’ont jamais pensé que ces fameuses pro-

phéties se rapportassent à Jésus. Et ils ont raison. Les évan-

gélistes qui les invoquent, ou ne les comprennent pas, les ci-

tant d’après une version grecque pleine de fautes, ou forgent

de toutes pièces les événements qu’ils racontent pour les

faire concorder avec de pseudo-prophéties. C’est ainsi que

Matthieu, imaginant l’histoire de la naissance miraculeuse de

Jésus, cite Ésaïe en ces termes : « Voici, la vierge sera en-

ceinte et elle enfantera un fils. » Or, si l’on se reporte au

texte invoqué, on trouve qu’il n’y est pas du tout question

d’une vierge, mais d’une jeune femme, ce qui ne présente

plus rien de miraculeux et n’avait nullement besoin d’at-

tendre huit siècles pour se produire… – Mais tu ne com-

prends peut-être pas, mon enfant, la différence qu’il y a entre

une vierge et une jeune femme ?…

— Si, si, je la connais très bien, fis-je, me rappelant à

point la lumineuse leçon de Mme Collignon à ce sujet.

— C’est donc à une vulgaire erreur de traduction qu’est

due l’origine de cette légende, qui est devenue un dogme

pour toutes les Églises chrétiennes. Ailleurs, ce même Mat-

thieu, qui a une prédilection pour les oracles, applique à la

trahison de Judas une parole qu’il donne comme étant de Jé-

rémie. Or, la citation, dénaturée du reste comme toujours,

est non de Jérémie, mais de Zacharie. Le fraudeur est pris là

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– 172 –

sur le fait. Le maladroit s’est simplement trompé de pro-

phète. Il a pris Zacharie pour Jérémie !…

Très égayé et de plus en plus en verve, le cousin Gober-

nard poussait de grands éclats de rire.

Nous étions arrivés à l’endroit dit l’Écho de la Grande-

Gorge, et les deux mots « Zacharie », « Jérémie » se répercu-

taient avec ses rires, de haut, de face, de biais, de derrière et

semblaient même remonter sardoniquement du fond de

l’abîme. C’était d’un effet bizarre, impressionnant et quelque

peu satanique, si j’ose encore employer ce terme.

Une fois sur le chapitre des divagations bibliques, mon

cousin fut intarissable. Il s’amusa aux dépens d’Élie, qui

trouve moyen d’envoyer une lettre au roi Joram, alors qu’il

est depuis longtemps mort et enterré, je veux dire enlevé au

ciel. Il s’extasia sur le chiffre de cinq cent mille hommes

d’élite tués au cours d’une seule bataille par Abija à Jéro-

boam, alors qu’aucune guerre antique ou moderne n’a été

capable d’occire à la fois un nombre aussi fabuleux de com-

battants. Il se demanda comment Aaron avait fait pour mou-

rir en deux endroits différents et comment les Égyptiens s’y

étaient pris pour poursuivre les Israélites avec de la cavale-

rie, bien que tous leurs chevaux eussent péri par la cin-

quième plaie. Il s’étonna que Dieu, qui avait fixé les jours de

l’homme à cent vingt ans, ait laissé vivre beaucoup plus

longtemps les patriarches. Il me découvrit que, pour la Bible,

le lièvre était un animal ruminant, ce qui était jusqu’ici con-

traire à mes notions, pourtant rudimentaires, d’histoire natu-

relle. Il me fit faire des calculs sur l’âge d’Abraham, qui me

prouvèrent que la Bible était non moins brouillée avec les

plus simples opérations de l’arithmétique. Puis il se livra à

toutes sortes de conjectures pour comprendre comment

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– 173 –

Caïn, après le meurtre d’Abel, avait pu craindre d’être ren-

contré et tué, puisqu’il n’y avait plus sur la terre que deux

hommes, lui et son père Adam, dont le troisième enfant,

Seth, n’était pas encore né. Fallait-il en induire que la terre

était déjà habitée ? Mais alors par qui ? Quels étaient ces

autres hommes ? Et Adam n’était-il plus l’unique père des

humains ?…

Que sais-je encore ? J’en oublie les trois quarts, mais le

peu que j’en rapporte suffit à faire comprendre le singulier

état d’esprit dans lequel on se doute que je me trouvais.

Bref, de fil en aiguille et de Jésus à Caïn, nous nous re-

trouvions au premier livre du Pentateuque et, à travers le

cours des âges, nous en étions remontés jusqu’à son premier

chapitre, qui est, comme chacun sait, celui de la création.

— Oui, fit alors mon cousin, les sept jours ! On n’ose

plus parler de jours, quoiqu’il s’agisse bien de jours en réali-

té, puisqu’ils ont un soir et un matin. On dit maintenant « les

époques ». Soit, adoptons les époques.

Il me fit remarquer d’abord une chose des plus cu-

rieuses. Dieu, créateur du ciel et de la terre, n’avait pas créé

l’eau. En effet, si on le voit créer le ciel au second jour, créer

la terre au troisième, en aucun des sept jours de la semaine

originelle on ne le voit créer l’eau. Il se borne à séparer en

deux, au second jour, par la création de l’étendue, une eau

qui existait. Avant toute chose, nous dit le texte, il y avait un

chaos liquide et ténébreux au-dessus duquel se mouvait le

souffle de Dieu. Semblablement à Dieu lui-même, l’eau pré-

existait. Mon cousin m’expliqua que c’était là le reste véné-

rable d’une très vieille théogonie orientale, où l’œuvre créa-

trice était représentée comme une victoire de Dieu sur les

forces hostiles des eaux de l’abîme. Pour cette époque recu-

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– 174 –

lée, le bleu du firmament était de l’eau, que l’on voyait se ré-

unir, sur l’horizon marin, avec l’autre bleu, celui des eaux in-

férieures ; et le ciel n’était que l’espace restreint qui séparait

ces deux masses d’eau et où étaient suspendus, pour prési-

der au jour et à la nuit, les luminaires du soleil, de la lune et

des étoiles. Il n’était donc pas exact d’enseigner, d’après la

Genèse, que Dieu était le créateur du monde : il n’en était

que l’ordonnateur.

Après m’avoir fait sentir l’intérêt de ce vieux texte, qui

contribuait à nous éclairer sur les plus anciennes concep-

tions de l’univers, mon cousin ne manqua toutefois pas de

m’en faire aussi reconnaître l’absurdité. Loin que les eaux

fussent primordiales, elles se trouvaient encore suspendues à

l’état gazeux dans les couches supérieures de la planète en

ignition, alors que le noyau terrestre était depuis longtemps

formé. Toute lumière nous venant du soleil et des astres,

l’idée d’une lumière antérieure à la matière cosmique et in-

dépendante d’elle était extravagante. Comment le soleil

avait-il pu être créé après la terre qui tourne autour de lui et

comment, sans le soleil, cette terre avait-elle pu se couvrir

de végétation ? Tout cela était du plus haut comique. Il était

au reste parfaitement faux que les végétaux fussent apparus

avant les animaux. Et me montrant dans les rochers qui nous

faisaient face l’affleurement d’une couche géologique :

— En quelques coups de marteau, mon ami, tu trouve-

rais probablement là quelque fossile animal antérieur à

l’apparition de toute espèce de plante sur notre planète.

Il n’était pour ainsi dire pas un détail du récit sacré qui

ne constituât une hérésie scientifique. On y voyait les oi-

seaux créés dans la même journée que les poissons et précé-

dant les animaux terrestres, ce qui était le contraire de la

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– 175 –

réalité. Quant à l’homme, c’était tout à fait mystérieux. Si,

dans le premier récit de la création, il apparaissait en dernier

lieu, comme couronnement de l’œuvre du sixième jour, dans

le second récit, qui lui est particulièrement consacré, on

nous le montrait formé avant les plantes, et par conséquent

avant le soleil !… « Et Dieu vit que tout ce qu’il avait fait

était très bon. » Il était vraiment satisfait de peu.

Mais plus rien ne pouvait m’étonner. Ou plutôt je ne

m’étonnais plus que d’une seule chose, c’était de n’avoir pas

vu tout cela moi-même et d’avoir dû attendre les révélations

du cousin Gobernard. J’étais comme quelqu’un à qui on

vient de découvrir le secret d’un tour de prestidigitation et

qui, l’instant d’avant plein d’admiration, s’écrie, l’instant

d’après : « Mon Dieu, que c’est bête ! » Je me rendais

compte maintenant de ma naïveté ; peu à peu, le sortilège se

dissipait, l’ombre s’évanouissait, les ténèbres s’éclairaient ;

j’éprouvais un sentiment étrange d’ébahissement à la fois et

de délivrance : la prison s’ouvrait et je demeurais encore tout

interdit sur le seuil à me demander si j’allais oser affronter

l’air pur, la lumière, le soleil.

En même temps nous sortions de la partie resserrée de

la gorge et nous débouchions dans le cirque supérieur, dont

tout un flanc nous apparaissait déjà baigné de clarté. L’hori-

zon des pentes s’élargissait, soutenant un toit de saphir in-

tense de plus en plus vaste. Les ramures chinoises des sapins

s’y profilaient sur le vert clair des hêtres, des saules et des

sorbiers. Dans l’herbe, la gentiane printanière nous ouvrait

son œil bleu, la potentille dorée et la cotonneuse anthyllide

sonnaient leurs notes pimpantes, tandis que les cyclamens

roses, tapis sous les mousses, distillaient leurs parfums et

que la globulaire, la saponaire, les drabas brodaient les ro-

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– 176 –

chers de leur soie bigarrée. Chaque pas nous rapprochait de

la crête.

— Encore un petit effort ! dit mon cousin en changeant

pour la dernière fois son bissac de côté.

Et tout à coup ce fut le grand large, l’éblouissement, la

féerie. Au détour d’un dernier buisson, nous avions mis le

pied sur le gazon ras du sommet et nous émergions dans

l’azur.

— Hein, c’est beau ! fit le cousin Gobernard en soufflant

cordialement.

L’immense vallée du Léman se développait à perte de

vue et géographiquement sous nos yeux, avec la plaine écla-

tante de son lac, ses rives somptueuses, ses côtes mollement

inclinées, entre les vagues du Jura et la mer écumante des

sommités alpestres. Coiffant son port, Genève, ramassée

d’abord autour de Saint-Pierre, déployait spacieusement ses

quartiers, projetait ses faubourgs, éclaboussait tout son vert

canton de ses innombrables cottages et de ses blancs vil-

lages. Au delà, vers le nord, la ligne du littoral vaudois fuyait

en ondulant, ponctuée par les étincellements de ses villes,

Coppet, Nyon, Rolle, puis s’incurvait gracieusement vers

l’est où, tout au fond, brillait encore Lausanne. S’enfonçant

entre la Tour de Gourze, la Dent d’Oche et les Cornettes de

Bise, la belle plaine bleue disparaissait ensuite, absorbée par

les Alpes de la Savoie. De ce côté, c’était un formidable en-

tassement de pics, de dômes, de pointes, d’aiguilles, de

crêtes, de môles, une gigantesque forteresse prenant tout

l’est et le sud, avec ses avancées énormes, ses contreforts,

ses bastions, ses fantastiques escarpes, ses fraises, ses ma-

checoulis, poudrée de ses glaciers et crénelant vers le ciel

ses mille redans de neige, armés et faisant feu de tous les

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rayons du soleil. C’étaient le mont de Semnoz, les dents de

Lanfon, la Tournette, la Tête de Parmelan, Soudine, Balajou,

les piques aiguës des Aravis, la chaîne des Vergys ; puis,

c’était, majestueux, triple, dominateur et colossal, le bloc

foudroyant du Mont-Blanc, avec les blindes braisillantes de

sa coupole et ses glacis rutilants ; c’étaient ensuite les assises

du Brezon, le Môle, le resplendissant Buet, et, plus à gauche,

les Alpes de Sixt, la pointe de Tanneverge, l’Avaudruz, la

frise du Criou, plus à gauche encore le Roc d’Enfer… Ex-

traordinaire et fascinant spectacle, dont je ne me lassais pas

d’embrasser l’ensemble ou de distinguer les détails, passant

du vert des campagnes, au bleu du lac, au blanc des cimes,

fou de couleurs, ivre d’espace et comme noyé dans cette

magnifique apothéose.

Soudain, j’eus un tressaillement. Là-bas, près du Buet,

mais si loin, si loin que ce ne devait plus être en Savoie, je

venais de découvrir une fine aigrette à sept pointes d’argent,

si délicate qu’elle semblait flotter dans l’éther. Je la désignai

à mon cousin.

— La Dent du Midi, répondit-il.

Mes yeux se voilèrent de larmes. Ils restèrent longtemps

fixés sur la belle montagne de ma petite amie. Puis ils s’en

détachèrent lentement, suivirent longuement la route du lac,

passèrent sous Lausanne qui brillait, voguèrent en vue de

Rolle, de Nyon, s’engagèrent entre les rives resserrées du Pe-

tit-Lac, cherchèrent Bellevue devant la languette du Creux

de Genthod, débarquèrent à Genève… Ils s’arrêtèrent un ins-

tant sur la tour de Champel, qui s’effilait entre les arbres ;

puis ils rencontrèrent Carouge, retrouvèrent le ruban blanc

du chemin de Troinex et vinrent se perdre dans les buissons

qui masquaient Bossey, les buissons noirs de la gorge qui

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s’ouvrait sous mes pieds, cette terrible Grande-Gorge où ve-

nait de sombrer ma croyance.

— À table ! cria le cousin Gobernard. À table, mainte-

nant, nous l’avons bien gagné !

Il était onze heures, et le soleil tombait à plomb. Il

n’aurait fallu rien de moins que le parasol de M. Barbon pour

rester sur le sommet. Aussi cherchâmes-nous un abri, que

nous ne tardâmes pas à trouver à l’ombre des arbustes crois-

sant en contrebas de la première assise du côté de Genève.

Nous y installâmes notre campement.

— Ce sac était diablement lourd ! s’exclama le cousin

Gobernard en en débouclant les courroies avec une légitime

satisfaction. Qu’est-ce que ma vieille Fanchette a bien pu y

fourrer ? Je suis aussi curieux que toi de le savoir. Mais

voyons d’abord le tien. Espérons que les œufs de la tante

Bobette ne seront pas arrivés en trop fâcheux état.

La miche de la ferme de l’Hôpital ayant été sortie, on

trouva, par-dessus une belle tranche de Gruyère aux yeux

humides, une douzaine d’œufs soigneusement empaquetés,

mais dont la plupart étaient en effet cassés, ce qui pour des

œufs durs n’offrait pas grand inconvénient.

— Allons, il n’y a pas trop de mal… Mais je parie qu’elle

a oublié le poivre et le sel. Juste ! Sacrée Bobette ! Pourvu

que Fanchette y ait pensé !

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Fanchette y avait pensé. Deux petits paquets renfermant

du poivre et du sel furent découverts dans un coin du bissac.

Ce bissac contenait bien d’autres merveilles. On en tira un

énorme pâté, croustillant et safrané, qu’un coup de couteau

démontra plein de jambon et de veau reposant dans un lit de

gelée. Ce fut ensuite un magnifique saucisson, luisant et re-

plet, dont l’odeur engageante et forte allumait les narines.

Deux côtelettes de porc suivirent, enrubannées de papier.

Douze cornichons, bien roulés dans du coton imbibé de vi-

naigre… À chaque exhibition, je poussais un cri de joie et le

cousin Gobernard m’imitait sans réserve.

Mais ce n’était pas tout. Je le vis plonger encore au fond

du sac et en retirer un demi-poulet, gras, dodu, doré, blanc,

qu’il éleva triomphalement.

— Les armes complètes de Genève ! s’écria-t-il. À

gauche, la demi-volaille. À droite, la clef de la cave… La

cave, la voici, fit-il en montrant les deux bouteilles… Et au

cimier, auréolées du lumignon, les trois lettres J H S, qui si-

gnifient, selon les meilleures autorités : J’ai Horriblement

Soif !

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Ce n’était pas tout encore. On découvrit, dans l’inépui-

sable bissac, un petit pot de miel, des biscaumes, un paquet

de croquettes de chocolat Suchard, qui me parurent avoir été

mises là à mon intention, un mignon flacon d’eau de cerises

pour le cousin Gobernard et jusqu’à deux gobelets de cuir

qui nous permirent de boire le vin de Bossey plus chrétien-

nement qu’au goulot des bouteilles.

— Ah ! mon garçon ! ah ! mon garçon ! quel festin nous

allons faire ! salivait le cousin Gobernard. Je me sens un ap-

pétit !… Car si j’ai horriblement soif, j’ai aussi horriblement

faim. Attaquons !…

Nous attaquâmes incontinent. Le pâté, comme de juste,

eut les honneurs de l’ouverture.

— Hein ! mon gaillard ! que dis-tu de ça ?…

J’en disais tellement que je ne disais rien, car j’avais dé-

jà la bouche pleine.

Le petit vin de Bossey ne fut pas inférieur à sa réputa-

tion. Il accompagna merveilleusement le fumet du pâté. Et

quand les premières gouttes en passèrent mon gosier, une

bienheureuse délectation coula dans mon être en sueur, avec

le désir instinctif d’en bénir quelque prévoyante Providence

qui aurait poussé l’amabilité jusqu’à en avoir fait mûrir le jus

exprès pour moi.

— Ça va mieux ! s’épanouit le cousin Gobernard, après

une série déjà imposante de formidables bouchées. Ça va

mieux ! Ça commence à aller mieux !…

La moitié du pâté avait disparu. Ça commençait, en ef-

fet, pour moi aussi, à aller mieux !… Une escouade rouge de

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coccinelles striait un rocher. Un épervier brochait de ses

ronds la soie du lac.

— Cependant, mon cousin, cependant, dis-je…

— Encore une tranche !

— Je veux bien… Cependant, mon cousin, le monde ne

peut pas s’être fait tout seul !

— Ah ! nous y voilà !… fit mon cousin en vidant d’un

coup son gobelet de cuir. Nous y voilà ! C’est le fameux ar-

gument, le grand argument ! Le monde ne s’est pas fait tout

seul. Tu l’entendras souvent. C’est ce que j’appellerai l’argu-

ment du pâté. Ce pâté ne s’est pas fait tout seul, donc, Dieu

existe.

— Il y a d’abord le charcutier, insinuai-je.

— Précisément, il y a le charcutier. Parlons-en, du char-

cutier !

Après une nouvelle rasade et un nouvel assaut au pâté,

promu soudain à la dignité de pâté théologique, mon cousin

continua :

— Qui a fait le pâté ? C’est le charcutier. Mais qui a fait

le charcutier ? — Qui a fait le monde ? C’est Dieu. Mais qui a

fait Dieu ? — Je sais qui a fait le pâté, mais je ne sais pas qui

a fait le charcutier, et comme je n’ai aucune espèce de ren-

seignement à cet égard, je ne cherche pas à le savoir. Car, en

vertu du même principe, il me faudrait ensuite savoir qui a

fait celui qui a fait le charcutier, et ensuite qui a fait celui qui

a fait celui qui a fait le charcutier qui a fait le pâté, et ça n’en

finirait plus, comme dans la chanson de l’alouette. Eh bien,

pas plus que je ne cherche à savoir qui a fait le charcutier, je

ne cherche à savoir qui a fait le monde. Je ne puis me sous-

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traire à l’énigme du monde, puisque le monde est là et que

j’y suis. Mais pour aller plus loin, je refuse. Si l’existence du

monde est une énigme, l’existence de Dieu serait une énigme

bien plus grande encore. Nous aurions deux énigmes au lieu

d’une. Merci ! une seule me suffit.

Je ne sais si je saisissais bien le raisonnement de mon

cousin. Mais je ne laissais pas de penser comme lui que deux

énigmes au lieu d’une, c’était peut-être beaucoup.

Il y eut une pause pour entamer le saucisson, dont la ré-

alité du moins était indubitable, puis mon cousin reprit :

— Si l’on me dit : Dieu est éternel, il existe parce qu’il

existe, il n’y a aucune raison pour ne pas dire aussi : L’uni-

vers est éternel, il existe parce qu’il existe. Si l’on me dit :

Dieu est tout-puissant, le monde ne l’est pas, je répondrai :

Qu’en savez-vous ? Vous ne connaissez que la puissance de

l’univers et vous n’avez jamais eu la moindre manifestation

de la puissance de quelque chose qui ne serait pas l’univers.

Pourquoi ne serait-ce pas l’univers qui est tout-puissant ? Y

a-t-il un phénomène qui échappe à l’univers et qui ait besoin

d’une explication autre que la puissance de l’univers ?

— Il y a la pensée, objectai-je en portant la dent sur

l’épaisseur suintante d’un rond de saucisson.

— La pensée !… Sais-tu si quelque parcelle du morceau

de saucisson que tu absorbes en ce moment, en passant dans

ton sang et de là dans ton cerveau, ne va pas précisément

donner lieu à la pensée que tu m’exprimeras dans deux

heures ! Nous ne connaissons pas les procédés d’élaboration

de la pensée, mais rien ne nous autorise à présumer qu’ils

soient différents de ceux de la vie elle-même.

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— Mais la vie ?

— Nous n’en connaissons pas davantage le principe. La

vie étant un produit de l’univers, son énigme se confond

avec celle de l’univers. C’est toujours la grande énigme, la

seule énigme, et il n’y en a pas d’autre. Elle comprend tout

l’inconnu. – Qui a fait le charcutier ? Dieu. Qui a fait Dieu ?…

Eh bien, je vais te le dire. C’est l’homme. Dieu est le mot

dont nous cachons notre ignorance.

— Alors, que faut-il croire ?

— Au delà des faits, tout ce que tu voudras. Le champ

des hypothèses est illimité. Toutes te sont permises. À condi-

tion toutefois que ces hypothèses, comme celles que propo-

sent les religions, ne soient pas ruinées d’avance par les faits

eux-mêmes.

— Et vous, mon cousin, quelles hypothèses faites-vous ?

— Moi, je n’en fais aucune.

Les côtelettes réduites, on se mit au poulet. Mon cousin

s’adjugea la cuisse et me passa l’aile. Puis, tout en grigno-

tant, il poursuivit :

— Vois-tu, mon petit, les hypothèses, c’est bien dange-

reux. Il faut être un grand savant pour s’en permettre. Au-

trement, quelle chance avons-nous, nous autres, pauvres

profanes, que nos fantaisies puissent être exactes et se véri-

fier quelque jour ? Vraiment aucune. Quand les anciens

étaient intrigués par le bruit du tonnerre et lui cherchaient

mille explications, y compris des explications divines, au-

raient-ils jamais pu imaginer l’électricité ?

— Évidemment non, dis-je, puisqu’ils ne l’ont pas imagi-

née.

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— Ils ne possédaient pas les éléments pour en concevoir

même l’idée. Toutes leurs conjectures ne leur servaient donc

à rien, qu’à les égarer. Devant l’inconnu, mon enfant, sa-

chons dire : Je ne sais pas. C’est la meilleure attitude. Sais-tu

ce que tu deviendras dans la vie ? ce que tu feras, ce qu’il

t’adviendra, comment tu vivras et comment tu mourras ? Tu

n’en sais rien et tu ne cherches pas à le savoir, sachant que

ce serait inutile. Cela te rend-il moins heureux, moins con-

fiant, moins disposé à vivre cette vie avec tout ce qu’elle

t’apportera d’inconnu ? Eh bien ! devant l’énigme de l’uni-

vers, où nous sommes plongés, où nous vivons et dont nous

vivons, il faut savoir dire : Je ne sais pas. Celui qui dit : « Je

ne sais pas » est infiniment supérieur à celui qui dit : « Je

sais » et qui ne peut savoir que des contes.

C’est en de tels propos que nous achevâmes notre repas.

Et certes, en ce moment, je me sentais parfaitement heureux.

Mon ignorance actuelle, après ma fausse science du bas de la

montagne, ne me semblait nullement une déchéance. Le

corps reposé, l’estomac satisfait, dans cet air pur des hau-

teurs, devant cet admirable paysage et après les grandes

idées que nous venions de remuer, un calme, une sérénité

extraordinaires m’envahissaient. J’aurais bien voulu que

cette intéressante et belle conversation continuât. Mais le

cousin Gobernard prétendit ne plus ouvrir la bouche avant

d’avoir dormi au moins une heure. Effectivement, je le vis

s’étendre à l’ombre d’un buisson, le chapeau sur le visage, le

ventre rebondi et le genou droit replié, et j’entendis bientôt

des ronflements sonores sortir de son vaste feutre. Il me fal-

lut bien en faire autant.

Ce fut mon cousin qui me tira par les pieds.

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— Debout, dormeur !

Il m’éveillait d’un joli rêve, où je me voyais aux côtés

d’Églantine sur la plus haute cime de la Dent du Midi, et où,

au lieu de neige, nos pieds foulaient des lis, tandis que le

pasteur Babel, mué en diable, tourbillonnait dans l’abîme où

l’avait précipité le doigt vengeur du cousin Gobernard.

Les sacs rebouclés et désormais d’une angélique légère-

té, nous regagnâmes le sommet pour suivre la crête du Sa-

lève dans la direction des Treize-Arbres. Nous marchions

gaîment sur l’herbe courte des pâturages. Le soleil était ar-

dent. Nos mouchoirs flottaient sur nos nuques. De ci, de là,

nous rencontrions un troupeau de vaches, dont les flancs ta-

chetés marbraient le gazon, ou un groupe de promeneurs

qui, faisant la course en sens inverse, s’en allaient redes-

cendre par la Grande-Gorge ou, plus loin, par la Croisette et

le Coin. L’air était pur comme un cristal. Les montagnes se

détachaient vivement. De nouvelles cimes apparaissaient,

tandis que d’autres s’occultaient ou se modifiaient, selon les

jeux de la perspective, à mesure que nous avancions.

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Mon cousin me parla des montagnes. Il m’expliqua

qu’elles n’étaient pas surgies d’un coup de baguette magique,

mais qu’il avait fallu plusieurs milliers de siècles pour leur

formation.

— Les Alpes, m’apprit-il, sont les dernières venues.

Ce qui l’amena à me parler de nouveau de Dieu.

Mais juste comme nous réabordions ce sujet palpitant,

nous arrivions aux Treize-Arbres. La petite auberge monta-

gnarde rangeait sur sa fruste terrasse ses quelques tables de

bois. Il y avait là, comme chaque dimanche pendant la belle

saison, de nombreux touristes. C’était un relai obligé. Nous y

bûmes une bouteille de blanc, tout en consommant le reste

peu important de nos provisions, dont nous livrâmes les der-

niers débris aux poules et au chien de l’établissement.

De là, on descendait en une petite heure dans le vallon

de Monnetier. Nous dévalions depuis quelques minutes

quand, fort désireux d’entendre la suite des réflexions de

mon cousin sur Dieu, je lui dis :

— Il y a pourtant de grands savants qui croient en Dieu.

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— Certes, fit-il, je le sais. Il y en aura, je pense, de moins

en moins ; il y en a cependant. Mais quel est ce Dieu, à la

conception duquel un certain nombre d’esprits distingués,

dépouillés autrement de toute superstition théologique, ne

veulent pas encore renoncer ? C’est une sorte d’âme géné-

rale de l’univers, dont celui-ci n’est que l’émanation maté-

rielle et dont il reçoit, avec l’existence et la vie, son sens et

sa raison d’être. Les déistes, comme on les appelle, pensent

que le monde n’est pas dû au hasard, qu’une intelligence le

gouverne, qu’il a un but ou, comme on dit, une fin. Cette

croyance est des plus respectables. Je ne la partage pas, car

il ne s’agit là que d’une de ces hypothèses dont nous parlions

tout à l’heure. Mais je reconnais que, si elle ne peut se sou-

tenir par aucune preuve réelle, elle ne saurait non plus être

combattue par aucun argument péremptoire. C’est une af-

faire de choix, et ceux qui désirent un Dieu peuvent

s’accorder celui-ci.

— Pour moi, dis-je, ça m’est égal. Pourvu que la Bible

soit fausse, c’est tout ce que je demande.

— Et tu es bien convaincu qu’elle l’est ?

— Oh ! absolument.

— C’est le principal. Mais une fois fixé sur la véracité de

la Bible, il convient aussi que tu mesures la valeur de son en-

seignement et la beauté de ses dogmes. Et tout d’abord l’idée

qu’elle se fait de Dieu. Car il y a un abîme entre le Dieu phi-

losophique que nous venons d’évoquer et l’idole que dresse

le christianisme. Celui-là n’avait pas attendu celle-ci pour

naître ; on le voit apparaître avec les premières lueurs de la

sagesse antique et il vivra sans doute encore alors que sa

grotesque contrefaçon sera depuis longtemps tombée en

poussière. Si le Dieu des philosophes est un peu vague, celui

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de la Bible a du moins un mérite : il n’est pas mystérieux. On

connaît son histoire. D’abord particulier, dieu entre d’autres

dieux, il arrive à les absorber tous et devient un ; puis, las de

sa solitude, il se dédouble ; et, par un nouvel avatar non

moins extraordinaire, il finit par être triple. Il a des senti-

ments, des vertus, jusqu’à des passions humaines. Il centra-

lise nos instincts, jusqu’aux plus contradictoires : la justice,

la colère, la bonté, la vengeance. Il réalise en lui nos désirs :

la puissance, l’éternité, la connaissance, l’ubiquité. C’est

l’homme, tel que l’homme se voudrait. Et avec quelle lo-

gique ! C’est encore ce qu’il y a de plus ébouriffant dans

cette fantasmagorie. On l’entend commander solennelle-

ment : « Tu ne tueras pas ! » et on le voit se livrer à des mas-

sacres épouvantables ; dont les cinq cent mille tués de Jéro-

boam ne sont qu’un échantillon. Puis, les hommes n’ob-

servant pas les commandements que lui-même est le premier

à violer, sa prétendue « justice » se déclare offensée et, de-

venu double, il ne trouve rien de mieux pour la satisfaire que

de sacrifier, en rémission du « péché » des hommes, pour un

temps du reste assez court comparé à son éternité, la se-

conde partie de sa personne. Cette seconde partie ne fut

d’ailleurs pas bien malheureuse : elle accomplit des miracles

et mourut d’une mort qui n’avait rien d’exceptionnel et que

partagèrent des milliers d’autres individus.

Nous arrivions à la Croix, dont les hauts bras de pierre

se profilaient entre les sapins sur le paysage de l’Arve. Une

paysanne savoyarde se signait. Nous passâmes en silence.

Puis mon cousin reprit :

— Grâce à cette ingénieuse idée, la justice de Dieu put

être apaisée. Mais elle ne le fut pas tant qu’il n’imposât en

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– 189 –

revanche à l’homme la plus bizarre des clauses. Le sauvé

malgré lui, pour l’être effectivement, devait croire qu’il

l’était. Sans quoi, l’argent avait beau avoir été versé, la dette

continuait à courir et le fatal plongeon survenait à l’éché-

ance. Et non content de cette restriction, il exceptait en outre

de son éventuel salut ceux qui s’aviseraient de manquer de

respect à sa troisième partie et commettraient ainsi le péché

qui t’a si fort épouvanté. Voilà qui était parfait et le Triple-

Dieu pouvait se congratuler lui-même de son insondable in-

telligence. Mais que devenaient alors les innombrables

hommes qui, ayant vécu avant l’époque de l’étrange sacri-

fice, l’avaient forcément ignoré et n’avaient pu, en consé-

quence, satisfaire à la clause de la foi ? Que devenaient ceux

qui, nés hors du christianisme, n’en auraient jamais entendu

parler ? Étaient-ils condamnés en bloc ? La « justice » de

Dieu risquait de se trouver à une cruelle épreuve. Devant

cette difficulté, Dieu aurait décidé, à l’inférer d’un ou deux

textes obscurs de saint Paul, que, tout en participant au bé-

néfice du salut, les « païens » seraient dispensés de la condi-

tion de la foi. Les voilà donc dans une bien meilleure situa-

tion que nous ! Les voilà tous ou presque tous « sauvés »,

alors que, chez nous autres, pauvres chrétiens, selon les

termes désastreux du « sauveur » lui-même, « il y a beau-

coup d’appelés, peu d’élus ». Et l’on arrive à ce résultat mer-

veilleux que le sacrifice par trop public du Christ, au lieu de

peupler le ciel, augmente dans une proportion considérable

le nombre des réprouvés. Telle est, mon cher ami, l’essence

du christianisme. Moi qui te parle, si j’avais le bonheur

d’ignorer la Bible, n’ayant jamais contrevenu aux lois de mon

pays et étant en somme un honnête homme, je serais proba-

blement sauvé, tandis que, Genève ayant le malheur d’être

chrétienne et moi celui de n’avoir pas la foi, je suis bien cer-

tainement voué à toutes les flammes de l’éternelle perdition.

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– 190 –

— Mais puisque tout cela est faux ! m’écriai-je un peu ef-

frayé malgré moi, pendant qu’au fond du creux dont nous

dégringolions la pente apparaissaient l’église pointue comme

une broche et les toits léchés de soleil du village de Monne-

tier.

Mon cousin eut un large rire rassurant et continua :

— Le mot d’ordre de tous les chrétiens devrait donc

être : Cachez le Christ ! N’en parlez à personne ! Loin d’être

la « bonne nouvelle », c’est la plus dangereuse des nouvelles.

Aussi a-t-on peine à comprendre la fureur des missionnaires

à vouloir la porter aux peuples qui ont le privilège de ne pas

en connaître la funeste alternative. Comment ne se disent-ils

pas que, pour la presque totalité de ceux qu’ils convertissent,

le baptême qu’ils leur confèrent équivaut à une lettre de ca-

chet pour l’enfer ?

Je songeai au missionnaire en panama du Messager de

l’École du dimanche et je me demandai s’il n’eût pas, en effet,

mieux fait de laisser dévorer tout cuit le petit Maboultoké,

plutôt que de l’apprêter à être plus tard, selon toute probabi-

lité, cuit tout cru dans les cuisines de Satan.

— Le salut par le Christ ! la justification par la foi !

dogme burlesque et sauvage, gesticulait le cousin Gobernard,

et aux conséquences absurdes duquel je défie un chrétien

d’échapper, pour peu qu’il croie, je ne dirai pas à la lettre,

mais seulement à l’esprit de la Bible. Et si l’on considère que,

depuis la multiplication des mondes, que l’on ne peut pas

supposer être tous des déserts, la même tragi-comédie du

Christ, devenu le fantastique commis-voyageur du « salut »,

doit s’être jouée dans les milliards de planètes et continuer à

se jouer tant qu’il y aura des globes en suspens et des nébu-

leuses en formation, on se demande comment il se trouve

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– 191 –

encore des gens pour croire à de pareilles insanités, à moins

qu’ils ne soient totalement fous et à enfermer sans plus tar-

der aux Vernaies.

Très échauffé, tant par la vive allure de notre marche en

descente que par l’âpreté de sa discussion, le premier soin de

mon cousin, en entrant à Monnetier, fut de découvrir une

auberge. Il n’en manquait pas dans cette localité de villégia-

ture, pittoresquement assise à califourchon sur le col de la

montagne accroupie, dont le Grand-Salève formait le dos et

le Petit-Salève la tête. Aussi nous trouvâmes-nous bientôt

installés sous une tonnelle, devant une table qui n’avait rien

de la rusticité de celle des Treize-Arbres, au milieu des pro-

meneurs endimanchés de la ville et de misses anglaises pen-

sionnaires des divers établissements de l’endroit. Des odeurs

de thé, de sirops et de biscuits flottaient dans l’air. Des inter-

jections britanniques de joueurs de tennis jaillissaient d’un

jardin.

Deux fortes cannettes de bière passèrent l’une sur l’autre

dans le gosier altéré du cousin Gobernard. Je me contentai

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plus modestement d’une jatte de café au lait, accompagnée

de petits pains au beurre. Puis, après vingt minutes de légi-

time repos, nous quittions Monnetier, ses pensions, ses An-

glaises et ses ânes, et nous confiions nos pas à la pente raide

du Pas-de-l’Échelle, dont l’abrupt sentier avait dû partielle-

ment être taillé en degrés dans la roche. Sur son contrefort,

le château de l’Ermitage dressait ses tourelles en poivrières,

diminuant progressivement au-dessus de nous à mesure que

nous descendions vers Veyrier.

Nous étions à peu près au bas, quand je vis mon cousin

tourner brusquement dans les éboulis.

Je crus qu’il avait un besoin à satisfaire, mais il me fit

signe de le suivre. Au bout de quelques minutes d’une

marche tortueuse, nous arrivions devant l’entrée d’une sin-

gulière excavation, dont le sol paraissait avoir été abon-

damment fouillé et remué.

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– 193 –

— Tiens, une grotte ! m’écriai-je.

— La caverne de Veyrier, prononça mon cousin. C’est

une station préhistorique.

Mon œil se fit interrogateur. C’était la première fois que

j’entendais parler d’une pareille chose.

— Il y a une dizaine d’années, dit mon cousin en avan-

çant de quelques pas sous la roche proéminente qui plafon-

nait la caverne et en taquinant le sol meuble du fer de son

bâton, il y a une dizaine d’années, on a découvert ici des os-

sements…

— C’était une tombe ? demandai-je.

— Pas précisément. Ces ossements furent reconnus

comme des restes d’animaux très anciens, tels qu’on n’en

rencontre plus dans nos climats. Il y avait là des os de renne,

d’ours, de lynx, de bouquetin, de castor. Puis on y trouva des

objets travaillés, des instruments en silex, taillés en cou-

teaux, en scies, en racloirs, en poinçons, en pointes de lances

et de flèches ; on y trouva même un fragment de bois de

renne sur lequel était gravé le dessin d’un bouquetin. Ces

débris, que tu peux voir aujourd’hui au musée archéologique

de Genève, sont les témoins d’une vieille, d’une très vieille

humanité, de primitifs ancêtres qui vivaient dans nos régions

à une époque bien antérieure à celle que la Bible assigne à la

création de l’homme.

— Et a-t-on retrouvé aussi, m’informai-je très intéressé,

des os de ces anciens hommes ?

— Ici, non. Mais dans d’autres cavernes, et même dans

des cavernes beaucoup plus anciennes que celle-ci, on en a

découvert ; on a découvert jusqu’à des squelettes complets,

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et de si vieux que leurs os étaient différents de nos os actuels

et ressemblaient plus à des os de grands singes qu’à des os-

sements humains. Il a pourtant fallu se rendre à l’évidence :

c’étaient bien des hommes.

— Quelle antiquité pouvaient-ils avoir ?

— Oh ! une antiquité dont les misérables chiffres de la

Bible ne donnent aucune idée. Cinquante mille ans, cent

mille ans peut-être. L’un des principaux savants qui s’oc-

cupent de ces études pense que l’apparition de l’homme sur

la terre doit remonter à deux cent cinquante mille ans.

— C’est formidable ! m’écriai-je stupéfait.

Sur quoi mon cousin ajouta cette réflexion :

— Tous ces hommes-singes sont-ils aussi sauvés par la

grâce de Jésus-Christ et les rares élus chrétiens auront-ils

l’avantage de rencontrer leur foule au paradis ?

Nous rejoignîmes alors le chemin et nous gagnâmes le

village de Veyrier, où nous eûmes le plaisir, en passant la

frontière, de saluer l’écusson à la croix fédérale. Nous étions

en plaine et sur la grande route de Genève. Je marchais tout

pensif. De nouvelles suggestions travaillaient mon cerveau.

— C’est sans doute, dis-je, à cause de toutes ces décou-

vertes des savants que les pasteurs libéraux ne croient plus à

l’inspiration directe des Écritures. Avec eux de grandes diffi-

cultés s’évanouissent. Ils rejettent l’enfer, ils expliquent les

miracles, ils ne s’en tiennent plus à la lettre des textes, mais

les interprètent, ils reconnaissent que de nombreux pas-

sages, des parties entières de la Bible ne sont pas authen-

tiques… Cela ne les empêche cependant pas de rester pas-

teurs, ni de demeurer chrétiens.

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– 195 –

— Je sais, je sais, fit mon cousin. Il y en a qui refusent

tout caractère divin à la personne de Jésus-Christ. Il y en a

même qui vont beaucoup plus loin et qui ne veulent voir

d’un bout à l’autre de la Bible qu’une succession de sym-

boles. C’est fort aimable de leur part. Mais, à mon avis, les

libéraux sont des tourtes. Si tout est symbolique dans le

christianisme, à quoi bon le christianisme ? Des symboles

analogues et tout aussi impressionnants se rencontrent dans

les religions antérieures, aussi bien dans les mythes de l’Inde

que dans ceux de la Grèce et de Rome. Pourquoi changer de

fables, si les fables nouvelles ne sont pas destinées à être

crues ? D’ailleurs, à notre époque, nous n’avons plus besoin

de symboles. Un bon fait, une idée nette valent mieux que

toutes les imagés, fussent les plus belles, sous lesquelles on

les déguisera. Non, le libéralisme ne veut rien dire. Ce n’est

qu’une mystification de plus. Ou orthodoxe, ou rien !…

Comment les libéraux peuvent-ils encore attacher quelque

valeur à un livre qu’ils démolissent point par point et à une

religion qui ne leur enseigne plus aucune vérité positive ?

— Il y a la morale, observai-je.

— Quelle morale ?

— Mais la morale de la Bible.

— La morale de la Bible ? Il y a au moins une douzaine

de morales dans la Bible. Laquelle ? Est-ce la morale de

Moïse ? Est-ce celle de Jacob ? Celle de l’Ecclésiaste ? Celle

de saint Jean, de saint Paul ?…

— Celle de Jésus.

— Il y a aussi plusieurs morales de Jésus. Est-ce celle de

celui qui a prononcé : « En vérité je vous le dis, au jour du

jugement, le pays de Sodome et de Gomorrhe sera traité

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moins rigoureusement que cette ville-là » ; ou de celui qui a

conseillé : « Ne résiste pas au méchant ; si quelqu’un te

frappe sur la joue droite, présente aussi l’autre » ?… Admet-

tons que ce soit cette dernière, celle de celui qui a dit après

Hillel : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » C’est

cette morale-là, je crois, qu’on a le plus souvent en vue, lors-

qu’on parle de morale chrétienne.

— C’est bien celle-là, dis-je.

Nous traversions le pont de Sierne. L’Arve coulait nue et

grise entre ses hautes berges. Pendant une centaine de pas

mon cousin demeura silencieux, roulant apparemment dans

sa tête ce qu’il avait à me dire sur ce point capital.

— Mon enfant, dit-il enfin, la morale évangélique de

l’amour a fait un peu de bien et beaucoup de mal. Elle aurait

fait moins de bien encore et beaucoup plus de mal, si elle

avait jamais pu être sérieusement observée. Certes, l’homme

doit être bon, autant que la bonté ne fait qu’un avec la jus-

tice. Mais ce n’est pas cette bonté-là, cette bonté véritable-

ment humaine, que prêche le Christ. Ce qu’il demande à

l’homme, c’est l’abnégation totale de sa personnalité, son dé-

tachement de toute préoccupation terrestre, le sacrifice ab-

solu de sa volonté. Rien de plus pernicieux que cette doc-

trine ; rien de plus démoralisant que cette morale. Elle va tel-

lement à l’encontre de la vie, que, si elle était exactement

appliquée, elle aboutirait infailliblement à la ruine de toute

civilisation, et probablement à la mort même de l’humanité.

Il serait trop long de t’expliquer en détail toutes ces choses

et peut-être ne serais-tu pas mûr pour les comprendre. Mais

il est un autre aspect de la question qui doit être envisagé et

qui, lui, ne t’échappera pas. Pour juger de cette morale, il

suffit de se demander : Moralise-t-elle ceux qui y croient et,

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les premiers de tous, ceux qui l’enseignent, nos pasteurs ?

Comment la pratiquent-ils ? Que font-ils pour en démontrer

l’excellence ? Eh bien, il faut le déclarer, les pasteurs vivent

comme s’ils n’y croyaient pas. Ils la tournent en dérision. Ils

font le contraire de ce qu’elle commande. Que dit le Christ ?

Ceci : « Vends tout ce que tu as et distribue-le aux pauvres.

Puis viens et suis-moi. » Que dit encore le Christ ? Ceci :

« Quiconque d’entre vous ne renonce pas à tout ce qu’il pos-

sède est indigne de moi. » Que dit-il encore ? Ceci : « Si

quelqu’un vient à moi et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa

femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs, il ne peut être

mon disciple. » Voilà ce que devraient s’efforcer de réaliser,

tout d’abord dans leur propre vie, nos pasteurs, s’ils étaient

sincères. Le font-ils ? Leur maître leur ordonne de ne rien

posséder : ne possèdent-ils rien ? Leur maître leur enjoint

d’abandonner père et mère, de ne se soucier ni de leur

femme, ni de leurs enfants, autrement dit de n’en pas avoir,

pour mieux être à son service exclusif : obéissent-ils ? Les

voit-on courir les bourgs et les campagnes, uniquement oc-

cupés à prêcher leur évangile, à stigmatiser les riches, à se-

courir les pauvres et ne comptant que sur Dieu pour leur

nourriture, comme les corbeaux « qui ne sèment ni ne mois-

sonnent, qui n’ont ni cellier ni grenier, et que Dieu nourrit » ?

Les voit-on renoncer à toute entreprise mondaine, fuir leur

intérêt matériel et celui de leur famille, mépriser l’argent, le

bien-être, les avantages sociaux, se conduire en un mot

comme d’authentiques serviteurs de celui qu’ils entendent

servir ?… Que non pas ! Ces messieurs portent redingote ; ils

sont bien assis, bien dotés, bien nourris ; ils ont des maisons,

que dis-je, de confortables presbytères ; ils touchent des trai-

tements ; beaucoup sont riches, quelques-uns très riches,

tous convoitent de beaux mariages ou de solides alliances ;

ils aiment la chère, la société, les plaisirs profanes ; ils ont

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des femmes qui font figure et des enfants qu’ils élèvent

comme des fils de famille ; ces serviteurs ont des domes-

tiques ; ils goûtent la renommée et quêtent les applaudisse-

ments ; ils recherchent les honneurs ; ils ne se bornent pas à

rendre à César ce qui appartient à César, ils soutiennent un

état politique et social qui est la négation de l’idéal chrétien,

ils participent à l’établissement de lois qu’ils devraient ré-

prouver, ils font acte de citoyens, ils votent, ils sont César !…

Je songeais, durant cette diatribe, aux millions du pas-

teur Pot, aux succès mondains du pasteur Papavert, aux

triomphes oratoires du professeur Brouillard, à tant d’autres

qui vivaient entourés de biens, de considération et d’hom-

mages terrestres ; j’évoquais Mme Collignon, son équipage,

ses bijoux, ses larbins, sa superbe campagne de Bellevue ; je

pensais au pasteur Ducimetière, qui poussait si loin l’amour

de la famille qu’il n’avait pu le satisfaire à moins de quatorze

enfants ; et je pensais aussi au pasteur Babel qui, ayant eu,

lui, quelque chose à vendre, avait refusé d’en faire de l’ar-

gent et de le distribuer aux pauvres.

— Et ce sont ces gens-là, continuait avec excitation mon

cousin, ce sont ces gens qui prétendent nous enseigner ce

que c’est que la morale, ce que c’est que l’Évangile, ce que

c’est que le Christ ! Ce sont ces gens qui ont l’outrecuidance

de se dire les ministres de Dieu, les détenteurs de la vérité,

qui censurent nos actions, régentent nos pensées, décrètent :

ceci, c’est le bien, cela, c’est le mal, démarquent les mauvais

et les bons, les justes et les coupables, incrustent nos cer-

veaux de leurs légendes tyranniques et serrent le carcan sur

nos aspirations ! Ce sont ces gens qui osent nous parler de

repentance, de soumission, de salut par la foi en leur charla-

tanisme et qui, juchés sur leur Bible comme sur une estrade,

se prévalent de cette collection de faux pour asseoir leur

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domination non seulement sur ceux qui ont la naïveté de les

écouter, mais aussi sur ceux, plus nombreux encore, qui, par

faiblesse, lâcheté ou bienséance, font semblant de les

croire !… Eh bien, ces gens-là, conscients ou inconscients,

sachant froidement ce qu’ils font ou partageant dans le fond

de leur être les doutes, les angoisses, l’affolement, la vilenie

ou l’abrutissement de leurs victimes, trompeurs et trompés,

dupes et dupeurs, mais coopérant tous à la même œuvre né-

faste, contribuant à la vaste imposture, faussant les esprits,

poignant les cœurs, opprimant les consciences, quelques-uns

même allant jusqu’à gonfler de terreur l’âme tendre et inno-

cente des enfants, ces gens-là, je dis qu’il n’y a qu’un mot

pour les qualifier : ce sont des bandits !…

L’œil terrible, la moustache en bataille, les bajoues fré-

missantes et la mouche dressée, le cousin Gobernard scan-

dait ses éclats de voix de grands coups de tête, humant le

vent, hennissant, le feutre tumultueux et le col dénoué. Il

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piaffait en marchant. D’un bras il empêchait son sac vide de

ballotter trop fort sur sa hanche soulevée ; de l’autre,

qu’armait son bâton, il rouait l’air de belliqueux moulinets. Il

était en nage et tout fumant.

Alors, ayant vu ma dernière objection balayée encore

plus violemment que les autres par l’ardente logique de mon

cousin, convaincu qu’il ne restait plus rien à quoi rattacher je

ne dirai pas un lambeau de croyance, mais un reste de res-

pect pour ce qui avait été ma foi, ma certitude, ma religion,

emporté à mon tour par une fureur en quelque sorte sacrée

en me rappelant tout ce que j’avais vainement espéré, craint

et plus vainement encore souffert, et me souvenant soudain

du personnage sinistre, au bonnet plat et à la barbe mince,

qui, du haut de son cadre d’ébène, dominait le cabinet du

pasteur Babel et me semblait maintenant l’auteur respon-

sable de cette colossale banqueroute, je tendis mon petit

poing vers les tours de Saint-Pierre, dont les trois combles

pointus venaient d’apparaître au-dessus des arbres de Floris-

sant, et je criai hors de moi :

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— À bas Calvin !

Certes, si j’avais cru pouvoir exprimer dans un cri, dé-

noncer dans un nom le sens de tout ce que je venais d’en-

tendre au cours de cette journée mémorable, c’était bien

dans celui-ci. Je n’en doutais pas. Je savais que c’était à Cal-

vin que nous devions notre religion, du moins la forme

qu’elle avait prise dans notre république, son intensité, sa

couleur, son caractère, sa puissance. Je n’ignorais pas

l’hégémonie que cet homme avait jadis exercée sur Genève,

l’influence prépondérante qu’il avait eue sur nos mœurs et

sur tout le développement de notre histoire. C’était le maître.

Tous se réclamaient de lui. Son ombre formidable voilait tou-

jours notre vie, baignait notre cité, remplissait nos temples.

N’était-ce pas à lui qu’il fallait remonter pour porter jusqu’à

la tête notre révolte ? Aussi ne doutais-je pas non plus de

l’assentiment du cousin Gobernard à ma protestation et de

son applaudissement à mon invective.

Il n’en fut rien.

Son bras s’abaissa sur le mien ; son œil me cloua sur le

sol, et d’un ton devenu soudain d’une autorité impression-

nante, il me dit :

— Tais-toi. Tu ne sais pas ce que tu dis. Il n’y a aucune

comparaison à faire entre ce qui s’est passé à Genève au sei-

zième siècle et ce qui s’y passe aujourd’hui. Il n’y a là rien de

commun. Au seizième siècle, on ne pouvait savoir ce que

l’on sait maintenant. En avance sur son temps, Calvin cher-

cha toujours la vérité. Il mit au-dessus de tout la droiture de

la pensée et le courage de la conscience. Rompant hé-

roïquement avec ce qu’il considérait comme l’erreur, il préfé-

ra tout quitter, abandonner son pays, renoncer à ses béné-

fices, s’exposer à la persécution, plutôt que de céder un

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pouce de ce qu’il avait reconnu comme vrai. Ce même sen-

timent de révolte qui te soulève contre l’Église actuelle, Cal-

vin l’a éprouvé contre l’Église de son époque. Ce fut un révo-

lutionnaire. Et c’est cela qui est le protestantisme. Calvin a

dit aux catholiques : Sur quoi fondez-vous votre religion ? —

Sur la Bible révélée. — Très bien. Voyons ce que dit la Bible

révélée. Et comme la Bible n’enseignait pas la moitié de ce

que croyaient les catholiques, qu’elle n’instituait ni le culte

de la Vierge, ni l’intercession des saints, ni le purgatoire, ni

la messe, ni l’autorité du pape, il dit aux catholiques : Tout

ce que vous ajoutez à la Bible est d’invention humaine. Vous

n’êtes que des fourbes et des misérables. Et comme sa raison

ne pouvait à cette époque lui découvrir d’autre fondement de

la vie que cette même Bible, il a dit : Vivons selon la Bible et

ne croyons que ce qu’elle enseigne. C’est ce qui était logique

de son temps. Calvin ne pouvait dire autre chose. Et il mit sa

vie d’accord avec ce qu’il était alors raisonnable de croire. Et

comme c’était pour lui la vérité, il voulut obliger ses con-

temporains à y conformer aussi la leur. Il croyait, en absolue

conviction, que c’était le bien de l’État. Et c’était aussi le

bien de l’État. Grâce à lui, grâce à la réforme des mœurs, à la

discipline de fer qu’il introduisit à Genève, notre petite patrie

a pu maintenir son indépendance à travers les siècles, croître

en richesse, en savoir, en puissance et en renommée. C’est

grâce à Calvin que nous existons. Et la Réforme était aussi le

bien de tous les États. Ceux qui l’adoptèrent eurent l’avenir

pour eux, alors que les pays demeurés catholiques se trou-

vaient marqués pour une inéluctable déchéance.

Mon cousin me montra alors l’action du protestantisme

dans le monde. Il me fit constater d’abord, dans notre Suisse,

la différence qu’il y avait entre les cantons protestants et les

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cantons catholiques : ceux-ci pauvres, arriérés, ceux-là

riches et prospères. Puis il me fit parcourir l’Europe. Il me

montra l’Angleterre devenue la maîtresse du monde moins

d’un siècle après l’établissement définitif chez elle de la Ré-

forme, dominant les mers, dépouillant la France de ses ma-

gnifiques possessions, parvenant à réduire le génie d’un Na-

poléon, répandant sur le globe entier sa langue, ses produits,

ses coutumes et donnant partout essor à de florissantes con-

trées. Il me montra l’Allemagne protestante supplantant

l’Autriche catholique et fondant son puissant empire ; et, en

Allemagne même, la Prusse protestante absorbant les arche-

vêchés, les évêchés, et l’emportant sur la Bavière catholique.

Il me montra les États protestants du Nord : Hollande, Da-

nemark, Suède, Norvège, tous, à l’égal de notre Suisse,

foyers de civilisation, artisans de progrès. Puis il me parla de

la France. Brillante tant qu’elle tint tête à l’Église romaine,

son déclin commençait avec l’absolutisme catholique et la

révocation de l’Édit de Nantes, pour aboutir au règne lamen-

table d’un Louis XV ; elle allait sans doute périr, quand la Ré-

volution, animée du souffle puissant de l’anticléricalisme, qui

est le protestantisme des temps modernes, lui redonnait une

nouvelle vie. Malheureusement pour elle, un regain de catho-

licisme la précipitait au désastre de Sedan ; elle en sortait

avec la République anticléricale, reprenait par elle sa place

dans le monde, s’accroissait en richesse, en savoir, en digni-

té, et se conquérait un superbe empire colonial qui lui rem-

plaçait celui que lui avait fait perdre la monarchie catholique.

Il passa ensuite à l’Italie, qui, vouée aux pires déchéances,

s’était ressaisie grâce à l’œuvre anticléricale du Piémont,

avait fait son unité contre le pape et Rome, devenue la capi-

tale de son roi excommunié, avait rapidement recouvré un

rang plein d’honneur parmi les nations. Et si la petite Bel-

gique aussi, bien que d’apparence catholique, voyait monter

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l’essor de sa puissance économique et le rayonnement de sa

vie intellectuelle, c’est à la moitié progressiste de sa popula-

tion qu’elle le devait. Des deux seuls grands pays restés

complètement catholiques, l’un, la Pologne, tombé dans

l’anarchie, avait fini par être sommairement partagé entre

ses voisins, l’autre, l’Espagne, la première puissance du

monde au moment de la Réforme, glissé peu à peu au degré

le plus médiocre, avait perdu ses fabuleux domaines sur les-

quels le soleil ne se couchait pas et ne tarderait pas sans

doute à voir les derniers fleurons de sa glorieuse couronne

interocéanique lui échapper à leur tour.

Quittant alors l’Europe, nous gagnâmes le Nouveau-

Monde. Les constatations n’y étaient pas moins surpre-

nantes. De ses deux continents, égaux en avantages naturels,

le protestant s’était rapidement et merveilleusement déve-

loppé, au point de devenir le rival de l’Europe, pendant que

le catholique, livré aux discordes, à l’incapacité et à la pa-

resse, ne parvenait que sur certains points, et par l’abandon

de la tutelle cléricale, à entrevoir un avenir favorable. Et

dans le Nord même, toute une immense contrée, le Canada,

d’abord ouverte à l’exclusive action catholique, avait vu

croître et s’étendre sur elle jusqu’à la dominer l’irrésistible

emprise protestante, bien que la population en fût excep-

tionnellement prolifique, laborieuse et pleine de vertus. Telle

était l’œuvre de la Réforme et l’on pouvait se demander, di-

sait mon cousin, comment il y avait des gens assez aveugles

pour ne pas s’en rendre compte, et, sous prétexte que nous

avons aujourd’hui dépassé la Réforme, nier sa supériorité sur

ce qu’elle réformait et méconnaître son incomparable valeur

historique.

— Et quand on pense, continuait-il, que le plus pur de

cette formidable révolution est parti d’ici, de notre petite

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– 205 –

Genève, n’avons-nous pas lieu de nous sentir fiers d’être Ge-

nevois ?… Mais si la Réforme était un progrès sur le catholi-

cisme, elle n’apportait nullement la vérité. Comment l’aurait-

elle apportée ? Il n’y a pas de vérité. Il n’y a que du mouve-

ment. Le protestantisme signifiait précisément le mouve-

ment, en opposition avec le catholicisme, qui est la stagna-

tion. Imprimer au protestantisme un principe de stagnation,

comme le veulent nos pasteurs, c’est aller contre l’esprit

même du protestantisme. Le protestantisme, c’est la trans-

formation indéfinie, selon les appels de la raison et les obli-

gations de la conscience. C’est l’évolution. Telle est la vraie

tradition protestante, et c’est celle de Calvin. Les vrais pro-

testants, poursuivait mon cousin, sont maintenant ceux qui

n’acceptent plus de croyance religieuse. Calvin, qui toute sa

vie fut l’ardent investigateur du vrai, ne pourrait aujourd’hui

déclarer autre chose. Ce qu’il croyait vrai se trouve faux

maintenant : en est-il moins grand pour cela ? Ptolémée, le

plus grand savant de l’antiquité, avait conçu un système du

monde qui, après avoir été considéré comme vrai pendant

quatorze siècles, fut ensuite reconnu comme faux. En quoi sa

gloire en souffre-t-elle ? Honorons Calvin, comme nous ho-

norons Ptolémée. L’un et l’autre furent des génies. Mais pas

plus que nous n’enseignons dans nos écoles la cosmographie

de Ptolémée, nous ne devons élever nos enfants dans la reli-

gion de Calvin. Calvin n’a pas besoin de l’hommage du men-

songe. Qu’il reste pur et digne à la place que lui confère

l’histoire. Cette place n’en sera que plus belle. Aussi, s’écria

mon cousin, aussi lorsqu’on édifiera à Genève un monument

à la Réformation, où le grand Français occupera cette place

d’honneur, je yeux être le premier à souscrire, je veux figurer

en tête de la première liste. Car cet homme, s’il revenait

parmi nous, voyant nos pasteurs en demeurer au même

point quatre siècles après lui et jouer ainsi de notre temps le

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– 206 –

même rôle que les moines catholiques du sien, cet homme,

ce grand sincère, serait le premier à leur dire : Mais qui êtes-

vous donc ? Êtes-vous bien des protestants ?… Et, les reje-

tant de sa dextre véridique, il leur signifierait : Je ne vous

connais pas ! Vous n’êtes pas des miens !…

Sur ces entrefaites, nous avions traversé Florissant, cou-

pé les Tranchées, gagné la rue de l’Athénée. Nous passions

devant l’École du dimanche.

— Voilà la honte de notre époque ! cria le cousin Gober-

nard.

Quelques pas plus loin se dressait, hellénique et pur,

l’Athénée avec ses bustes.

— Mais voici la gloire de notre histoire !

Des deux côtés du portique, les bustes se suivaient

chronologiquement dans leurs niches ovales. Il m’en fit ad-

mirer la rangée. C’était d’abord l’évêque Adhémar Fabri, qui,

au XIVe siècle, alors que le catholicisme se confondait encore

avec la civilisation, avait codifié les franchises de Genève.

Puis, les temps marchaient. L’Église et les princes se fai-

saient oppresseurs. C’était alors Besançon Hugues, et l’éveil

du patriotisme contre la tyrannie. C’était ensuite Calvin, et

l’éveil de la conscience contre l’obscurantisme. Le quatrième

buste était celui de Michel Roset. Sous sa magistrature, Ge-

nève se rendait compte de ses destinées internationales ; elle

devenait la cité du refuge et, après le massacre de la Saint-

Barthélemy, s’ouvrait toute grande aux victimes du fana-

tisme. Les temps marchaient encore. Et c’était Jean-Jacques

Rousseau. Après le catholicisme, après le protestantisme,

c’était le tour de la religion humaine. Plus de dogmes : Dieu

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– 207 –

seul, et l’homme ; l’homme libre et s’associant librement par

le contrat social. Et cette grande idée de la liberté engendrait

la Révolution, qui la répandait dans le monde après avoir li-

béré un peuple. Avec le sixième buste, le dernier de la ran-

gée, c’était l’avènement de la science. Charles Bonnet, le

grand naturaliste genevois, personnifiait cette nouvelle con-

quête. L’observation remplaçait la croyance ; la loi scienti-

fique prenait le pas sur la doctrine ; à la théologie et à la phi-

losophie succédait le positivisme. Charles Bonnet inaugurait

les méthodes modernes et, par son génie appuyé sur des

faits, entrevoyait, avant Lamarck et Darwin, l’hypothèse fé-

conde de l’évolution.

Ainsi, tout se transformait, tout progressait, tout mar-

chait. Chacun de ces bustes marquait un moment de

l’histoire, signalait une des phases du mouvement éternel. En

en remontant la série, on rétrogradait, assise par assise, dans

le passé. Et à chacune d’elles, comme dans les terrains que

nous avions vus se superposer au Salève, correspondait une

couche de plus en plus arriérée d’esprits.

Tel était l’enseignement qu’à deux pas de l’École du di-

manche dégageait cette noble façade.

Nous prîmes par la rue Saint-Léger, où mon cousin me

fit remarquer la porte ogivale d’un vieux bâtiment datant des

évêques. Nous traversâmes le Bourg-de-Four, qui tirait son

nom des Romains. Au haut de la rue de la Fontaine, le mur

rond qui, par une baie en plein cintre, donnait accès au pas-

sage du Muret était un fragment de l’enceinte burgonde. À

cette époque, Genève était arienne.

Je ne reconnaissais plus ma ville. Ce n’était plus la Ge-

nève immobile, figée, rigide que je me figurais, celle dans la-

quelle j’avais été élevé. Le vieux sol vivait ; il n’était plus in-

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– 208 –

féodé à une croyance, il les avait toutes eues ; toutes les

idées l’avaient successivement labouré.

— Nous ne savons pas, dit mon cousin, quelle était la re-

ligion des troglodytes de Veyrier. Sans doute adoraient-ils

l’un des animaux contre lesquels ils avaient à se défendre ou

dont ils faisaient leur nourriture. Peut-être le bouquetin du

musée archéologique. Dans la région de Berne régnait le

culte de l’ours.

Nous montâmes à Saint-Pierre, par les Degrés-de-Poule.

— Les Allobroges, qui occupèrent postérieurement notre

contrée, adoraient les forces de la nature, les génies des fo-

rêts et des eaux, la lune et surtout le soleil. La colline que

nous gravissons et qui soutient aujourd’hui notre cathédrale

a vu bien souvent nos pieux ancêtres venir s’agenouiller sur

son sommet pour adresser leurs oraisons à l’astre-dieu qui

leur versait la lumière.

Nous abordâmes le sanctuaire par l’abside. C’était la

partie la plus ancienne de l’édifice. Mon cousin me montra

dans le mur, entre le chœur et la tour du Midi, des pierres

romaines et des vestiges de sculptures antiques. Près d’une

porte basse se gonflait une face ronde, rayonnante et jouf-

flue, où les archéologues croyaient reconnaître la tête de

Phébus-Apollon. Un peu plus loin, vers la chapelle des Mac-

chabées, se voyait, empâté derrière un pilastre, un débris de

frise portant des griffons, animal consacré à ce même Apol-

lon, dieu de l’Art et du Soleil.

— Genève a adoré les dieux gréco-latins, dit mon cou-

sin. Jupiter, Mars, Mercure et Apollon y avaient des temples.

Les nombreuses inscriptions que l’on a retrouvées, jusque

dans les fondations de Saint-Pierre, attestent que la foi en

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ces divinités, devenues aujourd’hui mythologiques, y fut

vive. Neptune aussi y fut vénéré, et la Pierre-à-Niton, l’un

des deux blocs erratiques qui émergent des eaux de notre

port, en conserve, par son nom, le souvenir.

Nous traversions la Cour Saint-Pierre. Nous nous retour-

nâmes pour contempler le porche monumental de la cathé-

drale. L’architecte qui l’avait reconstruit à une époque où le

gothique n’était plus de mode en avait fait un portique grec.

Nous gagnâmes la rue des Chanoines, où demeurait mon

cousin.

Deux portes avant la sienne, il s’arrêta devant un im-

meuble que surmontait un fronton triangulaire.

— Sais-tu ce que c’est que cette maison ?

— Non.

— Lis.

Sur un médaillon de bronze noir, je lus cette inscription :

« Ici vécut Jean Calvin. »

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Mon cousin dit :

— L’ancienne maison a été démolie. Il n’en subsiste que

l’encadrement d’une porte gothique. Avec la chaise qui est

sous la chaire de Saint-Pierre, c’est tout ce qui reste de Cal-

vin. Quant à l’immeuble actuel, il appartient à l’État, qui y a

installé le laboratoire municipal de chimie. Depuis les troglo-

dytes de Veyrier, nous avons fait du chemin.

À côté du médaillon de Calvin, sur une enseigne offi-

cielle, se détachaient ces mots : Bureau de salubrité.

Nous arrivions ou, du moins, le cousin Gobernard était

arrivé, et, deux maisons plus loin, je n’eus plus qu’à prendre

congé de lui, après l’avoir remercié, le plus vivement que je

pus, de m’avoir consacré sa journée.

— Je l’avoue, mon garçon, que je ne suis pas fâché

d’être rendu. Je ne sens plus mes jambes.

Je ne tardai pas à le voir disparaître dans son escalier à

viret, pressé d’aller échanger ses gros souliers à clous contre

les bonnes pantoufles que lui ménageait la sollicitude de la

vieille Fanchette.

Quant à moi, c’était mon cerveau que je ne sentais plus,

tout grouillant qu’il était des extraordinaires enseignements

de cet étonnant dimanche.

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– 211 –

Et ce fut encore tout éberlué que, quittant la rue des

Chanoines, je pris la direction du quai des Étuves et de tante

Bobette, tandis que le carillon de Saint-Pierre, annonçant

sept heures, égrenait ses notes sur les toits de Genève, du

haut de la montagne du Soleil.

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– 212 –

Les jours qui suivirent furent certainement les plus heu-

reux de ma vie. Débarrassé du cauchemar chrétien, il me pa-

rut que je renaissais délicieusement à l’existence, que mes

yeux s’ouvraient sur un monde nouveau, transformé, en-

chanteur, dont je n’avais jamais soupçonné jusqu’ici la dou-

ceur et la beauté. Ce ne fut pas du premier coup que j’at-

teignis à cet enivrement. Il me fallut d’abord me rendre

compte que je n’avais pas été le jouet d’un rêve, que ce que

j’avais entendu je l’avais bien entendu, que ce que j’avais

compris je l’avais bien compris, et que je pouvais retrouver à

ma volonté et sur un simple appel de ma mémoire une partie

des arguments, des faits, des évidences qui avaient dissipé

les fantômes et mis en fuite la terreur biblique. Ç’avait été

alors une explosion grandissante de joie. Ébloui, transporté,

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– 213 –

radieux, je me faisais l’effet d’un convalescent relevant d’une

grave maladie, ou mieux d’un aveugle recevant la lumière,

ou mieux encore d’un fou parvenant à la raison, avec cette

différence qu’ayant partagé ma folie avec un nombre im-

mense de gens je n’éprouvais nulle honte à l’avoir été, mais

seulement un grand bonheur de ne l’être plus. Tout ce à quoi

j’avais cru me paraissait déjà si lointain, si étranger ! Com-

ment avais-je pu, par exemple, succomber si inexplicable-

ment à cette extravagante idée du péché ? Je voyais si bien,

maintenant, que tous ces actes qualifiés de péchés étaient

des faits simplement humains, ne tirant leur signification que

de leur rapport avec l’homme ou la société, et dont la plupart

étaient d’ailleurs très légitimes, quelques-uns même em-

preints d’une véritable noblesse ! Combien je fus satisfait de

découvrir cela par le seul exercice de mon bon sens enfan-

tin ! Comme tout me paraissait clair désormais, limpide et

facile ! Plus de faux scrupules ! plus de morbides altercations

de conscience ! La vie naturelle, saine, vive, dans la droiture

instinctive du cœur et la stabilité sereine de l’esprit ! Et à ces

pensées qui se pressaient, plus ou moins formulées, dans

mon cerveau ravi, je me trouvais inondé d’une béatitude in-

connue, j’éprouvais pour la première fois ce sentiment

d’allégresse intense qui, selon le pasteur Babel, accompa-

gnait l’obtention de la foi et qui éclatait chez moi précisé-

ment parce que je ne l’avais plus.

Que Genève me paraissait belle, vue par mes nouveaux

yeux ! Je me promenais avec extase dans ses rues animées,

le long de ses jardins, de ses ponts, de ses quais. J’absorbais

émerveillé le spectacle de sa grâce. Lorsque je contemplais,

du pont du Mont-Blanc, le tableau familier de la ville et du

port, son cadre de coteaux, ses tons bleus et verts, ses stries

de lumière, ses maisons nuancées et ses voiles latines, je ne

le reconnaissais plus. Un resplendissement singulier le trans-

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figurait. Du drapeau rouge et jaune ondoyant sur la jetée à

l’aile blanche du cygne passant du bleu turquin du Rhône au

bleu saphir du lac, tout frémissait pour moi de vibrations in-

connues et se chargeait d’une émotion puissante. Les stea-

mers en partance battaient l’eau de leurs aubes ; les barques

savoyardes planaient sous leurs toiles pointues ; les yoles fi-

laient dans leurs rames. Derrière les tilleuls des quais s’édi-

fiaient les façades somptueuses des hôtels, dont les balcons

étagés s’ornaient de fleurs, de stores et de toilettes. Une cir-

culation brillante, pittoresque, kaléidoscopique, occupait les

chaussées et pressait les parapets. Toutes les nations s’y ma-

riaient, toutes les langues s’y parlaient. Des calèches à bal-

daquin, ployantes de touristes, glissaient sur leurs ressorts.

Au milieu d’un vol de mouettes se disputant du pain, la note

rouge d’un fez piquait son originalité. Un peintre peignait.

Des ouvriers disposaient en girandoles les lampions d’une

prochaine illumination, et sous les panoplies de drapeaux les

écussons arboraient notre belle devise genevoise, que je

n’avais jamais mieux comprise : Post tenebras lux. La nature

et la civilisation s’amalgamaient en un mélange intime et

fascinant. Et tandis que sur le passe-partout vert de la pente

du Petit-Salève la gouache du Mont-Blanc détachait sa py-

ramide, on voyait les lions du duc de Brunswick dresser leurs

mufles roses contre la place des Alpes, cependant que, sur le

pont des Bergues, les peupliers de Rousseau s’éventaient len-

tement et que, devant le Jardin Anglais, la Pierre-à-Niton se

frangeait de vaguelettes poudrées.

Je regardais, grisé. Et si, plongé dans ce microcosme

mouvant, il m’arrivait de rencontrer quelques-uns des pas-

teurs de Genève, je les considérais avec bien de l’éton-

nement et les voyais passer comme des animaux bien

étranges. Que ce fût la dégaine solennellement sacerdotale

du pasteur Jourdieu, le grimaçant Guignol ou l’énorme Por-

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chet, que ce fût le richissime Pot ou le respectable Goitre,

que ce fût même le distingué Papavert, l’éminent Bourde ou

le célèbre Brouillard, l’effet ne différait guère et ma surprise

demeurait la même. Que faisaient-ils là, ces extraordinaires

bipèdes ? D’où venaient-ils ? D’où sortaient-ils ? Que signi-

fiait leur paradoxale présence au milieu des autres hommes ?

Montaient-ils sur les socles des réverbères pour haranguer

cette foule que leur religion vouait presque entière à la perdi-

tion ? Non, ils passaient comme les autres, noyés dans

l’immense mouvement, insectes parmi des insectes, molé-

cules de la vaste nature, cachant prudemment leur Christ

sous l’étoffe de leur gilet, comme les autres pouvaient y dis-

simuler leurs secrets, leurs désirs, leurs illusions, leurs tares

ou les mille stratagèmes de leurs vies diverses et semblable-

ment passagères.

Je les oubliais vite, pour me plonger à nouveau dans le

spectacle prestigieux de Genève, dont ils relevaient la poésie

de leur note burlesque. Je buvais la vie et la couleur. Mon

sang battait vif et frais dans mes jeunes artères. Je respirais

délicieusement l’air salubre de la rade. Et moi aussi, je

n’étais qu’une molécule, et j’étais heureux de n’être que cela.

La pensée que ce lac pourrait me survivre ne me troublait

nullement ; celle que longtemps après moi de nouvelles

foules se succéderaient sur ce même pont du Mont-Blanc

contre lequel j’appuyais ma poitrine vivante ne me semblait

aucunement mélancolique. J’avais ma vie à vivre. C’est tout

ce que je savais, tout ce que je pouvais comprendre ; cela me

suffisait et je n’en demandais pas plus.

Le soir tombait. Comme un majestueux Bucentaure, un

steamer venant du haut lac faisait noblement son entrée. Il

portait une multitude de têtes, rangées contre ses bastin-

gages, pressées entre ses bords, couvrant ses ponts, masse

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humaine grouillante de chapeaux, de châles, de mantilles,

qu’il allait déverser sur celle qui déjà remplissait nos rues.

Entre ses tambours gonflés, il progressait dans le bouillon-

nement de ses roues. Une oriflamme battait à son grand mât.

Ses hublots s’ouvraient sur l’eau comme une rangée d’yeux.

Il vira lentement avec sa charge d’êtres. Le capitaine pen-

chait le visage sur son porte-voix. Le volant du gouvernail

décrivait ses arcs de cercles. Peu à peu le vapeur se présenta

de flanc. Sur ses trois écussons accotés apparurent, l’une

après l’autre, ces lettres jaunes : BONIVARD. Des appels écla-

tèrent. Des mouchoirs s’agitèrent sur la rive, d’autres répon-

dirent du bord. À l’arrière flottait le grand drapeau rouge à la

croix alésée. Au delà s’infléchissait le sillage. J’en suivis la

route moirée. Elle allait se perdre à l’entrée du port où ve-

naient de s’allumer, au bout de leurs jetées, les deux phares

entre lesquels j’avais donné mon baiser d’amour.

Il m’eût été bien difficile, on le concevra, de cacher mon

nouveau bonheur à tante Bobette. Entre le jeune garçon qui

était parti le matin tout inquiet d’avoir pu commettre le pé-

ché contre le Saint-Esprit et celui qui était rentré le soir après

avoir reçu la leçon complète de catéchisme du cousin Go-

bernard, il y avait une différence qui ne pouvait échapper

aux yeux les moins prévenus. Et ceux de tante Bobette

n’étaient certainement pas de ces derniers. Aussi ne l’es-

sayai-je même pas. Ma joie croissante des jours suivants

acheva de la dérouter.

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— Est-il possible, mon pauvre enfant, que tu prennes si

légèrement ton expulsion de l’école du dimanche ?… C’est

épouvantable !… Tu es un sans-cœur, un sans-conscience !…

— Mais, tante Bobette, ce n’est pas ma faute, c’est le

pasteur Babel qui…

— C’est toi, malheureux enfant, c’est toi qui as refusé de

t’humilier, de reconnaître ta faute, ton horrible faute, de de-

mander pardon…

— Mais, tante Bobette, crois-tu qu’il soit si nécessaire

que ça d’aller au catéchisme ?

— Quelle question !… Tous les enfants chrétiens doivent

aller au catéchisme.

— Mais, tante Bobette, est-il si nécessaire que ça d’être

chrétien ?

Tante Bobette ouvrit deux yeux ronds comme ses

écuelles. Mais avant qu’elle ait pu replacer un mot, je lui

demandais :

— Pourquoi es-tu chrétienne ?

— Mais, mon enfant… mais, mon enfant, parce que j’ai

été élevée dans le christianisme.

— Mais, pourquoi crois-tu que la religion dans laquelle

tu as été élevée soit vraie ?

— Parce que la Bible le dit.

— Mais si elle dit des choses absurdes ?

— Elle ne peut pas dire des choses absurdes.

— Prends la bible. Ouvre au Deutéronome.

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Elle prit sa vieille version, si souvent feuilletée par ses

doigts usés que les pages en étaient oreillées et jaunies. Elle

portait, à l’endroit indiqué, ce titre : Le cinquième livre de

Moïse ou le Deutéronome.

— Lis au chapitre trente-quatre.

Tante Bobette lut d’un bout à l’autre le récit de la mort

de Moïse. Quand elle eut achevé, de sa voix fidèle, le dernier

verset, je lui demandai :

— Qui a écrit cela ?

— Moïse.

— Cela ne t’étonne pas ?

— Non.

— Tu ne trouves rien d’extraordinaire à ce que Moïse ail

raconté lui-même sa propre mort ?

— Non.

— Comment expliques-tu ça ?

— Mon enfant, c’est bien simple. C’est un miracle.

Moïse a prédit sa mort ; il en a écrit par avance le récit sous

la dictée de Dieu, puis il est mort après.

C’était simple, en effet, et je vis que décidément il n’y

avait rien à faire avec tante Bobette. C’était le rocher de

l’Écriture. Je continuai cependant :

— Si tu voyais des choses semblables racontées dans un

autre livre, les croirais-tu ?

— Naturellement non.

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— Alors pourquoi les crois-tu lorsqu’elles sont dans la

Bible ?

— Parce que c’est le livre de Dieu.

— Comment sais-tu que c’est le livre de Dieu ?

— Parce que la Bible le dit elle-même !

— Ce n’est pas une raison.

— Mais, mon enfant, ce n’est pas là une question de rai-

son, c’est une affaire de foi. Il faut le croire, parce qu’il faut le

croire… parce que tout le monde le croit, parce que notre

famille l’a toujours cru, parce que c’est la foi de nos pères.

— Cependant, tante Bobette, nos pères n’ont pas tou-

jours cru la même chose, et il a bien fallu qu’à un certain

moment un de nos ancêtres changeât de religion, car sans

cela nous ne serions pas aujourd’hui protestants, mais catho-

liques.

— Catholiques ! se récria tante Bobette avec un geste

d’exécration.

— Et il a bien fallu, auparavant, qu’un autre de nos an-

cêtres changeât aussi de croyance, car autrement nous se-

rions païens, nous adorerions le Soleil, ou pis encore peut-

être, un bouquetin, un misérable bouquetin…

— Que me racontes-tu là ?

— Alors, puisque nos ancêtres ont si souvent changé,

pourquoi ne changerions-nous pas à notre tour ?

— Miséricorde !… Mais cet enfant est fou !… Qui est-ce

qui t’a mis des idées pareilles dans la tête ?…

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Et tout à coup ses sourcils se contractèrent, ses yeux

s’injectèrent, son nez s’allongea formidablement :

— Je suis sûre que c’est le cousin Gobernard !… Ah !

mon Dieu ! !…

Pour la première fois de sa vie, tante Bobette venait de

lâcher un « mon Dieu ! ». Car il faut savoir que tante Bobette

ne disait jamais « mon Dieu ! » pour ne pas violer le troi-

sième commandement, qui défendait de prendre le nom de

Dieu en vain. Elle remplaçait cette exclamation usuelle par

des « mon Té ! » ou « mon Père ! » sans se douter que c’était

exactement la même chose.

Mais cette fois, cette première fois, on ne pouvait pas

dire qu’elle lâchait son « mon Dieu ! » en vain. Elle invoquait

réellement l’Être suprême, épouvantée par le soupçon hor-

rible qui venait de se préciser dans son esprit et l’évocation

apocalyptique du cousin Gobernard qui se dressait à ses

yeux comme l’image de Satan en personne.

Aussi quel assaut, quelle avalanche, quand il arriva ! Pa-

pa, qui s’attendait bonnement à occuper sa soirée à une

tranquille partie de cartes avec lui, n’en revenait pas. À peine

eut-il déposé son chapeau qu’elle l’entama.

— Comment osez-vous vous montrer ici ? vint-elle lui je-

ter sous le nez, les deux poings sur les hanches.

— Bigre ! fit-il ahuri. Sur quelle herbe avez-vous marché

aujourd’hui, Bobette ?

— Sur quelle herbe… sur quelle herbe… je vais vous le

dire !… C’est vous qui avez perverti cet enfant !…

— Oh ! oh… perverti !…

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— C’est vous qui, par vos manœuvres criminelles…

— Oh ! oh !…

— Oui, car c’est grâce à vous que ce petit s’est mis en

état de révolte contre tout ce qui est sacré, qu’il refuse de re-

tourner à l’école du dimanche, d’aller implorer le pardon de

son pasteur… C’est grâce à l’indigne ascendant que vous

avez su prendre sur lui qu’il ne manifeste aucun repentir de

sa conduite, que dis-je ? qu’il s’en glorifie, qu’il en est

joyeux !… Que lui avez-vous raconté ? Par quelles histoires

de l’autre monde lui avez-vous tourné la tête ?… Voulez-

vous en faire un mécréant comme vous ?… Ah ! tenez, plutôt

que cela… Scélérat ! Vous m’aviez pourtant bien promis de

ne pas lui parler de religion !… Voilà comment vous tenez

votre parole !…

Il se défendit mollement. Sa bouche bredouillante balbu-

tia quelques vagues échappatoires. Mais les yeux flam-

boyants de tante Bobette lui firent vite comprendre qu’il était

préférable de ne pas insister. Aussi, quand il se fut entendu

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signifier son expulsion de notre domicile en termes pour le

moins aussi vifs que ceux dont j’avais été l’objet dans le ca-

binet du pasteur Babel, ne trouva-t-il rien d’autre à faire que

de tendre philosophiquement la main à mon père, en disant :

— Au revoir, mon vieux. Ça passera. Mais pour au-

jourd’hui, il vaut mieux que je me défile.

Et tandis que tante Bobette lui lançait, en guise d’adieu :

— Je ne vous le pardonnerai jamais !… je l’entendis

murmurer, peut-être à mon adresse :

— Le voilà, le voilà bien, le péché contre le Saint-Esprit,

celui que les Églises ne pardonnent pas. Les discuter ! C’est

celui même de la Genèse : « Tu ne mangeras pas du fruit de

l’arbre de la science. »

Rouges, noires, de pique, de cœur, de trèfle et de car-

reau, les cartes s’étalaient, inertes, sur la table, sous la

grosse patte désolée de papa.

Je commençais à m’apercevoir que tout n’allait pas si

facilement dans le plus facile des mondes. Il suffisait d’une

tante Bobette pour me le compliquer déjà infiniment. Voyant

qu’elle prenait les choses tout à fait au tragique, il me fallut

bien aussi les considérer avec moins de simplicité. Papa,

laissé en plan avec ses cartes, était une première consé-

quence lamentable de ma profession d’indépendance ; la

porte close sur le cousin Gobernard en était une autre ; enfin,

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– 223 –

l’état de tante Bobette elle-même en était une troisième non

moins déplorable. Les jours suivants furent sinistres.

Sombre, crispée, farouche, tante Bobette circulait automati-

quement d’une pièce à l’autre, le front têtu, obsédée d’une

seule idée, bousculant les meubles, cassant les assiettes,

rangeant et dérangeant cent fois le même objet, ouvrant et

refermant les fenêtres, butant contre les chaises, accrochant

les pendules. On l’entendait pousser de grands soupirs dans

sa cuisine, tout en culbutant les casseroles ; on la voyait re-

paraître les yeux gros, le teint saumâtre et se tamponnant les

joues du coin de son tablier. À table, c’était désastreux ; la

soupe sentait le roussi, la viande le graillon, et si papa se ris-

quait à avancer sur les plats un nez trop significatif :

— Est-ce ma faute, s’écriait-elle, calamiteuse et sépul-

crale, est-ce ma faute, si rien ne va plus ? Va-t-on encore me

faire des reproches, au milieu de mon chagrin ?

Et elle ajoutait :

— Est-ce que je mange, moi ?

Le fait est qu’elle ne mangeait plus, sinon, disait-elle,

son pain sec, trempé de ses larmes amères.

Ma responsabilité, dans tout ce désarroi, ne laissait pas

de m’apparaître.

— Voyons, Bobette, essayait parfois mon père, tu n’es

pas raisonnable ; ce n’est pas en poussant ainsi les choses au

pis que tu les arrangeras. Ce petit a les plus grands torts en-

vers toi… envers nous, c’est entendu. Mais à les exagérer pa-

reillement, tu ne fais que les envenimer. Plus tu t’obstines

dans ton idée, plus il s’obstinera dans la sienne. Le caté-

chisme… eh bien, ma bonne, laissons passer l’été par là-

dessus ; on en recausera cet automne, à la rentrée.

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– 224 –

— Ah ! c’est ça ! ah ! c’est ça ! éclatait-elle. Tu traites le

catéchisme comme le collège ! Est-ce qu’il y a des vacances

au catéchisme ? Est-ce qu’on prend des vacances avec le bon

Dieu ?… Il n’y a pas de temps à perdre ! Sait-on ce qui peut

arriver ? Cet enfant pourrait mourir demain dans sa rébel-

lion ! Ce serait du propre, alors !… Le bon Dieu attendrait-il

à l’automne pour inscrire son nom dans la colonne de

gauche du grand livre du jugement ?

Papa se taisait, cloué. Mais si je concevais fort bien

l’intransigeance de tante Bobette, si je comprenais admira-

blement le point de vue du cousin Gobernard, l’attitude de

mon père me paraissait infiniment moins saisissable. Papa

représentait pour moi une sorte d’énigme, et avec lui je n’y

étais plus du tout. Que pensait-il au juste ? M’approuvait-il

ou ne m’approuvait-il pas ? Était-il pour moi et pour le cou-

sin Gobernard, ou était-il pour tante Bobette ? Dans le fond

de son âme, mon père, l’horloger Pécolas, était-il croyant, et

alors à quoi croyait-il ? ou, dans le fond de cette même âme,

ne croyait-il à rien du tout ? C’est ce que je n’avais pas en-

core osé lui demander.

Un soir qu’il fumait son grandson, tout solitaire et tout

mélancolique à la fenêtre, je me hasardai à lui dire :

— Papa, tu vas quatre fois par an au temple…

— Cinq ou six fois, mon garçon, cinq ou six fois.

— Oh ! c’est rare. C’est plutôt quatre que cinq ou six.

Pourquoi n’y vas-tu pas plus souvent ?

— C’est ce qui me suffit, mon garçon, c’est ce qui me

suffit.

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– 225 –

— Mais, papa, ce qui le suffit pourrait me suffire aussi.

Je pourrais aller avec toi au temple, quand tu y vas, quatre

fois par an. Comme ça, tante Bobette n’aurait plus rien à

dire.

Il réfléchit un instant, tira quelques bouffées de son

grandson, comme s’il se demandait où je voulais en venir.

Puis il dit :

— Non, mon garçon, non ; de ta part ce serait remarqué.

Dans la vie, vois-tu, il faut faire ce qui se fait. Les enfants ont

l’habitude d’aller à l’école du dimanche, il est bon qu’ils y ail-

lent. Les hommes, eux, on ne leur en demande pas tant.

Pourvu qu’ils se montrent de temps en temps au temple de

leur paroisse ou à Saint-Pierre, c’est tout ce qu’il faut. On est

content. On sait qu’ils sont conformes. Gobernard… Gober-

nard, ce n’est pas la même chose. Gobernard est libre, lui ; il

a ses petites rentes ; il ne dépend de personne. Gobernard

peut faire ce qu’il veut, dire ce qui lui convient, il n’en aura

pas une bouteille de moins sur sa table, ni un cheveu gris de

plus sur sa tête. Pour nous, mon petit, dans notre position,

nous devons observer ce qui s’observe. Qu’est-ce qu’on di-

rait, si on ne me voyait pas quatre ou cinq fois par an fran-

chir le seuil de Saint-Gervais ou monter les degrés de la ca-

thédrale ? On dirait : Le père Pécolas est un orgueilleux, il

fait bande à part, c’est une forte tête. On m’en voudrait, on

ne m’achèterait plus de montres et je perdrais mes meilleurs

clients. Comme ça, je suis bien. Je n’en donne pas plus qu’on

n’en veut, mais on sait que je marque mon pas dans le rang,

que je respecte les coutumes, que je suis un homme sûr.

Crois-moi, mon garçon, c’est encore le mieux. Agis comme

moi, tu t’en trouveras bien. Mon principe, le voici : Je ne fais

pas opposition.

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– 226 –

Ce n’était pas tout à fait ce que je voulais savoir, aussi

lui demandai-je encore :

— Mais, dis-moi, papa, crois-tu à la religion ?

— Je ne fais pas opposition.

— As-tu une croyance, une conviction, une certitude ?

— Je ne fais pas opposition.

Il me fut impossible d’en obtenir davantage. Mais si, au

sortir de cette conversation, je n’étais pas plus avancé

qu’avant sur les vrais sentiments de mon père, j’avais au

moins acquis quelque lumière sur l’attitude qu’il adoptait : il

ne faisait pas opposition.

Cela ne manqua pas de me faire encore réfléchir, de

m’ouvrir encore de nouveaux horizons. Décidément, le

monde se révélait à moi sous des aspects de plus en plus

compliqués.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! continuait à se lamenter ex-

traordinairement tante Bobette.

Et j’en venais à trouver que ce n’était plus gai du tout.

Aussi n’était-ce pas sans d’assez tristes pressentiments

que j’entendais tante Bobette, qui à mon air soucieux

s’imaginait déjà que j’éprouvais tous les lancinements du

remords, me dire toutes les cinq minutes en levant les yeux

au ciel :

— Mon pauvre enfant, comme tu dois être malheu-

reux !…

Malheureux, hélas ! oui… pourquoi ne l’avouerais-je

pas ? Car, outre le désespoir de tante Bobette, outre les con-

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trariétés de papa, un autre sujet de tourment me remplissait

le cœur. On se doute bien que, durant ces jours agités, la

pensée de ma pauvre petite amie ne m’avait pas quitté. Que

devenait-elle ? que faisait-elle ? quel pouvait être son sort, en

proie à l’affreux Babel ? Avait-elle subi de nouvelles mutila-

tions ? Quel supplice moral lui faisait-on éprouver, à elle qui

n’avait pas reçu comme moi le mot de l’affranchissement et

qui se trouvait encore plongée dans les affres ténébreuses de

la geôle chrétienne ? Questions angoissantes, auxquelles je

ne pouvais répondre et que je ne me lassais pas de me poser.

D’autres se levaient, non moins pressantes. Comment la

revoir ? Où m’embusquer pour surprendre quelque part son

passage et retrouver un instant sa vision ? Par qui lui faire

parvenir un message ? Où recevoir de ses nouvelles ? De

quelle manière savoir ce qu’elle pensait de moi, si elle tenait

encore à mon affection et me voulait toujours pour son ami ?

Et je repassais dans mon souvenir brûlant la merveil-

leuse après-midi de Bellevue. Je rejouais avec elle la partie

de croquet. Je l’entendais me dire : « Oh ! mais vous êtes très

fort, monsieur Pécolas ! » Je revoyais le bleu de son maillet,

sa fine cheville lorsqu’elle appuyait du pied sur la boule, sa

robe blanche, son joli chapeau de Montreux, ses cheveux…

ses cheveux, hélas !… Puis je me retrouvais à table auprès

d’elle : « Est-il possible que vous n’ayez jamais vu la Dent du

Midi ? » Ses doigts séparaient l’orange de Jérusalem et je me

sentais de nouveau si délicieusement rougir… Puis c’était le

bateau, le lac, la solitude à deux dans l’angle de proue, sa

taille que je pressais, le coup de brise qui m’avait envoyé sa

boucle au visage…

Églantine !… Églantine !…

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Comme dans un nimbe, l’École du dimanche m’ap-

paraissait alors… Elle y descendait sans moi ; elle se mêlait,

sans que je fusse là pour la voir, aux rangs de ses com-

pagnes ; ses yeux erraient sans les miens sur la carte de Pa-

lestine ; je ne me trouvais pas à la sortie pour la saluer et la

regarder partir avec son petit air sage et sous son ombrelle

grise… Églantine !…

Je me sentais faiblir… Et ce n’était plus avec la même

assurance que je répondais aux supplications de tante Bo-

bette :

— Non, non, je n’y retournerai pas !… je n’y retournerai

jamais !…

— Ô mon enfant, je t’en conjure, laisse-moi aller le de-

mander pour toi au pasteur Babel !

— C’est inutile !… Je ne veux pas !…

Est-ce que vraiment je ne voulais pas ?…

Aussi, lorsque tante Bobette, à bout de forces, épuisée,

achevée et ayant fini de se ronger ce qu’elle avait de sein,

eut pris, au grand émoi de papa, le parti de tomber malade et

de se mettre au lit, ce qui ne lui était pas arrivé depuis dix

ans, mes belles attitudes et mes poses héroïques se mirent à

vaciller considérablement sur leur base.

C’est en ces difficiles conjonctures que je résolus d’aller

demander conseil au cousin Gobernard.

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– 229 –

Au sortir du collège, je pris la direction de la rue des

Chanoines. Au bas de la Vallée, j’enfilai l’allée du numéro 22

de la rue Verdaine ; j’en suivis les sinuosités et j’en dégringo-

lai les marches ; je débouchai dans la rue de la Fontaine, que

je remontai jusqu’à l’entrée des Degrés-de-Poule, où je

m’engageai ; au haut de l’escalade, je retrouvai le chevet de

Saint-Pierre ; je passai de nouveau sous la tête épanouie

d’Apollon, je doublai les Macchabées, je revis la façade

grecque de la cathédrale et sa cour plantée d’ormes ; puis, au

delà de la fontaine blanche du Perron, la maison de Calvin

m’offrit sa double inscription, et, quelques pas plus loin,

c’était le viret du cousin Gobernard et le pied de biche de sa

porte, dont la vieille Fanchette, sous sa coiffe tuyautée, ve-

nait bientôt m’ouvrir l’huis mouluré.

— Eh ! m’sieur Nicolas !… eh ! j’espère !… eh ! adieu !…

eh ! entrez !…

— Mon cousin est-il là ?

— Eh ! je vais le quérir… Seyez-vous !… Eh ! j’espère

qu’il est brave !… j’espère qu’il a grandi !…

Elle m’avait introduit dans une grande pièce lambrissée

de hauteur, au meuble confortable et vieillot, et dont les fe-

nêtres à guillotine dominaient la dérupite des toits de la ville,

le port, les quais et les jetées.

Au bruit de nos voix, le cousin Gobernard arrivait de lui-

même, jovial et débraillé, en manches de chemise, un bonnet

grec sur le chef et sa pipe d’écume, à tête de Bourbaki, au

coin de la bouche.

— Tiens, tiens, c’est toi, mon garçon ?…

— C’est moi, mon cousin. Comment allez-vous ?

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— Pas mal, pas mal… Mais, dis-moi, tu dois avoir soif.

Fanchette, apporte un sirop à ce petit.

— Oh ! merci, mon cousin ; je ne suis pas venu ici pour

boire.

— Si, si, tu boiras. À moins que tu ne préfères autre

chose. Du vin ? de la bière ? du café au lait ?

— Ce que vous voudrez, mon cousin.

Deux minutes après, je me trouvais devant un grand

verre de grenadine, qu’accompagnaient une assiettée de

brisselets et une tartine de confitures.

— Eh ! j’espère !… j’espère !…

— Eh bien, mon garçon, ta tante Bobette est-elle tou-

jours fâchée contre moi ?

— Plus que jamais, mon cousin ; si fâchée qu’elle en est

devenue malade et qu’elle a pris le lit.

— Saprelotte !… Et toi, comment vas-tu ?

— Moi, mon cousin, je vais bien personnellement… et je

serais même très content s’il n’y avait pas toutes ces his-

toires…

— Raconte-moi un peu ça.

Je lui fis un récit circonstancié de ce qui se passait à la

maison, et dont il avait pu prendre un aperçu lui-même par

la réception mouvementée qu’il y avait reçue. Je lui exposai

quelle était notre vie à papa et à moi, la mélancolie de nos

soirées, la fatigue de nos oreilles, le désastre de nos repas. Je

décrivis le ravage creusé dans les joues de tante Bobette, le

cerne de ses yeux, les gargouillements pitoyables de sa poi-

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trine en détresse. J’évoquai le spectre du lit où elle venait

d’enfouir sa carcasse gémissante. Je ne doutai pas de mon

désespoir, à moi, si un malheur survenait. J’indiquai mes in-

certitudes. Et je n’oubliai pas non plus le petit discours que

mon père m’avait tenu.

Le cousin Gobernard m’écoutait avec attention, hochant

la tête, tirant sur sa pipe, déplaçant son bonnet grec ou se

tripotant le menton. Quand j’eus fini, il resta longtemps si-

lencieux, ponctuant de « hum ! hum ! » divers ou d’autres

grognements encore plus indistincts sa sourde méditation.

La vieille Fanchette, curieuse comme toutes les vieilles

Fanchettes, était venue me proposer un second verre de si-

rop, mais sa sollicitude étant restée inaperçue, ses « j’es-

père » et sa coiffe tuyautée avaient de nouveau disparu.

— Oui, oui… formula enfin le cousin Gobernard plus ex-

plicitement… oui, oui… c’est certain… il n’y a pas à dire…

aussi que diable !… Alors, mon gros, que vas-tu faire ?

— Ma foi, je n’en sais rien du tout.

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Il vida sa pipe, en secoua soigneusement le culot, la

bourra d’un pouce patient, tout en marmonnant plusieurs

fois :

— Oui, oui, ton père n’est pas une bête…

Puis, ayant présenté l’allumette au tabac et tété deux ou

trois goulées de fumée, il reprit :

— Sais-tu ce que tu devrais faire ?… Eh bien, mon gros,

tu devrais tout simplement retourner à l’école du dimanche.

— J’y avais bien pensé, mais…

— Oui, je sais, il y a des mais… beaucoup de mais…

— Il faudrait d’abord aller demander pardon au pasteur.

— Bien entendu, il faudrait en passer par là.

— Et puis… et puis, mon cousin, je ne peux pourtant pas

retourner à l’école du dimanche sans croire à ce qu’on y en-

seigne !

Il rumina de nouveau quelques instants, gonflant et re-

muant ses lèvres autour de l’ambre de son tuyau de pipe.

Puis il dit :

— Pourquoi pas ?… Tu ferais à peu près comme tout le

monde.

— Mais ce serait de l’hypocrisie !

— Ce serait de l’hypocrisie, évidemment. Et puis

après ?… Tu connais le précepte ancien : Primum vivere,

deinde philosophari, que nous pourrions traduire ainsi :

D’abord vivre, et ensuite ne pas être hypocrite. Eh bien, pour

toi, que signifie vivre ? Cela signifie être en paix avec les

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tiens, ne pas troubler les habitudes de ton père, ne pas faire

mourir de chagrin ta tante Bobette, conserver l’estime de

ceux qui peuvent t’être utiles, ne pas te faire fermer toutes

les portes après celle de l’école du dimanche et être un bon

petit Genevois, régulier, comme il faut, correct et bien noté.

Et cela signifie aussi, pensai-je, revoir Églantine !…

— Va donc tranquillement négocier ton pardon auprès

du pasteur Babel, puisqu’il le faut, et fais ensuite sans scru-

pule la rentrée à l’école du dimanche. Tu ne crois plus, ob-

jectes-tu ? La belle affaire ! On ne te demande pas de croire,

mais seulement de faire semblant. D’ailleurs, qui est-ce qui

croit, maintenant ? Personne, absolument personne. Sans

doute, il y a des gens qui croient croire. Il y a ceux qui se

font une conscience de croire, ceux qui se font un devoir de

croire, ceux qui se font une tradition de croire, et il y a ceux

qui se font un métier de croire. Mais des gens qui croient

vraiment, il n’y en a pas. Leur conduite qui, dans les cas les

moins suspects, est encore si loin de celle que devraient tenir

des croyants, en est le constant témoignage. Tous ces pseu-

do-croyants se rangent plus ou moins dans la catégorie que

te représente ta bonne tante. Ils se figurent être chrétiens,

parce qu’ils sont nés dans le christianisme. C’est la foi par

soumission, par attachement, par habitude, c’est la foi de

tante Bobette. Puis il y a la foi de ceux qui croient par con-

venance, par convention sociale, comme on salue dans la rue

ou comme on porte un faux-col. Des deux, c’est, je crois

bien, la plus fréquente. C’est la foi de l’horloger Pécolas, qui

croit parce qu’il veut vendre ses pendules. Il y a enfin la mul-

titude de ceux qui sont de purs incrédules, mais qui ne ha-

sardent jamais un mot contre ce dont ils ne veulent pas pour

eux-mêmes, qui s’en constituent même au besoin les défen-

seurs. Respect à la foi… des autres ! Respect aux croyances !

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Il faut une religion pour le peuple ! Telle est leur formule. Tu

vois, mon enfant, qu’il n’y a nullement lieu de te préoccuper

de ton sort. La foi est large, comme l’hypocrisie elle-même,

et que tu choisisses plus tard l’un de ces trois groupes, tu se-

ras également « bien pensant ».

— Mon cousin, dis-je alors très ému, pour aujourd’hui il

importe peu que je choisisse. On me demande simplement

de m’incliner ; c’est ce que je vais faire. Mais plus tard,

m’écriai-je avec un éclair dans les yeux, plus tard je ne serai

jamais de ces gens-là !

— Eh bien, mon garçon, fit mon cousin, pris lui aussi

d’une visible émotion, je l’espère ! Aujourd’hui, tu n’as pas le

droit d’avoir une volonté. Ton âge exige que tu tiennes en-

fermés dans le plus secret de ton cœur des sentiments qu’il

te sera permis sans doute de développer plus librement par

la suite et qui pourront même finir par t’honorer un jour.

Dans une dizaine d’années, quand tu seras devenu un jeune

homme et que je serai peut-être couché dans la tombe, tu

pourras réveiller du profond de toi-même la voix lointaine de

ton vieux cousin. Détachant le masque, tu pourras alors, je

l’espère, paraître au milieu de tes contemporains dans la vé-

rité de ton visage et l’intégrité de ta parole, et trouver dans la

génération qui se lève de multiples échos. J’appelle de tous

mes vœux cette aube des temps meilleurs, où la jeunesse de

notre pays, lasse enfin de notre mensonge, avide d’air pur,

de franchise et de liberté, secouera le joug qui maintient en-

core ses aînés et jettera avec loyauté et joie les fondements

de la nouvelle Genève. Ce jour-là, mon garçon, tu te lèveras

parmi les premiers, n’est-ce pas ?

Profondément remué par ces paroles, je ne pus maîtriser

des sanglots. Mon cousin se pencha sur moi et m’embrassa.

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Et tandis qu’il m’embrassait, je sentis une larme couler de

ses yeux sur mon front…

Sous la larme du cousin Gobernard, il me sembla que je

venais de recevoir, pour l’avenir qu’il entrevoyait, le bap-

tême de la sincérité.

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Il se repent !… il se repent !…

Je venais d’entrer dans la chambre de tante Bobette, de

m’approcher de son lit, de déposer sur sa pommette aiguë un

baiser des plus tendres et de lui glisser dans le conduit de

l’oreille, d’un ton que je fis aussi contrit que je pus :

— Va voir le pasteur. Je suis prêt à aller lui demander

pardon.

— Il se repent !… Il se repent !… répétait-elle, humide

de joie.

Une heure après, elle était sur pied.

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Et je vous assure que, ce jour-là, le dîner ne fut nulle-

ment gargoté.

Le même soir, elle se rendait à une réunion religieuse de

la salle de la Réformation, où le pasteur Babel devait parler.

Elle l’abordait à l’issue de la conférence. Elle lui exposait

l’état de mon âme. Elle en revint flottante de bonheur.

— Ah ! mon chéri ! Quel digne homme ! quel grand

cœur ! quel chrétien ! quelle colonne du temple !… Il t’attend

demain.

Et je me vis de nouveau sur le chemin de Champel ; je

me vis de nouveau poussant le clédal, traversant le petit jar-

din, heurtant à la porte, que m’ouvrait de nouveau la redou-

table domestique ; de nouveau je la suivis dans le vestibule

nu, le long de l’escalier décoré de textes bibliques, et elle

m’introduisit de nouveau dans le cabinet du pasteur, en

aboyant comme la première fois :

— Monsieur le ministre, c’est le jeune Nicolas Pécolas.

Mais mes dispositions étaient bien changées. Si je me

trouvais quelque peu gêné par la nouvelle attitude que j’avais

à prendre, j’étais du moins parfaitement tranquille ; et si je

me sentais cependant assez ému, très ému même, ce n’était

plus que d’une seule chose, c’était de me savoir dans la mai-

son où respirait Églantine, où je pourrais peut-être aperce-

voir le bout de sa robe, entendre le son de sa voix, sur-

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prendre quelque signe de sa présence, quelque trace mysté-

rieuse me disant qu’elle était là, qu’elle vivait là.

L’accueil du pasteur Babel fut grave et pénétré.

— Approche-toi, mon garçon, m’invita-t-il d’un geste à

la fois paternel et sévère. Ta bonne tante est venue

m’apprendre que tu le repentais enfin de tes fautes. Ta pré-

sence ici m’engage à croire que ce repentir est réel et que

c’est en toute humilité qu’avec l’aide de Dieu tu viens m’en

apporter l’expression. Je t’écoute, mon garçon.

— Monsieur le pasteur, dis-je en baissant très convena-

blement les yeux, je vous demande pardon des torts que j’ai

eus envers vous, je reconnais mon péché et je supplie Dieu,

que j’ai profondément outragé, de vouloir bien me remettre

mes offenses, par la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ.

— C’est bien, Nicolas Pécolas. Ton repentir est-il sin-

cère ?

— Il est sincère, monsieur le pasteur.

— Tu te rends bien compte, mon enfant, de l’énormité

de ton péché, rendu plus épouvantable encore par la scanda-

leuse révolte dont tu l’as aggravé ?

— Je m’en rends compte, monsieur le pasteur, et j’en

frémis. Ma révolte fut d’un insensé et c’est l’esprit de Satan

qui m’a animé ce jour-là.

— Ah ! Satan ! Satan ! le Prince des ténèbres !… proféra

en trémolo le pasteur. Garde-toi de lui, mon petit. Il est par-

tout, partout il rôde, partout il s’embusque et il n’a pas de

plus détestable joie, de plus effroyable triomphe que quand il

peut insuffler dans une âme la révolte contre Dieu et contre

ses ministres, lui, le premier des révoltés, lui, le grand Révol-

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té !… Souviens-toi de cette terrible expérience, mon garçon,

souviens-t’en toute la vie. Tu as été pendant quelques jours

sous la puissance du Démon !

— Je m’en souviendrai toute ma vie, monsieur le pas-

teur.

— Et maintenant, remercions Dieu de t’avoir fait la

grâce de te ramener à Lui. Agenouille-toi, mon garçon.

Je m’agenouillai contre son siège de bois, le front courbé

sur le bras dur du fauteuil. Les mains du pasteur Babel se joi-

gnirent au-dessus de ma tête, tandis que, du haut de son

cadre d’ébène, Calvin nous considérait d’un œil sardonique.

Mais si Dieu m’avait fait la grâce de me ramener à Lui, je

vous ferai grâce également de la longue prière dont le pas-

teur Babel crut devoir marquer ce retour au bercail de la

brebis égarée.

Je l’écoutai dans une contrition parfaite. Puis, selon

l’usage immémorial, à son improvisation personnelle le pas-

teur fit succéder la profession de foi liturgique connue sous

le nom de Symbole des apôtres, dont il voulut que je répé-

tasse après lui chacun des articles, comme pour mieux

s’assurer de la fermeté de mes convictions.

— « Je crois en Dieu, le Père Tout-Puissant, Créateur du

ciel et de la terre. »

Je répétai.

— « Je Crois en Dieu, le Père Tout-Puissant, Créateur du

ciel et de la terre. »

— « Je crois en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Sei-

gneur… »

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— « Je crois en Jésus-Christ… »

Je le suivis jusqu’au bout sans aucune défaillance.

Puis on passa à la récitation de l’oraison dominicale, par

quoi se termina la séance.

Séance est une manière de parler, car, pour ma part,

j’étais toujours à genoux. Comme tout le monde connaît

cette oraison célèbre, je ne la transcrirai pas davantage. Mais

je ne fus pas sans me demander comment le pasteur Pot

pouvait s’y prendre pour prononcer sérieusement ces mots :

« Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien », et com-

ment le pasteur Babel lui-même se risquait, sans inquiétude

pour son sort ultérieur, à exprimer ce vœu : « Pardonne-nous

nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont

offensés. »

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– 241 –

Il faut du moins croire que ces multiples cérémonies eu-

rent le don de le satisfaire, car, lorsqu’il m’eut enfin rendu

l’usage de mes pieds, il m’annonça sans plus d’ambages que

j’étais pardonné et qu’il m’ouvrait de nouveau l’accès de

l’École du dimanche.

Je le remerciai avec effusion de sa magnanimité, et ce

fut un petit Nicolas Pécolas complètement réconcilié avec

son Dieu, avec son école et avec son pasteur, qui sortit du

sombre cabinet que hantait, sous son bonnet plat et sur son

collet de renard, la fantômale figure de Jean Calvin.

Je n’aperçus, hélas ! pas d’autre fantôme. Pas l’ombre,

pas le moindre semblant d’Églantine. J’eus beau m’attarder

dans l’escalier aux textes, dans le vestibule nu, sur le seuil de

la porte, rien, je n’entendis pas un bruit, pas un son de voix,

pas un frôlement. La maison paraissait morte. On avait dû

envoyer prudemment ma petite amie à la promenade.

Je me décidais à m’éloigner et je traversais lentement le

jardin, jetant les yeux à droite et à gauche, lorsque je remar-

quai, un peu avant le mur de clôture, une plate-bande cu-

rieusement plantée de fleurs et de légumes, qui se côtoyaient

dans la plus libre fantaisie et la plus amusante disparate. Au

flanc d’un chou pommé de belle venue, une pivoine élevait

ses grosses coques pourprées. Un zinnia voisinait avec une

salade et un semis d’épinards avec un carré de balsamines.

Des pieds-d’alouettes et des reines-marguerite abritaient des

radis ; un pois de senteur mariait ses papillons indigo aux

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cosses vertes de pois nains de Clamart. Mais ce que je vis

tout d’abord, ce fut un mignon petit arrosoir, laissé à terre

dans l’allée qui longeait la plate-bande, un mignon petit arro-

soir auprès d’une bêche minuscule. Et ce que j’aperçus en-

core avant tout cela, ce fut, posé sur un pliant, le joli cha-

peau de Montreux, orné de son pompon de paille, celui

même que j’avais admiré sur une tête blonde, abondamment

pourvue de cheveux, pendant la journée de Bellevue. Je me

trouvais, selon toute évidence, en présence du domaine hor-

ticole et potager de ma petite amie. Ces fleurs et ces légumes

avaient été plantés et cultivés par elle. C’est elle qui surveil-

lait leur éclosion et se réjouissait de leur croissance. Sa main

leur distribuait chaque jour la pluie de l’arrosoir… Que

j’aurais voulu être une de ces plantes pour recevoir comme

elles les soins de leur jolie jardinière ! Je les considérai avec

plaisir et attendrissement.

La pièce principale de ce minuscule Éden était un char-

mant rosier remontant, qui se dressait déjà à bonne hauteur

le long de son tuteur. Si Églantine n’avait pu le planter, peut-

être l’avait-elle transplanté ; tout au moins avait-elle eu à le

tailler et à l’ébourgeonner ; c’étaient ses petits doigts qui net-

toyaient son feuillage et donnaient la chasse à ses chenil-

lettes. Les rameaux épineux se détachaient, allongés et

souples, de la tige droite. Les feuilles vert foncé, ourlées en

dents de scie, se veinaient de leur élégant petit squelette ap-

parent. Tout fier, l’arbuste s’épanouissait de trois roses ou-

vertes. Les belles corolles fraîches déchiffonnaient délicate-

ment leurs pétales satinés. Une odeur légère et suave

s’exhalait de leur intimité. Leur cœur, invisible, se gonflait

sous les replis bouclés de leur fin giron. Je les respirai. Une

demi-douzaine de boutons entouraient les fleurs de leur gra-

dation diverse d’avancement et de coloris. Ils avaient hâte,

de tout leur désir, de devenir fleurs à leur tour et de surpas-

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– 243 –

ser leurs aînées par leur beauté prochaine. Et je fus pris moi

aussi d’un désir ardent, irrésistible. J’avançai la main, non

sans m’être retourné du côté de la maison pour être sûr que

je n’étais pas vu, et, pieusement, plein d’un sentiment très

doux, je détachai, en prenant bien garde de ne pas me pi-

quer, un joli boulon de rose du rosier d’Églantine.

Ce léger larcin commis, je laissai, fort satisfait, derrière

moi le clédal du pasteur Babel.

Ce fut un beau jour pour tante Bobette que celui où je re-

tournai à l’École du dimanche. Pour le fêter, elle n’hésita pas

à se livrer à des dépenses somptuaires et à mettre les petits

plats dans les grands. Papa n’en crut pas ses oreilles, lors-

qu’il s’entendit annoncer que nous aurions pour le dîner, au

lieu du sempiternel gigot dominical, une truite accommodée,

s’il vous plaît, à la sauce genevoise et un mirifique canard

aux navets, le plus dodu qui se fût trouvé au marché de Cou-

tance. Des paquets mystérieux chargeaient les rayons du

buffet et l’on avait commandé au pâtissier de la rue de la

Tour-de-l’Île une fastueuse tourte, qui portait, moulée en ca-

ractères de sucre, la date de cet heureux événement. Enfin,

comme la joie de tante Bobette la poussait à tous les pardons

et qu’aucune ombre de rancune ne devait ternir la pureté de

cette journée de bénédiction, elle avait invité la veille le cou-

sin Gobernard à reprendre ses bonnes habitudes, par une pe-

tite lettre aimablement tournée, qui commençait par ces

mots : « Mon bien cher Gédéon », et qui se terminait par ceux-

ci : « Votre cousine tendrement affectionnée. »

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Ne voulant pas être en reste, papa mit son tube, endossa

sa redingote et s’en fut, tout guilleret, entendre le service di-

vin à Saint-Gervais.

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– 245 –

Mon bouton de rose avait été soigneusement mis par

moi dans un verre d’eau, le bout de la tige coupé à frais ; il

avait gonflé, était éclos ; c’était maintenant une rose su-

perbe. Je passai la fleur à ma boutonnière et, ma bible sous

le bras, je pris le chemin de l’École du dimanche.

Je traversai les ponts de l’Île. Le Rhône bouillonnait bleu

vif ; le coteau de Cologny rayonnait vert cru. Bel-Air me pré-

senta ses platanes, sa station de voitures et ses promeneurs

endimanchés. Correct et sage, je m’engageai dans la Corrate-

rie. Sous la tour de l’Escalade, je saluai bien bas le respec-

table pasteur Goitre qui passait et je lui laissai le trottoir ; je

ne manquai pas non plus d’envoyer un grand coup de cha-

peau à la digne épouse du pasteur Ducimetière, que je ren-

contrai vers la forge portant devant elle un ventre suffisam-

ment bombé pour laisser présumer qu’elle y dissimulait un

quinzième enfant. Puis je longeai le mur de la Treille avec

ses dates, j’arrivai au Palais Eymard, je passai sous les bustes

de l’Athénée et je me retrouvai devant la porte de l’École, en

même temps que s’y arrêtait, dans le piaffement de ses che-

vaux, l’équipage de Mme Collignon. Soyeuse, froufroutante,

dandinante et cossue, la monitrice traversa le trottoir dans

une double haie de saluts sympathiques. J’y mêlais le mien,

lorsque je me sentis touché au coude.

— Eh ! mon cher, te revoilà ? Qu’étais-tu devenu ?

C’était Carcaille.

— As-tu été malade ?

— Non, dis-je ; j’ai fréquenté ces derniers dimanches le

catéchisme de l’Auditoire.

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Il me donna des nouvelles du groupe, de Tripet, de Cro-

tu, du gros Cuche, du petit Gaufre… Lemagnin s’était disputé

avec Perrod. On avait expliqué la tentation de Jésus-Christ.

— C’est un passage bien intéressant, dis-je.

— Oui, fit Carcaille. On abordera aujourd’hui le minis-

tère en Galilée. Mais il y a quelque chose, ajouta-t-il d’un air

perplexe pendant que nous descendions ensemble l’escalier,

il y a quelque chose que j’ai découvert et qui m’embarrasse

beaucoup.

— Quoi donc ?

— Dans le chapitre précédent, Luc donne la généalogie

de Jésus…

— Oui, eh bien ?

— Eh bien, mon cher, dans Matthieu, il y en a une autre

toute différente.

— Tiens ! fis-je, me rappelant vaguement cette histoire

des deux généalogies. Elles sont vraiment différentes ?

— Complètement.

— As-tu soumis le cas à Mme Collignon ?

— Oui.

— Qu’a-t-elle répondu ?

— Elle m’a répondu qu’il importait peu que les noms

fussent différents, pourvu que le résultat fût le même, et qu’il

l’était puisque les deux généalogies faisaient l’une et l’autre

descendre Jésus du roi David.

— Cette explication t’a suffi, j’espère ?

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— Pas du tout. Si Jésus descend de David, il ne peut en

descendre que par une seule lignée de personnages. Il est

donc incompréhensible que les noms diffèrent.

— Alors ?

— Alors, je suis allé, à la fin du catéchisme, questionner

le pasteur Babel.

— Bonne idée. Qu’a-t-il répondu ?

— Il m’a dit que l’une des deux généalogies était celle de

Joseph, l’autre celle de Marie ; que ces deux généalogies dif-

férentes établissaient ainsi que Jésus descendait doublement

de David, et par son père, et par sa mère.

— Eh bien, fis-je, voilà qui arrange tout.

— Mais non !… Je vois bien dans Matthieu : « Jacob en-

gendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus. »

Mais je lis dans Luc : « Jésus, fils de Joseph, fils d’Héli… »

Les deux généalogies sont donc paternelles, et elles sont dif-

férentes !… Ah ! s’il y avait « fils de Marie, fille d’Héli » –

Mais il y a « fils de Joseph, fils d’Héli » !… Il y a Joseph ! il y

a Joseph !… C’est ce « Joseph, fils d’Héli », qui gâte tout !…

L’émoi du pauvre Carcaille faisait vraiment peine à voir.

— Bon, dis-je de l’air le plus détaché, ce n’est peut-être

là qu’une faute de copiste.

Carcaille me regarda d’un œil rond.

— Comment, une faute de copiste ?

— Oui, fis-je, ou une interpolation, une altération… que

sais-je, moi ?… les textes ne sont pas toujours sûrs.

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— Ah !… oh !… fit-il tout ahuri, ou plutôt complètement

pétrifié… Il y aurait des fautes de copistes dans la Bible ?…

des fautes de copistes !… des fautes !… Mais alors… ? ?

Un doute épouvantable venait de s’insinuer sous son

front.

Nous entrions dans la salle, où la haute trombine de

M. Bibermaul, hissée sur sa longue redingote au bout de son

cou décharné, exhalait séraphiquement, devant les rangées

d’élèves, l’ardeur de ses cordes vocales et de son accent bâ-

lois :

Ché foutrais êdre in anche,

In anche ti pon Tié…

Nous prîmes place dans les bancs, Carcaille plongé dans

d’étranges réflexions, moi parfaitement calme, avec seule-

ment mon petit frissonnement au cœur et ma rose à la bou-

tonnière. Le fond de l’estrade se tapissait toujours de sa

grande carte de Palestine, rose pour la Galilée, jaune pour la

Samarie, verte pour la Judée, bistre pour la Pérée, et les

murs portaient encore leurs écriteaux : « Pais mes brebis » ;

« On le nommera Emmanuel » ; « Le royaume des deux est sem-

blable à un grain de moutarde… »

Mais je n’eus pas le plaisir de reprendre ma place dans

le groupe de Mme Collignon. Comme je m’apprêtais, au coup

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de timbre, à me diriger, comme d’habitude, du côté où la

sympathique monitrice exerçait son sacerdoce, je vis s’avan-

cer vers moi, sur ses jambes torses et son ventre solennel,

l’honorable M. Barbon, qui, au milieu de l’émoi et de la res-

pectueuse envie de mes camarades, m’apprit que je devenais

son élève. Je faisais désormais partie du groupe des grands.

Je n’en fus pas plus fier pour cela. J’eus du moins l’avan-

tage de prendre place, avec ce groupe privilégié, sur l’es-

trade, droit derrière la tribune, sous la carte de Palestine, et

de pouvoir dominer, de cette position centrale et surélevée,

une grande partie de la salle. J’en profitai pour chercher des

yeux Églantine.

Je ne l’avais pas encore vue. Malgré l’ampleur de mes

distractions, il m’avait été impossible de la découvrir durant

les exercices de chant de M. Bibermaul. Ma recherche allait

devenir plus facile. J’inspectai successivement les groupes

de filles, à commencer par celui de Mme Babel, qui, avant

mon expulsion, était le sien. Églantine n’était nulle part. Je

repris attentivement mon inspection. Le résultat ne fut pas

meilleur. Je commençais à être fort inquiet, à me demander

si elle était malade ou si, peut-être, elle ne se trouvait plus à

Genève, lorsque, revenant pour la quatrième ou cinquième

fois au groupe de Mme Babel, j’aperçus une étrange silhouette

que, dans sa robe de grosse cotonnade rayée et sous son af-

freux chapeau coupé de paille noire, j’avais d’abord prise

pour une des petites Ducimetière. Elle se retourna un instant.

J’entrevis le bas d’une joue, un bout de nez, l’éclair d’un

œil… Il n’y avait pas d’erreur. C’était elle, c’était Églan-

tine !…

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Je poussai un soupir de satisfaction, pendant que

M. Barbon commentait en termes opaques la guérison du

démoniaque de Capernaum.

M. Barbon pouvait commenter. Mon attention exclusive

était désormais requise par ce chapeau de paille. D’où ve-

nait-il ? de quel décrochez-moi ça, de quel fond d’armoire

cruellement babélique sortait cette horreur ? Hélas ! ce

n’était plus le mignon toquet de velours du premier prin-

temps ; ce n’était plus le joli chapeau de Montreux du di-

manche de Bellevue, qu’il ne lui était sans doute plus permis

de porter que quand elle cultivait, solitaire, son petit rosier

de Champel. De larges brides noires, nouées sous le menton,

en rabattaient les ailes des deux côtés de la tête, ce qui lui

donnait un air de petite diaconesse ou de miss de l’Armée du

Salut. Je compris que ce hideux couvre-chef contribuait lui

aussi, avec la robe de cotonnade, à l’enlaidissement systé-

matique d’Églantine.

Le visage heureusement paraissait intact. J’en discer-

nais, par intervalles, le modelé charmant et la ligne harmo-

nieuse. L’oreille était cachée, mais la lèvre développait tou-

jours son ravissant dessin et le menton sa courbe délicate.

Les sourcils et les cils n’avaient pas été coupés.

Son petit air triste me frappa. Sous la pantomime moni-

toriale de l’anguleuse Mme Babel, elle courbait une tête rési-

gnée. Écoutait-elle ? Pas plus que moi, sans doute. Elle sem-

blait distante et rêveuse. À quoi pensait-elle, durant que les

versets se récitaient, que les textes s’expliquaient, que bruis-

sait de toute part le confus bourdonnement des groupes ?

Songeait-elle à son cher Vevey, à ses raisins de Lavaux, aux

cimes de la Dent du Midi ? Revoyait-elle la terrasse de Belle-

vue, la nappe miroitante du lac, le canot qui se rapprochait

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et d’où s’élevait le chant que sa voix accompagnait de la

rive ? Se rappelait-elle le retour dans le soir qui tombait, le

Mont-Blanc tout rose, l’étoile qui s’allumait sur le Salève ?…

se rappelait-elle le baiser du Bonivard ?…

Le carillonnement du timbre interrompit le cours de mon

questionnaire mental en même temps que l’exégèse de

l’honorable M. Barbon. Les groupes se disloquèrent. Nous

reprîmes place le long des bancs. Le pasteur Babel traversa

l’estrade de son pas oblique, vint planter ses bras sur la tri-

bune ; puis, au-dessus de la grande bible, au-dessus du buste

noir, au-dessus du col blanc, au-dessus du collier de barbe à

l’américaine, sa lèvre rase s’ouvrit et sa voix âpre scanda

gravement :

— Prions l’Éternel !

Toute la salle se leva. Dans un coin de la galerie, au mi-

lieu des têtes des parents, j’aperçus la figure rayonnante de

tante Bobette.

Le culte eut lieu. Il déroula, selon les rites, ses invoca-

tions oratoires, ses périodes pathétiques, ses appels élo-

quents, ses gestes injonctifs. Il gonfla de ferveur les pau-

pières. Il remplit de tressaillements les cœurs remués.

Puis les dernières vibrations du pasteur Babel s’étei-

gnirent. Le dernier cantique expira sur la hure de M. Biber-

maul. La dernière prière s’évapora.

Pendant tout ce temps, je n’avais guère pu contempler

de ma chère Églantine que l’une des larges brides noires de

son chapeau. Je me promettais bien, fût-ce sous l’œil même

du distributeur du Messager de l’École du dimanche, de l’abor-

der à la sortie. Aussi, lorsque celle-ci s’effectua, n’hésitai-je

point à recourir à ma tactique passée. J’attardai mon départ,

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je laissai s’écouler autour de moi le flot pressé des garçons,

je me fis submerger peu à peu par les robes des filles, puis,

au moment propice, à peine venait-elle de recevoir sa feuille

des mains du moniteur de la porte et avant qu’elle eût posé

le pied sur la première marche, je me présentai à ses yeux,

moi, mon visage troublé et ma boutonnière fleurie.

Ce fut un moment… ah ! ce fut un moment émouvant…

Ses cils battirent ; elle devint soudain toute pâle et recu-

la légèrement sous le coup de la surprise et de l’émotion.

— Églantine !… Églantine !… murmurai-je.

Sa figure s’illumina. Je saisis sa petite main.

— Voulez-vous toujours que je sois votre ami ? deman-

dai-je tout tremblant.

C’est à peine si j’entendis sortir de ses lèvres :

— Oui…

Un déluge de joie m’inonda. J’aurais voulu crier, hurler

de bonheur, me jeter à ses pieds, baiser follement le bas de

sa robe de cotonnade… Je dus me contenter de presser

éperdument la petite main que je tenais dans la mienne.

Mais cette petite main me quitta. Elle se porta vivement

sous le menton. Ma petite amie avait-elle conscience de la

disgrâce de son terrible chapeau ? Elle en dénoua les brides,

laissant aller les ailes qui se relevèrent presque coquettement

en une sorte de chapeau bergère.

Mais dans ce mouvement, ses oreilles, sa nuque se dé-

couvrirent… Hélas ! rien ne flottait derrière, un grand vide-

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s’ouvrait autour du cou gracile, et, sous les ailes débridées

du chapeau bergère, j’aperçus sa tête de garçon.

Je fus pris d’une grande mélancolie.

— Vos pauvres cheveux !… balbutiai-je.

Ses yeux se remplirent de larmes. Je dois dire que les

miens les imitèrent aussitôt abondamment… Nous restâmes

un long moment à nous regarder à travers le rideau de nos

pleurs, tandis que les dernières fillettes disparaissaient dans

l’escalier.

— Vos pauvres cheveux !… vos pauvres cheveux !… ré-

pétais-je désolé.

Puis, comme on voit un rayon de soleil briller dans une

pluie de printemps, son doux visage, encore tout humide,

s’éclaira d’un délicieux sourire, et elle dit presque gaîment :

— Ils repousseront.

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Ce livre numérique

a été édité par la

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en décembre 2018.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isabelle,

Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Louis

Dumur, L’École du Dimanche, Paris, Mercure de France, 1911.

D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement

du présent texte. La maquette de première page reprend certaines

des illustrations dans le texte de Gustave Wendt.

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à

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mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes

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