lit tl meschonnic - entrevistas
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7/30/2019 Lit TL Meschonnic - Entrevistas
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Henri Meschonnic
Universit Paris VIII
http://www.hatt.nom.fr/rhetorique/art14c.htm
LA POETIQUE TOUT CONTRE LA RHETORIQUE
(entretien - Chelles, mai 1998)
Arnaud Bernadet : -L'interface rhtorique / potique est par nature complexe et
multiple. On pourrait qualifier votre attitude cet gard, Henri Meschonnic, de
philosophique. Au sens o Wittgenstein affirmait dans son Tractacus logico-philosophicus : "Toute philosophie est "critique du langage"" (4.0031). La critique dulangage est entendre comme critique des penses du langage. Critique qui devient
aussi autocritique. Si vous avez fort bien montr combien la potique met la rhtorique
l'preuve, il parat lgitime de retourner la proposition. Vous tes d'ailleurs conscient
de cette ncessit. En quoi la rhtorique met-elle la potique l'preuve, et comment ?
Henri Meschonnic : - Avant tout, je suis trs heureux que vous me mettiez dans laligne de Wittgenstein parce qu'il me semble que Wittgenstein, concernant la pense du
langage au XXme sicle est celui qui invente des problmes, qui invente donc une
pense du langage, et dit des choses qu'on n'avait jamais dites avant. Ce qui n'est pas du
tout le cas de Heidegger. Et c'est vrai que la potique telle que je l'entends, en ce sens,est une "critique du langage", est une anthropologie historique du langage. Elle se
dveloppe donc de l'intrieur : elle n'est pas une annexion (ce qui signifie qu'elle n'est
pas non plus une volont de puissance), elle ne cherche pas dominer les autres
sciences humaines la manire dont on disait, dans les annes soixante, soixante-dix,
que la linguistique tait la science pilote. Et quand Bourdieu est venu, ce que montre Ce
que parler veut dire (Fayard, 1982) ds le tout dbut de son texte, c'est une volont depuissance qui se manifeste : "maintenant, c'est la sociologie, c'est--dire moi" puisqu'il
s'identifie la sociologie. Il n'y a rien de tel avec la potique telle que je l'entends
puisque c'est de l'intrieur qu'elle se dveloppe en autocritique, en critique de la
rhtorique, en critique de l'histoire de la potique, en critique de toute la pense du
langage parce qu'elle se dveloppe en pense du langage. Ce qui fait qu'elle est presqueinluctablement une critique de la philosophie. C'est pourquoi je dis que la potique est
une potique de la philosophie que la philosophie ne fait pas. Et ce que je regrette le
plus chez un certain nombre de philosophes contemporains, c'est d'tre davantage les
btards de Heidegger, si je puis dire, parce qu'ils ne s'en savent pas les fils, que les fils
de Wittgenstein. Quant aux fils avous de Wittgenstein, alors, ce sont certainement de
trs mauvais fils. Wittgenstein n'a pas eu une descendance, si je pense la pragmatique,
digne de lui. Ce sont des pense-petit pour la notion de force et d'action qui est incluse
dans l'ide mme de pragmatique, par rapport ce que savaient certains Anciens. C'est
pourquoi je cite toujours cette expression de Cicron, vis verborum, vis verbi, force des
mots, force du mot, en remarquant combien les traducteurs classiques du Gaffiot auxditions Bud traduisent cela par le "sens des mots". C'est l une dperdition d'un
savoir. Non pas d'une science mais d'un savoir. En ce sens, ce que je suis oblig de
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mettre au seuil mme de la rflexion, c'est qu'avec le savoir et la pense du langage, on
a affaire comme dans bien d'autres domaines, sauf dans les techniques des sciences
exprimentales ou en mathmatiques, des savoirs perdus autant qu' des savoirs
gagns. L'exemple du Mmoire de 1879 de Saussure est un exemple criant. Presque
plus aucun linguiste contemporain ne sait ce que savait Saussure vingt ans et n'a de
plus l'ampleur de conception qui lui faisait inventer la notion de systme, c'est--direune pense nouvelle du langage.
Autrement dit, dans l'invention d'une pense, il faut qu'il y ait un refus de la pense
contemporaine ou sinon un refus, une impossibilit de s'en satisfaire. C'est donc la
source mme d'une attitude critique. Qui n'a rien voir avec une attitude polmique. Il
ne s'agit pas d'une domination sur l'opinion mais de revenir au sens grec de philologos,
le sens de Socrate, c'est--dire le discutailleur, le metteur en cause, l'empcheur de
penser en rond. La potique est en ce sens une critique de la pense du langage.
Critique, dans plusieurs sens. Au sens de Horkheimer, de la postulation d'une thorie
d'ensemble. Critique, au sens dvelopp parCritique du Rythme (Verdier, 1982), une
enqute sur les stratgies, les fonctionnements, les historicits. Et finalement, critique ausens de Kant comme recherche des fondements de quelque chose. Evidemment je ne
peux pas tre kantien, puisque chez Kant, il n'y a pas de pense du langage.
Le rapport de la potique la rhtorique n'est que l'un des multiples rapports critiques
comme les rapports la psychanalyse, la pense des sujets, tout ce qui est pense du
langage. Ce rapport la rhtorique que je vois de faon trs claire, je rsumerai d'une
phrase ce que j'en dis dans Politique du rythme, politique du sujet (Verdier, 1995) :
c'est la ncessit de repenser ce qui a t perdu depuis Aristote, savoir l'implication
rciproque chez lui, avec le sens que, lui, donnait ces termes, de la potique, de la
rhtorique, de l'thique et du politique. Bien sr, je ne fais pas par l un retour
Aristote. J'expose qu'il y a un savoir perdu, une force perdue, et un sens de la force
perdu. Un SprachSinn, un sens du langage. Ce n'est pas par hasard que j'emprunte un
terme de Humboldt. Rhtorique chez Aristote dsignait l'action par le langage, la faon
dont l'avocat, pour convaincre, devait agir par le langage. En ce sens, la propagande est
une hritire directe de la rhtorique au sens aristotlicien. C'est par rapport ce sens
premier de la rhtorique, en rapport aussi avec la sophistique des Grecs, que je suis
oblig de faire une critique de la no-rhtorique comme taxinomie des figures qui s'est
installe ds la fin du XVIIIme sicle et que le structuralisme a curieusement renforce.
Dans la mesure o le structuralisme est, mes yeux, un formalisme. Il s'agit donc de
retrouver ce qu'Aristote appelait la rhtorique. En quoi la potique est aussi une
rhtorique au sens aristotlicien, c'est--dire une manire d'agir. Simplement, chez lui, lasituation de l'action est celle de la tragdie et de l'pope. On dforme dj subtilement
ces choses en parlant de genres littraires. Il s'agissait d'agir. Et toute la fameuse
purgation des passions chez Aristote participe de cet agir. Il s'agit donc d'agir et
d'tudier comment le langage agit. Autrement dit, ce qui est l'lment vis, c'est
l'activit du langage, ce n'est pas le sens. Je reprends sous le terme de thorie du langage
ce qu'Aristote appelait la rhtorique. Je parle de potique mais dans un sens qui est
transform par le dplacement de la pense du langage vers le rythme, vers le continu et
non plus dans le discontinu, par le lien que je suis oblig d'observer avec les
transformations de la posie tout particulirement et des choses du rythme, et le
dsamarrage entre la posie et sa dfinition formelle partir de Baudelaire. A partir de
ce dsamarrage qui fait qu'on ne peut plus avoir la commodit de penser la chosepotique, et mme la chose littraire, simplement en tant que forme. Il y a une
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sparation qui se fait qui procure une trs grande difficult de penser ce qu'on appelait
posie quand on l'identifiait de manire floue au vers, quand on tait, sans en tre trop
gn, dans la double opposition du vers la prose qui tait une opposition claire et de la
posie la prose qui est une opposition brouille, puisqu'elle suppose le paradigme
prose / vers. A partir de l, il se fait, en lisant Baudelaire, une postulation d'une activit
du langage telle que cette activit est une activit thique. Si on pense au Dadasme, auSurralisme, toutes les avant-gardes la fois d'avant et d'aprs la premire Guerre
Mondiale, il apparat trs fortement que la postulation potique est insparablement une
postulation thique et politique. Ds lors, il y a ncessit de penser l'une par l'autre la
modernit par la potique, la potique par la modernit. Non pas la modernit au sens de
la modernit des Lumires mais au sens de Baudelaire, et donc dj dans le conflit entre
plusieurs acceptions de la modernit. C'est ce qui transforme la potique et ce qui fait,
du coup, que la potique, du moins ce que j'entends par l, a absolument besoin de
penser corrlativement, insparablement et dans une transformation mutuelle, la thorie
du langage, la thorie de la littrature, l'thique, le politique et la politique. Si je regarde
la philosophie dans ses sous-disciplines qui sont les hritages mmes de l'htrognit
des catgories des Lumires, je constate que ceux qui se consacrent l'thique ne seconsacrent qu' l'thique. Bien sr, il existe quelques passerelles mais ces passerelles ne
sont que des passerelles. Si je peux faire une comparaison, comme l'harmonie imitative
est une passerelle entre le sens et la forme. Ce n'est donc pas une pense de l'intgration
maximale et de la transformation maximale les unes par les autres de toutes ces
"disciplines". Si l'on regarde les philosophes, ceux qui font de la philosophie politique
font de la philosophie politique, ceux qui font de l'esthtique, sauf quelques exceptions,
ne s'intressent pas la philosophie politique. Il y a donc l toute l'histoire de
l'esthtique avec ses problmes propres. Je suis oblig de faire la critique de
l'htrognit des Lumires, critique de l'htrognit que je fais partir du pome, de
la pense du pome et plus gnralement, de la chose littraire, dans sa spcificit, quels
que soient les genres et l'infinit des ralisations dans les oeuvres (Note 1). C'est
paradoxalement de la potique que part cette postulation de la ncessit de la potique
pour la philosophie politique, de la potique pour l'thique, de la potique pour la
rhtorique, de la potique pour la psychanalyse et rversiblement. Car l, on n'est pas du
tout dans une logique dialectique la Hegel. C'est une logique de la rversibilit : il est
indispensable que chacun des termes soit maximalement transform par les autres et
transformateur des autres, sans quoi on reste dans les catgories telles qu'elles sont dans
le monde tel qu'il est. Ce qui peut se rsumer dans la formule que le monde, c'est--dire
le rapport au monde, le rapport la pense ne change que par ceux qui le refusent, et
contre toutes les formes d'acceptation.
C'est ce qui me pousse penser que la pense est finalement trs proche de l'art. Ce n'est
pas une science puisque la potique est une rflexion sur l'inconnu, sur ce qu'on ne
connat pas. Elle est trs proche du pome au sens o le pome est une invention du
sujet, une intgration maximale de formes de vie et de formes de langage. O l'on
retrouve Wittgenstein. Il n'y a pome, dans ce sens extensif, que s'il y a subjectivation
maximale par une forme de vie d'une forme de langage et rciproquement. Sinon, on a
des formes de langage avec ce que l'on appelait, l'poque de Tel Quel, del'exprimentation, et de l'autre ct, des formes de vie, c'est--dire dans le pire des cas,
de l'motionnalisme, une conception motive de la posie. Aussi le rapport de la
potique la rhtorique est-il un rapport la fois critique et polmique, au sens du
philologos socratique. Rapport o je travaille contre la confusion entre rhtorique etpotique. Or cette confusion est frquente de nos jours et depuis longtemps. Elle
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consiste, par exemple, croire que l'oeuvre de Genette est un travail de potique, alors
qu' mes yeux, c'est un travail de no-rhtorique.
Il se trouve que je viens de dcouvrir un mot et je vais vous en donner la primeur. Je lis
beaucoup de catalogues de libraires antiquaires et je viens de trouver dans un titre d'un
livre de discussion thologique du XVIIIme
sicle un mot qui n'est dans aucundictionnaire. Il s'agissait d'une critique des Sociniens et des Tropoltres. Alors a, c'est
une extase, les Tropoltres. De ce point de vue, la no-rhtorique est une tropoltrie...
A. B. : - Revenons sur un aspect de la rhtorique que vous venez d'voquer. C'est
Aristote, en effet, qui vous accompagne tout au long dePolitique du rythme, politique
du sujet. Vous semblez avoir nuanc votre point de vue sur lui depuis Pour la potique
1 (Gallimard, 1970). Mais dans Politique du Rythme, politique du sujet, vous
commentez cependant peu saRhtorique. C'est Kenneth Burke, que vous dcouvrez
alors, qui le remplace : pour quelles raisons ? D'autre part, si vous insistez juste titre
sur la solidarit et l'interaction entre potique, rhtorique, thique et politique, il
semble que vous laissiez de ct tout un pan de l'oeuvre chez Aristote. Par exemple, laPhysique, la Mtaphysique, etc. N'est-ce pas reporter ici la division contemporaine
entre sciences historiques et sciences de la nature sur l'oeuvre du philosophe ?
H. M. : - Je n'avais pas du tout l'ambition de faire une relecture globale d'Aristote. Je ne
me situais pas sur ce plan de l'histoire des pistmologies ou de l'histoire de la
philosophie. Je me suis "empar" de ce qui me concernait directement pour ce que les
Allemands appellent les sciences de l'esprit, en prsupposant, c'est vrai, une sparation
antrieure mon problme, entre les sciences de la nature et les sciences de l'historique.
Dans ce moment du travail, sans prjuger de la suite, sans avoir d'opinion faite d'avance
sur cette question, je me suis concentr sur cette question et sur cette question
seulement. Le danger et la raison de cette focalisation, c'est de voir rapparatre d'une
autre manire qu'au XIXme sicle, avec par exemple l'organicisme linguistique, un
certain unitarisme pistmologique des sciences de la nature et des sciences dites
sociales ou humaines. Les flous terminologiques sont dj trs rvlateurs, surtout
quand on additionne sciences de l'homme etde la socit, ce qui n'est que l'hritage de
l'humanisme abstrait, puisqu'il faut rajouter "socit". Lapsus ou aveu. Tout ce qui est
biologisation du langage ou d'autres lments, par exemple, biologisation de
l'antismitisme est mes yeux un terrain d'observation prcieux pour lutter pour
l'histoire, c'est--dire pour l'historicit radicale de ce qui est de l'ordre humain et social.
C'est le langage qui est le point focalisant de tout ce qui est de l'ordre du social et de
l'historique autant que des dshistoricisations. Tous les conflits entre essentialisation ethistoricisation se rencontrent dans les questions du langage, qu'il s'agisse de linguistique
ou de philosophie, qu'il s'agisse du gnie de la langue par exemple, ou de la chose
potique. Voil pourquoi Politique du Rythme, politique du sujet essaie de penser
tous les aspects de l'historicit du sujet.
Pour revenir la no-rhtorique, c'est tout le conflit entre langue et discours qui fait
partie de ces conflits qui sont la fois apparents et rendus inapparents pour les no-
rhtoriciens. Aussi la tche de la potique est-elle de mettre vif les conflits : c'est ce
qui fait le caractre critique de la potique. En ce sens, ce n'est pas tout Aristote qui tait
ma vise. Cela dit, il est vrai qu'en mme temps, c'tait li une relecture de la
Potique autant qu' une relecture de L'Ethique Nicomaque. Ce qui est quand mmetrs rvlateur, c'est que dans L'Ethique Nicomaque il y a des propositions sur la
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potique, de mme qu'il y a des propositions sur la politique. Ce qui est dit de la
potique dans L'Ethique Nicomaque ne se trouve pas dans ce que nous avons sous le
titre la Potique. Ce que j'ai voulu mettre en avant parce qu'il me semblait que c'taitune lecture nouvelle, sauf erreur de ma part, ce qui m'est apparu en fonction des
questions nouvelles que je me posais, c'est qu'on pourrait voir le titre mme de ce texte
d'Aristote autrement. Non plus la "Potique" ou "Sur la potique" mais "Sur la potiquemme".Peri poitiks auts. Pour cette raison qu'au tout dbut du texte d'Aristote,
quelques lignes plus loin, il y a cette chose paradoxale, contraire tout ce qui suit :
l'objet de la potique n'est pas la diffrence entre ce qui est mtrique et n'est pas
mtrique, ni la diffrence entre les genres, mais ce qui est sans nom jusqu' maintenant.
Cela a t pour moi une illumination parce que c'est toujours vrai. C'est ce qui explique
que j'ai pu mettre Critique du Rythme la ddicace l'inconnu en pensant aux Grecs
qui levaient une statue au dieu inconnu. L'objet en effet de la thorie, c'est l'inconnu.
D'o une forme nouvelle de comique. Je pense au livre de Judith Schlanger, Le
Comique des ides : on pourrait le transformer un peu en disant qu'il y a un comique de
la pense. De mme qu'il y a un rire homrique, il y a un rire de la thorie. Ce rirecommence dj voir la confusion entre thorie et structuralisme, c'est--dire voir le
lche soulagement d'un certain nombre de littraires qui, aprs ce qu'ils ont pris pour la
fin du structuralisme, c'est--dire la mort du sujet, ont cru la mort des structures. Le
comique, c'est qu'on a confondu thorie et formalisme. Un livre rcent d'Antoine
Compagnon fait tat de cet chec des thories (Note 2). D'o le rire no-homrique de la
thorie : il n'y a pas d'chec des thories parce qu'il y avait encore trs peu de thorie. Il
n'y a jamais assez de thorie. L'activit thorique est de l'ordre de l'activit artistique au
sens o les inventeurs de pense sont des artistes de la pense. Certes, la chose
inventer n'est pas la mme mais c'est exactement faire ce que Paul Klee dit dans la
premire phrase de son credo de 1920 : "L'art ne reproduit pas le visible. Il rend
visible". C'est ainsi qu'on peut entendre le thorein chez Aristote, c'est--dire voir ce
que l'on ne voit pas justement, voir l'invisible, rendre visible l'invisible. C'est le travail
de la pense, sinon ce n'est pas de la pense mais de la reproduction des choses toutes
faites, du prt--penser. De mme que l'amour de la posie est le contraire absolu de la
posie. C'est l'amour de la pense. Bien sr, l'amour de la pense, c'est dj mieux que
rien.
A. B. : - Un des lieux communs, si j'ose dire, de la rhtorique et de la potique est le
lien entre langage et action tel que vous le montrez chez Aristote et Burke. Or vous
prcisez cette ide d'action dansLes Etats de la potique (P. U. F, 1985). Vous y
affirmez que l'action est l'histoire dans le sens comme le discours est la langue dans lesens. Vous tablissez un parallle entre langue et histoire, action historique et capacit
de discours d'un individu. Cette ide porte consquence puisqu'elle semble rompre
avec les conceptions traditionnelles de l'histoire. Enfin, elle parat fondamentale en ce
qu'elle ractive l'ide d'engagement intellectuel.
H. M. : - Je rebondis sur les deux derniers mots que vous venez de prononcer
"l'engagement intellectuel", parce que c'est ce qui implique la corrlation interne entre le
potique et le politique. Je n'aurais jamais fait ce travail sur Heidegger sans cette
postulation de l'implication rciproque entre le potique et le politique. Ce qui fait que
Le Langage Heidegger (P.U.F, 1990) n'est ni du ct des heideggriens ni du ct des
anti-heideggriens mais les critique tous deux, parce que tous deux, soit qu'ils sparentle grand penseur du petit nazi, soit qu'ils ne considrent que le petit nazi, bien qu'ils
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soient l'oppos les uns des autres, font la mme chose. C'est ce que j'ai appel
l'opration Sainte-Beuve : continuer de ne pas penser le rapport entre potique et
politique. O intervient l'thique. En France, on a un cas superbe, c'est le cas Cline
propos duquel Philippe Sollers dans La Guerre du got (Gallimard, 1994) dit :
"Comment peut-on tre un salaud si l'on est un grand crivain ?". Comme il ne rpond
pas la question qu'il pose, il prsuppose une rponse ngative : si on est un grandcrivain, on ne peut pas tre un salaud. Ce qui est un contournement de la difficult qu'il
faut penser ensemble, et l'une par l'autre, la potique et l'thique. D'o invitablement un
travail que j'ai commenc d'entreprendre dans les livres que j'ai en cours pour penser
non pas sans Foucault mais pour penser hors de Foucault. Il faudra apprendre penser
hors de ces vieilleries conceptuelles qui tranent des annes vingt, de Georges Bataille et
du Surralisme qui touchent autant au potique qu' l'thique et au politique. C'est--
dire penser hors de Hannah Arendt, hors de Michel Foucault pour ne pas rester dans le
prt--penser qui, d'une part, confond complaisamment des choses trs diffrentes (l,
c'est la ligne de Hannah Arendt), et, d'autre part, continue de penser, par exemple, la
folie et la littrature chez Foucault dans un rapport tel qu'il n'y a qu'une extriorit, une
conception purement institutionnelle de la folie et une conception "folle" de lalittrature. Ce qui fait qu'il ne retient que les fous : Artaud particulirement et Nietzsche,
comme si Nietzsche n'avait pas d'abord t philosophe et ensuite atteint de problmes
mentaux. Ce privilge no-romantique de la folie, cet anti-bourgeoisisme mais aussi ce
politisme chez Foucault qui ne va pas sans un certain prophtisme, fait qu'on ne peut
pas ne pas se poser la question en ralit multiple de l'engagement intellectuel. Celle de
la pense comme intervention dans la pense, c'est--dire intervention dans la socit.
Celle de l'erreur. Ainsi Foucault pour qui j'ai une immense admiration, a quand mme
accueilli Khomeiny comme un grand homme. Il est vrai que Heidegger avait dit : "Qui
pense grand doit se tromper grand". C'est une excuse petite justement, pour du penser
grand. Cela pose donc la question de ce qu'est un intellectuel ou du rapport entre
pistmologie et universit, entre les universitaires et les intellectuels ou les grands
intellectuels.
Il n'est pas facile d'tre un grand intellectuel. Il est sr que l'anniversaire de J'accuse a
remis en avant combien Zola avait t un grand intellectuel. Aujourd'hui, Bourdieu
essaie de faire la mme chose. Cela ne fait que trop penser la fameuse phrase de Marx
que l'Histoire se rpte en farce. Mais enfin, l'intention y est. C'est un problme difficile
penser. Si je pense des gens comme Pguy, Zola, Hugo, et ce n'est pas du tout
limitatif, ce sont l des inventeurs de pense qui, en mme temps, ont t des
intervenants dans la pense. De grands intervenants comme de grands inventeurs de l'art
de penser et donc de l'art d'crire. Je constate que ces gens taient la mauvaiseconscience de leur temps. Le terme "intellectuel" tait un terme polmique, au moment
de l'affaire Dreyfus, jet la tte des dreyfusards par les antidreyfusards. Un peu
comme pour les Impressionnistes : c'est un mot fabriqu par les adversaires. Au point
que dans la notion d'intellectuel, mon sens, il y a la notion d'opposant. Il y a la pense
de Nietzsche. Pour ces grands hommes, il faut d'ailleurs faire la diffrence entre leur
nom et puis leur nom avec des guillemets. Nietzsche et "Nietzsche", Mallarm, c'est--
dire l'oeuvre avec son infini de chanes interprtatives et "Mallarm"... Chez ces
intervenants dans la pense, il y a ce que dit Nietzsche, une opposition au temps, leur
temps, un penser contre. Le Unzeitgemsse. La pense intempestive. Elle n'est pas
inactuelle. L'une des traductions de ce mot de Nietzsche, c'est Penses Inactuelles
(Unzeitgemsse Betrachtungen) qui est un contre-sens norme, parce que dans le
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contexte mme du texte de Nietzsche, il y a bien du penser contre ce qu'on est en train
de penser en ce moment. C'est donc intempestif et non pas inactuel.
Or si je regarde ceux qui passent pour les grands intellectuels d'aujourd'hui, c'est--dire
en fait les intellectuels mdiatiques, eh bien, ils sont la bonne conscience de leur temps.
Ce qui m'inquite beaucoup. Qu'est-ce que je dois changer ? Est-ce que je dois changerle dictionnaire ? La dfinition d'intellectuel ? Ou est-ce que je dois penser que ce ne sont
pas des intellectuels ? Il est vrai qu'il y a une diffrence massive avec l'poque de Zola,
de Pguy ou de Hugo : c'est la mdiatisation mondiale, mcanise, numrise de ce qui
est mdiatisable. Parce qu'il y a des choses qui ne sont pas mdiatisables
immdiatement. Mais ce qui n'est pas mdiatisable, c'est comme si vous mettiez un
disque sur votre tourne-disque sans mettre l'ampli. La presse, les mdias sont les amplis.
Vous pensez sans amplificateur de la presse, en ralit, vous n'existez pas au prsent. Le
prsent et la mdiatisation sont tel point coextensifs qu'ils ne font plus qu'un. Ce qui
limine la recherche de la pense. Le travail des grands diteurs aujourd'hui va dans ce
sens, vers le produit de grande consommation immdiate, au dtriment de la recherche
littraire et de la recherche de pense. Ce sont tous ces problmes qui sont impliqusdans la notion d'engagement intellectuel. Ce que je voudrais en retenir, c'est
essentiellement la notion d'intervention dans la pense, parce que a reste mon sens le
programme majeur de la pense. Si penser n'intervient pas dans la pense, a ne sert
strictement rien de penser.
Ce qui nous ramne immdiatement la onzime thse de Marx sur Feuerbach, cette
phrase fameuse que je cite de mmoire : les philosophes jusqu'ici n'ont fait
qu'interprter le monde, il s'agit de le transformer. Mais avec deux correctifs. Le
premier, c'est que Marx oppose interprter et transformer parce qu'il a pralablement
identifi le langage des philosophes la philosophie du langage et, malheureusement,
pour sa pense et pour toute une tradition de pense, il a du mme coup supprim toute
possibilit d'une pense du langage. Rsultat immdiat : il confond le langage et
l'idologie, la langue et le discours. Il n'y a donc pas, dans les concepts qu'il labore, de
place pour une thorie du langage. Le langage n'a de place possible que dans la
superstructure et est immdiatement confondu avec l'idologie. Il n'y a pas de pense du
langage et donc pas de pense de la littrature non plus. Tout ce que peut dire Marx
ensuite sur l'art est drisoire et enfantin. Puril. Le second correctif, c'est qu'il ne voit
pas qu'interprter, c'est dj transformer. Il faut garder cette proposition de Marx en
l'inversant compltement, parce qu'interprter le monde, c'est le transformer. Il est
indispensable que l'interprtation transforme sinon elle n'est que du commentaire, c'est-
-dire un peu ce que disait Claudel dont je ne me rappelle plus la phrase exacte : lecommentateur est comme la teigne de la tapisserie qui croit la connatre alors qu'elle ne
fait que la dvorer. Il y a une tradition vnrable et des problmes du commentaire mais
ce sont toujours des problmes d'hermneutique. La question n'est pas ici celle de
l'hermneutique mais celle de la pense comme intervention dans la pense. Il faut que
la pense transforme et donc que la pense soit critique. C'est ce que je retiens le plus,
quitte avoir oubli certains aspects de votre question.
A. B. : -En ralit, ma question tait plus gnrale. Elle portait sur la corrlation que
vous avez tablie entre l'histoire et la capacit de discours d'un individu. La langue n'a
pas le sens, est smantise dans le discours, et de mme l'histoire est smantise dans et
par l'action.
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Cette corrlation contient un problme. C'est partir de Heidegger, et un article de
Barthes en 1967 qui s'appelait Le Discours de l'histoire en est un jalon important, c'est
partir de cette ligne de pense que se pose le problme de la rduction de l'histoire
son discours. C'est dj le terrain o se situait, par exemple, un livre de Jacques
Rancire, Les Mots de l'histoire (Seuil, 1992) que l'auteur avait ensuite rdit, je
pense, en changeant lgrement le titre : Les Mots de l'histoire tait devenu Les Nomsde l'histoire. C'est toute l'opposition entre l'histoire-vnement et l'histoire-rcit,
l'histoire-discours. Il y a deux problmes. L'un que l'on pourrait situer dans l'ordre de la
rhtorique et de la littrature, le problme de la confusion entre langue et discours qui
contient sa manire l'histoire puisque la confusion entre langue et discours au profit de
la langue mne droit la notion de gnie de la langue. Notion confusionnelle superbe,
merveilleux poste d'observation, puisque la notion de gnie de la langue met tout dans la
langue sans savoir tout ce que l'on dit par l si bien que le mot "langue" devient une
cacophonie la fois imperceptible et fracassante, car on ne se rend pas compte combien
on dit de choses la fois. La littrature, d'abord : dans ce genre de discours-l, on parle
de la langue mais en ralit on parle de Pascal et de Montaigne. Ce n'est pas la langue
mais la littrature, et l'invention de la pense, de la philosophie. La culture, ensuite, lapolitique et la politique des langues, d'une langue sur les autres. D'o la notion que j'ai
dveloppe dans mon livre De la Langue franaise (Hachette, 1997), de guerre des
langues par opposition une paix des langues avec l'universalit du latin, langue du
savoir et du sacr au Moyen Age jusqu' la Renaissance. Il y a mme un lment
thologique qui n'apparat pratiquement pas historiquement quand commence la guerre
des langues au XVIme sicle avec l'imprimerie et l'afflux des lettrs grecs aprs la chute
de Constantinople. Dans tout cela, il s'agit d'une pure politique des langues : d'abord
liminer le latin, ensuite liminer l'italien. L'lment thologique, je ne l'ai vu dans
aucun des textes du XVIme sicle ni du XVIIme au moment o intervient une raison
pseudo-grammaticale pour le gnie de la langue franaise. Il a fallu Fumaroli dans son
texte Le Gnie de la langue franaise qu'il a repris dans Trois institutions littraires(Note 3) pour exhumer une pense de l'poque de la premire croisade sur la France,
fille ane de l'Eglise, pour rveiller un thme thologique dans cette notion du gnie de
la langue avec d'autres thmes qui jouent aussi au XVII me sicle. Ce n'est pas par hasard
qu'il a aussi fait un essai sur la conversation qui joue sur le rle minent des femmes
dans les Salons au XVIIme et XVIIIme sicles. Seulement, ce qu'il oublie de dire, c'est
que ce rle minent des femmes est fond sur une misogynie cache. Les femmes sont
plus prs de la nature, de la langue parce qu' on ne leur apprend pas le latin. Ce sont les
hommes qui sont corrompus dans leur rapport la nature parce qu'ils savent le latin ou
qu'ils l'ont appris. Je ne fais qu'voquer ici grossirement tout un morceau du rapport
entre langue et discours.
L'autre rapport est, lui, beaucoup plus grave et tient la pense de l'histoire travers la
notion de discours. Quand l'histoire est ramene du pur discours, comme le fait
Roland Barthes dans son article publi deux fois de son propre vivant, en 1967 et en
1980, travers Michelet. Evidemment, l'exemple de Michelet prte ce genre de
msaventures conceptuelles puisque c'est une forme d'historicisme romantique et une
forme trs littraire de l'histoire. Ce qui disparat dans cette rduction de l'histoire son
propre rcit, c'est la critique historique et la notion mme de vrit. En quoi c'est une
pense qui est une drive heideggrienne. Il n'y a plus la vrit au sens mdival,
scolastique, du terme comme adquation de la chose et de l'intellect, il n'y a plus que du
discours. Si l'histoire n'est plus que son discours, il n'y a plus aucune argumentation -c'est ce que ne semblent pas avoir vu Roland Barthes ni Jacques Rancire -, plus aucune
http://www.hatt.nom.fr/rhetorique/art14n.htm#Note%203http://www.hatt.nom.fr/rhetorique/art14n.htm#Note%203 -
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argumentation possible contre cette autre drive heideggrienne qui est le
ngationnisme. Il n'y a plus que le discours, c'est--dire le discours des vainqueurs. Il
n'y a pas d'histoire des vaincus mme si certains historiens se sont attachs, par exemple
pour l'Amrique latine restituer une sorte d'histoire des vaincus, des Indiens
extermins par les Espagnols et le christianisme. Mais l'histoire des vaincus elle-mme
n'est qu'un discours. Il y a l un trs grand danger, un vide conceptuel, un videargumentatif et donc un vide rhtorique par rhtoricisation. C'est un phnomne
paradoxal.
C'est deux massifs de problmes que je vois entre langue et histoire.
Se in Deo esse : Le pome et lesprit , selon Henri Meschonnic
28 septembre 2008
http://temporel.fr/Se-in-Deo-esse-Le-poeme-et-l
Temporel : revue littraire & artistique
parAnne Mounic
Je sonne au portail, blanc, et Henri Meschonnic vient mouvrir. La maison, un peu
surleve, sur la rive du fleuve, ne dissimule pas compltement le grand jardin qui se
trouve larrire. En bordure de lalle qui y mne, commencent peine fleurir lescampanules de rocaille. Nous gravissons les marches du perron et je dcouvre avec
http://temporel.fr/_Anne-Mounic_http://temporel.fr/_Anne-Mounic_http://temporel.fr/_Anne-Mounic_ -
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merveillement une grande pice emplie de masques dAfrique et dOcanie, tous plus
beaux et plus expressifs les uns que les autres. Ils font partie de la famille, me confie
en souriant Henri Meschonnic. Par la grande baie vitre, tout au fond, on dcouvre le
jardin dans sa profondeur, et le magnolia en fleur. Nous nous installons, Rgine, Henri
et moi, autour dune table ronde et discutons un peu tous trois avant de commencer
notre entretien, agrment dune tasse de th.
***
Anne Mounic : Je vous remercie vivement de me recevoir pour cet entretien sur les liens
entre posie, existence et spiritualit. Entre ces trois termes, jtablis un lien
indissociable, mais encore faut-il les dfinir avec prcision. Je suis trs contente quevous ayez rpondu favorablement ma demande, car vous avez une position trs
originale sur la question, que vous explorez sous divers aspects, mais toujours selon
vous, selon ce que vous tes, en parfaite unit dtre.
Je parlais de dfinition. Comment dfiniriez-vous existence ? Comment dfiniriez-vous
spiritualit ?
Henri Meschonnic : Cest drle, ce mot dexistence. Il a lair de dire autre chose que si
lon disait la vie et me parat mettre laccent, sans le dire, de manire presque invisible,
sur la fragilit de notre condition. Il sagit quasiment dune faon de dire que nous
demeurons dans le provisoire tout sauf un mot optimiste, et encore moins arrogant. Si
on dit la vie, cest davantage de chose. Le mot est bourr despoir. Quant au termedexistence, il est plutt ngatif.
A.M. : Peut-tre implique-t-il une sorte de responsabilit individuelle lgard de la
vie ?
H.M. : Cest l une interprtation laquelle je navais pas pens. Ce dont ce mot
memplit, par contre, cest de la fragilit, du provisoire, plus que de la responsabilit. Si
nous comparons les deux expressions : nous sommes des existants / Nous sommes des
vivants, nous nous apercevons que le mot dexistence met la vie en question. Peut-tre
que jai tort de dlirer de cette manire. Si jessaie de rflchir, la vie soppose la
mort, mais lexistence, quoi soppose-t-elle ?
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A.M. : Ne pas tre ?
H.M. : To be or not to be.
A.M. : Exactement. Cette tirade dHamlet constitue un vritable questionnement
thique.
H.M. : Je naime pas le verbe tre. Pour plusieurs raisons, dont certaines sont srieuses
et dautres, ludiques. La plus srieuse est celle-ci : tre me semble terriblement accroch
sa majuscule initiale, lEtre. Et l, en songeant Heidegger, je sors mon revolver
mtaphysique, il va sans dire. L je me dis que nous frlons lennemi majeur de la vie,
qui est lessentialisme, ou le ralisme logique, lessentialisation des abstractions.
Je vais me permettre une plaisanterie. Le verbe tre, sans le savoir, est pris au pige de
lui-mme. Je pense donc je suis : dans cette clbre affirmation,je suis, jentends le
verbesuivre. La forme verbale correspond indissociablement aux deux verbes tout la
fois,suivre et tre. La formule est tellement ressasse que cest le verbesuivre que
jentends. Dailleurs, la plupart des gens qui pensent ne font que suivre. Je suis un peuagressif quand je dis cela, mais il sagit dune agressivit qui nest que la dfense mme
du vivant.
Je me suis aperu en me relisant que cela faisait trs longtemps que je tournais autour de
cette ide, que jai dveloppe dans mon ouvrage paru rcemment chez Laurence Teper,
Heidegger ou le national-essentialisme. Joppose le nominalisme au ralisme logique,
lessentialisation gnralise. Si lexistence doit avoir un rapport avec le verbe tre, rien
ne soppose davantage la vie que lexistence. La vie, ce sont les vivants. En hbreu
biblique et je nai jamais vu quaucun exgte biblique, juif, catholique ou protestant,
ait repr ce phnomne certains mots abstraits se forment avec le pluriel du terme
concret. Par exemple, haveut dire vivantet le pluriel, hayim, vivants, signifie la vie.
Nous avons l la parabole de tout le problme. Le nominalisme, cest lenjeu du sujet,
des individus.
Comme le disait Pguy, quand cest toujours la mme chose, cest toujours la mme
chose, et il faut rpter ce quon a dire, car on parle des sourds. Les exgtes
bibliques sont des sourds sourds au rythme et ses effets de smantisme.
La question du nominalisme sest pose au douzime sicle, lpoque dAblard. On
discutait du mot humanit du motDieu galement, mais avec ce dernier, on est
forcment raliste, car le ralisme prsuppose une relation de continuit entre les mots
et les choses. Le motDieu lui seul en prouve lexistence. Pour les nominalistes, les
mots ne sont que des noms quon met sur les choses. On ne peut pas dire que Dieu nest
quun nom. Lhumanit, elle, existe du point de vue raliste et les individus nen sontque des fragments. Pour les nominalistes, au contraire, les individus existent dabord et
lhumanit en est lensemble. Nous avons donc, du point de vue logique, deux
approches, et ce sont les consquences thiques et politiques, potiques et artistiques,
qui nous importent, car la diffrence est grande selon quon lon considre avant tout les
individus ou lensemble. Avec les individus, on peut fonder une thique, car on se place
du point de vue du sujet, sujet de (la pense) ou sujet (la maladie, par exemple).
Si le nominalisme rend possible lthique, le ralisme logique linterdit. Un fragment de
lhumanit nest pas un sujet. Ce dbat, hrit du douzime sicle, peut paratre
folklorique, mais il demeure et je le trouve terriblement actuel. Bien sr, on sort l du
politiquement correct. Si je prends lIslam, je maperois que le mot Umma dsigne
ensemble la communaut sociale religieuse et politique, auquel chaque individu doitsoumission (qui est le sens du mot islam).
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A.M. : Le soufisme, au sein de lIslam, ouvre une voie lindividu. Cest dailleurs un
pote qui est lorigine de cette dmarche spirituelle.
H.M. : Cest exact et intressant. Dans son ouvrage admirable, Anthropologie
philosophique (1928-31), Bernard Groethuysen montre que la notion dindividu
apparat dans lhistoire de faon intermittente. Saint Augustin en fut un des premierspenseurs. Dautres lont ensuite pense, mais cette notion vitale ne la pas toujours t.
Selon le modle du mot vie, on peut aussi citer le motjeunesse.Naar, cest le jeune.
Neourim, ce sont les jeunes, donc la jeunesse. Et ce que toute la tradition traduisait par
compassion ou misricorde, cest, dans lhbreu biblique, la pluriel du mot qui signifie
matrice, utrus, cest--dire lorgane dans lequel se dveloppe ltre vivant.Rehem
dsigne la matrice ; rahamim, les matrices, ce qui a t traduit parcompassion.
Or, si on y rflchit, dans la mesure o ce mot dsigne cet organe quest lutrus,
pourquoi, en tant que mot abstrait, devrait-il dsigner la compassion ? Il sagit du
sentiment quune mre prouve pour ce qui est sorti de son ventre. Et l, on touche un
aspect comique : Andr Chouraqui, qui voulait tant faire fort en traduisant lhbreu
biblique, mais se trompait sur le sens du langage, traduit ce verset desPsaumes oapparat ce mot comme ceci : Ne boucle pas tes matrices. Je traduis : Ne me refuse
pas les tendresses de ton ventre.
A linverse, le mot hbreu pour le visage estpanim, qui est un pluriel. Le singulier,pan,
dsigne laspect. Cette sorte de pluriel demanderait une tude que je ne fais
quesquisser.
Tout cela pour illustrer lantagonisme entre nominalisme et ralisme logique, entre
individus et humanit et montrer que le ralisme logique ne permet aucune thique.
Dailleurs, le philosophe maximal de ltre, Heidegger, ne propose aucune thique. Il
rejette le sujet, quil renvoie la psychologie de son poque. Il ny a chez lui ni thique,
ni potique. Cest la langue qui parle. Cest ce quil dit : La langue parle. Lhomme
parle quand il rpond la langue.
A.M. : Venons-en maintenant la spiritualit. Esprit,spiritus, spiritualit : il sagit l
dune mme racine qui, dans son sens premier, dsigne lesouffle. De cette origine ce
que nous entendons maintenant par esprit, sest opr une sorte de divorce. On oppose
le corps lesprit, la matire lesprit, alors que celui-ci est le souffle qui lanime.
Voici une notion trs biblique. Que lon fixe une figure ou un concept hors du temps, et
lon aboutit une dualit qui dcentre le sujet. Il finit par vivre ct de sa vie propre.
H.M. : Dans ce motspiritualit, il y a quelque chose qui me gne, et cest cette
rfrence sous-jacente la spiritualit chrtienne. Le mot est enrob de religion et dereligion chrtienne.
Rgine Meschonnic : Il existe aussi une spiritualit juive.
H.M. : Certes, mais le mot a du mal se dgager de sa robe chrtienne.
A.M. : Justement, on pourrait songer dgager la spiritualit de cette gangue pour la
porter vers le potique.
H.M. : On peut bien entendu sortir de cet enrobement thologique en grande partie
catholique en revenant ltymologie :spiritus, le souffle, ce qui est une traduction delhbreu rouah, souffle, mais aussi vent. Ltymologie est dune importance majeure et
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on peut essayer de sauver ce mot de son enrobement en le ramenant sa force originelle
la puissance du souffle, de lesprit. Ce nest pas un hasard si ce mot de souffle a des
rsonances potiques. On aboutit au pome, la potique.
A.M. : Quand vous opposez le pome la posie, vous opposez, me semble-t-il, lacte,
toujours recommenc, lobjet, lthique lesthtique. Le point de vue esthtique surlart na-t-il pas pour rsultat, tout simplement, la mort de lart, la mort du pome ?
H.M. : Lesthtique est la mort du pome, ou, pire encore, une condition de pense telle
que le pome na pas encore pu natre. Lesthtique est formaliste ; elle relve du
dualisme du signe et provoque un enchanement de dualismes : forme / contenu ; affect /
concept ; langage / vie un ensemble de choses qui tuent le pome. Je vais vous donner,
du pome, une dfinition de travail, qui nest quune proposition de pense. Le pome
est la transformation dune forme de langage par une forme de vie et la transformation
dune forme de vie par une forme de langage. Les deux sont conditions lune de lautre.
Ce type de pense ressortit lthique du sujet. En dautres termes, le pome est la
forme langagire maximale de la vie. Tout cela relgue lesthtique au dix-huitimesicle, en une conceptualit qui ne savait quopposer de la forme et du contenu. Cest
une rflexion qui relve du sensible, du sensoriel, de ce quon ressent et qui parat beau.
On pourrait penser que lesthtique est exactement ce quil faut pour envisager le
pome. Erreur ! Si je dfinis le pome comme je viens de le faire, comme linvention
dun sujet, dune historicit, cela na rien voir avec la beaut ou la laideur, des notions
culturelles qui chaque fois se sont opposes ce qui apparaissait de nouveau dans la
posie ou dans lart. On ne peut plus compter les exemples o les contemporains
dnigraient ce qui venait de se faire au nom des canons de la beaut et de la laideur. Un
exemple : en 1896, parat un ouvrage de Max Nordau, critique allemand qui tait loin
dtre bte. Louvrage sintituleDgnrescence ; il sagit bien sr dart dgnrescent.
Il y est crit : Mallarm est un dbile mental et dailleurs, Zola est de mon avis. Il en
est de mme pour Verlaine. Les contemporains lui trouvaient un tour allemand, car il
prnait de la musique avant toute chose . De mme, le mot impressionniste a t
invent par les ennemis de cette peinture.
A.M. : Il en est de mme avec les potes mtaphysiques anglais. Le mot a t invent
par leur dtracteur, Samuel Johnson, au dix-huitime sicle.
Pour revenir cette notion de dualit, dans lopposition du sujet lobjet, le pome
meurt, nest-ce pas ?
H.M. : De mme que la dualit de la chair et de lesprit ne montre que du cadavre.
A.M. : Est-ce quil ne sagit pas l de la domination, dans la culture occidentale, de la
reprsentation ? Je relisais ce matin, pour crire un article sur la connaissance potique,
Bergson. Il explique bien que la connaissance de la vie nest accessible, hors de la
reprsentation spatiale, du temps par exemple, qu lintuition dans un mouvement qui
interdit toute forme de fixit.
H.M. : Le vitalisme de Bergson saccompagne dune conception du langage qui est
dualiste. Il oppose le concret individuel vivant au gnrique abstrait des mots. Ltre
vivant, dans sa matrialit, soppose au mot. Il sagit dune caricature navrante. Je ne
demande qu aimer Bergson, mais la reprsentation quil a du langage tue le langage et
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le pome tout la fois. Elle tue aussi le langage ordinaire. Je me suis toujours lev
contre cette distinction des linguistes entre langage ordinaire et langage potique.
A.M. : Il existe cependant vraiment un langage qui fige la ralit de la vie.
H.M. : Oui, lacadmisme de la pense.
A.M. : Et cela existe !
H.M. : Il sagit l de toutes les formes du savoir qui cachent leur propre ignorance. Cest
ce que jai appris en tudiant le texte biblique et les commentaires. Comment des gens
aussi savants, qui traduisent ces textes, ne se rendent-ils pas compte que leur savoir
produit de lignorance et empche mme de savoir quil la produit ? Rien ne me semble
plus comique que le srieux du savoir.
A.M. : Vous crivez, dans Vivre pome (Dumerchez, 2006, p. 11) : On crit pour
rinventer chaque fois une vie humaine , au sens de Spinoza dans le Trait politique,cest--dire une vie dfinie pas seulement par la circulation du sang, quon partage avec
tous les autres animaux, mais par la vraie force et la vie de lesprit. Cest bien cela, la
spiritualit, non ?
H.M. : Spinoza ne se proccupait pas de penser le pome, mais dans sa faon de penser
la vie humaine, il se rapproche du pome. Cest pourquoi jai intitul mon livre sur
Spinoza : Spinoza, Pome de la pense (Maisonneuve et Larose, 2002). Lexpression
vie humaine revient deux ou trois fois dans lEthique. Pour moi, il sagit dun
langage cod. Une vie humaine est le titre du petit livre dUriel da Costa, ami
excommuni avant lui et qui sest suicid. Cest une autojustification, dont le titre latin
estExemplar humanae vitae. Je vois donc, dans la rptition de cette expression, le
combat du vivant contre le thologico-politique qui a tu Uriel da Costa. La vie
humaine, chez Spinoza, implique ce combat contre le thologico-politique. En tudiant
le texte biblique, jai dcouvert une autre distinction, entre sacr, divin et religieux. Le
sacr implique une attitude fusionnelle entre lhumain, lanimal et le cosmique. Le
serpent parle Eve. Quest-ce que cela veut dire ? Ce contact direct entre Eve et le
serpent semble passer par le langage, mais suppose en fait un rapport tel entre humain,
animal et cosmique quon ne peut parler de langage au sens humain du mot. Il en est de
mme avec lnesse de Balaam.
Dans le troisime verset de la Gense, Dieu dit quil y ait la lumire. Saint Augustin,
commentant ce passage, se demande : En quelle langue parlait Dieu ? Il ne sagit pasdune langue humaine, mais dune figure de la volont divine. Le sacr, cest cela. Cela
a lair dtre du langage, mais ce nen est pas. Il sagit dun contact direct. Je ne peux
donc plus dire que la Bible est un livre sacr, mme si le mot est employ, le plus
souvent, indiffremment pourdivin, ou religieux. Cela me fait penser la dfinition que
donne Maimonide de lidoltrie dans le Guide des Egars : cest le culte rendu une
uvre humaine .
Le divin apparat au premier chapitre, versets 20-21 ; cest le principe de vie qui se
ralise dans toutes les cratures vivantes. Je ne fais que formuler ce que dit le texte. Le
religieux napparat quau troisime livre du Pentateuque, que lon appelle
communment leLvitique. Il sagit de lorganisation et de la ritualisation de la vie
sociale en fonction du calendrier des ftes et de la liste des prescriptions et des interdits.Le religieux se rapproprie alors le sacr et le divin. Il devient lmetteur de lthique
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alors que les Tables de la Loi que Mose a brises taient crites du doigt de Dieu. Il
sagissait alors de lthique de la vie, du divin. Et le religieux devient potentiellement le
thologico-politique. Conclusion : rien ne soppose davantage au divin que le religieux.
Dans le livre desNombres, un homme qui coupait du bois le jour du repos (Shabbat) est
jug et mis mort.
Je traduis le texte biblique a-thologiquement, pour son pome et par son pome. Et cecina rien voir avec ce quon appelle athisme. Je ne me pose pas du tout ces problmes.
Spinoza, lui, sparait le divin du religieux. Je fais une potique du divin.
A.M. : Si lon prend la fin de lEthique tout de mme, dans le scolie de la proposition
42, Spinoza me semble rejeter lmotion au nom de la raison, suivant en cela ce que
T.S. Eliot nommait dissociation de la sensibilit et situait prcisment au dix-
septime sicle : Mais le sage au contraire, en tant que tel, est peine mu, il est
conscient de soi, de Dieu et des choses, par une sorte de ncessit ternelle, et, ne
cessant jamais dtre, il jouit toujours au contraire de la vraie satisfaction de lme.
(Traduction de Robert Misrahi. Editions de lEclat, 2007, p. 321) Est-ce que cette
prdominance de la raison sur lmotion ne contredit pas lunit dtre du pote ?
H.M. : Spinoza oppose ici le sage et lignorant. Ici, pour moi, cest la force du sage qui
soppose lignorant. Cest ce dernier qui spare lintrieur et lextrieur. Le sage, lui,
ne spare pas. Ce que Spinoza appelle le sage, cest le mouvement entirement intrieur.
Il tablit une opposition entre la plnitude motionnelle et rationnelle du sage et la
division de lignorant qu nest conduit que par ses seuls dsirs sensuels. La vraie
satisfaction de lme est intrieure. Elle transforme tout ce qui vient de lextrieur en
une chose intrieure qui ne spare pas le concept et laffect cette opposition cule.
Je ne suis pas spinoziste, mais spinozien, de mme que, quand je dis quil faut penser
Hugo, ou penser Humboldt, jemploie ces mots non comme complments dobjet, mais
comme adverbes : la faon de. Jessaie donc de penser Spinoza , de le comprendre
de lintrieur, de penser en continuant Spinoza.
A.M. : Sagit-il dune filiation ?
H.M. : Oui, dune certaine faon, car ce que je dis l suppose une comprhension de
lintrieur et une affinit, une trs grande proximit. Do cette notion de pome
dans le titre de mon livre. Pour lcrire, dailleurs, jai fait leffort de relire tout Spinoza
en latin. Moi qui ne suis pas philosophe, je suis parti dune phrase dun spinoziste
renomm qui affirmait : Spinoza crit en latin, donc il na aucune langue. Cest un
clich culturel qui, comme tout clich, a les apparences de la vrit. Le latin, qui passepour une langue morte au dix-septime sicle, tait en fait la langue de lrudition, une
langue europenne de culture. Quant prononcer le latin, ctait autre chose. Chacun le
prononait selon les usages de sa langue.
Mais trois ou quatre penseurs inventent leur pense en latin : Hobbes, Francis Bacon,
Descartes et Spinoza, puis, plus tard, Leibniz. Si on peut inventer sa pense dans une
langue, il ne sagit pas dune langue morte. Jai voulu le prouver. Jai pris pour ce faire
la cinquime partie de lEthique, une partie comparable en quantit chez Hobbes, et une
autre chez Descartes. Je me suis aperu que chacun crivait son propre latin. Prenons
igitur, par exemple, qui veut dire donc, Descartes ne lemploie pas tandis quil a chez
Spinoza un rle smantique et potique extrmement intressant. Il renouvelle cette
forme passive du verbe agiren la faisant rimer avec des finales passives.
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A.M. : Cela trahit un souci dcriture potique.
H.M. : Son criture est un pome de la pense. Il essaie par exemple dapprhender les
relations de lesprit, qui pense Dieu, Dieu, et crit ceci :se in Deo esse. L si on
analyse ce que disent les mots, ce que font les mots, on aboutit une chose
extraordinaire. Il dit en effet que lesprit est en Dieu, mais larrangement des motsimplique que Dieu est dans le sujet lui-mme (entre se et esse).*
A.M. : Est-ce que nous navons pas l toute la spiritualit ?
H.M. : Oui, dans le sens du souffle, dans le sens hbreu du mot, qui laisse au vestiaire
toute lorthodoxie religieuse.
A.M. : Jaimerais bien, maintenant, en venir vos pomes, qui manifestent une grande
rigueur. Vous ntes pas un pote de lpanchement. Peu dadjectifs, des verbes surtout,
des pronoms (lment trs important), des substantifs et des adverbes. Le rythme men
parat inquiet, mais aussi bondissant. Vos vers fusent comme des flches et vous
privilgiez la distance du regard plutt que lintimit de la main : ce nest pas la main :
cest le regard / qui crit (Et la terre coule, Arfuyen, 2006, p. 56). Vos pomes
manifestent un sens de laventure ( moins je sais / plus je suis ce / que je deviens / ce
que je / cherche , p. 51), hors du prjug, des injonctions dautrui et du pass. Quest lelien du pote avec le pass ? Quapprend-il des autres potes ? Un pote peut-il vivre
dans sa tour divoire en sabstenant dtudier ?
H.M. : Votre question est difficile et je vais y rpondre lenvers, partir de ce que jai
compris tardivement et rcemment. Ce que jai compris, cest que je ne sais pas ce que
je fais. Apprendre, cest comprendre quon ne sait pas ce quon fait. Cela ncessite une
critique de tous les savoirs. Mes pomes sont mon propre inconnu que je dcouvre, ne
sachant quand je vais crire un pome ni ce que je vais crire. Aprs coup, vient la
rflexion. Tout ce quon peut emmagasiner comme savoir (mon savoir professionnel sur
les choses du langage), tout ce que je peux savoir, nest pas du tout ce qui me fait crire.
Je recherche ce que je ne sais pas mon propre inconnu. Dune certaine faon, on mela fait remarquer plus dune fois, il y a dans tout ce que je produis deux parties sans
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rapports entre elles des essais pour plus de savoir et des pomes en langage simple. Ce
que jai compris, cest quil y a une distinction, au sein de la pense critique, entre
thorie et savoir. La thorie consiste pour moi rflchir sur linconnu des choses du
langage. Lexpression de thorie du langage est de Saussure. Ce que jentends ici,
cest la relation dinteraction entre les choses du langage, la posie, lthique et la
politique. Ceci revient identifier pratiquement potique et thorie du langage.La potique nest pas seulement ltude de ce qui est spcifique dans les textes
littraires. La potique de la socit inclut thique et politique. Le pome est un acte
politique, qui touche les sujets. Ceci pour noter que la thorie rflchit aussi sur
linconnu. Il en existe deux, au moins : linconnu du pome nest pas celui de la thorie.
Je nai aucune imagination et jcris en fonction de ce que je ressens. Le verbe ressentir
est intressant par rapport sentir. Il sagit dun travail sur soi-mme qui peut aller
jusquau ressentiment. Dans le pome, il ny a pas de savoir de la posie, sinon
ngativement. Lamour de la posie est la mort de la posie. On a le regard tourn vers
la posie quon aime, ce qui sest produit avec les contemporains de Hugo. Savez-vous
qui fut le premier prix Nobel de littrature ? Sully Prudhomme, en 1901, presque oubli
de nos jours. Quand javais treize ou quatorze ans et que je frquentais beaucoup lesbibliothques municipales, je lisais Fernand Gregh, du sous Hugo. Je dois Humboldt
la distinction entre activit et produit. Lactivit qui continue dtre active, cest la
modernit. En ce sens, Homre est moderne. Tout cela me mne penser quimporte
peu la clbrit du moment. La vraie question est la suivante : comment ne pas tre
limbcile du prsent ? Max Nordau le fut. Cela ne veut pas dire que nous soyons plus
intelligents maintenant, mais le temps a fait son travail.
A.M. : Cela marche dans les deux sens : on peut passer ct de ce qui aurait mrit
dtre considr.
H.M. : Cest le cas de Maurice Scve, qui fut effac par la Pliade, oubli aux dix-
septime et dix-huitime sicles. Il ressort grce Sainte-Beuve en 1828, dans son
Tableau historique et critique de la posie et du thtre franais au XVIe sicle . Et il
napparat plus maintenant comme un pote difficile, comme ctait le cas auparavant.
A lge de seize ans, je fus merveill sa lecture. Voici un auteur du seizime sicle
qui a attendu le vingtime pour renatre. Cest dailleurs le critique anglais Alan Boase,
amateur des potes mtaphysiques, qui a redcouvert Maurice Scve. Il la rdit en
1949 Genve. Vous le voyez Le pass est imprvisible.
Quant au lien avec lui, il ne peut y avoir de rponse simple. Jai beaucoup tudi Hugo,
mais je suis incapable de dire ce que je lui dois. Si, au moins une phrase : Solitaire,
solidaire. Pour ce qui est de Spinoza, il ma permis de mieux sentir le rapport entre lachair et lesprit.
A.M. : Diriez-vous dun pome quil est l pour penser ?
H.M. : Non, il nest pas l pour penser, mais pour inventer du langage partir dune vie
et une vie partir du langage, comme je lai dit plus haut, un peu diffremment.
A.M. : Mais cest bien cela quon appelle penser ?
H.M. : Telle que la philosophie sest dveloppe au vingtime sicle, il nest pas de plus
grand ennemi de la posie que la philosophie. Le tout se rsume dans un petit bout dephrase que nous devons Jacques Derrida dansDu droit la philosophie : Le pome
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est un philosophme. Derrida inscrit la posie dans la philosophie, dans
linterprtation, lhermneutique et le signe.
A.M. : Oui, mais il y a philosophie et philosophie. Si lon songe une philosophie de
lexistence, comme celle de Kierkegaard ou celle de Rosenzweig, on a un individu face
au temps ou face lhistoire. Rosenzweig a critLtoile de la rdemption en raction la guerre de 14, face la menace, la mort impose laquelle, de plus, il faut consentir.
Cela vaut bien un pome.
H.M. : Oui, mais bien sr, jai mis un jugement qui est videmment insoutenable sauf
si on le nuance. Je fais des nuances. Je faisais tat tout lheure de mon admiration pour
Bernard Groethuysen, mais il en va de mme pour mon rapport avec Wittgenstein. Je
dois beaucoup certains penseurs pour lesquels jprouve de laffection. Jprouve de
laffection pour Spinoza, pour Wittgenstein et pour Walter Benjamin, mme si je
critique lapproche thologique du langage chez ce dernier.
A.M. : Cette notion de langue originelle
H.M. : Oui, cela, je ne peux pas le partager. Il y a videmment normment de
distinctions faire selon les philosophes. Par contre, Heidegger a jou un rle
terriblement nfaste avec ce que jappelle son national-essentialisme. Disons que,
historiquement, les rapports entre posie et philosophie sont trs souvent mauvais.
Prenez par exemple cette fameuse phrase dAdorno en 1949, affirmant quil est barbare
et impossible dcrire des pomes aprs Auschwitz : cela indique simplement
quAdorno, qui tait musicien, a de trs mauvaises relations avec le langage, qui se
rsument dans une mtaphore quil emploie propos du jargon de lauthenticit. Il dit :
Chez Heidegger, les mots sont comme des oranges enveloppes dans du papier de
soie. Adorno a galement de mauvais rapports avec la politique. Son analyse du
nazisme est inepte. Pour lui, cela tiendrait une crise de la rationalit, une clipse de
la raison.
A.M. : Comment voyez-vous les choses ?
H.M. : Le nazisme a une autre histoire et dautres causes que lclipse de la raison, qui
en est une explication drisoire. Et cest tout autant drisoire de poser quon ne peut
plus crire de pomes aprs Auschwitz, mais cest quil a une aussi mauvaise
reprsentation de la posie que de la politique. Et cela me semble trs intressant du
coup parce que, dans les effets dinteraction que je postule entre le langage, le pome,lthique et la politique, jimplique que paradoxalement, la posie est ncessaire pour
comprendre la politique.
A.M. : Croyez-vous que nous pourrons rsoudre dans la foule la crise du pome et la
crise politique que nous vivons actuellement ?
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H.M. : Non, je ne le crois pas. Je parle dune interaction entre penser le pome comme
acte thique et les implications qua cette approche pour penser le politique et la
politique. Contrairement toutes les apparences, et je sais que cette pense est de
lordre de lutopie, la pense du pome nous apprend des choses vitales en ce qui
concerne la pense de lthique et du politique. Dans les disciplines universitaires telles
quelles sont compartimentes, la politique soccupe du duel de la force et du droit,
lthique du bien et du mal, et tout ceci na rien voir avec la littrature. L on oppose
la prose et la posie. Ce sont ces assurances toutes faites, ces ides prconues que je
critique.
A.M. : Cest le pouvoir que vous critiquez, finalement, car cest lui qui a besoin dides
toutes faites, bien solidement tablies, pour simposer comme seul recours.
H.M. : Bien sr, je vous ai dit quil sagissait dutopie, ce quoi la socit ne fait pas de
place, pour lequel elle na pas de lieu. Pour quil y ait utopie, il faut quil existe une
force qui essaie de faire sa place une pense qui ne la pas.
Pour ce qui est des rapports entre posie et philosophie, cela commence trs mal avec
Platon, mais Aristote dit que les mtres sont des parties des rythmes. Personne ne la
cout. Platon, cest Goliath. Je dis cela parce que je me situe du point de vue de David.
Les rapports entre posie et philosophie sont une chose passionnante, pleine de tensions.
Comme le dit Aristote, pour ne pas philosopher, il faut encore philosopher. Les
quelques paroles que je prononce reviennent encore philosopher.
A.M. : Est-ce que vous considrez quil y ait de la philosophie dans la Bible ?
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H.M. : Non, il ny en a pas.
A.M. : Je voulais revenir votre travail de traduction de la Bible, car il me semble que
cette exprience irrigue en quelque sorte vos pomes, dans leur syntaxe, mais aussi dans
le propos.
H.M. : Ma propre aventure dans le langage nest pas marque par mon travail de
traduction biblique. Cest le contraire : ma manire dcrire mes pomes a une incidence
sur ma faon de traduire. Je traduis comme le pote que je suis.
A.M. : Vous parliez tout lheure du pome comme dcouverte de linconnu. Que
pensez-vous de la notion dinconscient ?
H.M. : Le mot existait avant Freud. Cest un certain Hartmann qui a employ ce mot le
premier [Influenc par Schopenhauer ;Philosophie de linconscient, 1869] et Freud la
repris. Ce quil est impossible de ne pas critiquer, cest combien Freud sest limit la
sexualit masculine en ignorant tout fait la femme. De mme, la spcialisation lasexualit est critiquable, car la notion est beaucoup plus vaste et dborde, mon sens, la
psychologie.
A.M. : Je pensais cette rflexion de Michel Henry, qui explique que lon nomme
inconscient simplement ce qui demeure non reprsent. Il y a l confusion, car la pense
occidentale est infode cette notion de reprsentation.
H.M. : LOccident est tout entier gouvern par la notion de signe, qui est le dualisme du
langage, du corps et de lesprit. Toute la pense occidentale est mene par cet
enchanement des dualismes du signe, qui ne se donne pas comme un point de vue. Sur
le langage, nous navons que des points de vue et, du point de vue o je me place, le
signe en est un qui ne se donne pas comme tel. Il ne permet pas de penser le continu
corps-langage et cest ce discontinu qui rgne dans les disciplines universitaires.
Pour revenir linconscient, la posie et lart sont constamment en rapport avec
linconscient et nos inventions de pense sont en rapport avec lui. Si lon compare en
matire de langage Freud Lacan, on peut penser que Freud a invent sa pense du
langage tandis que Lacan tire sa pense du langage du structuralisme. Cest un produit
de lpoque. Freud est une activit.
***
Nous nous arrtons l et revenons une discussion btons rompus sur le latin, le grec
et lhbreu, la guerre dAlgrie et le mpris actuel lgard de la culture. Durant tout
lentretien, un visage gyptien de terre cuite a veill sur nous. Je remercie Rgine et
Henri de leur chaleureux accueil.
Jeudi 10 avril 2008
* Pour lanalyse complte du latin de Spinoza , se reporter louvrage suivant :
Henri Meschonnic,Pome de la pense. Paris : Maisonneuve et Larose, 2002, pp. 195-
297.