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L’ISLAM AUJOURD’HUI Revue périodique de l’Organisation islamique pour l’Education, les Sciences et la Culture (ISESCO) Publiée en trois langues : arabe, anglais et français N° 33 - 32 ème année 1438H/2016

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L’ISLAM AUJOURD’HUIRevue périodique de l’Organisation islamique pour

l’Education, les Sciences et la Culture (ISESCO)

Publiée en trois langues : arabe, anglais et français

N° 33 - 32ème année1438H/2016

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l Adresse : B.P. 2275, C.P. 10104, Avenue des F.A.R. Hay Riad- Rabat - Royaume du Maroc

l E-mail : [email protected]

l Tel. : +(212) 5 37 56 60 52 / 53

l Fax : +(212) 5 37 56 60 12 / 13

Prix du numéro : 60 Dh au Maroc, 10 $ dans les autres paysNuméro de dépôt légal : 28-1983/ISSBN 0851-1128

Photocomposition et impression réalisées au Centre de la Planification, d’Informations, de Documentation et de Publication de

l’ISESCO

Traduction : Centre de Traduction à l’ISESCO

Les articles publiés dans ce numéro n’expriment pas nécessairement le point de vue de l’ISESCO

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L’ISLAM AUJOURD’HUIRevue périodique de l’Organisation islamique pour

l’Education, les Sciences et la Culture (ISESCO)

Publiée en arabe, anglais et français

Directeur responsableDr Abdulaziz Othman Altwaijri

Rédacteur en ChefAbdelkader El-Idrissi

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Vous pouvez liredans ce numéro ...

l Editorial : Les batailles du futur ..........................................

l Cultures et civilisations : Le dialogue, le rapprochement et l’alliance pour faire face aux courants racistes

Dr Abdulaziz Othman Altwaijri ............

l L’esprit de la civilisation islamique Cheikh Mohamed Fadel ben Achour .......

l L’être humain et la société entre optique islamique et mondialisation occidentale

Dr Mohamed Emara .............................

l Coran et méthodologie de dialogueDr Mohamed Kettani .............................

l Un regard sur l’avenir : La révolution vertigineuse de la connaissance

Dr Ismail Sirageldin ...............................

l La culture du dialogue dans l’Islam : Liberté de choix et droit à la divergence

Dr Mohamed Semmak ...........................

l L’avenir de la langue arabe aux mains de ses adeptesDr Abdelali Ouadghiri ...........................

l Connaissance des pays islamiques : La République Kirghize

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Editorial

Les batailles du futur

Au cours du XIXe siècle, l’Europe a été le théâtre de guerres déclenchées contre la présence islamique sur ce continent. Ces hostilités ont alors entraîné une modification dans la carte géographique et se sont poursuivies jusqu’à l’aube du XXe siècle. C’est alors que d’autres guerres ont été déclarées, toujours contre l’Islam, mais cette fois-ci au sein de ses propres demeures et sous diverses appellations, qui n’étaient en réalité que de simples méthodes ingénieuses de tromperie, afin de parvenir à imposer la domination européenne sur les pays du monde islamique aux différents niveaux politique, économique, culturel, éducatif et religieux. Une telle situation a fini par créer des foyers de discorde au sein des communautés islamiques, et y semer la mésentente. Allant s’aggravant, cette désunion a semé la dispersion, préparant par là les conditions propices à la domination coloniale. Certes, cette action tyrannique s’est atténuée et affaiblie et son impact a progressivement diminué avec la fin de l’ère coloniale traditionnelle. Néanmoins, elle a continué à interagir avec les changements survenant dans le monde, aussi les dangers qu’elle posait se sont-ils aggravés au point de constituer de sérieuses menaces sur la cohésion de la société, la fusion de ses éléments et la corrélation de ses composantes, de même que sur les domaines de la culture, la pensée, l’éducation, les médias, l’orientation morale, l’opinion publique, les politiques suivies par les gouvernements et les choix adoptés, ainsi que les destins des peuples et leurs aspirations, et, en un mot, sur la situation générale dans son ensemble.

Au vu d’une telle situation, on ne s’écarterait guère des méthodes d’analyse impartiale, ni des règles d’étude objective des phénomènes sociétaux si l’on affirmait que la moitié des guerres menées au fur et à mesure par l’Europe contre le monde islamique, dès le début du XIXe siècle, avaient pour cible l’Islam, et que, de surcroît, ces guerres revêtaient l’aspect d’une nouvelle croisade qui n’avait pas seulement pour seul objectif d’éradiquer la présence islamique en Europe (à travers la guerre des Balkans engagée contre l’Empire

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ottoman qui, après sa défaite, s’est retiré des territoires européens longtemps soumis à son autorité), mais tendait également à affaiblir la Oumma islamique, briser sa force, l’appauvrir puis la plier aux volontés des puissances occidentales. Celles-ci, avides et hégémoniques, assenaient des coups au cœur même de la foi islamique, en concevant au préalable des programmes d’éducation et d’enseignement qu’elles ont ensuite imposés aux peuples islamiques, et en se servant d’écoles culturelles, de courants de pensée et de différentes sources de lettres, d’arts, de médias et de connaissances générales, dont les concepts fondateurs ont été répandus au sein de la classe cultivée et des masses instruites. De telles politiques ont ainsi produit des générations si imprégnées de ces concepts qu’elles ont fini par se détourner des valeurs islamiques, rompant de la sorte les liens les unissant à la culture de la Oumma islamique, à son patrimoine, ainsi qu’à tout ce qui a trait à l’histoire de cette nation qui a marqué les époques les plus glorieuses de la civilisation humaine.

Même après la création de l’Organisation des Nations Unies, en 1945, à la suite de la Seconde Guerre mondiale et l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948, les guerres menées contre l’Islam n’ont pas cessé. Elles ont plutôt revêtu des formes variées qui différaient de celles ayant prévalu de par le passé, de sorte que le monde islamique est devenu la cible continue des feux croisés de ces guerres qui se sont exacerbées, et dont les maux et les fléaux se sont tellement étendus pour atteindre leur comble à l’époque actuelle, qui a démarré à la suite des événements du 11 septembre 2001. Dans ce contexte, les déclarations scandaleuses faites par l’ex-Président américain, dans lesquelles il avait affirmé que son pays, appuyé par les grandes puissances, allait mener une croisade contre le terrorisme - et ils entendent par là ce qu’ils appellent le « terrorisme islamique » - n’étaient aucunement un lapsus linguae ; cette appellation revêt de graves connotations et est porteuse de charges intellectuelles et culturelles qui traduisent une conception du terrorisme adoptée par les grandes puissances influant sur la scène politique internationale, mais qui demeure loin d’être la véritable signification donnée à un tel concept. Somme toute, il y a là mystification, caractéristique bien propre aux méthodes employées dans la lutte menée contre l’Islam, tant et si bien que dans l’imaginaire occidental, l’Islam s’est vu convertir en synonyme de terrorisme. Ces attitudes ont conduit à l’émergence du concept d’islamophobie, qui désigne la peur ressentie à l’égard de l’Islam et la terreur qui s’en dégage ; l’objectif étant de parvenir à susciter le sentiment de mépris vis-à-vis de cette

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religion, doublé de la haine à l’égard des Musulmans et de là la persistance à fomenter des conspirations contre les pays islamiques, même sous prétexte de la lutte contre le terrorisme, phénomène pour lequel ces puissances ont érigé des structures représentatives pour qu’elles constituent des justifications à la reprise des tentatives de conquête du monde islamique. C’est pourquoi elles ont fait en sorte que ces symboles abjects persistent, afin qu’ils constituent des sources de peur et d’intimidation et justifient l’ingérence des puissances occidentales dans les affaires intérieures du monde islamique dans son ensemble.

Il faut dire que le monde, qui assiste de nos jours à une guerre dévastatrice contre le terrorisme, s’est révélé être dans l’incapacité absolue d’éradiquer les sources de ce phénomène en dépit de la création, il y a plus de dix-huit mois, de la coalition internationale pour la lutte contre le terrorisme. Notons à cet égard que ces événements coïncident avec la guerre intellectuelle et idéologique engagée contre l’Islam, dont le rythme va crescendo non seulement à travers quelques-uns des médias occidentaux, ou à travers certains chefs politiques et quelques centres de recherche et d’études en Occident, mais aussi par le biais d’un certain nombre de médias arabes, qui emboîtent le pas à l’Occident dans la guerre déclarée à l’Islam. A ceux-ci s’ajoutent certaines élites culturelles et intellectuelles qui n’épargnent aucun effort pour manigancer des complots contre l’Islam et font de leur mieux pour inverser les faits, répandre des mensonges et altérer la prise de conscience générale, en incitant les sociétés islamiques à s’intéresser à des sujets suspicieux, aux futilités, aux égarements, de même qu’à des conduites génératrices de corruption morale. Cet aspect bien manifeste au sein de la réalité actuelle prouve que l’affrontement féroce persiste entre le bien et le mal, et que le conflit continue entre les partisans de la paix et de la concorde entre les hommes et ceux qui sèment le désordre dans le monde, y répandent la dévastation et se détournent des véritables valeurs civilisationnelles, des principes humains ainsi que des nobles enseignements religieux.

Le rapport établi entre la guerre contre le terrorisme, qu’incarnent l’organi-sation dite « Etat islamique » et autres organisations similaires, quoique leur classification fasse l’objet d’opinions divergentes, et la guerre intellectuelle, culturelle et religieuse menée contre l’Islam, sa culture, sa civilisation, son héritage et la langue de son Livre Sacré, qui est une guerre en pleine recrudescence du XIXe siècle à nos jours, prouve de manière incontestable

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que la bataille actuelle qui se fait de plus en plus violente, est en premier lieu une bataille intellectuelle, mais qui peut être aussi conçue au sens large du terme comme une bataille civilisationnelle avant même d’être une lutte politique incarnée, comme d’aucuns le prétendent, par les efforts déployés sur les plans militaire et sécuritaire en vue de faire face à l’organisation terroriste évoquée, laquelle ressemble à une énigme que les esprits s’embrouillent à en percer le mystère et à en trouver une explication. De fait, les objectifs sont clairs et les méthodes employées bien manifestes, de même que les effets témoignent de l’ampleur des pertes sur le terrain, non seulement dans leurs aspects physiques, somme toute terribles et empreinte d’horreur et de monstruosité, mais également, et surtout, dans leurs répercussions intellectuelles et culturelle ainsi que dans les conséquences politiques et sociales qui s’ensuivent sur la vie des sociétés arabo-islamiques en général. In fine, tout chercheur impartial et équitable verrait là la preuve que les batailles du futur auront pour champ exclusif ces domaines, et que l’arme qui y sera employée consistera en la pensée, laquelle se reflète dans la réalité vécue, exerce son influence sur la vie des individus et des communautés et se traduit concrètement par les politiques suivies et les choix adoptés.

Cela étant dit, force est d’établir une distinction entre les batailles liées à la pensée et le conflit des civilisations pour lequel on a élaboré une théorie dont l’incohérence et la fausseté ont été prouvées. C’est que la lutte, peu importe le plan sur lequel elle se déroule, constitue les prémices d’un affrontement, un moyen de belligérance et un outil de guerre destructrice, ce que les esprits clairvoyants, les sages et les dirigeants conscients des responsabilités leur incombant à l’égard des peuples qu’ils représentent évitent, parce que si la guerre éclate, elle ne distinguera pas l’ami de l’ennemi et entraînera une destruction totale. En revanche, les batailles intellectuelles au sein desquelles les idées entrent en lutte et les volontés s’affrontent ne prennent fin que lorsqu’une partie parvient à imposer à l’adversaire un système intellectuel, une idéologie quelconque, un ordre politique, ou un mode de vie particulier. Dans ce cas, cet adversaire sera la partie la plus vulnérable, celle qui, dépourvue d’immunité, succombe à la défaite psychologique, à la déroute intellectuelle, à l’effondrement culturel et en fin de compte au déclin civilisationnel qui est le comble de la dégradation et de l’affaiblissement graduel.

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Sous cet angle, la guerre intellectuelle qui fait actuellement rage, et qui se déroule dans maints domaines, n’est pas une guerre conventionnelle et ne le sera pas, bien que les objectifs poursuivis par les déclencheurs de cette guerre ne soient point différents des objectifs traditionnels escomptés lors des guerres menées par les puissants oppresseurs contre les plus vulnérables, même si ceux-ci possèdent ce que d’autres n’ont pas. De fait, la faiblesse ronge l’entité de l’intérieur et détruit progressivement les cellules immunitaires, de même que cette faiblesse ne s’explique pas seulement par une pénurie de ressources, un état de sous-développement et un manque de potentiel, parce qu’une personne démunie peut se sentir forte si elle parvient à préserver les composantes de son entité, maintenir ses particularités et s’attacher fermement à sa foi, évitant ainsi de perdre son identité et le sens de l’estime que l’on se doit à soi.

L’orientalisme, ou en d’autres termes, les études et recherches axées sur le monde arabe, ont été les toutes premières forces que les anciennes puissances colonisatrices ont employées pour envahir le monde islamique. Certes, nombre d’orientalistes ont été des hommes de pensée, de science et de culture, mais ils ont aussi servi les pays auxquels ils appartenaient et qui les avaient envoyés vers les pays du monde islamique. Au fil du temps et des circonstances, et avec la survenance de maints changements à tous les niveaux, la nature de l’orientalisme s’est modifiée, laissant apparaître de nouveaux modèles au sein de cette science pour les choses de l’Orient. Dès lors, l’orientalisme a revêtu des formes innovantes, des aspects nouveaux et des moyens diversifiés, entre autres ceux ayant trait à l’activité militaire et aux services de renseignement, aux domaines politique et économique, ainsi qu’à la culture, l’éducation, les médias, l’informatique, les lettres et les arts. Tels ont été donc les outils employés dans la bataille intellectuelle engagée contre l’Islam sur toute l’étendue géographique du monde islamique. Ensuite, les circonstances évoluant, une nouvelle bataille intellectuelle moderniste contre l’Islam a pris forme, en l’occurrence cette guerre engagée contre le terrorisme qui revêt de nos jours une dimension internationale, sans pour autant qu’il n’y ait eu ni une définition unanime de la nature de ce terrorisme, ni une esquisse de sa cartographie, ni même l’annonce de sa véritable dénomination ni de ses sources de financement et de planification.

Un consensus a beau exister sur la nécessité de mobiliser les efforts internationaux pour lutter contre les sources de la menace que constituent les

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organisations terroristes, a fortiori le monde islamique se trouvant impliqué dans ces efforts concertés, cela ne nous empêche pourtant pas de révéler la vérité qu’on a tendance à obscurcir : aujourd’hui, l’Islam constitue la cible d’une guerre dont les armes sont les propos diffamatoires tenus par maintes parties adverses. À cet égard, on ne dérogera pas à la vérité en affirmant que ces adversaires proviennent de l’intérieur de la communauté tout comme de l’extérieur, et que les batailles futures qui seront imposées au monde islamique seront des batailles intellectuelles d’une extrême ardeur. C’est pourquoi il faudra s’y préparer en promouvant la pensée éclairée, la science profuse, la culture constructive et la réforme globale à même de renforcer chez tous les peuples islamiques la volonté d’édification, de développement et d’appartenance, et en parallèle, en désignant les parties qui s’évertuent à semer la désunion au sein du monde islamique, à y répandre le sectarisme et le désordre destructeur, afin de leur faire face de la manière la plus ferme et la plus résolue qui soit .

D’ores et déjà, en comparaison avec les batailles passées et présentes, celles à venir différeront en forme, et non sur le fond. Quant aux armes qui y seront employées, ce seront alors l’esprit créateur, le raisonnement persuasif et le débat rationnel et libre traitant des grandes questions préoccupant l’humanité. Car, en dépit des progrès étonnants et de l’évolution constante qui surviennent dans les différents domaines des sciences exactes, des branches de la connaissance approfondie, des modes et styles de vie sur la planète, les flammes de la guerre intellectuelle revêtant des dimensions culturelles et des arrière-plans religieux ne s’éteindront pas. Bien au contraire, elles s’attiseront au fil du temps, verront leurs effets s’étendre aux plus lointaines limites et se traduire par des retombées sur l’ensemble de l’activité humaine, ainsi que par des complications énormes sur la vie des nations et des peuples, à moins que les plus sages et les plus raisonnables de ce monde agissent vite en vue d’arrêter le conflit qui va grandissant, en freiner l’exubérance, et le contenir de peur qu’il n’entraîne de graves conséquences susceptibles de menacer la paix mondiale. Un tel scénario n’est ni un jugement par conjecture, ni inspiré par une vision noire de la réalité humaine dans son processus continuel ; c’est plutôt une lecture consciente et prudente des variables successives, qui se fonde sur les leçons à tirer du passé et l’anticipation de ce qui peut survenir dans l’avenir.

S’il est un fait établi et spécifique à la phase actuelle de l’histoire humaine, c’est bien la haine éprouvée à l’encontre de l’Islam, phénomène devenu quasi

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général auquel s’ajoute le mépris absolu envers les religions, en particulier à l’égard de la noble religion islamique. C’est là l’une des manifestations du conflit religieux et culturel caractérisant notre époque, connue pourtant pour être celle de la Déclaration universelle des droits de l’homme et de la Charte des Nations Unies. L’autre fait avéré est la complicité de différentes parties, somme toute issues de différentes tendances et de diverses cultures, qui s’efforcent constamment de porter atteinte à l’Islam, d’altérer son image et de nuire aux intérêts suprêmes des peuples de foi islamique. Face à cette réalité caractérisée par de telles constantes dans la politique suivie à bien des égards, l’attitude à adopter devrait être marquée par une extrême sagesse, d’où la nécessité à une base solide constituée par les valeurs morales et les principes humains émanant des messages célestes, qui excluent toute réaction affective et toute passion irraisonnée. Il faudrait, en effet, recourir aux méthodes, aux moyens, ainsi qu’à la même logique que les parties adversaires adoptent pour comprendre les choses et la même méthodologie qu’elles appliquent pour l’analyse des phénomènes et le calcule des résultats souhaités selon l’ordre de priorité. Car autant les penseurs, les intellectuels et les chefs religieux du monde islamique, réputés pour leur sagesse, érudition et clairvoyance, auront tendance à pencher pour la voie de la sagesse, laquelle est le but du croyant qui en est bien digne, en vue de repousser les mensonges répandus par les adversaires de la vérité, et donc pour réfuter les suspicions et les accusations fabriquées de toutes pièces, autant la balance penchera pour la justice et l’équité. La vérité ne tardera pas à l’emporter sur le mensonge et les faits réels se manifesteront nettement, confirmant ainsi ce que le Vrai, Louange et Gloire à Lui, affirme dans Sa Révélation la plus certaine : « Nous leur montrerons Nos signes dans tout l’horizon et à l’intérieur d’eux-mêmes jusqu’à ce que la Vérité leur apparaisse dans sa plus grande évidence ».

(L’Islam Aujourd’hui)

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Cultures et civilisations :Le dialogue, le rapprochement et l’alliance pour faire

face aux courants racistes

Dr Abdulaziz Othman Altwaijri(*)

Ce sujet s’inscrit au cœur des préoccupations du monde d’aujourd’hui du fait qu’il existe une menace réelle qui affecte la sécurité et la paix internationales. Cette menace est de plus en plus grave, vu la recrudescence des courants racistes qui propagent la haine entre les peuples et distillent leur poison à la communauté humaine en colportant des faussetés et des allégations mensongères sur les religions révélées, en particulier l’Islam, et sur les peuples du monde, notamment les peuples islamiques. Ceux-ci se trouvent d’emblée accusés de terrorisme, d’extrémisme, de fanatisme et de constituer une menace pour la civilisation humaine.

Pour introduire mon propos, je m’attarderai quelque peu sur le principe d’alliance des civilisations et sur ses significations sur les plans culturel, politique et pratique. J’aborderai ensuite le principe de dialogue des cultures et de rapprochement entre les civilisations, avant de finir par faire un point sur les courants racistes en mettant l’accent sur le phénomène d’islamophobie.

L’alliance des civilisations est un corollaire du dialogue des cultures qui, lui-même, se fonde sur les trois règles suivantes :

• La règle de la connaissance mutuelle ;

• La règle de l’entente ;

• La règle du rapprochement.

Dans notre contexte, la règle de la connaissance mutuelle trouve son sens dans le Saint Coran, en l’occurrence dans la sourate Al-Hujurât (verset 13) : « Ô gens,

(*) Directeur général de l’Organisation islamique pour l’Education, les Sciences et la Culture (ISESCO), Secretaire général de la Fédération des Universités du Monde islamique (FUMI). Cette recherche était à l’origine une Conférence en langue anglaise, prononcée le 19 novembre 2014, à la Fondation Euro-arabe des Hautes études à Grenade, Espagne.

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Nous vous avons créés en hommes et femmes et Avons fait de vous des peuples et des tribus pour que vous-vous connaissiez mutuellement ». La connaissance mutuelle est ici perçue dans le sens de la connaissance interactive qui incite un groupe à aller à la connaissance d’un autre, qu’il s’agisse de deux peuples ou de deux cultures.

Quant à l’entente, elle est le fruit de cette connaissance mutuelle car il serait autrement impossible. Et l’entente est une interaction qui permet à deux peuples ou à deux cultures de se comprendre.

L’objectif est donc de se comprendre les uns les autres pour que règne l’entente. Le dialogue sera dès lors plus fructueux, plus utile et servira d’autant plus les intérêts communs. Le dialogue n’est pas un luxe intellectuel et ne doit pas se faire à l’intérieur de salons fermés, coupés de l’extérieur, car il n’aurait aucun effet sur l’apaisement des luttes et des conflits. Son effet serait tout aussi nul sur la diffusion de la culture de justice et de paix et l’instauration de la sécurité et de la paix sur terre.

L’entente qui est une condition de dialogue repose sur le respect mutuel. Ainsi, les parties au dialogue doivent se respecter les unes les autres et respecter leurs croyances respectives, leurs religions et leurs symboles religieux. De même qu’elles doivent se garder de les dénigrer même implicitement.

C’est donc par la connaissance mutuelle et l’entente ainsi définies que le rapprochement advient, c’est-à-dire par une interaction dans la proximité et le rapprochement. C’est ce qui ouvre la voie devant le dialogue dans son acception la plus étendue et permet de tisser des relations solides entre individus et communautés et entre peuples et nations. Or, si le dialogue des cultures atteint ce niveau, il se transforme dès lors en alliance des civilisations, un concept encore plus large des points de vue sémantique et conceptuel.

Si l’Organisation des Nations Unies a adopté l’idée d’Alliance des Civilisations sur proposition de l’ancien Chef du gouvernement espagnol, José Luis Rodriguez Zapatero, qui l’a annoncée depuis la tribune de l’Assemblée générale, cette idée n’est pas une nouveauté pour nous. En effet, des penseurs et des écrivains du monde islamique l’ont déjà évoquée. Moi-même je l’ai évoquée dans certains de mes écrits sous plusieurs angles. De même, les acteurs du dialogue des civilisations avaient l’idée d’alliance des civilisations présente dans leur esprit car le dialogue n’est pas une fin en soi mais un moyen permettant de trouver une formule de coexistence, d’entente et de coopération humaine. Cette formule n’est autre que l’alliance civilisationnelle, une alliance qui insuffle de la vie dans le dialogue et le rend efficace, constructif et productif.

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153Dr Abdulaziz Othman Altwaijri

En 2008, j’avais écrit un ouvrage intitulé : Sur le chemin de l’alliance des civilisations, publié par Dar Al-Chorouq au Caire. J’ai ensuite publié quatre études en langues arabe, anglaise et française sur ce même sujet. La première en 2006 (le capital culturel commun et l’alliance des civilisations), la deuxième en 2009 (le dialogue et l’alliance des civilisations), la troisième en 2010 (la communication civilisationnelle et l’entente entre les peuples), et la quatrième en 2015 (l’alliance des civilisations et l’établissement d’un nouvel ordre mondial).

Dans toutes ces études, comme dans d’autres plus générales, je me suis efforcé de poser les principes méthodologiques de l’alliance des civilisations. J’en suis arrivé à la conclusion que toutes les idées qui servent les principes humains et appuient les efforts de la communauté internationale pour instaurer la sécurité et la paix dans le monde et diffuser la culture de justice et de paix abondent dans le sens de l’alliance des civilisations. De même, toute action menée par des individus ou des collectivités pour le rapprochement, la coopération et la coexistence d’une nation avec une autre et d’un peuple avec un autre versent sans doute dans le sens du renforcement de l’alliance des civilisations.

L’alliance des civilisations est le résultat naturel du dialogue des civilisations et l’aboutissement des efforts louables déployés par les sages de ce monde pendant plusieurs décennies, notamment au cours des quinze dernières années et plus particulièrement depuis que l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté une résolution faisant de 2001 l’Année des Nations Unies pour le dialogue entre les civilisations.

Dans ce contexte, la communauté internationale, représentée par des élites intellectuelles, des organisations et des institutions internationales et régionales, a consolidé la phase de dialogue qui devait d’abord commencer par la diffusion de la culture de dialogue dans divers lieux et instaurer la confiance en le dialogue dans les multiples fora, et ce, à travers l’établissement d’une alliance des civilisations sur la base de la coexistence, du respect mutuel et de la sauvegarde des intérêts communs. Cette alliance s’appuie sur le droit international qui prévoit l’égalité entre les Etats, garantit les droits des peuples et nations de manière égalitaire et établit les normes nécessaires à l’instauration de la paix et de la sécurité dans le monde.

L’alliance repose sur la règle de l’égalité et de l’interdépendance comme c’est le cas pour les relations entre les pays, de même que sur la volonté commune. L’alliance ne pose pas comme préalable l’égalité entre les parties alliées car la reconnaissance de l’égalité se contredit avec l’alliance. Celle-ci met ensemble des partenaires de cultures multiples, de

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références diverses et de capacités différentes, poussés à travailler dans la même direction par ce sentiment commun de la nécessité de dépasser les différends et surmonter les obstacles qui empêchent l’entente.

Si l’alliance signifie l’accord entre deux parties qui décident de s’allier, cela veut dire qu’un pacte naît entre eux. Par conséquent, l’accord entre un ensemble d’individus appartenant à des civilisations différentes, pourvu qu’ils s’allient sur le plan civilisationnel, s’entendent sur le plan culturel et établissent entre leurs civilisations d’origine une alliance, donne naturellement naissance à un pacte civilisationnel qui les réunit plutôt qu’il ne les unit car la différence fait partie de la vie et la diversité civilisationnelle et culturelle est dans l’ordre de l’univers. Cette diversité leur fournit un cadre de travail collectif qu’ils utilisent pour atteindre des objectifs humains nobles et réaliser l’espoir d’établir la stabilité, la paix, le bien-être et l’entente dans le monde et établir une civilisation humaine nouvelle qui naît de l’alliance de toutes les civilisations et de toutes les cultures.

En cette phase de l’histoire, l’alliance des civilisations peut sembler loin de la réalité et difficile à appliquer. Mais les idées réformistes qui ont changé la vie des gens et les ont fait passer d’une phase de faiblesse et de sous-développement à une phase de force et de progrès semblaient à première vue tellement idéalistes et chimériques que personne n’imaginait leur application possible un jour. Mais c’était sans compter sur la volonté de l’homme qui a toujours cru au développement et au progrès que Dieu Tout-Puissant a doté de talents, de capacités et d’une prédisposition innée à se développer, à croître et à se renouveler en permanence.

Les indicateurs généraux sur la scène internationale montrent que la communauté internationale ambitionne aujourd’hui une action influente dans le cadre de la coopération internationale et vise au renouveau de la civilisation humaine. Or l’alliance des civilisations est peut être la formule appropriée et applicable pour atteindre cet objectif. C’est l’idée proposée aujourd’hui dans plusieurs fora et à plusieurs niveaux qui est née du dialogue des civilisations et des cultures dont les principes se sont développés et pris la forme d’une entente humaine qui est favorablement accueillie aujourd’hui par la plupart des parties prenantes.

D’un point de vue pratique, on affirme que l’alliance des civilisations est l’un des plus forts moyens disponibles pour réformer les affaires du monde et contribuer à sauver la famille humaine des problèmes qui s’accumulent et des crises qui s’aggravent. Cela est d’autant plus sensé que la politique internationale n’a pas pu jusqu’ici trouver un compromis juste et des solutions définitives à

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ces problèmes par le biais de la diplomatie classique et par les moyens habituels qui manquent de sincérité, de sérieux, de loyauté et d’humanisme.

Le renouveau de la civilisation dans le monde par l’alliance des civilisations et non pas uniquement par le dialogue, constitue la principale mission des hommes de bonne volonté et des esprits sages et éclairés provenant des différentes références religieuses, civilisationnels et culturelles. Ce renouveau est possible grâce à la coopération fructueuse entre les nations et les peuples dans le cadre du patrimoine humain et de la Charte des Nations Unies. C’est ainsi que l’on pourra faire face au racisme, à la haine et à l’hostilité mutuelle, construire un avenir sûr et prospère où la dignité humaine est sauvegardée, où les droits ne sont pas bafoués et où le plus fort ne domine pas le plus faible, où règnent le droit et les valeurs de coexistence, de tolérance et de citoyenneté universelle.

Si chaque alliance a des objectifs fondateurs spécifiques, l’alliance des civilisations a des finalités nobles qui méritent que les acteurs y travaillent avec sincérité pour l’intérêt général de l’homme ; ces finalités comprenant l’instauration de la paix et de la sécurité, la lutte contre la pauvreté et les maladies mortelle, la lutte contre le crime organisé, le terrorisme sous toutes ses formes, l’exploitation de l’homme et la privation de ses droits. Elles concernent aussi la lutte contre le non-respect de la volonté des peuples et l’interdiction de jouir de leur liberté et indépendance, le trafic de drogue et le trafic sexuel, la diffusion de la haine, du racisme et de l’hégémonie racial, l’incitation à l’hostilité contre l’Islam et à l’islamophobie, la construction d’armes de destruction massive et l’usage du génie génétique à des fins contraires aux valeurs morales.

L’Assemblée générale des Nations Unies a proclamé 2010 « Année internationale du rapprochement des cultures ». C’est un nouveau concept international qui renforce les notions de dialogue des cultures et d’alliance des civilisations. Sur ce sujet, la Directrice générale de l’UNESCO, Irina Bokova, s’est adressée à la communauté internationale à cette occasion en ces termes : « Nous vivons dans un monde marqué de plus en plus par une interdépendance croissante dans tous les domaines de l’activité humaine. Le brassage de nos sociétés qui en résulte offre de nouvelles opportunités de resserrer les liens entre peuples, nations et cultures à l’échelle planétaire. Parallèlement, avec la mondialisation, l’incompréhension et la méfiance se sont accrues ces dernières années. La crise économique, environnementale et aussi

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éthique est venue accroître encore davantage ce sentiment d’insécurité et de méfiance ». Face à ce constat, j’ai proposé une nouvelle vision, universelle, ouverte sur toute la communauté humaine, que j’ai nommé le ‘nouvel humanisme’. Je suis convaincue que l’UNESCO a tous les atouts pour apporter une réponse humaniste à la mondialisation et à la crise. En réponse au sentiment de vulnérabilité qui s’insinue à tous les niveaux, en effet, la nécessité s’impose d’inventer de nouvelles modalités d’action pour sauvegarder la cohésion sociale et préserver la paix ».

« Prenant la mesure de l’urgence, l’Assemblée générale des Nations Unies a proclamé 2010 Année internationale du rapprochement des cultures et a désigné l’UNESCO pour jouer le rôle de chef de file dans la célébration de cette Année, compte-tenu de son expérience de plus de soixante ans en faveur de la connaissance et de la compréhension mutuelle des nations ».

« Les cultures englobent non seulement les arts et les lettres, mais aussi les modes de vie, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. En cette période de mondialisation, marquée par l’accélération des échanges et une complexité accrue, protéger et promouvoir cette riche diversité pose de multiples défis. Certes, la culture en tant que telle ne figure pas au nombre des Objectifs du Millénaire pour le développement, et je le regrette. Mais les liens qui unissent culture et développement sont si forts que le développement ne peut se passer de la culture. J’ai la ferme intention de montrer, par de nouvelles initiatives, que ces liens sont indissociables. »

Ce sont là des objectifs fondamentaux qui font l’unanimité et retiennent l’intérêt de la communauté internationale en cette phase. En effet, il existe une différence entre confier ces objectifs à une stratégie d’alliance civilisationnelle, de dialogue culturel et de rapprochement humain et laisser cette mission à des gouvernements et à des organisations internationales sans appui populaire, civilisationnel ni culturel qui puisse œuvrer avec force pour réaliser ces objectifs, fournir plus de chance de succès et offrir un cadre plus large afin de se mouvoir dans le sens de la lutte contre les courants racistes qui menacent la paix mondiale.

La création de l’Organisation des Nations Unies était un simple rêve passager qui a caressé l’esprit des dirigeants des Etats vainqueurs de la seconde Guerre mondiale. Il n’y avait pourtant pas de lueur d’espoir en faveur d’un consensus entre les Etats qui avaient participé à la guerre sur la création d’une alternative plus développée et plus moderne que la Société des Nations qui n’a pas pu empêcher le déclenchement de la guerre.

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C’est ainsi que l’ONU a été créée sur une base qui n’était pourtant pas saine du point de vue de la justice humaine, dans la mesure où les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité sont privilégiés par rapport aux autres Etats membres en raison du droit de véto qui leur est strictement réservé. Combien de crises, de tragédies et de violations sont dues à cet avantage injuste que la Charte de l’ONU offre aux Etats membres permanents au Conseil, qui ont été quatre au départ et sont devenus cinq avec l’accession de la Chine.

C’est pour cette raison que le concert des nations tend aujourd’hui vers une restructuration et une réforme des Nations Unies, à commencer par le Conseil de Sécurité. Les recherches, les études et les débats autour de cette question sont bien avancés et on a de plus en plus besoin aujourd’hui de ce que l’on peut appeler une « organisation des civilisations alliées ». On imagine cette organisation comme le pendant qui sert d’appui aux Nations Unies ; toutes deux contribuant à la réalisation des objectifs mentionnés dans la Charte de l’ONU, en plus d’autres objectifs qui n’ont pas été proposés lors de sa fondation en 1945.

Le monde traverse aujourd’hui une phase dangereuse qui nécessite une prise de conscience des défis qui se posent et des profonds changements qui ont lieu et qui imposent à la communauté internationale d’asseoir les fondements du dialogue, du rapprochement des cultures et de l’alliance des civilisations. Le but est de renforcer la sécurité et la paix internationales et construire un nouvel ordre mondial humain fondé sur les règles du droit international, le respect de la légalité internationale et la préservation des droits de l’homme.

Dans ce climat international où des tensions multiples menacent la stabilité des sociétés humaines, l’action dans le cadre d’un partenariat international et d’une coopération humaine devient de plus en plus importante car il s’agit de renforcer le dialogue des cultures et d’approfondir l’alliance des civilisations, que ce soit au niveau du gouvernement et des organisations gouvernementales, internationales et régionales qu’au niveau de la société civile (organisations, institutions, instances, associations). Il s’agit aussi de faire face à ceux qui appellent à la haine et au racisme, à la discrimination et à l’agression des peuples qui se voient privés de leur indépendance et de leurs droits.

A mesure que les crises s’aggravent, se déclenchant dans différentes régions du monde, et à mesure que les relations internationales sont tendues comme c’est le cas aujourd’hui, le besoin augmente de développer des modes d’action

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nouveaux et d’améliorer les mécanismes de mise en œuvre dans le domaine de l’alliance des civilisations à travers les initiatives concrètes qui ont des effets sur la réalité vécue. L’action dans ce sens doit être menée de manière à ce que les individus et les communautés en récoltent les fruits et à ce qu’elle soit une motivation pour éveiller la conscience culturelle à l’importance d’une alliance qui passe du cadre théorique et philosophique à une application pratique dans des projets réalistes et constructifs auxquels participent toutes les catégories de la société: élites intellectuelles, culturelles et scientifiques, dirigeants politiques, religieux et médiatiques, vedettes du domaine de l’art, des sports et des lettres, jeunes, hommes et femmes. C’est à travers cette coopération humaine et cette unité que seront dissipés les conflits racistes et les courants de haine qui sévissent parmi les peuples.

L’intérêt porté par la communauté internationale aux questions du dialogue des cultures, qui mène vers le rapprochement et vers l’alliance des civilisations, est de plus en plus prononcé aussi bien au niveau international à travers les activités mises en œuvre par l’Alliance des Civilisations et l’UNESCO qu’au niveau régional à travers les programmes réalisés par l’ISESCO, qui incarnent la vision civilisationnelle du monde islamique. De même, cet intérêt est de plus en plus prononcé au niveau des organisations, instances et associations civiles qui s’occupent de la diffusion des valeurs de dialogue culturel qui appuie l’Alliance des Civilisations. Or cette alliance constitue le symbole de la citoyenneté humaine basée sur la compréhension, l’entente, la tolérance, la coexistence, le respect de la pluralité culturelle et des spécificités spirituelles, culturelles et civilisationnelles des nations et des peuples.

Avec la recrudescence des vagues de violence, de haine, de racisme et d’islamophobie, qui montent l’opinion publique occidentale contre l’Islam, il faut intensifier les efforts pour renforcer le dialogue et l’alliance des civilisations, installer la confiance et l’entente humaine dans le cadre d’un respect mutuel fondé sur les valeurs et les principes communs aux peuples et aux nations. Font partie de ces valeurs la citoyenneté humaine et le sentiment d’appartenance à une patrie, afin de former un citoyen utile à son pays et ouvert sur le monde, un citoyen qui interagit avec les valeurs humaines universelles et croit en ses valeurs religieuses et nationales et en son identité culturelle et civilisationnelle.

C’est là, à mon avis, l’un des moyens adéquats susceptibles de contrer les courants racistes dont le danger augmente à tel point où qu’il constitue une menace pour la sécurité et la paix internationales de manière générale.

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Mais, qu’est-ce que le racisme exactement ? Quelles en sont les composantes et les éléments ? Quelles en sont les raisons et les motifs et quels en sont les effets ?

J’essaierai de répondre à cette question de manière très concise.

Le racisme ou la discrimination raciale (Racism en anglais) c’est le fait de croire qu’il existe des différences et des éléments héréditaires dans les caractères des gens ou dans leurs capacités en raison de leur appartenance à une communauté ou à une race donnée sans prendre en considération la définition donnée à la notion de race. Le terme «racisme» est utilisé pour évoquer les pratiques à travers lesquelles on traite socialement et juridiquement un groupe humain donné de façon différente, et dont on justifie la discrimination en ayant recours à des généralisations construites sur des stéréotypes et des contre-vérités scientifiques. Le racisme est tout sentiment de supériorité ou tout comportement ou pratique ou politique qui repose sur l’exclusion, la marginalisation et la discrimination entre les gens sur la base de la couleur ou de l’appartenance nationale ou raciale.

Malgré le fait que la discrimination raciale s’appuie, la plupart du temps, sur des différences d’ordre physique entre les communautés, il n’en demeure pas moins que l’on pratique la discrimination raciale contre toute personne sur une base raciale ou culturelle sans que celle-ci présente des caractéristiques physiques différentes. De plus, le racisme peut prendre une forme plus compliquée à travers le racisme latent qui se déclenche de manière inconsciente chez les personnes qui déclarent être engagées envers les valeurs de tolérance et d’égalité.

Selon la Déclaration universelle des droits de l’homme, il n’est point de différence entre la discrimination raciale et la discrimination ethnique.

Il existe certaines preuves que la définition du racisme a changé au fil du temps et que les premières définitions du racisme reposent sur l’idée simple que les gens se divisent en races distinctes. Or tous les biologistes, anthropologues et sociologues rejettent cette division préférant une classification plus précise et soumise à des critères que l’on peut prouver par l’expérience.

Le racisme est donc un fléau culturel et politique et peut parfois revêtir un caractère religieux. En effet, la discrimination religieuse est la forme la plus dangereuse de la discrimination raciale en cela qu’elle peut menacer la concorde humaine et la paix internationale.

Il suffit de revoir la Déclaration des Nations Unies pour l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, adoptée par l’Assemblée général

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le 20 novembre 1963, pour se rendre compte qu’elle met en lumière les significations du racisme d’un point de vue juridique :

• La discrimination entre les êtres humains pour les motifs de race, de couleur ou d’origine ethnique est une offense de la dignité humaine et doit être condamnée comme un désaveu des principes de la Charte des Nations Unies, comme une violation des droits de l’homme et des libertés fondamentales proclamés par la Déclaration universelle des droits de l’homme, comme un obstacle aux relations amicales et pacifiques entre les nations et comme un fait susceptible de troubler la paix et la sécurité entre les peuples.

• Aucun Etat, institution, groupe ni individu ne doit faire de discrimination sous quelque forme que ce soit en matière de droits de l’homme et des libertés fondamentales à l’égard de personnes, de groupes de personnes ou d’institutions pour des raisons fondées sur la race, la couleur ou l’origine ethnique.

• Aucun Etat ne doit encourager, préconiser ou appuyer, par des mesures de police ou de toute autre manière, la discrimination fondée sur la race, la couleur ou l’origine ethnique pratiquée par des groupes, des institutions ou des individus.

• Des mesures spéciales et concrètes devront être prises dans des circonstances appropriées pour assurer le développement ou la protection adéquate des personnes appartenant à certains groupes raciaux en vue de garantir à ces personnes la pleine jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Ces mesures ne devront en aucun cas avoir pour conséquence le maintien de droits inégaux ou distincts pour différents groupes raciaux.

• Des efforts particuliers seront faits pour empêcher toute discrimination fondée sur la race, la couleur ou l’origine ethnique, notamment en matière de droits civils, d’accès à la citoyenneté, d’éducation, de religion, d’emploi, d’occupation et de logement.

• Toute personne aura accès dans des conditions d’égalité à tous lieux et services destinés à l’usage du public, sans distinction de race, de couleur ou d’origine ethnique.

• Tous les Etats doivent prendre des mesures efficaces pour réviser les politiques des gouvernements et des autres pouvoirs publics et pour abroger les lois et règlements de nature à faire naître ou à perpétuer la discrimination raciale là où elle existe encore. Ils devraient adopter

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toutes dispositions législatives en vue d’interdire cette discrimination et prendre toutes mesures appropriées pour lutter contre les préjugés qui engendrent la discrimination raciale.

• Il doit être mis fin sans retard aux politiques de ségrégation raciale des gouvernements et des autres pouvoirs publics et notamment aux politiques d’apartheid, ainsi qu’à toutes les formes de discrimination et de séparation raciales impliquées par lesdites politiques.

• Aucune discrimination due à la race, à la couleur ou à l’origine ethnique ne doit être admise en ce qui concerne la jouissance par toute personne dans son pays des droits politiques et de citoyenneté, notamment du droit de participer aux élections par le moyen du suffrage universel et égal et de prendre part au gouvernement. Toute personne a droit à accéder, dans des conditions d’égalité, aux fonctions publiques de son pays.

• Toute personne a droit à l’égalité devant la loi et à une justice égale en vertu de la loi. Tout individu, sans distinction de race, de couleur ou d’origine ethnique, a droit à la sûreté de sa personne et à la protection de l’Etat contre les voies de fait ou les services dont il pourrait être l’objet de la part, soit de fonctionnaires du gouvernement, soit de tout individu, groupe ou institution.

• Toute personne dispose d’une voie de recours et d’une protection effectives devant les tribunaux nationaux indépendants, compétents en la matière, contre toute discrimination concernant ses droits et ses libertés fondamentales dont elle viendrait à être l’objet du fait de sa race, de sa couleur ou de son origine ethnique.

• Toute mesures effectives seront prises, immédiatement, dans les domaines de l’enseignement, de l’éducation et de l’information, en vue d’éliminer la discrimination et les préjugés raciaux et de favoriser la compréhension, la tolérance et l’amitié entre les nations et les groupes raciaux, et de diffuser les buts et les principes de la Charte des Nations Unies et de la Déclaration universelle des droits de l’homme, ainsi que de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux.

• Toute propagande et toutes organisations fondées sur l’idée ou la théorie de la supériorité d’une race ou d’un groupe de personnes d’une même couleur ou d’une même origine ethnique, faite ou agissant en vue de justifier ou d’encourager une forme quelconque de discrimination raciale, seront sévèrement condamnées.

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• Toute incitation à la violence ou tous actes de violence, que ce soit par des particuliers ou par des organisations, contre une race ou contre un groupe de personnes d’une autre couleur ou d’une autre origine ethnique seront considérés comme outrage à la société et tombant sous le coup de la loi.

• En vue de donner effet aux buts et aux principes de la présente Déclaration, tous les Etats prendront immédiatement des mesures positives, y compris des mesures législatives et autres, pour poursuivre et, le cas échéant, déclarer illégales les organisations qui encouragent la discrimination raciale ou qui y incitent, qui incitent à la violence ou qui usent de violence à des fins de discrimination fondée sur la race, la couleur ou l’origine ethnique.

• L’Organisation des Nations Unies, les institutions spécialisées, les Etats et les organisations non gouvernementales doivent mettre tout en œuvre pour favoriser une action énergique qui, combinant les mesures juridiques et autres mesures de caractère pratique, permettent l’abolition de toutes les formes de discrimination raciale. Ils doivent, en particulier, étudier les causes de ces discriminations en vue de recommander des mesures appropriées et efficaces pour les combattre et les éliminer.

• Tous les Etats encourageront le respect et l’application des droits de l’homme et des libertés fondamentales conformément à la Charte des Nations Unies et observeront pleinement et fidèlement les dispositions de la présente Déclaration, de la Déclaration universelle des droits de l’homme et de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux.

Dans le cadre de ces différentes déclinaisons de la notion de racisme, dont la discrimination religieuse, on peut à présent poser la question suivante et tenter d’y répondre :

- Pourquoi cette discrimination religieuse contre l’Islam ? pourquoi a-t-on peur de l’Islam et diffuse-t-on l’islamophobie par différents moyens ? cette discrimination n’est-elle pas en contradiction avec le droit international ?

En réalité, la peur, la suspicion et la persécution des Musulmans ainsi que les contrevérités qui portent atteinte à l’Islam trouvent aussi leurs défenseurs parmi ces Musulmans qui ont dévié du droit chemin. Les actes terroristes et les idées extrémistes répréhensibles, d’une part, et la tyrannie, la répression des libertés, la violation des droits de l’homme que l’on voit s’exercer dans

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certains pays, d’autre part, donnent des raisons directes à la société occidentale pour haïr l’Islam, déclencher l’islamophobie et monter l’opinion publique contre tous les Musulmans sans distinction.

Ainsi, ces actes extrémistes et ces pratiques tyranniques ont une part de responsabilité dans la déformation de l’image de l’Islam en Occident, notamment dans certains médias, centres de recherche et universités. Nous ne pouvons pas nous soustraire à cette responsabilité car la maladie incurable ronge le corps islamique à plusieurs niveaux. Les choses ne vont pas dans le bon sens, d’autant que certains Musulmans se comportent à rebours des préceptes de la tolérance prônée par la Charia et de la bonne gouvernance. De même, ils sont contraires aux préceptes qui organisent la vie des individus et des communautés, à l’éthique qui incite à la vertu, à la rectitude et à la bienfaisance dans l’intérêt de toute l’humanité.

Maintenant qu’on connaît les raisons de l’islamophobie et le danger qu’elle représente, nous allons nous interroger sur son sens.

Ici, il faut approfondir la recherche pour mieux comprendre le phénomène d’islamophobie qui implique des conséquences et répercussions et occasionne des dommages. Elle représente également une menace sur la paix et la sécurité internationales et non seulement des communautés musulmanes à l’intérieur et à l’extérieur du monde islamique. En effet, l’islamophobie est une agression dirigée contre l’Islam et une incitation à porter atteinte à ses préceptes et vise à déstabiliser les sociétés humaines en général. C’est pour cela qu’il s’agit d’un phénomène dangereux sous tous les rapports. Le terme « islamophobie » est paru pour la première fois en 1987. Il est passé de l’anglais aux autres langues du monde. La première définition de ce terme remonte à 1997 dans le rapport établi par la Fondation Runnymede Trust, intitulé : Islamophobia : A challenge for us all. L’islamophobie y est définie comme « la peur qui crée la haine envers tout ou la plupart des Musulmans ».

Le premier à avoir utilisé ce terme en France est Emile Malet dans une tribune parue en 1994 au quotidien le Monde sous le titre : « Culture et barbarie ».

Le phénomène d’islamophobie est donc lié à plusieurs facteurs où se mêlent les haines du passé et les fanatismes du présent sur les plans culturel, religieux et politique. L’islamophobie n’est pas née d’hier, elle n’est pas non plus l’un des effets du 11 septembre 2001, comme certains le disent. C’est en fait un mélange d’influences et de retombées négatives qui en font un courant

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religieux, culturel et politique qui menace les valeurs humaines communes. Or ces valeurs constituent l’essence même des lois internationales.

Il est historiquement établi que la haine de l’Islam et l’incitation à l’islamophobie sont deux vieilles notions de la culture occidentale. Ainsi, par exemple, la Chanson de Roland est l’une des bases qui fondent la vision de l’Occident sur l’Islam ; elle présente les Musulmans comme des infidèles, des païens et des traitres qui ont attaqué l’arrière-garde de l’armée française et tué le héros Roland, neveu du Roi Charlemagne, et décimé son armée. Et c’est pour venger son neveu que Charlemagne a levé une armée qui est partie en croisade contre les Musulmans. Cette épopée a toujours été enseignée dans les universités occidentales et c’est sur ces légendes qu’a été construite la haine des Musulmans dans l’esprit des occidentaux. Par ailleurs, les écrits de certains dignitaires religieux chrétiens contre l’Islam ont consacré l’image déformée sur cette religion et sur son prophète Mohammad (PSL). Martin Luther, fondateur de l’Eglise protestante dit à ce propos : « Plus que les Turcs, aucune arme ne saurait être plus déstabilisante et plus percutante que la traduction de leur Coran et sa diffusion auprès des Chrétiens. C’est à ce moment-là que l’on se rendra compte combien ce livre est haineux, terrible, maudit et truffé de mensonges, de mythes et d’énormités. ». Ensuite, est arrivée l’époque des études orientalistes qui était largement trompeuse, tendancieuse et mensongère.

Le phénomène d’islamophobie a eu une profonde influence sur l’ensemble des relations internationales actuelles en cela qu’il est incompatible avec la Charte des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme et tous les instruments internationaux connexes, notamment l’article 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (alinéa 2) qui stipule : « Tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence est interdit par la loi ». C’est ce qui fait revêtir à ce phénomène le caractère de la lutte à une époque où les efforts de la communauté internationale se fédèrent pour renforcer la culture de dialogue, d’entente, de concorde, de tolérance et d’alliance des civilisations ».

Ce phénomène dont les dangers et les répercussions ne cessent de croître constitue une menace pour la paix et la sécurité dans le monde puisqu’il dépasse l’espace privé, c’est-à-dire l’Islam et les Musulmans de manière générale, en s’étendant à l’espace public qui englobe toute le monde et toute l’humanité. De fait, le dénigrement de la religion islamique et la déclaration

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d’une guerre intellectuelle et religieuse contre elle sont de nature à produire un effet négatif sur les religions et leurs adeptes.

Partant de cette vérité qui nous paraît extrêmement claire, nous disons que ceux qui tirent les ficelles de l’islamophobie et l’orientent sont des communautés qui haïssent l’Islam et qui sont contraires aux droits de l’homme. Ceux-ci vont en fait à rebours du consensus international autour des valeurs universelles communes aux nations et aux peuples, et barrent la voie à ceux qui appellent au renforcement du dialogue entre les cultures, à l’alliance des civilisations et à la diffusion des valeurs de tolérance, d’entente et de respect mutuel entre tous les humains.

Dans ce contexte, et à en juger par ce qui se passe sur la scène internationale, nous constatons que la haine de l’Islam et l’ignorance de ses vérités et de ses préceptes constituent les plus importantes raisons pour le combattre. En effet, l’image lumineuse de l’Islam a été déformée et, à la place, on a colporté des contre-vérités et des allégations, des préjugés erronés nuls et non avenus. L’Islam est donc pris comme cible quoiqu’il arrive. On note cela à travers le large soutien des groupes extrémistes dont les intérêts se recoupent avec les intérêts de certaines puissances internationales qui vont contre la paix dans son acception la plus large et la plus globale.

En réalité, nous sommes étonnés du fait que l’industrie de l’islamophobie soit gérée par des groupes extrémistes dont le seul dénominateur commun est la haine de l’Islam et dont le seul objectif est de combattre cette religion par tous les moyens. Se trompe celui qui croit que les ficelles de l’islamophobie sont tirées par des groupes bien connus ou par une partie religieuse ou un courant extrémiste bien déterminé. En fait, il existe plusieurs forces d’appartenances et de références multiples, dont les intérêts proches ou lointains se rencontrent au niveau de la lutte contre l’Islam et de la conspiration contre les peuples musulmans pour compromettre leur renaissance. Ces groupes, consciemment ou non, s’érigent en ennemis de la paix mondiale et combattent l’entente, la coexistence et le dialogue entre les adeptes des religions, des cultures et des civilisations.

A l’instar de ce qui s’est passé après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, la haine des communautés musulmanes en Europe et aux Etats Unis a connu une recrudescence sans précédent ces derniers temps, sur fond de guerre contre Daech, le groupe terroriste nébuleux qui prétend appartenir à l’Islam et agir pour en appliquer les préceptes et les enseignements. Or l’Islam se dissocie complètement de ses actes et de ses crimes.

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John Bennett, sénateur de l’Etat de l’Oklahoma, avait suscité au Congrès américain de larges critiques après avoir écrit sur sa page Facebook que « le Coran a clairement prescrit le devoir de tuer les non Musulmans ». Il a ajouté que pour cette raison les Chrétiens doivent être prudents vis-à-vis des Musulmans américains. Actuellement, le candidat républicain pour les présidentielles américaines, Donald Trump, fait des déclarations racistes et dangereuses dans lesquelles il appelle à interdire l’entrée des Musulmans aux Etats Unis d’Amérique et imposer un embargo aux citoyens américains musulmans. Si ce candidat à la Maison Blanche remportait les élections, cela annoncerait le début d’une crise politique et religieuse qui déstabiliserait les Etats Unis d’abord puis le monde tout entier, eu égard au danger que représenterait la politique américaine raciste sous sa présidence.

Est-ce que la liberté d’expression signifie porter atteinte à un autre principe humain : la liberté de croyance ? Cela signifie-t-il que l’on est arrivé au point de discriminer clairement une catégorie de la société ?

Le problème ici ne s’arrête pas uniquement au fait de coller dans les rues des affiches qui appellent à la haine de l’Islam et à l’islamophobie, mais le véritable problème réside dans la question de savoir dans quelle mesure cette propagande contre l’Islam a une influence sur le citoyen européen ou américain moyens. Car les crimes motivés par la haine des Musulmans ont augmenté de 143% depuis l’année dernière, selon les statistiques du Département des crimes de haine de la NYPD.

Les Musulmans des Etats Unis et d’autres pays occidentaux ne souffrent plus uniquement des discours et des actes haineux et racistes quotidiens ni des analyses et des images qui les dénigrent et qui envahissent les écrans de télévision et des panneaux publicitaires, mais ils souffrent aussi de cette surveillance sécuritaire qui les harcèle dans les rues, les mosquées et les universités. Leur argent est surveillé et leurs dons caritatifs le sont aussi, bien qu’il s’agisse de simples dons de bienfaisance qui n’ont rien à voir avec l’extrémisme. Les Musulmans font l’objet d’espionnage, de répression et de poursuites judiciaires.

Ce phénomène attirait l’attention après les attaques de septembre lorsque des commentateurs, des journalistes et des politiciens colportaient expressément un discours islamophobe pour justifier idéologiquement le fait de priver des dizaines de milliers de citoyens de leur liberté civile et de constituer sur eux des dossiers. Il arrive que ces citoyens qui sont des résidents légaux soient détenus illégalement et que l’Etat ferme les yeux sur l’enlèvement et la torture des suspects et légalise l’espionnage, la surveillance et la détention de citoyens américains.

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167Dr Abdulaziz Othman Altwaijri

Aussi bien après les attentats de septembre 2001 qu’après la déclaration de la guerre contre Daech, l’islamophobie est devenue en Europe et aux Etats Unis un justificatif culturel accepté pour terroriser les nombreux intellectuels et chercheurs qui sont contre la discrimination et dont aucun ne fait l’apologie ni du terrorisme ni de l’extrémisme.

L’idéologie islamophobe dans la société américaine et dans les autres sociétés occidentales n’est pas le fruit de l’ignorance ou du hasard. Elle est présentée comme procédant de la volonté de maintenir l’hégémonie américaine sur les plans politique et économique sur toute la planète et la volonté d’en élargir le spectre.

Cette idéologie n’est pas l’apanage de groupes d’extrême droite marginaux, ni des universités américaines ou des groupements politiques qui essaient de déformer l’image de ceux qui critiquent la politique d’Israël envers les Palestiniens et des opposants à l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan par les Etats Unis, mais c’est un phénomène dont les fils sont savamment ourdis depuis l’apparition du concept de mondialisation.

Il ne fait pas de doute que la droite américaine et les nouveaux conservateurs en particulier jouent un rôle central et dangereux pour maintenir l’islamophobie, que ce soit en Europe ou aux Etats Unis d’Amérique. Ils brodent des récits anti-musulmans et colportent à leur endroit des allégations erronées. Il est clair que ce stéréotype se maintiendra dans la société américaine et dans les autres sociétés occidentales pour d’autres longues décennies encore tant que ces idéologies sont constamment colportées et tant que les évènements internationaux se répètent, qui montent l’opinion publique américaine et l’opinion occidentale en général contre l’Islam. C’est ce qui exacerbe les courants racistes, alimente la haine et menace la sécurité et la paix internationales.

Le message des intellectuels libres partout dans le monde est destiné à faire face aux courants racistes, à la déformation et au dénigrement quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent. Aussi, la responsabilité morale exige qu’ils coopèrent à la diffusion de la vérité, au dévoilement des mensonges et leur réfutation afin que se généralise la culture de justice et de paix entre les gens, car le message suprême porté par ceux qui appellent au dialogue des cultures et le rapprochement des civilisations est un message pour sauver le monde des dangers qui menacent les sociétés humaines et faire face aux courants racistes, à la haine et au dénigrement des religions par tous les moyens. Le but est également d’instaurer la paix dans le monde et construire un avenir sûr et prospère au bénéfice de toute

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168 Cultures et civilisations :Le dialogue, le rapprochement et l’alliance pour faire face aux courants racistes

l’humanité, un avenir où seront diffusées les valeurs de dialogue, d’alliance et de rapprochement des cultures et des civilisations et où se propagent la culture de paix, de coexistence, de tolérance et de respect de la diversité créatrice qui est la volonté du Créateur Tout-Puissant.

De ce point de vue, le défi auquel sont confrontés les adeptes de la paix et les défenseurs de la coexistence civilisationnelle, de la tolérance culturelle et du rapprochement humain, c’est de poursuivre l’action dans ces domaines vitaux, dépasser les difficultés et assumer les charges et la responsabilité historique qu’ils ont l’honneur de porter sur différents fronts.

Rien n’empêche les hommes libres de ce monde de poursuivre leur marche pour renforcer le dialogue, l’alliance et le rapprochement des cultures et des civilisations afin de faire face aux courants racistes pourfendeurs des valeurs de paix et de coexistence de tous les humains sur terre.

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L’esprit de la civilisation islamique

Cheikh Mohamed Fadel ben Achour(*)

Nul doute que la civilisation de l’Islam était prodigieuse, et l’on peut dire qu’elle n’avait pas son pareil à l’échelle des civilisations humaines. En avançant cette assertion, nous ne nous limitons pas à l’époque médiévale, comme c’est de coutume, mais allons bien plus loin pour englober la civilisation humaine d’avant et d’après le Moyen-âge. Nous sommes conscients que cette thèse audacieuse que nous avançons troublera plus d’un lecteur car, ce faisant, nous plaçons la civilisation islamique au-dessus des autres civilisations antérieures, qu’elles fussent moyennes ou extrêmes orientales, ou gréco-romaines, voire au-dessus même des civilisations de l’histoire moderne. En résumé, donc, les civilisations d’avant et d’après les temps médiévaux.

Mais si l’impact est moindre avec l’expression « d’après les temps médiévaux », il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit « d’avant les temps médiévaux » car la portée devient beaucoup plus lointaine. Et j’entends d’ici la clameur des lecteurs ahuris qui m’accusent d’ignorer les Pyramides et la Tour de Babel, les arts d’Athènes et les monuments de Rome, ou de faire fi de l’histoire moderne et de ce qu’elle a produit, de l’imprimerie à la radio et du télescope à l’avion, ou encore des temps contemporains qui se caractérisent par la conquête de l’espace et la colonisation prochaine de la lune, une ère considérée comme l’une des plus développées et prospères de l’évolution humaine ! Et s’il y avait naguère un poète qui pouvait scander le sens de l’exagération, l’époque actuelle est on ne peut mieux placée pour en faire incontestablement le chantre. En effet, l’érudit Al-Nâbigha Al-Jaadi(**) n’a-t-il pas dit :

Nous avons atteint le sublime par notre gloire et notre splendeurMais espérons aller encore plus loin (le Paradis).

La civilisation contemporaine n’a-t-elle pas conduit l’être humain jusqu’au ciel, qu’elle aspire maintenant à dépasser ? Peut-on alors prétendre que la civilisation de l’Islam n’a pas atteint un degré similaire à celui des autres civilisations ?(*) Ex-Mufti de la République Tunisienne.

(**) Poète de la période antéislamique et compagnon du Prophète (PSL).

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S’il est vrai que la civilisation contemporaine a rehaussé l’être humain, grâce à ses moyens technologiques fabuleux, à un niveau immensurable, nous continuons à affirmer que la civilisation de l’Islam demeure unique, en ce sens qu’elle se distingue des autres civilisations par un élément fondamental qui se rapporte à la réalité intrinsèque de l’individu, plutôt qu’à ses ambitions, son statut, son prestige et autres dispositions de ce genre. Nous pouvons peut-être, en décomposant les différents aspects et en comparant les uns avec les autres, mieux comprendre et démontrer notre assertion, surtout que nous ne renions pas les premières civilisations ni désavouons l’importance de la civilisation moderne. Il s’agit, en l’occurrence, de prouver que la civilisation de l’Islam possède une spécificité humaniste qui lui confère une prééminence inaccessible aux autres.

Le fait est que cette civilisation islamique s’est édifiée sur les bases immuables d’une Daawa (appel) ciblant l’être humain, considéré sous son aspect purement humaniste et appelé à participer avec ses pairs à la constitution d’une société cohérente, en vertu d’un contrat social ouvert où tous les membres adhèrent à une charte dénuée de tout facteur discriminatoire, catégoriel et régionaliste. Le contrat, vu sous cet angle, permet à l’individu de se sentir digne d’estime et de s’en convaincre que tout ce qui a trait à la matière est réalisable et à la portée de sa main et qu’il peut y parvenir grâce à ses nombreuses perceptions et facultés, qui sont interdépendantes et mutuellement inclusives, et qui agissent harmonieusement chacune selon sa fonction instinctive, sensitive ou mentale vers un but défini, à savoir celui de recueillir les éléments permettant d’assimiler les perceptions métaphysiques que l’individu reçoit par la voie de la révélation, et ce, pour y croire et s’y soumettre.

Ces facultés et perceptions œuvrent, en outre, de façon solidaire, de sorte que les acquis de l’une ne peuvent aller à l’encontre de l’autre ; de même que les lacunes des unes sont compensées par les autres, et ce que l’esprit ne peut concevoir par la voie normale, il finit par l’assimiler par la voie extraordinaire, à savoir, la révélation.

Cet appel, tel qu’il se manifeste à l’être humain dans tout son humanisme, est à même de révéler l’énergie humaine qu’il renferme et qui est prête à s’élancer sans limites.

Il est aussi le garant de la protection de ces perceptions contre toute antinomie ou résistance susceptible de freiner ou d’entraver son élan naturel vers le but à atteindre.

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Ceux à qui cet appel s’adresse éprouvent ainsi un sentiment de sécurité intérieure et de stabilité immanente qui renforce leur quiétude à l’égard de leur humanisme. Ainsi, sa croyance, son sens matérialiste et ses instincts coopèrent de façon homogène, sans se craindre ou se rejeter mutuellement. Dans ce contexte, l’action et le comportement de l’individu procèdent de la foi qui dicte la réflexion humaine. L’être humain atteint ainsi la perfection ; celle-ci étant fondée sur ses particularités innées et non sur ses moyens ou ses réalisations. C’est à cette nouvelle forme d’humanisme que l’on doit tout ce dont nous disposons aujourd’hui d’idées, de connaissances, d’arts et de lettres, d’inventions, de systèmes sociaux et de bases jurisprudentielles qui, tous réunis, forment ce que l’on appelle « la Civilisation islamique ».

La civilisation islamique est donc le fruit des activités d’un être humain qui a acquis une position harmonieuse inhérente à son esprit et sa quiétude. Il a engendré, ce faisant, une civilisation à l’image de ce qu’il a acquis, la gratifiant de ce que Dieu a daigné lui prodiguer, lui conférant une harmonie telle qu’elle n’a pas son pareil parmi les autres civilisations. Mais ne voilà-t-il pas que l’être humain, dans sa fureur de vivre, aborde tout autant les nouveaux que les anciens aspects de cette image, sans retenue mais aussi de façon incongrue, inapte à faire honneur à son concepteur et producteur, faisant preuve d’une insuffisance telle qu’il ne peut plus cacher son complexe d’infériorité. Il n’est donc plus maître de la situation dès lors qu’une force intérieure suscite la répulsion entre cette image et la pensée religieuse qu’il a dissociée de sa vie depuis des siècles.

Il ne s’agit donc pas de reconstituer la religion, mais de générer une nouvelle volonté religieuse, fondée sur une réflexion religieuse à même de corriger, maîtriser et contrôler l’individu dans l’exercice pratique de la vie quotidienne.

Traits caractéristiques de la civilisation de l’Islam, l’harmonie et la sécurité sont d’ordre social à la fois interne et externe. Celles-ci permettent, en effet, de rassembler les classes sociales et éviter, ce faisant, les crises et les affres de la guerre. Cependant, l’harmonie et la sécurité qui ont distingué la civilisation islamique sont, tout d’abord, internes à l’individu proprement dit, car elles interviennent pour renforcer les perceptions humaines et éviter les troubles spirituels intérieurs, tels que l’indécision, le désarroi, les idées et sentiments conflictuels, la guerre entre le rationnel et les croyances, la séparation entre le spirituel et le matériel, les intérêts et leurs exigences, et les obligations morales.

Ce sens de sécurité et d’harmonie, dans leur signification la plus sublime, est à la base de la religion islamique et au cœur de la civilisation islamique. Ce sens

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est inculqué à l’individu dès le départ à travers une éducation qui s’appuie principalement sur l’éveil du subconscient grâce auquel l’individu acquiert ses premières perceptions. Il s’agit, en l’occurrence, des premières dispositions naturelles innées qui suscitent en lui le désir d’exploration et de découverte, mû par l’instinct - qu’il apprend à diriger - et la prédisposition à apprendre. C’est ainsi qu’il avance dans sa quête inquisitive afin d’acquérir ses premières perceptions, et ce, d’une façon rassurante, sans hésitation et sans confusion, jusqu’à ce qu’elles s’intègrent à lui et deviennent une partie indissociable de lui-même, ainsi qu’un axe autour duquel viennent s’installer, orbiter et se mélanger les autres perceptions.

La Daawa religieuse islamique anime dans l’esprit de l’individu cette faculté de réflexion, innée en lui, tout en la renforçant et en la motivant afin de s’intensifier et gagner en profondeur. Mais dès qu’elle manifeste les premiers signes de défaillance ou d’hésitation, la révélation intervient pour lui apporter secours et assistance et la faire sortir de l’impasse où elle allait tomber. La révélation retient ainsi ladite faculté et s’emploie à consolider sa position, tout en lui indiquant que la voie à suivre n’est pas hors de portée mais intrinsèque à l’être humain et associée à sa propre substance.

L’aide que la révélation apporte à l’individu permet à celui-ci volontairement de renforcer et de guider son esprit afin d’éviter sa défaillance, sa perdition et sa chute loin du dessein qui lui est originellement dévolu. Il œuvre en premier lieu à l’acquisition d’une double perception, relativement d’abord à soi-même et à son existence, puis à sa prédisposition à acquérir la connaissance. Grâce à cette double perception donc, l’être humain assimile la connaissance d’une façon systématique et innée. Ainsi, dès lors qu’il en manifeste l’intérêt, la Daawa religieuse vient le guider, et ce, en le côtoyant et non pas en le menant ou en le poussant. Ce faisant, la Daawa le prévient contre l’erreur et le fourvoiement ; elle protège son instinct d’investigation des périls qui le guettent et le perturbent. L’individu procède alors, de façon instinctive et innée, à diriger ses sens vers l’acquisition des perceptions, et à prendre note des observations que les sens extérieurs transmettent à la raison.

La Daawa religieuse, qui reste à l’affût, ne cesse d’œuvrer à son renforcement et sa stabilisation, repoussant tout autant les obstacles que les inhibiteurs et les artifices. Une fois que les observations crédibles sont sauvegardées, la Daawa s’emploie alors à déclencher chez lui une autre sollicitation mentale, « spécifiquement humaine et liée à la raison », à savoir la réflexion ou la pensée. Au cours de cette seconde étape, qui vient après l’observation,

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l’esprit navigue à travers les différentes perceptions pour en extraire une signification logique et distinguer, parmi les diverses significations connues qui en ressortent, celle qu’il ignorait jusque là.

Puis il s’applique à examiner les différents éléments récoltés au moyen de sa perception sensorielle, avant de procéder à leur classement en fonction de leurs spécificités, selon le comment, le quoi et le pourquoi de chacun d’eux, jusqu’à ce que l’apparent et le logique s’accordent, que les éléments s’enchaînent et convergent vers un même point unique. Quant à la raison, elle intervient pour concilier les éléments, chacun selon sa nature, tenant compte de leurs différences et de la place qu’ils occupent dans le monde entre le possible et l’obligatoire, le volontaire et le péremptoire, c’est-à-dire dans le contexte qui différencie la création du Créateur. Il ne s’agit là, en vérité, que d’une conséquence inévitable de la quête mentale, suscitée par le désir d’apprendre qui lui est inné, car s’il ne prenait conscience de lui-même, s’il n’utilisait ses instincts selon leurs fonctions respectives, et s’il ne se déplaçait entre ses perceptions selon l’inspiration et les aspirations issues des tréfonds de son être, il aurait gâché, ce faisant, les dispositions naturelles dont il est le récipiendaire. Il se serait alors abandonné à la vacuité qui l’enveloppe dans pareils cas, distrait par les uns ou les autres, laissant une pensée dominer une autre, suscitant ainsi la lutte entre la raison et la croyance, ou entre la réflexion et la religion. Ceci n’est que le résultat d’une corruption et un dérèglement de l’état naturel de l’esprit humain ; mais grâce au motif religieux, il retrouve la force qui lui apporte la sérénité et l’incite à résister à l’incongru et à protéger cet état naturel, c’est-à-dire ses prédispositions à retrouver la Voie suprême, conformément à la parole divine suivante : « Dirige tout ton être vers la religion exclusivement [pour Allah], telle est la nature qu’Allah a originellement donnée aux hommes - pas de changement à la création d’Allah -. Voilà la religion de droiture; mais la plupart des gens ne savent pas » (Al-Roum : 30).

La personnalité de l’individu musulman s’améliore en s’appuyant sur l’approche éducative de la Daawa religieuse, car celle-ci l’invite à acquérir la connaissance qui, à son tour, l’incite à la réflexion. Tous les acquis, quel qu’ils soient, deviennent ainsi des sujets d’étude qu’il faut cataloguer, en explorer les spécificités et s’interroger sur l’apparition de leurs lacunes, ainsi que sur les causes et desseins de ces dernières. Cette étude permet de relier les sujets entre eux, de rattacher le matériel à l’immatériel, de concilier les aspects concrets et abstraits de l’existence, ainsi qu’entre le possible et l’obligatoire. Tous les êtres deviennent alors liés, uniformément, à la personnalité de l’individu,

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quoique certains restent liés les uns aux autres, sans éloignement, opposition, interruption ni collision. L’esprit se transforme en un maître qui domine tout l’univers, les autres êtres - tous types confondus - deviennent des outils indispensables à l’action intellectuelle qu’il mène en vue d’atteindre l’objectif de connaissance qu’il s’est fixé. Grâce aux connaissances que ces outils lui permettent d’acquérir, il pourra se prévaloir du titre de « connaisseur », en se sens qu’il sera en mesure de résumer l’ensemble des connaissances se rapportant à sa propre existence, abstraction faite de ses différences et contradictions. L’harmonie et la sécurité, qui caractérisent la civilisation islamique, trouvent ainsi toute leur signification, éliminant du même coup les causes qui sous-tendent la lutte entre les constituants des différentes perceptions de l’individu musulman. L’esprit et la religion deviennent indissociables, œuvrant dans une parfaite communion où l’habituel et le moral se combinent pour mesurer et s’accorder sur le comportement, tout en stimulant la faculté d’autocritique. En effet, chacune de ces perceptions procède de l’esprit et s’inscrit dans le cadre d’un mouvement englobant le tout, y compris les perceptions combinées, de sorte que l’inquiétude, le souci ou la quiétude que l’une ou l’autre suscite une interdépendance en vertu de laquelle les sentiments ressentis pour l’une sont identiques à ceux de l’autre.

Ainsi, les observations matérielles et les expériences naturelles ont permis à ces perceptions d’assimiler avec conviction la vérité religieuse et acquérir la foi.

Tout comme l’esprit et le cerveau sont les leviers de la vérité, et la foi le guide vers l’adoption de comportements appropriés, grâce à laquelle les facteurs naturels sont manipulés de façon permissible. C’est justement ce qui jugule dans l’esprit de l’individu le conflit néfaste entre la logique et la religion, entre la science et la religion et entre la religion et la civilisation. La personnalité individuelle, dès lors qu’elle est intégrée au milieu social, puise sa sécurité dans la communauté humaine dont elle est issue et avec laquelle elle interagit harmonieusement et sereinement, induisant ainsi une unité sociale cohérente avec la perspective islamique de rapprochement entre les perceptions réelles de l’ici-bas et de l’au-delà.

Ces sublimes vérités sous-tendent le fait éminemment connu que l’Islam est à la fois une religion et une action ou, en d’autres termes, un culte et un système social. Il est donc la religion de l’esprit, tout autant que la religion de la science et de la civilisation.

C’est ainsi qu’est l’Islam, et pourquoi ne le serait-il pas ? Mais aussi en quoi diffère-t-il des autres religions ? Or la première chose que l’on distingue dans

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ce contexte est certainement celle de l’existence d’une civilisation islamique. En effet, si l’Islam s’associe aux autres religions dans les questions générales d’ordre religieux, il se distingue par le fait qu’il conçoit des passerelles de communication avec des cultures et des civilisations que les autres religions ne possèdent pas. Vue sous cet angle, la civilisation islamique, ou encore la culture islamique, résume des événements, de situations et de modes sociaux et intellectuels dont l’Islam était à la fois le fondateur et le constituant. Or si l’Islam n’était qu’une religion, comment aurait-il intervenu pour susciter ces événements sociaux et intellectuels, si bien qu’il adopte comme siennes cette civilisation et cette culture ?

Ceci nous ramène au principe que nous avons évoqué au début, à savoir, la fonction éducative qui a façonné la personnalité de l’individu musulman. Le prosélytisme antéislamique a servi à modeler les personnalités qui, en s’amalgamant, ont formé des sociétés, lesquelles, à leur tour, se sont empreintes d’une connotation religieuse. Etant ainsi l’un des facteurs de l’unification sociale, la religion s’est imposée aux esprits, aux civilisations et à la science, tantôt de façon abusive, tantôt conciliable, sinon harmonieuse. Sauf que la religion d’alors n’a rien fait pour éduquer l’esprit ou produire des civilisations, ou encore faire éclore les sciences. Les communautés religieuses devaient faire face aux crises et aux dissensions. Ce sujet a été traité par le philosophe américain Draper dans son ouvrage « History of the Conflict between Religion and Science » (Histoire du conflit entre la religion et la science) en mettant l’accent sur des vérités historiques qu’il s’efforça de cadrer et de résumer. Il convient donc de constater que la relation entre la religion islamique et les aspects intellectuels et civilisationnels était tout le contraire.

Nous ne sommes pas pleinement satisfaits des conclusions de l’imam Cheikh Muhammad Abduh qui constate, dans son ouvrage « La science et la civilisation matérielle dans l’Islam et la Chrétienté », que l’Islam s’est ouvert à la science et encouragé les scientifiques, contrairement à la position prise par d’autres à son égard. Nous allons, pour notre part, beaucoup plus loin en affirmant que l’Islam et, partant, la civilisation islamique, se distingue par la formation éducative individuelle qui est à la base de l’esprit du Musulman.

En effet, dès lors que la science est considérée comme un facteur inné, indissociable de la religion et à la base de la foi, la relation entre la religion et les sciences cognitives, naturelles, et toutes autres sciences, devient un processus d’interaction et de brassage. C’est ainsi qu’a éclos cette tendance en vertu de laquelle la foi religieuse incarne le phare qui dirige les actions de la vie. Elle

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est apparente dans tout ce que le savant produit, l’écrivain écrit ou l’artisan façonne, à telle enseigne qu’il n’y a pas de discours, de rhétorique théologique ou de mysticisme soufi qui ne soit emprunt du savoir scientifique, dans un processus indéfectible qui relie les éléments constituants de la connaissance, qui sont à la base de tous les ouvrages écrits sur la religion islamique, mais aussi de tout le savoir, qu’il s’agisse de sciences naturelles, mathématiques ou humaines, où la science et la religion sont en harmonie, et où la Raison et la Révélation se côtoient.

La société islamique est le résultat d’un appel religieux sans nul autre pareil dans l’histoire des précédents appels religieux. Bien qu’elle partage les questions de foi et de loi avec les autres religions, cette société se prévaut de spécificités supplémentaires qui sont d’ordre culturel et civilisationnel et couvre judicieusement tous les aspects sociaux. La voie suivie mène l’individu vers une situation singulière à laquelle ont été apportés tous les changements fondamentaux se rapportant à la religion ou dérivant d’elle et qu’il finit par adopter comme modèle entièrement compatible avec les autres éléments de son intellect ou de sa personnalité.

La civilisation islamique apparaît donc comme la résultante d’une société érigée sur ce modèle particulier, qui ne ressemble à aucune autre société antérieure ou subséquente, religieuse ou autre, et qui s’emploie à acquérir ou à générer les perceptions intellectuelles, tantôt l’étayant par la religion, tantôt l’interpellant à étayer la religion. C’est ainsi qu’elle a évolué, spirituellement et intellectuellement, puisant sinon alimentant ces deux facteurs dans un processus où se mêlent à la fois la créativité, la productivité et l’ingéniosité qui ont fait naître les sciences, la littérature, la sapience, les métiers et les arts ; tous subissant l’influence de l’élément qui constitue la genèse de la société, à savoir l’appel islamique. Et la culture islamique n’est autre, en définitive, que la conséquence de l’interaction et de l’interdépendance de ces ingrédients.

Les sciences, dans leur ensemble, qu’elles soient humaines, mathématiques, naturelles, philosophiques, sont toutes autant de composantes de la culture islamique et de ses dérivés, tels que la théologie et la jurisprudence, ou de ses mécanismes, telles que la théorie des arts et la linguistique.

Rien d’étonnant donc à constater cette synergie et ce rapport entre les questions philosophiques ou purement mathématiques, ou encore entre les questions traitant d’éléments théologiques au sens propre ou entre des questions de religion ou de jurisprudence qui trouvent leur explication dans l’exégèse de l’imam Fakhruddin Ar-Razi ou autres interprètes de matières scientifiques.

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Ce n’est pas dans l’un ou l’autre de ces éléments scientifiques que réside la culture islamique, ou encore dans le brassage qui s’en est suivi, mais bien au-delà. Elle est dans l’unité que cette fusion a forgée. Elle est dans la méthode de formation éducative qui a emprunt la personnalité du Musulman, par laquelle il a assimilé ces connaissances, et avec laquelle il a construit cette unité harmonieuse. Mais pour peu que nous nous arrêtions à la civilisation islamique pour contempler quelques uns de ses aspects, nous constaterions que la culture islamique ne s’arrête pas à l’un ou l’autre de ses manifestations. Qu’il s’agisse de ses aspects monumentaux incarnés par la Mosquée des Omeyyades à Damas, l’Alhambra de Grenade ou les Jardins de Shalimar à Lahore, ou ses aspects intellectuels représentés par les ouvrages d’Al-Ghazali, d’Ibn Rochd, d’Al-Chatibi ou d’Ibn Al-Qayyim, ou encore des ondes littéraires qui se dégagent de la prose d’Al-Jahidh ou de la poésie de Chawqi, la culture islamique ne se schématise pas plus dans l’une de ces unités que dans la somme de ces éléments. Elle est, en réalité, le facteur spirituel qui a fusionné ces composants uniques de la culture islamique dans un creuset universel où se mêlent ces témoignages architecturaux, intellectuels et littéraires que nous contemplons et admirons aujourd’hui. Or ce facteur spirituel qui a fusionné ces composants ne représente-t-il pas, lui-même, l’image autour de laquelle se sont articulées les perceptions et les talents résultant de la formation éducative que l’appel islamique a insufflée dans l’âme de chaque Musulman ?

De par sa propre nature, l’individu s’est frayé la voie qui lui a permis d’explorer les perceptions et réunir les ingrédients nécessaires à la construction de la société, construction fondée sur le rapprochement des perceptions acquises et la similitude de leur acquisition. Cependant, c’est grâce à la convergence des différentes natures humaines individuelles que la société s’est lancée dans l’étude de l’univers.

Et cela ramène l’individu aux éléments cognitifs qui sont à la base de la culture islamique et qu’il a traités individuellement, avant de les synthétiser et leur donner la forme qui leur convient.

Mais si la culture est un assemblage d’éléments, de formes, de positions et de méthodes, force est de constater que c’est par l’éducation qu’il a acquise et qui a forgé sa personnalité, que l’individu musulman et, par extension, la société dont il est issu, a réussi à atteindre ce stade avec un sentiment de sécurité, d’harmonie et de quiétude.

Le Musulman a acquis une bonne formation dès le commencement de l’Appel islamique à la Mecque. Puis ce fut la convergence de tous les fidèles au moment de la Hijra, en raison des facteurs de similitude qui les rapprochent, donnant ainsi naissance à la société islamique. Or cette nouvelle société, qui

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n’avait encore ni culture ni civilisation, n’avait que la religion pour façonner son contexte intellectuel et exogène. C’est la religion qui a favorisé la quête du savoir et son assimilation, ainsi que sa rénovation. C’est donc elle qui a frayé la voie à la culture et aux chefs-d’œuvre qui l’immortalisent. Donc n’était-ce cette formation individuelle partie de la Mecque et la formation sociale civile, la civilisation n’aurait pu éclore à Damas, à Bagdad, à Kairouan, à Cordoue ou encore à Samarkand.

Les gens ont aujourd’hui la nostalgie de cet âge d’or qui a vu fleurir ces capitales, et brûlent d’envie de les ressusciter et les rénover. Or cet âge ne reviendra pas en l’absence du facteur primordial qui sous-tend cet âge d’or, à savoir l’éducation islamique qui a formé l’individu avant d’édifier la société, et frayé la voie à la culture qui s’est épanouie parallèlement à la quête du savoir.

C’est à l’éducation islamique, qui est à la base de la formation intellectuelle, spirituelle, morale et comportementale de l’individu, que revient le mérite de l’éclosion de notre civilisation et de l’édification exemplaire d’une société fondée sur le savoir. La civilisation islamique s’est ainsi développée autour de cette société harmonieuse qui a semé les graines d’une culture dont les fruits se sont épanouis grâce à tous ces éléments successifs.

Il est vrai que la civilisation islamique a connu des flux et des reflux, et la culture, avec ces hauts et ses bas, a failli se perdre dans les méandres du temps. Mais les remèdes que nous y avions appliqués naguère ne sont plus aujourd’hui de mise ; la douleur s’approfondie et le mal s’aggrave, jusqu’à atteindre aujourd’hui la situation désespérante dans laquelle le siècle actuel se morfond.

Nous retrouvons cependant, ça et là, d’honnêtes gens qui s’évertuent à chercher les causes du mal, soucieux de soigner ce corps malade et de corriger ses déviations. Mais pour peu qu’ils constatent que leurs efforts n’aboutissent pas et qu’aucun signe d’amélioration n’est en vu, que l’espoir de la guérison se transforme en désespoir, ils renoncent à leurs initiatives.

Mais ce n’était pas notre cher Islam qui était malade, c’était plutôt la culture islamique, la civilisation islamique. Car l’Islam est fort et le restera, alors que la culture et la civilisation islamiques, qui sont nées et se sont épanouies en son sein, souffrent et entrainent dans cette souffrance tous ceux qui lui sont dévoués. Dans leurs lamentations et leurs pleurs, la culture et la civilisation islamiques se tournaient justement vers ce même Islam qui porte en lui et les causes et l’essence de leur guérison. Il était, en effet, évident pour tout observateur, proche ou lointain, que les affres de la civilisation et de la culture

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islamiques ne sont que les conséquences de l’éloignement des fondements éducatifs originels et du pervertissement dans l’exercice des principes régissant l’éducation islamique.

Depuis les Compagnons qui ont, selon Abou Ishaq Al-Chatibi dans son livre Al-Iitissâm, démenti ce qu’ils ont vu de leurs yeux, aux imams qui continuent de se plaindre de l’isolement de l’Islam et de la domination du mal sur le bien ; d’Uwais Al-Qarni à Sirri Saqti, et d’Abou Al-Qassim Al-Jounaid et leurs semblables, autant de figures chantées avec nostalgie par Al-Qushayri Abdulkarim ibn Hawazin qui distinguait en ces vers la différence existant entre leur époque et leurs prédécesseurs :

Si les lieux sont les mêmes que les lieux d’antan,Les femmes de nos jours n’ont rien de semblable à celles de ces temps !

Puis ce fut l’imam Al-Ghazali qui s’employa à raviver les sciences de la religion tout en pleurant la disparition des érudits qui les ont développées, et l’imam Al-Tartouchi qui dénonçait l’hérésie et s’efforçait d’en purifier la religion ; puis Al-Qadi (juge) Abu Bakr ibn Al-Arabi renforçant le fragile1, et l’imam Al-Chatibi s’attaquant à l’hérésie et appelant à l’attachement à Dieu2, tout en restant inébranlable dans son affirmation de la réalité de l’Islam ; et jusqu’à la grande révolution qui a émergé avec ibn Taymiya et ses compagnons et dont les répercussions se sont étendues au mouvement wahhabite à la fin du XVIIIe siècle, suivie par les mouvements salafites qui en firent l’écho entre le Machreq et le Maghreb ; sans oublier l’appel à la réforme dont Jamal Eddine Al-Afghani se fit le chantre sous le signe : « Allah ne modifie point l’état d’un peuple, tant que les [individus qui le composent] ne modifient pas ce que est en eux-mêmes » (Al-Raad : 11).

Selon l’imam Muhammad Abduh, les Musulmans ne doivent pas imputer les causes à l’Islam, mais reconnaître plutôt qu’ils en sont la cause car ils vont à l’encontre de l’Islam.

D’aucuns, et sont nombreux, admettent avec conviction que l’Islam est infaillible et parfait dans son essence, mais que c’est la société qui érigea les monuments civilisationnels et culturels inspirés par l’Islam qui a été ébranlée, ayant cessé de s’appuyer et de s’inspirer de l’Islam.

(1) Ibn Al-Arabi a écrit l’ouvrage Al-Awasim min Al-Qawasim.

(2) Al-Chatibi a écrit Al-I’tissam

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Le consensus sur les résultats n’empêche pas, cependant, la divergence sur les causes de cet ébranlement. D’aucuns, tels les soufis, qu’ils fussent prédécesseurs ou successeurs, imputent cela à l’individualisme absolu et aux avatars de la société, de la civilisation et de la culture. D’autres, tels que Al-Ghazali dans son œuvre Al-Ihyaa, et ibn Al-Arabi, l’attribuent à la pensée. D’autres encore, tels Ibn Taymiya et autres salafistes, au comportement social par rapport à la religion ; ou encore par rapport au droit islamique (Charia) tels Al-Tartouchi et Al-Chatibi, voire même pour ce qui a trait à l’entité nationale et son image politique, tels que les réformateurs disciples de Jamal Eddine Al-Afghani.

Chacun essayait de redresser la situation selon sa vision des lacunes, mais aucun des essais ne pouvait aboutir, et aucune de ces lacunes ne trouvait de guérison.

Et ne voilà-t-il pas que l’époque moderne devient à son tour un champ d’expérimentation pour toutes les tentatives de redressement. La philosophie salafiste se renforce, s’enracine et les Musulmans défèrlent tel un raz-de-marée d’hérésies. L’idée de réforme prend des allures scientifiques en s’affermissant après neuf siècles de développement, entre l’époque d’Al-Ghazali et celle de Muhammad Abduh, les uns par le recours à la réflexion scientifique, les autres par l’adaptation des méthodes de jugement et de la révolution industrielle en Europe, tant et si bien que le monde islamique s’assimile davantage à ce qui vient de l’Europe qu’à ce qui fait sa personnalité originelle.

Nul ne nie les bienfaits qui en ont découlé sur le plan du développement intellectuel, du contrat social et de l’affranchissement politique. Excepté que le mal original, que l’on ressentait et tentait de combattre pendant les siècles passés, demeurait imperméable à tous ces bienfaits, voire s’insinuant de plus en plus profondément, comme si tout ce qui avait été fait pour l’éradiquer n’a servi qu’à l’amplifier.

Les partisans de la pensée réformiste dans le monde islamique peuvent se rassurer que l’hérésie évoquée par Al-Tartouchi et Al-Chatibi a été quasiment éradiquée des pays islamiques. Mais cela était-il suffisant pour rattacher davantage les Musulmans à la religion ou les rapprocher du bien ? Nul ne peut ignorer que si les Musulmans ont puisé auprès de l’Europe un savoir qu’ils ne connaissaient pas, ils y ont également tiré des vices qui sont encore plus consternant pour la religion que l’hérésie. Pourquoi donc n’ont-ils pas été motivés par la religion pour rejeter ces vices, en supposant toutefois que le rejet de l’hérésie soit motivé par la religion ? Il y a lieu de croire ici

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que la crise sociale a pris de l’ampleur, au point que les gens sont stupéfaits par l’importance que prenait désormais l’individu par rapport à la société, à l’inverse même du modèle fondateur de la société islamique. Ils ont alors tenté de corriger la société, tantôt puisant aux sources de l’Islam, tantôt empruntant à l’Occident ce qu’ils s’efforcent de croire comme étant originaire de l’Islam. Ce faisant, ils abandonnaient l’inspirateur réel de la vie sociale islamique, à savoir le facteur éducatif individuel.

Il serait utile de focaliser le regard sur l’individu et sur sa relation avec la vie sociale et le comparer avec les tentatives visant à tout circonscrire dans l’image sociale.

Il faut se concentrer sur l’examen des maux de la civilisation et de la culture islamiques pour y trouver les solutions leur permettant de retrouver la place qu’elles méritent. A cet effet, il convient de prendre en considération l’avis de tous nos prédécesseurs à ce sujet, qu’il s’agisse de l’ami dévoué, de l’indifférent neutre ou de l’ennemi invétéré, qui sont unanimes à reconnaître que l’Islam en soi est noble et immunisé contre toutes les formes de décadence et de déchéance qui ont touché les Musulmans. Et autant qu’ils sont convaincus de la pureté de l’Islam, ils sont tout autant stupéfaits et perplexes des prétextes qu’on impute à ces maux et s’efforcent d’en trouver les causes réelles.

Si l’Islam prévoyait que les Musulmans aboutiraient à l’état qui est aujourd’hui le leur, les choses auraient été amèrement et lamentablement claires. Mais il n’en est rien, car l’Islam est au-dessus de tout reproche. Et c’est dans ce sens que nous nous sommes employés à défendre l’Islam et corriger les avis frivoles et idées corrompues et, partant, à lui rendre son rayonnement et rehausser son étoile. Nul besoin de démontrer que ce n’est pas l’Islam qui est à la base des affres dont se plaignent les Musulmans. Tout au contraire, il doit servir de référence pour justifier les lacunes dont ils souffrent.

Il en était ainsi des leaders de la pensée islamique au début de ce siècle3 qui ont mené des campagnes justes et réfléchies pour défendre l’honneur et la gloire de l’Islam et lever la bannière de la renaissance islamique. Ceux-là ont à peine déposé les plumes servant à plaider la cause de l’Islam qu’ils se sont mis à s’interroger : Maintenant que nous avons dévoilé le caractère fallacieux des accusations portées contre l’Islam et détruit les prétextes alléguant que l’Islam est la cause du retard des Musulmans, nous n’avons rien fait pour explorer et identifier les causes de ce retard. Ils nous incombent donc de rechercher

(3) XXe siècle.

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les facteurs qui sous-tendent la déficience de cette fragile position qu’est celle des Musulmans. La position que Cheikh Muhammad Abduh a prise pour défendre l’Islam face à Gabriel Hanotaux4 et Ernest Renan est exprimée par Hafez Ibrahim dans les vers suivants : « Vous vous êtes opposé à Hanotaux et Renan, soucieux d’insuffler à l’esprit la force qui le revitalise ».

Abduh n’a pas hésité à reprocher aux siens leur sous-développement et leur en faire porter la responsabilité de cette situation qui a permis aux envieux d’accuser l’Islam de ce sous-développement. Il a qualifié cette situation de «stagnation ». Dans son ouvrage intitulé « l’Islam et la Chrétienté par rapport à la science et la vie civile », il a mis l’accent, dans le quatrième chapitre, sur les causes et les conséquences de cette stagnation, tant sur le plan linguistique et de l’ordre social que du droit islamique et de la religion. Dans le cinquième chapitre, il indique que cette stagnation n’est pas immuable, que la lumière divine réapparaîtra comme promis, que nous ne sommes séparés de cette lumière que par le temps et que, pour ce faire, il était indispensable d’éveiller le distrait, d’enseigner l’ignorant, de clarifier la méthode et de corriger les déviations.

Cette stagnation dont parle l’imam Muhammad Abduh s’est insinuée dans la culture islamique, la rongeant de l’intérieur au moyen des desseins politiques néfastes de ceux qu’il voit comme « s’enveloppant des étendards de l’Islam mais sans que ce dernier s’infiltre jusqu’à leurs âmes ». Ceux-là se sont appliqués à faire des discours, à fausser la dimension de la religion, à organiser des cérémonies et des réunions et à célébrer les savants, les responsables et leurs immitateurs. Or tout cela découle du manque de compréhension des sciences jurisprudentielles et religieuses, tout comme l’affirmait voici neuf siècles l’imam Abu Bakr ibn Al-Arabi, qui imputait la corruption des Musulmans aux conspirations et desseins politiques qui incluaient, selon lui, les deux plus dangereux éléments nocifs à la religion, à savoir l’apparent et l’ésotérique. Neuf siècles après, l’imam Abduh évoque lui aussi les phénomènes de l’apparent et de l’ésotérique mis en relief par le qadi Abu Bakr.

Nul n’ignore que l’état de la civilisation et de la culture à l’époque des Abbassides n’avait plus le sublime et l’esprit créatif et transcendantal de l’époque des Califes éclairés, quand bien même les apparences et le nombre

(4) Il était Ministre des Affaires étrangères en France (mort en 1944) et a accordé la fameuse interview au propriétaire du quotidien Al-Ahram, dans laquelle il a évoqué la position de la France quant à la question islamique. Cheikh Muhammad Abduh a répondu à cette interview (Cf. l’œuvre entière du Cheikh - Chapitre 3).

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en disaient le contraire. Car c’est de l’esprit d’appartenance qu’il faut en tirer les leçons, non pas des ectoplasmes émanant de l’héritage passé.

La civilisation islamique, dans son essence, doit être à l’image de l’éveil intellectuel et constructif qui s’était dégagé de la foi puissante des Musulmans aux premiers siècles de l’Islam, cette foi même qui leur a permis de passer de leur univers régional à l’espace mondial, d’assimiler les connaissances, mus par la grande noblesse de leur religion, mais aussi par leur sens du sacrifice envers elle. Ils ont entamé leur quête de science, se sont appliqués à la développer et la maîtriser, tout en veillant à maintenir la relation entre elle et la religion jusqu’à devenir indissociable de l’Islam et empreinte de leur personnalité islamique, qui est à son tour influencée par la pensée religieuse fondée sur les enseignements de l’Islam et son Appel, dont ils puisent sérénité et quiétude.

N’est-ce pas justement cette civilisation qui a engendré les connaissances, les industries, les arts et les lettres qui ont enrichi l’histoire islamique, autant de marques manifestes qui jalonnent la civilisation et que le Musulman a construite grâce à la vigueur de sa foi, à son esprit exalté, à sa pensée exubérante, à la pureté de sa création et à son comportement dévoué.

Mais lorsque le Musulman se détourna du sens du Sublime, les anciennes marques et monuments civilisationnels ne perdirent rien de leur prestige. Sauf que ceux qui en ont suivi, n’avaient plus ce même Musulman comme maître et édificateur. Et quoiqu’ils fussent construits sur son sol, par ses mains et avec son savoir, il en est devenu à la fois l’otage, le corrupteur et le destructeur, après avoir perdu la force de la foi, de l’esprit, de la pensée, des mœurs et du comportement.

C’est ainsi que le problème de la civilisation islamique apparaît dans son aspect réel, ainsi que la sage position prise par Ibn Khaldoun à son égard. En effet, à l’époque d’ibn Khaldoun, la civilisation islamique n’avait pas les problèmes qui étaient le lot de Jamal Eddine Al-Afghani, de Cheikh Muhammad Abduh, de l’émir Chekib Arslan, ou du sage Mohamed Iqbal. Car cela trouvèrent des nations vaincues ou s’évanouissant dirigées par des gouvernements éphémères, et une Oummah aspirant à posséder la puissance et la grandeur sans pourtant y parvenir.

A l’époque d’ibn Khaldoun, la Oumma avait encore conscience de sa grandeur et de son statut et toujours crainte par les autres nations, en dépit de la chute de Bagdad. Elle ne laissait poindre aucun des signes susceptibles de montrer un quelconque sentiment d’infériorité et d’abus. Mais certains indices

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ne pouvaient tromper quant à l’avenir peu glorieux qui attendait à l’autre extrémité du chemin que seul ibn Khaldoun pouvait alors appréhender grâce à sa sagacité. Il nous a ainsi esquissé six siècles plus tôt, à travers sa plume, une image exposant les problèmes auxquels nous sommes exposés aujourd’hui, tels qu’ils sont désormais identifiés par les chercheurs de renom qui se sont penchés sur la question. Plus encore, il a peut-être défini plus clairement les contours de ces problèmes mieux que nous ne pouvons aujourd’hui.

Ibn Khaldoun a abordé cette question en se fondant sur l’Etat et sa prospérité. Il a construit son étude selon ce qui était évident chez les Musulmans et contre lequel le Prophète nous mettait en garde, à savoir l’éventualité que le califat se transformerait en royaume. Or les gens considéraient cela comme étant la cause première de la corruption de l’Etat islamique et, par voie de conséquence, la corruption des sujets qui découle de celle de leurs dirigeants.

Mais ibn Khaldoun a tôt fait de remettre les pendules à l’heure en démontrant que la corruption de l’Etat et la transformation du califat en royaume sont des phénomènes casuels et n’ont pas de relation avec les questions se rapportant au développement de l’Etat islamique, et que la corruption de l’Etat doit être attribuée à un autre motif.

C’est ainsi qu’il a imputé les causes au bien et au mal, aux bonnes et aux mauvaises intentions, selon que les gens respectent fidèlement les contrats et fassent preuve de rectitude et de loyauté dans leur comportement.

Ceux qui ont défendu la religion et opté pour la vérité ne se sont pas inquiétés de la mutation du califat en royauté ou des formes de gouvernement adoptées en politique. Ces derniers ont accordé, selon leurs tendances personnelles, la nature du gouvernement à leurs besoins et desseins, délaissant la voie de la vérité suivie par leurs prédécesseurs. Le sentiment religieux chez eux a fléchi devant les impulsions d’oppression, de luxure et de jouissances, transformant le fanatisme religieux en fanatisme d’Etat.

Avec ibn Khaldoun, la question de la civilisation islamique a été renvoyée là où elle devrait être, à savoir à la croyance religieuse.

En réalité, on ne peut considérer la question de la civilisation islamique que de l’optique d’ibn Khaldoun, autrement on tomberait dans l’incertitude et l’indécision devant des apparences que l’on croirait être la cause alors qu’il s’agit de conséquence, ou inversement.

Car notre société islamique est une société religieuse au sens propre du terme, où la religion joue un rôle primordial. Le peuple qui a répondu avec

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ferveur à l’appel de la religion et de la foi a acquis de nouvelles dispositions psychologiques qui lui ont permis d’explorer la science, l’industrie et la puissance matérielle pour ce qu’elles sont d’abord, ensuite pour en tirer le profit qu’elles lui apportent. Or ce sont les perceptions religieuses précitées qui ont ouvert au Musulman les horizons de l’univers afin qu’il les contemple et y puise le savoir et la foi. Lorsqu’il a découvert les différents traits de l’existence d’une perspective religieuse, il s’est employé à identifier les aspects préférentiels. C’est ainsi que s’est forgé chez lui le désir d’acquérir les sciences dans tous les domaines et de les développer en leur donnant leur propre cachet islamique, avant qu’elles se soient inscrites au patrimoine humain mondial. Il a fait ensuite de ces sciences, tant humaines communes qu’islamiques spécifiques, un moyen pour conjuguer ces perceptions religieuses autour desquelles se sont articulées ces sciences.

Fort de ces convictions religieuses, le Musulman a donné aux situations mondiales les formes pratiques qui devaient être les leurs en s’assurant qu’elles s’harmonisent toutes avec les aspects réels correspondant à la création divine, qu’il est fier d’avoir perçue après avoir correctement assimilé les choses. L’on peut ainsi affirmer que la foi réelle en Dieu se présente comme l’assise de tout ce que la civilisation islamique a construit de structures sensorielles et morales.

Aussi, nous n’inventons rien lorsque nous disons que l’étiolement et l’enlisement de la civilisation sont dus à une affection qui a touché la conviction religieuse. Mais en l’occurrence, il s’agit de définir le mal qui a atteint cette conviction et, partant, de découvrir les causes qui sous-tendent l’étiolement et l’enlisement en question.

De nombreuses nations aux convictions religieuses diverses se sont également versées, à l’instar de la Oumma islamique, dans l’étude des sciences et autres industries, et tout comme la Oumma islamique, ont acquis la puissance et laissé tout autant de vestiges et de monuments. Elles ont pareillement connu de grandes crises de foi qui les ont entrainées loin dans l’impiété et l’impéritie, sauf que le recul de leur foi religieuse n’a pas entrainé l’étiolement et l’enlisement qui ont marqué la civilisation islamique.

La civilisation islamique, bien qu’elle ait atteint le stade qu’elle connaît aujourd’hui, n’a pas tout perdu de la grandeur de sa religion, tant sur le plan du fond que de la forme.

La raison en est que la foi religieuse occupe une place prépondérante dans la société islamique, en ce sens que la religion est le principal élément qui préside

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à la construction de la société, le moteur de son développement intellectuel et le canal par où passe le produit de la réflexion et de l’industrie. C’est à travers la religion qu’il raisonne, agit, construit les monuments et érige l’Etat qui défend et sa société et sa civilisation.

C’est ainsi que la civilisation demeure intimement liée à l’esprit du Musulman à travers la religion, tout comme les facteurs religieux demeurent intrinsèques aux aspects de la civilisation.

C’est en fonction de la relation existant entre lui et la religion qu’il a assimilé, façonné puis conjugué la civilisation, et l’a placée dans l’état où elle est, tout comme il l’a fait par nécessité de considérer la religion à sa juste valeur. L’harmonie prévalant entre la civilisation et la personnalité islamique n’est donc que la projection de l’esprit religieux, incarnée par des arts civilisationnels induits par cette même religion.

Ainsi, les atteintes portées à la croyance religieuse ont tôt fait d’affaiblir la civilisation et de freiner la projection des émanations de son esprit religieux, de sorte que cette civilisation se retrouve défaillante, indécise et stagnante, et le spasme dont elle souffre n’est que la conséquence de la faiblesse qui a touché la substance même de la foi.

La croyance influence et le moral et le comportement de l’individu, et ce dernier se retrouve déchiré entre les exigences morales et comportementales de la religion et les penchants égocentriques et lubriques qui le poussent à s’opposer aux premiers. Il lutte contre ces penchants en s’efforçant de les réprimer, ou autrement par le remord, connaissant leur contradiction avec les exigences de la religion mais aussi conscient de sa faiblesse à les contrer.

La déliquescence morale qui a émergé clairement dès le IIIe siècle a déteint sur la foi, provoquant une déviation du droit chemin. Elle s’est répandue et s’est amplifiée jusqu’à devenir une seconde nature chez l’individu et, par extension, dans la société, quand bien même on avait conscience qu’on était dans le mauvais chemin. C’est ce qui a suscité, en définitive, la régression et le rétrécissement de la foi religieuse, jusqu’à perdre son influence et son efficacité, si bien que les gens s’y sont habitués et adapté leurs actions, désormais empruntes d’inefficacité, la foi religieuse étant devenue superficielle n’atteignant plus les tréfonds de l’âme. Cet effet négatif du comportement religieux a tôt fait de remodeler la foi religieuse qui renonçait à l’essentiel et se contentait du seul aspect pratique de la religion.

On peut ainsi affirmer que c’est la volonté religieuse constructive qui s’est effondrée, de sorte que les actions civiles et sociales n’étaient plus ce qu’elles devraient être.

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En d’autres termes, bien que le Musulman demeurait fidèle à sa foi religieuse, qu’il avait à cœur, il acceptait en toute confiance la vie pratique telle qu’elle se présentait, établissant ainsi une démarcation nette entre le principe théorique et la réalité vécue. Divergeant de sa religion, la réalité est vécue dans la pratique avec une certaine nonchalance où, tout en reconnaissant le mal qu’elle englobe, l’individu l’accepte et en devient l’otage, car il ne peut pas plus la changer qu’à s’y défaire. C’est avec la perte de l’incitatif religieux que sont apparus les graves problèmes du complexe d’infériorité, du désespoir de redresser la vérité religieuse et du complexe d’acclimatation au monde du péché. En effet, la perte de l’incitatif religieux a entrainé la séparation entre la religion de la vie terrestre, où la religion est considérée comme un bien irréel et la vie un mal réel, considérant que l’individu musulman porte en lui les germes d’une religion qui influe rarement sur son existence, et trouve dans cette même existence tout ce qui l’éloigne de la religion.

Ainsi, tout ce qui émanait de sa puissante volonté religieuse devient le produit de son désespoir d’avoir affaibli, voire tuer la religion.

Puis ne voilà-t-il pas que sa vie réelle se retrouve confrontée à d’autres situations étrangères où se mêlent science et industrie, force et sagesse. Mais il n’a rien trouvé dans sa volonté religieuse qui lui permette de les confronter. Il a ensuite comparé ces situations à celles qu’il avait jadis vécues alors que sa volonté religieuse était saine et puissante. Là il est resté ébahi, les considérant comme un ensemble de ces images de la vie qu’il était convaincu d’avoir naguère dissociées de la religion.

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L’être humain et la société entre optique islamique et mondialisation occidentale

Dr Mohamed Emara(*)

L’Islam est une religion de groupe dont la «pierre angulaire» est le juste-milieu islamique. Sans celle-ci, les principes, les idées et les autres choses perdent de leur caractère islamique véridique. Selon cette perspective de juste-milieu, le « groupe » devient une combinaison équilibrée où l’individu, la famille et la Oumma œuvrent dans une symbiose telle que l’énergie et les facultés de l’individu se transforment en un élément de soutien et de développement des énergies et des facultés du groupe. Dans ce processus, l’individuel ne prime pas sur le collectif, pas plus que le collectif ne s’impose aux facultés, énergies et libertés de l’individu et des communautés constituantes de la Oumma et de la société.

C’est ainsi que l’Islam perçoit les assemblées humaines, ainsi que la relation entre l’individu et la collectivité, qu’il s’agisse de groupements humains, de communautés ou de la société dans son ensemble, et c’est cette vision qui distingue l’Islam des autres civilisations non islamiques

Selon l’Islam, l’être humain est le vicaire de Dieu sur terre, conformément à la parole divine suivante : « Lorsque Ton Seigneur confia aux Anges : ‘ Je vais établir sur la terre un vicaire ’ [Khalifa] » (Al-Baqara : 30).

Il est le mandataire et le responsable du libre peuplement de la terre, grâce aux facultés et capacités que Dieu a daigné lui accorder, ainsi que des bienfaits mis à sa disposition dans les cieux et sur terre afin qu’il puisse accomplir la double mission de lieutenance et de peuplement qui lui incombe.

De par sa philosophie, cependant, la fonction de lieutenance et de vicariat met l’être humain dans une position de juste-milieu de sorte qu’il ne peut se considérer comme étant le seigneur de l’univers, se suffisant à lui-même et libre d’agir à sa guise et selon son propre jugement, en renonçant à l’aide et à la protection du Créateur qui lui confia Sa lieutenance, qu’il s’agisse d’un individu, d’un groupe social, d’une communauté, d’une nation ou d’une civilisation, quels qu’ils soient. En effet, l’individualisme, associé au

(*) Membre de l’Autorité supérieure des théologiens à Al-Azhar Al-Charif.

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renoncement à l’aide de Dieu sont le commencement de l’arbitraire et du despotisme, ainsi que l’atteste la parole divine suivante : « Prenez-garde! Vraiment l’homme devient rebelle dès qu’il estime qu’il peut se suffire à lui-même » (Al-Alaq : 6-7).

L’individu ne doit pas non plus négliger ses facultés, énergies et capacités, que ce soit par orgueil, dépendance, fatalisme ou résignation à l’injustice et à la répression. Il ne doit en aucune façon renoncer à sa fonction de vicaire mandaté par le Créateur pour assumer la mission qu’Il lui a confiée, à savoir celle de peupler la terre. Car par ce choix malheureux, l’individu se fait du tort à lui-même et met en question les raisons sous-tendant sa création : « Ceux qui ont fait du tort à eux mêmes, les Anges enlèveront leurs âmes en disant : « Où en étiez-vous? » (à propos de votre religion) - « Nous étions impuissants sur terre», dirent-ils. Alors les Anges diront : « La terre d’Allah n’était-elle pas assez vaste pour vous permettre d’émigrer ? » Voilà bien ceux dont le refuge est l’Enfer. Et quelle mauvaise destination ! » (An-Nisaa : 97).

Ainsi, le vicariat et la lieutenance représentent un juste-milieu entre « l’individualité du renoncement et de l’arbitraire » et « la contrainte de la marginalisation, de l’humiliation et de la vulnérabilité ».

Mus par la Grâce de Dieu et Sa gestion des affaires terrestres, les messages célestes sont venus concrétiser cette philosophie islamique induite par la création de l’être humain. Cette philosophie vise, en l’occurrence, à imprimer la rectitude à l’individu dans sa marche sur la voie du juste-milieu, qui est celle du lieutenant de Dieu, celui qui ne transgresse pas la souveraineté absolue de l’univers et ne s’arroge pas le droit d’user des facultés et moyens que Dieu met à sa disposition par la contrainte ou l’excès.

Afin que se réalise ce juste-milieu dans la société et dans les relations internationales ou sociétales, la Charia islamique a établi des règles, philosophies et règlements qui régissent les « liens fédérateurs », d’une part entre les individus au sein de la Oumma (nation) et, d’autre part, les nations au sein d’un système humain universel. Dans ce contexte, l’accent est mis sur le développement des spécificités individuelles dans le cadre global de la Oumma, de la société et de la collectivité, et des spécificités civilisationnelles et culturelles des nations dans le cadre du droit international et des organisations internationales. Sur le plan de la société islamique, par exemple, les constantes identitaires s’assimilent à des liens fédérateurs qui contribuent à faire des individus une nation, une société, une communauté et un groupe. L’on peut les comparer à un « matériau adhésif » qui permet d’agglomérer

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191 Dr Mohamed Emara

les membres de la Oumma par effet d’« appartenance » auxdites « constantes identitaires » à travers les signes distinctifs, les particularités et les mutations survenues au cours des siècles dans les différentes régions, ainsi que dans les us et coutumes. Ces liens fédérateurs permettent aux individus de s’insérer dans la Oumma, la société et le groupe, tout en leur laissant suffisamment de liberté afin qu’ils s’adaptent au développement et aux changements résultant de l’évolution des époques, des régions, des coutumes et des traditions.

Les constantes identitaires d’une nation se composent de ses principes constants, généraux et inclusifs, que l’on peut assimiler à « l’empreinte » qui distingue cette nation des autres, tout comme « l’empreinte digitale » distingue un individu d’un autre. Et tout comme l’individu se développe et évolue physiquement et intellectuellement avec l’âge sans perdre pour autant la constance de son empreinte, il en est de même de la nation (et du groupe), qui se développent et évoluent sur le plan civilisationnel, nonobstant la diversité de la géographie et la pluralité des langues, des ethnies, des traditions et des coutumes de ses peuples. Ainsi, la nation ne peut perdre son identité, c’est-à-dire le principe constant, général et continu qui protège sa personnalité civilisationnelle et son empreinte culturelle distinctes parmi les autres nations et communautés, quand bien même elle subit les contrecoups du développement et de l’évolution.

Or l’Islam approuve, voire favorise cette diversité, non seulement dans le cadre de l’unité identitaire au sein de la Oumma islamique, mais aussi aux niveaux international et humain. Car loin d’enclaver la société dans un moule ou une catégorie unique, ou assujettir les nations ou régions du monde islamique à une seule autorité centrale, l’Islam tient compte de la diversité des peuples et des tribus, de leurs langues, ethnies, régions, pouvoirs et Etats ; il fédère ce vaste ensemble dans les cinq entités islamiques suivantes : la religion unique, la Charia unique, la Oumma unique, la civilisation unique et l’union des Musulmans.

L’Islam a, par ailleurs, fait de la famille le maillon intermédiaire entre l’individu et la nation, afin de mieux insérer l’individu dans la nation et le groupe, en ce sens que la nation se compose de familles, de tribus et de clans, autant d’unités intermédiaires ayant chacune ses propres individus. Ainsi, l’individu s’habitue à s’inscrire d’abord comme membre d’une famille, avant de s’affilier au groupe, puis à la nation, laquelle comporte des peuples et des nationalités représentant à leur tour des maillons intermédiaires entre la famille et la Oumma, au sens absolu.

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L’Islam accorde une attention particulière au « système des valeurs familiales », fondé sur un lien sacré désigné par le Saint Coran comme un « engagement solennel » : « Comment oseriez-vous le reprendre, après que l’union la plus intime vous ait associés l’un à l’autre et qu’elles aient obtenu de vous un engagement solennel ? » (An-Nisaa : 21).

De ce lien naturel, Dieu a fait un foyer empreint de tranquillité, d’intimité et de bonté afin de favoriser la descendance issue des époux : « Et parmi Ses signes Il a créé de vous, pour vous, des épouses pour que vous viviez en tranquillité avec elles et Il a mis entre vous de l’affection et de la bonté. Il y a en cela des preuves pour des gens qui réfléchissent » (Al-Roum : 21).

De même qu’Il a fait des dépenses, de la Qiwamah (devoir de prise en charge incombant à l’homme), et de la protection de ce foyer une priorité, en restreignant le droit à l’héritage principalement à ses seuls membres : « Ceux qui sont liés par la parenté ont priorité les uns envers les autres » (Al-Anfal : 75).

L’Omnipotent a fait de tout cela des «leviers matériels» destinés à développer les liens et les sentiments de tranquillité, d’intimité et de miséricorde. Quant à la famille, Il en a fait la première école de formation à l’obligation de gérer les affaires familiales en concertation, car la famille représente le noyau autour duquel s’assemblent les individus pour construire l’édifice que représente la Oumma, sans oublier que ce noyau se compose des gravillons et grains de sable qui sont à la base de cette bâtisse grandiose.

C’est ainsi que l’Islam conçoit les choses, qu’il protège au moyen des lois divines régissant le système des valeurs, mis au point et appliqué par la Oumma depuis l’époque de la Révélation, et auquel elle s’y attache encore aujourd’hui.

Le Taklif (obligation) et les devoirs qu’il impose sont venus réaffirmer cette vision réelle de l’Islam quant aux relations que l’être humain entretien avec la Oumma, la société et le groupe. Loin d’êtres « individuelles matérielles » ou « collectives autosuffisantes », ces obligations sont de nature « autosuffisante sociale » et le discours qu’elles véhiculent s’adresse à la Oumma. Elles ne s’accomplissent que dans le cadre d’un groupe, d’un ordre et d’une société. L’Islam se distingue ainsi des autres religions dont les recommandations s’adressent à l’individu, qui peut alors atteindre les plus hauts sommets de la dévotion mais en tant qu’un être isolé, ou un prêtre dans un temple, monastère ou grotte dans un sentier de montagne, sans liaison avec la société, la Oumma, l’ordre ou le groupe. L’Islam s’est distingué de tout cela par le

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fait que l’ensemble de ses obligations sociales sont indissociables de l’Etat, de l’ordre, de la Oumma ou du groupe. Il est ainsi une religion de groupe et la congrégation qu’il rassemble est donc une obligation sociale et communautaire qui s’inscrit dans le contexte du « Djihad pour la cause de Dieu ». Par ailleurs, la qualité de la vie matérielle de la Oumma est tributaire de la qualité de la religion, laquelle est à son tour subordonnée à l’état de « l’ordre » en vigueur, qui permet de comprendre la religion et d’exercer son culte en toute sécurité et sérénité.

Or l’Islam s’emploie à réaliser cette même vision et ces mêmes desseins à l’échelle mondiale.

Il veut que le monde entier se transforme en un « Forum de civilisations », de cultures, de langues, de races, de méthodes, de codes et de sectes, qui s’entre-connaîtront et coopèreront selon le principe d’équilibre des intérêts, et non de forces. L’Islam devient ainsi un acteur humaniste, notamment dans tout ce qui est de nature à assurer, non seulement l’édification de l’esprit humain, mais aussi la prospérité matérielle de cette planète, refuge ultime de l’être humain, en dépit des différences qui séparent ces nations et civilisations sur le plan des codes, sectes, systèmes de valeurs, langues, ethnies, méthodes et cultures.

L’Islam autorise, par ailleurs, la différenciation des classes, dans la mesure où leurs relations et leurs intérêts se croisent sur le plan de la justice et de la solidarité équilibrée entre les membres du corps unique de la Oumma, et ce, dans le cadre d’un juste-milieu qui ne rejette pas les différences entre les besoins et les capacités, pas plus qu’il ne renonce à l’unité, à la cohésion et la solidarité de l’ensemble des membres.

Le système social islamique s’emploie à la réalisation de ce juste-milieu. Selon la philosophie financière islamique, le maître des fortunes et des richesses est le Créateur Tout-puissant, et les gens, quels qu’ils soient, n’ont que la lieutenance sur ces richesses. Mais si leurs opportunités de posséder et d’investir ces richesses sont égales, les différences résident sur le plan des capacités. C’est la qu’intervient la solidarité sociale qui assure le juste-milieu et l’équilibre entre les membres du corps unique. Car Dieu a mis la terre et tout ce qu’elle comporte à tous les êtres vivants, sans distinction aucune : « Quant à la terre, Il l’a étendue pour les êtres vivants » (Al-Rahman : 10).

S’agissant des richesses, le Seigneur dit, à cet égard : « Donnez-leur des biens d’Allah qu’Il vous a accordés » (An-Nour : 33).

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Parce qu’il est le Créateur de ces richesses, mais aussi leur Donateur, le Seigneur daigne le rappeler dans pas moins de sept versets destinés à démontrer la légitimité, pour l’individu, de jouir de la possession et de l’exploitation de ces richesses. Le Coran rappelle également, dans 47 versets, que les richesses des individus ne sont, en définitive, que les richesses de la Oumma et de la communauté, indiquant par là même que la solidarité entre les membres d’un même groupe constitue une bouée de secours qui empêche l’appropriation des richesses par un clan de riches privilégiés qui transformeront le système social en un facteur de despotisme et de tyrannie.

L’Islam prévoit la différenciation entre les sectes et les rites religieux, laissant aux partisans de chaque religion leurs cultes et croyances, étant entendu cependant que la Oumma tout entière, toutes sectes et tendances confondues, au référentiel « islamique civil » qui insère les sectes et les communautés religieuses de la Oumma dans une société, un Etat et un système. En d’autres termes, il s’agit d’insérer cette diversité religieuse dans ce référentiel « islamique civil » unique à même de préserver la diversité dans un cadre unitaire qui ne peut être altéré ou supprimé, et de le gérer de manière telle qu’il ne soit pas livré à la fragmentation et aux contradictions qui brisent l’unité de la Oumma, de l’Etat, de la loi et de la communauté.

Dans ses lois, l’Islam tient compte tout autant des langues, des nationalités et des ethnies que des races et des couleurs, ainsi qu’il appert du verset suivant : « Et parmi Ses signes la création des cieux et de la terre et la variété de vos idiomes et de vos couleurs. Il y a en cela des preuves pour les savants » (Al-Roum : 22).

Et tous ces éléments s’inscrivent dans le cadre des constantes identitaires, du système des valeurs religieuses, des facteurs civilisationnels et culturels communs à l’Islam, ainsi que de l’unité de la Oumma.

L’Islam, par ailleurs, permet cette diversité dans le cadre de l’unité, en toute légitimité, au sein de la Oumma, de son identité et de son univers, en espérant qu’elle s’étendra au niveau international.

En effet, si le monde devenait un « Forum de civilisations » où les spécificités culturelles, religieuses et de valeurs de ces civilisations pouvaient s’entre-connaître, cohabiter et dialoguer, le mouvement social et intellectuel qu’il générerait contribuerait à corriger les situations et à susciter la compétitivité, sans pour autant atteindre le niveau de la rivalité ou du conflit où les parties s’appliquent à éliminer les unes les autres, mettant ainsi fin à la diversité et la pluralité tout en consacrant le singularisme et l’unilatéralisme.

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Grâce à l’équilibre des « intérêts », toutes les parties concernées préservent leurs intérêts légitimes, plutôt que par l’équilibre des forces qui transforme le monde en une jungle où le fort dévore le faible, conformément au principe de « conflictualité » bestiale en vertu duquel la force devient la norme de développement, donc de survie.

Alors plutôt que les conflits et les luttes entre les factions constituant la diversité mondiale sur le mode du : « Tu voyais alors les gens renversés par terre comme des souches de palmiers évidées. En vois-tu le moindre vestige ? » (Al-Haqqah : 7-8), l’Islam prône la solution des problèmes de cette diversité dans le cadre de l’unité, sur le mode du : « Repousse (le mal) par ce qui est meilleur; et voilà que celui avec qui tu avais une animosité devient tel un ami chaleureux » (Foussilat : 34).

Il s’agit, en l’occurrence, d’un redressement juste et équilibré des positions et des situations, et d’un motif d’incitation à la compétitivité entre toutes les parties en matière de bienfaits.

Tels sont les contours de la vision islamique de l’être humain et de la société, dont nous nous sommes efforcés d’indiquer les principales caractéristiques sous forme d’indices, tout en évitant de les surcharger de textes et de témoignages connus pratiquement de tous, en particulier les spécialistes.

Ayant exposé les principales caractéristiques de la vision islamique à l’égard de l’être humain et de la société, examinons ce que la mondialisation occidentale apporte à cette vision.

Signalons tout d’abord que le concept de « mondialisation occidentale » est distinct, voire en contradiction avec celui de « universalité islamique ». En effet, l’universalité islamique incarne la diversité, la différence et la divergence dans le cadre de l’unité, tant au niveau de la famille que de la Oumma et de l’humanité tout entière, qui se cristallise à travers la loi divine, en vertu de laquelle il n’y a ni changement ni transformation ; une loi qui est celle de la diversité au niveau des peuples, tribus, nations, races, sectes, religions, doctrines et philosophies, dans le cadre des éléments communs à l’humanité et des dispositions naturelles de l’être humain.

De par son étymologie d’abord, puis par ses thèses, ses institutions et ses pratiques, la mondialisation est une notion occidentale qui vise à mettre le monde dans un même moule occidental, dominé actuellement par l’Amérique. Mais qu’elle soit de type français, anglais ou américain, le but de la mondialisation est de verser les différents modèles moraux, civilisationnels,

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et socioculturels dans un moule unique à orientation occidentale. En fait, elle profite de l’opportunité que lui offre l’évolution gigantesque des moyens de communication, après la dissipation de l’antinomie sociale qui a déchiré le monde entre libéralisme capitaliste et globalisme communiste tout au long des sept décennies du XXe siècle. Cette évolution de la communication, en effet, exerce une influence profonde dans tous les domaines, faisant fi des frontières nationales, du protectionnisme économique et des différences culturelles et des valeurs, qu’elle tente de submerger, voire d’éliminer.

En réalité, la mondialisation n’est autre que l’intensification de la pression et de l’hégémonie que le système occidental, notamment américain, exerce sur les systèmes et réseaux non occidentaux en vue de régir leurs spécificités, leurs composantes, leurs identités et leurs espaces. Ce faisant, on passe de l’étape appelée : « la carotte ou le bâton » que nous avions vécue sous le colonialisme traditionnel, à celle de l’ « invasion ».

C’est ainsi que la mondialisation opère son invasion dans les domaines de l’économie (industrie, commerce et agriculture), et le domaine militaire, dans le cadre duquel la machine de guerre de l’OTAN passe de la « défense des Etats membres de cette alliance », tel qu’il a été énoncé à la création de l’Organisation en avril 1949, à celui de la défense des « intérêts » de ces Etats, c’est-à-dire le monde entier, ainsi qu’il a été décidé à la Conférence célébrant le 50ème anniversaire de sa création (avril 1999).

Le présent article se veut un indicateur des principaux dangers que la mondialisation occidentale représente pour la diversité culturelle et les valeurs de la civilisation et de la Oumma islamiques. Signalons, tout d’abord, que contrairement à l’universalité, la mondialisation implique la fusion du monde dans un seul et même moule et, partant, la suppression de sa diversité civilisationnelle et culturelle et de ses valeurs - abstraction faite de ceux qui cherchent à imposer cette mondialisation et du modèle qui devrait remplacer la diversité. Or cette notion va à l’encontre des lois divines de la création caractérisées par la diversité, la pluralité, la distinction et la différence entre l’ensemble des créatures : « A chacun de vous Nous avons assigné une législation et un plan à suivre. Si Allah avait voulu, certes Il aurait fait de vous tous une seule communauté. Mais Il veut vous éprouver en ce qu’Il vous donne. Concurrencez donc dans les bonnes œuvres. C’est vers Allah qu’est votre retour à tous; alors Il vous informera de ce en quoi vous divergiez » (Al-Maïdah : 48).

« Et si ton Seigneur avait voulu, Il aurait fait des gens une seule communauté. Or, ils ne cessent d’être en désaccord (entre eux), sauf ceux

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à qui ton Seigneur a accordé miséricorde. C’est pour cela qu’Il les a créés. Et la parole de ton Seigneur s’accomplit : «Très certainement, Je remplirai l’Enfer de djinns et d’hommes, tous ensemble » » (Hud : 118-119).

Or il n’y a qu’à l’Etre divin qu’appartiennent les attributs de l’unité et de l’unicité, et en dehors de Lui, tout est régi par la loi de la diversité, de la distinction, de la pluralité et de la différence. Ainsi, tout effort mondialiste visant à mettre le monde dans un même moule est contraire aux lois divines relatives à la diversité des cultures, des valeurs, des sectes, des philosophies et des croyances.

La situation mondiale prend une tournure d’autant plus grave que le déséquilibre des forces pousse le vent de la mondialisation occidentale, qui est en réalité de type américain, en direction de l’Est, et du Nord vers le Sud. Amorcée naguère avec la Renaissance européenne, cette invasion vise à placer le monde dans le moule de la culture moderniste occidentale. Elle a commencé par rompre avec son legs religieux, remplaçant les choses sacrées héritées (Dieu - Théologie - Eglise) par ce qu’on peut appeler (divinité positive de la culture moderniste : la raison, la science et la philosophie). Ce faisant, elle a dépouillé le monde de son caractère sacré et induit la laïcité, éloignant ainsi le ciel de la terre, de sorte que le monde et, partant, l’individu trouvent leur autosuffisance, n’ayant plus désormais besoin de la protection divine. Elle a déifié la raison lorsqu’elle a brandi le slogan « Pas d’ascendant sur la raison que la raison elle-même », donnant au relatif un caractère d’absolu tout en conférant à la raison l’omniscience et l’omnipotence. Dans cette optique, l’être humain devient le maître de l’univers et non pas le lieutenant du Tout-Puissant, du Maître et Créateur de l’univers. Telle est la culture moderniste que la mondialisation occidentale s’efforce de vulgariser afin de placer le monde dans son moule.

Pis encore, il est une mouvance de cette culture occidentale qui a opté pour la dislocation, le chaos, le nihilisme, l’absurdité et l’agnosticisme de la postmodernité, étant lassée des « certitudes systémiques » de cette modernité en matière de science, de raison et de philosophie et, par conséquent, plaçant cette « marchandise » parmi les paradigmes dont cette mondialisation se sert pour envahir les cultures, les nations et les civilisations du Sud.

Nous sommes donc confrontés à une culture moderniste qui a substitué l’homme à Dieu ; une culture polarisée sur les signes visibles de l’univers plutôt que sur les signes révélés et axée sur la matière dépourvue d’esprit et un monde sans rapport avec le Jour dernier et où les gens sont davantage

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obnubilés par le pouvoir et la richesse. Cette culture postmoderniste a perdu tous ses repères et sens de la conviction après avoir renoncé aux textes, voire à l’homme lui-même, de sorte que la dislocation, le nihilisme, l’agnosticisme et l’absurdité promettent de devenir le « suaire postmoderniste » de l’individu.

La mondialisation constitue, de ce fait, une menace à notre culture islamique, cette culture du juste-milieu qui englobe la Raison et la Révélation, Al-Ghayb (l’inconnu) et la Chahada, les signes révélés et les signes visibles, l’individu et la famille, la Oumma et l’Humanité, le « moi » et l’« Autre », l’ici-bas et l’au-delà, ainsi que la diversité, l’unité et le doute méthodologique qui mène à la conviction.

En matière de philosophie sociale, l’invasion mondialiste s’applique, grâce à la victoire du libéralisme capitaliste sur le globalisme communiste, à mettre fin à l’Histoire du monde dans son ensemble, et non du seul Occident, et devenir un modèle unique pour tous. C’est ainsi que les multinationales transcontinentales sont devenues des prédateurs féroces dont les capitaux « aux courants chauds » font main basse sur les marchés mondiaux ainsi que leurs banques et bourses, affectant 97% des capitaux mondiaux aux fins de courtage, de spéculation et de paris, et consacrant la plus grande part des capitaux alloués aux échanges de biens et services au commerce des armes, des stupéfiants et de la traite des blanches, tout en imposant des intérêts exorbitants sur les emprunts des pays en développement, qui englobent 80% des habitants de la terre ! Ce faisant, elles mettent à mal tous les modèles de développement expérimentés dans les pays du Sud, qu’elles menacent de stagnation et de déconfiture, monopolisant 86% des richesses et de la production mondiales au profit des 20% des habitants de la terre occupant le Nord, arborant la bannière du « Choc des civilisations » pour corriger les modèles civilisationnels récalcitrants qui refusent de se subordonner au commandement occidental et principalement américain, qui d’ailleurs n’a pas hésité, dans ses déclarations, ses médias et ses pratiques, à faire de l’Islam, qui résiste à la laïcité et la mondialisation, l’ennemi ayant remplacé l’empire du mal communiste.

S’agissant de sa position à l’égard de l’ « institution familiale » et de ses valeurs, la mondialisation mène une guerre totale contre le concept et modèle religieux islamique de la famille et contre le système de valeurs légales et religieuses qui la régissent. Cette guerre contre la famille tire profit du nom de l’ONU et du sceau des organisations internationales dont elle se sert pour estampiller les documents et résolutions imposés au monde, allant de la Conférence du Caire sur la population et le développement de 1994 et de la Conférence de Beijing de 1995, jusqu’à Beijing + 5 qui s’est tenue au siège de l’ONU à New York en 2000.

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C’est donc au nom de l’ONU que l’Occident mondialise le système de valeurs et, partant, détruit la famille. Ainsi, dès lors qu’il existe une quelconque limitation à la liberté de la femme, elle appelle à la modification des structures familiales, ce qui va à l’encontre des dispositions humaines naturelles et des valeurs religieuses, mais aussi à l’insertion intégrale de la femme dans la société et l’insertion de l’homme dans le foyer. Et après avoir transformé l’individu en un « animal consommateur » aux besoins illimités, grâce au capitalisme féroce, elle s’est employée à métamorphoser l’individu en une «bête sexuelle» dont la liberté sexuelle outrepasse celle des animaux dépourvus de parole, faisant de l’activité sexuelle un droit physiologique, tout comme la nourriture et l’eau, au mépris des règles naturelles et juridiques régissant cette activité.

Le Programme d’action issu de la Conférence internationale sur la population et le développement (le Caire, 1994) représente le premier et plus dangereux document se rapportant à la mondialisation du système de valeurs occidentales et constitue l’assise sur laquelle se sont appuyées les conférences subséquentes. De l’examen des contours de ce système on constate qu’il cible les notions et visions islamiques, voire l’ensemble des notions et visions religieuses de la famille. Une lecture minutieuse de leurs textes, concepts et desseins nous permet d’en déceler les dangers qu’ils comportent.

La préservation de la famille, au sens islamique et naturel, s’appuie sur des règles juridiques régissant son code et son système de valeurs, et la liaison du mâle et de la femelle selon la loi immuable de la nature et les conditions légales de mariage, assurant par là même l’équilibre du foyer, la tranquillité, la concorde, la miséricorde, et le développement humain sain et utile à la Oumma solidaire. Mais au lieu de cela, ledit Programme s’efforce de mondialiser le système des valeurs occidentales destructrices de la famille, appelant ouvertement et avec insistance « les gouvernements, les organisations intergouvernementales, les organisations non gouvernementales concernées, les institutions de financement et les organismes de recherche à considérer comme prioritaire le lancement de travaux de recherche sur (…) la modification des structures familiales ».

La question de « modification des structures familiales » ne laisse pas de place, dans ledit Programme, aux conjectures ni aux interprétations, puisqu’il s’agit de «liaisons conjugales» non fondées sur le mariage, et que l’on trouve généralement dans les relations anormales prohibées par la religion entre deux hommes ou deux femmes. Le Programme va encore plus loin, jusqu’à organiser les « droits » de ce type de « famille », énonçant qu’il faut supprimer toutes les formes de discrimination dans les politiques relatives au mariage et aux formes

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de liaisons conjugales. On inscrit ainsi, dans le cadre des droits familiaux, le grand nombre de personnes non mariées mais sexuellement actives.

Nous sommes donc devant un concept de « famille » qui va outre les limites prescrites du mariage, pour inclure tous les individus sexuellement actifs, tous âges confondus ; une notion occidentale reconnue désormais par bon nombre de pays occidentaux et adoptée par des parlements, voire même des églises. Peu s’en faut pour qu’elle s’inscrive bientôt dans une « théologie areligieuse » !

L’Islam a codifié la règle de l’ « égalité » entre les hommes et les femmes sur les plans de la Création, du Takrim (honneur fait par Dieu à l’être humain), du Taklif (obligation religieuse), du Hisâb (compte à rendre) et de la Rétribution. Il a pris soin de répartir le travail en tenant compte de la distinction naturelle entre le mâle et la femelle, de sorte que cette égalité soit une « égalité entre deux pôles complémentaires et non entre deux semblables homogènes », préservant ainsi les causes de l’union, du désir et du bonheur de l’espèce humaine. Or le document de la Conférence sur la population et le développement tend à bouleverser les relations entre la femme et l’homme, et au lieu d’adopter le terme « égalité », il évoque « l’autonomisation de la femme ». De même qu’il ne distribue pas le travail entre l’homme et la femme selon les dispositions et la nature des hommes et des femmes, ainsi qu’il est énoncé dans le Hadith suivant du Prophète (PSL) : « Vous êtes des bergers et vous êtes responsables de l’objet de votre garde. L’homme est berger dans sa famille et responsable de l’objet de sa garde. La femme est la bergère de la maison de son mari et de ses enfants et est responsable de l’objet de sa garde. Vous êtes tous bergers et vous êtes responsables de l’objet de votre garde » (rapporté par Al-Boukhari, Muslim et l’Imam Ahmad). Or plutôt que de prôner cette distribution naturelle entre hommes et femmes, le document appelle à l’intégration de l’homme au foyer et l’insertion de la femme dans la société.

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Coran et méthodologie de dialogue

Dr Mohamed Kettani(*)

Depuis la deuxième moitié du XXème siècle et jusqu’à nos jours, le monde islamique a connu des mouvements extrémistes et de profondes divergences confessionnelles. D’où, le rôle des ulémas et des penseurs musulmans qui ont la responsabilité de gérer ces divergences et dépasser l’éclatement intellectuel qui désunit la Oumma islamique et en épuise l’énergie. Pour qu’il soit positif, le débat au sein de la Oumma doit être soutenu par la connaissance nécessaire, qu’il s’agisse de la connaissance de notre civilisation islamique et de son patrimoine en matière de fiqh ou des philosophies et de la culture de l’Autre ou encore de la connaissance de la réalité du monde islamique, de ses défis et de ses potentialités. Il faut faire du dialogue rationnel et serein entre ces différentes catégories un moyen qui permet de dépasser les divergences et de rapprocher les points de vue. Mais avant d’entamer un tel dialogue, force est de veiller au respect de la pluralité des courants et d’éviter les divergences stériles qui ne profitent qu’aux adversaires de l’Islam.

Notre monde islamique a besoin de s’unir et de réduire l’écart qui sépare ses peuples malgré les valeurs qu’ils partagent. D’autant que le monde qui l’entoure vit une crise de civilisation qui se manifeste par l’apparition des fondamentalismes religieux, la déliquescence des valeurs, l’aggravation des inégalités entre pauvres et riches et la multiplication des points de conflits, si bien que certains considèrent que c’est le déclin de l’Occident alors que d’autres considèrent que la civilisation occidentale est à la croisée des chemins et qu’elle est appelée à inventer un nouvel ordre mondial1.

Depuis le début du troisième millénaire, le monde contemporain est appelé au « dialogue des civilisations et des religions » car la résolution des crises qu’il

(*) Chargé de mission au Cabinet royal, membre de l’Académie du Royaume du Maroc, membre du jury du Prix international Roi Fayçal.

(1) Voir notre ouvrage Mintassâ’ulati ‘asrina (Questions de notre époque), chapitre intitulé : « Dialogue des civilisations entre réalité et imagination », pp.117-136, Dar At-taqâfa, Casablanca, 2001.

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202 Coran et méthodologie de dialogue

vit passe par un dialogue responsable entre ses dirigeants et la reconnaissance des droits naturels de l’homme quelles que soient sa croyance, sa langue et son identité. Ainsi, sommes-nous devant un contexte historique de crise, chargé de contradictions, qui nécessite le dialogue entre l’ensemble des acteurs politiques, ulémas, leaders d’opinion, hommes des médias et créateurs. Le but est de dissiper l’épais brouillard qui bouche l’horizon et mobiliser les forces humaines après les avoir émancipées des idéologies en luttant contre les forces qui veulent assujettir les peuples du monde.

Dès lors, on peut dire que la situation d’aujourd’hui ressemble étonnement à celle d’hier. L’humanité est tout aussi paumée qu’elle l’était à l’aube de l’Islam quand la mission de Mohammed commençait à répandre sa lumière. Le monde vivait alors le même état d’embrouillement et croulait sous le joug de l’injustice et du despotisme. L’Islam a apporté à l’homme une orientation divine. Il l’a invité au dialogue à travers une foi qui rassemble les religions en appelant, par là même ces religions au dialogue. D’où le dialogue des civilisations et des peuples. Mais avant que l’islam n’appelle l’humanité au dialogue, il a mis l’accent sur des vérités fondamentales de l’existence humaine comme nous allons l’aborder, et appelé tout individu doté de foi à ce dialogue

Avant de commencer à parler de la façon dont le Coran amorce le dialogue, je voudrais tout d’abord définir certains principes de base, j’aborderai ensuite les spécificités de la méthode coranique et son application à la réalité actuelle. Je donnerais, entre les deux, une introduction qui détermine le référentiel (en termes de foi) du discours coranique adressé à l’homme.

On sait que le sujet qui concerne l’existence de l’homme et sa finalité ainsi que la méthodologie qui aide à atteindre cette fin, compte parmi les sujets épineux qui font l’objet d’une divergence d’idées. C’est une question qui implique plusieurs croyances, courants et points de vue. Mais c’est là un phénomène connu dans l’histoire des religions, de la philosophie et des idées. C’est pour cela que celui qui aborde ce sujet doit se fonder sur des références de base qui lui serviront d’appui dans le débat. Cette base est constituée des fondements religieux et des piliers de la foi, tel qu’ils ont été déterminés par le Coran, et ce dans les multiples occurrences où Dieu s’est adressé à l’homme. A titre d’exemple, il est mentionné dans le Saint Coran que la création de l’univers avec tout ce qu’il comprend est le fruit de la Volonté de Dieu et de Sa Sagesse, Exalté soit-Il, conformément à un système invariable fait de lois naturelles. Le monde a une double nature : un monde sensible (ici-bas) et un autre insensible (au-delà). Ce dernier est la preuve du premier, comme le présent est la preuve

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de l’absent. L’homme n’a pas été créé sans finalité et sa résurrection après la mort est une vérité établie et vise à récompenser chacun pour ses œuvres.

Le Coran a fourni des preuves sur la divinité, la résurrection et les messages révélés sur la base du dialogue avec ses négateurs. Dans cette veine, on peut consulter à titre d’exemple, certaines sourates comme Al-Imran, Al-Annam et Yûnus. On verra plus loin que le discours divin a même inspiré les ulémas en matière d’argumentation, soit en le considérant comme un discours indépendant de l’interlocuteur que celui soit présent ou non, soit en le considérant comme un discours qui n’est intelligible que par la présence de ceux auxquels il s’adresse. Dans les deux cas, cela nécessite la référence au système de la foi islamique qui vise à mettre l’homme sur le droit chemin. L’homme, élément de grand univers, devient dès lors un interlocuteur du Créateur, apte à recevoir ce discours. Dans ce contexte, on dégage du discours coranique quatre principes qui font de l’homme l’interlocuteur de son créateur :

Premier principe : L’homme est le lieutenant de Dieu sur terre. Dieu a dit dans le Coran : « Puis vint le jour où ton Seigneur dit aux anges : « Je vais installer un représentant (Khalifa) sur la Terre. » Et les anges de repartir : « Vas-Tu établir quelqu’un qui y fera régner le mal et y répandra le sang, alors que nous chantons Ta gloire et célébrons Tes louanges ? » Le Seigneur leur répondit : « Ce que Je sais dépasse votre entendement. » (Al-Baqara : 30). Les interprétations des exégètes divergent à propos de cette sourate. Cependant, personne parmi eux n’a constaté que ces versets contiennent le premier dialogue divin qui a devancé l’existence même de l’homme sur terre. Il s’agit du dialogue de Dieu avec ses anges. A note avis, l’importance de ce dialogue réside dans le fait qu’il avise l’homme de la finalité de la création ; car si cette finalité n’est pas déterminée, l’homme ne saurait répondre de manière absolue à la question suivante : pourquoi existe-il ? Et pour quel but ? C’est pour cela que nous considérons ce verset comme unique en son genre, en cela qu’il tire l’homme de son incompréhension et du tunnel obscure dans lequel les philosophies matérialistes et athées l’on engagé depuis toujours, le dernier en date

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étant le courant évolutionniste qui considère l’homme comme un type évolué parmi les animaux et que l’évolution l’a placé en tête des êtres vivants.

Deuxième principe : Dieu, Exalté soit-Il, lorsqu’Il a fait de l’homme son lieutenant sur terre, Il l’a orienté vers ce qu’Il attendait de cette lieutenance. Le verset sur la sortie d’Adam du paradis le montre bien : « Nous dîmes alors : «Descendez tous de ces lieux ! Et toutes les fois que Je vous ferai parvenir Mes directives, ceux qui les suivront n’auront à éprouver ni crainte ni chagrin » (Al-Baqara : 38). Abonde également dans ce sens la parole de Dieu relayée par Moïse, que le salut soit sur lui, alors qu’il s’adressait à Pharaon : « Qui donc est votre Seigneur, ô Moïse?», demanda Pharaon. «Notre Seigneur, répondit Moïse, est Celui qui a déterminé la nature propre de chaque créature et lui a montré la voie à suivre.» (Taha : 49-50). C’est ainsi que l’existence des êtres a toujours été liée à la finalité de leur existence et orientée dans le sens de leurs intérêts. Dans le cadre de cette orientation vers le bien, la religion de Dieu et la révélation de ses Livres aux gens sont considérées comme un acte divin constructif et renouvelé, qui n’appelle aucun étonnement, ni négation. Dieu dit : «Alif - Lâm - Râ. Voici les versets du Livre plein de sagesse. Qu’y a-t-il d’étonnant pour les hommes que Nous ayons révélé à l’un d’entre eux d’avoir à les avertir et à annoncer à ceux qui croient qu’ils bénéficieront d’une présence bien méritée auprès de leur Seigneur? Mais les incrédules s’écrient : « Cet homme est un vrai sorcier ! » (Yûnus :1-2).

Troisième pilier : L’homme est responsable de ses actes puisqu’il est le lieutenant de Dieu sur terre, comme il est responsable de veiller au respect des objectifs de cette lieutenance octroyée. Dieu a donné à l’homme le choix entre l’infidélité et la reconnaissance puisqu’il ne peut être assimilé à une machine que l’on manipule ; c’est une façon de le mettre à l’épreuve. A ce propos Dieu dit : « En vérité, Nous avons créé l’homme d’une goutte de sperme aux éléments

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de vie bien combinés. Et pour l’éprouver, Nous l’avons doté de l’ouïe et de la vue, en lui indiquant le chemin à suivre, libre à lui ensuite de choisir la voie de la reconnaissance ou celle de l’infidélité » (Al-Insân : 2).

La responsabilité de l’homme se manifeste plus clairement dans la parole de Dieu lorsqu’Il a proposé la lieutenance sur terre aux cieux, à la terre et aux montagnes. Dieu dit : « En vérité, Nous avons proposé le dépôt de la foi aux Cieux, à la Terre et aux montagnes, mais tous refusèrent d’en assumer la responsabilité et en furent effrayés, alors que l’homme, par comble d’ignorance et d’iniquité, s’en est chargé ». (Al-Ahzâb : 72). Dans cette sourate, « Le dépôt de la foi » signifie globalement la responsabilité. Pour les exégètes, il s’agit soit de l’obéissance, avec ses significations corolaires comme les cultes (ibâdât) comme disent certains, soit de la reconnaissance de l’unicité de Dieu comme disent certains autres. Une troisième catégorie d’exégètes dit qu’il s’agit de la responsabilité de l’homme dans le discernement et la défense de la justice, autrement dit la responsabilité de la lieutenance. Au lieu de mentionner que l’homme a pris en charge la responsabilité seul à l’exclusion de tous les autres êtres, Dieu Tout-Puissant a rappelé que l’être humain a été mis à la croisée des chemins pour voir, choisir et utiliser sa volonté et ses aptitudes dans les choix qu’il a faits. C’est pour cette raison qu’il est considéré comme inique et ignorant quand il dévie de cette direction. Par nature, il est capable de justice et pourtant il est injuste, et par nature il est capable d’acquérir le savoir et pourtant il peut sombrer dans l’ignorance. L’homme a donc un libre-arbitre. Dans ce contexte, nous n’avons pas besoin de nous égarer dans le labyrinthe de la problématique dialectique du qadâ’ (décret de Dieu) et du qadar (prédestination).

Quatrième principe : S’adresser à la Raison humaine en premier. Il est vrai que le Coran n’a pas utilisé le terme Raison mais les actions et les qualités qui en découlent. Ainsi, il s’est adressé à toutes ses déclinaisons comme la réflexion, la méditation, le raisonnement, la considération, la connaissance et la science. Les savants musulmans se sont penchés sur l’analyse de la nature de la Raison qu’ils ont considérée comme étant l’incarnation de la pensée. Parmi ces savants, Ibn Khaldûn (mort en 808 H.) qui a défini la pensée comme la force qui pilote les choses sensibles et les explore par l’analyse et la synthèse, de manière à dégager de l’ensemble de ces conceptions et

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de ces manifestations un savoir et une connaissance qui varient en fonction de la méthode utilisée à cette fin2. Si la force de la Raison ne fonctionne pas chez l’homme, il perd par ce fait même son humanité sur la base de laquelle il est soit sanctionné soit récompensé et promu. De ce fait, la charia a déterminé dans son discours aux humains les conditions de la Raison et de la majorité. Il n’y a pas lieu d’aborder ici la question de l’opposition entre la charia et la Raison, laquelle a été tranchée par Al-Ghazâli, (mort en 505 H) quand il a dit : « la Raison est la lampe et la charia est l’huile qui l’alimente ; sans huile point de lampe et sans lampe, l’huile n’a pas de raison d’exister ». Le Très-Haut a attiré l’attention sur ce point ; Il dit : « Dieu est la lumière des Cieux et de la Terre, et le symbole de Sa lumière serait un foyer où se trouverait une lampe qui elle-même serait nichée dans un récipient de cristal ayant l’éclat d’un astre brillant qui tirerait sa luminosité d’un arbre béni, un olivier qui n’est ni de l’Orient ni de l’Occident et dont l’huile jetterait sa clarté presque d’elle-même, sans avoir été touchée par aucune étincelle, donnant ainsi lumière sur lumière » (An-Nour : 35), c’est-à-dire les lumières de la charia et de la Raison3.

Notion de discours coranique

En langue, le discours c’est le fait de s’adresser à autrui, pour l’informer ou lui communiquer un sens ou un ensemble de sens, tandis que la parole correspond aux mots censés exprimer ces sens, au propre comme au figuré. Quand on met ensemble ces mots dans des phrases afin d’exprimer une pensée, elle devient parole de communication entre deux interlocuteurs. Le discours signifie la performance d’un acte commun que l’on ne peut imaginer qu’en présence de deux individus : un locuteur et un locutaire. Le but de transmettre un message avec persuasion. Quand l’homme exprime ce qu’il

(2) Voir : Al-Muqadima, Ibn Khaldûn, vol 3, p. 109, ed. Abdelawaed El Wafi.

(3) Voir : jadalu al aql wa an-naql fi manahiji at-tafkir al islami al qadim, p. 479 et sq., Dar Attaqafa, Casablanca, 1992.

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pense sans s’adresser à autrui, il est considéré comme un simple locuteur parlant, c’est-à-dire exprimant ce qu’il pense sans avoir une autre intention. Mais quand le locuteur entend transmettre une pensée à son interlocuteur de façon intelligible, sa parole est considérée comme un discours, et la personne qui l’écoute comme un locutaire. C’est pour cette raison que le faqih fondamentaliste Seïf Eddine Al-Amadi (mort en 631 H) soutenait que le vocable « kalam » (défini comme vecteur de sens) n’est pas très précis car dans le kalam, on n’a pas l’intention de faire comprendre. L’intention de faire comprendre se déclare au fil du discours. Il soutient aussi que le discours c’est la parole où l’auditeur comprend ce qui lui est adressé par intention et par indication. A ce propos, il dit : « la vérité est que le discours c’est la parole conventionnelle qui vise à faire comprendre celui qui est disposé à comprendre4. Tout discours est parole mais toute parole n’est pas discours. En effet, le discours procède de la volonté du locuteur à s’adresser à un autre en lui donnant une information sur un fait ou en lui donnant un ordre ou en lui posant une question ou tout autre type d’information. Les ulémas du kalam (théologie discursive) et les ulémas des fondements de la religion (usûl al-dîn) ont approfondi le principe de discours divin. Ainsi, le cadi Abdeljabbar (mort en 415 H) de l’école mutazilite soutient que le discours de Dieu se présente sous deux types : le premier stipule que sans ce discours divin, on ne peut connaître par la Raison ; le deuxième stipule que sans ce discours, on n’aurait pu connaître par des preuves rationnelles. Dans le premier cas, il s’agit des règles de la charia car elles se perçoivent et s’entendent par le discours divin. Le deuxième correspond à ce que l’on peut percevoir par la Raison en confirmation de la révélation comme l’unicité, l’impeccabilité absolue de l’entité divine5. Dans la même veine, Badr Eddine Al-Zarkachi (mort en 494 H) dit : « Au contact de la créature, le discours de Dieu est soit sans intermédiaire comme le discours de Dieu à Moïse, paix sur lui. Ici, on ne peut savoir si c’est la parole de Dieu que par voie d’obligation. Si Dieu s’est adressé par la parole à une créature c’est qu’Il l’a dotée du savoir nécessaire lui permettant que son interlocuteur c’est Dieu Tout-Puissant. Car la parole de Dieu est différente de toutes les autres paroles. On ne peut la comprendre par les langues et les discours habituels, pas plus qu’elle ne peut être comprise de façon rationnelle6. Mais cela est une question qui prête à

(4) Voir : Al- ihkâm fi usûli al-ahkâm, Al Amadi, vol .1, p.85, Dar al kutub al ‘ilmiya, Beyrouth.

(5) voir : Mustalahât i’lm al-kalam al islâmi, Dr. Samih Ghunaym, vol.1, p. 546, Liban.

(6) voir : Al-bahr al-muhît, Az-Zarkachi, vol.1, p.133 et sq.

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débat. Quant au deuxième type de discours divin c’est le discours qui passe par un intermédiaire. Ainsi Dieu a dit : « Il n’est pas donné à un homme que Dieu lui parle directement, si ce n’est par inspiration ou derrière un voile ou par l’envoi d’un messager qui lui révèle, par Sa permission, ce qu’Il veut. Dieu est Sublime et Sage » (As-Shûra : 51).

Quant aux spécialistes des fondements de la religion, ils considèrent le discours divin comme un discours légal dans la mesure où il contient des lois et des règlements relatifs aux actes des personnes à travers des dispositions, les lois et les possibilités de choix. Pour eux, le discours correspond à ce que contiennent le Coran, la Sunna, le qiyâs et l’ijtihad. On entend par iqtida’ (disposition) la prescription ou la proscription d’un acte par obligation ou recommandation. On entend par choix (takhyir), l’équivalence entre l’accomplissement d’un acte ou son non- accomplissement. Dans ce contexte, ce qui est courant, c’est l’autorisation de l’accomplissement de l’acte. On entend par al-wad’a, le fait de lier un acte à une raison, une condition ou un empêchement.

Se basant sur ce qui précède, on considère le Saint Coran comme un discours divin adressé au prophète (PSL) en tant que transmetteur et aux gens en tant qu’individus obligés de suivre le prophète. Le Coran est la parole de Dieu car il émane de son Etre supérieur en vertu de la qualité ancienne conférée à la parole. C’est également son discours pour une autre considération à savoir qu’il est adressé à l’homme en prenant en considération ses aptitudes intellectuelles et rationnelles à comprendre ce discours. On perçoit ceci à travers l’utilisation de la notion de discours et de la notion de parole dans le Coran. Quand Dieu dit, s’adressent à Son prophète : « Si un idolâtre te demande asile, accorde-le-lui afin qu’il puisse entendre la Parole du Seigneur. Puis, fais-le parvenir en lieu sûr, car les idolâtres sont des gens qui vivent dans l’ignorance ». (At-tawba : 6). Ce qu’on entend par parole de Dieu dans ce verset, c’est sans doute le Coran. En tant que texte révélé, compte non tenu de la partie à laquelle le discours est adressé. Quant à la parole divine : « le Maître des Cieux, de la Terre et des espaces interstellaires, le Miséricordieux auquel nul ne pourra adresser la parole » (An-Naba’a : 37), sa signification est que son discours c’est Sa parole adressée à ceux qui sont comptables ici-bas.

A y voir de près, le discours coranique expose plusieurs points de vue. Pour l’auteur, le contenu du discours coranique se manifeste sur cinq niveaux : le discours de la foi, le discours légal de la charia, le discours argumentatif, le discours dialectique ou dialogique, et le discours d’orientation en général.

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Ainsi, du discours de la foi est née la science des fondements de la religion. Du discours légal est née la science des fondements du fiqh ; du discours argumentatif, sont nées les méthodes scientifiques que les ulémas ont prises du Coran. Du discours dialectique est née la méthode de dialogue et les principes de la dialectique ; et du discours d’orientation est née la science de la morale et le soufisme.

Quant à notre considération du Coran comme discours légal, il s’explique par les dispositions coraniques présentées sous forme de prescriptions, proscriptions, obligations, interdictions, et autorisations, d’autant que le Coran a été révélé pour mettre l’homme, en général, sur le droit chemin et l’amener vers les croyances justes et les bonnes œuvres. C’est ce qui constitue précisément la loi musulmane ou charia. En langue arabe, le verbe « charra ‘a » signifie émettre, établir ou promulguer une loi ; mais il signifie aussi montrer la voie et clarifier. Dieu dit : « Il a établi pour vous, en matière de religion, ce qu’Il avait prescrit à Noé, ce que Nous te révélons à toi-même ». (Ashura : 13). La charia, comme le dit l’auteur du dictionnaire Al-Muhit, est ce que Dieu a établi comme lois pour les hommes. Al-Râghib Al-Asfahâni (mort en 502) a écrit : « le mot charia est le radical, elle a pour parasynonyme la voie et la méthode. Le verbe charra’a signifie promulguer une loi et charia signifie un ensemble de lois. On parle aussi de charia de l’eau, c’est-à-dire sa source au niveau du fleuve7.

Le discours coranique s’appuie sur la notification des personnes responsables à travers la langue et en fonction de leurs aptitudes psychologiques et intellectuelles. La langue occupe dans ce discours une place centrale en ce qu’elle est l’outil qui sert à faire comprendre, à transmettre et à influencer les destinataires de ce discours. La langue coranique peut aussi faire l’objet d’un i’jaz, tournures de style qui prouvent que ce Coran n’est pas la parole de l’homme et que l’homme est incapable d’une stylistique pareille. Dans ce domaine, il y a matière à examen et analyse. Concernant la langue, on remarque que le discours coranique utilise les termes en usage à l’époque de sa révélation ou de manière conventionnelle, c’est-à-dire tels que convenus à cette époque. Parfois encore, les termes sont utilisés métaphoriquement et il arrive que le Coran utilise des termes différemment de leur sens propre ou conventionnel (urfi) en leur conférant un sens islamique ou légal, comme par exemple l’utilisation des termes salât et zakât dans un sens terminologique qui n’était pas connu avant. Dès lors, le discours coranique acquiert plusieurs

(7) Voir: Attachri’ wa al fiqh fi al-islâm, Manaa al-qttân, p.15, ed. Arrissala, Beyrouth.

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niveaux sémantiques qui ont été analysés dans le détail par les spécialistes des fondements de la religion comme Al-Ghazali dans son ouvrage intitulé : Al mustasfâ fi ulûm al usûl.

« Al hiwâr » est un terme purement arabe qui dérive de « hawr » c’est-à-dire le retour à quelque chose. Il a peut-être été utilisé délibérément dans le sens de retour de l’utile vers l’inutile. Dans le hadith suivant : « on retourne à Dieu du hawr après le kawr », c’est-à-dire un retour de l’abondance à l’indigence. Les exégètes et les linguistes ont largement expliqué et analysé le terme hawr(8).

Le terme hiwâr (dialogue) a été utilisé pour signifier l’échange argumenté sur un thème qui fait l’objet de divergence. C’est ce qu’on comprend de la parole de Dieu : « Son compagnon qui conversait avec lui répliqua : «Aurais-tu renié Celui qui t’a créé de poussière, puis de sperme et qui, ensuite, t’a donné ta forme humaine? » (Al-Kahf : 37). Nous avons déjà mentionné le fait que Dieu Tout-Puissant s’est adressé à la Raison de l’homme en tant que responsable de par sa lieutenance sur terre. Il a également fait de l’orientation vers le droit chemin, incarnée par la religion, la voie indiquée que l’homme est tenu d’emprunter pour réussir son passage dans sa vie ici-bas et atteindre le bonheur de l’au-delà. La Raison humaine est l’une des principales manifestations de l’instinct insufflé en l’homme par Dieu, si bien que interpeller cette Raison est la voie idéale qui mène vers la foi et la bonne croyance. A cet égard, la méthode du Coran consiste à confectionner un tissu fait d’informations et de constats, d’interrogations, de prescriptions et de proscriptions. D’après son contexte général, on constate que c’est un dialogue continu entre le créateur, Exalté soit-Il, et le reste de ses créatures. A leur tête l’homme, lieutenant de Dieu sur terre et responsable de cette lieutenance qu’il incarne. Bien plus, les formulations de ce dialogue représentées par la parole et ses déclinaisons y sont très dominantes. Dans le Coran, on trouve quelques huit cents occurrences du verbe dire présentes à la troisième personne du singulier et du pluriel (qâla, qâlu) contre un peu moins de la moitié du verbe dire à la première personne de l’impératif (qul) que Dieu utilise pour appeler le prophète PSL à diffuser son message auprès des gens. Les déclinaisons du verbe « dire » présentes dans le Coran dépassent 1800 occurrences. C’est la preuve que le Coran se fonde essentiellement sur la méthode du dialogue quand il s’agit d’orienter, de guider, d’appeler au discernement entre le juste et l’injuste à travers les récits des prophètes9.

(8) Voir : Taâfat al hiwâr fi al-islâm, p. 12 et sq., Ministère des waqfs et des affaires islamiques, Maroc.

(9) Op.cit., p. 78 et sq.

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Le lecteur peut également observer plusieurs types de méthodes de dialogue qui reflètent l’état des interlocuteurs dialoguant et la nature de leurs dires entre constat et dénégation, question et réponse. Le discours de Dieu reste marqué par la transcendance, la majesté divine et la prescription du bien visant à mettre l’homme sur le droit chemin, par opposition aux positions de la créature caractérisée par l’obstination, le manque de reconnaissance et l’arrogance. La finalité de cette méthode c’est lier le discours du Coran à la réalité des interlocuteurs, et ce qu’ils ont vécu lors de la mission de Muhammad en terme de perte, de délinquance et de réticence, voire une lutte dont on ne peut s’en sortir que par l’orientation divine vers le droit chemin (hidâya).

En évoquant la réalité religieuse et sociale qui régnait du temps de la mission du prophète Muhammad et la révélation du Coran, on s’aperçoit que c’était une période de gestation intellectuelle et religieuse, qui n’était pas seulement représentée par la situation que vivaient les Arabes du hijâz et de la péninsule arabique qui partage ses frontières avec les Byzantins et les Perses, mais représentait tous les pays du Machreq et du Maghreb, où les croyances étaient portées par les religions révélées précédentes, les croyances païennes, mazdéennes et autres. C’était la cause d’une lutte religieuse pour les masses et un motif de scepticisme pour l’élite. Avant la mission du prophète Muhammad, l’ancien monde avait besoin d’un message divin nouveau qui libère l’homme du paganisme, de l’arbitraire et du clergé qui resserrait son étau sur les adeptes des religions révélées qui ont précédé l’islam. Un nouveau message est apparu, qui s’adresse à l’instinct sain et à la raison pensante de l’homme. Ce message c’était le message islamique qui est fondé sur l’unicité de Dieu et son adoration exclusive, un message qui incite à la bonne morale, aux valeurs d’égalité entre les ethnies et les races, à la justice et l’équité entre les composantes de la société, notamment entre l’homme et la femme. Pour transmettre le crédo de l’islam, le Coran a utilisé la méthode du dialogue, en prenant en considération la situation de ceux avec lesquels il dialogue des points de vue de leur disposition psychique et mentale. Il s’est adressé à eux par un discours persuasif, tantôt en s’adressant tantôt à l’instinct humain, tantôt à la Raison à travers l’argumentation. Parmi eux, comme on l’a mentionné, on trouvait les gens du livre, les athées qui nient toute divinité, les sceptiques réticents, les mazdéens, les sabéens, les laïcs, les matérialistes et bien d’autres. A Chacune de ces catégories, il applique une méthode qui lui est adaptée. Il y avait parmi eux ceux qui étaient prêts à croire par la preuve et le raisonnement par analogie mais ils ne formaient qu’une minorité. Parmi eux, on trouvait ceux qui étaient repliés sur leur croyance jusqu’au fanatisme, qui ne pouvaient

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la réviser quand bien même elle serait dans l’erreur. Ce type de croyance avait derrière elle une autorité puissante qui la protégeait. Le dialogue avec ces catégories nécessitait la sagesse et l’appel par la belle exhortation.

La méthode discursive du CoranLe discours coranique avait plusieurs finalités en fonction de la pluralité des interlocuteurs et en fonction de ce que nécessitait la logique du dialogue, si bien que cette variété discursive se manifestait tantôt par un discours adressé à la conscience tantôt à la Raison. Parfois, le discours s’adressait à la psychologie des contradicteurs et des hypocrites. La finalité du discours coranique a toujours été de discerner le juste de l’injuste par différents moyens de persuasion.

C’est ce que le philosophe Ibn Rochd (mort en 595 H) explique dans son ouvrage intitulé : « fasl al maqal fi ma bayna al hikmati wa chariati min ittissal » (Examen critique et Solution de la question de l’accord entre la loi religieuse et la philosophie» quand il dit : « Puisque tout cela est établi, et puisque nous avons la conviction, nous, musulmans, que notre divine Loi religieuse est la vérité, et que c’est elle qui rend attentif et convie à ce bonheur, à savoir la connaissance de Dieu, Grand et Puissant, et de ses créatures, il faut que cela soit établi [également] pour tout musulman par la méthode de persuasion qu’exige sa tournure d’esprit et son caractère. Car les caractères des hommes s’échelonnent au point de vue de la persuasion : l’un est persuadé par la démonstration ; l’assentiment que celui-ci donnait à la démonstration, celui-là l’accorde aux arguments dialectiques, son caractère ne comportant rien de plus ; enfin, l’assentiment que le premier donnait aux arguments démonstratifs, un troisième l’accorde aux arguments oratoires. Puis donc que notre divine Loi religieuse appelle les hommes par ces trois méthodes, l’assentiment qu’elles produisent s’étend à tous les hommes, excepté ceux qui les désavouent de bouche, par obstination, ou qui, par insouciance, n’offrent pas prise aux méthodes par lesquelles la [Loi religieuse] appelle au Dieu Très-Haut.10 Dans la même veine, Dieu, s’adressant au Prophète (PSL) : « Appelle à la Voie de ton Seigneur avec sagesse et par de persuasives exhortations. Sois modéré dans ta discussion avec eux ». (An-nahl : 125).

(10) Voir : Fasl al maqâl fi ma bayna al hikmati wa chariati min ittisâl, pp. 30-31, ed. Dar al Maâarif, le Caire, établi par Mohammad Amara.

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On sait que le lien entre la conviction du cœur et la conviction rationnelle constitue le fondement de la foi musulmane, c’est ce que vise la méthode coranique qui s’adresse à la fois au cœur et à la Raison. L’argumentation rationnelle comme le dit Ibn Hazm (mort en 554) c’est ce qui mène vers la certitude dès lors que ses postulats sont corrects et c’est ce qui aboutit dans ses résultats à la bonne intuition ou encore la nécessité qui conduit à la certitude. Contrairement à la preuve par le texte (naql), il ne peut signifier la certitude seule, car il n’est en fait qu’une confiscation logique. La méthode coranique est celle qui appelle à adopter la preuve dans la croyance et élimine l’aléatoire et le jugement irrationnel. C’est pour cette raison que le patriarche Ibrahim, paix sur lui, est le prophète de la preuve et de l’argumentation. Dieu dit : «Tel est l’argument décisif que Nous avons fourni à Abraham contre son peuple » (Al- Ana’am : 83). Dieu dit aussi : « (…) Apportez-en la preuve, si vous êtes véridiques !» (Al Baqara : 111) ou encore : « Certes, vous pourrez discuter de choses que vous connaissez. Mais pourquoi disputez-vous de celles dont vous n’avez aucune connaissance?» (Al-Imrân : 66). Ibn Hazm dit à ce propos : « Si Dieu incite au dialogue et à la discussion juste et ordonnée de demander la preuve, alors il est vrai et juste que la demande de la preuve est le chemin vers Dieu. Il est tout aussi vrai que celui qui prêche le contraire s’érige en obstacle sur la voie de Dieu11. Selon la thèse clairement présentée par Ibn Hazm, le Coran incite à l’analyse des signes de Dieu dans l’univers et la déduction de ses vérités et de ses lois, l’établissement de la vérité par la preuve et la proscription de l’injustice par la preuve conformément à la parole de Dieu : « (…) Nous lançons la Vérité contre le faux pour le faire disparaître » (Al-Anbiya’a : 18).

Les ulémas du kalâm (théologiens spéculatifs) du troisième siècle de l’hégire étaient des pionniers dans la composition d’ouvrages de dialectique et de dialogue entre penseurs islamiques ou entre ceux-ci et les penseurs chrétiens, laïcs et mazdéens. En parallèle à ce dialogue qui avait lieu à l’époque entre les différents courants du fiqh notamment entre les adeptes du texte (ahl naql) et ceux des adeptes du ra’y (opinion). C’est ce que les anciens appelaient l’éthique, qui est la science définie par hadji khalîfa (mort en 1067) comme la science qui définit la manière d’avancer les preuves légales et repousser les accusations et les mauvaises preuves. De notre point de vue, nous considérons que le faqih Najem Eddine At-tûfi Al-Hanbali (716) était parmi les chefs de file de la théorisation de la science dialectique et le fondateur de la méthode dialogique,

(11) Voir : Al-ihkâm fi usûli al-ahkâm, Ibn Hazm, vol. 1, pp. 19-20.

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notamment dans son livre intitulé : ‘Âlim al jadal fi i’lm al jadal 12. Dans cet ouvrage, il a essayé de rassembler ce qui était dispersé dans les ouvrages précédents. Il a parlé des quatre piliers de la dialectique, de ses dispositions légales et de son code moral. Le premier pilier concerne le questionnement et ses méthodes, c’est-à-dire le questionnement du jugement et de la preuve ainsi que son sens et sa justesse. Le deuxième pilier concerne la réponse aux questions et la distinction entre le vrai et le faux. Le troisième pilier concerne l’argumentation et sa classification. Le quatrième pilier concerne l’opposition, c’est-à-dire le déroulement du dialogue entre les interlocuteurs avec comme base la réponse aux arguments. Lorsqu’ils déployaient les différents types d’argumentation et d’opposition, ils traitaient plusieurs questions dans les domaines de la croyance dont ils ne partagent pas le point de vue avec les philosophes et les adeptes des nouveaux courants. Il discutait avec un style très concis de façon à ne pas être emporté par les tentations de la dialectique et de l’extrapolation. C’était là la première partie de son ouvrage. La deuxième partie consiste en une analyse de toutes les occurrences de dialogue contenues dans le Coran en les adaptant aux règles de l’argumentation, sourate après sourate. Pour rendre son ouvrage plus utile, il a cité vers la fin de son livre une phrase illustrant l’exemple du dialogue qui a eu lieu entre certains ulémas et les adeptes des anciens dialecticiens (ahl al jadal).

Lorsqu’on examine attentivement le troisième pilier de la dialectique chez At-tûfi, à savoir l’inférence (istidlâl), nous trouvons que celle-ci est le pilier qui occupe la plupart des méthodes de dialogue chez les ulémas. L’inférence repose essentiellement sur le qiyâs (raisonnement par analogie). Or, ce qiyâs est soit légal soit rationnel. En général, c’est la déduction d’une idée à partir d’une autre vu qu’il existe des points communs entre les deux. Pour les anciens ulémas, si on fait une déduction ou inférence c’est parce que l’un deux des éléments, objet de l’inférence, est plus spécifique que l’autre. Deux cas de figure se posent pour le premier : soit il raisonne du général au particulier et c’est la tradition chez les logiciens et les philosophes et dans ce cas on l’appelle extrapolation (istiqrâ’), soit on ne peut pas faire d’inférence excepté si nous nous inscrivons dans une qualité commune aux deux et c’est la tradition chez les spécialistes des fondements de la religion et des docteurs de la loi religieuse (fuqahâ’) et c’est ce que ceux-ci appellent tahqîq al manât (vérification des attributs d’un cas établi dans un autre cas). C’est là un domaine très vaste où il y a beaucoup à dire.

(12) Cet ouvrage a été publié en 1987 par l’Institut allemand des études orientales Beyrouth, l’authentification de l’orientaliste allemand Heinrich..

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Certains ulémas concernés par ce sujet l’ont divisé en trois modes, en appliquant le qiyâs qui est à leurs yeux le fondement de la méthode coranique dans le dialogue:

- Mode du qiyâs tacite (qiyâs dimni): c’est le mode adopté par le Coran dans l’istidlâl (inférence) ou la démonstration d’une vérité donnée, et ce en supprimant totalement ou partiellement les prémisses et la démonstration de la justesse des résultats sur la base de la représentation et de la concision. A titre d’exemple, Dieu dit : « Pour Dieu, l’origine de Jésus est similaire à celle d’Adam. Dieu l’a créé d’argile, puis lui a dit : «Sois !» et il fut. Voilà la Vérité qui émane de ton Seigneur. Ne sois donc point du nombre des sceptiques » (Al imrân : 59-60). Pour prouver la similitude entre Adam et Jésus, il a délaissé toutes les prémisses qui sont compréhensibles de par son discours aux Chrétiens qui prétendent que Jésus est le fils de Dieu parce qu’il n’a pas de père. Adam a été créé sans père comme Jésus ; or, si Jésus était un fils à cause de cela alors Adam aurait été prioritairement qualifié de fils de Dieu mais Adam n’est pas le fils de Dieu et les Chrétiens le reconnaissent comme tel.

- Mode du qiyâs par l’absurde (qiyâs al khuluf) c’est un mode qui repose sur la démonstration d’une chose par la négation de son contraire. Dieu a dit par exemple : « Or, s’il y avait d’autres divinités que Dieu dans les Cieux et sur la Terre, la marche de ces derniers aurait été gravement compromise. Gloire donc à Dieu, Maître du Trône, qui est au-dessus de leurs allégations mensongères ! » (Al- Anbiya’a : 22). Dieu a dit aussi : « Non, Dieu ne S’est donné aucun fils, et il n’existe aucune divinité avec Lui, sinon chaque divinité s’attribuerait ce qu’elle aurait créé, et certaines d’entre elles domineraient les autres. » (Al-Mu’minun : 91). Dans les deux démonstrations, Dieu a démontré la vérité en annulant son contraire et en occultant toutes les prémisses compréhensibles à travers le dialogue.

- Mode du qiyâs par analogie (tamtil) : il s’agit pour le démonstrateur d’évaluer la vérité qu’il prétend à l’aune d’une vérité générale en mettant en évidence leur dénominateur commun. Les versets coraniques qui utilisent ce mode sont nombreux, comme dans les versets suivants : « Ô hommes ! Si vous êtes dans le doute au sujet de la Résurrection, sachez que c’est Nous qui vous avons tirés de terre, puis d’une goutte de sperme, puis d’une adhérence, puis d’un embryon dont une partie est déjà formée et une autre non encore formée. C’est ainsi que Nous vous donnons une idée de Notre puissance. Nous maintenons dans les

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matrices ce que Nous voulons jusqu’au terme fixé, pour vous en faire ensuite sortir à l’état de bébé, et vous atteindrez ainsi plus tard votre maturité. Il en est parmi vous qui meurent encore jeunes, tandis que d’autres arrivent jusqu’à l’âge de la décrépitude au point de ne plus se souvenir de ce qu’ils savaient. Ne vois-tu pas aussi comment la terre desséchée reprend vie, dès que Nous l’arrosons de pluie, pour se gonfler et se couvrir de toutes sortes de couples de plantes luxuriantes? Il en est ainsi, parce que Dieu est la Vérité même, qu’Il est Celui qui rend la vie aux morts, que Sa puissance s’étend sur toute chose, que l’Heure viendra, sans nul doute, et que Dieu ressuscitera ceux qui sont dans les tombes » (Al- Hadj : 5-7).

Ne vois-tu pas que Dieu, Exalté soit son Nom, a évalué le fait de rendre à l’homme l’image qu’il avait quand il était en vie alors qu’il est dans l’au-delà, c’est ce qui suscitait la consternation des Arabes alors que la chose ne doit pas faire l’objet d’un doute et c’est la première démonstration. Le qiyâs a été fait de la meilleure façon qui soit et selon un mode où majesté, perfection et beauté sont réunis. En résumé, le Saint Coran a construit grâce à ses méthodes multiples du dialogue une méthode complète fondée sur plusieurs types d’argumentation et d’analogies. Cette méthode a caractérisé le dialogue islamique en général et la pensée des ulémas, des théologiens spéculatifs et des docteurs de la religion, en particulier, lesquels ont adopté la culture du dialogue avec leur contempteurs ou opposants aussi bien à l’intérieur du même courant qu’entre des courants différents ou entre l’islam et ses adversaires appartenant à d’autres religions et croyances, et ce en quête de vérité et pour que cette vérité soit la voie de l’homme qu’il doit suivre où qu’il soit.

L’application de la méthode du dialogue à notre réalité contemporaineJe voudrais tout d’abord rappeler que durant toute l’histoire de la pensée islamique qui dure depuis 14 siècles, les sciences de l’Islam et sa culture sont le fruit d’une succession d’épisodes faites de dialogues autour de la Raison et du texte (naql), c’est-à-dire un dialogue entre les adeptes des textes religieux coraniques et du hadith et ceux de la Raison. Ces débats étaient caractérisés par l’argumentation, le raisonnement par analogie et tous les autres principes de raisonnement logique. Ceci ressort également chez les ulémas du salaf et ceux qui les ont suivis ainsi que chez les logiciens et ceux qui s’en ont inspiré. Ce dialogue et cette disputation était présents dans chaque génération de musulmans, sauf à l’époque où on a fermé la porte de l’ijtihad. Pendant cette

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période-là, les savants avaient plutôt tendance à imiter leurs prédécesseurs. C’est ce que j’ai analysé de façon approfondie dans mon livre intitulé : « jadalu al- aql wa naql fi manahiji al-fikr al islami » (Dialectique de la raison et du texte dans la pensée islamique). Cet ouvrage est publié en deux volumes ; le premier sur la pensée islamique ancienne et le deuxième sur la pensée islamique moderne13.

C’est pour cette raison que quand j’appelle à l’application de la méthode du dialogue dont les fondements ont été établis par le Coran et quand je me base, à cet effet, sur les principes logiques, la responsabilité, l’appel à Dieu par la sagesse, le bon exemple et la disputation sereine, il ne s’agit pas là d’un nouvel appel mais c’est l’activation renouvelée de la méthode adoptée par la culture de l’islam depuis toujours. Mais aujourd’hui, il faut l’activer selon les exigences des sciences modernes, de la pensée contemporaine, et des nouveaux paramètres de la société, de la politique, et de civilisation. Nous rappelons ici que les raisons de ce dialogue pour notre temps sont de plus en plus pressantes, voire nécessaires, notamment quand on sait que l’homme contemporain vit un changement qualitatif sur le plan des droits de l’homme, ces droits qui font l’unanimité des organisations internationales et des conventions internationales. En tête de ces droits, on trouve la liberté de pensée, de croyance et d’expression. On ne peut plus établir des relations humaines sur le plan de la vie privée, familiale ou sociale, voire internationale, que sur la base de la proscription de la haine, le respect des libertés et l’application du droit.

Depuis que les musulmans sont tombés sous la colonisation européenne, c’est-à-dire de la première moitié du 19ème à la première moitié du 20ème siècle, tous pays et tous peuples confondus, ils sont entrés dans une étape de l’histoire qui a connu une gestation difficile, une étape marquée par la recherche d’une solution à la décadence civilisationnelle générale dans laquelle ils sont tombés. Devant le sous-développement et la pauvreté, la soumission au colonisateur, l’analphabétisme généralisé, l’adultération des préceptes religieux, leurs élites instruites ont réagi de deux façons : la première voie c’est le retour à la religion, à la compréhension de textes sacrés comme les ont compris leurs prédécesseurs avant l’apparition de la divergence. Ils étaient intimement convaincus que c’est la méthode idéale vers la renaissance et l’unification. La deuxième voie c’est l’application du modèle européen et de tout faire pour adopter les principes de la cité moderne et de ses modèles politiques, sociaux et économiques. Ceci

(13) Le premier tome de cet ouvrage a été publié en 1992, le tome 2 en 2000, Dar Attaqâfa, Casablanca.

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ne pouvait se faire que par l’application des sciences modernes et des modes de vie civile. Appelons la première logique « renouvellement » et la deuxième « modernisation ». C’est ce que l’on analysé en détail dans notre ouvrage intitulé « Jadal al aql wa an-naql fi al fikr al islami al hadith » (Dialectique de la Raison et du texte dans la pensée islamique moderne).

Nous avons dit du renouvellement qu’il est une réaction qui provient de l’intérieur de l’individu ou de la communauté afin de corriger les principes et les conceptions de l’islam, revenir aux textes premiers afin d’en dégager les valeurs et les principes et interagir directement avec ses textes fondateurs. C’est donc un renouvellement pour opérer une nouvelle réaction à l’intérieur de la conscience du musulman de manière à ce qu’il reste attaché à sa foi, après l’avoir assimilée et lui permettre de s’engager envers sa charia après l’avoir mise en application. Le renouvellement dans ce contexte c’est le renouvellement de la foi dans les esprits et la réactivation de cette interaction entre le texte et la Raison dans les consciences des musulmans. Dans la même veine, il s’agit de faire renaître les symboles islamiques pour qu’ils ne soient plus de simples traditions et rites imposés à l’individu de l’extérieur. Quant à la modernisation, c’est le fait d’interagir avec les éléments qui proviennent de l’extérieur. Cela implique une adaptation avec ces éléments et avec leur contexte civilisationnel. On ne pouvait éviter que les défenseurs de ce point de vue novateur et réformiste tombent dans une lutte avec les adeptes du courant moderniste occidentaliste. D’ailleurs c’est une lutte intellectuelle et politique qui ne s’est jamais arrêtée. Depuis plus d’un siècle et demi, la pensée islamique moderne a vécu un dialogue qui tourne autour de l’analyse de la crise du monde musulman ou autour des solutions possibles pour sortir de cette crise qui, nous le constatons, devient de plus en plus compliquée. Les avis des réformistes musulmans dans tous les pays islamiques forment les différentes méthodes qui ont paru à leurs auteurs comme susceptibles de réaliser la renaissance islamique voulue et l’exploitation de la renaissance des musulmans pour orienter vers le droit chemin. Dans ce contexte, nous considérons comme incontournable le dialogue entre les différents adeptes du renouvellement et les adeptes de la modernisation. C’est un dialogue d’autant plus important de nos jours où le principe de dialogue est considéré comme l’un des principes les plus abordés dans les fora internationaux et les médias et plus particulièrement après l’apparition de la notion de choc des civilisations14 qui a suscité à la fin du siècle précédent une large et vive polémique dans les milieux intellectuels et politiques et dans les fora culturels.

(14) Cette idée a été développée par Samuel Huntington dans son livre : The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New-York, 1996.

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La résolution de l’ONU de proclamer 2001 « Année des Nations Unies du dialogue des civilisations » est la preuve éclatante que les dirigeants politiques et les leaders intellectuels sont convaincus de la nécessité de mobiliser toutes les forces vives afin de construire la paix et la coexistence des peuples et faire régner le respect des valeurs du pluralisme et de la différence en tant que spécificité de la vie humaine. Cet élan part de la conviction que pour réaliser la paix et la coexistence entre les peuples du monde il faut privilégier la logique du dialogue, de l’entente et du respect des identités nationales et religieuses, loin de la logique du fanatisme et de l’exclusion. Il faut privilégier la force de la paix au lieu de la force de la violence.

En évoquant ces indicateurs historiques, je veux montrer que le monde d’aujourd’hui vit dans une époque chargée de facteurs de lutte ethnique et religieuse, de guerres et de crises qui s’aggravent, sans être capable de réaliser la paix, la justice et le développement des sociétés pauvres et marginalisées. Autant on a besoin de trouver des solutions à ces crises, autant le dialogue devient une entrée incontournable pour trouver ces solutions et régler les différends sur la base de la volonté d’équité et de solidarité humaine.

On a l’impression que l’appel au dialogue en cette conjoncture mondiale est une idée qui semble provenir du monde occidental, et qu’elle est le fruit de la pensée démocratique qui prône la pluralité et la différence sachant que ce monde était encore à la moitié du siècle dernier en train d’exercer toutes les formes de colonisation, d’exploitation et de confiscation des droits humains dans les pays du monde islamique qu’il occupait et auquel il imposait son pouvoir par les armes. Ici, il faut rendre justice à l’histoire de l’Islam en rappelant que l’appel au dialogue entre les êtres humains et entre les religions et les civilisations étaient le fruit du discours coranique qui était le premier à avoir adressé ce discours aux gens du Livre, notamment les chrétiens.

Dieu dit à ce propos : « Dis : « Ô gens des Écritures ! Mettons-nous d’accord sur une formule valable pour nous et pour vous, à savoir de n’adorer que Dieu Seul, de ne rien Lui associer et de ne pas nous prendre les uns les autres pour des maîtres en dehors de Dieu (..).» (Al-Imrâne : 64). La civilisation islamique a effectivement connu le dialogue des cultures et l’ouverture des musulmans sur les sciences logiques et le patrimoine civilisationnel des nations anciennes. Par conséquent, la mission des intellectuels musulmans d’aujourd’hui n’est pas de formuler ni de s’approprier l’idée du dialogue à la lumière des appels occidentaux, mais à la lumière des préceptes coraniques. Il s’agit aussi, pour eux, de déduire ces valeurs du discours coranique non pour une quelconque concurrence ou surenchère mais pour montrer la vérité et rendre justice à l’Islam et à son histoire.

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Un regard sur l’avenir : La révolution vertigineuse de la connaissance

Dr Ismail Sirageldin(*)

Le maelström de la révolution communicationnelle mue par les moyens d’expression et de communication auquel nous assistons nous amène à reconnaitre que nous traversons une étape décisive dans la relation régissant les êtres humains entre eux et leur relation avec le savoir qu’ils génèrent, eu égard surtout à la vitesse des transformations qui se produisent.

Force est de constater, cependant, que cette transformation provoque un schisme intergénérationnel dans toutes les sociétés. Il convient donc de méditer sur les aspects et la portée de cette révolution vertigineuse de la connaissance, afin de compléter notre vision du paysage culturel de nos pays.

Tout le monde s’accorde à dire que nous avançons à grands pas vers la réalisation de la société du savoir et de l’économie fondée sur la technologie, avec tous les aspects connus de la mondialisation que cela implique. Je parles ici de la contexture de la connaissance, de la façon dont elle est exposée et de la manière dont nous interagissons avec elle, tous tant que nous sommes, universitaires, chercheurs, ou membres d’une famille qui ont l’habitude de se rendre à la bibliothèque pour demander conseil au conservateur sur un bon ouvrage à lire ou des références nécessaires à l’élaboration d’un document de recherche. C’est ce que j’entends par «la nouvelle révolution du savoir», sujet que j’ai déjà eu l’occasion d’aborder avec quelque détail.

La nouvelle révolution du savoir se distingue par sept caractéristiques principales, que je désignerais de « piliers ». Ces piliers influencent notre manière de considérer le processus d’enseignement et ses institutions, du primaire au postuniversitaire, ainsi que notre façon de concevoir les centres de recherche scientifique, qu’ils soient universitaires ou relevant de l’Etat ou du secteur privé, ou encore les établissements de soutien au système intégré de la connaissance, à savoir, les bibliothèques, les archives et les musées. Les sept piliers en question sont les suivants :

(*) Directeur de la Bibliothèque d’Alexandrie et ancien vice-président de la Banque mondiale.

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• La structure, la vie et l’organisation,

• L’image et le texte,

• L’individu et la machine,

• La complexité et le chaos,

• L’informatique et la recherche scientifique,

• Le rapprochement, le chevauchement et la transformation, et

• Pluridisciplinarité et élaboration des politiques appropriées.

Ces sept piliers sont décrits sommairement ci-après :

I. La structure, la vie et l’organisationDepuis le commencement de l’histoire, le savoir s’est cumulé selon une structure explicite représentée d’abord par les rouleaux, les tablettes et autres modes d’écriture, puis par des écrits manuscrits ou imprimés. Chaque auteur d’article ou de livre constitue, dans cet ordre d’idées, une unité cognitive, et toutes ces unités, réunies les unes à la suite des autres, représentent les briques servant à construire un mur. L’ensemble de ces écrits individuels ont permis, après leur analyse, de cumuler la connaissance, tant et si bien que le bastion du savoir a fini par s’ériger pièce après pièce et brique après brique.

Mais tant qu’elles n’ont été publiées qu’une seule fois, ces pièces ou briques demeurent « mortes », jusqu’à la parution de la deuxième édition. Si l’on ouvrait un même ouvrage à la page 157, par exemple, on trouverait exactement la même chose dans toutes les copies, et le contenu resterait inchangé quand bien même on le ferait plusieurs décennies après sa parution.

Mais avec l’émergence de l’internet, les choses ont changé. La page web est devenue en elle-même une unité de connaissance et un référentiel d’analyse. Plutôt que de suivre le mode séquentiel traditionnel d’exposition, c’est avec la page principale que nous travaillons, laquelle nous oriente vers d’autres liens hypertextuels. L’on prévoit encore plus d’élasticité à l’avenir dans l’intégration des images fixes et des vidéos, ainsi que dans la navigation entre les différents liens de référence. La page sur l’internet est différente de celle d’un livre ou d’un article, puisqu’elle change, se renouvelle et nous parle. En d’autres termes, elle est « vivante » et différente entre un jour et son lendemain.

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Les moteurs de recherche font partie intégrante de l’internet et interviennent pour donner instantanément vie aux matières, contrairement aux matériels imprimés traditionnels. Si un individu cherche une page sur l’internet à un moment donné de la journée, et qu’un autre procède à la même opération quelques heures plus tard, le contenu aura probablement changé entretemps, du fait que l’actualisation de la matière s’effectue de façon continue.

Si l’on passait au-delà de la structure actuelle de la toile mondiale pour explorer le réseau sémantique et dégager les relations et les concepts, tous domaines confondus, on constaterait que le plan d’organisation et de présentation des connaissances est un gigantesque canevas où les concepts, idées et vérités sont cohérents, interdépendants et dynamiques, d’autant que ce canevas grandit à un rythme accéléré, impliquant de ce fait de nouveaux modes d’interaction. A leur tour, ces nouveaux modes interpellent d’autres formes de réflexion et ainsi de suite, de sorte que, contrairement aux briques dans le mur, on ne peut atteindre le fond de la recherche scientifique, celle-ci étant semblable à un fleuve dont le flux ne s’interrompt jamais.

Et si l’on ajoutait à tout cela le phénomène des réseaux sociaux que l’internet et la toile mondiale ont rendu possibles, l’on pourrait alors imaginer ce que serait ce que certains spécialistes désignent de Meta-web, dont la capacité de communication cognitive et sociale est ahurissante. Est-il possible qu’avec la Meta-web nous entrons dans l’ère de la communication intelligente ?

II. L’image et le texte Depuis toujours le texte était le principal moyen de transfert de l’information. Il était alors tout aussi difficile de produire l’image que de la reproduire ensuite. Mais les choses ont changé aujourd’hui. Grâce à la révolution numérique, n’importe qui peut désormais enregistrer des images fixes et vidéo, et les graphiques assistés par ordinateur sont à la portée de tous.

Le cerveau humain peut traiter les informations optiques à une vitesse hallucinante. Il peut collecter et traiter en une fraction de seconde un nombre impressionnant de détails. Certains signes nous amènent à pressentir dans ce contexte l’imminence d’une nouvelle phase de la révolution actuelle du savoir. D’abord, la dépendance accrue à l’image, associée au texte, dans le transfert de l’information et des connaissances, et les différents matériels de stockage et de récupération qui leur sont associés, puisque les livres ou magazines auxquels nous sommes passés s’appuient sur le texte assorti de l’image numérique et de

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la vidéo, ainsi que de la réalité virtuelle tridimensionnelle. Cette interaction est appelée également à devenir l’une des caractéristiques du monde de la nouvelle réalité virtuelle indissociable de l’image. Mais quelle en est la future signification de tout ceci, au plan de la présentation, de la recherche, de la récupération et de l’interaction entre le chercheur et la matière ? Bien plus encore, en quoi la facilité de manipulation de l’image sera-t-elle utile au niveau de l’élaboration d’un travail de recherche ou de la transmission du savoir à d’autre ?

III. L’individu et la machine A l’exception des mathématiques pures et certains aspects de la philosophie, nul ne peut rechercher, trouver et récupérer la connaissance, quel qu’en soit le domaine, puis la traiter, l’enrichir et diffuser sa contribution sans recourir à la machine. Il n’est plus possible de rechercher manuellement dans le réceptacle incommensurable des matières disponibles aujourd’hui, même dans le domaine de la critique littéraire et des sciences sociales. Le XXI° siècle incarne le commencement d’une nouvelle ère d’interaction entre l’homme et la machine, et cela soulève immédiatement des interrogations sur l’intelligence artificielle. La question cependant n’est plus de savoir si c’est une bonne ou mauvaise chose, mais d’admettre tout simplement que c’est une réalité.

Après la victoire du programme Big Blue, créé par IBM, sur le champion du monde d’échecs Garry Kasparov en 1997, d’aucuns s’interrogent sur la possibilité que ces machines, avec leurs vitesses, capacités et enchevêtrements phénoménaux actuels, acquièrent une conscience propre, cette dernière étant justement le trait qui distingue l’être humain de la machine.

D’autres se demandent si « la conscience » et « l’intelligence » demeurent des qualités spécifiques au système extrêmement complexe du cerveau humain, qui dépasse par le nombre de ses cellules un million de fois celui de l’ordinateur le plus puissant. Mais qu’adviendra-t-il lorsque l’ordinateur dépasserait d’un million de fois le cerveau humain ? Lorsque les programmes informatiques se développeraient de concert avec ces nouvelles machines ? Or cette évolution est devenue possible au cours de la première moitié du XXI° siècle.

Quelle que soit cependant la portée et les ramifications de cette discussion, il n’en demeure pas moins que ces changements sont évidents sur le plan des bibliothèques et de l’internet. La Bibliothèque numérique mondiale en est un exemple patent, puisque ce système permet à l’usager de relier les vidéo, textes illustrés, commentaires et cartes disponibles dans les différentes

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bibliothèques à travers le monde en une seule unité harmonieuse intégrée où il peut naviguer, selon l’entrée choisie (histoire, géographie, thème, unité, voire même un seul mot), et trouver ce qu’il cherche parmi les matières numérisées disponibles dans tous les pays du monde.

IV. La complexité et le chaos Qu’il s’agisse des phénomènes écologiques ou des aspects biologiques, le monde dans lequel nous vivons est d’une grande complexité, tant et si bien que cette complexité s’érige aujourd’hui en une science à part entière, à savoir, la Théorie de la complexité. Il en est de même des questions socioéconomiques qui versent désormais dans une mondialisation tout aussi complexe, et dans laquelle des millions de dollars tournent autour du monde à la vitesse de l’éclair par le simple clic d’une souris et l’impulsion d’un électron. Le réseau d’échanges intersectoriels est énorme, et il est difficile de prévoir les conséquences de certaines opérations qui interfèrent avec d’autres, phénomène qui a été abordé scientifiquement dans la Théorie du chaos.

La réalité se caractérise non seulement par sa complexité mais aussi par son côté anarchique. En d’autres termes, les systèmes complexes disposent de boucles de rétroaction non-linéaires qui débouchent sur des réseaux et réseaux secondaires qu’il sera difficile de prévoir.

V. L’informatique et la recherche scientifique D’aucuns considèrent encore aujourd’hui que l’ordinateur est le prolongement d’une grande machine comptable pouvant effectuer des opérations arithmétiques inintelligentes à très grande vitesse. Les savants et ingénieurs sont vus par les innovateurs et chercheurs comme des réalisateurs grâce auxquels la vie est moins monotone. Mais s’il est vrai que ces outils sont admirables, ils n’en sont pas moins des outils, rien de plus. Les concepts et techniques de l’ordinateur sont en passe de devenir une partie centrale de la méthode de recherche scientifique. Quant aux concepts, outils et théories des sciences informatiques, ils trouveront leur place dans la trame fondamentale dans tous les domaines des sciences et pratiques scientifiques.

En matière de gestion des données, par exemple, on constate que celles-ci deviennent de l’information dès qu’elles sont organisées. Et lorsque l’information est expliquée, elle devient une science, tout comme lorsqu’elle est épaulée par le savoir-faire et la vision, elle se transforme alors en sagesse. Mais ça, c’est une autre histoire !

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Il ne s’agit cependant pas de la collecte ou du volume des informations, mais des liens entre les différents groupes de données. Les difficultés que ces liens dégagent ont des dimensions qui diffèrent des problèmes auxquels les savants sont généralement confrontés en matière de collecte de données. Ce sont cependant les spécialistes de la science informatique mécanique qui travaillent le plus sur ce type de problèmes.

VI. Le rapprochement, le chevauchement et la transformation Les domaines se rapprochent graduellement. Exprimé en termes plus simples, naguère on avait la biologie et la chimie, deux sciences indépendantes l’une de l’autre. Puis on a eu la biochimie. C’est dans ces moments de rapprochement que de nouvelles sciences et de nouvelles perspectives voient le jour, enrichissant et développant nos connaissances et technologies. Aujourd’hui nous assistons au rapprochement de trois domaines qui, jusqu’à présent, étaient indépendants mais commencent à se chevaucher. Il s’agit, en l’occurrence, de la biotechnologie, de l’informatique et de la nanotechnologie, ou la technologie bio-info-nano (BINT).

Il convient cependant de mettre au point ce que la Fondation nationale américaine de la recherche (NSF) appelle la «recherche transformative», c’est-à-dire les recherches en mesure de transformer radicalement les domaines de la connaissance, y compris la biologie synthétique et la femtochimie, considérées à présent comme des domaines de recherche de haute valeur. Rappelons que la découverte de l’ADN a débouché sur de nouveaux domaines, tels que la génomique (science des génomes), la protéomique (science des protéines) et la métabolomique (science des métabolites ou sucres et acides dans l’organisme).

Mais il demeure une question de grande importance, à savoir si ces développements resteront le fruit du hasard, ou s’ils seront le produit régulier de nos instituts de recherche.

VII. La méthodologie des études environnementales et l’élaboration des politiques appropriées

Il devient de plus en plus évident que nos vrais problèmes, qu’il s’agisse de pauvreté, d’environnement ou d’autre, sont multidimensionnels et font appel à une pluralité de domaines de connaissances. Or les institutions universitaires et de recherche continuent d’insister depuis des décennies, voire des siècles,

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sur l’indépendance des spécialités des différents départements et facultés, où chacun est jaloux de son domaine particulier, de sorte qu’on se retrouve avec des domaines de connaissances qui réagissent et s’intéressent médiocrement aux nouveaux problèmes et défis mondiaux et, par voie de conséquence, interviennent peu ou prou dans l’élaboration des politiques adaptées aux changements que nous connaissons.

Tels sont, en résumé, les sept piliers de la nouvelle révolution du savoir, qui doivent être pris en compte dans nos établissements d’enseignement - du primaire au postuniversitaire - et nos instituts de recherche, tant publics que privé, et établissements de soutien à la culture et la connaissance, tels que les bibliothèques, les musées et les archives.

Compte tenu du fait que l’avenir arabe est nécessairement lié à la culture de la connaissance, il devient impératif que les intellectuels et les décideurs de nos pays arabes s’intéressent aux dimensions de cette révolution vertigineuse de la connaissance, avec ses sept piliers et ses diverses retombées.

Peu d’intérêt est cependant accordé dans les publications du monde arabe aux changements qualitatifs sur les réseaux de communication avec la connaissance. Or ces changements sont susceptibles de provoquer une véritable révolution dans tout ce que le monde a connu au cours des trois derniers siècles, jusqu’à la fin du XX° siècle lorsque ces changements ont commencé à poindre. Mieux encore, bon nombre de nos concitoyens souhaitent des réformes et des changements à l’image des modèles d’institutions éducatives et de recherche occidentales réussies, ou du système chinois de modernisation et d’industrialisation, indifférents cependant au fait que ces modèles sont d’un autre âge alors que nous devons relever les défis d’une ère nouvelle. Le grand projet civilisationnel par notre Oumma ne peut se réaliser s’il ne s’appuie pas sur un important pilier de cette transformation, à savoir le redressement de nos institutions éducatives et de recherche, de sorte qu’elles s’accordent avec les sept piliers de cette révolution du savoir et tirent profit de ses gigantesques moyens et techniques. Cette révolution doit être exploitée en faveur de la jeunesse arabe montante qui la côtoie, afin qu’elle puisse réaliser ce projet civilisationnel dont nous avons dessiné les contours dans les pages qui précèdent.

Des époques changeantes

Nous nous sommes tous appuyés sur le livre comme moyen essentiel au discours culturel, faisant abstraction des autres voies de communication

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culturelle, tels que le théâtre et le cinéma. Nombreux sont ceux qui s’interrogent sur l’avenir du livre dans notre nouveau monde numérique.

Certes le livre se poursuivra, non pas dans sa forme matérielle imprimée que nous connaissons bien actuellement et dont nous étions épris, mais en tant que recueil de mots qui occupe un espace déterminé, enseigne le lecteur, le divertit et s’adresse à son cerveau à travers la magie et le charme du texte. A la cérémonie d’ouverture du Premier sommet mondial du Livre, qui s’est tenue à Washington, DC en décembre 2012, j’ai déclaré que « Le livre, dans ce sens, durera éternellement, et aujourd’hui je suis plus que jamais convaincu que le livre, sous sa forme électronique, peut cohabiter encore longtemps avec le livre imprimé, tout comme les manuscrits et les livres imprimés ont cohabité des siècles durant avant que les livres supplantent définitivement le manuscrit. Sauf que ce sont les éditeurs, qui sont les intermédiaires entre le livre et le lecteur, qui seront le plus affectés par les nouvelles technologies de l’information et de la communication ».

Dans les prochaines années, un nombre accru d’auteurs publieront leurs propres ouvrages. On assistera alors à de nouvelles formes d’intermédiation et de diffusion, pendant que les types électroniques continuent de prendre la préséance sur l’imprimé et que les équipements informatiques sont remplacés par les nouveaux appareils personnels portables, dont la vitesse et les capacités offrent des potentialités encore inégalées.

J’avais noté précédemment que les nouvelles technologies nous permettent désormais de réaliser ce dont ont ne pouvait imaginer naguère, même en rêve. Mais aujourd’hui, grâce aux réseaux d’entreprises coopératives et à la magie du numérique, on peut construire des musées mondiaux qui peuvent exposer les objets en 3-D et vous amener en visites guidées virtuelles à distance ; mais on peut aussi lire des textes en entier et voir, visionner ou écouter les images, les vidéos et la musique qu’ils comportent. Mais ces innovations ne nous posent pas moins des défis incarnés par le gigantisme des données, la protection de la vie privée, la sécurité, et les réseaux sociaux.

Des données d’envergure

La révolution des TIC est d’autant plus rapide que nous sommes persuadés que les chiffres et les données cités aujourd’hui ne seront plus d’actualité demain, étant d’ores et déjà devancés par de nouvelles réalités au moment même où la présente étude se retrouve entre les mains du lecteur. Or en ce début de 2016, ce n’est pas seulement sur le volume des données que

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nous devons nous concentrer, mais aussi sur la vitesse des développements structurels que connaissent les TIC et, partant, sur l’écart que cette révolution devra susciter entre l’expérience des générations d’hier et de demain.

L’internet et le téléphone portable se sont joints pour former une union étroite et surprenante qui nous oblige à repenser tout ce que nous avons appris sur le mode d’organisation de nos sociétés.

Il n’existe quasiment aucun aspect de notre vie qui n’interagit pas avec l’internet, qu’il s’agisse de commerce, de sciences ou de réseaux sociaux. Si bien qu’il n’y a plus de données dans le monde auxquels l’individu ne peut avoir accès. Et si le lieu d’interaction avec l’internet se permute entre les équipements informatiques fixes et les Smartphones, la disponibilité constante et sans interruption des services connexes permettent à des milliards de personnes d’en user comme chose acquise.

• D’après l’Union internationale des télécommunications (UIT), le nombre de téléphones portables dans le monde dépassera le nombre de la population mondiale en 2016 ;

• Le nombre d’usagers des smartphones atteindra 1,75 milliard d’unités en 2016 ;

• Les sites d’hébergement sur internet dépassent, depuis 2012, le milliard et devraient continuer à se multiplier par des taux à deux chiffres, alors qu’au début des années 80 ils étaient à peine de quelques centaines.

Mais où allons-nous à ce rythme ?

Prenons un instant pour contempler les dimensions stupéfiantes de la révolution de l’information :

D’après les estimations de 2007 de l’Université de Californie, le bilan de tout ce que l’humanité a produit au cours de son histoire s’évalue à 256 hexabytes (hexaoctets), soit le total de ce nous avons cumulé au cours de l’histoire, jusqu’en 2007.

Depuis 2007, cependant, nous assistons à un développement démesuré au niveau de l’utilisation de l’internet :

• L’utilisation de l’internet entre 2010 et 2013 s’est multipliée par 20 ;

• La moyenne de développement de cette utilisation depuis l’an dernier dépasse 1 hexabyte par jour ;

• Le Royaume d’Arabie Saoudite ajouterait, à lui seul, l’équivalent de 1 hexabyte par jour ;

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• Mais que représente un hexabyte ? C’est l’équivalent d’un milliard de milliard de bytes (octets), soit :

- 100.000 fois le volume d’informations imprimées quotidiennement par la Bibliothèque du Congrès, ou

- Entre 500 et 3000 fois le contenu quotidien de la Bibliothèque du Congrès.

Google prétend posséder environ 10 hexabytes sur ses serveurs, auxquels s’ajoutent 50 hexabytes sur des enregistrements de réserve.

L’organisation et la préservation de ces données soulèvent de nombreux problèmes, notamment l’obsolescence et le délabrement technique et matériel, alors que ce flux astronomique de données continue, entretemps, de se multiplier, au même titre que le défi de tout préserver. Que se passerait-il si nous nous trouvions soudain incapables de préserver et d’organiser cette prodigieuse somme de données, en constante expansion, que comporte l’internet ? Allons-nous vers une sorte d’amnésie numérique ? Il est peu probable que cela puisse arriver, car l’internet procèdera vraisemblablement à une autoépuration au cours de laquelle certaines données seront conservées pour le futur. Les données à valeur mondiale seront enregistrées plusieurs fois dans leur forme numérique, d’autres disparaîtront involontairement. Il est logique que nous ayons envie de tout préserver, mais les limitations matérielles nous imposent d’entreprendre une sélection globale, peu souhaitable certes mais que nous devons vivre avec quand même. Les chefs d’œuvres de nos générations passées devront traverser une nouvelle épreuve à travers le tamis qui déterminera leur force de résistance. Les archives seront traitées différemment : il n’est plus nécessaire de conserver les factures que nous avions réglées hier pour que nos petits-petits-fils puissent les consulter !

Cette situation évolutive nous interpelle, cependant, à prendre une conscience accrue des problèmes d’obsolescence et de délabrement technique et matériel, qu’il faut prendre au sérieux. C’est ici qu’émerge, tout naturellement, l’avantage du livre imprimé, avec toute la simplicité et le confort incomparables qu’il suscite. Peut-être est-ce l’une des raisons qui nous amène à conserver des copies de tous les livres dans le monde, à l’instar de l’ancienne Bibliothèque d’Alexandrie mais sous une nouvelle forme, au moment même où l’on est heureux d’enrichir le contenu « généré numériquement », de l’organiser dans des groupes d’ordinateurs (servant à la récupération des données), de plus en plus énormes. Mais ici nous sommes confrontés à deux autres problèmes, à savoir, la protection de la vie privée et la sécurité.

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La protection de la vie privée

Mais qu’en est-il de la question de vie privée, compte tenu du caractère quasi incalculable de ce volume d’informations sur l’internet, auxquelles s’ajoutent celles que nous produisons nous-mêmes et celles que les gouvernements, les détaillants, les banques et les entreprises avec lesquelles nous travaillons, collectent, analysent et utilisent en temps réels ?

Les individus sont de moins en moins offusqués par la violation de leur vie privée, probablement en raison de la facilité qu’ils ont d’obtenir un service quelconque, ou peut-être par souci d’acquérir le renom tant souhaité, ne fut-ce qu’à titre temporaire, et qu’ils peuvent acquérir grâce à Facebook, Twitter ou You Tube. Le renom, généralement, est conféré par la société à un individu qui en est digne pour une action illustre, telle que l’élaboration d’un grand ouvrage, la production d’un film prestigieux, une découverte scientifique majeure, la réalisation d’un record mondial, ou l’accomplissement d’actions distinguées dans l’entreprenariat ou le gouvernement. Ce type de renom n’est cependant pas temporaire, puisque fondé sur des bases solides. Or notre culture moderne de la communication a façonné un nouveau phénomène de renom, en vertu duquel l’individu devient célèbre en raison de la célébrité acquise, et les personnes célèbres changent en continu : ils sont intensément visibles sur les couvertures des revues clinquantes, résident sur les sites des réseaux sociaux où leurs nouvelles sont «intensément» diffusées, avant qu’ils ne disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus, remplacés par d’autres.

La sécurité

La sécurité est le pendant de la vie privée, et qu’il s’agisse de notre dossier médical, des secrets de l’Etat, ou des informations commerciales, la sécurité tient désormais le haut du pavé. Examinons les deux événements réels suivants :

• On prétend que Snowden a mis la main sur 1,77 million de documents ;

• La technologie qui a permis la réalisation d’un processus d’espionnage d’une telle ampleur est celle-là même qui a rendu possible sa découverte par quelqu’un d’autre : Ce sont les deux faces d’une même médaille ;

• Il est virtuellement impossible pour Snowden de « photocopier » 1,77 million de documents ;

• Il y a peu de temps, le New York Times a révélé le plus grand piratage informatique d’une institution financière dans l’histoire. Ce piratage,

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considéré comme l’un des plus graves qu’une entreprise ait jamais enregistré et dont JP Morgan Chase a été la victime, a touché plus de 83 millions de familles et d’entreprises.

Et quoiqu’elles soient plus que jamais pressées de multiplier le volume des données sur l’internet, nos communautés devraient consacrer un peu de temps à réfléchir à la sécurité dans le domaine des TIC.

Je voudrais maintenant aborder un thème étroitement lié à la vie privée et à la sécurité.

Les réseaux sociaux

Qu’il s’agisse de transférer un milliard de dollars à l’autre bout du monde par les impulsions électroniques d’un simple clic de la souris, ou d’envoyer une lettre d’amour à notre bien-aimée avec un Tweet, le flux d’information est incommensurable et les réseaux sociaux sont devenus un phénomène déconcertant.

Les réseaux sociaux sont devenus possibles grâce à l’internet. La commu-nication par ce moyen a pris une rapidité étonnante, atteignant la vitesse de l’éclair. Or, comme le montre les chiffres ci-après, la révolution de l’information et de la communication qui a gagné le monde tout entier n’a vu le jour que depuis peu :

- Facebook : 2004

- You Tube : 2005

- iPhone, premier Smartphone : 2007

Quand à leur envergure, elle se récapitule comme suit :

• Les réseaux sociaux couvrent une personne sur quatre dans le monde ;

• Plus des deux-tiers des usagers de l’internet à travers le monde utiliseront les réseaux sociaux (au moins une fois par mois)

• Ce chiffre est appelé à s’élever et atteindre 75% des usagers de l’internet en 2016.

De nombreux débats tournent autour des aspects sociaux et psychologiques de l’interaction sociale virtuelle, car dans la réalité, cette interaction est tout à fait différente. Plus encore, cette extension tentaculaire dans la communication, en particulier les réseaux sensibles, va distendre de façon encore jamais vue les capacités du système nerveux. Cela signifie que l’on peut accroître encore davantage le savoir virtuel au cours des prochaines années, avec toutes les

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interrogations que cela soulève et qu’il convient d’aborder dans un autre contexte.

La fracture intergénérationnelle provoquée par la révolution des TIC dans les pays arabes, y compris en Egypte, est d’autant plus stupéfiante que si celle-ci suscite l’appréhension des anciennes générations, elle est accueillie avec beaucoup de facilité par les jeunes générations. Mais outre l’écart intergénérationnel énorme que cette technologie engendre, il faut aussi noter le profond impact qu’elle a sur la langue arabe en raison de l’utilisation du dialectal arabe dans les SMS, qui sont rédigés en caractères latins avec, partiellement, des chiffres servant à tracer phonétiquement des phrases et expressions de l’arabe dialectal, d’autant que certains auteurs contemporains n’utilisent que l’arabe dialectal. Ceci aura pour effet non seulement de détruire l’arabe classique moderne, mais aussi les expressions littéraires provenant des écrits d’auteurs célèbres.

La question est de savoir où cela nous mènera-t-il d’ici la prochaine génération. La réponse n’est pas claire, mais ce qui est certain est que la jeunesse ne retournera pas en arrière. Les jeunes trouveront des moyens d’expression propres à eux, qu’il s’agisse de musique, d’art ou de littérature. Dans ce dernier domaine, la fracture constitue un véritable danger, quoique le Zajal (poème en arabe dialectal) ait toujours existé et que les pièces de théâtre et les feuilletons télévisuels nous aient submergés pendant toute une génération. Dans cette veine, il est certain que les réseaux sociaux, avec leur expansion hallucinante et leur profonde influence, auront un impact, quoique encore incertain, sur nos idées traditionnelles concernant le théâtre et le cinéma, ou nos méthodes de lectures des romans et notre interaction avec les livres, ou encore entre nous et avec le public. Cette mutation touchera forcément aussi les institutions culturelles connexes, tels que les bibliothèques, les musées et les archives, qui deviendront des entités mixtes, à la fois matérielles et virtuelles, offrant leurs services tout autant sur place qu’à distance grâce aux nombreux équipements modernes dont ils disposent désormais. C’est un monde on ne peut plus nouveau !

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ConclusionD’aucuns estiment que ce flux de données et de techniques a le pouvoir de transformer nos vie à la vitesse de l’éclair. Le monde nouveau qui se forme devant nous est très préoccupant, car il révèle un monde terrifiant et des sociétés qui ont tout perdu de leur humanisme. Il reflète les questions profondes soulevées par T.S. Elliott depuis un siècle lorsqu’il a demandé :

Où est la vie que nous avons perdue en vivant ?

Où est la sagesse que nous avons perdue dans la connaissance ?

Où est la connaissance que nous avons perdue dans l’information ?

Pour ma part, je trouve que ces développements ont toutes les raisons de nous réjouir car, à l’évidence, ils ouvrent à la jeunesse de nouveaux horizons. Aussi j’appelle tous les directeurs des institutions culturelles et scientifiques à impliquer les jeunes, non pas en tant que stagiaires ou apprenants, mais comme collègues et assistants. Je voudrais ici évoquer ces vers de Robert Frost :

A présent que je suis vieux la jeunesse est mon professeur

Ce qu’on ne peut façonner se brise ou se tord,

Le mal que mes études me donne provoque une blessure

Et je vais à l’école des jeunes pour connaître mon avenir.

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La culture du dialogue dans l’Islam :Liberté de choix et droit à la divergence

Dr Mohamed Semmak(*)

En principe, il faut être deux pour avoir un dialogue et, dans notre cas de figure, le second est l’être qui nous est différent. Le but du dialogue est d’exprimer son avis en l’étayant par des données vérifiables, mais en même temps en s’ouvrant à l’autre pour comprendre également son point de vue, puis s’entendre réciproquement. Or l’entente ne peut se réaliser sans une compréhension mutuelle, laquelle passe par le dialogue, qui est le moyen idoine, d’abord pour assimiler les données et réalités sous-tendant la position des deux parties en lice, puis asseoir leur entente.

Dans notre culture islamique, rappelle Abou al-Walid al-Baji, celui qui fait un effort de recherche puis atteint la vérité, il a deux récompenses, l’une pour l’effort, l’autre pour son succès à atteindre la vérité. Celui qui fait un effort et se trompe, il n’a qu’une seule récompense pour son effort, mais il ne lui sera pas tenu rigueur de son « erreur ». Nous en déduisons que l’effort de recherche, à l’instar de tout effort intellectuel humain, est sujet autant à l’erreur qu’à l’exactitude. Ce n’est donc pas plus quelque chose de sacré, d’absolu ou d’immuable, mais plutôt humain, limité et changeant.

Notre culture islamique prévoit également que « Mon avis est correct mais peut donner lieu à des erreurs, et l’opinion d’autrui est erronée mais peut comporter aussi du vrai ». Cela suggère que nul ne peut prétendre à la vérité absolue, et ne peut donc, de ce fait, mettre en cause l’avis des autres juste parce qu’ils sont convaincus d’une opinion contraire. La vérité est relative et la quête de la vérité, quoique divergente dans l’optique de l’autre, est une méthode directe des voies menant à la connaissance. C’est aussi l’une des formes les plus transcendantes du dialogue.

Le dialogue exige avant toute chose, toujours selon notre culture islamique, une reconnaissance de l’autre et de ses différences, et le respect de son droit, non seulement d’adopter une opinion, position ou interprétation différente,

(*) Secrétaire général de la Commission nationale islamo-chrétienne pour le dialogue au Liban.

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mais aussi de respecter son droit de défendre cette opinion, position ou effort, puis l’obligation qu’il a d’assumer la responsabilité de sa conviction.

Etant donné cependant que le dialogue exige la présence de l’autre, il est donc impératif que cet autre soit introduit, chose qui ne peut être faite en dehors du « Moi ». Il n’est cependant pas possible d’aboutir à la compréhension et l’entente avec l’autre sans la disponibilité de ce Moi. Ainsi, toutes les fois que l’être humain transcende son égoïsme, il élargit la place réservée à l’autre. La réalité n’est pas dans le Moi, car elle se complète avec l’autre, y compris dans sa relativité. Plus encore, elle ne retrouve son sens absolu que dans sa communion avec Dieu. Par ailleurs, le dialogue avec l’autre représente la découverte du Moi et la mise en pleine lumière des failles et lacunes qui sont inhérentes à son humanisme. C’est dans ce contexte que le philosophe français Jean Paul Sartre affirme que l’autre est un intermédiaire entre moi et mon égo et la clé qui permet à l’être humain de comprendre les sentiments relatifs à sa propre existence.

L’autre peut être indifféremment un individu ou un groupe. Il peut être un croyant, un Dhimmi (Gens du Livre), ou un mécréant. L’autre croyant est, pour le croyant, comme une construction bien établie où les briques se soutiennent mutuellement. Les Gens du Livres, dans la communauté islamique, sont sous la Dhimma (protection) du Musulman.1 Rappelons à cet égard cette parole du Prophète « Qui nuit à un Dhimmi me nuit à moi ». Quant à l’autre, le mécréant, la relation se construit sur le principe « Vous avez votre religion et j’ai la mienne ». Mais, en tout état de cause, la relation entre le musulman et l’autre demeure régie par ce hadith de l’Envoyé de Dieu (PSL) qui dit : « Le véritable musulman est celui qui ne nuit pas aux gens avec sa main et sa langue ».

L’Islam admet la divergence en tant que vérité humaine naturelle, et c’est dans ce contexte qu’il l’aborde : « O hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle

(1) Voir l’article de Dr Omar Masqawi paru dans le journal An-Nahar du 19 mai 2001 où il parle du concept de la Dhimma dans ces termes : « Dans ce cas de figure, la Dhimma n’est pas la protection structurée à l’instar du type commun à la civilisation occidentale moderne, mais celle procédant du creuset de la réminiscence abrahamique et qui se traduit par « ils ont les mêmes droits et les mêmes obligations que nous ». Cela complète la notion de « Ahl al-Dhimma» (les Gens du Livre) qui implique que l’autorité, lorsqu’elle prend une nouvelle forme de conception moderne après avoir transité par la dimension organisationnelle que l’Islam lui confère, devient une dhimma (protection) inscrite au creuset national. En d’autres termes, ce creuset national incarne la dhimma réciproque entre la religion et les gens concernés ».

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et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez » (Al-Hujurat : 13). Le Seigneur a créé les gens différents, tant sur le plan ethnique et social que culturel et linguistique, mais ils n’en demeurent pas moins, fondamentalement, une seule et même Oumma, ainsi qu’il est dit dans le Saint Coran : « Les gens ne formaient (à l’origine) qu’une seule communauté. Puis ils divergèrent » (Yunus : 19). En d’autres termes, cette divergence plurielle n’annule pas l’unité humaine.

Cette unité s’érige sur la divergence, et non pas sur la similitude ou la conformité. La divergence représente, en effet, l’un des signes de la grandeur divine et l’une des manifestations de sa puissance créative. Dans cette veine, le Saint Coran dit : « Et parmi Ses signes la création des cieux et de la terre et la variété de vos idiomes et de vos couleurs. Il y a en cela des preuves pour les savants » (Ar-Rum : 22). Il est aussi la règle islamique établie par le Prophète Mohammed (PSL) en vertu de laquelle « Il n’y a pas de mérite pour un arabe sur un non-arabe, ni pour un blanc sur un noir, si ce n’est par la piété ». La différence ethnique ne représente donc pas un paramètre déterminant la préférence ou l’infériorité, mais une différence intrinsèque à la Oumma humaine, une et indivisible, qui nous prescrit de respecter l’autre dans l’image que Dieu lui donne.

Si le respect de l’autre, quelle que soit sa race ou sa langue (soit ethniquement et culturellement) est à la base des règles de conduite religieuse en Islam, son respect sur le plan de la religion et de la foi s’accorde donc avec le respect de la liberté de choix et la règle du principe de non-contrainte en religion.

Le Saint Coran dit : « A chacun une orientation vers laquelle il se tourne » (Al-Baqara : 148), ce qui indique clairement la diversité des orientations. Il dit également : « Entre eux, les uns ne suivent pas la direction des autres » (Al-Baqara : 145). Compte tenu, en effet, de la différence des langues et des races, il était normal que le Seigneur institue, dans Sa bonté divine, une diversité de législations et de plans, ainsi que l’affirme les versets suivants du Saint Coran : « A chacun de vous Nous avons assigné une législation et un plan à suivre. Si Allah avait voulu, certes Il aurait fait de vous tous une seule communauté. Mais Il veut vous éprouver en ce qu’Il vous donne. Concurrencez donc dans les bonnes œuvres. C’est vers Allah qu’est votre retour à tous; alors Il vous informera de ce en quoi vous divergiez » (Al-Maïdah : 48) ; « Allah jugera entre vous, au Jour de la Résurrection, ce en quoi vous divergez » (Al-Hajj : 69) ; et « Et si ton Seigneur avait voulu, Il aurait fait des gens une seule communauté. Or, ils ne cessent d’être en désaccord (entre eux), sauf

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ceux à qui ton Seigneur a accordé miséricorde. C’est pour cela qu’Il les a créés » (Hüd : 118-119).

Le Saint Coran a établi des bases explicites pour la reconnaissance de l’autre et de son opinion, éléments nécessaires pour éclairer la vérité et, notamment - voire même en particulier - la vérité céleste.

Le Saint Coran rapporte le dialogue d’Allah avec Satan, ainsi qu’il appert de Sourate al-A’araf (versets 11-24) et Sourate al-Hujurat (versets 15-40) : « Nous vous avons créés, puis Nous vous avons donné une forme, ensuite Nous avons dit aux Anges : « Prosternez-vous devant Adam. » Ils se prosternèrent, à l’exception d’Iblis qui ne fut point de ceux qui se prosternèrent. [Allah] dit : « Qu’est-ce qui t’empêche de te prosterner quand Je te l’ai commandé ? » Il répondit : « Je suis meilleur que lui : Tu m’as créé de feu, alors que Tu l’as créé d’argile ». [Allah] dit : « Descends d’ici, Tu n’as pas à t’enfler d’orgueil ici. Sors, te voilà parmi les méprisés. » « Accorde-moi un délai, dit (Satan) jusqu’au jour où ils seront ressuscités.» [Allah] dit : « Tu es de ceux à qui délai est accordé.» « Puisque Tu m’as mis en erreur, dit [Satan], je m’assoirai pour eux sur Ton droit chemin, puis je les assaillirai de devant, de derrière, de leur droite et de leur gauche. Et, pour la plupart, Tu ne les trouveras pas reconnaissants. » « Sors de là », dit (Allah) banni et rejeté. « Quiconque te suit parmi eux... de vous tous, J’emplirai l’Enfer » ».

Ce dialogue divin avec Satan met en exergue les notions exactes de récompense et de châtiment, de bien et de mal, de foi et d’athéisme. Ces notions n’auraient pu s’accomplir sans ce dialogue et, parallèlement, ce dialogue n’aurait pu s’effectuer sans la présence de l’autre.

C’est aussi dans le dialogue d’Allah avec les prophètes que l’on discerne la vérité du miracle divin : « Et quand Abraham dit : « Seigneur ! Montre-moi comment Tu ressuscites les morts », Allah dit : « Ne crois-tu pas encore ?» « Si ! dit Abraham; mais que mon coeur soit rassuré ». « Prends donc, dit Allah, quatre oiseaux, apprivoise-les (et coupe-les) puis, sur des monts séparés, mets-en un fragment ensuite appelle-les : ils viendront à toi en toute hâte. Et sache qu’Allah est Puissant et Sage » » (Al-Baqara : 260). Quant à la justice divine, elle est manifeste dans Son dialogue avec Ses serviteurs, conformément au verset coranique suivant : « Il dira : « O mon Seigneur, pourquoi m’as-Tu amené aveugle alors qu’auparavant je voyais ? » [Allah lui] dira : « De même que Nos Signes (enseignements) t’étaient venus et que tu les as oubliés, ainsi aujourd’hui tu es oublié » » (Ta-ha : 125-126).

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239Dr Mohamed Semmak

Dans le dialogue des prophètes avec les gens, l’éducation divine est évidente dans le premier verset de Sourate Al-Moujadala : « Allah a bien entendu la parole de celle qui discutait avec toi à propos de son époux et se plaignait à Allah. Et Allah entendait votre conversation, car Allah est Audient et Clairvoyant ». Il en est de même de la bonne orientation divine : « N’as-tu pas su (l’histoire de) celui qui, parce qu’Allah l’avait fait roi, argumenta contre Abraham au sujet de son Seigneur ? Abraham ayant dit : « J’ai pour Seigneur Celui qui donne la vie et la mort », « Moi aussi, dit l’autre, je donne la vie et la mort. » Alors dit Abraham : « Puisqu’Allah fait venir le soleil du Levant, fais-le donc venir du Couchant. » Le mécréant resta alors confondu. Allah ne guide pas les gens injustes » (Al-Baqara : 258). C’est dans le dialogue entre les gens que la cupidité humaine est patente : « [Il] dit alors à son compagnon avec qui il conversait : « Je possède plus de bien que toi, et je suis plus puissant que toi grâce à mon clan » (Al-Kahf : 34). Ces versets démontrent que pour qu’il y ait un dialogue, il faut qu’il y ait des différences et des divergences, tant dans la position et la pensée que dans la réflexion et la vision. En d’autres termes, la diversité est une chose on ne peut plus naturelle et représente, en soi, l’un des signes de la grandeur et de la puissance divine et du pouvoir qu’Il exerce sur la création.

L’entente n’est pas nécessairement tributaire de l’unité de la race, de la couleur ou de la langue. Il est donc impératif que, pour établir des relations fondées sur la cordialité et le respect, le dialogue doit se fonder sur ces différences décidées par Dieu sous cette forme. La science n’a-t-elle pas découvert que ces différences existent même dans les gênes qui, selon leurs constituants individuels, déterminent les caractéristiques et les signes distinctifs de chacun de nous ?

Le dialogue a ses règles et son éthique, en particulier celles citées dans Sourate Sabaa, où le Prophète Mohammed (PSL) dialoguait avec les non-croyants leur transmettant, expliquant et démontrant le Message, tandis qu’ils continuaient à se tenir sur leurs positions. Il a alors mis fin au dialogue en ces termes coraniques : « C’est nous ou bien vous qui sommes sur une bonne voie, ou dans un égarement manifeste » (Sabaa : 24). Le Prophète s’est ainsi positionné en situation d’interlocuteur, laissant à Dieu le soin de trancher. Il marque ainsi le plus haut degré de respect pour le droit et la liberté de l’autre à choisir, quand bien même ce choix est erroné. Le Saint Coran va encore plus loin lorsqu’il dit directement : « Dis : « Vous ne serez pas interrogés sur les crimes que nous avons commis, et nous ne serons pas interrogés sur ce que vous faites » ». L’éthique du dialogue allait, dans ce contexte, jusqu’à

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240 La culture du dialogue dans l’Islam :Liberté de choix et droit à la divergence

l’exagération en qualifiant de crime (de leur point de vue) le choix justifié de la vérité et d’aberration leur choix du faux dans ce qu’ils font, laissant alors au Seigneur le soin de trancher. « Dis : « Notre Seigneur nous réunira, puis Il tranchera entre nous, avec la vérité, car c’est Lui le Grand Juge, l’Omniscient » ». Le respect de la liberté de choisir ne signifie pas ici le respect de ce qui est erroné, car le dialogue sérieux n’implique pas la dépréciation de l’avis de l’autre mais de l’écouter et lui faire connaître un point de vue qu’il ignore et le persuader, par la bonne argumentation, à adopter une position qu’il reniait jusque là. C’est l’un des principaux éléments sous-tendant la relation intellectuelle et la complémentarité culturelle et civilisationnelle entre les gens. Autrement, l’esprit perd tout désir de connaissance et découverte. Le Saint Coran dit, dans cette veine : « Et si Allah ne neutralisait pas une partie des hommes par une autre, la terre serait certainement corrompue » (Al-Baqara : 251). Ainsi, la divergence entre les gens et ses conséquences sont-elles l’une des principales causes de la non-corruption de la terre.

De nombreux écarts caractérisent la relation entre le volontaire et l’obligatoire. La première est le résultat d’une entente, donc d’une action volontaire procédant de la cordialité, du respect et de la confiance. La seconde, quant à elle, représente la négation du droit de l’autre et le déni de ses caractéristiques et spécificités, ainsi que le refus du dialogue permettant de le comprendre et de s’entendre avec lui. Tout ce qui est imposé est, par principe, refusé car il ne suscite que la haine et la méfiance.

La communauté d’al-Madina al-Munawara a instauré, à l’époque du Prophète Mohammad (PSL), la base d’un mode de coopération en vertu de laquelle les différentes catégories de croyants et de Gens du Livre sont considérées comme une seule et unique Oumma. Le document établi par le Prophète reconnaît le droit à l’opinion de tout un chacun et se charge d’en assurer leur protection. La communauté d’al-Madina s’est érigée avec, pour vision, de propager la Da’awa tout en sauvegardant les différences, non en les ignorant, et moins encore en les supprimant.

Le Prophète a dialogué avec les chrétiens de Najran dans son domicile d’al-Madina, où il les a bien accueillis. Lorsque le moment de leurs prières s’approcha, il n’a éprouvé aucun désagrément à les inviter à accomplir leurs rites, ainsi que certains récits dignes de foi le mentionnent.

La foi islamique s’impose à l’esprit, où elle s’enracine librement, loin de toute contrainte. Rappelons que le saint Coran dit, à ce propos, « Nulle contrainte en religion » (Al-Baqara : 256), où le « nulle » ici exprime la négation et non

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l’interdiction. Cela signifie, en tout état de cause, que la religion ne peut être complète tant qu’elle a été dictée aux gens par la force.

Conformément à cette règle sans précédent appliquée par le Prophète (PSL) dans le premier Etat d’al-Madina, la diversité religieuse ne constitue pas un embarras pour l’Islam, lequel ne croit pas non plus à la pureté ethnique : « Il n’y a pas de mérite pour un arabe sur un non-arabe si ce n’est par la piété ». La diversité s’inscrit donc dans la nature même de la formation de la société et, dans cette optique, le dialogue est l’unique moyen susceptible de mener, par le libre choix et l’amitié, vers l’entente, la compréhension et l’unité. D’autant que l’alternative au dialogue est la rupture, le repli sur soi et le développement de la culture de la méfiance, du doute et de l’inimitié envers l’autre.

La civilisation arabo-islamique est fondée sur le respect de l’autre ainsi que sur l’ouverture envers l’autre, et non pas son désaveu et son rejet. A preuve, la pluralité des minorités religieuses et ethniques dans le monde islamique qui continuent de préserver leurs spécificités raciales, leurs croyances et leurs religions, ainsi que leurs langues et cultures. La reconnaissance de l’Islam de l’autre et le dialogue qu’il échange avec lui (par la meilleure argumentation), et son acceptation, traduisent davantage la magnanimité de l’Islam que la tolérance des musulmans, mais aussi la quintessence de la Charia islamique.

Le dialogue, tout comme l’amitié, n’est pas plus le fruit de la pression que de la séduction. Nous devons (ainsi que le prévoit le document du Concile Vatican II concernant le dialogue avec l’Islam) « Œuvrer progressivement à la modification de l’état d’esprit et la mentalité de nos frères chrétiens, car il importe tout autant pour nous que pour les autres de découvrir l’être humain tel qu’il est et qu’il voudrait être. Car nous sommes moins intéressés par le passé que par cet individu qui avance vers l’avenir soucieux d’obtenir une justice, une vérité et un amour accrus. Tel est, en effet, l’individu qu’on devrait connaître, et c’est avec lui, et avec lui seul, que nous pouvons construire un dialogue authentique et réel ». Le texte du Vatican cite l’orientaliste Louis Massignon qui dit que : « Pour comprendre l’autre, il ne faut pas se l’annexer, mais devenir son hôte ».

Le dialogue peut avoir différents objectifs. Il peut servir de moyen pour étouffer une crise, l’anticiper et empêcher sa déflagration, ou résoudre une crise en cours et réduire ses conséquences. Dans les trois cas, cependant, le but du dialogue sera le suivant :

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242 La culture du dialogue dans l’Islam :Liberté de choix et droit à la divergence

1. Mettre en lumière les dénominateurs communs religieux, éthiques et culturels ;

2. Explorer les intérêts communs en matière de développement et d’économie ;

3. Elargir les domaines d’interaction dans les activités sociales privées (tels que les clubs sportifs, les associations de scouts, les établissements scolaires et hospitaliers) ;

4. Insister sur la crédibilité des valeurs de modération et élargir sa base éducative ;

5. Enrichir la culture du dialogue, axée sur l’acceptation de l’autre et le respect de son point de vue, et ne pas se dissimuler derrière des réflexions rigides comme s’il s’agissait de choses sacrées et immuables.

Un dialogue, quel qu’il soit, nécessite par définition la détermination de deux éléments essentiels, à savoir, l’entente sur l’objet du dialogue et sur sa raison d’être. En d’autres termes, il faut déterminer et les bases et les règles dudit dialogue.

Le dialogue s’établit sur des bases logiques et scientifiques, étayées par des preuves et des justifications et présentées par la meilleure argumentation et le bon conseil. Dieu s’est adressé à Moïse dans ces termes : « Pars, toi et ton frère, avec Mes prodiges; et ne négligez pas de M’invoquer. Allez vers Pharaon: il s’est vraiment rebellé. Puis, parlez-lui gentiment. Peut-être se rappellera-t-il ou [Me] craindra-t-il ? » (Ta-Ha : 42, 43 et 44). A cet égard, il ordonne que l’Appel vers lui soit empreint de sagesse : « Et qui profère plus belles paroles que celui qui appelle à Allah, fait bonne œuvre et dit : « Je suis du nombre des Musulmans ? » La bonne action et la mauvaise ne sont pas pareilles. Repousse (le mal) par ce qui est meilleur ; et voilà que celui avec qui tu avais une animosité devient tel un ami chaleureux » (Fussilat: 33-34).

En vertu de cette approche, Dieu interdit aux croyants d’appliquer les méthodes des faibles d’esprit en usant d’injures et de vexations à l’égard des croyances de l’autre, ainsi qu’il est dit dans le verset suivant : « N’injuriez pas ceux qu’ils invoquent, en dehors d’Allah, car par agressivité, ils injurieraient Allah, dans leur ignorance » (Al-An’am : 108). « Le dialogue exige que les parties concernées possèdent une dynamique intellectuelle volontaire, indissociable de la confiance de l’individu dans sa personnalité intellectuelle indépendante, de sorte qu’il ne se retrouve pas diminué par la

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grandeur et la force que l’autre dégage jusqu’à perdre la confiance en soi, ce qui sera de nature à réduire sa capacité d’être une partie du dialogue et le rendre perméable aux idées que l’autre lui inculque. »2

Aussi Dieu a-t-Il enjoint Son Envoyé de veiller à ce que ses interlocuteurs soient dotés de cette capacité : « Dis : « Je suis en fait un être humain comme vous. Il m’a été révélé […] » (Al-Kahf : 110) et « Dis : « Je ne détiens pour moi-même ni profit ni dommage, sauf ce qu’Allah veut. Et si je connaissais l’Inconnaissable, j’aurais eu des biens en abondance, et aucun mal ne m’aurait touché. Je ne suis, pour les gens qui croient, qu’un avertisseur et un annonciateur » » (Al-A’araf : 188).

Sous réserve de jouir d’une totale liberté, les parties au dialogue commencent par convenir de l’approche intellectuelle à adopter (préalablement à la discussion de la nature et des détails du thème objet du dialogue). Le but est de démontrer aux interlocuteurs la vérité qui leur a échappé, à savoir que les questions intellectuelles ne sont pas associées aux questions personnelles, chacune ayant son domaine et ses bases de départ et d’arrivée : « Et quand on leur dit: «Suivez ce qu’Allah a fait descendre», ils disent : « Non, mais nous suivrons les coutumes de nos ancêtres. » - Quoi ! Et si leurs ancêtres n’avaient rien raisonné et s’ils n’avaient pas été dans la bonne direction ? » (Al-Baqara : 170).

Le dialogue a peu de chance de réussir s’il ne se déroule dans un climat serein. En effet, l’individu ne peut se concentrer et réfléchir placidement dans un environnement émotionnel où il peut subir l’influence sociale et perdre inconsciemment son indépendance intellectuelle : « Dis : « Je vous exhorte seulement à une chose: que pour Allah vous vous leviez, par deux ou isolément, et qu’ensuite vous réfléchissiez. Votre compagnon (Muhammad) n’est nullement possédé: il n’est pour vous qu’un avertisseur annonçant un dur châtiment » » (Saba : 46). Le Coran considère que c’est le climat émotionnel hostile qui a amené les ennemis du Prophète à l’accuser d’être possédé, raison pour laquelle il les a invité à s’éloigner de ce climat et à réfléchir séparément et dans le calme (op. cit. Abderrahmane Helali).

Selon l’approche coranique, le dialogue se clôt par une action ou un message dont l’effet restera imprimé dans la conscience, sinon dans la pensée. Cette

(2) Abderrahmane Helali, Hurriyat al-I’itiqâd fil Qur’an al-Karim, Centre culturel arabe, Casablanca, 2001, pp. 94-96.

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approche ne nuit pas à l’adversaire, car elle réaffirme sa liberté et son indépendance et suscite une situation de responsabilité dans le cadre de laquelle tout le monde intervient, et ce, dans plus d’un domaine.3

La culture du dialogue dans l’Islam est fondée sur une éthique, des valeurs et une approche morale qui respecte l’individu et sa liberté de choix tout autant que son droit à la divergence et l’argumentation. Mais en définitive, « Quiconque se guide [le fait] pour son propre bien, et quiconque s’égare, s’égare à son détriment. Ton Seigneur, cependant, n’est point injuste envers les serviteurs ».

(3) Mohamed Hussein Fadlullah. Al-Hiwâr : Ab’aad, Iiha’ât wa Dalalât, Revue Al-Muntalaq : 16 n° 105, Beyrouth, Rabii Ier 1414H.

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L’avenir de la langue arabe aux mains de ses adeptes

Dr Abdelali Ouadghiri(*)

L’UNESCO a publié en 2003 un rapport sur « La vitalité et la disparition des langues » dans lequel les experts inscrivent « l’attitude des membres de la communauté envers leur langue » parmi les neuf critères majeurs1 permettant de mesurer la vitalité et les dangers qui la menacent. Les experts ont, en outre, divisé ces facteurs en six degrés définissant la langue, allant de « sûre » où toute la société est attachée à sa langue et œuvre à son développement, à « morte », soit le degré noir ou le plus dangereux, en vertu duquel nul ne se préoccupe de l’existence ou de la mort de la langue. On peut ici légitimement poser les deux questions suivantes : Dans quelle mesure les Arabes sont-ils fiers et attachés à leur langue, et leur souci de la préserver et la développer ? et les peuples arabes ou arabophones considèrent-ils encore cette langue comme la pierre angulaire de leur identité et existence, plutôt qu’un simple outil de communication que l’on peut remplacer par n’importe quelle autre langue ? En d’autres termes, quelle est la nature de la relation qui les lie à leur langue ? Est-ce l’affection, l’appréciation et le respect ? Ou une relation conflictuelle, de déni, d’aversion ou d’évasion ?

De ces interrogations il en découle de nombreuses questions subsidiaires auxquelles il convient de répondre si l’on veut obtenir aujourd’hui des indicateurs permettant d’évaluer l’état et le statut actuels de la langue arabe, à l’époque actuelle ou à une autre époque où elle fera l’objet d’examen et d’évaluation.

Il est malheureux de constater que la plupart des arabophones traitent leur langue avec négligence, indifférence, reniement, tout en la marginalisant

(*) Ancien directeur de l’Université islamique du Niger et professeur de l’enseignement supérieur à l’Université Mohammed V à Rabat.

(1) Ces critères sont les suivants : 1) Transmission de la langue d’une génération à l’autre, 2) Nombre absolu de locuteurs, 3) Taux de locuteurs sur l’ensemble de la population, 4) Utilisation de la langue dans les différents domaines publics et privés, 5) Réaction face aux nouveaux domaines et médias, 6) Matériels d’apprentissage et d’enseignement des langues, 7) Attitudes et politiques linguistiques au niveau du gouvernement et des institutions – usage et statut officiels, 8) Attitude des membres de la communauté vis-à-vis de leur propre langue, et 9) Type et qualité de la documentation.

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dans bon nombre de domaines vitaux. D’aucuns vont jusqu’à baisser la tête, comme s’ils ont honte de parler en arabe, comme si cette langue était tombée en disgrâce.2 Les sociologues utilisent le critère d’évaluation d’une langue en fonction du souci qu’ont les parents à transmettre leur langue à leurs enfants. Le rapport précité de l’UNESCO considère ce critère comme primordial pour mesurer la vitalité d’une langue, l’intérêt que les locuteurs portent à leur langue, ainsi que les risques qu’elle court. Les conclusions sont d’autant plus choquantes que, de nos jours, la plupart des familles aisées et des classes moyennes éprouvent une fierté à inscrire leurs enfants dans les écoles étrangères. Non seulement ces écoles enseignent aux jeunes les langues étrangères dès leur plus tendre enfance, mais elles s’appliquent à «purger» leurs cerveaux des résidus de l’arabe. Mieux encore, elles n’hésitent pas à punir quiconque qui emploierait cette langue à l’école, à la maison ou dans la rue, allant même jusqu’à réprimander les parents récalcitrants.3 Elles rivalisent à extirper la langue arabe de ses racines et assécher ses sources, alors que les gens sont insouciants ou indifférents aux nombreux avertissements lancés par d’éminents écrivains, intellectuels, linguistes, psychologues et spécialistes

(2) En dépit des positions négatives du chercheur français Claude Hagège envers l’arabe classique auquel nous avons répondu dans diverses circonstances, celui-ci a écrit un commentaire intéressant sur la question concernée mais traitant de sa langue française qui est devenue dans une situation critique vis-à-vis de la langue anglaise, et ce qu’il dit à cet égard, ainsi que le diagnostic qu’il en fait s’appliquent à notre langue : « Une langue en bonne santé est volontiers valorisée par ses locuteurs, qui la trouveront belle, riche, précise, à raison même du fait que, la connaissant mieux que toute autre quand ils ne sont pas de parfaits bilingues, ils ne s’expriment vraiment à leur convenance que dans cette langue. Au contraire, les usagers qu’une autre langue sollicite cessent de valoriser la leur, et même commencent à en avoir honte, ce qui, en retour, les conduit à s’en déprendre davantage encore. Une sorte d’anxiété les tourmente à l’idée de se servir encore d’une langue que plus rien ne recommande, et celle-ci devient le lieu de toutes sortes d’associations négatives, dont ils ont la plus grande peine à se libérer. Ils se persuadent, notamment, qu’elle est inapte à l’expression de la modernité et incapable d’exprimer les idées abstraites, sans savoir, évidemment, que n’importe quelle langue a ce pouvoir, dès lors qu’on prend la peine d’entreprendre une action néologique ». Voir son ouvrage : Halte à la mort des langues, p. 149.

(3) Voir les articles de Fahmi Huweidy à ce sujet, réunis ainsi que d’autres écrits dans un ouvrage intitulé « Notre langue arabe en danger », publié par l’Association de défense de la langue arabe à Sharjah, et comportant des exemples humiliants et désolants sur ce que font certaines écoles étrangères dans ce contexte.

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de l’éducation.4 Ces appels sont cependant tombés dans les oreilles de sourds. Paradoxalement, un prêtre de Cordoue, Alfaro,5 avait lancé un appel similaire mû par la peur, lorsque la langue arabe était jadis au pinacle de sa puissance. Il a condamné ses coreligionnaires qui ont adopté l’arabe, au détriment du latin, l’arabe étant la première langue, celle des sciences et de la culture. Mais la situation est inversée aujourd’hui, vu que les arabophones apprennent passionnément les autres langues, aux dépens de l’arabe, langue de leurs nations, leur patrimoine et leur civilisation.

A l’époque où nous étions encore enfants et l’analphabétisme battait son plein, l’arabe occupait une position prééminente dans le cœur des gens, qu’ils soient

(4) Il suffit de citer un seul exemple, parmi les centaines écrits par des dizaines d’érudits, d’intellectuels et de spécialistes dans ce domaine, provenant de l’ouvrage du chercheur académicien Dr Ahmad al-Dabib intitulé : «La langue arabe à l’époque de la mondialisation» où il dit : « C’est une aberration que d’imposer à nos enfants l’obligation d’apprendre l’anglais dès leur plus jeune âge et leur enseigner les matières scientifiques en anglais, leur infligeant ainsi, outre celui d’assimiler les sujets d’étude, un effort supplémentaire en vertu duquel ils doivent décoder les symboles de la langue étrangère, retenir son vocabulaire et maîtriser ses règles grammaticales, morcelant ainsi leur cerveau entre deux langues, entrainant ainsi les effets négatifs du bilinguisme qui fait de la langue étrangère l’égale de la langue maternelle, ce qui affaiblit le sentiment d’appartenance nationale et d’attachement à la culture arabe (…). Il serait plus de consacrer les premières années de l’éducation d’un enfant au perfectionnement de sa langue arabe et au développement de son attachement à sa culture, à sa patrie, à son patrimoine et son Oummah. Il doit apprendre pleinement à maîtriser les aptitudes de base et à s’exprimer clairement et de façon coordonnée en arabe classique, sans balbutier ou avoir les idées distordues en raison de son appartenance à plusieurs langues ». Al-Abikan, Riyadh, p. 42, 1427H.

(5) Dans son appel, ce prêtre souligne que : « Bon nombre de mes coreligionnaires étudient la poésie et la mythologie arabes et tous ce qu›écrivent les théologiens et philosophes musulmans. Ils le font, non pas pour changer de religion, mais pour apprendre la rhétorique à travers l›assimilation de la langue arabe. Y a-t-il aujourd›hui un chrétien ordinaire en mesure de lire les textes sacrés en latin ? La jeunesse éduquée s’oriente désormais à l’apprentissage de la langue et de la littérature arabe. Et c›est avec enthousiasme qu’ils lisent et étudient les ouvrages arabes et paient des sommes considérables pour se constituer des bibliothèques, tout en criant à tue-tête que la littérature arabe est digne d’être étudiée. Mais lorsqu›on leur parle des livres chrétiens, ils répondent avec impassibilité que ces livres sont futiles et sans intérêt. Grand Dieu, les chrétiens ont été jusqu’à oublier leur langue ! C’est à peine si l’ou trouve une personne sur mille qui soit en mesure d’écrire une lettre en latin, alors qu’ils maîtrisent quasiment tous la langue arabe et scandent la poésie mieux que les Arabes eux-mêmes. » Voir « Le soleil arabe brille sur l’Occident », p. 529.

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petits ou grands, éduqués ou illettrés. Lorsque quelqu’un trouvait un bout de papier écrit en arabe, il l’embrassait recto verso avant de le déposer dans un endroit sûr où il ne serait pas souillé ou profané par les pieds des passants. Tandis qu’aujourd’hui, avec l’accroissement considérable des personnes instruites, ce sont ces derniers, eux-mêmes, qui le piétinent désormais. Mais que s’est-il donc passé ? L’arabe est-il plus respecté par les illettrés que par les autres ? Que non ! L’arabe est tout simplement tombé en disgrâce lorsque les langues étrangères rivales sont venues le supplanter et le dénaturer. En bref, et selon les termes d’ibn Khaldoun, le vaincu est tombé amoureux de la langue du vainqueur.

On peut citer d’autres exemples de la vie courante qui témoignent de l’abandon volontaire de l’arabe par ses propres locuteurs, tels que : Combien de magasins et de cafés dans votre ville ont-ils leurs noms écrits en arabe ? Combien de restaurants proposent-ils leurs menus en langue arabe ? Combien de personnes vous parlent-ils en arabe à votre arrivée dans un aéroport ou un hôtel arabe ? Combien de personnes impriment-elles leurs cartes de visite en arabe ? Quels sont les marchandises et produits industriels qui portent des noms, des spécifications ou de modes d’emploi en arabe ? Quel est le nombre de lauréats universitaires arabes capables d’écrire une page entière ou parler pendant un-quart d’heure dans un arabe simple mais correct dénué de fautes grammaticales ou d’expression ? Combien de médecins écrivent-ils leurs ordonnances en arabe ? Combien de programmes radio et TV utilisent-ils un arabe simplifié moderne standardisé (et certainement pas celui des « Mu’allaqat »(*)? Quel est le nombre de magasins, d’entreprises, d’usines et de prestataires de services, y compris les fournisseurs de simples services de base tels les électriciens, les plombiers, les menuisiers, les teinturiers, les services d’entretien, les assureurs, etc… qui établissent leurs factures en arabe, ou utilisent un dictionnaire pour désigner en arabe les noms de leurs outils de base ?

Longtemps je me suis demandé pourquoi un simple forgeron ou boucher dans un quartier populaire anonyme, ou un épicier dans l’une de nos sombres et étroites ruelles sinueuses qu’aucun étranger ne traverse, rédige-il son enseigne ou établit-il son reçu dans une langue étrangère, dont il ne connait d’ailleurs que quelques mots à peine. A l’évidence on ne peut imputer cette situation à l’autorité gouvernementale (encore que la neutralité passive officielle assume-t-elle une bonne part de responsabilité dans cet état de fait).

(*) NDT : Les Mu’allaquât (ou les ‘suspendus’) sont de célèbres poèmes préislamiques qui étaient suspendus à la Kaaba à la Mecque.

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La vérité, malheureusement, est que certains peuples ont perdu tout sens d’appartenance à leur civilisation et d’attachement aux constantes de leur identité et de leur langue, qui se complaisent à paraître sous un jour différent, cherchant à imiter et adopter de mauvaises habitudes qui se répandent comme une trainée de poudre, et ce, sans raison apparente. Le pauvre imite le riche, le faible le puissant, et le vaincu le vainqueur. Et à peine que quelconque lance une nouvelle mode qu’il est repris en écho par les autres, aveuglément et sans poser de question. Il en est de même de ceux qui se détournent de leur langue et qui sont suivis par toute une horde de fuyards inconscients. L’important est que le troupeau reste rassemblé et qu’aucune brebis ne s’égare.

L’impression générale qui se dégage est que les arabophones négligent leur langue commune et qu’ils apprécient peu cet incommensurable bienfait dont Dieu a gratifié l’ensemble des peuples musulmans, et non seulement les Arabes. Cette langue est censée être un facteur d’unification et un outil commun de communication, chose qui fait défaut à bon nombre de groupements non-islamiques en dépit de leur puissance. Ce n’est qu’en perdant ce bienfait inestimable que l’on se rend compte de sa valeur et de son importance. Il suffit de contempler la situation de l’Union européenne pour appréhender la signification du bienfait que représente une langue unique et unificatrice telle que la langue arabe. Or les membres de l’Union européenne, qui sont aujourd’hui au nombre de vingt-sept, continuent encore à se quereller pour déterminer la langue qui assurerait leur unification, qui serait la langue unique et de travail et de tenue de leurs réunions et conférences - mais sans succès. Ils ont acquis la certitude que l’utilisation de l’ensemble de leurs langues, qui dépassent aujourd’hui les vingt, a un coût exorbitant en termes de temps et d’argent.6 Si bien que les membres ont proposé d’adopter une langue

(6) Pour avoir une idée du coût énorme que représente la pluralité linguistique du Conseil de l’union européenne, il suffit de noter que lorsque les langues de l’UE étaient au nombre de 15, pour 15 Etats membres, le nombre de traducteurs permanents s’élevait à 500, auxquels s’ajoutent un grand nombre de traducteurs auxiliaires auxquels il est fait appel quotidiennement (entre 200 et 300). Le Conseil avait souvent peine à réunir des traducteurs compétents. Maintenant que les Etats membres sont au nombre de 27, on compte 23 langues. Inutile donc de s’interroger sur le nombre de traducteurs, de cabines d’interprétation et de pages traduites, ou encore des coûts vertigineux consacrés à cette rubrique qui épuisent 40% du budget de gestion. Voir Calvet, Le marché aux langues, 2002, pp. 43-44. Dans son article intitulé « Mondialisation : Les langues en Europe et le cas français », 2006, Robert Chaudenson a noté que les frais de traduction avaient atteint, à eux seuls, la somme de 700 millions d’euros en 1999, lorsque les langues de travail de l’UE se limitaient à 11 langues.

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artificielle neutre, telle que l’espéranto. D’aucuns ont suggéré le retour au latin,7 alors que pour d’autres, la pluralité des langues de l’UE, dont souffre bon nombre de pays et de communautés, était vue comme une malédiction divine.8

Il importe cependant de rappeler que la marginalisation et la négligence dont l’arabe fait l’objet ne concernent que l’arabe classique, abstraction faite des dialectes qui en dérivent. Si la marginalisation persisterait, la langue tomberait normalement en désuétude, son aire d’utilisation et d’influence se rétrécissant jusqu’à l’extinction et la disparition. Et comme on le dit toujours, la langue vit aussi longtemps qu’elle est utilisée, et meurt quand elle tombe dans l’oubli.

Cette situation est imputable à un large éventail de raisons, mais que l’on peut réduire à cette célèbre expression d’ibn Hazm : « L’usage de la plupart des langues s’effrite lorsque la Nation de ses ressortissants s’écroule »9, ou encore à cette sage maxime d’un chercheur contemporain qui dit que « Aucune langue ne peut triompher si le peuple qui la parle est vaincu ».10 A

(7) Certains ont proposé l’utilisation de l’ensemble des langues de l’UE à tour de rôle. Louis-Jean Calvet a suggéré d’encourager le rapprochement entre les langues romaines issues du latin, afin de faciliter la communication, celles-ci ayant une seule et même origine. Il a été cependant convenu, en attendant de trouver une solution finale, d’adopter les trois langues officielles que sont l’anglais, le français et l’allemand. Il en est aussi des pays qui réclament l’adoption de leurs langues parmi les langues officielles, notamment l’Espagne et le Portugal.

(8) Cette malédiction, selon la religion judéo-chrétienne, revient à la légende de la Tour de Babel lorsque Dieu a puni les bâtisseurs de la tour en brouillant leur langue afin qu’ils ne se comprennent plus, mettant ainsi fin à la construction et les dispersant sur toute la surface de la terre.

(9) Le texte intégral d’ibn Hazm, dans son ouvrage intitulé Al-Ihkâm fi Usul al-Ahkam, 1/32, Dar al-Afaq al-Jadidah, 1991, dit : « L’usage de la plupart des langues s’effrite lorsque la Nation de ses ressortissants s’écroule avec l’entrée d’autrui dans leurs demeures, ou leur déplacement dans d’autres contrées et leur fusion aux autres. C’est la force de la nation et les activités et actions de son peuple qui déterminent le niveau de la langue, des sciences et de la position de cette nation. Tandis que les peuples dont les Etats ont été anéantis et vivent dans la peur sous la domination de leurs ennemis, les langues qu’ils parlent sont condamnées à s’éteindre. C’est peut-être ce qui explique les causes de l’évanouissement des langues et la disparition des peuples qui les parlaient, chose que l’on peut constater par la simple observation ».

(10) Omar Atiq : La langue arabe et la mondialisation. Article publié sur le site «Al-Faseeh» le 5/4/1428H.

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cette dernière phrase j’ajouterais qu’aucune langue ne sera défaite dès lors que son peuple est vainqueur. Mais si crise est, celle-ci est sociétale et non pas une crise de langue, car aussi longtemps que nos pays continuent de plonger dans des conflits sempiternels, tout en nourrissant la culture du défaitisme, du sous-développement économique et de la dépendance culturelle, scientifique et linguistique, jamais leur langue ne saurait dépasser le stade asthénique qui est le sien aujourd’hui.

En résumé, on peut dire par souci de clarté que les principales raisons de l’invasion linguistique exogène et au bilinguisme non-équilibré imposé,11

l’utilisation des langues étrangères dans l’enseignement, l’administration, l’économie et dans tous les services de base de la société, l’aliénation culturelle, et le complexe d’infériorité devant cet étranger qui nous est matériellement supérieur. Sans compter le sentiment de défaite qui s’insinue dans l’inconscient des peuples de la Oumma arabo-islamique désappointés par les idéologies et slogans spécieux qui n’ont produit que la faiblesse, la pauvreté, l’ignorance, les conditions de vie déplorables, le tout assorti d’une longue série de revers qui ont anéanti l’espoir de se développer, de prospérer et de vaincre et étouffer le sens de fierté et d’orgueil, ne générant que l’aversion et la répugnance devant l’amère réalité du désespoir qui est devenu leur lot quotidien.

D’autres facteurs historiques, culturels et socioéconomiques se sont reflétés sur la langue de sorte que ses utilisateurs n’éprouvent plus le sentiment qu’elle les honore ou rehausse leur statut social, ou leur garantit une vie digne et respectable. Pis encore, elle perd sa capacité concurrentielle sur le marché du travail, puisqu’on exige désormais des Arabes de maîtriser les langues étrangères - et non l’arabe - dans leur propre pays pour obtenir l’emploi approprié. A cela s’ajoute le fait que les gouvernements cessent de protéger leurs appareils administratifs en les confiant aux étrangers pour en faire ce qu’ils veulent ; qu’ils n’affectent pas les sommes nécessaires à l’enseignement et la diffusion de l’arabe ; et qu’ils n’accordent pas l’attention voulue aux centres de recherche spécialisés dans le développement linguistique et à la réalisation de projets susceptibles de renforcer sa position et faciliter son usage.

(11) Il existe divers types de bilinguisme, comme expliqué dans mes différents écrits qui se distinguent par deux formes de contradictions, à savoir le bilinguisme naturel issu d’une situation intrinsèque à la société dont les habitants parlent deux langues nationales liées à la formation naturelle humaine et ethnique héritée, et le bilinguisme imposé à la société suite à une conquête étrangère ou invasion culturelle et linguistique exogène. Dans ce cas de figure, la langue étrangère impose son hégémonie sur la langue nationale, la dépouillant de ses droits, avant de la marginaliser et de l’éliminer.

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Reste à savoir comment juguler cette situation et redonner à la langue arabe la place qui lui revient de droit. Cette question nécessite un dialogue de longue haleine mais, entretemps, il convient de la garder constamment présente à l’esprit, tout en réfléchissant aux moyens permettant de promouvoir l’arabe et d’assurer son avenir.

En traitant les défis qui se posent à l’arabe, les gens très souvent se détournent des questions et circonstances étrangères qui entourent cette langue,12

n’évoquant que les aspects endogènes. Ils se concentrent en particulier sur la complexité de la syntaxe et de la grammaire (féminin, masculin, pluriel, nombres, etc.),13 ainsi que les difficultés d’analyse et les problèmes lexicaux (tels que la diversité des synonymes et des antonymes, le manque de termes contemporains et scientifiques), avant de se tourner vers les insuffisances des programmes d’enseignement de l’arabe, comme si c’est à la langue qu’incombe le choix de ceux qui l’enseignent et leurs méthodes d’enseignement.

Ceux-là insistent tellement sur le bien-fondé de leurs points de vue qu’ils vous donnent l’impression que la langue était d’ores et déjà défigurée et pleines de défaut dès son apparition, quand bien ils admettent qu’elle possède une longue histoire de prospérité et de force durant laquelle elle fût par excellence la langue des sciences, de la culture et de la civilisation sous toutes les formes, lorsqu’aucune nation ne pouvait s’en passer dans ses relations commerciales et internationales. Ils n’ont cesse d’affirmer que la gloire de l’arabe classique remonte au temps jadis, lorsqu’elle était encore dans la force de l’âge, mais qu’aujourd’hui la langue arabe a atteint la vieillesse, avec déjà un pied dans la tombe. A ce stade, ils rejoignent les anciens orientalistes qui estiment que l’arabe classique est une langue difficile, stérile, sous-développée, et inadaptée à l’ère moderne. Au mieux, ils prétendent hypocritement que l’arabe « leur est chère », mais que son usage nécessite « une réforme et une simplification des règles », et qu’entretemps il serait de bon ton d’employer les langues étrangères afin que la nation islamique ne reste pas à la traine et rate le train du développement.

(12) Sur la question relative à la situation actuelle de la langue arabe, les circonstances qui l’entourent et les facteurs exogènes qui l’affectent, voir notre ouvrage « La langue nationale et la langue maternelle : Etude sur l’état de la langue arabe dans notre environnement socioculturel ». Dar al-Kutub al-Ilmiya, Beyrouth, 2014, et « La langue arabe aux stades de la faiblesse et de la dépendance ». Al-Dar al-Arabiya lil ‘Ulum, Beyrouth, 2013.

(13) Voir, à titre d’exemple, ce que dit Chérif Choubachi dans son ouvrage controversé «Vive la langue arabe et abat Sibawayh», sur les problèmes qui, selon lui, entravent la modernisation et le développement de la langue arabe.

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Ils s’efforcent de faire croire aux gens que la langue n’est qu’un simple outil de communication et de transfert de l’information, ce qui n’est qu’un parmi les prétextes auxquels recourent les partisans du blocage de l’arabisation. Nous avons longtemps attendu que l’arabe soit réformé, habilité et développé, et passer de l’étape d’exception temporaire (celle de l’utilisation provisoire des langues étrangères en attendant la prétendue réforme), mais l’exception est devenue la règle et le provisoire l’officiel. Et ne voilà-t-il pas que le conjoncturel s’avère permanent, occupant à l’infini et le temps et l’espace.

Nul ne peut affirmer que sa langue est parfaite, pas plus que nous. Nous admettons, au contraire, qu’à l’instar de toutes les autres langues, elle ne manque pas de lacunes et d’imperfections qui peuvent être débattues et corrigées par des spécialistes qualifiés afin qu’elle soit au diapason du développement contemporain, en particulier en matière de métalangage, de méthodes d’apprentissage et d’enseignement, et de modernisation des lexiques. Certains aspects exigent, en effet, une réforme et un entretien constant, comme toute machine qui n’est pas laissée à l’abandon. Mais en dépit de leur importance et leur urgence, la mise en œuvre de ces éléments dans tous les domaines, y compris les sciences exactes, la technologie sophistiquée, le commerce, l’économie, l’administration, etc., ne doit pas être compromise. Toutes les langues humaines ont leurs problèmes et difficultés (étant entendu que la difficulté d’apprentissage d’une langue est une question relative liée à une multitude de facteurs étrangers tant à la nature qu’aux spécificités de la langue),14 de même qu’elles ont leurs propres moyens de développement.

Il serait irrationnel de continuer à croire au mythe enraciné dans l’esprit de la majorité des gens, y compris en Occident, selon lequel le statut acquis par une langue dans des circonstances historiques serait dû à une sorte de trait inhérent à la langue, ou en raison de ses structures phonétiques, grammaticales,

(14) Les difficultés d’apprentissage d’une langue sont liées à plusieurs facteurs, dont la méthode d’enseignement qui peut être complexe ou inadaptée, les moyens didactiques utilisés, et la situation de l’apprenant et sa disposition à apprendre telle ou telle langue. Une autre difficulté réside dans le passage d’un système linguistique à un autre totalement différent, tel que la transition du système de langues européennes aux nombreux dénominateurs communs (dictionnaire, système d’écriture, sons, lettres, etc.) au système des langues sémites. Ainsi, le passage d’un Français de sa langue française à l’espagnol, l’italien ou toute autre langue latine, est semblable à son passage d’un accent à un autre au sein d’un même système linguistique commun, contrairement à son passage du français vers l’arabe, l’hébreu ou le chinois qui représente une transition d’un système qui lui est connu à un autre qui lui est totalement étranger.

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syntaxiques et lexicales qui la favorisent par rapport à d’autres langues, et que l’absence de ces traits expliquerait l’imperfection ou le manque de grâce qui la caractérise. Inutile de dire que ces allégations sont de pures absurdités, des jugements qui n’ont aucune valeur dans l’évaluation de l’importance d’une langue. S’agissant, par exemple, de la langue anglaise, la faveur dont elle jouit aujourd’hui n’est pas imputable à sa perfection en termes de formation, ou d’épanouissement sur le plan de la phonétique, de la grammaire et de la lexicographie, etc. Il en est de même du français et de son statut privilégié dans la région francophone, ou de l’espagnol en Amérique latine et dans les régions conquises. L’influence que ces trois langues ont acquise ne peut être attribuée donc à une quelconque supériorité inhérente sur les autres langues de la région. Aussi ce raisonnement est-il aussi grotesque que la croyance dans la supériorité de certaines races par rapport à d’autres, facteur que les colonisateurs mettent en avant pour justifier leur exploitation des peuples opprimés.

L’hégémonie de l’anglais, de l’espagnol et du français dans les zones géographiques où ils se sont propagés est liée à des facteurs historiques, économiques et politiques évidents, qui n’ont rien à voir avec la nature et spécificités de ces langues. En effet, ce sont les usagers qui contribuent à rehausser le statut de la langue grâce à la force, la domination, la position et la réputation dont ils jouissent, ainsi qu’à la valeur et l’intérêt qu’ils attachent à ladite langue. A cet égard, je voudrais citer le texte suivant de Claude Hagege qui dit en substance qu’il serait aberrant de croire que le prestige d’une langue procède de ses propres spécificités… Il n’existe pas dans la phonétique, la morphologie, la syntaxe ou le lexique d’une langue quelque chose qui lui accorde un caractère spécial… Et lorsqu’on dit qu’une langue est privilégiée, cela revient en réalité aux gens qui la parlent ou aux livres qui l’utilisent.15

L’une des grandes figures de la renaissance culturelle moderne arabe, l’homme de lettres Ibrahim Mazeni, avait également ces paroles, quoique sous une autre forme, dans un article publié en 1935, dans lequel il dit : « La langue est intimement liée à l’Etat. Elle n’a aucune chance de se propager dès lors que le peuple qui la parle est opprimé. A l’inverse de celle dont le peuple jouit d’une grande influence et qui gagnera en importance avec l’extension de ladite nation. Ceci est vrai de toutes les langues, indépendamment du degré de difficulté ou de facilité dans leur acquisition, le facteur déterminant étant la puissance et l’influence du pays qui parle telle ou telle langue. C’est ainsi

(15) Claude Hagège : Halte à la mort des langues, p. 145.

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que la langue anglaise a pu se répandre à travers tout le globe, voire même à détrôner le français, et ce, parce que l’influence des Anglais et leurs activités s’étaient étendues tous azimuts, et non pas parce que l’anglais était plus facile que le français.16

Ibn Hazm (cinquième siècle de l’hégire - onzième siècle de l’ère chrétienne) avait précédemment formulé la même idée à sa manière, que nous avions citée plus haut. Mais il est aussi l’auteur de la célèbre expression : « D’aucuns pensent erronément que leur langue est la meilleure, ce qui est une aberration (…). Galien s’était lui-aussi trompé lorsqu’il a prétendu que la langue grecque est la meilleure des langues, car ces dernières ressemblent davantage à l’aboiement des chiens ou le croassement des grenouilles. Il s’agit là de pure ignorance, car quiconque entend une langue qu’il ne comprend pas aura la même impression que Galien ».17

S’agissant des difficultés liées à la grammaire, à l’orthographe, aux méthodes d’enseignement et d’apprentissage, et à la modernisation et développement des lexiques, celles-ci peuvent aisément être domptées, pour peu que l’on fasse preuve de bonne volonté et de détermination. Il convient de noter, à cet égard, que des efforts considérables ont été déployés dans différents domaines depuis l’aube de la renaissance arabe moderne. Mais nous persistons à dire qu’une langue ne peut évoluer, se rénover et se développer qu’en fonction de son degré d’utilisation dynamique et qu’elle ne soit pas laissée à l’abandon.

De nombreux penseurs et érudits ont exprimé cette idée, d’une façon ou d’une autre. Friedrich Engels l’a traduite à sa manière lorsqu’il a dit que « La preuve que les langues existent est qu’on les parle ! ».18 Le linguiste français Louis-Jean Calvet s’est exprimé au sujet des langues comme n’ayant ni vie ni famille, et qu’ils ne sont pas non plus des outils ou des entités séparés de leurs utilisateurs. Les langues n’existent que par leurs utilisateurs, qui interagissent avec elles dans un processus qui suscite leur exploration, leur rénovation, leur transformation et leur évolution.19

Dans son ouvrage « Langue et économie », Florian Coulmas20 relie les mots à la monnaie dans ces termes : « Ils restent en circulation aussi longtemps

(16) Voir Rajaa al-Naqash : Vers le suicide de la langue arabe ? p. 13.

(17) Al-Ihkâm fi Usul al-Ahkam, 1/32-33.

(18) Calvet : Pour une écologie des langues du monde, (1999, p. 14).

(19) Ibid., p. 16.

(20) Florian Coulmas, Language and Economy, Blackwell, 1992, Oxford, UK.

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qu’ils sont valides. Ce sont les monnaies de la pensée, et plus les mots sont nombreux, plus important est notre capital ». En d’autres termes, la monnaie d’une langue est organiquement liée à son utilisation.

D’autre part, attendre que la langue se développe ou s’améliore est indubitablement une grave erreur et représente davantage une procédure fallacieuse destinée à distraire et induire les gens en erreur. Ne dit-on pas « C’est en forgeant qu’on devient forgeron» et, dans notre cas de figure, n’est-ce pas l’utilisation quotidienne de la langue qui contribuera à l’améliorer ! Lorsque nous l’employons dans le domaine des sciences, la langue devient scientifique, de même que lorsqu’on s’en sert dans celui de la technologie. Mais lorsque nous l’abandonnons ou la mettons de côté, elle se rouille et tombe en désuétude, à moins qu’on la ressuscite, comme pour les hébreux dont la langue était restée des siècles durant dans l’oubli, jusqu’à ce qu’Israël décide d’en faire une langue officielle obligatoire dans tous les domaines de la vie. C’est ainsi qu’elle devint la langue des sciences et des techniques, du commerce et de l’économie, de la rue et de l’usine, de l’école et de l’université, de l’administration et de tous les autres aspects de la vie, quand bien elle n’ait jamais été utilisée avec l’ampleur que l’arabe avait connu dans son âge d’or.21

Nous nous abusons avec des théories futiles sur la vie et la mort des langues qui n’ont aucune base réaliste. Selon ces théories, l’arabe (classique) est désormais une langue obsolète inadaptée à l’ère moderne et incapable d’assumer les fonctions exécutées par les langues occidentales, en particulier sur le plan scientifique et technologique. Nous l’avons donc laissée de côté, plébiscitant d’autres langues dont on a élargi l’espace géographique et humain, comme si nous n’avions pas notre propre langue ! Nous avons ainsi embrassé les langues d’autrui pour compenser la difformité inhérente que nous voyons en elle, et déboursé des sommes faramineuses pour les maîtriser et les propager.22

(21) Dans une déclaration faite au correspondant du journal Le Monde le 23 février 1983, l’ancien président d’Israël Yitzhak Navon a souligné que le nombre de juifs à l’époque se chiffrait à 3.300.000 habitants venus de 102 pays et parlent 81 langues, et que dans 30 à 40 ans les Israéliens fusionneront dans un même creuset et oublierons les langues qu’ils ont importées. D’après Idriss Jendari : Critique de l’exploitation du caractère ethnique pour servir la cause de l’agenda francophone sioniste.

(22) L’enseignement et l’utilisation des langues étrangères dans l’inculcation des sciences et autres matières scolaires s’inscrivent dans les programmes d’enseignement des pays arabes et islamiques ainsi que dans leurs budgets, sans compter les sommes que les familles doivent consentir pour que leurs enfants apprennent ces langues.

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Nous déployons cependant peu ou prou d’efforts en faveur de notre langue, en dépit de nos ressources et de nos moyens, et ce, par manque de volonté et de pouvoir décisionnel. Notre histoire est similaire au marchand stupide dont les rivaux, rusés et habiles, complotaient contre lui et dévaluaient sa marchandise, tant et si bien qu’il abandonna ses biens pour acheter les leurs, se transformant ainsi de vendeur en acheteur.

Cependant, les défis le plus graves et le plus difficiles qui se posent au présent et à l’avenir de l’arabe ne se rapportent pas à la nature ou à la structure ou au système de la langue, mais lui sont externes. Ils procèdent soit de la société elle-même (insuffisance de l’enseignement et de l’apprentissage, qualité inférieure des enseignants, faiblesse des programmes, des méthodes et des moyens d’enseignement, entre autres raisons qu’il serait long à énumérer), et de la modicité des fonds consacrés à l’enseignement et autres rubriques utiles à la langue arabe, telles que les dépenses sur les recherches scientifiques théoriques et pratiques réalisées en sa faveur, ou celles servant à faciliter son enseignement et son utilisation. Il est cependant d’autres causes étrangères qui lui sont imposées ainsi qu’à la société qui l’utilise, telles que l’invasion linguistique et culturelle, la mondialisation, la conjoncture économique et politique mondiale qui la favorisent moins que les langues dont les locuteurs régissent l’économie, la politique, la technologie, les médias et la communication dans le monde.

Une crise à deux faces

La crise de la langue arabe est donc double :

1. D’une part, elle est globalement et principalement une crise externe générée par des facteurs indépendants à sa volonté, voire même de la volonté de ses Etats et ses peuples, et commandés par des circonstances politiques et économiques mondiales et par l’équilibre des forces. De ce fait, ces facteurs sont étrangers à sa nature, sa phonétique, sa syntaxe et sa morphologie, ou encore à une insuffisance lexicographique ;

2. D’autre part, elle est, de façon générale une crise sociétale et non linguistique et reflète le défaitisme civilisationnel d’une société dépouillée de sa dignité et de son identité, souffrant de moult complexes, ainsi que de l’ignorance et du sous-développement socioéconomique, scientifique, technique et industriel, et traversant dans sa faiblesse une étape difficile de transition vers la recherche de soi.

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L’avenir de la langue arabe est aux mains de ses adeptes

L’examen des données quantitatives sur l’état des lieux de l’arabe (tels le nombre d’usagers dans le monde, l’aire géographique de dissémination, le taux de fertilité de la population dans les communautés concernées - qui est un facteur de grande importance - le nombre de pays qui en font une langue officielle, la position qu’elle occupe dans les organisations internationales et les médias, et sa diffusion sur l’internet et les réseaux d’information modernes) nous permettra, d’une part de mesurer sa présence par rapport aux autres langues dans le monde (entre 6000 et 7000 langues aujourd’hui) et, d’autre part, d’évaluer dans quelle mesure sa situation actuelle peut influencer son avenir. De toute évidence, cet examen démontrera que l’arabe s’inscrit, dans tous les cas, parmi les dix premières langues mondiales (passant parfois jusqu’à la deuxième, troisième ou quatrième place), prenant le pas dans bon nombre de cas sur le français. Mais vue sous un autre angle et avec d’autres indicateurs qualitatifs, ou en considérant les critères quantitatifs précités dans une autre perspective, la question prend une toute autre tournure.

L’examen toutefois de la propagation rapide de la langue arabe et la masse énorme des gens qui la parlent ou l’utilisent nous amène à nous poser la question suivante : Quel est le type d’arabe qui se propage, est-ce le classique ou le dialectal ? La réponse ne peut être plus décevante, car c’est le dialecte local qui est le plus en vogue. Il est frustrant de constater le niveau d’utilisation de l’arabe classique sur son propre sol. Pis encore, les langues étrangères sont davantage réclamées dans les installations vitales et sur le marché du travail, ce qui démontre, si preuve est, du niveau d’influence de l’arabe. De même que nous aurons droit à une troisième désillusion lorsqu’on demande sur le degré d’attachement des Arabes à leur langue. Et c’est vraiment sans surprise que l’on se retrouve dans une position critique et peu enviable lorsqu’on s’interroge sur le rôle de l’arabe dans l’acquisition et la production du savoir intellectuel, scientifique et technologique, dans la publication des ouvrages et périodiques de qualité mondiale, ou encore sur la part qu’elle joue dans la recherche scientifique et son utilisation dans l’enseignement supérieur, notamment en matière de sciences exactes et pures, de technologie et d’innovation, ou sur le plan de la traduction, etc.

Mais le plus grand risque qui se pose pour l’avenir de la langue arabe se traduit par cette image complexe que j’ai appelée « le triangle de la mort », et dont les côtés représentent, respectivement :

- La négligence de l’arabe par ses propres interlocuteurs ;

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- Sa désagrégation et son affaiblissement en encourageant la propagation du dialectal au dépens du classique ; et

- Le soutien accordé au bilinguisme (une langue étrangère dominante favorisée par rapport à une langue nationale sans défense)23 assortie d’une pluralité ambiguë et incontrôlable.24

Ce que nous avons présenté ici et dans d’autres travaux de recherche, tantôt brièvement tantôt avec détail et sur lequel nous ne nous appesantirions pas plus longtemps, constituent les aspects négatifs et les défis qui se posent à l’arabe (tels que les conséquences de la mondialisation, la faiblesse de la productivité scientifique en arabe, l’insuffisance de l’arabe sur le plan de la TI, l’incidence de la situation économique et politique arabe sur la langue, les problèmes inhérents à la langue arabe, et la régression de son niveau d’utilisation, d’enseignement et d’acquisition, etc.). Notre but est de favoriser la planification future et de sensibiliser les responsables sur les vrais problèmes et failles afin qu’ils trouvent des solutions adéquates plutôt que de les laisser en attente, voire de les aggraver. Je n’ai pas cessé de rappeler tout au long de cette étude qu’une langue finira par péricliter si elle est livrée à elle-même face à son destin, mais survit et gagne même en puissance pour peu qu’elle trouve celui qui voudrait bien en prendre soin.

Pour résumer, je dirais que l’avenir de l’arabe est entre les mains de ses adeptes. Par « adeptes » je ne parle pas uniquement des pays et gouvernements arabes et islamiques mais aussi, et surtout, de tous ceux qui l’utilisent, s’en préoccupent et font tout en leur pouvoir pour assurer sa pérennité, son développement et sa prospérité, et qui croient dur comme fer que leur progrès, leur civilisation, voire leur destin même sont intimement liés à leur langue. Ce sont également les érudits, les intellectuels, les écrivains et les spécialistes, tous arts et sciences confondus, auxquels il incombe de s’en servir dans leurs domaines respectifs afin que l’arabe devienne la langue des sciences, de la technologie et des arts et son lexique et style s’enrichissent. Les adeptes sont également les linguistes et les spécialistes de l’éducation et des méthodes d’enseignement qui doivent

(23) Un chercheur contemporain en sociolinguistique, Mahmoud al-Dhaouadi, appelle « le bilinguisme conspirateur ».

(24) Pour une meilleure compréhension de la « pluralité ambiguë», voir notre ouvrage « La langue nationale et la langue maternelle », ainsi que notre article publié dans « L’Islam aujourd’hui », n° 32, 1437H (2016) intitulé « La pluralité linguistique : Contexte, conditions et problèmes ».

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260 L’avenir de la langue arabe aux mains de ses adeptes

conjuguer leurs efforts pour faciliter les méthodes d’enseignement et diffusion de la langue arabe. Tout comme les membres des académies des langues et des sciences et des centres de recherche, et les médias écrits et audiovisuels qui doivent rivaliser dans l’impulsion et la diffusion de l’arabe partout dans le monde. Sans oublier les artistes, les hommes de lettres, les écrivains, les gens du théâtre et du cinéma qui sont les témoins du triomphe de telle ou telle langue et dont les œuvres constituent une référence pour l’évolution des lexiques, des structures et des styles. Dans ce contexte, nous n’insinuons pas par le terme « adeptes » les seuls peuples et Etats arabes, mais bel et bien l’ensemble des musulmans, tous races, ethnies, cultures, langues et dialectes confondus. Car l’arabe représente le lien unificateur d’une Oumma fondée sur une même et unique civilisation. Aussi je voudrais choisir parmi les différents attributs et qualificatifs qu’on accorde à l’arabe celui de la « langue de la Oumma ».

J’en conviens cependant, à ce stade, qu’il serait utopique de croire que les choses bougeront d’elles mêmes ou que chacune des catégories précitées jouerait le rôle qui lui incombe, ou encore que les obstacles et difficultés s’aplaniraient. Rien de tout cela ne se concrétisera en l’absence de volonté, de planification, de gestion, de programmation, de persévérance et de supervision. La responsabilité de cette vaste entreprise incombe à tous, en particulier aux gouvernements et institutions qui en relèvent, car ce sont eux qui assurent la planification, la programmation, la mise en œuvre et la coordination des actions, et qui examinent et supervisent les activités, cernent les problèmes et fournissent les moyens.

Mais en dépit des défis et difficultés qui se posent à la langue arabe et que nous avons mentionnés ici et ailleurs, il existe des signes et des indicateurs positifs qui suscitent la confiance quant à l’avenir de cette langue, en particulier l’arabe classique, qui se résument comme suit :

- En dépit de tout qui avait été dit, il ressort de la comparaison de la situation actuelle de l’arabe, en particulier le classique, avec ce qu’elle était voici un ou deux siècles, que la langue a fait un long parcours tous azimuts. Ceux qui procèdent à cette comparaison peuvent pleinement apprécier cette évolution depuis l’ère de la pré-renaissance, malgré les différentes formes de blocus qui lui étaient imposées, malgré les difficultés subies, les agressions et les tentatives de réduction et de marginalisation dont cette langue a fait l’objet, ou encore le sous-développement dont elle était taxée.

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Cette évolution est on ne peut plus palpable dans la modernisation du lexique (dont les dictionnaires n’ont retenu qu’une infime partie), et dans la diversification des structures et des styles qui empruntent des milliers de termes scientifiques et techniques portant sur tous les domaines du savoir, ainsi que dans l’abolition d’un nombre important de structures et de termes obsolètes. Comme indiqué précédemment, l’expansion récente de l’arabe a davantage bénéficié au dialecte. Mais cela ne veut pas dire que l’arabe classique n’a pas eu sa part de profits. En d’autres termes, les deux types (classique et dialectal) ont tout autant bénéficié de cette expansion et, par voie de conséquence, se sont développés et se sont modernisés, quoique l’évolution du classique demeure à un moindre degré ;

- Bien que la quantité ne soit pas le seul critère pour mesure la force d’une langue, elle n’en reste pas moins un important indicateur. Louis-Jean Calvet indique à juste titre que contrairement aux voitures dont le prix diminue avec l’usage avant de finir sur le marché de la ferraille, la valeur d’une langue augmente en fonction de ses usagers. Aussi les gens préfèrent-ils apprendre les langues les plus utilisées parce qu’elles sont les plus profitables, qu’ils ajoutent ensuite à leurs curriculum vitae parmi les acquis.25 Vue sous cet angle, au moins, la langue arabe n’est pas statique mais en constante évolution. Depuis la renaissance arabe, la langue arabe, et en particulier le classique, a pris de l’extension grâce aux progrès enregistrés dans le domaine de l’enseignement et de l’alphabétisation, ainsi qu’à la multiplication des manuels, des écoles et des universités. A noter également la création de centres de recherche, d’associations scientifiques et culturelles et de forums littéraires et intellectuels, de même que des centres publics ou rattachés à la société civile, qui ont tous contribué, d’une façon ou d’une autre à cette dynamique. Sans oublier, dans ce contexte, l’accès des zones reculées à la communication, l’amélioration de la vie en milieu rural, l’exode rural vers la ville, qui abrite les grands centres éducatifs, scientifiques et culturels. A cela s’ajoutent les douzaines de stations de radios et de chaines satellites qui diffusent jour et nuit en arabe vers les quatre coins du monde. La presse écrite a joué une part prééminente dans le développement de l’arabe classique et la modernisation de son lexique et ses structures. La mondialisation a permis à la langue arabe de s’étendre et élargir son domaine d’utilisation, notamment l’introduction du numérique dans chaque ménage, contribuant ainsi à résoudre le

25) Op. cit., Calvet, 1999, p. 12.

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problème des voyelles et de l’orthographe puisque l’utilisateur peut recourir au correcteur automatique, de même qu’à la possibilité de traduction simultanée et aux dictionnaires électroniques. L’arabe s’est également taillé une place sur l’internet, les réseaux sociaux et les blogs. Il a, en outre, tiré profit de l’émergence d’un nouveau genre de presse, à savoir la presse électronique, qui permet désormais à tout un chacun d’écrire et d’exprimer son opinion à tout moment sur tout les sujets qui l’intéressent. Un nouvel espace imprévu s’est ainsi ouvert à la langue arabe, que l’on trouve dans le courrier électronique, les téléphones mobiles, la messagerie texte et autres outils de communication qui ont brisé les frontières devant l’arabe, ainsi que d’autres langues. L’internet et les outils de communications ont fourni de nouvelles opportunités aux gens d’apprendre l’arabe à distance et de feuilleter des milliers d’ouvrages et de textes numériques sans qu’ils quittent leurs fauteuils. Ils leur ont, ce faisant, permis de diversifier les champs de lecture au-delà de tout ce qui était naguère imaginable.

- Eu égard à ce qui précède, l’arabe occupe désormais une place de choix parmi les langues mondiales en termes du nombre d’usagers, et contrairement à ce que l’on puisse imaginer, il maintiendra son classement pendant les prochaines cinq décennies, quand bien même il ne l’améliorera pas. Les perspectives en disent cependant le contraire, car l’arabe continuera à progresser et pour une plus grande période, quoique plus quantitativement que qualitativement. En effet, selon les projections de population des Nations unies d’ici 2050, la population arabe croitra (atteignant 448 millions d’habitants), de même que le nombre de ses locuteurs qui croitra en parallèle, à l’inverse des populations russes, germaniques et japonaises qui régresseront, impliquant le recul de leurs langues. S’agissant de l’anglais, de l’espagnol et du français, les populations parlant ces langues enregistreront une faible croissance démographique.26 En conclusion, l’arabe se classera parmi les huit langues suivantes dont le nombre de locateurs continueront

(26) Selon ces estimations, le taux des populations francophones n’augmentera que de 0,6% entre 2010 et 2050 (passant de 1,9% à 2,5% sur quarante ans). A noter que les pays inscrits au groupe francophone n’utilisent pas tous le français, comme indiqué plus haut. L’espagnol augmentera, pour sa part, de 0,2% tout au long de ces quarante ans. Au cours de cette période, l’anglais lui-même n’enregistrera pas plus de 0,5%. En d’autres termes, ces trois langues auront perdu de leur influence fulgurante d’aujourd’hui. (Voir Calvet : Comment les langues se mélangent ?). Paris, 2002, pp. 140-141.

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à augmenter, à savoir, le chinois, l’anglais, l’indien, l’espagnol, l’arabe, le portugais, le malais et le français. Quant au russe, à l’allemand et au japonais, ils se placeront parmi les langues en régression.27

Louis Calvet s’est penché, dans une autre étude (2010), sur l’avenir des grandes langues mondiales, dont l’arabe, en se servant d’indicateurs autres que le seul nombre de locateurs. Selon ses prévisions, l’arabe occuperait la septième place en 2025 parmi les premières dix places mondiales. D’après un autre critère, qu’il appela «le modèle gravitationnel», il conclut que l’arabe sera en 2025 en cinquième position, et en 2050 en quatrième position. Il a ensuite établi trois autres prévisions sur l’avenir des grandes langues en 2015, dont l’une prévoit que l’arabe avancerait plus rapidement, passant de la cinquième à la troisième place mondiale, devançant même le français qui se situerait alors en quatrième position.

Se fondant sur les statistiques et les prévisions, le chercheur a débouché sur les conclusions suivantes :

- Aucune langue ne s’imposera à l’avenir comme langue mondiale unique ;

- L’hégémonie de l’anglais ne durerait pas éternellement, d’autres langues (tels le chinois et l’espagnol) sont susceptibles de le remplacer.

D’autres chercheurs occidentaux sont encore plus optimistes à l’égard de la langue arabe, tels que Jean Daniel qui, tout Calvet, suggère que le monde aurait trois langues majeures d’ici 2020, à savoir, le chinois, l’anglais et l’arabe.28 Le prix Nobel espagnol, Camilo José, estime que seule quatre langues seront utilisées au niveau mondial, à savoir, l’anglais, l’espagnol, l’arabe et le chinois.29 Quant à la chercheuse française Catherine Miller qui a adressé des critiques acerbes à la langue arabe, en particulier le classique, elle a publié en 2009 une étude dans laquelle elle admet que quelles que soient les estimations, la langue arabe n’en demeurera pas moins l’une des grandes langues mondiales contemporaines, tant par le nombre de ses locuteurs que par son statut de langue officielle de plusieurs pays, de langue internationale, et de langue de la culture et de la religion islamique.

(27) Ibid., p. 144.

(28) Mohamed Abdelhay : La langue arabe entre danger extérieur et marginalisation intérieure. Etude publiée sur le site du Centre al-Rafidain pour les études et recherches stratégiques, 13 octobre 2011.

(29) Abdeslam Mesdi : Les Arabes et le suicide linguistique, Beyrouth, 2011, p. 26.

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264 L’avenir de la langue arabe aux mains de ses adeptes

D’après les prévisions réalisées par D. Graddol, du British Council, en 1997, l’arabe se placerait en première position en 2050 parmi les cinq langues mondiales majeures, classées sur une échelle à quatre échelons. Cinq langues viennent en tête de cette échelle, à savoir, le hindi/urdu, l’anglais, l’espagnol et l’arabe. Sur le deuxième échelon on trouve les langues dites «régionales», ou langues des grands groupements économiques, et qui viennent dans l’ordre suivant : l’arabe, l’anglais, le chinois, le malais, le russe et, enfin, l’espagnol.30

Les langues « nationales », qui sont au nombre de 90, sont en troisième position. Il ressort de ce tableau donc que l’avenir n’appartiendrait plus à la seule langue anglaise, puisqu’il sera partagé avec d’autres langues, notamment l’arabe, dont les perspectives sont prometteuses à la faveur des changements économiques et culturels profonds prévisibles dans ce XXI° siècle. En outre, plusieurs langues européennes, telles que le français, l’allemand, l’italien et le portugais, régresseront significativement, voire s’abaisseront jusqu’au troisième échelon de l’échelle à quatre niveaux (langues nationales).

Dans son ouvrage Empires of the Word: A Language History of the world (Les empires du monde : Une histoire des langues du monde),31 Nicholas Ostler pénalise la langue arabe en l’excluant des vingt langues les plus parlées dans le monde et en la plaçant bien loin des langues de seconde zone, tels le coréen, le tamil, le vietnamien et le turc, sous prétexte qu’il n’existe pas de langue arabe unie mais plutôt quelque vingt cinq langues (soit le nombre de pays arabes qui font de l’arabe classique la langue officielle). Comme si l’arabe est la seule langue qui possède des dialectes ! Néanmoins, il revient sur sa position première pour admettre, ailleurs dans son ouvrage, que l’arabe est appelé à occuper le cinquième rang dans le classement des grandes langues mondiales, tenant compte de la croissance démographique dans le monde arabe (pp. 720-721). Ailleurs il ajoute que les estimations placent à pied d’égalité l’anglais, l’urdu, l’espagnol et l’arabe d’ici 2050, tandis que le chinois aurait 2,5 fois plus de locuteurs que toutes les autres langues (…). L’anglais et le chinois seraient, en 2050, les langues d’une majorité de gens âgés, et l’arabe la langue des jeunes, tandis que l’espagnol et l’urdu les langues des gens d’entre ces deux âges (p. 742). Selon Ostler, prédire que le chinois ou l’arabe deviendraient de grandes langues n’exige pas beaucoup d’imagination, cette constatation

(30) Voir Mohamed Benrabah : Devenir langue mondiale dominante, un défi pour l’arabe, pp. 87-148.

(31) Nicholas Ostler : Empires of the Word : A language History of the World, Harper Collins, 2005.

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étant fondée sur une extrapolation des tendances démographiques actuelles, associées à des faits économiques et politiques bien connus (p. 246). Cette situation s’explique par l’émergence de nouveaux centres civilisationnels aux contextes linguistiques variés. Au Sud-est asiatique, par exemple, les communautés chinoises sont de plus en plus présentes dans le domaine des affaires, et qu’une collaboration harmonieuse rapide et coordonnée avec leurs contreparties de la République populaire de Chine soit actuellement en cours de développement. Au Moyen Orient, le nombre d’arabophones s’accroit, suscité par un sentiment de solidarité et d’appartenance à la nation islamique (p. 245).

Il ressort de l’examen approfondi et attentif de l’histoire des principales langues que celles-ci ne sont pas différentes des civilisations et cultures en termes d’évolution et d’alternance. Le grec a joué le rôle de lingua franca, suivi par le latin, l’arabe, puis par le français. Et ne nous voilà-t-il pas que nous vivons maintenant l’épisode de l’anglais. Mais ce dernier n’est pas plus une fatalité inévitable ou éternelle. Les langues changent nécessairement avec les changements économiques, politiques et culturels. Le monde est en mutation constante, et chaque jour amène avec lui son lot d’événements qui laissent leurs marques dans les changements qu’ils apportent. D’aucuns prédisent, à la lumière de ces changements, la fin de l’anglais, qui sera remplacé par d’autres langues. Un chercheur affirme que l’anglais débouchera sur un petit nombre de langues qui se partageront l’influence mondiale,32 une affirmation que Samuel Huntington, Louis Calvet, Nicholas Ostler et d’autres ont déjà prédit.

L’arabe possède une caractéristique unique sans équivalent dans les autres langues vivantes, à savoir que c’est dans le facteur religieux qu’elle puise et sa force et sa pérennité. Certains considèrent ce facteur davantage comme une source de faiblesse et de stagnation qui freine son développement et sa modernisation. De telles absurdités ne peuvent cependant provenir que de ceux qui sont hostiles à cette langue et nourrissent la rancœur à son égard, justement à cause même de cette caractéristique. Le fait que l’arabe exerce une fonction religieuse en plus des autres fonctions, et que le Coran, qui fut révélé dans cette langue, lui insuffle une force particulière qui la rend proche de la sainteté dans le cœur des gens, ne l’empêchent pas d’évoluer, de se moderniser et de se soumettre aux lois universelles du développement

(32) Benrabah, op. cit., pp. 85 et s.

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linguistique.33 La preuve est que l’arabe, lorsque les circonstances lui étaient favorables à son âge d’or, se développait et ne connaissait pas la stagnation dont il est accusé aujourd’hui.

Dans ce contexte, il convient de rappeler qu’à cette époque les musulmans étaient spirituellement attachés à l’arabe, et l’apprenaient dès que l’occasion se présentait. Grâce à ses immenses potentialités, à sa grande étendue géographique et à ses millions d’habitants impatients d’apprendre, le monde islamique représente un vaste espace stratégique qu’il faut prendre en considération. D’où la nécessité de l’impliquer dans le processus de développement, la diffusion et l’enseignement de la langue arabe. L’arabe, en effet, n’est pas seulement une langue qui unit les peuples arabophones, mais aussi la langue dont Dieu a gratifié l’Oummah islamique, de sorte qu’elle soit la langue représentative tout autant de son unité que de sa culture et sa civilisation. Dans les pays islamiques, on constate une grande affluence à l’apprentissage de la langue arabe, une véritable renaissance que l’on observe en Afrique, en Asie et dans d’autres continents.34

(33) Dans mes précédents essais, j’ai noté qu’il n’y a pas de contradiction entre le fait que l’arabe soit à la fois la langue dans laquelle le Coran fut révélé et sa qualité de langue humaine susceptible d’évoluer et de se développer, à l’instar de toutes les langues humaines. Le sacré est le texte arabe contenu dans le Saint Coran, et non la langue arabe proprement dite, qui est soumise aux lois du développement et du changement, tout comme toutes les autres langues humaines.

(34) Depuis de nombreuses années, la langue arabe est devenue la langue officielle du Tchad, au même titre que le français. La Gambie a déclaré dernièrement qu’elle compte adopter également l’arabe comme langue officielle. En outre, la langue arabe intéresse de nombreux pays africains, tels que le Niger, le Nigeria, le Mali, Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Cameroun, entre autres. Parmi les pays asiatiques islamiques, la Malaisie déploie d’intenses efforts dans ce sens. Selon un site internet, la Malaisie s’emploie actuellement, d’une part à généraliser la langue arabe à tous les cycles de l’enseignement et, d’autre part, à accréditer toutes les facultés de langue arabe, tous niveaux d’études supérieures confondus, le but étant d’attirer les étudiants désireux d’apprendre les sciences coraniques. La vice-ministre des affaires religieuses auprès du Premier ministre, Mashita bint Ibrahim, a déclaré que le gouvernement malaisien s’applique à diffuser la langue arabe partout en Malaisie, après que le Ministère de l’enseignement supérieur ait approuvé les curriculums de la licence, de la maîtrise et du doctorat en langue arabe et des lettres arabes dans un certain nombre d’universités du pays. Elle a également ajouté que le gouvernement malaisien encourage les étudiants des écoles primaires et secondaires à apprendre l’arabe à travers le programme J-QAF qui vise à ressusciter la transcription de l’ancienne écriture jawi en caractère arabe, ainsi que l’étude du saint Coran et de la langue arabe, et les obligations religieuses. Elle s’est félicitée des efforts que déploient les autorités malaisiennes en vue d’inclure les étudiants venant des continents, -- asiatique

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Plusieurs chercheurs prévoient le développement et la propagation continus de la langue arabe, notamment John E. Joseph qui affirme, dans son livre intitulé Language and Identity : National, Ethnic, Religious (Langue et identité nationale, ethnique et religieuse) (p. 233), que le statut de l’arabe en tant que langue de l’Islam, signifie que son étude par les musulmans comme deuxième langue poursuivra son développement aussi longtemps que les populations musulmanes continueront à croitre et à s’étendre.

L’avenir de l’arabe classique doit faire face à de nombreuses sources de préoccupation, notamment l’influence des dialectes et les distorsions qu’ils occasionnent. D’autres facteurs peuvent cependant lui être bénéfiques, surtout si les pays arabes interviennent pour juguler ces dialectes et les rapprocher du classique. Il convient, pour ce faire, d’établir des plans, dans le cadre des plans stratégiques nationaux en matière de culture et de développement global durable. L’augmentation du taux d’enseignement et de scolarisation, l’amélioration des méthodes d’enseignement, la propagation des outils informatiques et communicationnels utilisant l’arabe classique, l’amélioration du niveau d’élaboration et de publication d’ouvrages ainsi que la vulgarisation de la lecture, sont autant de facteurs qui peuvent avoir un impact très positif, pour peu qu’ils soient correctement exploités.

Le monde arabe dispose de ressources financières considérables dont une partie peut être affectée au financement de projets de recherche susceptibles de bénéficier à la langue arabe. Il peut également tirer profit des compétences et expériences de ses ressources humaines et les encourager à adhérer à ces projets et contribuer à leur succès.

et africain désireux d’étudier l’arabe dans leurs universités. Sur cette question, voir le lien suivant :

http://www.veecos.net/portal/index.php?option=com_content&view=article&id=7178:2011-12-13-06-56-38&catid=28:activiteis-news&Itemid=15.

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Connaissance des Pays islamiques

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Carte de la République Kirghize

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La République Kirghize

Le Kirghizstan, Kirghizistan ou Kirghizie, en forme longue la République kirghize (en kirghize КыргызРеспубликасы), est un pays d’Asie centrale dont la Capitale est Bichkek, encadré par la Chine, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan. Le Kirghizstan a obtenu son indépendance le 31 aout 1991, après l’effondrement de l’URSS.

Histoire :

Antiquité

L’Etat kirghize a atteint sa plus grande expansion après avoir vaincu les Khaganat ouïghour1 en 840, puis s’est rapidement élargi pour atteindre les montagnes du Tian Shan. L’Etat kirghize a maintenu sa domination sur ce territoire depuis environ 200 ans. Au XIIe siècle, la domination kirghize s’est affaiblie jusqu’aux montagnes d’Altaï et Sayan suite à l’expansion mongole. Avec la montée de l’empire mongol au XIIIe siècle, les Kirghizes ont immigré vers le Sud jusqu’à ce que Gengis Khan occupe leurs terres en 1207. Les premiers historiens musulmans et chinois indiquent que les Kirghizes, entre les VIIe et XIIe siècles, étaient roux avec une peau claire et des yeux bleus, dû à leurs origines slaves. A cause de l’immigration, des conquêtes et du mariage mixte, plusieurs populations du centre et du sud-ouest du Kirghizstan sont le fruit d’un mélange d’ethnies et de différentes tribus, bien qu’ils parlent pratiquement les mêmes langues.

Influence russe :

Au XVe siècle, les russes entrent en Kirghizstan à travers Touva en Sibérie. En 1876, l’Empire russe envahit le pays et, par conséquence, les Kirghizes se révoltèrent et certains d’entre eux émigrent vers l’Afghanistan ou la Chine. En 1918, un soviet est fondé dans la région et l’oblast autonome Kara-Kirghiz est créé en 1924 au sein de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, d’où la naissance, en 1926, de la République socialiste soviétique

(1) Principautés autonomes.

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272 Connaissance des pays islamiques

autonome kirghize. Le 5 décembre 1936, la République socialiste soviétique kirghize est intégrée comme membre à part entière de l’URSS. Dans les années 20, l’économie et la culture kirghizes ont considérablement changé en raison de l’influence soviétique. En effet, en 1924, le gouvernement a adopté le caractère arabe, qui a été remplacé par le caractère latin en 1928 et, en 1941, par le caractère russe (alphabet cyrillique). Le pays commence à connaître des mutations politiques au début des années 90, avec des problèmes qui ont survenu pendant deux mois entre les Ouzbeks et les Kirghizes. En 1991, des élections libres sont organisées au Kirghizstan et voient la victoire d’Askar Akaïev au poste de Président en octobre de la même année. Le 31 août 1991, le pays obtient son indépendance vis-à-vis de l’URSS. En 2005, le Président Akaïev s’enfuie vers la Russie suite à de nombreux troubles et manifestations survenus dans la capitale.

Evénements au Kirghizstan en 2010

En 2010, une série de mouvements de désobéissance civile ont eu lieu dans plusieurs villes du pays à l’encontre des politiques anti-démocratiques du Président Kourmanbek Bakiev. Les 6 et 7 avril 2010, les opposants ont mené un coup d’Etat contre le gouvernement dans la ville de Talas. On compte 74 morts et 500 blessés dans la capitale, Bichkek, après que la police prend le contrôle de la ville. Le soir du 7 avril 2010, il est annoncé à la radio que le Président Kourmanbek Bakiev s’est enfui à Och, où se déroulent les préparations à l’encontre du nouveau gouvernement. Les chefs de l’opposition mettent en place un gouvernement intérimaire dirigé par Roza Otounbeïva, qui a dominé presque tout le pays sauf les provinces d’Och et de Jalalabad, auparavant sous le contrôle du Président déchu Kourmanbek Bakiev qui avait proposé aux chefs de l’opposition de démissionner en échange d’une garantie qu’il sera, ainsi que sa famille, en sécurité. Or le Chef du gouvernement intérimaire, Roza Otounbeïva, a avancé qu’il « doit être condamné pour des soupçons de son rôle dans le meurtre d’une dizaine de manifestants ». Toutefois, le Président Kourmanbek Bakiev a quitté Och vers le Kazakhstan, grâce à la médiation des présidents respectifs des Etats-Unis d’Amérique, de la Russie et du Kazakhstan, tandis que l’ex-Ministre de la Défense a été arrêté par les autorités à l’aéroport de Jalalabad, lors de ses adieux au Président déchu.

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273La République du Kirghizstan

Appartenance aux organisations internationales et régionales- Organisation des Nations Unies (1992-)

- Organisation mondiale du Commerce (1998-)

- Organisation de Coopération de Shanghai (1996-)

- Organisation de Coopération centre-asiatique (2002-)

- Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (1992-)

- Organisation de la Coopération islamique (1992-)

- Organisation islamique pour l’Education, les Sciences et la Culture (1996-)

- Banque mondiale pour la Reconstruction et le Développement (1992-)

- Association internationale de Développement (1992-)

- Société financière internationale (1993-)

- Agence multilatérale de Garantie des Investissements (1993-)

- Opération hybride de l’Union africaine et des Nations Unies à Darfour

- Banque asiatique de Développement (1994-)

Produit intérieur brutStatistiques de la Banque mondiale (2015)

PIB : 6,6 milliards de $

Par habitant : 1.108 $

Géographie

Situation

Le Kirghizstan est un pays d’Asie centrale encadré par le Kazakhstan au Nord, l’Ouzbékistan à l’Ouest, le Tadjikistan au Sud-ouest, et le Turkestan oriental (relevant de la Chine) au Sud-est et à l’Est. Le pays est entièrement entouré de pays à majorité islamique.

Topographie

Le pays est presque entièrement montagneux. Il se compose d’un haut plateau qui comporte au Nord des chaînes montagneuses appartenant à la partie ouest

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274 Connaissance des pays islamiques

de la chaîne des Tian Shan. Au Sud s’érigent les montagnes de Pamir-Alaï qui culminent à 7134 mètres d’altitude. Au centre du Kirghizstan se trouve une plaine qui s’ouvre à l’Ouest sur les plaines de l’Asie centrale. Cette région comporte plusieurs rivières fluviales comme Naryn et Naar, qui forment des lacs et traversent la fameuse vallée de Ferghana, connue à l’époque de l’introduction de l’Islam dans ce pays. Les cours d’eau susmentionnés font partie des affluents du fleuve Syr-Daria. Au Nord-est se trouve le grand lac « Ysyk-Köl ».

Climat

Le climat du Kirghizstan est généralement continental orageux, et même polaire dans les sommets des montagnes. Dans les plaines centrales, où les montagnes forment une protection naturelle, le climat est subtropical. C’est l’une des raisons pour lesquelles les immigrés russes, qui constituent le tiers de la population, résident dans les plaines. L’intensité des averses dans la région est moyenne et permet la pousse des forêts et de la steppe dans certaines parties du pays.

Subdivision du Kirghizstan

Le Kirghizstan est divisé en sept provinces (oblastary ; au singulier, oblasty) et deux villes que sont Bichkek, la capitale, et Och (toutes deux appelées shaary). Leurs centres administratifs portent généralement le même nom (à l’exception de Tchouï) :

- Och shaary

- Bichkek shaary

1. Batken oblasty

2. Tchouï oblasty (Bichkek)

3. Jalalabad oblasty

4. Naryn oblasty

5. Och oblasty

6. Talas oblasty

7. Ysyk-Köl oblasty

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275La République du Kirghizstan

Chaque oblasty est divisé en districts (raion), administrés par des officiels nommés par le gouvernement central. Les communautés rurales (aiylokmotu), constituées de vingt villages au plus, ont leurs propres maires et conseils élus.

Démographie

Origines et religion

En 2007, la population du Kirghizstan était estimée à 5.218.000 habitants. 57% de la population est d’origine kirghize, 5.5% sont des Ouzbeks (principalement installés dans le Sud) (les Kirghizes et Ouzbeks proviennent d’anciennes tribus turques), suivis par 0.9% de personnes d’origine russe (essentiellement dans le Nord), en plus d’une minorité de Tatars. 34,4 % des habitants ont moins de 15 ans. Près de 80 % de la population est composée de musulmans sunnites de l’école hanafite (le nombre des Musulmans a chuté à cause du déplacement des kirghizes vers la Sibérie à l’époque soviétique), avec 18 % d’orthodoxes et 2% sont des adeptes d’autres religions.

Langues

Le Kirghizstan est l’une des deux ex-Républiques socialistes soviétiques (avec le Kazakhstan) à avoir conservé le russe comme langue officielle. Le pays a, en plus de celle-ci, ajouté la langue kirghize peu après l’indépendance, en septembre 1991 ; une langue qui appartient au groupe des langues turques. En 1924, un alphabet basé sur l’alphabet arabe fut introduit, remplacé par l’alphabet latin en 1928. En 1941, l’alphabet cyrillique fut définitivement adopté. Toutefois, la langue russe est maîtrisée par 40% de la population vu qu’elle constitue la langue mère de la plupart des habitants de Bichkek et est la langue des affaires et de la politique. On constate néanmoins une tendance à une arrivée de la langue kirghize sur la place publique. Longtemps considérée comme une langue domestique, la langue kirghize apparaît dans la vie politique et notamment beaucoup de délibérations parlementaires sont menées en cette langue et traduites simultanément pour les non kirghizophones.

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276 Connaissance des pays islamiques

Activité humaine

Agriculture

La République kirghize est essentiellement tournée vers l’agriculture, car elle bénéficie d’abondantes ressources agricoles, animales et minérales. Les productions dominantes incluent le blé, le maïs, le riz, le coton (plus d’un demi-million de tonnes) et le sucre de betterave (environ un demi-million de tonnes). Ses ressources animales (élevage du bétail) sont estimées à 10 millions de moutons et de bovins. Le pays possède également des richesses minérales, notamment le charbon (4 millions de tonnes) et, dans une moindre mesure, le pétrole.

Economie

Le Kirghizstan a été gravement touché par l’effondrement du bloc soviétique, bien qu’il ait reçu de l’aide financière de la part des prêteurs des grands Etats occidentaux, notamment le Fond monétaire international, la Banque mondiale et la Banque asiatique de Développement. Le pays n’a pas pu donc passer à l’économie de marché libre.

Commerce

Le gouvernement a réduit les dépenses ; la plupart des subventions ayant diminué et les taux de TVA étant affichés. En général, il semble que le gouvernement est déterminé à passer à l’économie de marché. Grâce à la réalisation de la stabilité économique et de la réforme, le gouvernement vise à établir un modèle de croissance cohérent et à long terme. Les réformes ont permis au Kirghizstan d’intégrer l’Organisation mondiale du Commerce, le 20 décembre 1998.