linda cardinal, caroline andrew (dir.), la démocratie locale à l’épreuve de la gouvernance,...

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Du dernier chapitre de l’ouvrage, il faut également retenir ce que l’auteur dit des intentions qui l’animaient en élargissant son champ de recherche des sciences au droit : fonder une anthropologie des cultures en général, occidentales en particulier, tournée vers ce qui leur est commun plutôt que vers ce qui les différencie, de manière à ne pas succomber à la tentation de l’exotisme. On ne saurait dire que ce second précepte ait, s’agissant du Conseil d’État, reçu application, et qu’ait été épargnée à l’institution l’infélicité d’être scrutée comme un objet de nature. Tobie Nathan avait été moins maltraité lorsqu’il avait fourni à B. Latour une première occasion de diversifier ses terrains d’enquête, et vu sa pratique nourrir la Petite réflexion sur le culte moderne des Dieux faitiches, ouvrage dont la lecture est décidément nécessaire pour comprendre quelques-uns des ultimes dévelop- pements de La fabrique du droit, sinon voués à demeurer abscons. C’est dans ce petit opuscule, en effet, que B. Latour, après avoir, une fois encore, pourfendu l’essentiel des formes de pensée contemporaine (singulièrement la pensée critique, la psychologie et l’épistémologie), à l’exception de celles de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, articule très clairement une théorie de l’action fondée sur le refus d’une opposition entre sujet et objet, intérieur et extérieur, constructivisme et réalisme, imma- nence et transcendance, et sur l’apologie des « faitiches », ces objets construits par un sujet que sa construction dépasse, qui reçoit son autonomie de celle qu’il a donnée à un être ne la possédant pas..., ces objets par la grâce desquels cela passe... On voit bien en quoi B. Latour s’oppose ainsi aux demandeurs de maîtrise, ou aux dénonciateurs de celle-ci. Aussi bien l’esquisse de verdict sur le Conseil d’État contenue dans La fabrique du droit n’aura-t-elle vraisemblablement, pas davantage que ses supporters, satisfait ceux qui auraient aimé une appréciation plus actuellement critique de son action. Et le livre de B. Latour fera-t-il sans doute davantage date dans l’histoire de sa propre pensée que dans celle de l’élucidation de la façon dont le Conseil d’État contribue, ou non, au progrès des libertés et du droit en général ; question qui n’a, de fait, sans doute pas de sens pour l’auteur, à tout le moins ainsi formulée. On est tout à la fois dépaysé, stimulé et déçu. Jean-Michel Belorgey Conseil d’État, Section du rapport et des études, Palais-Royal, 75100 Paris 01 SP, France Adresse e-mail : [email protected] (J.-M. Belorgey). © 2003 Publié par Elsevier SAS. doi:10.1016/j.soctra.2004.01.010 Linda CARDINAL, Caroline ANDREW (dir.), La démocratie locale à l’épreuve de la gouvernance, Presses de l’Université d’Ottawa, coll. « Gouvernance », Ottawa, 2001, 237 p. Fruit d’un colloque organisé par le Centre d’études en gouvernance de l’université d’Ottawa en 1998, cet ouvrage est organisé autour de la contribution centrale de Gilles Paquet (directeur du Centre d’études en gouvernance) que les auteurs ont été invités à commenter et qui se réserve un droit de réponse dans le chapitre conclusif. 115 Comptes rendus / Sociologie du travail 46 (2004) 111–113

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Du dernier chapitre de l’ouvrage, il faut également retenir ce que l’auteur dit desintentions qui l’animaient en élargissant son champ de recherche des sciences au droit :fonder une anthropologie des cultures en général, occidentales en particulier, tournée versce qui leur est commun plutôt que vers ce qui les différencie, de manière à ne pas succomberà la tentation de l’exotisme. On ne saurait dire que ce second précepte ait, s’agissant duConseil d’État, reçu application, et qu’ait été épargnée à l’institution l’infélicité d’êtrescrutée comme un objet de nature. Tobie Nathan avait été moins maltraité lorsqu’il avaitfourni à B. Latour une première occasion de diversifier ses terrains d’enquête, et vu sapratique nourrir la Petite réflexion sur le culte moderne des Dieux faitiches, ouvrage dontla lecture est décidément nécessaire pour comprendre quelques-uns des ultimes dévelop-pements de La fabrique du droit, sinon voués à demeurer abscons.

C’est dans ce petit opuscule, en effet, que B. Latour, après avoir, une fois encore,pourfendu l’essentiel des formes de pensée contemporaine (singulièrement la penséecritique, la psychologie et l’épistémologie), à l’exception de celles de Luc Boltanski etLaurent Thévenot, articule très clairement une théorie de l’action fondée sur le refus d’uneopposition entre sujet et objet, intérieur et extérieur, constructivisme et réalisme, imma-nence et transcendance, et sur l’apologie des « faitiches », ces objets construits par un sujetque sa construction dépasse, qui reçoit son autonomie de celle qu’il a donnée à un êtrene la possédant pas..., ces objets par la grâce desquels cela passe... On voit bien en quoiB. Latour s’oppose ainsi aux demandeurs de maîtrise, ou aux dénonciateurs de celle-ci.

Aussi bien l’esquisse de verdict sur le Conseil d’État contenue dans La fabrique du droitn’aura-t-elle vraisemblablement, pas davantage que ses supporters, satisfait ceux quiauraient aimé une appréciation plus actuellement critique de son action. Et le livre deB. Latour fera-t-il sans doute davantage date dans l’histoire de sa propre pensée que danscelle de l’élucidation de la façon dont le Conseil d’État contribue, ou non, au progrès deslibertés et du droit en général ; question qui n’a, de fait, sans doute pas de sens pour l’auteur,à tout le moins ainsi formulée. On est tout à la fois dépaysé, stimulé et déçu.

Jean-Michel BelorgeyConseil d’État, Section du rapport et des études,

Palais-Royal, 75100 Paris 01 SP, FranceAdresse e-mail : [email protected] (J.-M. Belorgey).

© 2003 Publié par Elsevier SAS.doi:10.1016/j.soctra.2004.01.010

Linda CARDINAL, Caroline ANDREW (dir.), La démocratie locale à l’épreuve de lagouvernance, Presses de l’Université d’Ottawa, coll. « Gouvernance », Ottawa,2001, 237 p.

Fruit d’un colloque organisé par le Centre d’études en gouvernance de l’universitéd’Ottawa en 1998, cet ouvrage est organisé autour de la contribution centrale de GillesPaquet (directeur du Centre d’études en gouvernance) que les auteurs ont été invités àcommenter et qui se réserve un droit de réponse dans le chapitre conclusif.

115Comptes rendus / Sociologie du travail 46 (2004) 111–113

Le principal intérêt du livre est de mettre en débat une approche de la gouvernance quel’on pourrait qualifier de sociocybernétique, que l’on trouve en Europe incarnée par desauteurs comme Jan Kooiman (Kooiman, 1993). Cette approche, désormais classique,considère que l’État comme les grandes firmes industrielles sont inadaptés par rapport à lanouvelle donne économique, politique, culturelle (à ce titre, on regrettera que cette nouvelledonne ne soit pas suffisamment détaillée dans le chapitre de G. Paquet mais il est vrai quePierre Hamel et Jacques Palard s’attèlent à cette tâche dans leur chapitre respectif).Sommées de se transformer par les pressions de leur « environnement » et les dysfonction-nements internes, ces grandes organisations doivent mettre en place des modes d’organi-sation interne et des modes de coordination alternatifs au marché et à l’État. On nedéveloppera pas ici les risques évidents qu’il y a à confondre organisations publiques etfirmes privées. Le procès de cette confusion a déjà été réalisé depuis longtemps (Gibert,1986) et l’un des contributeurs, Farhad Khosrokhavar, y revient dans son texte. PourG. Paquet, le salut ne peut venir que d’un mode de gouvernance de type « clanique » quigarantit à la fois l’efficacité économique et le respect de la démocratie. Pour l’auteur, eneffet, « l’une des caractéristiques du clan est de mettre l’accent sur l’adhésion volontaireaux normes. [...] Le clan est une constellation non hiérarchique d’unités cimentées par unevision commune qui travaille à un projet, à une structure hologrammatique (c’est-à-dire quechaque membre a une perception du projet dans son entier et de son rôle dans ce dernier) etest capable d’apprendre par le dialogue, l’établissement de réseaux, la rétroaction etl’auto-organisation » (pp. 25–26). Selon G. Paquet, la principale vertu du clan est de rendrepossible l’apprentissage collectif, enjeu majeur de la gouvernance en cours de construction.On l’aura compris, la perspective dressée par l’auteur dont le texte est la pièce centrale dulivre, n’est pas proprement analytique mais bien programmatique, voire idéologique (ce quivaut d’ailleurs une remarquable citation de Friedrich von Hayek placée par G. Paquet enexergue de sa conclusion : « Laisser la loi aux mains de gouvernants élus, c’est confier lepot de crème à la garde du chat »). Or, comme le note très justement Jocelyn Létourneau,« la gouvernance fondée sur l’apprentissage collectif est un défi beaucoup plus qu’uneréalité sur le point d’émerger » (p. 54). De plus, considérer que l’adhésion à un clan procèdede l’acceptation volontaire des normes qui régissent les échanges entre les membres d’unetelle structure sociale a de quoi surprendre. On ne peut qu’être étonné par l’absence deréférence aux mécanismes de domination qui participent directement de l’intériorisationdes normes du groupe, à l’habitus cher à Pierre Bourdieu.

Pour autant, cet ouvrage présente un réel intérêt : celui de permettre une disputescientifique autour de cette approche apolitique et asociologique de la gouvernance —approche très répandue dans les sphères médiatiques, politiques et dans certains segmentsdu champ académique. En soi, concevoir l’organisation comme un réseau neuronal com-posé de « clans » en situation d’apprentissage ne constitue pas une perspective innovante(Morgan, 1989). En revanche, en donnant la possibilité à des sociologues comme PierreHamel, Claudette Lafaye, des politologues comme Jacques Palard, Jean Laponce, LucJuillet de réintroduire, en des termes très bien pesés, le politique et le social dans le schémaexplicatif proposé, cet ouvrage collectif autorise à relativiser la portée de cette approchesociocybernétique de la gouvernance. Tous les contributeurs ont soin tout d’abord dereplacer la notion de gouvernance en regard des grandes évolutions économiques (globa-lisation), politiques (recomposition des États, reterritorialisation du politique), sociologi-

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ques (émergence d’une nouvelle culture urbaine notamment). Les doutes quant au carac-tère heuristique de l’approche proposée par G. Paquet ne manquent pas et portentessentiellement sur l’obligation de concevoir la gouvernance comme un ensemble d’acti-vités s’insérant dans des univers sociaux politisés c’est-à-dire dans lesquels il existe uneasymétrie des ressources politiques, des formes de légitimité concurrentes, des culturesencadrant la participation des citoyens (thème central du livre)... La plupart des auteurss’accorde sur le fait que la gouvernance est actuellement un champ de réflexions nonstabilisées dont le principal intérêt est de porter le regard sur les formes de coordinationmoins typées que l’État ou le marché (L. Juillet a d’ailleurs parfaitement raison de soulignerque cette opposition est sans doute surinterprétée). À cette série de réserves, G. Paqueténonce dans sa conclusion qu’il faut désormais penser les mécanismes d’agrégation dansles sociétés modernes, le politique, en dehors de l’État et du monopole de la violencelégitime : « l’approche que j’ai proposée n’exclut en rien le politique, les conflits et lesenjeux de pouvoir. En premier lieu, elle les relativise (en posant nettement une certainedésintermédiation politique, un certain désenchantement du politique) mais elle en recon-naît pleinement l’importance. En second lieu, elle ajoute que le politique est en train de setransfigurer et que ce qui en reste de fondamental est diffusé sur de nouveaux territoires.C’est à partir de ces postulats que l’on arrive à suggérer une approche plus éclectique de lagouvernance démocratique, approche qui ne souffre plus du même réductionnisme aupolitico-étatique stricto sensu » (p. 219). Les commentateurs de G. Paquet ne disent pasautre chose lorsqu’ils exposent leurs objets de recherche à la notion de gouvernance :P. Hamel et les mouvements sociaux urbains, C. Lafaye et les politiques d’urbanisme dansun arrondissement parisien, J. Palard et la politique régionale de l’Union européenne. Enrevanche, et c’est là le point de divergence évident, tous en appellent à une utilisationraisonnée de la notion, en réhabilitant dans l’analyse, plus que ne le fait G. Paquet,l’autorité, la domination, la légitimité, l’identité, la culture... Dans l’analyse du politique,on ne saurait en effet confondre l’État et les attributs qu’il a longtemps monopolisés, souspeine de tomber dans une approche désincarnée, apolitique et asociologique de la gouver-nance. À ce titre, cet ouvrage, en opposant deux approches de la gouvernance, permetd’identifier clairement les éléments de controverses et de se situer dans le débat actuel. Il adonc une utilité évidente tant la notion de gouvernance a généré une bulle spéculative danslaquelle on a souvent du mal à se retrouver.

Références

Gibert, P., 1986. Management public, management de la puissance publique. Politiques et management public 4(2), 89–123.

Kooiman, J. (Ed.), 1993. Modern Governance. Sage, London.Morgan, G., 1989. Images de l’organisation. Presses de l’Université Laval, Québec.

Bernard JouveDépartement de géographie, université du Québec à Montréal,

case postale 8888, succursale Centre-Ville, Montréal (Québec), Canada H3C 3P8Adresse e-mail : [email protected] (B. Jouve).

© 2004 Publié par Elsevier SAS.doi:10.1016/j.soctra.2004.01.011

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