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DANS LA MÊME COLLECTION

Yann Dall’aglio, Une Rolex à 50 ans – A-t-on ledroit de rater sa vie ?

Mathias Roux, J’ai demandé un rapport – La poli-tique est-elle une affaire d’experts ?

Guillaume Pigeard de Gurbert, Fumer tue – Peut-onrisquer sa vie ?

Normand Baillargeon, Liliane est au lycée – Est-ilindispensable d’être cultivé ?

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Normand Baillargeon

Liliane est au lycée

Est-il indispensable d’être cultivé ?

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Normand Baillargeon enseigne la philosophiede l’éducation à l’université du Québec à Montréal.

© Flammarion, Paris, 2011.ISBN : 978-2-0812-6426-7

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INTRODUCTION

Mon amie Marie-France m’a raconté qu’enfant,elle n’avait pas bien compris le titre du livre dontparlait le professeur en classe : L’Iliade et L’Odysséed’Homère étaient devenus Liliane est au lycée ! L’his-toire se répète, dirait-on… Le samedi 2 avril 2011,lors de la journée du livre politique, un journalistedu Figaro demande à Frédéric Lefebvre, secrétaired’État au Commerce (et à de nombreuses autreschoses encore), le titre du livre qui l’a le plusmarqué.

M. le secrétaire répond aussitôt, avec une belleassurance : « Sans doute Zadig et Voltaire. » « Etpourquoi donc ? » insiste le journaliste, dont on nesaura pas s’il ironisait ou non. Le secrétaire d’Étatexplique volontiers son choix, toujours avec lemême aplomb : « Parce que c’est une leçon de vie.Et je m’y replonge d’ailleurs assez souvent. »

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Ah ! Ces leçons de vie de Zadig et Voltaire !Jamais on ne s’en lasse ; et comme on y replongeavec délices, n’est-ce pas…

Diffusées sur You Tube, ces images ont, unesemaine plus tard, été vues par près de 200 000curieux, qui ont laissé un nombre considérable decommentaires, outrés ou amusés.

On lisait dans tout cela, en filigrane, que lesecrétaire d’État venait de commettre une bourdedifficilement pardonnable en ce pays : il avait étésurpris en flagrant délit de carence de culturegénérale, crime nettement aggravé par sa situationd’homme politique, à qui on est peut-être moinsenclin à le pardonner qu’à un autre.

Qui sait, pourtant ? M. Lefebvre avait peut-êtrece jour-là commis un simple lapsus, qui lui aurafait confondre Zadig (ou la destinée), de Voltaire,avec Zadig et Voltaire, une marque et une boutiquede vêtements. Mais il est vrai que se tromper surle titre de son livre préféré est bien bizarre (j’aiécrit bizarre, moi ? Tiens, tiens…).

Quoi qu’il en soit, il y a peu de pays où lepéché de carence de culture générale suscited’aussi nombreuses et virulentes réactions, allantde l’hilarité (avez-vous lu Surveiller et Punir deMichel Fouquet’s ? Aimez-vous Les Mémoiresd’Outre-Tombe, de Château-Lafite ?) à l’indignation.

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INTRODUCTION

(« Non mais franchement ! Voilà ce qui dirigenotre pays : une bande de branquignoles, inaptes,incultes et qui s’imaginent avoir les capacités intel-lectuelles pour gouverner. »)

Cette passion française pour la culture générales’étale partout, et notamment sur les rayonnagesqui lui sont consacrés dans les librairies et oùl’étranger de passage – j’en suis un – la remarquebien vite, s’il ne l’avait pas notée auparavant.

On trouve là des ouvrages et des produits dontle livrovore que je suis ne connaît, et dois l’avouer,aucun équivalent nord-américain : des diction-naires de culture générale, des encyclopédies deculture générale, des ouvrages consacrés à desthèmes de culture générale (l’amour, les frontières,le bonheur, l’argent…), des résumés de livres deculture générale, des cours accélérés de culturegénérale, des disques audionumériques de culturegénérale, des fiches et même des jeux question-naires de culture générale : et bien d’autres chosesencore. Sur amazon.fr, l’entrée : « culture géné-rale » recense… 3 276 ouvrages ! Et si l’envie vousen prend, il sera difficile de faire une comparaisonavec amazon.com, l’expression general culture étantpour ainsi dire inconnue et inutilisée en langueanglaise. (Il reste cependant vrai qu’un débat sur laculture générale s’est tenu dans le monde anglo-saxon, mais sous une forme singulière, comme on

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le verra, et très spécifiquement à l’université etautour de la nature et du contenu de l’éducationgénérale et commune qu’il convient d’y dispenser.)

Devant pareils étals, le chaland soudain s’arrête,tour à tour admiratif, amusé, puis, parfois, jel’avoue, légèrement inquiet. Car qu’est-ce quecette culture générale ? Sa possession étant,semble-t-il, d’une si grande importance, peut-onau moins la cerner dans ses grandes lignes ? Etquel est au juste le nom du singulier appétit quesatisfont ces surprenants aliments ? Et d’ailleurspourquoi la culture générale aurait-elle l’impor-tance qu’on lui accorde habituellement ? À qui,encore, revient-il de dire ce qui devrait avoir étélu, compris et assimilé, et de désigner cetensemble de repères culturels présumés devant êtreconnus de tous ? Quels critères conduisent à leurélection ? Quel rôle, enfin, fait-on tenir à cetteculture générale dans le jeu social, politique, éco-nomique, pédagogique ?

Ce livre se propose de soulever ces questions etquelques autres et, passant outre certains tabous quientourent la culture générale, de se livrer à l’examencritique de cette idée, de sa nature, de ses usages etfonctions, tout cela au moment où, il faut bienl’avouer, elle est, paradoxalement, à la fois revendi-quée et frappée d’une grande suspicion.

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INTRODUCTION

Avançons d’emblée au moins ceci. Cetteculture générale n’est pas la culture des anthropo-logues ou des sociologues, du moins en tant qu’ilsentendent par culture ce que nous acquérons dusimple fait de notre appartenance à une sociétéparticulière – depuis nos façons de manger ou denous vêtir, jusqu’à la langue que nous parlons, enpassant par des valeurs et des habitudes ; elle n’estpas, non plus, la culture spécifique et spécialiséeque l’on acquiert par l’éducation – les savoirs et laculture que possède un ingénieur, par exemple.

Elle se veut plutôt cet ensemble commun derepères qui s’acquièrent en allant au musée, auconcert, en lisant et, surtout peut-être, en faisantsa scolarité de base : et son concept, cette fois,côtoie celui d’éducation. La culture générale esten ce sens lointaine fille de la paideia des Grecs, dela puerilis institutionis des Romains, des humanitésd’hier et de l’éducation libérale d’aujourd’hui,toutes choses que je ne perdrai pas mon temps àexpliquer ici puisque chacun, possédant un tantsoit peu de culture générale, les connaît fort bien.

Si souvent invoquée, revendiquée ou exigée,cette culture générale est aussi devenue suspecte :son contenu imprécis paraît inassignable et elle setrouve, comme l’idée d’éducation, en état de per-pétuelle remise en question. Il importe donc de

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décider si l’idéal qu’elle prétend incarner peut êtremaintenu et, si oui, à quelles conditions. Pour cefaire, dressons le bilan des griefs qui lui ont étéadressés et demandons-nous s’il est possible de laredéfinir en tenant compte de certaines critiques.

Pour commencer, je rappellerai donc le lourdfardeau de charges que l’on peut opposer à l’idéede culture générale. Je m’efforcerai ensuite de pro-poser un concept de culture générale dont jepense qu’il mérite d’être défendu. Mais je le ferai,du moins je l’espère, sans naïveté, conscient deslimites de ce projet et soucieux de l’inscrire dansune perspective fièrement revendiquée : celle d’unprogressisme politique qui ne renie rien ni desidéaux des Lumières ni de cet anarcho-syndicalismecher à votre serviteur.

On y va ?

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CHAPITRE PREMIER

Alors comme ça,vous voulez me cultiver ?

– J’ai lu les Bucoliques, les Provinciales,les Misérables, les Illuminés,

les Diaboliques, les Désenchantés,les Déracinés, les Conquérants,

les Indifférents...– Et que faut-il lire maintenant ?

– Les Emmerdants, il faut bienlire avec son temps !

Jacques PRÉVERT, Interview.

Il s’agirait donc, si je comprends bien, de medonner une culture générale. Eh bien au risque dechoquer, je vois un nombre considérable d’objec-tions à opposer à un tel projet.

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Des ambitions démesurées

La première est sa démesure. Car à vousentendre cette culture serait générale ! Générale.Rien de moins.

Une culture, il faut donc croire, qui contien-drait un peu de tout ce qu’il y a à savoir, àconnaître et, j’ose l’espérer, à aimer, sur, ma foi,un peu tout.

Une telle visée de généralité est, osons ledire… particulière.

Et à vrai dire et à y mieux penser, d’une telleampleur que le projet en donne le vertige etdevient aussitôt suspect. Pis : sans l’ombre d’undoute, ce suspect est coupable, coupable de foliedes grandeurs.

Pour en convenir, il n’est que de songer, letemps du souffle d’un soupir, à tout ce qui pour-rait légitimement réclamer d’être incorporé dansla grande armée de la culture générale.

Voyons un peu.La peinture de toujours, bien entendu ; et la

musique d’un peu partout, cela va de soi ; la dansed’hier et d’aujourd’hui, sans doute ; le cinéma,cela va sans dire ; la littérature… que dis-je : leslittératures ; et puis les sciences, les humaines etles autres, dont je vous épargne la nomenclature,

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mais en vous assurant qu’il y en a beaucoup ; etque sais-je encore.

Fol inventaire. À l’aide. À moi. Prévert !Cela étant toutefois, les lacunes de culture

générale de chacune et de chacun sont aussitôtinévitables, automatiques, nécessaires, program-mées d’avance et donc choses dont il ne faudraitpas trop s’offusquer et qu’il convient même depardonner, fût-ce à un secrétaire d’État. Tenez, auhasard : vous le connaissez, vous, Frederick Dou-glass ? Ah ! Quelle carence de culture générale ! Àmon très humble avis, bien plus grave encore quede n’avoir pas lu Zadig et Voltaire ! Mais je vousen excuse et vous la pardonne d’autant que j’aiforcément moi aussi, comme chacun et chacune,des lacunes de culture générale au moins aussigraves, voire pire encore.

Mais ce n’est pas tout. Car tout le mondeadmettra sans doute qu’une culture généraleexhaustive est impossible, que nous nous efforçonssans jamais y parvenir entièrement d’être cultivéset que toute visée de culture générale se construità partir de choix : choisir parmi tous les livres,tous les savoirs, toutes les idées et tous les conte-nus culturels.

Mais choisir c’est aussi exclure : Omnis determi-natio est negatio, comme on dit depuis le Moyen

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Âge, quand on a une certaine culture générale. Orjustement, et comme on va le voir, ce qui estexclu en dit bien long sur ce qui est donné commeconstituant la culture générale, peut-être mêmeplus long que ce qui est retenu comme devantla composer.

Des choix révélateurs : biais etexclusions

Ce que sont ces exclusions, ce sur quoi on faitsilence, une part au moins de tout cela est désormaisassez généralement admise et reconnue, comme l’estaussi ce que ces silences nous apprennent sur nous-mêmes. Rappelons quelques-unes des grandeslignes de ces argumentaires devenus familiers.

Nous vivons dans des sociétés de classe et cesexclusions en portent la marque : elles sontclassistes.

Nous vivons dans des sociétés où s’imposent depuissantes et persistantes divisions et discrimina-tions selon le sexe : et ces exclusions sont sexistes.

Nous vivons dans des sociétés traversées de pro-fondes et souvent imperceptibles divisions et dis-criminations fondées sur la race (ou plutôt sur cequi est donné comme tel) : et ces exclusions sontracistes.

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Ces exclusions tendent encore typiquement àopérer, plus ou moins subtilement, au profit de lasurvalorisation de la place et de l’importance desréalisations de l’Occident : elles sont en ce sensoccidentalocentristes.

Nous vivons enfin dans des sociétés où l’appar-tenance à une société et à sa culture tend à êtreperverti, glorifié et instrumentalisé, notammentpar l’État : et ces exclusions sont souvent nationa-listes au pire sens de ce terme et pour tout direethnocentristes.

Reprenons tout cela tour à tour.

Culture générale : culture dominante ?

La culture générale qu’on promeut générale-ment n’est-elle pas en effet une culture généraleoù les accomplissements de la culture populairesont arbitrairement ignorés, voire méprisés ? Onpeut par exemple s’y vanter de sans cesse revenirà Voltaire, mais guère d’aimer follement tel feuille-ton télévisé, et ce même si on ne lit à peu prèsrien de Voltaire, hormis Zadig…, si rien ne justifiel’inclusion de l’un et l’exclusion de l’autre.

Entre culture savante et légitime et culturepopulaire et illégitime, la ligne est parfois subtile

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et son tracé peut, il est vrai, varier avec le temps :mais cette ligne, qui ne semble requérir aucunejustification, existe bel et bien et sa reconnaissanceinstinctive est un marqueur qui permet de recon-naître la possession d’une véritable culture géné-rale. C’est ainsi qu’être cultivé au sens où onl’entend généralement, c’est pouvoir parler sansgêne de Bach, des musées, de Picasso ; c’est pou-voir manifester sans retenue son amour du jazz etde Molière ; c’est évoquer les Beatles, à la granderigueur – du moins en certains milieux, que voussaurez flairer quand vous aurez enfin la culturegénérale qui convient ; mais au grand jamais et enaucun cas, proclamer son affection pour, disons,Dalida ; ou pour le cinéma ou le théâtre popu-laires ; et ainsi de suite.

On est d’ailleurs tenté de dire que ce sontmoins des savoirs relatifs à certains contenus cultu-rels qui caractérisent la personne qui détient de laculture générale que cette seconde nature qui faitque l’on sait d’emblée ce qui convient et ce qui neconvient pas. Cette seconde nature vous apprendcomment il faut se tenir dans le monde. Par elle,bientôt, si du moins vous acquérez cette culturegénérale, vous saurez s’il est permis ou non d’évo-quer le football en telle ou telle compagnie et cequ’il convient d’en dire là où on en peut parler ;

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vous saurez aussi, sur le bout du cerveau si l’onpeut dire, ce qu’il faut penser des films de WoodyAllen et des westerns spaghetti, que vous aimiezou même connaissiez ou non les uns et les autres,la chose étant sans grande importance. Or cesinterdits et ces feux verts, ces terrains minés etceux où il est au contraire bien vu et mêmerecommandé de passer, tout cela est dans une largemesure balisé par la division de la société enclasses, de sorte qu’acquérir une culture générale,c’est se doter des repères et de la sensibilité quipermettent ou non d’instantanément s’y retrouveret s’y sentir chez soi. Le sociologue Pierre Bour-dieu a appelé habitus ces secondes natures acquises,en rappelant précisément à quel point elles sontdifférenciées selon les classes sociales.

Bref : vous saurez toujours d’emblée, une foiscultivé, ce qu’il faut dire, sentir et penser sur unequantité de sujets. L’indice que vous avez de laculture générale serait alors, en somme, curieuxparadoxe, qu’elle vous dispense de penser…

Ce qui s’ensuit de tout cela est bien connu,mais si lourd de conséquences qu’il mérite d’êtrerappelé. Pour les membres des classes sociales dontles normes et les repères sont valorisés – par eux-mêmes et par l’autorité que leur confèrent la placeet le statut qu’ils occupent au sein de la société –,

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la démarche d’acculturation est relativement aisée,presque naturelle, et elle renforce même en euxl’idée que l’ordre du monde est juste et cohérentet reflète des valeurs universelles. La culture géné-rale dont la possession constitue un précieux capi-tal leur est ainsi d’emblée familière et toutes lesenquêtes sociologiques confirment qu’ils y sontaussitôt chez eux – et de fait, c’est chez eux ! –sans effort ni véritable mérite.

Mais pour tous les autres, l’acquisition de cetteculture générale qui est, au fond, étrangère, est uneforme de douloureuse aliénation, d’abjurationd’une part de soi et de ses appartenances. Parvenir àla posséder, c’est être devenu autre et avoir renié unepart de son identité. Ne pas y parvenir, par contre,c’est être amené à attribuer cet échec à ses proprescarences et à reconnaître l’infériorité de sa cultureoriginelle : cette terrible double contrainte, dont onsort immanquablement perdant, guette qui se situedu mauvais côté de la clôture de la culture générale.

Ce caractère de classe des contenus culturels,l’arbitraire de leur élection, le rôle qu’ils jouentdans la reproduction des inégalités sociales, toutcela constitue une première raison, valable jusqu’àplus ample informé, de faire preuve à l’endroit decette culture générale de la plus grande méfiance.

Ce n’est pas la seule, loin s’en faut.

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N° d’édition : L.01EHBN000447.N001Dépôt légal : septembre 2011