l'homme, le plus politique des animaux : essai sur les

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UNIVERSITE PARIS 1 – PANTHEON-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE DE PHILOSOPHIE N° d’attribution par la bibliothèque _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ THESE Pour obtenir le grade de Docteur Discipline : Philosophie. présentée et soutenue publiquement le 18 décembre 2013 par Refik GÜREMEN L'homme, le plus politique des animaux : Essai sur les Politiques d'Aristote, livre I, chapitre 2 Sous la direction de Monsieur le Professeur Michel NARCY Membre du jury : Madame le Professeur Annick Jaulin (Université Paris I) Monsieur le Professeur Jean-Louis Labarrière (CNRS, UMR 8061 UniversitéParis IV) Monsieur le Professeur Pierre-Marie Morel (Université Paris I) Monsieur le Professeur Michel Narcy (CNRS UPR 76 Ville juif) Monsieur le Professeur Pierre Pellegrin (CNRS) Monsieur le Professeur Christopher Rowe (Durham University) Année Universitaire 2013

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UNIVERSITE PARIS 1 ndash PANTHEON-SORBONNE

EacuteCOLE DOCTORALE DE PHILOSOPHIE

Ndeg drsquoattribution par la bibliothegraveque

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _

THESE

Pour obtenir le grade de Docteur Discipline Philosophie

preacutesenteacutee et soutenue publiquement le 18 deacutecembre 2013 par

Refik GUumlREMEN

Lhomme le plus politique des animaux

Essai sur les Politiques dAristote livre I chapitre 2

Sous la direction de Monsieur le Professeur Michel NARCY

Membre du jury

Madame le Professeur Annick Jaulin (Universiteacute Paris I) Monsieur le Professeur Jean-Louis Labarriegravere (CNRS UMR 8061 UniversiteacuteParis IV) Monsieur le Professeur Pierre-Marie Morel (Universiteacute Paris I) Monsieur le Professeur Michel Narcy (CNRS UPR 76 Ville juif) Monsieur le Professeur Pierre Pellegrin (CNRS) Monsieur le Professeur Christopher Rowe (Durham University)

Anneacutee Universitaire 2013

ii

Agrave mon fregravere aineacute Tevfik Guumlremen

qui est aujourdrsquohui moins acircgeacute que moi

iii

Remerciements

Cette thegravese doit beaucoup aux nombreuses personnes qui mrsquoont encourageacute soutenu et

conforteacute au long de toutes ces anneacutees Qursquoelles trouvent dans ce travail lrsquoexpression de mes

plus sincegraveres remerciements

En premier lieu je tiens agrave remercier mon directeur de thegravese Monsieur Michel Narcy pour la

confiance quil ma accordeacutee en acceptant dencadrer ce travail doctoral pour ses multiples

conseils et pour toutes les heures quil a consacreacutees agrave diriger cette recherche Jrsquoai appreacutecieacute

sincegraverement et avec gratitude sa grande disponibiliteacute et lrsquoattention qursquoil a accordeacutee aux

relectures des documents que je lui ai adresseacutes La justesse de ses critiques a eacuteteacute tregraves

constructive et utile Enfin jrsquoai eacuteteacute extrecircmement sensible agrave ses qualiteacutes humaines deacutecoute et

de compreacutehension tout au long de ce travail doctoral Je lui exprime ma tregraves profonde

gratitude

Ma reconnaissance va agrave tous ceux qui agrave Paris 1 agrave lrsquoEacutecole Doctorale et au Centre laquo Tradition

de la penseacutee classique raquo ont inspireacute et soutenu ce travail Je tiens remercier particuliegraverement

Madame Chantal Jaquet la directrice de lrsquoEcole Doctorale de Philosophie et Madame Annick

Jaulin qui eacutetait la directrice du centre Tradition de la penseacutee Classique pendant mes anneacutees

doctorales Gracircce agrave elles jrsquoai pu mrsquoassurer les meilleures conditions pour tous mes

deacuteplacements et mes visites de recherche (surtout aux Royaume-Unis) pour valoriser mes

travaux en me mettant en relation avec les speacutecialistes de mon domaine de recherche Je

remercie aussi agrave Madame Jaulin pour son accueil chaleureux agrave chaque fois que jai solliciteacute

son aide ainsi que pour ses multiples encouragements

Ce travail doit beaucoup agrave celles et ceux qui mrsquoont permis de soumettre agrave la critique

diffeacuterentes eacutetapes de cette thegravese dans leurs seacuteminaires Je remercie tregraves vivement tous mes

amis au seacuteminaire des doctorants dirigeacute par Francis Wolff Andreacute Laks et Jonathan Barnes et

auquel jrsquoai participeacute pendant trois ans

Je ne saurais remercier suffisamment agrave celles et agrave ceux qui ont accepteacute de participer au

colloque international organiseacute agrave Istanbul le 29-30 avril 2013 sous le thegraveme laquo Perspectives

biologiques sur lrsquoanimal politique chez Aristote raquo Oumlmer Orhan Ayguumln Pinar Canevi

Johannes Fritsche Annick Jaulin Manuel Knoll Jean-Louis Labarriegravere David Lefebvre

Pierre-Marie Morel Michel Narcy Pierre Pellegrin

iv

Mes gratitudes vont eacutegalement agrave ceux qui ont bien voulu relire les chapitres de cette thegravese en

premier lieu agrave Olivier Renaut dont la minutie et lrsquoacuiteacute des relectures sont un gage

suppleacutementaire de notre amitieacute tregraves preacutecieuse Je remercie vivement Steacutephane Aymard Kelly

OrsquoNeill et Umut Oumlksuumlzan pour leurs corrections et suggestions

Cette thegravese nrsquoaurait pu aboutir sans le soutien de mes parents et de mes sœurs et sans la

patience et les encouragements de mon eacutepouse Nalan Kural Guumlremen ils savent combien je

leur sais greacute

v

Reacutesumeacute

Cette eacutetude est entiegraverement consacreacutee agrave un examen du deuxiegraveme chapitre du premier livre des

Politiques drsquoAristote Elle vise agrave analyser lrsquoaffirmation aristoteacutelicienne selon laquelle

lrsquohomme est un animal plus politique que les autres animaux politiques (Pol I 1 1253a7-9)

Tous les commentateurs drsquoAristote expliquent cette affirmation par reacutefeacuterence agrave la rationaliteacute

ou agrave la moraliteacute ou encore agrave la capaciteacute langagiegravere de lrsquohomme Selon lrsquoideacutee soutenue dans

cette eacutetude bien que ces traits exclusivement humains ne soient pas impertinents agrave la forme

speacutecifique que prend la vie politique de lrsquohomme le plus haut degreacute de son caractegravere politique

ne peut pas srsquoexpliquer en fonction drsquoeux Apregraves un examen deacutetailleacutes des plusieurs difficulteacutes

que lrsquoon rencontre dans les commentaires contemporains des Politiques I 2 nous avons

deacuteveloppeacute la thegravese que selon Aristote lrsquohomme est le plus politique des animaux politiques

parce qursquoil est un animal greacutegaire agrave multiple communauteacutes Drsquoapregraves Aristote lrsquohomme

deacuteveloppe cette multipliciteacute de communauteacutes en vue de lrsquoautosuffisance Pour pouvoir

montrer que cette interpreacutetation est en conformiteacute avec une autre affirmation drsquoAristote selon

laquelle la polis existe en vue du bien-vivre nous avons aussi deacutemontreacute qursquoil existe chez le

Stagirite des eacuteleacutements drsquoune notion de bien-vivre qui relegraveve moins de la moraliteacute que des

conditions animales de lrsquohomme et que crsquoest dans ce dernier sens que lrsquoexistence de la polis

en vue du bien-vivre doit ecirctre comprise

Mots-clefs Aristote animal politique polis communauteacute politique autosuffisance bien-

vivre eacutethique zoologie aristoteacutelicien

vi

Title Human Being the Most Political of the Animals A Study of Aristotlersquos Politics I

chapter 2

Abstract

This dissertation is dedicated to an exclusive study of Aristotlersquos Politics I 2 It aims at

analyzing Aristotlersquos affirmation that human beings are more political than the other political

animals (Pol I 1 1253a7-9) According to the most widely shared views about Aristotlersquos

argument here human beings would be more political either because they are rational or

because they have a natural capacity for speech or because they are perceptive about

questions of morality According to the idea defended in this study although these

exclusively human features are not impertinent to the specific form that human beingsrsquo

political life takes human beingsrsquo higher degree of politicalness cannot be explained on the

basis of them After a detailed examination of certain difficulties and shortcomings in

contemporary commentaries on Politics I 2 we develop the thesis that according to

Aristotle the human being is more political because it is a gregarious animal of multiple

communities For Aristotle human beings develop this multiplicity of communities for the

sake of self-sufficiency In order to show that this thesis is in conformity with Aristotlersquos

other main idea that the polis exists for the sake of living-well we demonstrate that elements

of a different conception of living-well based more on human beingrsquos animality than its

morality are present in Aristotlersquos work Aristotlersquos affirmation that the polis exists for the

sake of living-well must be understood in this rather zoological sense of living-well

Keywords Aristotle political animal polis political community self-sufficiency living-

well ethics Aristotelian zoology

laquo Tradition de la Penseacutee Classique raquo EA 2482

Universiteacute Paris I - Pantheacuteon-Sorbonne

UFR 10 de Philosophie

17 rue de la Sorbonne75231 Paris Cedex 05

vii

Table des matiegraveres

Remerciements iii

Reacutesumeacute v

INTRODUCTION GENERALE1

CHAPITRE I Lrsquohomme lrsquoorigine de la naturaliteacute de la polis 11

I Introduction 11

II Eduard Meyer et Maurice Defourny sur les Politiques I 2 14

III Defourny contre Meyer et leur point commun 18

IV Meyer critique drsquoAristote 20

V Meyer lecteur drsquoAristote 24

VI Le zocircon politikon apolitique par nature David Keyt sur les Politiques I 2 27

Naturally Political 28

The Linguistic Argument 30

VII Les failles de Keyt 32

VIII Le mythe de Protagoras et les Politiques I 2 34

IX LrsquoEacutetat et le plus haut degreacute da la politiciteacute humaine 38

Appendice au chapitre I 42

CHAPITRE II Lrsquoanimal politique et ses vertus 45

I La prioriteacute de la polis et le zocircon politikon phusei 46

II La prioriteacute de la polis et la polis comme un bien 49

III Ambiguiumlteacute de lrsquoaction du premier fondateur 53

IV Lrsquohomme apolis 54

V Un surplus du deacuteveloppement de largument du chapitre la tempeacuterance 56

VI Le surplus de lanimaliteacute de lhomme une espace pour la temperance 59

VII Deux figures laquo sans polis raquo et le rocircle de la temperance 62

VIII Les hopla du politikon humain 63

IX Les hopla agrave la disposition de la temperance 66

X Le fourbe intempeacuterant et le mal deacutelibeacutereacute 67

XI Bestialiteacute et la meacutechanceteacute du fourbe intempeacuterant 72

XII Linjustice totale 75

XIII Lhomme est politique bien avant lEacutetat ou la naturaliteacute de lrsquohormecirc politique chez lrsquohomme 79

viii

XIV Conclusion 82

CHAPITRE III Diviser lrsquoanimal politique 84

I Introduction 84

II Le sens litteral versus le sens zoologique 85

IIA Mulgan et le sens meacutetaphorique de lrsquoexpression laquo πολιτικὸν ζῷον raquo 85

IIB Bodeacuteuumls et la critique aristoteacutelicienne du projet politique de Platon 89

III La laquo decouverte raquo du sens zoologique de laquo πολιτικὸν ζῷον raquo 91

IIIA Kullmann et la laquo deacuteduction biologique raquo des Politiques I 2 93

IIIB Ebauche des problegravemes 98

IIIC Lire les Politiques I 2 comme une piegravece de zoologie 104

IIID laquo Politikon raquo accident per se de lrsquohomme 115

IV Diviser le laquo politikon raquo Partie I 121

V Labarriegravere comparer les animaux politiques selon le plus et le moins 126

VI Reconnaicirctre lrsquoanimal politique 136

VII La rigueur de la division aristoteacutelicienne 142

VIII Peut-on vraiment diviser lrsquoanimal politique 155

IX Diviser le laquo politikon raquo Partie II 158

X Lrsquoergon de lrsquoanimal politique 162

XI Lrsquoeacuteternel retour de la meacutetaphore 171

Appendice au Chapitre III 178

CHAPITRE IV Moraliser lrsquoanimal politique 183

I Introduction 183

II Critique du privilegravege politique du langage 185

III Lrsquoeacuteloge du langage Ciceacuteron et Isocrate 187

IV Moraliser lrsquoanimal politique 189

V Moraliser la nature Julia Annas 194

VI Moraliser la polis lrsquohomme doit ecirctre plus politique 196

VII Vers une interpreacutetation non-normative du politikon humain 199

VIII La nature du rapport entre le bonheur la vertu et lrsquoaction vertueuse 201

IX Le laquo contenu raquo du bonheur 204

X Les laquo ingreacutedients raquo du bonheur 207

XI laquo La polis existe en vue des belles actions raquo (Pol III 9 1281a2-3) 211

XII Conclusion 212

CHAPITRE V La biologie du bien-vivre chez Aristote 216

I Introduction 216

ix

II Robert Bolton la deacutefinition de lrsquoacircme et le noucircs seacuteparable du corps 222

III Diffeacuterents sens de laquo vivre raquo et les diffeacuterences drsquoanimaux 224

IV Lrsquoacircme et lrsquoaction totale de lrsquoanimal 230

V La structure de lrsquoaction totale chez lrsquoanimal 233

VI laquo Vivre seulement raquo et la complexiteacute de lrsquoaction totale 237

VII De Caelo lrsquoanalogie de complexiteacute entre les actions des planegravetes et celles de lrsquohomme 241

VIII La complexiteacute de lrsquoaction totale (Suite) 245

IX La nature agit en vue du bien de lrsquoanimal 249

X La diffeacuterenciation des praxeis en vue du bien de lrsquoanimal 258

XI Conclusion 265

CHAPITRE VI Lrsquohomme lrsquoanimal greacutegaire agrave multiple communauteacutes 267

I Introduction 267

II Le deacuteveloppement de lrsquoargument dans les Politiques I 2 270

III La position du fait que lrsquohomme construit une multipliciteacute de communauteacutes 272

IV Lrsquo ὁρμή politique de lrsquohomme une explication par la causaliteacute mateacuterielle 280

V Le besoin de lrsquoautosuffisance la raison pour construire multiple communauteacutes 284

VI Le besoin de lrsquoautosuffisance outre les neacutecessiteacutes de survivre 289

VII Autosuffisance et le rocircle de la vertu dans la vie politique de lrsquohomme 293

VIII Les limites du rocircle explicatif de la vertu 297

IX Lrsquoautosuffisance de lrsquohomme makarios et la contingence du lien entre autosuffisance et la polis 299

X La polis nrsquoest pas le terminus de la recherche du bonheur 302

XI Lrsquoautosuffisance et lrsquoamitieacute des hommes vertueux 304

XII Le rocircle politique du langage 310

XIII La nature ne fait rien en vain expliquer lrsquousage politique du langage 314

XIV Le rocircle politique de lrsquointelligence 323

CONCLUSION GENERALE 332

BIBLIOGRAPHIE 342

1

INTRODUCTION GENERALE

Lrsquoune des ideacutees les plus connues drsquoAristote est que lrsquohomme est un animal politique

par nature Avant lui Platon dans le Pheacutedon 82b5-7 qualifie les abeilles les guecircpes et les

fourmis de politikon kai hemeron et il les considegravere comme les corps les plus approprieacutes pour

la reacuteincarnation de ces membres de lrsquoespegravece humaine qui ont cultiveacute agrave leur vivant laquo la vertu

publique et sociale celle qursquoon appelle la modeacuteration et aussi bien justice raquo (82a10-b2)

LorsqursquoAristote qualifiait dans lrsquoHistoire des animaux I 1 488a7-10 de laquo politique raquo

certains des animaux greacutegaires comme lrsquoabeille la fourmi la guecircpe la grue et lrsquohomme

peut-ecirctre il heacuteritait cette ideacutee de son maicirctre ou peut-ecirctre il se reacutefeacuterait tout simplement agrave un

nom courant par lequel les gens deacutesignaient et rassemblaient dans une famille unique les

animaux qui exhibent une certaine ressemblance observable entre eux1 parmi les animaux

greacutegaires sont politiques dit Aristote ceux qui ont tous ensemble une œuvre une et

commune Quoiqursquoil soit au sujet de lrsquohomme en tant qursquoanimal politique chez Aristote on

trouve une ideacutee plus eacutelaboreacutee que celle de Platon Aristote emploie cette appellation laquo animal

politique raquo plusieurs fois dans le corpus2 et il attribue une place centrale agrave cette ideacutee dans son

argument sur la naturaliteacute de la communauteacute politique pour lrsquohomme crsquoest le texte que lrsquoon

lit aujourdrsquohui comme le deuxiegraveme chapitre du premier livre des Politiques

La conception aristoteacutelicienne de lrsquohomme comme un animal politique diffegravere

cependant sensiblement de celle de Platon sur deux points Premiegraverement selon Platon la

(reacute)inteacutegration de lrsquohomme agrave une espegravece drsquoanimal politique deacutepend des vertus laquo publiques et

sociales raquo qui ne naissent que laquo de lrsquohabitude et de lrsquoexercice raquo (Pheacuted 82b2) alors que pour

Aristote crsquoest par nature que lrsquohomme est politique Deuxiegravemement Platon nrsquoenvisage la

politiciteacute humaine qursquoau niveau des individus et il la considegravere comme un privilegravege des gens

vertueux ce sont uniquement les gens de bien qui soit se reacuteintroduiront dans une espegravece

drsquoanimal politique soit reacuteincarneront une nouvelle naissance pour une nouvelle espegravece

humaine (82b7-8) Quant agrave Aristote dans lrsquoHA et dans les Politiques I 2 crsquoest explicitement

au niveau de lrsquoespegravece qursquoil parle du caractegravere politique de lrsquohomme

1 Typiquement Aristote reconnaicirct une certaine sagesse agrave lrsquoopinion populaire sur la classification des animaux

cf PA I 4 644a12-19 et 644b1-3 2 Outre les occurrences de ce terme dans les Politiques I 2 les passages relatifs sont les suivants Pol III 6

1278b17-21 EN I 7 1097b8-11 EN IX 9 1169b17-19 EN VIII 14 1162a16-25 EE VII 10 1242a19-

28 HA I 1 487b32-488a10 HA VIII 1 588b24-589a1

2

Le fait que la naturaliteacute impliqueacutee pour le caractegravere politique de lrsquohomme dans

lrsquoHistoire des animaux et celle impliqueacutee dans les Politiques I 2 peuvent toutes les deux se

comprendre dans un sens litteacuteralement zoologique crsquoest-agrave-dire dans un sens litteacuteralement

partageacute par les autres animaux dits politiques est fermement eacutetablit par les travaux des

savants comme Wolfgang Kullmann et Jean-Louis Labarriegravere Leurs travaux montrent de

faccedilon convaincante la non-neacutecessiteacute et les faiblesses drsquoeacutetablir une opposition entre un sens

litteacuteral et un sens meacutetaphorique du terme politikos Certains commentateurs contemporains

des Politiques eacuteprouvent le besoin de faire cette distinction parce que selon eux la politiciteacute

humaine se caracteacuterise par un pheacutenomegravene qui ne saurait pas srsquoexpliquer par le sens donneacute au

terme politikos dans lrsquoHA il srsquoagit du pheacutenomegravene exclusivement humain de la polis Puisque

cette derniegravere ne saurait pas ecirctre reacuteduite agrave cette sorte drsquoœuvre collective dont les abeilles les

fourmis etc sont aussi capables lrsquousage du terme politikos pour les animaux autres que

lrsquohomme doit ecirctre consideacutereacute comme un transfegravere meacutetaphorique de ce terme dans le domaine

zoologique La difficulteacute avec cette interpreacutetation est la suivante le sens que lrsquoHA donne

pour le terme politikos couvre lrsquohomme aussi tout simplement parce que lrsquohomme est le

premier exemple qursquoAristote choisit dans lrsquoHA pour ce sens zoologique de politikos Cela

dit si ce sens zoologique nrsquoest qursquoun sens meacutetaphorique il faudra alors accepter ou bien qursquoil

existe un sens dans lequel lrsquohomme est meacutetaphoriquement politique par rapport agrave soi-mecircme

(et crsquoest exactement la raison pour laquelle il figure agrave cocircteacute des autres animaux dans la liste de

lrsquoHA) ou bien si cette premiegravere alternative est inacceptable il doit exister un sens litteacuteral

dans lequel lrsquohomme est zoologiquement politique (et crsquoest exactement pourquoi il figure agrave

cocircteacute des autres animaux dans la liste de lrsquoHA) et un sens meacutetaphorique du terme politikos

nrsquoexiste pas non seulement pour lrsquohomme mais pour les autres animaux non plus Autrement

dit si la premiegravere alternative est inadmissible et srsquoil y a bien un sens dans lequel la polis est

litteacuteralement une œuvre une et commune pour les hommes il faudra alors accepter que ce

sens correspond bien agrave celui donneacute dans lrsquoHA et que ce dernier nrsquoa rien de meacutetaphorique

Selon nous il srsquoagit drsquoune fausse discussion et drsquoune question mal poseacutee parce que nier tout

sens litteacuteralement zoologique agrave la politiciteacute humaine ne laisse que lrsquoalternative drsquoaccepter un

sens meacutetaphorique drsquoecirctre politique pour lrsquohomme alors que cette derniegravere option est lrsquoexacte

contraire de ce qui est voulu par cette opposition entre un sens litteacuteral et un sens meacutetaphorique

du terme politikos

3

Cela dit notre travail prend cette question comme une question deacutepasseacutee Nous nrsquoy

revenons que briegravevement en guise drsquointroduction au Chapitre 3 et nous prenons comme

acquises les conclusions abouties par Kullmann et Labarriegravere3

Ce travail prend une autre question agrave son centre Aujourdrsquohui le fait que selon

Aristote lrsquohomme nrsquoest litteacuteralement pas le seul animal politique est reconnu par une grande

unanimiteacute Le caractegravere zoologique de la politiciteacute humaine chez Aristote nrsquoest plus un point

controverseacute entre les eacutetudiants drsquoAristote Aujourdrsquohui lrsquoeffort intellectuel des commentateurs

est plutocirct consacreacute agrave fournir une explication pour la comparaison que le Stagirite fait entre la

politiciteacute humaine et celle des autres animaux politiques en Pol I 2 Aristote affirme non

seulement que lrsquohomme est un animal politique mais qursquoil est aussi plus (μᾶλλον) politique

que nrsquoimporte quel autre animal greacutegaire comme lrsquoabeille etc (1253a7-9) Une unanimiteacute

srsquoeacutetablit autour de cette question aussi toutes les explications (y compris celles de Kullmann

et de Labarriegravere) fournies pour cet adverbe laquo μᾶλλον raquo srsquoaccorde bien que des faccedilons

diffeacuterentes agrave y reconnaitre un seuil qui distingue cateacutegoriquement la nature de la politiciteacute

humaine de celles des autres animaux politiques Ainsi elles renvoient toutes le degreacute

supeacuterieur du caractegravere politique de lrsquohomme soit agrave sa rationaliteacute soit agrave sa capaciteacute langagiegravere

soit agrave sa possession drsquoune perception morale ou encore agrave tous ces trois caracteacuteristiques

exclusivement humains agrave la fois Le problegraveme avec cette deuxiegraveme unanimiteacute est qursquoelle rend

caduque la critique de la distinction entre un sens meacutetaphorique et un sens litteacuteral drsquoecirctre

politique Cette critique nous permettait de voir non seulement un sens litteacuteral pour la

politiciteacute animale mais aussi un sens litteacuteralement animal pour la politiciteacute humaine Or

explication du degreacute supeacuterieur du caractegravere politique de lrsquohomme par reacutefeacuterence aux traits

exclusivement et proprement humains reproduit sans toucher agrave son contenu exactement la

mecircme diffeacuterence voulue par la distinction entre un sens meacutetaphorique et un sens litteacuteral drsquoecirctre

politique Il est des commentateurs qui essaient drsquointerpreacuteter ce mot laquo μᾶλλον raquo comme

indiquant une diffeacuterence de degreacute et non pas une diffeacuterence de nature entre lrsquohomme et les

autres animaux tout en insistant cependant agrave marquer par cet adverbe un seuil qui ne saurait

srsquoexpliquer que par reacutefeacuterence aux traits proprement humains comme la raison le langage et la

moraliteacute Dans notre Chapitre 3 nous avons essayeacute de montrer que crsquoest une tacircche

impossible une telle explication ne fonctionne pas

3 Je ne suggegravere pas que Kullmann et Labarriegravere deacutecrivent de la mecircme maniegravere que nous faisons ici le problegraveme

avec la distinction entre un sens meacutetaphorique et un sens litteacuteral drsquoecirctre politique

4

De deux thegraveses principales soutenues dans cette eacutetude la premiegravere consiste donc agrave dire

que les traits exclusivement et proprement humains comme la raison le langage et la moraliteacute

ne peuvent pas expliquer le degreacute supeacuterieur du caractegravere politique de lrsquohomme et qursquoils ne

suffisent pas agrave rendre compte de lrsquoanimal politique que lrsquohomme est Les premiers quatre

chapitres (sur six) de ce travail sont consacreacutes agrave discuter les faiblesses les impasses et les

contradictions de cette laquo tradition raquo drsquoanalyser le degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute humaine chez

Aristote par reacutefeacuterence agrave ces traits laquo trop humains raquo Une preacutecision est cependant neacutecessaire

notre thegravese ne consiste pas agrave nier toute diffeacuterence de nature entre la politiciteacute de lrsquohomme et

celle des autres animaux Plus preacuteciseacutement nous ne soutenons pas lrsquoideacutee que la raison la

capaciteacute langagiegravere et la perception morale de lrsquohomme sont politiquement impertinentes et

qursquoelles ne diffeacuterencient pas la vie politique de lrsquohomme de maniegravere cateacutegorique de celles des

autres animaux politiques Donc ce travail ne nie pas lrsquoexistence drsquoun seuil de diffeacuterence de

nature entre le politikon humain et les autres animaux Mais nous ne pensons pas que le plus

haut degreacute de la politiciteacute humaine srsquoy trouve Autrement dit nous ne pensons pas que lrsquousage

de ce petit mot laquo μᾶλλον raquo est destineacute agrave marquer la (les) diffeacuterence(s) que creacuteent dans la vie

politique de lrsquohomme sa rationaliteacute sa capaciteacute langagiegravere et sa moraliteacute De prime abord

cette thegravese semble contredire la litteacuteraliteacute de ce qursquoAristote dit dans les Politiques I 2 agrave ce

sujet En 1253a7-10 Aristote affirme que

il est eacutevident que lrsquohomme est un animal politique plus que nrsquoimporte quelle abeille et

que nrsquoimporte quel animal greacutegaire Car (γάρ) comme nous le disons la nature ne fait

rien en vain or seul parmi les animaux lrsquohomme a un langage

Le γάρ en 1253a9 semble justifier le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine par sa possession

du langage Dans la suite de ce passage le Stagirite explique tregraves fameusement que la

fonction du langage consiste agrave communiquer laquo lrsquoavantageux et le nuisible et par suite aussi le

juste et lrsquoinjuste raquo - les notions dont seul lrsquohomme parmi les animaux possegravede la perception

Ainsi par le biais du langage la perception des notions morales semble aussi joindre agrave la

justification du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme par reacutefeacuterence agrave lrsquoexclusiviteacute des

traits propres agrave ce dernier lrsquohomme serait donc plus politique parce qursquoagrave la diffeacuterence des

autres animaux dits politiques il possegravede certains traits suppleacutementaires qui ne sont pas

politiquement impertinents du tout et qui donc rendent lrsquohomme capable des actions

politiques dont les autres animaux ne sont absolument pas capables

Dans le dernier chapitre (Chapitre 6) de cette eacutetude nous tacircchons de montrer qursquoune

compreacutehension correcte de lrsquoemploie du principe teacuteleacuteologique laquo la nature ne fait rien en

5

vain raquo dans ce passage suggegravere que le rocircle explicatif qursquoassume le mot γάρ en 1253a9 est en

effet censeacute fonctionner dans le sens inverse lrsquoemploie de ce principe teacuteleacuteologique dans ce

passage suggegravere que ce nrsquoest pas le langage qui explique le fait que lrsquohomme est plus

politique mais crsquoest le rocircle politique du langage qui deacutepend pour sa justification du fait que

lrsquohomme est politique agrave un plus haut degreacute que les autres animaux La politiciteacute du langage

nrsquoexplique pas ce dernier elle la suppose Le langage nrsquoest pas donneacute en vain parce qursquoeacutetant

politique agrave ce point preacutecis crsquoest-agrave-dire de maniegravere agrave construire cette multipliciteacute des

communauteacutes qui constituent finalement la polis elle-mecircme lrsquohomme aura besoin du

langage la constitution de toutes ces communauteacutes requiegraverent une communauteacute de

perspective au sujet des certaines notions morales laquelle nrsquoest possible que par le

truchement de la capaciteacute communicative du langage Le langage suit les besoins de la vie

politique de cet animal qursquoest lrsquohomme il ne les invente pas

Une grande partie des analyses existantes du degreacute supeacuterieur de la politiciteacute humaine

par reacutefeacuterence agrave ses traits proprement humains est marqueacutee par une circulariteacute On suppose

que la diffeacuterence la plus pertinente pour rendre compte de la supeacuterioriteacute de la politiciteacute de

lrsquohomme est sa possession de la polis lrsquohomme est plus politique parce que lui seul possegravede

cette communauteacute eacuteminemment politique qursquoest la polis Nous pensons aussi qursquoen derniegravere

analyse cela doit ecirctre la bonne explication de ce pheacutenomegravene Cependant dans lrsquoapproche

traditionnelle on entend une chose particuliegravere de cette explication au lieu de mettre agrave

lrsquoorigine de la polis le fait mecircme de la supeacuterioriteacute de la politiciteacute humaine ndash et donc au lieu de

dire que lrsquohomme possegravede la polis parce qursquoil est par nature plus politique que les autres

animaux politiques ndash on fait lrsquoinverse et on dit que lrsquohomme est plus politique parce qursquoil

possegravede la polis sous-entendant que la possession drsquoune communauteacute comme la polis est la

condition suffisante et neacutecessaire pour ecirctre plus politique Le raisonnement derriegravere cette

explication est le suivant un animal est plus politique suppose-t-on que les autres si et

seulement srsquoil possegravede une communauteacute telle qursquoune polis or lrsquohomme est le seule animal agrave

posseacuteder une telle communauteacute alors lrsquohomme est plus politique que toute les autres

animaux politiques Pour le dire autrement dans cette approche traditionnelle au lieu

drsquoexpliquer comment et pourquoi le caractegravere politique de lrsquohomme se diffeacuterencie de cette

maniegravere preacutecise par rapport aux autres animaux crsquoest-agrave-dire de maniegravere agrave posseacuteder une

communauteacute comme la polis on preacutefegravere de dire que le fait que lrsquohomme est plus politique

srsquoexplique deacutejagrave par le fait qursquoil est le seul animal suffisamment doueacute (de par ses capaciteacutes

rationale langagiegravere et morale) pour vivre dans une polis lrsquohomme est le seul agrave pouvoir vivre

dans une polis donc il est plus politique La circulariteacute de cette explication consiste en ce

6

qursquoelle part de la supposition que laquo pouvoir vivre dans une polis raquo est deacutejagrave laquo ecirctre plus

politique raquo Or ce nrsquoest pas la reacuteponse crsquoest exactement la question mecircme pour laquelle on

cherche une reacuteponse Pour pouvoir expliquer pourquoi sa possession de la polis rend lrsquohomme

plus politique ce dont on a besoin ce nrsquoest pas de supposer mais drsquoexpliquer pourquoi la

possession de la polis revient agrave ecirctre plus politique Nous eacutetudions cette circulariteacute dans notre

Chapitre 1

Une conseacutequence naturelle de cette circulariteacute est de supposer que selon Aristote

crsquoest la polis qui fait lrsquohomme lrsquoanimal politique qursquoil est Cette circulariteacute suppose que ce ne

serait pas lrsquohomme qui fait la polis mais crsquoest la polis qui fait lrsquohomme politique Cette

conseacutequence a sans doute une inconvenance pour la theacuteorie drsquoAristote parce que ce dernier

affirme que crsquoest par nature que lrsquohomme est politique Or si crsquoest la polis avec toutes ses

lois son systegraveme drsquoeacuteducation etc qui rend lrsquohomme politique cela revient agrave dire que ce nrsquoest

pas par nature mais par lrsquoart politique que lrsquohomme est politique David Keyt dans un article

qui a eu un grand retentissement dans les eacutetudes sur la question de lrsquoanimal politique chez

Aristote voit cette contradictionhellipmais il lrsquoattribue agrave Aristote lui-mecircme Selon Keyt Aristote

ne comprend pas le fait que selon ses propres principes lrsquohomme ne peut pas ecirctre un animal

politique par nature Aristote suppose dans le chapitre 2 des Politiques I que la vertu de la

justice est indispensable pour la vie politique de lrsquohomme sans elle lrsquohomme serait la pire

des becirctes Or la vertu de la justice ne peut ecirctre cultiveacutee toujours selon Aristote lui-mecircme que

dans les mains de lrsquoart politique Cela dit comme crsquoest la vertu de la justice et lrsquointervention

de lrsquoart politique qui rend lrsquohomme politique Aristote ne saurait pas dire qursquoil est politique

par nature lrsquohomme est politique par art parce qursquoil ne lrsquoest que par vertu Dans le Chapitre

2 nous discutons exclusivement cette question afin de montrer que Keyt a tort et que drsquoapregraves

Aristote ce nrsquoest pas la vertu de la justice qui rend lrsquohomme politique Le besoin mecircme de

cultiver cette vertu suggegravere que lrsquoart politique suit les besoins de lrsquoanimal politique qursquoest

lrsquohomme et il ne lrsquoinvente pas La polis toutes ses lois tout son systegraveme judiciaire etc

constituent un bien pour lrsquohomme parce qursquoil est un animal politique par nature Pour le dire

diffeacuteremment lrsquohomme ne devient pas un animal politique parce qursquoil poursuit ces biens

Une autre conseacutequence de se reacutefeacuterer agrave la raison au langage et agrave la moraliteacute pour

lrsquoexplication du plus haut degreacute de la politiciteacute humaine est de ne plus prendre ce dernier

comme une diffeacuterenciation drsquoun trait que lrsquohomme possegravede en commun avec les autres

animaux politiques Dans toutes les versions de cette approche on ne considegravere plus le degreacute

supeacuterieur de la politiciteacute humaine comme reacutesultant de la forme speacutecifique que prend chez

lrsquohomme la differentia laquo politikos raquo Selon Aristote les diffeacuterences selon le plus et le moins

7

ne font elles-mecircmes pas de diffeacuterence speacutecifique 4 mais elles reacutesultent des diffeacuterences

speacutecifiques que prend un trait commun chez diffeacuterentes espegraveces drsquoune mecircme famille

drsquoanimal Il srsquoensuit que selon les principes drsquoune bonne diairesis aristoteacutelicienne le fait que

lrsquohomme est plus politique que les autres animaux politiques doit ecirctre expliqueacute comme le

reacutesultat de la forme speacutecifique que le trait drsquolaquo avoir tous une œuvre une et commune raquo prend

chez lrsquohomme Ce point est ignoreacute dans toutes les analyses existantes de ce passage

aristoteacutelicien et il constitue le thegraveme central de notre Chapitre 3 Deux formes principales de

ce problegraveme peuvent ecirctre distingueacutees dans la litteacuterature Certains commentateurs considegraverent

le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine comme un fait suppleacutementaire agrave son politiciteacute

animale et on lrsquoexplique comme un trait que lrsquohomme possegravede autrement qursquoanimal Selon

cette interpreacutetation contrairement agrave sa politiciteacute son laquo ecirctre plus politique raquo nrsquoest plus un fait

zoologique relevant de la nature animale de lrsquohomme Un seconde type drsquointerpreacutetation

rapporte ce fait aux speacutecificiteacutes de lrsquoacircme humaine et agrave la supeacuterioriteacute des certaines capaciteacutes

psychiques humaines Or cette fois on risque drsquoexpliquer le plus haut degreacute de la politiciteacute

humaine par les diffeacuterences qui sont accidentelles agrave laquo politikos raquo

Cette deacuteviation des principes de la diairesis aristoteacutelicienne a pour reacutesultat une

moralisation de lrsquoanimal politique Dans cette approche moralisante la fondation drsquoune polis

et ecirctre ainsi plus politique (par rapport aux autres animaux sans polis) deviennent une

vocation morale pour lrsquohomme Selon cette approche puisque la polis existe comme Aristote

le dit en vue de bien-vivre et que ce dernier consiste pour lrsquohomme en lrsquoaccomplissement

vertueux de ses capaciteacutes proprement humaines lrsquohomme ne peut pas ne pas aller au-delagrave de

sa sphegravere familiale et fonder des poleis Lrsquohomme est sous lrsquoobligation morale drsquoecirctre plus

politique en fondant des poleis lrsquohomme doit se faire plus politique parce que crsquoest le seul

moyen pour lui drsquoinvestir dans la vie vertueuse Il serait donc plus politique en vue de la vertu

alors que les autres animaux eacutetant deacutepourvu de toute vie morale le seraient agrave un moindre

degreacute Cette interpreacutetation trouverait sa confirmation dans un passage des Politiques III 9

1281a2-3 ougrave Aristote dit que la communauteacute politique existe en vue des belles actions Dans

notre Chapitre 4 apregraves un examen des diffeacuterentes versions de cette interpreacutetation moralisante

de lrsquoanimal politique humain nous essayons de montrer qursquoelle deacutepend en effet drsquoune fausse

identification entre le bien-vivre et la poursuite de la vertu En eacutetudiant certains passages des

Ethiques nous arrivons agrave la conclusion que bien que le bien-vivre et les actions vertueuses

dans lesquelles il consiste couvrent pratiquement la mecircme extension dans lrsquoordre de la

logique le bien-vivre tient une prioriteacute sur la poursuite de la vertu et sur les actions vertueuse 4 Pol I 13 1259b36

8

Aristote affirme que la communauteacute existe en vue des actions vertueuses parce que le bien-

vivre humain nrsquoest pas possible sans elles La polis existe en vue des laquo belles actions raquo parce

qursquoelle existe en vue de bien-vivre

Toutes les interpreacutetations que nous examinons dans les premiers quatre chapitres de

notre eacutetude partage quoique des faccedilons diffeacuterentes cette perspective sur le plus haut degreacute de

la politiciteacute humaine selon ces interpreacutetations lrsquohomme serait drsquoabord politique agrave un niveau

zoologique et apregraves il serait plus politique pour des raisons drsquoordre morale ou eacutethique Les

problegravemes de cette perspectives nous conduit agrave deacutevelopper une reacuteponse positive agrave la question

suivante lrsquohomme ne serait-il pas plus politique pour des raisons drsquoordre biologique ou

zoologique avant de lrsquoecirctre pour des raisons drsquoordre morale ou eacutethique 5 Or la recherche drsquoun

sens zoologique pour le degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme nous conduit agrave son

tour agrave chercher un sens zoologique pour le bien-vivre humain aussi Car selon nous aussi le

degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute humaine doit ecirctre expliqueacutee par la possession de la polis et la

polis existe en vue du bien-vivre Il est eacutevident qursquoAristote considegravere la polis comme la forme

ultime que prend le fait que lrsquohomme est un animal politique ce trait zoologique de lrsquohomme

se diffeacuterencie par rapport aux autres animaux politiques de cette maniegravere preacutecise drsquoavoir une

polis et le plus haut degreacute de sa politiciteacute nrsquoest que le reacutesultat de cette diffeacuterenciation

speacutecifique Or si la polis existe en vue de bien-vivre cela revient agrave dire que crsquoest aussi en vue

de bien-vivre que son caractegravere politique se diffeacuterencie de cette maniegravere preacutecise Cependant

les explications de ce dernier fait par des raisons drsquoordre purement et exclusivement eacutethique

causent certains inconveacutenients examineacutes dans nos Chapitres 1-4 Crsquoest pourquoi dans le

Chapitre 5 nous essayons de discerner les eacuteleacutements drsquoune notion zoologique de bien-vivre

chez Aristote Selon les conclusions abouties dans ce chapitre le bien-vivre des animaux

deacutepend de lrsquoachegravevement drsquoune multipliciteacute et drsquoune grande varieacuteteacute drsquoactions Lrsquohomme est

lrsquoanimal dont lrsquoaction totale exhibe le plus de complexiteacute Or la reacuteussite de lrsquoaction totale

drsquoun animal aussi complexe que lrsquohomme requiert lrsquoassistance drsquoun moyen aussi complexe

que la polis Crsquoest donc dans ce sens que la polis existe en vue de bien-vivre selon Aristote

elle contribue au bon accomplissement de lrsquoaction totale de lrsquohomme

Selon lrsquoHA I 1 487b33-34 laquo ecirctre politique raquo est une diaphora qui relegraveve du genre de

vie (bios) et de lrsquoaction (praxis) des animaux Suivant cette affirmation drsquoAristote il semble 5 Crsquoest une reformulation de la question que Jean-Louis Labarriegravere Langage vie politique et mouvement des

animaux Paris Vrin 2004 p 108 se pose lors qursquoil srsquointerroge au sujet de la validiteacute drsquoune opposition entre le

sens litteacuteral et le sens meacutetaphorique drsquoecirctre animal politique Il pose cette question pour le fait drsquoecirctre politique je

la pose ici pour le fait drsquoecirctre plus politique

9

raisonnable de consideacuterer le trait drsquolaquo avoir tous une œuvre une et commune raquo comme une

sorte de praxis pour tous ces animaux dits politiques il srsquoagit drsquoune praxis communautaire

On peut donc consideacuterer le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine comme le reacutesultat de la

forme speacutecifique que prend sa praxis communautaire Drsquoougrave la seconde thegravese principale de

notre travail eacutelaboreacutee dans le Chapitre 6 lrsquohomme est plus politique que les autres animaux

politiques par le fait qursquoil est une animal politique agrave multiple communauteacutes La praxis

communautaire de lrsquohomme se diffeacuterencie de maniegravere agrave posseacuteder une multipliciteacute des

communauteacutes qui sont diffeacuterentes lrsquoune de lrsquoautre selon lrsquoespegravece la polis elle-mecircme est

constitueacutee drsquoune multipliciteacute des communauteacutes elle est la communauteacute de communauteacutes de

communauteacutes6

Cependant il reste toujours une question agrave reacutepondre pourquoi lrsquohomme irait-il au-

delagrave de la sphegravere familiale pour fonder la polis Pourquoi rendrait-il sa vie tellement

compliqueacute pour construire et conserver une communauteacute aussi complexe qursquoune polis Notre

recherche refuse les reacuteponses relevant de lrsquoordre de la moraliteacute lrsquohomme ne devient pas agrave ce

degreacute politique dans la poursuite des vertus Il nrsquoy a pas de sens non plus agrave dire que lrsquohomme

eacuteprouve le besoin drsquoaller au-delagrave de la famille juste parce qursquoil peut parler etou juste parce

qursquoil est rational La seule raison selon nous qursquoAristote suggegravere dans les Politiques I 2

pour la complexiteacute que prend la vie politique de lrsquohomme est son manque de

lrsquoautosuffisance crsquoest en vue de lrsquoautosuffisance que lrsquohomme est agrave ce point politique Dans

le Chapitre 6 nous analysons diffeacuterents types de lrsquoautosuffisance en vue desquels lrsquohomme

construit toute cette multipliciteacute des communauteacutes agrave savoir lrsquoautosuffisance eacuteconomique

politique et aussi eacutethique

Lrsquoun des passages principaux de notre eacutetude est lrsquoHistoire des Animaux I 1 487b32-488a10

Dans ce passage Aristote attribue une politiciteacute aux certains des animaux qursquoil qualifie de

laquo solitaire raquo Drsquoapregraves Aristote les animaux politiques existent donc non seulement parmi les

greacutegaires mais aussi parmi les solitaires Selon ce passage lrsquohomme est agrave la fois un animal

greacutegaire-politique et un animal solitaire-politique il appartient aux deux La difficulteacute de

comprendre cette cateacutegorie des animaux laquo solitaires-politiques raquo est dissipeacutee par les analyses

6 Jrsquoemprunte cette expression agrave Jean-Louis Labarriegravere laquo Zocircon politikon et zocirca politika drsquoune preacutetendue

meacutetaphore chez Aristote raquo Eacutepokhegrave 6 1996 p 11-33 (p 14)

10

perccedilantes de Jean-Louis Labarriegravere sur ce passage7 En srsquoappuyant sur deux autres passages

des traiteacutes zoologiques agrave savoir lrsquoHistoire des Animaux VIII 1 588b24-589a1 la

Geacuteneacuteration des Animaux III 12 753a7-15 il fait une distinction entre deux sens drsquoecirctre

politique dans la zoologie aristoteacutelicienne un sens deacutefini par lrsquoœuvre collective (dans lrsquoHA I

1 488a7-10) et un sens laquo familial raquo (lrsquoHA VIII 1 588b24-589a1 et dans la GA III 12

753a7-15) Dans ce dernier sens laquo politique raquo deacutesigne selon Labarriegravere laquo les animaux qui

entretiennent des solides relations lsquofamilaialesrsquo ce qui nrsquoest le cas ni des insectes politiques

ni des oiseaux mais de lrsquohomme et de certains quadrupegravedes raquo8 Crsquoest dans ce second sens que

certains animaux seraient laquo solitaires-politiques raquo Il est cependant clair que dans les

Politiques I 2 1253a7-9 ce nrsquoest pas par son appartenance au groupe des animaux

laquo solitaires-politiques raquo mais crsquoest par son appartenance aux laquo greacutegaires-politiques raquo

qursquoAristote qualifie lrsquohomme de plus politique ce qui est compareacute dans ce passage crsquoest la

politiciteacute de certains animaux greacutegaires Puisque notre travail prend cette comparaison comme

sa question centrale nous nous bornons agrave eacutetudier la politiciteacute humaine dans son sens deacutefini

par lrsquoœuvre collective

7 Voir surtout le Chapitre II de son Langage vie politique et mouvements des animaux op cit p 63-98 Voir

aussi Jean-Louis Labarriegravere laquo Zocircon politikon et zocirca politika drsquoune preacutetendue meacutetaphore chez Aristote raquo loc

cit (repris dans le Chapitre III de Langage vie politique et mouvements des animaux op cit) 8 Jean-Louis Labarriegravere dans son laquo Zocircon politikon et zocirca politika raquo loc cit p 19

11

CHAPITRE I

Lrsquohomme lrsquoorigine de la naturaliteacute de la polis

I Introduction

Le fait qursquoAristote deacutesigne dans lrsquoHistoire des Animaux I1 488a7-10 ou en VII 1

589a1-2 certains animaux autres que lrsquohomme comme laquo politiques raquo soulegraveve souvent le

besoin de diffeacuterencier cet usage du terme par rapport agrave ses usages pour les ecirctres humains

eacutetant donneacute que crsquoest toujours le mecircme Aristote qui preacutecise dans les Politiques III 9 qursquoil

nrsquoest pas de citeacute des animaux ni des esclaves car ceux-ci deacutepourvus de la capaciteacute du choix

deacutelibeacutereacute nrsquoont aucune part dans le bien-vivre (1280a32-34) Lrsquoemploi du terme laquo politique raquo

pour les autres animaux ne suppose pas un lien avec la polis et comme ce lien speacutecifique agrave la

polis ne tient que dans le cas de ce zocircon politikon qursquoest lrsquohomme quand il srsquoagit de souligner

ce qui est commun agrave tous les animaux dits laquo politiques raquo qursquoils soient humains ou non on

preacutefegravere parfois la deacutesignation drsquolaquo animal social raquo 1 On pourrait penser que cette derniegravere

deacutesignation a le meacuterite de ne pas trancher lrsquoambiguiumlteacute du mot laquo polis raquo et qursquoelle nous donne

peut-ecirctre lrsquoavantage drsquoindiquer par une seule phrase agrave la fois le cas de lrsquohomme et celui des

autres animaux En effet la polis pourrait ecirctre penseacutee aussi bien comme une certaine

organisation des institutions exclusivement politiques crsquoest-agrave-dire comme un Eacutetat que

comme une uniteacute de vie communautaire sans une reacutefeacuterence neacutecessaire agrave ce qui est

speacutecifiquement et institutionnellement politique et humain2

1 Crsquoest ce que R Mulgan laquo Aristotlersquos Doctrine that Man is a Political Animal by Nature raquo Hermes 102 1974

p 438-45 appelle par exemple le sens laquo socieacutetal raquo du terme laquo zocircon politikon raquo 2 Sur la question laquo Qursquoest-ce qursquoune polis raquo et sur les sens diffeacuterents dans lesquels le mot laquo polis raquo a eacuteteacute utiliseacute

les sources principales sont les travaux de The Copenhagen Polis Centre et surtout ceux de Mogens Herman

Hansen Je me borne ici agrave en citer deux Mogens Herman Hansen Polis and the City-State An Ancient Concept

and its Modern Equivalent Acts of Copenhagen Polis Centre vol 5 Copenhagen 1998 et M H Hansen

laquoIntroduction The Polis as a Citizen State raquo dans The Ancient Greek City-State ed MH Hansen Copenhagen

1993 p 7-29 Pour le sens socieacutetal de la polis chez Aristote voir Josiah Ober laquo The Polis as a Society Aristotle

John Rawls and the Athenian Social Contractraquo dans The Ancient Greek City-State op cit p 129-60 pour un

reacutesumeacute des reacutesultats des travaux du Copenhagen Polis Center M H Hansen laquo 95 Thesis About the Greek Polis

in the Archaic and Classical Periods A Report on the Results Obtained by the Copenhagen Polis Centre in the

Period 1993-2003 raquo Historia Zeitschrift fuumlr Alte Geschichte 52 (3) 2003 p 257-82 Pour un reacutepertoire des

sens que le mot laquo polis raquo prend chez Aristote voir MB Sakelleriou The Polis-State Definition and Origin

12

Or certaines traductions du terme laquo zocircon politikon raquo mettent un accent encore plus

fort et encore plus exclusif sur le rapport du politikon humain agrave la polis crsquoest la dimension de

citoyenneteacute que lrsquoon met en avant et on preacutefegravere donner un sens plus eacutelaboreacute agrave la

compreacutehension eacutetatique de lrsquoanimal politique humain Crsquoest peut-ecirctre avec un tel motif que

Ross aurait traduit la phrase laquo phusei politikon ho anthropos raquo en EN I 7 1097b11 comme

laquo man is born for citizenship raquo3 Certes ce nrsquoest pas le terme laquo zocircon politikon raquo qui est

employeacute ici Toutefois il est possible de dire que crsquoest bien ce terme-lagrave qursquoAristote sous-

entend car dans ce passage de lrsquoEthique il vise agrave montrer comment vivre dans une citeacute avec

tous ses aspects communautaires est indispensable pour le bien vivre de lrsquohomme Ross

aurait donc raison agrave mettre en avant lrsquoapogeacutee de cette vie communautaire humaine la vie avec

ses concitoyens4

Parmi les traducteurs plus reacutecents drsquoAristote Richard Bodeacuteuumls et Trevor J Saunders

suivent lrsquoexemple de D Ross Pour la mecircme phrase de lrsquoEN I 7 1097b11 la traduction de

Bodeacuteuumls est laquo lrsquohomme est naturellement un ecirctre destineacute agrave la citeacute raquo Pour la mecircme phrase

dans un autre passage parallegravele en EN IX 9 1169b18-19 il suggegravere presque la mecircme

traduction mais cette fois avec une laquo citeacute raquo en C majuscule laquo Lrsquohomme est en effet un ecirctre

fait pour la Citeacutehellipde par sa nature mecircme raquo5 Le choix de Saunders est encore plus explicite

Athens National Hellenic Research Foundation 1989 p 214-82 Cette derniegravere source est aussi riche sur la

question de lrsquoorigine et du diffeacuterents sens de laquo polis raquo 3 David Ross The Works of Aristotle Translated into English Oxford Clarendon Press 1925 Ces mecircmes lignes

ont eacuteteacute traduites comme laquo man is sociable by nature raquo dans la version reacuteviseacutee de la traduction de Ross par J O

Urmson dans The Complete Works of Aristotle The Revised Oxford Translation ed J Barnes Princeton

Princeton University Press NJ 1991 (fourth printing) 4 R Mulgan cite le mecircme passage comme lrsquoune des occurrences du sens socieacutetal de laquo zocircon politikon raquo laquo [In this

passage] the contrast is not between membership of the polis and membership of other associations such as the

the oikia but rather between social life in general and the life of a solitary individual In its emphasis on the

general need for social life (sudzen) this is closer to the sens of politikon zocircon in HAraquo (laquo Aristotlersquos Doctrine raquo

loc cit p 441) Selon lui le sens de citoyenneteacute serait le sens exclusive de laquo zocircon politikon raquo alors que le sens

laquo socieacutetal raquo serait le sens inclusif (inclusif des autres communauteacutes que la polis-Eacutetat) 5 Ce dernier passage dit laquo πολιτικὸν γὰρ ὁ ἄνθρωπος καὶ συζῆν πεφυκός raquo et le contexte met lrsquoaccent moins sur

le sens laquo eacutetatique raquo drsquoecirctre politique que le sens communautaire (laquo socieacutetal raquo) Mais Bodeacuteuumls semble choisir cette

traduction avec un laquo Citeacute raquo en majuscule afin drsquoisoler un sens plus speacutecifique pour laquo politikon raquo et de le

distinguer des connotations socieacutetales du mot laquosudzecircnraquo Donc il semble bien penser agrave un sens eacutetatique au fait

drsquoecirctre politique

13

Sa traduction de laquo zocircon politikon raquo dans le fameux passage des Politiques I 2 1253a2-3 est

laquo man is by nature an animal fit for a state raquo6

Les traductions de Ross Saunders et Bodeacuteuumls illustrent bien une tendance dominante

dans la compreacutehension du caractegravere politique de lrsquohomme selon Aristote Selon cette tendance

interpreacutetative lrsquohomme ne serait politikon que dans son appartenance agrave lrsquoEacutetat ou pour aller

encore plus loin agrave lrsquoinstar de Ross pour lrsquohomme ecirctre politikon deacutesignerait son appartenance

agrave la polis (comprise comme Eacutetat ) en fonction de sa citoyenneteacute Le politikon humain serait

donc un ecirctre vivant de lrsquoEacutetat

Le commentaire que Saunders fait pour les Politiques I 2 1253a7-18 ougrave Aristote

affirme que lrsquohomme est mallon politikon que nrsquoimporte quel animal greacutegaire montre en effet

que la compreacutehension eacutetatique du politikon humain srsquoeacutelargit agrave une entente eacutetatique de la vie

politique en tant que telle Il ne srsquoagit plus exclusivement du politikon humain mais ce dernier

et son caractegravere drsquoappartenir agrave la polis se donnent comme la mesure mecircme drsquoecirctre politikon

tout court La traduction de Saunders pour Pol 1253a7-10 est la suivante laquo The reason why

man is an animal fit for a state to a fuller extent than any bee or any herding animal is

obvious Nature as we say does nothing pointlessly and man alone among the animals

possesses speech raquo7

Dans son commentaire Saunders reconnaicirct une eacutetrangeteacute dans lrsquoideacutee de comparer

lrsquohomme et tous les autres animaux politiques en fonction de leur laquo fitness raquo agrave la vie eacutetatique

de la polis Cependant il attribue cette eacutetrangeteacute non pas agrave sa propre interpreacutetation de ces

lignes mais agrave la formulation drsquoAristote lui-mecircme Son commentaire rend donc compte de

cette eacutetrangeteacute de la part drsquoAristote

lsquoFitrsquo for a state renders politikon [hellip] But no animal lives as a member of a state so

the sentence sounds absurd The point is that animals have two characteristics which

are necessary but not sufficient for life in a state the sensations (aesthesis) of pleasure

and pain and lsquovoicersquo phone with which to lsquoindicatersquo them to each other [hellip] Men

are thus lsquofit for a state to a fuller extentrsquo they are better equipped in such a way as to

be able to live in the complex association koinocircnia which is the state8

6 Trevor J Saunders Aristotle Politics Book I and II Clarendon Aristotle Series Oxford Clarendon Press

1995 p 3 7 Ibid 8 Ibid p 69

14

Selon Saunders dans ce passage la notion drsquoecirctre politique srsquoidentifie agrave la vie politique dans un

Eacutetat et cette derniegravere tient une position relativement indeacutependante et neutre par rapport agrave tous

les ecirctres vivants dits laquo politiques raquo Parmi ces derniers lrsquohomme seul selon Saunders est agrave

mecircme de satisfaire laquo agrave un degreacute plus complet raquo les caracteacuteristiques requises pour la vie

politique dans un Eacutetat Ainsi drsquoapregraves Saunders ecirctre politique selon la notion aristoteacutelicienne

pour un animal qursquoil soit humain ou non deacutesignerait une appartenance ou une capaciteacute

drsquoappartenir ou encore une sorte de laquo fitness raquo agrave cette uniteacute eacutetatique qursquoest la polis Si on

peut laisser de cocircteacute pour lrsquoinstant la peacutetition de principe dans cette explication de la

diffeacuterence entre lrsquohomme et les autres animaux politiques9 la position de Saunders semble

ecirctre un point convenable pour commencer agrave srsquointerroger sur la nature du lien entre le caractegravere

politique de lrsquohomme et la polis

II Eduard Meyer et Maurice Defourny sur les Politiques I 2

Les reacuteponses dans la litteacuterature secondaire contemporaine sur la question du lien

chez Aristote entre le zocircon politikon humain et la polis peuvent ecirctre diviseacutees en deux grands

groupes10 Selon le premier lrsquohomme ne serait pas politique sans polis (ou autrement dit

sans Eacutetat) alors que selon lrsquoautre lrsquohomme possegravederait la polis (ou lrsquoEacutetat) eacutetant politique par

nature

Saunders opte pour la premiegravere reacuteponse Selon lui les autres animaux politiques ne le

sont que dans un sens deacuteficient et lrsquohomme seul par sa capaciteacute langagiegravere peut preacutetendre agrave

satisfaire agrave un degreacute plus complet que les autres animaux les exigences drsquoune vie vraiment

politique laquelle consiste en un laquo fitness raquo agrave la vie eacutetatique

Dans son interpreacutetation fort particuliegravere des Politiques I 2 bien qursquoil tienne une

conception eacutetatique du zocircon politikon humain lrsquohistorien allemand Eduard Meyer parle en

faveur de la seconde reacuteponse Sa lecture drsquoAristote est tellement singuliegravere que Maurice

Defourny lui reproche de ne pas comprendre le Stagirite

9 La peacutetition de principe consiste sans doute dans le fait que la mesure qui donne un plus haut degreacute de politiciteacute

pour lrsquohomme est en fait deacutejagrave et exclusivement humaine 10 La discussion de certaines de ces reacuteponses constitue le thegraveme central de ce chapitre Mais ce thegraveme sera

plusieurs fois repris dans diffeacuterentes parties de ce travail

15

Au deacutebut du premier tome de son œuvre classique Geschichte des Altertums11 Eduard

Meyer invoque le nom du Stagirite comme une introduction agrave son sujet Comme le sous-titre

de ce premier tome lrsquoindique lrsquointeacuterecirct principal de lrsquohistorien allemand est de faire une

laquo introduction agrave lrsquoeacutetude des socieacuteteacutes anciennes raquo du point de vue de laquo lrsquoeacutevolution des

groupements humains raquo Drsquoougrave lrsquoattention qursquoil porte sur le deuxiegraveme chapitre du livre I des

Politiques Son inteacuterecirct dans ce chapitre se montre aussi dans le titre sous lequel il place les

paragraphes 2-5 de ce tome laquo Les groupements sociaux et les commencements de lrsquoEacutetat raquo

crsquoest une theacuteorie drsquoeacutemergence de lrsquoEacutetat qursquoil discute dans ces paragraphes

Lrsquooriginaliteacute de la place que Meyer precircte agrave Aristote dans son argument vient du fait

que pour une grande partie la thegravese principale de lrsquohistorien allemand consiste agrave dire

diameacutetralement le contraire de ce que le Stagirite deacutefend dans le livre I 2 de ses Politiques Et

crsquoest pourquoi Defourny srsquoen prend agrave Meyer Ce dernier deacutefend lrsquoideacutee qursquoau deacutebut il nrsquoy

avait que lrsquoEacutetat lrsquoEacutetat nrsquoa pas de commencement historique et il eacutetait lagrave avant toutes les

autres formes possibles de rapport humain Lrsquoideacutee que la famille a preacuteceacutedeacute lrsquoEacutetat dans

lrsquohistoire de lrsquoeacutevolution sociale nrsquoest pas une ideacutee soutenable selon Meyer il nrsquoest pas de

temps qui a preacuteceacutedeacute lrsquoEacutetat mais crsquoest lrsquoEacutetat qui preacutecegravede toute eacutevolution de lrsquohomme La

famille et tous les autres rapports humains ont eacuteteacute produits par lrsquoEacutetat La famille est plus

reacutecente que lrsquoEacutetat et pas lrsquoinverse Pour toutes ces ideacutees Meyer eacutevoque le nom drsquoAristote ndash

ce qui pousse Defourny agrave dire laquo qursquoil y a quelque chose profondeacutement comique raquo12 dans une

telle attitude Defourny pense que laquo Meyer se trompe du tout au tout raquo et que crsquoest une

11 La traduction franccedilaise Histoire de lrsquoantiquiteacute Tome I Introduction agrave lrsquoeacutetude des socieacuteteacutes anciennes

(Evolution des groupements humains) trad Maxime David Paris Librairie Paul Geuthner 1912 La publication

en allemand entre 1884-1902 Eduard Meyer avait une conception heacutegeacutelienne de lrsquohistoire Selon lui la force

deacuteterminante et dominante de lrsquohistoire nrsquoest rien drsquoautre que la politique Comme une dynamique qui se

constitue au-delagrave des individus sans ecirctre cependant indeacutependant de ces derniers la politique doit ecirctre

consideacutereacutee comme le vrai moteur de lrsquohistoire Lrsquointroduction agrave lrsquohistoire se fait par un laquo pur moment de

lrsquoEsprit raquo qui trouve ses origines dans la compreacutehension des premiers besoins mateacuteriels de lrsquohomme et la

politique elle-mecircme eacutetait neacutee selon Meyer de ce laquo pur moment de lrsquoEsprit raquo qui se trouve agrave lrsquoorigine de

lrsquohistoire Sur la theacuteorie de lrsquoEacutetat de Meyer voir plusieurs articles dans Supplements to Mnemosyne Eduard

Meyer Leben und Leistung eines Universalhistorikers eacuted W M Calder III amp A Demandt Brill Netherlands

1990 Pour la reacuteception de la philosophie antique jusqursquoagrave Platon par Meyer voir dans le mecircme volume le tregraves

inteacuteressant article de J Mansfeld laquo Greek Philosophy in the Geschichte des Altertums raquo p 354-384 12 Maurice Defourny Aristote Etudes sur la laquo Politique raquo Paris Beauchesne 1932 p 377

16

laquo erreur manifeste drsquoinvoquer le Stagirite quand on soutient comme Meyer que lrsquoEacutetat a

preacuteceacutedeacute la famille raquo13

Crsquoest principalement entre les paragraphes 2 et13 du tome I de lrsquoHistoire de lrsquoantiquiteacute

que Meyer se reacutefegravere aux Politiques I 2 Cependant agrave un certain point au cours du

deacuteveloppement de ces douze paragraphes lrsquoattitude de Meyer envers Aristote prend une

tournure inteacuteressante entre sect2-5 Meyer fait des allusions aux thegraveses de Pol I 2 pour

soutenir ses propres ideacutees et il invoque lrsquoautoriteacute drsquoAristote pour justifier sa propre position

Crsquoest cette appropriation presque sans reacuteserve drsquoAristote que cible Defourny Cependant agrave

partir de sect6 cette attitude positive envers le Stagirite change entre sect6-13 le nom du Stagirite

est invoqueacute plusieurs fois mais pas avec la mecircme appreacuteciation que dans les sect2-5 tandis qursquoil

srsquoagit toujours du mecircme deuxiegraveme chapitre du livre I des Politiques Nous allons nous

interroger sur le sens de ce changement drsquoattitude drsquoun chapitre agrave lrsquoautre de Meyer envers

Aristote Il nrsquoexplique jamais ce changement mais il est vraiment difficile de croire qursquoil

nrsquoexiste pas une raison agrave cela

Meyer commence par ses critiques contre lrsquoideacutee drsquolaquo homme isoleacute raquo que les theacuteories de

droit naturel et de contrat social mettent agrave lrsquoorigine de lrsquoeacutevolution humaine Drsquoougrave sa preacutemisse

de deacutepart dont la reacutefeacuterence aristoteacutelicienne ne laisse aucun doute laquo Lrsquohomme appartient bien

plutocirct aux animaux greacutegaires crsquoest-agrave-dire agrave ces espegraveces animales dont les membres

individuels vivent drsquoune faccedilon durable en des groupements fermes raquo 14 Selon Meyer le

rapport que lrsquohomme individuel entretient avec les autres individus de son espegravece ne se limite

jamais agrave lrsquoaccouplement sexuel hasardeux La vie des hommes prend degraves le deacutebut la forme

des collectiviteacutes qui les reacuteunissent autour de leur propre volonteacute collective Subordonneacutee agrave

cette volonteacute collective lrsquoagglomeacuteration des hommes laquo sert agrave la reacutealisation drsquoun but

deacutetermineacute qui est de rendre possible et drsquoassurer lrsquoexistence de ses membres raquo15 La volonteacute

de la collectiviteacute impose des contraintes sur la volonteacute de lrsquoindividu et cette volonteacute

collective nrsquoest en effet qursquoune loi laquo un facteur purement spirituelhellip [qui] agit comme tel

sans interruption mais seulement par des processus psychiques (conscients ou non) raquo16 Crsquoest

la faccedilon de vivre de cet animal greacutegaire qursquoest lrsquohomme Or ce qui est le plus crucial crsquoest le

fait que tel eacutetait la vie de lrsquohomme degraves le deacutebut Parce que drsquoapregraves Meyer si on pense

aujourdrsquohui que lrsquohomme est un animal supeacuterieur aux autres crsquoest que son eacutevolution 13 Ibid p 388 14 Meyer Histoire de lrsquoAntiquiteacute op cit p 4 15 Ibid p 5 16 Ibid

17

intellectuelle avanccedilait de pair avec son eacutevolution physique et cela nrsquoaurait eacuteteacute possible qursquoau

sein de cette collectiviteacute Avant tout le langage lrsquooutil exclusivement propre agrave lrsquohomme et

laquo qui seul a permis le deacuteveloppement de notre penseacutee formuleacutee raquo est le produit de cette vie en

groupe en suite vient tout ce qui est indispensable pour la survivance (les outils lrsquoacquisition

du feu lrsquoeacutelevage des animaux domestiques lrsquoeacutetablissement des habitations etc) et en suite

tous les autres biens spirituels humains (les mœurs le droit la religion etc)hellip Bref tout ce

qui fait de lrsquohomme cet animal supeacuterieur qursquoil est maintenant nrsquoa pu naitre qursquoau sein de tels

groupements sociaux laquo Par conseacutequent preacutecise Meyer lrsquoorganisation en de tels groupements

(hordes clans) [hellip] nrsquoest pas seulement aussi vieille mais beaucoup plus vieille que

lrsquohomme elle est la condition preacutealable de la naissance mecircme du genre humain raquo17 Chez les

ecirctres humains dit Meyer on ne rencontre pas contrairement aux autres animaux greacutegaires un

seule groupement mais une pluraliteacute des groupements qui srsquoenglobent les unes les autres et

qui srsquoentrecroisent Il y a des tribus agrave lrsquointeacuterieur des tribus il y a des phratries des clans des

familles etc Tous ces groupes se comportent drsquoune maniegravere semblable envers lrsquoindividu

Mais il y en a un qui englobe tous les autres comme ses parties subordonneacutees il les domine et

les contraint agrave sa propre volonteacute et aux buts que cette volonteacute poursuit Et voici le premier

passage qui mentionne le nom drsquoAristote et en citant lequel Defourny srsquoen prend agrave

lrsquoaristoteacutelisme de Meyer

Cette forme dominante du groupement social qui renferme en son essence la

conscience drsquoune uniteacute complegravete reposant sur elle-mecircme nous lrsquoappelons Eacutetat Nous

devons par suite consideacuterer la socieacuteteacute politique en un sens non seulement conceptuel

mais encore historique comme la forme primaire de la communauteacute humaine voire

mecircme comme le groupement social correspondant au troupeau animal et drsquoune

origine plus ancienne que le genre humain lui-mecircme dont lrsquoeacutevolution nrsquoest devenue

possible qursquoen lui et par lui Cette conception de lrsquoEacutetat est essentiellement identique agrave

la fameuse deacutefinition drsquoAristote qui fait de lrsquohomme un ecirctre naturellement politique et

de lrsquoEacutetat le groupement social (koinonia) embrassant tous les autres et les surpassant

en capaciteacute18

Le premier point de divergence par rapport agrave Aristote porte sur lrsquoidentiteacute de lrsquoespegravece

humaine Aristote nrsquoa pas une vue eacutevolutionniste de lrsquohomme Lrsquoespegravece humaine comme

toutes les autres espegraveces drsquoanimaux est eacuteternelle Pourtant ce premier point de divergence ne

17 Ibid p 6-7 18 Ibid p 10

18

pose pas un grand problegraveme parce que lrsquoexposeacute des Pol I 2 sur la genegravese de la polis se laisse

sans doute lire non seulement comme une analyse conceptuelle de la naissance de la polis

mais aussi - mecircme avant tout - comme une histoire abreacutegeacutee de lrsquoeacutevolution sociale de

lrsquohomme19

Une plus grande divergence concerne la chronologie de lrsquoEacutetat Selon Meyer lrsquoEacutetat est

la forme primaire de la communauteacute humaine non seulement dans lrsquoordre de la logique mais il

lrsquoest aussi historiquement Alors que pour Aristote du point de vue geacuteneacutetique et

chronologique la polis advient agrave la derniegravere eacutetape drsquoun deacuteveloppement qui conduit des

communauteacutes plus eacuteleacutementaires aux plus compliqueacutees et plus acheveacutees et de ce point de vue

lrsquoEacutetat est posteacuterieur aux communauteacutes preacuteceacutedentes Or selon Aristote la polis a une

anteacuterioriteacute ontologique et logique par rapport agrave ces communauteacutes qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee dans

lrsquoordre de la genegravese parce qursquoelle englobe toutes les autres comme ses parties et elle est leur

telos Alors du point de vue des Politiques I 2 lrsquoanteacuterioriteacute chronologique et la permanence

historique de lrsquoEacutetat sont des ideacutees eacutevidemment eacutetranges agrave Aristote De plus comme la forme

primaire de communauteacute dans laquelle lrsquohomme se trouvait drsquoembleacutee est lrsquoEacutetat selon la

theacuteorie de Meyer la forme de vie la plus primaire pour lrsquohomme nrsquoest autre chose que la vie

politique eacutetatique Il ne peut pas y avoir une forme de vie preacute-eacutetatique de lrsquohomme drsquoapregraves

Meyer on ne saurait ecirctre plus eacuteloigneacute drsquoAristote Comment malgreacute ces divergences

manifestes par rapport aux ideacutees drsquoAristote Meyer peut-il toujours dire que sa conception de

lrsquoEacutetat est laquo essentiellement identique raquo agrave celle drsquoAristote Comment faut-il comprendre son

insistance Defourny la trouve incompreacutehensible

III Defourny contre Meyer et leur point commun

Voyons briegravevement la position de Defourny et le point commun que ces deux savants

malgreacute la critique seacutevegravere de ce dernier partagent Il est tregraves remarquable que pour critiquer

Meyer Defourny cite longuement les lignes 1252a26-1253a1 des Politiques I 2 alors que les

passages auxquels Meyer se reacutefegravere pour son argument dans sect 2-5 du tome I de la Geschichte

des Altertums sont eacutevidemment ceux des lignes 1253a1-29 les passages auxquels Meyer 19 Cette histoire ne serait que lrsquohistoire drsquoun eacutepisode drsquoun cycle reacutecurrent Il srsquoagirait donc drsquoun motif qui se

reacutepegravete chaque fois que lrsquohomme se trouve devant la neacutecessiteacute drsquoeacutetablir une organisation sociale Selon

Philoponus (in Nicom Isagogen I 1) dans son dialogue perdu Sur la philosophie Aristote aurait distingueacute cinq

formes de sagesse et il lrsquoaurait fait sous la forme drsquoun reacutecit sur lrsquohistoire de la redeacutecouverte par lrsquohomme de

cinq formes de connaissance au cours de lrsquoeacutevolution sociale apregraves le deacuteluge de Deucalion Une perspective

eacutevolutionniste sur lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute nrsquoest pas complegravetement eacutetrange agrave la penseacutee drsquoAristote

19

srsquointeacuteresse viennent juste apregraves ceux que cite Defourny pour sa critique Pour son argument

Meyer srsquoappuie non pas sur le reacutecit de la genegravese de la polis agrave partir des communauteacutes plus

eacuteleacutementaires mais sur les passages qui viennent juste apregraves ce reacutecit Selon Defourny la

famille le village et la polis sont les trois stades de lrsquoeacutevolution sociale dont lrsquoordre de

succession tel qursquoAristote le conccediloit nrsquoest pas seulement un fait de logique mais il est aussi

un fait historique incontestable Lrsquoanteacuterioriteacute de la famille et du village agrave lrsquoEacutetat est un fait de

logique parce que dit Defourny selon la meacutethode drsquoinvestigation qursquoAristote explique juste

avant son exposeacute de lrsquoeacutevolution sociale (et laquelle consiste agrave diviser les choses composeacutees en

leurs parties les plus minimes et indeacutecomposables) la famille et le village ont une laquo prioriteacute

mentale raquo sur lrsquoEacutetat car laquo lrsquointelligence ne peut se faire une juste notion de lrsquoEacutetat que si

preacutealablement elle se repreacutesente les socieacuteteacutes plus eacuteleacutementaires dont il est composeacute raquo20 Cette

mecircme logique impose aussi la prioriteacute chronologique de ces socieacuteteacutes plus eacuteleacutementaires sur

lrsquoEacutetat et drsquoailleurs cette prioriteacute se confirme par les faits de lrsquohistoire aussi il existe des

socieacuteteacutes dont les eacutevolutions sont resteacutees figeacutees au stade de village comme par exemple les

Arcadiens et lrsquoEacutetat de lrsquoElide tel qursquoil eacutetait au temps drsquoAristote Il y a aussi agrave cocircteacute de ces

derniers des socieacuteteacutes qui ont accompli leurs deacuteveloppements en Eacutetat comme la plus part des

socieacuteteacutes en Gregravece laquo Donc raquo en deacuteduit Defourny

Quand Aristote ayant montreacute que lrsquoEacutetat est un fait de nature conclut par sa phrase

ceacutelegravebre - ho anthropos phusei politikon zocircon esti - il ne veut pas dire que lrsquohumaniteacute se

trouve drsquoembleacutee et depuis toujours dans la civilisation politique mais qursquoau contraire

apregraves avoir veacutecu pendant une dureacutee indeacuteterminable en dehors de cette civilisation et

srsquoecirctre longtemps contenteacutee de formes plus rudimentaires drsquoassociation elle finit par y

arriver et par srsquoy installer comme dans une terre promise dont la conquecircte eacutetait

reacuteclameacutee par toutes ses forces constitutionnelles21

Selon Defourny quand Aristote parle de lrsquohomme comme un koinonikon zocircon (EE VII 10

1242a25-6) cette formule exprime lrsquoessence de lrsquohomme au niveau geacuteneacuterique il est vrai dit

Defourny que lrsquohomme vit degraves le deacutebut en socieacuteteacute laquo lrsquohomme est par essence un animal

social raquo22 Cependant cela ne veut pas dire qursquoeacutetant un animal social il est en mecircme temps un

animal politique tout court laquo Le genre lsquoanimal socialrsquo peut se reacutealiser sous deux espegraveces

diffeacuterentes socieacuteteacute domestique ou socieacuteteacute politique raquo 23 Selon la premiegravere lrsquohomme est 20 Defourny Aristote Etudes sur la laquo Politique raquo op cit p 383 21 Ibid 22 Ibid p385 23 Ibid

20

oikonomikon zocircon et ce nrsquoest que selon la deuxiegraveme qursquoil est politikon zocircon lequel agrave son

tour se reacutealiserait dans la socieacuteteacute politique qursquoest lrsquoEacutetat Comme ce dernier survient

ulteacuterieurement dans lrsquoeacutevolution sociale il nrsquoy a aucune raison drsquoapregraves Defourny pour penser

qursquoil y avait une vie politique agrave proprement parleacute de lrsquohomme avant lrsquoEacutetat Avant lrsquoavegravenement

de lrsquoEacutetat lrsquohomme nrsquoeacutetait qursquoun animal familial ou un laquo animal de village raquo24 Imaginer une

vie politique preacute-eacutetatique au sens plein nrsquoa pas de sens Et crsquoest pourquoi parler de lrsquohomme

comme koinonikon zocircon aux niveaux de la famille et du village ne nous donnera pas la vraie

signification de cette deacutesignation elle nrsquoatteindra agrave son plein sens qursquoau niveau de lrsquoEacutetat lagrave

seulement surgit le zocircon politikon

En ce qui concerne lrsquoidentiteacute du zocircon politikon Meyer et Defourny ont un point

commun tous les deux pensent qursquoil nrsquoy a pas de vie politique pour lrsquohomme avant lrsquoEacutetat le

zocircon politikon nrsquoest qursquoun pheacutenomegravene drsquoEacutetat Pour tous les deux le lien entre le politikon

humain et lrsquoEacutetat est deacutefinitoire La seule diffeacuterence consiste en lrsquoordre logique et

chronologique de lrsquoEacutetat en fonction duquel ils conccediloivent le politikon humain

IV Meyer critique drsquoAristote

Quand Meyer retourne dans sect6-13 du tome I de lrsquoHistoire de lrsquoantiquiteacute aux passages

sur lesquels srsquoappuie Defourny il le fait pour rejeter la perspective drsquoAristote sur lrsquoeacutevolution

des socieacuteteacutes humaines Il srsquoagit des lignes 1252a26-1253a1 des Pol I 2 crsquoest-agrave-dire celles

qui preacutecegravedent celles discuteacutees dans sect2-5 Meyer lit ce chapitre des Politiques de lrsquoinverse et il

le divise en deux

Dans sect6-13 Meyer entreprend de deacutefendre sa theacuteorie de lrsquoEacutetat contre agrave un certain type

de lrsquoeacutevolutionnisme social parmi les deacutefendeurs duquel le nom drsquoAristote figure en tecircte selon

lui Une sorte drsquoanticipation de lrsquoobjection de Defourny peut mecircme y ecirctre aperccedilue

Un fait dit Meyer qui semble contredire [ma] conception de lrsquoEacutetat crsquoest que chez

beaucoup de peuples et preacuteciseacutement chez des peuples ayant atteint une haute

importance historique [hellip] nous ne trouvons les institutions drsquoEacutetat que faiblement

deacuteveloppeacutees alors que drsquoautres groupements plus petits possegravedent une vie robuste et

apparaissent comme les eacuteleacutements vraiment fondamentaux de lrsquoorganisation sociale

24 Cette expression est de Defourny Aristote Etudes sur la laquo Politique raquo op cit p 382

21

[hellip] Il semble qursquoil nrsquoy ait de lagrave qursquoun pas agrave faire pour [hellip] admettre que lrsquoEacutetat agrave

lrsquoorigine nrsquoa pas du tout existeacute que les groupes infeacuterieurs et les plus petits ont eacuteteacute les

formes originelles preacute-politiques de lrsquoorganisation sociale les atomes dont

lrsquoagglomeacuteration agrave une eacutepoque relativement tardive de lrsquoeacutevolution humaine a seule

donneacute naissance agrave lrsquoEacutetat25

Quelques lignes plus loin il ne tarde pas agrave ajouter laquo Aristote lui-mecircme a ceacutedeacute agrave la

tentation raquo

Drsquoapregraves Meyer lrsquoordre geacuteneacuterationnel des groupements sociaux est lrsquoinverse de celui

conccedilu par lrsquoeacutevolutionnisme social du type aristoteacutelicien Selon lui crsquoest lrsquoEacutetat qui a creacuteeacute tous

les autres groupements de plus petite envergure Dans toutes les socieacuteteacutes existantes ces

derniers sont apparus ulteacuterieurement agrave un Eacutetat deacutejagrave existant dont ils ne sont que des

subdivisions En teacutemoigne par exemple lrsquoexistence des mecircmes phylai reacutepandues sur

plusieurs citeacutes cela doit ecirctre consideacutereacute comme la preuve du fait que toutes ces phylai agrave une

eacutepoque anteacuterieure appartenaient agrave une mecircme uniteacute politique

On voit lrsquoexistence permanente de lrsquoEacutetat plus manifestement quand on tourne les yeux

agrave lrsquoinstitution la plus minime de la vie sociale de lrsquohomme la famille Lagrave aussi la cible

principale de Meyer est les theacuteories qui prennent la structure patriarcale de famille comme le

reacutegime naturel du lien familial et comme laquo immeacutediatement donneacute avec lrsquoexistence de

lrsquohomme raquo et par conseacutequence comme la cellule primitive laquo drsquoougrave tous les autres

groupements y compris lrsquoEacutetat nrsquoauraient fait que sortir au cours du processus historique raquo26

Il donne le nom drsquoAristote comme le premier sur sa liste des doctrines cibleacutees par sa critique

Cette conception de famille comme naturel trahit selon Meyer sa propre illusion car ce

qursquoelle prend pour naturel agrave savoir lrsquounion des sexes nrsquoest jamais qursquoune conjugaison

deacutetermineacutee drsquoune faccedilon ou de lrsquoautre selon des regravegles juridiques Lrsquounion des sexes chez les

hommes nrsquoest jamais limiteacutee agrave une satisfaction libre physique et eacutepheacutemegravere drsquoun instinct qui

se dissoudrait apregraves la satisfaction sans laisser aucun effet social27 lrsquoaccouplement nrsquoest pas

25 Meyer Histoire de lrsquoAntiquiteacute op cit p 11-3 26 Ibid p 16 27Selon Meyer (ibid p 4) laquo en vertu de sa nature organique et de sa constitution intellectuelle lrsquohomme ne peut

exister agrave lrsquoeacutetat drsquoecirctre isoleacute se bornant au plus de temps en temps agrave lrsquoaccouplement sexuel raquo On ne peut pas ne

pas entendre ici lrsquoeacutecho de ce qursquoAristote dit dans lrsquoEthique agrave Eudegraveme VII 10 1242a22-26 sur lrsquoaccouplement

humain laquo En effet lrsquohomme nrsquoest pas seulement un animal politique mais aussi un animal de maison et

contrairement agrave tous les autres animaux il ne srsquoaccouple pas agrave un temps deacutetermineacute et avec un femelle ou un macircle

drsquooccasion mais en un sens particulier lrsquohomme nrsquoest pas un animal solitaire [allrsquo idiai ou monaulikon] mais

22

une entreprise individuelle chez les hommes Bref selon Meyer il nrsquoest pas de famille qui ne

serait pas juridiquement institueacutee le mariage est le reacutegime universel de lrsquoaccouplement

humain et il a eacuteteacute toujours un fait juridique chez lrsquohomme

Drsquoapregraves Meyer la juridiciteacute de la famille est nettement mieux attesteacutee par le cas des

enfants et par la question de savoir agrave qui ils appartiennent juridiquement Meyer traite

longuement du cas des enfants afin de prouver ses deux thegraveses principales qui sont

profondeacutement anti-aristoteacuteliciennes - Meyer lui-mecircme reconnait ce fait a) dans la famille ce

qui est juridique lrsquoemporte sur ce qui est naturel b) par conseacutequent le reacutegime patriarcal est

loin drsquoecirctre le reacutegime naturellement neacutecessaire Les exemples que Meyer donne sont destineacutes agrave

montrer que dans le cadre drsquoune seule et mecircme consanguiniteacute physique il nrsquoest pas neacutecessaire

que laquo lrsquoautoriteacute de pegravere raquo sur les enfants appartienne au pegravere biologique Cette autoriteacute

pourrait ecirctre deacutetermineacutee juridiquement malgreacute lrsquoexistence physique drsquoun procreacuteateur et cela

sans nier agrave ce dernier le statut de mari Dans ce que lrsquoethnologie appelle le droit maternel les

enfants que la femme met au monde sont disposeacutes agrave lrsquoautoriteacute de leur grand-oncle maternel ou

des fregraveres de leur megravere et lrsquoheacuteritage suit ce lignage laquo Un reacutegime de ce genre dit Meyer peut

donc bien connaitre juridiquement le concept de mari [hellip] mais non celui de pegravere Il nrsquoexiste

point de relation juridique entre le procreacuteateur et sa descendance physique mais agrave la place

une relation juridique entre lrsquohomme et les enfants de sa sœur raquo28 Deuxiegraveme exemple en

Egypte il existait une version plus laquo condenseacutee raquo du mecircme droit maternel Il srsquoagit toujours

de ce que lrsquoon nomme laquo endogamie raquo mais reacutealiseacutee cette fois dans un cercle de

consanguiniteacute plus eacutetroit dans le mariage entre le fregravere et la sœur on reconnait au mari le

statut de pegravere non pas en fonction de son titre de procreacuteateur mais en fonction drsquooncle Le

mari est pegravere en tant qursquooncle Or puisqursquoun statut de parenteacute dont la formule serait laquo pegravere en

tant qursquooncle raquo ne saurait ecirctre jamais une donneacutee de nature il srsquoensuit selon Meyer que le

mari nrsquoest pegravere que juridiquement Donc Meyer suggegravere qursquoil existe plusieurs cas et

aujourdrsquohui et dans lrsquohistoire qui attestent que dans lrsquoinstitution de la famille le juridique

lrsquoemporte sur le naturel la famille est une œuvre de juridiciteacute la juridiciteacute de la famille

laquo ressort drsquoune faccedilon frappante du fait que [pour son institution] la consanguiniteacute physique la

fait pour lrsquoassociation avec ceux qui sont naturellement ses parents Il y aurait donc une certaine association et

une certaine justice mecircme srsquoil nrsquoy avait pas drsquoeacutetat raquo Meyer ne fait aucune reacutefeacuterence agrave lrsquoEE mais le reacutesultat qursquoil

deacuteduit du caractegravere non-occasionnel de lrsquoaccouplement humain est opposeacute agrave lrsquoeacutevolutionnisme social drsquoAristote

selon Meyer le fait qursquoil y a drsquoores et deacutejagrave une amitieacute et une sorte de justice dans la maison suffit pour eacutetablir

lrsquoexistence drsquoune juridiciteacute et donc drsquoun Eacutetat preacutealable agrave la maison 28 Ibid p 21-2

23

procreacuteation est chose entiegraverement indiffeacuterente elle peut toujours ecirctre remplaceacutee par une acte

juridique de caractegravere symbolique raquo29

Meyer donne plusieurs exemples de lrsquoinstitution drsquoune famille dans les cultures

diffeacuterentes Selon lui le fait qursquoil existe une diversiteacute saillante des institutions servent non

seulement agrave mettre en question la naturaliteacute du patriarcat mais ils servent aussi agrave montrer que

le reacutegime patriarcal de famille nrsquoest pas naturellement neacutecessaire non plus nrsquoeacutetant qursquoune des

formes possibles que cette institution aurait pu prendre regarder la souveraineteacute du pegravere sur la

famille comme ayant reacutegneacute universellement et neacutecessairement agrave lrsquoorigine (et depuis lrsquoorigine)

serait une peacutetition de principe Meyer lui-mecircme reconnaicirct le caractegravere anti-aristoteacutelicien de

cette conception de famille

Lrsquoessentiel est pourtant qursquoaucune de ces diverses institutions ne peut ecirctre consideacutereacutee

comme naturellement neacutecessaire comme issue drsquoun sentiment inneacutee de lrsquohomme [hellip]

Il y a mecircme nombre de savants qui croient que la patria potestas perfectionneacutee telle

que nous la trouvons agrave Rome est quelque chose qui se comprend de soi et la veacuteritable

racine de toute institution politique et de lrsquoEacutetat lui-mecircme Aristote a penseacute de faccedilon

analogue30

Meyer en conclut que le haut degreacute de juridiciteacute que lrsquoon constate dans lrsquoinstitution de famille

atteste lrsquoanteacuterioriteacute agrave la fois logique et historique de lrsquoEacutetat sur tous les autres groupements

sociaux La juridiciteacute de famille ne ressort en effet que du besoin vital de reacuteglementer la vie

sexuelle et la situation des enfants en les soumettant agrave lrsquoautoriteacute drsquoun contraint exteacuterieur le

contraint drsquoun groupement plus large que la famille dont le but est de rendre possible et

drsquoassurer lrsquoexistence de ses membres La juridiciteacute de la famille nrsquoest pas un fait fortuit mais

elle deacutecoule drsquoune autoriteacute collective qursquoest lrsquoEacutetat Sans les reacuteglementations juridiques drsquoune

telle collectiviteacute aucun des autres groupes sociaux (phratrie classes matrimoniale clan et la

famille) ne pourraient exister Il srsquoensuit drsquoapregraves Meyer que laquo lrsquoEacutetat nrsquoest pas sorti de ces

groupements mais ce sont eux au contraire qui nrsquoont eacuteteacute creacuteeacutes que par lrsquoEacutetat raquo31 et qursquoenfin

lrsquoEacutetat nrsquoa aucune origine historique deacutetermineacutee et que sous sa forme primitive il remonte plus

haut que lrsquohomme

La lecture que Meyer fait des Politiques I 2 possegravede donc les caracteacuteristiques

suivantes Il divise ce chapitre en deux parties dans lesquelles deux thegraveses diffeacuterentes sont 29 Ibid p 36 30 Ibid p 31-2 31 Ibid p 36

24

deacutefendues selon lui et lrsquoune seulement de ces deux thegraveses est conforme suggegravere Meyer agrave la

reacutealiteacute historique Ces deux parties sont a) celle ougrave Aristote donne une prioriteacute conceptuelle agrave

la polis (lrsquoEacutetat selon Meyer) sur ses parties composantes (crsquoest-agrave-dire sur les autres

groupements sociaux) et b) celle ougrave la polis est consideacutereacutee comme la derniegravere eacutetape du

deacuteveloppement historique des groupements sociaux et qui donne une prioriteacute chronologique agrave

la famille sur la polis Dans sect2-5 du tome I de lrsquoHistoire de lrsquoantiquiteacute Meyer appreacutecie et

approprie la premiegravere partie alors que dans sect6-13 il tient une position explicitement critique

sur la thegravese de la deuxiegraveme partie Conformeacutement agrave cette division et agrave son attitude critique au

sujet de la prioriteacute chronologique de la famille Meyer deacutefend deux thegraveses anti-

aristoteacuteliciennes a) il donne agrave lrsquoEacutetat non seulement une prioriteacute conceptuelle mais aussi une

prioriteacute historique sur les autres groupements sociaux (pour commencer par la famille) et b) il

refuse de consideacuterer la famille comme un fait de nature et il ne reconnaicirct qursquoune constitution

purement juridique agrave cette institution

V Meyer lecteur drsquoAristote

Revenons agrave notre question de deacutepart Malgreacute ces thegraveses anti-aristoteacuteliciennes et

malgreacute ses critiques des ideacutees principales drsquoAristote dans les Politiques I 2 comment Meyer

peut-il toujours affirmer que sa conception de lrsquoEacutetat est essentiellement identique agrave celle

drsquoAristote

On peut commencer par sa thegravese sur la juridiciteacute de la famille Si on peut mettre entre

parenthegraveses lrsquoideacutee de la posteacuterioriteacute de la famille agrave la polis on dirait que la juridiciteacute de la

famille nrsquoest pas aussi anti-aristoteacutelicienne qursquoelle semble au prime abord Selon Aristote la

famille nrsquoest jamais naturelle agrave lrsquoexclusion de toute sorte de juridiciteacute Ce que Meyer dit sur

lrsquoeffet juridique de lrsquoEacutetat sur la famille nrsquoest pas seulement vrai pour les Eacutetats modernes et

contemporains mais eacutegalement dans le cas des poleis existantes de lrsquoeacutepoque classique la polis

fait de lrsquounion des sexes une entiteacute juridique En tant que sa partie constitutive tout Eacutetat

constitue une identiteacute juridique pour la famille A lrsquoinstar de Platon Aristote donne aussi

dans les Politiques VII 16-17 lrsquoeacutebauche drsquoune loi de mariage pour sa citeacute ideacuteale crsquoest la loi

de lrsquoEacutetat qui deacutetermine la vie dans la famille et cette derniegravere nrsquoest jamais hors politiciteacute Il

semble que crsquoest plutocirct dans ce sens que Meyer donne une primauteacute agrave la juridiciteacute de la

famille sur sa naturaliteacute

25

De plus mecircme dans une perspective qui donne la prioriteacute chronologique agrave la famille

Aristote ne lui nie pas la juridiciteacute

[Crsquoest] dans la maison que se trouvent drsquoabord les commencements et les sources de

lrsquoamitieacute du reacutegime politique et de la justice (EE VII 10 1242a40-b1)32

La juridiciteacute de la famille en tant que telle ne pose pas un grand problegraveme comme une

interpreacutetation de la penseacutee politique drsquoAristote parce que selon ce dernier la naturaliteacute et la

juridiciteacute ne sont eacutevidemment pas incompatibles

La vraie difficulteacute dans lrsquointerpreacutetation de Meyer vient du fait qursquoil suppose une

identiteacute entre ses ideacutees et celles drsquoAristote comme la justification de sa thegravese selon laquelle

lrsquoEacutetat tient une prioriteacute chronologique sur la famille Lrsquooriginaliteacute de Meyer vient de ce que

dans son interpreacutetation drsquoAristote la prioriteacute conceptuelle de la polis sur ses parties coiumlncide

avec sa prioriteacute chronologique Meyer pense que cette coiumlncidence et la conformiteacute de celle-ci

agrave la penseacutee drsquoAristote srsquoexpliquent par le fait que lrsquohomme est naturellement un ecirctre politique

Pour relire un passage de Meyer deacutejagrave citeacute plus haut

Nous devons [hellip] consideacuterer la socieacuteteacute politique en un sens non seulement

conceptuel mais encore historique comme la forme primaire de la communauteacute

humaine voire mecircme comme le groupement social correspondant au troupeau animal

et drsquoune origine plus ancienne que le genre humain lui-mecircme dont lrsquoeacutevolution nrsquoest

devenue possible qursquoen lui et par lui Cette conception de lrsquoEacutetat est essentiellement

identique agrave la fameuse deacutefinition drsquoAristote qui fait de lrsquohomme un ecirctre naturellement

politique et de lrsquoEacutetat le groupement social (koinonia) embrassant tous les autres et les

surpassant en capaciteacute33

Une chose est certaine quand Meyer dit laquo Eacutetat raquo il nrsquoutilise aucunement un langage

meacutetaphorique et il nrsquoemploie pas non plus ce concept dans un sens lacircche comme un concept

qui peut srsquoappliquer aux diffeacuterentes institutions ayant une autoriteacute contraignante

quelleconque Non Meyer veut bel et bien nommer cette institution qui deacutetient et monopolise

un pouvoir dont le droit exclusif consiste agrave exercer la plus haute autoriteacute contraignante sur les

autres groupements subordonneacutes et sur ses membres Dans sa perspective lrsquoEacutetat est la seule

32 La traduction de Deacutecarie leacutegegraverement modifieacutee Sur ce passage voir Claudio William Veloso laquo La relation

entre les liens familiaux et les constitutions politiques raquo dans Politique drsquoAristote Famille reacutegimes eacuteducation

sous la direction de E Bermon V Laurand et J Terrel Bordeaux PU de Bordeaux 2011 p 23-39 33 Meyer Histoire de lrsquoAntiquiteacute op cit p 10

26

institution qui possegravede une existence permanente au cours de lrsquohistoire tout simplement parce

qursquoil est la condition de possibiliteacute de lrsquohistoire Jusque-lagrave il nrsquoy a rien drsquoaristoteacutelicien du

moins en ce qui concerne lrsquoeacutevolution de la vie sociale de lrsquohomme Il y a certainement

quelque chose qui tient de la laquo surinterpreacutetation raquo tout du moins dans lrsquoideacutee de donner une

prioriteacute historique agrave lrsquoEacutetat dans ce sens speacutecifique et comme une interpreacutetation des Politiques

I 2 Cependant on peut toujours rendre compte de cette interpreacutetation sans toutefois perdre

de vue son originaliteacute Si on pourrait juste mettre en parenthegravese le sens speacutecifique que Meyer

donne agrave lrsquoEacutetat et le substituer par une autre expression qursquoil utilise dans le dernier passage

citeacute agrave savoir par laquo la socieacuteteacute politique raquo dans ce sens speacutecifique de laquo groupement social

correspondant au troupeau animal raquo on peut voir par quelle leacutegitimiteacute il peut accorder une

prioriteacute chronologique agrave la vie politique de ce laquo troupeau animal raquo De la thegravese aristoteacutelicienne

que lrsquohomme est un animal politique par nature Meyer comprend lrsquoideacutee suivante lrsquohomme-

animal degraves qursquoil existe existe comme un animal politique Pour lrsquohomme un passeacute non

politique nrsquoexiste pas Un passeacute qui nrsquoest pas veacutecu drsquoune maniegravere politique un passeacute que

lrsquohomme nrsquoa pas veacutecu comme zocircon politikon nrsquoexiste pas pour lui La prioriteacute chronologique

de la vie politique vient donc du fait que lrsquohomme vit et il vivait toujours comme zocircon

politikon Selon cette perspective ce nrsquoest pas lrsquoEacutetat (ou la polis) qui fait de lrsquohomme un

animal politique mais crsquoest parce qursquoil est un animal politique par nature et parce qursquoil lrsquoest

depuis toujours que lrsquohomme possegravede lrsquoEacutetat Si on peut se permettre aujourdrsquohui de

laquo corriger raquo et de mettre sur ses pieds la surinterpreacutetation de Meyer tout en gardant

cependant sa perspective sur la prioriteacute de la nature politique de lrsquohomme en tant qursquoanimal

on dirait que mecircme sans et avant la polis lrsquohomme est un animal politique selon Aristote

La critique de Defourny est en fait inutile voire redondante parce que Meyer lui-

mecircme reconnait explicitement les points de son interpreacutetation qui sont discordants avec la

theacuteorie drsquoAristote Il divise les Politiques I 2 en deux et il choisit deacutelibeacutereacutement la partie qui

lui permet drsquoaffirmer un lien immeacutediat entre la nature politique de lrsquohomme et lrsquoEacutetat

Cependant diffeacuteremment de Saunders Meyer met la politiciteacute humaine agrave lrsquoorigine de lrsquoEacutetat

pas lrsquoinverse Crsquoest aussi sur ce dernier point qursquoil critique lrsquoideacutee eacutevolutionniste de lrsquoEacutetat

comme le point drsquoarriveacutee drsquoun deacuteveloppement historique Il reproche agrave Aristote drsquoavoir ceacutedeacute agrave

cette tentation eacutevolutionniste bien qursquoil ait vu le fait que lrsquohomme est par nature un animal

politique et que la polis est issue de la nature humaine

Aristote lui-mecircme dit-il a ceacutedeacute agrave la tentation lorsque tout en deacutefinissant lrsquoEacutetat

acheveacute qui est pour lui la polis la citeacute comme issu de la nature humaine il le fait

27

neacuteanmoins sortir historiquement drsquoune reacuteunion de villages et ceux-ci agrave leur tour de la

famille34

Si on peut laisser encore une fois de cocircteacute son ideacutee de donner une prioriteacute chronologique agrave la

polis ce que Meyer entend selon ce passage du zocircon politikon aristoteacutelicien est significatif

lrsquohomme nrsquoeacutevolue pas vers un zocircon politikon il lrsquoest drsquoembleacutee Meyer voit qursquoAristote donne

une prioriteacute agrave la nature politique de lrsquohomme sur les communauteacutes qursquoil eacutetablit non

seulement la polis mais la famille et le village aussi suivent la nature politique de lrsquohomme

VI Le zocircon politikon apolitique par nature David Keyt sur les Politiques I 2

Sur la question de la nature du lien entre le zocircon politikon humain et la polis on trouve

une argument plus eacutelaboreacute que celui de Saunders dans un article par David Keyt datant de

1987 Dans cet article intituleacute laquo Three Fundamental Theorems in Aristotlersquos Politics raquo35 le

but principal de Keyt est de montrer que la thegravese drsquoAristote selon laquelle la polis existe par

nature est marqueacutee par des failles Les arguments qursquoAristote preacutesente dans les Politiques I

2 en faveur de la naturaliteacute de la polis seraient loin drsquoecirctre valides et coheacuterents selon les

propres principes du Stagirite lui-mecircme Ce sont les principes drsquoAristote lui-mecircme qui

contrediraient la naturaliteacute de la polis Drsquoapregraves Keyt en bonne logique Aristote aurait ducirc

plutocirct dire que la citeacute est un produit de lrsquoart laquo an artifact of practical reason raquo mais non pas

un produit de la nature Sur ce point Hobbes comprend les choses mieux qursquoAristote36

Pour prouver la non-sequitur de lrsquoideacutee de la naturaliteacute de la polis dans la philosophie

drsquoAristote lui-mecircme Keyt met en question le lien que le Stagirite semble supposer entre la

naturaliteacute du caractegravere politique de lrsquohomme et celle de la polis Par deux arguments qursquoil

preacutesente sous les titres laquo Naturally political raquo 37 et laquo The lingusitic argument raquo 38 Keyt

34 Ibid p 14 (accent ajouteacute) 35 Phronesis 32 (1) 1987 p 54-79 (une version reacuteviseacutee est reprise sous le titre laquo Three Basic Theorems in

Aristotlersquos Politics raquo dans A Companion to Aristotlersquos Politics ed D Keyt et Fred D Miller Jr Blackwell

Publishing 1991 p 118-41) Dans cet article deacutejagrave devenu lrsquoune des piegraveces essentielles de la litteacuterature sur les

Politiques drsquoAristote les trois theacuteoregravemes en question sont a) lrsquohomme est un animal politique par nature b) la

polis existe par nature et c) la polis est anteacuterieure par nature agrave lrsquoindividu 36 Keyt laquo Three Fundamental Theoremsraquo loc cit p 54 et p 79 37 Ibid p 60-63 38 Ibid p 71-73

28

srsquointerroge sur la question de savoir si la naturaliteacute de la polis deacutecoule logiquement comme

Aristote laisse entendre de la thegravese selon laquelle lrsquohomme est un animal politique par nature

La reacuteponse de Keyt est non selon lui la naturaliteacute de la polis ne suit pas de la nature

politique de lrsquohomme Pour expliquer ce dernier point Keyt donne drsquoabord sa propre

interpreacutetation de zocircon politikon et il srsquoappuie pour le reste de sa critique drsquoAristote sur cette

interpreacutetation Dans la suite je mrsquointerroge principalement sur la validiteacute de cette

compreacutehension keytienne du laquo zocircon politikon raquo

Naturally Political

Comme Richard Mulgan Keyt aussi commence par faire une distinction entre un sens

strict et un sens lacircche du zocircon politikon Il souligne que dans six occurrences sur huit de cette

expression dans le corpus aristoteacutelicien elle est lieacutee ou agrave la polis ou agrave la koinonia politikecirc ou

au politecircs39 Keyt en conclut que laquo in the strict sense a political animal is one that dwells in a

polisraquo40 Le zocircon politikon au sens strict ne peut donc designer que lrsquohomme parce que crsquoest

dans la relativiteacute essentielle agrave la polis que se montre le sens strict de cette formule Selon Keyt

aussi le zocircon politikon au sens vrai est un vivant drsquoEacutetat Comme seul lrsquohomme possegravede la

polis seul lrsquohomme est un zocircon politikon au sens vrai laquo Since a polis composed of lower

animals is an impossibility (III 9 1280a32-34) strictly speaking man is the only political

animal raquo 41 Ce terme ne srsquoapplique que dans un sens lacircche aux autres animaux dits

laquo politiques raquo On les qualifie de laquo politiques raquo parce que ces animaux montrent une

ressemblance agrave ce que les citoyens font dans la polis eux aussi srsquoassocient autour drsquoune

œuvre commune comme le dit Aristote en HA I 1 488a7-8

Comme le zocircon politikon au sens vrai ne saurait ecirctre qursquoun vivant drsquoEacutetat Keyt

lrsquoidentifie au citoyen42 Cela dit crsquoest lrsquoœuvre commune des hommes en tant que citoyens qui

donnerait selon lui son contenu au sens strict de zocircon politikon Or crsquoest uniquement sous le

meilleur reacutegime politique (lequel est lrsquoaristocratie) que pourrait se manifester pleinement et

39 Les passages que cite Keyt sont les suivants occurrences lieacutee agrave la polis Pol I 2 1253a1-4 et 7-8 EN VIII

12 1162a17-19 EE VII 10 1242a22-27 celle lieacutee agrave la koinonia politikecirc Pol III 6 1278b19-25 et celle

lieacutee au politecircs EN I 7 1097b8-11 40 Keyt laquo Three Fundamental Theoremsraquo loc cit p 60 41 Ibid 42 Ibid p 60-61

29

correctement la nature politique de lrsquohomme parce que crsquoest le seul reacutegime preacutecise Keyt qui

est conforme agrave la nature Le contenu du sens strict drsquoecirctre un animal politique doit donc ecirctre

chercheacute dans lrsquoœuvre commune des citoyens du meilleur reacutegime

Thus the joint work of the citizens of Aristotlersquos best polis is to maintain a community

in which each of the citizens can lead a life of moral and intellectual virtue Their joint

work in short is to form and to maintain an ethical community43

Selon Keyt le zocircon politikon aristoteacutelicien se deacutefinirait par lrsquoœuvre commune de former et de

maintenir une communauteacute eacutethique Cette conclusion conduit Keyt agrave srsquointerroger sur les sens

agrave donner agrave la formule laquo zocircon politikon phusei raquo car la naturalisation du sens strict du zocircon

politikon aurait pour reacutesultat une ideacutee qursquoAristote nrsquoaccepterait pas est-ce que crsquoest par

nature que lrsquohomme forme et maintient cette communauteacute eacutethique qursquoest la polis Mais cela

suggeacuterait que lrsquohomme possegravede par nature les vertus constitutives drsquoune telle communauteacute

Ou si le zocircon politikon est bien le citoyen selon Aristote dit Keyt en tant que zocircon politikon

phusei il serait citoyen par nature 44 zocircon politikon phusei impliquerait la possession

naturelle des qualiteacutes du citoyen drsquoune communauteacute eacutethique Ces reacutesultats conclut Keyt ne

sont pas acceptables pour Aristote parce que selon les principes mecircme de sa propre theacuteorie

eacutethique bien que lrsquohomme possegravede une disposition naturelle pour les vertus morales et

intellectuelles il ne les possegravede pas par nature (ni contre la nature) mais il les acquiert par

43 Ibid p 61 44 En fait Jacqueline Bordes dans son Politeia dans la penseacutee grecque jusqursquoagrave Aristote Paris Les Belles

Lettres 1982 montre bien que lrsquoideacutee de laquo citoyenneteacute par nature raquo et de laquo politeia phusei raquo nrsquoeacutetait pas vraiment

eacutetrange pour les Grecs Crsquoest par reacutefeacuterence agrave cette ideacutee qursquoelle explique pourquoi les reacutevolutions oligarchiques

du cinquiegraveme siegravecle faisaient scandale elles eacutetaient contre le reacutegime naturel de citoyenneteacute sur lequel les

deacutemocrates atheacuteniens fondaient leurs propres compreacutehensions drsquoAthegravenes comme patrie et comme polis les

reacutegimes oligarchiques eacutetaient scandaleux en ce qursquoils excluaient de la politeia drsquoAthegravenes ceux qui se

consideacuteraient citoyen de cette polis par leur naissance (p 47 et p 79-80) En citant les deacutemocrates comme

Lysias et Deacutemosthegravene Bordes montre que pour les deacutemocrates de lrsquoeacutepoque la deacutemocratie eacutetait le reacutegime naturel

drsquoAthegravenes et que cette ideacutee se fondait dans les mythes fondateurs du reacutegime deacutemocratique et que lrsquoon la

rencontre aussi dans les oraisons funegravebres (p 300-303) Donc dans leur propre imagination les deacutemocrates

coiumlncidaient toujours le reacutegime et la polis (p 346) Aristote nrsquoa certainement pas une telle notion naturaliste de

la deacutemocratie Selon lui le reacutegime deacutemocratique srsquoexplique plutocirct comme une contingence de lrsquohistoire

laquo Comme il se trouve maintenant que les citeacutes sont plus grandes il nrsquoest pas facile qursquoil existe encore une

constitution autre qursquoune deacutemocratie raquo (Pol III 15 1286b20-21)

30

lrsquoeacuteducation de ses habitudes45 Il faudrait donc distinguer selon Keyt le zocircon politikon du

zocircon politikon phusei juste comme Aristote distingue la vertu naturelle de la vertu au sens

plein Que lrsquohomme soit zocircon politikon phusei nrsquoimpliquerait pas selon la philosophie mecircme

drsquoAristote qursquoil est par ce mecircme fait vraiment un zocircon politikon laquo It would seem then that

when Aristotle claims that man is a political animal by nature the most he can mean is that

nature endows man with a latent capacity for civic virtue (politikecirc aretecirc) and an impulse to

live in a polis raquo46

De toutes ces consideacuterations Keyt conclut que la naturaliteacute du caractegravere politique de

lrsquohomme nrsquoimplique pas celle de la polis parce que la premiegravere nrsquoest qursquoune capaciteacute de

former la deuxiegraveme Or lrsquoactualisation de cette capaciteacute nrsquoest pas lrsquoœuvre de la nature mais

elle deacutepend selon Aristote lui-mecircme de lrsquoeacuteducation de lrsquoart politique etc Ainsi bien que les

formulations drsquoAristote dans les Politiques I 2 donnent lrsquoimpression drsquoune correspondance

entre le zocircon politikon phusei qursquoest lrsquohomme et la polis comme sa communauteacute naturelle

une telle correspondance nrsquoexiste pas drsquoapregraves Keyt Aristote aurait tort de la supposer Eacutetant

donneacute que le fait que lrsquohomme est un zocircon politikon phusei ne le fait pas zocircon politikon au

sens strict la naturaliteacute de la polis ne peut pas ecirctre expliqueacutee par reacutefeacuterence agrave ce fait

Selon la conception que Keyt se fait du zocircon politikon aristoteacutelicien le fait que

lrsquohomme est un zocircon politikon phusei nrsquoimplique pas qursquoil vit drsquoembleacutee et par nature une vie

politique Ce fait nrsquoimplique pas que lrsquohomme vit en tant que zocircon politikon Parce que de

zocircon politikon phusei agrave zocircon politikon par excellence crsquoest-agrave-dire au citoyen il y a une eacutetape

neacutecessaire agrave satisfaire lrsquoeacuteducation Drsquoapregraves Keyt chez Aristote on nrsquoest pas zocircon politikon

drsquoembleacutee et par nature on le devient par la vertu par lrsquoeacuteducation Crsquoest par lrsquoart politique qui

eacuteduque le zocircon politikon phusei en vue de la vertu que ce dernier deviendrait un vrai zocircon

politikon crsquoest-agrave-dire un membre vertueux qui forme et maintient une communauteacute eacutethique

avec les autres hommes vertueux comme lui-mecircme

The Linguistic Argument

45 Keyt laquo Three Fundamental Theoremsraquo loc cit cite les passages suivants EN II 1 1103a23-26 II 5

1106a6-10 VI 13 X8 1178a14-16 9 1179b20-1180a24 EE III 7 1234a23-33 MM I 34 197b36-

1198a22 46 Ibid p 62

31

Cet argument peut ecirctre consideacutereacute comme la suite du preacuteceacutedent et malgreacute son titre il

porte plutocirct sur la perception (aisthecircsis) morale dont lrsquohomme est doteacute selon le fameux

passage des Pol I 2 1252a7-18 Selon Aristote deux choses que seul lrsquohomme possegravede

parmi les animaux sont le langage et la perception du juste de lrsquoinjuste du bien du mal et

drsquoautres notions du mecircme genre La mise en commun par le moyen du langage de ce genre

de notions fait la famille et la citeacute

Keyt suppose qursquoAristote aurait identifieacute la capaciteacute de percevoir et drsquoexprimer le

juste et lrsquoinjuste agrave la capaciteacute de former des communauteacutes sur les principes de justices comme

la famille et la polis47 Il pense que selon les principes mecircmes de la psychologie morale

drsquoAristote lui-mecircme la perception du juste et de lrsquoinjuste ne peut pas ecirctre une capaciteacute

naturelle de lrsquohomme Or si cette capaciteacute morale ne srsquoacquiert pas naturellement il

srsquoensuivra que la capaciteacute de former des communauteacutes comme la famille et la polis (avec

laquelle la capaciteacute de perception morale est identifieacutee) ne serait naturelle non plus

Drsquoapregraves Keyt lrsquoaisthecircsis morale ne fonctionne pas comme les autres sens Pour

pouvoir voir par exemple on nrsquoa pas besoin drsquoeacuteduquer notre capaciteacute de la vue crsquoest par la

simple possession de la vue que lrsquoon voit48 Or dans le cas de lrsquoaisthesis morale pour que

lrsquohomme perccediloive le juste etou lrsquoinjuste il faudrait drsquoabord lrsquoeacuteduquer et lrsquohabituer agrave les

percevoir

The moral perception which Aristotle regards as at least a necessary condition of the

existence of a polis is not an inborn capacity like sight For in order to be able to

perceive the just and the unjust and the good and the bad a person must to some extent

be just and good He need not be fully virtuous for even the morally weak man (ho

akratecircs) can perceive the just and the unjust and the good and the bad (EN VII 1

1145b12-13 8 1151a20-24) But he cannot be totally lacking in virtue for the evil

man is morally blind (EN III11110b28-30 VI121144a34-36 VII81151b36) Now

it is a central thesis of Aristotlersquos ethical philosophy that men become good not by

47 Selon Keyt (ibid p 72) lrsquoune des preacutemisses de lrsquoargument des lignes 1252a7-18 serait laquo The capacity to

percieve and to express the just and the unjust is the same as (though perhaps differing in essence from) the

capacity to form communities based on justice such as household and the polis raquo 48 Crsquoest Aristote qui soulegraveve ce point en EN II 1 1103a26-b2 pour expliquer que contrairement au cas des

sens la possession des vertus se fait par lrsquousage et elle est preacuteceacutedeacutee par lrsquoactiviteacute

32

nature but by habituation guided by law and practical wisdom (EN II1 1103a18-b6

X91179b20-24)49

Selon Keyt chez Aristote lrsquohomme nrsquoaurait pas de perception morale par nature ce qursquoil

possegravede ne serait tout au plus qursquoune capaciteacute agrave la perception morale50 Drsquoapregraves Keyt la

perception morale serait une sorte de perspicaciteacute dans le jugement moral elle serait une

capaciteacute de percevoir et drsquoentrevoir la veacuteriteacute dans le domaine de la moraliteacute Pour pouvoir

avoir la moindre perception morale lrsquohomme doit ecirctre drsquoores et deacutejagrave un peu vertueux et un

peu bon Un certain niveau de vertu serait requis pour lrsquoouverture de lrsquoindividu agrave la veacuteriteacute

morale sinon il manquerait tout critegravere de la veacuteriteacute dans ce domaine et il ne serait pas capable

de distinguer le juste de lrsquoinjuste etc Keyt suppose donc que lrsquohomme vicieux le meacutechant

nrsquoa pas de perception morale du tout comme il est moralement aveugle il serait deacutepourvu de

la moindre capaciteacute de dire le bien du mal Le vicieux serait deacutepourvu de la perspicaciteacute de la

perception veacuteridique dans le domaine de la moraliteacute parce qursquoil est deacutepourvu du moindre

degreacute de la vertu requise pour acceacuteder agrave la veacuteriteacute morale

VII Les failles de Keyt

Keyt commet une erreur lorsqursquoil se reacutefegravere agrave lrsquoexemple de lrsquohomme vicieux pour

justifier sa propre supposition selon laquelle Aristote lui-mecircme aurait penseacute que pour pouvoir

dire le juste de lrsquoinjuste il faudrait ecirctre deacutejagrave dans une certaine mesure juste et bon Il

confond la perception morale en tant que telle avec le jugement moral vertueux Pouvoir dire

ce qui nous apparait juste de ce qui paraicirct injuste est une chose pouvoir dire le vrai juste du

vrai injuste est une autre Sans le premier le second serait impossible Drsquoapregraves Aristote

lrsquoaveuglement morale du vicieux nrsquoest pas une incapaciteacute de se faire une ideacutee du juste du bon

ou du nuisible Il nrsquoest pas aveugle agrave la perception morale Sa perversiteacute le rend aveugle agrave

lrsquoorthos logos elle le rend incapable de juger le juste correctement contrairement au

49 Ibid p 73 50 Apregraves avoir dit que la perception morale nrsquoest pas inneacutee comme la vue dans une note Keyt dit laquo The capacity

of acquiring moral perception on the other hand is innate for it is part of the capacity of acquiring the moral

virtues raquo (ibid n 37)

33

spoudaios51 Drsquoailleurs selon la theacuteorie eacutethique drsquoAristote la diffeacuterence entre un homme

vicieux et lrsquoincontinent consiste en ce que le premier bien qursquoil soit ignorant de ce que

lrsquoorthos logos commande agit du choix deacutelibeacutereacute (proairesis) alors que le second agit contre la

proairesis sans en ecirctre deacutepourvu (EN VII 8 1151a5-10 voir aussi EE II 11 1228a4 sq)52

Or lagrave ougrave il y a proairesis il y a par lagrave mecircme une krisis morale un jugement (vrai ou faux)

sur le bien et le mal car tout choix vise un certain bien53 Lrsquoacquisition de la vertu consiste

dans lrsquoeacuteducation de cette capaciteacute proaireacutetique laquelle est une fonction de la capaciteacute de

lrsquohomme agrave la moraliteacute Donc la preacutesence de la perception morale chez lrsquohomme est la

condition de possibiliteacute de la vertu non pas lrsquoinverse comme Keyt le pense Et lrsquohomme

vicieux nrsquoest pas deacutepourvu de la perception morale et du choix moral tout homme en est

doteacute et crsquoest par nature

La mecircme erreur marque sa compreacutehension de zocircon politikon et son argument sur la

vertu civique dont lrsquoeacuteducation transformerait le zocircon politikon phusei en zocircon politikon selon

lui Quant Keyt dit laquo juste raquo il comprend toujours laquo le juste selon la vertu raquo Selon lui pour

Aristote pouvoir se faire une ideacutee du juste crsquoest toujours le faire - plus ou moins - selon la

vertu Donc le zocircon politikon phusei qursquoest lrsquohomme nrsquoaurait aucune existence politique

parce qursquoen tant que tel la nature ne le dote pas de la capaciteacute de distinguer le juste de

lrsquoinjuste Comme la vie politique sans cette capaciteacute nrsquoest pas possible vivre comme un zocircon

politikon nrsquoest pas possible pour le zocircon politikon phusei Dans le mesure ougrave il ne possegravede pas

naturellement la vertu politique de distinguer le juste de lrsquoinjuste lrsquohomme nrsquoest pas citoyen

par nature ndash ce qui eacutequivaudrait agrave dire drsquoapregraves Keyt qursquoil nrsquoest pas zocircon politikon lrsquoidentiteacute

selon Aristote du citoyen du meilleur reacutegime politique avec le zocircon politikon eacutetait la

supposition de lrsquoun de ses arguments preacuteceacutedents (laquo Naturally Political raquo) Cette

compreacutehension eacutetatique du zocircon politikon aristoteacutelicien deacutepend de la neacutegation de ce

qursquoAristote dit explicitment dans les Politiques I 2 elle fait de lrsquohomme un animal

apolitique par nature Selon cette interpreacutetation Aristote aurait supposeacute que dans son eacutetat

51 Sur ce point voir la commentaire pour les lignes EN VI 13 1144a34-36 de R A Gauthier et J Y Jolif

LrsquoEacutethique agrave Nicomaque Tome II ndash Deuxiegraveme partie Commentaire Livres VI-X Louvain-la-neuve Edition

Peeters 2002 p 552-553 52 Lrsquohomme incontinent nrsquoest pas incapable de voir ce qursquoindique lrsquoorthos logos il est incontinent par son

faiblesse de ne pas pouvoir deacutesirer bien qursquoil le voie ce vers quoi la proairesis conforme agrave lrsquoorthos logos

srsquoincline Donc il nrsquoest pas deacutepourvu de la proaisresis il est uniquement incapable de montrer la fermeteacute requise

pour la suivre Sur lrsquoincontinence voir EN VII 7-10 53 EN I 1 1094a1 et 2 1095a14-15

34

naturel le zocircon politikon soit un animal apolitique qursquoil nrsquoy ait pas de vie politique pour le

zocircon politikon avant la vertu avant lrsquoeacuteducation

VIII Le mythe de Protagoras et les Politiques I 2

On pourrait objecter que lrsquointerpreacutetation de Keyt nrsquoest pas aussi eacuteloigneacutee du sens

veacuteritable de lrsquoargument drsquoAristote En effet on pense parfois que dans ce deuxiegraveme chapitre

des Politiques I le Stagirite fait allusion au grand discours de Protagoras (Prot 320d-328d)54

et lrsquoessentiel du discours du Protagoras consiste agrave dire que sans vertu il nrsquoy a pas de vie

politique pour lrsquohomme Selon le mythe de Protagoras dans les premiers temps les hommes

vivaient drsquoune maniegravere sporadique et sans polis mais par le besoin de protection contre les

becirctes sauvages ils cherchaient agrave se rassembler et fonder des poleis Cependant comme ils

manquaient lrsquoart politique ces tentatives eacutechouaient Ce nrsquoeacutetaient que par le don de lrsquoaidocircs et

de la dikecirc qursquoils arrivaient agrave eacutetablir une vie politique dans les poleis Crsquoeacutetaient donc ces vertus

politiques qui ont rendu possible la vie politique pour lrsquohomme Protagoras pensait qursquoun

certain degreacute minimum de vertu eacutetait indispensable pour la vie politique Crsquoeacutetait pourquoi

Zeus aurait commandeacute agrave Hermegraves de distribuer lrsquoaidocircs et la dikecirc agrave tous laquo Il faut dit Zeus agrave

Hermegraves que tous y aient part car les citeacutes ne pourraient exister si seulement un petit nombre

drsquohumains y avaient part [hellip] et eacutetablis cette loi en mon nom que lrsquohomme qui ne peut avoir

part agrave la justice et au respect soit mis agrave mort en tant que fleacuteau de la citeacute raquo (322d) Il faut donc

selon le logos de Protagoras dans la deuxiegraveme partie de son discours que lrsquohomme soit

eacuteduqueacute par sa propre citeacute en vertu et qursquoil obtienne un certain degreacute de perspicaciteacute pour la

veacuteriteacute morale sinon les citeacutes nrsquoexisteraient pas (323d) Le besoin de lrsquoeacuteducation et de la vertu

pour lrsquoexistence mecircme de la vie politique pour lrsquohomme avait eacuteteacute donc deacutejagrave identifieacute par

Protagoras Cette ideacutee eacutetait deacutejagrave preacutesente dans les milieux philosophiques et Aristote eacutetait bien

familier avec elle On dirait donc que lrsquointerpreacutetation de Keyt ne fait que de mettre en relief

lrsquoarriegravere-plan protagorien de lrsquoargument drsquoAristote et elle reflegravete en effet le vrai sens de cet

argument55

On ne sait pas comment Aristote comprenait exactement le mythe de Protagoras Or

la litteacuteraliteacute du texte du discours de Protagoras montre qursquoune autre faccedilon une faccedilon plus

54 Voir par exemple WL Newman The Politics of Aristotle vol II Oxford Clarendon Press 1887 p 124-

125 55 Keyt lui-mecircme ne cite pas Protagoras pour ses arguments Mais on ne peut pas ne pas penser agrave Protagoras

lorsque lrsquoon lit ses critiques drsquoAristote au sujet de la naturaliteacute de la polis

35

proche des suppositions du Sophiste de comprendre le mythe est aussi possible et cette

lecture du mythe ne justifie pas les approches comme celle de Keyt

Les compreacutehensions eacutetatiques de zocircon politikon humain chez Aristote prennent le

langage la perception morale et la raison comme les capaciteacutes politiques par excellence Crsquoest

par sa possession de ces capaciteacutes politiques que lrsquoon explique lrsquoanimal politique qursquoest

lrsquohomme Comme on voit dans le cas de Keyt deacutejagrave on suppose que ces capaciteacutes sont

essentiellement identiques ou correspondent complegravetement agrave la capaciteacute de former des

communauteacutes chez lrsquohomme

Or le mythe de Protagoras ne suppose pas une identiteacute ni une correspondance

complegravete entre le langage la perception morale et la raison drsquoune part et la capaciteacute de

former et de maintenir les communauteacutes eacutethiques et politiques de lrsquoautre part Donc chez

Protagoras ces capaciteacutes nrsquoexpliquent pas par elles-mecircmes la forme que prend la vie politique

proprement humaine Drsquoautre part le mythe suggegravere aussi que la vie politique de lrsquohomme ne

deacutepend pas de la vertu et de lrsquoeacuteducation de ces capaciteacutes ni de la polis Selon Protagoras

lrsquohomme est politiquement actif (il nrsquoest pas apolitique du tout) bien avant le don des vertus

politiques par Zeus La politiciteacute de lrsquohomme ne deacutepend pas de son eacuteducation en vertu Il nrsquoy

a donc pas un lien de neacutecessiteacute entre les deux drsquoapregraves Protagoras

En effet dans le mythe de Protagoras les faculteacutes de la raison du langage et la

perception du juste et de lrsquoinjuste attirent lrsquoattention par leurs absences parmi les dons des

Dieux Promeacutetheacutee vole le savoir artisanal et le feu de lrsquoatelier drsquoHeacutephaiumlstos et drsquoAtheacutena pour

les donner aux hommes laquo Gracircce agrave cela dit Protagoras lrsquohomme dispose du moyen de

survivre raquo (Prot 321d-e) Or le don de Promeacutetheacutee suppose que lrsquohomme eacutetait deacutejagrave agrave mecircme

de recevoir et de comprendre le savoir artisanal et drsquoutiliser le feu pour mettre en pratique ce

savoir artisanal en vue de survivre De plus avant cet eacutepisode du vol du feu par Promeacutetheacutee

dans sa description de la faute et de lrsquoimpreacutevoyance drsquoEacutepimeacutetheacutee dans sa distribution des

faculteacutes parmi les ecirctres Protagoras divise ces derniers en deux groupes comme ceux priveacutes de

la raison et lrsquohomme laquo [Comme] Eacutepimeacutetheacutee nrsquoeacutetait pas parfaitement sage il lui eacutechappa

qursquoil avait distribueacute entre les ecirctres priveacutes de raison toutes les faculteacutes dont il disposait Restait

lrsquoespegravece humaine qui nrsquoavait encore rien reccedilu raquo56 sauf qursquoil posseacutedait drsquoores et deacutejagrave la faculteacute

de raison alors Crsquoest gracircce agrave sa possession naturelle de la raison lrsquohomme laquo inventa

habitations vecirctements chaussures couvertures et tira sa nourriture de la terre raquo Or le fait que

56 Les traductions des passages du Protagoras sont de Monique Treacutedeacute et Paul Demont (Le Livre de Poche

1993)

36

lrsquohomme reacuteussit agrave survivre et qursquoil peut employer le savoir artisanal au niveau de technecirc

montre qursquoil est aussi agrave mecircme drsquoemployer correctement sa capaciteacute rationnelle dans ces

domaines Le mythe suppose bien qursquoavant les dons de Promeacutetheacutee lrsquohomme eacutetait capable de

maitriser le savoir artisanal au niveau drsquoune sophia ce que le Titan a deacuterobeacute drsquoHeacutephaiumlstos et

drsquoAtheacutena crsquoeacutetait une ἔντεχνος σοφία (Prot 321d1)

Il en va de mecircme pour sa perception du juste et de lrsquoinjuste Protagoras dit que

lrsquohomme eacutetait laquo le seul des ecirctres vivants agrave honorer les dieux et il se mit agrave eacuteriger des autels et

des repreacutesentations des dieux raquo (322a) Lrsquohomme eacutetait donc deacutejagrave avant mecircme du don des

vertus politiques pieux et capable de discerner la part des Dieux et que ces derniers meacuteritent

du respect Par les actes pieux lrsquohomme paie le respect qursquoil doit aux Dieux pour la part du

lot divin qursquoil a reccedilu (322a) Lrsquohomme posseacutedait donc deacutejagrave un sens de justice et il eacutetait deacutejagrave

capable de discerner correctement au moins dans les affaires religieuses le juste et lrsquoinjuste

Encore plus les premiegraveres tentatives de lrsquohomme pour rassemblement dans les poleis

eacutechouaient parce que laquo ils faisaient du tort reacuteciproquement [ἠδίκουν ἀλλήλους ] raquo (322b) Or

le fait que les hommes refusent de rester ensemble agrave cause du tort qursquoils reccediloivent lrsquoun de

lrsquoautre montre qursquoils possegravedent deacutejagrave un sentiment de justice lrsquohomme perccediloit mecircme avant le

don de la vertu de la justice ce qui est bien et ce qui est nuisible pour lui-mecircme et il donne un

jugement (correct ou pas) agrave ce sujet au sujet de ce qursquoil meacuteritent et ce qursquoil ne meacuteritent pas57

Selon le mythe de Protagoras contrairement agrave ce que Keyt suppose pour Aristote lrsquohomme

nrsquoa pas besoin de la vertu de justice pour pouvoir percevoir et juger les questions de la justice

Correcte ou pas lrsquohomme a toujours une opinion au sujet de la justice Parfois il la juge

mecircme correctement comme dans le cas des Dieux

57 On objecterait que si les hommes ne parviennent pas agrave vivre en commun ce nrsquoest pas parce que le tort qursquoils

se font heurte leur sentiment de justice mais tout simplement parce qursquoils sont dangereux les uns pour les autres

Ils se fuient mutuellement non sous le coup de lrsquoindignation mais par peur les uns des autres (Crsquoest Michel

Narcy qui a souleveacute cette objection dans nos correspondances priveacutees) Cependant le fait que les hommes

deacuteveloppent une attitude pieuse vers les Dieux suggegravere qulsquoils sont agrave mecircme de juger la valeur du lot divin qursquoils

ont reccedilu et qursquoils le reconnaissent comme avantageux pour eux-mecircmes Crsquoest-agrave-dire qursquoils font bien une

distinction entre le mal et le bien Ainsi mecircme si les hommes ne parviennent pas agrave vivre ensemble tout

simplement parce qursquoils ont peur les uns des autres ce sentiment de peur nrsquoira jamais sans un jugement au sujet

du bien et du mal Il conduira toujours les hommes agrave juger qursquoil est mieux pour eux de se dissiper que drsquoinsister

agrave rester ensemble Autrement dit la dissolution des premiers groupements humains suppose un calcul assez

complexe entre les biens rester ensemble malgreacute les injustices commises mutuellement ou dissoudre la

communauteacute malgreacute le besoin de rester ensemble pour survivre

37

Quant au langage Protagoras suppose qursquoil est un produit de technecirc58 et lrsquohomme

lrsquoinvente agrave lrsquoeacutepoque de sa faccedilon sporadique de vivre bien avant ses premiegraveres tentatives de

fonder des poleis On peut supposer que lrsquohomme aurait besoin du langage pour ses premiegraveres

tentatives politiques Cependant le langage ne semble pas ecirctre indispensable pour rassembler

en vue de protection contre les becirctes sauvages Apregraves tout lrsquohomme nrsquoest pas la seule et la

premiegravere espegravece drsquoanimal agrave se rassembler pour se proteacuteger contre les autres animaux

Quoiqursquoil soit il est eacutevident que Protagoras ne suppose pas un lien naturel et neacutecessaire entre

le langage et lrsquoexistence de la polis le langage a eacuteteacute inventeacute selon lui avant la constitution

des premiegraveres citeacutes De plus lrsquohistoire de Protagoras suppose que lrsquohomme aurait aussi besoin

du langage pour dissoudre les rassemblements qursquoil eacutetablit si lrsquohomme dissout ses premiegraveres

communauteacutes malgreacute son besoin vitale de rester rassembleacute et si la cause principale pour la

dissolution de ces communauteacutes est les problegravemes de justice que les hommes eacuteprouvent entre

eux on peut supposer qursquoils auraient aussi besoin du langage pour reacutegler leurs comptes entre

eux avant de deacutecider agrave dissoudre leur rassemblement Il est donc tout probable pour lrsquohomme

drsquoutiliser cette capaciteacute pour dissoudre ses premiers regroupements et de devenir sans polis

malgreacute sa capaciteacute langagiegravere

Les conclusions suivantes peuvent ecirctre tireacutees de cette lecture du mythe de Protagoras

Premiegraverement selon ce dernier avant mecircme de son eacuteducation en vertu lrsquohomme possegravede la

raison le langage et la perception du juste et de lrsquoinjuste il utilise ces capaciteacutes activement et

cette utilisation nrsquoest pas neacutecessairement destineacutee agrave former et agrave maintenir une communauteacute

eacutethique et politique De plus malgreacute sa possession de toutes ces capaciteacutes lrsquohomme peut

eacutechouer agrave maintenir les communauteacutes qursquoil eacutetablit Malgreacute le fait qursquoil les possegravede ses

communauteacutes peuvent se dissoudre Donc selon Protagoras ces capaciteacutes proprement

humaines ne sont pas identiques agrave la capaciteacute de former et de maintenir des communauteacutes et

nrsquoy correspondent pas

Deuxiegravemement le mythe de Protagoras suppose que lrsquohomme a une vie politique

avant son eacuteducation en vertu Lrsquohomme est politiquement actif avant son acquisition de la

vertu bien qursquoils eacutechouent les hommes essaient plusieurs fois de se rassembler autour drsquoun

58 Aristote diffegravere de Protagoras sur ce point mais cela ne change rien pour notre argument ici

38

œuvre commune Donc la politiciteacute humaine ne deacutepend pas de la vertu ce nrsquoest pas son

eacuteducation en vertu qui le rend politique chez Protagoras59

Derniegraverement lrsquousage politique de la perception morale et des capaciteacutes de la raison et

du langage ne suppose pas la vertu non plus Lrsquohomme utilisait ces capaciteacutes activement et

politiquement bien avant les vertus politiques

Si la leccedilon du mythe de Protagoras peut ecirctre comprise de cette maniegravere il ne serait pas

possible de justifier lrsquointerpreacutetation que Keyt fait du zocircon politikon aristoteacutelicien par lrsquoallusion

qursquoAristote aurait fait agrave Protagoras dans les Politiques I 2 Keyt suppose que srsquoil nrsquoy a pas de

vertu il nrsquoy a pas de vie politique non plus pour lrsquohomme Cette interpreacutetation suppose qursquoagrave

moins qursquoil soit eacuteduqueacute en vertu la capaciteacute politique de lrsquohomme resterait latente Or

Protagoras pense que lrsquoactiviteacute politique de lrsquohomme ne deacutepend pas de la vertu mecircme sans

vertu lrsquohomme est capable drsquoagir politiquement

IX LrsquoEacutetat et le plus haut degreacute da la politiciteacute humaine

La conception du zocircon politikon humain comme un vivant drsquoEacutetat a une grande utiliteacute

pour rendre compte drsquoune autre thegravese fondamentale des Politiques I 2 Une fois qursquoon

explique le fait que lrsquohomme est un animal politique par sa possession de la polis on croit

aussi expliquer lrsquoaffirmation aristoteacutelicienne selon laquelle lrsquohomme est plus politique que les

autres animaux greacutegaires-politiques Bien que la possession de la polis soit lrsquoessentiel de

lrsquoexplication que nous allons aussi donner dans ce travail pour le plus haut degreacute du caractegravere

politique de lrsquohomme il est opportun drsquoindiquer drsquoabord une version fallacieuse de cette

explication

Pour citer encore une fois Saunders sur les lignes 1253a7-18 ougrave on trouve

lrsquoaffirmation du plus haut degreacute de la politiciteacute de lrsquohomme

lsquoFit for a statersquo renders politikon [hellip] But no animal lives as a member of a

state so the sentence [that man is an animal fit for a state to a fuller extend] sounds

absurd The point is that animals have two characteristics which are necessary but not

sufficient for life in a state the sensation (aesthesis) of pleasure and pain and lsquovoicersquo

phocircnecirc with which to lsquoindicatersquo them to each other The same is true of men but men 59 Pace Michel Narcy laquo Le contrat social drsquoun mythe moderne agrave lrsquoancienne sophistique raquo Philosophie 28

1990 p 32-52 voir aussi son laquo Introduction raquo au Theacuteeacutetegravete GF Flammarion Paris 1995 p 116-120 Pour notre

critique de lrsquointerpreacutetation du mythe par Narcy voir lrsquoappendice du chapitre preacutesent

39

have also a senseperception of benefit and harm etc as listed and lsquospeechrsquo logos to

express them [hellip] In sum to pursue their common task (whatever that is) bees etc

have sensation of pleasure and pain plus voice60 to pursue theirs men have in addition

a sense of good and bad just and unjust plus speech Men are thus lsquofit for a sate to a

fuller extendrsquo they are better equipped in such a way as to be able to live in the

complex association koinocircnia which is the state61

Selon Saunders les hommes seraient plus politika que les autres animaux parce que gracircce agrave

certaines caracteacuteristiques qursquoeux seul possegravedent ils satisfont agrave une plus haute mesure la

deacutefinition drsquoecirctre politikon les hommes sont plus aptes agrave vivre dans un Eacutetat Crsquoest donc pour

la mecircme raison que les autres animaux seraient politika agrave un moindre degreacute dans la mesure

ougrave il leur manquent certaines des caracteacuteristiques requises pour vivre dans un eacutetat ils sont

moins ou meacutediocrement eacutequipeacutes pour vivre dans un eacutetat ils satisfont moins cette deacutefinition

Bien que moins eacutelaboreacutee CDC Reeve donne eacutegalement une explication similaire agrave

celle de Saunders pour le plus haut degreacute du caractegravere politique de lrsquohomme Selon lui

[H]uman beings are more political than [the other political animals] because they are

naturally equipped for life in a type of community that is itself more quintessentially

political than a beehive or an ant nest namely a household or polis What equips

human beings to live in such communities is the natural capacity for rational speech

which they alone possess62

Reeve ne reacuteduit pas la vie politique de lrsquohomme agrave son appartenance agrave la polis Neacuteanmoins il

commet la mecircme erreur que Saunders Dans tous les deux cas il srsquoagit drsquoune sorte de peacutetition

de principe Selon ces auteurs crsquoest parce que les hommes sont mieux eacutequipeacutes pour vivre

dans les communauteacutes humaines qursquoils sont plus politiques que les autres animaux politiques

Ou pour le dire de lrsquoinverse ces derniers seraient moins politiques parce qursquoils sont moins

bien eacutequipeacutes pour vivre dans les communauteacutes humaines

60 Selon Aristote les abeilles sont sourdes et deacutepourvues de la phocircnecirc Meacutet I 1 980b23 et HA IV 9 535b3-12

Ce point sera discuteacute plus longuement dans le Chapitre III de cet essai 61 Saunders Aristotle Politics Book I and II op cit p 69 Tous les italiques sont de Saunders 62 CDC Reeve laquo Introduction raquo dans Aristotle Politics trad CDC Reeve IndianapolisCambridge Hackett

Publishing Company 1998 p xvii-lxxix (p xlviii) La mecircme partie de cette Introduction a eacuteteacute reprise dans

laquo The Naturalness of the Polis in Aristotleraquo dans A Companion to Aristotle ed Georgios Anagnostopoulos

Blackwell Publishing p 513

40

Comme le domaine des individus auquel ses analyses srsquoappliquent Saunders prend

tous les animaux (politiques ) Le problegraveme est qursquoil donne une extension universelle au

preacutedicat laquo to be fit for a state raquo sur tous les animaux y compris lrsquohomme comme srsquoil eacutetait

possible drsquoeacutetablir lrsquointention de ce preacutedicat indeacutependamment de lrsquohomme Selon Saunders

lrsquointention de ce preacutedicat se deacutetermine par la possession non seulement de lrsquoaisthecircsis du

plaisir de la peine et de la phocircneacute mais aussi et surtout par la possession de lrsquoaisthecircsis du

bien du nuisible et du logos Lrsquoexplication de Saunders suppose donc lrsquoargument suivant

Pour tout animal (politique ) srsquoil possegravede x y z etc il est plus apte agrave vivre dans un

Eacutetat

Lrsquohomme possegravede x y z etc

Donc lrsquohomme est plus apte agrave vivre dans un Eacutetat

Cet argument suppose que de jure la possibiliteacute drsquoecirctre plus politique est eacutegalement

ouverte aux animaux autres que lrsquohomme or de facto ce nrsquoest que les hommes qui srsquoavegraverent

satisfaire les conditions preacuteciseacutees dans lrsquoanteacuteceacutedent de la premiegravere preacutemisse

Il est significatif que Saunders et Reeve parlent de lrsquohomme en pluriel laquo men are fit

for a state to a fuller extent raquo dit Saunders et laquo human beings are more political than the

others raquo dit Reeve Leurs explications supposent en fait la formule universelle suivante

laquo Pour tout animal politique srsquoil est un homme il est plus politique (ou plus aptes agrave vivre

dans un Eacutetat) raquo Leur formulation drsquoecirctre plus politique couvre tout homme (et preacutetendument

tous les animaux politiques) dans ce sens preacutecis que ce preacutedicat se dit de chacun des individus

qui constituent son domaine Drsquoougrave la traduction de Reeve des lignes 1253a7-9 des Politiques

I 2 laquo It is also clear why a human being [ho anthropos] is more of a political animal than a

bee or any other gregarious animal raquo (italiques ajouteacutes) Selon Saunders et Reeve quand il

affirme que lrsquohomme est plus politique que les autres animaux politiques Aristote aurait donc

dit laquo Prenez un homme mais nrsquoimporte quel individu chaque fois vous verrez qursquoil est bien

mieux eacutequipeacute que les autres animaux dits politiques pour vivre dans une polis raquo Mais que y a-

t-il drsquointeacuteressant dans le fait qursquoun homme soit apte agrave vivre dans une communauteacute qui est deacutejagrave

constitueacutee par sa propre espegravece Un homme laquo fit raquo aux communauteacutes de sa propre espegravece

nrsquoest pas plus eacutetonnant qursquoune abeille capable drsquoentrer dans une ruche construite par sa propre

colonie Les explications de Saunders et Reeve sur le plus haut degreacute du caractegravere politique de

lrsquohomme nrsquoapporte aucune nouvelle information sur ce fait Si lrsquohomme est laquo fit raquo agrave la polis

41

crsquoest parce que crsquoest deacutejagrave lui qui la constitue Un homme est apte agrave vivre dans une polis et

crsquoest en tant que membre de son espegravece Si on explique le moindre degreacute de la politiciteacute drsquoune

abeille par le seul fait qursquoelle nrsquoest pas ducircment eacutequipeacutee pour vivre dans une polis on ne

saurait pas expliquer pourquoi le fait qursquoun homme agrave son tour nrsquoest pas ducircment eacutequipeacute pour

vivre dans une colonie drsquoabeille ne le rend pas moins politique qursquoune abeille Pour que la

circulariteacute drsquoun tel argument soit briseacutee il semble qursquoil faut expliquer ce qursquoil y a dans le fait

que lrsquohomme constitue des poleis qui le fait plus politique

La raison de cette circulariteacute peut ecirctre chercheacutee dans une extension non-justifieacutee de la

teacuteleacuteologie du langage agrave la perception du juste et de lrsquoinjuste En Pol I 2 1252a9-18 il est dit

que lrsquohomme a eacuteteacute doteacute par la nature du langage pour qursquoil puisse manifester ce qursquoil trouve

bien mal juste ou injuste La mise en commun de ces notions morales dit Aristote est le

fondement de toute communauteacute humaine La teacuteleacuteologie du langage est donc en double

couche pour le dire ainsi le langage est donneacute pour la manifestation des sentiments moraux

en vue de la constitution des communauteacutes Or dans la compreacutehension eacutetatique du zocircon

politikon humain on souvent attribue une teacuteleacuteologie agrave la perception du juste et de lrsquoinjuste

aussi dans le cadre du mecircme argument lrsquohomme aurait donc la perception du juste et de

lrsquoinjuste en vue de sa vie dans la polis63 Lrsquoun des exemples les plus claires de cette approche

se trouve chez Fred D Miller Selon lui

[H]umans have the innate capacity to perceive and express justice and injustice

because this is necessary in order for them to attain their natural ends For humans

must engage in cooperative forms of social and political organization in order to fulfill

their nature and these forms of cooperation require a conception of justice64

63 On objecterait que si lrsquoaisthesis morale de lrsquohomme nrsquoa aucune telos la nature lrsquoaurait faite laquo en vain raquo ce qui

serait contre les principes teacuteleacuteologiques fondamentaux de la philosophie naturelle drsquoAristote Le laquo bien-vivre raquo

semble ecirctre le candidat le plus probable pour ecirctre le telos de cette aisthesis Pour les sens autre que le toucher et

le goucircter Aristote dit qursquoils sont en vue de laquo to eu raquo (DA III 13 435b21 De Sens 1 437a1) Un tel telos

geacuteneacuteral de bien vivre semble ecirctre attribuable agrave lrsquoaisthesis morale aussi Or comme il sera expliqueacute dans la suite

de ce chapitre et dans le chapitre prochain je pense qursquoil y a une peacutetition de principe dans lrsquoideacutee de dire que cette

aisthesis morale est donneacutee agrave lrsquohomme pour vivre dans la polis De plus je crois qursquoil y a mecircme lieu pour nier

tout telos agrave lrsquoaisthesis morale Dans ce passage des Politiques I 2 Aristote parle de lrsquoaisthesis morale au mecircme

niveau que lrsquoaisthesis du plaisir et de la peine Il semble qursquoaux yeux drsquoAristote lrsquoaisthesis morale ressemble

moins agrave nos cinq sens que lrsquoaisthesis du plaisir et de la peine Or nulle part dans le corpus Aristote ne dit que

cette derniegravere a un telos 64 Fred D Miller laquo Aristotle on Natural Law and Justice raquo dans A Companion to Aristotlersquos Politics eacuteds David

Keyt et Fred D Miller Jr Oxford Blackwell1991 p 279-306 (p 294)

42

Selon Miller aussi la perception du juste et de lrsquoinjuste fait partie de cet laquo eacutequipement raquo de

lrsquohomme qui le rend capable de vivre dans une polis et il la possegravede en vue drsquoune telle vie

Crsquoest parce que diffeacuterentes organisation de sa vie politique requiegraverent une conception de

justice que lrsquohomme aurait eacuteteacute doteacute par la nature drsquoune telle perception Mais pourquoi les

diffeacuterentes organisations coopeacuteratives de la vie humaine requiegraverent une conception de justice

en premier lieu Pourquoi y aura-t-il toujours et ineacutevitablement une question de justice dans

ce genre drsquoorganisation Il semble que lrsquoordre des choses est lrsquoinverse selon Aristote de ce

que Miller suppose ce nrsquoest pas parce que les organisations coopeacuteratives exigent une

conception de justice que lrsquohomme est doteacute de la perception de la justice mais crsquoest parce que

lrsquohomme a une sensitiviteacute pour la justice qursquoil y a toujours et sans cesse une question de

justice agrave reacutegler au sein mecircme de ce type drsquoorganisation Le problegraveme avec lrsquoargument de

Miller est le mecircme que les preacuteceacutedents Tous ces arguments commencent par deacutecrire la vie

politique dans une polis par ce qursquoils appellent les capaciteacutes (ou lrsquo laquo eacutequipement raquo) politiques

de lrsquohomme et apregraves ils deacutetectent un laquo fitness raquo chez lrsquoindividu humain pour cette vie

politique laquelle a eacuteteacute deacutejagrave deacutecrite par ce qui rend homme lsquofitrsquo pour elle

Appendice au chapitre I

Selon Michel Narcy le fait que les dons de Promeacutetheacutee ne suffissent pas pour garantir

la vie humaine et qursquoil y faut lrsquoart de co-habiter aussi (lequel se trouvait aupregraves de Zeus selon

le mythe) montre que selon Protagoras aussi lrsquohomme est un animal politique et il ne se

deacutefinit pas comme homo faber (laquo Le contrat social raquo p 41) Cependant cette lecture du

mythe ne nous livrerait pas selon Narcy la deacutefinition aristoteacutelicienne parce que si lrsquohomme

est bien animal politique chez Protagoras il ne lrsquoest pas par nature comme chez Aristote

selon le Sophiste lrsquohomme est priveacute de nature politique et il ne devient politique que par

lrsquoeacuteducation en vertu Selon la lecture que fait Narcy du mythe de Protagoras lrsquohomme nrsquoest

politique qursquoau sein de la polis et sa politiciteacute deacutepend de lrsquoacquisition par lrsquoeacuteducation de

lrsquoaidocircs et de la dikecirc Selon Narcy aussi ecirctre un animal politique srsquoidentifie agrave ecirctre un vivant

vertueux de la polis Cette perspective deacutetermine sa compreacutehension de lrsquoanimal politique

aristoteacutelicien aussi sur ce dernier Narcy partage exactement la mecircme perspective avec Keyt

Selon lui Aristote et Protagoras ne sont pas diffeacuterents lrsquoun de lrsquoautre par le contenu qursquoils

donnent au caractegravere politique de lrsquohomme selon le Stagirite aussi lrsquohomme ne serait

politique que par la vertu La diffeacuterence entre le Sophiste et le Stagirite concerne la naturaliteacute

43

de ce contenu Narcy pense que drsquoapregraves Aristote crsquoest par nature que lrsquohomme possegravede le

contenu du don de Zeus dont lrsquoacquisition rend lrsquohomme politique selon Protagoras il srsquoagit

du sentiment du juste qui fait lrsquohomme capable de juger et drsquoagir correctement dans le

domaine de la justice Or crsquoest lagrave selon Narcy que se trouve la ligne distinguant les bonnes et

les mauvaises lectures du mythe si on comprend le don de Zeus comme attribution drsquoune

nature politique agrave lrsquohomme Protagoras ne saurait pas eacutechapper agrave lrsquoimpasse vers laquelle

Socrate essaie de le pousser si lrsquohomme est par nature politique crsquoest-agrave-dire srsquoil possegravede par

nature les vertus politiques ces derniegraveres ne srsquoenseignent pas Si on comprend le don de Zeus

de cette maniegravere laquocrsquoest selon Narcy Aristote derechef qui perce sous Protagoras raquo (laquo Le

contrat social raquo p 42) Or il est vain de chercher un Aristote sous Protagoras parce que laquo le

mythe dit pourtant bien litteacuteralement que la ou les vertu(s) politique(s) nrsquoest (ne sont) pas

inneacutee(s) crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoelles nrsquoappartenaient pas agrave la nature humaine que Zeus a

ducirc se reacutesoudre agrave en faire don aux hommes apregraves coup raquo (laquo Introduction raquo Theacuteeacutetegravete p 117)

Selon nous le problegraveme avec cette mise en position drsquoAristote par rapport agrave

Protagoras est le suivant pourquoi Aristote se pousserait-il lui-mecircme avec ses propres

mains vers une aporie dont les difficulteacutes il connait deacutejagrave tregraves bien et dont la sortie il connaicirct

eacutegalement tregraves bien agrave lrsquoinstar de Protagoras Il nous semble qursquoAristote suit lrsquoexemple de

Protagoras juste comme Protagoras le suggegravere selon Aristote aussi lrsquohomme a besoin de

lrsquoapprentissage en vertu parce qursquoil est un animal politique dont lrsquoaction politique demande

une reacutegularisation pour garantir la vie humaine Or cela suppose que lrsquohomme agit

politiquement bien avant la polis et bien avant lrsquoeacuteducation qursquoelle fournit lrsquoapprentissage en

vertu reacutepond aux besoins de la vie deacutejagrave politique de lrsquohomme il ne la creacutee pas Crsquoest

pourquoi le don de Zeus vient apregraves coup pour le dire comme Narcy Zeus a ducirc se reacutesoudre agrave

reacutepondre aux besoins politiques preacutealablement existant de lrsquohomme il ne les creacutee pas

En effet Michel Narcy lui-mecircme semble reconnaitre chez Protagoras une prioriteacute de

la vie politique sur la polis et sur la vertu Et quoiqursquoen passant il reconnait eacutegalement que le

langage nrsquoa pas un lien naturel et intrinsegraveque crsquoest-agrave-dire irreacuteversible et neacutecessaire avec

lrsquoexistence de la polis et donc avec la vertu Il affirme bien qursquoavant le don de Zeus

lrsquohumaniteacute eacutetait agrave la veille de disparaicirctre tout en eacutetant laquo pourvue de tous les arts du langage

et des premiers regroupements raquo (laquo Le contrat social raquo p 42 italiques ajouteacutes) Selon Narcy

aussi dans un certain sens les hommes avaient deacutejagrave des tentatives politiques bien que sans

succegraves et sans doute tout en parlant avant qursquoils parviennent agrave eacutetablir une polis stable Cela

dit avant le don de Zeus lrsquohomme savait bien comment agir politiquement mais il ne savait

44

pas comment le faire technikocircs Pour ce dernier il avait besoin de lrsquoart politique et selon le

mythe Zeus lrsquoa donneacute

Cependant le paralleacutelisme entre Protagoras et Aristote se termine ici Tous les deux

placent la politiciteacute humaine avant la polis et avant la vertu mais la nature de cet laquo avant raquo

diffegravere consideacuterablement selon lrsquoun et lrsquoautre Aristote considegravere la politiciteacute humaine selon

une teacuteleacuteologie naturelle et il nous livre (comme Platon avant lui) un reacutecit teacuteleacuteologique sur la

naissance de la polis comme une communauteacute naturelle Ainsi il met la famille agrave lrsquoorigine de

tout ce deacuteveloppement teacuteleacuteologique Ces aspects qui caracteacuterisent le laquo avant-la-polis raquo (agrave la

fois historique et conceptuel) aristoteacutelicien nrsquoexistent pas chez Protagoras Sur ce point voir

les excellentes analyses de Michel Narcy laquo Le contrat social raquo loc cit p 50-56 Cela dit le

rapprochement que notre interpreacutetation eacutetablit entre Protagoras et Aristote nrsquoeacutequivaut pas agrave

leur attribuer la mecircme thegravese Lrsquoaffiniteacute que nous voyons entre les deux se limite agrave reconnaitre

chez tous les deux un laquo avant-la-polis raquo et un laquo avant-la-vertu raquo pour la politiciteacute humaine

45

CHAPITRE II

Lrsquoanimal politique et ses vertus

1253a29 φύσει μὲν οὖν ἡ ὁρμὴ ἐν 1253a30

πᾶσιν ἐπὶ τὴν τοιαύτην κοινωνίαν ὁ δὲ

πρῶτος συστήσας μεγίστων ἀγαθῶν αἴτιος

ὥσπερ γὰρ καὶ τελεωθὲν βέλτιστον τῶν

ζῴων ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω καὶ χωρισθὲν

καὶ νόμου καὶ δίκης χείριστον πάντων

χαλεπωτάτη γὰρ ἀδικία ἔχουσα ὅπλα ὁ δὲ

ἄνθρωπος ὅπλα ἔχων φύεται φρονήσει καὶ

1253a35 ἀρετῇ οἷς ἐπὶ τἀναντία ἔστι

χρῆσθαι μάλιστα διὸ ἀνοσιώτατον καὶ

ἀγριώτατον ἄνευ ἀρετῆς καὶ πρὸς ἀφροδίσια

καὶ ἐδωδὴν χείριστον ἡ δὲ δικαιοσύνη

πολιτικόν ἡ γὰρ δίκη πολιτικῆς κοινωνίας

τάξις ἐστίν ἡ δὲ δικαιοσύνη τοῦ δικαίου

κρίσις

1253a29 Crsquoest donc par nature qursquoil y a

chez 1253a30 tous ˂les hommes˃ la

tendance vers une communauteacute de ce genre

mais le premier qui lrsquoeacutetablit ˂nrsquoen˃ fut ˂pas

moins˃ cause des plus grands biens De

mecircme en effet qursquoun homme accompli est

le meilleur des animaux de mecircme aussi

quand il a rompu avec la loi et justice est-il

le pire de tous Car la plus terrible des

injustices crsquoest celle qui a des armes Or

lrsquohomme naicirct pourvu drsquoarmes en vue de

prudence et 1253a35 vertu dont il peut se

servir agrave des fins absolument inverses Crsquoest

pourquoi il est le plus impie et le plus feacuteroce

quand il est sans vertu et il est le pire ˂des

animaux˃ dans ses deacuteregraveglements sexuels et

gloutons Or la ˂vertu de˃ justice est

politique car la justice ltintroduit˃ un ordre

dans la communauteacute politique et la justice

deacutemarque le juste ˂de lrsquoinjuste˃

46

I La prioriteacute de la polis et le zocircon politikon phusei

Ce passage qui clocirct les Pol I 2 est fondeacute sur une dichotomie simple il existe un

sceacutenario qui est le meilleur possible pour lhomme et un sceacutenario que lon peut qualifier de

catastrophique pour celui-ci Le premier suppose la fondation dune polis avec toutes ses lois

et son systegraveme de justice etc et le second deacutepend de labsence de ces derniers Le premier

sceacutenario reacutesulte de leffet de perfection que la polis produirait sur lhomme et le second deacutecrit

ce que serait lrsquohomme sil se trouve deacutepourvu de cet effet de perfection

David Keyt ne commente pas ce passage Or il y a des aspects dans ce passage qui

peuvent ecirctre interpreacuteteacutes dans le mecircme sens que sa compreacutehension du zocircon politikon

aristoteacutelicien De prime abord ces derniegraveres lignes des Pol I 2 semblent supposer que sans

les lois drsquoune polis un homme serait deacutepourvu de toute vertu et qursquoil deviendrait une figure si

perverse qursquoaucune vie politique ne serait plus possible pour lui srsquoil nrsquoy a pas de polis il nrsquoy

aura pas de vertu de la justice srsquoil nrsquoy aura pas de vertu de la justice il nrsquoy aura pas de vie

politique non plus

Selon Keyt Hobbes aurait saisi la nature de lrsquohomme et la raison drsquoecirctre de lEacutetat mieux

qursquoAristote1 Il suppose que puisque le zocircon politikon phusei aristoteacutelicien serait selon les

principes du Stagirite lui-mecircme deacutepourvu de toute vertu au sens plein Aristote aurait ducirc

deacutecrire lrsquoeacutetat naturel de lrsquohomme comme Hobbes parce que lrsquoon ne peut pas attendre qursquoun

animal deacutepourvu de toute vertu morale accomplisse naturellement et drsquoembleacutee des actions

convenables agrave une vie communautaire Cela eacutequivaut drsquoapregraves Keyt agrave dire que lrsquohomme

mecircme chez Aristote ne saurait vivre politiquement par nature Sur ces questions Hobbes

serait plus reacutealiste qursquoAristote celui-ci insistant sur lrsquoexistence drsquoune tendance inneacutee chez

lrsquohomme pour une vie en communauteacute il se donne la peine de deacuteduire par des arguments

divers un lien de nature entre cette tendance chez lrsquohomme et lrsquoexistence naturelle de lEacutetat

Mais il a beau le faire drsquoapregraves Keyt si Aristote veut vraiment insister sur ce point le

maximum qursquoil puisse faire selon ses propres principes au sujet du zocircon politikon phusei

crsquoest drsquoaccepter que cet animal ne devienne apte agrave une vie communautaire que par le

perfectionnement que lui fournissent les lois et la sagesse pratique drsquoun leacutegislateur Mais pour

Aristote cette conclusion signifierait se contredire lui-mecircme parce qursquoelle eacutequivaudrait agrave

accepter que lrsquohomme nrsquoest pas vraiment zocircon politikon par nature mais quil lrsquoest par art Un

Hobbes ne se trouverait jamais dans une telle situation Pour pouvoir deacutevelopper un argument

exempte des difficulteacutes auxquelles se heurte Aristote il faudrait plutocirct supposer que lrsquohomme

1 Pour des comparaisons que Keyt fait entre Aristote et Hobbes voir Keyt laquo Three Fundamental Theorems in

Aristotlersquos Politicsraquo Phronesis 32 1987 p 54 57 62-63 73 et 79

47

sans Eacutetat nrsquoest qursquoun sauvage asocial voire antisocial sans aucune tendance et sans aucune

action naturellement politique Ses actions ne seront jamais des actions politiques mais plutocirct

des eacutelans feacuteroces Selon Keyt srsquoil ne voulait pas aller aussi loin ce qursquoAristote aurait pu faire

crsquoeacutetait drsquoaccepter en bon aristoteacutelicien que comme il serait deacutepourvu dans lrsquoabsence de

lEacutetat de toute vertu lrsquohomme dans son eacutetat naturel crsquoest-agrave-dire dans son existence preacute-

Eacutetatique serait en effet priveacute de toute vie politique Aristote devait accepter quune vie

politique nest possible pour lhomme que sous lEacutetat parce que la coheacuterence de sa propre

conception de zocircon politikon humain le demande Hobbes eacutetait donc plus coheacuterent qursquoAristote

et il aurait compris lrsquoexistence politique de lrsquohomme mieux que lui

Or dans ces derniegraveres lignes du chapitre 2 des Politiques I Aristote ne se rapproche-

t-il pas le plus pregraves de Hobbes Ces lignes deacutecrivent un eacutetat dans lequel lrsquohomme eacutetant

deacutepourvu de lEacutetat se montre comme le pire des animaux avec une meacutechanceteacute complegravete

contre les autres individus de sa propre espegravece Srsquoil eacutetait possible drsquointerpreacuteter cette absence

de lrsquoEacutetat dans laquelle lrsquohomme serait lrsquoanimal le plus sauvage comme un eacutetat naturel pour

lrsquohomme on dirait que drsquoici il nrsquoy a qursquoun seul pas pour passer agrave un bellum omnium in omnes

chez les hommes ou agrave une image de lrsquohomme comme laquo un loup pour lrsquoHomme raquo Selon cette

lecture du passage la polis serait la condition mecircme de vivre politiquement pour lrsquohomme

Il y a en effet dans ces derniegraveres lignes davantage de quoi interpreacuteter en faveur de

cette lecture hobbesienne David Keyt cite les deux premiegraveres phrases de ce passage comme

les deux derniegraveres phrases de ce qursquoil appelle laquo The organic argument raquo 2 Il srsquoagit de

lrsquoargument qursquoAristote deacuteveloppe en 1253a18-29 sur la prioriteacute ontologique et logique de la

polis sur la famille et sur lrsquoindividu Selon Keyt dans cet argument Aristote aurait dit que de

mecircme qursquoune main une fois le corps est deacutetruit ne sera que main par homonymie de mecircme

lrsquohomme eacutetant une partie de la polis une fois seacutepareacute (choristeis-1253a 26) de cette derniegravere

ne sera plus qursquoun homme homonyme Drsquoougrave donc la pertinence des deux premiegraveres phrases

de notre passage agrave laquo lrsquoargument organique raquo selon ces phrases une fois seacutepareacute (choristen ndash

1253a33) de la polis de ses lois et de leur justice lrsquohomme selon Aristote cesse drsquoecirctre

homme et devient une becircte mecircme la pire des becirctes Pour expliquer ce qursquoaurait supposeacute

Aristote dans son laquo argument organique raquo Keyt se sert de lrsquoexemple du heacuteros Acheacuteen

Philoctegravet3 Selon sa reconstruction laquo lrsquoargument organique raquo drsquoAristote consisterait agrave dire

2 Ibid p 73-78 3 Lorsquil eacutetait sur le chemin de Troie avec Ulysse Philoctegravete fut mordu par un serpent Cette morsure sest

infecteacutee et Philoctegravete lanccedilait des cris qui embarrassaient ceux qui eacutetaient agrave bord du navire Cest ainsi quUlysse

deacutecida de labandonner sur une icircle deacuteserteacutee (Lemnos) Les propheacuteties disaient que larmeacutee dUlysse sans la

48

quun homme comme Philoctegravete une fois seacutepareacute de la polis serait deacutenatureacute Citant la ligne ougrave

il est dit que laquo celui qui nrsquoest pas capable drsquoappartenir agrave une communauteacute [serait] une becircteraquo

(1253a 27-29) Keyt conclut

To say that Philoctetes cannot exist without a polis is not to say that like a honey bee

separated from its colony he would perish without a polis but rather that he would

cease being a human being and sink to the level of a lower animal [hellip] Thus in

respect of the species to which he belongs Philoctetes would be [hellip] a man in name

only4

Keyt pense que cet laquo argument organique raquo est erroneacute parce qursquoil suppose une isolation

physique et contingente de lrsquoindividu de sa polis5 Or cette supposition serait en contradiction

avec un autre principe qursquoAristote formule dans le mecircme chapitre et selon lequel un homme

qui est sans polis par chance et non pas par nature ne serait pas moins homme (1253a3-4)

Rappelons que selon Keyt la capaciteacute de vivre en communauteacute ne saurait ecirctre selon

les principes drsquoAristote lui-mecircme autre chose qursquoune capaciteacute latente que lrsquohomme possegravede

en tant que zocircon politikon phusei Elle serait actualiseacutee par les lois au moyen desquelles le

zocircon politikon phusei se transformerait en un zocircon politikon en acte au sens plein Dans son

interpreacutetation de laquo lrsquoargument organique raquo Keyt suppose qursquoAristote va encore plus loin

Selon Keyt dans cet argument Aristote aurait supposeacute qursquoune fois sans polis lrsquohomme

perdrait mecircme cette capaciteacute latente de vivre en communauteacute parce quil perdrait sa qualiteacute

dhomme aussi Or cette capaciteacute ne lui appartient quen tant quhomme Autrement dit si on

suit la logique drsquoAristote un Philoctegravete cesserait mecircme drsquoecirctre un zocircon politikon phusei Selon

lrsquoAristote de Keyt drsquoune part ecirctre un zocircon politikon phusei nrsquoimpliquerait aucunement de

vivre politiquement pour lrsquohomme vivre politiquement nrsquoeacutetant que lrsquoœuvre des lois et de la

sagesse pratique du leacutegislateur et drsquoautre part une fois seacutepareacute de sa polis et de ses lois

lrsquohomme ne serait mecircme plus un zocircon politikon phusei ce dernier eacutetant une capaciteacute naturelle

de lrsquohomme mais non pas celle de la becircte que deviendra un Philoctegravete priveacute de sa citeacute

Drsquoapregraves Keyt donc pour Aristote quand il est sans polis lrsquohomme nrsquoest plus ou pas encore flegraveche de Philoctegravete ne prendrait jamais Troie Quant Ulysse a envoyeacute Neoptolegraveme agrave Philoctegravete celui-ci se

trouvait tout seul sur Lemnos depuis dix ans Dans lEN Aristote parle du Philoctegravete de Sophocle et fait une

reacutefeacuterence au mecircme personnage qui avait eacuteteacute mis en scegravene par Theacuteodecte dans une trageacutedie perdue (VII 2

1146a19-22 7 1150b7-9 et 9 1151b 17-23) Il en parle aussi dans la Poeacutetique (22 1458b 21-22 et 1459b 5) et

dans la Rheacutetorique (III 11 1413a 7) 4 Keyt laquo Three Fundamental Theorems raquo loc cit p 77-8 5 Sur ce point voir K Cherry et E A Goerner laquo Does Aristotlersquos Politics Exist lsquoBy Naturersquo raquo History of

Political Thought 27 (4) 2006 p 563-585

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un zocircon politikon

Cette lecture peut ecirctre aussi appuyeacutee par la comparaison qursquoAristote fait dans ce

passage entre les traits de caractegravere des autres animaux et ceux de lrsquohomme Dans ce passage

il y a un eacutecho eacutevident de la psychologie compareacutee des livres dits laquo eacutethologiques raquo (VII-VIII)

de lrsquoHistoire des Animaux En HA VII 1 588a18-28 on lit

Il y a en effet chez la plupart des autres animaux des traces des eacutetats de lrsquoacircme qui

chez les hommes preacutesent des diffeacuterences plus manifestes En effet dociliteacute

(hemerotes) et sauvagerie (agriotes) douceur (proates) et rudesse (chalepotes)

courage et lacirccheteacute crainte et teacutemeacuteriteacute emportement et fourberie et (une ressemblance)

de lrsquointelligence agrave lrsquoeacutegard du raisonnement sont des ressemblances avec lrsquohomme qui

existent chez beaucoup drsquoanimaux [hellip] Car certains (eacutetats) diffegraverent selon le plus ou

moins agrave lrsquoeacutegard de lrsquohomme et il en va de mecircme pour lrsquohomme agrave lrsquoeacutegard de beaucoup

drsquoanimaux6

Le paralleacutelisme entre les superlatifs de notre passage de Politiques (χαλεπωτάτη - 1253a33

ἀγριώτατον - a36) avec ce dernier texte suggegravere que la place de lrsquohomme sur lrsquoeacutechelle

laquo eacutethologique raquo deacutepend de la preacutesence ou lrsquoabsence de lrsquoEacutetat Selon lrsquoabsence ou la preacutesence

de ce dernier lrsquohomme passe drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre de cette eacutechelle Une lecture comme celle

de Keyt pourrait bien y trouver de quoi se justifier lhomme une fois seacutepareacute de la polis

perdrait du mecircme coup toute son humaniteacute et deviendrait une becircte Pour lhomme la

laquo chute raquo eacutethologique quil eacuteprouve dans labsence de la polis reacutesulterait dans une

transgression des limites anthropologiques il se trouverait au rang des becirctes et du coup

perdrait sa capaciteacute de vivre en communauteacute avec les autres

II La prioriteacute de la polis et la polis comme un bien

Est-il vraiment possible de lire ce passage de cette maniegravere Est-ce qursquoAristote

accorde vraiment une prioriteacute agrave la polis agrave ses lois et agrave sa justice sur toutes les qualiteacutes

politiques de lrsquohomme

Si par le sceacutenario catastrophique deacutecrit dans ce passage Aristote cherchait agrave donner un

sens de trageacutedie au destin drsquoun individu comme Philoctegravete il semblerait possible de

reconnaicirctre agrave la polis une certaine prioriteacute sur les qualiteacutes politiques individuelles de lhomme

Apregraves tout il nrsquoy a pas de grande difficulteacute agrave imaginer un Philoctegravete qui perdrait un peu ou 6 Traduction de Jean-Louis Labarriegravere laquo De la phronecircsis animale raquo dans Biologie logique et meacutetaphysique chez

Aristote eacuteds D Devereux et P Pellegrin Paris CNRS 1987 p 405-428 (p 410)

50

trop de sa civiliteacute srsquoil vivait suffisamment longtemps sans contact avec les lois et lrsquoeacuteducation

de sa polis Protagoras aurait raison de dire agrave Socrate laquo Lrsquohomme qui te paraicirct le plus injuste

de tous ceux qui ont eacuteteacute formeacutes au sein de lrsquohumaniteacute soumise aux lois tu dois le consideacuterer

comme juste et comme un expert dans le domaine de la justice par comparaison avec des

hommes qui nrsquoont ni eacuteducation ni tribunaux ni lois que rien ne contraint tout au long de leur

vie agrave srsquooccuper de vertu raquo (Prot 327c-d)7

Or dans ce passage Aristote semble parler de lrsquohomme non pas au niveau des

individus atomiques mais au niveau de lrsquoespegravece Lorsqursquoil dit laquo celui qui nrsquoest pas capable

drsquoappartenir agrave une communauteacute ou qui nrsquoen a pas besoin parce qursquoil se suffit agrave lui-mecircme nrsquoest

en rien une partie drsquoune polis si bien que crsquoest soit une becircte soit un dieu raquo (Pol I 2

1253a27-29) Aristote parle de lrsquoindividu humain en tant que membre de son espegravece cette

derniegravere eacutetant consideacutereacutee en fonction de sa place entre les becirctes drsquoune part et des dieux de

lrsquoautre part Or accorder une prioriteacute agrave la polis sur la qualiteacute politique naturelle de lrsquoespegravece

humaine telle quelle semble moins eacutevident que le faire pour un Philoctegravete seacutepareacute de

Thessalie8

En opposant le meilleur sceacutenario possible et le sceacutenario catastrophique ce passage

cherche agrave mettre en eacutevidence pourquoi la polis avec toutes ses lois et son systegraveme de justice

est un bien pour lrsquoespegravece humaine Ce faisant il met en eacutevidence la valeur de lrsquoaction du

premier fondateur pour lrsquoespegravece humaine En ce qui concerne le sceacutenario catastrophique il ne

srsquoagit donc pas de la deacutegeacuteneacuteration drsquoun individu mais il srsquoagit bien drsquoune preacutediction drsquoune

apocalypse pour lrsquoecirctre humain comme celle de la race de fer chez Heacutesiode9

7 Traduction de Paul Demont Platon Protagoras Le Livre de Poche 1993 8 Il y a un deacutesaccord entre les eacutediteurs sur la preacutesence de laquo ὁ raquo avant laquo ἄνθρωπός raquo en 1253a32 ὥσπερ γὰρ καὶ

τελεωθεὶς βέλτιστον τῶν ζῴων [ὁ] ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω καὶ χωρισθεὶς νόμου καὶ δίκης χείριστον πάντων

Dreizehnter lrsquoomet alors que Susemihl et Hicks le gardent Est-ce lrsquohomme en tant quespegravece animale qui

beacuteneacuteficie de lrsquoeffet de perfection due agrave lrsquoexistence de la polis ou est-ce un homme (les hommes nrsquoimporte

lequel et chacun individuellement) La question est pertinente parce que la fait que la qualiteacute drsquoecirctre laquo le meilleur

des animaux raquo srsquoapplique agrave un homme ne permet pas de transmettre cette qualiteacute agrave lrsquohomme en tant qursquoespegravece

laquo [C]e que dit Aristote les substances premiegraveres sont par rapport agrave tous les autres termes les espegraveces et les

genres des substances premiegraveres le sont par rapport aux termes restants car tous les termes restants srsquoappliquent

agrave eux En effet lorsqursquoon dira que tel homme est lettreacute on dira par conseacutequent qursquoun homme est lettreacute et qursquoun

animal est lettreacute et de mecircme pour les autres termes [τὸν γὰρ τινὰ ἄνθρωπον ἐρεῖς γραμματικόν οὐκοῦν καὶ

ἄνθρωπον καὶ ζῷον γραμματικὸν ἐρεῖς ὡσαύτως δὲ καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων] raquo (Cat 5 3a4-6) Cependant le fait

qursquoun homme et qursquoun animal se trouve lettreacute ne nous permet pas de preacutediquer ce mecircme qualiteacute agrave tous les autres

hommes parce qursquoils sont tous aussi un animal et un homme 9 Les Travaux et les Jours 174-202

51

Loin de suggeacuterer que la polis est la condition mecircme de vivre pour lrsquohomme comme

un animal politique la thegravese qursquoelle est un bien pour lrsquohomme suppose ndashmais nrsquoexplique pas

ndash le fait que lrsquohomme soit un animal politique Si la polis eacutetait la condition mecircme pour

lrsquohomme de toutes ses qualiteacutes politiques (drsquoecirctre zocircon politikon phusei etou drsquoecirctre zocircon

politikon) et si lrsquohomme eacutetait politiquement non-qualifieacute avant la polis pourquoi cette

derniegravere serait-elle un bien du tout pour un tel animal apolitique Posons cette derniegravere

question autrement pourquoi crsquoest un corps politique avec toutes ses institutions

gouvernementales judiciaires etc qui est un bien pour lrsquohomme mais pas autre chose Si

lrsquohomme eacutetait un solitaire et un sauvage aurait-il toujours besoin de ce bien que lui fait la

fondation drsquoune polis

La premiegravere reacuteponse que lrsquoon a pour cette question dans les Politiques I 2 est que

crsquoest parce que lrsquohomme est un animal politique que la polis est un bien pour lui Mais ce

nrsquoest qursquoune reacuteponse incomplegravete parce qursquoAristote nous rappelle que lrsquohomme nrsquoest pas le

seul animal politique et que les autres animaux politiques nrsquoont pas de polis Le fait que la

polis est un bien pour lrsquohomme ne srsquoexplique donc pas par le seul fait que lrsquohomme est un

animal politique Pourquoi alors le bien de lrsquohomme seul suppose la polis La reacuteponse

eacutevidente est que parce que crsquoest lrsquohomme seul qui possegravede un sens de justice Or toute seule

cette reacuteponse nrsquoest pas complegravete non plus Apregraves tout si lrsquohomme eacutetait un solitaire sauvage

posseacutedant tout de mecircme un sens de justice il nrsquoaurait pas de besoin des institutions pour

reacutegulariser ses rapports avec les autres membres de son espegravece10 La reacuteponse complegravete que

suggegravere Aristote dans ce chapitre semble une combinaison de ces deux faits le fait que

lrsquohomme est un animal politique par nature et qursquoil possegravede un sens une perception du juste

et de lrsquoinjuste Le deacuteveloppement de lrsquoargument de ce chapitre nous fait comprendre que crsquoest

parce que lrsquohomme est un animal politique posseacutedant une certaine perception de justice que la

polis est un bien pour lui Lrsquoaction du premier fondateur sauvegarde lrsquohomme drsquoune certaine

catastrophe or cette catastrophe nrsquoest possible que pour cet animal politique qursquoest lrsquohomme

qui a une perception de justice Il ne srsquoagit pas de la catastrophe de lrsquohomme devenant non-

homme Au contraire le sceacutenario catastrophique suppose bien ce qursquoest lrsquohomme

A partir de la ligne 1253a1 jusqursquoagrave notre passage (1253a29-39) le deacuteveloppement de

10 Il semble qursquoil ny a aucune impossibiliteacute logique pour qursquoun animal solitaire possegravede le sentiment de justice

Autrement dit il ny a aucun lien de neacutecessiteacute pour un animal entre la possession drsquoun sentiment de justice et

une vie communautaire avec les autres membres de son espegravece Un animal solitaire-sporadique doteacute du

sentiment de justice pourrait eacuteprouver des problegravemes de justice dans ses rencontres occasionnelles avec les autres

animaux et ils peuvent reacutegler leur compte occasionnellement sans organiser de communauteacutes agrave cette fin

52

lrsquoargument peut ecirctre diviseacute en trois parties La premiegravere partie (1253a1-7) ougrave on trouve la

premiegravere apparition du terme laquo zocircon politikon raquo sert de conclusion aux analyses de la genegravese

de la polis agrave partir des communauteacutes plus eacuteleacutementaires Le fait que lrsquohomme est un animal

politique par nature est deacuteriveacute ici de la naturaliteacute de la naissance de la polis Lrsquoideacutee principale

de cette partie consiste agrave dire qursquoun homme qui nrsquoest pas un animal politique de maniegravere agrave ne

pas appartenir agrave une polis nrsquoest homme que par le nom Dans la deuxiegraveme partie (1253a7-18)

quand on lit que lrsquohomme nrsquoest pas le seul animal politique on voit que la deacuterivation dans la

premiegravere partie de la nature politique de lrsquohomme agrave partir de sa possession de la polis nrsquoeacutetait

pas conclusive la possession de la polis nrsquoest pas caracteacuteristique des animaux politiques

Lrsquoexplanans et lrsquoexplanandum srsquoinversent par rapport agrave la premiegravere partie il manque une

explication pour le fait que lrsquohomme seul parmi les animaux politiques possegravede une polis

Pourquoi une polis pour cet animal politique qursquoest lrsquohomme Comme reacuteponse agrave cette

question la troisiegraveme partie (1253a19-29) offre la thegravese de la prioriteacute de la polis sur

lrsquoindividu et notre passage central semble ecirctre une prolongement de cette reacuteponse Cette

reacuteponse consiste agrave dire que la possession de la polis par lrsquohomme est ducirc agrave la nature du type

decirctre vivant qursquoest lrsquohomme Autrement dit cette partie de lrsquoargument suppose que le type

decirctre vivant qursquoest lrsquohomme (ni becircte ni dieu) renvoie agrave la polis les conditions de son

autosuffisance la suppose et il est de mecircme nature que les autres ecirctres vivants constituant cette

communauteacute crsquoest-agrave-dire quil appartient au mecircme groupe decirctres vivants qui la constituent

Notre passage central intervient pour preacuteciser que ce type decirctre vivant a ses propres

conditions drsquoecirctre politiques et crsquoest preacuteciseacutement ces conditions qui requiegraverent la polis la

reacutegularisation de ces conditions demande lrsquoorganisation drsquoun corps politique

Ce groupe drsquoargument que deacuteveloppe Aristote agrave partir de 1253a1 et surtout celui sur

la prioriteacute de la polis sur lrsquoindividu nrsquoest donc pas voulu pour expliquer ce qursquoest lrsquohomme ni

pour expliquer les conditions neacutecessaires drsquoecirctre politique pour lrsquohomme Bien au contraire

degraves le deacutebut du chapitre il srsquoagit en effet drsquoexpliquer la polis en fonction des particulariteacutes qui

caracteacuterisent lrsquohomme la naissance et lrsquoexistence de la polis srsquoexpliquent par les conditions

de lrsquoautosuffisance humaine et par la naturaliteacute de la perception morale chez lrsquohomme Agrave la

fin du chapitre le lecteur comprend que lrsquohomme possegravede la polis parce qursquoil est cet animal

politique qursquoil est non pas lrsquoinverse Cela dit contrairement agrave ce quune lecture keytienne

supposerait le rocircle que ce dernier paragraphe joue dans leacuteconomie du chapitre entier ne

consiste aucunement agrave inciter lrsquoideacutee que lrsquohomme quand il est seacutepareacute de la polis de ses lois

etc cesserait drsquoecirctre un animal politique Il ny a rien dans ce passage qui remet en question le

fait que lhomme est un animal politique par nature Au contraire le passage dit la chose

53

suivante eacutetant donneacute la nature politique de cet animal quest lrsquohomme et ayant expliqueacute ses

traits propres voyons ce qui se produirait si cet animal politique tout en restant ainsi se

trouverait deacutepourvu de ce bien que lui a fait lrsquoarcheacutegegravete en fondant une citeacute et en lui donnant

des lois en vue de la vertu Ce paragraphe nrsquoexplique pas les conditions neacutecessaires drsquoecirctre

politique pour lrsquohomme il reprend ce fait comme un fait de la nature qui ne deacutepend pas de

lrsquoaction de lrsquoarcheacutegegravete Lrsquoaction de ce dernier ne repreacutesente que le bien le plus haut qui ne

pourrait jamais exister pour cet animal politique

III Ambiguiumlteacute de lrsquoaction du premier fondateur

Crsquoest dans ce contexte que lrsquoaction du premier fondateur assume son sens Or ce

mecircme contexte la rend aussi ambiguumle Cette ambiguumliteacute vient du fait que drsquoune part lrsquoaction

drsquoun archeacutegegravete semble ecirctre consideacutereacutee comme un moment deacutecisif mais tout de mecircme

contingent dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute mais drsquoautre part la valeur attribueacutee agrave cette action

ne coiumlncide pas exactement avec sa nature contingente

Comme un fait historique cette action marque pour lrsquohumaniteacute un passage de

lrsquoabsence de la polis agrave sa preacutesence et agrave une vie de citoyenneteacute La mention de cette mecircme

action donne eacutegalement agrave Aristote lrsquooccasion drsquoeacutetablir une opposition entre le meilleur

sceacutenario possible et le sceacutenario catastrophique Crsquoest dans cette opposition que gagne sa

valeur lrsquoaction du premier fondateur elle est un eacutevegravenement tregraves beacuteneacutefique pour lrsquohumaniteacute

parce qursquoelle a eacutepargneacute les hommes drsquoune catastrophe Cette valeur salutaire de lrsquoaction de

lrsquoarcheacutegegravete est fondeacutee exactement sur la mecircme dichotomie qui la marque comme un

eacutevegravenement historique contingent la dichotomie de lrsquoabsence et la preacutesence de la polis

Cependant lrsquoaction de lrsquoarcheacutegegravete comme un fait historique contingent et son image comme

une action laquo messianique raquo ne coiumlncident pas tout simplement parce qursquoil est clair que selon

Aristote les hommes ne vivaient eacutevidemment pas dans un eacutetat de catastrophe avant la

fondation de la premiegravere polis historique

Cette asymeacutetrie dans la repreacutesentation de lrsquoaction du premier fondateur est en fait le

doublet drsquoune autre asymeacutetrie qui se produit dans la repreacutesentation de lrsquohomme drsquoun bout agrave

lrsquoautre du deuxiegraveme chapitre des Politiques I Au deacutebut du chapitre lrsquohistoire de la genegravese de

la polis commence par prendre lrsquohomme en fonction des actes vitaux qursquoil partage avec les

autres animaux agrave savoir le rapport sexuel en vue de la geacuteneacuteration et le survivre (1252a26-30)

Or quand on arrive agrave la fin du chapitre on y trouve toujours lrsquohomme dans une certaine

comparaison avec les autres animaux mais cette fois la mecircme animaliteacute est deacutecrite comme le

54

beacuteneacuteficiaire de lrsquoactiviteacute drsquoun archeacutegegravete de telle sorte qursquoavec la seule privation des lois et de

la justice elle se deacutevoile brusquement et brutalement Lrsquoasymeacutetrie entre lrsquoimage que le deacutebut

du chapitre nous donne de lrsquohomme et celle donneacutee par la fin du chapitre consiste dans le fait

que bien que ces deux images toutes les deux repreacutesentent lrsquohomme dans un eacutetat drsquoabsence

de la polis lrsquoabsence de la polis agrave la fin du chapitre nrsquoa pas pour reacutesultat un simple retour agrave

lrsquoimage du deacutebut du chapitre On ne rentre pas agrave lrsquoimage de lrsquohomme deacutecrit au deacutebut au

mecircme niveau que les autres ecirctres vivants en fonction de ses actes vitaux Au contraire avec la

disparition des lois lrsquohomme rentre dans un eacutetat de perversiteacute qui deacutepasse celle de nlsquoimporte

quel autre animal La justice ocircteacute agrave sa vie lrsquohomme passe drsquoun seul coup drsquoun extrecircme agrave

lrsquoautre de la scala naturae eacutethologique Bien qursquoagrave la fin du chapitre lrsquohomme soit toujours

envisageacute en fonction de son appartenance au monde animal il ne srsquoagit nullement drsquoun

mouvement circulaire il y rentre sous la forme la plus perverse Il y a donc une asymeacutetrie

entre ces deux images de lrsquohomme sans-polis dans ce chapitre

IV Lrsquohomme apolis

Ce deacutecalage entre le deacutebut et la fin du chapitre devient plus inteacuteressant quand on voit

que les objets de la perversiteacute de lrsquohomme qui cause le sceacutenario catastrophique agrave la fin du

chapitre sont essentiellement les mecircmes que ceux de deux premiegraveres communauteacutes humaines

deacutecrites au tout deacutebut du chapitre le rapport sexuel et la nourriture11 Le deacutecalage entre les

deux parties du chapitre semble consister dans le fait que drsquoun bout agrave lrsquoautre on passe drsquoune

perspective biologique agrave une perspective eacutethique dans la consideacuteration du rapport de lrsquohomme

agrave ces objets

Le couple homme-femme existe en vue de la procreacuteation et crsquoest un laquo instinct

naturel raquo que lrsquohomme partage avec les animaux et les plantes La procreacuteation est lrsquoacte vital

le plus primaire parce que tous les ecirctres vivants partagent cette protecirc psuchecirc qursquoest la

gennecirctikecirc12 Il srsquoagit donc bien drsquoune praxis biologique pour lrsquohomme

Quant au couple esclave-maicirctre Aristote dit qursquoil existe en vue de soteria (Pol I 2

1252a 31) Lrsquoesclave est un instrument ou plutocirct un laquo organe raquo pour des actions qui

constituent le bios du maitre (I 4 1254a 1-8) Or le bios dans le cadre limiteacute de ce rapport

entre lrsquoesclave et le maicirctre consiste en des actions de survivre qui deacutependent essentiellement 11 Voir aussi Peter Simpson A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle Chapel Hill and London

The University of North Carolina Press 1998 p 26

12 DA II 4 416a19 et b25

55

de la satisfaction du besoin de la nourriture Pour ses ideacutees sur la composition de laquo la famille

premiegravere raquo (oikia protecirc) Aristote cite un vers dHeacutesiode (I 2 1252b 10-12) laquo Dabord une

maison une femme et un bœuf de labour raquo13 Aristote explique la substitution dans cette

citation de lesclave par le bœuf de labour en disant que laquo le bœuf tient le lieu de serviteur

aux pauvres raquo (b12) Dans Les Travaux et les Jours ce vers fait partie des conseils que le

poegravete donne agrave son fregravere Perses pour eacuteviter la faim En fait le conseil dHeacutesiode est tregraves simple

pour eacuteviter la faim il faut travailler ndash une chose que Perses cherche agrave eacuteviter Le lien entre la

faim et le travail est lun des axes principaux du poegraveme Selon Heacutesiode dans la condition

humaine post-promeacutetheacuteenne travailler est ineacutevitable pour survivre Aujourdhui pour la race

de fer le travail consiste principalement agrave deacutecrypter le bios (ici la nourriture) que Zeus a

crypteacute auparavant par cause de sa fureur au Titan14 Le bœuf donc est linstrument pour le

deacutecryptage du bios cacheacute Crsquoest essentiellement pareil pour lesclave dAristote aussi

Cela dit il est eacutevident qursquoici lrsquohomme est envisageacute en fonction de ses praxeis

biologiques qursquoAristote eacutenumegravere dans lrsquoHistoire des animaux VII(VIII) 12 596b20-24 par

exemple comme lrsquoaccouplement la procreacuteation et lrsquoapprovisionnement en nourriture Les

objets dans les preacutesences desquels se trouve lrsquohomme de ces deux premiegraveres communauteacutes et

les objets envers lesquels lrsquohomme-sans-polis du dernier passage du chapitre deacuteveloppe des

dispositions perverses sont essentiellement du mecircme type La diffeacuterence cruciale consiste en

ce que les activiteacutes deacutecrites agrave un niveau biologique au deacutebut du chapitre deviennent les sujets

drsquoun problegraveme eacutethique et politique agrave la fin du chapitre

Ce deacutecalage indique aussi que pour Aristote la question de lrsquohomme apolis nrsquoeacutetait

jamais une question de lrsquoabsence ou de la preacutesence factuelle de la polis Apregraves tout pourquoi

lrsquohomme composant les deux premiegraveres communauteacutes agrave lrsquoorigine de lrsquoeacutevolution sociale

nrsquoeacutetait pas aussi pervers dans ses attitudes envers ces objets alors qursquoil nrsquoeacutetait pas moins

laquo sans polis raquo que cette figure deacutecrite dans les derniegraveres lignes du chapitre Comme la polis

nrsquoexistait pas agrave ce stade de lrsquoeacutevolution sociale il eacutetait eacutegalement deacutepourvu de tout contact

physique avec la polis Ce nrsquoest donc pas la simple absence ou la preacutesence de la polis qui fait

lrsquoeffet deacutefinitif sur lrsquoethos de lrsquohomme

Bien qursquoil ne soit pas moins laquo sans polis raquo et bien qursquoil soit deacutecrit au mecircme niveau que

les autres animaux lrsquohomme agrave lrsquoorigine de lrsquoeacutevolution sociale est repreacutesenteacute dans une

disposition stable et ordonneacutee envers les objets immeacutediats de ses actions biologiques Si le

terme laquo apolis raquo (1253a 3) est voulu par Aristote pour designer lopposeacutee de laquo zocircon 13 Le Travaux et les Jours 405 14 Les Travaux et les Jours 42

56

politikon raquo ho apolis est celui qui est deacutepourvu de toute tendance etou de tout besoin de

vivre en communauteacute avec les autres membres de lespegravece humaine Cela dit ho apolis sera

sans aucun doute laquo sans Eacutetat raquo cest-agrave-dire quil ne possegravedera pas une polis cependant tout

homme laquo sans Eacutetatraquo ne serait pas apolis Lhomme agrave lorigine de la famille ne pourrait ecirctre

qualifieacute dapolis que sil eacutetait incapable de faire partie de leacutevolution naturelle qui constitue le

passage de la famille agrave la polis Or il ne lest pas Donc ho apolis dAristote ne se deacutefinit pas

par le critegravere de lappartenance agrave une polis existante

V Un surplus du deacuteveloppement de largument du chapitre la tempeacuterance

On a vu que lrsquohomme laquo sans polisraquo du deacutebut du chapitre 2 des Politiques I deacutecrit

essentiellement en fonction de son animaliteacute ne correspond pas exactement agrave lrsquohomme laquo sans

polisraquo de la fin du chapitre comme si par le passage drsquoune perspective biologique agrave une

perspective eacutethique lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme produisait un surplus par rapport aux autres

animaux Ce surplus srsquoexplique par le fait que bien qursquoil srsquoagisse dans les deux endroits du

chapitre principalement de mecircmes types drsquoactiviteacute lrsquoimage de lrsquohomme agrave la fin du chapitre

met lrsquoaccent sur un aspect qui est absent au deacutebut le plaisir La valeur de lrsquoaction de

lrsquoarcheacutegegravete se reacutevegravele par la reacutegularisation qursquoelle fournit pour le rapport de lrsquohomme aux

plaisirs relatifs de ces activiteacutes relevant de son animaliteacute

Aristote deacutesigne le domaine des objets de la perversiteacute de lrsquohomme seacutepareacute des lois de

la polis par les mots laquo ἀφροδίσια καὶ ἐδωδὴ raquo Il nest pas sans inteacuterecirct de constater qursquoavec ces

termes Platon deacutesigne dans la Reacutepublique les objets de lacircme deacutesirante (epithumetikon) et de

la tempeacuterance Dans le troisiegraveme livre lorsque Socrate expose les regravegles qui doivent reacutegir les

propos poeacutetiques qursquoil convient de faire entendre aux jeunes gens drsquoune citeacute bien gouverneacutee

citant Homegravere il explique lrsquoimportance pour conduire les jeunes agrave la modeacuteration de

lobeacuteissance aux chefs qui seront eux-mecircmes modeacutereacutes dans le domaine des plaisirs de lrsquoamour

et de la table

Mais alors la modeacuteration nrsquoest-elle pas aussi neacutecessaire agrave nos jeunes gens ndash Sans

aucun doute ndashEn ce qui concerne la modeacuteration les points les plus importants ne sont-

ils pas pour lrsquoessentiel drsquoecirctre soumis aux chefs et pour les chefs eux-mecircmes drsquoecirctre

modeacutereacutees en ce qui a trait aux plaisirs du vin de lrsquoamour et de la table [περὶ πότους

καὶ ἀφροδίσια καὶ περὶ ἐδωδὰς ἡδονῶν] (III 389d-e)

Eacutegalement dans le neuviegraveme livre lorsque Socrate pour deacutemontrer le bonheur de lrsquohomme

juste deacuteveloppe un argument agrave partir de la structure tripartite de lrsquoacircme apregraves avoir poseacute les

57

deux premiegraveres laquo espegraveces raquo de lrsquoacircme agrave savoir celle par laquelle on apprend et celle par

laquelle on a de lrsquoardeur il ajoute

Quant agrave la troisiegraveme en raison de son caractegravere polymorphe nous nrsquoavons pas pu la

deacutesigner drsquoun nom unique qui lui soit propre mais nous lui avons donneacute le nom de ce

qursquoil y a en elle de plus important et de plus fort nous lrsquoavons en effet appeleacutee

lsquoespegravece deacutesirantersquo15 agrave cause de la force des deacutesirs relatif agrave la nourriture agrave la boisson

aux plaisirs drsquoAphrodite et agrave tout ce qui leur est associeacute [διὰ σφοδρότητα τῶν τε περὶ

τὴν ἐδωδὴν ἐπιθυμιῶν καὶ πόσιν καὶ ἀφροδίσια καὶ ὅσα ἄλλα τούτοις ἀκόλουθα]

(Reacutep IX 580d-e)

Chez Platon donc par ces deux termes (ἀφροδίσια καὶ ἐδωδὴ) ce sont les objets de la

tempeacuterance qui sont deacutesigneacutes Cet usage conjonctif de ces deux termes nrsquoapparait qursquoici dans

ces lignes des Politiques chez Aristote16 Mais lagrave eacutegalement il srsquoagit eacutevidemment des objets

de la tempeacuterance La formulation la plus proche de celles de Platon et de celle des Politiques

I 2 se trouve dans lrsquoEthique agrave Eudegraveme en 1230b31-35 ougrave Aristote pour deacutefinir la

tempeacuterance en partant de son contraire dit

[S]i quelqursquoun voit une belle statue ou un beau cheval ou un bel homme ou eacutecoute un

chanteur et ne veut ni manger ni boire ni faire lrsquoamour [μὴ βούλοιτο μήτε ἐσθίειν

μήτε πίνειν μήτε ἀφροδισιάζειν] mais veut regarder les belles choses et eacutecouter les

chanteurs on ne pensera pas qursquoil est intempeacuterant

Quelques lignes plus loin en 1231a19-23 le mecircme domaine sera deacutecrit par les mots suivants

En effet lrsquoivrognerie la gloutonnerie la deacutebauche la gourmandise [οἰνοφλυγία γὰρ

καὶ γαστριμαργία καὶ λαγνεία καὶ ὀψοφαγία] et tous les autres vices semblables [hellip]

forment les parties de lrsquointempeacuterance

Et enfin dans lrsquoEthique agrave Nicomaque III 10 lorsqursquoil deacutelimite le domaine de la tempeacuterance

aux plaisirs relevant du toucher Aristote dit

Crsquoest [hellip] la jouissance [venant] exclusivement du toucher lorsqursquoils [des

intempeacuterants] mangent lorsqursquoils boivent et lorsqursquoils se livrent aux plaisirs dits

veacuteneacuteriens (ἣ γίνεται πᾶσα δι ἁφῆς καὶ ἐν σιτίοις καὶ ἐν ποτοῖς καὶ τοῖς ἀφροδισίοις

λεγομένοις) [qui fait le plaisir des intempeacuterants] (1118a30-33)

15 La reacutefeacuterence de ce passage est agrave Rep IV 439d 16 Sauf dans les Problegravemes laquo Sur la sympathie raquo 3 886a34 crsquoest la meacutemoire qui donne la premiegravere impulsion

dans les affaires de sexe et de table

58

Il srsquoensuit que selon les Politiques I 2 la perversiteacute dans laquelle srsquoimmergerait lrsquohomme

lorsqursquoil se trouve priveacute du bien que lui fait lrsquoaction de lrsquoarcheacutegegravete porte bien sur le mecircme

domaine que la tempeacuterance Les mecircmes objets constituant le champ drsquoactions de lrsquohomme du

deacutebut du chapitre deviennent quand on arrive agrave la fin du mecircme chapitre les objets de la

tempeacuterance Le surplus que lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme produit comme un problegraveme pour

lrsquoeacutethique et pour la politique nrsquoest rien drsquoautre que la possibiliteacute de lrsquointempeacuterance

Lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme srsquoavegravere ecirctre le vrai moteur de lrsquoargument du chapitre 2 Non

seulement elle sert du point de deacutepart pour les thegraveses de la naturaliteacute de la polis et du caractegravere

politique de lrsquohomme mais lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme produit eacutegalement la question de la

tempeacuterance comme la question politique proprement humaine Il y a dans ce dernier point

quelque chose de parallegravele agrave lrsquoargument qursquoAristote deacuteveloppe en EN III 10 pour deacutelimiter

le domaine de la tempeacuterance au laquo plus commun des sens raquo agrave savoir le toucher Le

deacuteveloppement de cet argument nous permet drsquoentrevoir pourquoi la question de la vertu

srsquoimpose ineacutevitablement quand il srsquoagit des plaisirs que lrsquohomme partage avec les autres

animaux

Dans lrsquoEthique agrave Nicomaque III 10 Aristote commence par faire une distinction

entre les plaisirs du corps et ceux de lrsquoacircme et il limite le domaine de la tempeacuterance par les

premiers

Prenons par exemple le goucirct des honneurs ou le goucirct drsquoapprendre [hellip] Or ceux qui

cultivent ce genre de plaisirs ne sont appeleacutes ni tempeacuterants ni intempeacuterants Et si lrsquoon

va par lagrave ce nrsquoest pas non plus le cas de ceux qui cultivent les autres plaisirs non

corporels (1117b29-33)

Puis il preacutecise que les plaisirs corporels auxquels sinteacuteresse la tempeacuterance ne sont pas non

plus tous les plaisirs dits sensuels Il exclut les objets de la vue de lrsquoouiumle et de lrsquoodorat du

domaine de la tempeacuterance et il reacuteduit ce dernier aux plaisirs du toucher et du goucirct que

lrsquohomme partage avec les autres animaux (1118a 23-25) Aristote limite davantage le

domaine de la tempeacuterance en reacuteduisant le sens du goucirct au toucher parce que selon lui le goucirct

est une forme de toucher17 De plus ce que lrsquointempeacuterant cherche selon Aristote ce nrsquoest pas

la jouissance propre au goucirct crsquoest-agrave-dire le plaisir relevant de la discrimination des saveurs

Lrsquointempeacuterant cherche exclusivement les plaisirs du toucher lorsqursquoil mange lorsqursquoil boit et

lorsqursquoil se livre aux plaisirs veacuteneacuteriens (1118a31-33)

On constate une deacutemarche parallegravele dans lrsquoargument de lrsquoEthique agrave Eudegraveme au sujet

17 Voir DA II 3 414a 29-414b 16 III 12 434b 9-24 De Sens 2 438b 30

59

de la tempeacuterance entre 1230b21-38 Cependant le lien qursquoAristote eacutetablit ici entre la

tempeacuterance et lrsquoanimaliteacute diffegravere significativement de lrsquoEthique agrave Nicomaque18 dans lrsquoEE

Aristote se contente drsquoindiquer le fait qursquoil se trouve (τυγχάνει- 1230b37) quil y a une

correspondance entre les objets sur lesquels porte la tempeacuterance et les plaisirs auxquels les

autres animaux sont sensitifs agrave savoir les plaisirs qui viennent du toucher Tandis que dans

lrsquoEN il eacutetablit un rapport encore plus intrinsegraveque entre la tempeacuterance et lrsquoanimaliteacute Selon la

perspective de lrsquoEN srsquoil se trouve qursquoil y a cette correspondance srsquoil y a cette communauteacute

entre les plaisirs auxquels regarde la tempeacuterance et ceux auxquels les autres animaux sont

sensitifs crsquoest que lrsquohomme lui-mecircme est un animal

Par conseacutequent crsquoest le plus commun des sens (κοινοτάτη τῶν αἰσθήσεων) que met en

jeu lrsquointempeacuterance Et lrsquoon peut penser que crsquoest agrave juste titre que celle-ci se trouve

deacutecrieacutee parce qursquoelle nous caracteacuterise non en tant que hommes mais en tant

qursquoanimaux (οὐχ ᾗ ἄνθρωποί ἐσμεν ὑπάρχει ἀλλ ᾗ ζῷα) (III 10 1118b1-3)

Aristote deacutelimite donc le domaine de la tempeacuterance aux objets relevant du laquo plus commun des

sens raquo et selon lui lrsquohomme fait partie de cette communauteacute en fonction de sa propre

animaliteacute Dans la suite de ce passage derniegraverement citeacute Aristote ajoute laquo Donc aimer ces

plaisirs sensuels par-dessus tout et srsquoy complaire a quelque chose de bestial raquo (1118b 4-5) Le

rapport eacutetablit dans lrsquoEN entre les plaisirs du toucher et lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme est parallegravele agrave

celui que lrsquoon trouve agrave la fin des Politiques I 2 le sens du toucher et les plaisirs qui en

relegravevent appartiennent agrave lrsquohomme en vertu de son animaliteacute or dans lrsquointempeacuterance cette

mecircme animaliteacute montre son cocircteacute bestial Autrement dit le surplus qui se produit en Pol I 2

entre le deacutebut et la fin du chapitre se montre comme caracteacuteristique de lrsquointempeacuterance elle-

mecircme drsquoune part les objets du domaine en question sont deacutecrits en fonction du sens et des

plaisirs que lrsquohomme possegravede en commun avec les autres animaux mais drsquoautre part un

deacutefaut de la vertu dans la disposition deacuteveloppeacutee envers ces mecircmes objets reacutevegravele le cocircteacute

bestial de lrsquohomme

VI Le surplus de lanimaliteacute de lhomme une espace pour la temperance

Selon la psychologie aristoteacutelicienne la sensation en geacuteneacuterale et le sens de toucher en

particulier sont deacutefinitoires pour lrsquoanimaliteacute19 Le toucher est le premier sens qui appartient agrave 18 Pour une eacutelaboration plus deacutetailleacutee de ce point voir Charles Young laquo Aristotle on Temperance raquo The

Philosophical Review 97 (4) 1988 p 521-42

19 Voir parmi plusieurs passages DA II 2 413b 2-10 II 3 414b 6-14 III 11 433b 31-434a2 III 12 434b 18-

60

tous les animaux et crsquoest aussi pourquoi il est laquo le plus commun raquo des tous laquo manifestement

les animaux possegravedent tous la sensation tactile raquo (DA II 2 413b9)

Le toucher en tant que le sens le plus commun constitue le point nodal pour des actes

vitaux fondamentaux agrave lanimal On a vu que ce sont eacutegalement les mecircmes actes vitaux qui

deacutefinissent le champ des actions biologiques de lrsquohomme deacutecrit au deacutebut du Pol I 2 la

nutrition et la reproduction Chez les animaux ces actes ne se trouvent jamais sans sensation

et le toucher est au cœur du meacutecanisme tout entier Le toucher est indispensable pour la

nutrition et la nourriture est indispensable pour la reacutealisation de la tendance commune agrave tous

les ecirctres vivants qursquoest la reproduction Le toucher est indispensable pour la nourriture parce

que tous les animaux se nourrissent des aliments sec humides chauds ou froids et crsquoest le

sens du toucher qui perccediloit ces qualiteacutes20 le toucher est le sens de la nourriture21 La

distinction que fait le toucher entre les qualiteacutes tangibles est indispensable pour le survivre

Quant agrave la reproduction elle est lieacutee au toucher non seulement par le biais de la nutrition

Comme presque chez tous les animaux22 lrsquoaccouplement consiste en un rapport sexueacute le

toucher accompagne toujours agrave lrsquoaccouplement bien qursquoil ne soit pas un corollaire neacutecessaire

pour la reproduction comme il lrsquoest pour la nutrition

Or lagrave ougrave il y a sensation il y a aussi la peine et le plaisir et pour les ecirctres qui

connaissent la peine et le plaisir il y a aussi deacutesir (horexis) ils poursuivent naturellement ce

qui leur est plaisant Il y a des types de deacutesir et drsquoappeacutetits communs agrave tous les animaux et qui

correspondent au plus commun des sens le toucher Srsquoil est vrai que le meacutecanisme des actes

vitaux srsquoorganise chez les animaux autour du sens le plus commun et srsquoil y a un deacutesir qui va

de pair avec le toucher il srsquoensuit que toutes les instances de ce meacutecanisme crsquoest-agrave-dire la

nutrition et la reproduction sont toujours drsquoune faccedilon ou de lrsquoautre accompagneacutees du deacutesir

Elles ne seront en effet jamais deacutepourvues de la sensation et du toucher

Ce meacutecanisme naturel qui srsquoorganise autour du toucher selon une teacuteleacuteologie naturelle

et les appeacutetits qui laccompagnent constituent un systegraveme qui srsquoeacutepuise et se consomme en soi-

mecircme sans produire des excegraves Autrement dit selon la logique de la teacuteleacuteologie naturelle qui

gouverne ce meacutecanisme pour survivre ou pour reproduire il nrsquoy a aucun besoin pour lrsquoanimal

de manger ou davoir des rapports sexuels plus ou autrement qursquoil ne soit neacutecessaire Il en 25 De sens 436b 10-12

20 Voir DA II 3 414b7-9 et II 11 422b25-27 PA II 1 647a16-19 et II 3 650a2-8 21 DA II 3 414b7 22 Sauf certains insectes et tous les testaceacutes Crsquoest principalement dans la GA III 11 que lrsquoon trouve une theacuteorie

aristoteacutelicienne de la geacuteneacuteration spontaneacutee

61

reacutesulte que les actes relevant de lrsquoanimaliteacute de lrsquoanimal et les deacutesirs qui les accompagnent se

reacutegularisent eux-mecircmes dans le fonctionnement naturel de leurs propres teacuteleacuteologies Si on

retourne agrave lrsquohomme deacutecrit dans les Politiques comme eacutetant agrave lrsquoorigine de la famille on voit

clairement que son animaliteacute correspond exactement agrave ce schegraveme Lrsquoanimaliteacute de cette figure

des Politiques I 2 est constitueacutee dun ensemble des actions biologiques qui srsquoeacutepuisent dans le

cadre drsquoune teacuteleacuteologie naturelle et crsquoest au mecircme niveau que les autres ecirctres vivants On

comprend donc pourquoi le fait qursquoil soit sans polis ne pose pas un problegraveme pour la

reacutegularisation de son animaliteacute (contrairement au cas de son analogue agrave la fin du chapitre) agrave

ce niveau de repreacutesentation le mouvement naturel de lrsquoanimaliteacute nrsquoimplique aucune regravegle

reacutegulatrice parce qursquoil srsquoagit drsquoune animaliteacute qui se reacutegularise elle-mecircme Le but de ce

passage nrsquoest que de deacutemontrer les rapports laquo sociaux raquo qursquoimplique neacutecessairement la

teacuteleacuteologie naturelle de la vie selon laquelle fonctionne lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme

Cependant avec lrsquointempeacuterant on constate que chez les ecirctres humains les deacutesirs

propres aux actes vitaux les plus communs ne se consomment guegravere dans les limites de leur

teacuteleacuteologie naturelle Rappelons laquo Crsquoest le plus commun des sens que met en jeu

lrsquointempeacuterance Et lrsquoon pense que crsquoest agrave juste titre que celle-ci se trouve deacutecrieacutee parce

qursquoelle nous caracteacuterise non en tant que hommes mais en tant qursquoanimaux raquo (EN III 10

1118b1-3) Chez lhomme srsquoouvre la possibiliteacute drsquoexcegraves (ou de manque) et crsquoest malgreacute la

preacutesence constante de la teacuteleacuteologie naturelle de son animaliteacute Chez lrsquohomme les deacutesirs

propres agrave son animaliteacute ne se reacutegularisent pas automatiquement en eux-mecircmes et ce manque

drsquoauto-reacutegularisation ouvre le domaine de la tempeacuterance si lrsquohomme eacutetait un animal dont les

deacutesirs eacutemergeant du plus commun des sens pouvaient se reacutegulariser deux-mecircmes il nrsquoy aurait

pas despace pour la vertu de la tempeacuterance Les deacutesirs provenant du plus commun des sens

ouvre chez lrsquohomme une possibiliteacute de sur-indulgence et un espace pour lrsquointervention de la

tempeacuterance23 Crsquoest dans ce sens que la (in)tempeacuterance est un surplus que produit lrsquoanimaliteacute

23 Il srsquoagit bien sucircr de la distinction qursquoAristote fait entre les appeacutetits communs et les appeacutetits particuliers en EN

III 11 Les appeacutetits communs sont universels aux ecirctres humains (1118b 10-11) et ils ont la tendance naturelle de

disparaitre avec la satieacuteteacute laquo car lappeacutetit naturel consiste agrave combler le manque raquo (1118b18-19) Ce nest pas le

cas avec les appeacutetits particuliers Ces derniers concernent les plaisirs particuliers que lon obtient dune sorte

particuliegravere dobjet de deacutesir Donc ils deacutependent des preacutefeacuterences individuelles Ils ne sont pas universels et il ne

cherche pas la simple satieacuteteacute laquo En revanche aspirer agrave telle sorte daliments en particulier ou agrave telle autre nest

plus le fait de tous et tout le monde ne deacutesire pas les mecircmes choses raquo (1118b12) Sur ce sujet voir Charles

Young laquo Aristotle on Temperance raquo loc cit p 528-531 et Howard J Curzer laquo Aristotles Account of the

Virtue of Temperance in Nichomachean Ethics III10-11 raquo Journal of the History of Philosophy 35 (1) 1997 p

5-25

62

de lrsquohomme par rapport aux autres animaux

VII Deux figures laquo sans polis raquo et le rocircle de la temperance

On voit maintenant que lrsquoopposition entre le meilleur sceacutenario et le sceacutenario

catastrophique qursquoAristote eacutetablit agrave la fin du chapitre a la fonction de manifester ce que

lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme pourrait produire si elle se trouve deacutenueacutee de la tempeacuterance la valeur

de lrsquoaction de lrsquoarcheacutegegravete vient du fait que sans leffet du bien que repreacutesente son action cet

animal qursquoest lrsquohomme serait deacutepourvu des principes qui reacutegulariseraient les manifestations

horexiques de sa propre animaliteacute Si on lrsquoexprime avec les mots de Newman la valeur de

lrsquoaction de lrsquoarcheacutegegravete vient du fait que laquo He in fact gave them [les hommes] virtue raquo24 Et

comme on vient de voir cette vertu nrsquoest que la vertu de la tempeacuterance

On a vu que lrsquoabsence ou la preacutesence factuelle de la polis eacutetait impertinent pour

comprendre le sceacutenario catastrophique et la diffeacuterence entre les deux figures laquo sans polis raquo du

deacutebut et de la fin du chapitre On comprend maintenant que la diffeacuterence entre ces deux

figures tient plutocirct au rocircle que la tempeacuterance joue dans la repreacutesentation du zocircon politikon La

derniegravere figure laquo sans polis raquo du chapitre nous fait comprendre la particulariteacute du zocircon

politikon humain sa particulariteacute consiste en la diffeacuterence que creacuteerait pour cet animal

politique la preacutesence ou lrsquoabsence de la vertu de la tempeacuterance Ce paragraphe ne nous dit

pas que sans cette vertu lrsquohomme cesserait drsquoecirctre un animal politique Loin de cela il nous

dessine un sceacutenario de catastrophe qui surviendrait si cet animal politique qursquoest lrsquohomme se

retrouve sans vertu Ici la vertu est en jeu en fonction de lrsquoimportance qursquoelle porte pour la

vie politique de lhomme-animal mais non pas en tant que la condition de son ecirctre politique

Donc il en reacutesulte que dans le dernier passage de notre chapitre le rocircle principal joueacute

dans la caracteacuterisation de la figure laquo sans polis raquo eacutechoit plutocirct agrave lrsquoabsence de la tempeacuterance

lrsquoabsence ou la preacutesence de la polis nrsquoimporte que dans la mesure ougrave elle implique lrsquoabsence

ou la preacutesence de cette vertu Pour la figure laquo sans polis raquo du deacutebut de chapitre la vertu ne

joue pas le mecircme rocircle que pour la derniegravere tout simplement parce que dans la repreacutesentation

de lrsquoanimaliteacute de la premiegravere il nrsquoy en a aucun besoin25 son animaliteacute ne produit pas de

24 W L Newman The Politics of Aristotle with and Introduction two prefatory Essays and Notes Critical and

Explanatory Tome II Oxford The Clarendon Press 1887 p 131

25 Ce nrsquoest que dans le chapitre 13 des Politiques I qursquoAristote discute les vertus des membres de la famille

Lrsquoabsence drsquoune telle question dans le chapitre 2 peut ecirctre expliqueacutee par lrsquoideacutee de repreacutesenter la famille dans une

perspective plutocirct zoologique (ou biologique) qursquoeacutethique

63

surplus elle se reacutegularise elle-mecircme selon la logique de sa propre teacuteleacuteologie Alors que pour

la caracteacuterisation de la perversiteacute de lrsquoanimaliteacute de la derniegravere figure laquo sans polis raquo du

chapitre la tempeacuterance est lrsquoaspect deacutecisif Si on veut mieux comprendre le zocircon politikon

humain il faudra donc insister davantage sur la tempeacuterance que sur la polis Dans ce passage

la polis ne repreacutesente un bien pour le zocircon politikon humain que par ce qursquoelle signifie au

sujet de la vertu Ce sur quoi on doit srsquointerroger crsquoest plutocirct le rocircle que la vertu joue dans la

vie politique de cet animal qursquoest lrsquohomme

VIII Les hopla du politikon humain

La seacuteparation de lrsquohomme de la loi et de la justice aurait pour reacutesultat une situation

catastrophique parce que dit Aristote une telle seacuteparation donnerait agrave la disposition de

lrsquoinjustice les armes (hopla) que lrsquohomme est neacute pourvu laquo pour la prudence et pour la vertu raquo

(phronesie kai aretecirci) Quels sont ces hopla exactement Aristote dit qursquoils appartiennent agrave

lrsquohomme par nature (de sa naissance) et qursquoils sont pour la prudence et pour la vertu tout

eacutetant cependant susceptibles drsquoecirctre utiliseacutes pour les fins inverses

Selon Peter Simpson les hopla en question ici devraient ecirctre lintelligence et les

laquo passions raquo laquoThe weapons Aristotle is talking about would seem to be intellect and the

passions for prudence perfects the intellect26 and virtue controls passion (which otherwise

would be insatiable) by imposing on it the measure of reasonraquo27 Il semble cependant que les

passions ne peuvent pas ecirctre les hopla Drsquoabord parce que ce dont la nature nous fournit ce

ne sont pas les eacutemotions crsquoest-agrave-dire lappeacutetit la colegravere la crainte lenvie la joie la haine

lamour etc on nrsquoest pas toujours sans cesse et degraves la naissance en colegravere ou en joie Ce dont

la nature nous fournit crsquoest la capaciteacute drsquoeacuteprouver ces eacutemotions De plus il semble que la

capaciteacute naturelle des hommes pour les eacutemotions nrsquoest pas une capaciteacute qui pourrait ecirctre

susceptible drsquoecirctre servie dans les sens moralement opposeacutes ce qui est en jeu dans les

questions eacutethiques ce nrsquoest pas lrsquoactiviteacute de cette capaciteacute elle-mecircme en tant que telle mais les

dispositions que lrsquoon deacuteveloppe envers ces eacutetats eacutemotionnels Autrement dit que lrsquoon eacuteprouve

ou non ces eacutemotions quand on le doit de la faccedilon dont on doit pour des motifs envers des

personnes et dans le but que lrsquoon doit ne donne pas la qualiteacute morale de cette capaciteacute ni celle

de lrsquoeacutemotion eacuteprouveacutee ce qui est bon ou mauvais crsquoest la disposition non pas lrsquoeacutemotion 26 Par lintellect Simpson devrait comprendre le logos parce que ce dont la prudence est lexcellence ce nest

que le logistikon

27 P Simpson A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle op cit p 26

64

elle-mecircme laquo Controcircler la passion raquo crsquoest un processus psychologique dans lequel œuvrent en

commun la dianoia et lrsquoorexis Il srsquoensuit que ni notre capaciteacute naturelle pour les eacutemotions ni

les eacutemotions elles-mecircmes ne peuvent ecirctre les hopla en question Elles ne sont pas susceptibles

drsquoecirctre utiliseacutees dans les sens opposeacutes elles opegraverent dans un sens unique La vertu ne

laquo controcircle raquo pas le fait drsquoecirctre en colegravere mais elle controcircle la maniegravere (pos) dont on est en

colegravere

Tous les interpregravetes saccordent sur lrsquoeacutetrangeteacute de lrsquousage du datif dans la phrase

laquo lrsquohomme est neacute pourvu drsquoarmes phronesei kai aretecirci raquo 28 A lexception de Hicks qui

considegravere les hopla comme les eacutequipements pour lrsquoexercice de la prudence et de la vertu29 les

autres interpregravetes les prennent comme les capaciteacutes naturelles de lrsquohomme pour les vertus et

ils prennent le datif comme un datif drsquoinstrument Selon cette derniegravere lecture la datif a la

fonction drsquoindiquer la maniegravere dont les hopla en question seront utiliseacutes Bien que Peter

Simpson semble ecirctre erroneacute dans son identification des hopla avec laquo les passions raquo (agrave coteacute de

lrsquointelligence) la faccedilon dont il comprend la phrase en question en donne le bon sens Selon

lui laquo Humans have weapons that though meant to be used with prudence and virtue can

easily be used otherwise raquo30 Peter Simpson semble suivre Newman ici Selon ce dernier

laquo Aristotle does not seem to regard the hopla as means for the attainment of phronesis kai

aretecirc or instruments for their exercise but rather as powers on which they are to impress

right direction May not the words mean lsquohaving arms for prudence and virtue to usersquo (or

lsquoguide in usersquo) raquo 31 Ce nrsquoest donc peut-ecirctre pas laquo les passions raquo ni notre capaciteacute aux 28 Voir par exemple B Jowett The Politics of Aristotle Translated into English with Intoduction Marginal

Analysis Essays and Commentary Tome II Partie I Oxford The Clarendon Press 1885 p 10 et W L Newman

The Politics of Aristotle op cit Tome II p 131 29 R D Hicks The Politics of Aristotle A revised Text with Introduction Analysis and Commentary Books I-V

London Macmillan amp Co 1894 p 151 prend le datif ici comme un datif de reacutefeacuterence et il traduit la phrase en

question comme suit laquo Man is born with weapons to be used by (ie to sibserve) wisdom and virtue raquo 30 P Simpson A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle op cit p 26 31 W L Newman The Politics of Aristotle op cit Tome II p 131 J Bernays Aristotelesrsquo Politik Erstes

Zweites und Drittes Buch mit Erklaumlrenden zusaumltzen ins Deutsche Uumlbertragen Berlin Verlag von Wilhelm Hertz

1872 aussi prend le datif comme instrumental Sa traduction pour cette phrase est laquo Und der Mensch ist

geschaffen mit einer Ruumlstung zu Einsicht und Tugend kann dieselbe jedoch gar leicht zum Gegentheil

gebrauchen raquo B Jowett The Politics of Aristotle opcit p 10 approuve lrsquointerpreacutetation de Bernays bien qursquoil

souligne la difficulteacute de traduite le datif comme laquo zu raquo apregraves ὅπλα ἔχων Il donne la paraphrase suivante pour la

traduction de Bernays laquo Man has a natural capacity which may be developped into phronesis and aretecirc or may

degenerate into their opposites raquo Selon Jowett laquo In this uncertainty of the construction the general meaning is

clear viz that lsquoman has intelligence and an aptitude for virtue gifts which are in the highest degree capable of

abusersquo raquo

65

laquo passions raquo qui sont les hopla dont Aristote parle ici mais ils peuvent ecirctre bien notre aptitude

de laquo controcircler raquo nos laquo maniegraveres eacutemotives raquo Lrsquohomme est capable de laquo guider raquo ses

laquo maniegraveres raquo dans le domaine des eacutemotions aussi bien dans un sen moralement bon que dans

le sens inverse Donc crsquoest notre aptitude pour la vertu et pour le vice crsquoest-agrave-dire notre

capaciteacute aux dispositions morales qui doit ecirctre en question ici Les hopla naturels dont il est

question ici doivent ecirctre notre capaciteacute naturelle pour la vertu

Or en quoi consiste notre capaciteacute pour la vertu On ne qualifie pas les animaux de

vertueux ou de vicieux alors qursquoils sont aussi bien capables drsquoeacuteprouver le deacutesir Si on ne les

qualifie pas ainsi crsquoest qursquoils ne sont pas capables de la proairesis laquo en effet la deacutecision

nrsquoest pas une chose qursquoont eacutegalement en partage les ecirctres sans raison alors que lrsquoappeacutetit et

lrsquoardeur le sont raquo (EN III 2 1111b 11-12) Notre capaciteacute pour la vertu nrsquoest en effet que

notre capaciteacute pour la proairesis La proairesis est susceptible drsquoecirctre des qualiteacutes morales

opposeacutees la qualiteacute morale de lrsquoethos deacutepend des habitudes drsquoexercer sa capaciteacute de

proairesis avec ou sans vertu Les animaux possegravedent donc lrsquoun des aspects constitutifs de la

proairesis agrave savoir le deacutesir ce qursquoils ne possegravedent pas crsquoest lrsquoautre aspect le logos32 Il me

semble donc que les hopla en question ici doivent ecirctre le logos et la capaciteacute proaireacutetique que

le logos entraine avec lui-mecircme Dapregraves Aristote parmi les traits qui jouent un rocircle dans le

devenir vertueux de lhomme agrave savoir la nature lhabitude et la raison cette derniegravere est la

premiegravere agrave ecirctre susceptible decirctre utiliseacutee dans les sens moralement contraires de telle sorte

quelle peut agir contre les autres33

Selon la dichotomie entre deux sceacutenarios alternatifs de notre passage pour que le

meilleur sceacutenario lrsquoemporte sur le sceacutenario catastrophique crsquoest-agrave-dire pour que les hopla

soient arracheacutes de la disposition de lrsquoinjustice et donneacutes agrave celle de la justice il faudra que le

logos et tout le meacutecanisme proaireacutetique qursquoil entraicircne soient agrave la disposition de la prudence et

de la vertu Or pour que ce meacutecanisme proaireacutetique puissent ecirctre opeacuterer sous la disposition de

la vertu la tempeacuterance est indispensable De cela deacutepend la diffeacuterence entre les deux

sceacutenarios

32 Selon Aristote la proairesis srsquoaccompagne toujours de la raison (logos) et de la penseacutee (dianoia) (EN III 2

1112a15-16) Il deacutefinit la proairesis comme laquo βουλευτικὴ ὄρεξις τῶν ἐφ ἡμῖν raquo ( EN III 3 1113a10) 33 Cf Pol VII 13 1332a 35-b8

66

IX Les hopla agrave la disposition de la temperance

Selon Aristote pour que lrsquousage de notre capaciteacute agrave la raison pratique (logistikon) soit

un usage vertueux crsquoest-agrave-dire pour que lrsquoon puisse lrsquoappeler laquo phronesis raquo (diffeacuteremment de

lrsquolaquo habiliteacute raquo (deinotecircs) dont le succegraves serait lobjet dune eacutevaluation indeacutependante des critegraveres

moraux du bien et du mal ndash EN III 5 1144a23-27) la preacutesence de la vertu morale est

indispensable

Quant agrave cet eacutetat [la phronesis] il nrsquoest pas donneacute agrave ce fameux lsquoœil de lrsquoacircmersquo sans vertu

[hellip] En effet les raisonnements qui aboutissent aux actes agrave exeacutecuter sont des

infeacuterences qui ont pour point de deacutepart la preacutemisse lsquoPuisque ce genre de chose-ci est

la finrsquo crsquoest-agrave-dire ce qursquoil y a de mieux [hellip] or ce qursquoil y a de mieux nrsquoapparaicirct

qursquoagrave lrsquohomme bon car la meacutechanceteacute pervertit et produit lrsquoerreur concernant tout ce

qui sert de point de deacutepart agrave lrsquoaction Par conseacutequent lrsquoon voit clairement

lrsquoimpossibiliteacute drsquoecirctre prudent sans ecirctre bon (EN VI 12 1144a29-b1)34

Or pour que la raison puisse voir et entendre la preacutemisse major que constitue le telos

pratique elle doit ecirctre laquo eacutepargneacuteeraquo de toute distraction et capable de fixer son regard sur la

fin Autrement dit la raison doit ecirctre laquo sauveacutee raquo de la perversiteacute qui fait laquo loucher raquo lrsquoœil de

lrsquoacircme35 Or la tacircche de garantir ce service agrave la raison eacutechoit agrave une vertu speacutecifique agrave savoir la

tempeacuterance Crsquoest la tempeacuterance qui se trouve au cœur de tout ce meacutecanisme qui rend le

logistikon vertueux

[Des gens prudents comme Peacutericlegraves] sont capables de voir ce qui est bon pour eux-

mecircmes et ce qui lrsquoest pour les hommes [hellip] De lagrave vient encore que la tempeacuterance se

trouve dans notre langage porter ce nom-lagrave (socircphrosunecirc) crsquoest que pense-t-on elle

preacuteserve la prudence (socircizousan tecircn phronecircsin) Et de fait elle preacuteserve ce genre de

croyance [croyance vraie au sujet des choses bonnes ou mauvaises pour

lrsquohomme]Toute croyance indiffeacuteremment nrsquoest pas en effet sujette agrave disparaicirctre ou agrave

ecirctre pervertie sous lrsquoinfluence de ce qui est agreacuteable ou peacutenible la croyance par

exemple que le triangle contient ou ne contient pas lrsquoeacutequivalent de deux angles droits

nrsquoen est pas pervertie Mais bien celles que met en jeu lrsquoexeacutecutable Car le principe de

tout ce qui est exeacutecutable constituent lrsquoobjectif en vue duquel tout cela peut ecirctre

34 Traduction de Bodeacuteuumls leacutegegraverement modifieacutee 35 Voir R A Gauthier et J Y Jolif LEacutethique agrave Nicomaque Introduction Traduction et Commentaire - 2e

eacutedition Tome II Louvain-La-Neuve Edition Peeters 2002 p 552-53

67

exeacutecuteacute Or lrsquoindividu corrompu pour cause de plaisir ou chagrin du coup nrsquoa pas de

principe en vue et ne voit pas qursquoil faut que tel but et tel motif commandent tous ses

choix et toutes ses actions car le vice entraicircne la corruption du principe (EN VI 5

1140b8-20)

Donc pour que le logos soit exerceacute phronesei kai aretei il faut qursquoil soit capable de voir et

drsquoentendre ce qursquoune vertu concerneacutee (crsquoest-agrave-dire une vertu particuliegravere portant sur lrsquoaction

dans un cas donneacute une action particuliegravere dans le domaine dargent de la peur de lamitieacute du

sexe de lhaine etc) indique comme telos comme le bien suprecircme dans le domaine

concerneacute Mais pour cela lrsquohomme doit ecirctre tempeacuterant Sans ecirctre capable de voir et

drsquoentendre la fin reacuteveacuteleacutee par une vertu concerneacutee le logos ne saurait pas ecirctre exerceacute

phronimocircs et il ne serait pas capable de bien deacutelibeacuterer sur les moyens drsquoatteindre la fin poseacutee

par la vertu en question dans ce cas lagrave lrsquoaction vertueuse elle-mecircme sera rateacutee Donc dans

lrsquoaction drsquoun homme bon (spoudaios) la tempeacuterance joue le rocircle central pour que le rapport

entre le logos et le deacutesir soit eacutetabli de faccedilon agrave permettre agrave la fois agrave la vertu intellectuelle

(phronesis) et agrave la vertu morale

X Le fourbe intempeacuterant et le mal deacutelibeacutereacute

Cependant il y a un point agrave preacuteciser davantage on a vu que la vertu de tempeacuterance

tient le rocircle principale dans la construction de notre passage parce que la logique du scenario

catastrophique preacutesuppose le deacutefaut de cette vertu Le deacutefaut de la tempeacuterance paralyse

lusage phronimocircs du logos ce qui rend impossible lrsquousage vertueux de la capaciteacute

proaireacutetique Toutefois la question de savoir pourquoi ce scenario serait un mal pour la vie

politique de lhomme attend toujours une reacuteponse preacutecise Je pense que lon peut faire un pas

de plus vers une telle reacuteponse en distinguant deux eacutetats moraux qui se preacutesentent dans une

certaine contrarieacuteteacute avec la phronecircsis chacune correspondant agrave un eacutetat deacutefectif du logistikon

Le terme laquo aphrosunecirc raquo nest pas un terme arche-preacutesent dans le corpus aristoteacutelicien

si bien que lon ne doit peut-ecirctre pas le consideacuterer comme faisant proprement partie de la

terminologie de leacutethique aristoteacutelicienne ce terme ne figure pas dans le tableau des

dispositions morales de lEE (II 3 1220b38-1221a12) et les passages du corpus ougrave on trouve

la contrarieacuteteacute entre lrsquoaphrosunecirc et la phronecircsis sont vraiment peu nombreux Toutefois on y

trouve une conception coheacuterente de lrsquoaphrosunecirc et la contrarieacuteteacute que cette derniegravere dispose

par rapport agrave la phronecircsis peut ecirctre utile agrave mettre en relief la vraie tension qui marque le

passage des Politiques qui nous occupe ici

68

La contrarieacuteteacute entre lrsquoaphrosunecirc et la phronesis trouve son expression la plus explicite

dans le fragment 98 (Duumlring) du Protreptique

Or il apparaicirct eacutevident agrave chacun que personne ne choisirait de vivre doteacute drsquoune

fortune et drsquoune puissance sans eacutegales chez les hommes mais en renonccedilant agrave la

prudence et en devenant fou [ἐξεστηκὼς μέντοι τοῦ φρονεῖν καὶ μαινόμενος]

ducirct-on vivre en jouissant des plaisir les plus intenses auxquels se livrent

certains deacutements [παραφρονούντων] Crsquoest donc lrsquoaphrosunecirc que tout le

monde fuit par-dessus tout Or la prudence est le contraire de lrsquoaphrosunecirc

[ἐναντίον δὲ φρόνησις ἀφροσύνῃ]36

Dans le cas drsquoune absence complegravete de la phronecircsis mecircme les choses qui sont bonnes en

elles-mecircmes et par nature (par exemple lhonneur largent la vie etc) ne sauraient pas ecirctre

beacuteneacutefiques37 Un tel homme serait deacutepourvu de la capaciteacute de voir ce qui est vraiment bon

pour soi-mecircme et il serait incapable de bien raisonner agrave partir de cette fin et sur les moyens

dy atteindre Cest pourquoi en Rheacutetorique II 1 1378a10 Aristote aurait attribueacute agrave

laphrosunecirc la responsabiliteacute de lerreur dans la faculteacute laquo opinative raquo de ceux qui ne savent pas

bien deacutelibeacuterer selon Aristote ces gens δι ἀφροσύνην οὐκ ὀρθῶς δοξάζουσιν Cela dit il

semble que lauteur du traiteacute De la vertu ne tombe pas vraiment tregraves loin dAristote quand il

pose laphrosunecirc comme le vice du logistikon Ἀφροσύνη δ ἐστὶ κακία τοῦ λογιστικοῦ αἰτία

τοῦ ζῆν κακῶς (1249b29-30) Selon lauteur de ce petit traiteacute de la tradition peacuteripateacuteticienne

le mal qui naicirct de laphrosunecirc met enjeu le bien-vivre tout entier

Lrsquoaphrosunecirc cest le fait de porter de mauvais jugements sur les affaires de mal

deacutelibeacuterer de mal se comporter avec les autres de faire mauvais usage des biens dont

on dispose davoir des opinions erroneacutees agrave propos de ce qui dans lexistence est beau

et bon raquo (1250b43-46)38

Que ce passage soit dans la ligneacutee directe du fragment 98 du Protreacuteptique est clair Il est

donc eacutevident que dans leacutethique aristoteacutelicienne le terme laquo aphrosunecirc raquo deacutesigne simplement 36 Voir aussi EE VII 15 1248b 27 sq et Pol VII 1 1323a 27 sq 37 On peut faire remonter ce problegraveme agrave lApologie 30b2-4 lsquoΟὐκ ἐκ χρημάτων ἀρετὴ γίγνεται ἀλλ ἐξ ἀρετῆς

χρήματα καὶ τὰ ἄλλα ἀγαθὰ τοῖς ἀνθρώποις ἅπαντα καὶ ἰδίᾳ καὶ δημοσίᾳrsquo Un argument plus eacutelaboreacute se trouve

dans lrsquoEuthydegraveme 278e-281e voir surtout la conclusion en 280e-281e 38 Traduction de Pierre-Marie Morel laquo Pseudo-Aristote De la vertu raquo Philosophie Aristote Ontologie de

laction et savoir pratique 73 2002 p 3-11 En grec Ἀφροσύνης δ ἐστὶ τὸ κρίνειν κακῶς τὰ πράγματα τὸ

βουλεύσασθαι κακῶς τὸ ὁμιλῆσαι κακῶς τὸ χρήσασθαι κακῶς τοῖς παροῦσιν ἀγαθοῖς τὸ ψευδῶς δοξάζειν περὶ

τῶν εἰς τὸν βίον καλῶν καὶ ἀγαθῶν

69

lincapaciteacute de bien servir de sa raison en vue de bien-vivre Lhomme aphrocircn est celui qui ne

sait pas bien utiliser les ressources quil dispose parce quil est incapable de bien deacutelibeacuterer et

de trouver les bons moyens datteindre un but Drsquoougrave sa contrarieacuteteacute agrave la phronecircsis La

contrarieacuteteacute de laphrosunecirc agrave la phronecircsis nrsquoest pas celle de capaciteacute de faire usage de la raison

dans le sens opposeacute agrave son usage phronimocircs de maniegravere agrave en (bien) servir pour des buts

meacutechants Lrsquoaphrosunecirc consiste plutocirct et tout simplement en une incapaciteacute de bien utiliser sa

raison Cependant lrsquoaphrocircn nrsquoest pas le seul agrave rater lrsquousage beacuteneacutefique de la raison

[H]onneur richesse vertus du corps bonnes fortunes et pouvoirs sont bon par nature

mais il leur arrive decirctre nuisibles agrave certains par suite des dispositions de ces derniers

Car ni lrsquoaphrocircn ni linjuste ni lintempeacuterant ne tirent aucun profit de leur usage tout

comme le malade de la nourriture du bien portant ou lhomme faible et mutileacute des

parures de lhomme sain et en possession de tous ses membres (EE VII 15 1248b28-

34)

Ce passage de lEE laisse entendre que linjustice et lintempeacuterance elles aussi participent agrave

une certaine contrarieacuteteacute Or la contrarieacuteteacute de ces derniegraveres ne consiste plus en une incapaciteacute

de bien utiliser sa raison en vue de bien-vivre mais elle consiste en lutiliser pour des fins de

valeur morale contraire agrave celles de la vertu et de la prudence il sagit bien entendu de la

fourberie (panourgia)

Dans le tableau des vertus et des vices de lEE la prudence (phronecircsis) figure entre la

fourberie et la naiumlveteacute (euecircthei) (II 3 1221a 12) celle-lagrave eacutetant lexcegraves et celle-ci le deacutefaut39

La contrarieacuteteacute entre la fourberie et la prudence sexplique par le fait que comme ils

appartiennent aux genres contraires (la vertu et le vice) ils ne peuvent ecirctres preacutesents en mecircme

temps dans la mecircme chose40 Donc avec laphrosunecirc la fourberie elle aussi est dans une

certaine contrarieacuteteacute avec la prudence

Lautre passage dans lequel Aristote fait mention de la fourberie nous en donne une

ideacutee encore plus claire Il nous ramegravene aussi au rocircle que joue la tempeacuterance dans la

39 Pierre Aubenque rejette une place agrave la phronecircsis dans une liste des vertus morales (La prudence chez Aristote

Paris PUF 1963 p 137 n1) Selon lui la theacuteorie de meacutedieacuteteacute ne sappliquant quaux vertus morales la prudence

ne peut pas ecirctre prise comme un milieu entre deux vices parce quelle est une vertu intellectuelle Cependant

peut-ecirctre le problegraveme dans cette liste est moins la preacutesence de la phronecircsis que les preacutesences de ses contraires agrave

savoir la panourgia et euecirctheia Parce qursquoil est clair que la phronecircsis est bien le contraire des vices en question

ici

40 Voir Cat 7 6b15 et 14a 20 et Meacutet Δ 10 1018a 25-27

70

constitution et dans luniteacute des vertus Selon ce passage de lEthique agrave Nicomaque non

seulement la prudence et la fourberie sont contraires lune agrave lautre comme la vertu et le vice

mais le rapport entre elles peut ecirctre aussi consideacutereacute comme la contrarieacuteteacute des choses qui

laquo diffegraverent le plus parmi celles qui sont soumises agrave la mecircme puissance et celle dont la

diffeacuterence est la plus grande raquo41

[Il est donc une capaciteacute (dynamis) quon appelle habileteacute (deinotecircta)] Or elle est de

nature telle que tout ce qui contribue au but supposeacute elle peut lexeacutecuter et y atteindre

Ainsi donc si le but est beau elle est louable et sil est vilain elle est fourberie

(panourgia) Cest preacuteciseacutement pourquoi nous preacutetendons que les gens prudents sont

habiles et fourbes (panourgous) (VI 12 1144a23-28)42

La prudence est la perfection morale de cette capaciteacute intellectuelle quon appelle laquo deinotecircs raquo

alors que la fourberie correspond agrave la corruption de cette mecircme capaciteacute43 Aristote fait cette

remarque afin dexpliquer sa reacuteponse agrave lobjection des certains selon laquelle on ne serait

aucunement plus apte avec la prudence agrave faire des choses nobles et justes44 la reacuteponse du

Stagirite consiste agrave dire que cest par deacutefinition que la prudence nous rend plus capable agrave faire

des choses nobles et justes parce quon ne donne le nom de laquo prudence raquo agrave lrsquohabileteacute

intellectuelle que sous la condition quelle se mette en œuvre en vue et agrave partir de cest-agrave-dire

par le choix (dia proairesin ndash 1144a 19) dune fin noble Or on la deacutejagrave vu la valeur morale

de cette fin ne peut ecirctre assureacutee que par la vertu la prudence est la mise en œuvre de la raison

dans lintention de faire ce qui est noble Il sensuit que la fourberie eacutetant le contraire de la

prudence serait la mise en œuvre de la raison avec lintention de faire des actions mauvaises

Elle correspond agrave la corruption de lhabileteacute intellectuelle en ce quelle deacutesigne lusage de cette

derniegravere en vue des fins vilaines Le terme laquo fourberie raquo deacutesigne le raisonnement habile de

lhomme vicieux dont laquo lœil de lacircme raquo ne voit plus agrave cause de sa meacutechanceteacute les principes

que la vertu indique laquo ce quil y a de mieux napparaicirct quagrave lhomme bon car la meacutechanceteacute

(μοχθηρία) pervertit et produit lerreur (diapseudesthai) concernant tout ce qui sert de point de

deacutepart agrave laction raquo (EN VI 12 1144a 35) Donc la contrarieacuteteacute de la fourberie agrave la prudence ne

consiste pas dans une simple folie de lrsquoaphrocircn qui ne sait pas bien mener sa vie selon la

41 Meacutet Δ 10 1018a29-30 42 La traduction de Bodeacuteuumls modifieacutee 43 Ici Aristote fait une analogie entre le rapport de lhabileteacute agrave la prudence et celui qui existe entre la vertu

naturelle et la vertu au sens plein (1144b 1-17)

44 EN VI 12 1144a 11-13

71

raison mais elle consiste en ce que la fourberie nest jamais sans le choix de faire la action

vicieuse le fourbe est meacutechant Dans un passage parallegravele en lEE II 10-11 1227b12-

1228a20 bien quil nemploie pas les termes laquo prudence raquo et laquo fourberie raquo Aristote clarifie

que lessentiel de la contrarieacuteteacute entre le meacutechant et le vertueux reacuteside dans la contrarieacuteteacute des

qualiteacutes morales de leurs choix deacutelibeacutereacutes tous les deux eacutetant volontaires

La vertu est cause que soit droit la fin du choix deacutelibeacutereacute En conseacutequence nous jugeons

du caractegravere dun homme agrave son choix [hellip] De la mecircme maniegravere le vice fait que le

choix est deacutetermineacute pour les raisons contraires [τῶν ἐναντίων ἕνεκα] Si donc un

homme quand il deacutepend de lui de faire de bonnes actions et de nen pas faire de

mauvaises fait le contraire [τοὐναντίον ποιεῖ] il nest manifestement pas vertueux il

sensuit donc que le vice aussi bien que la vertu est volontaire car il ny a aucune

neacutecessiteacute de faire des actions meacutechantes [τὰ μοχθηρὰ] (II 11 1228a1- 9)45

Dans les Ethiques Aristote emploie le terme laquo μοχθηρία raquo pour designer plutocirct le vice

accompli du choix deacutelibeacutereacute46 Bien que quelque part dans lEE (II 7 1223a 36-37) ce terme

soit utiliseacute pour qualifier le vice de lincontinence du fait quelle consiste dans une action

volontaire et accomplie conformeacutement agrave lappeacutetit et contrairement agrave la raison dans un autre

passage de lEN le Stagirite en sert pour distinguer la meacutechanceteacute incurable de lintempeacuterant

du vice de lincontinent

Lintempeacuterant comme on la dit est inaccessible au repentir puisquil sen tient agrave sa

deacutecision tandis que lincontinent est toujours precirct agrave regretter [hellip] Cest le premier qui

est incurable tandis que le second est curable En effet compareacutee aux maladies la

meacutechanceteacute [μοχθηρία] ressemble agrave quelque chose comme lhydropisie ou la

consomption tandis que lincontinence ressemble aux accegraves deacutepilepsie car lune est

mal continu et lautre un mal qui ne lest pas [hellip] Par conseacutequent cest [lincontinent]

qui peut ecirctre facilement persuadeacute de changer de conduite et pas [lintempeacuterant] La

vertu et la meacutechanceteacute [μοχθηρία] sont en effet deacutecisives pour le point de deacutepart [de

laction] car lune le preacuteserve et lautre le corrompt Or dans les actions cest le but

viseacute qui constitue le point de deacutepart (VII 6-7 1150b29-1151a 16)47

45 La traduction de Deacutecarie leacutegegraverement modifieacutee 46 Voir aussi EE II 7 1223a 36-1223b 3 EN III 5 1113b14-16 V 8 1135b16-25 VII 5 1149a12-20 VII

8 1150b29-1151b 4 et MM II 6 1203a 18-29 47 La traduction de Bodeacuteuumls leacutegegraverement modifieacutee

72

Selon Aristote la diffeacuterence fondamentale entre lincontinent et lintempeacuterant consiste en ce

que chez le premier le point de deacutepart de laction (agrave savoir lopinion correcte au sujet de ce

qui meacuterite decirctre choisi) est preacuteserveacute sans ecirctre suivi tandis que chez le second il est

complegravetement corrompu et il est convaincu quil doit poursuivre comme le bien suprecircme ce

qui tient de la becircte chez lui cest-agrave-dire des plaisirs corporels Cest pourquoi dapregraves

Aristote lincontinent agit contre le choix (para proairesin) alors que le vice de lintempeacuterant

relegraveve toujours du choix deacutelibeacutereacute (kata ten proairesin ndash EN VII 7 1151a 6-7)

Apregraves avoir clarifieacute ces points si on revient maintenant agrave notre passage des Politiques

I 2 1253a29-39 et au sujet des hopla dont selon Aristote lhomme est neacute pourvu on voit

que la contrarieacuteteacute des fins absolument contraires (tanantia ndash 1253a35) pour lesquelles

lhomme pourrait servir de ces hopla (logos et la capaciteacute proaireacutetique) sexplique

parfaitement par la contrarieacuteteacute entre la prudence du vertueux et la fourberie de lintempeacuterant

la meacutechanceteacute du dernier tenant au fait quil poursuit deacutelibeacutereacutement le mal et le cherche comme

si ceacutetait le vrai bien

XI Bestialiteacute et la meacutechanceteacute du fourbe intempeacuterant

La meacutechanceteacute du fourbe intempeacuterant est une espegravece du vice humain qui se caracteacuterise

par son extreacutemiteacute Aristote note que pour cette espegravece extrecircme du vice humain (tous kakia

tocircn anthrocircpocircn huperbollontas ndash EN VII 1 1145a32) lon utilise le nom de laquo bestialiteacute raquo

comme un opprobre

En effet dapregraves Aristote la disposition bestiale proprement dite chez les ecirctres

humains peut ecirctre consideacutereacutee comme lopposeacute de leacutetat de ces hommes qui se font dieux par

excegraves de vertu et si ce dernier est une sorte decirctre deacutenatureacute pour lhomme (ex anthropon

ginontai theoi ndash 1145a23) il en irait de mecircme pour le premier aussi Cependant cet eacutetat de

bestialiteacute ne doit pas ecirctre consideacutereacute comme un vice (mecircme sil est un eacutetat agrave eacuteviter pour les

hommes) parce quune becircte na ni vice ni vertu Cette disposition extrecircme ne peut pas ecirctre

deacutesigneacutee avec le mecircme terme que lon emploie pour les dispositions proprement humaines Il

en va de mecircme pour lexcegraves divin sil est vrai comme on le preacutetend quil y a des hommes qui

se font des dieux par leur excegraves de vertu cette disposition ne peut pas ecirctre consideacutereacutee comme

une vertu parce quun dieu lui non plus na ni vertu ni vice Donc selon Aristote la

disposition qui tient de la becircte chez les ecirctres humains est geacuteneacuteriquement diffegraverent du vice

humain (he d heteron ti genos kakias ndash 1145a27) Si elle est diffeacuterente de ce dernier cest

que a) elle porte sur les choses qui ne sont pas naturellement agreacuteables mais le sont devenues

73

soit agrave la suite de deacuteficiences soit par habitudes soit sous leffet des maladies (VII 5

1148b22-1149a4) et b) quelle porte sur ses objets dune maniegravere diffeacuterente dun homme

ordinaire parce quelle tient agrave une absence totale de lintelligence et non pas agrave la perversion de

cette derniegravere (1148b34-1149a24) Il sensuit que la perversiteacute de lhomme bestial nest pas la

fourberie elle est irrationnelle alors que le vice quincarne le fourbe intempeacuterant consiste en la

perversiteacute de la capaciteacute rationnelle de lhomme Autrement dit lhomme bestial est moins

quun homme au sens propre parce quil est dans une incapaciteacute absolue drsquoaccomplir lergon

de lhomme48 si bien quil est non seulement dans une incapaciteacute absolue de preacutetendre agrave la

vertu mais il lest aussi pour ce qui est du vice Alors que le laquo vice raquo humain est le fait de cet

homme qui bien quil soit capable dans sa constitution naturelle daccomplir vertueusement

lergon de lhomme consent agrave faire le contraire Cest pourquoi laquo la bestialiteacute est un eacutetat moins

grave que le vice bien quelle effraie davantage Car chez les becirctes la faculteacute supeacuterieure nest

pas corrompue comme chez lhomme vicieux tout simplement elle nexiste pas raquo (EN VII

6 1150a1-3) R Bodeacuteuumls pense que la bestialiteacute ne reacuteduit pas lhomme agrave une veacuteritable becircte et

quelle ne constitue quune laquo deacutecheacuteance dans les limites eacutetroite de lespegravece humaine raquo49 Or il

semble que dans la mesure ougrave il serait complegravetement incapable de preacutetendre agrave lergon de

lhomme un homme bestial doit ecirctre consideacutereacute comme eacutetant moins quun homme et il serait

un exemple de monstruositeacute au sens biologique autant il seacuteloigne des diffeacuterences speacutecifiques

de lespegravece humain autant il sapprocherait de son genos agrave savoir lanimal Cest dans ce sens

que je comprends lexpression laquo ex anthropon ginontai raquo (VII 1 1145a23 ici utiliseacutee pour

lhomme divin) lhomme bestial sort de lespegravece humain vers le genos laquo animal raquo et perdant

un trait essentiel de son speacutecificiteacute humaine il devient un ecirctre plus geacuteneacuterique par rapport agrave un

homme quelconque50

Le trait caracteacuteristique de ce quAristote analyse comme laquo beacutestialiteacute raquo dans lEN VII

est donc labsence totale de laquo la faculteacute supeacuterieure raquo et cest ainsi quelle est distingueacutee du vice

du fourbe intempeacuterant Selon Aristote le vice quincarne le fourbe intempeacuterant constitue la

meacutechanceteacute humaine au sens simple (he mochteria kat anthrocircpon haplos ndash VII 5 1149a16-

17) Eacutetant donneacute que ce dernier et la bestialiteacute humaine sont des genres diffeacuterents il nest pas

leacutegitime de faire une comparaison de laquo plusmoins raquo entre les dispositions morales de ces

48 Pour lergon de lhomme voir EN I 7 1097b22-1098a20 49 R Bodeacuteuumls laquo Les consideacuterations aristoteacuteliciennes sur la bestialiteacute Traditions et perspectives nouvelles raquo dans

LAnimal dans lAntiquiteacute eacuted B Cassin et J-L Labbariegravere Paris Vrin 1997 p 247-58 (p 251) 50 Pour la monstruositeacute dans la biologie aristoteacutelicienne voir GA IV 3-4 769b8-770b28 Jadopte ici les analyses

dersquoA Zucker Aristote et les Classification Zoologiques Louvain-la-Neuve Editions Peeters 2005 p 135-37

74

deux Les valeurs laquo morales raquo de ces deux figures sont incommensurables Cest ce

quAristote veux souligner quand il dit que faire une comparaison entre ces deux serait comme

comparer une chose inanimeacutee avec un ecirctre animeacute pour savoir lequel des deux est le pire (VII

6 1150a3-4)

Toutefois juste apregraves avoir dit cela Aristote conclut son propos par une comparaison

laquo La vilenie la plus inoffensive est en effet toujours celle de lecirctre deacutepourvu de principe qui le

pousse or lintelligence est un principe [hellip] Un homme vicieux peut en effet faire mille fois

plus de maux quune becircte [ἀσινεστέρα γὰρ ἡ φαυλότης ἀεὶ ἡ τοῦ μὴ ἔχοντος ἀρχήν ὁ δὲ νοῦς

ἀρχή μυριοπλάσια γὰρ ἂν κακὰ ποιήσειεν ἄνθρωπος κακὸς θηρίου] raquo (1150a4-8) La

comparaison faite ici ne consiste pas en comparer les laquo moraliteacutes raquo incommensurables de

lrsquohomme vicieux et de lrsquohomme bestial Elle consiste agrave comparer lhomme bestial et le fourbe

intempeacuterant en fonction de leurs capaciteacutes de faire du mal agrave lautrui Cest les comparer en

fonction de leur capaciteacute decirctre une menace et de porter atteinte agrave ce quautrui considegravererait

comme un bien pour soi-mecircme Lhomme bestial eacutetant plus effrayant quun homme ordinaire

constituerait (juste comme une becircte) un danger pour la vie dautrui51 Comme la vie est

incontestablement un bien de haut degreacute pour les hommes la menace que pegravese lhomme

bestial sur la vie dautrui portera atteinte au bien de ce dernier Cependant cette menace de la

part de lrsquohomme bestial irrationnel nest pas un mal plus grave que la meacutechanceteacute intelligente

et intentionnelle du fourbe intempeacuterant compareacute agrave cette derniegravere le mal que repreacutesente la

menace du bestial ne serait quune menace unidimensionnelle simple et preacutevisible Le terme

quAristote utilise pour comparer le mal dont le fourbe intempeacuterant est capable agrave celui de

lhomme bestial agrave savoir laquo μυριοπλάσιος raquo (1150a7) possegravede des connotations beaucoup plus

riches dans le mot laquo μυριος raquo on nentend pas uniquement une deacutesignation numeacuterique

comme cest le cas pour laquo πολλαπλάσιος raquo par exemple mais ce mot contient des autres

qualifications comme decirctre indeacutefini illimiteacute sans borne de toute sorte dune maniegravere

incessante immense etc Cest dans tous ces sens que le mal dont lintempeacuterant est capable

lance des attaques aux biens dautrui et cest dans tous ces sens quil deacutepasse le mal que

pourrait produire une becircte quelconque ndash sans mentionner le reste des hommes quil deacutepasse

dans le domaine du vice (EN VII 1 1145a32)

Si on retourne de nouveau agrave notre passage des Politiques I 2 1253a 29-39 on

comprend maintenant le sens de la comparaison quAristote y fait entre lhomme et les autres

animaux On comprend pourquoi comment et dans quel sens lhomme peut ecirctre le pire des

51 Voir le dernier passage citeacute des MM dans la note suivante

75

animaux si les hopla quil possegravede degraves la naissance sont servis dans le sens inverse de la

phronecircsis et de la vertu

XII Linjustice totale

Les Magna Moralia sont en accord avec lEthique agrave Nicomaque sur le point de

qualifier le vice dont fourbe intempeacuterant est capable comme un vice au degreacute excessif Dans

lrsquoEN Aristote renvoie lrsquoutilisation du terme laquo bestialiteacute raquo pour le vice excessive agrave un usage

lacircche (comme un opprobre dit Aristote) de ce terme dans la langue commune Or les MM

semblent faire un usage plus terminologique de ce sens de bestialiteacute la bestialiteacute est le nom

drsquoune sorte de vice excessive52 Ces deux usages ne sont cependant pas incompatibles parce

que dans lrsquoEN aussi cet opprobre deacutecrie un vice qui rend lrsquohomme encore plus pire qursquoune

becircte

Selon les MM le terme laquo bestialiteacute raquo deacutesigne la meacutechanceteacute de lrsquohomme qui est

complegravetement mauvais (παντελῶς φαῦλον) dans ce sens qursquoil a une sorte de vice qui excegravede

toute mesure (ὑπερβάλλουσά τις κακία) (II 5 1200b9-12) Le paralleacutelisme entre le mot

laquo παντελῶςraquo que les MM utilisent ici pour caracteacuteriser le vice excessif et le mot

laquo μυριοπλάσιος raquo que lEN emploie pour le mal laquo pluridimensionnel raquo dont est capable le

52 Dans les MM la question de bestialiteacute est traiteacutee dans une perspective que lEN se contente de mentionner juste

en passant au tout deacutebut du livre VII dans ce dernier apregraves avoir dit que leacutetat bestial est un pheacutenomegravene rare

parmi les hommes Aristote ajoute laquo nous fleacutetrissions encore sous ce terme [bestialiteacute] les personnes dont le vice

excegravede la moyenne des hommes raquo (VII 1 1145a32-33) Dans le reste du livre lanalyse de la bestialiteacute est

eacutetablie sur lideacutee que leacutetat bestial nest pas une espegravece du vice humain Cependant les MM emploient ce terme

pour designer laquo une sorte raquo de vice humain et cest explicitement la meacutechanceteacute du fourbe intempeacuterant qui est

ainsi deacutepeinte laquo La brutaliteacute est en quelque sorte le vice pousseacute au dernier excegraves et quand nous voyons un

homme absolument deacutepraveacute nous disons que ce nest plus un homme mais une brute la brutaliteacute nous

repreacutesentant un des degreacutes du vice [Ἔστιν δὲ ἡ θηριότης ὑπερβάλλουσά τις κακία ὅταν γάρ τινα παντελῶς

ἴδωμεν φαῦλον οὐδ ἄνθρωπόν φαμεν εἶναι ἀλλὰ θηρίον ὡς οὖσαν τινὰ κακίαν θηριότητα]raquo (II 5 1200b9-12)

Et quelque ligne plus loin le mal que pourrait faire lintempeacuterant est compareacute au mal que pourrait faire une becircte

sans intelligence (ici la comparaison nest pas entre lhomme bestial et lintempeacuterant mais entre ce dernier et

une becircte) laquo Ἔτι ὥσπερ καὶ ἐπὶ τῆς θηριότητος ἧς ἐλέγομεν κακίας οὐκ ἔστιν ἰδεῖν ἐν θηρίῳ οὖσαν ἀλλ ἐν

ἀνθρώπῳ ἡ γὰρ θηριότης ὄνομά ἐστιν τῇ ὑπερβαλλούσῃ κακίᾳ ndash διὰ τί δι οὐδὲν ἢ ὅτι ἀρχὴ φαύλη ἐν θηρίῳ

οὐκ ἔστιν ἔστιν δὲ ἡ ἀρχὴ ὁ λόγος Ἐπεὶ πότερος ἂν πλείω κακὰ ποιήσειεν λέων ἢ Διονύσιος ἢ Φάλαρις ἢ

Κλέαρχος ἤ τις τούτων τῶν μοχθηρῶν ἢ δῆλον ὅτι οὗτοι ἡ γὰρ ἀρχὴ ἐνοῦσα φαύλη μεγάλα συμβάλλεται ἐν δὲ

θηρίῳ ὅλως οὐκ ἔστιν ἀρχή ἐν μὲν οὖν τῷ ἀκολάστῳ ἔνεστιν ἀρχὴ φαύλη ᾗ γὰρ πράττει φαῦλα ὄντα καὶ ὁ

λόγος σύμφησιν ταῦτα καὶ δοκεῖ αὐτῷ ταῦτα δεῖν πράττειν ἐν αὐτῷ ἡ ἀρχὴ ἔνεστιν οὐχ ὑγιήςraquo (II 6 1203b18-

28)

76

fourbe intempeacuterant meacuterite drsquoecirctre souligneacute Tous les deux nous donnent limage dune

meacutechanceteacute exhaustive et deacutevorante qui ne laisse rien en dehors delle-mecircme Cependant il

semble que lutilisation du mot laquo pantelocircs raquo pour la meacutechanceteacute excessive donne une ideacutee plus

claire sur ce quAristote en entend Srsquoil est loisible de prendre ce mot comme une flexion

adverbiale construite sur le mot laquo teleios raquo dont diffeacuterents sens sont distingueacutes par Aristote

dans les Meacutetaphysiques Δ 16 leacutetat dexcegraves ainsi deacutecrit doit ecirctre le fait dune meacutechanceteacute

englobante entiegravere et finale la meacutechanceteacute ainsi deacutecrite serait complegravete de tous coteacutes

pantelecircs Une telle meacutechanceteacute peut se comprendre donc de toutes ces trois maniegraveres a) soit

elle traduit un eacutetat excessif qui consisterait en le fait que lhomme dun tel caractegravere serait

entiegraverement inapte agrave produire quoique ce soit de vertueux agrave cause de la corruption complegravete

de sa capaciteacute morale b) soit elle exprime le fait de faire du mal de maniegravere agrave se reacutepandre

dune faccedilon englobante et sans aucune exception dans tous les domaines daction concernant

la vertu dans tous les domaines ce vice chercherait deacutelibeacutereacutement et avec deacutevouement agrave faire

ce qui est le contraire de la vertu c) ou encore si une telle meacutechanceteacute reacutevegravele un mal qui est

non seulement hors de la porteacutee des becirctes mais pousse aussi le mal dont lrsquohomme est capable

agrave son point le plus extrecircme elle traduirait le fait de faire un mal au-delagrave duquel nen existerait

aucun autre laquo supeacuterieur raquo que lon pourrait jamais connaicirctre

On peut en conclure que la meacutechanceteacute du fourbe intempeacuterant en tant quelle est

deacutecrite dans les Ethiques peut ecirctre comprise comme un vice laquo accompli raquo dans tous les sens

de ce dernier terme quAristote distingue dans les Meacutetaphysiques Δ 1653 La capaciteacute de faire

du mal du fourbe intempeacuterant serait donc laquo accomplie raquo parce que dans son genre elle est une

chose qui ne peut avoir quelque chose qui le deacutepasse et quil ny a rien en dehors (τὸ μὴ ἔχειν

ὑπερβολὴν ἐν ἑκάστῳ γένει μηδ εἶναί τι ἔξω ndash Δ 16 1021b 34- 1022a1)

On a vu agrave plusieurs reprises dans les pages preacuteceacutedentes que chez le fourbe

intempeacuterant le meacutecanisme psychologique de la vertu serait entiegraverement corrompu et il ne

servira plus quagrave produire les pires des vices Il est eacutevident que la corruption morale du

meacutecanisme psychologique de la proairesis portera atteinte agrave la vertu dans sa totaliteacute cest-agrave-

53 Meacutetaphysique Δ 16 1021b12-1022a3 Agrave ce sujet voir M-P Duminil et A Jaulin Aristote Meacutetaphysique

Livre Delta Texte Traduction et commentaire Toulouse 1991 p 243-46 et Ch Kirwan Metaphysics Book Γ

Δ and Ε Translated with Notes 2nd Edition Oxford Clarendon 1993 p 167 Pour une analyse de lopposition

entre la vertu acheveacutee et le vice acheveacute selon les sens diffeacuterents du mot laquo teleios raquo distingueacutes dans ce chapitre de

la Meacutetaphysique voir R Bodeacuteuumls laquo Vertu Acheveacute et vice acheveacute raquo dans Le veacuteritable politique et ses vertus selon

Aristote Louvain-la-Neuve Eacuteditions Peeters 2004 p 169-80

77

dire quelle reacutepandra son vice agrave tous les domaines de laction vertueuse agrave chaque occasion elle

produira le contraire de ce que la vertu indique54

Or cette deacutecheacuteance totale et englobante de la capaciteacute agrave la vertu reacutesultera aussi dans la

corruption de la capaciteacute agrave cette vertu globale quest la justice laquelle consiste dans

lexercice altruiste des vertus particuliegraveres La corruption totale de la disposition agrave la vertu

produira ineacutevitablement une corruption de la capaciteacute dexercer ces mecircmes vertus envers

lrsquoautrui parce que la vertu globale quest la justice et qui se deacutefinit relativement agrave autrui

preacutesuppose comme sa condition de possibiliteacute laquo la reacutealisation des meacutedieacuteteacutes en quoi

consistent toutes les autres vertus raquo55 Or la deacutecouverte de ces meacutedieacuteteacutes nest agrave la porteacutee que de

lhomme prudent et vertueux - ce que le fourbe intempeacuterant nest pas Sil est vrai que le vice

excessif de ce dernier se reacutepandra dans tous les domaines de la vertu qui constituent aussi

lextension mecircme de la justice geacuteneacuterale il sensuit que le fourbe intempeacuterant serait lagent de

linjustice geacuteneacuterale mettant en œuvre sa raison et sa capaciteacute proaireacutetique pour des buts

contraires agrave la vertu dans sa totaliteacute il sera une personne injuste faisant du tort selon ses

propres deacutecisions et il le fera agrave chaque occasion

On revient maintenant agrave la question de savoir pourquoi cest le fourbe intempeacuterant qui

joue le rocircle principal dans le scenario catastrophique imagineacute pour la vie politique du

politikon humain dans notre passage des Politiques I 2 1253a 29-39 Il me semble quune

reacuteponse simple et directe agrave cette question peut ecirctre la suivante la preacutesence dun tel meacutechant

constituerait une menace incessante impreacutevisible et pluridimensionnelle contre tout ce que les

autres membres de la communauteacute consideacutereraient comme bien pour eux-mecircmes Le fourbe

intempeacuterant eacutetant entiegraverement deacutepourvu de la vertu de la justice porterait les atteintes les

plus graves au sentiment de justice des autres ce dernier eacutetant eacutetroitement lieacute au sens du bien

que lhomme possegravede par nature (Pol 1253a15-18)

Dans le chapitre 5 du livre V de lEN Aristote eacutenumegravere une seacuterie des raisons pour faire

une distinction soigneuse entre deux formes de justice agrave savoir la justice globale et la justice

partielle La justice globale couvre et deacutetient comme son propre domaine cet ensemble que

constitue la totaliteacute des vertus particuliegraveres tandis que la justice partielle tout en eacutetant une

partie de la premiegravere ne porte que sur la question de leacutegaliteacute dans le partage des certains

54 On ne peut pas avoir les vices contraires agrave la fois mais on peut avoir tantocirct celui-ci tantocirct celui-lagrave 55 Annick Jaulin laquo Aristote les deux formes de la justice raquo dans La Justice eacuted Guy Samama Paris Ellipses

2001 p 56

78

biens speacutecifiques (surtout les biens comme lhonneur la richesse etc) et sur la correction des

dommages causeacutes dans les transactions priveacutees

Selon Aristote dans un certains sens ces deux formes de justice sont homonymes (V

2 1129a 2756) parce quelles portent sur les laquo objets raquo diffeacuterents Si on le dit agrave partir de leurs

contraires cest-agrave-dire agrave partir de linjustice les meacutechanceteacutes qui les produisent ne se couvrent

pas mutuellement linjustice globale se rapporte agrave toute sorte de meacutechanceteacute possible dans

lensemble du domaine de la vertu dans sa totaliteacute alors que linjustice partielle ne vient que

dune forme speacutecifique de meacutechanceteacute agrave savoir la pleonexia (V 5 1130a16-24 a28-32)

Neacuteanmoins dans un autre sens la justice partielle porte le nom de laquo justice raquo sans

eacutequivoque parce que sa deacutefinition appartient au mecircme genre que la justice globale la justice

(1130a32-1130b1) Ce qui les fait tous les deux laquo justice raquo et ce qui donc entre

communeacutement dans leurs deacutefinitions cest selon Aristote le fait de posseacuteder la disposition de

se comporter de maniegravere agrave servir le bien et linteacuterecirct dautrui De mecircme que les autres vertus

particuliegraveres lors qursquoelles sont exerceacutees relativement agrave lautrui participeront agrave ce trait de

regarder le bien et linteacuterecirct dautrui de mecircme la justice partielle parce quelle est une partie de

la justice globale elle-aussi participera agrave ce mecircme trait57 et elle sera donc lune des instances

de la justice globale Elle ne diffegravere de cette derniegravere que par le domaine sur lequel elle porte

Il en va de mecircme pour leurs contraires agrave lorigine de toute sorte dagir injustement proprement

dite se trouve un acte de meacutechanceteacute cest-agrave-dire un acte commis par son auteur de plein greacute

de maniegravere agrave endommager le bien dautrui et cest dans ce sens que linjustice globale et

linjustice particuliegravere appartient au mecircme genos58

Cependant selon Aristote faire du tort de plein greacute agrave quelquun nest pas une

deacutefinition complegravete dagir injustement Bien que cette deacutefinition remplisse les conditions de la 56 Certains commentateurs pensent quici lhomonymie ne doit pas ecirctre prise dans un sens strict voir J A

Stewart Notes on the Nicomachean Ethics Tome I Oxford The Clarendon Press 1892 p 384-85 la note pour

1129a30 Burnet The Ethics of Aristotle London Methuen amp Co 1900 la note pour 1129a27 Gauthier et

Jaulif LrsquoEacutethique agrave Nicomaque op cit Tome II la note pour 1129a27 Aristote dit que ces deux formes de

justice rentrent en effet dans un genre commun (1130b1) 57 Cf EN V 1 1129b1-6 sur les biens qui sont lobjet de la pleonexia La dernier partie de ce passage cest-agrave-

dire les lignes 1129b4-6 rend parfaitement explicite le fait que les racines de la question de la justice reacuteside dans

les sens du bien Pour le rapport du sens du bien avec le souhait (boulecircsis) voir la suite 58 EN V 2 1130b1-5 laquo Toutes deux tirent en effet agrave conseacutequence dans les relations avec autrui Mais linjustice

partielle se borne agrave un seul domaine (lhonneur les richesses le salut ou tout cela ensemble si nous avions un

mot pour saisir cet ensemble) et elle a pour ressort le plaisir qui reacutesulte du gain alors que lautre forme dinjustice

met en jeu tout ce en quoi se manifeste lhomme vertueuxraquo

79

deacutefinition dun acte volontaire cest-agrave-dire bien quelle suppose un agent qui sait agrave quelle

personne il nuit par quel moyen et de quelle maniegravere pour une deacutefinition complegravete dagir

injustement il faut encore ajouter quil agit malgreacute cette personne-lagrave cest-agrave-dire

contrairement agrave son souhait (boulecircsis) Agir injustement crsquoest agir laquo contre le souhait de celui

agrave qui lrsquoon nuit raquo (EN V 9 1136b4-5)

Le souhait cible toujours ce que lhomme considegravere comme bien pour soi-mecircme (que

ce soit reacuteel ou apparent peu importe pour notre argument)59 cest pourquoi personne ne

souhaite se nuire et personne ne consentira agrave subir une action nuisible contrairement agrave son

souhait cest-agrave-dire malgreacute ce quil considegravere comme bien pour soi-mecircme Il sensuit que

laquo agir injustement raquo ne sera jamais sans nuire le sentiment du bien dautrui linjustice

proprement dite est eacutetroitement lieacutee au sentiment du bien et du nuisible dautrui

On comprend donc parfaitement bien pourquoi le fourbe intempeacuterant incarne le rocircle

principale dans le scenario catastrophe des Politiques I 2 1253a29-39 sil est vrai que

lhomme est cet animal qui megravene une vie collective avec les autres membres de son espegraveces et

sil est de mecircme vraie quil possegravede le sentiment du nuisible du bien et du juste par nature il

est donc eacutevident que la meacutechanceteacute dont le fourbe intempeacuterant est capable transformerait cette

vie collective en enfer jusquau point de le rendre insupportable voire impossible Mais que la

forme de vie agrave laquelle un animal est naturellement destineacute devienne impossible agrave vivre

devrait ecirctre le pire des maux pour ce mecircme animal Cela serait contre la nature

Le sceacutenario catastrophe de notre passage repreacutesente donc un eacutetat des choses dans

lequel tout ce que lhomme considegravere comme bien pour soi-mecircme et son sentiment du juste

seraient sous la menace incessante dautrui si ce dernier savegravere ecirctre corrompu au sujet de tout

ce qui regarde la justice Cest notre reacuteponse agrave la question de savoir pourquoi le sceacutenario

catastrophe est un mal du tout

XIII Lhomme est politique bien avant lEacutetat ou la naturaliteacute de lrsquohormecirc politique chez

lrsquohomme

Il nest nous reste que les derniegraveres lignes de notre passage des Pol I 2 1253a29-39 agrave

examiner laquo Or la vertu de justice (dikaiosunecirc) est politique car la justice (dikecirc) introduit un

ordre (taxis) dans la communauteacute politique et la justice (dikecirc) deacutemarque le juste (tou dikou)

de ltlinjustegt raquo (a37-39) Lexamen de ces lignes nous donnera la reacuteponse de la question que

59 Les textes principaux sont EN III 4 1113a15-b1 EE II 7 1223b32-33 et II 10 1227a28-30

80

lon sest poseacutee au tout deacutebut de ce chapitre laquo pourquoi exactement la polis est un bien pour

lhomme raquo

Il est un lieu commun entre les commentateurs deacutetablir une analogie entre dune part

le rapport qui existe entre la physikecirc aretecirc et la kyria aretecirc et dautre part celui entre la

tendance naturelle (he hormecirc phusei) de lhomme pour une vie communautaire et lEacutetat Selon

cette analogie comme lhomme naissant doteacute dune capaciteacute naturelle pour la vertu nest pas

vertueux dembleacutee par nature mais il doit ecirctre eacuteduqueacute agrave ecirctre vertueux de mecircme malgreacute la

preacutesence dune tendance naturelle chez lhomme pour une vie communautaire cette tendance

naturelle ne lui eacutequivaut pas agrave une vie politique lhomme na une vie politique proprement

dite que sous lEacutetat Autrement dit de mecircme que la vertu naturelle de lhomme attend decirctre

reacutealiseacutee en vertu au sens plein par le moyen deacuteducation de mecircme sa capaciteacute agrave ecirctre politique

attend decirctre reacutealiseacutee par la fondation dun Eacutetat la communauteacute politique au sens plein La

tendance naturelle de lhomme pour une vie politique ne suffit pas agrave le rendre politique au

sens plein lexercice de son potentiel politique vient apregraves cest-agrave-dire par la possession de la

citoyenneteacute

Je pense que le meilleur exemple de cette approche est donneacute par JA Stewart dans la

note quil a reacutedigeacutee pour la ligne 1103a19 de lEN II 1 Apregraves avoir expliqueacute lenjeu de la

diffeacuterence entre la vertu naturelle et la vertu au sens plein (ici ecircthikecirc aretecirc) Stewart ajoute

When man is said to be phusei politikon zocircon it is not meant that he is produced by

Nature in ready-made correspondance with a complex social environment His

correspondence is only the final result of prolonged contact with society but he has

natural tendency to correspond In other words the uncivilized man is not civilized

already but has it in him to become civilized60

Le problegraveme avec cette approche est quelle confond laquo ecirctre civiliseacute raquo avec laquo ecirctre politique raquo

pour un animal Juste comme Keyt Stewart aussi semble supposer une distinction entre zocircon

60 J A Stewart Notes on the Nichomachean Ethics Tome I op cit p 169 En effet dans cette note Stewart

passe au-delagrave dune simple analogie Selon lui le passage de la vertu naturelle agrave la vertu eacutethique (vertu au sens

plein) rend possible le passage pour lhomme decirctre animal politique par nature agrave la vie politique reacuteelle laquelle

est celle du citoyen Cest pourquoi D Keyt cite cette note de Stewart toujours avec la mecircme intention et en

accordant le mecircme rocircle explicatif au sujet de lrsquoanimal politique agrave la diffeacuterence entre la vertu naturelle et la vertu

au sens plein D Keyt laquo Three Fundemantal Theorems raquo loc cit p 62 Pour une approche parallegravele voir Peter

Simpson A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle op cit p 24-25

81

politikon phusei et zocircon politikon le dernier est toujours le produit de la civilisation On a vu

les problegravemes de cette position

Pour anticiper un peu les discussions des chapitres suivants de notre travail chez

Aristote lhormecirc que lhomme possegravede pour une vie communautaire avec les autres membres

de son espegravece est un fait zoologique au sujet de cet animal politique qursquoest lrsquohomme Elle

nest pas un potentiel qui attend decirctre reacutealiseacute part lrsquoart politique mais elle est un trait naturel

concomitant du fait que lrsquohomme est zoologiquement politique Pour le dire comme W

Kullmann on dirait que cette hormecirc est dans le laquo plan raquo (Bauplan) de lhomme dans la mesure

ougrave il est un animal politique du fait de sa constitution naturelle61 Cette hormecirc doit ecirctre

consideacutereacutee comme le correspondant psychologique du fait zoologique auquel elle est

coextensive tous les deux appartiennent universellement agrave tous les hommes Aussi long

temps que lhomme reste cet animal preacutecis quil est actuellement autrement dit aussi long

temps quil garde son statut zoologique actuel il possegravedera cette hormecirc et il vivra et se

comportera politiquement cest-agrave-dire dune maniegravere communautaire avec les autres membres

de son propre espegravece et cela sans attendre decirctre reacutealiseacute mais dembleacutee

Ce point au sujet de lhormecirc politique de lrsquohomme a eacuteteacute souligneacute conciseacutement par J

Depew agrave propos de lrsquoHistoire des Animaux I 1 487b33-488a14 ougrave le Stagirite explique ce

quil comprend par les termes agelaia monodikon sporadikos et politikos

[W]e should avoid the temptation to view the predicates gregarious solitary

political and scattered as naming dispositions governing the desire or tendency to

associate with or dissociate from others of their kind [] [T]hese traits do not describe

what animals tend to do or want to do unlike the traits Aristotle classifies as ethecirc

but what they in fact do [] Thus humans at least in HA are not politikos because

they latently desire to live in cities but because (exceptions notwithstanding) they

typically cooperate in making a living and in other matters of common concern and

most often and most successfully do so in poleis If they are to be politikos in this

61 W Kullmann laquo Man as a Political Animal raquo dans A Companion to Aristotlersquos Politics eacuteds David Keyt amp

Fred D Miller Oxford Blackwell 1991 p 94-117 pour la reacutefeacuterence voir p 99 Crsquoest aussi le problegraveme avec

lrsquoanalogie entre la physikecirc aretecirc et zocircon politikon phusei En effet la physikecirc aretecirc nrsquoattend pas drsquoecirctre reacutealiseacutee

sinon cela introduirait un problegraveme de reacutegression agrave lrsquoinfini Lrsquohomme est activement crsquoest-agrave-dire par nature et

drsquoembleacutee sans attendre aucune intervention de la part de lrsquoart politique capable de faire les actions vertueuse

Crsquoest en effet ce qui fait lrsquoeacuteducation possible La prioriteacute de lrsquoacte sur la puissance dans le domaine des vertus

suppose bien que lrsquohomme est activement capable de faire les actions vertueuses

82

inclusive sense they must naturally be well disposed toward other humans or even

have a drive (hormecirc) for city-life62

Cette approche avait eacuteteacute deacutejagrave deacuteveloppeacutee par W Kullmann A propos dun passage tregraves connu

des Politiques ougrave il est eacutegalement question de cet laquo instinct social raquo de lhomme agrave savoir

1278b17-2563 Kullmann dit laquo Par linstinct deacutecrit ici Aristote nentend certainement rien de

rationnel mais bien un instinct social semblable agrave linstinct de procreacuteation qui agit sans

deacutecision deacutelibeacutereacutee preacutealable Mais cest instinct nest pas latent raquo64

XIV Conclusion

De toutes ces consideacuterations on peut conclure quil existe bien selon Aristote un

laquo avant lEtat raquo pour lhomme mais cela neacutequivaut aucunement agrave un laquo avant la vie

politique raquo Lhomme ne doit pas sa politiciteacute agrave lEacutetat et il est politique bien avant lEacutetat il vit

politiquement bien avant devenir un citoyen Bien que la citoyenneteacute corresponde agrave un eacutetat

speacutecifique de la politiciteacute humaine la vie politique elle-mecircme relegraveve dun registre biologique

pour cet animal quest lhomme Lhomme est un animal politique par nature il ne le devient

pas

Aristote nous dit que la perception du juste de linjuste du bien du mal de

lavantageux et du nuisible sont propre agrave lhomme-animal Elle est propre agrave cet animal parce

quil est le seul agrave posseacuteder cette forme preacutecise de lacircme il srsquoagit bien drsquoune sorte drsquoaisthecircsis

Les perceptions du bien du mal de lavantageux et du nuisible sont toutes lieacutees agrave la question

du juste (to dikaion) Si cette question de laquo ce qui est juste raquo est preacutesente dans la vie de

62 D J Depew laquo Humans and Other Political Animals in Aristotles History of Animals raquo Phronesis 40 (2)

1995 p156-180 (p 167) 63 Pol III 6 1278b17-25 laquo Nous avons dit dans nos premiers exposeacutes traitant de ladministration familiale et

du pouvoir du maicirctre entre autres choses quun homme est par nature un animal politique Cest pourquoi mecircme

quand ils nont pas besoin de laide des autres les hommes nen ont pas moins tendance agrave vivre ensemble (οὐκ

ἔλαττον ὀρέγονται τοῦ συζῆν)raquo 64 W Kullmann laquo Limage de lHomme dans la penseacutee politique dAristote raquo Aristote Politique Eacutetudes sur la

Politique dAristote sous la direction de P Aubenque et publieacutees par A Tordesillas Paris PUF 1993 p160-84

(p 171) Dans ces pages de son article Kullmann explique pourquoi Keyt (laquo Three Fundamental Theorems raquo

loc cit) aurait du tort agrave prendre cet instinct social comme une inclination latente Dans une autre article toujours

agrave propos du mecircme passage des Politiques Kullmann dit laquo At any rate men according to him [Aristote] have an

innate social instinct which is the best indication of the naturalness of human social conductraquo laquo Man as a

Political Animal in Aristotle raquo loc cit p 102

83

lhomme-animal de par la forme de lacircme qui lui est propre il en reacutesulte que pour cet animal

la question de justice est indeacuteracinable Pour cet animal la vie collective quil megravene avec les

autres membres de son espegravece ne sera jamais sans la question de justice La question de

justice fait naturellement partie de sa vie politique et elle sera preacutesente dans toutes les

instances de cette vie Si cette naturaliteacute de la perception du juste est un concomitant naturel

de la vie politique humaine qui preacutecegravede lEacutetat du fait de son statut biologique il en reacutesulte

que la question de justice elle aussi est preacutesente dans la vie de lhomme-animal bien avant

lEacutetat

Or que lhomme possegravede naturellement une perception du juste ne lui rend pas

naturellement juste Sa perception du juste se preacutesenterait sous la forme dune question agrave

reacutegler et cette reacutegularisation ne saurait ecirctre que lœuvre de la vertu (plus preacutecisement celle de

dikaiousunecirc) dun systegraveme de justice (dikecirc) et des lois On a vu avec le fourbe intempeacuterant

quun manque de reacutegularisation de cette question de justice met seacuterieusement en peacuteril la vie

politique de lhomme une vie collective dans laquelle les biens des participants seraient sous

une menace incessante et totale ne sera pas vivable Cependant il faut souligner le pont

suivant un deacutefaut dans la reacutegularisation de la question de justice ne reacutesultera pas dans une

modification du statut zoologique de lhomme-animal cest-agrave-dire quil ne cessera pas de vivre

politiquement Seulement la vie collective agrave laquelle il est naturellement destineacute sera une vie

malheureuse gardant toujours sa qualiteacute zoologique decirctre politique Si lhomme eacutetait (ou

devenait) un animal solitaire-sporadique mais gardait toujours la perception du bien et du

mal il neacuteprouverait probablement pas le besoin de reacutegulariser la question de justice Donc

cest parce que lhomme est un animal politique qui eacuteprouve le besoin de reacutegler la question de

justice dont il fait naturellement expeacuterience que la vertu de la justice est politique Le systegraveme

de justice (dikecirc) la vertu de justice et les lois donnent un ordre (taxis) agrave cette vie politique par

ce qursquoils tranchent (krisis) la question de laquo ce qui est juste (to dikaion) raquo Si lEacutetat avec toutes

les lois et le systegraveme de justice quil incarne est un bien pour lhomme cest quil donne une

reacuteponse agrave ce besoin de reacutegler la question de justice qui surgit naturellement entre ces animaux

politiques que sont les hommes Si lhomme navait pas une question de justice agrave reacutegler il

neacuteprouverait pas le besoin deacutetablir un ordre pour la reacutegularisation de cette question

84

CHAPITRE III

Diviser lrsquoanimal politique

I Introduction

Il est une tendance geacuteneacuterale parmi les commentateurs contemporains drsquoAristote

drsquoexpliquer le plus haut degreacute du caractegravere politique de lrsquohomme par reacutefeacuterence agrave sa rationaliteacute

agrave sa capaciteacute langagiegravere et agrave sa moraliteacute Dans les chapitres preacuteceacutedents certaines difficulteacutes de

cette approche ont eacuteteacute examineacutees

Une autre conseacutequence de cette tendance est de ne plus prendre le plus haut degreacute de

la politiciteacute humaine comme la diffeacuterenciation drsquoun trait que lrsquohomme possegravede en commun

avec les autres animaux politiques Autrement dit on ne considegravere plus le pheacutenomegravene du

degreacute supeacuterieur du caractegravere politique humain comme le reacutesultat drsquoune speacutecification de la

diffeacuterentia laquo politikos raquo qui qualifie en commun certains animaux dont lrsquohomme Au

contraire dans cette approche on considegravere la supeacuterioriteacute politique de lrsquohomme comme le

reacutesultat drsquoun seuil qualitatif que constituent les traits qui distinguent lrsquohomme de tous les

autres animaux et par lequel lrsquohomme les deacutepasse tous de loin et cateacutegoriquement Or cette

faccedilon drsquoexpliquer la supeacuterioriteacute politique de lrsquohomme a pour reacutesultat une deacuteviation des

principes de la diairesis aristoteacutelicienne Selon les principes drsquoune bonne diairesis

aristoteacutelicienne le fait que lrsquohomme est plus politique que les autres animaux politiques doit

ecirctre expliqueacute comme le reacutesultat de la forme speacutecifique que prend chez lrsquohomme le trait

deacutefinitoire - et donc commun ndash des tous les animaux politiques agrave savoir le trait drsquoavoir une

œuvre collective avec les autres membres de son espegravece Deux formes principales de ce

problegraveme peuvent ecirctre distingueacutees dans la litteacuterature Certains commentateurs considegraverent le

plus haut degreacute de la politiciteacute humaine comme un fait suppleacutementaire agrave son politiciteacute

animale et on lrsquoexplique comme un trait que lrsquohomme possegravede autrement qursquoanimal Un

seconde type drsquointerpreacutetation rapporte ce fait aux speacutecificiteacutes de lrsquoacircme humaine et agrave la

supeacuterioriteacute des certaines capaciteacutes psychiques humaines Or cette fois on risque drsquoexpliquer

le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine par les diffeacuterences qui sont accidentelles agrave laquo ecirctre

politique raquo

Cette ligne drsquointerpreacutetation peut ecirctre consideacutereacutee mutatis mutandis comme le retour

des certains aspects drsquoune autre approche traditionnelle Certains commentateurs

contemporains des Politiques eacuteprouvent le besoin de faire une distinction entre un sens litteacuteral

85

et un sens meacutetaphorique du terme politikos Parce que selon eux la politiciteacute humaine se

caracteacuterise par un pheacutenomegravene qui ne saurait pas srsquoexpliquer par le sens donneacute au terme

politikos dans lrsquoHA il srsquoagit du pheacutenomegravene exclusivement humain de la polis Comme la

polis ne saurait pas ecirctre reacuteduite agrave cette sorte drsquoœuvre collective dont les abeilles les fourmis

etc sont aussi capables lrsquousage du terme politikos pour les animaux autres que lrsquohomme doit

ecirctre consideacutereacute comme un transfegravere meacutetaphorique de ce terme dans le domaine zoologique Les

repreacutesentatives les plus forts de cette approche sont Richard Mulgan et Richard Bodeacuteuumls On

peut donc commencer par examiner leurs arguments

II Le sens litteral versus le sens zoologique

IIA Mulgan et le sens meacutetaphorique de lrsquoexpression laquo πολιτικὸν ζῷον raquo

La difficulteacute pour laquelle R G Mulgan1 entreprend de trouver une explication est la

suivante Dans presque tous les passages des Ethiques et des Politiques ougrave Aristote emploie

lrsquoexpression laquoπολιτικὸν ζῷονraquo il le fait de maniegravere agrave renvoyer exclusivement agrave cette

communauteacute uniquement et speacutecifiquement humaine qursquoest la polis Cela dit comment peut-

on rendre compte du fait que lrsquoHistoire des Animaux I 1 488a 7-10 qualifie de politika

drsquoautres animaux comme lrsquoabeille la guecircpe la fourmi et la grue De plus en Politiques I 2

1253a 7-8 Aristote fait une comparaison entre lrsquohomme et les autres animaux greacutegaires en

disant que celui-lagrave est mallon politikon que ceux-ci ce qui revient agrave dire que lrsquohomme nrsquoest

pas le seul animal politique il ne lrsquoest que davantage (mallon) que les autres Comment alors

reacuteconcilier le sens uniquement humain du terme avec son usage pour les autres animaux

La position de Mulgan sur cette question peut ecirctre reacutesumeacutee comme suit selon lui il

nrsquoexiste aucun sens zoologique litteacuteral du terme politikon ni pour lrsquohomme ni pour les autres

animaux quand on emploie ce terme pour lrsquohomme il nrsquoa pas de sens zoologique et quand

on lrsquoemploie au sujet des autres animaux il nrsquoest plus litteacuteral mais meacutetaphorique Agrave la

question de savoir comment expliquer la coexistence dans le corpus de deux usages

lsquoincompatiblesrsquo (le sens humain et lrsquousage zoologique) du terme la reacuteponse de Mulgan

consiste agrave dire qursquoil nrsquoest pas leacutegitime de supposer comme le Stagirite semble lrsquoavoir fait une

diffeacuterence de degreacute entre lrsquohomme et les autres animaux quand il srsquoagit de leurs caractegraveres

1 R Mulgan laquo Aristotlersquos Doctrine That Man is a Political Animal raquo Hermes 102 1974 p 438-445

86

politiques Or crsquoest exactement lrsquoerreur qursquoAristote aurait commise par lrsquousage de lrsquoadverbe

laquo mallon raquo en 1253a8 des Politiques

Il semble que dans ses analyses Mulgan srsquoappuie essentiellement sur lrsquoeacutetymologie du

mot laquo politikon raquo Lrsquoeacutetymologie du mot ne nous permet de qualifier de politikon que ceux qui

possegravedent la polis Si drsquoapregraves Mulgan lrsquoemploi de cette expression dans HA I 1 488a 7-10

pour certains animaux posseacutedant une œuvre une et commune ne peut pas ecirctre pris dans ce

sens strict crsquoest tout simplement parce que la polis est une institution exclusivement humaine

Les autres animaux dits politika ne peuvent pas laquo appartenir agrave la polis raquo Drsquoougrave le besoin de

faire une distinction entre le sens litteacuteral et le sens meacutetaphorique du terme selon Mulgan Le

sens meacutetaphorique nrsquoest qursquoun laquo sens eacutetendu raquo du sens litteacuteral de πολιτικὸν ζῷον et il ne

renvoie aucunement agrave la polis en tant que telle Ce qui nous permet drsquoeacutetendre le sens litteacuteral

du terme aux autres animaux crsquoest la preacutesence chez eux aussi du besoin de coopeacuterer ou de

travailler ensemble autour drsquoune entreprise commune

Mecircme si ce besoin de travailler ensemble avec les autres membres de sa propre espegravece

est un trait que les humains partagent avec les autres animaux laquo politika raquo ce nrsquoest pas en

fonction de ce trait qursquoon le qualifie de laquo politique raquo mais crsquoest en fonction de son

appartenance agrave la polis Selon Mulgan une lecture analytique des passages dans lesquels

Aristote utilise le terme laquo πολιτικὸν ζῷονraquo exclusivement pour lrsquohomme nous montrerait qursquoil

y a mecircme lieu de faire une distinction entre deux sens litteacuteraux laquo drsquoappartenir agrave la polis raquo Srsquoil

nrsquoest pas illeacutegitime de faire une telle distinction crsquoest qursquoil y a des passages (EE VII 10

1242a21-26 EN VIII 14 1162a16-19) ougrave Aristote met explicitement en contraste le besoin

que lrsquohomme eacuteprouve pour la polis en tant qursquoEacutetat et son besoin drsquoappartenir aux autres

associations non-eacutetatiques comme la famille Dans ces passages Aristote reacuteserverait

lrsquoadjectif laquo politikon raquo pour deacutesigner lrsquoappartenance de lrsquohomme agrave la citeacute-Eacutetat agrave lrsquoexclusion de

ses qualiteacutes laquo koinoniques raquo qursquoil distingue lorsqursquoil qualifie lrsquohomme drsquoοἰκονομικόν et

lorsqursquoil souligne sa nature conjugale et le rocircle de lrsquoamitieacute dans les rapports familiaux Drsquoougrave

la distinction entre un sens litteacuteral-exclusif et un sens litteacuteral-inclusif de notre terme Le sens

litteacuteral-exclusif du terme πολιτικὸν ζῷον sert agrave mettre en relief le contraste entre lrsquoaspect

eacutetatique drsquoecirctre destineacute agrave vivre dans une polis et la nature communautaire de lrsquohomme deacutecrite

en fonction de son appartenance aux associations autres que lrsquoEacutetat alors que dans le sens

litteacuteral-inclusif ce premier contraste est remplaceacute par le contraste inheacuterent agrave lrsquoideacutee

drsquoappartenir agrave une communauteacute par rapport agrave la vie solitaire (EN I 5 1097b8-12 EN IX 9

1169b17-19 Pol III 6 1278b17-21) Dans le sens inclusif ecirctre politikon deacutesigne plutocirct le

87

besoin que lrsquohomme eacuteprouve pour la vie sociale organiseacutee et crsquoest plutocirct la notion de vivre

ensemble (suzen) avec les autres membres de lrsquoespegravece humaine qui est accentueacutee

Le point commun entre ces deux aspects du sens litteacuteral consiste en ce que tous les

deux reacutefegraverent agrave la vie dans la polis en tant qursquoinstitution proprement et exclusivement

humaine ce qui est en effet le seul vrai sens de mot Leur distinction ne consiste que dans

lrsquoextension qursquoassume la signification du mot

[M]an is described as politikon in two senses one lsquoexclusiversquo the other lsquoinclusiversquo

the difference depending on whether the polis is contrasted with other social

institutions or is regarded as including all of them within its organization Both of

these senses however imply the actual human institution of the polis2

Crsquoest donc dans cette reacutefeacuterence constante agrave la polis en tant qursquoinstitution exclusivement

humaine que consiste la diffeacuterence cateacutegorique entre les sens litteacuteraux et le sens meacutetaphorique

du terme πολιτικὸν ζῷον Quant au lien entre le sens litteacuteral-inclusif et le sens meacutetaphorique

bien que tous les deux supposent une sorte de laquo vivre-ensemble raquo le premier garde la

reacutefeacuterence litteacuterale agrave la polis tandis que lrsquousage zoologique eacutetend lrsquoemploi du terme dans un

domaine ougrave il nrsquoest plus possible de tenir cette reacutefeacuterence litteacuterale Bien que cette diffeacuterence

soit insurmontable Mulgan pense qursquoil existe tout de mecircme un certain parallegravele entre le sens

litteacuteral-inclusif et lrsquousage zoologique en ce que le premier sous-entend une activiteacute

zoologique le besoin geacuteneacuteral de lrsquohomme de vivre et de travailler ensemble avec les autres

membres de son espegravece fournirait un parallegravele entre ces deux sens

Il est cependant crucial de ne pas charger cette activiteacute zoologique drsquoune qualiteacute

politique Le paralleacutelisme entre le sens inclusif et lrsquousage zoologique ne nous permettrait de

faire un passage de lrsquoun agrave lrsquoautre que dans un sens meacutetaphorique parce qursquoil nrsquoest pas possible

de passer du politique au zoologique sans perdre lrsquoideacutee de la polis au sens litteacuteral Mecircme dans

le cas de lrsquohomme son besoin de partager une activiteacute collective avec les autres membres de

lrsquoespegravece ne suffirait pas agrave deacutecrire cette activiteacute comme une vie politique et donc il ne suffirait

pas pour le qualifier de politikon au sens propre Pourtant dans les Politiques I 2 1253a 7-8

Aristote commettrait lrsquoerreur drsquoun transfert illeacutegitime par son usage du mot laquo mallon raquo

lorsqursquoil compare lrsquohomme avec les autres animaux greacutegaires Avec lrsquoemploi de ce petit mot

il chercherait agrave faire comme si la diffeacuterence cateacutegorique entre le sens zoologique et le sens

litteacuteral-inclusif eacutetait une diffeacuterence de degreacute

2 Mulgan laquo Aristotlersquos Doctrine raquo loc cit p 441

88

Selon Mulgan lorsqursquoAristote deacuteduit dans une premiegravere eacutetape de lrsquoargument de ce

deuxiegraveme chapitre du livre I le fait drsquoecirctre un animal politique pour lrsquohomme de son

appartenance agrave cette communauteacute naturelle qursquoest la polis neacutee agrave son tour agrave partir des autres

associations naturelles et plus eacuteleacutementaires comme la famille et le village il pense clairement

au sens inclusif du terme Cependant quelques lignes plus loin quand il dit laquo διότι δὲ

πολιτικὸν ὁ ἄνθρωπος ζῷον πάσης μελίττης καὶ παντὸς ἀγελαίου ζῴου μᾶλλον δῆλον raquo il est

eacutevident qursquoil cherche agrave concilier le sens inclusif qursquoil vient de deacutevelopper avec le sens

zoologique employeacute dans lrsquoHA Or cela aurait eacuteteacute une erreur de la part drsquoAristote car il srsquoagit

en effet de deux sens inconciliables Drsquoapregraves Mulgan dans cette phrase Aristote aurait

vraiment voulu soutenir une diffeacuterence de degreacute entre le caractegravere politique de lrsquohomme et

celui des autres animaux Si dans ce chapitre du premier livre des Politiques Aristote

srsquoefforccedilait de concilier le sens litteacuteral-inclusif qursquoil a deacuteveloppeacute jusqursquoen 1253a3 (ougrave on

trouve la premiegravere occurrence de πολιτικὸν ζῷον) avec lrsquousage zoologique du terme et srsquoil

eacuteprouvait le besoin de soutenir une diffeacuterence de degreacute entre ces deux sens crsquoest que

Perhaps he realised that he had been using the term politikon zoon of man in a

different sense from that used of other animals in the Historia Animalium and hoped to

reconcile the two by saying that man was more politikon thus preserving the

zoological similarity between man and other lsquopoliticalrsquo animals and at the same time

maintaining that man is politikon in a special unique sense3

Mulgan soulignons-le ne dit pas que lrsquousage zoologique du terme laquo πολιτικὸν ζῷον raquo nrsquoa

aucun sens pour lrsquohomme Apregraves tout lrsquohomme fait partie de la liste des animaux politiques

donneacutee dans lrsquoHA Ce qursquoil dit crsquoest que mecircme pour lrsquohomme lrsquousage zoologique ne saurait

avoir qursquoune signification meacutetaphorique Il srsquoensuit que selon Mulgan le πολιτικὸν ζῷον

aristoteacutelicien ne possegravederait aucun sens zoologique litteacuteral et que la diffeacuterence entre lrsquohomme

et les autres animaux dits politiques ne pourrait pas avoir une signification zoologique

3 Ibid p 444

89

IIB Bodeacuteuumls et la critique aristoteacutelicienne du projet politique de Platon

Dans lrsquoarticle qursquoil a consacreacute agrave notre question Bodeacuteuumls4 entreprend de montrer que la

vie politique de lrsquohomme constitue un domaine relativement autonome par rapport agrave sa vie

eacuteconomique et qursquoelle se caracteacuterise par une speacutecificiteacute ontologique et eacutepisteacutemologique

proprement humaine Selon Bodeuumls cette speacutecificiteacute du caractegravere politique de lrsquohomme ne

srsquoeacutepanouissant que dans la polis ne saurait se justifier par une explication qui prendrait son

modegravele sur le greacutegarisme animal Drsquoougrave la critique aristoteacutelicienne du projet de Platon tel

qursquoon le trouve dans la Reacutepublique et les Lois un projet inspireacute du modegravele de la fourmiliegravere

ou de la ruche

Comme Mulgan Bodeuumls pense lui aussi que lrsquoutilisation de lrsquoexpression laquo πολιτικὸν

ζῷονraquo dans lrsquoHistoire des Animaux pour qualifier certains drsquoanimaux greacutegaires et laborieux

preacutesente lrsquoinconveacutenient de se rapporter agrave cette institution exclusivement humaine qursquoest la

polis Une telle utilisation du terme dans un contexte zoologique laquo tend selon Bodeuumls agrave

masquer le caractegravere speacutecifique raquo5 de la polis Bodeuumls et Mulgan divergent cependant sur

lrsquointerpreacutetation qursquoil faut donner au mot laquo mallon raquo de la ligne 1253a 7-8 Contrairement agrave

Mulgan Bodeuumls ne pense pas qursquoAristote lrsquoemploie dans le but de soutenir une diffeacuterence de

degreacute entre le caractegravere politique de lrsquohomme et celui des autres animaux Selon lui il srsquoen

sert pour souligner le fait que le caractegravere politique en tant que tel nrsquoest le propre que de

lrsquoespegravece humaine laquo crsquoest elle plutocirct que nrsquoimporte quelle espegravece drsquoabeille ou drsquoanimal

greacutegaire qui possegravede ce caractegravereraquo6 Autrement dit ce petit mot aurait eacuteteacute voulu par Aristote

pour marquer non pas une diffeacuterence de degreacute mais une diffeacuterence de nature Malgreacute cette

diffeacuterence entre Mulgan et Bodeuumls sur la signification de cet adverbe en ce qui concerne la

diffeacuterence entre lrsquohumain et les autres animaux ils partagent la mecircme position dans la

mesure ougrave ecirctre politikon ne deacutesigne que la vie dans la polis lrsquohomme seul meacuteriterait drsquoen ecirctre

qualifieacute dans un sens veacuteritable ou laquo non-masqueacute raquo

Drsquoapregraves Bodeuumls la speacutecificiteacute de la vie politique humaine proviendrait de ce qursquoelle ne

peut pas ecirctre modeleacutee sur le greacutegarisme animal fondeacute sur la division du travail Une seconde

diffeacuterence majeure entre Bodeuumls et Mulgan fait jour Bodeuumls nrsquoentend nullement dans

laquo politikon raquo ce que Mulgan appelle laquo le sens inclusif raquo drsquoappartenir agrave la polis Selon lui

4 R Bodeuumls laquo Lrsquoanimal politique et lrsquoanimal eacuteconomique raquo Aristotelica Meacutelanges offerts agrave Marcel de Corte

Cahiers de Philosophie Ancienne 3 1985 p 65-81 5 Ibid p 66 6 Ibid

90

refuser drsquoaccorder une politiciteacute aux aspects familiaux et eacuteconomiques de la vie humaine et

distinguer ceux-lagrave de la vie de citoyen sans cependant imposer une dualiteacute dans la nature

humaine constitue en effet le cœur de la critique aristoteacutelicienne du projet de Platon

Selon Bodeuumls lorsque Platon modelant la polis sur le greacutegarisme animal et sur lrsquoideacutee

de division du travail qursquoincarne ce greacutegarisme constituait une hieacuterarchie entre les

laquo gardiens raquo seuls veacuteritables citoyens de la citeacute platonicienne et ceux qui srsquooccupent de

lrsquoeacuteconomie de la citeacute il projetait en fait un pheacutenomegravene zoologique sur la polis humaine

Dans le projet platonicien les deux aspects de lrsquoexistence humaine agrave savoir les aspects

familiaux et eacuteconomiques et la vie de citoyenneteacute forment une dualiteacute incompatible lagrave ougrave il

y a lrsquoun lrsquoautre se trouve aboli Ce faisant Platon chercherait selon Bodeacuteuumls agrave construire sa

citeacute comme un ensemble des erga organiseacute sur le modegravele des animaux greacutegaires Pour le dire

autrement chez Platon le modegravele politique serait transfeacutereacute vers le monde humain agrave partir du

monde animal alors que chez Aristote crsquoest le contraire Si on pousse ce raisonnement un peu

plus loin on dirait que chez Platon crsquoest le sens humain de πολιτικὸν ζῷον qui serait

laquo meacutetaphorique raquo par rapport au sens zoologique

Aristote remettrait les choses en ordre Selon Bodeuumls Aristote agrave travers la critique de

Platon deacutebarrasserait le caractegravere politique de lrsquohomme de cet inconveacutenient drsquoecirctre consideacutereacute

selon une dualiteacute incompatible Avec lrsquoideacutee que seul lrsquohomme parmi des animaux est doueacute

du logos et avec lrsquoaccent mis par le mot laquo mallon raquo sur sa diffeacuterence qualitative par rapport

aux autres animaux le sens laquo meacutetaphorique raquo fonctionnerait dans la direction inverse de

lrsquohomme aux animaux Quand Aristote dit que lrsquohomme nrsquoest pas seulement un animal

politique mais il est aussi un animal eacuteconomique (EE VII 10 1242a22-23) il chercherait agrave

reacuteconcilier deux aspects de la nature humaine il chercherait une notion drsquoecirctre humain destineacute

agrave vivre agrave la fois dans une citeacute et dans une famille Le projet aristoteacutelicien consisterait donc agrave

eacutetablir un certain rapport teacuteleacuteologique entre ces deux aspects de la vie humaine dans sa vie

familiale lrsquohomme cherche agrave srsquointeacutegrer dans la citeacute et cela drsquoune maniegravere reacutefleacutechie parce que

la famille vise toujours le salut de ses membres Dans ses activiteacutes eacuteconomiques au-delagrave de la

famille le travail est toujours organiseacute selon les fins que se pose la citeacute Bodeuumls en conclut

que laquo Par lagrave encore nous voyons se dissiper lrsquoapparente dualiteacute de nature chez lrsquoecirctre humain

srsquoil est vrai qursquoen sa qualiteacute drsquooikonomikon zocircon lrsquohomme exerce une fonction pour la

Citeacute raquo7

7 Ibid p 69

91

Ainsi le trait distinctif du projet drsquoAristote consiste en ce que ce rapport teacuteleacuteologique

entre lrsquoanimal eacuteconomique et la citeacute ne reacutesulte ni dans lrsquoabolition de la famille ni dans la

reacuteduction du politique agrave lrsquoeacuteconomique comme crsquoeacutetait le cas chez Platon Dans leur rapport

teacuteleacuteologique ces deux domaines se lient lrsquoun agrave lrsquoautre tout en restant distincts et autonomes

preacuteservant leurs modes drsquoexistence et drsquointelligence propres En ce sens lrsquoanimal eacuteconomique

est laquo un organe de la Citeacute raquo8 Cet organe est au service de lrsquoautre aspect de la nature humaine

lequel exige laquo le bios politikos pour le perfectionnement de lrsquoecirctre humain raquo Chez Aristote

crsquoest la politique qui laquo offre agrave la nature humaine le terrain ougrave se deacuteploient au mieux ses

virtualiteacutes raquo9

Le projet aristoteacutelicien face agrave celui de Platon consisterait donc agrave construire la

politique comme le domaine exclusif du bien-vivre humain Crsquoest un domaine dont les

activiteacutes constitutives ne sauraient aucunement ecirctre reacuteduites agrave une forme de greacutegarisme

animal Bodeuumls et Mulgan sont donc drsquoaccord sur lrsquoideacutee que le caractegravere politique de

lrsquohomme relegraveve drsquoune nature tout agrave fait diffeacuterente du greacutegarisme animal il ne peut avoir

aucune signification zoologique du fait que la polis est un type de socieacuteteacute dont lrsquoenjeu

ontologique et intellectuel est exclusivement humain Il srsquoensuit que la diffeacuterence

laquo politique raquo entre lrsquohomme et les autres animaux greacutegaires ne saurait ecirctre nullement une

diffeacuterence explicable dans un cadre zoologique Il semble que selon la lecture de Bodeuumls le

seul sens zoologique que lrsquoon pourrait trouver chez le Stagirite pour πολιτικὸν ζῷον crsquoest

celui qursquoil critique seacutevegraverement celui de Platon

III La laquo decouverte raquo du sens zoologique de laquo πολιτικὸν ζῷον raquo

On a vu que ni pour Mulgan ni pour Bodeuumls le caractegravere politique de lrsquohomme ne

pouvait ecirctre dit dans un sens biologique ou zoologique puisque lrsquohomme serait le seul agrave

posseacuteder la polis Une conseacutequence de cette position est le rejet drsquoune explication biologique

ou zoologique de la diffeacuterence entre lrsquohomme et les autres animaux dits politika

Malgreacute sa force analytique et sa capaciteacute explicative il me semble que lrsquoapproche de

Mulgan laisse de cocircteacute le problegraveme de fond Comment sait-on apregraves tout que ce que Mulgan

appelle laquo le sens litteacuteral-inclusif raquo du πολιτικὸν ζῷον et de la polis nrsquoa pas une signification

zoologique pour cet animal qursquoest lrsquohomme Dire que les autres animaux nrsquoont aucun accegraves agrave

8 Ibid p 70 9 Ibid p 71-2

92

la vie laquo socieacutetale raquo dont lrsquohomme fait lrsquoexpeacuterience dans le cadre de la polis au sens inclusif

ne nous prouve pas que ce dernier ne possegravede aucune signification zoologique pour lrsquohomme

Autrement dit le fait que les autres animaux dits politika ne sont pas capables de fonder les

mecircmes communauteacutes que lrsquohomme ne prouve pas que la capaciteacute humaine de fonder des

communauteacutes propres agrave son espegravece ne saurait ecirctre expliqueacutee comme un trait zoologique de

lrsquohomme-animal Si donc un sens zoologique pour le caractegravere politique de lrsquohomme pouvait

ecirctre eacutetabli on pourrait eacutegalement accorder un caractegravere politique agrave ce que Mulgan prendre

comme le sens zoologique (et non politique sauf meacutetaphoriquement) de laquo πολιτικὸν ζῷονraquo

Aujourdrsquohui avec le travail de Wolfgang Kullmann et apregraves lui de Jean-Louis

Labarriegravere la question de savoir si Aristote quand il disait que lrsquohomme eacutetait un animal

politique par nature entendait cette formule en un sens biologique (ou zoologique) a trouveacute

une reacuteponse positive et selon nous deacutefinitive Bien que lrsquoarticle de Bodeuumls soit posteacuterieur agrave la

fameuse eacutetude de Kullmann10 consacreacutee agrave notre question lrsquoapproche de Bodeuumls sur le sens agrave

donner au πολιτικὸν humain constitue un tregraves bon exemple de la position critiqueacutee par

Kullmann au deacutebut de son article Quand Bodeuumls restreignant le domaine de la vie politique

humaine agrave la citoyenneteacute et comprenant le rapport entre la nature eacuteconomique et nature

politique de lrsquohomme comme un rapport de moyen agrave fin rend compte de lrsquoenjeu de la

diffeacuterence irreacuteductible entre ces deux domaines de lrsquoexistence humaine il eacutecrit

Aussi lrsquointelligence dont se sert lrsquoanimal eacuteconomique se trouve-t-elle mobiliseacutee par la

fin suprecircme que se propose tout homme Aristote observe mecircme quelque chose de

spontaneacute dans ce mouvement par lequel lrsquoanimal eacuteconomique se mue en animal

politique qui peut dit-il compter sur un intendant pour geacuterer sa maison et ses

affaires se dirige vers la politique [hellip] [La science politique] en fonction des fins de

lrsquoexistence srsquoattache agrave prescrire les actions conformes au bien humain vis-agrave-vis

desquelles les actes eacuteconomiques sont des moyens Ces derniers en mecircme temps que

toutes les activiteacutes qui impliquent le travail apparaissent donc lieacutes pour le philosophe

agrave la condition servile dans lrsquoexacte mesure ougrave ils sont le fait drsquoun animal infeacuterieur

(eacuteconomique) auquel commande un animal supeacuterieur (politique) qui lui assigne un

10 Premiegravere apparition en allemand Wolfgang Kullmann laquo Der Mensch als politisches Lebenwesen bei

Aristoteles raquo Hermes 108 1980 p 419-43 article traduit en anglais et repris sous le titre laquo Man as a Political

Animal in Aristotle raquo dans A Companion to Aristotlersquos Politics eacuteds David Keyt et Fred D Miller Jr Oxford

Blackwell1991 p 94-117 Je consulte la traduction anglaise de cet article

93

rocircle Lrsquoideacuteal aristoteacutelicien semble donc correspondre agrave un souci drsquoaffranchissement de

lrsquohomme11

Eacutelevant ainsi lrsquolaquo animal politique raquo agrave un ideacuteal de lrsquoeacutethique aristoteacutelicienne Bodeuumls semble

reprendre une perspective tregraves reacutepandue dans les eacutetudes classiques des anneacutees 60 laquelle

relegraveve selon Kullmann drsquoun usage laquo lacircche raquo et indeacutependant de lrsquo laquo occurrence originelle raquo de

lrsquoideacutee que lrsquohomme est un πολιτικὸν ζῷον12 Selon cet usage dit Kullmann ecirctre un πολιτικὸν

ζῷον eacutequivaut agrave ecirctre un citoyen politiquement actif et il cite dans une note le passage

suivant de V Ehrenberg preacutecurseur de lrsquoapproche deacuteveloppeacutee par Bodeuumls

The fact that slaves metics and the rest played such an active and independent part in

the statersquos economic life made it largely possible for the citizen to devote his life to

the state to be indeed a zocircon politikon13

La recherche de la signification biologique ou zoologique du caractegravere politique de lrsquohomme-

animal commence pourrait-on dire avec la question suivante poseacutee par Labarriegravere lorsqursquoil

srsquointerroge au sujet de la validiteacute de lrsquoopposition entre le sens litteacuteral et meacutetaphorique

laquo lrsquohomme lui-mecircme ne serait-il pas un animal politique pour des raisons drsquoordre biologique

ou zoologique avant de lrsquoecirctre si lrsquoon ose dire pour des raisons drsquoordre politique crsquoest-agrave-dire

relevant de la science politique raquo14

IIIA Kullmann et la laquo deacuteduction biologique raquo des Politiques I 2

Lrsquoun des cibles principales de la position de Kullmann est cette ligne drsquointerpreacutetation

qui identifie les notions de laquo politique raquo et de laquo raisonnable raquo Contre cette tendance drsquoorigine

heacutegeacutelienne Kullmann deacutemontre que selon Aristote le caractegravere politique est

laquo geacuteneacutetiquement raquo enracineacute chez lrsquohomme Selon son interpreacutetation drsquoAristote crsquoest

seulement au degreacute speacutecifique de la nature politique de lrsquohomme que renvoie sa nature

raisonnable

Dans lrsquoargument du deuxiegraveme chapitre des Politiques I Kullmann voit

essentiellement une laquo deacuteduction biologique raquo Selon lui la deacutesignation de lrsquohomme par

11 Bodeuumls laquo Lrsquoanimal politique et lrsquoanimal eacuteconomique raquo loc cit p 80-1 12 Kullmann laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 95 13 V Ehrenberg The Greek State Oxford Blackwell 1960 p 38 citeacute par Kullmann laquo Man as a Political

Animal raquo loc cit p 94 n 1 14 Jean-Louis Labarriegravere Langage vie politique et mouvement des animaux Paris J Vrin 2004 p 108

94

laquo ζῷον raquo dans lrsquoexpression laquo πολιτικὸν ζῷον raquo le range parmi les animaux Ce fait au sujet de

lrsquohomme est deacuteduit dans ce chapitre agrave partir de son appartenance aux communauteacutes plus

eacuteleacutementaires que la polis dont les naissances sont expliqueacutees par reacutefeacuterence aux faits

biologiques de la reproduction et de la survie humaines Le paralleacutelisme enfin entre Pol I

2 1253a7-8 et HA I 1 488a7-10 montrerait clairement qursquoAristote considegravere la qualiteacute

politique de lrsquohomme selon une perspective biologique deacuteveloppeacutee dans ses travaux sur

lrsquohistoire naturelle Ce rapport avec lrsquoHA rendrait manifeste le fait que la formule laquo πολιτικὸν

ζῷον raquo doit ecirctre prise comme la description de la condition biologique drsquoun ensemble de

groupes drsquoanimaux En ce qui concerne la laquo deacuteduction biologique raquo lrsquoessentiel est de voir que

cette formule qualifie un groupe drsquoanimaux plus eacutetendu que lrsquoespegravece humaine Lrsquohomme

nrsquoest donc politique que par son appartenance agrave la famille des animaux greacutegaires qui ont une

activiteacute commune entre eux comme lrsquoaffirme la deacutefinition du passage concerneacute de lrsquoHA La

qualiteacute drsquoecirctre politikon loin drsquoecirctre une diffeacuterence speacutecifique agrave lrsquohumain ne teacutemoigne en effet

que de la possession par lrsquohomme laquo de certaines caracteacuteristiques drsquoun animal greacutegaire qui lui

sont inneacutees comme elles le sont agrave drsquoautres animaux raquo15 Lrsquohomme en tant qursquoecirctre politique

est agrave rapprocher des animaux greacutegaires

Jusqursquoici il nrsquoy a rien de nouveau pour ceux qui ont une connaissance des traiteacutes

zoologiques drsquoAristote La particulariteacute de la lecture de Kullmann provient du rocircle et de la

signification qursquoil assigne agrave cet aspect biologique de la qualiteacute politique de lrsquohomme Selon

lui cet aspect biologique nrsquoest que lrsquoune des dimensions constitutives de la vie politique de

lrsquohomme et il ne la deacutetermine pas inteacutegralement Comme en teacutemoigne drsquoapregraves Kullmann

Pol I 2 1253a29-30 cette dimension biologique de la qualiteacute politique humaine nrsquoest qursquoun

laquo eacutelan instinctif (horme) poussant les hommes vers la communauteacute politique raquo16 Cet instinct

social geacuteneacutetiquement enracineacute atteste bien la naturaliteacute du comportement social chez

lrsquohomme Or il nrsquoest jamais plus qursquoune tendance inconsciente preacutesente dans la constitution

mecircme de lrsquohomme degraves la naissance Lrsquohomme ne lrsquoapprend pas ce nrsquoest pas non plus une

potentialiteacute qui attend drsquoecirctre reacutealiseacutee par lrsquoeacuteducation etc17 Par lrsquoinstinct preacutecise Kullmann

15 Wolfgang Kullmann laquo Lrsquoimage de lrsquohomme dans la penseacutee politique drsquoAristote raquo dans Aristote politique

Etudes sur la Politique drsquoAristote sous la direction de Pierre Aubenque ed Alonso Tordesillas Paris PUF

1993 p 161-184 (p 166) 16 Ibid p 170 17 Pour la critique de Kullmann sur les analyses de Keyt voir Kullmann opcit p 169-170

95

laquo Aristote nrsquoentend certainement rien de rationnel mais bien un instinct social semblable agrave

lrsquoinstinct de procreacuteation qui agit sans deacutecision deacutelibeacutereacutee preacutealable raquo18

Cependant comme il nrsquoest qursquoun instinct inconscient et bien qursquoil soit neacutecessaire pour

une forme de vie collective qui ressemblerait agrave celle des autres animaux cet eacuteleacutement

biologico-geacuteneacutetique seul ne saurait pas constituer une vie politique humaine Crsquoest-agrave-dire que

mecircme si le seul eacutelan instinctif pour une vie collective suffit deacutejagrave agrave pousser les hommes agrave creacuteer

une communauteacute19 la seule vie collective ne suffit pas agrave expliquer la speacutecificiteacute de la maniegravere

dont lrsquohomme est politique Kullmann veut dire ici que la vie collective seule ne suffit pas agrave

rendre compte du degreacute speacutecifique auquel lrsquohomme est politique par rapport aux autres

animaux politika Selon Kullmann donc le degreacute speacutecifique auquel lrsquohomme est politique ne

saurait pas srsquoexpliquer en fonction (ou comme une speacutecification) de sa nature greacutegaire (-

politique) Le degreacute speacutecial de sa politiciteacute ne reacutesiderait aucunement dans une modaliteacute de sa

vie collective animale Donc le fait que lrsquohomme est politique agrave un plus haut degreacute que les

autres animaux ne peut pas ecirctre expliqueacute par lrsquoaspect biologique du caractegravere politique de

lrsquohomme mais il doit lrsquoecirctre par reacutefeacuterence au logos agrave la raison Il semble donc que Kullmann

explique par deux aspects diffeacuterents la qualiteacute politique de lrsquohomme drsquoune part et le degreacute

speacutecial auquel il lrsquoest drsquoautre part Il faut srsquoattarder sur les deacutetails de ce dernier point

Les analyses de Kullmann ont pour but de montrer que mecircme si lrsquoaspect biologique du

caractegravere politique de lrsquohomme lui suffit pour construire une communauteacute politique il ne

suffit pourtant pas agrave la constitution de la communauteacute politique humaine agrave savoir la polis

Lrsquoexpression propre du Stagirite en Pol I 2 1252b30 selon laquelle la polis existe en vue

du bien-vivre atteste souligne Kullmann que lrsquoexistence de la polis ne srsquoexpliquerait jamais

correctement si on ne prend pas en compte la poursuite consciente du bien vivre par ce seul

animal lrsquohomme capable par sa raison de distinguer lrsquoutile du nuisible et donc le juste de

18 Ibid p 171 19 Kullmann renvoie agrave Pol III 6 1278b17-25 ougrave Aristote dit laquo Nous avons dit dans nos premiers exposeacutes

traitant de lrsquoadministration familiale et du pouvoir du maicirctre entre autres choses qursquoun homme est par nature un

animal politique Crsquoest pourquoi mecircme quand ils nrsquoont pas besoin de lrsquoaide des autres les hommes nrsquoen ont pas

moins tendance agrave vivre ensemble [οὐκ ἔλαττον ὀρέγονται τοῦ συζῆν] [hellip] Tel est assureacutement le but qursquoils ont

avant tout tous ensemble comme seacutepareacutement Mais ils se rassemblent et ils perpeacutetuent la communauteacute politique

aussi dans le seul but de vivre raquo

96

lrsquoinjuste (I 2 1253a14-18) Donc la polis existe en vertu de deux facteurs

compleacutementaires 20

[D]eux eacuteleacutements sont responsables de lrsquoexistence des Eacutetats ou peuvent lrsquoecirctrehellip un

eacuteleacutement instinctif (horme) et un eacuteleacutement rationnel (logos) capable de consideacuterer lrsquoutile

et le nuisible et par conseacutequent aussi le juste et lrsquoinjuste et visant agrave bien vivre Le

premier eacuteleacutement est commun agrave lrsquohomme et agrave lrsquoabeille Le deuxiegraveme signifie sans

aucun doute lrsquoaspiration agrave la vie heureuse la vie en eudeacutemonie que lrsquohomme peut

atteindre dans la mesure ougrave il dispose du logos et du noucircs21 (p 171)

Selon Kullmann la diffeacuterence speacutecifique qursquoAristote conccediloit pour le caractegravere politique de

lrsquohomme par rapport aux autres animaux politiques devrait srsquoexpliquer par ce second eacuteleacutement

Le facteur biologique qui deacutetermine le deacutesir que lrsquohomme possegravede pour vivre ensemble avec

les autres membres de son espegravece repreacutesente ce cocircteacute de la qualiteacute politique qui rapproche

lrsquohomme des animaux greacutegaires Donc au niveau biologique la capaciteacute politique humaine

ne se diffeacuterencierait pas de celle des autres animaux crsquoest-agrave-dire qursquoagrave ce niveau on ne saurait

dire de lrsquohomme qursquoil est plus politique que ces derniers Le degreacute supeacuterieur de la politiciteacute

humaine devrait se rapporter agrave la raison Crsquoest une conclusion que Kullmann deacuteduit

directement du texte des Politiques I 2

The political is a characteristic which necessarily results from the special biological

nature of man [hellip] It is only when compared with certain other animals that men are

political to an especially high degree [hellip] It also follows from the description of man

as zocircon that lsquopoliticalrsquo above all describes a biological condition of a group of animals

[hellip] According to the text the greater degree to which man is political is due to the

fact that as a being endowed with reason he has a perception of the beneficial and

harmful and hence as Aristotle infers also of the just and unjust22

20 Il semble qursquoil y a une ambiguiumlteacute dans les eacutenonceacutes de Kullmann au sujet de lrsquoimportance qursquoil faut accorder agrave

la raison dans lrsquoeacutetablissement de lrsquoEacutetat Drsquoune part il dit que le discernement gracircce agrave la raison du bien et du

mal et donc du juste et de lrsquoinjuste par lrsquohomme est selon Aristote laquo la condition sine qua non de

lrsquoeacutetablissement de lrsquoEacutetat et de la famille raquo (laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo loc cit p167) mais drsquoautre art quelques

pages plus loin il dit que laquo cet eacuteleacutement rationnel raquo nrsquoest pas indispensable pour lrsquoexistence de lrsquoEacutetat (ibid p

171) 21 laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo loc cit p 171 Pour un passage parallegravele voir aussi Kullmann laquo Man as a Political

Animal raquo loc cit p 102 22 Kullmann laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 100-1

97

Du fait qursquointervient dans la constitution de la communauteacute politique proprement humaine un

deuxiegraveme aspect (la raison) diffeacuterent de celui que lrsquohomme partage avec les autres animaux

greacutegaire-politiques (lrsquohorme social) Kullmann conclut que crsquoest en fonction de cet aspect

suppleacutementaire que lrsquohomme serait plus politique que les autres animaux Autrement dit du

fait que la raison a un rocircle agrave jouer dans la constitution de la polis Kullmann deacuteduit que le fait

que lrsquohomme est plus politique srsquoexpliquerait agrave partir de sa possession de la polis en tant

qursquoœuvre de la raison visant agrave bien vivre Lrsquohomme est plus politique au niveau de la polis

non pas avant Il srsquoensuit que selon Kullmann le plus haut degreacute du caractegravere politique de

lrsquohomme nrsquoest pas un fait que le Stagirite considegravere en fonction de lrsquoappartenance de lrsquohomme

au monde animal il srsquoexpliquerait laquo au-delagrave raquo de son animaliteacute

Donc drsquoapregraves cette interpreacutetation la vie politique humaine srsquoexpliquerait dans son

inteacutegraliteacute (crsquoest-agrave-dire en tenant aussi compte de la speacutecificiteacute dont elle dispose) par deux

aspects distincts drsquoune part par son aspect biologique et drsquoautre part par le logos ce dernier

ne faisant pas partie de lrsquoexplication biologique23

Le reacutesultat principal de cette approche agrave la conception aristoteacutelicienne de πολιτικὸν

ζῷον est une laquo deacutesolidarisation raquo du πολιτικὸν ζῷον de la polis La diffeacuterence entre cette

lecture deacuteveloppeacutee par Kullmann et celles de Mulgan et de Bodeuumls est tregraves significative

lrsquoapproche de Kullmann a le grand meacuterite drsquoaffirmer de par sa fideacuteliteacute au texte de Pol I 2

que lrsquoexpression laquo πολιτικὸν ζῷονraquo deacutesigne un trait biologique appartenant agrave un groupe

drsquoanimaux plus eacutetendu que lrsquoespegravece humaine crsquoest-agrave-dire qursquoelle deacutesigne aussi bien la

condition biologique de lrsquohomme que celle de certains animaux qui ne possegravedent pas de

polis 24 Ces animaux sont tous politiques et la possession de la polis nrsquoest donc pas

deacutefinitoire pour ecirctre politique

23 Il en va de mecircme selon Kullmann pour la formation de la famille humaine Elle srsquoexplique eacutegalement par un

meacutelange laquo des dons naturels et de raison raquo cette derniegravere eacutetant drsquoune disposition distincte et parfois opposeacutee agrave la

nature Par une reacutefeacuterence aux lignes 1162a17-26 de lrsquoEN il dit que drsquoune part lrsquohomme est naturellement enclin

agrave srsquoaccoupler mais drsquoautre part crsquoest toujours par une poursuite consciente du salut et du bonheur qursquoelle gagne

sa speacutecificiteacute humaine par rapport agrave la vie familiale des autres animaux laquo Dans le mariage humain tout se passe

donc comme dans la communauteacute politique les deux communauteacutes naissent drsquoun instinct auquel vient srsquoajouter

un eacuteleacutement rationnel agrave savoir lrsquointeacuterecirct commun et le bonheur qui deacutepend de lrsquoaretecirc raquo (laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo

loc cit p174) 24 Jean-Louis Labarriegravere fait une bonne synthegravese de la position de Kullmann laquo Or pour pouvoir soutenir cela il

nrsquoest drsquoautre moyen que drsquoinsister fortement sur le caractegravere naturel de cette qualiteacute [drsquoecirctre politique] afin de

pouvoir montrer qursquoelle nrsquoest en rien en propre agrave lrsquohomme et qursquoelle est au contraire partageacutee par certains autres

animaux Il en reacutesulte qursquoil faut encore en deacutepit de lrsquoeacutetymologie parvenir agrave deacutesolidariser politikon de polis afin

98

Le motif principal de Mulgan et de Bodeuumls lorsqursquoils niaient une signification

zoologique au caractegravere politique de lrsquohomme eacutetait drsquoeacuteviter de reacuteduire ce qui eacutetait speacutecifique

agrave lrsquohomme Kullmann en lisant une laquo deacuteduction biologique raquo dans lrsquoargument du Pol I 2

entend montrer que le Stagirite cherchait en fait une signification biologique crsquoest-agrave-dire une

signification issue de lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme pour rendre compte de sa qualiteacute politique sans

cependant reacuteduire ce qui lui est propre

IIIB Ebauche des problegravemes

Cependant la faccedilon dont Kullmann rend compte du plus haut degreacute auquel lrsquohomme

est politique nrsquoest pas sans poser problegraveme On peut commencer par une simple question

comment deacuteduit-on exactement du fait que la raison joue un rocircle capital dans lrsquoexistence de la

polis et que la preacutesence de la raison est une speacutecificiteacute de la vie politique humaine que

lrsquohomme est plus politique que drsquoautres animaux qualifieacutes comme tels Autrement dit mecircme

srsquoil est eacutevident que lrsquoexpeacuterience politique propre agrave lrsquohomme ne saurait srsquoexpliquer par sa seule

greacutegariteacute et exclusivement en fonction de son animaliteacute comment sait-on exactement que ce

sont les caracteacuteristiques qui lui sont propres (ici le logos) qui rendent lrsquohomme plus

politique Pourquoi une caracteacuteristique propre manquant aux autres animaux aurait-elle

pour reacutesultat la possession agrave un laquo plus raquo haut degreacute drsquoun mecircme trait qursquoun animal partage

avec certains autres

Il semble que Kullmann a deux reacuteponses agrave ces questions Bien qursquoil ne fournisse pas

une explication analytique du lien qui pourrait exister entre ses reacuteponses il nrsquoest pas difficile

de le discerner

Sa premiegravere reacuteponse est issue de ce que nous venons de voir jusqursquoici crsquoest agrave cause

drsquoun telos que lrsquohomme se propose par sa raison qursquoil est plus politique Comme lrsquohomme a

une preacutetention agrave la vie heureuse gracircce agrave son logos et agrave son noucircs il choisit de vivre dans une

polis25 parce que ce but ne saurait ecirctre atteint que dans le cadre de cette derniegravere Donc de par

son aspiration agrave la vie heureuse lrsquohomme va au-delagrave de la seule vie collective26 (trait commun

agrave tout animal greacutegaire-politique) et il fonde lrsquoEacutetat le type de socieacuteteacute dont lui seul est capable

de pouvoir soutenir que la notion drsquoanimal politique ne doit pas malgreacute lrsquoapparence srsquoentendre

preacutefeacuterentiellement par rapport agrave polis raquo (Langage vie politique op cit p 117) 25 Kullmann renvoie agrave Pol III 9 1280a 34 (laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo loc cit p 171) 26 La vie collective en tant que telle ne suffit pas dit Kullmann (laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 106)

99

De cette premiegravere reacuteponse il srsquoensuit que selon Kullmann lrsquohomme nrsquoest guegravere plus

politique pour une raison qui relegraveverait de son caractegravere greacutegaire-politique En effet malgreacute

lrsquoapparence contraire on revient sur la position deacutepasseacutee la diffeacuterence de nature agrave laquelle

Mulgan et Bodeuumls font appel est rappeleacutee chez Kullmann pour lrsquoexplication du plus haut

degreacute de la politiciteacute humaine Mais il reste encore une nuance entre la position des premiers

et celle de Kullmann Mulgan et Bodeuumls faisaient eux aussi recours agrave lrsquoadverbe laquo mallon raquo

afin drsquoexpliquer qursquoil existe non pas une diffeacuterence de degreacute mais bien une diffeacuterence de

nature entre le politikon humain et les autres animaux (meacutetaphoriquement) politiques Certes

Kullmann voit et lrsquoexprime nettement que πολιτικὸν ζῷον doit se comprendre en fonction

drsquoune constante biologique qui nrsquoest aucunement speacutecifique agrave lrsquohomme Toutefois il affirme

que cette constante biologique ne suffit pas agrave rendre compte du degreacute speacutecial auquel lrsquohomme

est politique son caractegravere plus politique ne serait pas une speacutecification de son caractegravere

greacutegaire-politique lrsquohomme serait plus politique autrement que lrsquoanimal Deux sens drsquoecirctre

politique entrent donc en jeu

Selon cette approche le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine srsquoexpliquerait par le

fait que lrsquohomme passe au-delagrave de la seule vie collective et ne se comprendrait donc pas en

fonction de son activiteacute zoologique Mecircme si les diffeacuterentes communauteacutes humaines (la

famille le village et enfin la polis elle-mecircme en tant que communauteacute des communauteacutes des

espegraveces diffeacuterentes etc) pouvaient ecirctre envisageacutees comme les produits de lrsquoactiviteacute

zoologique de lrsquohomme il semble que selon Kullmann ce nrsquoest pas agrave ce niveau qursquoAristote

qualifie lrsquohomme de laquo plus politique raquo il le ferait en revanche en prenant lrsquohomme en tant

qursquoun ecirctre raisonnable qui fonde un Eacutetat poursuivant son aspiration agrave la vie heureuse gracircce agrave

sa capaciteacute de consideacuterer lrsquoutile et le juste et lrsquoinjuste Lrsquohomme choisissant deacutelibeacutereacutement de

vivre dans un Eacutetat choisit drsquoecirctre plus politique

Outre le problegraveme de sa conformiteacute agrave la theacuteorie aristoteacutelicienne de la diairesis cette

premiegravere reacuteponse de Kullmann ne nous dit rien sur la question de savoir comment ce trait

propre agrave lrsquohomme (la raison) peut eacutelever agrave un plus haut degreacute un caractegravere (ecirctre politique)

qursquoil partage avec certains autres animaux Elle nous dit uniquement que lrsquohomme dispose de

ce trait laquo suppleacutementaire raquo au-delagrave (ou en dehors) de ce qursquoil partage avec les autres animaux

Crsquoest pourquoi jrsquoestime que sa seconde reacuteponse est plus importante Jusqursquoagrave un certain

point elle atteacutenue les difficulteacutes auxquelles la premiegravere reacuteponse nous expose Selon cette

deuxiegraveme reacuteponse lrsquohomme est laquo especially political because of his speech raquo Kullmann

reconnaissant que le langage joue un rocircle capital dans le comportement social humain Crsquoest

100

toujours par reacutefeacuterence agrave la laquo deacuteduction biologique raquo du Pol I 2 que Kullmann srsquoexprime sur

le rocircle politique du langage

In this passage at least it is clear that Aristotle arrives at the point of characterizing

man insofar as he is a biological being as political by nature In this context Aristotle

uses the basic proposition of his zoology - that nature does nothing in vain - in order to

elucidate the following idea it is anticipated in the lsquoplanrsquo (Bauplan) of the human

species that it is by means of the psychosomatic property of logos that man carries out

his characteristically political works and functions We learn that there are also other

animals which are political but that man is especially political because of his speech27

Dans lrsquoarticle drsquoougrave vient cette derniegravere citation Kullmann nrsquoeacutelucide pas davantage le sujet de

savoir comment le langage rapporte exactement le caractegravere politique de lrsquohomme agrave un plus

haut degreacute Crsquoest dans le second article que lrsquoon trouve une explication plus approfondie

Selon Kullmann chez lrsquohumain le langage laquo intensifie raquo son trait biologique drsquoecirctre politique

Cette qualiteacute de lsquopolitiquersquo que lrsquohomme possegravede en commun avec certains

animaux est intensifieacutee par le logos la langue qui comme Aristote lrsquoexplique

ensuite en 1253a 9 sq nrsquoappartient qursquoagrave lrsquohomme tandis que la voix exprimant la

douleur ou le plaisir existe aussi chez les animaux La langue peut rendre manifestes

lrsquoutile et le nuisible et par lagrave aussi le juste et lrsquoinjuste [hellip] Agrave nouveau ces explications

preacutesentent un aspect nettement biologique La langue apparaicirct comme une particulariteacute

biologique de lrsquohomme et nrsquoest consideacutereacutee que sous lrsquoaspect de son utiliteacute dans le

cadre du comportement social28

Il termine ce passage en empruntant une ideacutee agrave lrsquoeacutethologie contemporaine laquo la socieacuteteacute

humaine possegravede en la langue un moyen drsquointeacutegration distinguant lrsquohomme des animaux qui

eux ne disposent que de moyens de communication tregraves restreints raquo29 Que Kullmann prenne

cette ideacutee drsquolaquo intensification raquo comme la signification adeacutequate pour le mot laquo mallon raquo

ressort de ce qursquoil donne quelques pages plus loin en guise de traduction approximative des

27 laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 99 28 laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo loc cit p 166-7 29 Il fait reacutefeacuterence agrave Konrad Lorenz Uber tierisches und menschliches verhalten Aus dem Werdegang der

Verhdtenslehre Munich 1965 1973 I p 279

101

lignes 1253a7-8 laquo ougrave il est dit entre autres que lrsquohomme est politique drsquoune maniegravere plus

intense que lrsquoabeilleraquo30

Les meacuterites par rapport agrave la premiegravere de cette seconde reacuteponse de Kullmann pour la

question de savoir quel lien existe exactement entre les traits propres agrave lrsquohomme et le plus

haut degreacute de sa politiciteacute sont les suivants

Accorder un rocircle au langage agrave cette laquo particulariteacute biologique raquo de lrsquohomme dans la

performance drsquoune activiteacute biologique (comportement social) semble ecirctre en conformiteacute avec

les explications fonctionnelles et teacuteleacuteologiques que le Stagirite fournit pour les parties des

animaux dans ses traiteacutes biologiques et surtout dans les PA31 Il est un principe geacuteneacuteral de la

biologie aristoteacutelicienne drsquoexpliquer les parties des animaux en vue de la fonction agrave laquelle

elles servent (voir par exemple PA I 5 645b15-18 et Cael II 3 286a8 Ἕκαστόν ἐστιν

ὧν ἐστιν ἔργον ἕνεκα τοῦ ἔργου) La reacutefeacuterence au principe teacuteleacuteologique capital (laquo la nature ne

fait rien en vain raquo) de la biologie aristoteacutelicienne rend ce point assez clair

Kullmann souligne qursquoen Pol I 2 1253a9 cette particulariteacute naturelle de lrsquohomme est

consideacutereacutee laquo comme une forme plus eacuteleveacutee de la voix que possegravedent les animaux raquo (1993

p173)32 Expliquer le degreacute eacuteleveacute dont dispose lrsquohomme pour un trait biologique commun agrave

certains animaux (ecirctre politique) par le moyen drsquoune autre diffeacuterence de degreacute qursquoexhibe un

autre trait naturel et commun (des moyens de communication la voix la langue) renforce

lrsquoideacutee drsquoune diffeacuterence de degreacute entre la politiciteacute de lrsquohomme et celle des autres animaux

Lrsquoideacutee que le langage produit un effet drsquointensification sur le caractegravere politique de

lrsquohomme manifeste lrsquointention de la part de Kullmann drsquointerpreacuteter le degreacute eacuteleveacute de ce

caractegravere chez lrsquohomme comme une speacutecification drsquoun trait appartenant communeacutement agrave un

groupe drsquoanimaux plus eacutetendu que lrsquoespegravece humaine Cette approche est en conformiteacute avec

lrsquoideacutee aristoteacutelicienne de comparer selon le plus ou le moins (crsquoest-agrave-dire suivant une

diffeacuterence de degreacute) certaines diffeacuterences qursquoexhibe une mecircme differentia commune agrave un

groupe drsquoanimaux 30 Kullmann laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo loc cit p 170 31 David Keyt laquo Three Fundamental Theorems raquo loc cit p 72 fait une explication similaire au sujet du rocircle

que la langue jouerait dans la vie politique de lrsquohomme 32 Kullmann fait cette remarque lorsqursquoil deacuteveloppe un argument agrave partir de lrsquoambiguiumlteacute de la notion de logos

elle-mecircme Le but de cet argument est drsquoindiquer qursquoalors que logos en tant que langue doit ecirctre consideacutereacute

comme laquo une particulariteacute naturelle de lrsquohomme raquo le logos en tant que raison humaine est un eacuteleacutement distinct de

la nature et peut laquo ecirctre directement opposeacute agrave la nature raquo Le passage de reacutefeacuterence eacutetant ici Pol VII 13 1132a39

sq

102

Cependant il me semble que cet argument agrave partir du langage nrsquoest pas exempt

drsquoambiguiumlteacutes qui reacuteduisent sa force explicative La premiegravere question qui se pose porte

eacutevidemment sur le lien entre la raison et la langue et sur leurs rocircles dans la deacutetermination du

plus haut degreacute de la politiciteacute humaine Sont-elles bien deux raisons distinctes ou existe-il un

lien intrinsegraveque entre les deux En effet Kullmann ne nous fournit aucune analyse deacutetailleacutee agrave

ce propos

Si drsquoune part lrsquohomme est plus politique de par son laquo eacuteleacutement rationnel raquo capable de

discerner le juste et lrsquoinjuste et dont lrsquoEacutetat est lrsquoœuvre il serait naturel de supposer que la

manifestation par le langage du juste et de lrsquoinjuste soit au service et au beacuteneacutefice de la vie

civique de cet animal politique-rationnel vivant dans lrsquoEacutetat Mais drsquoautre part il est eacutevident

qursquoil est impossible qursquoun Eacutetat existe sans qursquoune telle fonction soit accomplie par le langage

Drsquoougrave lrsquoambiguiumlteacute de dire que laquo lrsquohomme est plus politique de par sa langue raquo quand on

considegravere le langage laquo sous lrsquoaspect de son utiliteacute dans lrsquoaccomplissement des fonctions et des

œuvres politiques propres agrave lrsquohomme raquo est-ce que lrsquoon considegravere lrsquoexeacutecution de la fonction

du langage comme la condition du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme ou est-elle

seulement et uniquement un laquo outil raquo dont lrsquohomme en tant que cet animal politique (crsquoest-agrave-

dire animal deacutejagrave plus politique parce que vivant dans une polis) se sert pour accomplir ses

œuvres politiques Preacutecisons

Lorsque Kullmann affirme que lrsquohomme se sert du langage dans lrsquoexeacutecution de ses

œuvres et ses fonctions politiques il semble dire que le langage fonctionne au beacuteneacutefice de cet

animal rationnel qursquoest lrsquohomme La finaliteacute sous laquelle fonctionne le langage se montre degraves

qursquoon aperccediloit qursquoil permet agrave lrsquohomme de manifester sa perception du juste et de lrsquoinjuste etc

Selon Kullmann il srsquoagit drsquoune forme de finaliteacute assigneacutee par Aristote au langage agrave un titre

secondaire dans le cadre de la nature globale de lrsquohomme33 Elle nrsquoest pas intrinsegraveque laquo au

plan originel raquo de cet organe (glocirctta) (voir DA II 8 420b 16-24) Une fois qursquoon accepte que

33 Il srsquoagit de la distinction qursquoAristote fait entre deux sens de τὸ οὗ ἕνεκα οὗ ἕνεκα τινός (le but viseacute) et οὗ

ἕνεκα τινι (le sujet servi ou lsquoce au beacuteneacutefice de quoirsquo) Il fait cette division plusieurs fois dans le corpus (voir

Phys II 2 194a 34-b1 DA II 4 415b 2-3 415b 20-21 Meacutet XII 7 1072b 1-3 et EE VII 15 1249b 13-

16) Selon Kullmann la finaliteacute qui deacutetermine le rocircle du langage dans la vie politique humaine serait du type laquo οὗ

ἕνεκα τινι raquo Lrsquohomme serait donc le sujet servi par lrsquoaccomplissement de la fin agrave laquelle sert le langage en

manifestant les sentiments moraux dont lrsquohomme possegravede la perception Pour les analyses de Kullmann sur ces

deux types de finaliteacute voir Kullmann laquo Different Concepts of Final Cause in Aristotle raquo dans Aristotle on

Nature and Living Things eacuted A Gotthelf Pittsburgh and Bristol Bristol Classical Press 1985 p 173-4 Plus

reacutecemment MR Johnson Aristotle on Teleology Oxford OUP 2005 prend cette distinction au centre de son

eacutetude sur la teacuteleacuteologie drsquoAristote

103

lrsquohomme est plus politique parce qursquoil est le seul parmi les animaux agrave posseacuteder la polis se

pose la question de savoir agrave quel niveau le langage est beacuteneacutefique agrave la vie (plus) politique de

lrsquohomme est-ce agrave un niveau englobant la possibiliteacute mecircme de la polis ou est-ce plutocirct dans

le cadre de la polis deacutejagrave existante et en fonction du rocircle qursquoil joue dans la vie de lrsquohomme-

citoyen Plus encore comment le beacuteneacutefice que lrsquohomme tire de sa capaciteacute langagiegravere nous

expliquera-t-il le rocircle qursquoelle joue dans la deacutetermination du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique

de lrsquohomme La reacuteponse de Kullmann semble dire que lrsquohomme est plus politique par sa

perception du juste et de lrsquoinjuste et il est encore plus politique gracircce agrave lrsquoeffet

drsquointensification creacuteeacute par le langage agrave travers la mise en commun de ces sentiments moraux

Cependant srsquoil est vraiment impossible qursquoune polis soit constitueacutee sans la mise en

commun de ces sentiments moraux (Pol I 2 1253a18) il ne suffirait pas de dire simplement

que le langage fonctionne au beacuteneacutefice de lrsquohomme-citoyen Il semble qursquoil faudrait ecirctre plus

preacutecis sur le fonctionnement de la finaliteacute entre la fonction politique exeacutecuteacutee par le langage et

la constitution de la polis Apregraves tout pourquoi lrsquohomme utiliserait le langage pour la

manifestation de sa perception du juste et de lrsquoinjuste alors que qursquoil pourrait exprimer bien

drsquoautres choses Il faudrait donc preacuteciser la finaliteacute particuliegravere agrave lrsquoœuvre dans le

fonctionnement politique du langage et srsquointerroger sur la nature preacutecise du rapport entre la

capaciteacute langagiegravere humaine et la constitution mecircme de la communauteacute politique qui lui est

propre

Drsquoune faccedilon ou drsquoune autre le problegraveme reste le mecircme le fait que lrsquohomme beacuteneacuteficie

du langage dans le maintien et le fonctionnement de sa vie politique nrsquoexplique pas comment

il le rend encore plus politique que les autres animaux Une chose est de dire que la fonction

exeacutecuteacutee par le langage est indispensable pour la vie politique de lrsquohomme une autre que le

langage fait de lrsquohomme un animal plus politique Il en va de mecircme pour cette notion

drsquolaquo intensification raquo Mecircme srsquoil semble eacutevident que le partage des sentiments moraux lequel

nrsquoest possible qursquoagrave travers le langage creacutee un effet drsquointeacutegration dans la vie politique

humaine cette notion de laquo intensification raquo est loin de clarifier les choses Comment sait-on

exactement que la communauteacute des abeilles est moins intense et moins inteacutegreacutee que celle des

hommes Dans perspective platonicienne lrsquoabeille serait plus politique que lrsquohomme parce

que lrsquoordre y regravegne agrave un plus haut degreacute que dans la polis humaine Une chose est dire que le

langage modifie lrsquoexpeacuterience communautaire de lrsquohomme en lrsquointensifiant une autre de dire

que cette modification rend lrsquohomme encore plus politique Agrave moins que lrsquoon nrsquoeacutetablisse et

nrsquoexplique un lien encore plus intrinsegraveque entre le langage et le degreacute speacutecial du caractegravere

politique de lrsquohomme je ne vois pas comment les modifications (intensification inteacutegration

104

etc) qursquoapporteraient le langage et la raison agrave la vie politique de lrsquohomme expliqueront que

cette derniegravere est plus intense ou plus inteacutegreacutee que celles des autres animaux

Dans le reste de ce chapitre laissant la question du langage aux chapitres suivants je

me pencherai sur la premiegravere des difficulteacutes que jrsquoai preacutesenteacutees dans cette eacutebauche des

problegravemes concernant les analyses de Kullmann Je voudrais expliquer auparavant comment

lrsquoideacutee de discerner une laquo deacuteduction biologique raquo dans lrsquoargument des Politiques I 2 nous

permet de faire un lsquoprogregravesrsquo dans lrsquointerpreacutetation de ce chapitre comme une piegravece de zoologie

IIIC Lire les Politiques I 2 comme une piegravece de zoologie

Le rapport entre la pratique scientifique drsquoAristote dans ses traiteacutes zoologiques et

physiques et sa theacuteorie de la deacutemonstration scientifique en tant qursquoelle est exposeacutee dans les

Analytiques est sujet agrave un deacutebat tregraves vaste dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines34

Selon le reacutesultat geacuteneacuteral de ce deacutebat la meacutethode scientifique qursquoAristote emploie dans ses

investigations et explications zoologiques reflegravete pour une grande partie35 une application des

34 On peut prendre comme le point de deacutepart de ce deacutebat le fameux article de David Balme laquo Genos and Eidos in

Aristotlersquos Biology raquo The Classical Quarterly 12 (1) 1962 p 81-98 lequel sera baptiseacute vingt-cinq ans plus

tard par Pierre Pellegrin comme laquo epoch making raquo dans laquo Logical difference and biological difference the

unity of Aristotlersquos Thought raquo dans Philosophical Issues in Aristotlersquos Biology eacuteds A Gotthelf et J G Lennox

Cambridge Cambridge University Press 1987 p 313-337 [p 314] On peut aussi remonter agrave J-M Le Blond

Logique et meacutethode chez Aristote Paris Vrin 1939 35 Une diffeacuterence importante entre les Analytiques et les investigations biologiques meneacutees dans les PA et la GA

est lrsquoabsence dans les premiegraveres drsquoune distinction nette entre la matiegravere et la forme ce qui nrsquoest pas sans rapport

avec lrsquoabsence toujours dans les Analytiques de la notion de laquo neacutecessiteacute conditionnelle raquo Sur ce sujet voir

James G Lennox Aristotlersquos Philosophy of Biology Studies in the Origins of Life Science Cambridge

Cambridge University Press 2001 p xxii-xxiii et p 102 Leunissen Explanation and Teleology in Aristotlersquos

Science of Nature Cambridge Cambridge University Press 2010 p 78-9 Les autres points de divergence les

plus cruciaux entre la theacuteorie scientifique de lrsquoAPo et la pratique scientifique des traiteacutes comme les PA sont a)

lrsquoabsence dans le dernier des syllogismes explicites requis selon lrsquoAPo pour une explication scientifique

proprement dite et b) lrsquoabsence toujours dans les PA drsquoune structure axiomatique drsquoexplication Pour cette

question voir Jonathan Barnes laquo Aristotlersquos Theory of Demonstration raquo Phronesis 14 (2) p 123-152 (repris

dans Articles on Aristotle I Science eacuteds J Barnes et M Schofield London Duckworth 1975 p 65-87) J

Barnes laquo Proof and Syllogismraquo dans Aristotle on Science ed Enrico Berti Padua 1981 p 17-59 et Allan

Gotthelf laquo First Principles in Aristotlersquos Parts of Animals raquo dans Philosophical Issues in Aristotlersquos Biology

eacuteds A Gotthelf et J G Lennox Cambridge Cambridge University Press 1987 p 167-198 A Gotthelf laquo The

Elephantrsquos Nose Further reflections on the Axiomatic Structure of Biological Explanations in Aristotle raquo dans

105

ideacutees qursquoil preacutesente dans les Analytiques sur la recherche et sur lrsquoexplication scientifique36 Le

travail de Kullmann fait sans doute partie de ce deacuteveloppement Crsquoest avec cet arriegravere plan

qursquoil faut comprendre la laquo deacuteduction biologique raquo qursquoil lit dans le Pol I 2 Lrsquoimportance de la

lecture que Kullmann propose pour le deuxiegraveme chapitre des Politiques I vient de ce qursquoelle

nous invite agrave le relire comme une piegravece de zoologie Cette approche nous fournit une nouvelle

perspective et des moyens analytiques pour regarder drsquoun œil neuf lrsquoargument du chapitre

Une relecture de ce chapitre dans la continuiteacute des traiteacutes zoologiques et agrave la lumiegravere de la

meacutethode drsquoexplication scientifique employeacutee dans ces traiteacutes nous permettra de trouver de

nouveaux points de repegravere pour eacuteclairer davantage certains aspects cruciaux de son argument

Le lien entre le langage et le principe teacuteleacuteologique laquo la nature ne fait rien en vain raquo sera un

tregraves bon exemple Il est donc crucial drsquoexaminer de plus pregraves comment Kullmann reconstruit

la laquo deacuteduction biologique raquo de ce chapitre et tester la validiteacute de cette reconstruction

A cette fin je me permets de citer longuement le paragraphe (citeacute partiellement

jusqursquoici) dans lequel Kullmann nous fournit sa reconstruction de la laquo deacuteduction biologique raquo

drsquoAristote par laquelle il deacutemontrerait drsquoabord le fait que lrsquohomme est un animal politique

et apregraves qursquoil est plus politique que les autres animaux greacutegaires

The political is a characteristic which necessarily results from the special political

nature of man In this connection Aristotle proceeds as if it is self-evident that this

concept is not coextensive with the concept of man but has a wider scope It is only

when compared with certain other animals that men are political to an especially high

degree37

Apregraves cette premiegravere remarque Kullmann propose un argument sur le rapport entre ce qursquoil

prend comme la deacutefinition de lrsquohomme et son caractegravere (plus) politique

It also follows from the description of man as zocircon that lsquopoliticalrsquo above all describes

a biological condition of a group of animals So the precise connection of this human

characteristic with the essence of man as it is expressed in the definition becomes

clear The definition of man includes the genus animal (zocircon) and differentia having

Aristoteliche Biologie Intentionen Methoden Ergebnisse eacuteds W Kullmann et S Foumlllinger Stuttgart Verlag

1997 p 85-95 36 Pour une vue globale des arguments principaux portant sur cette question voir Lennox Aristotlersquos Philosophy

of Biology op cit p 1-6 Voir aussi Mariska Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op cit p 77-81 37 Kullmann laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 100-1

106

reason38 Insofar as one follows the preceding text only the special degree to which

the political element is found in man may be traced to this specific differentia of man

Politikon is neither a specific differentia of man as has been thought nor it is

interchangeable with the differentia According to the text the greater degree to which

man is political is due to the fact that as a being endowed with reason he has a

perception of the beneficial and harmful and hence as Aristotle infers also of the just

and the unjust39

Kullmann complegravete ces analyses par une note laquo Politikon and agathou kai kakou kai dikaiou

kai adikou aisthecircsin echon are thus sumbecircbekota kathrsquo hauta of man in the sense of the theory

of science in An Post I4 and I6 ie necessary nondefining features which are derivable

from his definition raquo40

Selon la reconstruction proposeacutee ici lrsquoargument biologique du chapitre comporte deux

eacutetapes drsquoabord il est dit que le caractegravere politique de lrsquohomme lui appartient non pas en tant

qursquohomme mais parce qursquoil appartient agrave un groupe drsquoanimaux plus eacutetendu que lrsquoespegravece

humaine un groupe se caracteacuterisant par la possession du deacutesir de vivre en communauteacute avec

les autres membres de son espegravece Ensuite il serait dit que bien que lrsquohomme soit politique de

par sa nature animale puisqursquoil est un animal raisonnable lrsquohomme aurait de maniegravere

distincte de tous les autres le propre drsquoavoir la perception du bien et du mal et du juste et de

lrsquoinjuste crsquoest donc par reacutefeacuterence agrave ce dernier trait que lrsquoon devrait comprendre le degreacute

speacutecial de son caractegravere politique

La premiegravere eacutetape de cette reconstruction a le meacuterite de reacuteveacuteler que le Stagirite

lorsqursquoil affirme que laquo lrsquohomme est un animal politique par nature raquo cherche en effet agrave

deacutepasser une connaissance accidentelle ou laquo sophistique raquo de ce fait et il nous conduit agrave le

savoir drsquoune faccedilon absolue (haplos) Il srsquoagit bien entendu de la distinction qursquoAristote fait

entre ces deux faccedilons de savoir dans APo I 2 71b9-12

38 Je laisse ici du cocircteacute la question de savoir si laquo animal rationnel raquo est selon Aristote une deacutefinition complegravete de

lrsquohomme ou si la possession de la raison nrsquoest que lrsquoun des traits (mecircme si le plus essentiel) qui doivent se

trouver dans sa deacutefinition Comme lrsquoideacutee de la division selon plusieurs differentiae constitue le cœur de la

reacuteforme aristoteacutelicienne de la diairesis et comme selon cette ideacutee un animal ne se deacutefinirait pas par une seule

differentia (cf PA I 3 644a6-8) la seconde option me semble plus raisonnable 39 Ibid p 101 40 Ibid p 101 n 22

107

Nous pensons connaicirctre scientifiquement (episthasthai) chaque chose au sens absolu

(haplos) et non pas agrave la maniegravere sophistique par accident lorsque nous pensons

connaicirctre la cause du fait de laquelle la chose est savoir que crsquoest bien la cause et que

cette chose ne peut pas ecirctre autrement qursquoelle nrsquoest

Cette distinction entre le savoir accidentel et le savoir scientifique est eacutelucideacutee davantage dans

APo I 5 Dans ce dernier chapitre sont indiqueacutees les sources drsquoerreur sur la deacutemonstration

universelle drsquoun preacutedicat pour un sujet41 Pour obtenir la connaissance absolue drsquoun fait

(comme laquo A appartient universellement agrave B raquo) il faut que soit appreacutehendeacute le sujet auquel le

preacutedicat en question appartient agrave titre premier universellement (πρῶτον καθόλου ndash 74a5)

crsquoest-agrave-dire comme tel Le sujet agrave titre premier du preacutedicat est ce en vertu de quoi ce preacutedicat

se dira des autres lsquoindividusrsquo qui acceptent le nom et la deacutefinition du sujet premier Autrement

dit pour que notre connaissance drsquoun preacutedicat appartenant universellement agrave un lsquoobjet partielrsquo

soit une connaissance scientifique il faut connaicirctre le sujet auquel le preacutedicat appartient agrave titre

premier universellement le sujet dont lrsquoobjet partiel sera une lsquoinstancersquo Une erreur dans la

deacutetermination du sujet premier conduira agrave une connaissance accidentelle du fait parce que

lrsquoon ne connaicirctra pas ce en vertu de quoi le preacutedicat tient du sujet Crsquoest-agrave-dire qursquoil faut

drsquoabord ecirctre dans la connaissance de ce qui nous permet drsquoidentifier le sujet comme eacutetant

drsquoune nature approprieacutee pour recevoir le preacutedicat Par exemple le fait drsquoavoir ses angles

eacutegaux agrave deux droits (ci-apregraves 2D) nrsquoappartient pas agrave lrsquoisocegravele en tant qursquoisocegravele mais en tant

que triangle Il ne lui appartient pas non plus en tant que figure tout court (parce qursquoil y a des

figures qui nrsquoacceptent pas le 2D) mais en tant que cette figure preacutecise qursquoest le triangle et il

appartient agrave tous les triangles des types particuliers non pas en tant qursquoobjets partiels mais de

par leur triangulariteacute crsquoest ce qui est triangle dans un isocegravele qui est le sujet duquel le 2D est 41 Aristote indique trois types drsquoerreur Le premier type drsquoerreur est deacutecrit en 74a7-8 et illustreacute en 74a16-17 si

le seul triangle que lrsquoon connaissait eacutetait par exemple lrsquoisocegravele on aurait pu croire que la proprieacuteteacute drsquoavoir ses

angles eacutegaux agrave deux droits lui appartenait universellement crsquoest-agrave-dire en tant qursquoisocegravele parce que eacutetant

deacutepourvu du concept de triangle en tant que tel laquo on ne peut rien prendre de plus haut en dehors du particulier

[παρὰ τὸ καθ ἕκαστον] ou des cas particuliers raquo Le deuxiegraveme type est preacutesenteacute en 74a8-9 et illustreacute en 74a17-

25 il se produit quand laquo une telle classe [plus haute que des cas particuliers] existe mais qursquoelle nrsquoa pas de

nom srsquoappliquant agrave des choses qui diffegraverent par la forme raquo Dans ce cas lrsquoabsence du nom conduit agrave prendre

chaque cas particulier seacutepareacutement lrsquoun de lrsquoautre alors qursquoils sont des membres drsquoune classe commune et qursquoils

sont tous en effet un laquo ceci (τοδί ndash 74a24) raquo qui tient par soi la proprieacuteteacute deacutemontreacutee seacutepareacutement Le troisiegraveme

type drsquoerreur est deacutecrit en 74a9-10 et illustreacute en 74a13-16 il se produit quand le sujet pour lequel on deacutemontre

qursquoune proprieacuteteacute lui appartient universellement se trouve nrsquoecirctre que partiel par rapport agrave un sujet plus haut dont il

nrsquoest qursquoune espegravece ou une instance Si par exemple deux droites perpendiculaires agrave une troisiegraveme sont

parallegraveles ce nrsquoest pas parce que les angles ont 90deg mais parce qursquoils sont des angles eacutegaux

108

dit Ce nrsquoest qursquoune fois qursquoon identifie lrsquoisocegravele comme triangle que lrsquoon obtient la

connaissance scientifique du fait que le 2D lui appartient

Quand donc ne connaicirct-on pas universellement et quand connaicirct-on absolument Il

est clair que lrsquoon connaicirctrait absolument ltqursquoavoir ses angles eacutegaux agrave deux droits appartient agrave

lrsquoeacutequilateacuteralgt si crsquoeacutetait la mecircme chose drsquoecirctre un triangle et drsquoecirctre eacutequilateacuteral ou drsquoecirctre

chacune des sortes de triangle ou toutes Mais srsquoils ne sont pas une seule mecircme chose mais

des choses diffeacuterentes et que la proprieacuteteacute appartienne agrave lrsquoeacutequilateacuteral en tant que triangle nous

ne la connaissons pas Lui appartient-elle en tant que triangle ou en tant qursquoisocegravele et quand

lui appartient-elle agrave titre premier et agrave quoi la deacutemonstration srsquoapplique-t-elle

universellement Il est clair que la proprieacuteteacute appartient agrave un terme premier quand les autres

ont eacuteteacute enleveacutes Par exemple avoir ses angles eacutegaux agrave deux droits appartient au triangle

isocegravele de bronze mais cela est vrai mecircme quand le fait drsquoecirctre bronze et celui drsquoecirctre isocegravele

ont eacuteteacute enleveacutes par contre pas quand la figure ou son peacuterimegravetre ont eacuteteacute enleveacutes Mais ils ne

sont pas premiers Qursquoest-ce qui est donc premier Si crsquoest lsquotrianglersquo crsquoest en vertu de cela

que la proprieacuteteacute appartient aussi aux autres et crsquoest agrave cela que la deacutemonstration srsquoapplique

universellement (5 74a32-b4)

Du triangle comme le sujet auquel laquo la deacutemonstration srsquoapplique universellement raquo il

faut entendre laquo ce qui est triangle dans un isocegravele de bronze raquo le 2D ne peut ecirctre deacutemontreacute au

sens strict pour lrsquoisocegravele que si on sait que cette proprieacuteteacute appartient au triangle comme tel et

que lrsquoisocegravele est un triangle42

Il srsquoensuit donc que lrsquoidentification du sujet premier du preacutedicat est le point crucial qui

deacutetermine la valeur eacutepisteacutemologique drsquoune deacutemonstration universelle (apodeixis katholou)43

42 Crsquoest ainsi que je comprends APo I 5 74a25-33 laquo Crsquoest pourquoi mecircme si lrsquoon prouvait pour chaque

triangle par une deacutemonstration unique ou par une deacutemonstration diffeacuterente pour chacun que chacun a ses angles

eacutegaux agrave deux droits lrsquoeacutequilateacuteral le scalegravene et lrsquoisocegravele agrave part on ne saurait pas encore que le triangle a la

somme de ses angles eacutegale agrave deux droits sinon drsquoune maniegravere sophistique ni que cela srsquoapplique au triangle

universellement mecircme srsquoil nrsquoexiste aucune autre triangle en dehors de ceux-ci Car on ne le sait pas en tant que

crsquoest un triangle ni de tout triangle sinon numeacuteriquement mais selon la forme on ne le sait pas de tout triangle

mecircme srsquoil nrsquoy en avait aucun que lrsquoon ne connucirct pas raquo Donc mecircme si on deacutemontre seacutepareacutement pour chaque

espegravece de triangle qursquoelle a ses angles eacutegaux agrave deux droits agrave moins que lrsquoon ne sache que crsquoest en vertu de leur

laquo forme raquo qursquoelles possegravedent toutes cette proprieacuteteacute notre connaissance ne serait que sophistique 43 La question des valeurs eacutepisteacutemologiques de la deacutemonstration universelle et de la deacutemonstration particuliegravere

(kata meros) est le sujet du APo I 24 La premiegravere nous procure la connaissance drsquoune chose par quelque

chose drsquoautre (κατ ἄλλο ndash 85a24) la deacutemonstration universelle nous dit que le 2D appartient agrave lrsquoisocegravele par le

triangle Alors que la deacutemonstration particuliegravere preacutetend agrave montrer laquo par le fait que la chose elle-mecircme a telle

109

Or il y a une limite infeacuterieure et une limite supeacuterieure agrave observer dans la deacutetermination du

sujet premier Drsquoune part connaicirctre par exemple que les espegraveces du triangle ces objets pris

partiellement (ta en merei) possegravedent une proprieacuteteacute (2D) sans savoir que leur possession de

cette proprieacuteteacute est une conseacutequence immeacutediate de leur triangulariteacute nrsquoest en effet qursquoune

connaissance sophistique Il srsquoagit ici de la limite infeacuterieure Pour une connaissance absolue il

faut poser que la proprieacuteteacute appartient aux objets partiels en vertu drsquoune chose commune agrave tous

(kata koinon ti- APo I 23 84b7) et qursquoelle appartient universellement et premiegraverement agrave

cette derniegravere comme un sujet plus large (epi pleon - I 4 74a1-3 5 74a10-13 24 85b10)

qui srsquoeacutetend au-delagrave des objets partiels Cela eacutequivaut agrave deacuteterminer un genre dont diffeacuterentes

sortes drsquoobjet partiel seront les espegraveces Ce serait le genre le plus proche concernant le

preacutedicat et le premier terme en vertu de quoi le preacutedicat appartiendra aux autres choses Cela

eacutequivaut eacutegalement agrave deacuteterminer le preacutedicat dans son universaliteacute il srsquoagit de le deacuteterminer

comme une proprieacuteteacute qui appartient neacutecessairement agrave tous ces objets partiels tout en

deacutepassant leur particulariteacute crsquoest-agrave-dire comme un preacutedicat qui serait au moins coextensif

avec cette lsquochosersquo commune aux objets partiels Ce dernier point marque la limite

eacutepisteacutemologique supeacuterieure il ne faut pas passer au-delagrave du terme auquel le preacutedicat se dit

comme tel et immeacutediatement Comme par exemple cela serait dans le cas drsquoattribuer le 2D

non pas au triangle mais agrave la figure44 Autrement dit il ne faut pas deacutepasser au-delagrave du genre

le plus proche agrave lrsquoeacutegard du preacutedicat en question Et il faut garder la condition de preacutedication

universelle entre la proprieacuteteacute et son sujet premier et eacuteviter drsquoentrer dans un domaine ougrave ce

rapport de preacutedication universelle serait dissout et ne serait plus possible

Parmi les attributs qui toujours appartiennent agrave chaque chose certains srsquoeacutetendent plus

loin que la chose sans toutefois sortir du genre Par attributs qui srsquoeacutetendent plus loin (epi

pleon) que la chose je veux dire tous ceux qui sans doute appartiennent agrave chaque chose

universellement mais aussi agrave une autre [hellip] [L]rsquoimpair appartient agrave toute triade mais plus

proprieacuteteacute raquo (a28) Dans ce chapitre du APo par des arguments divers Aristote affirme la supeacuterioriteacute de la

deacutemonstration universelle sur la particuliegravere 44 Crsquoest ainsi que je comprends le APo I 3 73b32-74a1 laquo Quelque chose appartient universellement chaque

fois qursquoil est prouveacute drsquoun sujet quelconque et premier Par exemple le fait drsquoavoir ses angles eacutegaux agrave deux droits

nrsquoappartient pas universellement agrave la figure Certes il est possible de prouver agrave propos drsquoune figure qursquoelle a ses

angles eacutegaux agrave deux droits mais pas pour nrsquoimporte quelle figure et celui qui le montre ne sert pas non plus de

nrsquoimporte quelle figure car un carreacute est bien une figure mais il nrsquoa pas ses angles eacutegaux agrave deux droits Par

ailleurs un isocegravele quelconque a ses angles eacutegaux agrave deux droits mais pas agrave titre premier le triangle est

anteacuterieur Ainsi la reacutealiteacute quelconque premiegravere dont on prouve qursquoelle a ses angles eacutegaux agrave deux droits ou

nrsquoimporte quelle autre proprieacuteteacute crsquoest agrave cela agrave titre premier que lrsquoattribut appartient universellement raquo

110

qursquoagrave la triade (epi pleon huparchei) (car il appartient aussi agrave la pentade) mais sans sortir du

genre La pentade en effet est un nombre et rien nrsquoest impair en dehors du nombre (II 13

96a24-32)45

Sortir du genre crsquoest entrer dans un domaine ougrave se dissout le genre qua le sujet

premier du preacutedicat et crsquoest donc perdre de vue la preacutedication universelle On risquerait la

mecircme erreur si lorsque lrsquoon fait une deacutemonstration pour le 2D on lsquomontersquo au-delagrave du

triangle le premier sujet du 2D vers la figure parce qursquoil existe des figures qui ne possegravedent

pas le 2D Dans ce cas on perdrait la vue du genre comme le sujet premier du

preacutedicat concerneacute et la condition de preacutedication universelle se trouverait abolie Pour une

telle deacutemonstration universelle il faut bien deacuteterminer le niveau de la laquo chose commune raquo en

vertu de laquelle lrsquoattribut appartient aux choses diffeacuterant eidei Crsquoest-agrave-dire qursquoil faut

chercher au-delagrave de leur alteacuteriteacute eideacutetique sans tout de mecircme dissoudre leur communauteacute (ou

lrsquoidentiteacute) geacuteneacuterique 46

Le fait drsquoavoir ses angles eacutegaux agrave deux droits appartient agrave lrsquoisocegravele et au scalegravene en

vertu de quelque chose de commun (car cela leur appartient en tant qursquoils sont une

certaine sorte de figure et non en tant qursquoautre chose [καὶ οὐχ ᾗ ἕτερον])47 (I 23

84b7-8)

Donc pour τὰ καθ ἕκαστα la possession drsquoune certaine proprieacuteteacute sera expliqueacutee par leur

appartenance agrave un groupe plus laquo large raquo qui srsquoeacutetend au-delagrave de leur alteacuteriteacute eacuteideacutetique chacun

pris individuellement crsquoest-agrave-dire ᾗ ἕτερον Dans ce type de deacutemonstration le genos servira

moyen terme de lrsquoexplication du fait deacutemontreacute Agrave ce genre de demonstration James G

Lennox donne le nom laquo explication du type A raquo laquo The realisation that different forms of a

kind have certain features in virtue of those features belonging primitively48 to that kind

45 Cf APo II 17 99a23-25 laquo Par exemple le fait de perdre ses feuilles agrave la fois srsquoattache agrave la vigne et a plus

drsquoextension qursquoelle et srsquoattache aussi au figuier et a plus drsquoextension que lui mais cette proprieacuteteacute ne deacutepasse

pas toutes les espegraveces raquo 46 Crsquoest les reconnaicirctre ᾗ τοδί cf APo I 5 74a24 47 Les diffeacuterences exhibeacutees par les espegraveces drsquoun genre constituent lrsquoalteacuteriteacute de ce mecircme genre laquo Ainsi donc cette

diffeacuterence [sc diffeacuterence par espegravece] est neacutecessairement une alteacuteriteacute du genre car jrsquoappelle diffeacuterence du genre

une alteacuteriteacute qui fait que ce genre lui-mecircme est autre [hellip] Toute diffeacuterence par lrsquoespegravece est diffeacuterence drsquoune

chose en un point de sorte que cette chose est la mecircme dans les deux cas et est leur genre raquo Meacutet Ι 9 1058a7-13

Je reviendrai sur ce passage dans la suite de ce chapitre 48 Lennox Aristotle On the Parts of Animals Translated with a Commentary Oxford Clarendon Press 2004

traduit le mot laquo πρώτῳ raquo comme laquo primitively raquo

111

points toward a sort of demonstration which I will simply refer to as lsquotype Arsquo raquo49 Donc pour

notre exemple de 2D une deacutemonstration du type A sera

2D appartient agrave tous les triangles

La triangulariteacute appartient agrave toutes les figures isocegraveles

Donc 2D appartient agrave toutes les figures isocegraveles50

Si on revient sur la reconstruction par Kullmann de lrsquoargument sur le caractegravere

politique de lrsquohomme on voit que cette qualiteacute est un attribut qui srsquoeacutetend plus loin que

lrsquohomme-animal parce que le sujet auquel il appartient per se est un sujet plus eacutetendu que

lrsquoespegravece humaine lrsquohomme nrsquoest pas le seul animal politique Lrsquoattribut laquo politikon raquo eacutetant

coextensif avec le groupe constitueacute par des animaux qui possegravedent le deacutesir de vivre en

communauteacute avec les autres membres de leur propre espegravece lrsquoexplication de type A pour la

qualification de lrsquohomme de laquo politikon raquo sera donc

Le caractegravere politique appartient agrave tous les animaux posseacutedant le deacutesir de vivre en

communauteacute avec les autres membres de leur propre espegravece51

49 J G Lennox laquo Divide and Explain The Posterior Analytics in Practice raquo dans Aristotlersquos Philosophy of

Biology op cit p 9 50 Lennox caracteacuterise les explications du type A par ces trois traits laquo 1 The predication to be explained is the

predication of a feature which belongs to its subject necessarily but to other subjects as well what Aristotle

describes in APo as the least restricted sort of universal predicate as 2R belongs to isosceles triangles 2 The

predication is explained by showing that the subject is an instance of the kind to which the predicate belongs

primitively as such as 2R belongs to triangle 3 Thus were one to syllogize the explanation the middle term

would identify the proximate kind of the subject with respect to the predicate in question raquo (laquo Divide and

Explain raquo loc cit p 10) 51 On pourrait trouver agrave redire dans lrsquoutilisation drsquoune phrase si longue pour deacutesigner une classe drsquoanimaux qui

aurait la fonction drsquoun genos dans la deacutemonstration On dirait que ce nrsquoest pas un nom tout-fait (comme par

exemple laquo oiseau raquo) pour le groupe drsquoanimaux plus large que lrsquoespegravece humaine et posseacutedant per se et

universellement le trait drsquoecirctre politique En fait on a ici le cas qursquoAristote indique en APo I 5 74a8-9 (illustreacute

en 74a17-25) comme lrsquoune des sources drsquoerreur dans les deacutemonstrations universelles dans lrsquoabsence drsquoun nom

approprieacute pour deacutesigner le commun on pourrait eacutechouer agrave voir que le trait eacutetudieacute pour des items particuliers leur

appartient en vertu de quelque chose plus large et commune Cependant comme Gotthelf (laquo First principles in

Aristotlersquos Parts of Animals raquo loc cit p 178 n 33 et p 187 n49) et Lennox (laquo Divide and Explain raquo loc cit

p 30-32) le soulignent il est freacutequent dans la biologie aristoteacutelicienne drsquoidentifier un groupe posseacutedant un

certain trait communeacutement par une description srsquoil se trouve qursquoon manque un nom propre pour deacutesigner le

groupe en question Par exemple au sujet des animaux doteacutes de poumon en PA III 6 669b8-12 Aristote dit

112

Ce deacutesir appartient agrave lrsquohomme-animal

Le caractegravere politique appartient agrave lrsquohomme-animal

James G Lennox a consacreacute une grande partie de son travail agrave eacutetudier le rapport entre

la theacuteorie de la deacutemonstration scientifique des Analytiques et la laquo philosophie de la biologie raquo

drsquoAristote Selon lui les explications du type A tiennent un rocircle majeur dans lrsquoorganisation et

dans la preacutesentation de lrsquoinformation recueillie dans lrsquoHistoria Animalium En fait le travail

de Lennox srsquoinscrit dans cette ligneacutee drsquointerpreacutetation qui prend son grand deacutepart dans La

Classification des Animaux chez Aristote de Pierre Pellegrin et selon laquelle lrsquoHA loin

drsquoecirctre une compilation encyclopeacutedique et deacutesordonneacutee drsquoinformations sur les animaux fait

partie drsquoun programme de recherche visant agrave eacutetablir un statut de science deacutemonstrative pour la

biologie52 Selon cette lecture mecircme srsquoil est vain de chercher une classification taxonomique

du type linneacuteen dans lrsquoHA cela nrsquoeacutequivaut aucunement agrave dire que ce texte est entiegraverement

deacutepourvu des instruments logiques qui lui permettent de laquo classifier raquo lrsquoinformation dont il

laquo Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale donc le poumon est en vue de la respiration mais il est deacutepourvu de sang et comme

tel il est en vue ltde la surviegt drsquoun certain genre drsquoanimaux mais le genre qui est commun agrave ces animaux nrsquoa

pas de nom crsquoest-agrave-dire qursquoun nom nrsquoa pas eacuteteacute donneacute agrave ces animaux contrairement agrave lrsquooiseau Crsquoest pourquoi de

mecircme qursquoecirctre un oiseau vient de quelque chose pour ces animaux aussi le fait drsquoavoir un poumon appartient agrave

leur substance raquo Lennox pense que laquo What does seem at least to be under consideration here however is the

possibility that the lunged group which has a good deal in common though diverse in so many ways (eg some

fly some live continuously in the water some have feathers some hair) ought to be considered a kind in its own

name raquo (laquo Divide and Explain raquo loc cit p 32) 52 James G Lennox ainsi reacutesume les laquo conclusions raquo des eacutetudes reacutecentes sur lrsquoHistoire des Animaux laquo [i] HA is

a crucial part of Aristotlersquos systematic scientific study of animals [ii] in terms of the views of the Posterior

Analytics about scientific investigation it represents a pre-causal data organization of that larger enterprise ndash it

seeks to hoti rather than to dioti [iii] its form of organization is nevertheless dictated in large part by Aristotlersquos

aim of demonstrative science of animals [iv] the data is thus organized most broadly in terms of general

differentiae and division is used systematically in order to find universal correlations including co-extensive

correlations among differentiae [v] in so far as animal kinds play a role in the discussion they are loci for these

related sets of differentiae and finally and perhaps most controversially [vi] it appears as if the HA took

something like its current form after the research for the De partibus animalium was completed and many have

been continuously added to throughout Aristotlersquos second period in Athens raquo (laquo Bios praxis and the Unity of

Life raquo dans Aristotele Was ist Leben Aristoteles Anschauungen zur Entstehungsweise und Funktion von

Leben Akten der Tagung vom 23-26 August 2006 in Bamberg eacuted Sabine Foumlllinger Stuttgart Franz Steiner

Verlag 2009 p 239-259 [p 244 n 7])

113

dispose Lrsquoabsence drsquoune logique de hieacuterarchie taxonomique dans lrsquoHA nrsquoeacutequivaut pas

forceacutement agrave lrsquoabsence de toute logique classificatoire

Le programme de recherche dont lrsquoHA fait partie et le rocircle que ce texte y tient trouve

une expression concise dans le passage ci-dessous Apregraves avoir donneacute dans les premiers six

chapitres du livre I un laquo avant-goucirct raquo de ce qursquoil fera dans le reste de lrsquoHA Aristote fait une

remarque sur la meacutethode de sa recherche

Tout cela vient drsquoecirctre dit sommairement pour donner un avant-goucirct des sujets qursquoil

faut eacutetudier et de leur nombre et on en parlera avec preacutecision par la suite mais il faut

en saisir drsquoabord les diffeacuterences et les attributs communs agrave chaque cas Apregraves on

tentera drsquoen trouver les causes Il est ainsi conforme agrave la nature de mettre en œuvre

cette meacutethode en constituant drsquoabord une information sur chaque point car cela nous

rend clairs les points agrave propos desquels et agrave partir desquels la deacutemonstration doit ecirctre

meneacutee [περὶ ὧν τε γὰρ καὶ ἐξ ὧν εἶναι δεῖ τὴν ἀπόδειξιν ἐκ τούτων γίνεται φανερόν]

(HA I 6 491a 7-13)53

Selon ce passage donc la recherche zoologique commence par eacutetablir drsquoabord laquo ce sur quoi

[περὶ ὧν] raquo elle portera il srsquoagit drsquoinvestiguer de collecter et drsquoenregistrer des faits du

monde animal de maniegravere agrave saisir drsquoabord les attributs et les diffeacuterences qursquoexhibent les

animaux Les attributs et les diffeacuterences des animaux seront eacutetudieacutes selon quatre grands types

de differentiae regroupant tous types de diffeacuterences possibles que le monde animal pourrait

exhiber les parties des animaux leur mode de vie leur caractegravere et leur activiteacute (HA I 1

487a11-12) Or Aristote nrsquoenregistre pas les faits du monde animal drsquoune maniegravere hasardeuse

et deacutesordonneacutee mais il le fait drsquoune maniegravere agrave eacutetablir des correacutelations universelles et geacuteneacuterales

entre eux Crsquoest-agrave-dire qursquoil essaie agrave chaque fois (πᾶσι ndash a10) drsquoindiquer au niveau le plus

geacuteneacuteral possible quelle diffeacuterence suit quelle autre Il eacutetablit ainsi les paires des faits

biologiques que lrsquoon trouve souvent ensemble dans la nature Pour en prendre un exemple

Les animaux agrave quatre pieds donnant naissance agrave des animaux possegravedent tous un

œsophage et une tracheacutee-artegravere qui sont disposeacutes de la mecircme faccedilon que chez les

hommes Il en va de mecircme chez ceux des animaux agrave quatre pieds qui donnent

naissance agrave des œufs et aussi chez les oiseaux Mais ils se diffeacuterencient par la forme

de ces parties En regravegle geacuteneacuterale tous ceux qui recevant lrsquoair lrsquoinspirent et lrsquoexpirent

ont un poumon une trancheacutee un œsophage [] Tous les animaux pourvus de sang

53 Cf aussi PA I 1 639a 12-15 et GA II 6 742b 23-36

114

nrsquoont pas de poumon ainsi le poisson nrsquoen a pas non plus que tout autre animal qui

serait pourvu de branchies (HA II 15 505b32-506a13)54

Dans ce passage la correacutelation se trouve entre la possession de trois parties (poumon

trancheacutee œsophage) et une activiteacute agrave savoir respiration Aristote ainsi identifie la differentia

dont la preacutesence implique celle drsquoune autre Crsquoest lagrave que les explications du type A jouent un

rocircle dans lrsquoorganisation de lrsquoinformation collecteacutee La meacutethode drsquoorganisation des donneacutees

dont on dispose sur les diffeacuterentes sortes drsquoanimaux consiste agrave identifier drsquoabord le groupe le

plus geacuteneacuteral possible auquel une differentia particuliegravere appartient universellement ensuite

on cherche agrave savoir comment cette differentia se diffeacuterencie davantage pour chaque sous-

groupe Or mecircme agrave ce niveau (donc en fait agrave chaque niveau) on cherche le groupe le plus

large auquel ces diffeacuterenciations appartiennent Donc pour un sorte drsquoanimal donneacute

lrsquoexplication de la possession drsquoune differentia par lrsquoidentification du groupe le plus large

posseacutedant cette differentia universellement et agrave titre premier et dont lrsquoanimal en question fait

partie de par sa possession de la differentia en question est ce que Lennox nomme

lrsquoexplication du type A Dans lrsquoexemple du dernier passage citeacute la possession drsquoun groupe

drsquoorganes est identifieacutee comme le fait des animaux sanguins qui respirent Mais il est ajouteacute

drsquoembleacutee que ce nrsquoest pas le cas pour tous animaux sanguins le poisson nrsquoa pas de poumon

et donc il nrsquoa pas non plus les autres organes qui srsquoensuivent de la preacutesence du poumon en

effet aucun animal qui possegravede une branchie nrsquoest pourvu de poumon Ces animaux marquent

donc la limite de lrsquoeacutetendue du groupe des animaux sanguins auquel la possession de poumon

appartient universellement Or lrsquohomme et lrsquooiseau eacutetant des animaux sanguins qui respirent

ont un poumon une tracheacutee et un œsophage bien que ces organes se diffeacuterencient selon la

forme chez lrsquoun et chez lrsquoautre de ces sous-groupes

Pour le projet zoologique drsquoensemble drsquoAristote la conseacutequence la plus importante de

lrsquoorganisation des donneacutees par ce type drsquoexplication est que cette derniegravere permet au

naturaliste de deacutecouvrir ces correacutelations des differentiae qui seront lrsquoobjet des explications

causales plus fondamentales LrsquoHistoria Animalium se contente pour ainsi dire de deacutecrire et

drsquoindiquer les differentiae qui vont ensemble sans donner une deacutemonstration causale de ces

correacutelations exposeacutees Mais ce faisant il pave la voie de hoti agrave dioti Donc dans lrsquoeacutetape

suivante de sa recherche le naturaliste cherchera agrave identifier une cause pour la correacutelation que

sa recherche preacuteparatoire (lrsquoHA) aura reacuteveacuteleacutee entre par exemple la possession du poumon et

54 Pour une analyse plus deacutetailleacutee de ce passage voir J G Lennox laquo Divide and Explain raquo loc cit p 21-22 et

Lennox 2006 p 13-14

115

la respiration Pourquoi les animaux sanguins qui respirent possegravedent-ils tous un poumon

Crsquoest ce que Lennox appelle lrsquoexplication du laquo type B raquo 55 Donc lrsquoHA a une prioriteacute

meacutethodologique sur les explications causales que lrsquoon trouve dans les traiteacutes comme Parties

des Animaux et la Geacuteneacuteration des Animaux56

Si on revient sur lrsquoanimal politique les passages du corpus aristoteacutelicien qui portent

directement sur ce sujet sont trop limiteacutes et disperseacutes De plus la plus grande partie de ces

passages se trouve dans les traiteacutes consacreacutes aux laquo choses humaines raquo Etant donneacute la rareteacute

des contextes directement zoologiques portant sur cette question le deuxiegraveme chapitre du

premier livre des Politiques acquiert une importance plus consideacuterable pour celui qui cherche

agrave lsquoreacutearrangerrsquo lrsquoinformation dont il dispose au sujet de lrsquoanimal politique selon la meacutethode

geacuteneacuterale de la recherche scientifique qursquoAristote emploie dans ses traiteacutes zoologiques Crsquoest

donc pour cette raison que la correacutelation que Kullmann eacutetablit entre la qualiteacute de laquo politikon raquo

et la possession du deacutesir de vivre en communauteacute avec les autres membres de son espegravece

meacuterite drsquoecirctre eacutetudieacutee de plus pregraves Elle nous permet drsquoaller au-delagrave drsquoun simple paralleacutelisme

entre ce chapitre des Politiques et les autres textes zoologiques Elle nous montre en effet

qursquoil existe une affiniteacute eacutepisteacutemologique entre la recherche zoologique drsquoAristote et

lrsquoargument de notre chapitre Crsquoest dans ce sens que les analyses de Kullmann nous

permettent de lire ce chapitre comme une piegravece de zoologie

IIID laquo Politikon raquo accident per se de lrsquohomme

Il srsquoagit maintenant drsquoexaminer la seconde partie de la reconstruction par Kullmann de

lrsquoargument sur le politikon humain Si je fais une distinction entre une premiegravere partie et une

deuxiegraveme partie de lrsquoanalyse de Kullmann crsquoest que dans la suite de ce que nous venons de

55 Selon Lennox lrsquoexplication du type B se caractegraverise par les traits suivants laquo 1The predication to be

explained is the predication of a feature which belongs to its subject primitively and as such as 2R is predicated

of triangle 2 This primitive predication is explained by identifying some aspect of the subjectrsquos specific nature

as responsible for it 3 Thus the middle terme identifies not a wider kind of which the subject is a sub-kind but

an aspect of that subjectrsquos specific nature ie something proper to it which makes it that sort of thing raquo

(laquo Divide and Explain raquo loc cit p 10) 56 laquo The overarching purpose of HA [is] to organize information about animal likenesses and differences in

precisely the form required for the modes of explanation we find in the explanatory biological treatises ndash Parts of

Animals Generation of Animals Pregression of Animals On Respiration and so on raquo (JG Lennox Aristotlersquos

Philosopy of Biology op cit p 2)

116

voir il semble violer agrave la fois la limite infeacuterieure et la limite supeacuterieure de sa propre

explication du type A

La seconde partie de la reconstruction de Kullmann peut ecirctre diviseacutee en deux drsquoabord

il explique comment il comprend la lsquonaturersquo de la preacutedication de laquo politikon raquo agrave lrsquohomme

apregraves il donne une explication pour le degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute humaine Dans une note

(citeacutee plus haut) il dit que politikon et agathou kai kakou kai dikaiou kai adikou aisthecircsin

echon sont des sumbecircbekota kathrsquo hauta deacuterivables de la deacutefinition de lrsquohomme laquo animal

rationnel raquo Pour le sens qursquoil faut donner ici agrave sumbecircbekota kathrsquo hauta il fait reacutefeacuterence agrave

APo I 4 et 6

En APo I 4 73a34-b16 Aristote distingue quatre sens pour laquo appartenir par soi

[καθ αὑτὰ ὑπάρχειν] raquo Ce sont les deux premiers qui sont essentiels pour notre propos57

Conformeacutement agrave la tradition Kullmann identifie la preacutedication sumbebekos kathrsquo hauto avec

le deuxiegraveme sens drsquoappartenance laquo par soi raquo qursquoAristote donne dans le passage ci-dessous 58

Est dit appartenir lsquopar soirsquo agrave une chose tout ce qui lui appartient comme eacuteleacutement de

son lsquoce que crsquoestrsquo [ὅσα ὑπάρχει τε ἐν τῷ τί ἐστιν] par exemple la ligne appartient par

soi au triangle le point agrave la ligne [hellip] On parle aussi drsquoappartenance lsquopar soirsquo dans

tous les cas ougrave des choses appartiennent agrave drsquoautres lesquelles sont contenues dans la

formule qui montre ce que sont les premiegraveres [ὅσοις τῶν ὑπαρχόντων αὐτοῖς αὐτὰ ἐν

τῷ λόγῳ ἐνυπάρχουσι τῷ τί ἐστι δηλοῦντι] par exemple le rectiligne et le courbe

appartient par soi agrave la ligne et lrsquoimpair et le pair le premier et le divisible le carreacute et

lrsquooblong appartiennent par soi au nombre (73a34-b1)

Jonathan Barnes dans la note qursquoil eacutecrit pour 73a 3459 donne la formulation suivante pour

ces deux sens de kathrsquo hauto et il nomme le premier (73a34-5) comme laquo preacutedication-I1 raquo et

le deuxiegraveme (73a37-8) comme laquo preacutedication-I2 raquo

A holds of B in itself = df A holds of B and A inheres in the definition of B

A holds of B in itself = df A holds of B and B inheres in the definition of A

57 Le reacutesumeacute qursquoAristote donne en 73b 16-24 pour ces quatre sens de laquo par soi raquo suggegravere que les deux premiers

sens sont les plus cruciaux 58 W Kullmann Wissenshaft und Methode Interpretationen zur aristotelischen Theorie der Naturwissenschaft

Berlin 1974 p 181-183 59 J Barnes Aristotle Posterior Analytics Translated with a commentary Oxford Clarendon Press 2002 p

112

117

Kullmann prends les accidents per se (sumbecircbekota kathrsquo hauta) comme une

preacutedication du type I2 parce qursquoils appartiennent agrave leur sujet en vertu de la substance de leur

sujet crsquoest-agrave-dire en vertu de ce qursquoest leur sujet sans ecirctre une partie de leur substance60 Cela

dit selon Kullmann laquo politikon raquo eacutetant un sumbebekos kathrsquo hauto serait un attribut

preacutediqueacute de la faccedilon I2 agrave lrsquohomme et laquo politikon raquo appartiendrait agrave lrsquohomme en vertu de sa

deacutefinition sans ecirctre sa deacutefinition Pour preacuteciser cette ideacutee Kullmann souligne avec insistance

que laquo politikon raquo nrsquoest jamais la deacutefinition de lrsquohomme et qursquoil nrsquoest qursquoun trait non-

deacutefinitionnel de lrsquohomme61 Apregraves cela Kullmann rapportant ce qursquoAristote donne en Pol I

2 1253a16 comme lrsquoidion de lrsquohomme (agrave savoir la proprieacuteteacute de laquo agathou kai kakou kai

dikaiou kai adikou aisthecircsin echon raquo) agrave la differentia de lrsquohomme (logon echon) il accorde agrave

cet idion aussi le statut drsquoaccident per se62 toujours deacuterivable de la deacutefinition de lrsquohomme63

60 Barnes Aristotle Posterior Analytics op cit p 114 montre que cette classification des accidents per se

comme preacutedication-I2 est logiquement fallacieuse 61 Ce qui semble en conformiteacute avec la seule deacutefinition de laquo sumbebekos kathrsquo auto raquo qursquoAristote donne dans le

Meacutet V 30 1025a 30-34 laquo tout ce qui est la proprieacuteteacute de chaque chose par soi sans ecirctre dans sa substance [ὅσα

ὑπάρχει ἑκάστῳ καθ αὑτὸ μὴ ἐν τῇ οὐσίᾳ ὄντα] raquo Lrsquoexemple qursquoil donne pour cette deacutefinition est la proprieacuteteacute

de laquo avoir ses angles eacutegaux agrave deux droits raquo pour le triangle 62 Pour le statut drsquoaccident per se de cet idion de lrsquohomme Kullmann devrait penser plutocirct au passage parallegravele

de APo I 6 74b5-12 Ce qui correspond dans ce dernier passage au premier sens drsquoappartenance laquo par soi raquo

donneacute en APo I 4 est formuleacute comme laquo ce qui appartient au lsquoce que crsquoestrsquo du sujet [τὰ μὲν γὰρ ἐν τῷ τί ἐστιν

ὑπάρχει - 74b7-8] raquo le deuxiegraveme sens qursquoon accepte traditionnellement comme la formule drsquoaccident per se

comprend les preacutedicats pour lesquels laquo ce dont ils sont preacutediqueacutes appartient agrave leur lsquoce que crsquoestrsquo et pour ceux-ci

lrsquoun des opposeacutes appartient neacutecessairement au sujet [τοῖς δ αὐτὰ ἐν τῷ τί ἐστιν ὑπάρχει κατηγορουμένοις αὐτῶν

ὧν θάτερον τῶν ἀντικειμένων ἀνάγκη ὑπάρχειν - 74b8-10] raquo Kullmann devrait penser agrave ce deuxiegraveme sens parce

que les perceptions du bien et du mal et du juste et de lrsquoinjuste eacutetant des antikeimena ne sauraient pas ecirctre

tenues agrave propos drsquoune mecircme chose en mecircme temps mais lrsquoun de ces opposeacutes appartiendra neacutecessairement agrave la

perception quand il srsquoagit de quelque chose susceptible drsquoecirctre bonne mauvaise et donc juste ou injuste Voir

Kullmann laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 113 63 Il y a un deacutebat sur la question de savoir si ta kathrsquo hauta sumbebecirckota sont des accidents ou plutocirct des propres

Drsquoune part comme ils leur manquent le trait drsquoecirctre contre-preacutedicable (cf APo I 19 82a15ff 22 83b18-19 et

84a11-27) ils sont deacutepourvus du trait deacutefinitoire drsquoun propre (Top I 5) mais drsquoautre part lrsquoexemple de 2D

lequel est le seul qursquoAristote donne en Meacutet V 30 pour expliciter ce qursquoil entend drsquoaccident per se possegravede le

trait de contre-preacutedictibiliteacute il nrsquoest eacutevidement pas un accident non-neacutecessaire du triangle Pour cette question

voir W D Ross Aristotlersquos Metaphysics vol I Oxford 1924 p 349 n 30 J Barnes laquo Property in Aristotlersquos

Topics raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 52 1970 p 136-155 VE Wedin laquo A Remark on Per Se

Accidents and Properties raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 55 1973 p 30-35 W Graham

laquo Counterpredicability and per se accidents raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 57 1975 p 182-187 H

Granger laquo The Differentia and the Per Se Accident in Aristotle raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 63

118

Kullmann nrsquoeacutelucide pas davantage le meacutecanisme logique qui serait en œuvre entre la

deacutefinition de lrsquohomme et ses accidents per se politiques Cependant eacutetant donneacute qursquoil fait ces

analyses dans le but drsquoeacutelaborer la laquo deacuteduction biologique raquo de la proprieacuteteacute drsquoecirctre politique de

lrsquohomme qursquoil reconstruit sous la forme drsquoune explication du type A il me semble qursquoil

cherche plutocirct agrave montrer que laquo politikon raquo deacuterive de ce qui est animal chez lrsquohomme (tout

comme la possession du 2D deacuterive de ce qui est triangle dans lrsquoisocegravele de bronze) alors que

laquo agathou kai kakou kai dikaiou kai adikou aisthecircsin echon raquo deacuterive de ce qui est rationnel

chez cet animal Lrsquohomme donc eacutetant un laquo animal rationnel raquo par deacutefinition est politique de

par son laquo animaliteacute raquo et de par sa laquo rationaliteacute raquo il possegravede la perception du juste et de

lrsquoinjuste On pourrait repreacutesenter le raisonnement de Kulmann par le schegraveme suivant

Homme = animal rationnel

politikon agathou kai kakou kai dikaiou

kai adikou aisthecircsin echon

Cette reconstruction est parfaitement compatible avec les motifs principaux de lrsquointerpreacutetation

qursquoil essaie de deacutevelopper au sujet de lrsquoanimal politique aristoteacutelicien en I-preacutediquant la

qualiteacute de laquo politikon raquo agrave ce qui est animal chez lrsquohomme il parvient agrave faire deacutependre cette

qualiteacute drsquoune constante biologique qui relegraveve de lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme Ce faisant il croit

aussi prouver agrave la fois que le caractegravere politique de lrsquohomme ne deacuterive pas de sa nature

raisonnable mais lui appartient en tant qursquoanimal et que laquo politikon raquo nrsquoest pas la deacutefinition

de lrsquohomme mais un trait qui provient de sa deacutefinition De plus en rapportant laquo politikon raquo agrave

lrsquohomme-animal il montre que ce trait nrsquoest pas propre agrave lrsquohomme (le point marqueacute par son

explication du type A) Le raisonnement de Kullman me semble ecirctre le suivant si

laquo homme raquo il est neacutecessaire qursquoil soit politique si laquo politique raquo il est neacutecessaire qursquoil soit

animal parce que tout ce qui est politique est animal et comme lrsquohomme est un animal par

deacutefinition il est justifieacute qursquoil soit politique La faute de logique est manifeste Kullmann viole

agrave la fois la limite inferieure et la limite supeacuterieure de sa propre explication du type A 1981 p 118-129 Pour la question sur le 2D voir J E Tiles laquo Why the Triangle Has Two Right Angles Kathrsquo

Hauto raquo Phronesis 28 (1) 1983 p 1-16

119

Le problegraveme concernant la limite infeacuterieure est le suivant les deacutemonstrations du type A ne

donnent jamais des preacutedications du type I Tout simplement parce que les conclusions des

deacutemonstrations du type A ne sauraient jamais ecirctre kathrsquo hauto Dans une deacutemonstration du

type Barbara ougrave AaB BaC donc AaC lrsquoappartenance drsquoA agrave C nrsquoest jamais en vertu de C

laquo soi-mecircme raquo mais elle est toujours kata B Par exemple le 2D appartient agrave lrsquoisocegravele non pas

en tant qursquoisocegravele mais en tant qursquoune sorte de figure agrave savoir le triangle Si donc A

appartient agrave C crsquoest en vertu drsquoun laquo sujet plus large raquo drsquoun genos Comme Barnes le preacutecise

dans ses remarques sur les deacutemonstrations des types A et B de Lennox laquo A holds of C in

itself if and only if (i) AaC and (ii) there is no higher kind K under which C falls such that

AaK raquo 64 Or on a vu que dans la premiegravere partie de sa reconstruction de lrsquoargument

drsquoAristote Kullmann suppose qursquoil existe bien laquo un genre supeacuterieur raquo sous lequel tombe

laquo homme raquo il srsquoagit du groupe des animaux qui se caracteacuterise par la possession du deacutesir de

vivre en communauteacute Crsquoest en effet en vertu de son appartenance agrave ce groupe que le caractegravere

politique appartient agrave lrsquohumain selon Kullmann Il srsquoensuit que laquo politikon raquo nrsquoest pas kathrsquo

hauto agrave lrsquohomme Drsquoougrave la violation de la part de Kullmann de la limite infeacuterieure qui

deacutetermine la valeur eacutepisteacutemologique de son explication du type A

Le problegraveme concernant la limite supeacuterieure de son explication du caractegravere politique

de lrsquohomme par une deacutemonstration du type A vient du fait de deacuteriver ce caractegravere de ce qursquoil

prend comme la deacutefinition de lrsquohomme Lorsque Kullmann rapporte la politiciteacute de lrsquohomme agrave

son animaliteacute il commet lrsquoerreur suivante laquo Hommeraquo nrsquoa pas laquo politikonraquo dans sa deacutefinition

mais laquo animal raquo est inheacuterent agrave la deacutefinition de laquo politikon raquo car apregraves tout si un individu est

politique il est neacutecessairement (une sorte drsquo) animal

politique = df hellip animal hellip

Kullmann en conclut avec preacutecipitation que comme lrsquohomme aussi est un animal il est

donc politique Pour rendre compte de la faute de son argument prenons la formule suivante

qui traduit laquo accident per se raquo

Σ (A B) harr ~ E (A B) amp (x) (AxrarrBx)65

ougrave Σ (AB) veut dire laquo A est un per se accident de B raquo E (AB) laquo A montre lrsquoessence de

B raquo et la flegraveche signifie une implication stricte Dans notre cas A serait laquo politikon raquo B

laquo animal raquo et x laquo homme raquo Lorsqursquoil deacuterive la qualiteacute politique de lrsquohomme de son animaliteacute

64 J Barnes Aristotle Posterior Analytics op cit p 121-2 65 Jrsquoemprunte cette formulation agrave Graham laquo Counterpredicability and per se accidents raquo loc cit p187

120

Kullmann semble prendre le dernier conjoint agrave lrsquoinverse (BxrarrAx)66 laquo Politikon raquo prendra

laquo animal raquo dans sa deacutefinition parce que laquo politikon raquo est une sorte drsquoanimal et donc

neacutecessairement animal Cependant du fait que laquo animal raquo est inheacuterent agrave laquo politikonraquo on ne

peut pas deacuteduire que tout animal est politique il peut ecirctre sporadique solitaire etc

Drsquoougrave le problegraveme avec la limite supeacuterieure de son explication du caractegravere politique de

lrsquohomme par une deacutemonstration du type A le genre le plus proche pour lrsquohomme agrave lrsquoeacutegard

du preacutedicat laquo politikon raquo nrsquoest pas laquo animal raquo tout court mais une sorte drsquoanimal agrave savoir

celui qui a le deacutesir de vivre en communauteacute avec les autres membre de son espegravece Donc le

moyen terme drsquoune explication deacutemontrant lrsquoappartenance du preacutedicat laquo politikon raquo agrave cet

individu qursquoest lrsquohomme ne peut pas ecirctre laquo animal raquo tout court Lrsquohomme nrsquoest pas politique

parce qursquoil est animal tout court Lorsqursquoil prend laquo animal raquo comme le genre le plus proche

pour ce preacutedicat Kullmann perd de vue le sujet auquel le preacutedicat appartient agrave titre premier

immeacutediatement et universellement Cela faisant il deacutetruit eacutegalement la condition de

possibiliteacute drsquoune preacutedication universelle entre le preacutedicat et le sujet il entre dans un lsquouniversrsquo

ougrave existent des sujets qui nrsquoaccepteront pas le preacutedicat laquo politikon raquo il existe des animaux

qui ne sont pas politiques67

66 Pour une erreur semblable de la part de J Barnes voir Wedin laquo A Remark on Per Se Accidents and

Properties raquo loc cit p33 et Graham laquo Counterpredicability and per se accidents raquo loc cit p 187 n 12 67 Dans un tel lsquouniversrsquo on ne peut plus formuler des propositions-a mais uniquement des propositions-i pour

lrsquoattribut laquo politikon raquo Or dans ce cas on ne peut pas deacutemontrer la preacutedication de laquo politikon raquo agrave laquo homme raquo

Parce que de ces deux preacutemisses AiB BaC on nrsquoobtient jamais AaC En ce qui concerne laquo politikon raquo de ces

deux preacutemisses laquo lsquopolitikonrsquo appartient agrave certains drsquoanimaux raquo et laquo lsquoanimalrsquo appartient agrave tout homme raquo on

nrsquoobtiendrait jamais la conclusion laquo lsquopolitikonrsquo appartient agrave tout homme raquo (cf APr I 4 26a30-36) En effet

crsquoest lrsquoideacutee principale de la critique aristoteacutelicienne en APr I 31 de ceux qui prennent la division pour une

deacutemonstration un syllogisme qui suivrait lrsquoordre drsquoune division par genos [ἡ διὰ τῶν γενῶν διαίρεσις ndash 46a31]

neacutecessite qursquoon prenne lrsquouniversel comme le moyen terme Or dans ce cas lagrave le moyen terme sera plus large que

le majeur et le rapport entre le majeur et le moyen ne saurait ecirctre formuleacute que dans une propsosition-i Or un tel

rapport entre le majeur et le moyen ne nous permettra pas drsquoen conclure un rapport universel entre le majeur (A)

et le troisiegraveme terme (C)

121

IV Diviser le laquo politikon raquo Partie I

Quelle division suppose la reconstruction par Kullmann du raisonnement du Stagirite

au sujet du caractegravere politique de lrsquohomme Etant donneacute que selon Kullmann Aristote aurait

deacuteriveacute le caractegravere politique de lrsquohomme de son animaliteacute tout court il faudrait supposer que

le genos laquo animal raquo est diviseacute en animaux politiques et ceux qui sont priveacutes de cette qualiteacute

abeille fourmis etchellip homme [(df animal rationnel) rarr agathou kai

kakou kai dikaiou kai adikou aisthecircsin echon]

Comme on lrsquoa dit Kullmann suppose que lrsquohomme et les autres animaux politiques ne se

diffeacuterencient pas agrave lrsquoeacutegard du deacutesir qursquoils possegravedent de vivre en communauteacute avec les autres

membres de leurs espegraveces Autrement dit il pense qursquoen ce qui concerne cet aspect geacuteneacutetico-

biologique drsquoecirctre politique il nrsquoexiste aucune diffeacuterence eideacutetique entre diffeacuterents animaux

politiques Pour expliquer par exemple comment lrsquohomme se diffeacuterencierait des autres

animaux par le plus haut degreacute de sa politiciteacute il ne dit pas qursquoil est plus politique parce qursquoil

possegravede ce deacutesir plus que ou plus intenseacutement qursquoeux Selon le schegraveme ci-dessus lrsquohomme se

diffeacuterencierait des autres animaux sur une base extra-biologique sur la base de sa rationaliteacute

Il srsquoensuit que le groupe des animaux politiques serait constitueacute des individus qui ne se

diffeacuterencient pas les uns des autres en terme de ce trait biologique caracteacuterisant ce groupe

mais laquo animal politique raquo aurait le statut drsquoune espegravece ultime tout comme laquo homme raquo qui ne

se diffeacuterencie plus eacuteideacutetiquement Or cela ne semble guegravere admissible parce qursquoil existe

eacutevidemment des diffeacuterences essentielles entre le politikon humain et les autres animaux

politiques La solution que Kullmann produit pour surmonter cette difficulteacute semble ecirctre la

suivante comme ces animaux ne se diffeacuterencient pas agrave lrsquoeacutegard de lrsquoaspect biologique drsquoecirctre

politique pour expliquer ce qui diffeacuterencie lrsquohomme dans ce groupe il recourt agrave un trait

(extra-biologique) qui regarde la vie politique de lrsquohomme et que seul lrsquohomme possegravede parmi

les individus de ce groupe

Animal

apolitique politique

122

Cela ne saurait guegravere ecirctre le sens biologique qursquoAristote aurait chercheacute pour le

caractegravere politique de lrsquohomme Drsquoabord parce que laquo politikon raquo est une instance de quatre

types de differentiae selon lesquelles le naturaliste doit mener ses investigations et ses

divisions (cf HA I 1 487a11-12) Ce sont de grandes cateacutegories de differentia selon

lesquelles un bon diaireticien doit organiser lrsquoinformation dont il dispose Une bonne division

procegravederait en suivant les diffeacuterences eacuteideacutetiques que ces differentiae montreront pour

diffeacuterentes sortes drsquoanimaux Crsquoest-agrave-dire qursquoil srsquoagit de prendre plutocirct ces differentiae

comme genos et drsquoexaminer comment elles se diffeacuterencient eidei pour diffeacuterents animaux qui

possegravedent la differentia en question68 Il srsquoensuit que laquo politikon raquo eacutetant une instance de lrsquoune

de ces grandes cateacutegories de differentia agrave savoir le laquo mode de vie raquo69 doit ecirctre consideacutereacute

comme laquo une differentia geacuteneacuterale raquo englobant des diffeacuterences eideacutetiques en elle-mecircme

Il doit y avoir des formes drsquoune diffeacuterence geacuteneacuterale car srsquoil nrsquoy en avait pas pourquoi

serait-elle geacuteneacuterale et non particuliegravere Or parmi les diffeacuterences certaines sont

geacuteneacuterales et admettent des formes [Δεῖ δὲ τῆς καθόλου διαφορᾶς εἴδη εἶναι εἰ γὰρ μὴ

ἔσται διὰ τί ἂν εἴη τῶν καθόλου καὶ οὐ τῶν καθ ἕκαστον Τῶν δὲ διαφορῶν αἱ μὲν

καθόλου εἰσὶ καὶ ἔχουσιν εἴδη] (PA I 1 642b24-27)

Prendre laquo politikon raquo comme un trait biologique qui ne se diffeacuterencierait pas en diffeacuterentes

eidecirc est en fait tomber dans lrsquoerreur qursquoAristote reproche au dichotomiste platonicien

manquer le fait que le caractegravere politique diffegravere speacutecifiquement chez homme et chez par

exemple lrsquoabeille Aristote reproche au dichotomiste de ranger par exemple lrsquooiseau et

lrsquohomme ensemble sans diffeacuterenciation dans la classe laquo bipegravede raquo alors que chez eux laquo la

bipeacutedie est autre et speacutecifiquement diffeacuterente (ἡ διποδία γὰρ ἄλλη καὶ διάφορος) raquo

(643a3)70 Il en va de mecircme pour laquo politikon raquo ce nrsquoest pas parce que le mode de vie

laquo politique raquo appartient en commun aux animaux diffeacuterents et que tout individu politique est

neacutecessairement animal qursquoil appartient agrave tous de la mecircme maniegravere Au contraire on devrait le

consideacuterer comme une diaphora geacuteneacuterale selon laquelle les animaux diffegravereront lrsquoun de

lrsquoautre Crsquoest-agrave-dire que le caractegravere politique de lrsquohomme deacutejagrave au niveau biologique se

68 Le fonctionnement de ce processus de la division sera exposeacute en plus de deacutetail dans le reste de ce chapitre lors

de lrsquoexamen des analyses de Jean-Louis Labarriegravere 69 En effet en HA I 1 laquo ecirctre politique raquo est donneacute comme exemple pour les diffeacuterences se rapportant non

seulement au laquo mode de vie raquo (bios) mais aussi agrave lrsquoaction (praxis) (487b32) Cette conjonction du bios avec la

praxis nrsquoest pas fortuite parce que selon Aristote laquo ὁ δὲ βίος πρᾶξις ἐστιν raquo (Pol I 4 1254a7) Le rapport

entre le bios et la praxis est discuteacute en deacutetail dans le chapitre 5 de ce travail 70 Cf PA IV 12 693b2 et HA II 12 503b33-4

123

trouvera dans la nature comme lrsquoune des diffeacuterenciations drsquoun trait commun et comme une

laquo alteacuteriteacute raquo de laquo cette chose commune raquo laquo toute diffeacuterence par lrsquoespegravece est diffeacuterence drsquoune

chose en un point [ἡ δὲ διαφορὰ ἡ εἴδει πᾶσα τινὸς τί] de sorte que cette chose est la mecircme

dans les deux cas et est leur genre raquo (Meacutet I 8 1058a12)

Cela dit pour pouvoir rendre compte de la speacutecificiteacute du caractegravere politique de

lrsquohomme il faudra deacuteterminer laquo le point raquo sur lequel il diffeacuterencie laquo le mecircme raquo et en constitue

une alteacuteriteacute par rapport aux autres eidecirc Cependant il faudra le faire sans lsquodeacutetruirersquo lrsquoidentiteacute

du genos uniteacute au sein de laquelle se deacuteploient ses diffeacuterences En drsquoautres termes lorsqursquoon

cherche agrave deacuteterminer par quelle diffeacuterence speacutecifique se constitue lrsquoun des eidecirc drsquoun mecircme

genos il faut eacuteviter de le faire drsquoapregraves une differentia qui nrsquoappartient pas deacutejagrave au groupe des

differentiae qursquoenglobe le genos la bipeacutedie ne se divise pas en laquo domestique raquo et

laquo sauvage raquo ces derniers ne comptent pas parmi des differentiae possibles de la bipeacutedie et ils

sont accidentels agrave ce genos Or un genos est ce laquo qui ne contient pas une diffeacuterence

accidentelle raquo (1058a1) Crsquoest ce point crucial de la division aristoteacutelicienne dont Kullmann

semble ne pas avoir tenu compte lorsqursquoil cherche la diffeacuterence speacutecifique du politikon

humain dans un domaine extra-biologique et qursquoil attribue le mecircme trait biologique sans

diffeacuterenciation agrave tous les animaux dits politiques Tandis que pour pouvoir dire que diffeacuterents

animaux constituent des espegraveces drsquoanimal politique il faudrait au moins dire que lrsquoaspect qui

les rend laquo politique raquo se diffeacuterencie sur un point preacutecis pour chacun Parce que dire que tout

homme est un animal politique ne suffit pas lrsquohomme est une certaine sorte drsquoanimal

politique

On pourrait bien sucircr objecter que Kullmann prend lrsquoidion (la perception du juste et de

lrsquoinjuste) de lrsquohomme comme la diffeacuterence speacutecifique de son caractegravere politique Cette

objection aurait sans doute une certaine force Parce qursquoil semble que lorsqursquoil rapporte la

perception du juste et de lrsquoinjuste agrave lrsquoeacuteleacutement rationnel de cet animal rationnel Kullmann

croit qursquoil donne une speacutecification du caractegravere politique de lrsquohomme sans sortir du genos

drsquoougrave il deacuterive ce caractegravere cet idion serait deacuteriveacute de la diffeacuterence speacutecifique de lrsquohomme

(logon echon) sans malgreacute tout sortir de son animaliteacute Apregraves tout lrsquohomme est un animal

rationnel En fin de compte il deacuterive lrsquoidion de lrsquohomme de la mecircme source que son caractegravere

politique lrsquohomme-animal

Mais agrave y regarder de plus pregraves lrsquoerreur est encore plus grave Si Aristote avait

vraiment identifieacute la diffeacuterence speacutecifique du politikon humain par sa perception du juste et de

lrsquoinjuste il srsquoensuivrait que lrsquohomme et les autres animaux politiques se diffeacuterencient lrsquoun de

124

lrsquoautre par la possession et la privation de cette perception Or cette diffeacuterence preacutesuppose la

diffeacuterence drsquoavoir et drsquoecirctre priveacute de la raison Pourtant comme cette perception est assigneacutee agrave

lrsquohomme comme la diffeacuterence speacutecifique de sa politiciteacute cela supposerait que le groupe

drsquolaquo animal politique raquo soit diviseacute en logon echon et alogon Donc la differentia qui divise les

animaux politiques serait laquo possession de la raison raquo Kullmann semble preacutesumer qursquoAristote

raisonne selon une division comme suit

Je viendrai agrave lrsquoexamen deacutetailleacute du problegraveme que pose cette division par privation dans la

section suivante ougrave seront analyseacutees les positions de Jean Louis Labarriegravere relativement agrave leur

conformiteacute agrave la dairesis aristoteacutelicienne La position de Kullmann sera mieux appreacutecieacutee agrave la

fin de la section prochaine En guise drsquointroduction agrave la probleacutematique des sections qui

suivent on peut se contenter de souligner les points suivants Kullmann deacuterive le caractegravere

politique de lrsquohomme de son animaliteacute puis lorsqursquoil entreprend de montrer ce qui

diffeacuterencie le politikon humain des autres animaux politiques pour eacuteviter de sortir de

lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme il remonte encore une fois vers cet universel plus eacutetendu que le

laquo politikon raquo agrave savoir vers le genos animal Bien qursquoun tel proceacutedeacute de division nous permette

de voir que la possession de la raison et de ses corollaires est le fait drsquoune certaine sorte

drsquoanimal il ne nous permet pas de voir qursquoelle est le fait drsquoune certaine sorte drsquoanimal

politique Or ce dernier est ce que cherche une bonne division aristoteacutelicienne

Mais de plus il faut aussi agrave coup sucircr diviser la diffeacuterence de la diffeacuterence par exemple

lsquopourvu de piedsrsquo est une diffeacuterence de lrsquoanimal de nouveau il faut savoir la diffeacuterence de

lrsquoanimal pourvu de pieds en tant qursquoil est pourvu de pieds de sorte qursquoon ne doit pas dire que

pourvu de pieds se divise en aileacute et aptegravere si lrsquoon veut parler correctement (ou si lrsquoon fait

Animal

apolitique politique

logon echon alogon

homme rarr agathou kai kakou kai dikaiou kai adikou aisthecircsin echon Abeilles fourmis etc

125

cela ce sera par incapaciteacute) mais qursquoil se divise en pied fendu et pied non fendu De fait ce

sont lagrave les diffeacuterences de pied parce que le pied fendu est une faccedilon drsquoecirctre du pied [ἡ γὰρ

σχιζοποδία ποδότης τις] (Met Z 12 1038a9-15)

Si on reconsidegravere lrsquoideacutee principale de ce passage dans les termes de Met I 9 on dirait

que pour que la division soit juste il faudrait diviser le genre laquo bipegravede raquo en ses espegraveces par le

moyen de ces points en lesquels il se diffeacuterencie tout en restant le laquo mecircme raquo Il en va de mecircme

pour laquo politikon raquo la diffeacuterence politique de lrsquohomme se montrera comme ce point eu eacutegard

auquel laquo animal politique raquo se diffeacuterencie en tant qursquoanimal politique

Or selon la division que Kullmann suppose pour la deacuteduction biologique des

Politiques I 2 la diffeacuterence de la possession de la raison ne srsquoobtient pas dans la continuiteacute

de la division progressive venant du laquo politikon raquo Comme elle suppose qursquoon remonte vers

laquo animal raquo son origine se trouve sur un autre axe de division On a donc ici une intersection

des diffeacuterents axes de division il est certes vrai que tout animal politique est ou rationnel ou

alogon mais non pas en tant que politique Il en va de mecircme pour la perception du juste et de

lrsquoinjuste Mais il srsquoagit pour Aristote drsquoune division accidentelle parce qursquoon ne divise pas

par la diffeacuterence de la diffeacuterence

Il suffira pour lrsquoinstant de dire que le fond du problegraveme consiste en ce que cette

division par privation marque un niveau drsquoopposition ougrave le genos laquo politikon raquo se dissout Si

toute contrarieacuteteacute est une forme de privation (Met I 4 1055a33 1055b13-14) les contraires

restent tout de mecircme ἐν τῷ αὐτῷ γένει71 Lrsquoineacutegal est ce qui ne possegravede pas lrsquoeacutegaliteacute et

71 Cf Cat 6 6a18 ougrave on trouve la deacutefinition usuelle des contraires comme laquo les termes qui sont les plus eacuteloigneacutes

lrsquoun de lrsquoautre parmi ceux qui appartiennent agrave un mecircme genre raquo Cette deacutefinition est en conformiteacute avec celle

donneacutee dans le livre I de la Meacutetaphysique selon laquelle la contrarieacuteteacute est la plus grande diffeacuterence (ἡ μεγίστη

διαφορά ndash 4 1055a5) ou la diffeacuterence complegravete (ἡ τελεία διαφορά ndash a13) laquo les choses qui diffegraverent le plus dans

le mecircme genre sont des contraires car la diffeacuterence complegravete est la diffeacuterence maximale entre ceux-ci raquo

(1055a27-29) Cependant en Cat 11 14a 19 sq il est dit que les contraires existent aussi dans des genres

contraires (ἐν τοῖς ἐναντίοις γένεσιν) Lrsquoexemple donneacute pour ce dernier cas est celui de la justice et de lrsquoinjustice

lrsquoune appartenant agrave la vertu et lrsquoautre au vice comme leur genos Dans leur note pour ce passage Pellegrin et

Crubellier (Aristote Cateacutegories Paris GF Flammarion 2007 p 242) citent la solution que Ammonius propose

pour cette difficulteacute Ammonius (102 6) aurait dit que bien que la vertu et le vice fussent des genres opposeacutes il

existait tout de mecircme un mecircme genre auquel ils appartenaient agrave savoir celui des laquo eacutetats raquo (hexeis) O Hamelin

Le systegraveme drsquoAristote Paris Vrin 1976 p 135-136 pense que la deacutefinition donneacutee dans la Metaphysique I 4

est laquo lrsquoexpression de la penseacutee deacutefinitive drsquoAristote raquo Selon lui laquo Aristote nous laisse voir la raison et la source

de la deacutefinition dont il srsquoagit Il deacutefinit les contraires en vue de la physique et en fonction de consideacuterations

physiques (cf Met I 4 1055a6 et b11) Ainsi les termes qui srsquoopposent comme contraires ce sont les extrecircmes

126

lrsquoimpair est ce qui ne possegravede pas la pariteacute Cependant lrsquoimpair nrsquoest pas nrsquoimporte quoi qui

soit priveacute de la faculteacute drsquoadmettre la pariteacute mais il srsquoagit bien drsquoun nombre Quant agrave lrsquoanimal

politique il est sans doute vrai que tout animal politique sera ou raisonnable ou priveacute de la

raison Cependant lrsquoalogon nrsquoest pas neacutecessairement un animal politique Si lrsquoalogon est un

animal mais non pas neacutecessairement un animal politique il srsquoensuivra que laquo politikon raquo nrsquoest

pas ce laquo mecircme genos raquo agrave lrsquointeacuterieur duquel lrsquoalogon et le logon echon srsquoopposent comme des

contraires Le fait que lrsquoun des animaux politiques (ici lrsquohomme) se trouve posseacuteder une

proprieacuteteacute dont les autres sont priveacutes ne garantit pas qursquoil la possegravede en tant que politique

Comment sait-on que la possession drsquoune telle proprieacuteteacute nous donne la diffeacuterence speacutecifique

de lrsquoanimal politique qui la deacutetient En fait on ne peut le savoir Nous le supposons tel Pour

pouvoir mieux appreacutecier lrsquoimportance de ce dernier point il convient drsquoexaminer les analyses

de Jean-Louis Labarriegravere sur lrsquoanimal politique

V Labarriegravere comparer les animaux politiques selon le plus et le moins

On a vu que malgreacute son intention originale de rendre compte du caractegravere politique de

lrsquohomme chez Aristote sur une base biologique commune partageacutee par lrsquohomme et les autres

animaux dits politiques Kullmann finissait par recourir agrave une diffeacuterence de qualiteacute pour le

degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute humaine Selon lui lrsquoaspect biologique qui rend politique aussi

bien lrsquohomme que les autres animaux ne se diffeacuterencie pas agrave ce niveau et la diffeacuterence

politique de lrsquohomme srsquoexplique sur une base extra-biologique par reacutefeacuterence agrave son logos

Selon cette approche lrsquohomme serait drsquoabord animal politique (comme tous les autres) puis

plus politique ce qui est propre agrave cet animal politique particulier ne se comprendrait pas agrave un

niveau zoologique le degreacute speacutecial de sa politiciteacute ne serait pas un fait de son eacutetat

zoologique Crsquoeacutetait ce que jrsquoai consideacutereacute comme un retour de la perspective de Mulgan et de

Bodeuumls

On pourrait appeler cette perspective laquo saltatoire raquo72 Selon cette perspective si on

pouvait projeter les diffeacuterences entre les animaux politiques sur une eacutechelle constitueacutee des

laquo sauts raquo marquant les points de diffeacuterenciation la hieacuterarchie entre ces animaux ne serait pas drsquoun mecircme genre pair et impaire blanc et noir raquo Pour une excellente analyse de Met I 4 voir Pellegrin La

classification des animaux chez Aristote Statut de la biologie et uniteacute de lrsquoaristoteacutelisme Paris Les Belles

Lettres 1982 p 73-103 Pour la notion de genos comme le substrat des contraires cf Met Γ 2 1004a9-16 72 Jrsquoemprunte cette expression et son application agrave lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme dans lrsquoEN agrave Andrew

Coles laquo Animal and Childhood Cognition in Aristotlersquos Biology and the Scala Naturae raquo Aristoteliche

Biologie Intentionen Methoden Ergebnisse op cit p 287-291

127

le reacutesultat des diffeacuterenciations croissantes et continues des traits communs agrave tous mais serait

plutocirct deacutetermineacutee par ce qursquoils ne possegravedent pas en commun chaque saut serait deacutetermineacute

par son exclusiviteacute Dans la lecture de Kullmann il nrsquoy a qursquoun seul saut le logos de

lrsquohomme Tous les autres animaux moins politiques que lrsquohomme le sont parce qursquoils sont

tous exclus du partage de cette proprieacuteteacute humaine qursquoest le logos

Cette perspective laquo saltatoire raquo est illustreacutee le plus nettement par lrsquoargument sur

lrsquoergon de lrsquohomme dans lrsquoEN I 7 Selon cet argument les plantes sont seacutepareacutees

cateacutegoriquement des animaux par leur possession limiteacutee de lrsquoacircme nutritive et geacuteneacuterative Ce

qui seacutepare les animaux des plantes crsquoest leur possession en plus de la faculteacute nutritive de la

faculteacute sensitive agrave laquelle les plantes nrsquoont aucun accegraves Et la vie que manifestent les

animaux compareacutee agrave celle de lrsquohomme est limiteacutee par la nutrition et la sensation Lrsquohomme

se diffeacuterencie par la possession de toutes les autres faculteacutes que possegravedent les autres vivants

plus le logos (1098a1-5) Le principe de cette eacutechelle est lrsquoexclusion cateacutegorique de ceux qui

se trouvent aux niveaux infeacuterieurs de lrsquoeacutechelle de ce qui caracteacuterise les niveaux supeacuterieurs73

Lrsquoalternative agrave cette approche saltatoire est une perspective laquo graduelle raquo qui envisage

le monde des vivants selon un laquo changement continu raquo drsquoune eacutechelle naturelle Cette

perspective est illustreacutee le plus nettement dans le corpus par les passages en HA VII (VIII) 1

588b4-589a9 et en PA IV 5 681a12-15 Ce sont des passages ougrave on croit drsquohabitude

trouver lrsquoideacutee aristoteacutelicienne drsquoune scala naturae74 Ce passage drsquointroduction du HA VII

73 Il me semble que lrsquoideacutee de hieacuterarchiser les animaux politiques sur une eacutechelle saltatoire est en conformiteacute avec

la division par privation agrave laquelle Kullmann semble avoir recouru Lrsquoun des sens de la privation selon Aristote

est laquo ne pas posseacuteder une des choses qursquoil est naturel de posseacuteder mecircme srsquoil nrsquoest pas dans sa propre nature de la

posseacuteder par exemple on dit qursquoune plante est priveacutee drsquoyeux raquo (Met Δ 22 1022b22-24) Cet exemple illustre

en fait le niveau ougrave la privation est une forme de contradiction (Met I 4 1055b3 et b7) mecircme si la plante ne

possegravede pas la vue on ne dit cependant pas qursquoelle est aveugle mais on pourrait dire que la plante nrsquoest pas (un

vivant) voyant ndash ce qui est une neacutegation (apophasis) Hamelin Le systegraveme drsquoAristote op cit p 137 donne une

interpreacutetation semblable pour ce sens de la privation laquo Lorsqursquoon dit que la plante est priveacutee de la vue on

nrsquoexprime pas sans doute lrsquoabsence drsquoun attribut que la plante devrait posseacuteder mais (telle semble ecirctre du moins

la penseacutee drsquoAristote) on nrsquoexprime pas non plus la simple absence de la vue dans la plante on exprime que cette

absence est une limitation une impuissance de sa nature raquo 74 Arthur Lovejoy The Great Chain of Being A Study of the History of an Idea Transaction Publishers 2009

p 55-59 (premiegravere apparition en 1936 Harvard University Press) pense que chez Aristote agrave coteacute de lrsquoideacutee drsquoune

continuiteacute graduelle du changement dans la nature et dans le monde des vivants on trouve aussi lrsquoideacutee drsquoune

graduation des vivants le long drsquoune hieacuterarchie lineacuteaire Dans lrsquoanalyse de Lovejoy les animaux qui

laquo dualisent [ἐπαμφοτερίζειν]raquo entre deux genres diffeacuterents tient une place importante Herbert Granger laquo The

Scala Naturae and the Continuity of Kinds raquo Phronesis 30 (2) 1985 p 181-200 critiquant Lovejoy pense que

128

(VIII) ougrave Aristote cherche agrave justifier la possibiliteacute de comparer les caractegraveres (ethos) des

animaux selon le plus ou le moins donne lrsquoimage drsquoune nature qui change graduellement en

passant des choses inanimeacutees au monde des vivants et agrave lrsquointeacuterieur de ce dernier du genre des

plantes jusqursquoaux animaux les plus complexes qui se caracteacuterisent et se diffeacuterencient par

rapport aux laquo eacutetapes raquo preacuteceacutedentes principalement par lrsquoajout (ou lrsquoavancement ndash 588b28)75

de la sensation

Ainsi la nature passe peu agrave peu des ecirctres inanimeacutes aux animaux de sorte que en raison

de la continuiteacute leur frontiegravere et le statut de la forme intermeacutediaire nous

eacutechappent [Οὕτω δ ἐκ τῶν ἀψύχων εἰς τὰ ζῷα μεταβαίνει κατὰ μικρὸν ἡ φύσις ὥστε

τῇ συνεχείᾳ λανθάνει τὸ μεθόριον αὐτῶν καὶ τὸ μέσον ποτέρων ἐστίν] (588b4-6)

Selon ce passage les laquo corps raquo qui se trouvent aux niveaux supeacuterieurs de cette eacutechelle de

nature sont laquo plus vivants raquo que ceux qui se trouvent aux niveaux infeacuterieurs Cette

diffeacuterenciation se manifeste la plus nettement entre le laquo genre raquo des choses inanimeacutees et le

genre des plantes et les animaux

Car apregraves le genre des ecirctres inanimeacutes il y a drsquoabord celui des plantes et parmi celles-

ci lrsquoune diffegravere de lrsquoautre en ce qursquoelle semble participer davantage agrave la vie [τούτων

ἕτερον πρὸς ἕτερον διαφέρει τῷ μᾶλλον δοκεῖν μετέχειν ζωῆς] mais le genre des

plantes tout entier compareacute au reste des corps [πρὸς μὲν τἆλλα σώματα] apparaicirct cette interpreacutetation est fausse parce qursquoune telle ideacutee de laquo continuiteacute des genres raquo constitue une menace pour

lrsquouniteacute substantielle des genres drsquoanimaux et pour lrsquoessentialisme qursquoAristote deacutefend dans ses traiteacutes logiques et

meacutetaphysiques Sur la mecircme question voir aussi Friedrich Solmsen laquo Antecedents of Aristotlersquos Psychology and

Scale of Beings raquo The American Journal of Philology 76 (2) 1955 p 148-164 William F Fortenbaugh

laquo Aristotle Animals Emotion and Moral Virtue raquo Arethusa 4 (2) 1971 p 137-165 Andrew Coles laquo Animal

and Childhood Cognition in Aristotlersquos Biology and the Scala Naturae raquo loc cit 75 Il y a une difficulteacute textuelle concernant le participe de cette ligne faut-il lire laquo prosousecircs raquo ou laquoproiousecircs raquo

Balme adopte la premiegravere leccedilon Dans ce cas lagrave il srsquoagira du seuil de changement qui marque le passage des

plantes au monde animal en geacuteneacuterale Si on adopte la leccedilon alternative il srsquoagira drsquoun changement agrave lrsquointeacuterieur

mecircme du monde animal et il faudra placer le seuil plutocirct entre les animaux qui nrsquoont que des fonctions de

geacuteneacuteration et de nutrition et ceux qui possegravedent une faculteacute de sensation encore plus deacuteveloppeacutee et compliqueacutee

avec un degreacute consideacuterable de plaisir (voir la note de Balme dans sa traduction Aristotle History of Animals

Loeb Classical Library Cambridge-London Harvard University Press 1991 p 65 n e) Cependant la leccedilon

laquo prosousecircs raquo pourrait avoir un sens pour les diffeacuterenciations agrave lrsquointeacuterieur mecircme du monde animal parce que tout

animal ne possegravede pas les cinq sens (HA IV 8 532b29-33) Cependant on peut encore justifier la lecture de

laquo proiousecircs raquo ainsi la participation des animaux agrave la sensation est compareacutee en fonction de la finesse et de

lrsquoacuiteacute des sens qursquoils possegravedent ce nrsquoest donc pas uniquement une question de nombre de sens cf GA V 1

780b12 sq

129

presque comme animeacute tandis que compareacute aux animaux il paraicirct inanimeacute Et le

passage des plantes aux animaux est continu [Ἡ δὲ μετάβασις ἐξ αὐτῶν εἰς τὰ ζῷα

συνεχής ἐστιν] (588b6-11)76

Alors que lrsquoenjeu de lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme est de distinguer les formes de vie

drsquoune maniegravere cateacutegorique et non-comparative dans ce passage de lrsquoHA Aristote cherche agrave

eacutetablir la possibiliteacute drsquoune comparaison entre les vivants en tant que vivants et agrave montrer que

certaines diffeacuterences entre les animaux (surtout celles qui concernent leurs caractegraveres et leurs

modes de vie77) pourraient ecirctre envisageacutees sur cette eacutechelle78

Bien que Jean-Louis Labarriegravere dans ses analyses sur lrsquoanimal politique ne srsquoexprime jamais

directement sur ces lignes de lrsquoHA79 on peut je crois dire que son approche de la question de 76 Voir aussi PA IV 5 681a12-15 laquo La nature en effet va de maniegravere continue en partant des inanimeacutes vers

les animaux en passant par des ecirctres vivants qui ne sont pas des animaux drsquoune faccedilon telle qursquoon a lrsquoimpression

qursquoils diffegraverent tregraves peu les uns des autres du fait de leur proximiteacute reacuteciproque [Ἡ γὰρ φύσις μεταβαίνει συνεχῶς

ἀπὸ τῶν ἀψύχων εἰς τὰ ζῷα διὰ τῶν ζώντων μὲν οὐκ ὄντων δὲ ζῴων οὕτως ὥστε δοκεῖν πάμπαν μικρὸν

διαφέρειν θατέρου θάτερον τῷ σύνεγγυς ἀλλήλοις] raquo 77 Il y a des passages ougrave certaines diffeacuterences entre les parties des animaux sont consideacutereacutees selon une ideacutee

semblable drsquoeacutechelle graduelle cf PA II 9 655a17-23 IV 10 68621-6872 Le dernier passage porte

eacutegalement sur la supeacuterioriteacute de lrsquointelligence humaine Voir aussi la reacuteserve de James G Lennox Aristotle On

the Parts of Animals op cit p 218 au sujet de lrsquoexistence drsquoune ideacutee de scala naturae chez Aristote 78 Contrairement agrave Andrew Coles laquo Animal and Childhood Cognition raquo loc cit p 290-291 je ne pense pas que

lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme et lrsquoideacutee drsquoune eacutechelle graduelle telle qursquoelle est preacutesenteacutee dans ce passage de

lrsquoHA constituent deux perspectives alternatives incompatibles Dans le premier en effet lrsquointention drsquoAristote

est plutocirct de montrer que les plantes ne sont pas (et ne peuvent pas ecirctre consideacutereacutees comme eacutetant) un peu

animales et que les animaux ne sont pas un peu humains Dans lrsquoHA il ne srsquoagit pas drsquoenvisager les plantes

comme eacutetant un peu des corps inanimeacutes et certains drsquoanimaux comme eacutetant un peu des plantes Ce qui est

compareacute crsquoest le niveau de la participation des diffeacuterents corps agrave la vie et ce niveau est deacutetermineacute en termes de

complexiteacute des manifestations de cette participation La vie constitue donc ici une mesure inteacutegrante pour la

hieacuterarchie de lrsquoeacutechelle relativement agrave laquelle tout corps se mesure agrave la manifestation de vie dont il est capable

Tandis que lrsquointention de lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme est de montrer la speacutecificiteacute de chaque forme de

vie lrsquoabsence drsquoune mesure une et inteacutegrante est donc essentielle pour cet argument 79 Le passage citeacute de lrsquoHA fait partie drsquoune introduction (VII 1 588a16-589a9) ougrave Aristote eacutelabore diffeacuterentes

modaliteacutes de comparer (selon le plus ou le moins et selon lrsquoanalogie) les caractegraveres (ecircthecirc) des animaux

Labarriegravere laquo De la phronecircsis animale raquo dans Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote eacuteds D Devereux

et P Pellegrin Paris Edition du CNRS 1990 p 405-428 fait une excellente analyse de ce passage

drsquointroduction (p 410-420) Voir aussi J G Lennox laquo Aristotle on the Biological Roots of Virtue The Natural

History of Natural Virtue raquo dans Biology and the Foundation of Ethics eacuteds Jane Maienschein et Michael Ruse

Cambridge Cambridge University Press 1999 p10-31 et A Coles laquo Animal and Childhood Cognition raquo loc

cit p 311-320

130

la diffeacuterence entre lrsquohomme et les autres animaux politiques chez Aristote srsquoinspire

profondeacutement de lrsquoideacutee de changement graduel et continu dans lrsquoordre de la nature80

Ses eacutetudes sur lrsquoanimal politique cherchent agrave reacuteveacuteler diffeacuterents aspects zoologiques de

ce mode de vie et il argumente lui aussi contre laquo une certaine tradition meacutetaphysique raquo qui

laquo srsquoautorise preacuteciseacutement de la Politique pour justifier une diffeacuterence de nature entre lrsquoanimal

et lrsquohomme ce dernier eacutetant politique parce que seul doueacute de logos ougrave lrsquoon se plaicirct alors agrave

entendre lsquola Raisonrsquo raquo (1984 pp 41-42) Contre cette conception traditionnelle de lrsquoanimal

politique Labarriegravere montre que la politiciteacute en tant que telle ne peut faire diffeacuterer lrsquohomme

de lrsquoanimal que selon le plus et le moins

Lrsquoargument de Labarriegravere sur la diffeacuterenciation selon le plus ou le moins des

caractegraveres politiques de lrsquohomme et des autres animaux se deacuteveloppe autour de deux ideacutees

lieacutees lrsquoune agrave lrsquoautre et qui peuvent ecirctre reacutesumeacutees comme suit

Dans un premier temps Labarriegravere explique cette diffeacuterenciation selon le plus ou le

moins en la projetant sur une eacutechelle qui dispose les animaux dans un ordre hieacuterarchique agrave

partir de ceux doueacutes seulement de la sensation jusquagrave celui qui est le seul agrave posseacuteder la

phantasia logistikecirc-bouleutikecirc agrave savoir lrsquohomme Selon cette premiegravere explication le degreacute

speacutecial de la politiciteacute humaine se comprendrait agrave partir de ce seuil hieacuterarchique qui marque le

passage de la phantasia aisthetikecirc que possegravedent certains animaux agrave la phantasia logistikecirc-

bouleutikecirc Cette diffeacuterence entre les phantasiai en nous permettant de rendre compte drsquoune

autre diffeacuterence agrave savoir celle entre la phocircnecirc et le logos qui agrave son tour sert agrave marquer en

Pol I 2 1253a7-8 la diffeacuterence politique entre lrsquohomme et les autres animaux donnerait

enfin la diffeacuterence speacutecifique du caractegravere politique de lrsquohomme La laquo plus-value raquo

expliquant la diffeacuterence politique humaine laquo est agrave rapporter selon Labarriegravere agrave la supeacuterioriteacute

de lrsquoimagination humaine sur lrsquoimagination animale raquo (1986 p 36)

Le second fil de son argument cherche agrave comprendre plutocirct le caractegravere politique des

animaux que celui de lrsquohomme Or la diffeacuterence de la politiciteacute humaine sert bien entendu de

point de deacutepart pour cette tacircche Labarriegravere essaie de reacuteveacuteler contre Mulgan et Bodeuumls un

sens non-meacutetaphorique drsquoecirctre politique pour les animaux autres que lrsquohomme Cependant au

lieu de faire appel agrave la logique usuelle de la comparaison selon le plus ou le moins expliqueacutee

et illustreacutee maintes fois dans les traiteacutes zoologiques Labarriegravere recourt au Protreacuteptique 80 Pour la position de Labarriegravere sur la question de la diffeacuterence entre lrsquohomme et des autres animaux chez

Aristote voir Labarriegravere laquo Aristote penseur de la diffeacuterence entre lrsquohomme et lrsquoanimal raquo Chapitre X dans La

condition animale Etudes sur Aristote et les Stoiumlciens Louvain-la-Neuve Edition Peeters 2005 p 225-238

131

drsquoAristote ndash ce qui est tregraves inteacuteressant Il srsquoagit des fragments (Duumlring B 78-92) ougrave Aristote

emploie le vocabulaire de laquo plus ou moins raquo pour expliquer la diffeacuterence entre lrsquohomme

eacuteveilleacute et lrsquohomme qui dort ou celle entre le savant qui nrsquoutilise pas sa science et celui qui

lrsquoexerce activement ou encore entre celui qui exerce une capaciteacute seulement et celui qui

lrsquoexerce bellement Lrsquoargument de Labarriegravere srsquoeacutetablit ainsi lrsquohomme eacuteveilleacute doit ecirctre

consideacutereacute comme eacutetant laquo plus vivant raquo que lrsquohomme dormant lrsquohomme qui exerce une

capaciteacute bellement (kalocircs) et correctement (eu) sera dans le mecircme rapport de plus et de moins

avec celui qui lrsquoexerce seulement Les premiers possegravedent eacutegalement une prioriteacute logique par

rapport aux seconds parce que ces derniers srsquoexpliquent par reacutefeacuterence aux premiers qui

donnent le sens souverain et propre de la capaciteacute en question Labarriegravere suivant la mecircme

logique srsquointerroge

Plutocirct que drsquoen appeler agrave la distinction entre un sens litteacuteral et meacutetaphorique ne

pourrions-nous plutocirct comprendre que crsquoest au sens souverain propre ou strict que

lrsquohomme est un animal politique car crsquoest lui qui exerce au mieux cette capaciteacute

tandis que les autres animaux politiques ne seraient dits tels que parce que par

reacutefeacuterence agrave lrsquohomme ils sont capables drsquoexercer certaines de ces capaciteacutes 81

La reacuteponse de Labarriegravere sera affirmative Ce second fil drsquoargument nrsquoest pas sans rapport

avec le premier Comme en atteste le fait que le langage humain (logos) a comme sa fonction

la communication du bien et du mal et donc du juste et de lrsquoinjuste la politiciteacute humaine

prend agrave la diffeacuterence des autres animaux politiques une forme eacutethique et selon Labarriegravere

crsquoest dans ce sens que lrsquohomme exerce la capaciteacute politique plus correctement plus bellement

et plus exactement82 Crsquoest ce dernier point qui sera examineacute dans le reste de cette section

Il nrsquoest pas lieu ici drsquoentrer dans tous les deacutetails des analyses que Labarriegravere a

deacuteveloppeacutees sur la psychologie animale Seront examineacutees dans ce qui suit uniquement ses

interpreacutetations agrave partir des reacutesultats auxquels il aboutit dans ce domaine sur le degreacute eacuteleveacute du

caractegravere politique de lrsquohomme

Nous avons dit que Labarriegravere projetait la diffeacuterenciation des animaux politiques selon

le plus ou le moins sur une eacutechelle Il faudra drsquoabord voir comment il constitue exactement

cette eacutechelle Selon Aristote tous les animaux par le fait drsquoecirctre doueacutes de la sensation ont

accegraves agrave une sorte de gnosis (Met A 1 980b21 sq APost II 19 99b34-100a14 cf aussi

GA I 23 731a24 sq) Chez certains animaux srsquoajoute agrave cette forme minimale de connaicirctre la 81 J-L Labarriegravere Langage vie politique op cit p 114 82 Ibid p 119-120 et p 126

132

meacutemoire qui srsquoobtient gracircce agrave la persistance de lrsquoaisthema Il srsquoagit lagrave drsquoun seuil ougrave apparaicirct

une premiegravere diffeacuterence de degreacute entre les intelligences des animaux ceux pour qui la

meacutemoire naicirct de la sensation sont plus intelligents que ceux qui ne la possegravedent pas (Met A

1 980b21) Pourtant il existe encore une diffeacuterence de perfection entre ceux qui possegravedent la

seule meacutemoire sans posseacuteder la capaciteacute drsquoapprendre et ceux qui sont aussi aptes agrave apprendre

Ce dernier seuil de perfection est lrsquoœuvre de lrsquoouiumle selon Aristote (b21-25) Lrsquoabeille est

lrsquoexemple drsquoAristote pour ces animaux qui posseacutedant la meacutemoire sont intelligents83 mais

eacutetant deacutepourvu de lrsquoouiumle deacutepourvus par conseacutequence de la capaciteacute drsquoapprendre Or lrsquoabeille

nrsquoest pas deacutepourvue uniquement de lrsquoouiumle et donc de la capaciteacute drsquoapprendre elle est

eacutegalement deacutepourvue de la phantasia (DA III 3 428a11)84 Comme le note Labarriegravere la

phantasia marque un niveau de perfection dans le monde animal comme en teacutemoignent

lrsquoexemple de lrsquoabeille et le fait qursquoAristote ne reconnaicirct la possession de la phantasia qursquoagrave

certains animaux sans lrsquoaccorder agrave tous (DA II 3 415a6-11) Il souligne que les animaux qui

ne possegravedent pas de phantasia sont en mecircme temps deacutepourvus de la phocircnecirc le paradigme de la

communication animale selon Aristote La voix eacutetant laquo un son chargeacute de signification

(psophos secircmantikos) raquo et non pas nrsquoimporte quel son ou bruit reacutepond agrave quelque

laquo phantasia raquo (DA II 8 420b 32) Il en reacutesulte donc que la phocircnecirc avec lrsquoouiumle correspond agrave

un niveau de perfection pour la communication animale laquo Or dit Labarriegravere la voix et lrsquoouiumle

sont des perfections crsquoest-agrave-dire des faculteacutes non indispensables qui soutient le De Anima

ont pour fonction lsquola perception de certains signesrsquo et lsquola communication par signes avec

83 Selon Aristote lrsquoabeille animal non sanguin est plus intelligent que certains animaux sanguins cf PA II 4

650b24-27 84 DA III 3 428a8-11 laquo Ensuite le sens est toujours preacutesent [chez tout les animaux] mais non la

repreacutesentation Or si crsquoeacutetait en acte la mecircme chose on pourrait admettre que toutes les becirctes soient doueacutees de

repreacutesentation Mais il semble que ce ne soit pas le cas Ainsi chez la fourmi lrsquoabeille ou le ver [εἶτα αἴσθησις

μὲν ἀεὶ πάρεστι φαντασία δ οὔ εἰ δὲ τῇ ἐνεργείᾳ τὸ αὐτό πᾶσιν ἂν ἐν δέχοιτο τοῖς θηρίοις φαντασίαν ὑπάρχειν

δοκεῖ δ οὔ οἷον μύρμηκι ἢ μελίττῃ ἢ σκώληκι] raquo Certains eacutediteurs (Labarriegravere cite Torstrik [Berlin 1862])

corrigent le MS et donnent pour la derniegravere ligne laquo μύρμηκι ἢ μελίττῃ σκώληκι δ οὔ raquo Si on fait cette

correction crsquoest qursquoil semble difficile de nier la phantasia aux animaux comme la fourmi et lrsquoabeille qui sont

doteacutes du mouvement local et donc on cherche agrave eacutelargir le groupe drsquoanimaux posseacutedant la phantasia Labarriegravere

preacutefegravere de garder le texte original et il souligne qursquoil est possible selon Aristote drsquoexpliquer le mouvement

local par la seule aisthesis parce qursquoelle suffit sans lrsquointervention de la phantasia agrave creacuteer le deacutesir neacutecessaire

pour qursquoil y ait mouvement local (laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo Phronesis 29

1984 p 17-49 [p 23])

133

autruirsquo (hopocircs segravemainetai ti autocirc hopocircs segravemainegrave heterocirc ti) raquo 85 Labarriegravere obtient ainsi

lrsquoeacutechelle suivante

Le fait que lrsquoabeille soit donneacutee comme exemple drsquoanimal deacutepourvu drsquoouiumle et

drsquoimagination incite agrave lier phantasia et akoegrave de telle sorte que ces derniegraveres

repreacutesentent lagrave-aussi une lsquoplus-valuersquo par rapport agrave la seule meacutemoire instaurant ainsi

une hieacuterarchie entre les animaux seulement sensitifs les animaux doueacutes de meacutemoire

donc intelligents et les animaux doueacutes drsquoimagination drsquoouiumle et de voix donc

intelligents capables drsquoapprendre voire drsquoenseigner86

Retenons pour y revenir ulteacuterieurement que lrsquoabeille lrsquoautre paradigme de lrsquoanimal politique

pour le Stagirite est un animal deacutepourvu de lrsquoouiumle de la phantasia de la phocircnecirc de la capaciteacute

drsquoapprendre et donc drsquoenseigner

Labarriegravere eacutetaye ses analyses au sujet de la diffeacuterence politique entre lrsquohomme et les

autres animaux sur une lecture du deacuteveloppement de lrsquoargument geacuteneacuteral du deuxiegraveme chapitre

du livre I des Politiques Selon Labarriegravere lrsquoargument de ce chapitre se deacuteveloppe en deux

temps Il appelle la premiegravere partie laquo lrsquoargument par nature raquo87 dont la conclusion serait

annonceacutee en 1253a1-3 laquo Drsquoapregraves ces consideacuterations (ek toutocircn) il apparaicirct donc clairement

(phaneron) que la citeacute fait partie des choses naturelles et que lrsquohomme est un animal politique

par nature raquo Ce premier argument deacuteduit donc la naturaliteacute du caractegravere politique de lrsquohomme

de la naissance progressive de la polis agrave partir des communauteacutes plus eacuteleacutementaires et toujours

naturelles Ce fait eacutetant ainsi eacutetabli drsquoapregraves Labarriegravere en 1253a7-9 lrsquoargument du chapitre

prend une tournure avec la locution laquo diotihellip degravelon raquo Ce deuxiegraveme argument qursquoil nomme

laquo lrsquoargument par logos raquo88 est introduit par la phrase suivante laquo Ainsi il est eacutevident que

(dioti de degravelon) lrsquohomme est un animal politique agrave un plus haut degreacute que (mallon) toute

abeille ou tout animal greacutegaire raquo Apregraves cette phrase drsquointroduction Aristote explique qursquoalors

que la phocircnecirc suffit pour la communication du plaisir et de la douleur et que les autres

animaux eux aussi en sont doueacutes seul lrsquohomme seul animal posseacutedant lrsquoaisthecircsis du bien et

du mal et donc du juste et de lrsquoinjuste est doueacute du logos le langage89 Selon Labarriegravere avec

85 J-L Labarriegravere laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo Philosophie 11 1986 p 25-46 [p 36] 86 J-L Labarriegravere laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo loc cit p 34 87 J-L Labarriegravere laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo loc citp 27 88 Ibid p 33 89 Labarriegravere (ibid p 34) ainsi explique les fonctions de ces deux modes de communication laquo En tant

qursquoanimaux et non pas seulement lsquovivantsrsquo humains et becirctes sont doueacutes drsquoaisthesis de perception sensible

134

ce deuxiegraveme argument Aristote ne chercherait plus agrave consolider la conclusion du premier

mais aurait maintenant une nouvelle viseacutee prouver que lrsquohomme est politique agrave un plus haut

degreacute que les autres Agrave cette fin il introduirait un nouvel aspect dans son argument geacuteneacuteral

la diffeacuterence entre la phocircnecirc et le logos Cette diffeacuterence entre deux modes de communication

nous donnerait selon Labarriegravere la diffeacuterence de degreacute entre la politiciteacute humaine et celle des

autres animaux

Drsquoapregraves Labarriegravere la possession de lrsquoaisthecircsis du bien et du mal compareacutee agrave

lrsquoaisthecircsis des autres animaux limiteacutee agrave la douleur et au plaisir constitue chez lrsquohomme une

laquo plus value raquo par rapport agrave ceux-ci Cette diffeacuterence se double de la diffeacuterence entre la phocircnecirc

et le logos Cette laquo plus valueraquo qui nous donnera la diffeacuterence politique de lrsquohomme est agrave

rapporter selon Labarriegravere agrave la diffeacuterence entre les phantasiai des animaux parce que crsquoest la

phantasia qui produit en premier lieu ce que la phocircnecirc et le logos sont supposeacutes communiquer

Donc la diffeacuterence principale qui manifesterait la diffeacuterence politique de lrsquohomme est celle

entre les phantasiai

Comme la phantasia chez Aristote est cette faculteacute qui preacutesente agrave un animal ce qursquoil

laquo phantasme raquo comme eacutetant quelque chose agrave poursuivre (ou agrave fuir) crsquoest-agrave-dire deacutesirable (ou

deacutetestable) Labarriegravere cherche la diffeacuterence entre la phantasia humaine et la phantasia

animale dans la psychologie du mouvement90 Selon le Du mouvement des animaux 8

702a17-19 la phantasia qui preacutepare le deacutesir deacuteclenchant le mouvement chez les animaux se

produit soit par la penseacutee (noecircsis) soit par la sensation Labarriegravere note que cette derniegravere

distinction se fait lrsquoeacutecho de la distinction faite en De Anima III 11 434a5-7 et 10 433b 29

entre phantasia aisthetikecirc et phantasia logistikecirc-bouleutikecirc Selon Aristote alors que la

premiegravere appartient agrave beaucoup drsquoanimaux (y compris lrsquohomme) la seconde nrsquoest le fait que

de cet animal posseacutedant la faculteacute calculatrice de lrsquoacircme crsquoest-agrave-dire le logistikon Drsquoougrave enfin

la possibiliteacute de lrsquoopinion (doxa) chez lrsquohomme car il est capable gracircce agrave sa faculteacute

calculatrice de former un seul laquo phantasme raquo agrave partir de plusieurs et de syllogiser (434a9-11)

laquo Opinion calcul et deacutelibeacuteration en conclut Labarriegravere preacutecisent la diffeacuterence que nous

recherchons raquo91 Si donc lrsquolaquo opinion raquo creuse la diffeacuterence entre lrsquohomme et lrsquoanimal crsquoest

que son meacutecanisme entraicircne une seacuterie drsquoautres processus psychiques que la phantasia

seulement aisthetikecirc nrsquoimplique pas

mais agrave qui ne possegravede que lrsquoaisthesis de la douleur et du plaisir la phocircnegrave suffit tandis qursquoagrave qui possegravede

lrsquoaisthesis du bien et du mal il faut le logos raquo 90 J-L Labarriegravere laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo loc cit p 26-30 91 J-L Labarriegravere laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo loc cit p 38

135

Mais en fait lrsquoopinion srsquoaccompagne de conviction (pistis) On ne saurait en effet se

forger des opinions sans en ecirctre convaincu Or la conviction ne se precircte agrave aucune des

becirctes tandis que la repreacutesentation se precircte agrave beaucoup De plus si toute opinion

entraicircne la conviction et celle-ci la persuasion (to pepeisthai) la persuasion de son

cocircteacute entraicircne le logos (DA III 3 428a19-23)92

Labarriegravere note que dans la mesure ougrave la conviction et la persuasion impliquent la capaciteacute

drsquoeffectuer un raisonnement (logismon - DA III 11434a 8) elles supposent agrave la diffeacuterence du

caractegravere immeacutediat de ce qui relegraveve de la phantasia aisthetikecirc une certaine meacutediation La

notion de laquo pistis raquo en tant qursquoune forme drsquohypolepsis (Top IV 5 126b17-19) montre que les

deacutesirs que lrsquohomme eacuteprouve venant drsquoune persuasion (ek tou peisthecircnai ndash Rheacutet 1 11

1370a18-25) sont en effet preacutepareacutes par une phantasia qui est elle-mecircme deacutelibeacuterative et

calculatrice Cela dit la phantasia-logistikecirc produite par la noecircsis deacutepassant lrsquoimmeacutediate

laquo estheacutetique raquo de la phantasia aisthetikecirc va note Labarriegravere laquo jusqursquoagrave (re)preacutesenter quelque

chose de quelque chose (ti kata tinos De Anim III 6 430b26) et a donc partie lieacutee avec

lrsquoeacutenonciation (phasis) raquo 93 tandis que celle-lagrave nrsquoeacutetant qursquoimmeacutediate ne permet que de

repreacutesenter quelque chose Cette diffeacuterence entre les capaciteacutes communicationnelles de la

phocircnecirc et du logos constitue ce que Labarriegravere appelle un laquo critegravere rheacutetorique raquo94 un critegravere qui

marquerait la diffeacuterence politique de lrsquohomme Le critegravere rheacutetorique nous permet de

comprendre que

[les signes de logos] ne soient pas seulement des simples signes indicatifs comme le

sont ceux de la phocircnegrave animale mais qursquoils soient des symboles composeacutes articuleacutes et

conventionnels (De Int 1-4 Poeacutet 20)95

Le fait que le logos nrsquoest pas simplement laquo signe de raquo mais qursquoil dit laquo quelque chose de

quelque chose raquo rend selon Labarriegravere laquo possible le partage des opinions dans lrsquoouverture

drsquoune espace public gracircce agrave une hermegraveneia forte ne se reacuteduisant pas agrave une simple lsquotraductionrsquo

en signes indicatifs et immeacutediats de ce qursquoil y a agrave signifier raquo96

Du fait que les animaux sont deacutepourvus de la perception du bien et du mal et de toute

oratio qui leur permettrait drsquoouvrir un espace ethico-politique pour la communication des

92 Labarriegravere renvoie agrave ce passage dans laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo loc cit p 38 93 J-L Labarriegravere laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo loc cit p 30 94 Ibid p 42-45 95 J-L Labarriegravere laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo loc cit p 38 96 Ibid

136

opinions au sujet du juste et de lrsquoinjuste Labarriegravere conclut que le type de phantasia propre agrave

lrsquohomme et son logos entraicircnent une laquo plus value raquo qui constitue le degreacute eacuteleveacute de son

caractegravere politique97

VI Reconnaicirctre lrsquoanimal politique

Le but ici nrsquoest pas drsquoexaminer les analyses de Labarriegravere concernant la psychologie

de la phocircnecirc et du logos bien que la conclusion qursquoil en tire soit drsquoun inteacuterecirct capital pour

expliquer le degreacute speacutecial de la politiciteacute humaine Mon objection principale est la suivante il

est certain que les diffeacuterences des phantasiai et la diffeacuterence entre la phocircnecirc et le logos rendent

compte drsquoune certaine diffeacuterenciation entre la vie politique de lrsquohomme et celle des autres

animaux politiques Cependant il nrsquoest pas aussi certain qursquoelles expliquent aussi que

lrsquohomme est plus politique que les autres Autrement dit la pertinence de ces diffeacuterences pour

cette derniegravere question nrsquoest pas aussi eacutevidente que le preacutetend Labarriegravere Il srsquoagit du mecircme

problegraveme qursquoavec Kullmann il nrsquoest pas neacutecessaire que les diffeacuterences qui apportent des

modifications radicales et incommensurables dans la vie politique de lrsquohomme soient

eacutegalement les diffeacuterences qui nous permettront de rendre compte du degreacute eacuteleveacute de sa

politiciteacute par rapport aux autres animaux

Pour eacutevaluer les analyses de Labarriegravere je pense qursquoil est indispensable de srsquointerroger

sur le cas de lrsquoabeille Il constate que le cas de lrsquoabeille animal sourd deacutepourvu de la

phantasia et de la phocircnecirc pose un problegraveme pour ses analyses Lorsqursquoil aborde le rocircle de la

phocircnecirc dans la politiciteacute animale il dit

Bien que dans un texte plus que ceacutelegravebre (Pol I 2 1253a7-18) Aristote semble lier la

lsquopoliticiteacutersquo humaine au logos tandis qursquoil rapporte la lsquopoliticiteacutersquo ou lsquosociabiliteacutersquo

animale agrave la phocircnegrave il faut cependant remarquer que la meacutemoire suffit agrave rendre

lsquopolitiquesrsquo certains animaux Crsquoest en effet au moins le cas de lrsquoabeille toujours

classeacutee parmi les animaux lsquopolitiquesrsquo et lsquointelligentsrsquo bien qursquoelle soit on lrsquoa vu

priveacutee de phantasia drsquoakouegrave et de phocircnegrave Qursquoen ce passage de la Politique elle soit le

seul animal nommeacute nrsquoautorise pour autant pas agrave la doter de phocircnegrave afin de la rendre

lsquopolitiquersquo puisque la meacutemoire y suffit98

97 J-L Labarriegravere laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo loc cit p 43-44 98 J-L Labarriegravere laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo loc cit p 41 Pour une

explication parallegravele voir Labarriegravere laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo loc cit p 36

137

Il me semble que le cas de lrsquoabeille pose un problegraveme plus profond

On a deacutejagrave vu que Labarriegravere mettait les animaux sur une eacutechelle hieacuterarchique geacuteneacuterale

agrave partir de ceux qui sont seulement sensitifs jusqursquoagrave ceux qui sont doueacutes de la phantasia Les

animaux doueacutes uniquement de la meacutemoire se situeraient donc au niveau peacutenultiegraveme de cette

eacutechelle geacuteneacuterale On a aussi vu qursquoil deacuteterminait le degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute humaine agrave

lrsquointeacuterieur mecircme du niveau occupeacute par les animaux doueacutes de la phantasia tout en la

rapportant agrave la diffeacuterence entre la phocircnecirc et le logos deux traits qui font leur apparition agrave ce

mecircme niveau Il srsquoensuit donc que la hieacuterarchie des animaux politiques suit et se comprend

selon lrsquoeacutechelle geacuteneacuterale du monde animal Labarriegravere projette la seconde sur la premiegravere et

crsquoest ainsi que srsquoobtiennent les diffeacuterences de degreacute entre les politiciteacutes des animaux

diffeacuterents Comme la diffeacuterence politique de lrsquohomme se manifesterait au seuil ougrave lrsquoon passe

de la phantasia aisthetikecirc agrave la phantasia bouleutikecirc lrsquohomme se situerait donc au sommet non

seulement de lrsquoeacutechelle geacuteneacuterale mais eacutegalement de la hieacuterarchie des animaux politiques

Lrsquoabeille ne satisfaisant que la condition laquo suffisante raquo drsquoecirctre politique (agrave savoir la meacutemoire)

prend sa place au pied de cette hieacuterarchie politique Bref selon ce schegraveme lrsquoabeille sera

lrsquoanimal le moins politique et lrsquohomme le plus politique La diffeacuterence politique la plus

grande serait donc entre lrsquohomme et lrsquoabeille99

Le premier problegraveme avec la projection drsquoune telle eacutechelle sur les diffeacuterences de plus

et de moins entre les animaux politiques est qursquoAristote ne nous dit nulle part que lrsquoabeille est

moins politique que tel ou tel autre animal (sauf lrsquohomme) ni ne dit ou laisse entendre que

lrsquoabeille est lrsquoanimal le moins politique Nous ne sommes donc pas en position drsquoaffirmer que

la meacutemoire et lrsquointelligence qursquoelle entraicircne sont laquo suffisantes raquo pour ecirctre politique Comme

on ne sait pas si lrsquoabeille est vraiment lrsquoanimal le moins politique le plus que lrsquoon peut dire au

sujet du rapport entre la possession de la meacutemoire et ecirctre politique est que la premiegravere est une

condition neacutecessaire Qursquoelle soit suffisante ou non nous ne le savons pas

Cependant cette premiegravere constatation indique un problegraveme plus profond celle de la

pertinence des critegraveres obtenus sur une telle eacutechelle agrave ecirctre un animal politique

99 Et la fourmi aussi eacutetant donneacute qursquoelle est aussi deacutepourvue de la phantasia La question de savoir srsquoil existe

pour Aristote des animaux politiques autre que ceux qursquoil eacutenumegravere dans lrsquoHA nrsquoinfirme pas la pertinence de ces

analyses parce qursquoil nrsquoy a aucune impossibiliteacute logique pour lrsquoexistence des autres animaux politiques dont les

constitutions psychiques pourraient manifester des diffeacuterences correspondant aux diffeacuterentes niveaux de cette

hieacuterarchie Labarriegravere semble supposer une telle possibiliteacute parce qursquoil est drsquoavis qursquoAristote lie la politiciteacute

animale agrave la phocircnecirc (1986 p 36 passage citeacute supra) et la grue et lrsquohomme ne sont eacutevidemment pas les seul

animaux doteacutes de la phocircnecirc

138

Commenccedilons par cette question si Aristote avait vraiment voulu en Pol I 2

1253a7-18 insister sur le rocircle que jouerait la diffeacuterence entre la phocircnecirc et le logos dans la

deacutetermination du plus haut degreacute du caractegravere politique de lrsquohomme et srsquoil cherchait vraiment

agrave construire un argument (laquo argument par logos raquo) agrave partir drsquoune comparaison entre ces

animaux doueacutes uniquement de la phocircnecirc et lrsquohomme pourquoi aurait-il choisi comme son

exemple de comparaison un animal deacutepourvu de tout ce qui donnerait les termes drsquoune telle

comparaison Pourquoi au lieu de nommer lrsquoabeille il nrsquoa pas donneacute lrsquoexemple de la grue

qui fait partie de la liste des animaux politiques de lrsquoHA La grue eacutetant un animal doueacute des

cinq sens serait eacutegalement doueacutee de la phantasia Elle aurait donc eacuteteacute un meilleur exemple

pour reacuteveacuteler une diffeacuterence de degreacute tout simplement parce qursquoelle se situe au mecircme

laquo eacutetage raquo de la hieacuterarchie agrave lrsquointeacuterieur duquel se manifesterait le degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute

humaine le niveau des animaux doueacutes de la phantasia Avec lrsquoabeille la comparaison donne

plutocirct lrsquoimpression drsquoune diffeacuterence de nature parce que lrsquohomme et lrsquoabeille se trouvent aux

extrecircmes opposeacutes de la hieacuterarchie Avec lrsquoexemple de la grue qursquoil srsquoagisse bien drsquoune

diffeacuterence de degreacute se voit plus clairement parce que lrsquoabsence de ce qui est requis pour la

laquo plus value raquo constitutive drsquoune telle diffeacuterence se voit beaucoup plus facilement et drsquoune

maniegravere plus intelligible En outre avec ses cinq sens et avec sa phantasia la grue est un

oiseau qui saurait satisfaire le critegravere de communication un autre lsquodomainersquo agrave lrsquointeacuterieur

duquel se dresse la diffeacuterence de degreacute de lrsquohomme En effet nrsquoimporte quel oiseau doueacute

drsquoune langue large satisfera cette derniegravere condition Lisons le passage suivant du PA II 17

sur le rocircle joueacute par les caracteacuteristiques de la langue dans la formation de la voix 100

Le fait drsquoecirctre large inclut la possibiliteacute drsquoecirctre eacutetroite car dans le grand il y a aussi le

petit mais pas le grand dans le petit Et crsquoest pourquoi parmi les oiseaux ceux qui

prononcent le mieux des phonegravemes ont la langue plus large que les autres [hellip]

Certains oiseaux en revanche eacutemettent beaucoup de sons et les rapaces ont la langue

plus large Ce sont les plus petits qui eacutemettent beaucoup de sons Tous se servent de

leur langue aussi pour se comprendre mutuellement mais certains mieux que drsquoautres

si bien qursquoil semble mecircme que dans certains ils apprennent les uns des autres

(660a27-b1)101

100 Pour la physiologie de la voix animale voir Labarriegravere Langage vie politique op cit ch 1 p19-59 101 Ἔν τε τῷ πλατεῖαν εἶναι καὶ τὸ στενήν ἐστιν ἐν γὰρ τῷ μεγάλῳ καὶ τὸ μικρόν ἐν δὲ τῷ μικρῷ τὸ μέγα οὐκ

ἔστιν Διὸ καὶ τῶν ὀρνίθων οἱ μάλιστα φθεγγόμενοι γράμματα πλατυγλωττότεροι τῶν ἄλλων εἰσίν [hellip]Τῶν δ

ὀρνίθων ἔνιοι πολύφωνοι καὶ πλατυτέραν οἱ γαμψώνυχοι ἔχουσιν Πολύφωνοι δ οἱ μικρότεροι Καὶ χρῶνται τῇ

γλώττῃ καὶ πρὸς ἑρμηνείαν ἀλλήλοις πάντες μέν ἕτεροι δὲ τῶν ἑτέρων μᾶλλον ὥστ ἐπ ἐνίων καὶ μάθησιν εἶναι

139

Si on considegravere ce passage agrave lrsquoaune de la question de lrsquoanimal politique on y verra en fait le

mecircme problegraveme qursquoavec lrsquoabeille mais inverseacute on peut supposer que les oiseaux aux ongles

recourbeacutes eacutetant doteacutes drsquoune langue large soient de laquo bons prononceurs raquo et que relativement

au haut niveau de leurs capaciteacutes phoniques ils auraient eacutegalement une haute capaciteacute

hermeacuteneutique Enfin le niveau eacuteleveacute de leurs capaciteacutes hermeacuteneutiques les rendrait aptes agrave

enseigner et agrave apprendre en communiquant avec talent des informations entre eux (mecircme

srsquoils sont agrave cet eacutegard infeacuterieurs aux petits oiseaux) Cependant selon HA I 1 488a4-5

aucun oiseau agrave ongles recourbeacutes nrsquoest greacutegaire et comme les animaux politiques constituent

un sous-groupe des animaux greacutegaires il srsquoensuit que aucun oiseau agrave ongles recourbeacutes nrsquoest

politique non plus

Pour clarifier le problegraveme que pose le cas de lrsquoabeille aux analyses de Labarriegravere le

fait que lrsquoabeille soit un animal sourd deacutepourvu de la phantasia et donc de la phocircnecirc et de la

capaciteacute drsquoenseigner et drsquoapprendre (par voie de communication langagiegravere) montre que tous

les critegraveres que Labarriegravere mobilise pour construire une eacutechelle rangeant les animaux selon

une hieacuterarchie et cela de maniegravere agrave obtenir par la suite une gamme de plus et de moins entre

les animaux politiques nrsquoappartiennent pas en effet en commun agrave ces derniers En drsquoautres

termes ces critegraveres nrsquoappartiennent pas aux animaux politiques en tant qursquoanimaux

politiques et ils ne sont pas pertinents pour identifier le groupe laquo animal politique raquo en tant

que tel Formulons le point inverse comme il existe des animaux non-politiques qui sont tout

de mecircme doteacutes de la phantasia et de la phocircnecirc et donc drsquoune certaine capaciteacute de

communication ces critegraveres ne sont pas pertinents pour la reconnaissance de lrsquoanimal

politique

On pourrait objecter que lrsquoeacutechelle construite par Labarriegravere dans la mesure ougrave elle est

une eacutechelle extensive couvrant tous les animaux qursquoils soient politiques ou non demeure

pertinente pour les animaux politiques puisque la hieacuterarchie qui regravegne entre ces derniers

suivra elle aussi cette mecircme eacutechelle srsquoil est vrai qursquoil y a une hieacuterarchie dans le monde

animal geacuteneacuteral entre la possession limiteacutee de la meacutemoire et la possession de la phantasia-

logistikecirc-bouleutikecirc la hieacuterarchie des animaux politiques ne serait qursquoune instance laquo locale raquo

de la hieacuterarchie globale Cela est sans doute vrai et il semble que Labarriegravere fonde ses

analyses sur cette supposition Pourtant lrsquoexistence des animaux qui alors qursquoils tiennent une δοκεῖν παρ ἀλλήλων Voir aussi HA II 13 504a35-b3 laquo Tous les oiseaux ont une langue mais ils lrsquoont

dissemblable les uns lrsquoont allongeacutee les autres courte Mieux que les autres animaux ce sont quelques oiseaux

qui prononcent le mieux apregraves lrsquohomme les phonegravemes et parmi eux encore ce sont surtout ceux dont la langue

est large raquo (traduction de Bertier modifieacutee)

140

place sur lrsquoeacutechelle globale ne peuvent pas se voir accorder une place dans la hieacuterarchie

laquo locale raquo des animaux politiques prouve que les raisons qui nous permettent de reconnaicirctre

leur place sur lrsquoeacutechelle geacuteneacuterale ne nous expliquent pas leur absence dans lrsquoeacutechelle laquo locale raquo

tout simplement parce qursquoelles impliquent le contraire Elles requiegraverent en fait que ces

animaux tiennent une place deacutetermineacutee et preacutecise sur lrsquoeacutechelle restreinte des animaux

politiques parce que cette derniegravere est construite selon le mecircme rationale que lrsquoeacutechelle

globale Pourquoi donc leur nier une place dans lrsquoune alors que lrsquoon lrsquoaccorde dans lrsquoautre

Il nrsquoy a aucune raison et pourtant crsquoest le cas les animaux non politiques sont des animaux

non politiques Qursquoil existe des animaux non politiques qui meacuteriteraient tout de mecircme (crsquoest-

agrave-dire si on suit la logique imposeacutee par les critegraveres employeacutes) drsquoavoir une place parmi les

animaux politiques nous montre que notre eacutechelle laquo locale raquo des animaux politiques ne les

range pas en tant qursquoanimaux politiques

Mais comment sait-on vraiment que certains animaux bien qursquoils satisfassent les

critegraveres de lrsquoeacutechelle locale des animaux politiques ne peuvent pas tout de mecircme avoir une

place sur cette eacutechelle Il nrsquoy a qursquoun seul moyen de le savoir la connaissance preacutealable du

fait que les uns sont politiques et les autres non Ce nrsquoest ni la meacutemoire ni la phantasia ni la

phocircnecirc ni le logos qui nous permet drsquoidentifier notre sujet drsquoeacutetude Le seul moyen de justifier

que ces critegraveres concernent bel et bien les animaux politiques est de se dire preacutealablement

qursquoil srsquoagit bel et bien des animaux politiques Crsquoest nous qui rendons ces critegraveres pertinents

aux animaux politiques sinon il nrsquoexiste aucune diffeacuterence politique entre les animaux

politiques et les animaux non politiques qui pourrait ecirctre expliqueacutee en faisant recours agrave ces

critegraveres Donc lorsqursquoon travaille avec ces critegraveres la seule possibiliteacute de savoir que lrsquoon

travaille bien sur les animaux politiques est de preacutesupposer que lrsquoon travaille bien sur les

animaux politiques Sinon les critegraveres ne nous diront rien sur ce point Drsquoougrave leur

laquo impertinence raquo pour reconnaitre le groupe drsquoanimaux politiques On revient donc avec

Labarriegravere au mecircme point selon son approche ces animaux seront drsquoabord politiques (on

preacutesuppose ce fait) et ce nrsquoest qursquoapregraves qursquoils seront plus (ou moins) politiques et cela selon

les critegraveres qursquoils ne partagent pas en commun et en tant qursquoanimaux politiques

Or mecircme ce dernier point nrsquoest pas sans poser problegraveme Comment un trait accidentel

au caractegravere politique drsquoun animal peut-il ecirctre pertinent agrave son ecirctre plus (ou moins) politique

par rapport agrave un autre animal politique Comment peut-on suggeacuterer qursquoil explique une telle

diffeacuterence Comme la hieacuterarchie globale qursquoeacutetablit Labarriegravere tient une extension plus large

que le groupe drsquoanimaux politiques et comme ce ne sont pas uniquement les animaux

politiques qui manifestent les diffeacuterences constitutives de cette hieacuterarchie globale le seul

141

moyen de voir que la comparaison faite entre les animaux politiques selon les critegraveres

emprunteacutes agrave cette hieacuterarchie globale correspond vraiment agrave une diffeacuterenciation de plus et de

moins entre les animaux politiques est de preacutesupposer cette derniegravere diffeacuterence La

comparaison hieacuterarchique faite entre les animaux politiques selon les critegraveres de la hieacuterarchie

globale est en effet accidentelle aux diffeacuterenciations entre les animaux politiques en tant

qursquoanimaux politiques En teacutemoigne le passage suivant des Cateacutegories

Et en geacuteneacuteral lorsque de deux termes ni lrsquoun ni lrsquoautre nrsquoadmet lrsquoeacutenonciation drsquoun

objet donneacute on ne dira pas que lrsquoun des deux est plus cela que lrsquoautre (11a12-13)

Pour que cette diffeacuterence entre la meacutemoire et la phantasia-logistikecirc soit valide entre lrsquoabeille

et lrsquohomme il nrsquoest pas neacutecessaire que ces derniers admettent lrsquoappellation laquo politikon raquo De

mecircme pour qursquoelle corresponde agrave une certaine hieacuterarchie de perfection entre ces deux

animaux il nrsquoest pas neacutecessaire non plus que lrsquoun des deux soit plus laquo cela (ie politique) raquo

que lrsquoautre Or pour qursquoelle puisse ecirctre intelligiblement projeteacutee sur le groupe drsquoanimaux

politiques de maniegravere agrave correspondre agrave une diffeacuterenciation de plus et de moins entre ces

animaux notre projection doit preacutealablement savoir identifier ses viseacutees et leurs positions

relatives de lrsquoun agrave lrsquoautre Donc contrairement agrave la preacutetention de Labarriegravere la diffeacuterence

entre la meacutemoire et la phantasia drsquoune part et celle entre la phocircnecirc et le logos de lrsquoautre part

loin drsquoexpliquer la diffeacuterence de degreacute entre les animaux politiques pour ecirctre intelligiblement

lieacutees agrave cette derniegravere diffeacuterence la preacutesupposent

Pourquoi les analyses de Labarriegravere se heurtent-elles agrave ces difficulteacutes Le problegraveme de

fond est le suivant ce nrsquoest pas que les animaux politiques ne possegravedent pas les traits dont

parle Labarriegravere crsquoest qursquoils ne les possegravedent pas en tant qursquoanimaux politiques Ces

difficulteacutes sont ineacutevitables pour celui qui cherche agrave expliquer pour les membres drsquoun mecircme

groupe drsquoanimaux les diffeacuterences selon le plus ou le moins non pas en suivant les

diffeacuterenciations des traits qursquoils partagent en commun mais suivant les traits qursquoils ne

partagent pas102 Du moins crsquoest ce qursquoAristote nous dit dans certains passages de ses traites

zoologiques Pour ce dernier point il nous faut revenir un moment sur le sens de la division

aristoteacutelicienne 102 Pour la question de savoir comment selon Aristote on arrive agrave identifier un groupe drsquoanimaux dans sa

diffeacuterence avec un autre cf PA I 4 644a14-22 5 645b3-28 et HA I 1 486a14-487a10 Ces passages seront

au centre des analyses du reste de cette section Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale on doit distinguer les degreacutes de

similariteacute et de diffeacuterence entre les animaux Les animaux entre lesquels il nrsquoexiste que des diffeacuterences de degreacute

(crsquoest-agrave-dire les animaux qui sont plus ou moins identiques) doivent ecirctre traiteacutes dans la mecircme classe alors que

ceux dont les similariteacutes ne sont qursquoanalogiques doivent ecirctre traiteacutes seacutepareacutement

142

VII La rigueur de la division aristoteacutelicienne

Aujourdrsquohui la plupart des eacuterudits srsquoaccordent agrave dire que lrsquoHA ne cherche ni une

classification systeacutematique des animaux ni agrave fournir des descriptions exhaustives pour des

animaux dont elle traite On cite souvent le passage ci-dessous de David Balme pour sa faccedilon

concise de preacutesenter lrsquointention du Stagirite dans lrsquoHistoria Animalium

To any reader looking for information about given genera or species the HA seems an

incoherent jumble Yet Aristotle does state his purpose lsquofirst to grasp the differentiae

and attributes that belong to all animals then to discover their causesrsquo (HA I 491a9)

The HA is a collection and preliminary analysis of the differences between animals

The animals are called in as witnesses to differentiae not in order to be described as

animals103

Pour Aristote le besoin de saisir drsquoabord les differentiae appartenant agrave tous les animaux est

en partie une question concernant lrsquoeacuteconomie de la meacutethode de division Au tout deacutebut des

PA dans un passage ougrave il srsquointerroge sur la meacutethode approprieacutee que le naturaliste doit

employer dans ses recherches Aristote dit

Il ne faut donc pas rester dans lrsquoincertitude sur la faccedilon de conduire lrsquoexamen

jrsquoentends sur cette question de savoir srsquoil faut commencer par des consideacuterations

communes suivant les genres et passer en dernier lieu agrave lrsquoeacutetude de ce qui est propre agrave

chacun ndash ou bien srsquoil faut immeacutediatement eacutetudier chaque espegravece en particulier (I 1

639b 4-6)

Aristote va opter pour la premiegravere approche Car sinon eacutetudiant chaque espegravece en particulier

on serait obligeacute de reacutepeacuteter certaines descriptions deacutejagrave eacutenonceacutees parce qursquoil y a des traits

communs appartenant universellement non seulement agrave tous les animaux mais aussi aux

espegraveces drsquoun mecircme genre deacutetermineacute Par exemple la reproduction est une activiteacute agrave laquelle

103 D Balme laquo Aristotlersquos use of division and differentiae raquo dans Philosophical Issues in Aristotlersquos Biology

op cit p 69-89 [p 88] Cf PA I 5 645b1-3 laquo Il est neacutecessaire drsquoabord de distinguer selon chaque famille

tous les attributs qui appartiennent par soi agrave tous les animaux ensuite de srsquoefforcer drsquoen distinguer les

cause [Ἀναγκαῖον δὲ πρῶτον τὰ συμβεβηκότα διελεῖν περὶ ἕκαστον γένος ὅσα καθ αὑτὰ πᾶσιν ὑπάρχει τοῖς

ζῴοις μετὰ δὲ ταῦτα τὰς αἰτίας αὐτῶν πειρᾶσθαι διελεῖνraquo Comme Pierre Pellegrin La classification des

animaux op cit p 61-62 lrsquoa bien montreacute ce qursquoAristote dit dans cette citation nrsquoest pas en contradiction avec

la prescription de ne pas diviser selon les laquo accidents par soi raquo (I 3 643a27 sq) ici il ne srsquoagit pas de diviser

selon lrsquoaccident par soi mais de diviser les accidents par soi lesquels ne sont que des differentiae

143

tous les animaux participent bien que ce soit de faccedilon diffeacuterente et il y a des traits

appartenant communeacutement agrave lrsquoaigle et au pigeon en tant qursquooiseaux Ou agrave un niveau

diffeacuterent les oiseaux sont aileacutes comme le sont certains insectes Le mecircme problegraveme de

reacutepeacutetition se montrera agrave ce niveau aussi 104 La solution qursquoAristote produit pour cette

difficulteacute meacutethodologique consiste agrave deacuteterminer les differentiae et non pas des espegraveces

drsquoanimaux seacutepareacutement au niveau le plus universel et le plus commun possible et agrave les diviser

ensuite en leurs espegraveces crsquoest-agrave-dire selon les formes speacutecifiques qursquoelles prennent selon

diffeacuterentes sortes drsquoanimaux posseacutedant la differentia en question Il srsquoagit donc de laquo diviser le

genre lsquopattersquo ou lsquoailersquo ou lsquoeacutecaillersquo en diffeacuterentes espegraveces qui diffegraverent selon les animaux raquo105

Cette faccedilon drsquoeacutetudier les differentiae constitue en effet le cœur de la critique

aristoteacutelicienne de la division dichotomique platonicienne Lrsquoun des reacutesultats de la meacutethode

aristoteacutelicienne est de marquer les genres drsquoanimaux avec plusieurs diffeacuterences agrave la fois106

Parce que lrsquooiseau par exemple nrsquoest pas seulement un animal aileacute mais qursquoil possegravede

eacutegalement un bec il est bipegravede et sanguin etc Chaque differentia pour laquelle on cherche

des speacutecifications ulteacuterieures constituant donc un laquo axe de division raquo (pour reprendre

lrsquoexpression de Pellegrin) pour pouvoir ducircment caracteacuteriser un certain trait drsquoun animal il

faudra avancer sur un mecircme axe de division jusqursquoagrave ce que lrsquoon atteigne le definiendum Car

srsquoil est vrai qursquoun animal nrsquoest pas constitueacute drsquoune seule differentia la plupart du temps il

nrsquoest pas le seul animal qui la possegravede Par exemple laquo aile raquo prend des formes diffeacuterentes

selon diffeacuterents animaux elle sera diffeacuterente pour une abeille et pour un oiseau et agrave

lrsquointeacuterieur mecircme du genre drsquooiseau elle se diffeacuterenciera pour lrsquoaigle et pour le pigeon Crsquoest

lagrave que reacuteside selon Aristote lrsquoimpuissance du dichotomiste agrave caracteacuteriser des espegraveces

particuliegraveres des animaux srsquoil veut continuer sa division pour arriver agrave lrsquoespegraveces ultime ou

bien il sera obligeacute de combiner des differentiae drsquoune maniegravere accidentelle (en divisant un

mode de vie par une partie par exemple) ou bien srsquoil opegravere selon une diffeacuterence unique il

finira par deacutefinir lrsquoanimal par un seul trait comme srsquoil ne se caracteacuterisait que par ce seul trait

comme si par exemple lrsquohomme eacutetait seulement un animal aux pieds fendus (644a5 sq) La

division par plusieurs axes est donc la reforme principale qursquoAristote a apporteacutee agrave cette

meacutethode

Je veux dire par exemple ce qui arrive agrave ceux qui divisent en aptegravere et aileacute et lrsquoaileacute en

apprivoiseacute et sauvage ou en blanc et noir Car ni lrsquoapprivoiseacute ni le blanc nrsquoest une 104 Cf PA I 1 639a15-b6 et 4 644a23 105 P Pellegrin La classification des animaux p 62 106 Cf PA I 3 643b12 et b23-24 644a7-8

144

diffeacuterence de lrsquoaileacute mais chacun est lrsquoorigine drsquoune autre division et nrsquoest ici que par

accident Crsquoest pourquoi il faut immeacutediatement diviser une famille unique selon

plusieurs diffeacuterences comme nous le disons (643b19-24)

Les diffeacuterentes sortes drsquoanimaux ou les espegraveces drsquoune mecircme sorte peuvent ecirctre consideacutereacutes

comme des laquo points nodal raquo sur diffeacuterents axes de division sous lesquels se diffeacuterencient

davantage les differentiae concerneacutees En commentant le passage que lrsquoon vient de citer

Pellegrin dit

Il faudra donc plusieurs divisions selon plusieurs diffeacuterences pour caracteacuteriser

lrsquoanimal une division ndash il vaudrait mieux dire en franccedilais lsquoun axe de divisionrsquo crsquoest-

agrave-dire un domaine dans lequel on opegravere plusieurs divisions mais qui portent sur le

mecircme objet et donc se speacutecifient les unes les autres au fur et agrave mesure que la division

avance ndash nous donnera la forme des ailes un autre axe de division son mode de vie

etc107

Crsquoest pourquoi une diffeacuterence universelle doit ecirctre drsquoabord divisible parce que laquo ce qui est

geacuteneacuteral est commun raquo et laquo nous appelons geacuteneacuteral ce qui se rencontre en plusieurs raquo (PA I 4

644a27-28) Crsquoest une caracteacuteristique qui manque aux traits deacutecrits drsquoune maniegravere privative

il nrsquoy a pas drsquoespegraveces drsquoecirctres laquo sans pied raquo

Il doit y avoir des formes drsquoune diffeacuterence geacuteneacuterale car srsquoil nrsquoy en avait pas pourquoi

serait-elle geacuteneacuterale et non particuliegravere Or parmi les diffeacuterences certaines sont

geacuteneacuterales et admettent des formes par exemple le fait drsquoavoir des ailes Une aile en

effet est non diviseacutee une autre diviseacutee De la mecircme maniegravere aussi pour le fait drsquoavoir

des pieds on trouve un pied agrave fentes multiples un pied fendu en deux comme dans

le cas du sabot fendu un pied non fendu et non diviseacute comme dans le cas des

solipegravedes (PA I 3 642b24-30)

Le dichotomiste sera obligeacute srsquoil continue sa division de diviser ce qui est en fait indivisible

alors que pour le naturaliste aristoteacutelicien une privation ne se montrera qursquoau niveau de

lrsquoespegravece ultime qursquoon ne cherchera plus agrave diviser108

107 P Pellegrin La classification des animaux op cit p 43 108 Cf PA I 3 643b24-26 Aristote nrsquoest pas contre la division par les termes privatifs il est contre la division

accidentelle Un diaireacuteticien aristoteacutelicien pour arriver agrave son definiendum ne sera pas obligeacute de diviser les

termes privatifs (lesquels en fait ne sont pas divisibles) parce qursquoau lieu de continuer sa division drsquoune maniegravere

accidentelle en brisant lrsquohomogeacuteneacuteiteacute du trait qursquoil divise il disposera des autres axes de division sur lesquels il

145

La meacutethode qui consiste agrave diviser selon plusieurs et diffeacuterents axes de division est

comme un antidote qursquoAristote a inventeacute contre la laquo division accidentelle raquo qursquoil reproche au

dichotomiste Lrsquoessentiel dans lrsquoopeacuteration de cette meacutethode consiste en effet agrave avancer sa

division continument et progressivement sur un mecircme axe de division jusqursquoagrave ce qursquoon arrive

agrave lrsquoanimal viseacute et cela sans laisser glisser les differentiae drsquoorigine des axes diffeacuterents109 dans

lrsquoaxe sur lequel on est en train de travailler Drsquoougrave donc le principe central de la division

aristoteacutelicienne ἀνάγκη πολλὰς εἶναι μὴ ὑπὸ μίαν διαίρεσιν (I 3 644a7-8) plusieurs

diffeacuterences oui mais non pas sous une mecircme division

Crsquoest ce qursquoAristote appelle une division par la diffeacuterence de la diffeacuterence (643b17)

Selon cette ideacutee un genos drsquoanimal serait constitueacute outre par les traits exclusifs par les

speacutecifications drsquoun groupe des differentiae qursquoil partage en commun avec drsquoautres types

drsquoanimal crsquoest ce qui nous permet de distinguer lrsquoaile drsquoun oiseau de celle drsquoune abeille

Lrsquoensemble du groupe de differentiae qui constitue le genos lui-mecircme appartient agrave son tour

universellement et communeacutement agrave toutes ses espegraveces Enfin ce qui constitue ses espegraveces ce

sont les diffeacuterenciations ulteacuterieures des differentiae qursquoelles partagent en tant que membres

drsquoun mecircme genos crsquoest ce qui nous permet de distinguer lrsquoaile drsquoun aigle de celle drsquoun

pigeon

Si lrsquoune des ideacutees centrales de cette meacutethode est de diffeacuterencier une differentia drsquoune

maniegravere continue et drsquoune maniegravere agrave obtenir des formes distinctes jusqursquoagrave lrsquoespegravece ultime

lrsquoautre est de faire cela tout en preacuteservant lrsquoidentiteacute geacuteneacuterique de la differentia en question

(lrsquoaile des oiseaux et celles des insectes sont toutes laquo ailes raquo et il en va de mecircme pour lrsquoaile

de lrsquoaigle et du pigeon) Si donc cette meacutethode est un laquo remegravede raquo contre la division

accidentelle crsquoest qursquoelle nous permet de rester dans lrsquoidentiteacute geacuteneacuterique de ce qursquoon divise

eacutetant donneacute qursquoun animal ne se caracteacuterise jamais par une seule differentia quand on cherche

agrave le deacuteterminer en mettant toutes ses differantiae dans une seule et mecircme ligne de division

apregraves une certaine eacutetape il sera ineacutevitable de diviser par exemple laquo pourvu des pieds raquo en

laquo solitaire raquo et laquo greacutegaire raquo parce qursquoil est indeacuteniable que certains animaux sont vraiment

pourra atteindre ce qursquoil cherche Voir la note de Lennox Aristotle Parts of Animals Translated with a

Commentary op cit p 155-158 pour PA I 3 642b21-643a6 109 Cf PA I 3 643b22-23 laquo ἀλλ ἑτέρας ἀρχὴ διαφορᾶς raquo (citeacute supra)

146

doteacutes du pied tout en eacutetant en mecircme temps solitaires ou greacutegaires Or ecirctre solitaire nrsquoest pas

une forme drsquoecirctre pourvu des pieds il srsquoagit de deux differentiae drsquoorigines diffeacuterentes110

Crsquoest lagrave que la comparaison selon le plus ou le moins montre son importance

meacutethodologique Aristote eacuteprouve le besoin de preacuteciser un point lorsqursquoon examine les

differentiae dans leur communauteacute (agrave nrsquoimporte quelle niveau de geacuteneacuteraliteacute) aux diffeacuterents

animaux il ne faut pas perdre de vue les diffeacuterences eacuteideacutetiques que disposeraient ces

differentiae selon diffeacuterentes sorte drsquoanimaux qursquoil srsquoagisse des animaux aussi eacuteloigneacutes

comme par exemple lrsquooiseau et lrsquoabeille ou de ceux appartenant au mecircme groupe comme

lrsquoaigle et le pigeon

On pourrait se demander pourquoi les gens nrsquoont pas donneacute de nom unique plus

geacuteneacuteral en rassemblant dans une famille unique (ἓν γένος) les animaux aquatiques et

les animaux volants Il y a en effet certaines proprieacuteteacutes communes agrave la fois agrave ces

animaux et agrave tous les autres (PA I 4 644a12-16)

Lrsquoerreur contre laquelle Aristote met le naturaliste en garde est la suivante dire qursquoun trait

est commun aux diffeacuterentes sortes drsquoanimaux nrsquoeacutequivaut pas agrave dire qursquoil est identique pour

tous Si un trait appartient communeacutement aux diffeacuterentes sortes drsquoanimaux cela veut dire

qursquoil est divisible et admet toujours des diffeacuterenciations eideacutetiques la bipeacutedie chez lrsquohomme

est diffeacuterente de la bipeacutedie des oiseaux (3 643a1-5) La meilleure illustration de cette ideacutee

vient drsquoun passage des PA ougrave Aristote note une diffeacuterence eideacutetique entre lrsquoaile drsquooiseau et

celle drsquoun insecte

Pris agrave part des autres animaux [les oiseaux] ne diffegraverent que faiblement entre eux par

leurs parties mais compareacutes aux autres animaux ils en diffegraverent mecircme par la forme

des parties Ainsi ils ont absolument tous des plumes et cela leur est propre par

rapport aux autres animaux En effet les parties des animaux se trouvent pour les unes

couvertes de plaques pour les autres drsquoeacutecailles alors que les oiseaux ont des plumes

110 Balme laquo Aristotlersquos use of division and diffeacuterentiae raquo loc cit p 70-71 explique bien ce qursquoil faut entendre

ici par les laquo differentiae drsquoorigines diffeacuterentes raquo lorsqursquoil resume la meacutethode platonicienne laquo For example

(Politicus 263e) after deciding that our object has the form lsquoanimalrsquo we might divide animals into tame and

wild then the tame into gregarious and solitary the gregarious into aquatic and terrestrial the terrestrial into

horned and hornless and so on until we narrow it down to a class which contains only our definiendum [hellip]

Platorsquos examples also show that each stage of division is in fact preceded by a new inductive grouping so that a

new form is added to the list [hellip] This is not therefore a progressive differentiation but a succession of

independent collection and division raquo

147

Et leur aile est diviseacutee et nrsquoest pas semblable par la forme agrave celle des animaux agrave aile

pleine111 (PA IV 12 692b3-14)

Bien que ce soit le mecircme mot grec (τὸ πτερὸν) utiliseacute pour designer agrave la fois la plume et lrsquoaile

lrsquoideacutee de ce passage est claire quoique le mecircme trait appartienne agrave lrsquooiseau et agrave certains

insectes en commun il ne leur appartient pas de la mecircme maniegravere il srsquoagit bien de

diffeacuterentes eidecirc drsquoun trait commun En outre ce passage exemplifie clairement la meacutethode

aristoteacutelicienne de diviser non pas chaque espegravece en particulier mais bien les differentiae

geacuteneacuterales

La comparaison selon le plus et le moins nrsquoest en effet qursquoun laquo cas speacutecial raquo de la

mecircme question Pour les animaux reacuteunis dans un mecircme genre les traits qursquoils possegravedent en

commun en vertu de leur identiteacute geacuteneacuterique ne les diffeacuterencieront que selon le plus ou le

moins cependant cette sorte de diffeacuterence nrsquoabolira pas la diffeacuterence eacuteideacutetique entre eux112

le bec du moineau est moins long que celui drsquoune mouette cependant tout comme un

moineau nrsquoest pas une mouette le bec du premier nrsquoest pas identique au second quoiqursquoils

soient tous les deux laquo bec raquo Ce qui nous permet de distinguer un moineau drsquoune mouette tout

en les reconnaissant comme des oiseaux crsquoest un groupe de laquo diffeacuterences geacuteneacuteriques raquo qui se

speacutecifient diffeacuteremment quoique par des diffeacuterences de degreacute seulement Crsquoest donc en

reconnaissant les similariteacutes crsquoest-agrave-dire des traits qui sont plus ou moins identiques sans ecirctre

absolument identiques que lrsquoon identifie les diffeacuterences entre les eidecirc et donc les eidecirc elles-

mecircmes113

La meacutethode agrave suivre au niveau ougrave on eacutetudie les espegraveces drsquoun mecircme genos deacutetermineacute

est donc la mecircme qursquoau niveau ougrave on examine les differentiae appartenant communeacutement agrave

tous les animaux il faut prendre les differentiae dans leur communauteacute et au niveau le plus

universel possible

111 Ἰδίᾳ δ ἐπ ὀλίγον διαφέρουσιν ἀλλήλων τοῖς μορίοις πρὸς δὲ τὰ ἄλλα ζῷα καὶ τῇ μορφῇ τῶν μορίων

διαφέρουσιν Πτερωτοὶ μὲν οὖν ἅπαντές εἰσιν καὶ τοῦτ ἴδιον ἔχουσι τῶν ἄλλων Τὰ γὰρ μόρια τῶν ζῴων τὰ μέν

ἐστι φολιδωτὰ τὰ δὲ λεπιδωτὰ τυγχάνουσιν ὄντα οἱ δ ὄρνιθες πτερωτοί Καὶ τὸ πτερὸν σχιστὸν καὶ οὐχ ὅμοιον

τῷ εἴδει τοῖς ὁλοπτέροις 112 Il est sans doute important de noter que les diffeacuterences selon le plus et le moins ne sont pas des diffeacuterences

eacuteideacutetique selon Aristote Pol I 13 1259b37-38 Mais il me semble possible de dire qursquoelles ont leurs origines

dans les diffeacuterences eacuteideacutetiques crsquoest-agrave-dire qursquoelles proviennent et deacutependent des diffeacuterences eacuteideacutetiques mecircme

si on ne possegravede pas un nom propre pour chaque diffeacuterence eacuteideacutetique 113 Crsquoest principalement en PA I 4 qursquoAristote discute cette question concernant lrsquoidentification des genecirc et des

eidecirc

148

Peut-ecirctre donc serait-il correct de proceacuteder ainsi traiter en commun de certains

animaux selon leurs familles agrave savoir tous ceux dont les gens parlent en les ayant bien

deacutefinis et qui ont agrave la fois une nature unique commune et agrave lrsquointeacuterieur de la famille

des formes qui ne sont pas trop eacuteloigneacutees oiseau et poisson et tout autre groupe qui

nrsquoa pas de nom mais qui inclut de la mecircme maniegravere qursquoune famille les formes qui sont

en lui (4 644b1-6)114

La comparaison selon le plus ou le moins avec la comparaison par analogie est un point de

vue qui permet au naturaliste drsquoidentifier les similariteacutes et les diffeacuterences entre ses objets

drsquoeacutetudes En drsquoautres termes ces modes de comparaison nous donnent les modaliteacutes de

diffeacuterence en œuvre entre les similariteacutes manifesteacutees par des animaux diffeacuterentshellipet

lrsquoinverse ils nous donnent les modaliteacutes de similariteacute entre les diffeacuterences qursquoexhibent entre

eux des animaux diffeacuterents

[T]outes les familles de fait qui diffegraverent entre elles par le degreacute crsquoest-agrave-dire par le

plus et le moins ont eacuteteacute reacuteunies en un γένος unique toutes celles qui sont dans un

rapport drsquoanalogie sont mises agrave part Je veux dire par exemple qursquoun oiseau diffegravere

drsquoun autre oiseau par le plus ou par lrsquoexcegraves (lrsquoun a les ailes plus longues un autres les

a plus courtes) alors que les poissons diffegraverent de lrsquooiseau par lrsquoanalogie (ce qui est

plume chez lrsquoun est eacutecaille chez lrsquoautre (644a16-22)

Crsquoest selon une logique de laquo lrsquoautre et le mecircme raquo que lrsquoon deacutetermine les groupes drsquoanimaux

et cette comparaison porte principalement sur leurs traits perceptibles

Crsquoest agrave peu pregraves par la configuration des parties et de lrsquoensemble du corps [τοῖς

σχήμασι τῶν μορίων καὶ τοῦ σώματος ὅλου] suivant la similitude qursquoils ont que lrsquoon

deacutefinit les familles par exemple les membres de la famille des oiseaux ont entre eux

ce genre de ressemblance de mecircme pour famille des poissons celle des mollusques et

celle des coquillages En effet les parties des membres de ces familles ne diffegraverent pas

par une similitude analogique comme crsquoest le cas pour lrsquohumain et le poisson ougrave lrsquoos

est analogue agrave lrsquoarecircte mais plutocirct par les proprieacuteteacutes corporelles [ἀλλὰ μᾶλλον τοῖς

σωματικοῖς πάθεσιν] comme la grandeur et la petitesse la mollesse et la dureteacute le

lisse et la rugositeacute et les autres proprieacuteteacutes de cette sorte et drsquoune maniegravere geacuteneacuterale le

plus et le moins (4 644b7-15) 114 Ἴσως μὲν οὖν ὀρθῶς ἔχει τὰ μὲν κατὰ γένη κοινῇ λέγειν ὅσα λέγεται καλῶς ὡρισμένων τῶν ἀνθρώπων καὶ

ἔχει τε μίαν φύσιν κοινὴν καὶ εἴδη ἐν αὐτῷ μὴ πολὺ διεστῶτα ὄρνις καὶ ἰχθῦς καὶ εἴ τι ἄλλο ἐστὶν ἀνώνυμον

μέν τῷ γένει δ ὁμοίως περιέχει τὰ ἐν αὐτῷ εἴδη

149

La comparaison selon le plus et le moins srsquoeffectue suivant les diffeacuterences quantitatives

qursquoexhibe laquo le mecircme raquo selon diffeacuterents animaux qui le partagent Dans ce type de

comparaison il srsquoagit donc de deacuteterminer les laquo alteacuteriteacutes raquo possibles porteacutees par laquo le mecircme raquo

et cela sans briser lrsquoidentiteacute du mecircme Cette logique de diffeacuterence selon le plus ou le moins est

expliqueacutee par Lennox comme suit

For two individuals to differ in degree they must both be the same general sort of

thing With respect to that sort they do not differ in degree But the general sort is

constituted of features with range ndashany sub-kind may have those features exemplified

by different specifications of that range [hellip] [S]parrows and eagles have the same

definition qua bird but the definition of bird specifies features with range thus while

sparrow and eagle may not differ with respect to having wings beaks or feathers they

may differ in having the sensible properties of those organs specified on a different

region of that range115

Cette notion de laquo traits variables (comportant une eacutechelle de variations) raquo et constitutifs drsquoun

genos nous permet drsquoeacutelaborer une image du genos comme laquo espace des lsquodiffeacuterences

speacutecifiquesrsquo raquo pour reprendre la formule de Pellegrin116 Lrsquoessentiel ici est de voir que cet

laquo espace raquo se construit agrave diffeacuterents niveaux de geacuteneacuteraliteacute drsquoune part les lsquoindividusrsquo qui

diffegraverent selon la forme ne sont que les speacutecifications progressives du mecircme dues aux

differentiae qui jouent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoespace clos du mecircme (que ce dernier soit un animal ou

une differentia geacuteneacuterale) drsquoautre part diffeacuterenciation selon le plus et le moins nrsquoest qursquoune

instance encore plus laquo reacutegionale raquo de la mecircme logique les lsquoindividusrsquo compareacutes selon le plus

ou le moins nrsquoexemplifient en fait que les diffeacuterences possibles porteacutees par le trait commun en

fonction duquel ils sont compareacutes Ils ne diffegraverent que sur un point (par exemple la largeur de

leurs ailes) tout en restant identiques (animal avec un certain type drsquoaile) Donc agrave lrsquointeacuterieur

drsquoun mecircme groupe deacutetermineacute chacune de ses diffeacuterentiae constitutives pourrait se montrer

comme une espace de diffeacuterenciation elles sont comme les lsquomicrorsquo- espaces des diffeacuterences

speacutecifiques

Lrsquoune des conseacutequences immeacutediates de cette perspective est que les choses qui

diffegraverent eacuteideacutetiquement ne peuvent diffeacuterer qursquoagrave lrsquointeacuterieur de leur identiteacute geacuteneacuterique crsquoest-agrave-

dire que lrsquoon ne saurait pas les diviser par une diffeacuterence qui ne soit pas incluse dans lrsquoespace

115 J G Lennox laquo Kinds Forms of Kinds and the More and the Less in Aristotlersquos Biology raquo dans Aristotlersquos

Philosophy of Biology op cit p 160-181 [p 167] 116 P Pellegrin La classification des animaux op cit p 83

150

clos de leur genos parce que laquo il nrsquoy a pas de diffeacuterence relativement aux choses exteacuterieures

au genre [πρὸς τὰ ἔξω τοῦ γένους οὐκ ἔστι διαφορά]raquo (Meacutet I 4 1055a26)117 Les choses qui

diffegraverent selon leur genre ne partagent pas ce laquo mecircme raquo dont le naturaliste cherche les

laquo alteacuteriteacutes raquo et en conseacutequence elles ne diffeacutereront pas non plus selon le plus ou le moins

De tout cela on peut donc retirer les reacutesultats suivants

a) Les espegraveces drsquoun genre ne peuvent pas ecirctre deacutetermineacutees par une differentia qui ne fait

pas partie du groupe des differentiae constitutives du genre consideacutereacute

b) La comparaison selon le plus ou le moins entre les espegraveces appartenant agrave un mecircme

genre ne peut pas ecirctre faite selon des differentiae extrinsegraveques au genre concerneacute

c) Lorsqursquoon cherche agrave diviser lrsquoune des differentiae constitutives drsquoun genre consideacutereacute

on cherche ses diffeacuterenciations ulteacuterieures qui ne peuvent ecirctre deacutetermineacutees autrement

que par la gamme des diffeacuterences que cette differentia elle-mecircme peut accepter

Autrement dit il faut rester agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoespace clos de la differentia concerneacutee ndash

crsquoest ce qui est demandeacute agrave ce niveau speacutecifique de geacuteneacuteraliteacute par le principe de diviser

par la diffeacuterence de la diffeacuterence cela constitue en effet la condition de possibiliteacute

mecircme drsquoune comparaison selon le plus et le moins

Ces consideacuterations attestent que la division aristoteacutelicienne est plus rigoureuse qursquoelle ne

semble au prime abord Cette rigueur est illustreacutee au mieux par un exemple classique

qursquoAristote donne souvent quand il srsquoagit drsquoexpliquer ce qursquoil entend par une bonne division

Il srsquoagit de la division du laquo pourvu de pieds raquo

Il est en effet impossible qursquoil y ait une seule diffeacuterence pour les particuliers obtenus

par division que lrsquoon prenne des divisions simples ou combineacutees (jrsquoentends par

lsquosimplersquo les cas ougrave il nrsquoy a pas de diffeacuterenciation par exemple lsquopied fendursquo et

117 Crsquoest de cette phrase que Pellegrin tire lrsquoideacutee du genos comme laquo espace des lsquodiffeacuterences speacutecifiquesrsquo raquo et il

en propose deux lectures qui deacutependent de la traduction que lrsquoon fait de lrsquoexpression laquo τὰ ἔξω τοῦ γένους raquo (La

classification des animaux op cit p 83-4) Si elle deacutesigne laquo ce qui est hors du genos raquo on doit traduire la

phrase laquo pour les choses situeacutees hors du genos il nrsquoy a pas de diffeacuterence raquo en sous-entendant laquo dans le genos

consideacutereacute raquo Dans ce cas-lagrave la phrase voudrait dire laquo qursquoon ne pourra pas attribuer agrave une reacutealiteacute extra-geacuteneacuterique

une diffeacuterence qui joue agrave lrsquointeacuterieur du genos dans lequel cette reacutealiteacute nrsquoest pas raquo Par exemple on ne pourrait

pas attribuer la pariteacute aux figures geacuteomeacutetriques (An Post I 10 76b7) Mais la phrase peut aussi comprendre

ainsi laquo pour les choses situeacutees de part et drsquoautre de la clocircture geacuteneacuterique [τὰ ἔξω τοῦ γένους] elles nrsquoont pas

entre elles de diffeacuterence raquo Selon cette traduction la phrase signifie que les choses ne peuvent avoir une

diffeacuterence speacutecifique qursquoagrave lrsquointeacuterieur des limites de leur identiteacute geacuteneacuterique un nombre ne peut diffeacuterer drsquoune

figure du point de vue de la pariteacute

151

lsquocombineacuteersquo celui ougrave il y en a une par exemple lsquopied agrave fentes multiplesrsquo par rapport agrave

lsquopied fendursquo) Crsquoest en effet ce que reacuteclame la continuiteacute des diffeacuterences qui viennent

drsquoune famille quand on la divise parce que le tout est quelque chose drsquoun mais

malgreacute la maniegravere dont on srsquoexprime il semble bien que seule la derniegravere diffeacuterence

lrsquoest vraiment par exemple lsquopied agrave fentes multiplesrsquo ou lsquobipegravedersquo [οἷον τὸ πολυσχιδὲς ἢ

τὸ δίπουν ndash 643b36] et que lsquodoueacute de piedsrsquo et lsquopolypodersquo sont superflus Qursquoil soit

impossible qursquoil y ait plusieurs diffeacuterences de cette sorte cela est clair Car en

avanccedilant toujours on arrive agrave la diffeacuterence ultime mais pas agrave la derniegravere diffeacuterence

crsquoest-agrave-dire agrave la forme Cette diffeacuterence ultime est soit lsquopied agrave fentes multiplesrsquo soit

tout le complexe si divisant humain on combinait lsquopourvu de piedsrsquo lsquobipegravedersquo lsquoagrave

pied fendursquo [οἷον εἴ τις συνθείη ὑπόπουν δίπουν σχιζόπουν -644a5] Or si lrsquohumain

eacutetait seulement un animal agrave pied fendu on atteindrait ainsi cette diffeacuterence unique

Mais puisqursquoen fait ce nrsquoest pas le cas il y a neacutecessiteacute qursquoil y ait plusieurs diffeacuterences

qui ne sont pas dans une seule division (PA I 3 643b28-644a8)

La difficulteacute avec la division deacutecrite dans ce passage est que dans lrsquoexemple donneacute en 644a5

laquo agrave pieds fendus [σχιζόπουν] raquo nrsquoimplique pas laquo agrave deux pieds [δίπουν] raquo alors que dans une

division progressive les termes plus speacutecifiques doivent impliquer les termes plus geacuteneacuteraux

On a exactement la mecircme difficulteacute dans lrsquoautre occurrence du mecircme exemple en I 2

642b8118 Pour toutes les deux David Balme propose un laquo ἢ raquo entre δίπουν et σχιζόπουν

Donc selon lui il srsquoagirait ici de deux lignes de division distinctes 119

Avec piedssans pied Avec piedssans pied

118 Cf aussi Meacutet Z 14 1039a30-b5 119 D Balme Aristotlersquos De Partibus Animalium I and De Generatione Animalium I (with pages from II 1-3)

Oxford Clarendon Press 1972 p 106-7 Lennox Aristotle Parts of Animal Translation with a Commentary

op cit p 153-154 pense que cette lecture nrsquoa pas de support textuel Il srsquoagirait ici drsquoune version condenseacutee de

lrsquoargument preacutesenteacute en 643b28-644a8 qui vise agrave montrer que lrsquoanimal ne peut pas ecirctre identifieacute par une seule

diffeacuterence (par la forme de ses pieds selon lrsquoexemple) Selon Lennox dans cet argument Aristote ne se soucie

pas de savoir si son exemple est conforme aux regravegles de la division progressive En ce qui concerne le support

textuel de la solution proposeacutee par Balme il faut indiquer qursquoen 643b36 du passage citeacute un ἢ est donneacute dans le

MS entre δίπουν et σχιζόπουν (cf Balme Aristotlersquos De Partibus Animalium I op cit p 107)

agrave deux pieds agrave pieds fendus

152

Reprenant lrsquointerpreacutetation de Balme P Pellegrin affirme qursquoil srsquoagit ici de deux axes de

division selon lesquels sont distingueacutes deux caracteacuteristiques du trait humain drsquoecirctre pourvu de

pieds lrsquohomme est un animal agrave deux pieds et ses pieds sont fendus Or selon Pellegrin le

point crucial de cette division est le suivant on a ici deux axes de division parce qursquoil srsquoagit

de diviser le laquo pourvu de pieds raquo selon deux points de vue diffeacuterents lrsquoune divise ce trait en

fonction du nombre des pieds et lrsquoautre en fonction de leur forme Pellegrin ainsi conclut son

interpreacutetation du passage

Returning to the basic criticism of dicothomy [hellip] he [Aristotle] asserts that these two

characteristics biped and toed cannot be found in the same division if that is correctly

carried out ie carried out in a homogeneous domain From a theoretical point of

view we have here the same problem as that raised by the division of winged animals

into wild and tame Things are less clear here because the two axes of division which

Aristotle distinguishes deal with the same organ ndash the foot That proves that for

Aristotle the homogeneity of the domain in which division is carried out must be very

rigorous to delimit an axis of division it is not enough to limit it to one function or

even to one organ one must also apply division to that organ according to the same

point of view raquo120

Cette interpreacutetation de Pellegrin montre qursquoon a besoin de nuancer davantage la notion de

laquo traits variables et constitutifs drsquoun genos raquo agrave laquelle Lennox recourt pour expliquer la

logique de la comparaison selon le plus et le moins les traits variables engloberaient selon le

cas plusieurs laquo eacutechelles de variation raquo eu eacutegard au point de vue duquel on les compare

logiquement parlant il nrsquoy a aucune impossibiliteacute de comparer les ailes de deux animaux

selon leurs largeurs ou selon leur longueur Il me semble que la rigueur de la division

aristoteacutelicienne fonde la logique mecircme de la comparaison selon le plus ou le moins dans une

telle comparaison il nrsquoy a pas que deux choses que lrsquoon compare mais on les compare en

fonction drsquoun troisiegraveme point crsquoest-agrave-dire selon un point de vue deacutetermineacute

Ces consideacuterations sur la division aristoteacutelicienne permettent de mieux appreacutecier

lrsquoimportance des toutes premiegraveres lignes drsquointroduction de lrsquoHA Ce passage que je cite ici

longuement est marqueacute par la logique des termes ταὐτός ἕτερος et ἐναντίωσις drsquoune part et

γένος εἶδος et διαφορά drsquoautre part Il srsquoagit en fait exactement de la mecircme question dont

Aristote traite principalement dans la Meacutetaphysique I 34 et 8

120 P Pellegrin laquo Aristotle A Zoology without Species raquo dans Aristotle on Nature and Living Things op cit

p 95-115 [p 102-103]

153

Des animaux certains ont toutes leurs parties identiques les unes aux autres et

drsquoautres les ont diffeacuterentes Certaines de ces parties sont identiques par la forme [hellip]

Drsquoautres parties sont identiques mais elles diffegraverent selon lrsquoexcegraves et le deacutefaut ce sont

celles des animaux dont le γένος est identique Jrsquoappelle γένος par exemple lrsquooiseau

le poisson car chacun de ces deux termes se diffeacuterencie selon le γένος car il existe de

nombreuses espegraveces drsquooiseaux et de poissons La plupart des parties des animaux dans

ces groupes tiennent leurs diffeacuterences drsquooppositions drsquoeacutetats comme la couleur ou la

configuration qui les affectent en plus ou en moins Elles diffeacuterent aussi par

lrsquoabondance et la rareteacute par la grandeur et la petitesse et en geacuteneacuteral par lrsquoexcegraves et le

deacutefaut Certains animaux sont doteacutes de chair molle drsquoautres de chair dure certains

ont le bec long drsquoautres le bec court certains sont pourvus de nombreuses plumes

drsquoautres de peu de plumes De plus certaines parties sont le fait de certains animaux

et drsquoautres parties appartiennent agrave drsquoautres Certains ont un ergot drsquoautres nrsquoen ont

pas certains ont une crecircte drsquoautres nrsquoen ont pas En bref la plupart des parties dont

toute la masse du corps est constitueacutee ou bien sont identiques ou bien diffegraverent par des

caractegraveres opposeacutes et par le plus et le moins car on peut consideacuterer le plus et le moins

comme une sorte drsquoexcegraves et de deacutefaut (486a14-b17)121

laquo Drsquoautres parties sont identiques mais elles diffegraverent selon lrsquoexcegraves et le deacutefaut ce sont

celles des animaux dont le genre est identique [Τὰ δὲ ταὐτὰ μέν ἐστιν διαφέρει δὲ καθ

ὑπεροχὴν καὶ ἔλλειψιν ὅσων τὸ γένος ἐστὶ ταὐτόν] raquo Cette phrase vient juste apregraves

lrsquoaffirmation de lrsquoidentiteacute formelle de certaines parties entre certains animaux comme par

exemple lrsquoidentiteacute du nez de cet homme-ci agrave celui drsquoun autre Cette phrase est introduite donc

pour indiquer un autre type drsquoidentiteacute que lrsquoidentiteacute formelle selon cette phrase lrsquoidentiteacute des

parties en question suit lrsquoidentiteacute geacuteneacuterique des animaux dont elles sont parties Il srsquoagit donc

121 Ἔχει δὲ τῶν ζῴων ἔνια μὲν πάντα τὰ μόρια ταὐτὰ ἀλλήλοις ἔνια δ ἕτερα Ταὐτὰ δὲ τὰ μὲν εἴδει τῶν μορίων

ἐστίν hellip Τὰ δὲ ταὐτὰ μέν ἐστιν διαφέρει δὲ καθ ὑπεροχὴν καὶ ἔλλειψιν ὅσων τὸ γένος ἐστὶ ταὐτόν Λέγω δὲ

γένος οἷον ὄρνιθα καὶ ἰχθύν τούτων γὰρ ἑκάτερον ἔχει διαφορὰν κατὰ τὸ γένος καὶ ἔστιν εἴδη λείω ἰχθύων καὶ

ὀρνίθων Διαφέρει δὲ σχεδὸν τὰ πλεῖστα τῶν μορίων ἐν αὑτοῖς παρὰ τὰς τῶν παθημάτων ἐναντιώσεις οἷον

χρώματος καὶ σχήματος τῷ τὰ μὲν μᾶλλον αὐτὰ πεπονθέναι τὰ δ ἧττον ἔτι δὲ λήθει καὶ ὀλιγότητι καὶ μεγέθει

καὶ σμικρότητι καὶ ὅλως ὑπεροχῇ καὶ ἐλλείψει Τὰ μὲν γάρ ἐστι μαλακόσαρκα αὐτῶν τὰ δὲ σκληρόσαρκα καὶ

τὰ μὲν μακρὸν ἔχει τὸ ῥύγχος τὰ δὲ βραχύ καὶ τὰ μὲν πολύπτερα τὰ δ ὀλιγόπτερά ἐστιν Οὐ μὴν ἀλλ ἔνιά γε καὶ

ἐν τούτοις ἕτερα ἑτέροις μόρια ὑπάρχει οἷον τὰ μὲν ἔχει πλῆκτρα τὰ δ οὔ καὶ τὰ μὲν λόφον ἔχει τὰ δ οὐκ ἔχει

Ἀλλ ὡς εἰπεῖν τὰ πλεῖστα καὶ ἐξ ὧν μερῶν ὁ πᾶς ὄγκος συνέστηκεν ἢ ταὐτά ἐστιν ἢ διαφέρει τοῖς τ ἐναντίοις

καὶ καθ ὑπεροχὴν καὶ ἔλλειψιν τὸ γὰρ μᾶλλον καὶ ἧττον ὑπεροχὴν ἄν τις καὶ ἔλλειψιν θείη Traduction de

Bertier leacutegegraverement modifieacuteeacute

154

bien de lrsquoidentiteacute geacuteneacuterique des parties qui diffeacuterent selon le plus ou le moins Ce qui est

inteacuteressant crsquoest de voir que dans un certain sens on est en fait toujours au mecircme niveau de

geacuteneacuteraliteacute dont il est question dans la phrase preacuteceacutedente parce que le fait que le bec de cet

oiseau-ci soit identique selon eidos agrave celui drsquoun autre oiseau nrsquoempecircche pas que lrsquoun soit plus

(ou moins) long que lrsquoautre Mais dans un autre sens dans notre phrase le niveau de

geacuteneacuteraliteacute change par rapport agrave la phrase preacuteceacutedente le niveau qui dans la phrase preacuteceacutedente

deacuteterminait lrsquoidentiteacute eideacutetique est devenu le niveau de lrsquoidentiteacute geacuteneacuterique et du mecircme coup

il est devenu le niveau de la diffeacuterence de plus et de moins En conseacutequence il ne srsquoagit plus

de lrsquoidentiteacute eideacutetique mais bien de la diffeacuterence eideacutetique agrave lrsquointeacuterieur mecircme de lrsquoidentiteacute

geacuteneacuterique ce qursquoon compare maintenant selon le plus et le moins ce sont des eidecirc drsquoun

mecircme genos On a donc ici le mecircme principe qui deacutetermine la possibiliteacute de diffeacuterence

eideacutetique en tant que telle ce nrsquoest qursquoagrave lrsquointeacuterieur du genos que se produisent les diffeacuterences

eidei [διαφέρει] εἴδει δὲ ὧν τὸ αὐτὸ γένος122 et cela agrave tous les niveaux de geacuteneacuteraliteacute Crsquoest

pourquoi les diffeacuterences eideacutetiques entre les animaux (le genos eacutetant identique) se doublent

des diffeacuterences eideacutetiques entre les differentiae (leur genos aussi eacutetant identique) le pigeon

nrsquoest pas le mecircme animal aileacute que lrsquoaigle Dire donc agrave propos de deux animaux qursquoils

diffegraverent relativement agrave un certain trait selon le plus ou le moins est dire en fait qursquoils sont

toujours relativement au mecircme trait plus ou moins le laquo mecircme raquo Chaque sorte drsquoanimal

exemplifie diffeacuterentes articulations des traits communs geacuteneacuteriques selon diffeacuterents degreacutes de

plus et de moins

De tout cela une chose ressort avec certitude quel que soit le niveau de geacuteneacuteraliteacute les

diffeacuterences agrave lrsquointeacuterieur drsquoun mecircme genos se font par la diffeacuterenciation de ce qui est commun

sur un point Le meacutecanisme de diffeacuterenciation drsquoun genos en tant qursquoil est deacutecrit dans le

passage citeacute ci-dessous du Met I 8 est valide tant pour des autres niveaux de geacuteneacuteraliteacute

qursquoau niveau des diffeacuterences selon le plus et le moins

En effet non seulement il faut qursquoil existe le caractegravere commun par exemple que les

deux choses soient des animaux mais aussi que ce caractegravere commun lrsquoanimal lui-

mecircme soit diffeacuterent pour chacune des deux par exemple que lrsquoune soit cheval lrsquoautre

un humain crsquoest pourquoi ce caractegravere commun est par lrsquoespegravece diffeacuterent pour lrsquoune

de ce qursquoil est pour lrsquoautre [hellip] Ainsi donc cette diffeacuterence est neacutecessairement une

alteacuteriteacute du genre car jrsquoappelle diffeacuterence du genre une alteacuteriteacute qui fait que ce genre lui-

mecircme est un autre [hellip] et toute diffeacuterence par lrsquoespegravece est diffeacuterence drsquoune chose en

122 Je suis toujours Pellegrin La classification des animaux op cit p 84

155

un point de sorte que cette chose est la mecircme dans les deux cas et est leur genre

(1058a2-13)

Pour discerner le rapport de ce passage avec le passage drsquointroduction de lrsquoHA il suffit de

continuer agrave lire encore quelques lignes de ce dernier laquo Drsquoautres parties sont identiques mais

elles diffegraverent selon lrsquoexcegraves et le deacutefaut ce sont celles des animaux dont le genre est

identique hellip La plupart des parties des animaux dans ces genres tiennent leurs diffeacuterences

drsquooppositions drsquoeacutetats comme la couleur ou la configuration qui les affectent en plus ou en

moins raquo Certains traits eacutetant ainsi geacuteneacuteriquement le mecircme chez certains animaux ils diffegraverent

du fait que ce mecircme trait affecte davantage certains animaux et moins les autres La longueur

par exemple pourrait ecirctre cette affection qui rend le mecircme (le bec par exemple) diffeacuterent

chez un animal que chez un autre la longueur donc est le point sur lequel le mecircme est

diffeacuterent pour lrsquoun et pour lrsquoautre de ces animaux123

VIII Peut-on vraiment diviser lrsquoanimal politique

Avant de passer agrave lrsquoexamen des analyses de Labarriegravere au sujet du degreacute eacuteleveacute du

caractegravere politique de lrsquohomme lrsquoexamen de lrsquoune des suppositions principales de notre eacutetude 123 Il est certain que les parties des animaux ne sont pas de substances selon Aristote (Met Z 12 1040b5-15)

elles ne peuvent pas ecirctre traiteacutees seacutepareacutement des animaux sinon dans un sens homonyme Donc une eacutetude de

leurs qualiteacutes physiques comme la couleur et la largeur prises seacutepareacutement du corps entier nrsquoa aucun sens pour le

naturaliste De cela il nrsquoy a qursquoun pas agrave lrsquoobjection eacutetudier les pathemata de lrsquoaile ne peut pas ecirctre une ideacutee

aristoteacutelicienne Apregraves tout les pathemata des differentiae des animaux ne sont que des accidents ils sont

exteacuterieurs agrave lrsquoessence de lrsquoanimal Il est vrai que certaines differentiae (et leurs pathemata) sont des accidents des

animaux mais elles le sont kathrsquo hauto Les eacutetudes des modifications qursquoexhibent ces diffeacuterentiae est

indispensable pour le naturaliste dans le mesure ougrave leurs genegraveses etou leurs preacutesences sont laquo en vue de quelque

chose raquo laquo ὀφθαλμὸς μὲν γὰρ ἕνεκά του γλαυκὸς δ οὐχ ἕνεκά του πλὴν ἂν ἴδιον ᾖ τοῦ γένους τοῦτο τὸ πάθος

οὔτε δ ἐπ ἐνίων πρὸς τὸν λόγον συντείνει τὸν τῆς οὐσίας raquo (GA V 1 778a32-35) Donc ce qui est en jeu dans

lrsquoexamen des modifications des parties (ou celles drsquoune autre type de differentia) crsquoest laquo lrsquoeacuteconomie de cette

partie raquo pour le dire comme Buffon Comme le passage du GA le montre ce genre des modifications a rapport

au logos de la substance de lrsquoanimal elles jouent un rocircle dans lrsquoeacuteconomie geacuteneacuterale de lrsquoessence de lrsquoanimal

(voir J G Lennox laquo Kinds Forms of the Kinds and the More and the Less raquo loc cit et J G Lennox laquo Form

Essence and Explanation in Aristotlersquos Biology raquo dans A Companion to Aristotle eacuted Georgios

Anagnostopoulos London Blackwell Publishing 2009 pp 348-67) Cela dit lrsquoexamen des modifications drsquoune

aile ne revient pas agrave eacutetudier lrsquoaile comme une substance seacutepareacutee Il srsquoagit drsquoeacutetudier les diffeacuterences entre les

animaux aileacutes Donc quand je dis laquo la longueur donc est le point en lequel le mecircme est diffeacuterent pour lrsquoun et

pour lrsquoautre de ces animaux raquo ce que je veux deacutesigner par le laquo mecircme raquo crsquoest drsquoabord laquo ecirctre un animal aileacute raquo et agrave

un niveau plus speacutecifique crsquoest laquo oiseau en tant qursquoanimal aileacute raquo

156

semble neacutecessaire Est-ce que la differentia laquo politikos raquo peut vraiment ecirctre lrsquoobjet drsquoune

division aristoteacutelicienne Comme forme de bios etou de praxis le fait drsquolaquo ecirctre politique raquo

appartient agrave des animaux qui sont tellement eacuteloigneacutes les uns des autres qursquoil semble difficile

de les consideacuterer comme les eidecirc drsquoun mecircme genos Bien qursquoAristote parle drsquolaquo ecirctre

politique raquo comme un trait laquo transgeacuteneacuterique raquo la classification aristoteacutelicienne des animaux

permet-elle vraiment de faire une comparaison selon le plus et le moins entre des animaux

aussi eacuteloigneacutes Selon Aristote la comparaison selon le plus et le moins se fait entre les eidecirc

drsquoun mecircme genos Mais les animaux comme la fourmi lrsquoabeille la grue et lrsquohomme

constituent-ils un genos Peut-on les consideacuterer comme les espegraveces drsquoune mecircme classe

naturelle de telle sorte que lrsquoon peut les comparer selon le plus et le moins

Selon Devin Henry 124 (2011) Aristote est reacutealiste au sujet des classes naturelles

(natural kinds) mais pluraliste au sujet de leur classification Aristote est reacutealiste selon Henry

au sens ougrave les classes naturelles sont des groupes drsquoanimaux qui partagent en commun

certaines proprieacuteteacutes objectives et indeacutependamment de lrsquoesprit humain crsquoest-agrave-dire que ces

proprieacuteteacutes ne leur sont pas attribueacutees par une convention quelque conque Crsquoest en vertu de

ces similariteacutes objectives que les membres drsquoune classe naturelle la forment

Il est par ailleurs pluraliste quant agrave classification des classes naturelles Le pluralisme

au sujet de classification prend le domaine des classes naturelles comme un espace

multidimensionnel divisible selon une multipliciteacute drsquoaxes Selon ce type de pluralisme la

complexiteacute multidimensionnelle de la nature ne peut pas ecirctre saisie par une seule

classification universelle Aristote donc est pluraliste au sujet de la diversiteacute naturelle Selon

lui affirme Henry la nature contient une diversiteacute des classes biologiques qui se recouvrent et

se croisent partiellement

[H]e denies that there is only one true set of biological kinds and that a natural

classification will divide those kinds into a single set of exhaustive and

nonoverlapping categories Instead there are many equally legitimate ways of

classifying living things though no single way of classifying them is privileged over

the other (2011 p 199)125

124 D Henry laquo Aristotlersquos Pluralistic Realism raquo The Monist 94 (2) p 197-220 125 Henry (ibid p 199) reconnait la similariteacute entre sa propre approche et celle de Pellegrin Sa diffeacuterence

consiste dit-il en ce que selon Pellegrin Aristote aurait traiteacute la classification des animaux comme un exercice

pragmatique dans laquelle la division des animaux en classes exhibe une plasticiteacute selon les besoins de lrsquoexposeacute

157

Donc selon Aristote il nrsquoy a pas une seule et universelle faccedilon de laquo deacutecouper raquo la nature Il en

existe une multipliciteacute parce qursquoil existe dans la nature une multipliciteacute des classes

naturelles qui se croisent mutuellement

Henry souligne le fait qursquooutre les sept megista genecirc identifieacutees en HA I 6 Aristote

parle de plusieurs groupes unifieacutes partageant un trait commun et contenant des formes qui ne

diffegraverent que selon le plus et le moins Outre le serpent les vivipares les ovipares les

animaux pourvus du poumon ceux pourvus de la branchie les bipegravedes les quadrupegravedes les

animaux sans pied etc Henry recense eacutegalement les animaux politiques 126 mais

contrairement aux autres exemples il ne les analyse pas dans son article

Comme preuve du pluralisme aristoteacutelicien Henry souligne les occurrences de

laquo cross-division raquo entre diffeacuterentes classes drsquoanimaux127 Par exemple la classification des

animaux selon leur mode de reproduction donne quatre classes extensives vivipares

ovipares ceux qui font des larves et ceux qui se produit spontaneacutement Or ces groupes se

constituent par les croisements entre les classes autrement seacutepares y compris quelques unes

des megista genecirc les poissons les oiseaux et les serpents sont groupeacutes comme ovipares

alors que les ceacutetaceacutes sont groupeacutes avec lrsquohomme les eacuteleacutephants et la chauve-souris comme

vivipares Certains insectes se produisent par les larves alors que certains autres se produisent

spontaneacutement128

Un autre exemple de croisement entre les classes naturelles vient de la classification

selon le mode et les parties de la locomotion Le leacutezard et la tortue sont rangeacutes avec les

hommes les eacuteleacutephants et les crabes dans les laquo marcheurs raquo parce qursquoils se deacuteplacent par les

mouvements partiels de leurs corps Les ceacutetaceacutes sont groupeacutes avec les poissons et les

crustaceacutes comme laquo nageurs raquo et les oiseaux la chauve-souris et certains insectes

constituent le groupe de laquo voleurs raquo129

Lrsquoautre preuve selon Henry du reacutealisme pluraliste drsquoAristote vient des fameux

eacutepamphoterecircs Ces animaux constituent les meilleurs exemples de croisements des classes

naturelles et de la permeacuteabiliteacute des frontiegraveres des megista genecirc Certains traits du moineau de

scientifique alors que selon lui Aristote eacutetait un reacutealiste au sujet des classes naturelles crsquoest-agrave-dire qursquoelles

existent indeacutependamment des besoins de la recherche scientifique cette derniegravere les explore 126 Ibid p 201 127 Pour lrsquoensemble de ses analyses et ses exemples du pluralisme drsquoAristote voir Henry (ibid p 200-206) 128 Les reacutefeacuterences de Henry sont GA II 1 732a26-733a1 et HA I 5 et III 1 129 Pour les autres exemples voir Henry (ibid p 202)

158

Libye par exemple srsquoexpliquent mieux si on le classe comme oiseau alors que certains

autres srsquoexpliquent en le rangeant dans la classe des vivipares quadrupegravedes130

Ainsi selon Henry Aristote ne privileacutegie pas les megista genecirc et nrsquoaffirme pas que

leurs frontiegraveres sont infranchissablesinviolables comme si toute autre division ne leur

correspondant pas eacutechouait agrave repeacuterer les vraies classes Au contraire suggegravere Henry Aristote

divise les megista genecirc quand il en a besoin pour des causes explicatives Il srsquoensuit drsquoapregraves

Henry que ces grandes classes nrsquoont en fait aucun privilegravege ontologique sur les autres

classes quoiqursquoelles peuvent ecirctre plus importantes que les autres en tant que concepts

organisationnels

Suivant lrsquointerpreacutetation de Devin Henry je considegravere eacutegalement Aristote comme un

pluraliste et reacutealiste au sujet de la classification des animaux En conseacutequence comme les

exemples de Henry le suggegraverent je considegravere le groupe des animaux politiques comme une

classe naturelle constitueacutee par le croissement entre des classes qui demeureront autrement

seacutepareacutees Jrsquoaccepte donc que le laquo politikos raquo constitue une diaphora qui peut ecirctre diviseacutee

selon les principes de la diairesis aristoteacutelicienne en drsquoautres termes jrsquoadmets qursquoil y a des

espegraveces drsquolaquo ecirctre politique raquo et qursquoil est possible de les comparer entre elles selon le plus et le

moins

IX Diviser le laquo politikon raquo Partie II

Si lrsquoon revient aux analyses de Labarriegravere au sujet du degreacute eacuteleveacute du caractegravere

politique de lrsquohomme il ressort maintenant plus clairement le fait suivant marquer la

diffeacuterence de politiciteacute en termes de plus et de moins par les critegraveres de la phocircne et du logos

drsquoune part et de la phantasia de lrsquoautre part et cela malgreacute les diffeacuterences que lrsquoabeille et

lrsquohomme en tant qursquoanimaux politiques exhibent agrave ces eacutegards crsquoest violer les regravegles drsquoune

bonne division aristoteacutelicienne Car les diffeacuterences entre lrsquoabeille et lrsquohomme nous montrent

que ces differentiae ne sont pas celles qui constituent lrsquoidentiteacute du groupe drsquoanimaux

politiques et qursquoelles nrsquoappartiennent pas communeacutement et universellement aux espegraveces

drsquoanimal politique Autrement dit ces diffeacuterences ne constituent pas des axes de division sur

lesquels pourraient apparaicirctre des diffeacuterences de degreacute entre les animaux politiques elles sont

extrinsegraveques au groupe drsquoanimaux politiques

130 Pour le moineau de Libye voir PA IV 14 697b13-28

159

Une objection persiste En 486b 12-14 dans le passage drsquointroduction citeacute plus haut de

lrsquoHA qui est un exemple de diffeacuterenciation selon le plus et le moins Aristote dit laquo Certains

[animaux] ont un ergot drsquoautres nrsquoen ont pas certains ont une crecircte drsquoautres nrsquoen ont pas raquo

Donc pourrait-on dire la diffeacuterence par la possession et la privation est une modaliteacute de la

comparaison selon le plus et le moins le fait que lrsquoabeille soit priveacutee de la phocircnecirc et de la

phantasia ne nous empecircche non seulement pas de la comparer avec les autres animaux

politiques selon le plus et le moins mais il semble que cette diffeacuterence selon la privation

puisse ecirctre la base mecircme drsquoune telle comparaison

Cependant la comparaison dans ces lignes de lrsquoHA nrsquoest pas faite entre nrsquoimporte quel

animal doteacute de lrsquoergot et de la crecircte et nrsquoimporte quel autre qui en soit priveacute Il srsquoagit ici de

comparer les oiseaux en tant qursquooiseaux Les oiseaux qui sont deacutepourvus drsquoergot sont ceux

qui sont doteacutes drsquoongles recourbeacutes Cette derniegravere differentia est donc une limitation pour

lrsquouniversaliteacute de la premiegravere mais cela agrave lrsquointeacuterieur du groupe drsquooiseaux

Et certains genres drsquooiseaux ont aussi un ergot Mais aucun oiseau pourvu drsquoongles

recourbeacutes ne possegravede en mecircme temps drsquoergot131 (HA II 12 504b7)

Expliquer comme Labarriegravere et Kullmann les diffeacuterences de degreacute entre les animaux

politiques en recourant non pas aux diffeacuterenciations selon le plus ou le moins des traits

partageacutes par ces animaux naturellement en commun mais aux traits qursquoils ne partagent pas et

qui constituent des laquo plus (ou moins) values raquo relativement lrsquoun agrave lrsquoautre contrevient en fait agrave

un principe encore plus fondamental de la logique de la division aristoteacutelicienne Ce problegraveme

est plus visible dans le cas de Kullmann selon cette compreacutehension de la diffeacuterence les

laquo plus-values raquo qui deacutetermineraient la diffeacuterence de plus sont dues aux traits extra-

geacuteneacuteriques qui srsquoajoutent agrave ce caractegravere geacuteneacuterique deacutetermineacute drsquoecirctre animal politique

appartenant agrave son tour de la mecircme maniegravere crsquoest-agrave-dire sans diffeacuterenciation agrave toutes les

espegraveces drsquoanimal politique laquo Ecirctre plus politique raquo pourrait donc se formuler ainsi posseacuteder

le caractegravere geacuteneacuterique drsquoecirctre animal politique (comme tous les autres) plus un trait non

impliqueacute au niveau geacuteneacuterique (et dont par conseacutequent les autres sont priveacutes) 132 Cette

131 Pour lrsquoexplication causale de ce pheacutenomegravene voir PA IV 12 694a12-21 132 Cette approche se voit plus clairement dans le cas de Kullmann parce que selon lui on lrsquoa vu le plus du

caractegravere politique de lrsquohomme se deacutetermine par lrsquoajout du logos agrave un trait biologique commun de la mecircme

faccedilon agrave tous les animaux politique alors que chez Labarriegravere les ajouts se font agrave chaque niveau de lrsquoeacutechelle

drsquoune maniegravere cumulative et srsquoeacuteloignant progressivement de ce qui pourrait ecirctre commun

160

perspective (laquelle ne peut pas ecirctre accepteacutee par le Stagirite pour une raison fondamentale

regardant la nature du rapport entre un genos et ses eidecirc) est bien deacutecrite par Lennox

[According to this picture of kind-form relation] the kind does not consist of features

with range but rather completely determinate features and the features of the forms of

the kind are not determinate realizations of the generic features but features lsquoadded-

onrsquo to the generic features133

Aristote nrsquoaccepterait pas cette laquo image raquo tout simplement parce que selon lui la nature ne

srsquoarticule pas de cette maniegravere Drsquoougrave vient en fait la raison de lrsquoinsistance drsquoAristote sur la

division par les diffeacuterenciations continues et progressives sur un axe de division la derniegravere

diffeacuterence impliquent toutes celles qui preacutecegravedent et crsquoest elle qui est deacutecisive (αὕτη γὰρ μόνη

κυρία PA I 2 642b9) Les eacutetapes de diffeacuterenciation qui preacutecegravedent la derniegravere diffeacuterence ne

sont pas des stratifications existantes de la nature elles ne sont que des eacutetapes analytiques

requises par la meacutethode de la division134 Crsquoest pourquoi la derniegravere diffeacuterence rend superflues

(περίεργα b8) toutes celles qui la preacutecegravedent Si on reprend lrsquoexemple du laquo pourvu de pieds raquo

ce trait nrsquoexiste pas dans la nature indeacutependamment de ses eidecirc mais ses eidecirc ne se forment

pas non plus par le chevauchement reacuteel des differentiae de laquo pourvu de pieds raquo qui se

succegravedent sur la ligne de division si crsquoeacutetait le cas les diffeacuterences serait aussi nombreuses que

les branches de la ligne de la division cela poserait exactement le mecircme problegraveme que

rencontre le dichotomiste agrave cause de sa division accidentelle135 seulement ici ce problegraveme

prend une forme encore plus fantasmagorique puisque si toutes les coupures de la ligne de la

division existaient reacuteellement dans la nature une inflation incroyable dans le nombre actuel

des espegraveces des animaux (portant les mecircmes differentiae plusieurs fois et en mecircme temps sur

eux-mecircmes) serait ineacutevitable Bref selon Aristote laquo pourvu de pieds raquo nrsquoexiste dans la nature

que jusqursquoagrave ce qursquoil soit deacutetermineacute comme laquo deux pieds raquo ou comme une autre forme drsquoecirctre

pourvu de pieds et laquo agrave deux pieds raquo ne srsquoobtient pas par lrsquoajout du laquo agrave deux pieds raquo au

laquo pourvu de pieds raquo Il en va de mecircme entre laquo agrave deux pieds raquo et laquo agrave pieds fendus raquo parce que

laquo le genre nrsquoexiste absolument pas en dehors des formes comme espegraveces du genre raquo (Met Z

12 1038a6)

133 J G Lennox laquo Kinds Forms of Kinds and the More and the Less raquo loc cit p 169 134 Balme (1987 p 73) 135 Met Z 12 1038a16 sq laquo [Dans une division] on cherche toujours agrave continuer ainsi jusqursquoaux termes sans

diffeacuterence Il y aura alors autant de formes de pied que de diffeacuterences et les animaux pourvus de pieds seront

eacutegaux en nombre aux diffeacuterences [hellip] Si on divise au contraire par coiumlncidence par exemple si on divisait

pourvu de pieds en blanc drsquoun cocircteacute noir de lrsquoautre les diffeacuterences seraient aussi nombreuses que les coupures raquo

161

Il en va de mecircme pour la comparaison des espegraveces selon le plus ou le moins comme

lrsquoaile nrsquoexiste dans la nature qursquoen tant que lrsquoaile drsquooiseau ou en tant que lrsquoaile drsquoinsecte

lrsquoaile drsquooiseau nrsquoexiste que dans des deacuteterminations speacutecifiques de sa largeur ou de ses

plumes Il en ressort que les comparaisons entre diffeacuterentes formes de lrsquoaile ne srsquoopegraverent pas agrave

un niveau suppleacutementaire qui srsquoobtiendraient par lrsquoajout des laquo plus-values raquo qui nrsquoexistent pas

drsquoores et deacutejagrave dans les ailes que lrsquoon compare et en tant qursquoelles se trouvent dans la nature Je

pense que lrsquoinexactitude de cette notion de laquo plus value raquo agrave laquelle Labarriegravere et Kullmann

recourent pour rendre compte du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme est

maintenant suffisamment claire si lrsquohomme est plus politique il lrsquoest drsquoores et deacutejagrave dans son

eacutetat naturel crsquoest-agrave-dire il lrsquoest suite aux diffeacuterenciations speacutecifiques des traits qui le rendent

animal politique tout court et qursquoil partage en commun avec les autres animaux politiques par

nature

Il me semble que Kullmann et Labrriegravere recourent agrave une ideacutee de laquo plus-value raquo pour

surmonter deux difficulteacutes que lrsquoon rencontre quand on cherche agrave voir comment pourrait

fonctionner la comparaison de plus et de moins pour la differentia laquo politikon raquo

Drsquoabord il nrsquoest pas facile de srsquoimaginer comment les diffeacuterenciations possibles de

lrsquoun des traits constitutifs du groupe animal politique pourraient produire une diffeacuterence de

degreacute Disons que les traits qui constituent le groupe laquo animal politique raquo et qui deacuteploient une

gamme de diffeacuterenciations sont la possession drsquoune œuvre une et commune la division du

travail le partage drsquoun lieu commun le deacutesir de vivre en ensemble et la preacutesence drsquoun reacutegime

de vie commune (certains avec un chef drsquoautres anarchiques) Il nrsquoest pas facile de voir

comment lrsquoexemplification par un animal de lrsquoun de ces traits agrave un plus haut degreacute pourrait

le rendre plus politique Pour prendre un exemple le fait qursquoun animal ait plus de plumes sur

ses ailes ne le rend pas plus oiseau que les autres ni son aile plus laquo aile raquo ni plus laquo aile

drsquooiseau raquo ni lrsquoanimal lui-mecircme un animal plus aileacute qursquoun autre On compare les differentiae

des animaux en fonction de leur largeur de leur longueur ou de leur nombre etc Mais dans le

cas des animaux politiques crsquoest la classe mecircme de ces animaux dont on essaie de trouver le

plus haut degreacute Au fond la question est quel devrait ecirctre ce eu eacutegard agrave quoi on compare les

caractegraveres politiques des animaux Car on a besoin drsquoun troisiegraveme terme en fonction duquel

seront compareacutees leurs politiciteacutes Ma reacuteponse agrave cette premiegravere difficulteacute est la suivante Ce

problegraveme peut trouver une solution si on visualise la division agrave un niveau supeacuterieur en effet

on compare certains animaux greacutegaires en fonction de leur politiciteacute crsquoest leur politiciteacute que

lrsquoon compare et crsquoest elle qui constitue notre troisiegraveme terme Rappelons qursquoen Pol I 2

162

1253a8 lorsqursquoAristote compare lrsquoabeille avec lrsquohomme il en parle comme un animal

greacutegaire

Drsquoougrave la seconde difficulteacute on compare les animaux en fonction des modifications de

leur pathemata Il nrsquoest pas facile de srsquoimaginer comment un mode de vie pourrait se

diffeacuterencier selon le plus ou le moins sur un tel modegravele qui deacutepend des traits perceptibles Il

semble plus commode de recourir aux capaciteacutes psychologiques pour expliquer les

diffeacuterences de degreacute entre les politiciteacutes des animaux Mais cette approche nous pose des

problegravemes concernant la diairesis aristoteacutelicienne136

X Lrsquoergon de lrsquoanimal politique

Il srsquoagit maintenant drsquoexaminer le deuxiegraveme argument de Labarriegravere Cet argument ne

vise pas tant agrave parvenir agrave une entente du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme qursquoagrave

comprendre lrsquoinfeacuterioriteacute de la politiciteacute des autres animaux Or cette tacircche ne peut se remplir

qursquoen partant de lrsquohumain crsquoest eacutevident

Labarriegravere cherche un sens non-meacutetaphorique drsquoecirctre politique pour les animaux Selon

les approches concurrentes deacutejagrave eacutetudieacutees qui nrsquoacceptent qursquoun sens meacutetaphorique agrave la

politiciteacute des animaux comme la qualiteacute politique ne se deacutefinit proprement que relativement agrave

la polis et comme lrsquohumain est le seul animal qui possegravede la polis les autres animaux dits

laquo politika raquo ne sauraient lrsquoecirctre que dans un sens meacutetaphorique Il ne srsquoagirait donc que drsquoun

transfert de ce nom (laquo animal politique raquo) aux animaux qui ne possegravedent pas de polis Mulgan

et Bodeuumls expliquaient ainsi lrsquousage de ce terme pour les autres animaux dans lrsquoHA et dans la

comparaison que le Stagirite fait dans les Politiques I 2 Labarriegravere afin de reacuteveacuteler un sens

non-meacutetaphorique de lrsquoattribution de ce caractegravere aux autres animaux entreprend drsquoeacutetablir un

sens non-meacutetaphorique de la communauteacute politique pour ces autres animaux si on peut

parvenir agrave trouver chez Aristote un sens litteacuteral de la communauteacute politique pour les autres

animaux cela permet de cerner un sens litteacuteral de leur ecirctre politique Dans ce cas la

diffeacuterence de degreacute entre leur caractegravere politique et celui de lrsquohomme deacutecoule de la diffeacuterence

entre ces deux sens deacutesormais litteacuteraux drsquoecirctre politique

136 Je discute ma solution pour cette difficulteacute dans le dernier chapitre de ce travail Selon ma solution lrsquohomme

est plus politique que les autres animaux parce qursquoil est laquo un animal politique agrave multiple communauteacutes raquo

Jrsquoexplique donc le degreacute supeacuterieur de sa politiciteacute en termes quantitatifs

163

Agrave cette fin au lieu de se servir des traiteacutes biologiques et de leur logique de

comparaison selon le plus ou le moins Labarriegravere fonde son argument sur le Protreacuteptique Le

fragment principal qursquoil utilise pour ses analyses est le suivant137

En effet au sujet des choses pour lesquelles il nrsquoy a qursquoun seul nom (logos) nous ne

disons (legomen) pas laquo plus raquo (mallon) seulement drsquoapregraves la supeacuterioriteacute (kathrsquo

huperochecircn) mais aussi drsquoapregraves lrsquoanteacuterioriteacute et la posteacuterioriteacute (kata to proteron einai

to drsquo husteron) ainsi nous disons (phamen) que la santeacute est un bien (agathon) plus que

(mallon) les choses saines et qursquoune chose choisie par nature pour elle-mecircme est

ltplus un biengt que ce qui la produit cependant nous voyons (horomen) que le nom lt

lsquobienrsquogt est attribueacute aux deux mais pas au sens strict car ltnous parlonsgt de bien au

sujet des choses utiles et de lrsquoexcellence Il faut donc dire (phateon) que lrsquohomme

eacuteveilleacute vit plus que (mallon) lrsquohomme endormi et celui dont lrsquoacircme est en acte ltplus

quegt celui qui ne fait que la posseacuteder car crsquoest agrave cause du premier que nous disons

(phamen) que le second vit parce que le second peut subir ou produire agrave la maniegravere du

premier (B 82-83)138

Selon ce fragment si lrsquohomme eacuteveilleacute vit plus que lrsquohomme dormant ce nrsquoest pas

parce qursquoil existe entre les deux une diffeacuterence de nature au niveau biologique La diffeacuterence

ici est entre le sens plus propre et le sens moins propre de laquo vivre raquo humainement lrsquohomme

eacuteveilleacute son acircme (ou son humaniteacute) eacutetant en acte reacutealise le vivre humain dans un sens plus

strict et plus propre par rapport agrave lrsquohomme dormant et lrsquolaquo humaniteacute raquo de ce dernier ne se

deacutefinit qursquoagrave la mesure du premier lrsquohomme eacuteveilleacute tient une anteacuterioriteacute deacutefinitionnelle par

rapport agrave lrsquohomme dormant Cette perspective paraicirct applicable aux animaux politiques aussi

parce qursquoil srsquoagit des choses pour lesquelles il nrsquoy a qursquoun seul nom Comme la diffeacuterence de

plus et de moins entre lrsquohomme eacuteveilleacute et lrsquohomme dormant nrsquoest pas eacutenonceacutee dans un sens

meacutetaphorique si on parvient agrave montrer un rapport analogue entre lrsquohomme-animal-politique

et les autres animaux politiques on trouvera selon Labarriegravere un sens non-meacutetaphorique

drsquoecirctre politique pour les autres animaux

Plutocirct que drsquoen appeler agrave la distinction entre un sens litteacuteral et meacutetaphorique ne

pourrions-nous plutocirct comprendre que crsquoest au sens souverain propre ou strict que

lrsquohomme est un animal politique car crsquoest lui qui exerce au mieux cette capaciteacute

tandis que les autres animaux politiques ne seraient dit tels que parce que par

137 Les autres fragments qursquoil consulte sont Duumlring B 78 B 80 B 81 84 B 87 B 91 138 La traduction de Labarriegravere Langage vie politique op cit p 113

164

reacutefeacuterence agrave lrsquohomme ils sont aussi capables drsquoexercer certaines de ces capaciteacutes

Ainsi de mecircme que lrsquohomme eacuteveilleacute est plus vivant que lrsquohomme endormi de mecircme

lrsquohomme serait un animal politique plus que les autres animaux politiques (et a fortiori

greacutegaires) car il exerce plus correctement cette qualiteacute crsquoest-agrave-dire plus bellement et

plus exactement Nous devrions donc pouvoir dire que lrsquohomme est lsquodavantagersquo

(malista) un animal politique qursquoil lrsquoest lsquoplus (intenseacutement)rsquo (mallon)139

Dans quel sens selon Labarriegravere lrsquohomme exerce la capaciteacute politique laquo plus bellement et plus

exactement raquo Le sens que Labarriegravere donne agrave cette faccedilon humaine drsquoexercer la capaciteacute

politique nous montrera que recourir au Protreacuteptique pour reacuteveacuteler un sens non-meacutetaphorique

de la diffeacuterence entre la politiciteacute humaine et celle des autres animaux ne peut convenir

En effet dans ce second fil drsquoargument Labarriegravere continue ses analyses en mettant

lrsquoaccent sur cette faccedilon laquo plus belle et plus exacte raquo dont lrsquohomme exerce sa capaciteacute

politique Si lrsquohomme est un animal politique agrave un plus haut degreacute que les autres animaux

politiques ce serait toujours en fonction de sa capaciteacute de langage tout simplement parce que

la possession de cette derniegravere de par son objet (crsquoest-agrave-dire la perception de lrsquoutile et du

nuisible et donc du juste et de lrsquoinjuste) prouve lrsquoexistence pour lrsquohomme drsquoun domaine

ethico-rheacutetorico-politique dont les autres animaux politiques sont deacutepourvus Puisque la vie

collective de lrsquohomme serait marqueacutee deacutejagrave agrave son niveau familial par la preacutesence drsquoun

laquo espace moral raquo constitueacute par le partage des sentiments moraux cet aspect moral qui

explique la diffeacuterence de la famille humaine de celle des autres animaux nous montrerait

eacutegalement que lrsquohomme est plus politique que ces derniers deacutejagrave au niveau familial Crsquoest agrave

partir de cette perspective de diffeacuterence politique que Labarriegravere entreprend de deacuteceler un sens

non-meacutetaphorique de la qualiteacute laquo politique raquo pour les communauteacutes des autres animaux

Agrave cette fin Labarriegravere convoque Politiques III 6 et 9 Dans ces chapitres du troisiegraveme

livre ougrave il distingue les conditions neacutecessaires pour lrsquoexistence drsquoune citeacute des parties propres

et constitutives drsquoune citeacute humaine digne de ce nom Aristote affirme qursquoil ne faut pas

confondre une simple communauteacute de vivre-ensemble avec la citeacute en tant que communauteacute de

bien-vivre Parmi les conditions neacutecessaires et minimales pour qursquoil y ait une citeacute Aristote

cite la communauteacute de lieu les mariages entre les membres de la communauteacute lrsquoexistence

des sacrifices publics et la garantie des eacutechanges et de la justice dans les rapports mutuels Si

la fin de la vie politique humaine nrsquoeacutetait qursquoun vivre-ensemble la satisfaction de ces

conditions suffirait pour accorder le nom de laquo polis raquo agrave la communauteacute qursquoelles rendent

139 Ibid p 114 Je souligne

165

possible Or comme la veacuteritable fin de la citeacute selon Aristote est la vie heureuse la seule

satisfaction des conditions neacutecessaires pour une telle vie ne suffit pas pour lrsquoeacutetablissement

drsquoune communauteacute politique humaine digne de ce nom Pour que la vraie fin de la citeacute puisse

ecirctre atteinte il faut des lois destineacutees agrave creacuteer des citoyens bons et justes en rendant leur ethos

vertueux Crsquoest cette derniegravere condition qui souligne Labarriegravere est indispensable pour

lrsquoexercice laquo correct raquo crsquoest-agrave-dire laquo beau et exact raquo de la capaciteacute politique par lrsquohomme

(2004 pp 125-126) Labarriegravere pense que crsquoest cette distinction entre deux notions de la polis

qui nous permet drsquoentrevoir la diffeacuterence de degreacute entre lrsquohomme et les autres animaux

politiques selon Labarriegravere lorsqursquoil critique les approches qui reacuteduisent la polis aux

conditions neacutecessaires de vivre-ensemble (comme la premiegravere citeacute de Platon et Lycophron)

Aristote citerait et critiquerait en fait une conception de la polis apparemment courante agrave son

eacutepoque laquo laquelle renvoie bien plus au vivre-ensemble qursquoau bien-vivre raquo (p 126) Labarriegravere

fait lrsquohypothegravese que crsquoest parce que les autres animaux savent satisfaire une partie des

conditions mateacuterielles de la polis au sens de vivre-ensemble qursquoAristote aurait pu leur

attribuer un sens non-meacutetaphorique drsquoecirctre politique Leur communauteacute politique

correspondrait agrave une certaine notion populaire de la polis de lrsquoeacutepoque Pour le dire agrave rebours

crsquoest parce que ces animaux savent remplir certaines conditions neacutecessaires et minimales pour

lrsquoexistence drsquoune polis au sens propre qursquoils meacuteritent drsquoecirctre qualifieacutes de politikon dans un sens

litteacuteral ils vivent dans une communauteacute de lieu autour drsquoune œuvre commune et il y a une

division de travail entre eux Donc puisque la capaciteacute politique de ces animaux ne leur

permet drsquoaccomplir qursquoune petite partie des conditions neacutecessaires drsquoune communauteacute

politique au sens propre ils sont moins politiques alors que lrsquohomme parce qursquoil peut

actualiser cette capaciteacute laquo bellement et exactement raquo et laquo plus correctement raquo gracircce agrave lrsquoespace

moral qui lui est propre est encore beaucoup plus (malista selon Labarriegravere) politique

qursquoeux

Or du moment qursquoon ne prend pas en consideacuteration la vraie fin de la citeacute et la vraie

deacutefinition de la citeacute chez Aristote il nrsquoy a bien qursquoune diffeacuterence de degreacute entre

lrsquohomme et les autres animaux En forccedilant un peu les choses il ne serait drsquoailleurs pas

tout-agrave-fait faux de dire que [] pour Aristote les autres animaux restent moins

politiques que les humains car ils ne satisfont pas toutes les conditions neacutecessaires agrave la

vie mateacuterielle drsquoune citeacute pour ne mecircme pas parler de celles qui font drsquoune citeacute une citeacute

digne de ce nom [hellip] Lrsquohomme est un animal politique plus que tout autre animal

166

politique car il lrsquoest davantage du fait qursquoil fait (ou peut faire) correctement passer agrave

lrsquoacte cette puissance140

Crsquoest cette derniegravere phrase qui eacutetablit le lien avec le Protreacuteptique tout comme lrsquohomme

eacuteveilleacute qui est plus vivant que lrsquohomme dormant parce qursquoil reacutealise lrsquoergon de lrsquoacircme (vivre)

plus proprement que ce dernier ou tout comme le savant exerccedilant actuellement sa science

sera plus savant qursquoun autre srsquooccupant drsquoune autre chose que la science141 lrsquohomme serait

plus politique que les autres animaux politiques parce que gracircce agrave sa capaciteacute morale il

reacutealiserait lrsquoergon de la capaciteacute politique (crsquoest-agrave-dire la polis) plus complegravetement crsquoest-agrave-

dire laquo plus bellement et plus exactement raquo qursquoeux

Les analyses de Labarriegravere peuvent ecirctre donc reacutesumeacutees en deux temps

a) la capaciteacute politique trouve sa pleine et sa propre actualisation chez lrsquohumain Crsquoest

pourquoi lrsquoanimal qui est proprement et malista politique crsquoest lrsquohomme et seulement

lui Consideacutereacutes relativement agrave ce dernier les autres animaux politiques ne le sont que

dans un sens laquo deacutefectueux raquo parce qursquoils ne peuvent pas atteindre agrave la reacutealisation

pleine de cette puissance Drsquoougrave il ressort que

b) leurs communauteacutes ne sont politiques que dans un sens laquo deacutefectueux raquo parce que

lrsquoachegravevement drsquoune communauteacute politique au sens propre nrsquoest possible que pour un

animal capable drsquoexercer laquo correctement crsquoest-agrave-dire bellement et exactement raquo la

capaciteacute requise pour lrsquoexistence drsquoune telle communauteacute Crsquoest drsquoailleurs pourquoi

Labarriegravere laisse entendre que les hommes qui se contenteraient de satisfaire les

conditions neacutecessaires de vivre-ensemble sans cibler la communauteacute de bien-vivre

sans donc honorer laquo correctement raquo leur puissance politique seraient des animaux

moins politiques mecircme srsquoils ne cessent pas drsquoecirctre animal politique (2004 p 124)

Apregraves cet exposeacute des analyses de Labarriegravere si on revient au modegravele de la comparaison qursquoil

emprunte au Protreacuteptique on voit que dans le fragment B82 Aristote distingue deux types de

comparaison selon le plus et le moins selon lrsquoexcegraves (kathrsquo huperochecircn) et selon la prioriteacute

logique ou pour mieux dire selon la prioriteacute deacutefinitionnelle Dans la Meacutetaphysique H 2 et

dans certains passages de lrsquoHistoire des animaux et des Parties des Animaux Aristote

emploie lrsquoexpression laquo kathrsquo huperochecircn raquo comme un nom geacuteneacuterique pour diffeacuterentes

modaliteacutes de comparaison selon le plus ou le moins que lrsquoon peut faire entre des aspects

140 Ibid p 124-6 Je souligne 141 Labarriegravere prend cet exemple pour son argument (ibid p 113) et il srsquoagit du fragment B81

167

quantitatifs des choses sensibles142 Mais comme on verra dans un instant Aristote lrsquoutilise

pour designer la supeacuterioriteacute drsquoun individu selon la vertu aussi Le point commun entre ces

usages diffeacuterents semble ecirctre de comparer les contraires qui acceptent un intermeacutediaire entre

eux143 Labarriegravere ne prend pas ce sens du laquo mallon raquo mais il choisit lrsquoautre et il preacutefegravere

accorder une prioriteacute deacutefinitionnelle agrave la politiciteacute humaine par rapport aux autres animaux

Pour voir comment cette prioriteacute deacutefinitionnelle deacuterive de lrsquoexercice laquo correct raquo de la capaciteacute

politique par lrsquohomme il faut lire encore un autre fragment du Protreacuteptique auquel Labarriegravere

fait reacutefeacuterence exactement pour le mecircme but144 Il srsquoagit du fragment B84

Voici alors ce que lrsquoon entend en chaque cas par lsquofaire usagersquo si la capaciteacute ne

concerne qursquoune seule chose faire usage consiste agrave accomplir preacuteciseacutement celle-ci

mais si la capaciteacute concerne une multipliciteacute de choses alors crsquoest accomplir la

meilleure de celles-ci Par exemple pour la flucircte on lrsquoutilise seulement ou surtout

quand on en joue Car crsquoest probablement sur ce modegravele que doivent aussi ecirctre

envisageacutes les autres cas Il faut donc dire aussi qursquoon utilise davantage quelque chose

142 PA I 4 644b7-9 laquo Crsquoest agrave peu pregraves uniquement par la configuration des parties et du corps tout entier en

tant qursquoelle comporte des ressemblances qursquoon deacutetermine les genres [Σχεδὸν δὲ τοῖς σχήμασι τῶν μορίων καὶ

τοῦ σώματος ὅλου ἐὰν ὁμοιότητα ἔχωσιν ὥρισται τὰ γένη] [hellip] Les parties diffegraverent alors non suivants un

rapport drsquoanalogies (ainsi dans lrsquohomme et le poisson le rapport de lrsquoos agrave lrsquoarecircte) mais plutocirct par des simples

caracteacuteristiques corporelles [ἀλλὰ μᾶλλον τοῖς σωματικοῖς πάθεσιν] ndash grandeur petitesse mollesse dureteacute

surface lisse ou rugueuse ou une autre proprieacuteteacute de ce genre ndash en geacuteneacuteral suivant le pus ou le moins raquo Un

passage parallegravele de Met H 2 se lit laquo Drsquoautres [choses] diffegraverent par les affections sensibles [τοῖς τῶν

αἰσθητῶν πάθεσιν] comme dureteacute et mollesse compaciteacute et leacutegegravereteacute seacutecheresse et humiditeacute et certaines

diffegraverent par certaines de ces affections drsquoautres par toutes et en un mot les unes par excegraves les autres par

deacutefaut raquo (1042b21-25) Quelques lignes plus loin la mecircme ideacutee est reprise laquo Il faut donc saisir les genres des

diffeacuterences (car ils seront les principes de lrsquoecirctre) par exemple ceux ltdeacutefinisgt par le plus et le moins le compact

et le leacuteger et les autres choses telles car tout cela est excegraves ou deacutefaut raquo (1042b31-35) Ces deux passages de la

Meacutetaphysique H 2 montrent une affiniteacute manifeste outre le passage du PA avec le passage principal de lrsquoHA I

(486b5-16 ndash citeacute en haut) ougrave Aristote explique ce qursquoil entend de la diffeacuterence par le plus et le moins Il

commence par preacuteciser qursquoil srsquoagit bien des pathecircmata (b5) et eacutenumegravere ensuite une seacuterie des formes diffeacuterentes

que peut prendre ce genre de diffeacuterenciation chez les animaux enfin il finit comme il fait ici dans H 2 par

lsquoreacuteduirersquo la diffeacuterence selon le plus et le moins agrave la diffeacuterence par excegraves et deacutefaut laquo on peut consideacuterer dit-il le

plus et le moins comme une sorte drsquoexcegraves et de deacutefaut raquo (b16) 143 Cf Cat 8 10b26 sq Cependant tous les contraires nrsquoacceptent pas drsquointermeacutediaire comme la vertu et le

vice Pour lrsquoenjeu de ce dernier point dans les contextes biologiques voir Pellegrin laquo Logical diffeacuterence and

biological difference raquo loc cit p 332-3 144 Labarriegravere Langage vie politique op cit p 114

168

quand on lrsquoutilise correctement car la finaliteacute et le mode naturels drsquoune chose

appartiennent agrave celui qui en fait usage de faccedilon belle et exacte145

Ce fragment sert drsquointroduction au fragment suivant (B85) qui commence par la phrase

laquo Maintenant la tacircche unique ou principale de lrsquoacircme est de penser et de reacutefleacutechir [Ἔστι δὴ καὶ

ψυχῆς ἤτοι μόνον ἢ μάλιστα πάντων ἔργον τὸ διανοεῖσθαί τε καὶ λογίζεσθαι] raquo Lrsquoenjeu de

ce dernier fragment est de deacutemontrer que lrsquohomme qui reacutefleacutechit correctement vit laquo plus raquo

parce que crsquoest lui qui accomplit effectivement bellement et exactement lrsquoergon de lrsquoacircme il

en fait un bon usage Ceci dit si le degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme srsquoexplique

par le fait drsquoactualiser correctement la capaciteacute politique cette excellence srsquoexplique agrave son

tour par le rapport entre la qualiteacute de lrsquoexercice de la capaciteacute politique et la polis lrsquoœuvre et

la finaliteacute de cette capaciteacute si crsquoest lrsquohomme qui exerce cette capaciteacute plus correctement

crsquoest que lui seul est capable drsquoaccomplir correctement son œuvre qursquoest la polis Tandis que

les autres animaux politiques ne sauraient atteindre lrsquoaccomplissement correct de cette œuvre

parce qursquoils laquo ne satisfont pas toutes les conditions neacutecessaire agrave la vie mateacuterielle drsquoune citeacute

pour ne mecircme pas parler de celles qui font drsquoune citeacute une citeacute digne de ce nom raquo Donc ils

sont moins politiques parce que la maniegravere dont ils actualisent leurs capaciteacutes politiques ne

reacutepond pas agrave lrsquousage correct de cette capaciteacute lequel est requis pour lrsquoaccomplissement de

lrsquoœuvre drsquoeacutetablir une communauteacute politique au sens propre par rapport agrave lrsquohumain ils

laquo utilisent raquo moins la capaciteacute politique et donc laquo politikon raquo se dit moins proprement pour

eux

Mais une question se pose dans le fragment B84 lrsquoadverbe laquo mallon raquo a-t-il le mecircme

sens que dans le fragment B83 Il me semble que dans le premier cet adverbe a plutocirct le sens

que Labarriegravere exclut de son analyse ici il srsquoagit du sens kathrsquo huperochecircn et il ne srsquoagit

plus de la prioriteacute de lrsquoactiviteacute sur la potentialiteacute Le laquo mallon raquo du fragment B84 nrsquoexprime

plus la diffeacuterence de lrsquohomme eacuteveilleacute par rapport agrave lrsquohomme dormant Dans le fragment B83

il srsquoagit exclusivement de la prioriteacute deacutefinitionnelle de lrsquoactiviteacute sur la potentialiteacute alors que

dans le fragment B84 la supeacuterioriteacute deacutecrite suppose au moins deux usages (to chrecircsthai)

compareacutes et il ne srsquoagit plus drsquoune comparaison entre une activiteacute et une potentialiteacute mais on

145 Traduction de Sophie Van der Meeren Exhortation agrave la philosophie Le dossier grec Aristote Introduction

traduction et commentaire Paris Les Belles Lettres 2011 En grec Οὐκοῦν τό γε χρῆσθαι παντὶ τοῦτ ἐστίν

ὅταν εἰ μὲν ἑνὸς ἡ δύναμίς ἐστιν τοῦτ αὐτὸ πράττῃ τις εἰ δὲ πλειόνων τὸν ἀριθμόν ὃ ἂν τούτων τὸ βέλτιστον

οἷον αὐλοῖς ἤτοι μόνον ὅταν αὐλῇ χρῆταί τις ἢ μάλιστα ἴσως γὰρ ἐπὶ τούτῳ καὶ τὰ τῶν ἄλλων οὐκοῦν καὶ

μᾶλλον χρῆσθαι τὸν ὀρθῶς χρώμενον φατέον τὸ γὰρ ἐφ ὃ καὶ ὡς πέφυκεν ὑπάρχειν τῷ χρωμένῳ καλῶς καὶ

ἀκριβῶς

169

compare au moins deux activiteacutes Les ambiguiumlteacutes du texte en teacutemoignent si on prend le

groupe adverbial ἤτοι μόνονhellipἢ μάλιστα comme portant non pas sur lrsquousage (χρῆταί) mais

sur la flucircte (αὐλῇ)146 on obtient le sens que Duumlring en donne

The exercising of anything then is this if something can be done only in one way ltit

is exercisedgt when one does just that thing if it can be done in more than one way ltit

is exercisedgt when one does it in the best possible way as for instance when

somebody uses a double pipe he either just plays when he uses it or plays

excellently147

Que lrsquoon accepte ou non la traduction de Duumlring il nrsquoen reste pas moins que ce fragment

suppose une comparaison entre diffeacuterentes actualisations drsquoune mecircme potentialiteacute et qursquoil ne

srsquoagit plus de comparer laquo celui qui se contente de posseacuteder une acircme et celui qui met en œuvre

son acircme raquo (B83) Avec ce changement drsquoaccent le laquo domaine raquo de la prioriteacute deacutefinitionnelle

se deacuteplace aussi il srsquoagit deacutesormais de la prioriteacute que deacutetient celui qui accomplit un ergon

selon lrsquoexcellence requise par cet ergon Lrsquousage propre drsquoune flucircte ne se deacutefinit pas selon

nrsquoimporte quel usage que lrsquoon peut en faire mais bien selon son usage excellent Or ce

niveau ougrave lrsquousage vertueux tient la prioriteacute logique dans la deacutefinition de lrsquousage propre drsquoune

chose est eacutegalement le niveau ougrave sont compareacutes diffeacuterents usages en fonction de leurs vertus

Lrsquoenjeu ici est plutocirct la supeacuterioriteacute selon la vertu laquo celui qui produit bien neacutecessairement

aussi produit alors que celui qui produit seulement ne produit pas aussi neacutecessairement bien raquo

(Met Θ 1046b26-28) Crsquoest-agrave-dire que crsquoest parce qursquoil y a cette diffeacuterence drsquoexcellence

entre deux usages que lrsquoon peut accorder une prioriteacute logique agrave celui qui laquo produit bien raquo et

qui deacutepasse selon la vertu tous les autres preacutetendants au mecircme ergon Les usages de ces

derniers se deacutefinissent par reacutefeacuterence agrave lrsquousage vertueux Agrave ce niveau de comparaison donc la

supeacuterioriteacute selon lrsquoexcellence preacutecegravede la prioriteacute deacutefinitionnelle et il en ressort qursquoagrave ce niveau

la comparaison selon la supeacuterioriteacute (kathrsquo huperochecircn) entre en jeu Or crsquoeacutetait le sens que

Labarriegravere cherchait agrave mettre de cocircteacute il ressort maintenant que le privilegravege qursquoil cherche agrave

donner agrave la prioriteacute deacutefinitionnelle preacutesuppose en effet le sens qursquoil cherche agrave eacutecarter

Le problegraveme que posera ce retour de la comparaison kathrsquo huperochecircn dans les

analyses de Labarriegravere est qursquoune telle comparaison entre deux maniegraveres drsquoactualiser une

mecircme puissance ne peut se faire que si lrsquoœuvre relativement agrave laquelle la comparaison sera

effectueacutee est geacuteneacuteriquement identique pour les possesseurs de la puissance en question En ce

146 Voir la note de Van der Meeren Exhortation agrave la philosophie Le dossier grec Aristote op cit p 191 n21 147 I Duumlring Aristotlersquos Protrepticus An Attempt at Reconstruction Goumlteborg 1961

170

qui concerne les animaux politiques si on ne suppose pas une identiteacute geacuteneacuterique entre

lrsquoœuvre politique de lrsquohomme et celle des autres animaux on se demanderait laquo De toute

faccedilon comment et drsquoougrave exactement sait-on que lrsquohomme accomplit la capaciteacute politique plus

bellement et plus correctement que lrsquoabeille raquo Pour rendre compte de ce point il suffit en

effet de rappeler que lrsquoideacutee principale des fragments B83 et B84 du Protreacuteptique trouve son

pendant direct dans lrsquoune des preacutemisses de ce que lrsquoon appelle laquo lrsquoargument sur lrsquoergon de

lrsquohomme raquo lequel se trouve dans lrsquoEN I 7

Nous soutenons que lrsquoergon drsquoun tel individu et de son homologue vertueux est

identique selon le genre [τὸ δ αὐτό φαμεν ἔργον εἶναι τῷ γένει τοῦδε καὶ τοῦδε

σπουδαίου] par exemple au cithariste et au bon cithariste (1098a8-10)

La suite de cette phrase montre que dire que lrsquohomme est plus politique de par lrsquoexercice

correct de la capaciteacute politique nous conduit agrave instaurer un rapport de supeacuterioriteacute entre

lrsquohomme et les autres animaux en fonction de leurs vertus politiques

[hellip] et il en va donc ainsi absolument dans tous les cas la supeacuterioriteacute confeacutereacutee par la

vertu srsquoajoutant agrave lrsquoergon148 car celui du cithariste est de jouer de son instrument

mais srsquoil est bon crsquoest drsquoen bien jouer (a10-12)

Lrsquoideacutee selon laquelle lrsquoexercice beau et exact de la capaciteacute politique rend lrsquohomme plus

politique que les autres animaux sous-entend de poser une œuvre geacuteneacuteriquement identique

pour tous les animaux politiques et ensuite de faire une comparaison entre ces animaux selon

un seul et mecircme critegravere de la vertu politique Lrsquohomme serait donc plus politique parce qursquoil

deacutepasserait les autres animaux selon la vertu politique Or dans ce cas il semble que lrsquoon

fait la comparaison plutocirct entre les animaux et le bon citoyen

La seule alternative agrave ces conclusions aberrantes nrsquoest pas plus reacuteconfortante pour la

position de Labarriegravere La polis digne de ce nom eacutetant lrsquoœuvre de lrsquousage propre de la

capaciteacute politique humaine il me semble qursquoagrave moins que lrsquoon ne dise que les capaciteacutes

politiques des autres animaux preacutetendent elles aussi agrave lrsquoaccomplissement de cette mecircme

148 Il semble qursquoil faut faire une distinction entre deux sens drsquoergon lsquofonctionrsquo et lsquoœuvre lsquo (ou lsquoproduitrsquo) Dans

le premier sens lrsquoergon deacutesignerait le telos que la nature ou lrsquoessence drsquoun individu lui pose Lrsquoergon dans ce

sens constituera la finaliteacute des actions ou des œuvres de lrsquoindividu parce qursquoil servira de critegravere pour la

conformiteacute entre les œuvres de lrsquoindividu (couper par exemple pour un couteau particulier) et sa nature

geacuteneacuterique Lrsquoindividu spoudaios sera donc celui qui produit ses œuvres deacutefinitoires (erga) conformeacutement agrave sa

nature Pour ces deux sens du mot laquo ergon raquo voir H H Joachim Aristotle The Nicomachean Ethics A

Commentary Oxford Clarendon Press 1951 p 48-51

171

œuvre le maximum que lrsquoon puisse faire en matiegravere de comparaison entre le caractegravere

politique de lrsquohomme et celui des autres animaux nrsquoest qursquoune comparaison par analogie ce

qursquoest lrsquoactiviteacute politique agrave lrsquohomme lrsquoactiviteacute zoologique communautaire des autres animaux

le serait agrave eux sans pourtant ecirctre une laquo vraie raquo politiciteacute parce que leur activiteacute nrsquoest pas

destineacutee par nature agrave accomplir cette œuvre politique au sens strict qursquoest la polis Et allant

toujours dans le mecircme sens on sera obligeacute de dire que leur communauteacute nrsquoest laquo politique raquo

que parce qursquoelle est un analogue de la polis humaine Or crsquoeacutetait la position de Mulgan Il

srsquoagit donc drsquoune impasse pour Labarriegravere puisque ou bien il faut dire que les autres animaux

politiques sont vraiment des laquo petits hommes politiques raquo incapables pourtant drsquoaccomplir

lrsquoœuvre de la polis bien que leur capaciteacute politique y preacutetende ou bien il faut retomber dans la

position de Mulgan Or il ne peut faire ni lrsquoun ni lrsquoautre Drsquoune part il ne peut pas accepter de

revenir en arriegravere vers Mulgan parce que son propre projet consiste agrave chercher une alternative

agrave la lecture de ce dernier Et drsquoautre part il ne peut pas dire que les animaux eux aussi sont

en effet (mecircme si potentiellement) destineacutes agrave vivre dans une citeacute Labarriegravere reconnaicirct en fait

que cette derniegravere ideacutee est insoutenable laquo il va donc de soi dit-il en concluant son

argument que qualifier certains animaux de politika ne signifie pas qursquoon ferait comme srsquoils

vivaient dans une polis raquo149 Or on voit maintenant que cela nrsquoest pas aussi clair qursquoil le

preacutetend Agrave moins que lrsquoon ne dise que les communauteacutes dont les autres animaux politiques

sont capables et qui ne satisfont que faiblement laquo les conditions neacutecessaire agrave la vie mateacuterielle

drsquoune citeacute raquo sont tout de mecircme elles-aussi des archai et des pegai de la polis humaine

(EE VII 10 1242b1) je ne vois pas comment lrsquoon pourrait se servir drsquoune perspective

emprunteacutee au Protreacuteptique pour eacutelucider un sens non-meacutetaphorique de la comparaison que le

Stagirite fait entre le caractegravere politique de lrsquohomme et celui des autres animaux En drsquoautres

termes sans supposer une œuvre geacuteneacuteriquement identique pour tous les animaux politiques il

semble que lrsquoon ne peut pas (ou ne doit pas) affirmer que lrsquohomme est mallon ou mecircme

malista politique gracircce agrave son exercice beau et exacte de la capaciteacute politique

XI Lrsquoeacuteternel retour de la meacutetaphore

Il me semble que malgreacute son intention contraire Labarriegravere risque de parler de la

politiciteacute animale en un sens meacutetaphorique On comprend bien ce que Labarriegravere veut dire

lorsqursquoil recourt aux laquo conditions neacutecessaires raquo de la polis humaine pour expliquer la politiciteacute

animale leurs communauteacutes ne satisfont pas les critegraveres pour ecirctre une polis et cela agrave aucun

149 Labarriegravere Langage vie politique op cit p 126

172

niveau Le problegraveme est qursquoon ne le comprend que si on accepte cette proposition laquo Or du

moment qursquoon ne prend pas en consideacuteration la vraie fin de la citeacute chez Aristote il nrsquoy a bien

qursquoune diffeacuterence de degreacute entre lrsquohomme et les autres animauxraquo150 laquo La vraie fin de la citeacute raquo

eacutetant le critegravere agrave satisfaire pour qursquoil y ait une polis digne de ce nom la tacircche dont lrsquohomme

seul est capable est eacutevidemment de bien-vivre

Il faut cependant souligner qursquoil y a une ambiguiumlteacute dans les analyses de Labarriegravere

drsquoune part on lrsquoa vu il soutient que lrsquohomme est plus politique gracircce agrave son exercice de la

capaciteacute politique plus bellement et plus exactement que les autres animaux mais drsquoautre

part comme on le voit maintenant dans la derniegravere phrase citeacutee il semble dire que mecircme si

on met du cocircteacute ses traits propres lrsquohomme est toujours plus politique et deacutejagrave au niveau de la

laquo vie mateacuterielle de la citeacuteraquo Agrave quel niveau lrsquoest-il alors Je le comprends comme suit il me

semble dire que si lrsquohomme est plus politique deacutejagrave au niveau de la vie mateacuterielle il lrsquoest

encore davantage (laquo malista raquo dit Labarriegravere) quant agrave sa vie politique propre crsquoest-agrave-dire

dans la polis en tant que communauteacute la plus convenable au bien-vivre Crsquoest-agrave-dire que

lrsquohomme est encore davantage politique quand il devient un bon citoyen de par son pouvoir

de reacutealiser bellement et exactement la capaciteacute politique et cela drsquoune maniegravere agrave preacutetendre agrave

eacutetablir une communauteacute de bien-vivre Il me semble qursquoil y a dans ce raisonnement une

logique de laquo meacutetaphore par analogie raquo

Aristote eacutelabore sa theacuteorie de meacutetaphore dans la Poeacutetique 21 1457a31-b33151 Selon

la Poeacutetique laquo meacutetaphore est le transport drsquoun mot qui deacutesigne autre chose [μεταφορὰ δέ ἐστιν

ὀνόματος ἀλλοτρίου ἐπιφορὰ] raquo (1457b7) Or lrsquoexemple qui convient le plus agrave notre

discussion preacutesente provient de la Rheacutetorique III 4 1406b29-32152 Crsquoest le passage dans

150 Ibid p 124 151 Le passage complet de la Poeacutetique sur la meacutetaphore selon analogie est en 21 1457b16-33 Lrsquoexemple

classique pour la meacutetaphore par analogie est la coupe est agrave Dionysos ce que le bouclier est agrave Ares Dans la

Poeacutetique la meacutetaphore par analogie est deacutefinie comme suit laquo Par lsquoanalogiersquo jrsquoentends tous les cas ougrave le second

terme est au premier ce que le quatriegraveme est au troisiegraveme on emploiera en effet le quatriegraveme au lieu du second

ou le second au lieu du quatriegraveme et parfois on ajoute aussi le terme qui se rapporte agrave celui qursquoon a remplaceacute

[τὸ δὲ ἀνάλογον λέγω ὅταν ὁμοίως ἔχῃ τὸ δεύτερον πρὸς τὸ πρῶτον καὶ τὸ τέταρτον πρὸς τὸ τρίτον ἐρεῖ γὰρ

ἀντὶ τοῦ δευτέρου τὸ τέταρτον ἢ ἀντὶ τοῦ τετάρτου τὸ δεύτερον καὶ ἐνίοτε προστιθέασιν ἀνθοὗ λέγει πρὸς ὅ

ἐστι] raquo (b16-20) Par la derniegravere phrase Aristote veut dire qursquooutre lrsquoeacutetablissement du rapport analogique entre

les termes si on appelle le bouclier laquo la coupe drsquoAregraves raquo on aussi appelle la coupe laquo le bouclier de Dionysos raquo

cf Rhet III 4 1407a14 sq 152 Aristote fait une longue eacutelaboration sur la meacutetaphore selon analogie en Rhet III 10 1411a1-b21

173

lequel le Stagirite explique dans quel sens lrsquoεἰκών serait une sorte de meacutetaphore (b20) Lrsquoun

des exemples qursquoAristote donne pour lrsquoεἰκών en tant que meacutetaphore est le suivant

Theacuteodamas a compareacute Archidamos lsquoagrave un Euxeacutenos qui ne saurait pas la geacuteometriersquo

Cela peut se faire aussi agrave partir de la proportion Euxeacutenos sera un Archidamos

geacuteomegravetre [καὶ ὡς Θεοδάμας εἴκαζεν Ἀρχίδαμον Εὐξένῳ γεωμετρεῖν οὐκ ἐπισταμένῳ

ἐν τῷ ἀνάλογόν ltἐστινgt ἔσται γὰρ καὶ ὁ Εὔξενος Ἀρχίδαμος γεωμετρικός]

Dans ce passage la logique de lrsquoanalogie constituant la meacutetaphore fonctionne comme suit153

Quand on dit agrave propos drsquoEuxegravenos qursquoil nrsquoest en effet qursquoun Archidamos geacuteomegravetre en

transfeacuterant le nom laquo Archidamos raquo agrave Euxegravenos on parle drsquoune maniegravere meacutetaphorique agrave son

sujet Il en va de mecircme pour lrsquoautre quand on dit que lrsquoArchidamos nrsquoest qursquoun Euxegravenos

ignorant de la geacuteomeacutetrie par le transfert du nom drsquoEuxegravenos agrave Archidamos on en parle drsquoune

maniegravere meacutetaphorique Or comme la proportion de connaissance geacuteomeacutetrique restera

identique et entre les personnes originales et entre leurs pendants meacutetaphoriques il srsquoagit ici

drsquoune meacutetaphore constitueacutee par analogie le type le plus reacuteputeacute des meacutetaphores (1411a1)

Voyons maintenant comment on est censeacute raisonner si on suit la proposition de

Labarriegravere qui consiste agrave suspendre laquo la vraie fin de la citeacute raquo (le critegravere drsquoapregraves lequel se dit

lrsquoexercice beau et exacte de la capaciteacute politique) quand on cherche agrave eacutelaborer la diffeacuterence

de degreacute entre la politiciteacute humaine et la politiciteacute des autres animaux

En suspendant ce qui rend lrsquohumain malista politique on lui soustrait en fait les

conditions qui nous permettent de le qualifier de laquo bon citoyen raquo Ce faisant on obtiendra

drsquoabord un homme qui serait moins politique que lui-mecircme Donc entre ce dernier et

lrsquohomme-bon-citoyen on eacutetablira un rapport semblable agrave celui entre le cithariste et le bon

cithariste La mecircme laquo abstraction raquo aura un effet sur les communauteacutes dont ces deux figures

politiques seront capables une fois qursquoon isole la preacutetention de la polis au bien-vivre au sens

propre on la laquo reacuteduit raquo au niveau de vivre-ensemble et crsquoest le niveau dans lequel la

diffeacuterence entre la politiciteacute humaine et celle des autre animaux ne se dirait plus malista mais

mallon Cette reacuteduction nous donnerait le cadre zoologique tout court dans lequel les animaux

concerneacutes (y compris lrsquohomme) pourraient ecirctre plus ou moins qualifieacutes de laquo politique raquo Crsquoest

en fait le niveau de lrsquoanimal politique tout court dans lequel lrsquohomme serait moins politique

153 Voir la note de E M Cope The Rhetoric of Aristotle with a Commentary Cambridge Cambridge Univesity

Press vol III 1877 p 49 voir aussi la note de J H Freese dans sa traduction pour lrsquoeacutedition Loeb Aristotle

The Art of Rhetoric Harvard University Press 2006 (1926 premiegravere publication) Je trouve lrsquointerpreacutetation de

Freese preacutefeacuterable

174

que lui-mecircme (parce qursquoil ne serait plus le bon citoyen de la citeacute digne de ce nom) mais plus

politique que les autres animaux politiques Si deacutejagrave agrave ce niveau les autres animaux sont

moins politiques que lrsquohomme crsquoest qursquoils ne seront capables de satisfaire que faiblement les

conditions neacutecessaires de vivre-ensemble au sens plein Seul lrsquohomme et sa citeacute (en tant que

communauteacute de vivre ensemble) en sont capables Mais en derniegravere analyse ils se

deacutefiniraient tous par reacutefeacuterence agrave un sens tout court ou non-qualifieacute de lrsquoanimal politique 154

par rapport au bon citoyen ils seront tous ce que le cithariste est par rapport au bon cithariste

Il srsquoensuit donc qursquoil y aurait drsquoune part un sens kyrios de lrsquoanimal politique que seul

lrsquohomme-bon-citoyen incarne au sein drsquoune polis digne de ce nom et drsquoautre part on aurait

lrsquoanimal politique tout court qursquoincarnent plus ou moins selon le cas tous les animaux qui

vivent ensemble avec les autres membres de leur espegravece Or cette diffeacuterence de plus et de

moins se doublerait entre lrsquoanimal politique kyrios et lrsquoanimal politique tout court parce que

selon la perspective du Protreacuteptique ce dernier se comprendrait drsquoapregraves le premier ce qui est

kyrios le serait plus veacuteridiquement que celui qui lrsquoest tout court

Or cette derniegravere diffeacuterence ne se voit que si on accepte les regravegles de lrsquoexpeacuterience de

penseacutee proposeacutee par Labarriegravere crsquoest-agrave-dire si drsquoabord laquo en forccedilant les choses un peu raquo (p

124) on isole un sens kyrios drsquoecirctre animal politique puis mettant ce premier du cocircteacute on

accepte de regarder ce qui reste comme le cadre zoologique immeacutediat de lrsquoanimal politique

Mais comment raisonne-t-on exactement dans la premiegravere eacutetape de cette expeacuterience

lorsqursquoon isole le sens kyrios pour en arriver agrave lrsquoanimal politique tout court Il me semble

que lrsquoon accepte le raisonnement suivant laquo Pourquoi ne pas accepter drsquoappeler lrsquoanimal

politique tout court lsquocitoyen sans vertu politique (ou sans citeacute au sens propre)rsquo et pourquoi

donc ne pas appeler le citoyen lsquoanimal politique tout court plus vertu politique (ou plus polis

au sens propre)rsquo raquo Voilagrave la logique du jeu de laquo plus-value raquo qui nous expliquerait selon

Labarriegravere le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine lrsquoanimal politique tout court serait le

citoyen laquo ignorant raquo de la vertu politique (Archidamos par rapport agrave Euxegravenos) et le citoyen

serait animal politique tout court doteacute de la vertu politique (Euxegravenos par rapport agrave

Archimados) Ce jeu consiste agrave transfeacuterer ce qui est propre de lrsquohomme-bon-citoyen (sa polis

et sa vertu politique) agrave lrsquoanimal politique tout court et cela dans le but drsquoattester et drsquoindiquer

lrsquoabsence dans le cas de celui-ci de ce qui est preacutesent chez celui-lagrave On pourrait peut-ecirctre

appeler cela laquo un transfert neacutegatif raquo Crsquoest par le moyen drsquoun tel transfert neacutegatif que

Labarriegravere produit une laquo plus-value raquo chez lrsquohomme Crsquoest en effet le premier pas agrave franchir

154 Cf Top II 11 115b3 sq laquo Si un preacutedicat se dit affecteacute de plus ou de moins drsquoun sujet il lui appartient

absolument parlant [εἴ τι μᾶλλον καὶ ἧττον λέγεται καὶ ἁπλῶς ὑπάρχει] raquo (b3-4)

175

par tous ceux qui chercheront agrave expliquer le caractegravere politique des autres animaux par

meacutetaphore par rapport au bon citoyen non seulement lrsquohomme tout court mais tous les

autres animaux politiques deviennent un Archidamos par rapport agrave Euxegravenos

Ce jeu de laquo plus-value raquo apparaicirct jouable car malgreacute ses intentions au contraire on

raisonne drsquoapregraves une seule image drsquoanimal politique celle de lrsquohomme En prenant notre

modegravele sur lrsquoimage de lrsquohomme ce raisonnement nous permet de preacutesupposer une identiteacute

drsquoergon entre lrsquoanimal politique au sens haplos et lrsquoanimal politique au sens kyrios le bon

citoyen Cela serait correct si lrsquohomme eacutetait le seul animal politique Or lrsquohomme nrsquoest pas le

seul animal politique et les autres sont par nature deacutepourvus non seulement de toute vertu

politique qui rendrait un citoyen bon mais aussi de toute polis Il est impossible de savoir ce

qui est non-meacutetaphorique dans une image drsquoanimal politique constitueacutee par un transfert

neacutegatif des traits constitutifs du bon citoyen aux animaux qui en sont deacutepourvus par nature Si

lrsquoon part drsquoune telle image il est ineacutevitable de penser que lrsquohomme est mallon politique agrave un

niveau zoologique et qursquoil lrsquoest malista par lrsquoaccomplissement orthocircs de ses fonctions

politiques or lrsquohomme est invincible dans ce jeu parce qursquoil est le seul parmi les animaux

qui saurait satisfaire ces regravegles

Cela me ramegravene agrave un autre point crucial Comme Labarriegravere prend son modegravele sur

lrsquohomme il semble qursquoil pense selon un seul ergon unique pour lrsquoanimal politique Lrsquoanimal

qui lrsquoaccomplit plus bellement et plus correctement serait lrsquoanimal le plus politique cet

animal nrsquoest que lrsquohomme Or il ressort maintenant que lrsquoanimal le plus politique ne saurait

ecirctre homme tout court mais lrsquohomme en tant que bon citoyen parce que crsquoest ce dernier qui

possegravede la vertu politique Consideacuterons cette ideacutee sous la lumiegravere de lrsquoargument du dernier

paragraphe du deuxiegraveme chapitre du livre I des Politiques Dans ce paragraphe (I 2 1253a29-

39) Aristote deacutecrit un sceacutenario catastrophe pour lrsquohomme lequel peut ecirctre compareacute agrave

lrsquoapocalypse que Heacutesiode preacutevoit dans Les Travaux et les jours pour les hommes de lrsquoacircge de

fer que nous sommes (174-202) Selon Aristote un tel sceacutenario sera ineacutevitable pour lrsquohomme

srsquoil utilise les hopla dont la nature lrsquoa doueacute et qui lui sont propres selon lrsquoinjustice le

contraire de la vertu politique par excellence Dans ce cas lrsquohomme sera le pire des animaux

laquo car la plus terrible des injustices crsquoest celle qui a des armes [χαλεπωτάτη γὰρ ἀδικία ἔχουσα

ὅπλα]raquo (1253a33) Selon Labarriegravere lrsquoexercice correct beau et exact de la puissance

politique qui rendrait lrsquohomme plus politique devrait donc consister dans lrsquousage correct et

vertueux de ces hopla Or comme Aristote semble lrsquoaffirmer dans la suite de ce passage un

tel usage vertueux des hopla nrsquoest pas agrave la disposition de lrsquohomme par nature mais il est

lrsquoœuvre de la science politique Il srsquoagit drsquoun eacutetat acquis par les lois et par lrsquoeacuteducation et il

176

nrsquoest pas naturel Jrsquoen conclus donc que selon Labarriegravere la qualiteacute drsquoecirctre plus politique de

lrsquohomme nrsquoest pas un fait de nature mais deacutepend de la science politique Il nrsquoest pas plus

politique par nature mais il le devient par lrsquoacquisition de la vertu politique Il ne srsquoagit donc

que drsquoune reacutepeacutetition de la position de Keyt agrave un niveau supeacuterieur selon Keyt on lrsquoa vu

lrsquohomme nrsquoeacutetait pas politique par nature contrairement agrave ce qursquoAristote affirmait agrave plusieurs

reprises mais il le devenait par lrsquoacquisition de la vertu Selon les analyses de Labarriegravere il

en irait de mecircme quant au plus haut degreacute de sa politiciteacute Je pense avoir deacutejagrave suffisamment

expliqueacute pourquoi selon Aristote la nature ne saurait pas proceacuteder de cette maniegravere La

possession drsquoune differentia agrave un plus haut degreacute par un animal ne srsquoexplique que par

reacutefeacuterence agrave ces traits en fonction desquels on dit qursquoil la possegravede tout court Si lrsquoaile drsquoun

oiseau est plus large qursquoun autre cela est ducirc agrave la forme qursquoil possegravede par nature et avant

mecircme que lrsquoon fasse cette comparaison De mecircme donc pour le caractegravere politique de

lrsquohomme il est plus politique gracircce aux mecircmes traits (quoi qursquoils soient) par reacutefeacuterence

auxquels on le qualifie de laquo animal politique raquo

Pour donner une vue globale de notre critique des analyses de Labarriegravere lorsqursquoil

reacutesume les conclusions qursquoil a tireacutees de lrsquoapplication de la perspective du Protreacuteptique agrave la

question de la diffeacuterence politique entre les animaux Labarriegravere dit que si certains animaux

sont moins politiques que lrsquohomme crsquoest qursquoils laquo participent un peu agrave quelque chose qui

relegraveve du bien-vivre car ils ne se contentent pas de paicirctre les uns agrave coteacute des autres et prennent

eacuteventuellement plaisir et inteacuterecirct agrave vivre entre eux raquo 155 Cependant leurs communauteacutes ne

satisfont pas les conditions neacutecessaires et suffisantes pour une participation pleine agrave la

communauteacute la plus convenable au bien-vivre Labarriegravere en conclut laquo participer un peu agrave la

lsquovie politiquersquo ne revient pas agrave nrsquoy pas participer du tout raquo156 Les autres animaux participent

un peu agrave la communauteacute politique donc ils participent un peu au bien-vivre On a vu qursquoune

telle comparaison preacutesuppose une identiteacute geacuteneacuterique de lrsquoergon entre tous les animaux

politiques Or comme lrsquohomme seul est capable drsquoaccomplir pleinement correctement

bellement etc cet ergon commun il serait plus politique que les autres animaux De par son 155 Notons que cette ideacutee suppose que seuls les animaux plus ou moins politiques participent au bien-vivre Dans

le chapitre 5 de ce travail nous argumentons pour le contraire 156 J-L Labarriegravere Langage vie politique p 126-7

177

pouvoir drsquoaccomplir parfaitement cet ergon lrsquohomme participe pleinement au bien-vivre et il

est le seul agrave laquo produire raquo la communauteacute la plus convenable pour une telle participation pleine

au bien-vivre

Malgreacute la neacutecessiteacute de supposer une communauteacute drsquoergon entre les diffeacuterentes espegraveces

drsquoanimal politique Labarriegravere eacuteprouvait on lrsquoa vu le besoin de relever une reacuteticence au sujet

de la laquo polis animale raquo cela souligne Labarriegravere nrsquoexiste pas Dire que les autres animaux

politika participent un peu agrave la communauteacute de bien-vivre ne signifie pas selon lui qursquoils

vivent comme dans une polis Pourtant cela est ineacutevitable

Il semble que son argumentation nous conduit agrave raisonner comme suit Puisqursquoon ne

devrait pas deacutefinir lrsquoergon propre de lrsquoanimal politique sur le modegravele de nrsquoimporte quel

individu politique qui lrsquoaccomplirait de nrsquoimporte quelle faccedilon on doit drsquoabord deacuteterminer

lrsquoanimal qui lrsquoaccomplit comme il faut Ce nrsquoest que lrsquohomme (qua bon citoyen) lrsquoanimal

malista politique Cela dit les autres animaux ne seraient politiques qursquoagrave proportion de leur

plus ou moins grande participation agrave ce qui est accompli pleinement par lrsquohomme agrave savoir la

communauteacute la plus convenable au bien-vivre Lrsquoergon de lrsquoanimal politique en tant que tel

doit donc srsquoidentifier agrave lrsquoergon propre au politikon humain Cependant (lagrave commence la

difficulteacute) srsquoil y a plusieurs espegraveces drsquoindividu qui preacutetendent agrave un plus ou moins grand

accomplissement drsquoun mecircme ergon on ne saurait pas dire que ce dernier est le propre drsquoun

seul entre eux Pourtant on ne peut absolument pas nier le fait que la communauteacute la plus

convenable au bien vivre nrsquoest autre que la polis et la polis est le propre drsquoun seul de ces

animaux politiques qursquoest lrsquohomme parce que lrsquoaccomplissement correct (orthocircs) de cet

ergon ne saurait se deacutefinir que par lrsquousage correct des capaciteacutes propres agrave lrsquohomme son

langage (sa capaciteacute rheacutetorique) sa perception du juste et de lrsquoinjuste (sa capaciteacute morale)

etc Mais (et voilagrave lrsquoimpasse) si on ne peut pas identifier un ergon propre agrave lrsquoanimal politique

en tant que tel et commun agrave tous ceux qui meacuteritent drsquoecirctre qualifieacutes tels on perd tout moyen de

faire une comparaison selon le plus ou le moins en fonction de leurs plus ou moins grands

accomplissements de cet ergon commun (crsquoest ce que suggegraverent les fragments du

Protreacuteptique) Pour le dire plus conciseacutement drsquoune part ayant pris son deacutepart du

Protreacuteptique Labarriegravere a besoin drsquoidentifier un ergon propre pour lrsquoanimal politique tout

court lequel sera commun agrave toutes les espegraveces drsquoanimal politique et nous permettra de les

comparer drsquoautre part il ne consent pas (parce qursquoon ne peut pas) agrave abandonner lrsquoideacutee que

cet ergon nrsquoest en effet propre qursquoagrave lrsquohomme Or si on lrsquoon tient agrave cette derniegravere ideacutee il sera

presque impossible de soutenir la premiegravere laquo Presque raquo impossible car il y aura un prix Il

faudra accepter ou bien drsquoavoir parleacute meacutetaphoriquement du caractegravere politique des autres

178

animaux ou bien que cette qualiteacute se dise avec laquo plus de veacuteriteacute raquo pour lrsquohomme que pour les

autres animaux Or dans ce dernier cas participer un peu agrave ce qui relegraveve du bien-vivre

eacutequivaudrait pour les autres animaux agrave participer litteacuteralement un peu agrave ce qui relegraveve de la

polis humaine Leurs communauteacutes seront un peu polis

Je pense donc que crsquoest parce qursquoil constate cette impasse que Labarriegravere cherche agrave

exprimer une reacuteserve contre lrsquoideacutee tentante drsquoattribuer une polis aux autres animaux Pourtant

il me semble le faire parce que cette conclusion semble ineacutevitable une fois avoir eu recours

au Protreacuteptique et accepteacute de proceacuteder pour comparer diffeacuterentes espegraveces drsquoanimal politique

selon le plus ou le moins avec une sorte drsquolaquo argument sur lrsquoergon propre de lrsquoanimal

politique raquo157

Appendice au Chapitre III

Jean-Louis Labarriegravere exprime une reacuteserve contre lrsquoideacutee drsquoattribuer une polis aux

autres animaux Mais cette conclusion me semble ineacutevitable agrave partir de son interpreacutetation

Crsquoest au moins ce que suggegravere un passage des Topiques qui fait partie drsquoune longue section

(V 5 134a26-135a8) dans laquelle Aristote examine une seacuterie des fautes que lrsquoon peut

commettre en tant que reacutepondant si on neacuteglige quand on eacutenonce un propre de preacuteciser laquo de

quelle faccedilon et de quelles choses on assigne le propre [πῶς καὶ τίνων] raquo (134a26-7) Jacques

Brunschwig note que le premier terme (πῶς) indique le besoin de preacuteciser laquo quel type de

relation entre le propre et son sujet on entend proposer raquo et le deuxiegraveme (τίνων) laquo de quels

propres et de quels sujets on entend parler raquo158 La partie qui nous concerne dans cette section

des Topiques se trouve entre les lignes 134b22 et 135a5 ougrave le type de relation (πῶς) examineacutee

est celle du propre εἴδει et il srsquoagit drsquoanalyser les erreurs de preacutedication par rapport agrave deux

principaux types de sujet le premier est eacutetudieacute en 134b22-25 ougrave lrsquoon a en mecircme temps un

lsquoavant-goucirctrsquo du problegraveme qui concerne le deuxiegraveme type de sujet lequel sera traiteacute dans le

reste du passage

157 Dans un appendice agrave ce chapitre jrsquoexamine par un argument agrave partir des Topiques une autre difficulteacute pour

lrsquointerpreacutetation de Labarriegravere Jrsquoai choisi de le preacutesenter comme un Appendice parce qursquoil srsquoagit drsquoun argument

qui arrive au mecircme reacutesultat 158 Aristote Topiques Tome II Livres V-VIII texte eacutetabli et traduit par Jacques Brunschwig Paris Les Belles

Lettres 2007 p 172 n2

179

Pour commencer par la premiegravere partie

[On commet une faute] si lrsquoon nrsquoa pas deacutetermineacute de faccedilon explicite lsquospeacutecifiquementrsquo

parce qursquoalors le propre sera le cas pour une seule des choses qui tombent sous ce

dont on assigne le propre en effet un propre donneacute au superlatif nrsquoest le cas que pour

une seule des choses par exemple pour le feu lsquoce qursquoil y a de plus leacutegerrsquo [μὴ

διαστείλας δὲ τὸ τῷ εἴδει διότι ἑνὶ μόνῳ ὑπάρξει τῶν ὑπὸ τοῦτο ὄντων οὗ τὸ ἴδιον

τίθησι τὸ γὰρ καθ ὑπερβολὴν ἑνὶ μόνῳ ὑπάρχει καθάπερ τοῦ πυρὸς τὸ κουφότατον]

Selon Brunschwig par ces laquo choses qui tombent sous ce dont on assigne le propre raquo il faut

entendre des masses individuelles plus ou moins leacutegegraveres selon leur volume comme par

exemple des quantiteacutes plus ou moins grandes de feu159 Il srsquoagit donc des individus qui sont

speacutecifiquement identiques Crsquoest le premier type de sujet pour lequel Aristote examine la

maniegravere de preacutediquer un propre Peu importe en fait pour notre propos le statut du sujet car

le problegraveme logique qui marque ce premier cas restera mutatis mutandis le mecircme pour le reste

de cette section qui nous inteacuteressera principalement Cependant dans cette premiegravere partie le

problegraveme est le suivant si ce qui est attribueacute comme un propre est plus vrai pour lrsquoune des

choses (une quantiteacute individuelle de feu) qui acceptent le nom du sujet (feu) et si on neacuteglige

drsquoajouter laquo speacutecifiquement raquo agrave notre eacutenonciation on nrsquoaura dit que le propre de cette chose

pour laquelle la deacutefinition du propre srsquoavegravere ecirctre plus vraie qursquoelle lrsquoest pour les autres qui

sont de mecircme espegravece et qui nrsquoacceptent pas moins le nom et la deacutefinition du sujet il faut dire

le propre au niveau geacuteneacuterale de lrsquoespegravece

La deuxiegraveme partie de cette section traite essentiellement du mecircme problegraveme mais

cette fois Aristote examine le cas ougrave on ne sera pas agrave lrsquoabri de lrsquoerreur mecircme si on ajoute la

preacutecision laquo speacutecifiquement raquo et il srsquoagit des choses speacutecifiquement diffeacuterentes mais

geacuteneacuteriquement identiques

Mais parfois aussi mecircme en ajoutant lsquospeacutecifiquementrsquo on commet une erreur Encore

faudra-t-il en effet qursquoil nrsquoy ait qursquoune seule espegravece des choses dont on parle

lorsqursquoon ajoute lsquospeacutecifiquementrsquo or crsquoest ce qui dans certains cas nrsquoarrive pas

comme preacuteciseacutement dans le cas du feu Il nrsquoy a pas en effet une seule espegravece de feu

speacutecifiquement autres sont la braise la flamme et la lumiegravere bien que chacune drsquoelles

soit du feu La raison pour laquelle il ne faut pas lorsque lrsquoon ajoute lsquospeacutecifiquementrsquo

qursquoil y ait plus drsquoune espegravece de ce dont on parle crsquoest qursquoalors le propre mentionneacute

159 Ibid p 176 n 2

180

sera plus le cas pour certaines espegraveces et moins pour drsquoautres comme dans le cas du

feu lsquocomposeacute des particules les plus finesrsquo car la lumiegravere a des particules plus fines

que la braise et que la flamme Or crsquoest ce qui ne doit pas arriver160 (b25-34)

Le problegraveme est le suivant quand on deacutesigne plusieurs choses avec un seul nom srsquoil srsquoagit

des choses speacutecifiquement diffeacuterentes mais geacuteneacuteriquement identiques crsquoest en fonction de

leur identiteacute geacuteneacuterique qursquoelles accepteront le nom en question Dans ce cas lagrave si ce qui est

attribueacute comme un propre au genos srsquoavegravere ecirctre plus vrai pour lrsquoune de ses espegraveces alors

bien que le logos du genos auquel le propre est preacutediqueacute soit vrai agrave un degreacute eacutegal pour toutes

les espegraveces qui acceptent son nom le logos du propre ne sera pas vrai au mecircme degreacute pour

toutes mais il le sera agrave un plus haut degreacute pour une seule entre elles et agrave un moindre degreacute

pour les autres Il y aura une discordance entre le sujet et le preacutedicat lrsquoeacutechelle de la validiteacute

du propre ne sera pas refleacuteteacutee par celle de son sujet Cela correspondra agrave la situation deacutecrite

dans la premiegravere partie de cette section (134b22-25) reacutepeacuteteacutee cette fois agrave un niveau

taxonomique supeacuterieur La seule issue de ce problegraveme est de reconnaicirctre diffeacuterents degreacutes de

veacuteriteacute pour le nom (du genos) lorsqursquoon lrsquoapplique aux sujets diffeacuterents qui acceptent le

propre agrave des degreacutes diffeacuterents Tout simplement parce que srsquoil se trouve qursquoelles acceptent le

propre agrave des degreacutes diffeacuterents cela devrait ecirctre pour chacune ducirc aux degreacutes diffeacuterents par

lesquels le nom leur appartient il faut que plus le propre soit vrai plus le nom le soit et

inversement Crsquoest-agrave-dire qursquoil faudra ajuster les degreacutes de veacuteriteacute que tient la deacutefinition du

genos pour les diffeacuterentes espegraveces aux degreacutes par lesquels ces derniegraveres acceptent la

deacutefinition du propre Dans ce cas le nom (par exemple laquo feu raquo) sera plus vrai pour certains

sujets qui lrsquoacceptent alors qursquoil le sera agrave un moindre degreacute pour certains autres mais pour un

seul uniquement au plus haut degreacute La lumiegravere sera donc laquo plus feu raquo que la flamme et la

flamme sera laquo plus feu raquo que la braise etc Crsquoest ce qursquoaffirme Aristote dans la suite de notre

passage

Or crsquoest ce qui ne doit pas arriver agrave moins que le nom lui aussi ne se preacutedique

davantage de ce dont la formule est davantage vraie sinon le nom ne sera pas

davantage le cas pour ce pour quoi la formule est davantage le cas [τοῦτο δ οὐ δεῖ

160 ἐνίοτε δὲ καὶ τὸ τῷ εἴδει προσθεὶς διήμαρτεν δεήσει γὰρ ἓν εἶδος εἶναι τῶν λεχθέντων ὅταν τὸ τῷ εἴδει

προστεθῇ τοῦτο δ ἐπ ἐνίων οὐ συμπίπτει καθάπερ οὐδ ἐπὶ τοῦ πυρός οὐ γὰρ ἔστιν ἓν εἶδος τοῦ πυρός ἕτερον

γάρ ἐστι τῷ εἴδει ἄνθραξ καὶ φλὸξ καὶ φῶς ἕκαστον αὐτῶν πῦρ ὄν διὰ τοῦτο δ οὐ δεῖ ὅταν τὸ τῷ εἴδει

προστεθῇ ἕτερον εἶναι εἶδος τοῦ λεχθέντος ὅτι τοῖς μὲν μᾶλλον τοῖς δ ἧττον ὑπάρξει τὸ λεχθὲν ἴδιον καθάπερ

ἐπὶ τοῦ πυρὸς τὸ λεπτομερέστατον λεπτομερέστερον γάρ ἐστι τὸ φῶς τοῦ ἄνθρακος καὶ τῆς φλογός τοῦτο δ οὐ

δεῖ γίνεσθαι

181

γίνεσθαι ὅταν μὴ καὶ τὸ ὄνομα μᾶλλον κατηγορῆται καθ οὗ ὁ λόγος μᾶλλον

ἀληθεύεται εἰ δὲ μή οὐκ ἔσται καθ οὗ ὁ λόγος μᾶλλον καὶ τοὔνομα μᾶλλον]

(134b34-135a1)

La lumiegravere eacutetant donc davantage feu elle possegravede le propre en question plus veacuteridiquement

que les autres laquo feus raquo Le propre se dirait de ces derniers agrave proportion de leurs participations

agrave la deacutefinition de feu

Revenons au cas de lrsquoanimal politique si avec Labarriegravere on dit que lrsquohomme est

malista politique parce qursquoil accomplit et possegravede malista lrsquoergon propre de lrsquoanimal

politique (lequel eacutetant laquo la communauteacute la plus convenable au bien-vivre raquo) le seul moyen

drsquoeacuteviter les difficulteacutes qursquoAristote indique ci-dessus dans les Topiques est comme le Stagirite

le montre drsquoaccepter que ce nom laquo animal politique raquo se preacutedique davantage agrave lrsquohomme Il

faudra donc dire non que lrsquohomme est un animal plus politique que les autres mais qursquoil est

plus animal politique que les autres

Ce dernier point peut sembler ecirctre en faveur des arguments de ceux qui nient une

diffeacuterence de degreacute entre lrsquohomme et les autres animaux politiques et affirment agrave la place

une diffeacuterence de nature entre eux Cependant un tel argument tireacute des Topiques ne donnera

pas la conclusion chercheacutee parce que les Topiques ne justifient pas un sens uniquement

meacutetaphorique drsquoecirctre politique pour les autres animaux bien qursquoelles soutiennent une

diffeacuterence de nature entre lrsquohomme et les autres animaux politiques En fait un argument tireacute

des Topiques supposerait une diffeacuterence de degreacute entre les participations des diffeacuterents

animaux dans la deacutefinition drsquoanimal politique Crsquoest-agrave-dire que les Topiques ne justifieraient

qursquoune diffeacuterence de degreacute entre les sens litteacuteraux drsquoecirctre politique Crsquoest exactement ce que

Labarriegravere fait bien qursquoil ne recoure pas agrave ces passages des Topiques

Cependant les passages des Topiques indiquent une difficulteacute agrave lrsquoideacutee drsquoexpliquer la

diffeacuterence de degreacute entre les animaux politiques par la diffeacuterence de degreacute entre leurs

participations dans la deacutefinition drsquolaquo animal politique raquo Si les diffeacuterences entre les

participations agrave la nature drsquoanimal politique indiquent comme supposent les Topiques une

diffeacuterence entre les participations agrave lrsquoergon propre de lrsquoanimal politique - agrave la laquo communauteacute

la plus convenable au bien-vivre raquo par exemple - dans ce cas on est obligeacute drsquoaccepter que les

communauteacutes des animaux politiques autres que lrsquohomme participent plus ou moins agrave la

deacutefinition de la communauteacute qui est malista propre agrave lrsquohomme Si donc on suit le

raisonnement que Labarriegravere nous propose nous sommes eacutegalement obligeacutes drsquoaffirmer que

les communauteacutes des autres animaux sont vraiment un peu polis

182

Si on nrsquoeacutetablit pas un tel accord entre les degreacutes de veacuteriteacute du propre et du nom il y

aurait une identiteacute de facto entre le propre du sujet haplos et le propre de ce qui le possegravede au

sens malista parce que ce dernier serait le seul sujet dans lequel se correspond le propre et son

sujet tout court Crsquoest ce qursquoAristote affirme dans la derniegravere partie de notre passage

Outre cela il srsquoensuivra qursquoil y aura identiteacute entre le propre du sujet pris purement et

simplement et celui de ce qui est davantage tel au sein du sujet pris purement et

simplement comme il en va de lsquocomposeacute des particules les plus finesrsquo dans le cas du

feu en effet ce mecircme terme sera aussi un propre de la lumiegravere puisque la lumiegravere est

composeacutee des particules les plus fines [ἔτι δὲ πρὸς τούτοις ταὐτὸν εἶναι συμβήσεται τὸ

ἴδιον τοῦ τε ἁπλῶς καὶ τοῦ μάλιστα ὄντος ἐν τῷ ἁπλῶς τοιούτῳ καθάπερ ἐπὶ τοῦ

πυρὸς ἔχει τὸ λεπτομερέστατον καὶ γὰρ τοῦ φωτὸς ἔσται ταὐτὸ τοῦτο ἴδιον

λεπτομερέστατον γάρ ἐστι τὸ φῶς] (a1-5)

Ce passage indique en effet qursquoil nrsquoexiste pas une sortie des difficulteacutes que rencontrent les

analyses de Labarriegravere Selon ce passage lorsque lrsquoon assigne un ergon commun et propre agrave

tous les animaux politiques tout en refusant drsquoaccepter que cela revient agrave dire que les

animaux autres que lrsquohomme accomplissent eux aussi un peu de ce qui relegraveve de la polis

humaine on aura dit en fait que cet ergon nrsquoest que celui de qui pourrait lrsquoaccomplir malista

agrave moins que lrsquoon nrsquoeacutetablisse une correspondance veacuteridique entre leur nom (laquo animal

politique raquo) et lrsquoergon propre assigneacute agrave ce nom lrsquoanimal politique au sens haplos ne sera autre

que lrsquohomme et le bon citoyen sera malista animal politique de par sa puissance de preacutetendre

correctement agrave cet ergon Cependant on lrsquoa vu dans ce cas lagrave on risque de parler

meacutetaphoriquement de la politiciteacute animale

En tout eacutetat de cause il srsquoagit drsquoune vraie impasse pour Labarriegravere

183

CHAPITRE IV

Moraliser lrsquoanimal politique

I Introduction

Nous avons examineacute diffeacuterentes interpreacutetations de lrsquoaffirmation aristoteacutelicienne selon

laquelle lrsquohomme est un animal plus politique que les autres animaux greacutegaires-politiques

Malgreacute leur diffeacuterences toutes ces interpreacutetations srsquoaccordent sur un point elles expliquent

toutes lrsquoadverbe laquo mallon raquo non pas comme la diffeacuterentiation drsquoun trait partageacute communeacutement

par tous les animaux politiques mais comme la possession par lrsquohomme drsquoun trait de plus

dont les autres animaux sont naturellement deacutepourvus si laquo animal politique raquo se caracteacuterise

par X lrsquohomme est plus politique parce qursquoil est X+a Ainsi selon certains interpregravetes le plus

haut degreacute de la politiciteacute humaine srsquoexplique par la possession exclusive de la polis par

lrsquohomme selon les autres il srsquoexplique par la possession de la raison et de ses concepts

moraux concomitants qui mettent lrsquohomme agrave la recherche drsquoune communauteacute dont les autres

animaux sont priveacutes et selon encore une autre interpreacutetation la capaciteacute eacutethico-rheacutetorique de

lrsquohomme lui permettant drsquoouvrir une espace eacutethico-politique dont les autres animaux sont

priveacutes le rend capable drsquoaccomplir pleinement lrsquoœuvre politique par excellence agrave savoir la

communauteacute la plus convenable au bien-vivre au sens propre la polis Au fond toutes ces

interpreacutetations srsquoaccordent agrave dire que lrsquohomme est plus politique parce qursquoil est le seul animal

agrave posseacuteder la polis la laquo plus-value raquo (quoi qursquoelle soit) est finaliseacutee vers la polis et elle

srsquoincarne dans la polis Crsquoest parce que la vie politique de lrsquohomme exhibe cette particulariteacute

drsquoecirctre ainsi finaliseacutee qursquoil serait plus politique que les autres animaux

Ces interpreacutetations supposent donc un certain rapport causal entre la raison les

sentiments moraux et le langage drsquoune part et la possession de la polis de lrsquoautre part Elles

attribuent une fonction causale agrave la laquo plus-value raquo humaine dans la diffeacuterenciation de

lrsquohomme par rapport aux autres animaux politiques Selon ces interpreacutetations la fonction

causale de la laquo plus-value raquo humaine fonctionne ainsi seul lrsquohomme cherche naturellement la

polis parce que lui seul possegravede naturellement la raison les sentiments moraux et une

capaciteacute rheacutetorique donc il est plus politique Ses traits propres agrave lui conduiraient ou

pousseraient lrsquohomme naturellement agrave fonder des poleis la lsquodynamiquersquo interne de ses traits

consisterait en une inclination naturelle vers la polis parce que lrsquolaquo espace raquo dans laquelle ces

traits trouvent leur pleine reacutealisation ne saurait ecirctre autre chose que la polis Lrsquoexercice plein

des capaciteacutes propres agrave lui eacutetant le telos mecircme de lrsquohomme il chercherait agrave reacutealiser sa propre

184

humaniteacute et crsquoest pourquoi il tendrait naturellement vers la communauteacute qui lui permet

drsquoatteindre cette fin Or lrsquohomme est le seul animal qui peut preacutetendre agrave une telle

communauteacute parce qursquoil est le seul animal qui en dispose des moyens et des capaciteacutes de la

fonder Lrsquohomme chercherait la polis parce qursquoil est le seul animal qui peut la chercher

comme son telos Lrsquohomme est aussi le seul agrave la trouver les autres animaux ne le peuvent pas

parce qursquoils sont agrave la fois priveacutes de la notion du telos en question et des moyens de

lrsquoatteindre donc ils sont moins politiques Bref selon ce type drsquointerpreacutetation drsquoune part le

plein exercice de ses traits propres est le telos de lrsquohomme et crsquoest pourquoi il cherche la

polis et drsquoautre part lrsquoexercice de ces capaciteacutes est la condition mecircme de lrsquoexistence de la

polis elle-mecircme Lrsquoanimal qui tombe hors de cette eacutequation serait moins politique que

lrsquohomme

Malgreacute la circulariteacute eacutevidente qui les caracteacuterise ces explications ne paraicircssent

certainement pas inacceptables pour nos oreilles aristoteacuteliciennes selon Aristote les animaux

et les esclaves eacutetant deacutepourvus de la proairesis sont eacutegalement priveacutes de la polis Donc on

ne srsquoattendrait pas qursquoun animal priveacute de la raison de sentiments moraux et de langage puisse

fonder et posseacuteder une polis En plus comme on le verra dans la suite ce type drsquoexplication

nrsquoest vraiment pas eacutetranger agrave lrsquohorizon intellectuel de lrsquoeacutepoque drsquoAristote lui-mecircme Cela dit

on est precircte agrave accepter comme une explication pour le degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de

lrsquohomme la connaturaliteacute entre les laquo plus-values raquo humaines et la polis comme leur telos

naturel

Cependant on ne peut pas srsquoempecirccher de se poser les questions suivantes pourquoi

vraiment lrsquohomme chercherait-il agrave se compliquer la vie Apregraves tout les traits en question sont

tous en œuvre et en exercice aussi au niveau de la famille lrsquohomme ne sent pas la justice

moins dans la famille que dans drsquoautres sphegraveres sociales1 Pourquoi lrsquohomme chercherait-il

donc sortir de la sphegravere familiale et pourquoi se compliquerait-il la vie plus qursquoil nrsquoest

neacutecessaire Est-ce justement parce qursquoil est capable de converser au sujet des questions

morales avec ses enfants ou avec ses voisins qursquoil est ineacutevitablement obligeacute drsquoaller jusqursquoagrave

fonder des Eacutetats Est-ce que lrsquohomme fonde des poleis simplement parce qursquoil est capable de

le faire Est-ce que lrsquohomme est plus politique pour cette simple raison qursquoil peut lrsquoecirctre

1 Cf EE VII 10 1242a26 il y aura une sorte de justice dans la famille mecircme sans la polis et 1241a40 les

commencements et les sources de la justice dans la polis se trouve dans la famille

185

Lrsquohomme est-il un animal politique qui veut ecirctre plus politique 2 Est-ce que sa capaciteacute de

fonder une polis peut expliquer agrave elle seule la raison pour laquelle il la fonde Bref comment

la correspondance entre ses capaciteacutes de fonder une polis et sa possession de la polis

explique-t-elle exactement la neacutecessiteacute entre ces deux

II Critique du privilegravege politique du langage

William Sclater un clergeacute de lrsquoAngleterre du deacutebut du dix-septiegraveme siegravecle dans

son A Sermon Preached at the general Assise holden for the County of Sommerset at Taunton

un plaidoyer datant de 1616 pour la naturaliteacute de la socieacuteteacute et du gouvernement et pour la

diviniteacute de lrsquoautoriteacute du Roi reproche agrave Ciceacuteron drsquoavoir accordeacute le privilegravege et la primauteacute

qursquoil accorde au rheacuteteur dans la naissance de la communauteacute politique

Let it be true that Tully had in commendation of his Oratory that it first drew into

civil communion the dispersed and brutish companies of men yield that others have

that fiction of divine visions procured authority to laws let these be means some

principle there must be acknowledged in manrsquo s nature fit to acknowledge equity of

such constitutions Aristotle said there is in every man horme an affectuous and no

less than impetuous inclination to such society And if any be unfitted for that state he

is therion a bruit if any need it not he is theos God

En lrsquoAngleterre du tout deacutebut du dix-septiegraveme siegravecle juste avant les anneacutees tumultueuses de

la guerre civile lrsquoideacutee de la naturaliteacute de la socieacuteteacute humaine et du gouvernement eacutetait un point

drsquoaccord mecircme entre les adversaires Le deacutebat portait plutocirct sur lrsquoorigine de lrsquoautoriteacute

politique eacutetait-elle une prescription de lrsquoauteur de la nature le Dieu ou elle reacutesidait-elle dans

la communauteacute du peuple 3 Il nrsquoy a donc rien de surprenant agrave voir qursquoun royaliste comme

Sclater srsquoindigne de penser la communauteacute politique comme le produit de lrsquoart de rheacutetorique

Abstraction faite du contexte historique et culturel dans lequel eacutecrivait Sclater la critique

qursquoil adresse agrave Ciceacuteron nous permet drsquoentrevoir qursquoil y a dans la position de ce dernier

quelque chose qui ne va pas de soi comme il est preacutetendu La critique de Sclater met en

question un preacutesupposeacute fondamental inheacuterent agrave lrsquoattribution drsquoun rocircle causal (cause motrice ) 2 Ma reacuteponse agrave cette question est celle de Michel Narcy laquo Le contrat social drsquoun mythe moderne agrave lrsquoancienne

sophistique raquo Philosophie 28 1990 p 32-56 laquo Chez Aristote comme chez Platon agrave aucun moment de son

histoire lrsquohomme nrsquoa agrave vouloir ecirctre social il lrsquoest initialement sans avoir jamais agrave le devenir raquo [p 51] 3 Pour les deacutebats theacuteoriques et ideacuteologiques qui ont lieu en lrsquoAngleterre avant lrsquoanneacutee 1640 voir Johann P

Sommerville Politics and Ideology in England 1603-1640 London Longman 1986

186

agrave la capaciteacute langagiegravere et rheacutetorique de lrsquohomme dans la fondation originelle de la

communauteacute politique Dans le passage citeacute ci-dessus lrsquoideacutee que Sclater deacuteveloppe

briegravevement consiste agrave affirmer que si les hommes nrsquoeacutetaient pas naturellement destineacutes agrave vivre

en communauteacute et srsquoils nrsquoavaient pas naturellement besoin de vivre dans une telle

communauteacute aucun moyen rheacutetorique ne parviendrait agrave les convaincre ni agrave les inciter agrave eacutetablir

un Eacutetat Selon lui lrsquoanimal politique a une primauteacute sur la fonction politique du logos Dans

son explication de lrsquoexistence de lrsquoEacutetat il privileacutegie la nature politique de lrsquohomme sur le

logos Je pense que cette explication teacutemoigne drsquoune bonne compreacutehension de la position

drsquoAristote sur ces mecircmes questions

La situation deacutecrite par Sclater suppose que les hommes auxquels srsquoadresse le rheacuteteur-

politique le comprennent 4 La force de la critique de Sclater vient de ce qursquoelle reacutevegravele

lrsquoimpuissance de la rheacutetorique agrave convaincre les hommes agrave se mettre en socieacuteteacute alors mecircme

qursquoelle se fait comprendre Mais qursquoest-ce que ces hommes comprennent exactement On

peut imaginer que les grands titres du grand discours du rheacuteteur porteraient sur les avantages

de vivre en socieacuteteacute sur le bien et sur le mal et donc sur la justice et sur lrsquoinjustice

Cependant selon Sclater le problegraveme ne relegraveve pas du contenu des discours du rheacuteteur il est

ailleurs si lrsquoauditoire nrsquoeacutetait pas politique par nature il ne reconnaitrait pas ce qursquoil y a de

bon dans cet appel agrave se mettre en socieacuteteacute Ces hommes ne verraient pas la neacutecessiteacute et

lrsquolaquo eacutequiteacute raquo drsquoaccepter de se soumettre agrave un gouvernement Lrsquoauditoire (apolitique) du rheacuteteur

arriverait bien agrave un jugement sur le contenu de son discours Or bien qursquoil comprenne ce dont

le rheacuteteur parle ce que ce dernier preacutesente comme un bien ne constituerait pas un bien agrave

poursuivre aux yeux de lrsquoauditoire Ces hommes comprendraient la litteacuteraliteacute de lrsquoargument

du rheacuteteur mais ils ne comprendront pas son laquo moral raquo Sclater conccediloit ce sceacutenario pour dire

lrsquohomme-animal-politique le comprendrait Lrsquohomme eacutetant un animal naturellement destineacute

agrave vivre dans une communauteacute verrait et appreacutecierait ce qui est bien pour lui dans une

constitution Lrsquoart politique et lrsquoart rheacutetorique suivent lrsquohomme-animal-politique et ses

problegravemes mais ils ne les inventent pas

Cette interpreacutetation suppose aussi que lrsquoauditoire de notre rheacuteteur soit bien des

hommes capables de raisonner et elle nrsquoexclut pas la possibiliteacute qursquoils possegravedent eacutegalement

les sentiments moraux et particuliegraverement celui de la justice apregraves tout dans une perspective

aristoteacutelicienne il nrsquoexiste aucun rapport de neacutecessiteacute entre le fait drsquoecirctre un animal politique et 4 Sans cette supposition la force de lrsquoargument de Sclater se deacutemunirait parce qursquoil nrsquoy a rien drsquoinattendu agrave ce

qursquoune troupe de becirctes ne comprenne un homme parlant cela ne constituerait mecircme pas un point de deacutepart pour

un argument

187

la possession du sentiment de la justice5 Lrsquoimportance de la critique de Sclater vient me

semble-t-il de ce qursquoelle nous permet de faire cette expeacuterience de penseacutee si lrsquoauditoire de

notre grand rheacuteteur nrsquoest pas priveacute de la raison et donc de sentiments moraux et du langage

on peut bien lui reconnaitre cette capaciteacute eacutethico-rheacutetorique dont Labarriegravere accorde tant

drsquoimportance dans ses analyses Cependant agrave moins que lrsquohomme ne soient par nature cette

sorte drsquoanimal politique qursquoil est maintenant sa seule capaciteacute eacutethico-rheacutetorique nrsquoaurait

aucune fonction politique crsquoest-agrave-dire que cette capaciteacute seule ne conduira pas lrsquohomme agrave

eacutetablir des poleis ni un autre type de communauteacute agrave laquelle il ne serait naturellement destineacute

La vie politique humaine ne srsquoidentifie pas agrave ses capaciteacutes eacutethiques etou rheacutetoriques

III Lrsquoeacuteloge du langage Ciceacuteron et Isocrate

Ce dernier point ressortira plus clairement si on lit le passage ciceacuteronien auquel Sclater

semble faire reacutefeacuterence Quand il est interpreacuteteacute agrave la lumiegravere de la critique de Sclater au sujet du

privilegravege politique du logos le passage suivant appartient agrave De lrsquoorateur de Ciceacuteron devient

moins convaincant

Notre plus grande supeacuterioriteacute sur les animaux crsquoest de pouvoir converser avec nos

semblables et traduire par la parole nos penseacutees Qui donc nrsquoadmirerait agrave bon droit ce

privilegravege Qui ne croirait devoir faire tous ses effort pour que lagrave principalement ougrave

lrsquohomme lrsquoemporte sur la becircte il lrsquoemporte agrave son tour sur les hommes eux-mecircmes Et

puis venons au point capital Quelle autre force a pu reacuteunir en un mecircme lieu les

hommes disperseacutes les tirer de leur vie grossiegravere et sauvage pour les amener agrave notre

degreacute actuel de civilisation fonder les socieacuteteacutes y faire reacutegner les lois les tribunaux le

droit (I 32-33)6

Dans le sillage de Sclater on incline agrave reacutepondre agrave la question formuleacutee dans la derniegravere

phrase surtout pas la parole Dans ce passage Ciceacuteron suppose explicitement que les

sauvages sauveacutes de la vie grossiegravere par lrsquoorateur eacutetaient des hommes raisonnables posseacutedant

le langage et des notions morales Ils avaient la capaciteacute eacutethico-rheacutetorique Ce qui leur

manquait crsquoeacutetait lrsquoespace eacutethico-politique pour le dire comme Labarriegravere Lrsquoobjection de

5 Srsquoil peut y avoir des animaux politiques (comme lrsquoabeille) sans ce sentiment il peut aussi y avoir des animaux

avec ce sentiment sans ecirctre politique 6 Les autres passages ougrave Ciceacuteron fait lrsquoeacuteloge du logos comme le civilisateur le plus efficient sont De Offic 1 50

et 2 66 De Inv 1 1

188

Sclater agrave lrsquoargument de ce passage ciceacuteronien consiste agrave dire que cette espace ne se

construirait jamais si lrsquohomme nrsquoeacutetait pas toujours deacutejagrave cette sorte drsquoanimal politique qursquoil est

maintenant

Dans ce passage Ciceacuteron reproduit en fait lrsquoeacuteloge de la parole que lrsquoon trouve au tout

deacutebut du Nicoclegraves drsquoIsocrate7 Ce passage drsquoIsocrate est dans un paralleacutelisme eacutevident avec les

Politiques I 2 1253a7-188 Cependant consideacutereacute avec du recul pris par rapport agrave la primauteacute

politique du logos on srsquoaperccediloit maintenant plus clairement lrsquoabsence drsquoun preacutesupposeacute

fondamental

En effet de tous nos autres caractegraveres aucun ne nous distingue des animaux Nous

sommes mecircme infeacuterieurs agrave beaucoup sous le rapport de la rapiditeacute de la force des

autres faciliteacutes drsquoaction Mais parce que nous avons reccedilu le pouvoir de nous

convaincre mutuellement et de faire apparaicirctre clairement agrave nous-mecircmes lrsquoobjet de nos

deacutecisions non seulement nous nous sommes deacutebarrasseacutes de la vie sauvage mais nous

nous sommes reacuteunis pour construire des villes nous avons fixeacutes des lois nous avons

deacutecouvert des arts et presque toutes nos inventions crsquoest la parole qui nous a permis

de les conduire agrave bonne fin9 Crsquoest la parole qui a fixeacute les limites leacutegales entre la

justice et lrsquoinjustice entre le mal et le bien si cette seacuteparation nrsquoavait pas eacuteteacute eacutetablie

nous serions incapables drsquohabiter les uns pregraves des autres (sectsect 5-9)10

7 Sur lrsquoinfluence drsquoIsocrate sur Ciceacuteron lrsquoouvrage principal est deacutejagrave assez ancien H M Hubbel The Influence

of Isocrates in Ciceron Dionysius and Aristides New Haven Yale University Press 1913 Un article

volumineux sur le mecircme sujet est celui de S E Smethurst laquo Ciceron and Isocrates raquo The Transactions and

Proceedings of the American Philological Association 84 1953 p 262-320 Pour le passage ciceacuteronien en

question ici voir p 278 de ce dernier article 8 Selon W L Newman The Politics of Aristotle vol II Oxford Clarendon Press 1887 p 122-3 dans ce

passage des Politiques Aristote aurait penseacute agrave Isocrate de Antid sectsect 253-7 et Nicocle sect 5 sqq 9 Ce passage a sans doute des affiniteacutes aves les ideacutees protagoriennes sur les origines de la civilisation Mais il en

diffegravere sensiblement sur certains points cruciaux Dans le mythe de Protagoras (Prot 320d-324d) lrsquohomme

invente le langage bien avant le don de la justice Cela montre qursquoavant le don de la justice lrsquohomme nrsquoeacutetait pas

agrave mecircme de reacutesoudre ses problegravemes concernant la justice bien qursquoil eut posseacutedeacute le langage Autrement dit selon

Protagoras le langage ne suffit pas par lui-mecircme pour une vie politique et civiliseacutee Deuxiegraveme point de

diffeacuterence entre Protagoras et Isocrate concerne lrsquoorigine du langage Selon le premier ce nrsquoest pas le langage

qui rend lrsquohomme capable aux technai En effet selon Protagoras le langage nrsquoest qursquoune invention il a eacuteteacute

rendu possible par la technecirc pas lrsquoinverse 10 Pour un autre eacuteloge de la parole chez Isocrate voir aussi Paneacutegyrique sectsect 48-49

189

Aristote nrsquoaurait pas eu des grandes objections agrave lrsquoideacutee principale de ce passage sauf un seul

point il dirait que si les hommes eacutetaient des sauvages (ou des Dieux) parlant ils

nrsquoutiliseraient jamais leur pouvoir au langage en vue de se convaincre mutuellement pour

sortir de leur vie sauvage et drsquoaller fonder des poleis Si Sclater a raison drsquoune perspective

aristoteacutelicienne la possession de la capaciteacute langagiegravere ne saurait expliquer par elle-mecircme la

preacutetention de lrsquohomme agrave vivre dans les poleis Au contraire la fonction politique du langage

preacutesuppose la vie politique de lrsquohomme Drsquoougrave lrsquoambiguumliteacute de la derniegravere phrase du passage

drsquoIsocrate Les hommes peuvent vivre ensemble dans la polis parce que le langage a ce

pouvoir de laquo nommer raquo ce qui est juste et ce qui ne lrsquoest pas Autrement dit crsquoest le langage

qui nous rend la vie dans la polis possible Sur ce point il est plus ou moins clair qursquoIsocrate

aborde la question drsquoune perspective protagorienne il cherche agrave dire que sans mettre les

choses au point au sujet de la justice lrsquohomme serait incapable de vivre ensemble dans les

poleis Cependant Isocrate srsquoappuie sur une ambiguiumlteacute inheacuterente aux eacuteloges du pouvoir

politique de la parole et Ciceacuteron voit bien la leccedilon agrave tirer Pour ces deux auteurs lrsquoeacuteloge de la

parole consiste agrave mettre le langage agrave lrsquoorigine de la vie politique humaine lrsquohomme peut

vivre dans la polis parce qursquoil a le langage Cette derniegravere affirmation peut se comprendre de

deux maniegraveres ou bien elle donne agrave entendre que lrsquohomme vit dans la polis parce qursquoil peut

le faire et cela gracircce agrave sa capaciteacute langagiegravere (donc crsquoest parce que lrsquoon a le langage et que

lrsquoon peut reacutesoudre nos problegravemes de justice par cette capaciteacute que lrsquoon cherche la polis - quant

aux autres animaux la vie dans la polis leur est impossible parce qursquoils nrsquoont pas cette

capaciteacute) ou bien elle dit que lrsquohomme eacutetant un animal politique destineacute agrave vivre dans une

polis ne saurait atteindre cette fin que par lrsquointermeacutediaire du langage lui permettant de mettre

les choses au point sur les problegravemes de la justice Dans la derniegravere phrase du dernier passage

citeacute ci-dessus Isocrate semble adheacuterer agrave la deuxiegraveme option mais ce nrsquoest pas la leccedilon que

Ciceacuteron en tire et Sclater le voit bien

Mettre le langage agrave lrsquoorigine de la vie politique humaine revient agrave dire en derniegravere

analyse que lrsquohomme vit dans la polis preacuteciseacutement parce qursquoil peut le faire Le mecircme

problegraveme se pose aussi pour la raison et pour le sentiment de la justice que lrsquoon les

caracteacuterise comme lrsquoorigine de la polis nrsquoexplique pas pourquoi lrsquohomme la fonde

IV Moraliser lrsquoanimal politique

Cela nous ramegravene agrave lrsquoidentification de la possession de la polis avec le degreacute eacuteleveacute de

la politiciteacute humaine Nous avons vu que cette identification prend une forme particuliegravere

190

dans les analyses de Labarriegravere Selon lui gracircce agrave ses sentiments moraux et la capaciteacute

langagiegravere lrsquohomme est toujours deacutejagrave plus politique au niveau de la famille Or lrsquohomme ne

reacutealiserait complegravetement son laquo ecirctre plus politique raquo que dans la polis parce que ces traits qui

le rendent plus politique ne se reacutealiseraient complegravetement que dans la polis Selon cette ligne

drsquointerpreacutetation la vie dans la polis serait lrsquoachegravevement de lrsquohumaniteacute de lrsquohomme et la forme

particuliegravere que prend son caractegravere politique serait une fonction de ses capaciteacutes eacutethiques et

rheacutetoriques Dans cette perspective la polis en tant que reacutealisation de son humaniteacute et du

degreacute eacuteleveacute de sa nature politique serait une vocation morale pour lrsquohomme et crsquoest cette

vocation drsquoachever sa moraliteacute qui conduirait lrsquohomme agrave fonder la polis

Cette conception du politikon humain identifie le degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique

humain agrave lrsquoaccomplissement de son humaniteacute comme un ideacuteal eacutethique Selon cette approche

lrsquohomme chercherait agrave ecirctre plus politique parce que ses fins morales ne srsquoatteignent que sous

cette condition ecirctre plus politique est une question de moraliteacute pour lrsquohomme Il srsquoagit de

moraliser le politikon humain Dans la suite trois versions de cette approche moralisante

seront examineacutees

Afin drsquoexpliquer la comparaison qursquoAristote fait entre lrsquohomme et les autres animaux

greacutegaire-politiques Fred D Miller fait aussi une distinction entre un sens eacutetroit et un sens

large drsquolaquo animal politique raquo Envisageacute au sens eacutetroit lrsquoanimal politique serait celui qui

possegravede la polis Crsquoest le sens large qui nous expliquerait la comparaison et il repose sur la

reconnaissance de lrsquoexistence des animaux politiques autres que lrsquohomme Selon Miller

laquo lsquopoliticalrsquo applies to other kinds of animals besides humans but human beings are allegedly

satisfy the definition more fully raquo parce que

It is possible to satisfy the definition of lsquopoliticalrsquo as lsquohaving some one common

functionrsquo to a greater or lesser degree Having a common function involves co-

operation and it is possible to engage in more complex and effective forms of co-

operation to the extent that the co-operative grouprsquos members are rationally

coordinating their activity A beehive satisfies the definition to some extent a human

household satisfies it to a greater extent and a human polis satisfies it most of all11

Selon Miller aussi bien que le sens biologique de lrsquoanimal politique srsquoeacutetende jusqursquoaux autres

animaux que lrsquohomme les premiers sont moins politiques parce qursquoils le sont de maniegravere

deacutefectueuse Lrsquoargument de Miller est le suivant

11 Fred D Miller Nature Justice and Rights in Aristotlersquos Politics Oxford Clarendon Press 1995 p 31

191

(1) Ecirctre plus politique se deacutefinit par la coopeacuteration autour drsquoune œuvre une et commune mais

de maniegravere plus complexe et selon une rationaliteacute de plus haut niveau

(2) Lrsquohomme seul possegravede par nature la capaciteacute pour une telle coopeacuteration

(3) Donc lrsquohomme est plus politique que les autres animaux politiques

Lrsquohomme est plus politique parce qursquoil est naturellement doteacute des potentialiteacutes pour la

forme la plus eacuteleveacute de la vie politique et il reacutealise cette potentialiteacute par la polis La ruche serait

moins politique que la maison humaine et cette derniegravere bien qursquoelle soit humaine serait

moins politique que la polis Si la ruche et la maison ne sont pas aussi complexes que la polis

crsquoest qursquoelles correspondent agrave une forme de rationaliteacute moins eacuteleveacutee Quelle est la raison

drsquoapregraves Miller de cette complexiteacute de la rationaliteacute en œuvre dans la polis Miller invoque agrave

titre de reacuteponse lrsquoargument des Politiques I 2 1253a7-18

In this argument lsquopoliticalrsquo animal can be understood in terms of the broader

biological sense Political animals are able to co-operate with a view to a common end

or function and through communication humans are able to co-operate more

effectively and at a higher level than other animals For human beings alone possess

moral perception and above all the perception of advantage and justice This enables

human beings to co-operate in the pursuit of goods higher than mere pleasure and pain

(most notably ethical and intellectual virtues) and to do so by means of far more

complex and effective social arrangements than bees or ants12

Selon ce passage ecirctre plus politique consiste agrave coordonner rationnellement une œuvre une

commune et complexe au plus haut niveau en vue des biens plus eacuteleveacutes les vertus eacutethiques et

intellectuelles Cela dit la maison est moins politique que la polis parce qursquoelle nrsquoest pas

cette communauteacute qui existe en vue de ces fins morales eacuteleveacutees Lrsquohomme est plus politique

que lrsquoabeille et la fourmi parce que a) il est capable de poursuivre les biens plus eacuteleveacutes et b) il

le fait par les moyens plus complexes et plus effectivement arrangeacutes en vue de cette fin Ainsi

lrsquoexplication deacutefinitive pour laquo ecirctre plus politique raquo serait selon Miller la suivante la vie plus

politique est lrsquoaffaire de celui qui est capable de se poser comme fin les biens les plus eacuteleveacutes

et qui les poursuit par les moyens les plus complexes et les plus effectifs

Drsquoapregraves Miller ces moyens sont au nombre de deux 1) le langage parce qursquoil est le

moyen drsquoune communication plus complexe et 2) la polis parce qursquoelle est un arrangement

12 Ibid p 32

192

social plus complexe que la ruche Or la complexiteacute de ces moyens deacutepend de la complexiteacute

de la fin agrave laquelle ils servent Si la communication gagne un haut niveau de complexiteacute

crsquoest selon Miller le sujet de la communication qui lrsquoeacutelegraveve agrave ce niveau lrsquohomme parle en

vue du bien et du mal et donc de la justice Si les hommes srsquoengagent dans une œuvre une

commune et plus complexe crsquoest leur capaciteacute morale qui les en rendent capables Mais ce

dernier point doit se comprendre dans un sens preacutecis si lrsquohomme nrsquoavait pas par nature cette

capaciteacute de se poser comme fin les biens moraux il ne chercherait pas la polis et il ne

chercherait pas agrave ecirctre tant politique En teacutemoigne le cas des autres animaux politiques la

polis est possible parce qursquoelle correspond et reacutepond agrave lrsquoaccomplissement des capaciteacutes et agrave

lrsquoaboutissement des fins morales de lrsquohomme or dans le cas des autres animaux il nrsquoy a rien

auquel la polis peut servir Crsquoest pourquoi ces animaux nrsquoont pas de polis - ce qui atteste

drsquoailleurs le fait qursquoils sont moins politiques Pour le dire drsquoune maniegravere neacutegative selon

Miller la comparaison entre lrsquohomme et les autres animaux sert agrave reacuteveacuteler lrsquoincapaciteacute

naturelle de ces derniers agrave se poser des fins dont lrsquoaccomplissement requiert une communauteacute

comme la polis Les autres animaux sont moins politiques parce qursquoils ne sont pas des ecirctres

moraux par nature

Crsquoest ainsi que conclut Miller son argument sur la diffeacuterence de politiciteacute entre homme

et les autres animaux politiques

Aristotlersquos argument at Pol I 2 1253a7-18 [assumes] that human beings possess a

first-level capacity for moral perception requiring habituation and education to attain

the higher levels They thus differ from a colony of bees held together by natural

behavioral instinct However nature has endowed human beings alone of all the

animals with the first-level potential to acquire the ethical virtue that makes the polis

possible Invoking his teleology Aristotle theorizes that nature has uniquely adapted

them for political activity This is what he means when he elsewhere states lsquopolitics

does not make human beings but uses them having received them from naturersquo (Pol I

10 1258a21-3)13

Par laquo la capaciteacute de premier niveau pour la perception morale raquo Miller veut dire tout

simplement le fait drsquoecirctre neacute de maniegravere agrave posseacuteder la nature minimale requise pour la

perception morale Donc lrsquohomme seul parmi les animaux preacutesenterait la nature approprieacutee

pour la vie politique de la polis parce qursquoil est le seul agrave ecirctre capable de percevoir des fins

auxquelles une polis peut reacutepondre plus la fin morale est eacuteleveacutee plus seront eacuteleveacutes le

13 Ibid p 34-35

193

caractegravere et la fin politique Ce principe nous expliquerait agrave la fois la diffeacuterence entre les

autres animaux et lrsquohomme et celle entre la maison et la polis Il expliquerait eacutegalement la

diffeacuterence entre un enfant et un chef de famille La vertu de la justice et la polis se

trouveraient au sommet de cette eacutechelle

Maintenant si on passe en revue lrsquoun apregraves lrsquoautre tous les passages citeacutes de Miller jusqursquoagrave

ce point on voir clairement la circulariteacute de son interpreacutetation Lrsquoideacutee de base de sa

compreacutehension du politikon humain aristoteacutelicienne est la suivante laquo crsquoest la vertu eacutethique

qui rend la polis possible raquo Miller attend que lrsquoon comprenne cette affirmation dans ces deux

sens et cela simultaneacutement

a) Comme lrsquohomme est le seul animal doteacute par nature de la capaciteacute de la vertu eacutethique

il est son telos naturel de reacutealiser cette capaciteacute Or lrsquoaccomplissement drsquoun tel telos

naturel nrsquoest peut ecirctre atteint que par le moyen drsquoune communauteacute suffisamment

complexe et cette communauteacute nrsquoest rien drsquoautre que la polis La polis existe en vue

de la vie morale de lrsquohomme Crsquoest donc la vertu eacutethique qui rend la polis possible

b) Lrsquohomme est le seul animal doteacute par nature de la capaciteacute morale Or la vie politique

dans la polis requiert une telle capaciteacute Comme lrsquohomme est le seul agrave satisfaire cette

condition requise il est le seul animal adapteacute agrave la vie politique dans la polis

Lrsquoexistence mecircme de la polis deacutepend de cette laquo nature moraleraquo chez lrsquohomme Crsquoest

donc la vertu eacutethique qui rend la polis possible

Selon Miller drsquoune part donc la polis existe en vue de la capaciteacute morale de lrsquohomme et

drsquoautre part pour son existence la polis deacutepend de cette capaciteacute Miller donne cette

circulariteacute agrave son argument comme une reacuteponse aux critiques de Keyt14 Sa reacuteponse consiste agrave

montrer que lrsquohomme en tant qursquoecirctre moral et la polis sont congeacutenegraveres15 drsquoune part la polis

en tant que communauteacute naturelle existant en vue du bien-vivre trouve ses origines dans la

capaciteacute naturelle pour la moraliteacute chez lrsquohomme drsquoautre part la fin naturelle de lrsquoactiviteacute

politique eacutetant bien-vivre lrsquohomme est le seul animal qui pourrait reacutepondre agrave cette fin Crsquoest

14 Ibid p 34 n 60 Pour sa deacutefense complegravete da la naturaliteacute de la citeacute contre les critiques de Keyt voir p 37-

45 15 Cette connaturaliteacute entre la polis et la capaciteacute morale de lrsquohomme constitue selon Miller une reacuteponse agrave D

Keyt laquo Three Fundemantal Theorems in Aristotlersquos Politics raquo Phronesis 32 1987 p 54-79 parce que ce

dernier dit que la perception de ce qui est juste nrsquoest pas naturelle agrave lrsquohomme mais qursquoelle est acquise par

lrsquoeacuteducation et lrsquohabituation De lagrave il conclut que lrsquohomme ne peut pas ecirctre un animal politique par nature parce

que la capaciteacute qui le rend politique crsquoest-agrave-dire qui lrsquoadapte agrave la vie politique de la polis nrsquoest acquise que par

lrsquoart politique lequel nrsquoest pas naturel

194

ainsi que srsquoexpliquerait lrsquoorigine naturelle de la correacutelation entre le degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute

humaine et sa possession de la polis lrsquohomme cherche naturellement agrave reacutealiser ses capaciteacutes

naturelles pour la vertu et agrave cette fin il rend sa vie communautaire plus politique en fondant

des poleis

V Moraliser la nature Julia Annas

Derriegravere ces analyses de Miller se trouve une reacutefeacuterence16 agrave la distinction que Julia

Annas fait entre la nature simple (laquo mere nature raquo) et la nature au sens plein chez Aristote17

Annas etablit cette distinction en partant de celle qursquoAristote fait entre la vertu naturelle et la

vertu au sens kyrios18 Elle lrsquoapplique particuliegraverement au premier livre des Politiques et aux

questions de lrsquoesclavage de la chreacutematistique et de la polis en tant qursquoentiteacute naturelle Selon

Annas la nature au sens simple deacutesigne chez Aristote laquo the basic material of human beings

which so far from having its own reliable built-in goals can be developed in quite opposite

directions by habit and reason raquo19 Nature dans ce sens nrsquoa aucune implication normative

mais elle deacutesigne tout simplement la naissance humaine Annas contraste cette notion de

nature avec la nature au sens kyrios qui eacutetablit laquo a norm by virtue of being the appropriate

end-point of a thingrsquos development raquo20 Nature dans ce sens repreacutesente un ideacuteal eacutethique et elle

sert drsquoun guide normatif agrave lrsquohomme en lui indiquant le bien vers lequel il doit deacutevelopper sa

nature simple La nature dans ce sens normatif sert donc agrave deacuteterminer ce qui est moralement

16 F D Miller Nature Justice and Rights op cit p 45 17 J Annas laquo Aristotle Nature and Mere Nature raquo le chapitre 4 dans The Morality of Happiness Oxford NY

Oxford University Press 1993 p 142-58 laquo Aristotle on Human Nature and Political Virtue raquo The Review of

Metaphysics 49 1996 p 731-53 laquo Ethical Arguments from Nature Aristotle and After raquo dans Beitraumlge zur

antiken Philosophie Festschrift fuumlr W Kullmann eacuteds H-C Guumlnther et A Rengakos Stuttgart 1997 p 185-97 18 La reacutefeacuterence principale pour cette distinction est EN VI 13 1144b1-12 mais voir aussi EN II 1 1103a18-

26 et Pol VII 13 1332a40-b7 19 J Annas laquo Aristotle on Human Nature and Political Virtue raquo loc cit p 734 Ailleurs (laquo Ethical Arguments

from Nature raquo loc cit p 187) elle la deacutefinit comme suit laquo Nature [in this sense] is simply the basic material

to be developed being a human being rather than some other kind of creature having certain tendencies of

character rather than othershellipit all depends on the way it is developed by reason-guided habituation raquo 20 J Annas laquo Aristotle on Human Nature and Political Virtue raquo loc cit p 735

195

correct et elle constitue un fondement pour la justification morale21 Agrave cet usage normatif de

la notion de la nature Annas donne le nom laquo appel eacutethique agrave la nature raquo22

Annas pense que la notion de la nature agrave laquelle Aristote fait appel dans ses analyses

sur la genegravese de la polis dans les Politiques I 2 ne peut pas ecirctre la nature au sens simple

Dans ce chapitre des Politiques I Aristote aurait fait un appel eacutethique agrave la nature parce que

[w]hen Aristotle says that the city-state is a natural institution he clearly does not

mean that the city-state provides us with morally indifferent material that can be

developed for good or bad He means that the city-state is itself a kind of norm23

Par laquo la polis comme norme raquo Annas veut dire en fait que la polis constitue la fin et la mesure

en fonction de laquelle on eacutevalue les autres communauteacutes naturelles (comme la famille et le

village) et juge leur valeur drsquoideacuteal crsquoest-agrave-dire leur valeur eacutethique selon qursquoelles

correspondent ou pas agrave la compleacutetion de la nature humaine crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoaccomplissement

de ce que lrsquohomme est destineacute agrave ecirctre moralement

Families come together in villages and villages in turn combine into city-states At

each stage the form of life that the association enables its members to live becomes a

wider one which permits the development of a wider range of capabilities and virtues

The city-state Aristotle claims is the widest point at which the coalescing of smaller

units remains natural At this point everything is provided for a human life to be lived

in such a way that it can be the good life the life according to virtue [hellip] The city

state is not in the same way a stage on the development of a wider context needed for

humans to live the good life Human nature requires city-states for full development of

its potential for virtue24

Selon Annas donc la polis existe en vue de la vertu Certes Annas ne parle pas

speacutecifiquement du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme mais Miller le fait en

srsquoappuyant sur les analyses drsquoAnnas Selon cette approche en geacuteneacuterale lrsquohomme est aussi

politique que nrsquoimporte quel autre animal politique en ce qursquoil vit autour drsquoune œuvre une et

commune avec les autres membres de son espegravece Cependant agrave la diffeacuterence des autres

animaux politiques il devient plus politique dans sa poursuite de la vertu crsquoest-agrave-dire en

21 J Annas laquo Aristotle Nature and Mere Nature raquo loc cit p 142 22 J Annas laquo Ethical Arguments from Nature raquo loc cit p 186 23 Ibid p188 24 Ibid p 192

196

complexifiant sa vie communautaire par fonder des poleis en vue de la reacutealisation de ses

capaciteacutes morales Lrsquohomme possegravede la polis et il est agrave ce point politique en vue drsquoecirctre

vertueux parce qursquoil est un ecirctre moral avant drsquoecirctre autre chose la polis est une fin morale

pour lrsquohomme La possession de la polis et devenir plus politique correspondent agrave

lrsquoaccomplissement de la nature humaine dans le sens normatif lrsquohomme est accordeacute par

nature lrsquooffice drsquoecirctre vertueux et il le devient par la polis Crsquoest dans ce sens preacutecis que ces

deux traits (polis et ecirctre plus politique) de la vie politique humaine sont naturels

VI Moraliser la polis lrsquohomme doit ecirctre plus politique

Cette approche moralisante agrave ecirctre plus politique et donc agrave la possession de la polis

trouve une expression encore plus inteacuteressante dans lrsquointerpreacutetation que Maurice Defourny

donne pour les lignes 1253a9-18 des Politiques I Apregraves avoir citeacute ce dernier passage

Defourny conclut que selon Aristote la nature nous a donneacute le sentiment de la justice parce

qursquoelle veut que nous glorifions la justice en fondant des Eacutetats

De tous les animaux lrsquohomme est seul ainsi qursquoen teacutemoigne le don exclusif de la

parole agrave posseacuteder le sentiment de la justice Ce sentiment nrsquoest drsquoaucune utiliteacute en

dehors de la vie collective justice implique relation entre plusieurs individus Si la

nature ne fait rien en vain se trouve par lagrave attesteacute une fois de plus notre vocation

sociale En nous reacuteservant ce sentiment et en lrsquoimpriment profondeacutement dans notre

cœur en nous donnant une faculteacute speacuteciale pour le manier et le communiquer la

nature a marqueacute son vœu intime de nous placer dans une civilisation ougrave lrsquoideacutee de la

justice puisse srsquoeacutepanouir et vivifier tous les rapports25

Lrsquoaspect le plus inteacuteressant de ce passage est le glissement de sens que subit dans les mains

de Defourny le principe aristoteacutelicien de la teacuteleacuteologie naturelle selon lequel laquo la nature ne

fait rien en vain raquo Selon Defourny le don que la nature a accordeacute agrave lrsquohomme selon ce

principe nrsquoest plus le langage comme Aristote lrsquoexprime explicitement dans le passage de

reacutefeacuterence des Politiques mais il est le sentiment de la justice

Plus inteacuteressant pour notre sujet est le fait que ce mecircme glissement change la

teacuteleacuteologie de lrsquoEacutetat aussi Defourny ne dit pas que le sentiment de la justice est donneacute en vue

de la vie politique Il dit lrsquoinverse selon lui dans une perspective aristoteacutelicienne lrsquoEacutetat

25 Maurice Defourny Aristote Etudes sur la laquo Politique raquo Paris Beauchesne 1932 p 386

197

existerait en vue de notre sentiment de la justice La nature nous destine agrave vivre dans

lrsquoEacutetat parce que ce dernier est pour notre sentiment de la justice La justice implique par

deacutefinition le rapport agrave autrui La nature aurait donc donneacute ce sentiment agrave lrsquohomme pour qursquoil

eacutetablisse des rapports avec autrui Pour que cette volonteacute de la nature ne soit pas en vain on

doit ecirctre plus politique et aller fonder des Eacutetats LrsquoEacutetat reacutepond et correspond agrave

lrsquoaccomplissement de notre laquo vocation sociale raquo laquelle consiste agrave eacutetablir des rapports entre

les individus par lesquels le sentiment de la justice peut srsquoexercer et se reacutealiser selon

lrsquoAristote de Defourny la vocation sociale de lrsquohomme serait une (con)vocation morale Si

donc lrsquohomme est destineacute agrave aller jusqursquoagrave fonder des Eacutetats crsquoest qursquoil est destineacute par nature agrave

ecirctre un lsquoagentrsquo de la justice Lrsquohomme vit dans les communauteacutes parce que son sentiment de

la justice le requiert La justice cherche lrsquoautrui et elle le cherche jusqursquoelle se reacutealise

pleinement ce qui nrsquoest possible que dans lrsquoEacutetat Crsquoest ainsi qursquoexplique aussi Defourny le

reacutecit aristoteacutelicienne sur la genegravese de la polis aussi La nature chercherait agrave deacutepasser la famille

et le village parce qursquoagrave ces niveaux de sociabiliteacute elle ne peut satisfaire que meacutediocrement

son vœu de placer lrsquohomme dans une civilisation marqueacutee par la pleine reacutealisation de la

justice 26 Les communauteacutes plus eacuteleacutementaires sont certes utiles agrave la justice mais pas

suffisamment Bref pour Aristote lrsquohomme serait cet animal politique preacutecis qursquoil est parce

que ce nrsquoest qursquoainsi qursquoil peut rendre de maniegravere satisfaisante son service agrave ses sentiments

moraux

Ce glissement atteste parfaitement lrsquoambiguumliteacute de dire que lrsquohomme possegravede la polis

(et donc qursquoil est plus politique) parce qursquoil a le sentiment de la justice Selon lrsquointerpreacutetation

de Defourny lrsquohomme vit dans la polis et il parle pour que ce don (le sentiment de la justice)

de la nature ne soit pas en vain crsquoest donc parce qursquoil a le sentiment de la justice que

lrsquohomme possegravede la polis et devient tant politique La nature nous a donneacute un trait qui ne peut

ecirctre utiliseacute que socialement Drsquoougrave suppose Defourny le devoir social de lrsquohomme chez

Aristote Cet emploie du principe teacuteleacuteologique laquo la nature ne fait rien en vain raquo est lrsquoinverse

de ce qursquoAristote lui-mecircme entend par ce principe Selon Aristote ce nrsquoest pas parce que

lrsquoanimal possegravede tel ou tel trait qursquoil fait aussi lrsquoaction ou lrsquoergon correspondant crsquoest

lrsquoinverse Autrement dit un animal ne poursuit pas une fin parce qursquoil a un trait qui le rend

capable agrave poursuivre cette fin mais il a ce trait en question parce qursquoil a une certaine fin27 Or

crsquoest un problegraveme geacuteneacuteral dans lrsquointerpreacutetation moralisante de lrsquoanimal politique

aristoteacutelicien dans toutes les versions de cette approche lrsquohomme serait plus politique parce

26 Ibid p 386-7 27 Cf PA IV 12 694b13

198

qursquoil peut lrsquoecirctre et il fonderait la polis parce qursquoil peut le faire Selon lrsquointerpreacutetation

moralisante du politikon humain crsquoest parce que ce dernier peut parler drsquoune maniegravere agrave mettre

en commun ses sentiments moraux qursquoil possegravederait la polis et se diffeacuterencierait de cette

maniegravere preacutecise par rapport aux autres animaux politiques

Lisons la suite des analyses de Defourny au sujet de la neacutecessiteacute de lrsquoEacutetat Pour rendre

compte de ce qursquoAristote aurait entendu de la naturaliteacute de la naissance de la citeacute Defourny

revient sur cette eacutetape de lrsquoeacutevolution sociale ougrave lrsquohomme passe au-delagrave de la famille et

rencontre les familles autres que la sienne

Deux familles distinctes sont deux mondes indeacutependants Aucun code aucune loi ne

deacutefinit leurs rapports Il nrsquoy a pas crime agrave verser le sang de lrsquoeacutetranger il nrsquoy a pas faute

agrave lui deacuterober son bien il nrsquoy a pas souillure agrave ravir ou agrave violer ses femmes Crsquoest le

regravegne de la force brute et tous les conflits se liquident par la force Lrsquohomme sauf

dans une certaine mesure vis-agrave-vis des siens nrsquoy obeacuteit pas au sentiment de la justice

Bien mieux ce sentiment est obliteacutereacute Il y a confusion du bien et du mal [hellip] Pour que

la justice reacutecupegravere ses droits et regravegne universellement il faut des lois il faut des juges

il faut une organisation politique [hellip] LrsquoEacutetat est le milieu ougrave se deacuteveloppe et se reacutealise

le sentiment de la justice La nature ne nous trompe pas crsquoest le principe le plus ferme

de la philosophie drsquoAristote tout impreacutegneacutee de teacuteleacuteologie Elle nous tromperait si nous

octroyant ce sentiment privileacutegieacute elle nous refusait inexorablement lrsquoaccegraves agrave la

civilisation politique28

Dans le passage du Pol I 2 auquel renvoient ces analyses de Defourny il srsquoagit bien drsquoune

correacutelation entre le sentiment de la justice et la polis en tant qursquoinstitution politique Ce que

Defourny entend par cette correacutelation est le suivant Lrsquoexistence de lrsquoEacutetat suit neacutecessairement

notre sentiment de la justice Crsquoest le vœu de la nature parce que sans Eacutetat notre sentiment de

la justice se trouve obliteacutereacute LrsquoEacutetat serait donc lrsquoœuvre de la nature parce que

lrsquoeacutepanouissement de la justice eacutetant la fin naturelle de lrsquohumaniteacute lrsquohomme serait

naturellement destineacute (parfois malgreacute lui-mecircme si jamais son sentiment de la justice se trouve

obliteacutereacute) agrave reacutealiser cette fin ndash ce qui nrsquoest possible que par lrsquoagencement de lrsquoEacutetat Donc

lrsquoEtat reacutesoudrait par nature et vertueusement tous les problegravemes concernant la justice il serait

lrsquoincarnation de la vertu de la justice Une telle naturaliteacute pour la polis eacuteliminerait toute

possibiliteacute de la stasis dans cette communauteacute Or cela est loin drsquoecirctre le cas et Aristote le

savait Les deacutemocrates et les partisans de lrsquooligarchie bien qursquoils parlent de ce qui est juste

28 M Defourny Aristote Etudes sur la laquo Politique raquo op cit p 387

199

jusqursquoagrave un certaine point (Pol III 9 1280a21) ils sont tous erroneacutes dans leur jugement au

sujet du juste absolu et la nature nrsquoen prend pas soin

Drsquoune faccedilon ou drsquoune autre il est eacutevident que dans le Pol I 2 il srsquoagit drsquoeacutetablir pour

Aristote une correacutelation entre la possession de la polis par lrsquohomme son sentiment du juste et

de lrsquoinjuste sa capaciteacute langagiegravere et son ecirctre plus politique par rapport aux autres animaux

greacutegaires Or la difficulteacute qui nous occupe ici concerne lrsquoexplication qursquoil faut donner pour

cette correacutelation Selon lrsquointerpreacutetation moralisante cette correacutelation doit se comprendre selon

une finaliteacute morale le degreacute speacutecifique de sa politiciteacute et sa possession de la polis

constitueraient un bien moral pour lrsquohomme Lrsquoexplication de ce pheacutenomegravene requerrait donc

une analyse normative de la finaliteacute qui deacutetermine la correacutelation entre les traits politiques de

lrsquohomme

VII Vers une interpreacutetation non-normative du politikon humain

Lrsquoanalyse moralisante de la teacuteleacuteologie du politikon humain deacutepend drsquoune fausse

substitution du laquo bien-vivre raquo par la laquo vertu raquo dans la fameuse formulation aristoteacutelicienne

selon laquelle laquo la polis existe en vue de bien-vivre raquo (Pol I 2 1252b30) Je ne pense pas

que ces commentateurs veulent vraiment identifier la vertu avec le bonheur parce que dans le

premier livre de lrsquoEthique agrave Nicomaque Aristote pose une distinction nette et drsquoailleurs tregraves

connue entre la vertu et le bonheur selon lui la vertu est en vue du bonheur et ces deux ne

sont pas identiques Cependant cette substitution semble toujours faisable dans la mesure ougrave

dans un autre passage de lrsquoEN Aristote affirme que la communauteacute politique existe en vue

des actions vertueuses29 Agrave partir drsquoici il pourrait sembler loisible de dire avec Annas par

exemple que la polis existe en vue du deacuteveloppement de la potentialiteacute de lrsquohomme pour la

vertu Apregraves tout Aristote accepte qursquolaquo avec ceux qui plaident [dans leur deacutefinition du

bonheur] en faveur de la vertu ou drsquoune certaine vertu notre argument est en accord puisque

crsquoest elle que manifeste lrsquoacte vertueux [hellip] Parce que la vertu en exercice neacutecessairement

agira et elle agira bien raquo30

Or il faut revenir sur ce preacutesupposeacute principal de lrsquoapproche moralisante parce

qursquoAristote ne dit pas laquo La polis existe en vue de bien-vivre crsquoest-agrave-dire en vue de la

29 Pol III 9 1281a2-3 30 EN I 8 1098b30-1099a3

200

vertu raquo Il ne dit pas non plus qursquoelle existe pour le deacuteveloppement de la potentialiteacute de

lrsquohomme pour la vertu

Dans le premier livre de lrsquoEthique agrave Nicomaque ougrave Aristote discute le statut du bien

suprecircme du bonheur il nie plusieurs fois le statut du bien suprecircme agrave la vertu Dans lrsquoun de ces

passages Aristote souligne explicitement lrsquoerreur de prendre la vertu comme la fin ultime de

la vie de citoyenneteacute et de la vie politique Au sujet des gens qui se donnent agrave lrsquoaction

politique Aristote dit que dans leur poursuite de lrsquohonneur ces gens poursuivent la vertu

comme leur bien ultime parce qursquoils cherchent agrave ecirctre appreacutecieacutes comme des hommes de bien

Il est donc eacutevident que drsquoapregraves eux crsquoest la vertu qui lrsquoemporte et du coup crsquoest

plutocirct celle-ci la fin de lrsquoexistence politique (tou politikou biou) agrave ce qursquoon peut

supposer Cependant elle apparaicirct trop peu comme une fin elle aussi Il semble en

effet qursquoon puisse encore dormir tout en ayant la vertu ou rester inactif la vie durant et

par surcroicirct subir des malheurs et les infortunes les plus grandes Or nul dirait de celui

qui vit de la sorte qursquoil est heureux (I 5 1095b29-1096a2)

Au prime abord il semble qursquoil y a une divergence entre le mode de vie dont il est question

dans ce passage et la raison pour laquelle Aristote nie agrave la vertu le statut drsquoecirctre le bien

suprecircme La vertu est ἀτελεστέρα pour ecirctre la fin ultime parce qursquoelle nrsquoest qursquoune disposition

et elle est marqueacutee par la possibiliteacute drsquoἀπρακτεῖν Or la vertu des hommes politiques laquo agit raquo

parce qursquoils sont des gens drsquoaction Lrsquoideacutee est la suivante les hommes politiques attendent

drsquoecirctre honoreacutes dans la citeacute en fonction de leur capaciteacute drsquoagir vertueusement A priori ils sont

des hommes vertueux et ils se considegraverent comme vertueux parce qursquoils peuvent ainsi agir

Les hommes politiques considegraverent les honneurs comme une reacutecompense pour les traits de

caractegravere qui les font capables drsquoagir de maniegravere agrave meacuteriter ces honneurs Ils veulent que leurs

actions soient reconnues et appreacutecieacutees comme les manifestations de leur vertu

Il y a plusieurs passages surtout dans le livre I de lrsquoEN ougrave on trouve cette distinction

entre la vertu et le bonheur31 Or chaque fois il ne srsquoagit en fait pas seulement de distinguer

la vertu du bonheur mais (comme il ressort deacutejagrave du dernier passage sur les hommes

politiques) une distinction plutocirct tripartite se deacutegage la vertu lrsquoaction conforme agrave la vertu et

le bonheur Aristote parle mecircme de maniegravere agrave preacutevoir un deacutecalage de temps entre laquo le

31 Voir surtout EN I 7 1097a34-b6 et 8 1098b30-1099a3

201

truchement des vertus raquo32 et le bonheur crsquoest par lrsquointervention des vertus que lrsquoon sera

heureux

Le bonheur est certes la chose la plus divine pour lrsquohomme mais cela ne veut pas dire

qursquoil est impossible de lrsquoatteindre par le soin humain dit Aristote Si le bonheur est agrave la porteacutee

de lrsquohomme crsquoest qursquoil peut ecirctre attient agrave travers la vertu et agrave travers drsquoun certain

apprentissage et drsquoexercice Le bonheur est en effet un laquo surproduit raquo de lrsquoeffort humaine il

en paraginetai 33

Mecircme si [le bonheur] nrsquoest pas envoyeacute par les dieux et [mecircme srsquoil] advient au

contraire agrave travers de la vertu crsquoest-agrave-dire drsquoun certain apprentissage ou drsquoun exercice

[δι ἀρετὴν καί τινα μάθησιν ἢ ἄσκησιν παραγίνεται] le bonheur fait partie des biens

les plus divins car la reacutecompense de la vertu et sa fin sont manifestement le bien

suprecircme [] Neacuteanmoins ce peut ecirctre aussi un bien partageacute par beaucoup puisqursquoil

est accessible agrave tous ceux qui nrsquoont pas de handicap pour la vertu moyennant un

certain apprentissage et de lrsquoapplication raquo (EN I 9 1099b14-20)

VIII La nature du rapport entre le bonheur la vertu et lrsquoaction vertueuse

Cependant cette ideacutee du bonheur comme un laquo surproduit raquo de la vertu ou de lrsquoactiviteacute

vertueuse pose un autre problegraveme concernant la nature du rapport entre ces trois Srsquoagit-il

drsquoun rapport de moyens-fin entre les vertus et lrsquoaction vertueuse drsquoune part et le bien-vivre

de lrsquoautre part Est-ce que leur lien relegraveve de lrsquoordre des technai ougrave lrsquousage que lrsquoon fait des

32 EN I 7 1097b5 Dans le contexte geacuteneacuteral (1097a25-b6) il srsquoagit drsquoindiquer la diffeacuterence de degreacute entre les

finaliteacutes de nos actions 33 Le paragraphe suivant est en effet la reacuteponse drsquoAristote agrave lrsquoaporie suivante laquo [O]n se demande [au sujet du

bonheur] srsquoil srsquoagit drsquoun bien qursquoon peut acqueacuterir par lrsquoapprentissage lrsquohabitude ou encore quelque autre

exercice ou encore srsquoil eacutechoit comme le sort par quelque divine faveur voire en raison de la fortune [ἀπορεῖται

πότερόν ἐστι μαθητὸν ἢ ἐθιστὸν ἢ καὶ ἄλλως πως ἀσκητόν ἢ κατά τινα θείαν μοῖραν ἢ καὶ διὰ τύχην

παραγίνεται] raquo (I 9 1099b9-11) Un passage du Protreptique (Duumlring B 41 1-5) eacutetablit un rapport semblable

entre la phronesis et le bien humain Or dans ce passage la distinction est tripartite entre la phronesis lrsquoenergeia

conforme agrave la phronesis et lrsquoagathon laquo La sagesse et la connaissance doivent ecirctre choisies pour elles-mecircmes

par les hommes (car sans elles il nrsquoest pas possible de vivre en hommes) mais elles sont eacutegalement utiles pour

lrsquoexistence rien de bon en effet ne nous vient qui ne soit le reacutesultat drsquoun raisonnement et drsquoune activiteacute

conforme agrave la sagesse [τὸ φρονεῖν καὶ τὸ γιγνώσκειν ἐστὶν αἱρετὸν καθ αὑτὸ τοῖς ἀνθρώποις (οὐδὲ γὰρ ζῆν

δυνατὸν ὡς ἀνθρώποις ἄνευ τούτων) χρήσιμόν τ εἰς τὸν βίον ὑπάρχει οὐδὲν γὰρ ἡμῖν ἀγαθὸν παραγίγνεται ὅ

τι μὴ λογισαμένοις καὶ κατὰ φρόνησιν ἐνεργήσασιν τελειοῦται] raquo

202

moyens vise une fin ou une œuvre au-delagrave (para) du simple exercice de lrsquoart Crsquoest lagrave que

Gauthier et Jolif voient une laquo incoheacuterence fonciegravere raquo de la theacuteorie aristoteacutelicienne de lrsquoaction

morale Selon eux cette incoheacuterence vient de ce qursquoAristote prend son modegravele pour lrsquoaction

morale sur la structure de lrsquoactiviteacute technique

[Aristote] applique agrave lrsquoaction morale des analyses conccedilues pour rendre compte de la

production et il se trouve par lagrave ameneacute agrave lrsquoexpliquer en termes de relativiteacute au lieu de

drsquoecirctre sa fin agrave elle-mecircme lrsquoaction morale devient un moyen de faire autre chose

qursquoelle-mecircme le bonheur34

Un passage crucial sur cette question du rapport entre la vertu et le bonheur vient du chapitre

12 de lrsquoEN I Ce chapitre srsquooccupe de la question de savoir si le bonheur se range parmi les

choses louables (τῶν ἐπαινετῶν) ou plutocirct parmi les choses honorables (τῶν τιμίων ndash

1101b10-11) Selon Aristote on loue les choses parce qursquoelles sont drsquoune certaine qualiteacute ou

parce qursquoelles sont relatives agrave quelque chose bonne (πᾶν τὸ ἐπαινετὸν τῷ ποιόν τι εἶναι καὶ

πρός τι πῶς ἔχειν ἐπαινεῖσθαι ndash b12-14) La vertu fait partie des choses louables parce qursquoelle

est une qualiteacute qui rend lrsquohomme capable drsquoaccomplir des actions nobles On la loue donc agrave la

fois du fait de son ecirctre une certaine qualiteacute et par reacutefeacuterence agrave son œuvre35 Quant au bonheur

comme il est le principe par reacutefeacuterence auquel tout ce que lrsquohomme fait est exeacutecuteacute il meacuterite

quelque chose de plus et mieux que la louange laquo Nul en effet ne loue le bonheur comme on

loue ce qui est juste au contraire on le tient pour un bien plus divin et meilleur qursquoon

ceacutelegravebre en termes de feacuteliciteacute [ὡς θειότερόν τι καὶ βέλτιον μακαρίζει] raquo (b26-27) Le bonheur

34 R A Gauthier et J Y Jolif Aristote LrsquoEthique agrave Nicomaque Tome II ndash Premiegravere Partie Commentaire

Livres I-V Louvain-La-Neuve Edition Peeters 2002 p 7 Ils font cette remarque en commentant EN I 1

10945a16-18 David Ross deacutejagrave en 1923 dans son Aristotle London Methuen amp Co 1923 fait eacutetat de la mecircme

difficulteacute laquo Aristotlersquos ethics is definitely teleological morality for him consists in doing certain actions not

because we see them to be right in themselves but because we see them to be such as will bring us nearer to the

lsquogood for manrsquo This view however cannot really be reconciled with the distinction he draws between action or

conduct which is valuable in itself and production which derives its value from the lsquoworkrsquo [hellip] The distinction

is not without influence on his ethics but in the main the category of means and end is that by which he

interprets human action raquo (p 198)

35 Voir aussi EE II 2 1220a7-8 laquo ἐπαινετὸν γὰρ ὑπέκειτο ἡ ἀρετὴ ἢ τὸ ἔργον ταῦτα δ οὐκ ἐνεργεῖ ἀλλ εἰσὶν

αὐτῶν ἐνέργειαι raquo Lrsquoœuvre agrave laquelle la vertu est relative est loueacutee non pas en tant qursquoaccomplie mais en tant

que quelque chose de bon en elle-mecircme qui meacuterite drsquoecirctre choisie pour elle-mecircme Crsquoest dans ce sens qursquoil faut

comprendre lrsquoaffirmation de EN I 12 1101b14-16 laquo Car si nous louons le juste le courageux ou globalement

lrsquohomme bon et sa vertu crsquoest en raison de leurs actes et de leurs œuvres [τὸν γὰρ δίκαιον καὶ τὸν ἀνδρεῖον καὶ

ὅλως τὸν ἀγαθόν τε καὶ τὴν ἀρετὴν ἐπαινοῦμεν διὰ τὰς πράξεις καὶ τὰ ἔργα] raquo

203

fait donc partie des choses honorables et acheveacutees (ἐστὶν ἡ εὐδαιμονία τῶν τιμίων καὶ τελείων

ndash 1102a1) Cette distinction entre la louange et la feacutelicitation est introduite ici afin de reacuteveacuteler

le statut de fin ultime du bonheur Agrave part cette distinction entre le louable et le honorable

dans ce mecircme chapitre de lrsquoEN I Aristote fait mention en passant de lrsquoeacuteloge (ἐγκώμιον) qui

appartiennent aux œuvres des vertus36 Il srsquoagit bien drsquoune distinction tripartite drsquoune part il

y a les dispositions que lrsquoon loue drsquoautre part il y a les œuvres de ces derniegraveres auxquelles

on adresse ses eacuteloges et il y a enfin la preacutedication de laquo bienheureux raquo (la feacutelicitation) qui

constitue le fin ultime de ces preacuteceacutedents et qui meacuterite une ceacuteleacutebration plus divine que la

louange et lrsquoeacuteloge Ces trois choses sont bien agrave distinguer selon Aristote Dans un passage

correspondant de lrsquoEthique agrave Eudegraveme Aristote fait cette distinction drsquoune maniegravere encore

plus explicite

En outre pourquoi le bonheur nrsquoest-il pas objet de louanges Crsquoest que les autres

choses sont loueacutees gracircce agrave lui ou bien en srsquoy rapportant ou bien en en constituant des

parties Crsquoest pourquoi la feacutelicitation la louange et lrsquoeacuteloge sont diffeacuterents en effet

lrsquoeacuteloge parle drsquoune œuvre particuliegravere la louange porte sur le caractegravere en geacuteneacuteral

tandis que la feacutelicitation porte sur la fin [διὸ ἕτερον εὐδαιμονισμὸς καὶ ἔπαινος καὶ

ἐγκώμιον τὸ μὲν γὰρ ἐγκώμιον λόγος τοῦ καθ ἕκαστον ἔργου ὁ δ ἔπαινος τοιοῦτον

εἶναι καθόλου ὁ δ εὐδαιμονισμὸς τέλους] (II 1 1219b11-16)37

Ce passage nous conduit agrave un autre passage de la Rheacutetorique ougrave Aristote dissertant sur les

sujets du genre eacutepidictique du discours oratoire ouvre une parenthegravese et fait une remarque

plus preacutecise sur le rapport mutuel entre la vertu lrsquoacte vertueux et le bonheur

La louange est un discours qui met en relief la grandeur dune vertu [hellip] Leacuteloge porte

sur les actes [τὸ δ ἐγκώμιον τῶν ἔργων ἐστίν] [hellip] Crsquoest pourquoi nous faisons

leacuteloge dapregraves les actes [διὸ καὶ ἐγκωμιάζομεν πράξαντας] mais les actes sont des

indices de lhabitude morale puisque nous ceacuteleacutebrons les louanges dun tel

indeacutependamment des choses quil a faites si nous sommes fondeacutes agrave le croire capable

de les faire [hellip] La beacuteatification et la feacutelicitation ne font quun seul genre deacuteloge par

rapport agrave celui qui en est lobjet mais ces genres diffegraverent des preacuteceacutedents [la louange et

lrsquoeacuteloge] de mecircme que le bonheur comprend la vertu la feacutelicitation comprend aussi

36 EN I 12 1101b31-34 laquo La louange en effet srsquoadresse agrave la vertu puisque lrsquoaptitude agrave exeacutecuter les belles

actions vient de celle-ci et les eacuteloges vont aux œuvre [ὁ μὲν γὰρ ἔπαινος τῆς ἀρετῆς πρακτικοὶ γὰρ τῶν καλῶν

ἀπὸ ταύτης τὰ δ ἐγκώμια τῶν ἔργων] raquo 37 La traduction de Deacutecarie modifieacutee

204

ces genres [μακαρισμὸς δὲ καὶ εὐδαιμονισμὸς αὑτοῖς μὲν ταὐτά τούτοις δ οὐ ταὐτά

ἀλλ ὥσπερ ἡ εὐδαιμονία τὴν ἀρετήν καὶ ὁ εὐδαιμονισμὸς περιέχει ταῦτα] (I 9

1367b28-35)

Selon la derniegravere phrase de ce passage il srsquoagit drsquoun rapport de compreacutehension entre la vertu

et lrsquoaction vertueuse drsquoune part et le bonheur de lrsquoautre part et les discours relatifs agrave ces

eacuteleacutements reflegravetent ce mecircme rapport Cependant il y a une asymeacutetrie dans la formulation de

cette phrase En ce qui regarde le niveau des discours il est deux aspects enveloppeacutes par la

feacutelicitation (εὐδαιμονισμὸς) la louange portant sur la disposition vertueuse et lrsquoeacuteloge portant

sur lrsquoœuvre relative de cette disposition Alors qursquoau niveau des laquo objets raquo de ces discours le

bonheur est dit comprendre la vertu toute seule Or cette asymeacutetrie ne peut ecirctre qursquoapparente

la deacutefinition aristoteacutelicienne du bonheur ἡ κατ ἀρετήν ἐνέργεια fait reacutefeacuterence agrave la fois agrave la

disposition et agrave son activiteacute correspondante38 Cela dit la structure qui attend une explication

est la suivante drsquoune part la vertu et lrsquoaction vertueuse en geacuteneacuterale sont en vue du bonheur

(ce qursquoon fait on le fait en vue du bonheur) et lagrave il srsquoagit drsquoun rapport teacuteleacuteologique mais

drsquoautre part crsquoest un rapport de periechein qui les lie Il srsquoagit donc drsquoun rapport teacuteleacuteologique

qui se structure comme un rapport drsquoenveloppement Dans quel sens donc le bonheur

enveloppe drsquoune maniegravere teacuteleacuteologique lrsquoaction vertueuse et la vertu

IX Le laquo contenu raquo du bonheur

Les choses se compliquent davantage par la question de savoir si dans la deacutefinition du

bonheur on a affaire agrave une seule vertu et agrave une seule sorte drsquoaction ou bien aux plusieurs

vertus et aux plusieurs sortes drsquoaction Dans le livre X de lrsquoEthique agrave Nicomaque cette

38 Voir EN I 8 1098a30-33 ougrave Aristote se met agrave montrer la correspondance partielle entre sa propre conception

du bonheur et celles des autres et tregraves probablement celles des Acadeacutemiciens contemporains laquo Ainsi donc avec

ceux qui plaident en faveur de la vertu ou drsquoune certaine vertu notre argument est en accord puisque crsquoest elle

que manifeste lrsquoacte vertueux Mais une diffeacuterence qui nrsquoest peut-ecirctre pas neacutegligeable seacutepare nos conceptions du

bien suprecircme faut-il le placer dans une disposition ou dans un acte raquo Burnet voit dans ce passage une

reacutefeacuterence agrave Speusippe et agrave Xeacutenocrate laquo This is where Aristotle parts company with Speusippos who defined

eudaimonia as hexis teleia and Xenocrates who defined it as ktecircsis tecircs oikeias arecirctesraquo (The Ethics of Aristotle

edited with an Introduction and Notes London Methuen amp Co 1900 p 42 n 9) Alexander Grant pense que

cette deacutefinition aristoteacutelicienne du bonheur est drsquoaccord avec inclut et rencheacuterit sur la deacutefinition selon laquelle

laquo la vertu est bonheur raquo (The Ethics of Aristotle illustrated with Essays and Notes TI London Longmans

Green and Co 1885 p 456 n 7) Lrsquoenrichissement selon Grant et selon Burnet apregraves lui consiste dans la

substitution de laquo hexis raquo ou de laquo ktesis raquo par laquo energeia raquo ou laquo chresis raquo

205

question semble ecirctre trancheacutee en faveur de la seule activiteacute contemplative et de sa vertu

propre agrave savoir la sophia Cependant dans le livre I certaines formulations drsquoAristote

suggegraverent une multipliciteacute drsquoactiviteacute pour le laquo contenu raquo du bonheur

La question se pose deacutejagrave agrave partir de la deacutefinition de lrsquoergon de lrsquohomme comme ζωή

πρακτική τις τοῦ λόγον ἔχοντος (EN I 7 1098a3-4) Lorsqursquoil donne agrave la fin de son

argument sur lrsquoergon de lrsquohomme une premiegravere deacutefinition du bien humain Aristote dit laquo Le

bien humain [est] un acte de lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus lrsquoacte qui

traduit la plus parfaite et la plus finale raquo (1098a16-18) Plusieurs vertus suggegraverent plusieurs

activiteacutes Bien que cette premiegravere formulation exprime une reacuteticence au sujet du nombre des

vertus Aristote opte ici pour la meilleure des vertus Or quelque lignes plus loin au deacutebut du

chapitre suivant Aristote srsquoexprime drsquoune maniegravere moins trancheacutee et affirme que sa deacutefinition

du bonheur est en conformiteacute avec les opinions accepteacutees par laquo les eacutetudiants de philosophie raquo

et selon lesquelles le bien suprecircme consiste dans les praxeis et les energeias de lrsquoacircme (8

1098b15-16) Et vers la fin de ce mecircme chapitre ougrave il reprend sa propre deacutefinition du bonheur

Aristote parle en pluriel et laisse ouverte la possibiliteacute que le bonheur puisse ecirctre constitueacute de

plusieurs activiteacutes Il affirme que le bonheur tient ensemble des qualiteacutes drsquoecirctre le plus noble

le plus plaisant et le plus belle et dit que laquo tous ces caractegraveres appartient en effet aux activiteacutes

les meilleurs Or ce sont elles ou lrsquoune drsquoentre elles la meilleure nous lrsquoavons dit qui

constituent le bonheur [ἅπαντα γὰρ ὑπάρχει ταῦτα ταῖς ἀρίσταις ἐνεργείαις ταύτας δέ ἢ μίαν

τούτων τὴν ἀρίστην φαμὲν εἶναι τὴν εὐδαιμονίαν]raquo (1099a29-31)39

Cette question est lieacutee agrave la difficulteacute portant sur le sens exacte de lrsquoadjective laquo teleios raquo

qursquoAristote emploie pour qualifier agrave la fois lrsquoactiviteacute dans laquelle consiste le bonheur et sa

vertu relative40 Ces questions donnent lieu agrave une poleacutemique tregraves connue entre les interpregravetes

depuis lrsquoAntiquiteacute au sujet du laquo contenu raquo du bonheur aristoteacutelicien41 le bonheur selon

Aristote a-t-il un contenu exclusif ou inclusif Pour ceux qui prennent le mot laquo teleios raquo

comme deacutesignant la perfection qualitative drsquoune chose le bonheur consisterait dans un seul

type drsquoactiviteacute Cette activiteacute serait lrsquoactiviteacute humaine la plus haute et elle serait accomplie de

maniegravere laquo indeacutepassable raquo selon son excellence propre laquelle serait ducirc agrave sa relativiteacute agrave

39 Voir aussi EN I 10 1100b12-13 40 Dans un passage qui correspond agrave lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme de lrsquoEN lrsquoEthique agrave Eudegraveme donne la

deacutefinition suivant pour le bonheur le bonheur est laquo lrsquoactiviteacute drsquoune vie parfaite selon la vertu parfaite raquo (II 1

1219a38-39) 41 Sur cette question voir Pierre Destreacutee laquo Bonheur et compleacutetude raquo dans Aristote Bonheur et vertus eacuted Pierre

Destreacutee Paris PUF 2003 p 43-77

206

lrsquoactiviteacute humaine la plus haute la vertu la meilleur et la plus parfaite (aristecirc kai teleiocirctate ndash

EN I 6 1098a18)42 Cette entente exclusiviste du bonheur aristoteacutelicien donne lieu agrave deux

possibiliteacutes interpreacutetatives soit on deacutefend lrsquoideacutee que le bonheur consiste dans lrsquoactiviteacute

contemplative et dans sa vertu correspondant agrave savoir la sophia soit on dit qursquoil srsquoagit de

lrsquousage laquo deacutelibeacuteratif raquo de la raison dans le domaine de la moraliteacute et de sa vertu relative agrave

savoir la phronesis En revanche une deuxiegraveme voie interpreacutetative srsquoouvre si on comprend le

mot laquo teleios raquo dans le sens drsquoune perfection plutocirct quantitative drsquoecirctre complet43 Dans ce cas-

lagrave selon Pierre Destreacutee le bonheur serait laquo constitueacute de lrsquoensemble des activiteacutes humaines

dirigeacutees par la raison ainsi que des conditions mateacuterielles qui rend possibles ces activiteacutes raquo

cela dit lrsquoexpression laquo la vertu la plus complegravete raquo deacutesignerait laquo lrsquoexcellence de lrsquoensemble des

activiteacutes de la raison aussi bien theacuteoreacutetique que pratique raquo44

Cependant en ce qui concerne le problegraveme du rapport du bien suprecircme agrave ces aspects

constitutifs (les vertus et les actions vertueuses) les interpreacutetations exclusiviste et inclusiviste

ne sont pas de vrais alternatifs parce qursquoil y a une dimension temporelle du bien suprecircme

qursquoelles ne prennent pas en compte Mecircme si on accepte que le bonheur ne consiste que dans

une seule et unique sorte drsquoactiviteacute dans la mesure ougrave une seule instance de ce type drsquoactiviteacute

ne nous permettra pas de qualifier son agent de bienheureux45 le bonheur requerrait une

continuiteacute de cette activiteacute le long de la vie de lrsquoagent et cela de faccedilon agrave produire une certaine

maniegravere drsquoexistence (bios) Ce qui est vrai pour lrsquointerpreacutetation exclusive lrsquoest pour

lrsquointerpreacutetation inclusive aussi on ne saurait atteindre le bonheur que si on perpeacutetue

lrsquoensemble de ses activiteacutes constitutives Drsquoune faccedilon ou de lrsquoautre le fait que le bonheur

laquo enveloppe raquo ses activiteacutes constitutives aura une dimension temporelle Quelque soit donc

notre interpreacutetation pour le laquo contenu raquo du bonheur en raison de cette dimension temporelle

42 Cette interpreacutetation srsquoappuierait sur lrsquoun des sens qursquoAristote donne dans le livre Delta de la Meacutetaphysique

pour lrsquoadjectif laquo teleion raquo laquo Accompli se dit [hellip] de ce qui dans lrsquoordre de lrsquoexcellence et en bien ne peut ecirctre

deacutepasseacute relativement agrave son genre par exemple un meacutedecin est accompli et un flucirctiste est accompli quand ils

nrsquoont aucun deacutefaut selon la forme de leur excellence particuliegravere raquo (16 1021b14-17) 43 Ce sens correspondrait agrave celui qursquoon dit pour les choses dont laquo aucune partie de leur grandeur naturelle ne fait

defaut raquo (MetΔ 16 1021b33) 44 P Destreacutee laquo Bonheur et compleacutetude raquo loc cit p 44-45 Destreacutee deacutefend cette deuxiegraveme strateacutegie inclusive 45 Comme la conclusion de lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme on lit laquo Le bien humain est donc un acte de

lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus lrsquoacte qui traduit la plus parfaite et la plus finale Encore

faut-il que ce soit dans une existence qui atteint sa fin car une seule hirondelle ne fait pas le printemps non plus

qursquoun seul beau jour Or de la mecircme faccedilon la feacuteliciteacute et le bonheur ne sont pas donneacutes non plus en un seul jour

ni mecircme en peu de temps raquo (EN I 7 1098a16-20)

207

du bonheur il y aura toujours un groupe drsquoactiviteacutes temporellement seacutepareacutees et dont le

rapport au bien suprecircme comme telos aura une structure drsquoenveloppement teacuteleacuteologique

De toute faccedilon il semble que dans le livre I de lrsquoEN crsquoest un ensemble de trois sens

possibles de laquo teleion raquo qui caracteacuterise le statut du bonheur par rapport aux autres biens que

lrsquoon poursuit en vue de lui

a) Le bonheur est teleios dans ce sens qursquoil est une activiteacute parfaite et finale en vue de

laquelle lrsquohomme fait tout46

b) le bonheur est complet et auto-suffisant dans ce sens qursquoil comprend tout ce qui le

constitue47

La dimension temporelle de ce dernier peut ecirctre formuleacutee comme suivant

c) le bonheur relegraveve drsquoune compleacutetude qui ne peut ecirctre atteint qursquoagrave moins qursquoune certaine

seacuterie de ses activiteacutes constitutives produise une maniegravere drsquoexistence (bios)

Ces trois sens se trouvent ensemble dans une deacutefinition reacuteviseacutee du bonheur qursquoAristote donne

vers la fin du chapitre EN I 11

Par conseacutequent qursquoest-ce qui empecircche de dire heureux celui dont lrsquoactiviteacute traduit une

vertu finale et qui possegravede en suffisance les ressources exteacuterieures non pendant

nrsquoimporte quelle peacuteriode mais dans une existence qui atteint sa fin Peut-ecirctre faut-il

ajouter lsquoet qui conservera ce genre drsquoexistence puis connaicirctra une fin analoguersquo du

fait que lrsquoavenir nous est obscur et que le bonheur que nous posons est une fin

absolument finale de toutes les faccedilons Mais dans ces conditions nous devons dire

lsquobienheureuxrsquo parmi les vivants ceux qui possegravedent et peuvent conserver les

caracteacuteristiques qursquoon a mentionneacutees (1101a14-21)

X Les laquo ingreacutedients raquo du bonheur

Cependant il est crucial de noter que bien que le bonheur relegraveve drsquoune faccedilon ou de

lrsquoautre drsquoun ensemble des biens que lrsquoon possegravede et conserve en vue de lui Aristote souligne

que le bonheur lui-mecircme ne srsquoidentifie pas agrave une somme arithmeacutetique de cet ensemble

46 Pour ce sens drsquoecirctre accompli voir Meacutet Δ 16 1021b23-28 47 Le bonheur est donc au nombre des choses qui sont accomplies en bien Pour ce sens drsquoecirctre accompli voir

Meacutet Δ 16 1021b31-33

208

Autrement dit le bonheur selon Aristote nrsquoest pas un bien qui tout en eacutetant de la mecircme

nature que les autres serait plus grand que leur ensemble et chacun drsquoeux Le bonheur est le

bien le plus digne de choix sans cependant ecirctre un bien de mecircme nature que les autres qui

assistent agrave sa reacutealisation Il nrsquoest pas le plus grand bien de tous les biens Ni il est plus grand

dans ce sens drsquoecirctre plus grand que nrsquoimporte quel ensemble des autres biens qui le

constituent Le bonheur ne srsquoeacutequivaut agrave aucune accumulation des biens qui le constituent il

ne doit ecirctre consideacutereacute ni comme la somme totale drsquoune telle accumulation ni comme un bien

que lrsquoon peut posseacuteder comme les autres Il nrsquoest pas une sorte de bien que lrsquoon peut

augmenter et rendre plus digne de choix ndash cela contredirait son caractegravere indeacutepassable

De plus nous pensons par ailleurs que [le bonheur] est de tous les biens le plus digne

drsquoeacutelection sans ecirctre associeacute agrave leur nombre [πάντων αἱρετωτάτην μὴ

συναριθμουμένην] Quand il est en revanche associeacute agrave leur nombre il est eacutevident que

le moindre bien le rendra encore plus deacutesirable car celui-ci qui srsquoy ajoute creacutee un

excegraves de biens mais le plus grand des deux reste toujours preacutefeacuterable (EN I 7

1097b16-20)48

Lrsquoauteur des MM souligne la difficulteacute que pose pour lrsquoeacutetude du bien suprecircme le rapport

entre le bonheur et les autres biens

[C]omment faut-il nous y prendre pour eacutetudier et connaicirctre le bien suprecircme Est-ce

par hasard en supposant quil doit faire compte lui aussi avec dautres biens Mais ce

serait absurde et voici comment Le bien suprecircme le bien le meilleur est une fin

finale et parfaite et la fin parfaite de lhomme pour le dire dun seul mot ne peut pas

ecirctre autre chose que le bonheur Mais comme dautre part nous composons le bonheur

dune foule de biens reacuteunis si en eacutetudiant le bien le meilleur vous le comprenez aussi

dans le reste du compte alors le meilleur sera meilleur que lui-mecircme puisquil est le

meilleur de tout Je prends un exemple si en eacutetudiant les choses qui donnent la santeacute

et la santeacute elle-mecircme on regarde ce qui est dans tout cela le meilleur et quon trouve

que le meilleur eacutevidemment cest la santeacute il en reacutesulte que la santeacute qui est la meilleure

de toutes ces choses est aussi la meilleure en comparaison delle-mecircme ce qui nest

quun non-sens49 Peut-ecirctre aussi nest-ce pas par cette meacutethode quil convient deacutetudier

48 Traduction de Bodeacuteuumls modifieacutee 49 La premiegravere corne de cette difficulteacute est difficile agrave comprendre et il me semble que lrsquoauteur des MM ne lrsquoa pas

proprement formuleacutee Supposons que les biens dont le bonheur est composeacute sont a b c d Supposons aussi

qursquoagrave cette liste on ajoute lrsquoeudaimonia (e) elle sera le meilleur de tous les cinq a b c d e Je ne vois pas

209

la question du bien suprecircme du bien le meilleur Mais faut-il dailleurs leacutetudier en

lisolant pour ainsi dire de lui-mecircme Et cette seconde meacutethode ne serait-elle pas

eacutegalement absurde Ainsi le bonheur se compose de certains biens mais rechercher

sil est encore le meilleur en dehors des biens dont il se compose cest absurde puisque

sans ces biens le bonheur nest rien seacutepareacutement et quil nest que ces biens mecircmes (I

2 1084a15-30)

Il me semble que cette difficulteacute trouve sa solution la plus satisfaisante si on srsquointerroge sur la

structure relationnelle exprimeacutee en Rheacutetorique I 9 1367b28-35 (citeacute plus haut) par le verbe

laquo periechein raquo lorsqursquoAristote disait que le bonheur comprenait la vertu (ἡ εὐδαιμονία

περιέχει τὴν ἀρετήν) comme la feacutelicitation (eudaimonismos) comprenait la louange et lrsquoeacuteloge

Bien qursquoil ne mette pas un accent particulier sur ce verbe ni sur le passage relatif de la

Rheacutetorique le modegravele proposeacute par Pierre Rodrigo50 pour le rapport entre les vertus leurs

exercices et le bonheur est eacuteclatante et utile agrave comprendre ce que le Stagirite veut dire par ce

verbe dans le passage concerneacute de la Rheacutetorique

Selon Rodrigo entre les vertus et le bonheur il ne srsquoagit pas drsquoune relation de type

instrumental mais drsquoune laquo relation drsquoingreacutedience raquo et selon lui le passage de lrsquoEN I 7

1097b16-20 (citeacute plus haut) atteste que laquo le bonheur nrsquoest pas du mecircme ordre logique que ses

ingreacutedients raquo Rodrigo emprunte le modegravele de son explication agrave la theacuteorie laquo meacutereacuteologique raquo

de Stanislaw Lesniewski51 selon laquelle reacutesume Rodrigo la relation entre les parties drsquoune

totaliteacute est comme laquo une relation entre lsquoingreacutedientsrsquo et non entre eacuteleacutements [atomiques] lrsquoideacutee

eacutetant qursquoune lsquoingreacutedientrsquo est deacutefini par la relation elle-mecircme et ne lui preacuteexiste nullement

comme le ferait un eacuteleacutement atomique raquo52 Lrsquoecirctre des ingreacutedients eacutetant entiegraverement relatifs lrsquoun

agrave lrsquoautre et agrave la totaliteacute dont ils font partie la totaliteacute qui englobe les ingreacutedients vaut comme

un laquo pheacutenomegravene enveloppe raquo de ceux-ci et elle relegraveve drsquoun ordre logique diffeacuterent par rapport

aux parties qui y sont contenues Cela dit on peut consideacuterer selon Rodrigo le bonheur

pourquoi e sera meilleur qursquoe quand on dit laquoe est le meilleur de tous les cinq raquo Pour le groupe 235 il nrsquoy a

aucune absurditeacute agrave dire que le 5 est le plus grand que les autres nombres dans ce groupe Lrsquoabsurditeacute que cherche

lrsquoauteur de ce passage ne se voit que si on prend e comme lrsquoaccumulation des autres eacuteleacutements Dans ce cas-lagrave

a b c d sera deacutejagrave e et il sera absurde de dire pour e dans a b c d e qursquoil est plus grand que abcd qui

est deacutejagrave e 50 P Rodrigo laquo Lrsquoordre du bonheur raquo dans Aristote Bonheur et vertus op cit 17-42 51 St Lesniewski Sur les fondements de la matheacutematique tr Fr G Kalinowshi Paris Hermegraves 1989 (citeacute par

Rodrigo ibid p 37 n 2) 52 P Rodrigo laquo Lrsquoordre du bonheur raquo loc cit p 37-8

210

comme laquo le lsquopheacutenomegravene enveloppersquo des diffeacuterents biens et des diffeacuterentes vertus raquo Le

bonheur serait donc laquo le pheacutenomegravene qui enveloppe lrsquoexercice effectif des vertus raquo53

Il faut pourtant compleacuteter cette analyse de Rodrigo par une remarque sur le rapport

teacuteleacuteologique des vertus au bonheur parce que comme nous lrsquoavons dit il srsquoagit en fait drsquoun

rapport teacuteleacuteologique qui se structure comme un rapport drsquoenveloppement Il srsquoagit donc de

reacuteveacuteler ce qui relegraveve du telos dans une totaliteacute qui ne srsquoidentifie pas agrave la somme arithmeacutetique

de ses laquo ingreacutedients raquo Outre le fait qursquoil enveloppe des vertus diffeacuterentes le bonheur doit

aussi ecirctre la fin agrave lrsquoaccomplissement de laquelle toutes les vertus contribuent particuliegraverement

Le bonheur est donc la possession de tous les teloi particuliers poursuivis par les vertus

particuliegraveres Lrsquohomme bienheureux meacuteritera cette appellation parce qursquoeacutetant spoudaios il

sera dans la possession du telos de toutes ses actions vertueuses54 Son bonheur enveloppera

tout ce qui relegraveve des vertus et de leurs teloi Ce qursquoon laquo feacutelicite raquo chez lrsquohomme bienheureux

ce nrsquoest plus son accomplissement de telle ou telle action accomplie selon telle ou telle vertu

partielle mais chez lui on feacutelicite son ecirctre dans la possession de la totaliteacute des teloi de toutes

les actions qursquoil a accompli vertueusement Pour revenir sur la Rheacutetorique I 9 1367b28-35

on loue sa possession de telle ou telle vertu et on fait eacuteloge de son tel ou tel accomplissement

vertueux mais on feacutelicite son arriveacute au point ultime impliqueacute par la totaliteacute de tous ces

premiers types de discours que lrsquoon lui a adresseacute pour ses accomplissements partiels

Il en ressort donc qursquoil nrsquoest pas une action une et ultime qui serait lrsquoaction de bonheur

et qui compleacuteterait la seacuterie des actions entreprises en vue drsquoun dernier coup de feacuteliciteacute

Lrsquoexistence mecircme de diffeacuterentes sortes de vertus portant sur diffeacuterents domaines drsquoaction (les

plaisirs du corps lrsquoargent lrsquoamitieacute le juste la penseacutee etc) qui ne sont pas neacutecessairement

lieacutes lrsquoun agrave lrsquoautre de maniegravere agrave constituer une chaine lineacuteaire de causaliteacute menant vers

lrsquoaccomplissement drsquoune seule et ultime action de bonheur atteste en effet le fait que ce

nrsquoest qursquoavec la bonne conduite de la totaliteacute de tous ces domaines que srsquoobtient le bonheur

sans srsquoidentifier ni agrave lrsquoune ni agrave lrsquoautre des vertus De plus la totaliteacute elle-mecircme de ces

domaines ne constitue pas un objet unifieacute deacutefini et seacutepareacute pour une vertu unique quelle

conque Il nrsquoexiste donc pas une vertu unique et speacuteciale qui preacuteside agrave la bonne conduite de

cette totaliteacute le bien dans lequel consiste le bonheur nrsquoest objet drsquoaucune vertu speacuteciale et

53 Ibid 54 Il sera donc un homme laquo accompli raquo dans ce sens speacutecifique qursquoAristote donne en Meacutet Δ 16 1021b23-28

laquo [L]es choses auxquelles appartient accomplissement sont dites accomplies si cet accomplissement est bon car

on les dit accomplies en ce qursquoelles possegravedent leur accomplissement [οἷς ὑπάρχει τὸ τέλος σπουδαῖον ltὄνgt

ταῦτα λέγεται τέλεια κατὰ γὰρ τὸ ἔχειν τὸ τέλος τέλεια]

211

drsquoaucune action particuliegravere Cela constitue le point de deacutepart de la critique aristoteacutelicienne de

la conception platonicienne de lrsquoagathon55 Le bonheur srsquoidentifie agrave la bonne conduite de la

totaliteacute des domaines drsquoaction Ou il vaut mieux peut-ecirctre dire qursquoil suit lrsquoensemble des

bonnes conduites dans ces domaines Cependant ce rapport entre les deux nrsquoest nullement

accidentelle laquo ecirctre heureux en effet va neacutecessairement avec la vertu [τὸ μὲν γὰρ

εὐδαιμονεῖν ἀναγκαῖον ὑπάρχειν μετὰ τῆς ἀρετῆς] raquo (Pol VII 9 1329a22-23)

XI laquo La polis existe en vue des belles actions raquo (Pol III 9 1281a2-3)

Si on retourne au problegraveme concernant la conception moralisante du politikon humain

aristoteacutelicien on voit maintenant que cette interpreacutetation de lrsquoaffirmation aristoteacutelicienne

selon laquelle la polis existe en vue du bien-vivre (Pol I 2 1252b29-30) repose sur une

inversion du rapport entre le bonheur et les vertus si dit-on le bonheur consiste dans

lrsquoaction vertueuse et si la polis existe en vue du bonheur on en conclut dans cette

interpreacutetation que la polis existe pour la vertu et pour lrsquoactualisation des capaciteacutes naturelles

de lrsquohomme pour lrsquoaction vertueuse Et crsquoest ainsi que lrsquoon eacutetablit un rapport entre la

formulation de Pol I 2 1252b29-30 et celle de III 9 1281a2-3 ougrave il est dit que la

communauteacute politique existe en vue des belles actions

Or il faut prendre Aristote pour ce qursquoil dit le rapport entre lrsquoaffirmation des lignes

1252b29-30 et celle de 1281a2-3 doit ecirctre compris en sens inverse de lrsquointerpreacutetation

moralisante la polis nrsquoest pas en vue du bien-vivre parce qursquoelle a comme telos lrsquoaction

vertueuse mais elle est en vue de lrsquoaction vertueuse parce qursquoelle a comme telos le bien-

vivre Ce qursquoAristote dit nrsquoest pas plus que cela la polis existe en vue du bien-vivre et pour

lrsquohomme le bien-vivre ne peut ecirctre atteint que par la vertu et par lrsquoaction vertueuse Tout

deacutepend de la diffeacuterence entre dire que la polis existe en vue de la vie morale acheveacutee et dire

qursquoelle existe en vue du bien-vivre et que ce dernier ne peut srsquoobtenir pour lrsquohomme que par

la vie morale acheveacutee 55 En EN I 4 1095a26-28 Aristote donne avant le longue exposeacute de son critique dans chapitre 6 1096a11-

1097a14 une premiegravere description de la conception platonicienne du Bien avec les mots suivants laquo Selon

certains au-delagrave de ces multiples bonnes choses il faudrait distinguer une autre chose lsquoen soirsquo qui serait

preacuteciseacutement la cause pour laquelle toutes celle-lagrave sont bonnes [ἔνιοι δ ᾤοντο παρὰ τὰ πολλὰ ταῦτα ἀγαθὰ ἄλλο

τι καθ αὑτὸ εἶναι ὃ καὶ τούτοις πᾶσιν αἴτιόν ἐστι τοῦ εἶναι ἀγαθά] (trad de Bodeacuteuumls modifieacutee) Je pense que pour

la Stagirite le vrai problegraveme avec la conception platonicienne du laquo Bien raquo concerne moins sa position au-delagrave de

la multipliciteacute des autres biens ou lrsquoattribution drsquoun statut de cause au Bien que la consideacuteration de la Forme du

Bien comme quelque chose en soi et au-delagrave de la multipliciteacute des autres biens

212

Cette diffeacuterence est de premiegravere importance pour la penseacutee politique drsquoAristote parce

qursquoelle nous sert du critegravere pour expliquer la diffeacuterence entre un bon reacutegime et un reacutegime

deacutevieacute Quand Aristote affirme que la polis existe en vue du bien-vivre il en parle au niveau

geacuteneacuterique toutes citeacutes en tant que choses existant par nature existent en vue du bien vivre

Mais il nrsquoen va pas de mecircme pour toutes sortes de constitution selon Aristote celles qui

gouvernent en vue de la fin pour laquelle la polis existe par nature sont les bons reacutegimes

tandis que celles qui gouvernent contre la fin naturelle de la polis sont contre la nature et elles

sont par conseacutequences deacutevieacutees Cela dit mecircme la polis gouverneacutee par tyrannie a comme sa

fin naturelle le bien-vivre Cependant comme le bien-vivre humain ne peut ecirctre atteint que par

la vertu et par lrsquoaction vertueuse seule les reacutegimes qui prennent soin des caractegraveres de ses

citoyens peuvent preacutetendre agrave lrsquoaccomplissement de la fin naturelle de cette communauteacute

naturelle des hommes (cf Pol III 9 1280b5-12) ils sont conformes agrave la nature56 parce

qursquoils servent agrave - et ne vont pas contre - la poursuite de la fin naturelle de la communauteacute Que

la polis existe en vue de bien-vivre est donc un fait de nature selon Aristote et ce fait ne

deacutepend pas de la forme du gouvernement Au contraire ce fait naturel sert de critegravere pour

distinguer les bons reacutegimes et les reacutegimes deacutevieacutes On peut en conclure que crsquoest dans un sens

deacuterivatif que la polis existe en vue des belles actions son existence naturelle pour le bien

vivre possegravede une prioriteacute explicative sur son existence en vue des belles actions

XII Conclusion

Les interpreacutetations moralisantes du politikon humain deacutependent drsquoune distinction

entre drsquoune part le fait que lrsquohomme est un animal politique et drsquoautre part le fait qursquoil est

plus politique et qursquoil possegravede la polis Ces interpreacutetations reconnaissent le caractegravere 56 Au sujet de la distinction entre les constitutions droites et les constitutions deacutevieacutees cf Pol III 6 1279a19-20

7 1279a22-b10 IV 2 1289a26-b26 En III 17 1287b37-41 Aristote dit laquo Car par nature certains [des gens]

sont destineacute agrave ecirctre gouverneacutes despotiquement les autres monarchiquement les autres constitutionnellement et

cela leur est juste et avantageux Le ltpouvoirgt tyrannique par contre nrsquoest pas conforme agrave la nature pas plus

qursquoaucune de celles des constitutions qui sont des deacuteviations Toutes en effet sont contre nature [ἔστι γάρ τι

φύσει δεσποτικὸν καὶ ἄλλο βασιλευτικὸν καὶ ἄλλο πολιτικὸν καὶ δίκαιον καὶ συμφέρον τυραννικὸν δ οὐκ ἔστι

κατὰ φύσιν οὐδὲ τῶν ἄλλων πολιτειῶν ὅσαι παρεκβάσεις εἰσί ταῦτα γὰρ γίνεται παρὰ φύσιν]raquo Selon ce

passage un reacutegime est deacutevieacute (ou droit) selon sa conformiteacute aux diffeacuterences (et aux similariteacutes) naturelles entre

les gouverneacutes parce que crsquoest cette conformiteacute qui deacutetermine la qualiteacute de la justice dans une citeacute La poursuite

de la fin naturelle de la citeacute neacutecessite que la constitution soit conforme et fasse justice aux qualiteacutes naturelles de

la population gouverneacutee Donc crsquoest toujours le gouvernement qui est censeacute se conformer agrave la nature et agrave la fin

naturelle de la communauteacute qursquoil gouverne

213

zoologique du premier mais pour les deuxiegravemes elles ne proposent qursquoune explication en

termes de moraliteacute Selon cette approche le degreacute supeacuterieur de la politiciteacute humaine et sa

possession de la polis ne sont plus les faits de lrsquoanimal politique qursquoest lrsquohomme Ces

pheacutenomegravenes ne srsquoexpliquent qursquoen fonction de lrsquoecirctre moral de lrsquohomme et ils ne relegravevent plus

de la zoologie de la politiciteacute humaine Ecirctre plus politique devient une vocation morale pour

lrsquohomme lrsquohomme nrsquoest pas plus politique par nature mais il cherche agrave lrsquoecirctre De plus selon

cette interpreacutetation il doit chercher agrave ecirctre plus politique Lrsquoaccomplissement de son humaniteacute

par la politique est maintenant un devoir de moraliteacute pour lrsquohomme

Cependant si laquo ecirctre politique raquo et laquo ecirctre plus politique raquo ne sont pas deux faits

distincts (comme nous avons essayeacute de montrer dans les chapitres preacuteceacutedents) et si lrsquohomme

est plus politique en tant que cet animal politique qursquoil est deacutejagrave (ou si cet animal plus

politique est deacutejagrave ce qursquoest lrsquohomme en tant qursquoanimal politique) on peut se demander la

question suivante avec toute leacutegitimiteacute lrsquohomme ne serait-il pas plus politique pour des

raisons drsquoordre biologique ou zoologique avant de lrsquoecirctre pour des raisons drsquoordre morale ou

eacutethique 57

Or une reacuteponse agrave cette question suppose que lrsquoon la pose au sujet du bien-vivre aussi

parce que selon lrsquointerpreacutetation moralisante du politikon humain la fin de la polis en tant que

forme finale que prend lrsquoecirctre-plus-politique de lrsquohomme est lrsquoeacutepanouissement de lrsquoexistence

morale de lrsquohomme Donc notre critique de cette interpreacutetation suppose que notre recherche

drsquoun sens zoologique pour lrsquoecirctre-plus-politique de lrsquohomme se complegravete avec une notion

zoologique de bien-vivre Nrsquoest-il pas possible de discerner chez Aristote un sens zoologique

et un sens plus large que le sens exclusivement eacutethique de bien-vivre en tant que fin ultime de

la polis (et de lrsquoecirctre-plus-politique de lrsquohomme)

Il semble qursquoun tel sens est preacutesent quoiqursquoimplicitement chez Aristote Jusqursquoici

nous avons parleacute comme si le bonheur (eudaimonia) et le bien-vivre humain sont identiques et

coextensives pour Aristote Toutefois il semble qursquoAristote suppose en fait un sens plus

large pour le bien-vivre humain que lrsquoeudaimonia Et il semble aussi qursquoil possegravede une

57 Jrsquoimite ici pour laquo ecirctre plus politique raquo la question que Jean-Louis Labarriegravere Langage vie politique et

mouvement des animaux Paris Vrin 2004 p 108 se pose lorsqursquoil srsquointerroge sur la validiteacute de lrsquoopposition

entre le sens litteacuteral et le sens meacutetaphorique drsquoecirctre animal politique laquo Lrsquohomme lui-mecircme ne serait-il pas un

animal politique pour des raisons drsquoordre biologique ou zoologique avant de lrsquoecirctre si lrsquoon ose dire pour des

raisons drsquoordre politique crsquoest-agrave-dire relevant de la science politique raquo

214

certaine notion zoologique de bien-vivre non seulement pour les hommes mais pour les

autres animaux aussi

Aristote nie lrsquoeudaimonia aux animaux autres que lrsquohomme Or le passage ci-dessous

de lrsquoEthique agrave Eudegraveme suggegravere qursquoAristote leur reconnait une certaine participation au-bien-

vivre et je prends ce passage comme une attestation pour la preacutesence drsquoune notion zoologique

de bien-vivre chez Aristote

On srsquoaccorde en somme pour reconnaicirctre que le bonheur est le plus grand et le

meilleur des biens humains lsquohumainrsquo disons-nous car il pourrait peut-ecirctre exister un

bonheur appartenant agrave quelque ecirctre supeacuterieur par exemple agrave une diviniteacute en effet

parmi les autres vivants infeacuterieurs aux hommes par nature aucun nrsquoa part agrave cette

appellation (car il nrsquoy a pas de cheval heureux ni drsquooiseau ni de poisson ni aucun

autre ecirctre) puisque nul ne participe en accord avec le mot et dans sa nature agrave quelque

chose de divin mais crsquoest selon quelqursquoautre mode de participation aux biens que tel

drsquoentre eux vit mieux et lrsquoautre mal (I 7 1217a21-29)

Si donc les autres animaux ne participent pas agrave lrsquoeudaimona crsquoest parce qursquoils nrsquoont aucune

part de cette quelque chose divine agrave laquelle seul lrsquohomme parmi les vivants sublunaires

participent (quoiqursquoil nrsquoy participe pas comme un Dieu) Or le passage suivant de lrsquoEthique agrave

Nicomaque suggegravere qursquoil y a dans la nature humaine aussi une part qui nrsquoest pas aussi

divine Selon ce passage il y a une part de lrsquoexistence humaine qui ne participe pas agrave la

feacuteliciteacute du bonheur et lrsquohomme ressemble aux autres animaux agrave cet eacutegard bien qursquoil ait sa

part en quelque maniegravere de ce qui est bien ce nrsquoest pas gracircce agrave cette part laquo profane raquo de son

existence qursquoil participe agrave lrsquoeudaimonia Autrement dit selon Aristote bien qursquoelle ne soit pas

une part feacuteliciteacutee de lrsquoexistence humaine cette part moins divine et plus animale de la vie

humaine nrsquoest pas exclue de toute participation au laquo bien raquo juste comme les autres animaux

Dans le passage ci-dessous de lrsquoEN Aristote affirme que crsquoest la science politique qui

srsquooccupe du laquo bien raquo de cette part profane de lrsquoexistence humaine Ce passage est aussi une

autre attestation pour la preacutesence drsquoune notion zoologique - bien que maigrement eacutelaboreacutee -

de bien-vivre chez Aristote

Il serait en effet deacuteplaceacute drsquoaller croire que la politique ou la prudence serait la plus

noble des sciences degraves lors que la reacutealiteacute suprecircme dans lrsquoUnivers nrsquoest pas lrsquohomme

Alors si on appelle saine et bonne une chose diffeacuterente selon qursquoon a affaire agrave des

hommes ou agrave des poisons mais que ce qursquoon appelle blanc ou rectiligne est toujours la

mecircme chose tout le monde doit aussi parler de la mecircme chose lorsqursquoil parle de ce qui

215

est sage mais de choses diffeacuterentes lorsqursquoil parle de ce qui est prudent On peut en

effet preacutetendre que ce qui est prudent crsquoest de bien voir aux choses particuliegraveres qui

nous concernent et si lrsquoon srsquoen remet agrave la prudence ce sera pour des choses qui nous

sont particuliegraveres Crsquoest preacuteciseacutement pourquoi si lrsquoon dit que parmi les becirctes

quelques-unes sont prudentes crsquoest en parlant de toutes celles qui manifestent dans

leur propre genre de vie une capaciteacute de preacutevoyance Par ailleurs il est eacutegalement

eacutevident que la sagesse et la politique ne peuvent pas ecirctre la mecircme chose Car si lrsquoon

va jusqursquoagrave dire sagesse la preacuteoccupation qursquoont les hommes des inteacuterecircts qui leur sont

propres il y aura plusieurs sagesses Il nrsquoy a pas en effet de science qui agrave elle seule

prenne en compte le bien de tous les ecirctres vivants mais il y en a une diffeacuterente selon

chaque genre de mecircme qursquoil nrsquoy a pas non plus une seule science meacutedicale portant sur

tous les ecirctres Et le fait que lrsquohomme deacutepasse de tregraves loin les autres animaux nrsquoa

aucune importance car au-dessus de lrsquohomme il y a drsquoautres ecirctres beaucoup plus

divins de nature ne serait-ce que par exemple les plus visibles dont lrsquoUnivers se

compose Tout ce qursquoon vient de dire montre donc que la sagesse est agrave la fois science

et intelligence des choses les plus honorables par nature Crsquoest pourquoi lrsquoon dit

drsquoAnaxagore de Thalegraves et de leurs semblables qursquoils sont des sages mais non des

hommes prudents vu qursquoils sont ignorants de leurs propres inteacuterecircts Ils savent dit-on

des choses exceptionnelles stupeacutefiantes difficiles mais sans utiliteacute parce qursquoils ne

cherchent pas les bien humains (EN VI 7 1141a20-b8)

Nous nous sommes permis de citer ce long passage parce que crsquoest le passage le plus fort qui

suggegravere que lorsqursquoAristote affirme en Pol I 2 que la polis existe en vue du bien-vivre il

nrsquoa peut-ecirctre pas utiliseacute ce concept (bien-vivre) comme un simple substitut pour

lrsquoeudaimonia La science du gouvernement de la polis a comme sa fin le bien

accomplissement de la fin pour laquelle la polis existe Or ce passage suggegravere que la science

politique a comme son objet propre le bien anthropinon qui nrsquoest pas exactement le mecircme

bien que vise la sagesse des philosophes Avec cette affirmation du fait que la polis existe en

vue du bien-vivre il semble qursquoAristote nrsquoa pas voulu dire laquo bonheur raquo agrave lrsquoexclusion drsquoun

autre sens plus large de bien-vivre que lrsquohomme partage agrave sa maniegravere agrave lui avec les autres

animaux qui participent au laquo bien raquo

Dans le chapitre suivant il srsquoagit donc de deacutecouvrir les eacuteleacutements drsquoune notion

zoologique de bien-vivre chez Aristote

216

CHAPITRE V

La biologie du bien-vivre chez Aristote

I Introduction

Outre les arguments et les discussions dans les Ethiques et les Politiques sur le

bonheur humain nulle autre part dans le corpus le Stagirite fait drsquoeacutelaborations sur le bien-

vivre des autres animaux On ne saurait exageacuterer si on dit que le seul animal dont il discute le

bien-vivre crsquoest lrsquohomme De plus dans ces contextes eacutethiques et politiques le bien-vivre

humain nrsquoest pas traiteacute en fonction de traits que lrsquohomme partage en commun avec les autres

animaux crsquoest surtout sous les aspects de sa capaciteacute rationnelle de faire des choix deacutelibeacutereacutes

et de son intelligence que lrsquohomme est objet de deacutebat dans ses traiteacutes On ne dispose donc pas

de discussion zoologique sur le bien-vivre chez Aristote ni pour lrsquohomme ni pour les

animaux autres que lrsquohomme Cependant comme tous les lecteurs des traiteacutes zoologiques

drsquoAristote lrsquoaccepteraient il ne serait pas complegravetement juste de dire que le bien-vivre des

animaux autres que lrsquohomme et le bien-vivre dans un sens zoologique en geacuteneacuteral sont

absolument hors de la perspective drsquoAristote Bien qursquoil ne fasse pas de longues remarques

eacutelaboreacutees sur ce sujet on ne peut pas srsquoempecirccher de se dire qursquoAristote semble supposer une

notion zoologique du bien-vivre car il dit tregraves souvent qursquoun tel ou tel autre trait de lrsquoanimal

existe en vue du meilleur (beltion) du bien (eu) ou encore en vue du beau (kalocircs)

Dans la suite de ce chapitre je veux explorer les eacuteleacutements agrave partir desquels on peut

reconstruire une notion aristoteacutelicienne du bien-vivre dans le sens zoologique1 Pour ce faire

1 Le passage ougrave lrsquoon se rapproche le plus drsquoentrevoir ce qursquoAristote aurait supposeacute comme bien-vivre des autres

animaux se trouve assez curieusement dans lrsquoEthique agrave Nicomaque laquoIl serait en effet deacuteplaceacute drsquoaller croire

que la politique ou la prudence serait la plus noble des vertus degraves lors que la reacutealiteacute suprecircme dans lrsquounivers

nrsquoest pas lrsquohomme Alors si lrsquoon appelle saine et bonne une chose diffeacuterente selon qursquoon a affaire agrave des hommes

ou agrave des poissons mais que ce qursquoon appelle blanc ou rectiligne est toujours la mecircme chose tout le monde doit

aussi parler de la mecircme chose lorsqursquoil parle de ce qui est sage mais de choses diffeacuterentes lorsqursquoil parle de ce

qui est prudent On appelle prudent celui qui discerne son propre bien particulier et crsquoest agrave celui-ci que lrsquoon srsquoen

remet pour ce genre de choses Crsquoest preacuteciseacutement pourquoi si lrsquoon dit que parmi les becirctes quelques-unes sont

prudentes crsquoest en parlant de toutes celles qui manifestent dans leur propre genre de vie une capaciteacute de

preacutevoyance Par ailleurs il est eacutegalement eacutevident que la sagesse et la politique ne peuvent ecirctre la mecircme chose

Car si on va jusqursquoagrave dire sagesse la preacuteoccupation qursquoont les hommes des inteacuterecircts qui leur sont propres il y aura

plusieurs sagesse Il nrsquoy a pas en effet de science qui agrave elle seule prenne en compte le bien de tous les ecirctres

vivants mais il y en a une diffeacuterente selon chaque genre de mecircme qursquoil nrsquoy a pas non plus une seule science

217

je vais mrsquoappuyer sur une lecture commune du De Anima et des Parties des Animaux Or la

tacircche de faire une lecture coordonneacutee du DA et des PA en vue de deacuteceler une notion

zoologique du bien-vivre se heurte agrave une difficulteacute majeure il nrsquoest pas du tout eacutevident

drsquoobtenir et de passer agrave une compreacutehension complegravete coheacuterente et globale du bien-vivre

humain agrave partir drsquoune eacutetude du bien-vivre dans le sens zoologique parce que celui-lagrave srsquoeacutetablit

sur les eacuteleacutements que celui-ci nrsquoimplique mecircme pas la capaciteacute rationnelle de lrsquohomme dans

toutes ses formes et sa capaciteacute naturelle agrave la vertu sont indispensables pour le bien-vivre

humain Donc lrsquoeacutetude sur le bien-vivre animal dans les PA resterait obligatoirement

insuffisante (pour ne pas dire sans rapport) pour deacuteceler une structure geacuteneacuterale du bien-vivre

de tous les animaux parce que lrsquoun des animaux agrave savoir lrsquohomme aura toujours un excegraves qui

nrsquoentre pas dans une telle structure Pour le dire autrement le bien-vivre humain serait laquo trop

humain raquo pour ecirctre modeleacute sur la mecircme structure que le bien-vivre zoologique Drsquoougrave la

difficulteacute de coordonner les PA au DA dans le cadre drsquoune telle enquecircte Un veacuteritable objet de

lrsquoeacutetude dans le DA et lrsquoaspect indispensable mecircme principal du bonheur humain se trouve

exclu de lrsquoenquecircte zoologique des PA il srsquoagit bien sucircr du noucircs et de son activiteacute la dianoia

Dans le DA Aristote consacre une partie consideacuterable du livre III au noucircs alors que dans PA

I 1 641a32-b10 il reacutefute drsquoinclure le noucircs et la dianoia parmi les objets de la science

naturelle Selon lui la science naturelle ne srsquooccupe pas de toute acircme mais seulement de

lrsquoacircme en tant qursquoelle est principe du mouvement et du changement2 Or lrsquointellect nrsquoest agrave

lrsquoorigine drsquoaucun changement laquo toute acircme nrsquoest pas nature raquo (641b9)3 dit Aristote Donc la

meacutedicale portant sur tous les ecirctres raquo [ἄτοπον γὰρ εἴ τις τὴν πολιτικὴν ἢ τὴν φρόνησιν σπουδαιοτάτην οἴεται

εἶναι εἰ μὴ τὸ ἄριστον τῶν ἐν τῷ κόσμῳ ἄνθρωπός ἐστινεἰ δὴ ὑγιεινὸν μὲν καὶ ἀγαθὸν ἕτερον ἀνθρώποις καὶ

ἰχθύσι τὸ δὲ λευκὸν καὶ εὐθὺ ταὐτὸν ἀεί καὶ τὸ σοφὸν ταὐτὸ πάντες ἂν εἴποιεν φρόνιμον δὲ ἕτερον τὰ γὰρ

περὶ αὑτὸ ἕκαστα τὸ εὖ θεωροῦν φησὶν εἶναι φρόνιμον καὶ τούτῳ ἐπιτρέψει αὐτά διὸ καὶ τῶν θηρίων ἔνια

φρόνιμά φασιν εἶναι ὅσα περὶ τὸν αὑτῶν βίον ἔχοντα φαίνεται δύναμιν προνοητικήν φανερὸν δὲ καὶ ὅτι οὐκ ἂν

εἴη ἡ σοφία καὶ ἡ πολιτικὴ ἡ αὐτή εἰ γὰρ τὴν περὶ τὰ ὠφέλιμα τὰ αὑτοῖς ἐροῦσι σοφίαν πολλαὶ ἔσονται σοφίαι

οὐ γὰρ μία περὶ τὸ ἁπάντων ἀγαθὸν τῶν ζῴων ἀλλ ἑτέρα περὶ ἕκαστον εἰ μὴ καὶ ἰατρικὴ μία περὶ πάντων τῶν

ὄντων] ( VI 7 1141a20-28 trad de Bodeacuteuumls modifieacutee) 2 Dans ce sens le DA III 9-10 semble ecirctre en effet en conformiteacute avec les PA pour nier au noucircs la position

drsquoecirctre source de changement et de tout mouvement Voir aussi EN VI 2 1139a35-36 διάνοια δ αὐτὴ οὐθὲν

κινεῖ ἀλλ ἡ ἕνεκά του καὶ πρακτική Sur cette question voir James G Lennox laquo The Place of Mankind in

Aristotlersquos Zoology raquo Philosophical Topics 27 (1) 1999 p 1-16 et J G Lennox laquo Aristotle on Mind and the

Science of Nature raquo dans Greek Research in Australia Proceedings of the Eighth Biennial International

Conference of Greek Studies eacuteds M Rossetto M Tsianikas G Couvalis et M Palaktsoglou Flinders

University Department of Languages p 1-16 3 Voir aussi quelques lignes plus haut 641a19-33 pour lrsquoacircme de lrsquoanimal comme sa nature elle lrsquoest comme

motrice et comme fin

218

recherche zoologique ne portera pas sur toute acircme Ce sont la partie nutritive la partie

sensitive et celle responsable du mouvement local qui sont les principes de changement et

donc objets de la theoria du naturaliste (641b5-9)4

En ce qui concerne la notion de bien-vivre il y aura donc neacutecessairement une

asymeacutetrie entre le DA et les PA celle que lrsquoon extrairait du dernier serait restreinte agrave la vie

biologique alors que celle extraite du premier comprendrait les instances de vie qui vont au-

delagrave de la vie en tant qursquoobjet de la science naturelle parce que dans le DA le pheacutenomegravene de

vie srsquoeacutetend au-delagrave de la vie biologique

Il est sans doute vrai que ce bannissement de lrsquoeacutetude theacuteoreacutetique sur lrsquointellect de la

science naturelle ne revient pas agrave exclure lrsquohomme tout entier de lrsquoeacutetude zoologique Lrsquoacircme

humaine en tant qursquoobjet de lrsquoeacutetude zoologique et lrsquoacircme humaine en tant qursquoobjet de la

psychologie ne sont certainement pas incompatibles Or cette compatibiliteacute ne semble

possible que dans la mesure ougrave on exclut la question de lrsquointellect et celle de bonheur de son

eacutetude de lrsquoacircme David Balme souligne ce point

[M]an is as complete and explainable a thing as other animals are without taking

account of intellect similarly as an animal he is complete without happiness even

though this is most clearly his proper end as man Throughout his zoology Aristotle

treats man just as one other animal (albeit the most lsquoperfectedrsquo animal) but this is

because he deliberately excludes from zoology what he himself thinks the most

important aspects of man5

4 Pour la reconstruction et lrsquoanalyse plus deacutetailleacute de cet argument voir Lennox laquo The Place of Mankind in

Aristotlersquos Zoology raquo loc cit p 3-5 Lrsquoargument preacutesenteacute ici est le deuxiegraveme de deux arguments qursquoAristote

donne dans ce mecircme passage (PA I 1 641a32-b10) contre lrsquoinclusion de lrsquointellect parmi les objets de lrsquoeacutetude

zoologique Dans le premier argument (PA I 1 641a32-b4) Aristote deacutefend lrsquoideacutee que si la science naturelle

eacutetudie lrsquointellect et ses objets aussi toute philosophie se noierait dans elle Or suppose Aristote les objets de

lrsquointellect sont les seuls objets drsquoeacutetudes au-delagrave de ceux de la science naturelle Pour la reconstruction de cet

argument et son analyse deacutetailleacutee voir Lennox ibid p 2-3 Un reacutesumeacute de lrsquoargument de cet article de Lennox

se trouve dans la note qursquoil a eacutecrite dans son commentaire pour ces lignes des PA (Aristotle On the Parts of

Animals translated with a Commentary Oxford Clarendon Press 2001 p 142-144) Sur le mecircme passage voir

aussi D Balme Aristotle De Partibus Animalium I and De Generatione Animalium I (with passages from II 1-

3) Oxford Clarendon Press 1992 p 89 et 91-92 Pour une autre discussion du meme sujet voir W Charlton

laquo Aristotle on the Place of Mind in Nature raquo dans Philosophical Issues in Aristotlersquos Biology eacuteds A Gotthelf et

James G Lennox Cambridge Cambridge University Press 1987 p 408-423 5 D Balme Aristotle De Partibus Animalium I op cit p 89

219

Selon ce passage lrsquoeacutetude zoologique de lrsquohomme et la question de son bonheur seraient

mutuellement exclusives drsquoune part quand on prend lrsquohomme zoologiquement crsquoest-agrave-dire

comme un animal aussi complet que les autres on ne dirait plus rien sur son bonheur drsquoautre

part quand on parle de son bonheur on ne le traite plus en fonction de ses aspects animaux

Lrsquoeacutetude zoologique traiterait donc lrsquohomme drsquoune maniegravere assez complegravete comme animal

mais drsquoune maniegravere incomplegravete comme humain crsquoest-agrave-dire sans prendre son bonheur en

compte Comme le bonheur humain impliquera neacutecessairement lrsquointellect lrsquoexclusion de la

question de bonheur accorde selon Balme une coheacuterence agrave lrsquoeacutetude zoologique de lrsquohomme

Lrsquoorigine de cette divergence entre la question de bonheur humain et lrsquoeacutetude

zoologique de lrsquohomme se trouve sans doute dans le conflit entre la deacutefinition

hyleacutemorphique de lrsquoacircme et la theacuteorie de lrsquointellect comme une faculteacute seacuteparable du corps

Selon cette derniegravere theacuteorie qui va contre la conception anti-dualiste de la vie deacuteveloppeacutee

dans le livre II du DA par la deacutefinition de lrsquoacircme comme la forme du corps naturel lrsquointellect

nrsquoest forme drsquoaucun corps et fonctionne indeacutependamment de tout corps (DA III 4-5) Pour la

theacuteorie de lrsquoacircme du DA cette divergence vaut donc plus qursquoune simple asymeacutetrie entre deux

notions de vie et elle devient une incoheacuterence et une menace pour la validiteacute de la deacutefinition

du livre II6 Srsquoil y a une telle incoheacuterence au sein mecircme du DA lrsquoideacutee de reconstruire la

notion aristoteacutelicienne de bien-vivre dans le sens zoologique agrave partir drsquoune lecture commune

du DA et des PA ne megravenerait et ne servirait agrave rien pour expliquer le cas de lrsquohomme parce que

sont incoheacuterents voire incompatibles le bien-vivre zoologique et le bien-vivre proprement

humain qui englobe le noucircs et ses activiteacutes le bien-vivre hyleacutemorphique et le bien-vivre

humain ne sauraient pas partager une structure commune parce que le bien-vivre propre agrave

lrsquohomme comprend un eacuteleacutement non-corporel qui ne saurait pas ecirctre expliqueacute par une approche

anti-dualiste et hyleacutemorphique de la vie Le bien-vivre proprement humain serait incompatible

avec le bien-vivre zoologique7

6 La litteacuterature sur lrsquointellect dans le DA est immense Mais la faccedilon habituelle drsquoexpliquer lrsquoincoheacuterence entre la

deacutefinition hyleacutemorphique de lrsquoacircme et la theacuteorie de seacuteparabiliteacute de lrsquointellect consiste en attribuer la derniegravere agrave la

jeunesse drsquoAristote et agrave lrsquoinfluence de Platon Outre W Jaeger Aristotle Fundamentals of the History of his

Development Oxford Clarendon Press 1948 p 217-219 et 332-34 voir aussi W D Ross laquo The Development

of Aristotlersquos Thought raquo Proceedings of the British Academy 43 1957 p 65-67 7 En effet les PA et le DA ne se contredisent pas sur le fait de nier agrave lrsquointellect tout seul le statut drsquoecirctre une

source de mouvement Le DA III 9 examine diffeacuterente faculteacute de lrsquoacircme pour savoir quelle partie de lrsquoacircme est

responsable de sa fonction motrice Ce chapitre finit par reconnaitre que le mouvement local est lrsquoœuvre drsquoune

certaine uniteacute du noucircs et de lrsquoorexis Dans le chapitre suivant Aristote nuance cette premiegravere conclusion et il

affirme que lrsquoinstance ultime qui imprime le mouvement local chez les animaux crsquoest la partie deacutesirative de

220

Tous ces points vont agrave lrsquoencontre de lrsquoideacutee de trouver une structure transversale et

commune de bien-vivre entre la vie zoologique et la vie proprement humaine Or je pense

que cette image drsquoincoheacuterence et drsquoincompatibiliteacute entre deux notions de bien vivre nrsquoest pas

adeacutequate Et bien que les extensions des eacutetudes de la vie dans le DA et dans les PA soient

asymeacutetriques les notions de bien-vivre que lrsquoon peut extraire de ces deux ouvrages ne sont

pas mutuellement exclusifs Lorsque Aristote parle dans le DA de lrsquoacircme comme la cause de

la vie chez les ecirctres animeacutes il parle de la vie dans toute sa diversiteacute Lrsquoacircme est donc la cause

de la vie dans tous les sens ougrave elle srsquoentend Selon le DA la vie srsquoentend dans les sens nutritif

sensitif locomotif dianoeacutetique et intellectif8 Bien que le DA se diffegravere du PA par lrsquoextension

dans laquelle il prend le pheacutenomegravene de vie je vais essayer de montrer dans la suite que ces

deux textes partagent en effet la mecircme perspective sur le rapport entre le corps lrsquoacircme et la

vie Dans tous les deux le corps vient agrave ecirctre et existe en vue des actions dont le vivant est

capable de faire en vertu de lrsquoacircme qursquoil possegravede Les PA examinent les animaux selon les sens

de vivre tels qursquoils sont distingueacutes dans le DA (sauf lrsquointellect) dans ce texte les animaux

sont repreacutesenteacutes et analyseacutees en fonction de leurs organisations corporelles et en fonction de

leurs actions lieacutees agrave leurs capaciteacutes nutritives sensitives et locomotives QuoiqursquoAristote ne se

pose pas comme tacircche de parler de tous les animaux connus et de tous leurs traits

connaissables on nrsquoaurait pas tort de dire que lrsquoensemble du corpus biologique donne lrsquoimage

drsquoune totaliteacute inteacutegreacutee pour lrsquoœuvre de vivre des animaux traiteacutes Dans la suite de ce chapitre

je vais essayer de deacutevelopper lrsquoideacutee suivante le bon accomplissement de son œuvre de vivre

comme une totaliteacute inteacutegreacutee serait le bien-vivre pour un animal Pour le dire autrement je

pense que selon la notion de bien-vivre qursquoAristote suppose ndash sans la formuler explicitement -

agrave travers le corpus biologique un animal vivrait bien si sa vie est bien veacutecue dans tous les

sens dans lesquels lrsquoanimal la possegravede

lrsquoacircme et laquo le noucircs de son cocircteacute ne deacuteclenche pas de mouvement sans deacutesir raquo (DA III 10 433a22-23) Aristote

preacutecise que la sorte drsquointellect qui joue un rocircle dans la production du mouvement local nrsquoest pas le noucircs

theorecirctikos mais crsquoest le noucircs qui raisonne en vue drsquoune fin pratique crsquoest le noucircs praktikos Lennox laquo The

place of Mankind raquo loc cit p 5 pense que selon ce chapitre du DA mecircme le noucircs praktikos est inapte agrave

deacuteclencher le mouvement sans lrsquoorexis Je trouve que crsquoest une faccedilon redondante de poser ce qursquoAristote veut

dire ici (III 10 433a10-31) Comme je comprends ces lignes le noucircs ne participe dans la production du

mouvement que srsquoil est praktikos et il nrsquoest praktikos que quand il est en reacuteunion avec le deacutesire Donc je pense

qursquoAristote nrsquoexclut pas le nocircus praktikos du mouvement mais cherche agrave souligner que le noucircs en tant que tel ne

produit mouvement que dans la preacutesence drsquoun objet de deacutesire Sinon le noucircs praktikos fait drsquoores et deacutejagrave partie

de la psychologie du mouvement 8 DA II 2 413a22-25 et 413b11-13

221

Si cette deacutefinition du bien-vivre est acceptable lrsquoasymeacutetrie entre le DA et les PA et

lrsquoexclusion du noucircs de la recherche zoologique poseront moins de problegraveme parce que ce qui

est dit pour les sens de vivre agrave lrsquointersection des eacutetudes du DA et des PA peut ecirctre eacutegalement

dit pour la vie intellective aussi ce dont nous avons besoin pour rendre compte du bien vivre

complet de lrsquohomme ce nrsquoest pas de changer la perspective extraite des PA mais de lrsquoeacutetendre

vers le noucircs En conseacutequence le bien-vivre complet de lrsquohomme comprendrait (outre le bon

accomplissement de lrsquoœuvre de vivre dans ses sens biologiques et hyleacutemorphiques) le bon

accomplissement du vivre intellectif aussi Sans doute les conditions et le contenu du bien-

vivre biologique et ceux de lrsquointellectif seront diffeacuterents Cependant au niveau ougrave lrsquoon ne les

prend que comme les diffeacuterents sens ou comme les diffeacuterentes faccedilons de vivre une structure

commune srsquoappliquera agrave tous9

Le passage ci-dessous citeacute de lrsquoEthique agrave Eudegraveme peut donner une ideacutee sur ce qui

serait une structure commune du bien-vivre qursquoAristote semble supposer agrave travers ses traiteacutes

biologiques et qui serait applicable agrave tous les sens de vivre srsquoil eacutetait loisible drsquoaccorder un

sens biologique aux concepts laquo aretecirc raquo et laquo spoudaios raquo

En outre admettons que lrsquoœuvre de lrsquoacircme est de faire vivre [ἔτι ἔστω ψυχῆς ἔργον τὸ

ζῆν ποιεῖν] et que cela10 consiste dans lrsquousage et ecirctre eacuteveilleacute (car le sommeil est une

certaine inaction et un repos) lrsquoœuvre de lrsquoacircme et de sa vertu eacutetant neacutecessairement

une et identique lrsquoœuvre de sa vertu sera donc la vie excellente [ζωὴ σπουδαία] (EE

II 1 1219a23-27)11

A propos de ce passage il y a lieu pour dire qursquoil serait plus correct de le consideacuterer

davantage comme un texte de science naturelle que comme un texte drsquoeacutethique parce que

selon Aristote lui-mecircme dans le DA il nrsquoy a pas une seule forme de vivre pour laquelle lrsquoacircme

est cause lrsquoacircme est la cause de toutes sortes drsquoactiviteacute qui nous permettent de reconnaicirctre la

vie chez un vivant Bien qursquoil soit vrai que lrsquoœuvre de lrsquoacircme (crsquoest-agrave-dire la vie elle-mecircme)

est une œuvre une et unifieacutee il nrsquoest pas moins vrai surtout pour un organisme comme

lrsquohomme que cette œuvre totale est constitueacutee des œuvres de diffeacuterentes faculteacutes qursquoenglobe

9 Drsquoougrave je pense la possibiliteacute des analogies entre la santeacute et le moral Les exemples pour cette analogie sont

innombrables Juste pour en citer quelques uns qui sont les plus pertinents pour le contexte discuteacute ici EE I 5

1216b19-25 7 1217a35-40 8 1218a32 1218b12-22 II 1 1219a13-28 1220a2-4 et 22-31 VIII 3

1249a22-1249b3 EN II 2 1104a11-27 III 4 1113a26-29 11 1119a11-20 V 1 1129a15-17 VI 7 1141a20-

28 12 1143b25-28 et 1144a3-6 10 Je lis touto au lieu de tou 11 Traduction de Deacutecarie modifieacutee

222

son acircme Et crsquoest pour chacune de ces faculteacutes psychiques que lrsquoacircme est une cause elles sont

toutes lrsquoœuvre de lrsquoacircme Chez lrsquohomme par exemple son acircme nrsquoest pas la cause de sa seule

faculteacute cognitive Et cela est vrai pour tous les animaux leur vie globale et toutes leurs

faculteacutes de vivre sont lrsquoœuvre de leurs acircmes propres unifieacutees Donc srsquoil eacutetait loisible de

prendre les mots laquo aretecirc raquo et laquo spoudaios raquo dans un sens moins moral et au sens de laquo reacuteussite raquo

ou de laquo succegraves raquo ce passage serait tout agrave fait pertinent dans un contexte biologique pour

chaque sorte drsquoanimal le bien-vivre serait le bon accomplissement de son propre œuvre de

vivre dans tous les sens que lrsquoanimal la possegravede - les sens pour chacun desquels son acircme est la

cause et le principe Ce passage deacutepasse le contexte eacutethique immeacutediat ougrave on le trouve il parle

drsquoun rapport causal entre lrsquoacircme et la vie et ce point le place dans une perspective biologique

Cependant il nrsquoest biologique que maladroitement parce que drsquoun point de vue biologique

lrsquoacircme est cause des laquo vivres raquo en pluriel dans tous les sens que la vie se trouve dans la nature

Toutefois la preacutesence drsquoun tel passage dans un contexte eacutethique nous indique la possibiliteacute de

surmonter la difficulteacute concernant la seacuteparabiliteacute de lrsquointellect Ce passage se place dans

lrsquointersection des perspectives eacutethique et zoologique sur le bien-vivre il dit agrave la fois ce que

les textes zoologiques ne disent pas et refusent de dire sur le bien-vivre complet de lrsquohomme

et ce que ne disent les textes eacutethico-politiques sur le bien-vivre zoologique de lrsquohomme Il dit

un peu de cela et un peu de ceci Ce faisant il nous indique la possibiliteacute drsquoune structure

commune agrave toutes les instances (les faculteacutes non-corporelles comprises) du bien-vivre

humain le bon fonctionnement des faculteacutes de lrsquoacircme cause le bien-vivre de lrsquohomme et cela

dans tous le sens de vivre pour lesquels lrsquohomme possegravede la vie Ce qui est correct pour

lrsquohomme devrait lrsquoecirctre a fortiori pour les autres vivants qursquoils soient deacutepourvus ou non de

capaciteacutes cognitives non-corporelles

II Robert Bolton la deacutefinition de lrsquoacircme et le noucircs seacuteparable du corps

Pour ma discussion du bien-vivre dans ce chapitre je mrsquoappuie sur les analyses de R

Bolton au sujet de la deacutefinition aristoteacutelicienne de lrsquoacircme12 Pour la deacutefinition de lrsquoacircme donneacutee

en DA II 1 comme la forme drsquoune certaine sorte de corps Bolton offre une interpreacutetation qui

la rend compatible avec la doctrine drsquoun intellect seacuteparable du corps Outre lrsquointellect en tant

qursquoune sorte de laquo vivre raquo non-corporelle lrsquointerpreacutetation de Bolton reacutevegravele une deacutefinition

coheacuterente pour le premier moteur immobile (comme un ecirctre vivant immateacuteriel) et pour les

eacutetoiles aussi (lesquelles quoique mateacuterielles ne possegravedent pas drsquoorganes)

12 Robert Bolton laquo Aristotlersquos definition of the soul De Anima II 1-3 raquo Phronesis 23 1978 p 258-278

223

Selon Bolton les deacutefinitions de lrsquoacircme qursquoAristote donne en DA II 1 sont des

deacutefinitions nominales 13 et elles doivent ecirctre comprises ducircment Ces deacutefinitions sont

nominales selon Bolton en ce qursquoelles indiquent laquo [the] most familiar instances of soul by

means of a description which exhibits only sufficient conditions for being an instance of soul

and defines the soul as the generic form possessed by those instances raquo 14 En tant que

deacutefinitions nominales les deacutefinitions que lrsquoon trouve en DA II 1 ne donnent que les

conditions suffisantes pour la preacutesence de lrsquoacircme et pour reconnaicirctre les formes de certains

types de corps comme les instances de cette forme geacuteneacuterique qursquoest lrsquoacircme Donc la

deacutefinition laquo Lrsquoacircme est la reacutealisation premiegravere drsquoun corps naturel qui possegravede la vie en

puissance raquo ne dit pas selon Bolton que ces corps sont les seuls agrave posseacuteder cette

laquo enteacuteleacutechie raquo mais elle dit plutocirct que cette laquo enteacuteleacutechie raquo est celle qursquoils possegravedent15 Ou la

deacutefinition laquoLrsquoacircme est la reacutealisation premiegravere drsquoun corps naturel pourvu drsquoorganes raquo elle

aussi identifie lrsquoacircme comme lrsquoactualiteacute geacuteneacuterique agrave laquelle appartiennent les formes de ces

corps organiques comme ses instances mais elle ne dit pas que les corps organiques sont les

seuls agrave ecirctre animeacutes Bolton pense qursquoAristote donne ces deacutefinitions parce qursquoelles deacutecrivent

les plus eacutevidents exemples des choses animeacutees dont les formes remplissent les conditions

suffisantes pour ecirctre acircme

Bolton affirme que cette lecture des deacutefinitions donneacutees en DA II I reacutesout aussi les

difficulteacutes regardant la seacuteparabiliteacute de lrsquointellect du corps parce que ces deacutefinitions ne

requiegraverent pas que toutes choses animeacutees soient corporelles Dans la mesure ougrave lrsquoactiviteacute drsquoun

intellect en œuvre est de mecircme forme geacuteneacuterique que les autres choses animeacutees (les corps

organiques par exemple) cet intellect serait aussi animeacute et vivants bien qursquoil soit sans corps

Selon lrsquointerpreacutetation de Bolton pour Aristote la corporaliteacute nrsquoest pas une condition

neacutecessaire pour ecirctre acircme toute acircme nrsquoappartient pas agrave un corps

Bolton trouve la vraie deacutefinition de lrsquoacircme en DA II 2 413b11-12 laquo Lrsquoacircme est le

principe des faculteacutes suivantes et elle se trouve deacutefinie par elles la nutrition la sensibiliteacute la

13 Les deacutefinitions dont il srsquoagit sont les suivantes 412a19-21 Lrsquoacircme est la substance comme forme drsquoun corps

naturel qui a la vie en puissance 412a27-28 Lrsquoacircme est lrsquoenteacuteleacutechie premiegravere drsquoun corps naturel qui a la vie en

puissance 412b5-6 Lrsquoacircme est lrsquoenteacuteleacutechie premiegravere drsquoun corps naturel pourvu drsquoorganes 412b15-17 Lrsquoacircme

est le logos drsquoun corps naturel ayant en lui-mecircme le principe du mouvement et du repos Pour Aristote sur la

deacutefinition nominale voir An Post II 7-10 14 R Bolton laquo Aristotlersquos definition of the soul raquo loc cit p 264 15 Ibid p 265

224

penseacutee et le mouvement raquo16 Aristote dit que pour dire drsquoun ecirctre qursquoil vit il suffit qursquoil

performe une seule de ces faculteacutes (cf 413a22-25) Bolton suggegravere que cette deacutefinition ne

suppose pas une corporaliteacute pour tous les sens de laquo vivre raquo elle suppose que certaines choses

peuvent ecirctre dites animeacutees mecircme si lrsquoexercice de leurs faculteacutes de laquo vivre raquo ne deacutepend pas

drsquoune organisation corporelle Cette deacutefinition deacutefinit donc lrsquoacircme comme la forme geacuteneacuterique

de toute chose srsquoengageant dans nrsquoimporte quelle activiteacute de vivre Bolton souligne aussi que

cette deacutefinition de lrsquoacircme ne requiegravere pas qursquoaucune faculteacute drsquoune acircme appartenant agrave un corps

ne soit pas seacuteparable du composite dont cette acircme fait partie ni qursquoune faculteacute seacuteparable ne

soit pas capable de srsquoengager dans une activiteacute de laquo vivre raquo et ecirctre vivant Crsquoest ainsi que

srsquoexplique selon Bolton la doctrine de lrsquointellect seacuteparable lequel est drsquoapregraves Aristote une

sorte de lrsquoacircme Dans la mesure ougrave la deacutefinition de lrsquoacircme chez Aristote ne suppose pas un

attachement neacutecessaire pour toute acircme agrave un certain corps la seacuteparabiliteacute de lrsquointellect trouve

dit Bolton une place propre dans la theacuteorie aristoteacutelicienne de lrsquoacircme

Suivant les analyses de Bolton je suggegravere aussi que lrsquoon peut trouver

(quoiqursquoimplicitement) chez Aristote une notion de bien-vivre commune agrave toutes sortes

drsquoacircme et pour tous les sens de vivre dont elles sont les causes

III Diffeacuterents sens de laquo vivre raquo et les diffeacuterences drsquoanimaux

Apregraves avoir donneacute en DA II 1 412a27-28 la deacutefinition de lrsquoacircme comme laquo la

reacutealisation premiegravere drsquoun corps naturel qui a potentiellement la vie raquo Aristote consacre une

grande partie de ses arguments entre les chapitres 2-4 agrave montrer que cette deacutefinition tient bien

quelque chose de commune pour toutes les acircmes Il srsquoagit de montrer qursquoelle fonctionne avec

toute sorte de vivant et qursquoelle peut expliquer le pheacutenomegravene de vie dans toute sa diversiteacute des

plantes agrave lrsquohomme et peut-ecirctre mecircme Dieu aussi17 Aristote constate que srsquoil est vrai que

lrsquoanimeacute se distingue de lrsquoinanimeacute par le fait qursquoil est en vie (413a21-22) laquo vivre raquo ne se dit

pas drsquoune seule et unique faccedilon mais elle se dit de plusieurs faccedilon 16 Bolton (ibid) affirme que les deacutefinitions en DA II 1 sont ou peuvent ecirctre deacuteriveacutees de cette deacutefinition Les

premiegraveres sont nominales par rapport agrave cette deuxiegraveme deacutefinition 17 Voir DA I 1 402b5-8 Cf aussi Meacutet Λ 7 1072b26-27 laquo Et la vie aussi lui [Dieu] appartient car lrsquoacte de

lrsquointellect est vie raquo Contrairement agrave Bolton laquo Aristotlersquos Definition of the Soul raquo loc cit R Polansky

Aristotlersquos De Anima Cambridge Cambridge University Press 2007 p 173-174 pense que dans le DA Aristote

ne cherche pas particuliegraverement une deacutefinition de la vie applicable au-delagrave de la vie mortelle Selon lui ce dont

Aristote a besoin dans sa recherche drsquoune deacutefinition commune de lrsquoacircme crsquoest de srsquoassurer qursquoelle comprenne

toutes sortes de vie mortelle comme leurs causes

225

Mais comme le fait de vivre srsquoentend de plusieurs faccedilons nous preacutetendons qursquoil y a

vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule quelconque des manifestations telles que

lrsquointelligence la sensation le mouvement local et le repos ou encore le mouvement

nutritif deacutepeacuterissement et croissance18 (413a22-25)

Cette multipliciteacute de faccedilons de dire laquo vivre raquo fournit un instrument conceptuel tregraves riche pour

lrsquoexamen drsquoAristote sur la nature de lrsquoacircme et lui sert de point de deacutepart pour eacutelaborer lrsquoideacutee

drsquoune correacutelation entre la diversiteacute de sens de laquo vivre raquo et la diversiteacute reacuteelle du monde des

vivants Il srsquoagit de justifier la deacutefinition de lrsquoacircme par la deacutemonstration de sa vraie porteacutee

ontologique pour lrsquoeacutetude de la nature animeacutee Les diffeacuterentes faculteacutes psychiques sont agrave

lrsquoorigine des diffeacuterents sens de vivre dans ce sens qursquoelles sont principes et causes de

diffeacuterentes sortes de laquo vivre raquo Si lrsquoacircme est la cause du pheacutenomegravene de vie chez les vivants

comme les plantes les becirctes et lrsquohomme tous les ecirctres vivants cependant ne sont pas animeacutes

de la mecircme maniegravere et ils vivent tous diffeacuteremment Mais srsquoils vivent diffeacuteremment crsquoest

qursquoils ne possegravedent pas la mecircme sorte drsquoacircme et qursquoils ne sont pas animeacutes par le mecircme

principe19

En effet lrsquoideacutee que diffeacuterentes sortes de vivants sont coextensives avec diffeacuterentes

sortes drsquoacircme et que les ecirctres vivants sont ce qursquoils sont en vertu de la sorte drsquoacircme qursquoils

possegravedent est preacutesumeacutee par Aristote depuis le commencement de sa recherche sur lrsquoacircme

Crsquoest cette ideacutee qui conduit Aristote agrave reprocher agrave certains de ses contemporaines de nrsquoavoir

porteacute leur examen que sur lrsquoacircme humaine comme si toute acircme eacutetait de mecircme sorte (DA I 1

402b1-9)20 Au deacutebut de son enquecircte lrsquoideacutee drsquoune correacutelation entre la pluraliteacute des acircmes et la

pluraliteacute des formes drsquoecirctre animeacute a eacuteteacute exprimeacutee hypotheacutetiquement sous la forme drsquoune

question laquo Est-ce que la formule (logos) qui exprime lrsquoacircme est unique comme celle qui

exprime lrsquoanimal ou est-ce qursquoil y en a une diffeacuterente pour chaque acircme comme pour le

cheval le chien lrsquohomme et le dieu [hellip] raquo (402b6-7) Or apregraves la formulation de la

deacutefinition de lrsquoacircme dans le livre II 1 et la position du rapport causal entre lrsquoacircme et la vie cette

question trouve une reacuteponse bien qursquoil soit possible de trouver une formule commune qui

18 πλεοναχῶς δὲ τοῦ ζῆν λεγομένου κἂν ἕν τι τούτων ἐνυπάρχῃ μόνον ζῆν αὐτό φαμεν οἷον νοῦς αἴσθησις

κίνησις καὶ στάσις ἡ κατὰ τόπον ἔτι κίνησις ἡ κατὰ τροφὴν καὶ φθίσις τε καὶ αὔξησις 19 Sur ce mecircme point Annick Jaulin laquo Lrsquoacircme et la vie selon Aristote raquo Kairos 9 1997 p 121-40 dit laquo Lrsquoacircme

a autant de formes que la vie lrsquoacircme est la vie en ses formes diverses Il y a autant de formes drsquoacircme que de sortes

drsquoanimeacutes raquo (p 125) 20 Sur ce point voir aussi Mariska Leunissen Explanation and Teleology in Aristotlersquos Science of Nature

Cambridge Cambridge University Press 2010 p 51

226

srsquoappliquerait agrave toute acircme il existe cependant diffeacuterents sens de laquo vivre raquo et il existe aussi

une correacutelation entre ces diffeacuterents sens de laquo vivre raquo et la vie que vit chaque sorte de vivant

Vers la fin du chapitre 3 du mecircme livre (II) les diffeacuterents sens dont la vie srsquoentend devient la

perspective fondamentale du philosophe enquecirctant la nature animeacutee de sorte laquo qursquoil faut dit

Aristote pour chaque ecirctre animeacute rechercher quelle est son acircme ainsi quelle est celle drsquoune

plante et quelle est celle drsquoun homme ou drsquoune becircte raquo (414b32-33)

Cependant la vraie porteacutee ontologique de la distinction entre diffeacuterents sens de

laquo vivre raquo nrsquoest pas limiteacutee agrave la seule deacutetermination des frontiegraveres entre les grandes formes du

monde vivant comme les plantes les becirctes et lrsquohomme Cette distinction accorde en fait une

certaine plasticiteacute theacuteoreacutetique agrave la deacutefinition commune de lrsquoacircme et le naturaliste peut servir de

cette plasticiteacute pour rendre compte de diffeacuterences plus speacutecifiques entre diffeacuterentes sortes de

vivants

La distinction entre diffeacuterents sens de vivre permet au naturaliste de rendre compte de

certaines diffeacuterences formelles entre diffeacuterentes faccedilons drsquoecirctre animeacute Parce qursquoavec cette

distinction les diffeacuterentes faculteacutes de lrsquoacircme commencent agrave fonctionner comme des piegraveces

indeacutependantes qui peuvent srsquoemboicircter les unes dans les autres des maniegraveres qui nrsquoenferment

pas drsquoimpossibiliteacute Il serait par exemple impossible pour un animal de posseacuteder la capaciteacute

de sentir sans posseacuteder lrsquoacircme nutritive La sensation entraine avec elle lrsquoaccegraves au plaisir et agrave la

peine et ceux-ci donnent neacutecessairement naissance agrave lrsquoepithumia Il nrsquoest pas possible de

posseacuteder le deacutesir et la phantasia sans lrsquoacircme sensitive Cependant bien que tous les animaux

aient accegraves gracircce agrave leur acircme sensitive au plaisir et agrave la peine ils ne sont pas tous doteacutes de la

phantasia En plus les autres sens ne seraient jamais donneacutes sans le sens du toucher alors

que ce dernier peut ecirctre seacutepareacute des autres dans lrsquoordre de la nature Il existe des animaux qui

ne possegravedent que le sens du toucher tous les animaux ne sont pas doteacutes de tous les sens

Quant agrave la capaciteacute locomotive elle nrsquoest pas un fait universel du monde animal Quant agrave la

capaciteacute rationnelle bien qursquoelle soit distincte du sensitive et du nutritive elle nrsquoest jamais

donneacutee sans eux pour les ecirctres mortels etc Plusieurs fois et dans diffeacuterents endroits agrave travers

les chapitres II 2-3 Aristote reacutepegravete ces conditions de seacuteparation et combinaison entre

diffeacuterentes faculteacutes de lrsquoacircme21 Cette plasticiteacute de la deacutefinition de lrsquoacircme devient ainsi un

meacutecanisme permettant au philosophe drsquoappliquer cette deacutefinition agrave toute sorte de vivants

bien que laquo vivre raquo soit le pheacutenomegravene commun de la nature animeacutee les faculteacutes psychiques par

lesquelles lrsquoacircme se deacutefinit ne sont pas uniformeacutement distribueacutees Diffeacuterentes faculteacutes de lrsquoacircme

21 Voir surtout DA II 2 413b13-414a4

227

sont distribueacutees diffeacuteremment agrave travers le monde vivant juste comme il en est ainsi pour les

sens (sauf le toucher qui appartient neacutecessairement agrave tous les animaux) A certains des

animaux toutes les faculteacutes de lrsquoacircme et tous les sens sont attribueacutes alors que drsquoautres ne

possegravedent que quelques-uns drsquoentre eux laquo Crsquoest au reste ce qui peut faire la diffeacuterence des

animaux [τοῦτο δὲ ποιεῖ διαφορὰν τῶν ζῴων] raquo (DA II 2 413b33-414a1) dit Aristote

Il est vrai que le niveau des diffeacuterences marqueacutees par les combinaisons possibles de

diffeacuterents sens de vivre reste toujours trop geacuteneacuterique pour donner des diffeacuterences eideacutetiques

Il est aussi vrai que lrsquoinvestigation des diffeacuterences eideacutetiques entre les animaux nrsquoest pas le

projet drsquoAristote dans le DA Cependant la reacuteponse que donne la theacuteorie aristoteacutelicienne de la

geacuteneacuteration agrave la question de savoir comment il se fait que de la semence naisse une certaine

plante ou un certain animal deacutetermineacute 22 suppose une preacutesence potentielle drsquoune acircme

deacutetermineacutee dans la semence en fait la semence selon Aristote est acircme en puissance (GA II

1 735a8-9) Comme Annick Jaulin le preacutecise lrsquoeacutetat en acte de cette acircme en puissance qursquoest

la semence se manifeste dans lrsquoeacutetat accompli de lrsquoorganisme crsquoest-agrave-dire dans lrsquoorganisme en

tant que membre mature de sa propre espegravece23 Selon Jaulin Aristote laquo ne semble pas seacuteparer

les sortes drsquoacircme des espegraveces vivantes auxquelles elles appartiennent raquo24

La distinction des diffeacuterents sens de vivre et la plasticiteacute qursquoelle accorde agrave la deacutefinition

de lrsquoacircme permettent aussi de rendre compte de lrsquoorganisation corporelle des vivants La

communauteacute qursquoAristote veut qursquoassume sa deacutefinition de lrsquoacircme comme laquo la reacutealisation

premiegravere drsquoun corps naturel qui a potentiellement la vie raquo semble en fait supposer une

eacutequivalence entre diffeacuterentes sortes drsquoacircme et diffeacuterents sens de laquo vivre raquo pour les corps

naturels Crsquoest drsquoailleurs pourquoi elle a lrsquoair drsquoune tautologie selon cette eacutequivalence

lrsquoacircme nutritive par exemple est la reacutealisation premiegravere drsquoun corps qui a la potentialiteacute de se

nourrir lrsquoun des sens selon lesquels le laquo vivre raquo srsquoentend La circulariteacute qui marque cette

conception non-dualiste de la vie est le reacutesultat de lrsquoidentification de la reacutealisation premiegravere

qursquoest lrsquoacircme avec la capaciteacute de vivre que possegravede le corps25 Autrement dit cette circulariteacute

reacutesulte de la difficulteacute de distinguer la potentialiteacute qursquoest la laquo reacutealisation premiegravere raquo par

22 GA II 1 733b23-24 πῶς ποτε γίγνεται ἐκ τοῦ σπέρματος τὸ φυτὸν ἢ τῶν ζῴων ὁτιοῦν 23 A Jaulin laquo Lrsquoacircme et la vie raquo loc cit p 129-130 24 Ibid p 133 n 20 Pour cette ideacutee Jaulin cite le GA II 2 736a33-b4 25 Je crois que cette circulariteacute nrsquoest pas le problegraveme mais le point que la deacutefinition aristoteacutelicienne de lrsquoacircme

cherche agrave faire Lrsquoexemple de la cire et la figure donneacute en DA II 1 412b6-8 juste apregraves la deacutefinition dite laquo la

plus commune raquo de lrsquoacircme sert agrave expliquer drsquoune faccedilon plus syntheacutetique cette circulariteacute caracteacuteristique de la

deacutefinition de lrsquoacircme

228

rapport agrave la dite laquo reacutealisation secondaire raquo et la potentialiteacute de vivre que possegravede le corps en

tant que matiegravere

Cependant cet air tautologique gagne un caractegravere plus syntheacutetique une fois

consideacutereacutee la fonction de lrsquoacircme dans la deacutetermination du rapport entre la vie et son corps

relatif Le rapport qursquoAristote assume entre la vie et le corps se fait voir quand on compare la

deacutefinition de lrsquoacircme donneacutee en DA II 1 412a27-28 agrave celle en 412b4-6 Dans cette espace de

quelques lignes Aristote reformule sa deacutefinition de lrsquoacircme drsquoune maniegravere significative La

reformulation drsquoAristote procegravede comme suit Lrsquoacircme dit Aristote drsquoabord est la reacutealisation

premiegravere drsquoun corps naturel qui a potentiellement la vie (412a27-28) laquo or tel est tout corps

pourvu drsquoorganes raquo ajoute-t-il immeacutediatement apregraves (a28-29) et il finit en 412b4-6 par

remplacer la premiegravere deacutefinition par la suivante lrsquoacircme est la reacutealisation premiegravere drsquoun corps

naturel pourvu drsquoorganes Ce que je trouve significatif dans ce deacuteveloppement crsquoest la

substitution de laquo un corps naturel qui a potentiellement la vie raquo par laquo un corps naturel pourvu

drsquoorganes raquo26 Ce qursquoAristote fait ici ce nrsquoest pas seulement une substitution des eacutequivalents

mais cette substitution nous permet eacutegalement drsquoentrevoir un rapport teacuteleacuteologique entre

diffeacuterents eacuteleacutements dans la deacutefinition de lrsquoacircme

Cette substitution suppose qursquoun corps qui a potentiellement la vie est toujours un

corps pourvu drsquoorganes relatifs Pour un tel corps ecirctre pourvu de tels et tels organes

eacutequivaudra agrave posseacuteder potentiellement la vie correspondant Selon cette reformulation de la

deacutefinition de lrsquoacircme ce qui est commun agrave toute acircme en tant que reacutealisation drsquoun corps naturel

particulier serait le suivant ce dont une telle acircme est la reacutealisation crsquoest un corps ducircment

organiseacute pour vivre la vie dont elle est la raison Le corps laquo organique raquo est la matiegravere

organiseacutee de maniegravere agrave ecirctre capable de vivre la vie correspondant agrave la sorte de lrsquoacircme

responsable de la preacutesence potentielle de cette sorte de vie La possession potentielle de la vie

nutritive par exemple nrsquoest preacutesente qursquoavec la preacutesence drsquoun corps pourvu drsquoorganes lieacutes agrave

la nutrition Il en va de mecircme pour les autres sortes drsquoacircme et pour les autres sens de laquo vivre raquo

Si lrsquoacircme animant le corps possegravede plusieurs et diffeacuterentes fonctions psychiques le corps serait

donc organiseacute drsquoune maniegravere agrave posseacuteder tous les instruments requis pour ducircment vivre les

laquo vies raquo dont son acircme unifieacutee est responsable Pour le dire autrement le corps ne posseacutedera

pas les organes relatifs agrave une sorte de vie qursquoil ne possegravede pas potentiellement Les eacuteponges

nrsquoont pas drsquoinstruments de locomotion parce que laquo vivre raquo de maniegravere agrave changer sa place ne

26 Bodeuumls pense qursquoavec cette substitution Aristote eacutelimine le caractegravere tautologique de sa deacutefinition (Aristote

De lrsquoacircme traduction et preacutesentation Paris GF Flammarion 1993 p137 n4)

229

leur appartient pas Donc pour le corps la possession potentielle de la vie correspond agrave ecirctre la

matiegravere approprieacutee pour recevoir la sorte de(s) vie(s) imprimeacute(es) par son principe

drsquoanimation Le corps auquel appartient une acircme est un corps qui a la potentialiteacute drsquoagir

conformeacutement agrave sa forme et agrave la vie imprimeacutee par cette forme Lrsquoacircme est la reacutealisation du

corps qui a la faculteacute drsquoecirctre tel dit Aristote27 Crsquoest drsquoailleurs le point qursquoAristote reproche agrave

ses preacutedeacutecesseurs drsquoavoir rateacute dans leur consideacuteration de lrsquoacircme comme harmonie

Lrsquoharmonie entre le corps et lrsquoacircme ne va jamais sans qualification parce que nrsquoimporte quelle

acircme ne va pas avec nrsquoimporte quel corps

Car la reacutealisation de chaque chose se produit naturellement dans ce qui lrsquoinclut

potentiellement et au sein de la matiegravere approprieacutee (DA II 2 414a25-27)28

Pour un corps ecirctre organiseacute de telle ou telle faccedilon preacutecise eacutequivaut agrave posseacuteder potentiellement

tel ou tel vie preacutecise Une telle acircme et la vie qursquoelle entraicircne avec elle-mecircme appartiennent agrave

ce corps qui est potentiellement convenable agrave cette sorte de vie Il est donc naturel que cette

vie preacutecise se produise dans ce corps preacutecis parce qursquoil srsquoagit drsquoune vie agrave vivre avec ce corps

avec cette organisation corporelle preacutecise ce corps est convenablement organiseacute pour les

activiteacutes propres agrave cette vie que deacutetermine sa forme Le corps pourvu drsquoorganes existe en vue

de lrsquoactualisation de la vie qursquoil possegravede potentiellement Le corps animeacute est le corps qui a

actuellement la puissance de vivre ainsi il est precirct agrave vivre ainsi crsquoest-agrave-dire comme il est

deacutefini par sa forme29 Pour reprendre lrsquoexemple de la nutrition crsquoest lrsquoacircme nutritive qui fait

que ce corps a actuellement la capaciteacute de nutrition crsquoest-agrave-dire la capaciteacute de faire les

praxeis propres agrave cette sorte de laquo vivre raquo Lrsquoacircme nutritive est la reacutealisation de la vie nutritive

pour un tel ou tel corps lequel est ducircment et suffisamment organiseacute en vue de vivre une telle

vie Il en va pareillement pour les autres sortes de lrsquoacircme et les autres sens de laquo vivre raquo (sauf

lrsquointelligence)30

27 DA II 2 414a27 28 ἑκάστου γὰρ ἡ ἐντελέχεια ἐν τῷ δυνάμει ὑπάρχοντι καὶ τῇ οἰκείᾳ ὕλῃ πέφυκεν ἐγγίνεσθαι 29 Voir R Bolton laquo Aristotlersquos Definition of the Soul raquo loc cit p 261 30 Selon A Jaulin ce que lrsquoon peut dire de commun agrave propos de lrsquoacircme crsquoest une formule lsquoteacuteliquersquo comme la

suivante laquo lrsquoacircme est lrsquoensemble acheveacute des diffeacuterences qui deacuteterminent un corps organique comme tel ou tel

corps raquo (laquo Lrsquoacircme et la vie raquo loc cit p134)

230

IV Lrsquoacircme et lrsquoaction totale de lrsquoanimal

Cette perspective sur le rapport entre lrsquoacircme le corps et la vie est partageacutee par les PA et

elle est prise comme le point de deacutepart de lrsquoinvestigation de ce texte Dans un passage tregraves

bien connu du livre I Aristote dit

Mais puisque tout instrument est en vue de quelque chose et que chacune des parties

du corps est en vue de quelque chose que ce en vue de quoi elles sont est une certaine

action il est manifeste aussi que le corps tout entier a eacuteteacute constitueacute en vue drsquoune

certaine action totale Le sciage en effet ne se fait pas en vue de la scie mais la scie

en vue du sciage car le sciage est une certaine utilisation de la scie De sorte que le

corps est en vue de lrsquoacircme et les parties en vue des fonctions pour lesquelles chacune

drsquoelles existe par nature Il faut donc drsquoabord parler des actions (PA I 4 645b14-

21)31

Dans ce passage aussi il y a une substitution parallegravele agrave celle que lrsquoon a entre deux deacutefinitions

de lrsquoacircme en DA II 1 412a27-28 et 412b4-6 Drsquoabord il est dit que le corps existe en vue

drsquoune certaine action totale apregraves vers la fin du passage lrsquolaquo action totale raquo est remplaceacutee par

lrsquolaquo acircme raquo Or cette substitution nous megravene vers la mecircme conclusion que le DA si lrsquoacircme est la

reacutealisation drsquoun corps qui possegravede potentiellement la vie elle est du mecircme coup la

reacutealisation de cette mecircme vie posseacutedeacutee en potentiel par le corps Pour un tel corps lrsquoacircme est la

reacutealisation de sa capaciteacute de vivre Le corps de par son existence en vue de lrsquoacircme existe en

fait en vue de la vie que lrsquoacircme reacutealise Le corps est toujours le corps drsquoune certaine vie il

existe pour lrsquoensemble des faculteacutes qui constituent cette vie il existe pour vivre cette vie

pour vivre de telle ou telle faccedilon selon les faculteacutes de son acircme Or les faculteacutes sont

logiquement preacuteceacutedeacutees par leurs activiteacutes et par leurs actions (DA II 4 415a18-20) Le mecircme

type de rapport de prioriteacute doit ecirctre eacutegalement supposeacute entre lrsquoaction totale et le corps entier

aussi Ce dernier existe en vue drsquoun ensemble drsquoactions dont lrsquoacircme possegravede les faculteacutes

Lrsquolaquo action totale raquo deacutesigne et englobe donc toutes les manifestations de laquo vivre raquo dont ce

corps animeacute possegravede les faculteacutes gracircce agrave son acircme En tant que vie globale de lrsquoorganisme

31 Ἐπεὶ δὲ τὸ μὲν ὄργανον πᾶν ἕνεκά του τῶν δὲ τοῦ σώματος μορίων ἕκαστον ἕνεκά του τὸ δ οὗ ἕνεκα πρᾶξίς

τις φανερὸν ὅτι καὶ τὸ σύνολον σῶμα συνέστηκε πράξεώς τινος ἕνεκα πολήρους Οὐ γὰρ ἡ πρίσις τοῦ πρίονος

χάριν γέγονεν ἀλλ ὁ πρίων τῆς πρίσεως χρῆσις γάρ τις ἡ πρίσις ἐστίν Ὥστε καὶ τὸ σῶμά πως τῆς ψυχῆς

ἕνεκεν καὶ τὰ μόρια τῶν ἔργων πρὸς ἃ πέφυκεν ἕκαστον Λεκτέον ἄρα πρῶτον τὰς πράξεις

231

lrsquoaction totale consiste dans lrsquoensemble organiseacute des actions propres agrave chacun des sens dans

lequel la vie appartient agrave cet organisme32

Toutes ces consideacuterations jusqursquoici permettent de se faire une premiegravere ideacutee de ce que

serait la conception aristoteacutelicienne du bien-vivre chez les animaux Bien-vivre serait pour un

animal le bon accomplissement de lrsquoaction totale dont il est capable gracircce agrave son acircme33 Il

serait le bon accomplissement de laquo vivre raquo dans tous les sens qursquoil le possegravede en fonction de

son acircme agrave lui On nrsquoattendrait pas qursquoun animal qui ne possegravede pas la faculteacute de mouvement

local se deacuteplace bien Si lrsquoon peut prendre les actions propres agrave chacun des diffeacuterents sens de

vivre dans lesquels un animal possegravede la vie comme les composants de la vie globale et de

lrsquoaction totale de cet animal le bon accomplissement de cette action serait le bien-vivre pour

cet animal Le rapport entre diffeacuterents sens de vivre et la vie globale de lrsquoanimal doit ecirctre

parallegravele agrave celui entre lrsquoacircme et ses laquo parcelles raquo De la mecircme maniegravere que tous les animaux

ont une seule acircme une et unifieacutee avec plusieurs faculteacutes qui sont diffeacuterentes et distinctes en

raison (sans lrsquoecirctre ni selon le lieu ni selon la grandeur34) les diffeacuterents sens de laquo vivre raquo sont

les diffeacuterentes fonctions et les diffeacuterentes activiteacutes drsquoune seule vie unifieacutee de lrsquoanimal La vie

de lrsquoanimal ne serait donc pas plus deacutepartementaliseacutee que son acircme35

Lrsquoexemple des insectes diviseacutes peut ecirctre utile pour illustrer ce point En effet leur cas

ne semble pas ecirctre le meilleur exemple pour illustrer lrsquointeacutegriteacute de la vie chez les animaux car

le principe de lrsquouniteacute de vie semble un peu laquo lacirccheacute raquo chez ces creacuteatures En tant qursquoanimal non

32 Lrsquointerpreacutetation que J G Lennox fait de ce passage reconnaicirct le rocircle que peut jouer la distinction de diffeacuterents

sens de vivre dans lrsquoexplication de diffeacuterentiae des vivants Lennox dit laquo The idea here is something like an

over-arching teleological explanation in which one looks at the entire anatomy of an animal asks why it is

organized that way and answers lsquobecause that is what an animal like that needs to perform the nutritive

reproductive perceptive locomotive etc activities of the soul raquo (laquo Bios praxis and the Unity of Life raquo dans

Aristotele Was ist Leben Aristoteles Anschauungen zur Entstehungsweise und Funktion von Leben Akten der

Tagung vom 23-26 August 2006 in Bamberg ed Sabine Foumlllinger Stuttgart Franz Steiner Verlag 2009 p

239-259 [p 253]) Voir cependant ses reacuteserves sur la validiteacute logique de lrsquoargument de ce passage dans

Aristotle On the Parts of Animals op cit p 176 33 Lrsquoideacutee populaire dont Aristote fait mention dans lrsquoEN (I 2 1095a18-20 et I 8 1098b21-22) et qui identifie

euprattein et eudzen avec lrsquoeudaimonia nrsquoest pas complegravetement deacutepourvue du sens drsquoun point de vue biologique

aussi 34 DA II 2 413b13-414a3 35 Crsquoest ainsi que D Balme explique son choix de πολήρους au lieu de πολυμεροῦς en PA I 4 645b17 lrsquoaction

totale de lrsquoanimal nrsquoest pas une agglomeacuteration des activiteacutes dont lrsquoanimal est capables mais elle est une activiteacute

coordonneacute complegravete et compreacutehensive de lrsquoanimal comme un tout (Aristotle De Partibus Animalium I op cit

p 124)

232

sanguin segmenteacute chez les insectes la vie nrsquoest pas aussi bien articuleacutee selon Aristote qursquoelle

lrsquoest chez les grands animaux sanguins (De Juv 2 468b10-15) Mais exactement pour la

mecircme raison leur cas peut constituer un bon exemple parce que la laquo lacirccheteacute raquo de leur principe

vital permet drsquoexpliquer qursquoil est toujours possible pour un animal de rester en vie sans bien-

vivre pour Aristote

Les parties segmenteacutees de certains des insectes36 continuent agrave vivre selon Aristote

parce que dans chacune de ces parties srsquoactualise la mecircme espegravece de lrsquoacircme qursquoavant la

division A cet eacutegard ces insectes ressemblent aux plantes

Par ailleurs on peut encore voir que les veacutegeacutetaux qursquoon segmente restent en vie ainsi

que chez les animaux certains des insectes Crsquoest comme si leur acircme restait identique

speacutecifiquement quoique non numeacuteriquement [ὡς τὴν αὐτὴν ἔχοντα ψυχὴν τῷ εἴδει εἰ

καὶ μὴ ἀριθμῷ] car chacun des deux segments est doueacute de sensation et de mouvement

local jusqursquoagrave un certain temps [hellip] [C]hacun des deux segments comporte toutes les

parties de lrsquoacircme Et lrsquoon a affaire agrave des acircmes qui offrent une ressemblance speacutecifique

lrsquoune avec lrsquoautre et avec lrsquoacircme entiegravere [καὶ ὁμοειδῆ ἐστιν ἀλλήλοις καὶ τῇ ὅλῃ] (DA

I 5 411b19-27)37

Selon ce passage chaque partie segmenteacutee restant en vie vit en tant qursquoanimal et non pas

comme quelque chose de moins qursquoun animal laquo Des animaux de cette sorte dit Aristote pour

36 Aristote semble penser que les conditions et les dureacutees de rester en vie apregraves la division change pour

diffeacuterentes sortes drsquoinsecte Parmi les insectes dont parle Aristote il semble que ce sont les longs insectes

comme scolopendrae qui vivent le plus long temps apregraves avoir eacuteteacute diviseacute en plusieurs parties (IA 707a27-31)

alors que les insectes laquo supeacuterieurs raquo comme les abeilles ne peuvent supporter une division que si la tecircte ou le

ventre reste lieacute agrave la partie meacutediane ougrave se trouve le principe de lrsquoacircme nutritive et crsquoest la partie restant lieacutee au

principe de lrsquoacircme nutritive qui continuent agrave vivre (De Juv 2 468a27-28) Peu importent cependant ces

diffeacuterences pour mes tacircches ici parce que ce que je cherche dans le cas des insectes diviseacutes nrsquoest qursquoun bon

exemple pour mon argument sur le bien-vivre animal Sur ces points voir R K Sprague laquo Aristotle and Divided

Insectsraquo Meacutethexis 2 1989 p 29-40 David Lefebvre laquo Lrsquoargument du sectionnement des vivants dans les

Parva Naturalia le cas des insectes raquo Revue de Philosophie Ancienne 20 (1) 2002 p 5-34 et Abraham P Bos

laquo Aristotle on Dissection of Plants and Animals and His Concept of the Instrumental Soul-body raquo Ancient

Philosophy 27 2007 p 95-106 37 Les autres passages sur les insectes diviseacutes DA I 4 409a9-10 II 2 413b16-22 HA IV 7 531b30-532a4

PA III 5 667b22-31 IV 5 682a3-8 IA 7 707a23-b5 De long 6 467a18-29 De Juv 2 468a23-b15 De

Resp 3 (9) 471b19-29 De Vit 1 (17-23) 478b32-479a7 Meacutet Z 16 1040b10-16 Sprague laquo Aristotle and

Divided Insectsraquo loc cit pense que les animaux qui vivent apregraves la division dont il est question dans ce dernier

passage de la Meacutetaphysique ne sont pas insectes mais des grands animaux sanguins

233

les insectes sont en effet comme une pluraliteacute drsquoanimaux composant une mecircme nature raquo (De

Juv 2 468b9-10 ndash italique ajouteacute)38 Quand diviseacute lrsquoinsecte ne se divise donc jamais drsquoune

part en une sorte de plante qui ne serait doueacutee que de lrsquoacircme nutritive et drsquoautre part en une

creacuteature impossible quelconque qui serait doueacutee de la seule sensation sans toutefois posseacuteder

lrsquoacircme nutritive39

Or les parties segmenteacutees de lrsquoinsecte ne continuent pas agrave vivre comme nrsquoimporte

quel animal Dans les parties segmenteacutees la correacutelation et la coordination vitale entre lrsquoacircme et

le corps sont briseacutees et perdues Du point de vue exclusif de leurs formes ces parties sont

toujours le mecircme insecte qursquoavant la division parce que chacune a la mecircme espegravece de lrsquoacircme

que lrsquoinsecte drsquoorigine Mais au niveau de la substance composeacutee bien qursquoelles ne soient pas

toujours nrsquoimporte quel animal quelconque et qursquoelles possegravedent toujours lrsquoacircme drsquoun insecte

deacutesormais elles sont nrsquoimporte quel insecte Car elles ne possegravedent plus un corps qui leur

permettrait de vivre la mecircme vie que celle de lrsquoinsecte drsquoorigine Elles ne sont plus aptes agrave

accomplir les actions propres agrave la vie que menait lrsquoinsecte drsquoorigine Les parties segmenteacutees

de lrsquoinsecte existent comme si elles eacutetaient coinceacutees dans lrsquoespace drsquoune reacutealisation premiegravere

purement formelle sans la matiegravere approprieacutee Elles ne sont pas complegravetement sans matiegravere

mais la matiegravere qursquoelles possegravedent nrsquoest pas (ou nrsquoest plus) convenablement organiseacutee pour

vivre la vie dont leur acircme est capable Ces laquo insectes raquo vivent et au niveau formel elles

possegravedent tous les laquo vivres raquo que posseacutedait lrsquoinsecte avant la division Mais tout de mecircme

elles nrsquoont plus les organes pour vivre ces vies ducircment en tant qursquoinsecte elles ne vivent pas

bien

V La structure de lrsquoaction totale chez lrsquoanimal

Lrsquoexemple des insectes diviseacutes donnent aussi une ideacutee sur la structure de lrsquoaction

totale drsquoun animal Comme Balme le souligne 40 cette action totale nrsquoest pas une

agglomeacuteration des diffeacuterentes actions dont lrsquoanimal est capable gracircce agrave ses faculteacutes

psychiques De mecircme pour le corps aussi le corps nrsquoest pas une agglomeacuteration des parties

38 Voir aussi IA 7 707a23-b5 laquo Ce qui fait quils vivent mecircme apregraves avoir eacuteteacute coupeacutes cest que la constitution

de chacun deux ressemble beaucoup agrave celle dun animal que lon formerait de la reacuteunion de plusieurs animaux raquo

(707b1-3 trad Bartheacutelemy Saint-Hilaire) 39 Voir les analyses de Polansky sur la division des plantes et les insectes (Aristotlersquos De Anima op cit p179-

180 et p 195-196) 40 Voir la note 31 en haut

234

dont chacune a sa propre action comme sa fin indeacutependante et autonome des autres parties du

corps Lrsquoaction totale de lrsquoanimal est constitueacutee des teacuteleacuteologies subordonneacutees lrsquoune agrave lrsquoautre

et lrsquoensemble de cette structure a comme fin la preacuteservation de la vie et la nature propre de

lrsquoanimal41 Si les parties segmenteacutees des insectes ne peuvent pas continuer agrave vivre pour un

long temps apregraves la division crsquoest que la teacuteleacuteologie de leur action totale est briseacutee et a perdu

son inteacutegriteacute Pour le dire du point de vue de la vie si elles vivent (quoique pour une courte

dureacutee) sans toutefois bien vivre crsquoest qursquoelles ne peuvent plus accomplir leur action totale

faute de lrsquoorganisation corporelle neacutecessaire agrave leur preacuteservation

Toutefois pour ce qui est de preacuteserver leur nature [apregraves la division] les plantes y

parviennent tandis que ces ecirctres-lagrave [les insectes] ne le peuvent pas faute drsquoorganes

destineacutes agrave leur sauvegarde Aux uns il manque un organe capable de srsquoapproprier la

nourriture aux autres un organe pouvant la recevoir et agrave drsquoautre encore drsquoautres

organes en plus de ces deux-lagrave [ἀλλὰ πρὸς τὸ σῴζεσθαι τὴν φύσιν τὰ μὲν φυτὰ

δύναται ταῦτα δ οὐ δύναται διὰ τὸ μὴ ἔχειν ὄργανα πρὸς σωτηρίαν ἐνδεᾶ τ εἶναι τὰ

μὲν τοῦ ληψομένου τὰ δὲ τοῦ δεξομένου τὴν τροφήν τὰ δ ἄλλων τε καὶ τούτων

ἀμφοτέρων] (De Juv 2 468b5-7)42

Comme les bovins agrave face humaine drsquoEmpeacutedocle les insectes diviseacutes eux aussi ne sont plus

capables de se diriger vers un telos lequel consiste dans leur nature comme forme43 ils ne

sont plus ce qursquoils sont

La division corporelle drsquoun animal ne segmente donc pas son acircme en ses diverses faculteacutes

mais en brisant lrsquointeacutegriteacute organique de lrsquoanimal la division brise la meacutecanique de la

nutrition elle rend impossible lrsquoaccomplissement de la teacuteleacuteologie du processus physiologique

relative agrave la nutrition44 Lrsquoactiviteacute nutritive a donc sa propre teacuteleacuteologie et ses propres organes

concourants Quoique donc chaque segment retienne lrsquoidentiteacute speacutecifique de lrsquoacircme propre agrave

lrsquoanimal diviseacute la sauvegarde du mode de vie global de lrsquoanimal requiert comme sa condition

41 Crsquoest le point qursquoAristote preacutecise dans toutes derniegraveres lignes des PA I laquo Pour toutes les actions donc qui

sont en vue drsquoautres actions il est claire que les instruments dont elles sont les actions diffegraverent de la mecircme

maniegravere que les actions De mecircme si certaines actions se trouvent ecirctre anteacuterieures agrave drsquoautres actions et en ecirctre la

fin il en ira ainsi eacutegalement de chacune des parties dont ces actions sont les actions raquo (645b28-32) 42 Cf DA I 5 411b22-24 laquo [Srsquoils les insectes diviseacutes ne survivent pas] cela nrsquoa rien drsquoeacutetrange crsquoest qursquoils

nrsquoont pas drsquoorganes capables de preacuteserver leur nature [ὄργανα γὰρ οὐκ ἔχουσιν ὥστε σώζειν τὴν φύσιν] raquo Voir

aussi De Long 6 467a20-21 43 Phys II 8 199a30-b7 44 Cf De Juv 3 469a2-10

235

neacutecessaire le bon fonctionnement de la teacuteleacuteologie du meacutecanisme de la faculteacute nutritive Crsquoest

sous le rapport drsquoune neacutecessiteacute hypotheacutetique que le fonctionnement de la faculteacute nutritive est

lieacute agrave la preacuteservation et agrave la continuation de la nature globale de lrsquoanimal45

Or agrave la fin du passage derniegraverement citeacute du De juventute agrave la liste des organes requis pour la

preacuteservation de lrsquoanimal Aristote ajoute agrave coteacute de ceux par lesquels lrsquoanimal srsquoapproprie sa

nourriture (la tecircte) et ceux qui servent agrave sa reacuteception (le ventre) laquo drsquoautres organes en plus raquo

Parmi ces laquo autres organes raquo on doit peut ecirctre compter la partie analogue du cœur ougrave reacuteside

le principe de la vie Mais il faut aussi compter je pense les organes qui servent au

mouvement local Ceux-ci sont indispensables pour lrsquoappropriation de la nourriture dans le

cas des animaux doueacute de la locomotion Or outre les organes de locomotion il faut aussi

compter les organes des sens agrave distance lesquels servent au bon accomplissement du

mouvement 46 Donc le bon accomplissement de lrsquoaction totale de lrsquoanimal deacutepend de

lrsquoaccomplissement des teacuteleacuteologies de ces deux autres faculteacutes agrave savoir la faculteacute de

mouvement et la faculteacute de sensation Or ce nrsquoest pas leurs accomplissements indeacutependants

dont il srsquoagit ici Il faut qursquoelles srsquoaccomplissent drsquoune maniegravere agrave srsquoarticuler au meacutecanisme de

la nutrition elles font partie de la teacuteleacuteologie de la nutrition Chez les animaux la nutrition

devient une activiteacute plus complexe qursquoelle lrsquoest chez les plantes parce que la teacuteleacuteologie de la

nutrition chez les animaux comprend les actions des autres faculteacutes au-delagrave des actions

propres agrave lrsquoacircme nutritive Outre les sens agrave distance le toucher et le goucirct eux aussi sont au

service de la vie nutritive de lrsquoanimal Les activiteacutes des faculteacutes motrice et sensitive

contribuent donc aux fins poursuivies par la faculteacute nutritive47

Or les actions propres agrave la faculteacute nutritive ne sauraient constituer la fin ultime de toutes les

autres capaciteacutes laquo supeacuterieures raquo de lrsquoanimal Elles ne peuvent pas ecirctre lrsquoinstance ultime de la

teacuteleacuteologique de tous les autres laquo vivres raquo de lrsquoanimal48 parce que selon Aristote laquo crsquoest en

effet en tant qursquoil est un animal que nous disons que tel ltanimalgt est vivant mais crsquoest en tant

qursquoil est capable de sensation que nous disons du corps qursquoil est un animal raquo (De Juv 3

469a18-20) La vie animale est par deacutefinition sensitive49 Crsquoest donc la vie animale en tant

45 Voir Pierre-Marie Morel De la matiegravere agrave lrsquoaction Aristote et le problegraveme du vivant Paris Vrin 2007 p 84-

85 46 DA III 11 434a30-b8 47 Cf Leunissen Arostotlersquos Science of Nature opcit p 59 48 Pace Leunissen ibid p 63-74 49 Les textes qui constituent les PN privileacutegient la sensation sur les autres faculteacutes de lrsquoanimal Comme il est dit

deacutejagrave dans le preacuteambule du De sensu (1 436b1-12) ces textes traitent soit de caracteacuteristiques qui suivent

236

que vie animale qui constitue la cause finale qui deacutetermine toute organisation fonctionnelle de

lrsquoacte de vivre de lrsquoorganisme

Entre les faculteacutes laquo supeacuterieures raquo et les faculteacutes laquo inferieures raquo de lrsquoanimal il y a donc

bien un rapport drsquointerdeacutependance Il srsquoagit des neacutecessiteacutes hypotheacutetiques liant reacuteciproquement

un niveau et lrsquoautre50 Crsquoest ce complexe des neacutecessiteacutes hypotheacutetiques que reflegravete ce qui est

laquo total raquo dans lrsquoaction totale de lrsquoanimal Il semble qursquoil y a bien une pluraliteacute des neacutecessiteacutes

hypotheacutetiques et qursquoelles se coupent mutuellement drsquoune part les activiteacutes de la capaciteacute

motrice et celles de la capaciteacute sensitive sont neacutecessaires pour que lrsquoanimal puisse se nourrir

sinon laquo il va peacuterir sans parvenir agrave sa fin qui est lrsquoœuvre de la nature raquo (DA III 12 434a34-

b1)51 Mais drsquoautre part il est impensable qursquoun animal se meuve et sente sans se nourrir En

plus lrsquoanimaliteacute de lrsquoanimal est une fin supeacuterieure pour et par rapport agrave sa vie nutritive

Ce qui est dit ici agrave un niveau plus ou moins geacuteneacuteral peut ecirctre eacutegalement dit au niveau

de la nature propre de chaque espegravece de lrsquoanimal Chaque sorte drsquoanimal a sa propre maniegravere

speacutecifique de manifester les diffeacuterents sens de vivre Il nrsquoy a pas de laquo vivre raquo abstrait tout

vivre est vivre drsquoune certaine faccedilon preacutecise crsquoest-agrave-dire selon une forme preacutecise Cela est un

autre point que lrsquoexemple des insectes diviseacutes nous permet de voir Les insectes ressemblent

aux plantes par le fait que ses parties segmenteacutees sont capables de vivre apregraves la division dit

Aristote Cependant ils sont dissemblables sur un point important les parties segmenteacutees de

lrsquoinsecte ne peuvent rester vivant que jusqursquoagrave un certain moment laquo alors que les plantes

recouvrent leur nature complegravete [ἐκεῖνα δὲ καὶ τέλεια γίνεται τὴν φύσιν] crsquoest-agrave-dire que

deux ou un nombre supeacuterieur de plantes se forment agrave partir drsquoune seule raquo (PA IV 6 682b31-

32) Les parties segmenteacutees de la plante peuvent retrouver leur eacutetat de maturiteacute Pour les

plantes la division peut fonctionner comme une reproduction52 On peut assumer qursquoapregraves la

division les plantes perdent elles aussi leur identiteacute speacutecifique et les parties segmenteacutees

logiquement de la nature sensitive de lrsquoanimal soit de celles que supposent la preacutesence et le maintient de cette

mecircme nature sensitive Bien qursquoils portent plutocirct sur la meacutecanique de vivre les PN ne perdent jamais la vue de la

nature sensitive de lrsquoanimale comme la cause laquo en vue de quoi raquo existent et fonctionnent certaines autres faculteacutes

de lrsquoanimal Sur ce point voir P-M Morel De la matiegravere agrave lrsquoaction op cit p 71-89 50 Ce qui est dit dans le passage suivant du De Somno doit ecirctre correct reacuteciproquement entre les actions des

faculteacutes lsquoinfeacuterieuresrsquo et lsquosupeacuterieuresrsquo laquo Je veux parler de la neacutecessiteacute conditionnelle consideacuterant que srsquoil doit y

avoir un animal pourvu de sa nature propre il faut par neacutecessiteacute que certains ltattributsgt lui appartiennent et que

ceux-ci lui appartenant drsquoautres encore lui appartiennent raquo (2 455b26-28) 51 Je pense que lrsquoœuvre de la nature dans laquelle consiste le telos de lrsquoanimal est lrsquoeacutetat mature crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetat

accompli de sa forme speacutecifique Je comprends ce passage en parallegravele avec Phys II 8 199a30-32 52 R K Sprague laquo Aristotle and Divided Insectsraquo loc cit p 31

237

deviennent comme les insectes laquo nrsquoimporte quelle plante raquo Mais la simpliciteacute de leur nature

leur permet de regagner leur identiteacute speacutecifique et la nature drsquoun membre mature de leur

propre espegravece Elles retrouvent leur perfectionnement speacutecifique53 Crsquoest cette possibiliteacute de

regagner le perfectionnement de leur eacutetat mature que perdent les parties segmenteacutees de

lrsquoinsecte Ce qui peut ecirctre pour une plante une meacutethode pour reproduire la vie finit pour les

animaux par la mort Les parties segmenteacutees de lrsquoinsecte perdent agrave jamais la possibiliteacute drsquoecirctre

dans le meilleur eacutetat de leur nature Elles perdent la possibiliteacute de vivre conformeacutement agrave la

nature de leur espegravece En effet dans la mesure ougrave ces segments ne perdent pas lrsquoidentiteacute

speacutecifique de leur acircme on pourrait dire qursquoau niveau formel ils nrsquoont pas perdu leur nature

comme telos Agrave ce niveau formel ils ont le mecircme telos que lrsquoinsecte avant la division Or

comme ils ne sont plus capables drsquoagir drsquoune maniegravere agrave manifester les laquo vivres raquo qursquoils sont

laquo psychologiquement raquo capables il est impossible pour eux drsquoatteindre leur telos Leur action

ne peut pas ecirctre aussi bien totale et complegravete que celle drsquoun membre mature de leur espegravece

Aristote ne donne nulle part une formulation pour le bien-vivre des animaux Mais eut-il agrave en

donneacute une je crois qursquoelle aurait eacuteteacute quelque chose somme la suivante bien-vivre pour tous

les animaux consiste agrave ecirctre dans la meilleure de sa nature drsquoune maniegravere agrave pouvoir ducircment

accomplir lrsquoaction totale qui constitue la vie propre et caracteacuteristique de son espegravece

VI laquo Vivre seulement raquo et la complexiteacute de lrsquoaction totale

Or cette derniegravere conclusion a besoin drsquoune preacutecision parce que par cette conclusion

on perd un peu la diffeacuterence entre les animaux qui laquo vivent seulement raquo et ceux qui ont

preacutetention au bien vivre54 Apregraves tout toute substance aura atteint ce qui est beltion pour elle

dans la mesure ougrave elle possegravede sa forme et est ducircment composeacutee Une plante ou une eacuteponge

ne serait pas moins accomplie qursquoun homme

Selon Aristote les plantes et certaines des creacuteatures marines ne font que laquo vivre

simplement raquo55 non pas parce qursquoelles sont deacutepourvues de tout beltion Elles sont deacutepourvues

53 Le meacutecanisme de cette reacutegeacuteneacuteration est deacutecrit en De Juv 3 468b16-28 54 Ce nrsquoest pas une distinction qursquoAristote fait explicitement En PA II 10 655b37- 656a8 Aristote eacutetend le

groupe drsquoanimaux participant au bien-vivre au-delagrave de lrsquohomme Or cet eacutelargissement de la participation au

bien-vivre ne couvre pas tous les animaux et Aristote suggegravere drsquoune faccedilon plus ou moins tacite lrsquoexistence de

certains animaux qui sont restreints agrave laquo vivre seulement raquo sans participer au bien-vivre 55 Pour ce qui est de la distinction entre les animaux qui participent au bien-vivre et ceux qui laquo vivent

seulement raquo ces derniers sont groupeacutes en PA II 10 655b37- 656a8 avec les plantes Cela suggegravere que ces

238

de toute participation au bien-vivre parce que chez elles la diffeacuterence entre vivre comme

lrsquoopposeacute simple et immeacutediat de non-vivre et vivre comme le vivant qursquoelles sont (crsquoest-agrave-dire

conformeacutement agrave sa nature comme forme et dans la reacutealisation complegravete de sa forme56) nrsquoest

pas aussi grande qursquoelle lrsquoest pour les animaux plus complexes Lrsquoaction constitutive et

caracteacuteristique de leur vie ne les distingue de la nature inanimeacutee que dans le sens le plus

minime qursquoil puisse ecirctre Srsquoil est impossible qursquoune plante en tant que plante ne vive pas57

son vivre ne consiste cependant que dans lrsquoactualisation la plus simple possible drsquoune

capaciteacute qui distingue la vie de la non-vie selon Aristote Donc en ce qui concerne les

animaux qui laquo vivent seulement raquo ce qui les fait si simple crsquoest le fait de ne vivre qursquoune

forme de vie aussi simple que celle des plantes (malgreacute leur nature sensitive) et de la vivre de

la maniegravere la plus simple et immeacutediate possible pour un animal

Chez ces animaux simples il nrsquoy a donc pas de diffeacuterence consideacuterable entre la simple

actualisation et la bonne actualisation de la capaciteacute qui les distingue de lrsquoinanimeacute Quant aux

animaux plus complexes il semble que chez eux vivre comme un simple opposeacute du non-

vivant et vivre comme ce qursquoil est ne sont pas aussi simultaneacutes Drsquoabord parce qursquoils

possegravedent le vivre dans plusieurs sens Chez ces animaux plus complexes comme la vie se

trouve doteacutee de plusieurs faculteacutes leur acte de vivre est loin drsquoecirctre une diffeacuterenciation

immeacutediate de lrsquoinanimeacute

Cependant cela ne permet pas de dire que ces animaux vivent bien par deacutefinition et

tout sens de laquo vivre seulementraquo est exclu de leurs vies Si lrsquoanimeacute se distingue de lrsquoinanimeacute

par le fait drsquoecirctre en vie et si la vie srsquoentend dans plusieurs sens il srsquoensuit que lrsquoanimeacute se

distingue de lrsquoinanimeacute non pas dans un seule sens mais dans plusieurs sens Pour chacun de

ces sens seacutepareacutement la vie et le vivant peuvent ecirctre seacutepareacutes de la non-vie et du non-vivant

animaux soient selon Aristote comme les plantes agrave certains eacutegards En HA VII (VIII) 1 588b10-27 Aristote

parle de cinq sortes de creacuteatures marines qui occupent la frontiegravere entre ecirctre une plante et ecirctre un animal Ces

creacuteatures sont les ascidies les eacuteponges les aneacutemones les pinna et les solens 56 En ce qui concerne les creacuteatures marines produites de la geacuteneacuteration spontaneacutee comme leur geacuteneacuteration et leur

croissance ne sont pas lrsquoaccomplissement drsquoune forme en puissance transmise dans la semence par le geacuteniteur en

vue de la reproduction bien-vivre comme vivre conformeacutement agrave leur forme ne saurait pas ecirctre dit pour eux

Cependant on peut dire qursquoils vivraient bien quand le reacutesultat du processus de leur geacuteneacuteration laquo tombe bien raquo

comme les animaux drsquoEmpeacutedocle qui parviennent agrave vivre La diffeacuterence entre les animaux qui laquo vivent

seulement raquo et ceux qui participent au bien-vivre peut ecirctre entrevue si on compare la complexiteacute de la meacutediation

dans la geacuteneacuteration drsquoun eacuteponge agrave celle requise pour eacuteviter qursquoun bovin laquo tombe bien raquo et ne soit pas agrave face

humaine 57 Crsquoest une expression qursquoAristote utilise pour les animaux en De Juv 1 467b22-23

239

Crsquoest-agrave-dire que par exemple compareacute agrave une chose inanimeacutee le fait de sentir tout seul

suffirait par soi-mecircme agrave distinguer lrsquoanimeacute Pour un corps naturel doueacute de sentir le fait de

vivre peut bien se dire comme une conseacutequence logique de son ecirctre doueacute de sentir sans faire

aucune reacutefeacuterence agrave sa faculteacute nutritive Mecircme si la possession de la sensation sans la faculteacute

nutritive est biologiquement impossible Lrsquoanimal peut ecirctre dit vivant sous la seule et seule

reacutefeacuterence de sa nature sensitive Logiquement parlant on nrsquoa pas besoin de preacutesupposer la

faculteacute nutritive et son activiteacute pour reconnaicirctre une manifestation de la sensation comme une

manifestation de vie La sensation est une condition suffisante pour la preacutesence de la vie58

Srsquoil pouvait y avoir une sorte de creacuteature qui pouvait avoir lrsquoacircme sensitive sans lrsquoacircme

nutritive il ne serait pas moins vivant qursquoun animal sublunaire lequel ne peut pas ecirctre sensitif

sans posseacuteder la faculteacute nutritive Les sens de vivre ne sont pas logiquement interdeacutependants

parce que les faculteacutes auxquelles ils correspondent sont seacuteparables et distinctes par raison

Chacun par soi-mecircme suffit agrave distinguer lrsquoanimeacute de lrsquoinanimeacute59 Lrsquointelligence et le cas du

Dieu en constituent les meilleurs exemples Si donc chacun des sens de vivre correspond

avant toute autre chose agrave un simple fait de vivre comme lrsquoopposeacute de non-vivre jrsquoen conclus

que pour chacun de ces sens laquo vivre simplement raquo et laquo bien vivre raquo se distinguerait Tous les

sens de vivre et toutes les manifestations de la vie peuvent ecirctre lrsquoobjet drsquoune distinction entre

58 Dans le mecircme passage (DA II 2 413a22-25) laquo nous preacutetendons dit Aristote qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne

serait-ce qursquoune seule quelconque de [ses] manifestations raquo Sur ce point voir aussi G B Matthews laquo De Anima

2 2-4 and the Meaning of Life raquo dans Essays on Aristotlersquos De Anima eacuteds Martha Nussbaum et A O Rorty

Oxford Clarendon Press 1997 p185-193 59 Dans le fragment B 80 (Duumlring) du Protreptique Aristote pose une opposition immeacutediate entre la sensation et

la non-vie Cela paraicirctrait un peu eacutetrange voire faux aux lecteurs du DA Ce fragment B 80 dit que laquo nous

distinguons la vie de lrsquoabsence de vie par la perception raquo Dans un autre fragment parallegravele (B 74 Duumlring) il est

dit que laquo la vie se distingue de lrsquoabsence de la vie par la sensation et la vie se deacutefinit par la preacutesence et la faculteacute

de sensation raquo Bien qursquoil soit clair dans le contexte du dernier fragment qursquoAristote cherche agrave dire que sans

sensation il ne vaut plus la peine de vivre pour lrsquohomme je crois cependant que meacuterite attention cette aise avec

laquelle Aristote met en opposition la vie agrave la non-vie par le critegravere de la sensation au lieu de la capaciteacute

nutritive comme on srsquoatteindrait de lrsquoauteur du DA Voir aussi EN IX 9 1170a19 EE VII 12 1244b23-33 et

Top V 2 129b33-34 Un autre exemple inteacuteressant sur ce point et qui paraicirctrait sans doute eacutetrange drsquoun point

vue strict de la theacuteorie aristoteacutelicienne de lrsquoembryologie se trouve dans les Politiques VII 16 laquo Il faut poser

une limite numeacuterique agrave la procreacuteation et si des couples conccediloivent en outrepassant cette ltlimitegt il faut

pratiquer lrsquoavortement avant que ltle fœtusgt ait reccedilu la sensibiliteacute crsquoest-agrave-dire la vie [πρὶν αἴσθησιν ἐγγενέσθαι

καὶ ζωὴν ἐμποιεῖσθαι δεῖ τὴν ἄμβλωσιν] Car si cette pratique est impie ou non cela sera trancheacute par ltle critegraveregt

de la sensation crsquoest-agrave-dire de la vie [τῇ αἰσθήσει καὶ τῷ ζῆν] raquo (1335b23-26) Or ces passages ne paraicirctraient

pas aussi lsquofauxrsquo si on considegravere qursquoen effet selon le DA la sensation par elle-mecircme distingue la vie de la non-vie

aussi bien que le fait lrsquoacircme nutritive

240

laquo vivre seulement raquo et laquo bien-vivre raquo En plus il semble que pour chacun de ces sens une

telle distinction peut ecirctre faite indeacutependamment des autres Si on continue par lrsquoexemple du

Dieu le cas de Dieu est un cas de laquo vivre seulement raquo parce que le Dieu vit dans

lrsquoimmeacutediateteacute de lrsquoacte et de lrsquoobjet de son intelligence60 Son acte drsquointelligence est marqueacute

par une telle simpliciteacute qursquoil nrsquoa pas besoin de vertus pour son bon accomplissement Sa

feacuteliciteacute consiste dans la valeur de sa seule activiteacute et dans la simpliciteacute et la continuiteacute avec

lesquelles il lrsquoaccomplit Il en va semblablement pour les creacuteatures qui laquo vivent seulement raquo

Si elles ne sont pas feacuteliciteacutees crsquoest que leurs activiteacutes ne sont pas agrave la mecircme hauteur

normative que celle du Dieu Elles possegravedent cependant une simpliciteacute proche de celle du

Dieu Il srsquoensuit je pense que ces creacuteatures laquo vivent seulement raquo moins parce qursquoelles ne

possegravedent que la vie nutritive qursquoelles la possegravedent drsquoune maniegravere la plus simple possible

laquo Vivre seulement raquo nrsquoest pas limiteacute au domaine de lrsquoun des sens de vivre Les vivants

peuvent laquo vivre seulement raquo dans tous les sens de vivre

Dans le cas des creacuteatures plus complexes que les plantes (et les eacuteponges etc) et moins

nobles que le Dieu comme la vie requiert plusieurs actions leurs actions totales ne sauraient

jamais ecirctre aussi simple et aussi immeacutediate que celle drsquoune plante ou celle drsquoun Dieu Ils ne

vivraient jamais aussi laquo seulement raquo qursquoeux Pour ces creacuteatures entre la simple possession des

diffeacuterentes potentialiteacutes de vivre et la reacuteussite de leurs actions totales il y a le simple fait

drsquoagir sans le faire bien De mecircme pour chacun des composants de lrsquoaction totale crsquoest-agrave-dire

diffeacuterentes manifestations de vivre selon ses diffeacuterents sens entre par exemple la simple

possession de la capaciteacute de se mouvoir et se mouvoir bien il y a se mouvoir sans le faire

bien Chez ces animaux le simple acte de se nourrir ne srsquoeffectue jamais dans la simpliciteacute

drsquoune plante Chez les animaux sanguins par exemple la preacutesence du cœur du sang et celle

des parties pour recevoir la nourriture et pour eacutevacuer les reacutesidus sont indispensables pour le

fonctionnement de leur vie nutritive Crsquoest-agrave-dire que chez ce type drsquoanimaux la vie nutritive

est toujours meacutediate et nrsquoa aucune forme aussi simple que celle drsquoune plante elle ne

distingue pas lrsquoanimal de lrsquoinanimeacute aussi immeacutediatement que celle drsquoune plante Son

actualisation simple est drsquoor et deacutejagrave celle drsquoun corps organiseacute selon lrsquointerdeacutependance de

certaines neacutecessiteacutes hypotheacutetiques Pour ces animaux vivre une vie nutritive nrsquoest jamais la

60 Voir Meacutet Λ 1072b13-30 dont les derniegraveres lignes disent laquo La vie du Dieu qui par elle-mecircme est la

meilleure et eacuteternelle est acte Nous affirmons donc que le dieu est lrsquoanimal eacuteternel et le meilleur de sorte que la

vie et la dureacutee continue et eacuteternelle appartiennent au dieu car le dieu est cela mecircme [ἐνέργεια δὲ ἡ καθ αὑτὴν

ἐκείνου ζωὴ ἀρίστη καὶ ἀΐδιος φαμὲν δὴ τὸν θεὸν εἶναι ζῷον ἀΐδιον ἄριστον ὥστε ζωὴ καὶ αἰὼν συνεχὴς καὶ

ἀΐδιος ὑπάρχει τῷ θεῷ τοῦτο γὰρ ὁ θεός]raquo (1072b27-30)

241

reacuteussir drsquoembleacutee Autrement dit le bien-vivre des animaux complexes deacutepend du bon

accomplissement de leur complexiteacute

VII De Caelo lrsquoanalogie de complexiteacute entre les actions des planegravetes et celles de

lrsquohomme

Ces ideacutees peuvent ecirctre corroboreacutees par un passage tregraves connu du De Caelo en II 12

292b1-1061 ougrave Aristote fait une comparaison entre les astres et les ecirctres vivants sublunaires

afin drsquoexpliquer sa solution agrave une aporie concernant la complexiteacute des mouvements des corps

ceacutelestes La difficulteacute est la suivante62 pourquoi les planegravetes plus proches du corps premier et

de la translation premiegravere sont mues des mouvements plus nombreux que les corps plus

eacuteloigneacutes (comme la Terre le Soleil et la Lune) qui sont plus proche du centre du systegraveme des

sphegraveres homocentriques Ce fait pose un problegraveme parce que crsquoest lrsquoordre contraire qui

semble ecirctre plus rationnel Il semble plus rationnel que soit mus par le moins de mouvement

les corps qui sont plus proches et voisins du premier corps lequel est mucirc par une translation

unique Autrement dit il semble plus rationnel que la quantiteacute de mouvement des corps

ceacutelestes srsquoaccroicirct vers le centre Mais le fait est le contraire

Comme sa solution agrave cette aporie Aristote suggegravere qursquoun changement de perspective

dans notre conception des corps ceacutelestes Selon lui lrsquoordre actuel des choses paraicirctra plus

rationnel si on considegravere les corps ceacutelestes comme les vivants si on eacuteprouve une difficulteacute agrave

ce sujet

[c]rsquoest que nous concevons les astres comme srsquoil ne srsquoagissait que de corps crsquoest-agrave-

dire drsquouniteacutes ayant un ordre mais absolument deacutepourvues drsquoacircme Or il faut les

concevoir comme participant agrave lrsquoaction crsquoest-agrave-dire agrave la vie En effet il semble que de

cette maniegravere aucun des pheacutenomegravenes ne sera irrationnel63 (292a18-22)

61 Les analyses que je deacuteveloppe jusqursquoici au sujet de la complexiteacute de lrsquoaction totale de certains animaux et la

lecture que je fais de ce passage du De Caelo sont eacutetroitement parallegraveles aux ideacutees deacuteveloppeacutees par Catherine

Osborne laquo On the Disadvantages of Being a Complex Organism Aristotle and the scala naturae raquo dans Dumb

Beasts and Dead Philosophers Humanity and the Humane in Ancient Philosophy and Literature Oxford

Clarendon Press 2007 p 98-132 Or jrsquoai deacutecouvert lrsquoarticle drsquoOsborne apregraves la reacutedaction de ce chapitre preacutesent

Pour les points sur lesquels je suis critique drsquoOsborne voir les notes suivantes 62 Pour la position de lrsquoaporie voir De Caelo II 12 291b28-292a3 63 Ἀλλ ἡμεῖς ὡς περὶ σωμάτων αὐτῶν μόνον καὶ μονάδων τάξιν μὲν ἐχόντων ἀψύχων δὲ πάμπαν διανοούμεθα

δεῖ δ ὡς μετεχόντων ὑπολαμβάνειν πράξεως καὶ ζωῆς οὕτω γὰρ οὐθὲν δόξει παράλογον εἶναι τὸ συμβαῖνον

242

Si lrsquoon peut concevoir les astres comme participant agrave lrsquoaction et donc agrave la vie la question de

la diffeacuterence entre les quantiteacutes de leurs mouvements devient une question de diffeacuterence entre

leurs maniegraveres de participer au laquo bien raquo crsquoest-agrave-dire au perfectionnement de leurs propres vies

et au fait drsquoatteindre agrave leurs meilleurs eacutetats Crsquoest la fin naturelle de tous les vivants Aristote

suggegravere que pour les ecirctres qui sont toujours et deacutejagrave dans leur meilleur eacutetat aucune action nrsquoest

requise pour atteindre leur fin parce qursquoils y sont deacutejagrave Il nrsquoy a qursquoun seul ecirctre qui jouit de

cette feacuteliciteacute le principe le plus divin Pour les choses qui sont moins excellentes

lrsquoaccomplissement de leur fin est une affaire plus ou moins complexe selon leur proximiteacute agrave

leur meilleur eacutetat Il y a donc une proportion inverse pour les choses entre la quantiteacute et la

complexiteacute des actions requise pour lrsquoaccomplissement du bien et la proximiteacute agrave leur

excellence

Car il apparaicirct que le bien appartient agrave lrsquoecirctre qui est dans un eacutetat excellent sans que cet

ecirctre accomplisse aucune action et que pour ce qui est le plus proche de lrsquoexcellence le

bien vient de peu drsquoaction ou mecircme drsquoune seule alors que pour ceux qui en sont plus

eacuteloigneacutes elle vient drsquoactions plus nombreuses64 (292a22-24)65

64 Ἔοικε γὰρ τῷ μὲν ἄριστα ἔχοντι ὑπάρχειν τὸ εὖ ἄνευ πράξεως τῷ δ ἐγγύτατα διὰ ὀλίγης καὶ μιᾶς τοῖς δὲ

πορρωτέρω διὰ πλειόνων 65 Je pense que ce passage ne peut pas ecirctre lu comme eacutetablissant une correacutelation entre drsquoune part la quantiteacute et

la complexiteacute des actions requises pour lrsquoachegravevement du bien et drsquoautre part une eacutechelle de supeacuterioriteacute des ecirctres

ceacutelestes Une telle correacutelation requeacuterait que ce passage contienne une reacuteponse agrave lrsquoune de ces trois questions

suivantes 1) est-ce que crsquoest parce qursquoil est plus excellent (ou supeacuterieur) qursquoun ecirctre a besoin de moins

drsquoactions ou 2) est-ce que crsquoest parce qursquoil a besoin de moins drsquoactions qursquoil est plus excellent ou encore 3)

est-ce que lrsquoexcellence se deacutefinit deacutejagrave comme la possession de moins drsquoactions Aucune reacuteponse agrave ces questions

ne peut ecirctre tireacutee de ce passage Parce que toute reacuteponse eacutechouerait agrave expliquer par exemple la supeacuterioriteacute des

planegravetes agrave la Terre Par analogie avec la supeacuterioriteacute de lrsquohomme par rapport aux autres vivants on pourrait peut-

ecirctre supposer que la complexiteacute des actions des planegravetes ne compromettrait pas leur supeacuterioriteacute par rapport agrave la

Terre de mecircme que lrsquohomme est supeacuterieur aux autres vivants malgreacute la haute quantiteacute et la complexiteacute de ses

actions de mecircme les planegravetes seraient aussi supeacuterieurs agrave la Terre au Soleil et agrave la Lune malgreacute la complexiteacute de

leur mouvement Cependant cette fois on risque de ne pouvoir pas expliquer la supeacuterioriteacute du principe le plus

divin par rapport agrave tous Ce passage se comprend mieux si on laisse de cocircteacute lrsquoideacutee drsquoy trouver une comparaison

en termes de supeacuterioriteacute Ce passage ne compare que les meacutediations requises aux ecirctres ceacutelestes pour atteindre le

meilleur de leur eacutetat La complexiteacute des meacutediations nrsquoexplique pas le degreacute de supeacuterioriteacute Autrement dit il

semble que selon ce passage les complexiteacutes des actions drsquoun ecirctre nrsquoa aucune valeur normative Catherine

Osborne laquo On the Disadvantages of Being a Complex Organism raquo loc cit p117-122 a donc raison de dire que

ce passage ne soutient pas lrsquoexistence drsquoune eacutechelle de la nature chez Aristote Or elle a tort me semble-t-il de

nier toute existence drsquoune eacutechelle de la nature chez lui en srsquoappuyant sur ce passage Je pense que la question de

lrsquoeacutechelle de la nature est tout simplement impertinente agrave ce passage

243

Pour les ecirctres qui ne vivent pas dans lrsquoimmeacutediat de leur eacutetat accompli le bien ne vient que par

lrsquointermeacutediaire drsquoune multipliciteacute drsquoactions varieacutees Pour eux le bien deacutepend de

lrsquoaccomplissement et du bon accomplissement drsquoune complexiteacute drsquoactions Pour le dire

autrement pour les ecirctres qui ne vivent pas toujours deacutejagrave dans lrsquoimmeacutediat de leur meilleur eacutetat

leur proximiteacute au bien se mesure par la quantiteacute et la complexiteacute de leur action Or drsquoapregraves

Aristote une telle complexiteacute est loin drsquoecirctre le signe drsquoune feacuteliciteacute leur complexiteacute rend

laquo difficile raquo (χαλεπὸν ndash 292a28) la vie et la reacuteussite du bien Chez les vivants plus complexes

lrsquoaccomplissement de leur meilleur eacutetat passe par lrsquoachegravevement drsquoune multipliciteacute des teloi

intermeacutediaires Donc la reacuteussite de leur laquo action totale raquo (pour ainsi dire) deacutepend drsquoune

structure de subordination entre une varieacuteteacute de fins et drsquoactions plus cette structure devient

complexe plus le bien est difficile (χαλεπώτερον ndash 292a32) Et crsquoest exactement agrave cet eacutegard

que lrsquoactiviteacute des astres est comparable selon Aristote agrave celles des ecirctres vivants sublunaires

La comparaison drsquoAristote suggegravere que parmi les ecirctres vivants sublunaires les plantes eacutetant

les moins complexes des vivants sont les plus proches agrave vivre dans lrsquoimmeacutediat de leur

meilleur eacutetat et elles risquent agrave peine de rater cette fin

En effet ici-bas ce sont les activiteacutes de llsquohomme qui sont les plus nombreuses car il

peut obtenir de nombreux biens de sorte qursquoil peut accomplir beaucoup drsquoactions en

vue drsquoautres choses (Mais pour celui qui possegravede la perfection il nrsquoest besoin

drsquoaucune activiteacute car il est lui-mecircme sa propre fin or lrsquoactiviteacute requiert toujours deux

choses agrave savoir la fin et ce qui tend agrave cette fin) Or les autres animaux ont moins

drsquoactiviteacutes et les plantes tregraves peu et peut-ecirctre une seule En effet soit il y a un seul

bien qursquoon puisse obtenir comme crsquoest aussi le cas de lrsquohomme soit srsquoil y en a

plusieurs tous sont des eacutetapes sur le chemin du bien suprecircme Donc tel ecirctre possegravede le

meilleur et y participe tel autre y parvient par un petit nombre drsquointermeacutediaires tel

autre par beaucoup tel autre ne tente mecircme pas drsquoy parvenir mais se contente

drsquoapprocher du terme66 (292b2-13)

66 Καὶ γὰρ ἐνταῦθα αἱ τοῦ ἀνθρώπου πλεῖσται πράξεις πολλῶν γὰρ τῶν εὖ δύναται τυχεῖν ὥστε πολλὰ πράττειν

καὶ ἄλλων ἕνεκα (Τῷ δ ὡς ἄριστα ἔχοντι οὐθὲν δεῖ πράξεως ἔστι γὰρ αὐτὸ τὸ οὗ ἕνεκα ἡ δὲ πρᾶξις ἀεί ἐστιν

ἐν δυσίν ὅταν καὶ οὗ ἕνεκα ᾖ καὶ τὸ τούτου ἕνεκα) Τῶν δ ἄλλων ζῴων ἐλάττους τῶν δὲ φυτῶν μικρά τις καὶ

μία ἴσως ἢ γὰρ ἕν τί ἐστιν οὗ τύχοι ἄν ὥσπερ καὶ ἄνθρωπος ἢ καὶ τὰ πολλὰ πάντα πρὸ ὁδοῦ ἐστι πρὸς τὸ

ἄριστον Τὸ μὲν οὖν ἔχει καὶ μετέχει τοῦ ἀρίστου τὸ δ ἀφικνεῖται [ἐγγὺς] δι ὀλίγων τὸ δὲ διὰ πολλῶν τὸ δ

οὐδ ἐγχειρεῖ ἀλλ ἱκανὸν εἰς τὸ ἐγγὺς τοῦ ἐσχάτου ἐλθεῖν

244

WKC Guthrie explique cette comparaison par le scheacutema suivant67

Le principe le plus divin atteint le but sans action

Le premier ciel une seule action

Ces deux sont hors de comparaison cette derniegravere commence avec les planegravetes

Homme gt Les planegravetes atteignent le but par plusieurs actions

Animaux gt Soleil et Lune atteignent le but par peu drsquoactions

Plantes gt Terre atteignent le but drsquoune certaine faccedilon par une seule action 68

Si on laisse de cocircteacute les questions concernant les ecirctres ceacutelestes cette comparaison avec

les ecirctres vivants sublunaires suggegravere clairement que le bien-vivre crsquoest-agrave-dire lrsquoeu prattein

global des animaux complexes dont lrsquohomme deacutepend de lrsquoachegravevement drsquoune plus grande

varieacuteteacute drsquoactions69

67 W K C Guthrie Aristotle On the Heavens Loeb Classical Library Cambridge Mass Londres Harvard

University Press 1939 p 208 n a Je prends ici la version reproduite par Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin

Aristote Traiteacute du ciel Traduction et notes Paris GF Flammarion 2004 p 438-9 n5 68 En ce qui concerne la solution qursquoAristote propose pour lrsquoaporie de commencement cette comparaison nrsquoest

pas sans problegraveme elle ne correspond pas agrave ce qursquoAristote donne comme sa solution (De Caelo II 12 292b20-

25) Cette comparaison suppose que le bien de la Terre nrsquoest pas inaccessible pour elle et qursquoelle lrsquoatteint drsquoune

maniegravere tregraves simple sans aucune difficulteacute seacuterieuse juste comme les plantes Cependant la solution drsquoAristote

suppose le contraire la Terre et les astres qui en sont proches ne se contentent que drsquoapprocher du terme ultime

sans y parvenir Je nrsquoassume pas ici la tacircche de produire une solution agrave cette difficulteacute et je me contente de lire ce

passage pour ce qui est dit agrave propos du cocircteacute sublunaire de la comparaison Je pense que le message de la

comparaison est assez clair et le scheacutema de Guthrie le repreacutesente avec preacutecision 69 C Osborne laquo On the Disadvantages of Being a Complex Organism raquo loc cit p 110-1 suppose que la

participation au bien est eacutequivalent agrave la participation au bien-vivre dans le sens drsquoeu prattein Or ce passage du

De Caelo contredit cette interpreacutetation parce que le principe le plus divin bien qursquoil participe sans doute au bien

nrsquoa aucune action Donc pour le principe le plus divin la question drsquoeu prattein ne se pose mecircme pas Pour le

mecircme point voir aussi la note de Dalimier et Pellegrin Aristote Traiteacute du ciel Traduction et notes op cit p

439 n 6

245

VIII La complexiteacute de lrsquoaction totale (Suite)

Le cas des insectes diviseacutes en constitue encore une fois le meilleur exemple70 Les

parties segmenteacutees de lrsquoinsecte agissent elles sentent elles se meuvent et leurs acircmes

nutritives continuent agrave fonctionner quoique pour une courte dureacutee Or aucune de ces actions

ne peut pas aller au-delagrave de laquo vivre seulement raquo parce qursquoil est impossible qursquoelles soient bien

accomplies La simple actualisation de ces capaciteacutes suffit pour les manifestations de vie chez

ces segments et pour les distinguer de lrsquoinanimeacute De plus ces manifestations possegravedent mecircme

un certain corps En tant que tel les segments de lrsquoinsecte manifestent une forme de vie plus

complexe qursquoune plante ou qursquoune ascidie Ces segments ne vivent pas laquo seulement raquo dans le

sens de ces derniegraveres Mais quand mecircme ils vivent seulement parce qursquoils sont loin drsquoecirctre

capable drsquoaccomplir lrsquoaction totale dont leur acircme contient le laquo projet raquo 71 et possegravede les

faculteacutes

Prenons un autre exemple de lrsquoEthique agrave Nicomaque Vers la toute fin du livre 10

reacutecapitulant son exposeacute sur le bonheur Aristote rappelle que le bonheur nrsquoest pas une hexis

laquo car il faudrait sinon lrsquoattribuer agrave qui passe son existence agrave dormir menant la vie des

veacutegeacutetaux [φυτῶν ζῶντι βίον] raquo (6 1176a34-35) Un tel homme vivrait comme une plante

parce qursquoil ne ferait que lrsquoaction propre agrave une plante selon Aristote parce que ses activiteacutes

seraient limiteacutees agrave celle de son acircme nutritive Mais si on prend les choses litteacuteralement crsquoest

impossible Il est impossible qursquoun homme megravene vraiment la vie drsquoune plante ne serait-ce

qursquoau niveau de ses activiteacutes nutritives Lrsquohomme ne vivrait jamais sa vie nutritive

exactement comme une plante Ce nrsquoest donc qursquoune faccedilon de parler ou une mauvaise

analogie de la part drsquoAristote72 Si un homme passe jamais sa vie agrave dormir il ratera sa chance

70 Mais voir aussi lrsquoexemple de polypodes mutileacutes en IA 8 708b4-14 laquo Les polypodes tels que les

scolopendres peuvent se mouvoir avec un nombre impair de pieds comme on peut le voir si lon veut en leur

enlevant un de leurs pieds cest qualors ces animaux peuvent suppleacuteer aux pieds correspondants qui ont eacuteteacute

mutileacutes par le nombre restant de pieds de chaque cocircteacute du corps [hellip] Mais ce nest pas lagrave une marche agrave

proprement parler Toutefois il est bien clair que ces animaux mecircmes feraient bien mieux leur mouvement sils

avaient encore leurs pieds en nombre pair [βέλτιον ἂν καὶ ταῦτα ποιοῖτο τὴν μεταβολὴν ἀρτίους ἔχοντα τοὺς

πόδας] et sil ne leur en manquait pas un seul de tous ceux qui doivent se correspondre Ainsi pourvus de tous

leurs pieds ils pourraient bien mieux eacutequilibrer le poids raquo

71 Crsquoest Annick Jaulin laquo Lrsquoacircme et la vie raquo loc cit p 122 et p 136 qui utilise ce concept que J Monod emploie

pour deacutecrire les vivants 72 En fait lrsquoideacutee que lrsquohomme vit la vie drsquoune plante lorsqursquoil dort est presque une contradiction en soi selon les

critegraveres mecircme drsquoAristote lui-mecircme parce que selon lui ce sont uniquement les vivants doueacutes de la sensation qui

dorment Si un vivant dort il est neacutecessairement animal (De Som 1-2) Je crois que cette ideacutee est voulue plutocirct

246

drsquoecirctre heureux mais ce nrsquoest pas parce qursquoil cessera de vivre sa vie nutritive humainement et

qursquoil deviendra quelque chose drsquoautre qursquoun homme agrave savoir une plante Sa seule vie active

lorsqursquoil dort lrsquohomme la vit comme un homme et jamais comme une plante En plus il est

probable qursquoun homme en plein santeacute vivrait bien sa seule vie active pendant qursquoil dort Ce

qui manque agrave cet homme pour ecirctre heureux crsquoest la possibiliteacute de bien vivre ses autres vies

Si donc la cause de son malheur est son ecirctre limiteacute agrave la vie nutritive cette limitation nrsquoest pas

mauvaise parce qursquoaucun bien-vivre nrsquoest possible pour cette sorte de vie ni parce que cette

derniegravere est neacutecessairement un domaine de laquo vivre seulement raquo pour lrsquohomme73 Une telle

limitation est mauvaise parce qursquoelle empecircche de bien accomplir les autres activiteacutes dont

lrsquohomme est capable en tant qursquohomme

La suite de la derniegravere phrase citeacutee de lrsquoEN nous permet drsquoentrevoir que lrsquoeacutetat de

laquo vivre seulement sans bien vivreraquo nrsquoest pas neacutecessairement et exclusivement lieacute et limiteacute aux

activiteacutes de la vie nutritive laquo agrave celui dont lrsquoinfortune est la plus grande raquo non plus le bonheur

ne peut ecirctre attribueacute dit Aristote (1176a35) Pour ecirctre aussi infortuneacute un homme doit faire

plus que dormir Un tel homme vit et il vit peut-ecirctre faisant tout ce qui est propre agrave lrsquohomme

Cependant il ne vivrait pas bien dit Aristote Ce qui est neacutegligemment formuleacute dans ce

passage du livre 10 trouve une expression plus eacutelaboreacutee dans un passage parallegravele du livre I

Dans ce dernier Aristote explique pourquoi la vertu ne saurait pas ecirctre la fin ultime et le bien

suprecircme

[La vertu] apparaicirct trop peu comme une fin elle aussi Il semble en effet qursquoon puisse

encore dormir tout en ayant la vertu ou rester inactif la vie durant et par surcroicirct subir

des malheurs et les infortunes les plus grandes Or nul ne dirait de celui qui vit de la

sorte qursquoil est heureux sauf agrave vouloir deacutefendre une position jusqursquoau bout (I 5

1095b31-1096a2)

Selon ce passage lrsquoinactiviteacute de la vertu nrsquoest pas limiteacutee au cas de lrsquohomme dormant

Lrsquoactivation de la vertu peut ecirctre empecirccheacutee par lrsquoinfortune aussi De toute faccedilon la seule

pour sa valeur rheacutetorique par Aristote Voir aussi GA I 23 735b7 ougrave il est dit que lrsquohomme devient comme une

plante (γίγνεται ὥσπερ ἂν εἰ φυτόν) lorsqursquoil srsquoaccouple Voir aussi la note suivante 73 Aristote dit que lrsquohomme devient comme une plante lorsqursquoil srsquoaccouple (GA I 23 735b7) Or le bon

accomplissement de la fonction de reproduction chez lrsquohomme deacutepend de la preacutesence et du bon fonctionnement

des testicules (GA I 4 717a11-21 et 26-31) Cela montre agrave la fois que lrsquohomme ne vit jamais les fonctions de sa

vie nutritive exactement comme une plante (parce que les plantes nrsquoont pas de testicules) et que la vie nutritive

nrsquoest pas exempte du souci du bien-vivre Pour les animaux comme homme la reproduction peut ecirctre bien ou

mal accomplie

247

possession de la vertu ne suffit pas pour le bonheur il faut agir conformeacutement agrave la vertu

Celui qui nrsquoagit pas ou qui ne peut pas agir selon la vertu ne vit pas bien mais il vit et il vit

seulement sans bien vivre Il est eacutevident selon ce passage que vivre seulement sans bien-

vivre ne srsquoentend pas exclusivement comme ne vivre qursquoune vie nutritive ou comme vivre

drsquoune maniegravere limiteacute aux activiteacutes de la seule survie74 Du point de vue de lrsquoaction vertueuse

un homme politique qui bien que potentiellement vertueux ne prend jamais la peine drsquoagir

selon ses vertus vivrait peut-ecirctre agrave peine mieux qursquoun homme dormant Il en va pareillement

pour le laquo grand infortuneacute raquo agrave moins que ses actions ne reacutesultent dans une vie reacuteussie

quoiqursquoil soit vertueux il vivrait simplement sans bien vivre jamais comme un homme

accompli Jrsquoen conclus que laquo vivre seulement raquo chez lrsquohomme et chez les animaux complexes

nrsquoest pas neacutecessairement lieacute et limiteacute aux activiteacutes de lrsquoacircme nutritive ni aux besoins de la vie

nutritive et de la survie Un vivant ne vivrait pas bien agrave moins que la totaliteacute de son action soit

bien accomplie et que soit bien veacutecue dans tous ses sens la vie qursquoil possegravede

Le chapitres VII 16-17 des Politiques montrent je pense clairement que selon

Aristote les activiteacutes que lrsquohomme partage avec tous les autres vivants sont loin drsquoecirctre hors du

souci de bien-vivre Ce sont les chapitres ougrave Aristote discute les reacuteglementations relatives agrave

lrsquounion conjugale et au soin agrave apporter aux enfants dans son meilleur reacutegime Avec lrsquoaction

relative agrave lrsquoobtention drsquoaliments (laquelle est lrsquoobjet du Pol I) ces deux types drsquoactions agrave

savoir lrsquoaction relative agrave lrsquoaccouplement et celle relative agrave lrsquoeacutelevage des petits constituent en

effet les trois grands types drsquoaction commune agrave tous les animaux (cf HA VII [VIII] 12

596b20-24)75 Srsquoil est loisible de subsumer les objectifs de ces actions dans les grands titres

de laquo nutrition raquo et laquo reproduction raquo on peut dire qursquoagrave un niveau encore plus geacuteneacuteral ces

activiteacutes sont communes en effet agrave tous les vivants

Dans les chapitres VII 16-17 ce sont les actions relatives agrave la reproduction qui sont

discuteacutees et elles sont discuteacutees non pas drsquoun point de vue exclusivement laquo culturel raquo mais

aussi mecircme plutocirct en tant qursquoactions animales Pour le leacutegislateur de la citeacute ideacuteale ces

actions constituent un domaine agrave reacuteglementer en vue du bien-vivre total de lrsquohomme Or il

74 La notion cynique drsquoautarcie comme la condition principale drsquoune vie vertueuse serait le meilleur exemple

pour cette ideacutee le bien-vivre cynique consiste dans une vie reacuteduite aux seuls besoins de survivre Crategraves de

Thegravebes est le repreacutesentant le plus radical de cette ideacutee Selon Socrate aussi laquo vivre seulement raquo nrsquoest pas

principalement et neacutecessairement une vie limiteacutee aux besoins de survivre Mener une vie de justice selon Socrate

de Criton (48b) implique que lrsquoon ait souci de bien-vivre et non du vivre seulement 75 Voir J-L Labarriegravere laquo Aristote et lrsquoeacutethologie raquo dans La condition animale Etudes sur Aristote et les

Stoiumlciens Louvain Edition Peeters 2005 p 239-357 [surtout p 245-252]

248

ressort que la contribution que ces actions font au bien-vivre total de lrsquohomme consiste en leur

bon accomplissement en tant qursquoaction biologique crsquoest-agrave-dire selon les critegraveres biologiques

Il srsquoagit de surveiller ces actions en vue de la laquo bonne reproduction raquo Crsquoest en tant que

laquo bonne reproduction raquo que ces actions prennent leur part dans le bien-vivre total de lrsquohomme

Aristote discute donc la question de lrsquoacircge approprieacute pour le mariage et pour lrsquounion sexuelle

il faut surveiller qursquoil nrsquoy ait pas de dysharmonie entre les puissances geacuteneacuteratrices des eacutepoux

Lrsquoaccouplement de jeunes gens nrsquoest pas souhaitable parce que

[il] est mauvais pour la procreacuteation Chez tous les animaux en effet les rejetons de

parents jeunes sont imparfaits ont plutocirct tendance agrave engendrer des femelles et sont de

petite taille si bien que neacutecessairement la mecircme chose arrive chez

lrsquohomme (1335a11-15)

Apregraves la question de lrsquoacircge Aristote aborde la question de la saison de lrsquounion sexuelle Il faut

dit Aristote choisir la saison la plus propice pour procreacuteer les meacutedecins et les naturalistes

recommandent les vents du nord parce que crsquoest le moment favorable pour le corps (1335a35-

b2)

Le chapitre 17 commence par la question du soin agrave donner aux nouveau-neacutes la

qualiteacute de nourriture est de prime importance pour leur capaciteacute physique laquo cela apparaicirct

manifestement dit Aristote dans lrsquoexamen des autres animaux et des peuplades raquo (1336a5-6)

Il continue avec lrsquoimportance de faire les enfants faire tous les mouvements dont ils sont

capables afin de leur eacuteviter lrsquoinertie physique Le chapitre continue avec les questions de

lrsquoeacuteducation

Lrsquoaffiniteacute theacutematique entre ces chapitres des Politiques et les livres V-VI de lrsquoHA est agrave

noter quoiqursquoil soit vrai que ni lrsquoHA nrsquoait lrsquoobjectif de disserter sur le bien-vivre des animaux

ni la discussion dans les Politiques nrsquoait une allure aussi biologique que celle dans lrsquoHA Les

livres V et VI de ce dernier texte portent sur les formes de reproduction et lrsquoaccouplement des

animaux Le temps et les peacuteriodes drsquoaccouplement lrsquoacircge et les saisons de la reproduction sont

parmi les sujets principaux abordeacutes dans ces livres Le livre VI contient aussi des nombreuses

remarques au sujet de soins que diffeacuterents animaux apportent agrave leurs produits76 Les liens et

les sentiments familiaux des animaux sont eacutegalement parmi les thegravemes principaux du livre

VIII (IX) de lrsquoHA

76 J-L Labarriegravere souligne laquo Aristote et lrsquoeacutethologie raquo loc cit p 245-46

249

Pour le leacutegislateur les bons accomplissements de ces actions relatives agrave la procreacuteation

font partie du projet global du bien-vivre de lrsquohomme de tel sorte que si lrsquoart du meacutedecin ou

du naturaliste ont comme leur fin ultime le bien-vivre de lrsquohomme-animal reproduisant cette

fin est subordonneacutee agrave la fin ultime poursuivie dans lrsquoaction architectonique du leacutegislateur et de

lrsquohomme politique La fin ultime de lrsquoart politique nrsquoest que le bon accomplissement de

lrsquoaction totale de lrsquohomme dans lequel consiste son bien-vivre77

IX La nature agit en vue du bien de lrsquoanimal

Toutefois la formulation de la notion du bien-vivre animal comme le bon

accomplissement de laquo vivre raquo dans tous ses sens que lrsquoanimal le possegravede en fonction de son

acircme speacutecifique fait Aristote plus laquo perfectionniste raquo qursquoil ne lrsquoest Parce qursquoelle donne

lrsquoimpression que toutes les espegraveces incarnent de leur propre faccedilon les meilleurs eacutetats de

laquo vivre raquo comme si les animaux nrsquoavaient aucun deacutefaut Ce nrsquoest pas vrai pour la zoologie

drsquoAristote Dans la zoologie aristoteacutelicienne les animaux ne sont pas neacutecessairement parfaits

Lrsquoart de la nature chez Aristote ne produit pas toujours des produits parfaits Aristote ne dit

jamais que la nature fait toujours ce qui est parfait dans le sens absolu Si lrsquoun des principes

majeurs de la physique aristoteacutelicienne est que la nature ne fait rien en vain lrsquoautre est qursquoelle

fait toujours ce qui est le meilleure parmi les possibles Or ce qui est le meilleur parmi les

possibles ne donne pas toujours ce qui serait le plus souhaitable78 Les animaux ne sont donc

pas toujours des creacuteatures parfaites pour Aristote Je crois qursquoexaminer les cas speacutecifiques de

77 On peut dire qursquoAristote est plus naturaliste que Platon dans sa conception du bien-vivre et du bonheur

Aristote reconnaicirct et preacuteserve la famille comme un instant biologique de la vie humaine et il subsume la reussite

de la fin biologique que poursuit cette communauteacute naturelle agrave la fin ultime de la polis tandis que dans sa

Republique Platon cherche agrave dissoudre la famille dans la communauteacute politique Sur le contraste entre Aristote

et Platon lrsquoarticle le plus reacutecent est celui de Jeacuterocircme Wilgaux laquo De la naturaliteacute des relations de parenteacute inceste

et eacutechange matrimonial dans les Politiques drsquoAristote raquo dans Politique drsquoAristote Famille reacutegimes eacuteducation

eacuteds E Bermon V Laurand et Jean Terrel avec la preacuteface de P Pellegrin Bordeaux Presses Universitaire de

Bordeaux 2011 pp 41-53 78 Au sujet des diffeacuterentiations entre les parties des animaux Aristote pense que certaines diffeacuterenciations

existent laquo en vue du meilleur ou du pire raquo (PA II 2 648a15-16) Cf aussi GA II 1 731b28 ougrave Aristote dit que

les choses non-eacuteternelles tiennent agrave la fois du meilleur et du pire Dans la note qursquoil eacutecrit pour le passage des PA

A L Peck Aristotle Parts of Animals with an English Translation Loeb Classical Library Cambridge Mass

London Harvard University Press 2006 [premiegravere apparition en 1937] p 120 n a donne les exemples de

cornes des certains bœufs (PA II 16 659a19) et des cerfs (III 2 663a11) et les serres de certains oiseaux (IV

12 694a20)

250

deacutefauts drsquoanimaux nous donnera une ideacutee sur la logique de ce que crsquoest pour un trait ou une

caracteacuteristique drsquoanimal drsquoecirctre en vue de bien-vivre selon Aristote

Selon les principes teacuteleacuteologiques de la biologie drsquoAristote la nature travaille toujours

et dans la mesure du possible pour que soient veacutecus dans ses meilleurs eacutetats tous les sens de

vivre dans lesquels lrsquoanimal possegravede la vie De lrsquoexamen des passages ougrave Aristote dit pour

une caracteacuteristique qursquoelle existe en vue du bien et du meilleur il ressort qursquoil y a en effet

deux modegraveles principaux drsquoagir ainsi pour la nature ou a) elle cherche une compensation

pour un deacutefaut qui entraverait la vie de lrsquoanimal si la nature ne reacuteagissait pas b) ou bien elle

fait les choses quand elle peut drsquoune faccedilon non deacuteficiente

Pour le fait que les animaux ne sont pas toujours des creacuteatures parfaites lrsquoattribution

des diffeacuterents usages agrave un seul et mecircme organe serait un bon exemple Bien qursquoune telle

situation soit assez commune dans le monde animal elle nrsquoest pas le meilleur cas pour les

animaux

Et il est meilleur si cela est possible de ne pas avoir le mecircme organe pour des

fonctions diffeacuterentes [Βέλτιον δ ἐνδεχομένου μὴ ταὐτὸ ὄργανον ἐπὶ ἀνομοίας ἔχειν

χρήσεις] [hellip] En effet lagrave ougrave il est possible de se servir de deux organes pour deux

fonctions sans qursquoils se gecircnent mutuellement la nature nrsquoa point coutume de faire

comme les forgerons des lampes-broches par eacuteconomie Mais lagrave ougrave crsquoest impossible

elle se sert du mecircme organe pour plusieurs fonctions (PA IV 6 683a20-25)

Lrsquoexemple le plus frappant pour ce cas est celui de la capaciteacute de parler de lrsquohomme La

langue la bouche les dents et les legravevres ont tous un rocircle agrave jouer dans la production de la

phonecirc ils servent tous agrave la capaciteacute de parler de lrsquohomme Mais ce dernier nrsquoest pas leur

seule et principale fonction79 Donc bien que la capaciteacute de langage soit un privilegravege et une

supeacuterioriteacute de lrsquohomme lrsquoorganisation corporelle de cette capaciteacute nrsquoest pas parfaite Dans le

contexte immeacutediat du texte ci-dessus il srsquoagit des insectes qui ont leur dard par-devant chez

ces insectes le dard sert agrave la fois drsquoorgane de deacutefense agrave sentir leur nourriture et agrave la prendre et

lrsquoamener vers la bouche Aristote compare le dard des insectes agrave la trompe de lrsquoeacuteleacutephant80

79 Pour la langue et les legravevres voir PA II 16 659b30-660a12 pour les dents III 1 661b13-15 et pour la bouche

III 1 662a21-26 80 Pour les eacuteleacutephants voir PA II 16 658b35-659a36

251

Dans la suite immeacutediate de ce dernier passage des PA Aristote parle aussi des insectes

qui ont de grandes pattes de devant Le cas de ces insectes correspond au premier modegravele pour

la nature de lrsquoanimal drsquoagir en vue de son bien

Certains insectes comme ils nrsquoont pas une vue perccedilante du fait qursquoils ont les yeux

durs ont les pattes de devant plus grandes de sorte qursquoils deacuteblaient ce qui tombe

devant eux avec leur pattes avant Crsquoest ce que font manifestement aussi bien les

mouches que les animaux du genre des abeilles car ils croisent sans cesse leurs pattes

avant (PA IV 6 683a27-31)

Le mot laquo beltion raquo nrsquoest pas employeacute dans ce passage Cependant on sait du DA (3 12

434b24-30) et du De Sensu (1 436b18-19-437a3) que les sens agrave distance ont pour but le bien

[to eu] des animaux qui en sont doueacutes et que la possession des sens agrave distance va en

correacutelation avec la capaciteacute de locomotion Selon ces deux textes les sens agrave distance font trois

contributions aux vies des animaux qui changent leurs places drsquoabord dans la mesure ougrave lrsquoair

ou lrsquoeau constitue le milieu naturel dans lequel ils vivent ces sens leur permettent drsquoavoir une

sensation anteacuteceacutedente de leur nourriture (De Sens 1 436b18-437a1 et DA III 12 434a32-

434b2) Ils jouent le rocircle drsquoun accegraves agrave la nourriture Deuxiegravemement ils leur permettent de

mettre en ordre leur mouvement drsquoeacuteviter les obstacles et les dangers et de srsquoorienter vers ce

qui est avantageux Autrement dit ils leur permettent de se deacutebrouiller pour changer leur

place dans leur environnement naturel (cf DA III 12 434b24-29) Et troisiegravemement pour les

animaux qui sont doueacutes de lrsquointelligence les sens agrave distance leur reacutevegravelent un grand nombre de

diffeacuterences et leur permettent drsquoagir intelligemment (De Sens 1 437a1-3)81 Les sens agrave

distance ne sont pas neacutecessaires pour ecirctre animal parce qursquoil y a des animaux qui en sont

deacutepourvus En effet le sens de toucher et le goucirct seul suffiraient agrave lrsquoanimal pour se nourrir La

sensation anteacuteceacutedente de la nourriture nrsquoest pas une condition neacutecessaire pour se nourrir

Quant au mouvement bien qursquoil semble que la possession des sens agrave distance est eacutetroitement

lieacutee agrave la capaciteacute de locomotion il nrsquoen demeure pas moins que ces deux capaciteacutes sont

logiquement distinctes Les animaux qui perdent les organes de leurs sens agrave distance ne

perdent pas automatiquement leur capaciteacute de locomotion Il en va de mecircme pour

lrsquointelligence il semble que selon Aristote lrsquointelligence des animaux suppose la preacutesence des

sens agrave distance82 mais ces deux sont distincts par deacutefinition Il ressort que les sens agrave distance

servent agrave lrsquoanimal agrave augmenter lrsquoefficaciteacute de son action totale dans son environnement

81 Cf aussi Meacutet A 1 980a21-27 82 DA III 12 434b3-4

252

naturel en contribuant aux autres instances de son vivre global83 Crsquoest pourquoi je pense que

la traduction que fait R Bodeuumls pour les lignes 435b19-22 du DA (III 13) rend tregraves bien le

sens qursquoAristote aurait chercheacute Apregraves avoir parleacute de la primauteacute du toucher sur les autres

sens Aristote ajoute dans les toutes derniegraveres lignes du DA

Les autres sens en revanche lrsquoanimal les possegravede comme on lrsquoa dit non pour ecirctre

animal mais pour lrsquoecirctre bien Ainsi la vue degraves lors qursquoil vit dans lrsquoair et dans lrsquoeau

de maniegravere agrave y voir (mais en somme crsquoest du fait qursquoil vit en milieu transparent

[hellip]84

Le poisson vit dans lrsquoeau et cela de maniegravere agrave y voir Or ce dernier point peut ecirctre eacutegalement

dit pour sa nutrition et sa capaciteacute de locomotion cet animal vit dans lrsquoeau de maniegravere agrave se

nourrir dans lrsquoeau et il y vit de maniegravere agrave se mouvoir Or pour que ces deux derniers soient

bien accomplis outre les autres traits qui lui appartiennent du fait drsquoecirctre un animal aquatique

et qui lui permettent de se nourrir et de se mouvoir dans lrsquoeau85 il est indispensable que le

poisson soit bien doueacute pour voir et bien voir dans lrsquoeau

Si lrsquoon reprend le cas des insectes aux yeux durs chez ces animaux la coopeacuteration en

vue du bien entre la vision la recherche de la nourriture et la capaciteacute de locomotion est

rendue inopeacuterante agrave cause de lrsquoopaciteacute de leurs yeux Chez ces insectes la vision nrsquoest pas

apte agrave reacuteussir ce qui tombe pour sa part dans le bien-vivre total de lrsquoanimal Le bien que la

capaciteacute de voir accomplit dans la vie des animaux doueacutes de cette capaciteacute ne saurait ecirctre

atteint chez les insectes aux yeux durs Aristote donne lrsquoexemple de lrsquoabeille laquelle est lrsquoun

des animaux les plus intelligents selon lui Etant donneacutes les yeux durs de lrsquoabeille son

intelligence doit ecirctre deacutepourvue de la contribution qursquoune vision perccedilante aurait fait agrave son

pouvoir de discernement Crsquoest donc en vue de regagner ce bien perdu que la nature donne les

grandes pattes de devant agrave ce genre drsquoinsectes Ces insectes sont deacuteficients en bien qursquoune

83 Dans ces derniers chapitres (12-13) du livre III du DA drsquoune part Aristote dit que les sens agrave distances sont

neacutecessaires pour la conservation (σώζεσθαι) des animaux doueacutes de la capaciteacute de locomotion (434b26-27 cf

aussi 434a32-b1) mais drsquoautre part ils sont aussi dits exister pour le bien de lrsquoanimal La complexiteacute des liens

entre diffeacuterentes faculteacutes de lrsquoanimal montre en effet que la sauvegarde de ces animaux est meacutedieacutee agrave un tregraves haut

point Je pense que le bien qursquoachegravevent les sens agrave distance consiste en contribuer agrave la reacuteussite de cette meacutediation 84 τὰς δ ἄλλας αἰσθήσεις ἔχει τὸ ζῷον ὥσπερ εἴρηται οὐ τοῦ εἶναι ἕνεκα ἀλλὰ τοῦ εὖ οἷον ὄψιν ἐπεὶ ἐν ἀέρι

καὶ ὕδατι ὅπως ὁρᾷ ὅλως δ ἐπεὶ ἐν διαφανεῖ [hellip] 85 La structure et les fonctions des dents et de la bouche du poisson srsquoexpliquent par le fait qursquoil vit dans lrsquoeau

(PA III 1 662a6-15) et les nageoires appartiennent au poisson selon la deacutefinition de son essence (PA IV 13

695b17-27)

253

vision perccedilante aurait pu faire dans leur vie et leur nature opegravere de maniegravere agrave trouver une

compensation pour ce deacutefaut et elle diffeacuterencie leur pattes de devant et les rend plus grandes

que celles des autres

Le cas des animaux agrave cornes et le nombre de leurs estomacs serait un autre exemple

pour la nature de lrsquoanimal agissant en vue du bien de lrsquoanimal par compensation drsquoun deacutefaut86

Chez ces animaux la nature utilise une partie de la matiegravere terreuse disponible pour la

production des cornes Or comme les cornes et les dents sont faites de la mecircme sorte de

matiegravere87 la production des cornes reacutesultent dans un manque de matiegravere pour que lrsquoanimal ait

une dentition complegravete Par conseacutequent les animaux agrave cornes nrsquoont pas de deux rangeacutees de

dents Or agrave cause du manque de dents la bouche de ces animaux ne peut pas bien accomplir

sa fonction laquelle consiste dans la preacuteparation de la nourriture pour la coction Pour

compenser ce deacutefaut la nature leur a donneacute plusieurs estomacs laquo les estomacs reccediloivent la

nourriture lrsquoun apregraves lrsquoautre lrsquoun non eacutelaboreacutee un autre plus eacutelaboreacutee un autre tout agrave fait

eacutelaboreacutee un autre finalement broyeacutee raquo (PA III 14 674b10-13) Une situation semblable se

produit chez les oiseaux Comme ils nrsquoont pas de dents ils nrsquoont aucune partie pour couper ni

pour broyer leur nourriture Par conseacutequent chez eux aussi la fonction de la bouche ne

srsquoaccomplit pas proprement et complegravetement Pour compensation la nature leur a donneacute ou

un jabot avant lrsquoestomac ou un œsophage large ou un type drsquoestomac diffeacuterent bien adapteacute

pour la coction88

Dans ces passages non plus il nrsquoest pas explicitement dit que crsquoest en vue du meilleur

ou du bien que la nature a agi et donneacutee plusieurs estomacs ou un jabot agrave ces creacuteatures

Cependant si on se reacutefegravere au tout dernier passage de la Geacuteneacuteration des Animaux Aristote

reprochant agrave Deacutemocrite drsquoavoir ignoreacute la cause finale dans ses explications de la formation

des dents y affirme que crsquoest en vue du meilleur que les dents sont arrangeacutees comme elles le

sont dans la bouche89 La fonction commune des dents chez les animaux qui les possegravedent est

lrsquoeacutelaboration de la nourriture et crsquoest pour le bon accomplissement de cette fonction qursquoil y a

diffeacuterents types de dents dans la bouche chacune ayant sa propre fonction dans la preacuteparation

de la nourriture pour la coction90 La fin ultime de la division des dents et de leur arrangement

86 PA III 14 674a32-b17 87 GA II 6 745a19-20 88 PA III 14 674b18-35 Une autre sorte drsquoanimal dont la nature donne un jabot afin de compenser le deacutefaut

dans la concoction de la nourriture est les mollusques (PA IV 5 678b25-35) 89 GA V 8 789b3-15 90 PA III 1 661a34-661b25 et GA V 8 788b 3-789a9

254

est donc la coction de la nourriture Dans le cas des animaux agrave cornes et chez les oiseaux le

deacutefaut drsquoune dentition complegravete risque de briser la teacuteleacuteologie des organes de nutrition Pour

assurer la bonne coction de la nourriture et pour regagner le bien (perdu) que produisent

normalement les dents la nature propre de chaque animal creacutee ses propres solutions Bien que

donc Aristote nrsquoemploie pas les mots laquo beltion raquo ou laquo eu raquo dans ses explications du nombre

drsquoestomac chez les animaux agrave cornes on peut dire avec toute leacutegitimiteacute que crsquoest en vue du

bien de ces animaux que leurs natures agissent ainsi

Comme un dernier exemple pour le premier pattern drsquoagir de la nature en vue du bien

de lrsquoanimal on peut prendre la capaciteacute du serpent de tourner la tecircte vers lrsquoarriegravere en gardant

le reste du corps immobile Aristote dit que la cause de ce pheacutenomegravene reacuteside pour une part

dans la proprieacuteteacute mateacuterielle de ses vertegravebres chez les serpents la vertegravebre est flexible et

cartilagineuses (PA IV 11 692a4) Mais

[Cela leur arrive] aussi pour le meilleur afin de se proteacuteger des nuisances venant de

lrsquoarriegravere [πρὸς δὲ τὸ βέλτιον φυλακῆς τε ἕνεκα τῶν ὄπισθεν βλαπτόντων] En effet le

serpent eacutetant long et apode il est naturellement inapte [ἀφυές] agrave se tourner et agrave

observer ce qui est derriegravere lui Car il ne sert agrave rien de lever la tecircte sans pouvoir la

tourner (692a6-9)

Donc selon ce premier modegravele la nature propre de lrsquoanimal creacutee ses propres solutions pour

compenser un deacutefaut de sorte que soit regagneacute un bien dont la reacuteussite est compromise par le

deacutefaut en question

Quant au second modegravele selon lequel un trait de lrsquoanimal est dit exister en vue du bien

il correspond aux cas ougrave la nature de lrsquoanimal fait les choses quand elle peut drsquoune faccedilon non

deacuteficiente Or il me semble que ce modegravele se preacutesente sous deux formes distinctes selon la

premiegravere un trait est dit exister en vue du bien ou du meilleur parce qursquoil contribue au bon

fonctionnement drsquoun autre Ce premier cas correspond agrave ceux que Leunissen appelle les

laquo traits de luxe raquo et les laquo traits secondaires raquo91 Selon la deuxiegraveme forme un trait est dit servir

91 M Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op cit p 89-95 Selon Leunissen les traits de luxe sont

diffeacuterents de traits secondaires en ce que les seconds contribuent aux performances des fonctions vitales et

essentielles sans posseacuteder eux-mecircmes une fonction propre alors que les premiers ne sont ni neacutecessaires ni

contribuent aux fonctions neacutecessaires mais ils servent des fonctions comme la protection et la deacutefense

lesquelles selon Leunissen ne sont pas parmi les fonctions typiques de lrsquoacircme pour Aristote Les cornes le sabot

et les eacuteperons des oiseaux sont les exemples des traits de luxe selon Leunissen Ces deux types de traits diffegraverent

par le processus de leur geacuteneacuteration aussi

255

au bien de lrsquoanimal non parce qursquoil contribue au bon fonctionnement drsquoun autre ni parce qursquoil

existe comme compensation pour un deacutefaut mais juste parce qursquoil est bon comme il est

Pour commencer par la premiegravere forme on peut prendre les exemples des reins et des

testicules Au sujet des reins Aristote dit

Les reins appartiennent agrave ceux qui en ont non pas neacutecessairement mais en vue du bien

et du beau Ils existent selon leur nature propre pour le reacutesidu qui srsquoaccumule dans la

vessie chez les animaux chez lesquels un tel deacutepocirct se trouve plus abondant afin que la

vessie remplisse mieux sa fonction (PA III 7 670b23-27)92

Les animaux chez lesquels le reacutesidu srsquoaccumulant dans la vessie est plus abondant sont ceux

qui possegravedent un poumon sanguin parce que ces animaux ont le plus soif agrave cause de la

chaleur causeacutee par lrsquoexcegraves de sang dans leur poumon Sauf ceux qui ont le plus besoin de

boire les reins ne sont pas preacutesents chez tous les animaux sanguins (PA III 9 671a26-30)

Les reins nrsquoont mecircme pas une fonction propre agrave eux ils ont la mecircme fonction que la

vessie Ils servent drsquoextra espace pour le reacutesidu liquide que traite la vessie Ils jouent donc un

rocircle dans lrsquoameacutelioration du system drsquoexcreacutetion

Selon Aristote la preacutesence des reins nrsquoest pas neacutecessaire Cependant il semble qursquoil y

a une correacutelation neacutecessaire entre la preacutesence de la vessie et celle des reins Il faut distinguer

deux niveaux ici il nrsquoy a pas de lien de neacutecessiteacute entre ecirctre sanguin et les reins parce que ces

derniers ne sont pas preacutesents chez tous les animaux sanguins or il semble que selon Aristote

un tel lien existe entre la vessie et les reins parce que tous les animaux sanguins qui ont besoin

de vessie possegravedent en mecircme temps les reins93 Ce point montre que mecircme si un trait (comme

la possession des reins) ne fait que contribuer au bon fonctionnement drsquoun autre au niveau

des animaux reacuteels qui le possegravedent actuellement ce trait fait partie organique de leur action

totale dont la reacuteussite constitue le bien-vivre pour lrsquoanimal94

92 Οἱ δὲ νεφροὶ τοῖς ἔχουσιν οὐκ ἐξ ἀνάγκης ἀλλὰ τοῦ εὖ καὶ καλῶς ἕνεκεν ὑπάρχουσιν τῆς γὰρ περιττώσεως

χάριν τῆς εἰς τὴν κύστιν ἀθροιζομένης εἰσὶ κατὰ τὴν ἰδίαν φύσιν ἐν ὅσοις πλεῖον ὑπόστημα γίνεται τὸ τοιοῦτον

ὅπως βέλτιον ἀποδιδῷ ἡ κύστις τὸ αὑτῆς ἔργον Ce qui est remarquable dans ce passage crsquoest la copreacutesence des

trois termes (agrave savoir εὖ καλῶς et βέλτιον) qursquoAristote emploie le plus freacutequemment pour dire qursquoune chose

existe en vue du laquo bien raquo leur copreacutesence dans ce passage implique une eacutequivalence entre ces termes 93 Comme Lennox Aristotle On the Parts of Animals op cit p 271 le souligne Aristote semble supposer que

tous les animaux avec vessie possegravedent eacutegalement les reins 94 Les reins selon Leunissen sont des parties secondaires Cependant il semble que selon Aristote ils sont parmi

les organes qui controcirclent la vie de lrsquoanimal En GA IV 4 771a11-14 au sujet des difformiteacutes il est dit que

256

Quant aux testicules comme ils ne sont pas preacutesents chez tous les animaux Aristote

dit qursquoils ne sont pas neacutecessaires pour la geacuteneacuteration des animaux95 Aristote en conclut que la

les testicules existent en vue du bien et non pas par une neacutecessiteacute Lrsquoargument drsquoAristote au

sujet des testicules consiste agrave montrer que ces organes servent agrave reacutegulariser la vitesse de

lrsquoeacutemission du sperme et par cette reacutegulation ils permettent drsquoatteindre et de garder la chaleur

requise pour la bonne coction du sperme Comme dans le cas de reins bien que les testicules

ne soient pas neacutecessaires pour toutes sortes drsquoanimal Aristote dit que ceux qui les possegravedent

naturellement ne peuvent plus se reproduire une fois castreacutes (717b1-4) Lrsquoanimal castreacute ne

perd pas sa capaciteacute de coiumlter mais cette action ne peut plus aboutir agrave sa fin naturelle Cette fin

serait eacutegalement rateacutee si les testicules ne fonctionnaient pas proprement et ne pouvaient pas

reacutegulariser la chaleur requise pour la bonne coction du sperme Il srsquoensuit que bien que la

perte des testicules ne cause pas agrave la perte de la capaciteacute psychique de reproduction ils sont

neacuteanmoins neacutecessaires pour ceux qui les possegravedent naturellement en vue de lrsquoaboutissement

de la fin de lrsquoacte de lrsquounion sexuelle pour que la reproduction soit reacuteussie selon sa fin

naturelle Cependant il nrsquoen reste pas moins que comme lrsquoaction de coiumlter et lrsquoeacutemission de

sperme ne deacutependent pas des testicules (les testicules eacutetant neacutecessaires pour que le sperme soit

laquo productif raquo) ces derniers ne sont pas les conditions neacutecessaires pour coiumlter et eacutemettre le

sperme Les testicules sont preacutesents en vue de leurs bons accomplissements crsquoest-agrave-dire de

maniegravere agrave aboutir leur fin naturelle

Les yeux du poisson seraient un autre exemple Crsquoest gracircce agrave ses yeux humides que le

poisson possegravede une vue perccedilante malgreacute lrsquoopaciteacute de lrsquoeau et crsquoest cette acuiteacute de la vision

qui permet agrave lrsquoanimal de bien se mouvoir dans son milieu naturel96 On a donc ici une double

ameacutelioration la diffeacuterenciation des yeux du poisson par apport aux autres animaux est en vue

du bon fonctionnement de sa capaciteacute de voir et ce dernier est en vue du bon fonctionnement

de la capaciteacute de locomotion Chez les poissons reacuteels lrsquoeacutetat actuel de leur capaciteacute de voir et

leur capaciteacute de locomotion fait partie inteacutegrante de la reacuteussite de leur mode de vie aquatique

Or il y a aussi des cas dans lesquels lrsquoeacutetat actuel des choses est drsquoores et deacutejagrave

suffisamment bien pour lrsquoanimal Dans ces cas les choses sont tellement bien pour lrsquoanimal

qursquoil nrsquoy a besoin ni de compensation ni drsquoameacutelioration Par exemple Aristote dit qursquoil est

quand ces deacuteviations inteacuteressent les organes qui controcirclent la vie de lrsquoanimal [κυρίοις τοῦ ζῆν] lrsquoanimal ne vit

pas Dans un passage parallegravele en 773a5-6 (IV 4) comme les exemples de ces parties controcirclant la vie de

lrsquoanimal Aristote donne la rate et les reins 95 GA I 4 717a15-21 Pour la section entiegravere sur les testicules voir 717a12-718a34 96 PA II 13 658a4-10 Cf aussi PA II 2 648a17-19

257

neacutecessaire que tout animal ait des pieds en nombre pair et cela est neacutecessaire soit pour que

lrsquoanimal puisse bien marcher soit parce qursquoil ne peut pas marcher du tout si ses pieds ne sont

pas en nombre pair Les polypodes (par exemple les scolopendres) quand ils sont mutileacutes

sont capables de marcher avec un nombre impair de pieds Mais laquo ce nrsquoest pas un marcher raquo

dit Aristote laquo il est clair que ces animaux feraient mieux leur changement de lieu [βέλτιον ἂν

καὶ ταῦτα ποιοῖτο τὴν μεταβολὴν] srsquoils avaient leurs pieds en nombre complet raquo (IA 8

708b11-12) Cet exemple de polypode mutileacute est parallegravele au cas de lrsquoinsecte diviseacute il est

mieux pour lrsquoanimal qursquoil possegravede et garde le corps correspondant agrave la vie totale dont la forme

et les capaciteacutes qursquoil possegravede par son acircme

Un autre exemple serait le cas des oiseaux palmipegravedes lesquels vivent dans lrsquoeau et

donc sont nageurs Dans les PA Aristote indique drsquoabord qursquoil existe bien des causes

mateacuterielle et motrice du deacuteveloppement de cette caracteacuteristique (IV 12 694b1-5) Apregraves il

ajoute que ces oiseaux possegravedent ce type de pattes parce que cela est meilleur pour leur mode

de vie comme ils vivent dans lrsquoeau ces pattes leur servent drsquoinstrument pour nager (694b6-

9) Elles sont analogues aux nageoires des poissons laquo Et crsquoest pourquoi conclut Aristote si

les nageoires des uns et ce qui est entre les doigts des autres se trouvent deacuteteacuterioreacutes ils ne

peuvent plus nager raquo (694b10-11) Les pattes palmipegravedes ne sont donc preacutesentes ni en vue

drsquoun meilleur fonctionnement du pouvoir nager de lrsquooiseau ni pour compensation drsquoun autre

deacutefaut dans la capaciteacute de mouvement de lrsquoanimal Elles sont preacutesentes et indispensables pour

lrsquoaccomplissement drsquoune action (se mouvoir par la nage) dont la reacuteussite fait partie inteacutegrante

de la reacuteussite totale du mode de vie aquatique de lrsquoanimal

Ces exemples suffissent pour comprendre ce que crsquoest pour une caracteacuteristique

drsquoanimal drsquoecirctre en vue de to beltion ou de to eu Dans tous les cas ougrave une caracteacuteristique est

dite exister en vue du laquo bien raquo ou du laquo meilleur raquo on voit la nature de lrsquoanimal agir dans le but

que soit bien veacutecu au moins lrsquoun des sens de vivre dont lrsquoanimal possegravede la faculteacute La nature

fait cela selon deux modaliteacutes principales ou elle travaille pour compenser un deacutefaut pour

que ce dernier nrsquoentrave pas la reacuteussite de la vie ou bien elle fait les choses drsquoores et deacutejagrave

suffisamment bien pour lrsquoanimal Quoi qursquoil en soit dans tous les cas la fin ultime consiste en

la reacuteussite de lrsquoaction totale de lrsquoanimal laquelle constitue le bien vivre pour cet animal Bien

que les animaux ne soient pas toujours parfaitement constitueacutes leur nature cherche toujours et

dans la mesure du possible agrave rattraper ses propres deacutefauts selon Aristote Selon Aristote la

reacuteussite de la vie globale de lrsquoanimal est composeacutee des reacuteussites de chacun des sens de vivre

dans lesquels lrsquoanimal possegravede la vie Il semble que la structure de cette composition est celle

258

impliqueacutee par le double sens de to hou heneka comme le but viseacute et le sujet servi97 Par

exemple le but viseacute par la constitution humide des yeux du poisson est lrsquoacuiteacute de la vision et

un ordre dans le mouvement de lrsquoanimal Or le sujet servi par la diffeacuterenciation speacutecifique

des yeux du poisson nrsquoest que le poisson lui-mecircme lrsquoachegravevement des buts viseacutes dans les

laquo vivres raquo sensitif et locomotif de lrsquoanimal contribuent agrave la reacuteussite du laquo vivre raquo globale de

lrsquoanimal Dans la biologie le sujet servi et la fin ultime crsquoest toujours lrsquoanimal lui-mecircme98

X La diffeacuterenciation des praxeis en vue du bien de lrsquoanimal

Jusqursquoici nous avons consideacutereacute plutocirct le rapport entre les parties des animaux et leur

bien-vivre Le fait que les parties des animaux sont en vue de lrsquoaction totale de lrsquoanimal

indique que la vraie dynamique derriegravere les preacutesences et les diffeacuterences des parties chez les

animaux nrsquoest en effet que leur action Selon Aristote les diffeacuterences entre les actions des

animaux ont une prioriteacute sur les diffeacuterenciations des parties la vraie diffeacuterence zoologique

crsquoest la diffeacuterence entre les actions des animaux

Les organes se deacuteveloppent et existent en vue de leurs fonctions (erga) drsquoapregraves

Aristote Selon ce mecircme principe la vie et les actions qui la constituent tiennent une prioriteacute

agrave la fois explicative et ontologique sur le corps et sur ses parties99 Cette ideacutee de prioriteacute des

erga et des actions sur leur instrument est aussi inheacuterente dans la notion hyleacutemorphique de

lrsquoacircme et de la vie100 Crsquoest agrave partir drsquoun tel rapport teacuteleacuteologique entre les instruments et les

fonctions qursquoAristote pense en effet les diffeacuterences des animaux Les animaux se diffegraverent les

uns des autres selon ses parties Mais si les parties se diffegraverent ainsi crsquoest que les erga et les

actions pour lesquels elles sont instruments se diffeacuterent ainsi Les corps sont diffeacuterencieacutes en

vue des diffeacuterences entre les vies auxquelles ils sont censeacutes servir

Bien que lrsquoinvestigation de la diffeacuterenciation des erga et des organes ne soit pas

lrsquoobjectif drsquoAristote dans le DA lrsquoideacutee de prioriteacute des diffeacuterences de vies et des erga sur celles

des organes est explicitement preacutesente dans la critique drsquoEmpeacutedocle au sujet de la nutrition 97 Cf DA II 4 415b2-3 Phys II 2 194a27-36 Meacutet Λ 7 1072b1-3 EE VIII 3 1249b13-16 98 Crsquoest le point de vue drsquoA Gotthelf sur le bien dans la biologie aristoteacutelicienne Selon Gotthelf laquo for Aristotle

the goodness of something at least in biological context is regularly its capacity to contribute to the continued

life (zecircn) of the organism which has or performs or undergoes that something raquo (laquo The Place of the Good in

Aristotlersquos Natural Teleology raquo dans Proceedings of the Boston Colloquium in Ancient Philosophy eacuteds J J

Cleary et DC Shartin 1988 p113-139) 99 Cf PA I 5 645b14-21 100 Cf DA II 4 415a18-19

259

veacutegeacutetale Aristote reproche agrave Empeacutedocle drsquoavoir expliqueacute meacutecaniquement la nutrition des

plantes selon les mouvements du feu et de la terre sans avoir recours agrave leur acircme comme le

principe organisant leur nutrition et deacuteterminant ainsi les directions des mouvements de ces

eacuteleacutements dans le corps

Et en fait il nrsquoa pas non plus une juste conception du haut et du bas car le haut et le

bas ne repreacutesentent pas la mecircme chose pour tous les vivants que pour lrsquoUnivers au

contraire ce qui correspond agrave la tecircte des animaux ce sont les racines des plantes srsquoil

faut exprimer la diffeacuterence et lrsquoidentiteacute des organes drsquoapregraves leurs fonctions [εἰ χρὴ τὰ

ὄργανα λέγειν ἕτερα καὶ ταὐτὰ τοῖς ἔργοις] (DA II 4 416a2-5)

La racine de la plante et la bouche de lrsquoanimal sont toutes les deux lieacutees agrave la nutrition et agrave ce

niveau de geacuteneacuteraliteacute leurs erga et leurs praxeis relatives sont identiques il srsquoagit de la

nutrition Apregraves tout les instruments relatifs agrave la nutrition sont neacutecessairement preacutesents dans

tous les vivants puisque lrsquoacircme nutritive est la faculteacute la plus primordiale et la plus commune

chez tous les vivants Cependant agrave un niveau plus speacutecifique les erga de la racine et de la

bouche se montreraient diffeacuterents parce que lrsquoœuvre de se nourrir ne srsquoeffectue pas de la

mecircme faccedilon pour tous les vivants les vivants ne vivent pas leurs vies nutritives

identiquement la plante ne se nourrit pas de la mecircme faccedilon que lrsquoanimal A ce niveau

speacutecifique des substances composeacutees la racine et la bouche ne sont identiques

qursquoanalogiquement101 A ce niveau suite agrave la diffeacuterenciation de leurs erga leurs praxeis se

diffeacuterencient aussi et suite agrave la diffeacuterenciation de leur praxeis les instruments relatifs se

diffeacuterencient Les diffeacuterenciations des parties des animaux suivent et srsquoexplique donc par les

diffeacuterenciations des erga et des praxeis102

Ce rapport entre les organes les erga pour lesquels ils existent et la praxeis pour

lesquelles elles sont des instruments est souligneacute dans lrsquoun des passages deacutejagrave citeacute plus haut

des PA I 5

101 Selon lrsquoHA I 1 486b17-19 avec lrsquoidentiteacute par forme et lrsquoidentiteacute selon le plus et le moins lrsquoidentiteacute

analogique est le troisiegraveme niveau drsquoidentiteacute entre les parties des vivants 102 Labarriegravere souligne ce point Selon lui lrsquoeacutetude des actions des animaux (comme elle est eacutenonceacutee deacutejagrave en HA

I 1 487a10 et suivie dans le livre VIII) englobe laquo la moriologie proprement dite puisque [hellip] les parties ne

peuvent se comprendre qursquoen vue de leurs fonctions lesquelles ne sont pas seulement morphologiques eacutetant

donneacutee que la morphologie est au service des actions qursquoauront agrave mener les diffeacuterents animaux raquo (laquo Aristote et

lrsquoeacutethologie raquo loc cit p245)

260

[T]out instrument [organon] est en vue de quelque chose et [hellip] chacune des parties

du corps est en vue de quelque chose [et] ce en vue de quoi elles sont est une certaine

action [praxis tis] [hellip] Les parties sont en vue des fonctions pour lesquelles chacune

drsquoelles existe par nature [ta moria tocircn ergocircn pros ha pephuken hekaston] (645b14-20)

Le concept de praxis est donc eacutetroitement lieacute au concept drsquoergon et dans ce dernier passage

ils sont utiliseacutes drsquoune maniegravere presque interchangeable Cependant comme P-M Morel le

montre clairement dans le corpus biologique la laquo praxis a toujours un sens agrave la fois actuel et

dynamique raquo et elle nrsquoexclut pas le mouvement (kinesis) La praxis ne peut donc pas ecirctre

laquo assimileacutee agrave lrsquoacte pur exclusif de tout mouvement ni agrave lrsquoacte qui reacuteside dans la chose

produite raquo crsquoest-agrave-dire dans lrsquoergon Selon Morel la praxis eacutequivaut agrave ce qui peut ecirctre appeleacute

laquo lrsquoacte mobile raquo103 Selon son sens le plus courant dans le corpus biologique un ergon est

une fonction ou une œuvre agrave accomplir par une certaine activiteacute posseacutedant la structure drsquoun

processus Ce processus teacuteleacuteologique est la praxis La praxis peut ecirctre deacutefinie comme

lrsquolaquo œuvrement de lrsquoanimal en vue de lrsquoaccomplissement drsquoun ergon relatifraquo Dans cette

perspective lrsquoergon est le travail agrave accomplir et la praxis est lrsquoaction de lrsquoaccomplir

actuellement Pour reprendre lrsquoexemple du dernier passage citeacute du DA on dirait que la plante

et lrsquoanimal ne laquo srsquoœuvrent raquo pas de la mecircme maniegravere en vue de se nourrir

Lrsquoexemple de la nutrition montre qursquoune seule mecircme sorte de praxis peut appartenir

en commun agrave tous les vivants et peut cependant varier selon diffeacuterentes sortes de vivant La

diffeacuterenciation des praxeis entre les genecirc aussi eacuteloigneacutees comme la plante et lrsquoanimal est

eacutevidente et facile agrave discerner Or agrave lrsquointeacuterieur drsquoune mecircme classe drsquoanimal aussi diffeacuterentes

sortes drsquoanimaux se diffeacuterencient lrsquoune de lrsquoautre par leurs praxeis Diffeacuterentes habitudes de

laquo manger raquo de diffeacuterentes sortes de poisson deacuteterminent la structure de leurs organes relatifs

la bouche

Les poissons qui mordent et sont carnivores ont aussi une bouche de ce genre

[grande] alors que ceux qui ne sont pas carnivores lrsquoont effileacutee en effet une bouche

de ce genre leur est utile alors qursquoune bouche plus grande ne leur serait drsquoaucune

utiliteacute (PA III 1 662a31-33)

Ce qui se diffeacuterencie crsquoest en effet lrsquoergon de la bouche Lrsquoalimentation est la fonction

universelle de la bouche Or pour chaque sorte drsquoanimal et pour chaque sorte de poisson

oiseaux etc la fonction de srsquoalimenter varie Pour chaque cas particulier la nature laquo forge les 103 P-M Morel De la matiegravere agrave lrsquoaction op cit p 157-160 Sur le rapport entre kinesis praxis ergon et

energeia voir aussi Carlo Natali laquo Action et mouvement chez Aristote raquo Philosophie 73 2002 p 12-35

261

diffeacuterences dans la partie elle-mecircme en vue des diffeacuterences de la fonction raquo (662a23-24)

Cette variation des erga reacutesulte dans la variation des praxeis crsquoest-agrave-dire dans les maniegraveres

dont les animaux srsquoœuvrent en vue drsquoaccomplir lrsquoergon en question Par rapport aux poissons

non-carnivores les poissons carnivores srsquoœuvrent diffeacuteremment pour srsquoalimenter

Un autre concept eacutetroitement lieacute agrave la praxis est le bios104 crsquoest le bios de lrsquoanimal qui

deacutetermine les erga selon lesquels ses praxeis varient Donc les praxeis de lrsquoanimal variant en

fonction des erga varient en effet en fonction de son bios elles varient en fonction des

œuvres que sa vie requiert Autrement dit crsquoest le bios de lrsquoanimal qui requiert qursquoil agisse de

telle ou telle faccedilon preacutecise Crsquoest pourquoi Aristote discute ensemble les diffeacuterences de praxis

et celles de bios quoique ces deux concepts soient inclus comme deux titres distincts dans la

liste des quatre formes principales de diaphorai dans lrsquoHA

Les occurrences du concept laquo bios raquo dans son rocircle explicatif105 sont concentreacutees dans

les PA et le IA Dans ces textes je pense qursquoon peut discerner trois modegraveles selon lesquels le

bios drsquoun animal exerce une fonction explicative sur ses praxeis Toutefois ces trois modegraveles

ne sont que des variations du rapport briegravevement expliqueacute dans le paragraphe preacuteceacutedent entre

bios ergon et praxis les praxeis drsquoun animal suivent les erga requis par son bios Cela dit la

fonction explicative du bios vient du fait qursquoil est ce par rapport agrave quoi les praxeis des

animaux varient

Le premier modegravele est le plus basique Dans ce modegravele le bios explique pourquoi un

certain organe se diffeacuterencie drsquoune telle faccedilon preacutecise mais non pas drsquoune autre Plus

preacuteciseacutement il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoadaptation drsquoun organe agrave un certain ergon lequel est

requis et deacutetermineacute par son bios Crsquoest ainsi qursquoAristote explique la longue jambe chez

certains oiseaux

104 En Pol I 4 1254a7 Aristote dit que le bios est praxis et en HA VII (VIII) 1 588b23 il parle des laquo praxeis

du bios raquo Voir aussi HA VII (VIII) 1 588a16-17 et 589a2-5 Sur le rapport entre le bios la praxis et lrsquoergon

voir les remarques de P-M Morel De la matiegravere agrave lrsquoaction op cit p 160-162 Crsquoest J G Lennox qui a reacutedigeacute

lrsquoarticle le plus deacutetailleacute sur le concept de bios dans la biologie drsquoAristote laquo Bios praxis and the Unity of Life raquo

loc cit Mais voir aussi les remarques de Lennox sur le rapport entre le bios lrsquoacircme et le corps dans laquo Forms

Essence and Explanation in Aristotlersquos Biology raquo dans A Companion to Aristotle eacuted Georgios

Anagnostopoulos London Blackwell Publishing 2009 p 348-67 105 Sur le rocircle explicatif du concept laquo bios raquo avec Lennox laquo Forms Essence and Explanation raquo loc cit voir

aussi A Gotthelf laquo First principles in Aristotlersquos Parts of Animals raquo dans Philosophical Issues in Aristotlersquos

Biology eacuteds A Gotthelf et J G Lennox Cambridge Cambridge University Press 1987 p 167-98 [surtout

p192]

262

Certains oiseaux ont de longues jambes La cause en est qursquoils vivent dans les marais

car la nature fait les organes pour leur fonction et non pas la fonction pour les organes

(PA IV 12 694b11-14)106

La correacutelation entre laquo longue jambe raquo et laquo vivre dans les marais raquo nrsquoest pas expliqueacutee ici mais

on peut deviner que les longues jambes sont utiles agrave lrsquoanimal pour garder son corps au-dessus

du sol mou Le bec des oiseaux est un exemple plus clair Leurs becs varient selon leurs

modes de vie parce que pour chaque oiseau

le bec est utile agrave son genre de vie par exemple chez les piverts il est fort et dur ainsi

que chez les corbeaux et les corvideacutes alors que chez les petits oiseaux il est fin pour

collecter les graines et attraper les petites becirctes Tous ceux qui sont herbivores et tous

ceux qui vivent autour des marais [ont] un bec large En effet en eacutetant ainsi il permet

de fouiller la terre (PA III 1 662b5-13)107

Dans ce premier modegravele de lrsquoadaptation drsquoun organe agrave son ergon la place de la praxis devient

un peu invisible et implicite parce qursquoagrave ce niveau de speacutecialisation la description de lrsquoergon

coiumlncide avec celle de la praxis relative Pour le dire autrement la maniegravere drsquoagir ou le

laquo comment raquo de la praxis est deacutejagrave donneacute dans lrsquoergon Si lrsquoergon consiste dans le fait se

comporter drsquoune certaine maniegravere preacutecise par exemple si le mode de nutrition de lrsquoanimal

requiert qursquoil collecte les graines ou attrape les petites becirctes il srsquoalimente (praxis) ainsi Ou

pour le dire du point de vue de lrsquoorgane lrsquousage particulier de lrsquoorgane donne la maniegravere

drsquoagir Ce premier modegravele est donc paradigmatique la praxis se modifie et se caracteacuterise

selon le besoin dans lequel consiste lrsquoergon La praxis est la reacuteponse effective et dynamique

de lrsquoanimal agrave un besoin caracteacuteristique de son mode de vie

Le deuxiegraveme modegravele pour le rocircle explicatif du concept de laquo bios raquo sur les

diffeacuterenciations des praxeis animales relegraveve des rapports plus compliqueacutes avec la praxis il se

peut que soient diffeacuterents le domaine de vie drsquoougrave relegraveve le besoin et le domaine de la praxis

qui reacutepond agrave ce besoin et donc se modifie ducircment Le besoin peut relever des habitudes de

nutrition (comme dans la plupart des cas) mais il peut srsquoagir drsquoune modification dans la

locomotion de lrsquoanimal Crsquoest ainsi qursquoAristote explique lrsquoadaptation des vols des oiseaux agrave

certains besoins de leur vie

106 Ἔνιοι δὲ μακροσκελεῖς τῶν ὀρνίθων εἰσίν Αἴτιον δ ὅτι ὁ βίος τῶν τοιούτων ἕλειος τὰ γὰρ ὄργανα πρὸς τὸ

ἔργον ἡ φύσις ποιεῖ ἀλλ οὐ τὸ ἔργον πρὸς τὰ ὄργανα 107 Un passage parallegravele se trouve en PA IV 12 693a10-23

263

De plus parmi les oiseaux certains sont aptes au vol et ont des ailes grandes et fortes

par exemple les rapaces et les carnivores Il leur est en effet neacutecessaire de pouvoir

voler du fait de leur genre de vie [ἀνάγκη γὰρ πτητικοῖς εἶναι διὰ τὸν βίον] de sorte

que en vue de cela ils ont agrave la fois quantiteacute de plumes et de grandes ailes Etre aptes

au vol est le cas non seulement des rapaces mais aussi drsquoautres familles drsquooiseaux

pour lesquelles le salut [ἡ σωτηρία] vient de la rapiditeacute du vol ou des migrateurs (PA

IV 12 693b28-694a5)

La capaciteacute de voler appartient aux oiseaux selon leur substance dit Aristote (PA IV 12

693b12) Seulement certains sont aptes agrave bien voler les autres ne volent que

meacutediocrement108 Dans ce passage il srsquoagit de rendre compte des modifications drsquoun mode de

locomotion auquel les oiseaux sont naturellement disposeacutes Les diffeacuterences entre les vols

(locomotion) des oiseaux srsquoexpliquent par divers besoins qui relegravevent drsquoun domaine diffeacuterent

de leur action totale de vivre Selon notre passage pour certains des oiseaux il est neacutecessaire

drsquoecirctre aptes agrave bien voler en raison de leur mode de vie carnivore pour les autres cela est

neacutecessaire en raison des neacutecessiteacutes de leur protection et encore pour les autres crsquoest en

reacuteponse agrave leur besoin drsquoerrer en quecircte de leur nourriture qursquoils volent bien

Or il semble que la modification du vol en vue de ces besoins peut prendre plus

qursquoune forme

- Le vol des oiseaux carnivores est plus rapide que celui des autres oiseaux et cela afin

de pouvoir conqueacuterir et prendre le dessus sur ses proies109 Mais drsquoautre part ils volent aussi

plus haut que les autres parce qursquoils observent leur proie de loin et drsquoen haut110 Ainsi volant

ces oiseaux voient le plus drsquoespace possible111

- Le mode de vie des oiseaux migrateurs impose ses propres besoins ces oiseaux

doivent ecirctre capables de voler agrave longue distance comme par exemple la grue Parmi les

oiseaux qui changent de lieux laquo certains dit Aristote effectuent leurs changement entre des

lieux voisins les autres le font entre des lieux extrecircmes pour ainsi dire comme les grues Car

elles se transportent des plaines scythes aux marais de la haute Egypte agrave la source du Nil raquo

108 Cependant pour reacutefeacuterer aux oiseaux bien adapteacutes agrave voler Aristote utilise le mecircme mot (πτητικός) que pour

dire simplement laquo capable de voler raquo Voir la note de Lennox pour PA IV 12 694a1-8 (Aristotle On the Parts

of Animals op cit p 332-3) 109 Voir aussi IA 10 710a25-27 110 PA II 13 657b27 111 HA VIII (IX) 32 619b5-6

264

(HA VII (VIII) 12 597a4 et sq) 112 Or le vol agrave longue distance nrsquoest pas la seule

modification que cette praxis reconnaicirct chez les grues Comme les oiseaux carnivores les

grues elles aussi volent en hauteur Cependant cela nrsquoest pas pour la mecircme raison que les

oiseaux carnivores Le besoin que creacutee le mode de vie des grues est diffeacuterent de celui des

oiseaux carnivores Les grues volent en hauteur afin de voir ce qui est au loin Si elles

aperccediloivent les signes de la tempecircte elles se reposent (HA VIII [IX] 10 614b18-23) Selon

Aristote crsquoest une preuve de lrsquointelligence chez les grues elles modifient et adaptent leur

maniegravere de voler selon les besoins de leur mode de vie

Le troisiegraveme modegravele peut ecirctre consideacutereacute en effet comme une combinaison des deux

modegraveles preacuteceacutedents Sa diffeacuterence consiste en ce que lrsquoexplanandum de ce modegravele est le bios

alors que dans les deux cas preacuteceacutedents le bios jouait le rocircle drsquoexplanans Le cas des insectes

capables de voler est un exemple pour ce troisiegraveme modegravele (PA IV 6 682b7-17) La nature a

donneacute des ailes aux insectes qui sont deacuteficients en pattes Parmi ces insectes certains ont

besoin drsquoerrer pour trouver leur nourriture et en reacuteponse agrave cet ergon ces insectes megravenent une

vie nomadique (βίος νομαδικὸς) crsquoest-agrave-dire qursquoils volent drsquoune maniegravere nomadique Le vol

nomadique est bien une diffeacuterence de cette praxis (le vol) puisqursquoil existe des insectes bien

qursquoaileacutes et donc aptes agrave voler qui vivent une vie seacutedentaire (βίος ἑδραῖος) Ils volent mais pas

drsquoune maniegravere nomadique La vie nomadique de ces insectes srsquoexplique donc par le besoin

drsquoerrer afin de trouver leur nourriture Ce qui est essentiel dans cet exemple des insectes aileacutes

crsquoest lrsquoexplication du bios comme une reacuteponse agrave un besoin de la vie de lrsquoanimal En effet le

βίος νομαδικὸς ne deacutesigne rien drsquoautre que la maniegravere dont la locomotion (praxis) de lrsquoanimal

srsquoeffectue On voit ici encore une fois le lien intrinsegraveque entre le bios et la praxis le premier

est constitueacute de la seconde Drsquoougrave le point commun de ce troisiegraveme modegravele avec le premier

modegravele basique ici lrsquoergon consiste en changer son lieu sur une superficie suffisamment

vaste pour trouver assez de nourriture la praxis consiste en se mouvoir ainsi et le bios

consiste en vivre ainsi

De toutes ces consideacuterations il ressort donc que les diffeacuterenciations des praxeis des

animaux se font en vue de reacutepondre aux besoins relevant de leur vie Drsquoune part elles font

partie de lrsquoaction totale de lrsquoanimal mais drsquoautre part elles sont en vue de la reacuteussite de

lrsquoaction totale de lrsquoanimal surtout lorsque se trouve un rapport teacuteleacuteologique entre les

diffeacuterents domaines de la vie de lrsquoanimal

112 Voir aussi 597a30-32 et VIII (IX) 10 614b19-20

265

XI Conclusion

Les conclusions que lrsquoon peut tirer de cette eacutetude de la zoologie du bien-vivre chez

Aristote pour la question du plus haut degreacute de la politiciteacute humaine sont les suivantes

On a vue que selon le De Caelo le bien-vivre des animaux deacutepend de lrsquoachegravevement

drsquoune multipliciteacute et drsquoune grande varieacuteteacute drsquoactions Lrsquohomme est lrsquoanimal dont lrsquoaction totale

exhibe le plus de complexiteacute Or la reacuteussite drsquoune action totale aussi complexe requiert

lrsquoassistance drsquoune multipliciteacute et drsquoune varieacuteteacute parallegravele des instruments Crsquoest dans cette

perspective que lrsquoon peut trouver une explication qui relegraveve de lrsquoordre de la zoologie et non

pas de la moraliteacute pour le fait que la polis - en tant que la forme que prend le plus haut degreacute

de la politiciteacute humaine - existe en vue de bien-vivre la reacuteussite de lrsquoaction totale drsquoun

animal aussi complexe que lrsquohomme requerrait lrsquoassistance drsquoun moyen aussi complexe que la

polis Crsquoest donc dans ce sens que la polis existe en vue de bien-vivre selon Aristote elle

contribue au bon accomplissement de lrsquoaction totale de lrsquohomme Il est vrai que la polis fait la

contribution majeure pour lrsquoachegravevement de cette fin Toutefois il nrsquoest pas moins vrai que

bien qursquoelle joue le rocircle le plus crucial dans lrsquoachegravevement de lrsquoaction totale humaine la polis

nrsquoest en effet qursquoune drsquoune grande multipliciteacute des laquo organa raquo dont lrsquohomme a besoin pour

atteindre cette fin

Dans lrsquoHA Aristote deacutefinit les animaux politiques comme ceux qui se groupent et

vivent autour drsquoune œuvre une et commune Une praxis du type que lrsquoon peut appeler

laquo koinonique raquo fait donc partie de lrsquoaction totale de ces animaux politiques Les analyses de

ce chapitre indiquent que lrsquoon peut expliquer lrsquoecirctre-plus-politique de lrsquohomme comme une

diffeacuterenciation par rapport aux autres animaux politiques de la praxis koinonique de

lrsquohomme Selon cette perspective la polis sera la forme organisationnelle que prend cette

diffeacuterenciation On pourrait donc dire que la praxis koinonique de lrsquohomme se diffeacuterencie de

maniegravere agrave construire cette organisation qursquoest la polis en vue de reacutepondre agrave certains besoin de

sa vie crsquoest dans ce sens que cette diffeacuterenciation de la praxis koinonique de lrsquohomme se fait

en vue du bien-vivre

En conformiteacute avec le point de vue du De Caelo lrsquoecirctre-plus-politique de lrsquohomme peut

srsquoexpliquer comme le reacutesultat de la complexiteacute que gagne la praxis koinonique humaine la

multipliciteacute et la varieacuteteacute des praxeis koinoniques de lrsquohomme est une partie de la multipliciteacute

et de la varieacuteteacute globale des actions requises pour lrsquoachegravevement du bien dans la vie humaine

Drsquoougrave la thegravese fondamentale de notre travail et notre explication relevant de lrsquoordre de la

zoologie pour le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine Selon Aristote lrsquohomme est un

266

animal politique agrave multiple communauteacute et crsquoest dans ce sens preacutecis qursquoil est plus politique

que les autres animaux politiques

267

CHAPITRE VI

Lrsquohomme lrsquoanimal greacutegaire agrave multiple communauteacutes

I Introduction

Il srsquoagit maintenant de revenir sur la question principale de notre travail pourquoi

selon Aristote lrsquohomme est un animal plus politique que les autres animaux politiques La

reacuteponse que nous eacutelaborerons dans ce chapitre est la suivante il ressort des Politiques I 1 et

2 que lrsquohomme est plus politique parce que son action koinonique se diffeacuterencie de maniegravere agrave

posseacuteder plusieurs communauteacutes drsquoespegraveces diffeacuterentes Selon Aristote lrsquohomme est un animal

greacutegaire agrave multiples communauteacutes qui sont speacutecifiquement diffeacuterentes lrsquoune de lrsquoautre En

lrsquoHA I 1 488a7-8 Aristote dit que laquo sont politiques ceux dont lrsquoœuvre de tous est chose une

et commune raquo 1 Si lrsquohomme est politique agrave un degreacute supeacuterieure par rapport aux autres

animaux greacutegaires crsquoest qursquoil possegravede et partage plusieurs œuvres une et commune avec les

autres membres de son espegravece Le degreacute supeacuterieur de la politiciteacute humaine est donc le reacutesultat

de la diffeacuterenciation de sa praxis koinonique

Que la constitution des communauteacutes soit bien une sorte de praxis est impliqueacute dans

un passage drsquointroduction de lrsquoHA VII (VIII) 1 ougrave Aristote parle des diffeacuterenciations des

vivants laquo selon les actions de la vie [κατὰ τὰς τοῦ βίου πράξεις]2 raquo (588b23) Il dit qursquoune fois

que leurs petits sont acheveacutes certains animaux laquo srsquoen seacuteparent et ne forment plus aucune

communauteacute [tandis que] les plus intelligents qui ont le meacutemoire ont des relations plus

durables et plus politique avec leurs descendants raquo (588b33-589a2) De mecircme dans le tout

deacutebut de lrsquoHA lorsqursquoil expose le programme et la meacutethode de son enquecircte sur les animaux

Aristote traite la laquo politiciteacute raquo sous laquo les diffeacuterences qui relegravevent des genres de vie et des

actions raquo (I 1 487b33-4) Mais outre ces instances le meilleur indice du fait qursquoAristote

considegravere lrsquoactiviteacute communautaire comme une praxis vient du premier chapitre des

Politiques Lrsquoargument des toutes premiegraveres lignes de ce premier chapitre suppose cette ideacutee

et cette supposition se laisse entrevoir dans une phrase parentheacutetique

1 Πολιτικὰ δ ἐστὶν ὧν ἕν τι καὶ κοινὸν γίνεται πάντων τὸ ἔργον 2 Il est agrave noter le paralleacutelisme entre cette expressions et celle qursquoAristote utilise dans un passage de lrsquoEN quand

il dit que les arguments de la science politique sont tireacutes de et portent sur les actions que suppose la vie (tais kata

ton biov praxeis) et que crsquoest pourquoi les jeunes inexpeacuterimenteacutes dans les actions de la vie ne sont pas de

auditeurs approprieacutes de lrsquoeacutetude politique (I 3 1095a3-4)

268

Puisque toute citeacute nous le voyons est une certaine communauteacute et que toute

communauteacute a eacuteteacute constitueacutee en vue drsquoun certain bien (car crsquoest en vue de ce qui leur

semble le bien que tous les hommes agissent dans tous les cas) il est manifeste que

toutes les communauteacutes visent un certain bien (1252a1-4)3

Ces lignes constituent la premiegravere moitieacute de lrsquointroduction du chapitre 1 des Politiques I

Lrsquointroduction de ce chapitre cherche agrave montrer que toute communauteacute eacutetant constitueacutee en

vue drsquoun certain bien la polis qui est la communauteacute suprecircme vise le bien suprecircme pour

lrsquohomme Or le fait mecircme que toute polis est constitueacutee en vue drsquoun certain bien est expliqueacute

par le principe premier de lrsquoeacutethique classique selon lequel lrsquohomme agit toujours en vue drsquoun

certain bien4 Or cette infeacuterence suppose la preacutemisse laquo constituer des communauteacutes est un

lsquoagirrsquo pour lrsquohomme raquo Lrsquoargument complet de la premiegravere moitieacute de cette introduction au

chapitre 1 serait donc 5

(1) Lrsquohomme agit toujours en vue drsquoun certain bien

(2) Constituer des communauteacutes est un lsquoagirrsquo pour lrsquohomme

(3) Donc toute communauteacute est constitueacutee en vue drsquoun certain bien

(4) Toute citeacute est une communauteacute

(5) Donc toute citeacute est constitueacutee en vue drsquoun certain bien

La seconde moitieacute de cette introduction (1252a4-7) suggegravere que comme la polis est la

suprecircme des communauteacutes eacutetablies par lrsquohomme elle vise le bien suprecircme et cela en

englobant (periechousa ndash 1252a6) toutes les autres communauteacutes et les biens que ces

derniegraveres visent Or il est clair que le raisonnement de cette seconde moitieacute prend comme

eacutetablit le fait que lrsquohomme constitue plusieurs communauteacutes Lrsquoactiviteacute communautaire de

3 Ἐπειδὴ πᾶσαν πόλιν ὁρῶμεν κοινωνίαν τινὰ οὖσαν καὶ πᾶσαν κοινωνίαν ἀγαθοῦ τινος ἕνεκεν συνεστηκυῖαν

(τοῦ γὰρ εἶναι δοκοῦντος ἀγαθοῦ χάριν πάντα πράττουσι πάντες) δῆλον ὡς πᾶσαι μὲν ἀγαθοῦ τινος

στοχάζονται 4 Drsquoougrave se voit le paralleacutelisme entre lrsquoargument de deux premiers chapitres de lrsquoEN (1094a1-b11) et le chapitre I

des Politiques Pour justifier le besoin drsquoeacutetudier la science politique Aristote part dans lrsquoEN du principe selon

lequel lrsquohomme vise dans toutes ces praxeis un certain bien et il affirme exactement comme ici dans ce passage

drsquointroduction des Politiques I 1 que le bien auquel vise la science politique englobe ceux des autres sciences

techniques et praxeis 5 Voir aussi Simpson A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle op cit pp 14-15

269

lrsquohomme est multiple il constitue une multipliciteacute de communauteacutes qui sont toutes finaliseacutes

vers un certain bien

Les deux ideacutees qui opegraverent implicitement dans lrsquoargument de ces lignes drsquointroduction

des Politiques sont donc a) constitution des communauteacutes est une praxis pour lrsquohomme et b)

lrsquohomme constitue une multipliciteacute de communauteacutes

Le reste du chapitre (1252a7-23) est consacreacute agrave une critique de ceux qui reacuteduisent les

diffeacuterences entre diffeacuterentes communauteacutes humaines agrave une diffeacuterence de quantiteacute Cette

approche est agrave critiquer selon Aristote parce qursquoelle ignore la speacutecificiteacute de la polis et du

pouvoir politique propre agrave cette derniegravere La supposition drsquoAristote est que les diffeacuterentes

sortes de pouvoir diffegraverent lrsquoune de lrsquoautre selon la forme parce que les communauteacutes

auxquelles elles correspondent se diffeacuterencient ainsi pour expliquer comment et pourquoi les

formes de pouvoir se diffeacuterencient ainsi Aristote suggegravere qursquoon doit consideacuterer les parties

dont la polis est constitueacutee (1252a20) Les laquo parties raquo dont il srsquoagit ici sont sans doute les

types de communauteacutes par reacutefeacuterence auxquels il va expliquer la genegravese de la polis dans le

chapitre suivant Outre le fait que lrsquohomme agit de maniegravere agrave construire une multipliciteacute de

communauteacutes lrsquoargument du premier chapitre des Politiques I suppose aussi que ces

communauteacutes sont en effet diffeacuterentes selon la forme il srsquoagit bien drsquoune multipliciteacute de

communauteacutes diffeacuterentes selon la forme et crsquoest ainsi que se caracteacuterise la praxis koinonique

de lrsquohomme La diffeacuterence de forme entre les communauteacutes humaines est la troisiegraveme des

suppositions principales de ce premier chapitre

Si le fait que lrsquohomme vise dans toutes ses praxeis un certain bien constitue le

principe premier ethique de lrsquoenquecircte meneacutee dans les Politiques les suivants en

constitueraient les principes politiques srsquoil est loisible de faire une telle distinction

- constitution des communauteacutes est une praxis pour lrsquohomme

- lrsquohomme constitue une multipliciteacute de communauteacutes

- ces communauteacutes se diffegraverent lrsquoune de lrsquoautre selon la forme

Crsquoest de ces trois principes que part le deacuteveloppement du chapitre 2 lequel se conclut en

1253a7-9 par lrsquoaffirmation que lrsquohomme est un animal plus politique que nrsquoimporte quel

animal greacutegaire

270

II Le deacuteveloppement de lrsquoargument dans les Politiques I 2

Le fameux reacutecit sur la genegravese de la polis comme un fait de la nature vise me semble-t-

il agrave montrer que ces principes sont bien fondeacutes dans les faits Les lignes 1253a7-9 clocircturant

le reacutecit geacuteneacutetique disent qursquoil est eacutevident [δῆλον] agrave ce stade de lrsquoargument [δή ndash a7]

pourquoi [διότι] lrsquohomme est plus politique Cependant ayant suivi le deacuteveloppement du

chapitre jusqursquoagrave ce point on ne peut pas srsquoempecirccher de se demander comment exactement

est-il si eacutevident Crsquoest quoi exactement dans lrsquoargument exposeacute jusqursquoagrave ces lignes qui fait

qursquoil est maintenant eacutevident que lrsquohomme est plus politique Aristote semble assumer que ce

qursquoil a dit jusqursquoagrave ce point explique drsquoune faccedilon ou de lrsquoautre le degreacute supeacuterieur du caractegravere

politique de lrsquohomme6 Le fait que lrsquohomme est le seul animal doueacute de langage ne semble pas

ecirctre lrsquoexplication agrave laquelle renvoie cette assomption parce que la mention de la capaciteacute

langagiegravere de lrsquohomme vient apregraves cette constatation de lrsquoeacutevidence et rien qui preacutecegravede dans

le chapitre ne fait allusion agrave cette capaciteacute humaine Tandis que lrsquoeacutevidence qursquoassume Aristote

pour le degreacute speacutecifique de la politiciteacute humaine semble ecirctre infeacutereacutee de ce qui vient drsquoecirctre dit

preacuteceacutedemment dans le chapitre7

6 Comme le fait que lrsquohomme est un animal plus politique nrsquoest pas mentionneacute avant cette phrase Newman The

Politics of Aristotle vol II Oxford The Clarendon Press 1887 p 122 et Susemihl amp Hicks The Politics of

Aristotle A Revised Text with Introduction Analysis and Commentary Books I-V London Macmillan and Co

1894 p 148 suggegraverent de traduire le dioti de la ligne1253a7 pas comme laquo why raquo mais comme laquo that raquo Ils

semblent supposer que cette ligne ne conclut pas ce qui preacutecegravede mais introduit ce qui suit Cependant je ne vois

vraiment pas comment un laquo that raquo au lieu drsquoun laquo why raquo peut produire cet effet parce que ce qui est inattendu

ici crsquoest lrsquoaffirmation de lrsquoeacutevidence du fait que lrsquohomme est un animal plus politique un laquo that raquo remplira cette

fonction drsquoaffirmation mieux qursquoun laquo why raquo Que lrsquoon traduise le dioti comme laquo why raquo ou comme laquo that raquo le

caractegravere impreacutevisible de cette affirmation demeure mecircme en anglais laquo How is it really evident that man is

more political than the other gregarious-political animals raquo 7 Une difficulteacute majeure pour cette interpreacutetation est sans doute la preacutesence drsquoun laquo γάρ raquo en 1253a9 διότι δὲ

πολιτικὸν ὁ ἄνθρωπος ζῷον πάσης μελίττης καὶ παντὸς ἀγελαίου ζῴου μᾶλλον δῆλον οὐθὲν γάρ ὡς φαμέν

μάτην ἡ φύσις ποιεῖ λόγον δὲ μόνον ἄνθρωπος ἔχει τῶν ζῴων On objecterait que ce laquo γάρ raquo introduit une

reacuteponse au laquo διότι raquo de la ligne 1253a7 Autrement dit selon cette objection lrsquoexplication pour ce laquo διότι raquo ne

doit pas ecirctre chercheacutee dans ce qui preacutecegravede mais dans ce qui est introduit par ce laquoγάρ raquo ce serait donc un

nouveau deacuteveloppement qui commence avec le laquo γάρ raquo et le fait que lrsquohomme soit plus politique serait bien une

conseacutequence de sa sensibiliteacute naturelle au juste et agrave lrsquoinjuste et du fait qursquoil possegravede naturellement le

logos puisque la nature ne fait rien en vain Certains traducteurs comme C D C Reeve et T J Saunders ne

traduisent pas ce laquo γάρ raquo Or ces derniers soutiennent lrsquoideacutee exprimeacutee par cette objection (voir le Chapitre I de

notre travail) et donc je ne vois pas pourquoi ils ne le traduisent pas Pour notre interpreacutetation de ce laquo γάρ raquo voir

la section X du chapitre preacutesent

271

Les lignes 1253a7-9 sont en effet comme une reprise de la conclusion qursquoAristote a

aboutit agrave la fin de son reacutecit geacuteneacutetique de la polis en 1253a2-3 et selon laquelle lrsquohomme est

un animal politique par nature Quand cette conclusion est reprise en 1253a7-9 elle est

eacutelaboreacutee par un accent suppleacutementaire qursquoAristote met sur le degreacute supeacuterieur du caractegravere

politique de lrsquohomme Ce qui est ajouteacute par une citation drsquoHomer (Iliade X 63) agrave

lrsquoargument dans cet intervalle de quatre lignes est lrsquoideacutee que laquo celui qui est sans citeacute

naturellement bien sucircr et non par le hasard des circonstances est soit un ecirctre deacutegradeacute soit un

ecirctre surhumain raquo (1253a3-4) Selon Aristote si lrsquohomme est ni moins ni plus que ce qursquoil est

il est naturellement destineacute agrave ecirctre lrsquoanimal politique qursquoil est crsquoest-agrave-dire comme il est deacutecrit

jusqursquoagrave ce point de maniegravere agrave posseacuteder la polis et toutes les autres communauteacutes que cette

derniegravere englobe comme ses parties Ainsi que lrsquohomme soit politique tel qursquoil est et autant

qursquoil est crsquoest un fait naturel pour lui

Il semble que crsquoest cette derniegravere ideacutee exemplifieacutee par un vers drsquoHomegravere qui fait le

passage de ὅτι agrave διότι dans la conclusion eacutelaboreacutee agrave double reprise du reacutecit sur la genegravese

naturelle de la polis Le reacutecit sur la genegravese naturelle de la polis eacutetablit agrave la fois que la citeacute

existe par nature et que lrsquohomme est un animal politique par nature Crsquoest-agrave-dire que ce qui

est deacuteduit du reacutecit geacuteneacutetique de la polis ce nrsquoest pas seulement le statut naturel de la polis

mais crsquoest aussi la naturaliteacute de la politiciteacute humaine Si la naturaliteacute de la polis srsquoexplique par

la naturaliteacute des communauteacutes qui la preacutecegravedent dans lrsquoordre de genegravese (1252b30-31) il en est

de mecircme pour le fait que lrsquohomme est un animal politique par nature Le vers citeacute drsquoHomegravere

et lrsquoideacutee derriegravere cette citation sont destineacutes agrave rendre claire que si lrsquohomme est ce qursquoil est ni

un becircte ni un Dieu il est naturel pour lui de constituer toutes ces communauteacutes que

comprend la polis crsquoest la nature de sa politiciteacute crsquoest agrave ce point qursquoil est politique ni plus

ni moins Lrsquoactiviteacute politique de cet animal politique qursquoest lrsquohomme consiste en construire

toutes ces communauteacutes appartenant agrave la polis et la polis elle-mecircme cet animal politique

possegravede la polis en tant que communauteacute des communauteacutes 8 Au niveau zoologique les

communauteacutes eacuteleacutementaires qui preacutecegravedent la polis dans lrsquoordre de genegravese sont loin drsquoecirctre

apolitiques ou preacute-politiques mais elles sont toutes œuvres de la praxis koinonique de

lrsquohomme

De ce point de vue entre 1253a3-4 et 1253a7-9 Aristote nrsquoajoute rien de nouveau agrave

son argument Ce qursquoil fait ne consiste qursquoen reacutesumer son argument et qursquoen mettre en relief

un fait dont lrsquoobservation nous donne la principale caracteacuteristique de la politiciteacute humaine il

8 Jrsquoemprunte cette expression agrave J ndashL Labbariegravere laquo Zocircon politikon et zocirca politika raquo loc cit p 14

272

est un fait de nature que la praxis politique de lrsquohomme construit la polis et toutes les autres

communauteacutes qursquoelle englobe naturellement Aristote assume que ce mecircme fait (ὅτι) rend

aussi eacutevident pourquoi (διότι) lrsquohomme est plus politique9 Crsquoest par reacutefeacuterence agrave ce mecircme fait

qursquoAristote srsquoattend que soit intelligible sa comparaison selon le plus et le moins entre

lrsquohomme et les autres animaux politiques Drsquoougrave vient donc lrsquoeacutevidence du degreacute supeacuterieure de

la politiciteacute humaine Donc agrave la question de savoir du fait de quoi lrsquohomme est plus politique

la reacuteponse que semble Aristote preacutesumer consiste agrave dire laquo Du fait de sa possession drsquoune

multipliciteacute de communauteacutes comme il est montreacute par ce qui preacutecegravede raquo Le fait que lrsquohomme

construit par nature telles et telles communauteacutes explique aussi le degreacute supeacuterieur de son

caractegravere politique La faccedilon dont lrsquohomme est politique par nature est aussi sa faccedilon drsquoecirctre

plus politique Ces deux caracteacuteristiques laquo ecirctre politique raquo et laquo ecirctre-plus-politique raquo renvoient

au mecircme fait il srsquoagit du mecircme fait vu seulement des points de vu diffeacuterents Le mecircme fait (agrave

savoir le fait que lrsquohomme construit telles et telles communauteacutes) assume le rocircle drsquoecirctre lrsquoun

des eacuteleacutements drsquoune comparaison dans une comparaison avec les autres animaux politiques

le fait que lrsquohomme est un tel animal politique expliquerait aussi srsquoil est plus ou moins

politique qursquoeux Aristote indique ainsi que si lrsquohomme est agrave ce point politique par nature

crsquoest par le mecircme fait qursquoil est plus politique que les autres animaux Ce dernier point ne

srsquoajoute pas agrave ce qui est deacuteduit du reacutecit sur la genegravese de la polis il est deacutejagrave lagrave

Il reste agrave savoir du fait de quoi exactement lrsquohomme possegravede plusieurs communauteacutes

Du fait de quoi sa praxis communautaire se diffeacuterencie de telle maniegravere preacutecise Avant de

discuter lrsquoexplication que sous-entend le chapitre I 2 pour le degreacute supeacuterieur de la politiciteacute

humaine on peut voir comment est exposeacute dans ce chapitre le fait que lrsquohomme construit

une multipliciteacute de communauteacutes drsquoespegraveces diffeacuterentes

III La position du fait que lrsquohomme construit une multipliciteacute de communauteacutes

Aristote ouvre ce chapitre en disant que ce qursquoil va faire dans ces quelques pages crsquoest

un examen de la naissance de la polis agrave partir de ses origines Ce qui suit est donc voulu

9 Pace Labarriegravere Langage vie politique op cit p 103 et pp 114-116 selon qui le diotihellipdelon introduit un

second argument pour eacutetablir la diffeacuterence proprement humaine par rapport aux autres animaux politiques agrave

savoir sa possession du logos Selon lui ce second argument est diffeacuterent de celui qui le preacutecegravede et qui rend

compte du fait que lrsquohomme est un animal politique par nature Lrsquoeacutevidence du fait que lrsquohomme est plus

politique ne doit donc pas ecirctre chercheacutee dans le reacutecit sur la genegravese de la polis et il srsquoagit drsquoun fait suppleacutementaire

au fait eacutetablit par ce reacutecit agrave savoir le fait que lrsquohomme est un animal politique par nature

273

comme un reacutecit diachronique du deacuteveloppement de la polis et comme un exposeacute de la

succession des communauteacutes qui la preacuteceacutedaient dans le passeacute Cependant les toutes derniegraveres

lignes du chapitre 1 (1252a17-23) introduisant le chapitre 2 donnent lrsquoimpression de

poursuivre lrsquoexamen de maniegravere plutocirct analytique qursquohistorique on srsquoattend que le chapitre 2

traite du rapport entre la polis et les autres communauteacutes comme le rapport synchronique drsquoun

tout agrave ses parties10 Le choix de la part drsquoAristote de faire ses analyses sous la forme drsquoun

reacutecit historique lui permet avant toute autre chose de deacutemontrer la structure teacuteleacuteologique du

rapport entre les communauteacutes entre les parties et le tout Les propos du livre I et II (surtout

la critique de Platon dans ce dernier) supposent eacutevidemment que ce rapport teacuteleacuteologique entre

les parties et le tout est opeacuteratoire non seulement dans la genegravese de la polis mais il lrsquoest aussi

dans leur rapport synchronique et actuel

Le reacutecit sur la genegravese de la polis agrave partir des communauteacutes plus eacuteleacutementaires suppose

que chacune de ces derniegraveres a son propre domaine de praxis et son propre bien agrave poursuivre

comme telos Cependant la complexiteacute naturelle de la praxis koinonique de lrsquohomme se

montre plutocirct par ce que lrsquoon peut appeler les laquo communauteacutes eacutemergeantes raquo Comme les

proprieacuteteacutes ou les entiteacutes eacutemergeantes dans la biologie les communauteacutes eacutemergeantes seront

celles qui provenant des communauteacutes plus simples ne sont tout de mecircme ni reacuteductibles agrave

lrsquoun ou agrave lrsquoautre de ses composants ni identifiable agrave une agglomeacuteration de ses composants

Selon le reacutecit drsquoAristote la famille le village et la polis elle-mecircme seraient des communauteacutes

eacutemergeantes par rapport agrave ses parties composantes parce qursquoavec chacune de ces

communauteacutes eacutemerge un domaine de praxis qui nrsquoest pas exactement celui de ses parties

composantes et chacune de ces communauteacutes reacutepond agrave un besoin auquel ses parties ne sont

pas capables de satisfaire indeacutependamment11

Les deux communauteacutes agrave partir desquelles naicirct et se forme la famille eacuteleacutementaire

[οἰκία πρώτη]12 sont la communauteacute de lrsquohomme et la femme et celle du maicirctre et lrsquoesclave

(1252b9-10)13 Ce sont les communauteacutes de ceux qui ne peuvent pas exister lrsquoun sans lrsquoautre 10 Sur ce point voir le commentaire de Saunders Aristotle Politics Books I and II op cit pp 59-60 Selon

Saunders Aristote aurait donneacute une perspective historique agrave son reacutecit parce qursquoil cherchait agrave ecirctre persuasive au

sujet de la naturaliteacute des rapports preacutesents constitutifs des citeacutes actuels Pour une interpreacutetation diffeacuterente voir

Kullmann laquo Man as a Political Animal in Aristotle raquo loc cit pp 96-99 et pp 115-117 11 Saunders Aristotle Politics Books I and II op cit pp 65-66 pense que la transition entre les communauteacutes

des simples aux plus complexes se fait sur un modegravele de laquo cœur et accreacutetion [core and accretion] raquo 12 ἐκ μὲν οὖν τούτων τῶν δύο κοινωνιῶν οἰκία πρώτη [ἐστιν] 13 Saunders Aristotle Politics Books I and II op cit p 60 suppose que comme les communauteacutes constitutives

du village et de la polis existaient avant ces derniers les deux communauteacutes constituant la famille auraient aussi

274

selon Aristote La communauteacute de lrsquohomme avec la femme est en vue de la procreacuteation et

celle du maicirctre et de lrsquoesclave est en vue de leur sauvegarde mutuelle14 Or une simple

addition de ces deux erga agrave savoir la procreacuteation et la sauvegarde mutuelle ne correspond

pas exactement agrave la description finale qursquoAristote donne de la famille en 1252b12-14 comme

laquo la communauteacute construite conformeacutement agrave la nature pour la vie quotidienne raquo 15 Cette

description ne correspond pas exactement agrave une simple agglomeacuteration de deux communauteacutes

Elle est correcte pour la communauteacute maicirctre-esclave mais la procreacuteation nrsquoest pas une

fonction quotidienne de la vie humaine et sa fin naturelle ne consiste pas dans la satisfaction

drsquoun besoin quotidien En outre la diffeacuterence naturelle entre la femme et lrsquoesclave suppose

que leurs fonctionnes quotidiennes ne sont pas du mecircme genre Apregraves tout le substitut

qursquoAristote envisage pour un esclave crsquoest un bœuf Lrsquoesclave ne saurait donc pas ecirctre le existeacute drsquoune maniegravere relativement indeacutependante de lrsquoune et de lrsquoautre avant qursquoelles ont eacuteteacute mises ensemble par

lrsquohomme comme une maison laquo eacuteleacutementaire raquo Je crois que cette supposition nrsquoest pas neacutecessaire Un rapport de

prioriteacute nrsquoimplique pas neacutecessairement une prioriteacute chronologique dans lrsquoordre de la genegravese Mecircme si on peut

accepter lrsquoοἰκία πρώτη comme un fait historique il ne srsquoensuit pas neacutecessairement que ses communauteacutes

composantes la preacuteceacutedaient comme elle preacuteceacutedait la polis Aristote cite Les Travaux et les jours 405 pour

expliquer ce qursquoil veut dire par lrsquoοἰκία πρώτη Or dans ce passage du poegraveme Heacutesiode ne cherche pas agrave donner

une histoire des origines de la famille 14 Ici dans les Pol I 2 Aristote deacutesigne le rapport maicirctre-esclave comme une communauteacute

(1252b10) Or en EN VIII 11 1161a34-b6 il nie toute amitieacute et donc toute communauteacute entre le

maicirctre et son instrument animeacute qursquoest lrsquoesclave Selon lui laquo en tant qursquoesclave il nrsquoest pas en mesure

de susciter lrsquoamitieacute mais seulement en tant qursquohomme raquo Cette position est geacuteneacuteralement accepteacutee

comme la position consideacutereacutee drsquoAristote sur ce sujet Or Pol I 6 1255b12-14 reconnait lrsquoamitieacute

envers lrsquoesclave en tant qursquoesclave laquo il y a avantage et amitieacute entre un esclave et son maicirctre quand

tous deux meacuteritent naturellement ltleur statutgt raquo En plus en Pol I 13 1260a39-40 il est dit que

lrsquoesclave est un associeacute (κοινωνὸς) dans la vie du maicirctre En effet mecircme en EN VIII 10 1160b29

Aristote reconnaicirct quoique tregraves allusivement le rapport maicirctre-esclave comme une communauteacute

τυραννικὴ δὲ καὶ ἡ δεσπότου πρὸς δούλους Le ἡ dans cette phrase renvoie agrave laquo ἡ κοινωνία raquo en

1160b24 plus haut ἡ μὲν γὰρ πατρὸς πρὸς υἱεῖς κοινωνία βασιλείας ἔχει σχῆμα Branden Nagle The

Household as the Foundation of Aristotlersquos Polis Cambridge Cambridge University Press p 92

suggegravere qursquoen Politiques I le statut de lrsquoesclave est discuteacute selon deux perspectives diffeacuterentes laquo The

household seen from the perspective of its human principally labor components is a partnership of partnerships

so that when slaves are present they exist within a partnership relationship but when the households economic

viability or property aspect is examined as is the case in chapter 4 [Book I] the slave is viewed as an item of

property only raquo Selon Nagle en tant qursquoeacuteleacutement de labeur lrsquoesclave ferait donc partie de la

communauteacute qursquoest la famille

15 ἡ μὲν οὖν εἰς πᾶσαν ἡμέραν συνεστηκυῖα κοινωνία κατὰ φύσιν οἶκός ἐστιν

275

substitut naturel de la femme dans la vie quotidienne de la famille16 Donc la notion de la

famille comme une communauteacute constitueacutee pour la vie quotidienne demande pour ecirctre

complegravete que le rapport homme-femme soit une union allant au-delagrave de la procreacuteation Crsquoest

ainsi qursquoAristote complegravete son propos sur la famille en EN VIII 12 1162a19-25

[C]hez les autres animaux la vie en commun se limite agrave cette exigence [la

reproduction] [alors que] les hommes eux constituent des familles non seulement

pour faire des enfants mais aussi pour se meacutenager tout ce qui est utile agrave lrsquoexistence

Drsquoembleacutee en effet les fonctions sont chez eux seacutepareacutees et celles du mari sont

diffeacuterentes de celles de la femme Les partenaires suppleacuteent donc aux besoins lrsquoun de

lrsquoautre en mettant en commun les ressources qui sont propres agrave chacun Crsquoest

drsquoailleurs pour cela que lrsquoutiliteacute se trouve jointe17 semble-t-il agrave lrsquoagreacuteable dans cette

amitieacute18

Bien que le rapport homme-femme dans ce passage soit dit constitueacute pour les neacutecessiteacutes de la

vie ce rapport drsquoutiliteacute semble deacutependre drsquoune certaine rationaliteacute ce qui nrsquoest pas le cas pour

le rapport de procreacuteation On peut donc dire qursquoavec ce cocircteacute drsquoutiliteacute la communauteacute de

lrsquohomme et la femme passe au-delagrave de la simple procreacuteation Ce passage de lrsquoEN suppose que

cet aspect drsquoutiliteacute dans la communauteacute conjugale existe mecircme si le couple nrsquoa pas drsquoenfants

Aristote ne preacutecise pas le contenu de ce rapport drsquoutiliteacute mais il est clair qursquoil ne deacutepend pas

de lrsquoexistence des enfants19 Or ce passage atteste que mecircme sans enfants le rapport conjugal

nrsquoest pas deacutepourvu de toute fonction naturelle selon Aristote (bien que la procreacuteation

demeure la fin ultime de cette union) crsquoest drsquoembleacutee (εὐθὺς) dit Aristote naicirct au sein mecircme

de lrsquounion de lrsquohomme et la femme le besoin de mettre en commun les ressources qui sont

propres agrave chacun Autrement dit le rapport drsquoutiliteacute fait partie de lrsquoimmeacutediateteacute naturelle de

lrsquounion conjugale et donc fait partie naturelle de la famille eacuteleacutementaire QuoiqursquoAristote ne le

dise pas explicitement selon toute apparence la communauteacute naturelle de lrsquohomme et la

femme va au-delagrave de la communauteacute pour τεκνοποιία et ils constituent aussi un deuxiegraveme 16 Crsquoest le point qursquoAristote fait par son rapport sur le statut des femmes chez les Barbares (Pol I 2 1252b5-

9) 17 Voir aussi EE VII 10 1242a31-32 18 τοῖς μὲν οὖν ἄλλοις ἐπὶ τοσοῦτον ἡ κοινωνία ἐστίν οἱ δ ἄνθρωποι οὐ μόνον τῆς τεκνοποιίας χάριν

συνοικοῦσιν ἀλλὰ καὶ τῶν εἰς τὸν βίον εὐθὺς γὰρ διῄρηται τὰ ἔργα καὶ ἔστιν ἕτερα ἀνδρὸς καὶ γυναικός

ἐπαρκοῦσιν οὖν ἀλλήλοις εἰς τὸ κοινὸν τιθέντες τὰ ἴδια διὰ ταῦτα δὲ καὶ τὸ χρήσιμον εἶναι δοκεῖ καὶ τὸ ἡδὺ ἐν

ταύτῃ τῇ φιλίᾳ 19 La suite de ce passage (1262a25-29) suppose que lrsquoexistence des enfants consolide la communauteacute conjugale

mais il est clair que lrsquoexistence de cette derniegravere ne deacutepend pas des enfants

276

type de communauteacute pour les neacutecessiteacutes de la vie Au sein mecircme de la famille eacuteleacutementaire

donc le reacutecit drsquoAristote suppose non pas deux mais trois communauteacutes deux communauteacutes

entre lrsquohomme et la femme (celle de τεκνοποιία et celle εἰς τὸν βίον) et une communauteacute entre

le maicirctre et lrsquoesclave en vue de σωτηρία mutuelle

Agrave ces communauteacutes srsquoajoutent dans la famille acheveacutee la communauteacute entre le pegravere

et les enfants et celle entre les enfants (entre les fregraveres plutocirct) Aristote suppose qursquooutre sa

nature affective le rapport entre le pegravere et les enfants possegravede un cocircteacute drsquoutiliteacute agrave la fois pour

les enfants (EN VIII 12 1162a8) et pour le pegravere (14 1163b22-26) Le rapport parental avec

les enfants fait donc partie de la famille comme une communauteacute en vue des neacutecessiteacutes de la

vie Or la communauteacute entre les fregraveres ne semble pas posseacuteder un caractegravere eacuteconomique selon

Aristote Dans le chapitre 3 et dans le reste du livre I la discussion porte sur lrsquooikia en tant

qursquouniteacute eacuteconomique de la citeacute Cependant au deacutebut du chapitre 3 la communauteacute entre les

fregraveres ne figure pas parmi les parties composantes de lrsquooikia laquo les parties premiegraveres et

eacuteleacutementaires de la famille sont les couples maicirctre-esclave eacutepoux-eacutepouse pegravere-enfants raquo dit

Aristote (1253b5-7) Or dans lrsquoEthique agrave Nicomaque le thegraveme de lrsquoamitieacute entre les fregraveres

survient tout naturellement dans les analyses des types drsquoamitieacute dans la famille20 Or comme

toute amitieacute relegraveve drsquoune communauteacute21 lrsquoamitieacute entre les fregraveres correspondra selon Aristote

agrave une certaine communauteacute entre eux22 Tout de mecircme la communauteacute des fregraveres est moins

une communauteacute εἰς τὸν βίον qursquoune communauteacute drsquoaffection entre ceux qui partagent en

commun lrsquoorigine de leur existence et se vouent degraves la naissance une affection mutuelle

(1162a9-15) 23 Quoi qursquoil soit le rapport entre les fregraveres est une instance de la vie

communautaire de lrsquoespegravece humaine

Au sein mecircme de la famille donc il y a la communauteacute de lsquofemellersquo avec le lsquomacirclersquo en

vue de procreacuteation celle du mari avec sa femme pour les neacutecessiteacutes de la vie celle du maicirctre

et lrsquoesclave en vue de leur sauvegarde mutuelle celle du pegravere avec les enfants laquelle

20 Pour les rapports drsquoamitieacute entre la famille voir surtout EN VIII 7 1158b12 sq 10 1160b2 -11 1161a30 et

12 1161b17-1162a33 21 Voir EN VIII 9 1159b31-32 et 11 1161b11 22 Quand en EN VIII 1161a3-4 Aristote dit laquo τιμοκρατικῇ δ ἔοικεν ἡ τῶν ἀδελφῶν raquo le ἡ ici reprend la

κοινωνία des lignes 1160b24-25 plus haut laquo ἡ μὲν γὰρ πατρὸς πρὸς υἱεῖς κοινωνία βασιλείας ἔχει σχῆμα raquo 23 Voir aussi EN VIII 12 1161b11-15 laquo Ainsi donc toute amitieacute implique communauteacute comme on lrsquoa dit On

peut neacuteanmoins deacutefinir agrave part celle qui unit les membres drsquoune famille et celle qui unit des compagnons Celles

qui par ailleurs lient des concitoyens les membres drsquoune tribu drsquoun mecircme eacutequipage et toutes celles de mecircme

genre ont elles plutocirct lrsquoair de tenir agrave lrsquoassociation [κοινωνικαῖς ἐοίκασι μᾶλλον] car elles correspondent en

quelques sorte agrave un accord [καθ ὁμολογίαν τινὰ φαίνονται εἶναι] crsquoest tregraves visible raquo

277

deacutepend de lrsquoaffection paternelle et est en vue de lrsquoutiliteacute aussi et enfin celle entre les enfants

laquelle nrsquoest qursquoaffective 24 Lrsquooikia comprend donc cette multipliciteacute de communauteacutes

Cependant lrsquooikia au sens propre nrsquoest pas une agglomeacuteration ou une addition eacuteclectique de

toutes ces communauteacutes qui diffegraverent lrsquoune de lrsquoautre selon espegravece eacutetant en vue des fins

diffeacuterentes et appartenant aux gens drsquoespegraveces diffeacuterentes Lrsquooikia au sens propre correspond agrave

lrsquoarticulation de toutes ces communauteacutes sous la royauteacute eacuteconomique du pegravere25 crsquoest-agrave-dire

sous le gouvernement du type monarchique de pegravere qui a en vue lrsquoavantage commun26 Cela

dit lrsquooikia acheveacutee surgit agrave partir de ses communauteacutes constitutives comme si elle est une

sixiegraveme communauteacute diffeacuterente de toutes les autres

Le propos drsquoAristote sur le village (1252b15-27) comme la communauteacute transitive

entre la famille et la polis est plus bregraveve Selon lui le village est la communauteacute eacuteleacutementaire

formeacutee de plusieurs familles mais diffeacuteremment drsquoune famille le village est formeacute pour son

laquo utiliteacuteraquo qui nrsquoest plus quotidien27 Le village est formeacute de plusieurs familles mais crsquoest dans

un sens speacutecifique parce que drsquoapregraves Aristote les familles qui composent les premiers

villages sont lieacutees lrsquoune agrave lrsquoautre par un lien de parenteacute28 Le village dit Aristote laquo semble

ecirctre une colonie [ἀποικία] de la famille raquo Les familles composant le village sont fondeacutees par

24 La communauteacute de procreacuteation entre le macircle et la femelle et la communauteacute des fregraveres ne sont pas

eacuteconomiques comme les autres dans le sens drsquoecirctre εἰς τὸν βίον 25 Pol I 2 1252b20-21 πᾶσα γὰρ οἰκία βασιλεύεται ὑπὸ τοῦ πρεσβυτάτου et Pol III 14 1285b31-32 ἡ

οἰκονομικὴ βασιλεία τις οἰκίας ἐστίν 26 Pol III 7 1279a32-34 27 Pol I 2 1252b15-16 ἡ δ ἐκ πλειόνων οἰκιῶν κοινωνία πρώτη χρήσεως ἕνεκεν μὴ ἐφημέρου κώμη Les

deux autres passages ougrave Aristote parle de la κώμη dans son rapport avec la polis sont Pol II 2 1261a27-29

διοίσει δὲ τῷ τοιούτῳ καὶ πόλις ἔθνους ὅταν μὴ κατὰ κώμας ὦσι κεχωρισμένοι τὸ πλῆθος ἀλλ οἷον Ἀρκάδες et

Pol III 9 1280b40-81a1 πόλις δὲ ἡ γενῶν καὶ κωμῶν κοινωνία ζωῆς τελείας καὶ αὐτάρκους Je pense que le

contexte du dernier de ces passages atteste que la κώμη chez Aristote nrsquoest pas seulement un pheacutenomegravene

appartenant au passeacute drsquoune polis accomplie mais elle continue agrave exister synchroniquement avec et au sein de la

polis agrave laquelle elle appartient Sur la notion de village dans lrsquoantiquiteacute voir Edmond Levy laquo Apparition en

Gregravece de lrsquoideacutee de village raquo Kteacutema XI 1986 pp 116-127 et M Herman Hansen laquo Kome A Study in How the

Greeks Designated and Classified Settlements Which Were Not Poleis raquo dans Studies in Ancient Greek Polis

ed MH Hansen et KA Raaflaub Stuttgart Steiner 1995 pp 45-81 Hansen discute longuement la notion

aristoteacutelicienne de κώμη et il la compare avec celle de Thucydide dans son Archeacuteologie 28 Cf Saunders Aristotle Politics Books I and II op cit p 66 Saunders souligne que cette homogeacuteneacuteiteacute

parentegravele du village aristoteacutelicien est diffeacuterente de lrsquoideacutee de village de Platon dans les Lois III 680e-681d

Platon dans ses analyses sur les origines de la vie politique prend en compte la possibiliteacute que les villages soient

composeacutes des familles qui ne sont pas lieacutes par un lien de sang drsquoougrave viennent les diffeacuterences des mœurs et donc

le besoin de leacutegislation

278

les fils quittant leurs maisons une fois qursquoils arrivent agrave lrsquoacircge de mariage29 Le village est

vraiment une famille eacutelargie selon Aristote

Aristote pense qursquoagrave lrsquoorigine les premiegraveres citeacutes devaient avoir des rois parce que les

premiers villages eacutetaient dirigeacutes par le plus acircgeacute de leurs familles constitutives Il semble

supposer que ces poleis protais eacutetaient bien les premiers villages30 Un village est donc une

famille eacutelargie non seulement au niveau numeacuterique mais au niveau politique aussi31

Cependant le village nrsquoest pas identique agrave une agglomeacuteration des familles

individuelles et indeacutependantes construites pour la vie quotidienne le village surgit une fois

que le mode de vie cyclopienne des familles sporadiques est deacutepasseacute vers un nouveau mode

de vie communautaire laquelle est dirigeacutee en vue des besoins qui ne sont plus quotidiens

Autrement dit le village est une communauteacute que les familles isoleacutees ne sont pas parce qursquoil

existe pour une fin diffeacuterente que la famille Le village ne correspond plus au mode de praxis

koinonique propre agrave la famille

Le caractegravere drsquoecirctre une communauteacute eacutemergente se voit plus nettement dans la cas de la

polis Aristote deacutecrit la polis parfois comme la communauteacute composeacutee des villages et parfois

il parle des familles comme sa partie constitutives Dans le deacuteveloppement du reacutecit geacuteneacutetique

du chapitre Pol I 2 la polis est deacutecrite comme la communauteacute acheveacutee formeacutee de plusieurs

villages 32 Mais quelque ligne plus tard au tout deacutebut du chapitre 3 il dit qursquoil faut 29 Dans la Geacuteneacuteration des Animaux II 4 pour expliquer pourquoi parmi les parties qui sont en puissance dans

lrsquoembryon crsquoest tout drsquoabord le cœur qui se distingue Aristote fait une analogie inteacuteressante entre lrsquoembryon se

deacutetachant des deux parents et le fils drsquoune maison laquo ὅταν γὰρ ἀπ ἀμφοῖν ἀποκριθῇ δεῖ αὐτὸ αὑτὸ διοικεῖν τὸ

γενόμενον καθάπερ ἀποικισθὲν τέκνον ἀπὸ πατρός ὥστε δεῖ ἀρχὴν ἔχειν ἀφ ἧς καὶ ὕστερον ἡ διακόσμησις τοῦ

σώματος γίγνεται τοῖς ζῴοις raquo 30 Voir cependant Mogens Herman Hansen laquo Kome raquo loc cit pp 53-54 Selon lui la diffeacuterence principale

entre la notion aristoteacutelicienne de village et celle de Thucydide consiste en ce que selon le premier un laquo village raquo

est un pheacutenomegravene absolument preacute-politique et poleis kata kocircmas oikoumenai nrsquoexistent pas alors que pour

Thucydide les premiegraveres poleis avait eacuteteacute habiteacutees kata kocircmas Hansen pense que cette notion de kocircme preacutevalait

dans les autres Constitutions aujourdrsquohui perdues drsquoAristote (p53) 31 On pourrait objecter que cette compreacutehension du village comme une famille eacutelargie contredit ce qursquoAristote

dit dans le chapitre I 1 des Politiques et lrsquoideacutee principale de sa critique de Platon dans le livre II surtout

Cependant il faut bien ecirctre preacutecis sur ce qui est dit dans le chapitre I 1 la diffeacuterence entre lrsquooikonomikon et le

basilikon ne deacutepend pas du nombre de personnes dirigeacutees crsquoest-agrave-dire que le nombre des personnes dirigeacutees nrsquoa

aucun rapport ni avec la diffeacuterence ni avec lrsquoidentiteacute de ces reacutegimes Quant agrave lrsquoideacutee principale de la critique de

Platon le fait qursquoun village est une famille eacutelargie ne neacutecessite pas que la polis soit une famille encore plus

eacutelargie 32 1252b27-28 ἡ δ ἐκ πλειόνων κωμῶν κοινωνία τέλειος πόλις

279

commencer lrsquoeacutetude de la polis par lrsquoadministration familiale parce que toute polis est

composeacutee de familles33 Apregraves en livre III 9 1280b40 il fait une synthegravese de ces deux

perspectives et il dit qursquoune polis est la communauteacute des lignages et des villages34 Or

Aristote est tregraves claire sur un point la polis nrsquoest pas une reacuteunion drsquoentre-aide des maisons

individuelles35 ni est-elle une masse de gens qui bien qursquohabitant en villages ne sont pas

complegravetement seacutepareacutes sans cependant ecirctre lieacutes agrave la maniegravere drsquoune communauteacute de bien-

vivre36 La diffeacuterence drsquoune polis par rapport agrave un ethnos est aussi agrave noter la diffeacuterence

principale entre ces deux reacuteside dans le fait qursquoune polis correspond agrave unification politique

des villages alors qursquoun ethnos est plutocirct une cohabitation eacuteconomique des villages37

Ces diffeacuterences entre la polis et les autres types de communauteacute ne eacutequivalent pas tout

de mecircme agrave nier agrave ces derniers la nature drsquoecirctre lrsquoœuvre de la praxis communautaire de

lrsquohomme Surtout en ce qui concerne lrsquoethnos bien qursquoAristote prenne soin de le distinguer de

la polis son reacutecit sur la genegravese de la polis suggegravere une origine commune pour lrsquoethnos avec

la polis38 Cette derniegravere nrsquoest qursquoune (quoique la plus importante) parmi une pluraliteacute des

communauteacutes construites par lrsquohomme bien qursquoAristote souligne agrave chaque occasion le fait

de lrsquoirreacuteductibiliteacute de la polis aux autres type de communauteacutes39

Eacutevidences textuelles autre que Pol I 2 ne manquent pas pour appuyer lrsquoideacutee que

lrsquoactiviteacute communautaire de lrsquohomme se caracteacuterise par la possession drsquoune multipliciteacute de

communauteacutes et que la polis les comprend toutes sans toutefois se laisser reacuteduire agrave lrsquoune ou agrave

lrsquoautre La notion aristoteacutelicienne drsquoamitieacute en tant qursquoelle est exposeacutee dans les septiegraveme et

huitiegraveme livres de lrsquoEN serait la reacutefeacuterence principale pour cette discussion eacutetant donneacute que

drsquoapregraves Aristote crsquoest de la communauteacute que deacutepend lrsquoamitieacute40 Aristote affirme aussi dans

33 1253b2-3 πᾶσα γὰρ σύγκειται πόλις ἐξ οἰκιῶν 34 πόλις δὲ ἡ γενῶν καὶ κωμῶν κοινωνία 35 Pol III 9 1280b24-28 36 Pol II 2 1261a27-29 37 Pour les similariteacutes et les diffeacuterences entre la polis et lrsquoethnos voir aussi Pol I 9 1257a23ff III 3 1276a28-

30 14 1285b30-31 et VII 4 1326b4ff Pour une bregraveve analyse du sujet voir Sakellariou The Polis-State op

cit pp 280-282 38 Pol I 2 1252b19-20 Voir aussi Sakellariou The Polis-State op cit p 280 39 Parmi les autres deux chapitres des Politiques sont particuliegraverement destineacutes agrave montrer lrsquoirreacuteductibiliteacute de la

polis par rapport agrave ses parties composantes que ces derniegraveres soient les individus ou les autres types de

communauteacute il srsquoagit du chapitre II 2 ougrave Aristote introduit sa critique du laquo communisme raquo platonicien et du

chapitre III 9 ougrave on trouve sa critique de Lycophron 40 EN VIII 9 1159b31-32 ἐν κοινωνίᾳ γὰρ ἡ φιλία

280

ces mecircmes paragraphes que toutes sortes de communauteacutes sont comme les parties de la

communauteacute politique qursquoest la polis41 Bien que ces eacutevidences ne manquent pas ce nrsquoest

qursquoapregraves une analyse deacutetailleacutee de lrsquoargument des Pol II 2 que nous reviendrons sur les autres

textes

IV Lrsquo ὁρμή politique de lrsquohomme une explication par la causaliteacute mateacuterielle

On a vue que quand Aristote compare lrsquohomme avec les autres animaux politiques il

suppose avoir deacutejagrave montreacute que lrsquohomme construit une multipliciteacute de communauteacutes drsquoespegraveces

diffeacuterentes Lorsqursquoil affirme drsquoavoir expliqueacute le degreacute supeacuterieur du caractegravere politique de

lrsquohomme il se reacutefegravere agrave ce fait Or son emploie du terme laquo dioti raquo (1253a7) montre qursquoAristote

croit en effet avoir fait une deacutemonstration plus stricte qursquoune simple attestation de fait Il

suppose donc avoir aussi deacutemontreacute pourquoi lrsquoactiviteacute communautaire de lrsquohomme se

diffeacuterencie de cette maniegravere preacutecise Pourquoi lrsquohomme construit-il une multipliciteacute de

communauteacutes Comme reacuteponse agrave cette question Aristote semble donner deux explications

une explication par neacutecessiteacute et une explication teacuteleacuteologique La premiegravere consiste agrave dire que

lrsquohomme construit tant de communauteacute parce que crsquoest sa nature et la deuxiegraveme consiste agrave

dire que lrsquohomme est tant politique en vue de lrsquoautosuffisance Cela dit la longue version de

la reacuteponse drsquoAristote agrave la question de savoir pourquoi lrsquohomme est plus politique serait parce

qursquoil eacutetablit une multipliciteacute de communauteacutes en vue drsquoautosuffisance et aussi parce que cela

est sa nature il a une impulsion (hormecirc) drsquoagir ainsi

Jusqursquoen 1253a1 Aristote ne parle que des compositions des communauteacutes preacuteceacutedant

la polis et lrsquoargument du chapitre deacutepend drsquoune perspective plutocirct historique La naturaliteacute de

la polis est deacuteduite de la naturaliteacute de ses communauteacutes constitutives et cette deacuteduction nrsquoa

rien drsquoinattendue En 1253a1 agrave la naturaliteacute de la polis Aristote ajoute la naturaliteacute du

caractegravere politique de lrsquohomme comme une deuxiegraveme conclusion agrave deacuteduire de son reacutecit sur la

genegravese de la polis Cependant contrairement agrave la naturaliteacute de la polis rien dans les lignes

preacuteceacutedant preacutepare le lecteur agrave une telle conclusion parce que la politiciteacute de lrsquohomme nrsquoeacutetait

pas un sujet annonceacute au deacutebut de la discussion dans le chapitre 1 Aristote semble eacuteprouver le

besoin de preacuteciser que tout ce deacuteveloppement raconteacute jusqursquoagrave ce point du chapitre nrsquoest pas

contre la nature de lrsquohomme Le propos au sujet de lrsquohomme apolis par nature (1253a3)

atteste ce point Si la polis en tant que communauteacute naturelle est conforme agrave la nature

41 EN VIII 9 1160a8-30

281

humaine crsquoest que lrsquohomme nrsquoest pas un ecirctre apolis par nature Si lrsquohomme eacutetait moins ou

plus que ce qursquoil est par nature tout ce deacuteveloppement qui finit par la naissance de la polis

serait malgreacute et contre la nature de lrsquohomme Lrsquohomme nrsquoest pas naturellement passionneacute de

guerre un tel homme serait laquo sans lignage sans loi sans foyer raquo comme deacutecrieacute par Nestor42

Du fait que le deacuteveloppement de diffeacuterentes communauteacutes de maniegravere agrave donner naissance agrave la

polis est conforme agrave la nature de lrsquohomme Aristote semble deacuteduire apregraves la citation

drsquoHomegravere le degreacute supeacuterieur de la politiciteacute humaine que lrsquohomme construite tant de

communauteacutes nrsquoest pas contre sa nature au contraire lrsquohomme est plus politique par nature

Comme on a vu ecirctre tant politique crsquoest ce qursquoest lrsquohomme par nature43

Cette ideacutee prend une forme plus eacutelaboreacutee en 1253a27-30 ougrave il est dit que

Celui qui ne peut pas appartenir agrave une communauteacute ou qui nrsquoen a nullement besoin du

fait qursquoil est autosuffisant nrsquoest en rien une partie drsquoune citeacute par conseacutequent crsquoest soit

une becircte soit un dieu Crsquoest donc par nature qursquoil y a chez tous les hommes une

tendance agrave constituer une telle communauteacute44

Crsquoest donc κατὰ τὴν ὁρμήν que lrsquohomme constitue laquo une telle communauteacute raquo selon Aristote

Lrsquohomme nrsquoest pas une becircte et lorsqursquoil constitue cette communauteacute il agit conformeacutement agrave

sa nature Aristote ne dit pas que lrsquoautarcie est le telos de cet hormecirc Cependant par laquo une

telle communauteacute raquo il est clair qursquoil se reacutefegravere agrave la citeacute et agrave la citeacute en fonction de sa

compreacutehension crsquoest-agrave-dire en tant que communauteacute des communauteacutes Toute forme de vivre

en communauteacute avec les autres membres de son espegravece est une tendance naturelle pour

lrsquohomme crsquoest sa nature qui le laquo pousse raquo agrave agir drsquoune maniegravere communautaire

Or il est des passages qui suggegraverent que selon Aristote expliquer un processus par

reacutefeacuterence agrave lrsquoὁρμή des choses impliqueacutees dans ce mecircme processus est lrsquoexpliquer par la nature

42 Branden Nagle The Household op cit pp 89-90 suggegravere que cette citation drsquoHomer reflegravete les rapports

communautaires qui lient les individus agrave la polis 43 William Charlton Aristotle Physics Books I and II Oxford Clarendon Press 1970 p 89 suggegravere que lrsquoideacutee

aristoteacutelicienne de la nature comme une source interne de changement peut srsquoexpliquer simplement comme suit

laquo Wherever we feel that we can explain a thingrsquos behaviour partly at least without looking beyond the thing we

think that its behaviour and the feature it acquires or retains is natural It is natural for stones to fall natural for

dogs to chase rabbits it is the nature of beeches to have broad flat leaves raquo 44 ὁ δὲ μὴ δυνάμενος κοινωνεῖν ἢ μηδὲν δεόμενος δι αὐτάρκειαν οὐθὲν μέρος πόλεως ὥστε ἢ θηρίον ἢ θεός

φύσει μὲν οὖν ἡ ὁρμὴ ἐν πᾶσιν ἐπὶ τὴν τοιαύτην κοινωνίαν Je suppose que ce passage reprend dans le cadre

drsquoun argument au sujet de la prioriteacute de la polis sur les individus les lignes 1252a1-7

282

mateacuterielle de ces choses45 comme la source interne de leur comportement caracteacuteristique46

Bien que cela paraisse inhabituelle mecircme eacutetrange dans la mesure ougrave il srsquoagit de lrsquohomme

lrsquoexplication que suggegravere Aristote ici dans les Politiques I 2 a une affiniteacute avec le type

drsquoexplication par neacutecessiteacute mateacuterielle Lrsquohomme nrsquoest pas un eacuteleacutement comme feu ni est-il

matiegravere comme bronze Peut-ecirctre on ne doit pas dire que ce qursquoAristote fait ici par cette

reacutefeacuterence agrave lrsquoὁρμή de lrsquohomme crsquoest un appel agrave la neacutecessiteacute mateacuterielle au sens strict On

pourrait cependant dire qursquoAristote prend son modegravele sur lrsquoexplication par neacutecessiteacute

mateacuterielle car il cherche agrave faire plus qursquoune analogie avec ce type de neacutecessiteacute il prend soin

par deux fois dans le mecircme chapitre agrave preacuteciser la place de lrsquohomme sur la scala naturae et il

suggegravere que lrsquohomme agit ainsi parce qursquoil est ni plus ni moins que ce qursquoil est La praxis

koinonique de lrsquohomme se diffeacuterencie de cette maniegravere preacutecise lrsquohomme constitue toutes ces

communauteacutes crsquoest sa maniegravere naturelle drsquoagir Laisseacute agrave sa nature lrsquohomme agit

neacutecessairement ainsi

Or si cette derniegravere remarque correspond agrave ce qursquoAristote veut dire ici elle suggegravere

qursquoil srsquoagit en effet drsquoune explication par la causaliteacute formelle qui fonctionne drsquoune maniegravere

combineacutee agrave la causaliteacute mateacuterielle Crsquoest Pierre Pellegrin qui a montreacute que dans le syllogisme

scientifique aristoteacutelicienne la cause formelle bien que conceptuellement distincte des autres

causes a cependant la possibiliteacute de fonctionner combineacutee agrave ces derniegraveres47 Selon lui la

combinaison entre la cause formelle et les autres causes transforme eacutepisteacutemologiquement ces

derniegraveres48 dans une telle combinaison la cause formelle joue un rocircle de filtre agrave travers

lequel les autres causes peuvent trouver leurs places dans le syllogisme scientifique et donc

dans lrsquoeacutetude scientifique49 Crsquoest notamment dans la science de vivant que se montre drsquoapregraves

Pellegrin les figures de cette combinaison des causes Pellegrin donne parmi les autres 45 Voir surtout A Po II 2 94b37-95a2 et un passage parallegravele PA I 1 64234-35 46 Sur ce point Charlton Aristotle Physics Books I and II op cit dit laquo [Aristotle] several times uses a word for

nature which seems to mean active striving hormecirc A Po II 95a1 Phys II 192b18-20 Met Δ 1023a9 18 23

and most important and because it is a careful passage EE II 1224a18-b9 In every case but the last the nature

involved seems to be the material element in a thing and the last is not a serious exception because Aristotle is

there explaining freedom and constraint in human action by comparison with natural and constrained movements

on the parts of things like stones This strongly suggests that he thinks that the material of a thing can be a source

of change because it has an active tendency to change independent of any external cause raquo Sur le lien entre

neacutecessiteacute kata tecircn hormecircn et la neacutecessiteacute mateacuterielle dans le passage citeacute par Charlton des Secondes Analytiques

(II 2 94b37-95a2) voir aussi Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op cit p 106-107 47 laquo De lrsquoexplication causale dans la biologie drsquoAristote raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 2 1990 p 214 48 Ibid p 217 49 Ibid p 219

283

lrsquoexemple du sommeil De Somno 3 458a28-29 donne la cause formelle du sommeil comme

la catalepsie du sens premier Le mecircme passage donne aussi la cause efficiente et la cause

finale du sommeil Pellegrin indique que dans ce passage de reacutecapitulation des quatre causes

seule la cause mateacuterielle est absente alors qursquoelle a eacuteteacute donneacutee preacuteceacutedemment dans le texte

comme une affection de la reacutegion peacuteri-cardiaque ou de son analogue chez les non-sanguins

(456a22-24) Pellegrin explique cette absence de la cause mateacuterielle par lrsquoidentification dans

ce passage de reacutecapitulation de la cause formelle agrave la cause mateacuterielle crsquoest de la catalepsie

dit Pellegrin que le sommeil est fait

Cependant il ne va pas de soi de dire que la citeacute et ses communauteacutes constitutives sont

faites de lrsquohormecirc de lrsquohomme Mais selon le reacutecit sur la genegravese de la polis il est eacutevident que

lrsquoactiviteacute koinonique de lrsquohomme se deacuteveloppe sur le modegravele de la causaliteacute mateacuterielle comme

τὸ ἐξ οὗ les communauteacutes plus eacuteleacutementaires servent de la matiegravere pour les communauteacutes

supeacuterieures On peut donc dire que certains niveaux de lrsquoactiviteacute koinonique de lrsquohomme sont

faits de certains autres niveaux plus eacuteleacutementaires Lrsquohormecirc politique de lrsquohomme sert drsquoun

constant naturel en œuvre agrave chaque eacutetape du deacuteveloppement de lrsquoactiviteacute koinonique de

lrsquohomme Selon le deux types de neacutecessiteacute distingueacutes en An Po II 11 94b37-95a2 agrave savoir

la neacutecessiteacute mateacuterielle (94bb37-95a1 ἡ μὲν γὰρ κατὰ φύσιν καὶ τὴν ὁρμήν) et la neacutecessiteacute

forceacute (95a1-2 ἡ δὲ βίᾳ ἡ παρὰ τὴν ὁρμήν) la mention drsquoune hormecirc politique chez lrsquohomme

sert agrave rendre compte agrave la fois de la neacutecessiteacute de ce deacuteveloppement et de sa conformiteacute agrave la

nature de lrsquohomme Autrement dit la mention de lrsquohormecirc politique de lrsquohomme indique qursquoil

y a un cocircteacute agrave la forme speacutecifique que prend la praxis koinonique de lrsquohomme qui tient agrave une

sorte de neacutecessiteacute mateacuterielle relevant de la nature humaine Crsquoest ce dernier point qui nous

permet drsquoentrevoir qursquoil srsquoagit ici drsquoune combinaison du type analyseacute par Pellegrin entre la

causaliteacute formelle et la causaliteacute mateacuterielle La place qursquoAristote cherche pour la politiciteacute de

lrsquohomme sur la scala naturae confirme ce point lrsquoexplication donneacutee ici veut simplement

dire que lrsquohomme est exactement cet ecirctre vivant agrave vivre dans une telle communauteacute Et la

cause de ce pheacutenomegravene est preacuteciseacutee comme lrsquohormecirc que lrsquohomme en possegravede en vertu du fait

qursquoil est ce qursquoil est

En An Po II 11 94a21 (cf a24) Aristote deacutefinit la causaliteacute mateacuterielle comme laquo le

fait que certains choses eacutetant il est neacutecessaire que cette chose soit raquo En Pol III 6 1278b20-

21 Aristote semble srsquoappuyer sur cette notion de la causaliteacute mateacuterielle pour expliquer la

politiciteacute naturelle de lrsquohomme Il dit que lrsquohomme est par nature un animal politique et

laquo crsquoest pourquoi mecircme quand ils nrsquoont pas besoin de lrsquoaide des autres les hommes nrsquoen ont

284

pas moins tendance agrave vivre ensemble raquo50 Ainsi on peut expliquer la politiciteacute naturelle de

lrsquohomme comme le fait que lrsquohomme eacutetant il est neacutecessaire que se forment le pheacutenomegravene de

vivre ensemble On a donc de bonne raison pour penser que crsquoest bien sur le type de neacutecessiteacute

qursquoimplique la causaliteacute mateacuterielle que prend Aristote son modegravele lorsqursquoil fait appel agrave

lrsquohormecirc politique de lrsquohomme laquo vers une telle communauteacute raquo (ἐπὶ τὴν τοιαύτην κοινωνίαν ndash

1253a30)

Cependant la neacutecessiteacute ici ne saurait pas ecirctre la neacutecessiteacute absolue propre au domaine

des choses eacuteternelles et selon laquelle la preacutesence de la cause est toujours crsquoest-agrave-dire sans

exception suffisante pour le venir-agrave-ecirctre de lrsquoeffet Comme il est toujours possible qursquoune

polis ne soit pas et que les communauteacutes qui la preacutecegravedent dans lrsquoordre de genegravese eacutechouent agrave

venir-agrave-ecirctre il nrsquoest pas selon une neacutecessiteacute absolue que lrsquohormecirc politique de lrsquohomme cause

agrave cette diffeacuterenciation speacutecifique de lrsquoactiviteacute koinonique de lrsquohomme de maniegravere agrave reacutesulter

dans une polis Il srsquoagit plutocirct de la neacutecessiteacute du type meacutecanique ou laquo deacutemocriteacuteenne raquo

comme on lrsquoappelle parfois Il srsquoensuit donc que lrsquoexplication qursquoenvisage Aristote par son

appel agrave une hormecirc politique naturelle chez lrsquohomme ne consiste en effet qursquoagrave dire qursquoil

finisse ou pas par construire une polis il est de la nature de lrsquohomme de vivre dans ces types

de communauteacute tant qursquoil y aura des hommes il y aura des communauteacutes de type constitutif

de la polis

V Le besoin de lrsquoautosuffisance la raison pour construire multiple communauteacutes

La seconde explication donneacutee dans Pol I 2 pour le degreacute supeacuterieur du caractegravere

politique de lrsquohomme est du type teacuteleacuteologique et elle consiste agrave dire que crsquoest en vue de

lrsquoautarcie que la praxis koinonique de lrsquohomme se diffeacuterencie de cette maniegravere preacutecise Selon

cette explication lrsquoautarcie est le bien pour lequel lrsquohomme construit et maintient toutes les

communauteacutes qursquoil possegravede et lrsquoautarcie lui appartient en vertu de son ecirctre agrave ce point

politique Le passage principal est le suivant

[Toute citeacute est naturelle] puisque le sont les premiegraveres communauteacutes qui la constituent

Car elle est leur fin et la nature est fin car ce que chaque chose est une fois que sa

genegravese est complegravetement acheveacutee nous disons que crsquoest la nature de cette chose ainsi

pour un homme un cheval une famille De plus le ce en vue de quoi crsquoest-agrave-dire la

50 διὸ καὶ μηδὲν δεόμενοι τῆς παρὰ ἀλλήλων βοηθείας οὐκ ἔλαττον ὀρέγονται τοῦ συζῆν

285

fin crsquoest le meilleur et lrsquoautarcie est agrave la fois une fin et le meilleure (1252b30-

1253a1)

Ce qui nrsquoest pas eacutevident dans ce passage crsquoest le sens agrave donner agrave lrsquoanalogie entre les

substances comme lrsquohomme et le cheval drsquoune part et la famille de lrsquoautre part La difficulteacute

reacuteside dans le fait que ce qui est lrsquoachegravevement de la genegravese pour un homme (ou un cheval) ne

correspond pas exactement agrave lrsquoachegravevement de la genegravese pour une famille Par ce dernier

Aristote semble entendre la polis mais cette analogie ne peut pas fonctionner comme il le

veut Quand un enfant complegravete son deacuteveloppement il finit par ecirctre un membre mature de son

propre espegravece Cependant la polis nrsquoest pas ce qursquoune famille est destineacutee agrave ecirctre la polis et la

famille sont diffeacuterentes par espegraveces et la polis nrsquoest pas une famille eacutelargie Quand une famille

achegraveve son deacuteveloppement elle ne devient pas une polis mais elle devient une famille avec

des enfants51 La polis nrsquoest pas la forme de maturiteacute qursquoune famille prend une fois que son

deacuteveloppement est compleacuteteacute

Cette difficulteacute peut se dissiper si au lieu de consideacuterer la famille sur le modegravele des

substances naturelles on la considegravere comme une eacutetape du deacuteveloppement de la praxis

koinonique de lrsquohomme dont la fin ultime consiste en autarcie Le message immeacutediat de ce

passage consiste agrave dire que lrsquoautarcie est le ce en vue de quoi de lrsquoactiviteacute communautaire de

lrsquohomme Consideacutereacutee sous lrsquoangle de ce message la naturaliteacute de la polis - dont Aristote

cherche agrave rendre compte ici par une mauvaise analogie - est celle drsquoune communauteacute qui

correspond agrave lrsquoaboutissement de ce telos Ainsi le rapport teacuteleacuteologique entre les

communauteacutes doit ecirctre consideacutereacute comme celui de diffeacuterentes eacutetapes drsquoun mecircme type

drsquoactiviteacute lrsquoactiviteacute communautaire de lrsquohomme prend sa forme de maturiteacute par la naissance

de la polis qui laquo a deacutejagrave atteint la limite de lrsquoautarcie pour ainsi dire complegravete raquo (1252b28-29)

La polis est donc la limite de lrsquoautarcie parce que le niveau de lrsquoautarcie qursquoelle permet

drsquoatteindre est le telos de ses communauteacutes plus eacuteleacutementaires et constitutives52 En effet cette

description de la polis comme le niveau de lrsquoautarcie complegravete sert de lrsquointroduction agrave

51 Pol I 3 1253b1-7 52 Le telos drsquoune chose est aussi son limite Pour diffeacuterents sens de telos comme limite voir An Po I 24

85b30 Phys III 6 207a15 De Caelo I 2 269a22 et II 1 284a5 Met α 2 994b14 Pol I 9 1257b28 Il y

a un autre sens dans lequel la polis serait la limite des activiteacutes propres agrave ses communauteacutes constitutives selon

De Caelo II 1 284a6-7 il est une proprieacuteteacute de ce qui englobe drsquoecirctre aussi une limite (τό τε γὰρ πέρας τῶν

περιεχόντων ἐστί) Selon Pol I 1 la communauteacute politique acheveacutee qursquoest la polis englobe les autres

communauteacutes et aussi les biens qursquoelles visent Pour une notion teacuteleacuteologique de τὸ περιέχον voir De Caelo II

13 293b13-15

286

lrsquoanalogie entre les substances vivantes et la famille Cela peut nous expliquer comment

Aristote aurait pu choisir une analogie aussi mauvaise parce qursquoil est eacutevident dans ces lignes

du chapitre qursquoil srsquoagit drsquoun rapport teacuteleacuteologique en vue drsquoune vie complegravetement autarcique

entre diffeacuterents niveaux de lrsquoactiviteacute communautaire de lrsquohomme lrsquoanalogie est censeacutee

expliquer le rapport entre la famille et la polis toutes les deux prises comme diffeacuterents

niveaux drsquoun mecircme type drsquoactiviteacute Au niveau de la polis la praxis koinonique de lrsquohomme

atteint la limite de complexiteacute requise pour reacutepondre au besoin de lrsquoautarcie

Le fait que crsquoest en vue de lrsquoautarcie que la praxis communautaire de lrsquohomme se

diffeacuterencie de maniegravere agrave construire laquo une telle communauteacute raquo indique en mecircme temps que

selon Aristote le manque de lrsquoautosuffisance est une condition naturelle de

lrsquohomme Aristote suggegravere que ce manque est une caracteacuteristique animale de lrsquohomme et

crsquoest en reacuteponse au besoin drsquoautosuffisance que la praxis communautaire de lrsquohomme-animal

se modifie de cette maniegravere preacutecise Pour le dire plus correctement lrsquohomme est en fait un

animal autarcique mais il ne lrsquoest qursquoeacutetant agrave ce point politique53 Lrsquoautarcie de lrsquohomme ne 53 Lrsquoideacutee de lrsquoautarcie comme condition animale nrsquoest pas explicitement eacutelaboreacutee dans le corpus biologique La

question de lrsquoautarcie est plutocirct traiteacutee dans le cadre des affaires humaines Cependant un passage de GA II 1

732a16-20 nous permet drsquoentrevoir que lrsquoideacutee de lrsquoautarcie comme condition animale nrsquoest pas complegravetement

eacutetrange agrave la biologie aristoteacutelicienne Dans ce passage Aristote dit que certains animaux eacutemettent du sperme

dans lrsquoaccouplement parce qursquoeacutetant laquo plus nobles et plus autarciques par natureraquo ils prennent plus de grandeur

Or un tel deacuteveloppement ne serait possible sans la chaleur Comme plus de chaleur cause plus de concoction ces

animaux laquo nobles et auto-suffisants raquo produisent du sperme en vertu de leur chaleur Dans ce passage lrsquoeacutemission

du sperme est expliqueacutee par la chaleur et par la grandeur de lrsquoanimal et ces derniegraveres semblent srsquoexpliquer par la

laquo nobiliteacute raquo et par le niveau de lrsquoautarcie de lrsquoanimal Ce dernier agrave son tour srsquoexpliquerait probablement par le

niveau de la laquo nobiliteacute raquo de lrsquoanimal (Au sujet de la correacutelation entre la chaleur et la perfection de lrsquoanimal

voir A Coles laquo Animal and Childhood Cognition in Aristotlersquos Biology and the Scala Naturaeraquo dans Biologie

logique et meacutetaphysique chez Aristote eacuteds D Devereux et P Pellegrin Paris Editions du CNRS 1990 p

287-323) Bien qursquoAristote considegravere lrsquohomme comme lrsquoanimal le plus noble cette correacutelation entre la grandeur

et la nobiliteacute ne saurait cependant pas ecirctre valable pour lrsquohomme tout simplement parce que lrsquohomme nrsquoest pas

lrsquoanimal le plus grand Tout de mecircme on peut deacuteduire de ce passage de GA qursquoeacutetant le plus noble lrsquohomme

serait eacutegalement lrsquoanimal le plus autarcique selon Aristote Le point crucial ici est crois-je de voir que pour les

animaux laquo nobles raquo une telle autarcie ne saurait pas ecirctre immeacutediate plus on monte sur lrsquoeacutechelle de perfection

plus le pheacutenomegravene de la vie devient complexe Crsquoest pourquoi on peut dire agrave leur sujet que les animaux

supeacuterieurs sont dans un certain sens non-autarciques agrave moins que leur action totale ne srsquoaccomplisse comme il

faut ils ne sont pas autarciques Lrsquoaccomplissement de lrsquoautarcie devient plus en plus compliqueacute aux niveaux

supeacuterieurs de la scala naturae On ne saurait pas trouver un meilleur exemple que lrsquohomme et sa polis pour

expliquer cette ideacutee (Pour une eacutelaboration plus deacutetailleacutee de cette ideacutee voir le chapitre V de notre travail) Bien

que lrsquoaction totale de lrsquohomme parmi les animaux est la plus complexe agrave reacuteussir Aristote pense que lrsquohomme

est suffisamment doueacute pour la reacuteussir Sur ce sujet voir aussi la critique qursquoAristote adresse en PA IV 10

287

saurait pas ecirctre immeacutediate comme celle du Dieu54 Le besoin drsquoautarcie chez lrsquohomme prend

une telle forme que pour reacutepondre agrave ce besoin le bios politikos chez lui va au-delagrave de ses

formes familiales55 La praxis politique de lrsquohomme srsquoeacutetend au-delagrave de la famille et mecircme

au-delagrave du domaine domestique la modification de la praxis politique nrsquoest pas seulement en

vue des besoins eacuteconomiques mais elle srsquoeacutetend aussi jusqursquoagrave eacutetablir les institutions de type

administratif en vue du gouvernement de la communauteacute construite Crsquoest-agrave-dire le besoin

drsquoautosuffisance chez lrsquohomme prend une telle forme qursquoil nrsquoest pas limiteacute au domaine

laquo eacuteconomique raquo mais srsquoeacutetend eacutegalement au domaine laquo politique raquo

Lrsquoideacutee de diffeacuterenciation de bios en vue de lrsquoautosuffisance trouve une expression

preacutecise dans un autre passage tregraves connu des Politiques I 8 Ce qui est particulier dans ce

passage crsquoest sa reacutefeacuterence explicite agrave lrsquoHA VII(VIII) 1 588a17-18 ougrave Aristote commence

une longe eacutelaboration de lrsquoideacutee que laquo les actions et les modes de vie des animaux exhibent des

diffeacuterences selon leurs caractegraveres et selon leur nourriture raquo56 Dans le passage des Politiques

il ne srsquoagit que des diffeacuterences des modes drsquoalimentation mais la reacutefeacuterence agrave lrsquoideacutee de lrsquoHA

est tout de mecircme eacutevidente

Mais il y a de nombreuses espegraveces de nourriture et crsquoest pourquoi il y a beaucoup de

genres de vie tant chez les animaux que chez les hommes Il leur est en effet

impossible de vivre sans nourriture si bien que les diffeacuterences drsquoalimentation ont

produit les diffeacuterents modes de vie des animaux Parmi les becirctes en effet les unes

687a24-b10 agrave laquo ceux qui disent que lrsquoecirctre humain nrsquoest pas constitueacute correctement raquo Selon Aristote le fait que

la main est agenceacutee pour multitacircche serait la preuve pour le contraire 54 On dirait que la conception aristoteacutelicienne de lrsquoautarcie est le contraire de la conception cynique Il est tout agrave

fait loisible de prendre les lignes Pol I 2 1253a 27-29 comme une critique du cynisme laquo celui qui nrsquoest pas

capable de drsquoappartenir agrave une communauteacute ou qui nrsquoen a pas besoin parce qursquoil se suffit agrave lui-mecircme nrsquoest en rien

une partie drsquoune citeacute si bien que crsquoest soit une becircte soit un dieu raquo Cette formulation est agrave contraster avec ce que

Diogegravene le cynique aurait dit selon Diogegravene Laeumlrce laquo Diogegravene disait que srsquoil appartient aux dieux de nrsquoavoir

besoin de rien il appartient aux gens semblables aux dieux drsquoavoir des besoins limiteacutes raquo (DL VI 105) Comme

le sage cynique saurait limiter et reacuteduire sa deacutependance aux biens exteacuterieurs animeacutes ou inanimeacutes pour Diogegravene

le besoin qui est agrave lrsquoorigine de la citeacute pour Platon et pour Aristote ne constituerait pas un telos ni un motif pour

fonder une citeacute Le sage cynique autarcique nrsquoa nul besoin drsquoecirctre aussi politique que lrsquoanimal politique

aristoteacutelicien Sur lrsquoautarcie cynique et une critique eacuteventuelle drsquoAristote voir Audrey N M Rich laquo The Cynic

Conception of Auterkeia raquo Mnemosyne vol 9 1956 pp 23-29 et plus reacutecemment Suzanne Husson laquo La citeacute

de lrsquoautarcie raquo dans La reacutepublique de Diogegravene ch III Paris Vrin 2011 pp 75-101 55 Pour le dire comme Jean-Louis Labarriegravere lrsquohomme a besoin drsquoaller au-delagrave des formes solitaires drsquoecirctre

politique Pour ce point voir la Conclusion de ce travail 56 αἱ δὲ πράξεις καὶ οἱ βίοι κατὰ τὰ ἤθη καὶ τὰς τροφὰς διαφέρουσιν

288

vivent en groupes les autres isoleacutement dans les deux cas cela est avantageux pour

trouver leur nourriture du fait que les uns sont carnivores drsquoautres frugivores

drsquoautres omnivores de sorte que crsquoest pour leur en faciliter la collecte que la nature a

distingueacute leurs genres de vie Et comme ce qui est naturellement agreacuteable nrsquoest pas le

mecircme pour tous mais que telle chose est agreacuteable agrave tel animaux mecircme parmi les

carnivores et les frugivores les genres de vie diffegraverent Il en est de mecircme aussi pour les

hommes car leurs modes de vie diffegraverent beaucoup [hellip] Voici donc agrave peu pregraves

combien il y a de modes de vie ceux du moins qui ont une activiteacute autonome et qui

nrsquoont recours ni au troc ni au commerce pour se procurer de la nourriture modes de

vie des nomades des paysans des brigands des pecirccheurs des chasseurs Mais certains

aussi en combinant ces modes de vie vivent agreacuteablement palliant ainsi les plus

graves insuffisances de leur mode de vie originel quand il se reacutevegravele incapable de les

rendre autarcique ainsi certains nomades sont-ils aussi brigands certains paysans

sont-ils aussi chasseurs Et de mecircme pour les autres quand le besoin les y contraint ils

vivent ainsi (1256a19-b7)

Agrave partir de du fait que juste comme les autres animaux lrsquohomme aussi se procurent de la

nourriture des maniegraveres diverses Aristote arrive agrave la conclusion que le bios de lrsquohomme se

modifient en vue de lrsquoautarcie57 Les variations du bios humain en vue de lrsquoautarcie ne sont

pas limiteacutees aux cateacutegories fixes comme laquo nomade raquo laquo pecirccheur raquo laquo chasseur raquo etc Selon le

cas pour reacutepondre aux besoins de lrsquoautosuffisance les hommes parfois combinent ces

diffeacuterents modes de vie Il est agrave noter qursquoAristote discute ces modes de vie comme les

exemples de la provision (he ktecircsis) naturelle chez les animaux (1256b7-8) drsquoougrave srsquoexplique le

paralleacutelisme eacutetroit avec les cas des autres animaux reacutepondre aux besoins de lrsquoautosuffisance

constitue bien une activiteacute naturelle pour les animaux (lrsquohomme compris) et leurs modes de

vie se varient et se modifient ducircment

57 Dans ce passage il est aussi agrave noter que le mode de vie greacutegaire ou sporadique des animaux est expliqueacute par

reacutefeacuterence agrave leurs reacutegimes alimentaires lesquels tombent selon Aristote sous le groupe des diaphorai kata tas

praxeis (HA I 1 487b33ff) Crsquoest pour leur faciliter la collecte de la nourriture que la nature a distingueacute le genre

de vie des animaux carnivores de celui des omnivores par exemple Ce point est important parce qursquoil montre

que ce nrsquoest pas seulement les parties des animaux qui se diffeacuterencient et se modifient selon les besoin de la vie

de lrsquoanimal mais le bios aussi se modifient selon les besoins de lrsquoanimal Cela dit contrairement agrave ce que

suggegravere Alain Gotthelf laquo First Principles in Aristotlersquos Parts of Animals raquo loc cit le bios chez Aristote nrsquoest

pas neacutecessairement un principe premier qui explique sans ecirctre expliqueacute lui-mecircme

289

VI Le besoin de lrsquoautosuffisance outre les neacutecessiteacutes de survivre

Cependant lrsquohomme se distingue des autres animaux en ce que ses besoins

drsquoautosuffisance sont plus varieacutes et ils ne sont pas limiteacutes aux laquo neacutecessiteacutes de la vie raquo Aristote

suggegravere que pour ecirctre autosuffisant lrsquohomme a besoin drsquoaller au-delagrave des activiteacutes en vue de

la nourriture et de se procurer une politeia pour lrsquoadministration de sa vie communautaire

Selon Aristote il y a un sens dans lequel la politeia fait partie des conditions drsquoautosuffisance

pour lrsquohomme Agrave la fin du livre VI des Politiques comme la suite de ses discussions des

reacutegimes deacutemocratiques et oligarchiques Aristote entreprend drsquoanalyser les magistratures

constitutives drsquoun reacutegime politique en tant que tel et dont lrsquoarrangement et la distribution

donnent son identiteacute au reacutegime drsquoune polis et font lrsquoobjet de deacutebat entre surtout les

deacutemocrates et les partisans de lrsquooligarchies Le chapitre VI 8 srsquoouvre ainsi

Drsquoun cocircteacute en effet sans les magistratures indispensables il est impossible qursquoil y ait

une citeacute et drsquoun autre cocircteacute sans celles qui visent agrave lrsquoharmonie et au bon ordre civiques

il est impossible qursquoelle soit bien administreacutee58 (1321b6-8)

Selon ce passage il y a des magistratures qui sont parmi les conditions neacutecessaires de

lrsquoexistence drsquoune polis59 Il est tout agrave fait loisible drsquoen deacuteduire que de par leur indispensabiliteacute

pour lrsquoexistence de la polis ces mecircmes magistratures sont eacutegalement indispensables pour

lrsquoautosuffisance de lrsquohomme parce que la polis lrsquoest La suite du passage montre que les

activiteacutes en vue de la satisfaction des neacutecessiteacutes de vivre ne suffisent pas pour lrsquoautosuffisance

humaine mais il est eacutegalement indispensable qursquoelles soient gouverneacutees et mecircme bien

gouverneacutees

Drsquoabord donc lrsquoune des fonctions parmi celles qui sont indispensables crsquoest celle qui

concerne lrsquoagora pour laquelle il faut qursquoil y ait une magistrature deacutetermineacutee qui veille

agrave la reacutegulariteacute des contrats et au bon ordre Car il est pour ainsi dire indispensable que

dans toutes les citeacutes il y ait des achats et des ventes pour vue de la satisfaction

mutuelle des besoins indispensables et crsquoest le moyen le plus accessible pour obtenir

58 τῶν μὲν γὰρ ἀναγκαίων ἀρχῶν χωρὶς ἀδύνατον εἶναι πόλιν τῶν δὲ πρὸς εὐταξίαν καὶ κόσμον ἀδύνατον

οἰκεῖσθαι καλῶς 59 Voir aussi Pol IV 4 1291a35-38 laquo [S]ans magistrats il est impossible qursquoil y ait citeacutes [ἄνευ ἀρχόντων

ἀδύνατον εἶναι πόλιν] Il est donc neacutecessaire qursquoil existe certaines personnes capables de commander et de

servir que ce service soit rendu continucircment ou agrave tour de rocircle raquo

290

une autarcie en vue de laquelle de lrsquoavis geacuteneacuteral les hommes srsquoassemblent dans une

politeia unique (1321b12-18)

Il est sans doute vrai que lrsquoideacutee deacutefendue dans ce passage nrsquoest pas celle drsquoAristote lui-mecircme

il parle drsquoun laquo avis geacuteneacuteral raquo selon lequel lrsquoassemblement politique des hommes est avant

toute autre chose en vue de lrsquoautarcie Cependant il est aussi vrai qursquoAristote fait un usage

dialectique de cet laquo avis geacuteneacuteral raquo il lrsquoapproprie pour justifier sa propre position laquelle

consiste agrave dire que certaines institutions constitutionnelles sont au service de et indispensables

pour lrsquoautarcie de lrsquohomme

Dans un autre passage du livre VII 4 Aristote compare le sens dans lequel un ethnos

peut ecirctre dit autosuffisant avec lrsquoautosuffisance laquo agrave la polis raquo Lrsquoautosuffisance numeacuterique en

vue des neacutecessiteacutes ne suffit pas agrave faire drsquoune multitude une polis

[Une citeacute] qui a trop peu de monde nrsquoest pas autarcique (or la citeacute est autarcique) celle

qui en a trop est bien autarcique pour les choses indispensable comme ltlrsquoestgt une

peuplade mais non ltcommegt une citeacute car il nrsquoest pas facile drsquoavoir une politeia

(1326b2-5)60

Selon Aristote donc le type drsquoautarcie laquo ethnique raquo est diffeacuterent du type propre agrave une polis

Ce dernier requiert outre la satisfaction des neacutecessiteacutes de survie lrsquoaccomplissement des

tacircches administratives et gouvernementales la politeia fait partie inteacutegrante drsquoecirctre autarcique

comme (ὥσπερ)61 une polis

Si la politeia fait partie de lrsquoautarcie en vue de laquelle lrsquoactiviteacute koinonique de

lrsquohomme se modifie de maniegravere agrave construire une multipliciteacute de communauteacutes la polis doit

ecirctre une de ces communauteacutes non seulement en tant qursquoelle englobe les familles et les

villages etc mais aussi en tant qursquoelle est la communauteacute des citoyens au niveau

constitutionnel Crsquoest ce qursquoaffirme Aristote en Pol III I 1275b18-21

60 πόλις ἡ μὲν ἐξ ὀλίγων λίαν οὐκ αὐτάρκης (ἡ δὲ πόλις αὔταρκες) ἡ δὲ ἐκ πολλῶν ἄγαν ἐν μὲν τοῖς ἀναγκαίοις

αὐτάρκης ὥσπερ ἔθνος ἀλλ οὐ πόλις πολιτείαν γὰρ οὐ ῥᾴδιον ὑπάρχειν Cf aussi Pol VII 4 1326a25-27 61 Certains traducteurs ne lisent pas ὥσπερ avant πόλις en 1326b5 Voir par exemple Jowett (1908) and Reeve

(1998)

291

De celui qui a la faculteacute de participer au pouvoir deacutelibeacuteratif ou judiciaire nous disons

qursquoil est citoyen de la citeacute concerneacute et nous appelons en bref citeacute la multitude de

gens de cette sorte suffisante pour une vie autarcique62

La diffeacuterenciation de lrsquoactiviteacute koinonique en vue de lrsquoautarcie srsquoeacutetend donc agrave la citoyenneteacute

et les actions que lrsquohomme accomplit sous la politeia de sa citeacute en vue lrsquoautarcie constituent

un autre ergon parmi une multipliciteacute drsquoautres autour duquel lrsquohomme vit ensemble avec les

autres membres de son espegravece Lrsquoergon deacutefinitoire du citoyen est le cœur drsquoun autre type de

communauteacute63 que lrsquohomme constitue en vue de lrsquoautarcie

Parmi les fonctions constitutionnelles neacutecessaires pour lrsquoautarcie de lrsquohomme Aristote

compte outre les laquo agoranomes raquo lrsquolaquo astynomie raquo qui veille les biens publics et priveacutes en

ville une autre qui srsquoexerce la mecircme fonction agrave la campagne les laquo receveurs raquo et les

laquo treacutesoriers raquo qui reacutecoltent les revenues des biens publics encore une autre qui consigne par

eacutecrit les contrats priveacutes et les sentences des tribunaux et enfin il y en a une qui est laquo peut-ecirctre

la plus indispensable et la plus difficile des magistratures celle qui veille agrave lrsquoexeacutecution des

peines des condamneacutes et des gens inscrits sur les listes de deacutebiteurs ainsi qursquoagrave la garde des

prisonniers raquo (1321b40-1322a1) Ce magistrature est la plus indispensable parce que

Il ne sert agrave rien de rendre des jugements dans des procegraves srsquoils ne sont pas exeacutecuteacutes de

sorte que srsquoil est vrai que sans jugement une communauteacute est impossible [κοινωνεῖν

ἀδύνατον ἀλλήλοις] il en est de mecircme srsquoils ne sont pas suivis drsquoeffet

Comme cette derniegravere citation lrsquoindique selon Aristote pour lrsquoautosuffisance de lrsquohomme les

laquo institutions de justice particuliegravere raquo sont aussi indispensables Les critiques qursquoAristote

adresse dans le livre IV 4 des Politiques contre Platon au sujet de sa conception de laquo la

premiegravere citeacute raquo montrent qursquoen effet pour Aristote deacutejagrave au niveau des laquo besoins

indispensables raquo lrsquoadministration de la justice et les tribunaux sont neacutecessaires Selon

Aristote la citeacute premiegravere de Platon est une citeacute apolitique sans fonctions constitutionnelles

qui reacutepondraient aux besoins judiciaires de ses activiteacutes laquo eacuteconomiques raquo Le livre III 9 des

Politiques est en accord avec le livre IV 4 pour dire que lrsquoadministration de la justice dans les

eacutechanges est lrsquoune des conditions neacutecessaires pour lrsquoexistence de la citeacute

62 ᾧ γὰρ ἐξουσία κοινωνεῖν ἀρχῆς βουλευτικῆς καὶ κριτικῆς πολίτην ἤδη λέγομεν εἶναι ταύτης τῆς πόλεως

πόλιν δὲ τὸ τῶν τοιούτων πλῆθος ἱκανὸν πρὸς αὐτάρκειαν ζωῆς ὡς ἁπλῶς εἰπεῖν 63 Lrsquoideacutee que la politeia est une communauteacute et que les actions constitutionnelles font un ergon autonome trouve

confirmation dans un autre passage du livre III 4 laquo Bien qursquoils [les citoyens] soient diffeacuterents le salut [soteria]

de la communauteacute est leur office [ergon] et la constitution est cette communauteacute raquo (1276b27-29)

292

Les analyses du livre V de lrsquoEthique agrave Nicomaque concourent agrave ses conclusions Le

cas de la laquo reacuteciprociteacute raquo serait le plus eacutevident 64 Cette forme de justice porte sur les

associations qui sont faites pour les eacutechanges et la coheacutesion de ce type de communauteacutes

deacutepend de cette forme de justice dit Aristote Or la porteacutee de la reacuteciprociteacute srsquoeacutetend au-delagrave

des transactions immeacutediates entre les individus crsquoest bien une question agrave lrsquoeacutechelle de la polis

Selon Aristote laquo crsquoest en effet parce qursquoon retourne en proportion de ce qursquoon reccediloit que la

citeacute se maintient raquo (1132b33-4) Les analyses sur lrsquoinvention de la monnaie dans ce mecircme

chapitre attestent que la seule preacutesence du besoin drsquoeacutechange en vue de lrsquoautarcie65 nrsquoest pas

suffisante pour la constitution des communauteacutes en vue de cette fin La reacuteglementation de la

question de la justice neacutecessairement impliqueacutee dans ce genre de communauteacutes est aussi une

condition neacutecessaire pour leurs constitutions et donc pour lrsquoachegravevement de lrsquoautarcie

Or outre les activiteacutes eacuteconomiques et la reacuteciprociteacute dans les transactions des biens il

semble que les autres formes de justice particuliegravere66 crsquoest-agrave-dire la justice proportionnelle et

la justice corrective elles aussi jouent leurs rocircles dans la modification de lrsquoactiviteacute politique

de lrsquohomme en vue de lrsquoautarcie Le chapitre 9 du livre III des Politiques est clair sur le fait

qursquooutre les eacutechanges de biens la preacutevention des autres sortes drsquoinjustices mutuelles est aussi

agrave compter parmi les conditions neacutecessaires de lrsquoexistence drsquoune polis et donc de

lrsquoautosuffisance dont cette derniegravere permet67 Le besoin drsquoadministrer les affaires concernant

la justice srsquoeacutetend bien au-delagrave du seul eacutechange et il couvre toutes sortes de rapports dans

lesquelles lrsquoinjustice mutuelles est possible comme le domaine du laquo juste politique raquo la

justice politique regarde en fait lrsquoautarcie Le juste politique (to dikaion politikon) est la

deacutesignation globale qursquoAristote emploie pour lrsquoensemble des domaines de la justice

proportionnelle et de la justice corrective Elle laquo srsquoapplique dit Aristote aux personnes qui

partagent leur existence dans le but drsquoatteindre agrave lrsquoautosuffisance des personnes libres et

eacutegaux soit proportionnellement soit numeacuteriquement raquo68 (EN V 6 1134a25-28) Or ceux-ci

64 EN V 5 1132b22-1133b29 65 Cf Pol I 9 1257a21-30 66 Je prends la reacuteciprociteacute comme une forme de la justice particuliegravere Elle est aussi une forme de justice

proportionnelle Or dans la reacuteciprociteacute proportionnelle contrairement au cas de la distribution proportionnelle

crsquoest selon la proportion des biens eacutechangeacutes que les personnes impliqueacutees sont mises en proportion Selon

Gauthier et Jaulif la justice par reacuteciprociteacute proportionnelle nrsquoest pas une troisiegraveme espegravece de justice qui srsquoajoute agrave

la distributive et agrave la corrective 67 Pol III 9 1280b30-31 68 [τὸ πολιτικὸν δίκαιον] ἔστιν ἐπὶ κοινωνῶν βίου πρὸς τὸ εἶναι αὐτάρκειαν ἐλευθέρων καὶ ἴσων ἢ κατ

ἀναλογίαν ἢ κατ ἀριθμόν

293

ne sont autres que les citoyens drsquoune politeia69 Il srsquoagit bien des gens dont les rapports sont

reacutegis par la loi (1134a30) La satisfaction du besoin de lrsquoautosuffisance et lrsquoadministration de

justice en vue de cette fin srsquoeacutetendent donc agrave la communauteacute des citoyens qursquoest la politeia

Pour le dire autrement comme le type de communauteacute que constitue la politeia fait bien

partie de la modification de lrsquoactiviteacute politique de lrsquohomme en reacuteponse au besoin de lrsquoautarcie

les dispositions judiciaires propres agrave ce type de communauteacute font elles aussi partie de cette

reacuteponse Dans la suite de ce chapitre EN V 6 Aristote distingue cette forme de justice de ses

laquo semblables raquo appartenant aux autres types de communauteacutes agrave savoir to despotikon dikaion

to patrikon dikaion et to oikonomikon dikaion70 autant de communauteacute autant de forme de

dikaion

VII Autosuffisance et le rocircle de la vertu dans la vie politique de lrsquohomme

Tant drsquoaccent sur lrsquoautarcie pour expliquer la diffeacuterenciation du caractegravere politique de

lrsquohomme par rapport aux autres animaux politiques peut susciter une objection on dirait que

cette explication sous-estime le rocircle de la vertu dans la vie politique de lrsquohomme Apregraves tout

Aristote dit toujours dans le deuxiegraveme chapitre des Pol I que la citeacute est neacutee en vue de vivre

mais existe pour bien-vivre et bien-vivre pour lrsquohomme consiste en une vie vertueuse Cette

perspective sur la speacutecificiteacute laquo morale raquo de la vie politique de lrsquohomme est reacutepeacuteteacutee dans le

livre III 9 et elle constitue le cœur de la critique drsquoAristote du sophiste Lycphron Selon cette

objection la fin ultime de la diffeacuterenciation de la vie politique humaine serait le bien-vivre et

non lrsquoautarcie En plus il existe des communauteacutes qui sont autosuffisant sans toutefois ecirctre

polis (par exemple les ethnecirc) On dirait donc que nos analyses nrsquoexpliquent pas la forme

speacutecifique que prend la vie politique de lrsquohomme parce qursquoelles sont applicables agrave la fois aux

ethnecirc et aux poleis Bref selon cette objection lrsquoideacutee de la diffeacuterenciation de la praxis

koinonique de lrsquohomme en reacuteponse au besoin de lrsquoautarcie nrsquoexplique pas la forme ultime que

prend la vie politique humaine parce qursquoelle ne prend pas en compte le rapport entre la vertu

et le bien-vivre qui caracteacuterise la polis Dans le livre III 9 Aristote insiste qursquoagrave moins que

lrsquohomme construise une communauteacute dans la poursuite de bien-vivre il nrsquoy a pas de polis

69 Gauthier et Jaulif disent que le juste politique est laquo le juste correctif et le juste distributif mais envisageacutes cette

fois dans leur reacutealisation au sein de citeacute raquo ( LrsquoEthique agrave Nicomaque Tome II Deuxiegraveme partie Commentaire

Louvain-la-Neuve Edition Peeters 2002 p 386) 70 Pol V 6 1134b8-18

294

Le premier point agrave souligner contre cette objection est le suivant la distinction entre

lrsquoautarcie et le bien-vivre nrsquoest pas aussi cateacutegorique qursquoelle la veut Pour commencer par le

rapport selon la philosophie naturelle drsquoAristote entre la genegravese et lrsquoecirctre selon le Stagirite

la genegravese est toujours en vue de lrsquoecirctre et non lrsquoinverse71 En conseacutequence la genegravese de la citeacute

en vue de lrsquoautosuffisance sera en vue de son existence pour bien-vivre Autrement dit la

diffeacuterenciation de la praxis koinonique de lrsquohomme de sorte agrave construire une multipliciteacute de

communauteacutes en vue de lrsquoautarcie est elle-mecircme en vue de bien-vivre Cela est en

conformiteacute avec lrsquoideacutee de la diffeacuterenciation des traits drsquoanimaux en vue de bien

accomplissement de leur action totale lrsquoideacutee que nous avons essayeacute drsquoexpliquer dans le

chapitre preacuteceacutedent

Il est en outre des passages qui ne tracent pas la frontiegravere entre bien-vivre et

lrsquoautarcie aussi fortement que le veut cette objection Et assez curieusement les exemples le

plus eacutevidents se trouvent dans les Politiques III 9 Vers la fin du chapitre dans une espace de

quelques lignes Aristote reacutepegravete par deux fois la mecircme formulation pour le telos de la polis

En 1280b33-35 il est dit laquo qursquoune citeacute est la communauteacute de la vie heureuse crsquoest-agrave-dire dont

la fin est une vie parfaite et autarcique pour les familles et les lignages [ἡ τοῦ εὖ ζῆν κοινωνία

καὶ ταῖς οἰκίαις καὶ τοῖς γένεσι ζωῆς τελείας χάριν καὶ αὐτάρκους] raquo Quelque ligne plus

tard en 1280b40-1281a2 agrave cette premiegravere formulation Aristote ajoute une phrase pour

expliquer ce qursquoil entend par εὖ ζῆν comme ζωή τελεία καὶ αὐτάρκης laquo Une citeacute est la

communauteacute des lignages et des villages lten vue drsquounegt vie parfaite et autarcique Crsquoest cela

selon nous mener une vie bienheureuse et belle [πόλις δὲ ἡ γενῶν καὶ κωμῶν κοινωνία ζωῆς

τελείας καὶ αὐτάρκους ltχάρινgt τοῦτο δ ἐστίν ὡς φαμέν τὸ ζῆν εὐδαιμόνως καὶ καλῶς] raquo

Ce qui est agrave noter dans ces formulations crsquoest la preacutefeacuterence drsquoAristote dans un

chapitre visant avant toute autre chose agrave souligner la place de la vertu dans la vie politique de

lrsquohomme drsquoune expression moralement moins chargeacute presque neutre comme laquo ζωή τελεία

καὶ αὐτάρκης raquo pour dire laquo τὸ ζῆν εὐδαιμόνως καὶ καλῶςraquo Avec le second de ces passages

on obtient une eacutequivalence voire une identification entre laquo εὖ ζῆν raquo laquo ἡ ζωή τελεία καὶ

αὐτάρκης raquo et laquo τὸ ζῆν εὐδαιμόνως καὶ καλῶς raquo

71 PA I 1 640a18-19 Selon A Gothellf laquo Aristotlersquos Conception of Final Causality raquo dans Philosophical

Issues in Aristotlersquos Biology eacuteds A Gotthelf et J G Lennox Cambridge Cambridge University Press 1987 p

204-242 chez Aristote une chose qui nrsquoest pas venu-agrave-ecirctre pour une fin nrsquoexiste non plus en vue de cette fin Si

une chose existe en vue drsquoune fin crsquoest qursquoil est venu-en-ecirctre en vue de cette fin

295

Bien qursquoune telle eacutequivalence ne soit pas eacutetrange agrave ce qursquoAristote cherche agrave dire dans

ce fameux chapitre du livre III il est sans doute vrai que la vraie viseacutee de ce chapitre nrsquoy est

pas Ce chapitre cherche agrave rendre compte du rocircle de la vertu pour lrsquoexistence de la polis en

vue de la laquo vie complegravete raquo une laquo vie acheveacutee raquo En plus lrsquoautarcie dont nous avons discuteacute

jusqursquoici dans ce chapitre eacutetait lrsquoautarcie comme la laquo condition neacutecessaire raquo du bien-vivre La

question de lrsquoautarcie de la vie complegravete crsquoest-agrave-dire lrsquoautarcie comme lrsquoeacutetat limite de

perfection nrsquoest pas traiteacutee dans notre discussion Or ce chapitre III 9 des Politiques insiste

sur lrsquoideacutee que lrsquoautarcie dans le sens de la satisfaction des conditions neacutecessaires du bien-

vivre doit ecirctre soigneusement distingueacutee de ce dernier Lrsquoautarcie dans ce sens nrsquoest pas

identique agrave lrsquoautarcie de la vie complegravete De plus la vie autarcique dans le premier sens

semble ecirctre deacutepourvue du contenu moral de la vie complegravete Il semble que crsquoest dans ce

dernier point que reacuteside la vraie discussion de ce chapitre Ce qursquoAristote veut de son lecteur

ici crsquoest drsquoentendre la connotation morale de lrsquoexpression ζωή τελεία par opposition agrave ζῆν

μόνον Crsquoest par une version de cette opposition que commence cette partie du chapitre en

1280a31-32 laquo ce nrsquoest pas dit Aristote en vue de vivre seulement mais plutocirct en vue de

bien-vivre [μήτε τοῦ ζῆν μόνον ἕνεκεν ἀλλὰ μᾶλλον τοῦ εὖ ζῆν] ltqursquoon srsquoassemble en une

cite gtraquo Agrave partir de ces lignes Aristote fait une longue eacutelaboration de lrsquoideacutee que les types de

communauteacute constituant les conditions de vivre ensemble pour les habitants drsquoune citeacute ne font

vraiment pas une citeacute agrave moins qursquoils ne constituent une communauteacute en vue drsquoune vie

laquo bienheureuse et belle raquo Donc quand on arrive agrave la fin du chapitre lrsquoopposition entre ζῆν

μόνον et εὖ ζῆν se trouve remplaceacutee par lrsquoopposition entre ζῆν μόνον et ζῆν εὐδαιμόνως καὶ

καλῶς en passant par ζωή τελεία Crsquoest par une telle accumulation du sens moral que

lrsquoopposition entre ζῆν μόνον et ζωή τελεία finit par ecirctre moralement chargeacutee et par aller au-

delagrave drsquoun sens que lrsquoon pourrait lui attribuer dans la cadre de la science naturelle Comme

nous avons essayeacute de montrer dans le chapitre preacuteceacutedent dans une perspective relevant de la

science de la nature la ζωή τελεία serait la reacuteussite de la vie dans tous ses sens qursquoelle

appartient agrave lrsquoanimal et dont lrsquoacircme speacutecifique de lrsquoanimal est la cause La vie complegravete sera la

reacuteussite de lrsquoaction totale de cet animal Lisons encore une fois le passage suivant de lrsquoEthique

agrave Eudegraveme qui a eacuteteacute deacutejagrave citeacute dans le chapitre preacuteceacutedent parce qursquoil se laissait lire agrave

lrsquointersection de la biologie et lrsquoeacutethique Ce passage suggegravere qursquoAristote srsquoappuie sur un sens

de laquo vivre raquo relevant de la science naturelle pour montrer que la vie ne serait jamais

complegravete pour lrsquohomme dans lrsquoabsence des actions vertueuses un tel laquo vivre raquo ne serait que

laquo vivre seulement raquo une vie incomplegravete pour lrsquohomme Aristote dit

296

En outre admettons que lrsquoœuvre de lrsquoacircme est de faire vivre [ἔτι ἔστω ψυχῆς ἔργον τὸ

ζῆν ποιεῖν] et que cela consiste dans lrsquousage et ecirctre eacuteveilleacute (car le sommeil est une

certaine inaction et un repos) lrsquoœuvre de lrsquoacircme et de sa vertu eacutetant neacutecessairement

une et identique lrsquoœuvre de sa vertu sera donc la vie excellente [ζωὴ σπουδαία] (EE

II 1 1219a23-27)

La formule de lrsquoœuvre de lrsquoacircme comme laquofaire vivre raquo rappelle sans doute le rapport causal

entre lrsquoacircme est la vie dans le DA Apregraves avoir donneacute en DA II 1 412a27-28 la deacutefinition de

lrsquoacircme comme la reacutealisation premiegravere drsquoun corps naturel qui a potentiellement la vie dans le

chapitre suivant Aristote deacuteveloppe lrsquoideacutee que la chose animeacutee se distingue de la chose

inanimeacutee par le fait qursquoil est en vie (413a21-2) et que lrsquoacircme est le principe des manifestations

de la vie chez les ecirctres animeacutes (413b11-2) ce qui fait que les ecirctres animeacutes vivent crsquoest lrsquoacircme

et elle est responsable de la vie dans tous les sens que cette derniegravere appartient agrave un vivant

(414a4-13) Ce qui est agrave noter dans ce passage de lrsquoEE crsquoest le passage rapide de cette

perspective laquo physique raquo sur le pheacutenomegravene de la vie agrave la question eacutethique de la laquo vie

heureuse raquo Crsquoest le point commun avec Pol III 9 ougrave on voit un passage rapide similaire de

lrsquoopposition entre ζῆν μόνον et ζωή τελεία agrave une opposition moralement plus chargeacutee du

premier avec τὸ ζῆν εὐδαιμόνως καὶ καλῶς

La difficulteacute avec cette moralisation rapide de la notion de laquo ζωή τελεία raquo est la

suivante La vie chez lrsquohomme comprend toutes les autres laquo vies raquo qursquoil possegravede en commun

avec les autres vivants agrave savoir la vie nutritive et la vie sensitive Cependant la ζωή τελεία

dans ce sens biologique a une plus grande extension que la ζωή τελεία qursquoAristote identifie agrave

ζῆν εὐδαιμόνως καὶ καλῶς parce qursquoil exclue de ce dernier les activiteacutes laquo vertueuses raquo des

vies nutritives et sensitives Dans la suite du passage derniegraverement citeacute de lrsquoEE Aristote dit

que la vertu de la partie nutritive de lrsquoacircme ne fait pas partie de la vertu totale (1219b19)

laquelle est la vertu de la ζωή τελεία qursquoest le bonheur (1219a38-9)72 Cet argument sur

lrsquoergon de lrsquoacircme de lrsquoEE reacuteduit lrsquoachegravevement de cet ergon (dans lequel consiste la ζωή

τελεία) agrave lrsquoachegravevement de la vie et de lrsquoergon drsquoune seule des parties de lrsquoacircme celle qui est

72 On trouve un argument parallegravele - et plus fameux - sur lrsquoergon de lrsquohomme en EN I 6 1097b22-1098a20 Il

y a cependant une diffeacuterence cruciale entre lrsquoargument de lrsquoEN et celui de lrsquoEE Dans celui-lagrave il srsquoagit de lrsquoergon

de lrsquohomme alors que dans celui-ci Aristote parle de lrsquoergon de lrsquoacircme Crsquoest pourquoi lrsquoargument de lrsquoEE se

laisse lire dans lrsquointersection de la biologie et lrsquoeacutethique

297

proprement et exclusivement humaine La ζωή τελεία est identifieacutee agrave cet achegravevement

particulier de la vie humaine73

Cette laquo moralisation raquo du concept laquo ζωή τελεία raquo dans lrsquoEthique agrave Eudegraveme et dans les

Politiques III 9 peut toutefois srsquoexpliquer par le souci drsquoAristote drsquoapporter une preacutecision agrave

sa propre conception de bien-vivre humain par cette moralisation de la ζωή τελεία Aristote

cherche sans doute agrave souligner le fait que la vie humaine ne serait jamais acheveacutee sans les

vertus eacutethiques et intellectuelles Ce point peut ecirctre compris selon une perspective qui ressort

du sens de bien-vivre que nous avons essayeacute de mettre en relief dans le chapitre preacuteceacutedent agrave

savoir bien-vivre comme un eacutetat de vivre correspondant agrave lrsquoaction totale reacuteussite Les

arguments sur lrsquoergon de lrsquohomme (dans lrsquoEN) et de lrsquoacircme humaine (dans lrsquoEE) visent agrave

montrer qursquoil existe dans la vie humaine un groupe de praxeis qui constituent lrsquoergon propre

de lrsquohomme et qui ne sauraient ecirctre reacuteussies si elles ne sont pas performeacutees selon une

disposition vertueuse La vie proprement humaine nrsquoest pas limiteacutee aux vies nutritive et

sensitive elle comprend aussi un aspect rationnel Agrave moins que cet aspect et surtout cet

aspect ne soit veacutecu vertueusement lrsquoaction totale humaine ne serait pas compleacuteteacutee et

acheveacutee La zoecirc teleia anthropinecirc nrsquoest pas possible sans les vertus et les actions vertueuse de

la partie proprement humaine de lrsquoacircme

Il y a donc une part de veacuteriteacute dans lrsquoobjection contre expliquer la forme speacutecifique que

prend la vie politique de lrsquohomme par son besoin drsquoautarcie Selon cette objection une telle

explication nrsquoinsisterait pas assez sur le lien entre la vertu et la fin ultime de la citeacute le bien-

vivre Il est eacutevident que selon Aristote lrsquoaction totale de lrsquohomme ne sera jamais reacuteussie sans

les vertus et les actions vertueuse

VIII Les limites du rocircle explicatif de la vertu

Toutefois la vraie difficulteacute agrave laquelle se heurtera cette objection est ailleurs Lorsque

nous expliquons la forme speacutecifique que prend la politiciteacute humaine par le besoin de

lrsquoautarcie nous ne cherchons pas agrave nier le lien intrinsegraveque entre le bien-vivre humain et la

vertu Notre argument nie cependant agrave la vertu et agrave son lien agrave au bien-vivre le statut drsquoecirctre

les raisons ultimes pour la diffeacuterenciation du caractegravere politique de lrsquohomme de maniegravere agrave

73 Lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme de lrsquoEthique agrave Nicomaque (voir la note preacuteceacutedente) procegravede drsquoune

maniegravere plus explicite qursquoici dans lrsquoEE Dans lrsquoEN Aristote dit explicitement que le bien-vivre humain consiste

en laquo une certaine sorte de vie (zoecirc tis ndash 1098a13)raquo

298

construire une multipliciteacute de communauteacutes englobeacutes dans une polis Le lien neacutecessaire entre

le bien-vivre humaine et la vertu nrsquoexplique pas pourquoi lrsquohomme se deacuteveloppe agrave ce point

politique pourquoi il construit tant de communauteacutes Seul son besoin drsquoautarcie peut le faire

Srsquoil eacutetait possible pour homme drsquoatteindre lrsquoautarcie dans un stade anteacuterieur de lrsquoeacutevolution

sociale le bien-vivre resterait toujours la fin ultime de lrsquoexistence humaine et il serait aussi

la fin ultime de ce stade de lrsquoeacutevolution social ougrave lrsquohomme aura atteint la limite de lrsquoautarcie

Bien que lrsquoautarcie soit hypotheacutetiquement neacutecessaire pour bien-vivre la forme speacutecifique

qursquoelle prend et son contenu factuel sont tout agrave fait contingents et logiquement indeacutependants

du statut du bien-vivre comme fin ultime Autrement dit les conditions speacutecifiques et

factuelles de lrsquoautarcie humaine ne sont pas aussi les conditions du fait que le bien-vivre est

un bien et le bien ultime74 Or crsquoest la forme speacutecifique que prend le besoin drsquoautarcie chez

lrsquohomme qui nous explique pourquoi il continue agrave construire toutes ces communauteacutes qursquoil

construit crsquoest son besoin speacutecifique de lrsquoautarcie et non sa fin ultime qursquoest le bien-vivre

qui le pousse drsquoaller aussi loin et exactement si loin dans la multiplication des communauteacutes

dans lesquelles il vit Le bien-vivre eacutetant la fin ultime de lrsquoexistence humaine lrsquoest agrave chaque

moment de son existence Il en va de mecircme pour les eacutetapes de lrsquoeacutevolution sociale crsquoest-agrave-

dire pour les eacutetapes de la praxis communautaire de lrsquohomme agrave chaque moment de ce

deacuteveloppement le bien-vivre demeure la fin ultime des actions de lrsquohomme Si lrsquohomme

pouvait eacutetablir les conditions de son autarcie dans une eacutetape anteacuterieure et moins complexe que

la citeacute crsquoest pour cette eacutetape de lrsquoeacutevolution sociale que lrsquoon dirait que laquo elle est neacutee en vue de

vivre mais existe en vue de bien-vivre raquo Dans ce cas-lagrave lrsquohomme nrsquoaurait pas moins besoin

de la vertu pour atteindre le bien-vivre Peut-ecirctre les contenus des vertus particuliegraveres seraient

diffeacuterents la justice dans la famille nrsquoest pas la mecircme que la justice dans la polis Cependant

le rapport entre le bien-vivre et la vertu en tant que telle demeurerait identique

Les critiques drsquoAristote contre le communisme de Platon illustre le rocircle deacutecisif du

besoin de lrsquoautarcie Lorsque dans le livre II des Politiques Aristote reproche Platon de

chercher une unification excessive de la citeacute il lrsquoaccuse en fait de renverser lrsquoordre de

supeacuterioriteacute en autarcie entre lrsquoindividu et la polis Selon Aristote Platon cherche agrave reacuteduire la

polis agrave lrsquouniteacute drsquoun individu Or dit Aristote le niveau de lrsquoautarcie augmente dans la

direction inverse de celle voulue par Platon la citeacute est plus autarcique qursquoune famille et cette

74 Le fait que le bien-vivre est le bien suprecircme ne deacutepend pas du contenu de lrsquoautarcie humaine Aristote fait une

remarque parallegravele par lrsquoexemple de la santeacute en EE I 8 1218b20-22 le fait que la santeacute est un bien ne deacutepend

pas comme sa cause de ce qui procure la santeacute

299

derniegravere est plus autarcique qursquoun individu75 laquo Il y a citeacute dit Aristote du moment ougrave (ἤδη

τότε) il se trouve que la communauteacute de la multipliciteacute ltdes gensgt est autarcique raquo (1261b12-

13)76 Aristote dit exactement la mecircme chose qursquoen Pol I 2 La polis advient le moment ougrave

la communauteacute des gens atteint la limite de lrsquoautarcie Le point critique qursquoAristote fait contre

Platon par la reprise de cette mecircme ideacutee dans le livre II consiste agrave dire que bien qursquoil sache

tregraves bien que crsquoest le besoin de lrsquoautarcie qui pousse la multipliciteacute humaine agrave se rassembler

en polis Platon en prenant son modegravele de lrsquoautarcie sur lrsquoindividu enlegraveve agrave la polis cette

caracteacuteristique

IX Lrsquoautosuffisance de lrsquohomme makarios et la contingence du lien entre autosuffisance

et la polis

Ces critiques contre Platon nrsquoempecircchent cependant pas Aristote de srsquointerroger sur la

question de savoir si les individus makariois ont besoin drsquoamis (EN IX 9 1169b3-

1170b19) 77 on dit que les individus qui atteignent agrave la feacuteliciteacute atteignent aussi agrave

lrsquoautosuffisance donc on pense qursquoils nrsquoont plus besoin drsquoamis Selon Aristote lrsquohomme

makarios a besoin drsquoamis Cependant sa solution agrave cette aporie ne consiste vraiment pas agrave

faire appel agrave lrsquoineacutevitabiliteacute de lrsquoappartenance agrave une communauteacute et finalement agrave la polis pour

lrsquoautosuffisance Crsquoest-agrave-dire il nrsquoexplique pas les conditions drsquoautosuffisance pour un tel

individu par lrsquoappartenance agrave la polis 78 et il ne dit pas que lrsquohomme makarios aurait

neacutecessairement besoin drsquoamis parce qursquoil aura besoin de leur compagnie pour ecirctre

autosuffisant Aristote considegravere seacuterieusement la possibiliteacute drsquoun individu bienheureux et se

suffisant en tout agrave lui-mecircme Par des arguments divers il essaie de montrer que lrsquohomme

makarios aura besoin drsquoamis pour lrsquoexercice et pour la contemplation de son propre bonneteacute

Toutefois Aristote megravene ses interrogations sur cette question sous lrsquohypothegravese de

75 Pol II 2 1261b6-15 76 Pol II 2 1261b12-13 77 Les passages parallegraveles se trouvent en EE VII 12 1244b1-1246a25 Sur lrsquoautosuffisance de lrsquoactiviteacute

theacuteoreacutetique et de la vie contemplative voir EN X 7 1177a27-1178a8 78 Toutefois cela ne veut pas dire que sa possession des amis nrsquoa rien agrave voir avec la nature politique de lrsquohomme

makarios Ce dernier est aussi un animal politique et dans le mecircme endroit de lrsquoEN en 1169b16-21 Aristote

affirme que crsquoest de par sa nature politique que lrsquohomme bon aura naturellement des amis Or selon notre

perspective geacuteneacuterale dans cette eacutetude preacutesente nous nrsquoidentifions pas la nature politique de lrsquohomme agrave sa

possession de la polis Selon notre interpreacutetation drsquoAristote lrsquohomme nrsquoest pas politique parce qursquoil a la polis

mais crsquoest lrsquoinverse

300

lrsquoautosuffisance drsquoun tel individu et il prend comme acquis qursquoil possegravede deacutejagrave tout ce qui est

bien pour lrsquohomme Ses reacuteponses consistent agrave montrer que crsquoest exactement sous lrsquohypothegravese

qursquoun homme makarios soit autosuffisant qursquoil aura en effet des amis contrairement agrave ce

que les gens tendent agrave penser sous cette mecircme hypothegravese laquoIl y a cependant dit Aristote

contre ceux qui soulegravevent cette aporie comme une absurditeacute agrave conceacuteder tout les biens agrave

lrsquohomme heureux sans lui attribuer des amis alors que crsquoest cela qui passe pour ecirctre le plus

grand des biens exteacuterieurs raquo (1169b8-10) Quelques lignes plus loin il ajoute que crsquoest

exactement parce qursquoun tel homme bon jouirait drsquoune bonne fortune qursquoil aura besoin drsquoamis

laquo car pense-t-on autant lrsquoinfortuneacute eacuteprouve le besoin de ceux qui peuvent lui faire du bien

autant ceux qui jouissent drsquoune bonne fortune reacuteclament des gens agrave qui en faire raquo (b15-6)79

Le fait qursquoAristote travaille sous une telle hypothegravese malgreacute sa critique de Platon nous

montre qursquoil ne voit aucune inconvenance logique dans lrsquoideacutee de prendre lrsquoindividu (et non

pas neacutecessairement la polis) comme lrsquouniteacute de cette heureuse conjonction entre lrsquoautarcie et le

bien-vivre Autrement dit il semble que selon Aristote que lrsquohomme aille jusqursquoagrave se

construire une polis autosuffisante en vue de bien-vivre nrsquoest pas une neacutecessiteacute logique sous

lrsquohypothegravese qursquoil puisse se suffire en tout agrave lui-mecircme on nrsquoa aucune raison de refuser agrave

lrsquohomme le bonheur sous le preacutetexte que son autosuffisance ne suppose pas la polis

Tout de mecircme on a des bonnes raison agrave penser que ces reacuteponses hypotheacutetiques ne

repreacutesentent pas la reacuteponse consideacutereacutee drsquoAristote au sujet du lien entre la condition humaine

de lrsquoautarcie le bien-vivre et la polis Dans le livre EN X 7 sur lrsquoautosuffisance de la vie

contemplative Aristote dit que bien qursquoune telle vie soit laquo le bonheur acheveacute raquo pour lrsquohomme

lrsquohomme sage a sans doute besoin de ce qui est neacutecessaire pour vivre (to zecircn anagkaion ndash

1177a28-9)80 et que laquo ce nrsquoest pas en effet en tant qursquohomme que quelqursquoun peut vivre ainsi

mais comme deacutetenteur drsquoun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (1177b27-8) Lrsquoexistence

contemplative deacutepasse ce qui est humain selon Aristote Donc lrsquoideacutee drsquoune vie dans une

feacuteliciteacute acheveacutee individuelle tout en se suffisant agrave soi-mecircme nrsquoest pas une impossibiliteacute

logique mais elle est trop belle pour ecirctre vrai pour un individu humain Il est peut-ecirctre vrai

79 Le caractegravere hypotheacutetique de ces passages diaporeacutetiques est plus eacutevident dans lrsquoEE laquo On pourrait en effet se

demander si quelqursquoun se suffisant en tout agrave lui-mecircme aura un ami agrave supposer qursquoon se cherche un ami par

insuffisance et lrsquohomme bonne sera le plus autosuffisant raquo (VII 12 1244b3-5) Le texte de ce passage est

controverseacute mais je suis ici lrsquoeacutemendation que J Solomon apporte dans sa traduction (Eudemian Ethics The

Complete Works of Aristotle vol II ed J Barnes Princeton Princeton University Press 1991 p 64 n 91) au

texte de Susemihl 80 Voir aussi EN X 8 1178a23-27

301

qursquoentre lrsquoautarcie et la polis il nrsquoy a pas de neacutecessiteacute logique Crsquoest tout de mecircme une

neacutecessiteacute pour le bien-vivre humain et crsquoest une neacutecessiteacute contingente relevant de la nature de

lrsquohomme Aristote est clair sur lrsquoideacutee que pour homme la multiplication des rapports mutuels

et drsquoespegraveces diffeacuterentes est due au besoin drsquoautarcie Crsquoest le point qursquoAristote fait

explicitement dans son introduction agrave lrsquoEthique agrave Nicomaque lrsquolaquo autarcie raquo humaine

implique une multipliciteacute des rapports au-delagrave de lrsquoindividu pris isolement

Le bien final en effet semble se suffire agrave lui-mecircme Toutefois lrsquoautosuffisance

comme nous lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne seule qui vivrait une

existence solitaire Au contraire elle implique parents enfants eacutepouse et globalement

les amis et concitoyens degraves lors que lrsquohomme est naturellement un animal politiquehellip

Quant agrave lrsquoautosuffisance que nous posons [comme caracteacuteristique du bonheur] elle est

le caractegravere de la chose qui reacuteduite agrave elle seule rend lrsquoexistence digne drsquoeacutelection et

sans le moindre besoin Or ce caractegravere appartient au bonheur croyons-nous (1097b7-

16)81

Bien qursquoil y ait une eacutetrangeteacute agrave comparer les sens de lrsquoautarcie en tant qursquoelle est dite pour un

individu humaine et pour le bonheur ce passage fait le point suivant lrsquoautosuffisance de

lrsquohomme est conditionneacutee alors que celle du bonheur ne lrsquoest pas parce que ce dernier ne

deacutepend de rien pour ecirctre ce qursquoil est crsquoest-agrave-dire le bien suprecircme capable de laquo rend

lrsquoexistence digne drsquoeacutelection raquo Mais si ce dernier point est vrai il ressort donc que le fait que

le bonheur est le bien suprecircme pour lrsquohomme ne deacutepend pas de conditions drsquoautosuffisance

pour lrsquohomme non plus Crsquoest-agrave-dire que le fait que le bonheur est la fin ultime et que

lrsquohomme le poursuit par nature nrsquoimplique pas et ne neacutecessite pas qursquoil soit agrave ce point

politique et que les conditions de son autosuffisance comprennent une multipliciteacute des

rapports couvrant comme il est dit dans ce passage la famille et les concitoyens Pour dire

briegravevement lrsquohomme nrsquoa pas besoin de la polis pour que le bonheur soit un bien mecircme le

bien suprecircme pour lui Il srsquoensuit que le besoin que lrsquohomme a de la polis (agrave la fois en tant

que communauteacute des communauteacutes et en tant que corps administratif) srsquoexplique par le besoin

de lrsquoautarcie et non par le fait que le bonheur est la fin ultime de son existence pour ecirctre vrai

ce dernier fait ne deacutepend ni de lrsquoexistence de la polis ni du caractegravere politique de lrsquohomme ni

de son degreacute speacutecial Certes lrsquohomme ne saurait atteindre au bonheur sans ecirctre autarcique Or 81 τὸ γὰρ τέλειον ἀγαθὸν αὔταρκες εἶναι δοκεῖ τὸ δ αὔταρκες λέγομεν οὐκ αὐτῷ μόνῳ τῷ ζῶντι βίον μονώτην

ἀλλὰ καὶ γονεῦσι καὶ τέκνοις καὶ γυναικὶ καὶ ὅλως τοῖς φίλοις καὶ πολίταις ἐπειδὴ φύσει πολιτικὸν ὁ

ἄνθρωποςhellip τὸ δ αὔταρκες τίθεμεν ὃ μονούμενον αἱρετὸν ποιεῖ τὸν βίον καὶ μηδενὸς ἐνδεᾶ τοιοῦτον δὲ τὴν

εὐδαιμονίαν οἰόμεθα εἶναι

302

ce lien de neacutecessiteacute hypotheacutetique entre lrsquoautarcie et le bonheur eacutetant en mecircme temps

contingents aurait pu srsquoachever pour lrsquohomme agrave une eacutetape anteacuterieur agrave la polis si lrsquohomme

pouvait achever son autarcie agrave une telle eacutetape le bonheur ne serait pas moins ultime comme

fin Il srsquoensuit que mecircme le rapport entre lrsquoautarcie et le bonheur est logiquement indeacutependant

de la polis ses conditions auraient pu ecirctre diffeacuterents et cela sans rendre le bonheur moins

ultime comme fin

Si donc lrsquohomme se construit tant de communauteacutes ce nrsquoest pas parce qursquoil poursuit

le bonheur comme sa fin ultime mais parce qursquoil est impossible pour lui drsquoecirctre heureux sans

qursquoil soit autarcique et il nrsquoest autarcique qursquoeacutetant tant politique

X La polis nrsquoest pas le terminus de la recherche du bonheur

Ces consideacuterations nous amegravene agrave une deuxiegraveme reacuteponse contre le reproche de sous-

estimer le rocircle de la poursuite des actions vertueuses dans la forme speacutecifique que prend la vie

politique de lrsquohomme la polis nrsquoest pas un point drsquoarriver dans lrsquoeacutevolution sociale ougrave

lrsquohomme enfin attient le bonheur ni elle peut ecirctre le point ougrave lrsquohomme commence agrave se

soucier des actions vertueuses pour la premier fois nrsquoayant dans les eacutetapes preacuteceacutedents du

deacuteveloppement social que le laquo vivre seulement raquo comme souci

Aristote ne dit jamais que la poursuite humaine du bonheur srsquoachegraveve avec la polis Il

ne dit que la polis existe en vue de bien-vivre Crsquoest-agrave-dire que la polis elle-mecircme est un

moyen pour le bonheur humain Certes elle est le moyen le plus architectonique mais elle est

en dernier analyse un moyen La polis et la vie politique qursquoelle preacutesente nrsquoest pas selon

Aristote la fin morale ultime pour lrsquohomme Les activiteacutes politiques vertueuses ne peuvent

pas correspondre chez le Stagirite agrave lrsquoeacutetat de bonheur Cela dit la distinction entre drsquoune

part le gouverneacute qui obeacuteit simplement agrave la loi se bornant agrave ne se soucier que de la leacutegaliteacute de

ses actions et dont le profil laquo ne reacutepond plus au profil de lrsquohomme de bien en eacutetat drsquoecirctre

heureux raquo et drsquoautre part le gouvernant qui par vertu accomplicirct les actes de justices et qui

est le seul agrave correspondre laquo au profil de lrsquohomme de bien en eacutetat drsquoecirctre heureux raquo82 est un

faux problegraveme aristoteacutelicien Aucun de deux consideacutereacutes en fonction de leur fonction

politique ne donnerait un profil correspondant agrave laquo lrsquoeacutetat drsquoecirctre heureux raquo Le type drsquoaction

politique propre agrave chacun de deux respectivement ne saurait qursquoecirctre en vue drsquoune fin au-delagrave

82 Richard Bodeuumls laquo La justice eacutetat de choses et eacutetat drsquoacircme raquo dans Aristote bonheur et vertus ed Pierre

Destreacutee Paris PUF 2003 p 133-146 (p 145)

303

drsquoeux-mecircmes agrave savoir le bonheur Les activiteacutes du citoyen en tant qursquocitoyen (qursquoil soit

gouvernant ou gouverneacute qursquoil soit vertueuse ou simplement respectueux agrave la loi) ne sont pas

les activiteacutes du bonheur elles sont diffeacuterentes du bonheur parce qursquoelles exclurent le loisir

crsquoest-agrave-dire qursquoelles sont toujours en vue de quelque chose autre qursquoelles-mecircmes alors que le

bonheur implique le loisir

[A]ux vertus lieacutees agrave lrsquoactions correspond lrsquoactiviteacute qursquoon deacuteploie dans les affaires

politiques ou les opeacuterations de guerre Or les actions alors en cause semblent exclure

le loisir Les actions guerriegraveres semblent mecircme lrsquoexclure tout agrave fait [hellip] Mais lrsquoactiviteacute

de lrsquohomme politique aussi lrsquoexclut le loisir et en dehors de lrsquoaction politique elle-

mecircme elle cherche agrave obtenir des formes de pouvoir et drsquohonneur ou le bonheur pour

soi-mecircme et ses concitoyens qui est une chose diffeacuterente de lrsquoactiviteacute politique et que

preacuteciseacutement nous recherchons de toute eacutevidence parce qursquoil est une chose diffeacuterente

Donc parmi les actions vertueuses celles qui se manifestent dans la politique ou la

guerre [] ne sont pas appreacuteciable par elles-mecircmes (EN X 7 1177b6-18)

Selon ce passage les vertus et les actions vertueuses se manifestant dans la forme speacutecifique

que prend la vie politique de lrsquohomme ne constituent pas sa fin ultime mais elles sont en vue

de cette fin Autrement dit contrairement agrave ce que J Annas par exemple laisse entendre83 la

polis nrsquoest pas le telos moral de lrsquohomme et les actions qursquoelle permet agrave lrsquohomme drsquoaccomplir

ne correspondent pas agrave lrsquoeacutetat de bonheur

De plus on nrsquoa pas de raison agrave supposer que les vertus sont (ou eacutetaient) absentes dans

les formes plus eacuteleacutementaires de lrsquoeacutevolution sociale et que la polis est la premiegravere eacutetape de ce

deacuteveloppement agrave partir de laquelle lrsquohomme devient capable des actions vertueuses et

commence agrave se soucier du bonheur Au contraire il semble que pour Aristote les actions

vertueuses sont parties inteacutegrantes du venir-agrave-ecirctre de la citeacute Deacutejagrave dans notre chapitre Pol I 2

Aristote dit que la distinction du juste de lrsquoinjuste est indispensable aussi bien pour la

constitution de la famille que pour celle de la citeacute84 En plus il pense que les sources de la

justice de lrsquoamitieacute et de la politeia se trouve deacutejagrave dans la famille (EE VII 10 1242b1) Crsquoest-

agrave-dire que selon Aristote les formes plus eacuteleacutementaires de la communauteacute humaine sont ni

deacutepourvues drsquoun structure politique au sens administratif ni elles sont deacutepourvues du souci de

vertu et drsquoactions vertueuse Juste comme Aristote le dit pour la polis dans Pol III 9 les

83 J Annas laquo Ethical Arguments from Nature raquo loc cit p 188 et p 192 passages citeacutes supra dans notre

chapitre IV 84 Pol I 2 1253a15-18

304

bonnes administrations preacute-eacutetatiques des communauteacutes humaines ne peuvent pas moins se

soucier de la qualiteacute des caractegraveres de leurs membres85

Des consideacuterations de nos derniegraveres deux sections on peut conclure que la polis ne

vient donc pas agrave ecirctre comme le reacutesultat de la poursuite des actions vertueuses Cette derniegravere

nrsquoexplique pas la diffeacuterenciation de la vie politique humaine parce que lrsquohomme pouvait et

peut poursuivre la vertu toujours indeacutependamment de la polis Crsquoest-agrave-dire comme le

bonheur est toujours agrave chaque moment de son existence la fin ultime de lrsquohomme et comme

la surveillance de la qualiteacute de son propre caractegravere et celle de ses compagnons agrave chaque eacutetape

de leur communauteacute est une neacutecessiteacute pour atteindre cette fin on dirait que dans les limites

de ces critegraveres crsquoest-agrave-dire juste pour ecirctre vertueux et pour ecirctre bienheureux le

deacuteveloppement de la polis nrsquoest pas une neacutecessiteacute logique La polis nrsquoest ni le commencement

ni le telos (la fin et la limite) de la poursuite des actions vertueuses Si le bonheur est

logiquement indeacutependant de la polis il doit en aller de mecircme pour ses composants

proprement parleacute les vertus et les actions vertueuses

XI Lrsquoautosuffisance et lrsquoamitieacute des hommes vertueux

Une autre objection dirait que parmi la multipliciteacute des communauteacutes par laquelle

nous expliquons le degreacute supeacuterieur du caractegravere politique de lrsquohomme il y en a certaines qui

nrsquoexistent pas en vue de lrsquoautarcie comme par exemple lrsquoamitieacute entre les personnes

vertueuses Selon cette objection lrsquoexistence de ce type de communauteacute serait un

contrexemple agrave lrsquoideacutee drsquoexpliquer la diffeacuterenciation du caractegravere politique de lrsquohomme par le

besoin drsquoautarcie

Le chapitre 9 du livre IX de lrsquoEthique agrave Nicomaque serait le texte central pour cette

objection aussi Ce chapitre est consacreacute agrave discuter la question de savoir si lrsquohomme makarios

aura besoin drsquoamis eacutetant donneacute qursquoil atteint agrave lrsquoautarcie Lrsquoune des reacuteponses drsquoAristote agrave cette

aporie semble soutenir en effet explicitement cette objection il dit que lrsquoon ne peut pas faire

de lrsquohomme makarios un solitaire parce que la possession des amis est un bien conforme agrave la

nature politique de lrsquohomme et lrsquohomme makarios ne peut pas ecirctre par deacutefinition deacutepourvu

drsquoun bien conforme agrave sa nature Autrement dit les rapports avec les amis font partie naturelle

de la nature politique de lrsquohomme et lrsquohomme makarios aura besoin drsquoune communauteacute des

85 Crsquoest qui ce qui ressort des Politiques I 13 ougrave Aristote discute les diffeacuterences entre les vertus des diffeacuterents

membres de la famille agrave savoir lrsquohomme la femme lrsquoesclave et lrsquoenfant

305

amis pour la compleacutetude de son bonheur (1169b16-22) Il srsquoagit ici de lrsquoamitieacute des hommes

heureux qui ont la pleacutenitude des biens Lrsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoutiliteacute et celle fondeacutee sur le

plaisir sont drsquoembleacutee exclues de consideacuterations (1169b22-28) Donc bien qursquoelle fasse partie

naturelle de la multipliciteacute des communauteacutes relevant de la nature politique de lrsquohomme

lrsquoamitieacute des hommes makariois ne deacutependrait pas de lrsquoautarcie

Lrsquointroduction dialectique de ce chapitre IX 9 (1169b3-29) semble aussi justifier cette

objection Aristote accepte les arguments niant agrave lrsquoamitieacute des hommes de bien la

caracteacuteristique drsquoecirctre une reacuteponse au besoin drsquoautarcie deacutependant des biens exteacuterieurs86

Toutefois agrave partir de 1169b29 Aristote entreprend de montrer que ce type drsquoamitieacute

correspond agrave un autre besoin pour les hommes makariois Lrsquoideacutee geacuteneacuterale qui ressort de ce

chapitre est la suivante Drsquoapregraves Aristote lrsquohomme makarios a besoin de la communauteacute des

gens comme lui-mecircme pour le perfectionnement et pour lrsquoachegravevement de sa propre activiteacute

Crsquoest pour que son activiteacute trouve son plaisir propre et se complegravete ainsi que la communauteacute

des gens vertueux est un besoin pour lrsquohomme de bien Il srsquoensuit que la communauteacute des

hommes de bien est aussi en vue du bonheur87 quoiqursquoelle ressemble moins agrave une condition

neacutecessaire et exteacuterieure agrave leurs activiteacutes qursquoune activiteacute inteacuterieure agrave lrsquoeacutetat de bonheur

On dirait que le deacuteveloppement diaporeacutetique du chapitre IX 9 de lrsquoEthique agrave

Nicomaque trouve ses ressources conceptuelles dans les analyses du plaisir dans le livre X 4-

588 Selon ce dernier laquo agrave chaque activiteacute correspond un plaisir propre raquo (1175b26-7) et les

diffeacuterences entre les activiteacutes se retrouvent entre leurs plaisirs correspondants aussi (b36)

Chaque activiteacute selon Aristote est perfectionneacutee augmenteacutee aiguiseacutee prolongeacutee et

ameacutelioreacutee par le plaisir qui lui est intimement lieacute89 Finalement laquo sans activiteacute en effet il nrsquoy

a pas de plaisir et en mecircme temps chaque activiteacute est acheveacutee par son plaisir raquo (1175a20-1)

86 Aristote accepte cependant que lrsquohomme makarios aura besoin des amis comme biens exteacuterieurs laquo Il y a

cependant dit-il comme une absurditeacute agrave conceder tous les biens agrave lrsquohomme heureux sans lui attribuer des amis

alors que crsquoest cela qui passe pour ecirctre le plus grand des biens exteacuterieurs raquo (EN IX 9 1169b8-10) Aristote ne

nie donc pas agrave lrsquohomme makarios le type drsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoutiliteacute Cependant cette derniegravere ne caracteacuterise

pas selon lui lrsquoamitieacute entre les gens vertueux 87 Selon David Lefebvre aussi laquo Bonheur et amitieacute Que font les hommes heureux raquo dans Aristote Bonheur et

vertus op cit p 147-174 la solution qursquoAristote apporte agrave lrsquoaporie de lrsquoamitieacute des hommes heureux consiste agrave

montrer laquo qursquoun homme deacutepourvu de besoin a encore besoin drsquoamis vertueux pour ecirctre heureux raquo (p 161

italique de Lefebvre) 88 Cette discussion dans le livre X 4-5 a des passages parallegraveles dans lrsquoEN VII 11-14 Il est donc tregraves probable

qursquoavant la discussion de lrsquoEN IX 9 Aristote avait deacutejagrave deacuteveloppeacute sa conception de plaisir 89 Cf EN X 4 1174b 23 5 1175a30-1 a36 et b13-15

306

Cependant lrsquoeffet drsquoachegravevement que le plaisir apporte agrave son activiteacute relative nrsquoest pas

sans condition et elle est qualifieacutee Le perfectionnement qursquoapporte le plaisir doit ecirctre

distingueacute selon Aristote du perfectionnement que lrsquoactiviteacute doit agrave la qualiteacute de son hexis

relative Crsquoest-agrave-dire que le rapport laquo teleologique raquo entre le plaisir et son activiteacute

correspondant nrsquoest pas du mecircme caractegravere que celui entre une hexis et son activiteacute

correspondant Le plaisir est plutocirct une fin qui se surajoute (ἐπιγινόμενόν τι τέλος ndash 1174b33)

agrave lrsquoachegravevement de la teacuteleacuteologie entre lrsquohexis et lrsquoactiviteacute Le plaisir survient comme le

couronnement de son activiteacute relative et il la complegravete il est le dernier mais le plus deacutecisif

moment de lrsquoactiviteacute car il complegravete le statut du laquo bien raquo que lrsquoactiviteacute assume comme une fin

Ce dernier point est particuliegraverement important pour les activiteacutes dans lesquelles consiste le

bonheur90 parce que le plaisir est inextricable du bonheur91 le bonheur consiste dans les

activiteacutes parfaites et agreacuteables au degreacute le plus eacuteleveacute Le bonheur nrsquoy est pas avant la

survenance du plaisir

Or la survenance de plaisir nrsquoest pas sans condition La survenance dans sa pleacutenitude

drsquoun plaisir propre agrave une activiteacute deacutepend de la perfection de cette derniegravere92 Or la perfection

de lrsquoactiviteacute a ses propres conditions Le chapitre X 4 discute ce point et suggegravere que les

conditions du perfectionnement drsquoune activiteacute sont finalement la condition de la survenance

du plaisir dans sa pleacutenitude On comprend ainsi pourquoi la contribution que fait lrsquohexis agrave

lrsquoachegravevement de lrsquoactiviteacute doit ecirctre distingueacutee celle du plaisir la premiegravere est parmi les

conditions de la seconde93

Comme les conditions de la survenance du plaisir achevant une activiteacute Aristote pose

lrsquoeacutetat de la capaciteacute relative et lrsquoeacutetat de lrsquoobjet sur lequel lrsquoactiviteacute porte Ce point est eacutelucideacute

par les exemples de la faculteacute de sensation dianoia et la faculteacute contemplative Aristote ne

donne aucune justification pour son choix de ses faculteacutes comme exemple Mais on peut le

90 Lesquelles sont les activiteacutes theacuteoreacutetiques selon le mecircme livre X cf 7 1177a18ff 91 Voir EN VII 13 1153b15 et X 7 1177a22-3 92 La remarque de Richard Bodeuumls (dans sa traduction de lrsquoEN p 513 n1) sur ce point est eacuteclairante Il prend

lrsquoexemple de lrsquoactiviteacute de connaissance laquoLe plaisir nrsquoest pas la forme parfaite de la connaissance lorsqursquoelle est

un acte mais la forme (plaisante) que prend cet acte lorsqursquoil est parfait raquo 93 Le plaisir et son degreacute deacutependent de lrsquohexis de lrsquoactiviteacute qui le produit Au sujet de lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique

Aristote dit laquo La plus agreacuteable des activiteacutes qui traduisent une vertu est de lrsquoavis unanime celle qui est selon la

sagesse raquo (EN X 7 1177a23-5) Aristote accepte qursquoil peut y avoir une diffeacuterence de degreacute non seulement entre

les plaisir des activiteacutes speacutecifiquement diffeacuterentes mais aussi entre les activiteacutes de mecircme espegravece les gens peut

ecirctre plus ou moins courageux etc Les plaisirs que produisent leurs activiteacutes courageuses diffeacutereraient selon leurs

perfections Au sujet de degreacutes du plaisir voir EN X 3 1173a15-28

307

deviner deacutejagrave dans sa discussion sur lrsquoamitieacute des gens vertueux au livre IX 9 Aristote affirme

que pour les humains vivre crsquoest principalement sentir ou penser (νοεῖν ndash 1170a19) Juste

comme dans ce chapitre IX 9 ici aussi dans le chapitre X 4 ces deux activiteacutes sont poseacutees

comme les sources principales de plaisir pour la vie humaine En plus cette longue

dissertation au sujet du plaisir par laquelle srsquoouvre le livre X sert drsquointroduction agrave un exposeacute

sur les plaisirs lieacutes agrave la vie contemplative Crsquoest donc ainsi qursquoAristote deacutecrit les conditions du

plaisir

[Lrsquo]activiteacute la plus parfaite est celle du sujet le mieux disposeacute en preacutesence du meilleur

des objets qui lui soient accessibles Or cette activiteacute qui est la plus acheveacutee doit ecirctre

aussi la plus agreacuteable A chaque sens en effet correspond un plaisir ainsi drsquoailleurs

qursquoagrave la penseacutee et la meacuteditation Cependant lrsquoactiviteacute la plus agreacuteable crsquoest la plus

acheveacutee crsquoest-agrave-dire celle du sujet dans le meilleur eacutetat en preacutesence de lrsquoobjet le plus

excellent de ceux qui lui soient accessibles Et si lrsquoactiviteacute est acheveacutee crsquoest par le

plaisir [hellip] Ainsi donc aussi longtemps que lrsquoobjet intelligible ou sensible est comme

il faut et le sujet qui en juge ou le contemple en est autant il y aura du plaisir dans

lrsquoactiviteacute (1174b18-1175a1)

En conseacutequence la contemplation poursuivie selon sa propre vertu sera lrsquoactiviteacute la plus

heureuse et la plus agreacuteable non seulement parce qursquoelle est lrsquoactiviteacute de la partie la plus

eacuteleveacutee en nous mais aussi parce qursquoelle porte sur les objets connaissables les plus eacuteleveacutes et

elle le fait conformeacutement agrave une hexis parfaite agrave savoir la sophia94

Maintenant pour lrsquohomme makarios si lrsquoamitieacute de ses semblables nrsquoest pas fondeacutee sur

utiliteacute et nrsquoa pas lrsquoautarcie externe comme but elle est tout de mecircme lrsquoune des conditions de

la survenance du plaisir sans lequel le bonheur nrsquoest pas Elle est en vue de lrsquoachegravevement de

lrsquoactiviteacute de lrsquohomme makarios Cela suggegravere que ce dernier tout seul nrsquoest pas suffisant pour

rendre sa propre vie aussi agreacuteable qursquoelle le serait en compagnie de ses amis

Selon le chapitre IX 9 de lrsquoEN la communauteacute des ses amis vertueux sert agrave lrsquohomme

makarios agrave la fois agrave la perfection de lrsquoobjet de son activiteacute et celle de sa capaciteacute pour cette

activiteacute Elle preacutepare ainsi les conditions du plaisir qui achegravevera son activiteacute

Selon le passage suivant lrsquohomme de bien aurait besoin des amis vertueux parce que

les actions de ces derniers constitueraient pour lui un meilleur objet de contemplation que

94 Cf EN X 7 1177a12-27

308

ses propres actions et le plaisir que produit la contemplation de leurs actions ne peut provenir

que de cette source

Nous sommes malgreacute tout mieux en mesure drsquoobserver les autres que nous-mecircmes et

leurs actions plutocirct que nos actions personnelles Dans ces conditions les actions des

gens vertueux qursquoils comptent pour amis sont donc agreacuteables aux hommes de bien

puisqursquoelles possegravedent ce double agreacutement naturel [drsquoecirctre vertueuses et drsquoecirctre tregraves

semblables aux actions personnelles de lrsquohomme bon lui-mecircme] Le bienheureux par

conseacutequent aura besoin [δεήσεται] drsquoamis de cette espegravece si tant est qursquoil veuille avoir

de preacutefeacuterence le spectacle drsquoactions honnecirctes et qui lui sont propres et que tels sont les

actes de lrsquohomme bon srsquoil lrsquoa pour ami (1169b33-1170a4)

Donc sans les amis vertueux la vie de lrsquohomme bon sera insuffisante et deacuteficiente en plaisir

ce qui nrsquoest pas en effet acceptable pour une vie makaria Pour la compleacutetude de son

bonheur lrsquohomme bon a besoin des amis vertueux comme lui-mecircme dans cette communauteacute

des gens vertueux il serait capable drsquoun plaisir plus grand qursquoil ne le serait lorsque tout seul

Le passage qui suit ce premier met en eacutevidence la contribution que la communauteacute des

amis vertueux fait agrave la perfection de lrsquohomme bon en tant que sujet de ses activiteacutes heureuses

On croit aussi que lrsquohomme heureux doit avoir une vie agreacuteable Bien Pour un

solitaire cependant lrsquoexistence est difficile car il est malaiseacute livreacute agrave soi-mecircme

drsquoavoir une activiteacute continue Mais en compagnie des autres et en relation avec

drsquoautres crsquoest plus facile Donc il y aura dans ces conditions plus de continuiteacute dans

lrsquoactiviteacute par elle-mecircme agreacuteable que lrsquoon doit supposer dans le cas du bienheureux

(1170a4-8)

La contribution que fait la communauteacute des amis vertueux au bonheur de lrsquohomme bonne

consiste en ce qursquoelle permet agrave lrsquoauteur de la contemplation de srsquoy livrer plus long temps qursquoil

le pouvait tout seul Elle ameacuteliore les conditions de sa laquo subjectiviteacute raquo pour ainsi dire en la

rendant plus divine La communauteacute de ses amis vertueux permet agrave lrsquohomme bon de vivre

dans les conditions de plaisir dont il nrsquoest pas suffisant de creacuteer tout seul elle lui rend la vie

plus agreacuteable Cependant elle ne change pas lrsquoespegravece de plaisir qursquoil eacuteprouve mais elle lui

permet seulement de lrsquoeacuteprouver plus long temps Lrsquoactiviteacute contemplative ne doit pas son

plaisir agrave sa continuiteacute elle est plaisante par elle-mecircme et son plaisir est complet agrave tout

moment de lrsquoactiviteacute Donc la continuiteacute ne change pas la nature de lrsquoactiviteacute ni celle de son

309

plaisir mais elle permet agrave lrsquohomme bon drsquoeacuteprouver ce plaisir plus durablement95 Crsquoest dans

ce sens temporel qursquoelle augmente le plaisir sinon le plaisir reste speacutecifiquement le mecircme agrave

chaque instant de lrsquoactiviteacute Quoi qursquoil soit la compagnie des amis vertueux contribue agrave la

perfection de lrsquoactiviteacute de lrsquohomme bon parce qursquoelle rend son auteur plus compatible au type

drsquoactiviteacute agrave laquelle il preacutetend ndash une activiteacute plus divine qursquohumaine

Le dernier argument qursquoAristote preacutesente dans lrsquoEN IX 9 1170a13-b19 en faveur

drsquoune reacuteponse positive agrave la question de savoir si lrsquohomme bon a besoin des amis consiste agrave

dire que comme la perception de sa propre existence est une chose deacutesirable et agreacuteable agrave

lrsquohomme bon celle de son amis vertueux lrsquoest aussi eacutetant donneacute surtout que ce dernier est un

autre lui-mecircme pour lrsquohomme bon

[Lrsquoexistence] est appreacuteciable agrave cause du sentiment qursquoon est soi-mecircme homme de

bien et crsquoest ce genre de sentiment qui est agreacuteable en lui-mecircme Donc on doit [δεῖ]

dans le mecircme temps avoir aussi le sentiment que son ami existe Et crsquoest ce qui arrive

quand on vit ensemble et partage les paroles et les penseacutees ndash car crsquoest ainsi semble-

t-il qursquoon doit entendre la vie en commun dans le cas des hommes ce nrsquoest pas

autrement dit comme dans le cas du beacutetail le fait de paicirctre au mecircme endroit Si donc

le bienheureux trouve lrsquoexistence appreacuteciable par elle-mecircme parce que crsquoest une

chose naturellement bonne et agreacuteable et qursquoagrave peu de chose pregraves il accorde le mecircme agrave

lrsquoexistence de son ami alors cet ami fera partie lui aussi des biens appreacuteciables Or ce

qursquoil trouve appreacuteciable il doit [δεῖ] lrsquoavoir sous peine de deacuteficience [ἐνδεὴς ἔσται] de

ce point de vue Il lui faudra [δεήσει] donc srsquoil veut ecirctre heureux des amis vertueux

(1170b8-19)96

Selon ce passage la communauteacute des amis vertueux est neacutecessaire pour lrsquoautosuffisance du

bonheur de lrsquohomme bon sans le plaisir que fournit la communauteacute laquo dialogique raquo et

intellectuelle de ses amis vertueux il serait deacuteficient et le bonheur nrsquoadviendrait pas pour lui

Donc pour la compleacutetude de son bonheur et de ses activiteacutes caracteacuteristiques la communauteacute

des amis vertueux est une neacutecessiteacute pour lrsquohomme bienheureux

95 Sur ce point voir les arguments qursquoAristote deacuteveloppe dans EN X 4 1174a13-b14 pour montrer que le

plaisir nrsquoest pas mouvement ou geacuteneacuteration Selon lui le plaisir est laquo une sorte de tout et agrave aucun moment lrsquoon

ne peut concevoir un plaisir qui devrait durer plus longtemps pour atteindre sa forme acheveacutee raquo (1174a17-19) 96 Sur ce passage voir Irene Lui laquo Love life Aristotle on Living Together with Friends raquo Inquiry An

Interdisciplinary Journal of Philosophy 53 (6) 2010 p 579-601 Selon elle laquo the happy person needs friends

not qua happy but qua human being raquo Crsquoest dans ce sens que le besoin des amis vertueux serait fondeacute dans la

nature humaine (p 595)

310

En somme totale drsquoapregraves Aristote outre les amis qui sont neacutecessaires pour

lrsquoautosuffisance en biens exteacuterieurs lrsquohomme bon a aussi besoin des amis makariois comme

lui-mecircme Pour lui les amis sont parmi les conditions qui preacuteparent le perfectionnement de

son activiteacute en la compleacutetant par le plaisir Pour que lrsquoactiviteacute de lrsquohomme makarios atteinte

sa propre plaisir et qursquoelle atteinte donc agrave son perfectionnement la communauteacute des amis

vertueux est un besoin

Cependant lrsquoamitieacute de ses semblables nrsquoest pas seulement neacutecessaire pour jouissance

de leurs actions moralement bonnes Si bien-vivre pour un ecirctre vivant consiste dans la

reacuteussite de la vie dans tous les sens qursquoelle lui appartient les discussions dans l livre X de

lrsquoEN suggegraverent que la communauteacute des amis vertueux est aussi une condition pour la reacuteussite

de la vie de lrsquointellect

XII Le rocircle politique du langage

Le passage derniegraverement citeacute de lrsquoEthique agrave Nicomaque (IX 9 1170b8-19) nous

amegravene agrave la question du rocircle politique de la capaciteacute langagiegravere de lrsquohomme Selon lrsquoideacutee qui

sera deacutefendue dans ces quelques pages suivantes dans les Politiques I 2 ce nrsquoest pas en

fonction de sa capaciteacute langagiegravere qursquoAristote explique le degreacute supeacuterieure de la politiciteacute

humaine Ce nrsquoest pas la capaciteacute langagiegravere de lrsquohomme qui explique lrsquoanimal politique

qursquoest lrsquohomme mais crsquoest lrsquoinverse la signification politique de cette capaciteacute srsquoexplique par

reacutefeacuterence au caractegravere politique speacutecifique de lrsquohomme Dans ce chapitre des Politiques

Aristote fait mention de la capaciteacute langagiegravere de lrsquohomme du point de vue de son lien avec la

perception du juste et de lrsquoinjuste qui est propre agrave lrsquohomme Selon nous ces deux proprieacuteteacutes

de lrsquohomme nrsquoexpliquent pas pourquoi crsquoest-agrave-dire pour quel motif lrsquohomme aurait eacuteprouveacute

le besoin drsquoaller au-delagrave de sa sphegravere familiale et fonder des poleis Ce dernier point semble

correcte indeacutependamment de la thegravese soutenue dans ce travail mecircme si lrsquoon nrsquoexplique pas le

degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme par sa possession drsquoune multipliciteacute des

communauteacutes on ne saurait pas expliquer comment le langage et la perception du juste

pourraient pousser lrsquohomme jusqursquoagrave aller construire des poleis Lrsquohomme aurait pu bien se

suffire dans sa propre maison indeacutependamment de toutes autres maisons individuelles et il

aurait pu bien reacutegler les affaires concernant la justice dans ce mecircme cadre et cela tout en

restant une sorte drsquoanimal politique Ces deux proprieacuteteacutes de lrsquohomme ne nous expliquent pas

la naissance de la polis et donc lrsquoanimal politique qursquoest lrsquohomme

311

Selon lrsquoEN IX 9 1170b8-19 le type de vivre-ensemble le plus propre agrave lrsquohomme est

celui constitueacute sur le partage ou sur la mise-en-commun des paroles et des penseacutees

Cependant si on lit ce passage avec un autre passage compleacutementaire de lrsquoEE on voit que

lrsquousage de langage par lrsquohomme nrsquoa pas neacutecessairement un contenu et un caractegravere politique

On voit aussi que toute conversation humaine nrsquoest pas politique dans le mecircme sens qursquoici en

EN IX 9 1170b8-19 une partie consideacuterable de lrsquoactiviteacute langagiegravere de lrsquohomme

correspond agrave un autre type de communauteacute que celui mentionneacute ici Ce sont des communauteacutes

laquo didactiques raquo qui constituent une partie consideacuterable de la vie politique de lrsquohomme

En EE VII 12 le chapitre ougrave Aristote discute la mecircme difficulteacute qursquoen EN IX 9 agrave

savoir la question de savoir si les hommes vertueux auto-suffisant auraient besoin drsquoamis il

est dit que ce nrsquoest pas nrsquoimporte quelle forme de vivre-ensemble qui est souhaitable pour

lrsquohomme bon

Choisir de vivre-ensemble semblerait donc ecirctre sous un certain angle sot ndash drsquoabord

pour ce que lrsquohomme a aussi en commun avec les autres animaux comme de manger

ensemble ou de boire ensemble car en quoi cela diffegravere-t-il de poser ces gestes les

uns agrave cocircteacute des autres ou seacutepareacutement si tu fait abstraction de la parole Mais de plus

partager nrsquoimporte quelle parole est quelque chose drsquoanalogue et en mecircme pour les

amis autosuffisants il nrsquoest possible ni drsquoenseigner ni drsquoapprendre car celui qui

apprend nrsquoest pas dans lrsquoeacutetat qursquoil faut et pour qui enseigne crsquoest son ami qui nrsquoy est

pas or la ressemblance constitue lrsquoamitieacute (1245a12-18)

Selon ce passage la capaciteacute langagiegravere de lrsquohomme peut bien ecirctre utiliseacutee de nrsquoimporte

quelle maniegravere Le partage de laquo nrsquoimporte quelle parole raquo ne diffegravere pas vraiment de

συμβαίνειν des animaux greacutegaires (non politiques) Il srsquoensuit donc que tout usage du langage

nrsquoest pas politique par nature La seule preacutesence de la parole entre ceux qui vivent ensemble

ne les fait pas politique La parole nrsquoimplique pas un rapport politique de par sa simple

preacutesence

Ce passage dit aussi que lrsquousage du langage en vue de lrsquoutiliteacute et de lrsquoautarcie a un

caractegravere didactique Lrsquousage du langage deacutecrit en Pol I 2 pour manifester lrsquoutile le

nuisible le juste et lrsquoinjuste semble correspondre agrave cet usage didactique du langage 97

Cependant ce dernier nrsquoest pas le propre de lrsquohomme selon Aristote En plus outre le fait

que le langage nrsquoest pas un caractegravere commun aux animaux politiques la capaciteacute drsquoeacutemettre 97 Etant donneacute surtout que le tranchement des questions de justice fait partie inteacutegrante de la recherche humaine

de lrsquoautarcie comme nous avons essayeacute drsquoexpliquer dans les pages preacuteceacutedentes

312

des sons articuleacutes nrsquoest pas lrsquoaffaire exclusive des animaux politiques non plus En PA II 17

660a35-660b1 Aristote dit

Tous les oiseaux servent de leur langue pour se comprendre mutuellement mais

certain mieux que drsquoautres si bien qursquoil semble mecircme que dans certains cas ils

apprennent les unes des autres98

On srsquoattendrait que la compeacutetence en cet usage laquo hermeacuteneutique raquo de la langue srsquoaugmente

dans le cas des oiseaux qui sont physiologiquement mieux doueacutes pour la dialektos qursquoAristote

deacutefini comme laquo articulation de la voix par le moyen de la langue raquo99 Apregraves tout en DA II 8

420b17-20 Aristote accorde une fonction hermeacuteneutique en vue du bien agrave la dialektos et il

attribue cette derniegravere drsquoune maniegravere comparative agrave au moins deux groupes drsquooiseaux laquo la

dialektos dit Aristote appartient surtout (μάλιστα) aux oiseaux qui ont une langue large et agrave

ceux qui ont une langue fine raquo (HA IV 9 536a20-22)

Cependant lrsquoeacutechelle de la compeacutetence en usage hermeacuteneutique de la langue ne suit

pas celle de la dialektos Aristote dit que ce sont les oiseaux doteacutes drsquoune langue large qui sont

plus aptes agrave la dialektos100 et il est clair qursquoil pense plutocirct aux rapaces lorsqursquoil parle de la

capaciteacute vocale des oiseaux doteacutes drsquoune langue large Or selon Aristote les rapaces ne vivent

pas ensemble ils ne sont pas greacutegaires et donc ils ne sont pas les premiers agrave faire un usage

hermeacuteneutique de leur capaciteacute pour la dialektos101

Le niveau ougrave lrsquoanimal fait un usage hermeacuteneutique de sa langue ne deacutepend pas de sa

compeacutetence en dialektos et cette derniegravere nrsquoest pas caracteacuteristique des animaux politiques102 98 χρῶνται τῇ γλώττῃ καὶ πρὸς ἑρμηνείαν ἀλλήλοις πάντες μέν ἕτεροι δὲ τῶν ἑτέρων μᾶλλον ὥστ ἐπ ἐνίων καὶ

μάθησιν εἶναι δοκεῖν παρ ἀλλήλων 99 HA IV 9 535a30-31 διάλεκτος ἡ τῆς φωνῆς ἐστι τῇ γλώττῃ διάρθρωσις 100 Sur la capaciteacute drsquoeacutemettre des sons articuleacutes des oiseaux doteacutes drsquoune langue large voir surtout PA II 17

660a27-34 HA II 12 504b1-3 et IV 9 536a20-22 101 Sur ce point voir Labarriegravere Langage vie politique op cit p 47 p 50 et p51 n1 Dans sa note 1 agrave la page

50 agrave propos de perroquet Labarriegravere eacutecrit laquo Comme tous les oiseaux agrave serres recourbeacutes ce nrsquoest pas un animal

greacutegaire et il ne fait donc pas un usage communautaire de ses capaciteacutes vocales raquo 102 Sur la physiologie du langage et les diffeacuterences entre les capaciteacutes phoneacutetiques des diffeacuterents groupes

drsquoanimaux voir Ronald A Zirin laquo Aristotlersquos Biology of Language raquo Transactions of the American

Philological Association 110 1980 p 325-347 Zirin entreprend agrave montrer les points sur lesquels selon

Aristote le langage humain ne diffegravere des systegravemes communicatifs des autres animaux que par degreacute Selon lui

drsquoun point de vue physiologique la dialektos ne diffegravere de la phonecirc que par la complexiteacute de lrsquoarticulation

(diarthocircsis) dont sont capables certains animaux gracircce agrave leurs organes relatifs comme la bouche les dents etc Il

pense que selon les analyses des PA et de lrsquoHA au sujet de la phonecirc et de la dialektos laquo the additional feature

313

La compeacutetence en dialektos ne srsquoexplique pas par le caractegravere politique de lrsquoanimal et ce

dernier ne la suppose pas comme condition ni comme un aspect deacutefinitoire les abeilles nrsquoont

pas de langage et elles sont sourdes Ce nrsquoest donc pas sa capaciteacute langagiegravere ni le niveau de

cette derniegravere qui fait un animal politique un animal nrsquoest pas politique parce qursquoil est

phoneacutetique ou parce qursquoil lrsquoest agrave un niveau deacuteveloppeacute

Cependant lrsquousage philosophique du langage crsquoest-agrave-dire son usage entre les amis

vertueux pour la communication de penseacutees suggegravere au prime abord le contraire de cette

conclusion pour lrsquohumain crsquoest rien drsquoautre que sa capaciteacute de langage qui creacutee selon lrsquoEN

IX 9 1170b8-19 la communauteacute laquo dianoeacutetique raquo entre les hommes bons Ce passage dit en

plus que la vie en commun dans le sens le plus humain du terme srsquoincarne surtout dans une

telle amitieacute fondeacutee sur la communication des penseacutees Toutefois le fait que lrsquousage

philosophique du langage rend compte de lrsquoinstance la plus humaine de la vie politique de

lrsquohomme nrsquoeacutequivaut pas agrave rendre compte de lrsquoanimal politique qursquoest lrsquohomme dans tous ses

aspects Or pour que lrsquohomme soit un animal politique il nrsquoest pas neacutecessaire que toutes les

instances de sa vie politique soit laquo trop humain raquo comme il est le cas dans lrsquoamitieacute des

hommes bons La vie de lrsquoanimal politique humain aurait des aspects laquo moins humains raquo

communs aux autres animaux aussi Cela dit bien que lrsquousage philosophique du langage

corresponde selon Aristote agrave une instance politique de la vie humaine crsquoest-agrave-dire agrave une

communauteacute parmi une multipliciteacute des communauteacutes cette capaciteacute langagiegravere du

philosophe pour construire une communauteacute avec ses semblables ne saurait pas nous

expliquer la naissance de la polis Dans la mesure ougrave cet usage speacutecial du langage nrsquoest pas

destineacute agrave lrsquoutiliteacute et donc agrave lrsquoautarcie des biens exteacuterieur il ne nous expliquera pas pourquoi

lrsquohomme chercherait agrave aller au-delagrave de la sphegravere familiale de maniegravere agrave fonder des poleis

Lrsquousage philosophique du langage ne nous explique pas la forme particuliegravere que prend le

caractegravere politique de lrsquohomme

imposed upon voice which makes it into speech (dialektos) is a purely phsiological one since speech is the

articulation of the voice by the tongue and the lips raquo (p 336) La difference selon Zirin qui fait la dialektos

humaine logos est moins physiologique que psychologique Une autre eacutetude indispensable sur la mecircme question

est celle de Labarriegravere laquo Des signes de la voix au langage des animaux raquo dans son Langage vie politique et

mouvement des animaux op cit pp19-59 Voir aussi lrsquoarticle reacutecent de Marcello Zanatta laquo Voice as Difference

in Aristotelian Zoology raquo Journal of Ancient Philosophy 7 (1) 2013 p 1-18

314

XIII La nature ne fait rien en vain expliquer lrsquousage politique du langage

La cleacute pour comprendre le rocircle assigneacute dans les Pol I 2 agrave la capaciteacute langagiegravere de

lrsquohomme dans sa vie politique est le fameux principe teacuteleacuteologique qursquoAristote emploie ici

(1253a9) et selon lequel laquo la nature ne fait rien en vain raquo Aristote lrsquoutilise pour rendre compte

du rapport entre le langage et la vie politique humaine Plus preacuteciseacutement ce principe est censeacute

rendre compte du rapport drsquoexplication entre la possession du langage par lrsquohomme et son ecirctre

plus politique La question est de savoir dans quelle direction fonctionne-t-il ce rapport

drsquoexplication

Pour reprendre le texte

Car un tel homme [un homme hors citeacute par nature] est du mecircme coup naturellement

passionneacute de guerre eacutetant comme un pion isoleacute au jeu de trictrac Crsquoest pourquoi il est

eacutevident que lrsquohomme est un animal politique plus que nrsquoimporte quelle abeille et que

nrsquoimporte quel animal greacutegaire Car comme nous le disons la nature ne fait rien en

vain or seul parmi les animaux lrsquohomme a un langage Certes la voix est le signe du

douloureux et de lrsquoagreacuteable aussi la rencontre-t-on chez les animaux leur nature en

effet est parvenue jusqursquoau point drsquoeacuteprouver la sensation du douloureux et de

lrsquoagreacuteable et de se les signifier mutuellement Mais le langage existe en vue de

manifester lrsquoavantageux et le nuisible et par suite aussi le juste et lrsquoinjuste Il nrsquoy a en

effet qursquoune chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux le fait

que seuls ils aient la perception du bien du mal du juste de lrsquoinjuste et des autres

ltnotions de ce genregt Or avoir de telles ltnotionsgt en commun crsquoest ce qui fait une

famille et une citeacute (1253a6-18)

Selon Pierre Pellegrin cet argument sur le langage peut se comprendre de deux faccedilons laquo 1)

La nature qui ne fait rien en vain a pourvu lrsquohomme du langage pour qursquoil puisse remplir ses

fonctions drsquoanimal (plus) politique ce qui est sa fin propre 2) le fait que lrsquohomme soit doueacute

de langage est un signe que lrsquohomme est un animal politique car autrement le langage ne

servirait agrave rien La seconde lecture plus proche de la lettre du texte est en outre plus forte le

langage humain y est donneacute comme ayant une destination essentiellement politique raquo103

Selon la lecture pour laquelle opte Pellegrin le caractegravere politique de lrsquohomme peut

ecirctre infeacutereacute du fait qursquoil possegravede le langage parce que si lrsquohomme nrsquoeacutetait pas politique il

103 Pierre Pellegrin Aristote Politiques Livres I Paris Nathan 1983 p 65

315

nrsquoaurait pas le langage srsquoil nrsquoeacutetait pas politique le langage serait en vain 104 Crsquoest en

fonction de ce lien eacutetroit que le langage est essentiellement politique drsquoapregraves Pellegrin

Le problegraveme avec lrsquoideacutee drsquoassigner un caractegravere laquo essentiellement raquo politique au logos

est le suivant comme nous en avons partiellement parleacute plus haut selon Aristote certains

usages du langage ne sont pas en vue de la reacutealisation drsquoune laquo œuvre commune raquo sans

cependant ecirctre usage homonyme Nous avons vu que le langage peut bien ecirctre utiliseacute drsquoune

maniegravere laquo deacutesœuvreacutee raquo sans aucune intention seacuterieuse communautaire Mais il y en a plus

que cela

Lrsquousage du langage deacutecrit dans ce passage des Politiques sera sans doute

apophantique Car il srsquoagit bien drsquoaffirmer ou de nier pour certaines situations les preacutedicats

laquo utile raquo laquo non-utile raquo laquo bien raquo laquo mal raquo laquo juste raquo laquo injuste raquo Il srsquoagit donc des types de

proposition (logos) laquo dans lesquels on peut dire qursquoil y a veacuteriteacute ou fausseteacute raquo (De Int 4 17a3-

4) Or selon Aristote toute proposition nrsquoest pas apophantique la priegravere par exemple nrsquoest ni

vrai ni fausse 105 Il srsquoensuit que les domaines de lrsquousage du langage et les eacuteleacutements

linguistiques caracteacuteristiques de ces domaines ne sont pas limiteacutes agrave celui deacutecrit comme son

usage politique dans les Politiques I 2 Or il nrsquoy a aucune raison pour supposer que les

autres usages non apophantiques du langage sont homonymes meacutetaphorique ou contre la

nature ils ne sont pas moins propre agrave lrsquohomme et ils ne sont cependant pas politiques Le

langage nrsquoest pas laquo essentiellement raquo politique pour Aristote

En plus outre les propositions non apophantiques il y a des autres eacuteleacutements

phoneacutetiques dont seul lrsquohomme est capable et donc qui appartiennent proprement agrave son logos

mais qui tout de mecircme ne relegravevent toujours pas de lrsquousage politique comme deacutecrit dans les

Pol I 2 Un nom106 ou un rhegraveme107 dit Aristote ne sont que des paroles (φάσεις) dont les 104 Outre les problegravemes expliqueacutes dans la suite cette lecture manque de rendre compte du lien entre le langage et

le degreacute supeacuterieur de la politiciteacute humaine alors que crsquoest tout le but de ce passage En plus cette lecture

suppose le contraire de ce que Pellegrin a choisi comme titre pour cette section de son essaie laquo Lrsquohomme est

politique parce qursquoil possegravede le langage raquo 105 Voir De Int 4 17a-2-6 106 Selon Aristote un nom est laquo un vocable signifiant par convention sans reacutefeacuterence agrave un temps et dont aucune

partie consideacutereacutee seacutepareacutement nrsquoest signifiante [Ὄνομα μὲν οὖν ἐστὶ φωνὴ σημαντικὴ κατὰ συνθήκην

ἄνευ χρόνου ἧς μηδὲν μέρος ἐστὶ σημαντικὸν κεχωρισμένον] raquo ( De Int 2 16a19-21) Voir aussi Poeacutetiques

20 1457a10-12 107 Aristote deacutefinit un rhegraveme comme laquo ce qui ajoute une signification temporelle et dont aucune partie ne signifie

seacutepareacutement [ τὸ προσσημαῖνον χρόνον οὗ μέρος οὐδὲν σημαίνει χωρίς]raquo (De Int 2 16b6-7) Voir aussi

Poeacutetiques 20 1457a14-16

316

maniegraveres de manifester quelque chose (δηλοῦν τι) nrsquoaboutissent pas agrave celle drsquoune

deacuteclaration108 Ces eacuteleacutements relegravevent bien du logos humain Et aussi fortuite soit-elle toute

eacutenonciation drsquoun nom ou drsquoun rhegraveme sera une instance de lrsquousage du langage humain sans

cependant ecirctre homonyme ou politique crsquoest-agrave-dire destineacutee agrave la reacutealisation drsquoune œuvre

commune

La lecture que Pellegrin a donneacutee dans la premiegravere position semble plus prometteuse

bien qursquoil nrsquoait pas expliqueacute ce dont il entend exactement de cette premiegravere maniegravere de rendre

compte du lien entre le langage humain et le principe finaliste selon lequel la nature ne fait

rien en vain Selon cette deuxiegraveme lecture le langage sert agrave lrsquohomme pour lrsquoaccomplissement

de ses fonctions drsquoanimal plus politique Bien que ce qursquoil faut entendre ici par laquo les fonctions

drsquoanimal plus politique raquo ne soit pas claire109 cette premiegravere lecture nous semble poser dans

la bonne direction le rapport explicative entre le langage et la politiciteacute humaine parce qursquoelle

met le langage dans la position de lrsquoexplanandum Selon cette lecture lrsquoexplication du

caractegravere plus politique de lrsquohomme ne se fait pas par reacutefeacuterence au langage Ce nrsquoest pas le

langage qui cause le degreacute supeacuterieur de la politiciteacute humaine Crsquoest le fait que lrsquohomme est un

animal plus politique qui est le trait en fonction duquel la fonction politique du langage

srsquoexpliquera Selon la lecture que nous allons offrir dans la suite le langage est

hypotheacutetiquement neacutecessaire pour la reacutealisation de lrsquoanimal politique que lrsquohomme est

lrsquohomme nrsquoest pas (plus) politique parce qursquoil possegravede le langage mais son langage lui sert agrave

la reacutealisation de sa politiciteacute laquelle exhibe un degreacute supeacuterieur par rapport aux autres

animaux politiques

Le fonctionnement dans les traiteacutes zoologiques du principe finaliste selon lequel la

nature ne fait rien en vain a eacuteteacute lrsquoobjet des analyses perccedilantes de la part de James G Lennox

et de M Leunissen Ils fournissent une analyse eacuteclairante du rocircle explicatif que joue ce

principe finaliste dans la science de la nature et dans la deacutemonstration scientifique chez

Aristote110 Selon Leunissen le rocircle explicatif des principes finalistes111 auxquels Aristote fait

108 De Int 5 17a17-20 τὸ μὲν οὖν ὄνομα καὶ τὸ ῥῆμα φάσις ἔστω μόνον ἐπεὶ οὐκ ἔστιν εἰπεῖν οὕτω δηλοῦντά

τι τῇ φωνῇ ὥστ ἀποφαίνεσθαι ἢ ἐρωτῶντός τινος ἢ μὴ ἀλλ αὐτὸν προαιρούμενον 109 Pellegrin lui aussi cherche agrave donner une eacutelaboration naturaliste pour le lien entre le langage et la politiciteacute de

lrsquohomme La premiegravere lecture ne lui aurait pas sembleacute approprieacutee pour une telle lecture qursquoil lrsquoabandonne Il est

donc loisible de supposer que laquo les fonctions drsquoanimal (plus) politique raquo sont selon Pellegrin les fonctions

politiques que la vie dans la polis impose sur les citoyens comme les deacutebats eccleacutesiastique et juridiques etc 110 Lennox Aristotlersquos Philosophy of Biology op cit p 205-22 et Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op

cit p 119-134

317

recours dans ses traiteacutes zoologiques consistent en ce qursquoils fonctionnent comme des laquo outils

heuristiques raquo indiquant lrsquoexplication ultime pour un pheacutenomegravene comme la preacutesence ou

lrsquoabsence drsquoun trait chez un animal 112 Ces principes fonctionnent comme les

laquo hypothegraveses raquo113 utiliseacutees laquo to generate a set of inferences that will lead to the identification

of the causally relevant features raquo114 pour expliquer un pheacutenomegravene Elles fournissent selon

Leunissen le cadre qui permet au naturaliste de deacutetecter et drsquoidentifier les eacuteleacutements relatifs

pour lrsquoexplication causale du pheacutenomegravene sur lequel il travaille

Le principe finaliste utiliseacute en Pol I 2 pour expliquer le langage nrsquoest en effet

qursquoune version raccourcie La version complegravete de ce principe dit que laquola nature ne fait jamais

rien en vain et quelle reacutealise toujours le mieux dans le possible conformeacutement agrave lessence de

chaque espegravece danimal raquo115 Lennox et Leunissen indiquent que la partie laquo la nature ne fait

rien en vain raquo de ce principe est utiliseacutee pour la plupart afin drsquoexpliquer lrsquoabsence des traits

Mais Leunissen indique qursquoelle est parfois dans la minoriteacute des cas utiliseacutee afin de deacutecouvrir

les causes de la preacutesence des traits eacutetudieacutes 116 Or Leunissen souligne aussi que le

111 Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op cit p 124-125 et 129 en identifie deux grands types le

premier selon lequel laquo la nature nagit jamais que par neacutecessiteacute ou en vue du mieux possible raquo (pour les exemples

de lrsquoapplication de ce principe voir PA III 7 670a23-29 b23-27 IV 2 691b32-692a8 GA I 4 717a11-21)

et le second celui sur lequel nous travaillons maintenant et dont la forme complegravete dit que laquola nature ne fait

jamais rien en vain et quelle reacutealise toujours le mieux dans le possible conformeacutement agrave lessence de chaque

espegravece danimal raquo Cette formulation complegravete de ce deuxiegraveme type se trouve en IA 2 704b12-18 8 708a9-

12 et 12 711a18-29 Leunissen identifie deux diffeacuterentes variations de ce dernier principe lrsquoune concernant la

distribution des parties dans le corps de lrsquoanimal et lrsquoautre concernant le nombre des organes (p 124 notes 30 et

31 pour les reacutefeacuterences dans le corpus biologiques) 112 Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op cit p 121 Crsquoest le point ougrave Leunissen critique Lennox sur le

rocircle que ce genre de principes finalistes joue pour les explications syllogistiques Lennox pense que les principes

finalistes comme laquo la nature ne fait rien en vain raquo sont utiliseacute par Aristote comme preacutemisses dans les

explications fournies dans les Parties des Animaux Alors que selon Leunissen ils ne figurent pas comme une

preacutemisse mais fournissent seulement le cadre pour ces explications Leunissen donne trois raisons pour

lesquelles ces principes ne peuvent pas ecirctre une preacutemisse dans une deacutemonstration Pour ces raisons et son

meacutepris de la validiteacute des analyses de Leunissen voir Aristotlersquos Science of Nature op cit p 121-123 Je trouve

convaincantes les critiques de Leunissen contre Lennox et je la suis ici 113 Pour le statut drsquohypothegravese des principes finalistes Leunissen (Aristotlersquos Science of Nature op cit p 120)

renvoie agrave lrsquoIA 2 704b12-705a2 et la GA V 8 788b20-24 114 Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op cit p 121 et p 123 115 Voir la note 106 au-dessus 116 Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op cit p 130 Pour les exemples de cet usage voir DA III 9

432b21-26 au sujet de la preacutesence des organes de locomotion chez les animaux non-attacheacutes DA III 12

318

laquo meacutecanisme heuristique raquo sous-jacent agrave ces deux usages est le mecircme Le cas des Pol I 2 se

laisse lire dans tous les deux sens dans la mesure ougrave il srsquoagit drsquoune comparaison entre

lrsquohomme et les autres animaux dans un tel contexte ce principe peut expliquer agrave la fois la

preacutesence du langage chez lrsquohomme ou son absence chez les autres animaux Quoi qursquoil en

soit le meacutecanisme heuristique en œuvre dans ces deux types drsquousage de ce principe

teacuteleacuteologique fonctionne selon Leunissen drsquoune maniegravere contrefactuel

The underlying heuristic mechanism I believe is the same in both cases imagine the

opposite scenario where the phenomenon that is now present (or absent) is absent (or

present) and the ldquoobservablerdquo consequences of the reversed condition for the living

being in question will point towards the causally primary facts related to its substantial

being117

Selon Leunissen pour pouvoir discerner les eacuteleacutements causalement lieacutes agrave la preacutesence ou agrave

lrsquoabsence drsquoun caracteacuteristique chez un animal Aristote suggegravere de concevoir un sceacutenario

hypotheacutetique afin de voir pourquoi la nature aurait creacutee cet animal comme il est maintenant

crsquoest-agrave-dire avec ou sans le caracteacuteristique enquecircteacute

Lrsquoun des exemples les plus claires pour le meacutecanisme hypotheacutetique serait le DA III

12 434a30-b8118 Ce passage montre aussi un paralleacutelisme avec les Pol I 2 en ce qursquoil

explique non pas lrsquoabsence mais plutocirct la preacutesence drsquoun trait par le principe laquo la nature ne fait

rien en vain raquo Le passage du DA se lit ainsi

Lrsquoanimal [hellip] doit neacutecessairement posseacuteder le sens si la nature ne fait rien en vain

Tout ce qui est naturel en effet se trouve reacutepondre agrave un but agrave moins drsquoavoir affaire agrave

une coiumlncidence de choses qui visent un but Si donc tout corps capable de locomotion

nrsquoest pas un corps doueacute du sens il va peacuterir sans parvenir agrave sa fin alors que crsquoest ce agrave

quoi travaille la nature Comment en effet se nourrira-t-il Car ceux qui sont fixeacutes

sur place disposent quant agrave eux du milieu naturel dont ils sont preacuteciseacutement

constitueacutes

Polansky pense que le principe laquo la nature ne fait rien en vain raquo srsquoapplique dans ce passage au

mouvement progressif Selon lui laquo le mouvement progressif chez les animaux requiert la

434a30-b8 au sujet de la preacutesence de la sensation chez les animaux et GA II 5 741b2-7 pour la preacutesence des

macircles chez les espegraveces dont les macircles et femelles sont distincts 117 Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op cit p 130 118 Ni Lennox ni Leunissen nrsquoeacutetudie ce texte

319

sensation raquo et si la nature nrsquoavait pas doueacute les animaux capables du mouvement local avec la

sensation leurs capaciteacutes motrices seraient en vain119 Cependant la suite de ce passage

suggegravere qursquoici Aristote emploie ce principe finaliste pour expliquer plutocirct la preacutesence de la

sensation Dans la deuxiegraveme partie de cet argument sur la neacutecessiteacute de la sensation chez les

animaux locomoteurs Aristote cherche agrave montrer la vaniteacute drsquoune absence possible de la

sensation chez ce type drsquoanimaux par un sceacutenario hypotheacutetique dans lequel ces animaux

seraient priveacutes de la sensation il montre qursquoune telle absence ne serait pas agrave lrsquoavantage de

lrsquoanimal elle serait donc en vain 120 Cela suggegravere que dans la deuxiegraveme partie de son

argument Aristote preacutesente juste une explication contrefactuelle pour ce qursquoil veut dire dans

la premiegravere partie dans cette derniegravere il srsquoagit drsquoexpliquer donc la preacutesence de la

sensation121 La vaniteacute de son absence justifierait son preacutesence lrsquoabsence de la sensation

serait en vain donc la nature nrsquoaurait pas creacutee sa preacutesence en vain parce qursquoelle ne fait rien en

vain la sensation assume une fonction

Si on fait - comme Polansky le suggegravere- le mouvement local lrsquoexplanandum viseacute par le

principe laquo la nature ne fait rien en vain raquo on ne voit plus en quoi consiste lrsquoexplication

finaliste agrave laquelle ce principe est destineacute Ce passage du DA ne dit pas que le mouvement est

en vue de la sensation mais il dit eacutevidemment lrsquoinverse Si crsquoeacutetait la capaciteacute locomotrice des

animaux qui eacutetait lrsquoexplanandum de cet argument ici on nrsquoaurait plus un usage teacuteleacuteologique

de ce principe teacuteleacuteologique drsquoAristote122

119 Polansky Aristotlersquos De Anima op cit p 536-7 120 DA III 12 434b3-8 121 Il y a sans doute une part eacutetrange avec lrsquoideacutee drsquoexpliquer la preacutesence de la sensation drsquoune maniegravere deacuterivative

agrave partir du fait qursquoelle est en vue de quelque chose drsquoautre (mouvement local) parce que la sensation nrsquoest pas un

trait secondaire mais bien deacutefinitoire pour un animal (Bodeuumls aussi dans sa traduction du DA p 252 n 5 note

cette eacutetrangeteacute dans ce passage) Mais on a exactement la mecircme laquo eacutetrangeteacute raquo dans le fait que la capaciteacute

sensitive de lrsquoanimal bien que deacutefinitoire fonctionne aussi en vue de sa vie nutritive alors que drsquoun point de vue

ontologique cela doit ecirctre le contraire crsquoest en effet la vie nutritive qui est en vue de la vie sensitive de lrsquoanimal

parce que cette dernier fait partie de la substance de lrsquoanimal Ce passage nrsquoest pas nous avons vu dans le

chapitre preacuteceacutedent (pp ) la seule instance ougrave on voit la sensation fonctionnant en vue de la nutrition Comme

la vie consiste pour les animaux dans une action totale inteacutegreacutee et composeacutee des laquo vies raquo interdeacutependantes les

rapports teacuteleacuteologiques entre leur trait peuvent prendre plusieurs directions 122 Plus preacuteciseacutement Ce passage ne dit pas que la sensation est une neacutecessiteacute (quoiqursquohypotheacutetique) pour la

preacutesence mecircme de la capaciteacute motrice chez certains animaux122 Il dit seulement qursquoelle est neacutecessaire pour

reacuteussir le mouvement local pour que ce dernier puisse atteindre son but Selon ce passage crsquoest dans ce dernier

sens que le mouvement requiert la sensation Si crsquoeacutetait le mouvement qui eacutetait le viseacute du principe teacuteleacuteologique en

question le raisonnement drsquoAristote serait comme suit la nature donne le mouvement agrave lrsquoanimal et elle donne

320

Ainsi dans ce passage du DA le principe laquo la nature en fait rien en vain raquo est destineacute agrave

expliquer la preacutesence de la capaciteacute de sentir chez les animaux locomoteurs Le meacutecanisme

heuristique dans le cadre duquel la preacutesence de la sensation trouve son explication

fonctionnera alors comme suit selon le scenario dans lequel lrsquoanimal locomoteur serait

deacutepourvu des sens qursquoil possegravede maintenant son mouvement serait entraveacute et sa capaciteacute

locomotrice ne pourrait plus fonctionner proprement Or lrsquoentrave agrave la capaciteacute locomotrice

de lrsquoanimal reacutesulterait dans une incapaciteacute de trouver la nourriture ce qui causerait la mort

drsquoanimal avant qursquoil devient un membre mature de son espegravece laquo sans parvenir agrave sa fin raquo dit

Aristote Ce scenario nous permet de voir pour quelle fonction (donc pour quelle raison)

laquo lrsquoanimal doit neacutecessairement posseacuteder le sens raquo123 Il met ainsi en relief les aspects qui sont

relatifs agrave lrsquoexplication causale de la preacutesence de la sensation chez les animaux locomoteurs

Ces aspects sont le mouvement local et la nourriture Selon le meacutecanisme heuristique

construit par le principe laquo la nature ne fait rien en vain raquo la preacutesence de la sensation chez ce

type drsquoanimaux est en vue de la reacuteussite du mouvement local dans son rapport agrave la nourriture

Pareille explication semble-t-il est envisageacutee en Pol I 2 pour la capaciteacute langagiegravere

de lrsquohomme Selon lrsquooption qursquoabandonne Pellegrin comme une explication pour la fonction

politique du logos la nature a pourvu lrsquohomme du langage pour qursquoil puisse remplir ses

fonctions drsquoanimal (plus) politique Pellegrin nrsquoeacutelabore pas cette ideacutee Le langage serait donc

en vue de la vie plus politique de lrsquohomme Je pense que cela est la bonne perspective le aussi tout ce qui est requis pour le reacuteussir de telle sorte que le mouvement nrsquoest pas en vain Autrement dit srsquoil

nrsquoeacutetait pas possible pour lrsquoanimal de reacuteussir son mouvement local ce dernier serait en vain Selon cette lecture

ce passage dirait que les choses tombent tellement bien chez les animaux locomoteurs pour le bien achegravevement

de leur mouvement local que le mouvement nrsquoest pas en vain Le problegraveme avec cette lecture est qursquoen tant que

telle elle explique moins la non-vaniteacute du mouvement que celle des conditions neacutecessaires pour son reacuteussite

Elle est correcte malgreacute elle-mecircme 123 On objecterait peut-ecirctre qursquoun scenario selon lequel lrsquoanimal perd sa capaciteacute de sensation nrsquoa aucun sens

parce que selon Aristote si lrsquoanimal perd toute sensation il est mort En plus ce dernier fait dirait-on prouve

que ce nrsquoest pas le mouvement local qui tient la prioriteacute explicative sur la sensation mais crsquoest bien inverse la

sensation est une condition neacutecessaire pour la preacutesence du mouvement parce que sans sensation animal nrsquoexiste

mecircme pas Bien que tout cela soit correct il est eacutegalement correct que ce nrsquoest pas de ce cocircteacute de la question

qursquoAristote parle ici toute la logique de ce passage est fondeacutee sur une supposition preacutealable drsquoun cas

hypotheacutetique le lecteur est bien inviteacute agrave imaginer un animal sans perception Un tel animal ne mourra que parce

qursquoil eacutechoue agrave trouver son nourriture Aristote dit qursquoun tel animal va peacuterir avant de parvenir sa fin Cela suppose

eacutevidemment qursquoil vit en tant qursquoanimal pour un certain temps avant de mourir de faim Donc je trouve que

lrsquoinsertion de la phrase laquo ltοὐδὲ ἄνευ ταύτης οἷόν τε οὐθὲν εἶναι ζῷονgt raquo en 434a31 ( τὸ δὲ ζῷον ἀναγκαῖον

αἴσθησιν ἔχειν ltοὐδὲ ἄνευ ταύτης οἷόν τε οὐθὲν εἶναι ζῷονgt εἰ μηθὲν μάτην ποιεῖ ἡ φύσις) est bien inutile

voire deacuteroutante

321

passage sur le langage en Pol I 2 suppose que ce dernier est hypotheacutetiquement neacutecessaire

pour que lrsquohomme soit lrsquoanimal politique qursquoil est

Selon la thegravese soutenue dans cette eacutetude lrsquohomme est plus politique parce qursquoil

construit une multipliciteacute de communauteacutes drsquoespegraveces diffeacuterentes Cette multipliciteacute comprend

toutes les communauteacutes que lrsquohomme construit en vue de lrsquoautosuffisance agrave partir de la

famille jusqursquoagrave la polis Autrement dit elle comprend toutes les communauteacutes que comprend

la polis Selon Aristote le langage est neacutecessaire pour que tout ce deacuteveloppement de la

famille agrave la polis soit possible il est neacutecessaire pour que la multipliciteacute des communauteacutes

propre agrave lrsquohomme soit possible Lrsquohomme a besoin de sa capaciteacute langagiegravere dans ce

deacuteveloppement parce que son progregraves requiert que lrsquohomme reacutegularise la question de la

justice qursquoil aura agrave chaque instance de ce deacuteveloppement Lrsquoeacutevolution sociale deacutecrite comme

introduction agrave ce chapitre deacutepend pour son accomplissement de la mise en œuvre drsquoune

perspective commune sur les questions de la justice dans chaque communauteacute agrave partir de

lrsquointeacuterieur mecircme de la famille jusqursquoagrave la polis Crsquoest ainsi qursquoAristote conclut dans les Pol I

2 ses eacutelaborations sur la fonction politique du langage

Il nrsquoy a en effet qursquoune chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres

animaux le fait que seuls ils aient la perception du bien du mal du juste de lrsquoinjuste

et des autres ltnotions de ce genregt Or avoir de telles ltnotionsgt en commun crsquoest ce

qui fait une famille et une citeacute (1253a15-18)

Le langage est donc indispensable pour que lrsquohomme puisse effectivement passer de la

famille agrave la polis mais il nrsquoest pas la raison de ce passage QursquoAristote mentionne la famille

avec la polis dans ce dernier passage est significatif cela est absolument conforme au

deacuteveloppement preacuteceacutedent du chapitre Jusqursquoagrave ce point du chapitre Aristote nous donne

drsquoabord une vue sur la naissance des communauteacutes constitutives de la polis apregraves il deacuteduit

de cette premiegravere partie la conclusion que lrsquohomme est un animal politique et qursquoil est plus

politique que les autres animaux politiques La famille et la polis sont comme les deux

extrecircmes de son ecirctre laquo plus politique raquo pour lrsquohomme Maintenant par un argument sur le rocircle

du langage Aristote indique ce qui est indispensable pour que ces deux extrecircmes puissent ecirctre

lieacutes lrsquoun agrave lrsquoautre Ces deux extrecircmes ne peuvent ecirctre ainsi lieacutes que si certaines notions dont

la perception est propre agrave lrsquohomme sont mises en commune Or une telle mise en commune

nrsquoest possible que par le moyen du langage Lrsquoemploie du principe laquo la nature ne fait rien en

vain raquo invite le lecteur agrave imaginer contrefactuellement ce qui serait le cas pour lrsquohomme dans

lrsquoabsence du langage lrsquohomme bien que destineacute agrave ecirctre agrave ce point politique par nature ne

322

pourrait achever son telos faute de capaciteacute de communication dans ce cas bien qursquoil

demeure toujours politique par nature lrsquohomme ne parviendra pas agrave ecirctre ce qursquoil est en tant

qursquoanimal politique et il sera deacutepourvu de tous les bien que la polis fait Ce scenario rend

compte drsquoune maniegravere contrefactuelle du fait que la preacutesence du langage nrsquoest pas en vain

Le fait que lrsquohomme possegravede la perception de certaines notions morales et le langage

pour les communiquer ne suffit pas pour expliquer lrsquoanimal politique qursquoest lrsquohomme parce

qursquoil eacutetait tout agrave fait possible qursquoil reste dans la sphegravere domestique srsquoil nrsquoavait pas un besoin

naturel drsquoaller au-delagrave Dans son sphegravere domestique lrsquohomme nrsquoest pas moins capable du

langage ni moins perceptive de ces notions morales Aristote dit que lrsquohomme aurait sans

doute une question de justice agrave reacutegler mecircme srsquoil ne vivait qursquoune vie oikonomique Ces deux

traits humains ne neacutecessitent donc pas que lrsquohomme construise une polis Or si lrsquohomme est

destineacute par un besoin naturel de le faire le langage est lrsquoune des conditions neacutecessaires

Crsquoest donc le degreacute supeacuterieur du caractegravere politique de lrsquohomme qui explique la laquo politiciteacute du

langage raquo non pas lrsquoinverse

Une difficulteacute majeure qui attend cette interpreacutetation est sans doute le laquo γάρ raquo de la

ligne 1253a9 laquo Crsquoest pourquoi il est eacutevident que lrsquohomme est un animal politique plus que

nrsquoimporte quelle abeille et que nrsquoimporte quel animal greacutegaire Car (γάρ) comme nous le

disons la nature ne fait rien en vain or seul parmi les animaux lrsquohomme a un langage raquo On

dirait que ce laquo γάρ raquo montre que le fait que lrsquohomme soit plus politique est bien ne

conseacutequence de sa sensibiliteacute naturelle au juste et agrave lrsquoinjuste et du fait qursquoil possegravede donc

naturellement le langage puisque la nature ne fait rien en vain Bien que cette lecture semble

plus fidegravele au texte elle est speacutecieuse parce qursquoelle donne la fausse impression que lrsquoeffet

explicatif du principe teacuteleacuteologique que la nature ne fait rien en vain est limiteacute au rapport entre

le langage et la perception du juste et de lrsquoinjuste Or lrsquoargument de ce passage ne se termine

pas lagrave Aristote clocircture cet argument en 1253a18 en reliant tous ce deacuteveloppement agrave son point

de deacutepart agrave savoir au fait que lrsquohomme construit une multipliciteacute de communauteacutes laquo Or

avoir de telle ltnotionsgt en commun crsquoest qui fait une famille et une citeacute raquo

Lrsquoargument entre les lignes 1253a7 (diotihellipdecirclon) et 1253a18 (he de toutocircn

koinocircniahellip) passe par les eacutetapes suivant

(a) Apregraves le reacutecit sur la genegravese de la polis comme la communauteacute des communauteacutes il

est eacutevident pourquoi lrsquohomme est plus politique

(b) Car (γάρ ) la nature ne fait rien en vain

323

(c) Lrsquohomme est le seul animal doteacute du langage

(d) Il est aussi le seul animal qui possegravede une perception du juste et de lrsquoinjuste pour la

communication de laquelle il utilise son langage

(e) La mise en commun de ces notions morales est ce qui fait une famille et la polis

(crsquoest-agrave-dire en effet toutes les communauteacutes que lrsquohomme construit par nature en

tant qursquoanimal politique)

Le deacuteveloppement qui commence en 1253a7 ne se termine pas avant (e) et lrsquoeffet

laquo heuristique raquo du (b) -pour le dire comme Leunissen- couvre (e) aussi et il nrsquoest pas limiteacute agrave

(d) Crsquoest-agrave-dire que le fait que la nature ne fait rien en vain en donnant le langage agrave lrsquohomme

ne concerne pas la simple expression des notions morales mais il concerne leur expression

de maniegravere agrave permettre de laquo faire la famille et la polis raquo On ne peut donc pas comprendre

proprement pourquoi le don du langage nrsquoest pas en vain si on considegravere seulement son rocircle

dans lrsquoexpression des notions morales On doit bien plutocirct voir que la possession du langage

permet agrave lrsquohomme drsquoecirctre lrsquoanimal politique qursquoil est le langage nrsquoest pas en vain parce qursquoil

sert agrave lrsquohomme pour construire ses communauteacutes Le fait que le langage est donneacute agrave un animal

politique agrave multiple communauteacutes et posseacutedant une perception morale montre qursquoil nrsquoest pas

en vain cet animal aura besoin de reacutegler ses questions de justice qursquoil aura neacutecessairement

dans chacune des communauteacutes qursquoil construit et le langage lui permet de srsquoexprimer Si

lrsquohomme nrsquoeacutetait pas cet animal politique preacutecis qursquoil est maintenant le langage aurait eacuteteacute en

vain mais il ne lrsquoest pas car le nature ne fait rien en vain lrsquohomme est cet animal politique

qursquoil est et il a le langage

Cela dit comme cette objection souleveacutee contre notre interpreacutetation nous pensons

aussi que le laquo γάρ raquo en 1253a9 a une fonction explicative Cependant nous ne pensons pas

qursquoil introduit la raison pour le fait que lrsquohomme est plus politique (il est plus politique parce

qursquoil a le langage) mais selon nous il indique la raison pour la preacutesence du langage (il est le

langage parce qursquoil est plus politique) Il nous semble que crsquoest la lecture la plus conforme agrave

lrsquousage geacuteneacuterale du principe teacuteleacuteologique en question ici

XIV Le rocircle politique de lrsquointelligence

Ces consideacuterations nous ramegravenent agrave la question du rocircle de lrsquointelligence dans la

deacutetermination du degreacute supeacuterieur de la politiciteacute humaine parce que lrsquoaisthesis du bien et du

324

mal du juste et de lrsquoinjuste constitue bien lrsquoobjet de la phrocircnesis chez lrsquohomme124 Le fait

que lrsquohomme aurait besoin de reacutesoudre et de bien reacutesoudre ses questions eacutethiques pour

pouvoir achever une vie communautaire aussi complexe que celle drsquoune polis indique il y a

un cocircteacute par lequel la capaciteacute eacutethique de lrsquohomme lui sert agrave reacutepondre aux exigences de son

bios Ni sa capaciteacute de deacutelibeacuterer et de discuter sur ses problegravemes moraux ni sa capaciteacute de

deacutevelopper des dispositions stables dans ce domaine ne nous explique le besoin qursquoeacuteprouve

lrsquohomme pour aller au-delagrave de son sphegravere familial et fonder des poleis Il en va de mecircme que

sa capaciteacute langagiegravere agrave moins que son bios nrsquoen exige lrsquohomme ne compliquerai pas sa vie

juste parce qursquoil est intelligent et qursquoil peut intelligemment deacutevelopper ses dispositions de

caractegravere

Nous avons suffisamment discuteacute la neacutecessiteacute hypotheacutetique de la vertu pour la

geacuteneacuteration de la polis Cette derniegravere deacutepend de la reacutegularisation constante de la question de

la justice et cela nrsquoest pas uniquement au niveau eacutetatique de lrsquoeacutevolution sociale Crsquoest agrave partir

de la famille et agrave chaque eacutetape du deacuteveloppement social que la question de la justice demande

une reacutegularisation approprieacutee Par le rocircle qursquoelle tient dans la constitution de la vertu la

phronecircsis ferait naturellement partie de tout ce processus

En parallegravele agrave cet usage eacutethique de la raison la naissance de la citeacute suppose aussi la

capaciteacute intellectuelle drsquoapporter de lrsquoingeacuteniositeacute agrave vivre et agrave lrsquoorganisation de la vie socieacutetale

La similariteacute et le fait qursquoil y a une certaine continuiteacute chez Aristote entre les capaciteacutes

intellectuelles de lrsquohomme et celles des animaux nrsquoont pas eacutechappeacute agrave lrsquoattention des

interpregravetes125 Dans la suite nous allons discuter le cocircteacute politique de cette mecircme continuiteacute

Les Politiques I 2 nrsquoest pas tout agrave fait explicit sur cette question Mais il est

cependant clair que de la capaciteacute dianoeacutetique du maicirctre au deacutebut du chapitre agrave la phronesis 124 Voir Jean-Louis Labarriegravere laquo The Political Animalrsquos Konowledge According to Aristotlerdquo dans Knowledge

and Politics Case Studies in the Relationship Between Epistemology and Political Philosophy eacuted M Dascal et

O Gruengard Westview Press London 1989 pp 33-47 125 La capaciteacute intellectuelle des autres animaux est lrsquoobjet drsquoeacutetude dans lrsquoHA VII-VIII Sur ce sujet voir surtout

Jean-Louis Labarriegravere laquo De la phronesis animale raquo dans Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote op

cit p 405-428 et James G Lennox laquo Aristotle on the Biological Roots of Virtue The Natural History of

Natural Virtue raquo dans Biology and the Foundation of Ethics eacuteds Jane Maienschen et Michael Ruse Cambridge

Cambridge University Press 1999 p 10-31 Lennox pense que ldquothe extended discussions of the ways in which

animals are similar to and different from us that open HA VII and VIII are essentially justifications for extending

language applied in its strict sense to virtuous human beings to characterize the behavior and character of other

animalsrdquo (1999 p 24) Sur cette meme question voir aussi Freacutedeacuterique Woerther Lrsquoethos aristoteacutelicien genegravese

drsquoune notion rheacutetorique Paris Vrin 2007 p 126-145

325

supposeacutee agrave la fin du chapitre (1253a34-35) pour la reacutegularisation de la question de la justice

lrsquoargument de ce chapitre preacutesume du bout agrave bout lrsquoœuvre de la capaciteacute intellectuelle de

lrsquohomme

La capaciteacute dianoeacutetique du maicirctre est le cas le plus explicite dans les Pol I 2 de

lrsquoingeacuteniositeacute qursquolrsquohome apporte agrave vivre La diffeacuterence intellectuelle entre le maicirctre et lrsquoesclave

ne relegraveve pas de lrsquousage de lrsquointellect dans le domaine de lrsquoeacutethique Autrement dit la

distinction entre eux nrsquoest pas une question drsquoeacutethique et elle ne deacutepend pas du fait que

lrsquoesclave est incapable selon Aristote de participer agrave une vie guideacutee par la proairesis Il est

sans doute vrai que leur rapport nrsquoest pas exempte de tout contenu eacutethique mais ce dernier

suit et ne creacutee pas la diffeacuterence ente eux Dans les Politiques I 13 Aristote examine la

question de savoir srsquoil existe une vertu deacutetermineacutee de lrsquoesclave Sa reacuteponse est positive

lrsquoesclave aussi bien que le maicirctre doit participer agrave la vertu mais leurs vertus particuliegraveres ne

leur appartiennent qursquoen tant qursquomaicirctre et esclave crsquoest-agrave-dire en tant que celui qui

commande et celui qui est commandeacute Lrsquoesclave est totalement deacutepourvu de la faculteacute de

deacutelibeacuterer (τὸ βουλευτικόν ndash 1260a12) et par conseacutequence il nrsquoest pas capable drsquoaccomplir les

tacircches drsquoun maicirctre Son incapaciteacute naturelle drsquoaccomplir les taches drsquoun maicirctre explique aussi

la diffeacuterence entre sa vertu et celle drsquoun maicirctre (1260a2-4) Aristote ne nie pas toute raison agrave

lrsquoesclave drsquoougrave la possibiliteacute de sa participation agrave la vertu Selon lui lrsquoesclave participe agrave la

raison dans ce sens qursquoil est capable de lrsquoentendre et de la suivre il nrsquoest pas aveugle aux

commandements de la raison et il nrsquoest pas incapable de la suivre Tout de mecircme il nrsquoest pas

capable de faire un usage intelligent de la raison drsquoougrave semble-t-il le Stagirite infegravere

lrsquoabsence de τὸ βουλευτικόν chez les esclaves Aristote semble donc tenir une perspective

behavioriste au sujet de la diffeacuterence naturelle entre le maicirctre et lrsquoesclave dans la mesure ougrave il

ne peut avoir autre source que les comportements des esclaves pour leur nier la faculteacute de

deacutelibeacuteration La diffeacuterence entre le aicirctre et lrsquoesclave de vient donc pas de lrsquoincapaciteacute eacutethique

du dernier Selon Aristote le couple maicirctre-esclave est neacutecessaire parce que comme le couple

homme-femme ils ne peuvent pas exister seacutepareacutement Leur rapport est laquo en vue de leur

mutuelle sauvegarde raquo La distinction qursquoAristote fait drsquoembleacutee entre le maitre et lrsquoesclave

deacutepend de la preacutesence chez le premier drsquoune aptitude naturelle agrave ce qursquoil appellera dans les

chapitres suivants la laquo epistecircmecirc despotikecirc126 raquo laquo En effet ecirctre capable de preacutevoir par la

penseacutee [διανοίᾳ προορᾶν] crsquoest ecirctre par nature ltapte agravegt commander crsquoest-agrave-dire ecirctre maicirctre

126 Pol I 7 1255b22-40 Au deacutebut du chapitre Aristote dit qursquoon nrsquoest pas appeleacute maicirctre en vertu drsquoune

epistecircmecirc Mais ce qursquoil nie ici crsquoest lrsquoideacutee drsquoattribuer une science acquise au maicirctre on nrsquoest pas eacuteduqueacute agrave

devenir maicirctre on lrsquoest par nature

326

par nature raquo127 (1252a31-32) Cette description de la diffeacuterence entre le maicirctre et lrsquoesclave

suggegravere un paralleacutelisme avec celle donneacutee en Politiques I 13 il semble loisible de conclure

que la capaciteacute chez le maicirctre de laquo preacutevoir par la penseacutee raquo relegraveve de sa possession de la

faculteacute de deacutelibeacuterer Le fait que la diffeacuterence creacuteeacute par cette derniegravere nrsquoest pas une diffeacuterence

eacutethique nous permet de consideacuterer la capaciteacute dianoeacutetique du maicirctre selon une perspective

plus animale qursquohumaine En lrsquoHA I 1 Aristote parle du caractegravere deacutelibeacuteratif de lrsquohomme

comme lrsquoune des traits par lesquels les animaux se diffeacuterencient sous le rapport du caractegravere

(κατὰ τὸ ἦθος ndash 488b11) bien que parmi les animaux seul lrsquohomme soit deacutelibeacuteratif (488b25-

6) Dans la mesure ougrave seul lrsquohomme est doteacute de ce trait la diffeacuterence entre lrsquohomme et les

animaux est cateacutegorique mais dans la mesure ougrave il srsquoagit drsquoun trait faisant partie du groupe

de traits sous le rapport desquels les animaux se diffeacuterencient lrsquoun de lrsquoautre ce passage de

lrsquoHA suggegravere une certaine continuiteacute entre lrsquohomme et les autres animaux du point de vue de

leur intelligence

Maitre est capable de preacutevoir par la penseacutee [διανοίᾳ προορᾶν] dit Aristote Bien qursquoun

mot peu freacutequent dans le corpus προορᾶν deacutesigne le fait de concevoir drsquoavance la fin vers

laquelle megravene un raisonnement ou un processus quelque conque continu Dans la Rheacutetorique

Aristote utilise ce mot pour la capaciteacute chez lrsquoauditoire drsquoun discours drsquoanticiper la conclusion

et de garder en vue le but drsquoun syllogisme128 Alors dans le cas du maicirctre on dirait que cette

capaciteacute fait partie de lrsquoeacutepisteacutemologie du maicirctre en tant que maicirctre La science de ce dernier

est plutocirct une science pratique selon Aristote parce qursquoelle ne consiste qursquoen savoir

employer un esclave comme un instrument pour vivre129 Crsquoest-agrave-dire qursquoelle consiste agrave savoir

ordonner agrave lrsquoesclave ce qursquoil doit faire130 La capaciteacute dianoeacutetique du maicirctre lui permet de

concevoir drsquoavance et de garder en vue la fin de son emploie de lrsquoesclave Or drsquoapregraves Aristote

lrsquoesclave est un instrument de lrsquoaction il est employeacute comme lrsquoinstrument drsquoaction131 Il

srsquoagit bien selon Aristote drsquoune praxis du maicirctre une praxis portant sur les neacutecessiteacutes de

vivre La capaciteacute intellectuelle de preacutevoyance chez le maicirctre constitue donc lrsquoeacutepisteacutemologie

de ses actions lesquelles sont finaliseacutees vers la satisfaction drsquoexigences drsquoautosuffisance Les

actions laquo intelligentes raquo de maicirctre constituent le secteur oikonomique du bios global de

lrsquohomme dont la reacuteussite est indispensable pour la reacuteussite globale de lrsquoaction totale de

127 τὸ μὲν γὰρ δυνάμενον τῇ διανοίᾳ προορᾶν ἄρχον φύσει καὶ δεσπόζον φύσει 128 Voir surtout Rheacutet II 23 1400b29-31 III 9 1409a29-34 III 18 1409a20-24 129 Pol I 7 1255b31 δεσποτικὴ δ ἐπιστήμη ἐστὶν ἡ χρηστικὴ δούλων 130 Pol I 7 1255b34-35 131 Pol I 4 1253b23-1254a17

327

lrsquohomme Mecircme les personnes riches laissent le soin de ce domaine agrave un intendant pour

qursquoelles puissent srsquooccuper des autres domaines principaux constitutifs du bien-vivre humain

agrave savoir la politique et la philosophie132 La capaciteacute intellectuelle du maicirctre est donc orienteacutee

vers les consideacuterations des fins agrave reacuteussir dans le domaine eacuteconomique et vers lrsquoorganisation

des actions en vue de lrsquoautosuffisance Crsquoest de cette capaciteacute tout agrave fait naturelle du maicirctre

que relegraveve son ingeacuteniositeacute agrave reacutepondre aux exigences de son bios

Quoi que rarement Aristote parle surtout dans lrsquoHA et dans les PA de la capaciteacute

dianoeacutetique de certains animaux La capaciteacute dianoeacutetique des autres animaux assume dans les

analyses drsquoAristote le mecircme rocircle que chez le maicirctre Comme Lennox le souligne chez les

autres animaux aussi elle est le nom drsquoune aptitude agrave bien accomplir les actions et les tacircches

concernant le maintien de la vie Ce sont surtout les petits oiseaux qui attirent lrsquoattention

drsquoAristote par leur intelligence Il dit par exemple agrave propos de la crex que laquo sous le rapport

du discernement il apporte de lrsquoingeacuteniositeacute agrave vivre [τὴν δὲ διάνοιαν εὐμήχανος πρὸς τὸν

βίον] raquo (HA VIII 17 616b20-21) Il donne lrsquoeacutedification du nid de lrsquohirondelle comme un

exemple de laquo lrsquoexactitude de discernement [τῆς διανοίας ἀκρίβεια] raquo chez les animaux133 On

observe chez lrsquohirondelle un niveau eacuteleveacute drsquointelligence parce qursquoen ce qui concerne lrsquoeacutelevage

de ses petits lrsquoeacutedification de son nid et lrsquoorganisation de la vie dans le nid etc elle montre

une aptitude similaire agrave lrsquohomme en ce que tout en gardant en vue les fins qursquoelle poursuit

dans toutes ses actions elle reacutesout les problegravemes qursquoelle rencontre dans les situations

difficiles134 Elle travaille pour le bien accomplissement de ces actions Le cas de lrsquohirondelle

constitue un bon exemple pour ce qursquoentend Aristote par laquo apporter de lrsquoingeacuteniositeacute agrave vivre

par le discernement raquo il srsquoagit de lrsquoaptitude drsquoorganiser ses actions en vue des exigences de

son bios Crsquoest donc dans la maniegravere dont lrsquoanimal cherche toujours le succegraves optimal de ses

praxeis que se montre son intelligence

La genegravese de la citeacute et les praxeis communautaires de lrsquohomme faisant partie de ce

deacuteveloppement supposent certainement lrsquoœuvre drsquoune telle intelligence pratique Lrsquoinvention

des diffeacuterents moyens drsquoeacutechange au-delagrave de la sphegravere familiale (comme par exemple lrsquoargent)

constitue manifestement une reacuteponse ingeacutenieuse de la part de lrsquohomme aux exigences

drsquoautosuffisance Le besoin de lrsquoautosuffisance preacutecegravede dans lrsquoordre teacuteleacuteologique

lrsquointelligence pratique en œuvre dans les praxeis communautaires de lrsquohomme Lrsquohomme sert

de son ingeacuteniositeacute dans la naissance de la polis laquo en vue de vivre raquo 132 Pol I 7 1255b35-37 133 HA IX 7 612b18-32 134 Sur ce passage voir aussi Lennox laquo Aristotle on the Biological Roots of Virtue raquo loc cit p 22

328

Le point de vue et le langage qursquoadapte Aristote pour les capaciteacutes intellectuelles des

animaux dans lrsquoHA montre une affiniteacute remarquable avec ses eacutevaluations de lrsquointelligence

qursquoexhibent les hommes dans le domaine leacutegislative aussi Cette affiniteacute suggegravere que le

domaine des exigences immeacutediates de survivre nrsquoen est pas le seul ougrave on peut discerner les

ressemblances entre lrsquohomme et les autres animaux sous le rapport de lrsquointelligence pratique

Selon Aristote la phronesis et la politique sont le mecircme eacutetat bien que leurs essences

soient diffeacuterentes (EN VI 8 1141b23-24) Elles sont un eacutetat de raison veacuteridique portant sur

domaine de lrsquoaction le domaine de choix de ce qui est agrave suivre et de ce qui est agrave eacuteviter Or

crsquoest la science politique du leacutegislateur qui tient la connaissance architectonique dans ce

domaine (1041b24-25) parce que crsquoest elle qui prescrivent par la loi ce que les citoyens

doivent exeacutecuter et ce dont ils doivent se garder135 Avec la leacutegislation sous le nom de

laquo phronesis raquo Aristote considegravere aussi la partie exeacutecutive de la politique qui regarde les choses

particuliegraveres La leacutegislation et lrsquoexeacutecution les deux composants de lrsquointelligence politique

sont diffeacuterentes de la phronesis de lrsquoindividu en ce qursquoelles sont les eacutetats veacuteridiques portant

avec autant de laquo preacutecision (ἀκρίβεια)raquo136 possible aux affaires de la citeacute quand sont enjeu les

biens de la communauteacute humaine

Les termes qursquoAristote a choisis dans les Politiques pour designer le contraire de

lrsquoœuvre de la phronesis politique sont significatifs Dans les Politiques II 8 Aristote

examine la question de savoir laquo srsquoil est dommageable ou avantageux pour les citeacutes de changer

les lois ancestrales srsquoil y en a une autre qui est meilleure raquo (1268b26-28)137 Il produit les

arguments agrave la fois pro et contre lrsquoideacutee drsquoapporter des reacutevisions aux lois ancestrales drsquoune citeacute

Dans ce chapitre Aristote semble pencher finalement vers une position conservatiste

lrsquointroduction de lrsquohabitude de changer les lois coutumiegraveres risque de causer plus de

dommage qursquoavantage Dans les autres passages aussi il reconnait une certaine laquo preacutecision raquo

dans les lois des anciens leacutegislateurs138 Cependant lrsquoargument reacutevisionniste peut deacutefendre sa

position drsquoapregraves Aristote en disant que les anciennes lois sont tregraves simplistes et barbares et

135 EN I 2 1094a26-1094b11 136 Cf Pol II 8 1269a9-11 Pol II 12 1274b5-8 et Pol III 11 1282b1-6 137 Il srsquoagit du chapitre ougrave Aristote examine la constitution drsquoHippodamos de Milet et son ideacutee drsquoaccorder des

honneurs agrave ceux qui invente quelque chose drsquoavantageux pour la citeacute 138 Voir Pol II 12 1274b5-8 pour la laquo preacutecision raquo des lois de Charondas et pour ses appreacuteciations de Pittacos

comme leacutegislateur voir dans le mecircme chapitre 1274b18-23 Lrsquoinvention des repas communs et du systegraveme de la

division de la citeacute en classes sont les autres exemples de la sagesse politique qursquoAristote appreacutecie chez les

anciens leacutegislateurs de lrsquoEgypte de lrsquoItalie et du Cregravete (Pol VII 10 1329a40-b35)

329

que les anciennes coutumes sont entiegraverement naiumlve (εὐήθης πάμπαν ndash 1268b42) Par exemple

laquo agrave Cumes dit Aristote il existe une loi concernant le meurtre selon laquelle si celui qui

accuse de meurtre peut produire un nombre deacutefini de teacutemoins de son propre lignages lrsquoaccuseacute

est reconnu coupable du meurtre raquo (1269a1-3) En plus on dirait (toujours selon lrsquoargument

reacutevisionniste) que les premiers hommes devaient ecirctre ἀνόητοί (1269a6) si bien qursquoil serait

absurde de suivre aveuglement leurs dogmes139 Par analogie avec les avantages que produit

le changement dans les cas des autres sciences et des autres arts il serait raisonnable drsquoopter

pour le changement dans le domaine de la science politique aussi Comme la position

reacutevisionniste le pose il srsquoagit ici bien drsquoune opposition entre lrsquointelligence pratique et sa

vertu drsquoune part et ses contraires agrave savoir la stupiditeacute et la naiumlveteacute de lrsquoautre part Or ce

choix des termes de la part drsquoAristote pour formuler lrsquoaporie en question nrsquoest pas fortuit

parce que sur le tableau des dispositions de lrsquoEacutethique agrave Eudegraveme lrsquoεὐήθεια figure avec la

πανουργία comme lrsquoun des contraires de la phronesis140 Ces termes deacutesignent doc les eacutetats

extrecircmes de la capaciteacute intellectuelle de lrsquohomme dans le domaine de leacutegislation

Or dans lrsquoHA VIII Aristote emploie les mecircmes termes exactement avec la mecircme

contrarieacuteteacute entre eux pour eacutevaluer les caractegraveres des animaux et leurs habileteacutes agrave reacuteussir

certaines actions caracteacuteristiques de leurs vies Dans le livre VIII de lrsquoHA le propos sur les

intelligences des animaux commence par le contraste entre les moutons et les cerfs Le

caractegravere de moutons est laquo naiumlf et inintelligent [εὔηθες καὶ ἀνόητον] dit Aristote car crsquoest le

pire de tous les animaux agrave quatre pieds raquo141 alors que laquo parmi les animaux aux quatre pieds et

sauvages la biche semble particuliegraverement intelligent raquo 142 Les moutons sont presque

incapables de se proteacuteger dans les conditions de la nature sauvage sans lrsquointervention du

berger tandis que les cerfs deacuteveloppent toute sorte de strateacutegies dans toute sorte de condition

pour venir en secours agrave eux-mecircmes et agrave leurs petits Le livre continue par les descriptions des

comportements intelligents chez laquo beaucoup drsquoautres animaux agrave quatre pieds raquo143

139 Pour lrsquoensemble des arguments reacutevisionnistes possibles voir Pol II 8 1268b34-1269a13 140 EE II 3 1221a12 Pour les autres emploies de ce concept dans un sens similaire voir EE II 3 1221a36-38

EE VIII 2 1247a16-20 (Hippocrate eacutetait geacuteomegravetre mais il eacutetait lsquodupersquo aux autres eacutegards) GA II 5 756b3-8

(Parce qursquoils ne peuvent pas faire des observations minutieuses parfois les pecirccheurs inventent des histoires

lsquostupidesrsquo au sujet des poissons) PA III 3 664b18-19 (Thegraveses lsquostupidesrsquo sur la fonction de tracheacutee-artegravere)

Rheacutet II 12 1389a16-17 (comme opposeacute agrave κακοήθης) 141 HA VIII 3 610b22-24 142 HA VIII 5 611a15-16 143 HA VIII 6 611a15-16

330

Le contraste entre lrsquoingeacuteniositeacute et la naiumlveteacute que lrsquohomme manifeste devant les besoins

organisationnels de sa communauteacute politique trouve donc un semblable chez les autres

animaux dits laquo intelligents raquo En HA VIII 1 588a16-b3 Aristote affirme qursquoil y a des

ressemblances (homoiotecirctes) entre les traits de caractegravere des animaux et ceux de lrsquohomme et

que ceux-lagrave sont susceptibles drsquoecirctre compareacutes juste comme les autres grandes differentiae

avec les traits humains selon deux modegraveles selon le plus et le moins ou selon lrsquoanalogie

Dans ce passage et dans un passage parallegravele de lrsquoHA IX 1 en 608a11-17 Aristote suggegravere

aussi qursquoil existe bien une laquo certaine faculteacute naturelle raquo (τις δύναμις φυσική) chez les

animaux en vertu de laquelle ils exhibent ces ressemblances avec lrsquohomme144 La phronecircsis

et lrsquoeuecirctheia sont le premier pair des contraires qursquoAristote donne comme exemple dans le

passage de lrsquoHA IX 1 Dans une excellente analyse de ces passage Jean-Louis Labarriegravere

montre que lrsquointelligence animale est susceptible drsquoecirctre compareacute avec lrsquointelligence humaine

agrave la fois selon le plus et le moins et selon lrsquoanalogie145 Or mecircme si on privilegravege la diffeacuterence

analogique cette derniegravere srsquoappuiera sur une similariteacute avec les hommes qursquoexhibe le

fonctionnement de cette faculteacute naturelle pour lrsquointelligence chez les autres animaux Mecircme

srsquoil est vrai qursquoil nrsquoy a qursquoune diffeacuterence de nature irreacuteductible entre lrsquointelligence humaine et

lrsquointelligence animale lrsquoanalogie supposerait lrsquoisolation de ce qui est semblable entre elles et

la suspension des autres diffeacuterences neacutegligeables pour la comparaison Aristote parle de

lrsquoanalogie non seulement comme une laquo diffeacuterence raquo mais aussi comme une sorte

drsquolaquo identiteacute raquo146 les traits analogiques le sont en vertu drsquoune certaine identiteacute entre eux Pour

reprendre la formulation de Jean- Louis Labarriegravere chez Aristote un animal exerce un acte de

phronesis lorsqursquoil deacutetermine son comportement en fonction drsquoun laquo bien raquo relatif agrave sa propre

vie147 Cela dit dans lrsquoordre de la logique la reacuteussite de sa vie preacutecegravede la qualification

drsquolaquo intelligent raquo de lrsquoanimal Crsquoest en fonction de lrsquoingeacuteniositeacute que lrsquoanimal manifeste dans la

144 Lrsquoextension de la faculteacute naturelle en question semble ecirctre diffeacuterente dans ces deux passages Selon HA VIII

588a16-b3 elle ne correspond qursquoagrave la tecnecirc la sophia et la synesis chez lrsquohomme et elle est analogiquement

diffeacuterente de ses correspondants humains alors que selon HA IX 1 608a11-17 avec la phronesis elle couvre

aussi les traits relevant du domaine de la vertu eacutethique chez lrsquohomme lesquels font partie selon le premier

passage des ressemblances qui ne diffegraverent que selon le degreacute de leurs semblables humains Jean-Louis

Labarriegravere laquo De la phronesis animale raquo loc cit suggegravere que cet entrecroisement des textes supposant des

extensions diffeacuterentes pour la mecircme faculteacute naturelle en question montre que lrsquoon peut parler de la phronesis

(ou synesis) animale non seulement analogiquement mais aussi selon une diffeacuterence de degreacute par rapport agrave

lrsquohomme 145 Voir la note preacuteceacutedente 146 Cf HA I 1 486b17-19 147 Jean-Louis Labarriegravere laquo La phronecircsis animale raquo loc cit p 420-421

331

reacuteussite des actions constitutives de sa propre vie que lrsquoon le qualifie drsquointelligent Crsquoest donc

en fonction drsquoun mecircme pattern de comportement que certains animaux exhibent (gracircce agrave une

certaine faculteacute naturelle ressemblant agrave celle de lrsquohomme) en similariteacute avec lrsquohomme qursquoils

se qualifient drsquointelligent148

Le fait que la vie politique humaine est un autre domaine ougrave on peut reacutecupeacuterer les

eacuteleacutements drsquoune telle comparaison avec les animaux intelligents a eacuteteacute suggeacutereacute on lrsquoa vu par le

choix des termes et les contrarieacuteteacutes que ces derniers suggegraverent dans les remarques drsquoAristote

dans les Politiques au sujet des leacutegislations des anciens reacutegimes Lrsquohomme eacutetant lrsquoorigine de

toutes sortes de comparaison (analogique ou selon le degreacute) avec les animaux il faut que le

pattern de comportement intelligent observeacute chez ces certains animaux ait son correspondant

chez les hommes Il semble donc plus raisonnable de conclure que les exigences de la vie de

lrsquoanimal politique qursquoest lrsquohomme preacutecegravede les manifestations de son intelligence politique

crsquoest parce qursquoil est capable de deacuteterminer son comportement en fonction drsquoun bien de sa vie

politique que son intelligence est un trait politiquement pertinent Crsquoest donc plutocirct le fait que

lrsquohomme est lrsquoanimal politique qursquoil est qui explique la laquo politiciteacute raquo de lrsquointelligence

humaine et non pas lrsquoinverse De ce point de vue lrsquohomme nrsquoest pas tant politique parce qursquoil

est lrsquoanimal intelligent qursquoil est Ce nrsquoest pas son intelligence qui deacutetermine les œuvres

politique qui le rendent plus politique Son intelligence reacutepond aux exigence de ces œuvres

Que le paralleacutelisme au sujet drsquointelligence entre lrsquohomme et les autres animaux soit

une analogie ou pas les consideacuterations preacuteceacutedentes montrent qursquoun tel paralleacutelisme se

manifeste non seulement dans la capaciteacute dianoeacutetique du maitre et dans la naissance de la

polis en vue de vivre Ce paralleacutelisme se manifeste eacutegalement dans lrsquoorganisation de la polis

en vue de bien-vivre parce qursquoil srsquoeacutetend jusqursquoau domaine de la science architectonique qursquoest

la politique

148 Labarriegravere laquo La phronecircsis animale raquo loc cit p 417 suppose qursquoune comparaison selon le plus et le moins

entre lrsquointelligence humaine et lrsquointelligence animale est possible srsquoil est loisible de transposer deux traits de la

premiegravere agrave la seconde son rapport avec lrsquoexpeacuterience et son caractegravere impeacuteratif Selon lui la phronecircsis animale

laquo corresponde agrave un mouvement deacuteclencheacute par lrsquohabitude et lrsquoexpeacuterience non par la seule sensation raquo (p 420)

332

CONCLUSION GENERALE

Au centre de cette eacutetude se trouve non seulement lrsquoaffirmation aristoteacutelicienne que

lrsquohomme est un animal politique par nature mais aussi - et en fait bien plutocirct ndash celle selon

laquelle lrsquohomme est un animal plus politique que les autres animaux de la mecircme nature

Nous avons examineacute longuement les analyses existantes de cette derniegravere affirmation et

essayeacute de montrer leurs faiblesses et leurs problegravemes Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale on peut dire

que le problegraveme pour une grande partie de ces interpreacutetations contemporaines a une certaine

affiniteacute avec la distinction traditionnelle ente la nature et la culture (ou la distinction de

laquo naturenurture raquo comme on dit en anglais aujourdrsquohui) Tout en acceptant le caractegravere

politique de lrsquohomme comme un constant zoologique ou biologique qursquoil partage avec les

autres animaux dits politiques on rapporte le plus haut degreacute de sa politiciteacute aux traits qui le

distinguent de tous les autres animaux comme la raison le langage et la moraliteacute Ces

derniegraveres sont les fondements et les conditions mecircmes drsquoun laquo monde culturel raquo dont lrsquohomme

seul est capable selon une approche la plus simpliste de cette distinction Ainsi consideacutereacute

toute discussion de la question de lrsquohomme en tant qursquoanimal politique deacutepend dans un

certain sens drsquoougrave on met la frontiegravere entre la laquo nature raquo et la laquo culture raquo On peut suivre la

ligne traditionnelle et dire que la raison le langage et la moraliteacute sont les traits qui font

lrsquohomme drsquoun ecirctre culturel Cependant selon Aristote ces traits appartiennent naturellement agrave

lrsquohomme ils ne sont pas les produits drsquoun laquo eacutelevage raquo (nurture)

Bien que les commentateurs contemporains drsquoAristote ne fixent pas la frontiegravere entre

ce qui est naturel et ce qui ne lrsquoest pas de cette maniegravere simpliste il y a cependant toujours

quelque chose dans leur approche inspireacutee par cette distinction traditionnelle Dans les

interpreacutetations que nous avons critiqueacutees lrsquoesprit de la distinction natureculture se trouve

drsquoune faccedilon plus raffineacutee on distingue le fait que lrsquohomme est un animal politique par nature

du fait qursquoil est plus politique et on le fait en srsquoappuyant sur un seuil deacutetermineacute par la raison

le langage et la moraliteacute Ici il srsquoagit plutocirct de distinguer lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme de son

humaniteacute Pour souligner une nouvelle fois nous ne preacutetendons pas qursquoune telle distinction

nrsquoa aucun sens et qursquoelle nrsquoest pas faisable pour Aristote Nous ne preacutetendons pas non plus

que ces traits exclusivement humains sont impertinents au caractegravere politique de lrsquohomme ni

qursquoils le sont agrave sont ecirctre-plus-politique Nous pensons seulement qursquoils ne sauraient pas

expliquer la comparaison qursquoAristote fait selon le pus et le moins entre le caractegravere politique

de lrsquohomme et ceux des autres animaux politiques Nous ne nions pas lrsquoexistence chez

Aristote drsquoun seuil de diffeacuterence deacutetermineacute par la raison le langage et la moraliteacute entre

333

lrsquohomme et les autres animaux Nous affirmons uniquement que lrsquoon ne peut pas srsquoappuyer

sur un tel seuil pour expliquer le plus haut degreacute du caractegravere politique de lrsquohomme

Selon les approches critiqueacutees dans notre travail le plus haut degreacute de la politiciteacute

humaine devrait ecirctre rendu compte par le logos (le langage et la raison) et les autres

speacutecificiteacutes de sa capaciteacute psychique Cependant ces derniers quoiqursquoils appartiennent agrave

lrsquohomme naturellement ne relegravevent vraiment pas de son animaliteacute On en conclut que lrsquoecirctre-

plus-politique de lrsquohomme ne lui appartiendrait donc pas en vertu de son animaliteacute Cette

conclusion indique une certaine veacuteriteacute les besoins administratifs et judiciaires de la vie

politique humaine et les besoins drsquoune vie intellective autarcique ne peuvent certainement

pas ecirctre reacuteduits agrave lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme Cependant le problegraveme nrsquoest pas vraiment dans le

simple fait de faire une distinction entre lrsquohumaniteacute et lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme Le problegraveme

reacuteside dans le rapport que lrsquoon eacutetablit agrave partir de cette distinction entre le fait naturel drsquoecirctre

politique et le fait drsquoecirctre plus politique on pense comme srsquoil srsquoagit de deux couches

naturelles mais distinctes de la vie politique de lrsquohomme qui sont tout de mecircme articuleacutees

lrsquoune agrave lrsquoautre Degraves qursquoon prend ces deux faits comme deux pheacutenomegravenes naturels mais

distincts on cherche naturellement agrave les expliquer par les eacuteleacutements diffeacuterents Or la nature ne

se stratifie pas de cette maniegravere selon Aristote

Selon lrsquointerpreacutetation que nous avons deacuteveloppeacutee dans cette eacutetude le caractegravere plus

politique de lrsquohomme est un fait de sa nature politique tout court Si les animaux politiques

sont ceux qui possegravedent tous une œuvre une et commune lrsquohomme est plus politique parce

qursquoil est un animal agrave multiple communauteacutes qui sont speacutecifiquement diffeacuterentes et qui

srsquoorganisent autour des œuvres diffeacuterentes Si lrsquohomme construit et conserve toute cette

multipliciteacute des communauteacutes crsquoest en vue de lrsquoautosuffisance Crsquoest aussi dans ce sens qursquoil

faut comprendre selon nous lrsquoaffirmation drsquoAristote selon laquelle la polis existe en vue du

bien-vivre la communauteacute qui englobe toutes les autres communauteacutes la polis de par tous

les moyens gouvernementaux administratifs judiciaires eacuteducatifs etc joue un rocircle

architectonique dans le bon accomplissement de lrsquoaction totale de lrsquohomme dans lequel

consiste son bien-vivre

Pour conclure on peut reacuteviser tous les passages du corpus ndash sauf les Politiques I 2 ndash

ougrave on trouve lrsquoideacutee que lrsquohomme est un animal politique et voir tregraves briegravevement si notre

interpreacutetation est en conformiteacute avec eux et si elle saisit correctement leurs esprits

Pour commencer par le passage qui soutient le plus explicitement notre interpreacutetation

dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque I 7 1097b8-11 Aristote dit

334

Toutefois lrsquoautosuffisance comme nous lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne

seule qui vivrait une existence solitaire Au contraire elle implique parents enfants

eacutepouse et globalement les amis et concitoyens degraves lors que lrsquohomme est naturellement

politique1

Dans ce passage sans parler du plus haut degreacute de la politiciteacute humaine Aristote met sa

nature politique tout court agrave lrsquoorigine de la multipliciteacute des communauteacutes dont lrsquohomme a

besoin pour lrsquoautosuffisance Les rapports humains mentionneacutes dans ce passage

correspondent tous aux diffeacuterentes sortes drsquoamitieacute que le Stagirite distingue dans lrsquoEN VIII

Or toute amitieacute est une sorte de communauteacute selon Aristote (EN VIII 9 1159b32)

Deux autres passages desserrent ce rapport eacutetroit entre la nature politique de lrsquohomme

et lrsquoautarcie En Politiques III 6 1278b17-21 Aristote dit

Nous avons dit dans nos premiers exposeacutes traitant de lrsquoadministration familiale et du

pouvoir du maicirctre entre autres choses qursquoun homme est par nature un animal

politique Crsquoest pourquoi mecircme quand ils nrsquoont pas besoin de lrsquoaide des autres les

hommes nrsquoen ont pas moins tendance agrave vivre ensemble2

Dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque IX 9 1169b17-19 comme sa reacuteponse agrave la question de savoir si

lrsquohomme heureux aura besoin des amies le Stagirite fait une remarque parallegravele au passage

preacuteceacutedent

Personne ne choisirait drsquoecirctre laisseacute agrave lui-mecircme avec tous les biens Car lrsquohomme est un

ecirctre politique et il est fait agrave vivre ensemble de par sa nature mecircme3

Il est remarquable que dans le premier de ces passages Aristote fait reacutefeacuterence aux premiers

chapitres des Politiques I pour dire que les hommes vivraient ensemble mecircme srsquoils nrsquoont pa

besoin drsquoentraide pace que ces chapitres semblent suggeacuterer le contraire La solution la plus

simple de cette laquo contradiction raquo est de supposer qursquoil ne srsquoagit pas de deux explications

alternatives de la nature politique de lrsquohomme La tendance politique de vivre ensemble ne

remplace pas le rocircle que le besoin de lrsquoautarcie joue dans la deacutetermination de la politiciteacute

1 τὸ δ αὔταρκες λέγομεν οὐκ αὐτῷ μόνῳ τῷ ζῶντι βίον μονώτην ἀλλὰ καὶ γονεῦσι καὶ τέκνοις καὶ γυναικὶ καὶ

ὅλως τοῖς φίλοις καὶ πολίταις ἐπειδὴ φύσει πολιτικὸν ὁ ἄνθρωπος 2 εἴρηται δὴ κατὰ τοὺς πρώτους λόγους ἐν οἷς περὶ οἰκονομίας διωρίσθη καὶ δεσποτείας καὶ ὅτι φύσει μέν ἐστιν

ἄνθρωπος ζῷον πολιτικόν διὸ καὶ μηδὲν δεόμενοι τῆς παρὰ ἀλλήλων βοηθείας οὐκ ἔλαττον ὀρέγονται τοῦ

συζῆν 3 οὐδεὶς γὰρ ἕλοιτ ἂν καθ αὑτὸν τὰ πάντ ἔχειν ἀγαθά πολιτικὸν γὰρ ὁ ἄνθρωπος καὶ συζῆν πεφυκός

335

humaine Selon lrsquointerpreacutetation deacuteveloppeacutee dans le dernier chapitre (Chapitre 6) de notre

eacutetude le fait que lrsquohomme est un ecirctre vivant qui se comporte naturellement de maniegravere συζῆν

rend compte du fait que le degreacute speacutecifique auquel lrsquohomme est politique est complegravetement

conforme agrave sa nature il est tout agrave fait naturel pour les hommes de rassembler dans toutes les

communauteacutes constitutives de sa vie politique Pour chacune de ces communauteacutes lrsquohomme a

une propension naturelle Cependant les questions de savoir pourquoi les rapports entre ces

communauteacutes prennent cette structure preacutecise et pourquoi lrsquohomme les eacutetablit et les conserve

toutes ensembles ne sauraient srsquoexpliquer que par reacutefeacuterence au besoin de lrsquoautarcie

Il y a encore deux autres passages parallegraveles entre lrsquoEE et lrsquoEN ougrave lrsquohomme est

qualifieacute de laquo politikos raquo

Degraves lors chercher comment il faut se conduire avec un ami crsquoest chercher une

certaine justice car en geacuteneacuteral la justice entiegravere est en rapport avec un ecirctre ami il y a

justice pour certains hommes y compris des associeacutes et lrsquoami est un associeacute ou dans

la famille En effet lrsquohomme nrsquoest pas seulement un animal de citeacute mais aussi un

animal de maison [ὁ γὰρ ἄνθρωπος οὐ μόνον πολιτικὸν ἀλλὰ καὶ οἰκονομικὸν ζῷον]

et contrairement agrave tous les autres animaux il ne srsquoaccouple pas agrave un temps deacutetermineacute

et avec ne femelle ou un macircle drsquooccasion mais en un sens particulier lrsquohomme nrsquoest

pas un animal solitaire4 mais fait pour lrsquoassociation avec ceux qui sont naturellement

ses parents Il y aurait donc une certaine association et une certaine justice mecircme srsquoil

nrsquoy avait pas drsquoeacutetat la famille est une amitieacute5 (EE VII 10 1242a19-28)

Le passage parallegravele de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque VIII 14 1162a16-25 se lit ainsi

Entre lrsquohomme et la femme lrsquoamitieacute semble exister conformeacutement agrave la nature Car

lrsquoecirctre humaine par nature est un ecirctre fait pour le couple plutocirct que pour la citeacute

[ἄνθρωπος γὰρ τῇ φύσει συνδυαστικὸν μᾶλλον ἢ πολιτικόν] On peut le dire dans la

mesure ougrave la famille vient avant la citeacute et constitue une chose plus neacutecessaire dans la

mesure aussi ougrave se reproduire est plus commun chez les animaux Ainsi donc tandis

que chez les autres animaux la vie en commun se limite agrave cette exigence les hommes

4 Je lis donc laquo ἀλλ ἱδιὰ οὐ μοναὐλικόν raquo 5 τὸ δὴ ζητεῖν πῶς δεῖ τῷ φίλῳ ὁμιλεῖν τὸ ζητεῖν δίκαιόν τι ἐστίν καὶ γὰρ ὅλως τὸ δίκαιον ἅπαν πρὸς φίλον τό

τε γὰρ δίκαιόν τισι καὶ κοινωνοῖς καὶ ὁ φίλος κοινωνός ὃ μὲν γένους ὃ δὲ βίου ὁ γὰρ ἄνθρωπος οὐ μόνον

πολιτικὸν ἀλλὰ καὶ οἰκονομικὸν ζῷον καὶ οὐχ ὥσπερ τἆλλά ποτε συνδυάζεται καὶ τῷ τυχόντι [καὶ] θήλει καὶ

ἄρρενι ἀλλ αἱ διὰ δύμον αὐλικόν ἀλλὰ κοινωνικὸν ἄνθρωπος ζῷον πρὸς οὓς φύσει συγγένεια ἐστίν καὶ

κοινωνία τοίνυν καὶ δίκαιόν τι καὶ εἰ μὴ πόλις εἴη οἰκία δ ἐστί τις φιλία

336

eux constituent des familles non seulement pour se reproduire mais aussi pour mener

leur vie Drsquoembleacutee en effet les fonctions sont chez eux seacutepareacutees et celles de lrsquohomme

sont diffeacuterentes de celle de la femme Les partenaires suppleacuteent aux besoins lrsquoun de

lrsquoautre en mettant en commun les ressources qui sont propres agrave chacun Clsquoest

drsquoailleurs pour cela qursquoagrave lrsquoutile se trouve joint semble-t-il lrsquoagreacuteable dans cette

amitieacute-lagrave6

Dans les contextes geacuteneacuterales de ces passages il srsquoagit de distinguer diffeacuterents types drsquoamitieacute

dont celle entre les couples et celle entre les citoyens Crsquoest pourquoi il semble preacutefeacuterable de

traduire le laquo πολιτικόν raquo dans la phrase laquo ἄνθρωπος γὰρ τῇ φύσει συνδυαστικὸν μᾶλλον ἢ

πολιτικόν raquo (1162a17-18 et en 1242a23 du passage de lrsquoEE) par son sens relatif agrave la polis et

agrave la citoyenneteacute Bien que le second passage attribue une certaine position privileacutegieacutee agrave la vie

en couple ce qui est dit pour justifier la nature communautaire du rapport entre lrsquohomme et la

femme (qursquoil y a drsquoembleacutee une division de travail et une mise en commun des ressources) est

davantage vrai pour la polis en tant que communauteacutes des citoyens Crsquoest-agrave-dire que si une vie

communautaire existe agrave lrsquointeacuterieure de la famille elle existe davantage au-delagrave de la famille

Autrement dit si le rapport homme-femme est une sorte de communauteacute qui assume une

fonction (de par la division et la mise en commun de travail) au-delagrave de la procreacuteation dans la

vie (bios) de lrsquoecirctre humain et si en conseacutequence lrsquohomme est un animal koinonique agrave

lrsquointeacuterieur mecircme de la famille pour qui il y existe aussi une certaine justice il est davantage

cet animal koinonique au-delagrave de la famille En plus si ce qui fait le couple homme-femme

une communauteacute crsquoest leur utiliteacute mutuelle pour mener la vie il faut aussi admettre que crsquoest

agrave lrsquointeacuterieure mecircme de la famille que naicirct le besoin drsquoaller au-delagrave drsquoelle pour construire des

communauteacutes plus autarciques Ce sont les dynamiques deacutefinitoires de cet animal koinonique

du type domestique qui lrsquoincite agrave eacutetendre les mecircmes principes koinoniques au-delagrave de la

sphegravere familiale Lrsquohomme reconnaicirct ce besoin drsquoembleacutee agrave lrsquointeacuterieure de la famille

Trois autres passages des traiteacutes zoologiques peuvent ecirctre lieacutes agrave ces derniers passages des

Eacutethiques dans ce sens preacutecis qursquoils regardent aussi agrave lrsquointeacuterieur de la famille Mais ils sont 6 ἀνδρὶ δὲ καὶ γυναικὶ φιλία δοκεῖ κατὰ φύσιν ὑπάρχειν ἄνθρωπος γὰρ τῇ φύσει συνδυαστικὸν μᾶλλον ἢ

πολιτικόν ὅσῳ πρότερον καὶ ἀναγκαιότερον οἰκία πόλεως καὶ τεκνοποιία κοινότερον τοῖς ζῴοις τοῖς μὲν οὖν

ἄλλοις ἐπὶ τοσοῦτον ἡ κοινωνία ἐστίν οἱ δ ἄνθρωποι οὐ μόνον τῆς τεκνοποιίας χάριν συνοικοῦσιν ἀλλὰ καὶ

τῶν εἰς τὸν βίον εὐθὺς γὰρ διῄρηται τὰ ἔργα καὶ ἔστιν ἕτερα ἀνδρὸς καὶ γυναικός ἐπαρκοῦσιν οὖν ἀλλήλοις

εἰς τὸ κοινὸν τιθέντες τὰ ἴδια διὰ ταῦτα δὲ καὶ τὸ χρήσιμον εἶναι δοκεῖ καὶ τὸ ἡδὺ ἐν ταύτῃ τῇ φιλίᾳ Traduction

de Bodeacuteuumls est modifieacutee

337

aussi agrave distinguer parce qursquoils semblent parler drsquoune politiciteacute cateacutegoriquement diffeacuterente de

celles des animaux greacutegaires-politiques Il srsquoagit des passages suivants Histoire des

Animaux VIII 1 588b24-589a1 Geacuteneacuteration des Animaux III 12 753a7-15 et Histoire des

Animaux I 1 487b32-488a10 Les derniegraveres lignes du dernier de ces trois passages eacutetaient

parmi les reacutefeacuterences principales de notre travail Cependant dans son contexte geacuteneacuteral ce

passage attribue agrave lrsquohomme un deuxiegraveme type de politiciteacute qui est diffeacuterente de celle qursquoil

partage avec les abeilles etc Notre eacutetude eacutetait limiteacutee agrave explorer uniquement ce dernier sens

Le premier de ces passages se lit ainsi

Les plantes paraissent ne pas avoir drsquoautre œuvre que de produire un autre ecirctre

semblable du moins pour celles qui naissent drsquoune semence et il en est de mecircme

pour certains animaux dont on ne saisit aucune autre œuvre que de se reproduire Crsquoest

pourquoi les actions de ce genre sont communes agrave tous mais degraves que srsquoy ajoute la

sensation leurs ltmodes degt vie diffegraverent pour lrsquoaccouplement en raison du plaisir et

aussi pour la naissance et lrsquoeacutelevage des petits Certains animaux comme les plantes se

reproduisent simplement aux saisons fixeacutees drsquoautres srsquooccupent encore de la

nourriture de leurs petits mais quand ils sont eacuteleveacutes ils srsquoen seacuteparent et ne forment

plus aucune communauteacute drsquoautres enfin qui sont plus intelligents et ont part agrave la

meacutemoire vivent plus longtemps et plus politiquement avec leur progeacuteniture7

Crsquoest Jean-Louis Labarriegravere qui voit lrsquoimportance du paralleacutelisme eacutetroit entre ce premier

passage et le second Il arrive agrave la conclusion que les animaux qui vivent selon ce premier

passages laquo plus longtemps et plus politiquement avec leur progeacuteniture raquo doivent ecirctre ceux qui

sont dit dans le passage suivant deacutevelopper laquo des habitudes en commun et de lrsquoamitieacute raquo avec

leur progeacuteniture jusqursquoagrave leur maturiteacute

7 Traduction de Jean-Louis Labarriegravere dans son laquo Zocircon politikon et zocirca politika drsquoune preacutetendue meacutetaphore

chez Aristote raquo Eacutepokhegrave 6 1996 p 11-33 (p 18) En grec Τῶν τε γὰρ φυτῶν ἔργον οὐδὲν ἄλλο φαίνεται πλὴν

οἷον αὐτὸ ποιῆσαι πάλιν ἕτερον ὅσα γίνεται διὰ σπέρματος ὁμοίως δὲ καὶ τῶν ζῴων ἐνίων παρὰ τὴν γένεσιν

οὐδὲν ἔστιν ἄλλο λαβεῖν ἔργον Διόπερ αἱ μὲν τοιαῦται πράξεις κοιναὶ πάντων εἰσί προσούσης δ αἰσθήσεως

ἤδη περί τε τὴν ὀχείαν διὰ τὴν ἡδονὴν διαφέρουσιν αὐτῶν οἱ βίοι καὶ περὶ τοὺς τόκους καὶ τὰς ἐκτροφὰς τῶν

τέκνων Τὰ μὲν οὖν ἁπλῶς ὥσπερ φυτά κατὰ τὰς ὥρας ἀποτελεῖ τὴν οἰκείαν γένεσιν τὰ δὲ καὶ περὶ τὰς τροφὰς

ἐκπονεῖται τῶν τέκνων ὅταν δ ἀποτελέσῃ χωρίζονται καὶ κοινωνίαν οὐδε μίαν ἔτι ποιοῦνται τὰ δὲ συνετώτερα

καὶ κοινωνοῦντα μνήμης ἐπὶ πλέον καὶ πολιτικώτερον χρῶνται τοῖς ἀπογόνοις

338

Il semble que la nature ait voulu adapter la lsquosensationrsquo des soins agrave donner aux petits

mais chez les animaux infeacuterieurs elle la suscite seulement jusqursquoagrave la naissance chez

drsquoautres jusqursquoagrave lrsquoachegravevement complet et chez ceux qui sont plus intelligents jusqursquoagrave

ltla fin degt lrsquoeacutelevage Mais chez ceux qui participent le plus agrave lrsquointelligence il se

deacuteveloppe avec les matures des habitudes en commun et de lrsquoamitieacute comme chez les

hommes et chez certains des quadrupegravedes tandis que chez les oiseaux ltcela ne se

produitgt que quand ils se reproduisent et eacutelegravevent ltleurs petitsgt8

Dans le paralleacutelisme entre ces deux premiers passages Jean-Louis Labarriegravere voit la cleacute pour

la solution drsquoune difficulteacute qui marque le troisiegraveme de nos passages Histoire des Animaux I

1 487b32-488a10 La diffeacuterence cruciale entre les deux premiers et ce dernier passage

consiste en ce que les animaux qui sont dits dans les deux premiers vivre de faccedilon plus

politique avec leurs congegraveres en deacuteveloppant gracircce agrave leur intelligence et agrave leur capaciteacute pour

la meacutemoire une sorte drsquoamitieacutes et des habitudes commun avec eux ne sont pas les mecircmes

animaux ndash sauf lrsquohomme ndash que ceux qui sont dits dans le troisiegraveme politiques et dont on

sait par drsquoautres passages qursquoils sont aussi intelligents selon Aristote agrave savoir lrsquoabeille la

fourmi la grue etc Dans les premiers passages il srsquoagit des quadrupegravedes qui ne sont pas

greacutegaires Leur politiciteacute ne saurait donc pas relever de leur greacutegariteacute Cette diffeacuterence nous

explique selon Labarriegravere la notion difficile des animaux laquo solitaires-politiques raquo dont

lrsquohomme aussi est dit faire partie dans le passage suivant de lrsquoHA

Voici maintenant les diffeacuterences relevant des ltmodes degt vie et des actions Parmi les

animaux les uns sont greacutegaires drsquoautres solitaires qursquoils soient peacutedestres aileacutes ou

nageurs drsquoautres encore appartiennent aux deux Parmi les greacutegaires comme parmi les

solitaires il y a des politiques et des disperseacutes Sont donc greacutegaires chez les oiseaux

le genre des pigeons la grue le cygne (aucun oiseau agrave ongle recourbeacutes nrsquoest greacutegaire)

et parmi les nageurs de nombreux genres de poissons comme ceux qursquoon appelle

migrateurs les thons les peacutelamides les bonites quant agrave lrsquohomme il appartient aux

deux Sont politiques ceux qui agissent tous en vue drsquoune œuvre une et commune

8 Traduction de Jean-Louis Labarriegravere dans son laquo Zocircon politikon et zocirca politika raquo loc cit p 19 En grec

ἔοικε δὲ καὶ ἡ φύσις βούλεσθαι τὴν τῶν τέκνων αἴσθησιν ἐπιμελητικὴν παρασκευάζειν ἀλλὰ τοῖς μὲν χείροσι

τοῦτ ἐμποιεῖ μέχρι τοῦ τεκεῖν μόνον τοῖς δὲ καὶ περὶ τὴν τελείωσιν ὅσα δὲ φρονιμώτερα καὶ περὶ τὴν

ἐκτροφήν τοῖς δὲ δὴ μάλιστα κοινωνοῦσι φρονήσεως καὶ πρὸς τελειωθέντα γίγνεται συνήθεια καὶ φιλία

καθάπερ τοῖς τε ἀνθρώποις καὶ τῶν τετραπόδων ἐνίοις τοῖς δ ὄρνισι μέχρι τοῦ γεννῆσαι καὶ ἐκθρέψαι

339

ceux que ne font pas tous les greacutegaires Tels sont lrsquohomme lrsquoabeille la guecircpe la

fourmi la grue9

Dans son eacutedition de 1811 Johann G Schneider supprime laquo comme parmi les solitaires [καὶ

τῶν μοναδικῶν]raquo en 488a2 afin drsquoeacuteviter la difficulteacute de comprendre ce que pourraient bien

ecirctre les animaux qui sont laquo solitaires-politiques raquo10 cette cateacutegorie semble incompreacutehensible

parce que la notion de vivre de faccedilon laquo politique raquo sans ecirctre cependant laquo greacutegaire raquo nrsquoest pas

immeacutediatement eacutevidente Mecircme si on accorde lrsquoexistence drsquoune telle cateacutegorie il reste

toujours la difficulteacute de rendre compte du statut laquo dualisant raquo de lrsquohomme entre la cateacutegorie

laquo greacutegaire-politique raquo et la cateacutegorie laquo solitaire-politique raquo Labarriegravere insiste que cette phrase

de 488a2 se trouve dans tous les manuscrits et il montre avec une acuiteacute tregraves convaincante

comment on peut en rendre compte Il affirme que lrsquoHA VIII 1 588b24-589a1 et la GA III

12 753a7-15 (nos deux premiers passages) peuvent nous expliquer agrave la fois le sens agrave donner agrave

cette cateacutegorie des animaux laquo solitaires-politiques raquo et le statut laquo dualisant raquo de lrsquohomme entre

deux cateacutegories drsquoecirctre politique Ses analyses de ces deux groupes de passages conduisent

Labarriegravere agrave faire une distinction entre deux sens drsquoecirctre politique dans la zoologie

aristoteacutelicienne un sens deacutefini par lrsquoœuvre collective (dans lrsquoHA I 1 488a7-10) et un sens

laquo familial raquo (lrsquoHA VIII 1 588b24-589a1 et dans la GA III 12 753a7-15) Dans ce dernier

sens laquo politique raquo deacutesigne laquo les animaux qui entretiennent des solides relations lsquofamilaialesrsquo

ce qui nrsquoest le cas ni des insectes politiques ni des oiseaux mais de lrsquohomme et de certains

quadrupegravedes raquo 11 Crsquoest dans ce second sens que certains animaux seraient laquo solitaires-

politiques raquo ils sont laquo solitaires raquo parce que leur politiciteacute ne deacutepend pas drsquoune collectiviteacute

avec les autres membres de leur espegravece Leur politiciteacute ne vient pas drsquoun mode de vie

greacutegaire Par contre les fourmis les abeilles etc sont greacutegaires et politiques sans cependant

ecirctre laquo familiaux raquo Lrsquohomme laquo dualise raquo entre ces deux groupes parce que bien qursquoil prenne

9 Traduction de Jean-Louis Labarriegravere dans son laquo Zocircon politikon et zocirca politika raquo loc cit p 16-7 En grec

Εἰσὶ δὲ καὶ αἱ τοιαίδε διαφοραὶ κατὰ τοὺς βίους καὶ τὰς πράξεις Τὰ μὲν γὰρ αὐτῶν ἐστιν ἀγελαῖα τὰ δὲ

μοναδικά καὶ πεζὰ καὶ πτηνὰ καὶ πλωτά τὰ δ ἐπαμφοτερίζει Καὶ τῶν ἀγελαίων καὶ τῶν μοναδικῶν τὰ μὲν

πολιτικὰ τὰ δὲ σποραδικά ἐστιν Ἀγελαῖα μὲν οὖν οἷον ἐν τοῖς πτηνοῖς τὸ τῶν περιστερῶν γένος καὶ γέρανος καὶ

κύκνος (γαμψώνυχον δ οὐδὲν ἀγελαῖον) καὶ τῶν πλωτῶν πολλὰ γένη τῶν ἰχθύων οἷον οὓς καλοῦσι δρομάδας

θύννοι πηλαμύδες ἀμίαι ὁ δ ἄνθρωπος ἐπαμφοτερίζει Πολιτικὰ δἐστὶν ὧν ἕν τι καὶ κοινὸν γίνεται πάντων τὸ

ἔργον ὅπερ οὐ πάντα ποιεῖ τὰ ἀγελαῖα Ἔστι δὲ τοιοῦτον ἄνθρωπος μέλιττα σφήξ μύρμηξ γέρανος 10 Cette lecture est deacutefendue aujourdrsquohui par John Cooper laquo Political Animals and Civic Friendship raquo dans

Aristotelesrsquo Politik Akten des XI Symposium Aristotelicum FriedrichshafenBodense 1987 eacuted G Patzig

Goumlttingen Vandenhoeck amp Ruprecht 1990 pp 220-241 (pour cette question voir p 224 n 5) 11 Jean-Louis Labarriegravere dans son laquo Zocircon politikon et zocirca politika raquo loc cit p 19

340

soin de ses petits et continue ses relations familiales avec eux (dans les villages dans les

phratries etc) mecircme apregraves leur maturiteacute il deacuteveloppe aussi des collectiviteacutes avec les autres

membres de son espegravece qui ne sont pas neacutecessairement ses congeacutenegraveres Crsquoest-agrave-dire qursquoil est

politique au-delagrave de ces sentiments familiaux

Les analyses de Labarriegravere nous permettent de reacutesoudre une difficulteacute de notre propre

interpreacutetation Dans le cas des animaux solitaires-politiques Aristote suppose une correacutelation

entre le niveau de leur intelligence et le rapport politique qursquoils entretiennent avec leur

congeacutenegravere De plus il laisse entendre que le niveau supeacuterieur de leur intelligence est la cause

mecircme de leur caractegravere politique ces animaux sont politiques parce qursquoils sont intelligents

Dans notre Chapitre 6 nous avons supposeacute une relation contraire entre lrsquointelligence et le

caractegravere politique des animaux selon notre interpreacutetation les animaux politiques ne le sont

pas parce qursquoils sont intelligents mais leur intelligence leur permet de reacutepondre

ingeacutenieusement aux exigences des œuvres de leur bios Selon nous lrsquointelligence des animaux

politiques suit leur politiciteacute elle ne la fait pas Cette contradiction entre notre interpreacutetation

du rapport intelligence-politiciteacute et ce qursquoAristote dit au sujet des animaux solitaires-

politiques peux ecirctre expliqueacutee par le fat qursquoil srsquoagit dans les deux cas deux types diffeacuterents

de politiciteacute Comme Labarriegravere le souligne12 dans lrsquoHA VII (IX) 38-43 Aristote qualifie

lrsquointelligence des insectes greacutegaires-politiques de laquo travailleuse raquo Crsquoest dans lrsquoingeacuteniositeacute

qursquoils apportent agrave lrsquoaccomplissement des erga de leur vie que se voit leur intelligence Quant

aux animaux solitaires-politiques leur intelligence semble ecirctre plutocirct laquo eacutemotionnelle raquo que

laquo travailleuse raquo

Lrsquohomme empiegravete sur deux groupes drsquoanimaux politiques bien qursquoil nrsquoexiste aucune

correacutelation neacutecessaire entre ecirctre un solitaire-politique et ecirctre un greacutegaire-politique Dans le cas

de lrsquohomme cependant sa faccedilon drsquoecirctre insuffisant agrave soi-mecircme prend une telle forme que crsquoest

drsquoembleacutee dit Aristote agrave lrsquointeacuterieure mecircme de la famille que lrsquohomme eacuteprouve le besoin drsquoune

collectiviteacute laquo travailleuse raquo et il srsquoy engage en commenccedilant par les membres de sa propre

famille Il semble donc qursquoil existe dans le cas de lrsquohomme un lien pratiquement neacutecessaire

entre ses deux faccedilons drsquoecirctre politique la reacuteussite de sa politiciteacute collectiviste est

indispensable pour la continuiteacute ses relations familiales qui le deacutetermine comme un solitaire-

politiques Dans la famille humaine ces deux types drsquoecirctre politique srsquoarticulent tregraves

12 Ibid p 18 n 16 Les passages en question sont HA VIII (IX) 38-43 622b19 b26 624b32 627a6 a9

a21 623b26 625a15 b18 626a1 627a20 a25

341

eacutetroitement sa manque drsquoautosuffisance nrsquoest pas moins immeacutediate pour lrsquohomme que ses

sentiments familiaux

342

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42

A Zucker Aristote et les Classification Zoologiques Louvain-la-Neuve Editions Peeters

2005

ii

Agrave mon fregravere aineacute Tevfik Guumlremen

qui est aujourdrsquohui moins acircgeacute que moi

iii

Remerciements

Cette thegravese doit beaucoup aux nombreuses personnes qui mrsquoont encourageacute soutenu et

conforteacute au long de toutes ces anneacutees Qursquoelles trouvent dans ce travail lrsquoexpression de mes

plus sincegraveres remerciements

En premier lieu je tiens agrave remercier mon directeur de thegravese Monsieur Michel Narcy pour la

confiance quil ma accordeacutee en acceptant dencadrer ce travail doctoral pour ses multiples

conseils et pour toutes les heures quil a consacreacutees agrave diriger cette recherche Jrsquoai appreacutecieacute

sincegraverement et avec gratitude sa grande disponibiliteacute et lrsquoattention qursquoil a accordeacutee aux

relectures des documents que je lui ai adresseacutes La justesse de ses critiques a eacuteteacute tregraves

constructive et utile Enfin jrsquoai eacuteteacute extrecircmement sensible agrave ses qualiteacutes humaines deacutecoute et

de compreacutehension tout au long de ce travail doctoral Je lui exprime ma tregraves profonde

gratitude

Ma reconnaissance va agrave tous ceux qui agrave Paris 1 agrave lrsquoEacutecole Doctorale et au Centre laquo Tradition

de la penseacutee classique raquo ont inspireacute et soutenu ce travail Je tiens remercier particuliegraverement

Madame Chantal Jaquet la directrice de lrsquoEcole Doctorale de Philosophie et Madame Annick

Jaulin qui eacutetait la directrice du centre Tradition de la penseacutee Classique pendant mes anneacutees

doctorales Gracircce agrave elles jrsquoai pu mrsquoassurer les meilleures conditions pour tous mes

deacuteplacements et mes visites de recherche (surtout aux Royaume-Unis) pour valoriser mes

travaux en me mettant en relation avec les speacutecialistes de mon domaine de recherche Je

remercie aussi agrave Madame Jaulin pour son accueil chaleureux agrave chaque fois que jai solliciteacute

son aide ainsi que pour ses multiples encouragements

Ce travail doit beaucoup agrave celles et ceux qui mrsquoont permis de soumettre agrave la critique

diffeacuterentes eacutetapes de cette thegravese dans leurs seacuteminaires Je remercie tregraves vivement tous mes

amis au seacuteminaire des doctorants dirigeacute par Francis Wolff Andreacute Laks et Jonathan Barnes et

auquel jrsquoai participeacute pendant trois ans

Je ne saurais remercier suffisamment agrave celles et agrave ceux qui ont accepteacute de participer au

colloque international organiseacute agrave Istanbul le 29-30 avril 2013 sous le thegraveme laquo Perspectives

biologiques sur lrsquoanimal politique chez Aristote raquo Oumlmer Orhan Ayguumln Pinar Canevi

Johannes Fritsche Annick Jaulin Manuel Knoll Jean-Louis Labarriegravere David Lefebvre

Pierre-Marie Morel Michel Narcy Pierre Pellegrin

iv

Mes gratitudes vont eacutegalement agrave ceux qui ont bien voulu relire les chapitres de cette thegravese en

premier lieu agrave Olivier Renaut dont la minutie et lrsquoacuiteacute des relectures sont un gage

suppleacutementaire de notre amitieacute tregraves preacutecieuse Je remercie vivement Steacutephane Aymard Kelly

OrsquoNeill et Umut Oumlksuumlzan pour leurs corrections et suggestions

Cette thegravese nrsquoaurait pu aboutir sans le soutien de mes parents et de mes sœurs et sans la

patience et les encouragements de mon eacutepouse Nalan Kural Guumlremen ils savent combien je

leur sais greacute

v

Reacutesumeacute

Cette eacutetude est entiegraverement consacreacutee agrave un examen du deuxiegraveme chapitre du premier livre des

Politiques drsquoAristote Elle vise agrave analyser lrsquoaffirmation aristoteacutelicienne selon laquelle

lrsquohomme est un animal plus politique que les autres animaux politiques (Pol I 1 1253a7-9)

Tous les commentateurs drsquoAristote expliquent cette affirmation par reacutefeacuterence agrave la rationaliteacute

ou agrave la moraliteacute ou encore agrave la capaciteacute langagiegravere de lrsquohomme Selon lrsquoideacutee soutenue dans

cette eacutetude bien que ces traits exclusivement humains ne soient pas impertinents agrave la forme

speacutecifique que prend la vie politique de lrsquohomme le plus haut degreacute de son caractegravere politique

ne peut pas srsquoexpliquer en fonction drsquoeux Apregraves un examen deacutetailleacutes des plusieurs difficulteacutes

que lrsquoon rencontre dans les commentaires contemporains des Politiques I 2 nous avons

deacuteveloppeacute la thegravese que selon Aristote lrsquohomme est le plus politique des animaux politiques

parce qursquoil est un animal greacutegaire agrave multiple communauteacutes Drsquoapregraves Aristote lrsquohomme

deacuteveloppe cette multipliciteacute de communauteacutes en vue de lrsquoautosuffisance Pour pouvoir

montrer que cette interpreacutetation est en conformiteacute avec une autre affirmation drsquoAristote selon

laquelle la polis existe en vue du bien-vivre nous avons aussi deacutemontreacute qursquoil existe chez le

Stagirite des eacuteleacutements drsquoune notion de bien-vivre qui relegraveve moins de la moraliteacute que des

conditions animales de lrsquohomme et que crsquoest dans ce dernier sens que lrsquoexistence de la polis

en vue du bien-vivre doit ecirctre comprise

Mots-clefs Aristote animal politique polis communauteacute politique autosuffisance bien-

vivre eacutethique zoologie aristoteacutelicien

vi

Title Human Being the Most Political of the Animals A Study of Aristotlersquos Politics I

chapter 2

Abstract

This dissertation is dedicated to an exclusive study of Aristotlersquos Politics I 2 It aims at

analyzing Aristotlersquos affirmation that human beings are more political than the other political

animals (Pol I 1 1253a7-9) According to the most widely shared views about Aristotlersquos

argument here human beings would be more political either because they are rational or

because they have a natural capacity for speech or because they are perceptive about

questions of morality According to the idea defended in this study although these

exclusively human features are not impertinent to the specific form that human beingsrsquo

political life takes human beingsrsquo higher degree of politicalness cannot be explained on the

basis of them After a detailed examination of certain difficulties and shortcomings in

contemporary commentaries on Politics I 2 we develop the thesis that according to

Aristotle the human being is more political because it is a gregarious animal of multiple

communities For Aristotle human beings develop this multiplicity of communities for the

sake of self-sufficiency In order to show that this thesis is in conformity with Aristotlersquos

other main idea that the polis exists for the sake of living-well we demonstrate that elements

of a different conception of living-well based more on human beingrsquos animality than its

morality are present in Aristotlersquos work Aristotlersquos affirmation that the polis exists for the

sake of living-well must be understood in this rather zoological sense of living-well

Keywords Aristotle political animal polis political community self-sufficiency living-

well ethics Aristotelian zoology

laquo Tradition de la Penseacutee Classique raquo EA 2482

Universiteacute Paris I - Pantheacuteon-Sorbonne

UFR 10 de Philosophie

17 rue de la Sorbonne75231 Paris Cedex 05

vii

Table des matiegraveres

Remerciements iii

Reacutesumeacute v

INTRODUCTION GENERALE1

CHAPITRE I Lrsquohomme lrsquoorigine de la naturaliteacute de la polis 11

I Introduction 11

II Eduard Meyer et Maurice Defourny sur les Politiques I 2 14

III Defourny contre Meyer et leur point commun 18

IV Meyer critique drsquoAristote 20

V Meyer lecteur drsquoAristote 24

VI Le zocircon politikon apolitique par nature David Keyt sur les Politiques I 2 27

Naturally Political 28

The Linguistic Argument 30

VII Les failles de Keyt 32

VIII Le mythe de Protagoras et les Politiques I 2 34

IX LrsquoEacutetat et le plus haut degreacute da la politiciteacute humaine 38

Appendice au chapitre I 42

CHAPITRE II Lrsquoanimal politique et ses vertus 45

I La prioriteacute de la polis et le zocircon politikon phusei 46

II La prioriteacute de la polis et la polis comme un bien 49

III Ambiguiumlteacute de lrsquoaction du premier fondateur 53

IV Lrsquohomme apolis 54

V Un surplus du deacuteveloppement de largument du chapitre la tempeacuterance 56

VI Le surplus de lanimaliteacute de lhomme une espace pour la temperance 59

VII Deux figures laquo sans polis raquo et le rocircle de la temperance 62

VIII Les hopla du politikon humain 63

IX Les hopla agrave la disposition de la temperance 66

X Le fourbe intempeacuterant et le mal deacutelibeacutereacute 67

XI Bestialiteacute et la meacutechanceteacute du fourbe intempeacuterant 72

XII Linjustice totale 75

XIII Lhomme est politique bien avant lEacutetat ou la naturaliteacute de lrsquohormecirc politique chez lrsquohomme 79

viii

XIV Conclusion 82

CHAPITRE III Diviser lrsquoanimal politique 84

I Introduction 84

II Le sens litteral versus le sens zoologique 85

IIA Mulgan et le sens meacutetaphorique de lrsquoexpression laquo πολιτικὸν ζῷον raquo 85

IIB Bodeacuteuumls et la critique aristoteacutelicienne du projet politique de Platon 89

III La laquo decouverte raquo du sens zoologique de laquo πολιτικὸν ζῷον raquo 91

IIIA Kullmann et la laquo deacuteduction biologique raquo des Politiques I 2 93

IIIB Ebauche des problegravemes 98

IIIC Lire les Politiques I 2 comme une piegravece de zoologie 104

IIID laquo Politikon raquo accident per se de lrsquohomme 115

IV Diviser le laquo politikon raquo Partie I 121

V Labarriegravere comparer les animaux politiques selon le plus et le moins 126

VI Reconnaicirctre lrsquoanimal politique 136

VII La rigueur de la division aristoteacutelicienne 142

VIII Peut-on vraiment diviser lrsquoanimal politique 155

IX Diviser le laquo politikon raquo Partie II 158

X Lrsquoergon de lrsquoanimal politique 162

XI Lrsquoeacuteternel retour de la meacutetaphore 171

Appendice au Chapitre III 178

CHAPITRE IV Moraliser lrsquoanimal politique 183

I Introduction 183

II Critique du privilegravege politique du langage 185

III Lrsquoeacuteloge du langage Ciceacuteron et Isocrate 187

IV Moraliser lrsquoanimal politique 189

V Moraliser la nature Julia Annas 194

VI Moraliser la polis lrsquohomme doit ecirctre plus politique 196

VII Vers une interpreacutetation non-normative du politikon humain 199

VIII La nature du rapport entre le bonheur la vertu et lrsquoaction vertueuse 201

IX Le laquo contenu raquo du bonheur 204

X Les laquo ingreacutedients raquo du bonheur 207

XI laquo La polis existe en vue des belles actions raquo (Pol III 9 1281a2-3) 211

XII Conclusion 212

CHAPITRE V La biologie du bien-vivre chez Aristote 216

I Introduction 216

ix

II Robert Bolton la deacutefinition de lrsquoacircme et le noucircs seacuteparable du corps 222

III Diffeacuterents sens de laquo vivre raquo et les diffeacuterences drsquoanimaux 224

IV Lrsquoacircme et lrsquoaction totale de lrsquoanimal 230

V La structure de lrsquoaction totale chez lrsquoanimal 233

VI laquo Vivre seulement raquo et la complexiteacute de lrsquoaction totale 237

VII De Caelo lrsquoanalogie de complexiteacute entre les actions des planegravetes et celles de lrsquohomme 241

VIII La complexiteacute de lrsquoaction totale (Suite) 245

IX La nature agit en vue du bien de lrsquoanimal 249

X La diffeacuterenciation des praxeis en vue du bien de lrsquoanimal 258

XI Conclusion 265

CHAPITRE VI Lrsquohomme lrsquoanimal greacutegaire agrave multiple communauteacutes 267

I Introduction 267

II Le deacuteveloppement de lrsquoargument dans les Politiques I 2 270

III La position du fait que lrsquohomme construit une multipliciteacute de communauteacutes 272

IV Lrsquo ὁρμή politique de lrsquohomme une explication par la causaliteacute mateacuterielle 280

V Le besoin de lrsquoautosuffisance la raison pour construire multiple communauteacutes 284

VI Le besoin de lrsquoautosuffisance outre les neacutecessiteacutes de survivre 289

VII Autosuffisance et le rocircle de la vertu dans la vie politique de lrsquohomme 293

VIII Les limites du rocircle explicatif de la vertu 297

IX Lrsquoautosuffisance de lrsquohomme makarios et la contingence du lien entre autosuffisance et la polis 299

X La polis nrsquoest pas le terminus de la recherche du bonheur 302

XI Lrsquoautosuffisance et lrsquoamitieacute des hommes vertueux 304

XII Le rocircle politique du langage 310

XIII La nature ne fait rien en vain expliquer lrsquousage politique du langage 314

XIV Le rocircle politique de lrsquointelligence 323

CONCLUSION GENERALE 332

BIBLIOGRAPHIE 342

1

INTRODUCTION GENERALE

Lrsquoune des ideacutees les plus connues drsquoAristote est que lrsquohomme est un animal politique

par nature Avant lui Platon dans le Pheacutedon 82b5-7 qualifie les abeilles les guecircpes et les

fourmis de politikon kai hemeron et il les considegravere comme les corps les plus approprieacutes pour

la reacuteincarnation de ces membres de lrsquoespegravece humaine qui ont cultiveacute agrave leur vivant laquo la vertu

publique et sociale celle qursquoon appelle la modeacuteration et aussi bien justice raquo (82a10-b2)

LorsqursquoAristote qualifiait dans lrsquoHistoire des animaux I 1 488a7-10 de laquo politique raquo

certains des animaux greacutegaires comme lrsquoabeille la fourmi la guecircpe la grue et lrsquohomme

peut-ecirctre il heacuteritait cette ideacutee de son maicirctre ou peut-ecirctre il se reacutefeacuterait tout simplement agrave un

nom courant par lequel les gens deacutesignaient et rassemblaient dans une famille unique les

animaux qui exhibent une certaine ressemblance observable entre eux1 parmi les animaux

greacutegaires sont politiques dit Aristote ceux qui ont tous ensemble une œuvre une et

commune Quoiqursquoil soit au sujet de lrsquohomme en tant qursquoanimal politique chez Aristote on

trouve une ideacutee plus eacutelaboreacutee que celle de Platon Aristote emploie cette appellation laquo animal

politique raquo plusieurs fois dans le corpus2 et il attribue une place centrale agrave cette ideacutee dans son

argument sur la naturaliteacute de la communauteacute politique pour lrsquohomme crsquoest le texte que lrsquoon

lit aujourdrsquohui comme le deuxiegraveme chapitre du premier livre des Politiques

La conception aristoteacutelicienne de lrsquohomme comme un animal politique diffegravere

cependant sensiblement de celle de Platon sur deux points Premiegraverement selon Platon la

(reacute)inteacutegration de lrsquohomme agrave une espegravece drsquoanimal politique deacutepend des vertus laquo publiques et

sociales raquo qui ne naissent que laquo de lrsquohabitude et de lrsquoexercice raquo (Pheacuted 82b2) alors que pour

Aristote crsquoest par nature que lrsquohomme est politique Deuxiegravemement Platon nrsquoenvisage la

politiciteacute humaine qursquoau niveau des individus et il la considegravere comme un privilegravege des gens

vertueux ce sont uniquement les gens de bien qui soit se reacuteintroduiront dans une espegravece

drsquoanimal politique soit reacuteincarneront une nouvelle naissance pour une nouvelle espegravece

humaine (82b7-8) Quant agrave Aristote dans lrsquoHA et dans les Politiques I 2 crsquoest explicitement

au niveau de lrsquoespegravece qursquoil parle du caractegravere politique de lrsquohomme

1 Typiquement Aristote reconnaicirct une certaine sagesse agrave lrsquoopinion populaire sur la classification des animaux

cf PA I 4 644a12-19 et 644b1-3 2 Outre les occurrences de ce terme dans les Politiques I 2 les passages relatifs sont les suivants Pol III 6

1278b17-21 EN I 7 1097b8-11 EN IX 9 1169b17-19 EN VIII 14 1162a16-25 EE VII 10 1242a19-

28 HA I 1 487b32-488a10 HA VIII 1 588b24-589a1

2

Le fait que la naturaliteacute impliqueacutee pour le caractegravere politique de lrsquohomme dans

lrsquoHistoire des animaux et celle impliqueacutee dans les Politiques I 2 peuvent toutes les deux se

comprendre dans un sens litteacuteralement zoologique crsquoest-agrave-dire dans un sens litteacuteralement

partageacute par les autres animaux dits politiques est fermement eacutetablit par les travaux des

savants comme Wolfgang Kullmann et Jean-Louis Labarriegravere Leurs travaux montrent de

faccedilon convaincante la non-neacutecessiteacute et les faiblesses drsquoeacutetablir une opposition entre un sens

litteacuteral et un sens meacutetaphorique du terme politikos Certains commentateurs contemporains

des Politiques eacuteprouvent le besoin de faire cette distinction parce que selon eux la politiciteacute

humaine se caracteacuterise par un pheacutenomegravene qui ne saurait pas srsquoexpliquer par le sens donneacute au

terme politikos dans lrsquoHA il srsquoagit du pheacutenomegravene exclusivement humain de la polis Puisque

cette derniegravere ne saurait pas ecirctre reacuteduite agrave cette sorte drsquoœuvre collective dont les abeilles les

fourmis etc sont aussi capables lrsquousage du terme politikos pour les animaux autres que

lrsquohomme doit ecirctre consideacutereacute comme un transfegravere meacutetaphorique de ce terme dans le domaine

zoologique La difficulteacute avec cette interpreacutetation est la suivante le sens que lrsquoHA donne

pour le terme politikos couvre lrsquohomme aussi tout simplement parce que lrsquohomme est le

premier exemple qursquoAristote choisit dans lrsquoHA pour ce sens zoologique de politikos Cela

dit si ce sens zoologique nrsquoest qursquoun sens meacutetaphorique il faudra alors accepter ou bien qursquoil

existe un sens dans lequel lrsquohomme est meacutetaphoriquement politique par rapport agrave soi-mecircme

(et crsquoest exactement la raison pour laquelle il figure agrave cocircteacute des autres animaux dans la liste de

lrsquoHA) ou bien si cette premiegravere alternative est inacceptable il doit exister un sens litteacuteral

dans lequel lrsquohomme est zoologiquement politique (et crsquoest exactement pourquoi il figure agrave

cocircteacute des autres animaux dans la liste de lrsquoHA) et un sens meacutetaphorique du terme politikos

nrsquoexiste pas non seulement pour lrsquohomme mais pour les autres animaux non plus Autrement

dit si la premiegravere alternative est inadmissible et srsquoil y a bien un sens dans lequel la polis est

litteacuteralement une œuvre une et commune pour les hommes il faudra alors accepter que ce

sens correspond bien agrave celui donneacute dans lrsquoHA et que ce dernier nrsquoa rien de meacutetaphorique

Selon nous il srsquoagit drsquoune fausse discussion et drsquoune question mal poseacutee parce que nier tout

sens litteacuteralement zoologique agrave la politiciteacute humaine ne laisse que lrsquoalternative drsquoaccepter un

sens meacutetaphorique drsquoecirctre politique pour lrsquohomme alors que cette derniegravere option est lrsquoexacte

contraire de ce qui est voulu par cette opposition entre un sens litteacuteral et un sens meacutetaphorique

du terme politikos

3

Cela dit notre travail prend cette question comme une question deacutepasseacutee Nous nrsquoy

revenons que briegravevement en guise drsquointroduction au Chapitre 3 et nous prenons comme

acquises les conclusions abouties par Kullmann et Labarriegravere3

Ce travail prend une autre question agrave son centre Aujourdrsquohui le fait que selon

Aristote lrsquohomme nrsquoest litteacuteralement pas le seul animal politique est reconnu par une grande

unanimiteacute Le caractegravere zoologique de la politiciteacute humaine chez Aristote nrsquoest plus un point

controverseacute entre les eacutetudiants drsquoAristote Aujourdrsquohui lrsquoeffort intellectuel des commentateurs

est plutocirct consacreacute agrave fournir une explication pour la comparaison que le Stagirite fait entre la

politiciteacute humaine et celle des autres animaux politiques en Pol I 2 Aristote affirme non

seulement que lrsquohomme est un animal politique mais qursquoil est aussi plus (μᾶλλον) politique

que nrsquoimporte quel autre animal greacutegaire comme lrsquoabeille etc (1253a7-9) Une unanimiteacute

srsquoeacutetablit autour de cette question aussi toutes les explications (y compris celles de Kullmann

et de Labarriegravere) fournies pour cet adverbe laquo μᾶλλον raquo srsquoaccorde bien que des faccedilons

diffeacuterentes agrave y reconnaitre un seuil qui distingue cateacutegoriquement la nature de la politiciteacute

humaine de celles des autres animaux politiques Ainsi elles renvoient toutes le degreacute

supeacuterieur du caractegravere politique de lrsquohomme soit agrave sa rationaliteacute soit agrave sa capaciteacute langagiegravere

soit agrave sa possession drsquoune perception morale ou encore agrave tous ces trois caracteacuteristiques

exclusivement humains agrave la fois Le problegraveme avec cette deuxiegraveme unanimiteacute est qursquoelle rend

caduque la critique de la distinction entre un sens meacutetaphorique et un sens litteacuteral drsquoecirctre

politique Cette critique nous permettait de voir non seulement un sens litteacuteral pour la

politiciteacute animale mais aussi un sens litteacuteralement animal pour la politiciteacute humaine Or

explication du degreacute supeacuterieur du caractegravere politique de lrsquohomme par reacutefeacuterence aux traits

exclusivement et proprement humains reproduit sans toucher agrave son contenu exactement la

mecircme diffeacuterence voulue par la distinction entre un sens meacutetaphorique et un sens litteacuteral drsquoecirctre

politique Il est des commentateurs qui essaient drsquointerpreacuteter ce mot laquo μᾶλλον raquo comme

indiquant une diffeacuterence de degreacute et non pas une diffeacuterence de nature entre lrsquohomme et les

autres animaux tout en insistant cependant agrave marquer par cet adverbe un seuil qui ne saurait

srsquoexpliquer que par reacutefeacuterence aux traits proprement humains comme la raison le langage et la

moraliteacute Dans notre Chapitre 3 nous avons essayeacute de montrer que crsquoest une tacircche

impossible une telle explication ne fonctionne pas

3 Je ne suggegravere pas que Kullmann et Labarriegravere deacutecrivent de la mecircme maniegravere que nous faisons ici le problegraveme

avec la distinction entre un sens meacutetaphorique et un sens litteacuteral drsquoecirctre politique

4

De deux thegraveses principales soutenues dans cette eacutetude la premiegravere consiste donc agrave dire

que les traits exclusivement et proprement humains comme la raison le langage et la moraliteacute

ne peuvent pas expliquer le degreacute supeacuterieur du caractegravere politique de lrsquohomme et qursquoils ne

suffisent pas agrave rendre compte de lrsquoanimal politique que lrsquohomme est Les premiers quatre

chapitres (sur six) de ce travail sont consacreacutes agrave discuter les faiblesses les impasses et les

contradictions de cette laquo tradition raquo drsquoanalyser le degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute humaine chez

Aristote par reacutefeacuterence agrave ces traits laquo trop humains raquo Une preacutecision est cependant neacutecessaire

notre thegravese ne consiste pas agrave nier toute diffeacuterence de nature entre la politiciteacute de lrsquohomme et

celle des autres animaux Plus preacuteciseacutement nous ne soutenons pas lrsquoideacutee que la raison la

capaciteacute langagiegravere et la perception morale de lrsquohomme sont politiquement impertinentes et

qursquoelles ne diffeacuterencient pas la vie politique de lrsquohomme de maniegravere cateacutegorique de celles des

autres animaux politiques Donc ce travail ne nie pas lrsquoexistence drsquoun seuil de diffeacuterence de

nature entre le politikon humain et les autres animaux Mais nous ne pensons pas que le plus

haut degreacute de la politiciteacute humaine srsquoy trouve Autrement dit nous ne pensons pas que lrsquousage

de ce petit mot laquo μᾶλλον raquo est destineacute agrave marquer la (les) diffeacuterence(s) que creacuteent dans la vie

politique de lrsquohomme sa rationaliteacute sa capaciteacute langagiegravere et sa moraliteacute De prime abord

cette thegravese semble contredire la litteacuteraliteacute de ce qursquoAristote dit dans les Politiques I 2 agrave ce

sujet En 1253a7-10 Aristote affirme que

il est eacutevident que lrsquohomme est un animal politique plus que nrsquoimporte quelle abeille et

que nrsquoimporte quel animal greacutegaire Car (γάρ) comme nous le disons la nature ne fait

rien en vain or seul parmi les animaux lrsquohomme a un langage

Le γάρ en 1253a9 semble justifier le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine par sa possession

du langage Dans la suite de ce passage le Stagirite explique tregraves fameusement que la

fonction du langage consiste agrave communiquer laquo lrsquoavantageux et le nuisible et par suite aussi le

juste et lrsquoinjuste raquo - les notions dont seul lrsquohomme parmi les animaux possegravede la perception

Ainsi par le biais du langage la perception des notions morales semble aussi joindre agrave la

justification du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme par reacutefeacuterence agrave lrsquoexclusiviteacute des

traits propres agrave ce dernier lrsquohomme serait donc plus politique parce qursquoagrave la diffeacuterence des

autres animaux dits politiques il possegravede certains traits suppleacutementaires qui ne sont pas

politiquement impertinents du tout et qui donc rendent lrsquohomme capable des actions

politiques dont les autres animaux ne sont absolument pas capables

Dans le dernier chapitre (Chapitre 6) de cette eacutetude nous tacircchons de montrer qursquoune

compreacutehension correcte de lrsquoemploie du principe teacuteleacuteologique laquo la nature ne fait rien en

5

vain raquo dans ce passage suggegravere que le rocircle explicatif qursquoassume le mot γάρ en 1253a9 est en

effet censeacute fonctionner dans le sens inverse lrsquoemploie de ce principe teacuteleacuteologique dans ce

passage suggegravere que ce nrsquoest pas le langage qui explique le fait que lrsquohomme est plus

politique mais crsquoest le rocircle politique du langage qui deacutepend pour sa justification du fait que

lrsquohomme est politique agrave un plus haut degreacute que les autres animaux La politiciteacute du langage

nrsquoexplique pas ce dernier elle la suppose Le langage nrsquoest pas donneacute en vain parce qursquoeacutetant

politique agrave ce point preacutecis crsquoest-agrave-dire de maniegravere agrave construire cette multipliciteacute des

communauteacutes qui constituent finalement la polis elle-mecircme lrsquohomme aura besoin du

langage la constitution de toutes ces communauteacutes requiegraverent une communauteacute de

perspective au sujet des certaines notions morales laquelle nrsquoest possible que par le

truchement de la capaciteacute communicative du langage Le langage suit les besoins de la vie

politique de cet animal qursquoest lrsquohomme il ne les invente pas

Une grande partie des analyses existantes du degreacute supeacuterieur de la politiciteacute humaine

par reacutefeacuterence agrave ses traits proprement humains est marqueacutee par une circulariteacute On suppose

que la diffeacuterence la plus pertinente pour rendre compte de la supeacuterioriteacute de la politiciteacute de

lrsquohomme est sa possession de la polis lrsquohomme est plus politique parce que lui seul possegravede

cette communauteacute eacuteminemment politique qursquoest la polis Nous pensons aussi qursquoen derniegravere

analyse cela doit ecirctre la bonne explication de ce pheacutenomegravene Cependant dans lrsquoapproche

traditionnelle on entend une chose particuliegravere de cette explication au lieu de mettre agrave

lrsquoorigine de la polis le fait mecircme de la supeacuterioriteacute de la politiciteacute humaine ndash et donc au lieu de

dire que lrsquohomme possegravede la polis parce qursquoil est par nature plus politique que les autres

animaux politiques ndash on fait lrsquoinverse et on dit que lrsquohomme est plus politique parce qursquoil

possegravede la polis sous-entendant que la possession drsquoune communauteacute comme la polis est la

condition suffisante et neacutecessaire pour ecirctre plus politique Le raisonnement derriegravere cette

explication est le suivant un animal est plus politique suppose-t-on que les autres si et

seulement srsquoil possegravede une communauteacute telle qursquoune polis or lrsquohomme est le seule animal agrave

posseacuteder une telle communauteacute alors lrsquohomme est plus politique que toute les autres

animaux politiques Pour le dire autrement dans cette approche traditionnelle au lieu

drsquoexpliquer comment et pourquoi le caractegravere politique de lrsquohomme se diffeacuterencie de cette

maniegravere preacutecise par rapport aux autres animaux crsquoest-agrave-dire de maniegravere agrave posseacuteder une

communauteacute comme la polis on preacutefegravere de dire que le fait que lrsquohomme est plus politique

srsquoexplique deacutejagrave par le fait qursquoil est le seul animal suffisamment doueacute (de par ses capaciteacutes

rationale langagiegravere et morale) pour vivre dans une polis lrsquohomme est le seul agrave pouvoir vivre

dans une polis donc il est plus politique La circulariteacute de cette explication consiste en ce

6

qursquoelle part de la supposition que laquo pouvoir vivre dans une polis raquo est deacutejagrave laquo ecirctre plus

politique raquo Or ce nrsquoest pas la reacuteponse crsquoest exactement la question mecircme pour laquelle on

cherche une reacuteponse Pour pouvoir expliquer pourquoi sa possession de la polis rend lrsquohomme

plus politique ce dont on a besoin ce nrsquoest pas de supposer mais drsquoexpliquer pourquoi la

possession de la polis revient agrave ecirctre plus politique Nous eacutetudions cette circulariteacute dans notre

Chapitre 1

Une conseacutequence naturelle de cette circulariteacute est de supposer que selon Aristote

crsquoest la polis qui fait lrsquohomme lrsquoanimal politique qursquoil est Cette circulariteacute suppose que ce ne

serait pas lrsquohomme qui fait la polis mais crsquoest la polis qui fait lrsquohomme politique Cette

conseacutequence a sans doute une inconvenance pour la theacuteorie drsquoAristote parce que ce dernier

affirme que crsquoest par nature que lrsquohomme est politique Or si crsquoest la polis avec toutes ses

lois son systegraveme drsquoeacuteducation etc qui rend lrsquohomme politique cela revient agrave dire que ce nrsquoest

pas par nature mais par lrsquoart politique que lrsquohomme est politique David Keyt dans un article

qui a eu un grand retentissement dans les eacutetudes sur la question de lrsquoanimal politique chez

Aristote voit cette contradictionhellipmais il lrsquoattribue agrave Aristote lui-mecircme Selon Keyt Aristote

ne comprend pas le fait que selon ses propres principes lrsquohomme ne peut pas ecirctre un animal

politique par nature Aristote suppose dans le chapitre 2 des Politiques I que la vertu de la

justice est indispensable pour la vie politique de lrsquohomme sans elle lrsquohomme serait la pire

des becirctes Or la vertu de la justice ne peut ecirctre cultiveacutee toujours selon Aristote lui-mecircme que

dans les mains de lrsquoart politique Cela dit comme crsquoest la vertu de la justice et lrsquointervention

de lrsquoart politique qui rend lrsquohomme politique Aristote ne saurait pas dire qursquoil est politique

par nature lrsquohomme est politique par art parce qursquoil ne lrsquoest que par vertu Dans le Chapitre

2 nous discutons exclusivement cette question afin de montrer que Keyt a tort et que drsquoapregraves

Aristote ce nrsquoest pas la vertu de la justice qui rend lrsquohomme politique Le besoin mecircme de

cultiver cette vertu suggegravere que lrsquoart politique suit les besoins de lrsquoanimal politique qursquoest

lrsquohomme et il ne lrsquoinvente pas La polis toutes ses lois tout son systegraveme judiciaire etc

constituent un bien pour lrsquohomme parce qursquoil est un animal politique par nature Pour le dire

diffeacuteremment lrsquohomme ne devient pas un animal politique parce qursquoil poursuit ces biens

Une autre conseacutequence de se reacutefeacuterer agrave la raison au langage et agrave la moraliteacute pour

lrsquoexplication du plus haut degreacute de la politiciteacute humaine est de ne plus prendre ce dernier

comme une diffeacuterenciation drsquoun trait que lrsquohomme possegravede en commun avec les autres

animaux politiques Dans toutes les versions de cette approche on ne considegravere plus le degreacute

supeacuterieur de la politiciteacute humaine comme reacutesultant de la forme speacutecifique que prend chez

lrsquohomme la differentia laquo politikos raquo Selon Aristote les diffeacuterences selon le plus et le moins

7

ne font elles-mecircmes pas de diffeacuterence speacutecifique 4 mais elles reacutesultent des diffeacuterences

speacutecifiques que prend un trait commun chez diffeacuterentes espegraveces drsquoune mecircme famille

drsquoanimal Il srsquoensuit que selon les principes drsquoune bonne diairesis aristoteacutelicienne le fait que

lrsquohomme est plus politique que les autres animaux politiques doit ecirctre expliqueacute comme le

reacutesultat de la forme speacutecifique que le trait drsquolaquo avoir tous une œuvre une et commune raquo prend

chez lrsquohomme Ce point est ignoreacute dans toutes les analyses existantes de ce passage

aristoteacutelicien et il constitue le thegraveme central de notre Chapitre 3 Deux formes principales de

ce problegraveme peuvent ecirctre distingueacutees dans la litteacuterature Certains commentateurs considegraverent

le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine comme un fait suppleacutementaire agrave son politiciteacute

animale et on lrsquoexplique comme un trait que lrsquohomme possegravede autrement qursquoanimal Selon

cette interpreacutetation contrairement agrave sa politiciteacute son laquo ecirctre plus politique raquo nrsquoest plus un fait

zoologique relevant de la nature animale de lrsquohomme Un seconde type drsquointerpreacutetation

rapporte ce fait aux speacutecificiteacutes de lrsquoacircme humaine et agrave la supeacuterioriteacute des certaines capaciteacutes

psychiques humaines Or cette fois on risque drsquoexpliquer le plus haut degreacute de la politiciteacute

humaine par les diffeacuterences qui sont accidentelles agrave laquo politikos raquo

Cette deacuteviation des principes de la diairesis aristoteacutelicienne a pour reacutesultat une

moralisation de lrsquoanimal politique Dans cette approche moralisante la fondation drsquoune polis

et ecirctre ainsi plus politique (par rapport aux autres animaux sans polis) deviennent une

vocation morale pour lrsquohomme Selon cette approche puisque la polis existe comme Aristote

le dit en vue de bien-vivre et que ce dernier consiste pour lrsquohomme en lrsquoaccomplissement

vertueux de ses capaciteacutes proprement humaines lrsquohomme ne peut pas ne pas aller au-delagrave de

sa sphegravere familiale et fonder des poleis Lrsquohomme est sous lrsquoobligation morale drsquoecirctre plus

politique en fondant des poleis lrsquohomme doit se faire plus politique parce que crsquoest le seul

moyen pour lui drsquoinvestir dans la vie vertueuse Il serait donc plus politique en vue de la vertu

alors que les autres animaux eacutetant deacutepourvu de toute vie morale le seraient agrave un moindre

degreacute Cette interpreacutetation trouverait sa confirmation dans un passage des Politiques III 9

1281a2-3 ougrave Aristote dit que la communauteacute politique existe en vue des belles actions Dans

notre Chapitre 4 apregraves un examen des diffeacuterentes versions de cette interpreacutetation moralisante

de lrsquoanimal politique humain nous essayons de montrer qursquoelle deacutepend en effet drsquoune fausse

identification entre le bien-vivre et la poursuite de la vertu En eacutetudiant certains passages des

Ethiques nous arrivons agrave la conclusion que bien que le bien-vivre et les actions vertueuses

dans lesquelles il consiste couvrent pratiquement la mecircme extension dans lrsquoordre de la

logique le bien-vivre tient une prioriteacute sur la poursuite de la vertu et sur les actions vertueuse 4 Pol I 13 1259b36

8

Aristote affirme que la communauteacute existe en vue des actions vertueuses parce que le bien-

vivre humain nrsquoest pas possible sans elles La polis existe en vue des laquo belles actions raquo parce

qursquoelle existe en vue de bien-vivre

Toutes les interpreacutetations que nous examinons dans les premiers quatre chapitres de

notre eacutetude partage quoique des faccedilons diffeacuterentes cette perspective sur le plus haut degreacute de

la politiciteacute humaine selon ces interpreacutetations lrsquohomme serait drsquoabord politique agrave un niveau

zoologique et apregraves il serait plus politique pour des raisons drsquoordre morale ou eacutethique Les

problegravemes de cette perspectives nous conduit agrave deacutevelopper une reacuteponse positive agrave la question

suivante lrsquohomme ne serait-il pas plus politique pour des raisons drsquoordre biologique ou

zoologique avant de lrsquoecirctre pour des raisons drsquoordre morale ou eacutethique 5 Or la recherche drsquoun

sens zoologique pour le degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme nous conduit agrave son

tour agrave chercher un sens zoologique pour le bien-vivre humain aussi Car selon nous aussi le

degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute humaine doit ecirctre expliqueacutee par la possession de la polis et la

polis existe en vue du bien-vivre Il est eacutevident qursquoAristote considegravere la polis comme la forme

ultime que prend le fait que lrsquohomme est un animal politique ce trait zoologique de lrsquohomme

se diffeacuterencie par rapport aux autres animaux politiques de cette maniegravere preacutecise drsquoavoir une

polis et le plus haut degreacute de sa politiciteacute nrsquoest que le reacutesultat de cette diffeacuterenciation

speacutecifique Or si la polis existe en vue de bien-vivre cela revient agrave dire que crsquoest aussi en vue

de bien-vivre que son caractegravere politique se diffeacuterencie de cette maniegravere preacutecise Cependant

les explications de ce dernier fait par des raisons drsquoordre purement et exclusivement eacutethique

causent certains inconveacutenients examineacutes dans nos Chapitres 1-4 Crsquoest pourquoi dans le

Chapitre 5 nous essayons de discerner les eacuteleacutements drsquoune notion zoologique de bien-vivre

chez Aristote Selon les conclusions abouties dans ce chapitre le bien-vivre des animaux

deacutepend de lrsquoachegravevement drsquoune multipliciteacute et drsquoune grande varieacuteteacute drsquoactions Lrsquohomme est

lrsquoanimal dont lrsquoaction totale exhibe le plus de complexiteacute Or la reacuteussite de lrsquoaction totale

drsquoun animal aussi complexe que lrsquohomme requiert lrsquoassistance drsquoun moyen aussi complexe

que la polis Crsquoest donc dans ce sens que la polis existe en vue de bien-vivre selon Aristote

elle contribue au bon accomplissement de lrsquoaction totale de lrsquohomme

Selon lrsquoHA I 1 487b33-34 laquo ecirctre politique raquo est une diaphora qui relegraveve du genre de

vie (bios) et de lrsquoaction (praxis) des animaux Suivant cette affirmation drsquoAristote il semble 5 Crsquoest une reformulation de la question que Jean-Louis Labarriegravere Langage vie politique et mouvement des

animaux Paris Vrin 2004 p 108 se pose lors qursquoil srsquointerroge au sujet de la validiteacute drsquoune opposition entre le

sens litteacuteral et le sens meacutetaphorique drsquoecirctre animal politique Il pose cette question pour le fait drsquoecirctre politique je

la pose ici pour le fait drsquoecirctre plus politique

9

raisonnable de consideacuterer le trait drsquolaquo avoir tous une œuvre une et commune raquo comme une

sorte de praxis pour tous ces animaux dits politiques il srsquoagit drsquoune praxis communautaire

On peut donc consideacuterer le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine comme le reacutesultat de la

forme speacutecifique que prend sa praxis communautaire Drsquoougrave la seconde thegravese principale de

notre travail eacutelaboreacutee dans le Chapitre 6 lrsquohomme est plus politique que les autres animaux

politiques par le fait qursquoil est une animal politique agrave multiple communauteacutes La praxis

communautaire de lrsquohomme se diffeacuterencie de maniegravere agrave posseacuteder une multipliciteacute des

communauteacutes qui sont diffeacuterentes lrsquoune de lrsquoautre selon lrsquoespegravece la polis elle-mecircme est

constitueacutee drsquoune multipliciteacute des communauteacutes elle est la communauteacute de communauteacutes de

communauteacutes6

Cependant il reste toujours une question agrave reacutepondre pourquoi lrsquohomme irait-il au-

delagrave de la sphegravere familiale pour fonder la polis Pourquoi rendrait-il sa vie tellement

compliqueacute pour construire et conserver une communauteacute aussi complexe qursquoune polis Notre

recherche refuse les reacuteponses relevant de lrsquoordre de la moraliteacute lrsquohomme ne devient pas agrave ce

degreacute politique dans la poursuite des vertus Il nrsquoy a pas de sens non plus agrave dire que lrsquohomme

eacuteprouve le besoin drsquoaller au-delagrave de la famille juste parce qursquoil peut parler etou juste parce

qursquoil est rational La seule raison selon nous qursquoAristote suggegravere dans les Politiques I 2

pour la complexiteacute que prend la vie politique de lrsquohomme est son manque de

lrsquoautosuffisance crsquoest en vue de lrsquoautosuffisance que lrsquohomme est agrave ce point politique Dans

le Chapitre 6 nous analysons diffeacuterents types de lrsquoautosuffisance en vue desquels lrsquohomme

construit toute cette multipliciteacute des communauteacutes agrave savoir lrsquoautosuffisance eacuteconomique

politique et aussi eacutethique

Lrsquoun des passages principaux de notre eacutetude est lrsquoHistoire des Animaux I 1 487b32-488a10

Dans ce passage Aristote attribue une politiciteacute aux certains des animaux qursquoil qualifie de

laquo solitaire raquo Drsquoapregraves Aristote les animaux politiques existent donc non seulement parmi les

greacutegaires mais aussi parmi les solitaires Selon ce passage lrsquohomme est agrave la fois un animal

greacutegaire-politique et un animal solitaire-politique il appartient aux deux La difficulteacute de

comprendre cette cateacutegorie des animaux laquo solitaires-politiques raquo est dissipeacutee par les analyses

6 Jrsquoemprunte cette expression agrave Jean-Louis Labarriegravere laquo Zocircon politikon et zocirca politika drsquoune preacutetendue

meacutetaphore chez Aristote raquo Eacutepokhegrave 6 1996 p 11-33 (p 14)

10

perccedilantes de Jean-Louis Labarriegravere sur ce passage7 En srsquoappuyant sur deux autres passages

des traiteacutes zoologiques agrave savoir lrsquoHistoire des Animaux VIII 1 588b24-589a1 la

Geacuteneacuteration des Animaux III 12 753a7-15 il fait une distinction entre deux sens drsquoecirctre

politique dans la zoologie aristoteacutelicienne un sens deacutefini par lrsquoœuvre collective (dans lrsquoHA I

1 488a7-10) et un sens laquo familial raquo (lrsquoHA VIII 1 588b24-589a1 et dans la GA III 12

753a7-15) Dans ce dernier sens laquo politique raquo deacutesigne selon Labarriegravere laquo les animaux qui

entretiennent des solides relations lsquofamilaialesrsquo ce qui nrsquoest le cas ni des insectes politiques

ni des oiseaux mais de lrsquohomme et de certains quadrupegravedes raquo8 Crsquoest dans ce second sens que

certains animaux seraient laquo solitaires-politiques raquo Il est cependant clair que dans les

Politiques I 2 1253a7-9 ce nrsquoest pas par son appartenance au groupe des animaux

laquo solitaires-politiques raquo mais crsquoest par son appartenance aux laquo greacutegaires-politiques raquo

qursquoAristote qualifie lrsquohomme de plus politique ce qui est compareacute dans ce passage crsquoest la

politiciteacute de certains animaux greacutegaires Puisque notre travail prend cette comparaison comme

sa question centrale nous nous bornons agrave eacutetudier la politiciteacute humaine dans son sens deacutefini

par lrsquoœuvre collective

7 Voir surtout le Chapitre II de son Langage vie politique et mouvements des animaux op cit p 63-98 Voir

aussi Jean-Louis Labarriegravere laquo Zocircon politikon et zocirca politika drsquoune preacutetendue meacutetaphore chez Aristote raquo loc

cit (repris dans le Chapitre III de Langage vie politique et mouvements des animaux op cit) 8 Jean-Louis Labarriegravere dans son laquo Zocircon politikon et zocirca politika raquo loc cit p 19

11

CHAPITRE I

Lrsquohomme lrsquoorigine de la naturaliteacute de la polis

I Introduction

Le fait qursquoAristote deacutesigne dans lrsquoHistoire des Animaux I1 488a7-10 ou en VII 1

589a1-2 certains animaux autres que lrsquohomme comme laquo politiques raquo soulegraveve souvent le

besoin de diffeacuterencier cet usage du terme par rapport agrave ses usages pour les ecirctres humains

eacutetant donneacute que crsquoest toujours le mecircme Aristote qui preacutecise dans les Politiques III 9 qursquoil

nrsquoest pas de citeacute des animaux ni des esclaves car ceux-ci deacutepourvus de la capaciteacute du choix

deacutelibeacutereacute nrsquoont aucune part dans le bien-vivre (1280a32-34) Lrsquoemploi du terme laquo politique raquo

pour les autres animaux ne suppose pas un lien avec la polis et comme ce lien speacutecifique agrave la

polis ne tient que dans le cas de ce zocircon politikon qursquoest lrsquohomme quand il srsquoagit de souligner

ce qui est commun agrave tous les animaux dits laquo politiques raquo qursquoils soient humains ou non on

preacutefegravere parfois la deacutesignation drsquolaquo animal social raquo 1 On pourrait penser que cette derniegravere

deacutesignation a le meacuterite de ne pas trancher lrsquoambiguiumlteacute du mot laquo polis raquo et qursquoelle nous donne

peut-ecirctre lrsquoavantage drsquoindiquer par une seule phrase agrave la fois le cas de lrsquohomme et celui des

autres animaux En effet la polis pourrait ecirctre penseacutee aussi bien comme une certaine

organisation des institutions exclusivement politiques crsquoest-agrave-dire comme un Eacutetat que

comme une uniteacute de vie communautaire sans une reacutefeacuterence neacutecessaire agrave ce qui est

speacutecifiquement et institutionnellement politique et humain2

1 Crsquoest ce que R Mulgan laquo Aristotlersquos Doctrine that Man is a Political Animal by Nature raquo Hermes 102 1974

p 438-45 appelle par exemple le sens laquo socieacutetal raquo du terme laquo zocircon politikon raquo 2 Sur la question laquo Qursquoest-ce qursquoune polis raquo et sur les sens diffeacuterents dans lesquels le mot laquo polis raquo a eacuteteacute utiliseacute

les sources principales sont les travaux de The Copenhagen Polis Centre et surtout ceux de Mogens Herman

Hansen Je me borne ici agrave en citer deux Mogens Herman Hansen Polis and the City-State An Ancient Concept

and its Modern Equivalent Acts of Copenhagen Polis Centre vol 5 Copenhagen 1998 et M H Hansen

laquoIntroduction The Polis as a Citizen State raquo dans The Ancient Greek City-State ed MH Hansen Copenhagen

1993 p 7-29 Pour le sens socieacutetal de la polis chez Aristote voir Josiah Ober laquo The Polis as a Society Aristotle

John Rawls and the Athenian Social Contractraquo dans The Ancient Greek City-State op cit p 129-60 pour un

reacutesumeacute des reacutesultats des travaux du Copenhagen Polis Center M H Hansen laquo 95 Thesis About the Greek Polis

in the Archaic and Classical Periods A Report on the Results Obtained by the Copenhagen Polis Centre in the

Period 1993-2003 raquo Historia Zeitschrift fuumlr Alte Geschichte 52 (3) 2003 p 257-82 Pour un reacutepertoire des

sens que le mot laquo polis raquo prend chez Aristote voir MB Sakelleriou The Polis-State Definition and Origin

12

Or certaines traductions du terme laquo zocircon politikon raquo mettent un accent encore plus

fort et encore plus exclusif sur le rapport du politikon humain agrave la polis crsquoest la dimension de

citoyenneteacute que lrsquoon met en avant et on preacutefegravere donner un sens plus eacutelaboreacute agrave la

compreacutehension eacutetatique de lrsquoanimal politique humain Crsquoest peut-ecirctre avec un tel motif que

Ross aurait traduit la phrase laquo phusei politikon ho anthropos raquo en EN I 7 1097b11 comme

laquo man is born for citizenship raquo3 Certes ce nrsquoest pas le terme laquo zocircon politikon raquo qui est

employeacute ici Toutefois il est possible de dire que crsquoest bien ce terme-lagrave qursquoAristote sous-

entend car dans ce passage de lrsquoEthique il vise agrave montrer comment vivre dans une citeacute avec

tous ses aspects communautaires est indispensable pour le bien vivre de lrsquohomme Ross

aurait donc raison agrave mettre en avant lrsquoapogeacutee de cette vie communautaire humaine la vie avec

ses concitoyens4

Parmi les traducteurs plus reacutecents drsquoAristote Richard Bodeacuteuumls et Trevor J Saunders

suivent lrsquoexemple de D Ross Pour la mecircme phrase de lrsquoEN I 7 1097b11 la traduction de

Bodeacuteuumls est laquo lrsquohomme est naturellement un ecirctre destineacute agrave la citeacute raquo Pour la mecircme phrase

dans un autre passage parallegravele en EN IX 9 1169b18-19 il suggegravere presque la mecircme

traduction mais cette fois avec une laquo citeacute raquo en C majuscule laquo Lrsquohomme est en effet un ecirctre

fait pour la Citeacutehellipde par sa nature mecircme raquo5 Le choix de Saunders est encore plus explicite

Athens National Hellenic Research Foundation 1989 p 214-82 Cette derniegravere source est aussi riche sur la

question de lrsquoorigine et du diffeacuterents sens de laquo polis raquo 3 David Ross The Works of Aristotle Translated into English Oxford Clarendon Press 1925 Ces mecircmes lignes

ont eacuteteacute traduites comme laquo man is sociable by nature raquo dans la version reacuteviseacutee de la traduction de Ross par J O

Urmson dans The Complete Works of Aristotle The Revised Oxford Translation ed J Barnes Princeton

Princeton University Press NJ 1991 (fourth printing) 4 R Mulgan cite le mecircme passage comme lrsquoune des occurrences du sens socieacutetal de laquo zocircon politikon raquo laquo [In this

passage] the contrast is not between membership of the polis and membership of other associations such as the

the oikia but rather between social life in general and the life of a solitary individual In its emphasis on the

general need for social life (sudzen) this is closer to the sens of politikon zocircon in HAraquo (laquo Aristotlersquos Doctrine raquo

loc cit p 441) Selon lui le sens de citoyenneteacute serait le sens exclusive de laquo zocircon politikon raquo alors que le sens

laquo socieacutetal raquo serait le sens inclusif (inclusif des autres communauteacutes que la polis-Eacutetat) 5 Ce dernier passage dit laquo πολιτικὸν γὰρ ὁ ἄνθρωπος καὶ συζῆν πεφυκός raquo et le contexte met lrsquoaccent moins sur

le sens laquo eacutetatique raquo drsquoecirctre politique que le sens communautaire (laquo socieacutetal raquo) Mais Bodeacuteuumls semble choisir cette

traduction avec un laquo Citeacute raquo en majuscule afin drsquoisoler un sens plus speacutecifique pour laquo politikon raquo et de le

distinguer des connotations socieacutetales du mot laquosudzecircnraquo Donc il semble bien penser agrave un sens eacutetatique au fait

drsquoecirctre politique

13

Sa traduction de laquo zocircon politikon raquo dans le fameux passage des Politiques I 2 1253a2-3 est

laquo man is by nature an animal fit for a state raquo6

Les traductions de Ross Saunders et Bodeacuteuumls illustrent bien une tendance dominante

dans la compreacutehension du caractegravere politique de lrsquohomme selon Aristote Selon cette tendance

interpreacutetative lrsquohomme ne serait politikon que dans son appartenance agrave lrsquoEacutetat ou pour aller

encore plus loin agrave lrsquoinstar de Ross pour lrsquohomme ecirctre politikon deacutesignerait son appartenance

agrave la polis (comprise comme Eacutetat ) en fonction de sa citoyenneteacute Le politikon humain serait

donc un ecirctre vivant de lrsquoEacutetat

Le commentaire que Saunders fait pour les Politiques I 2 1253a7-18 ougrave Aristote

affirme que lrsquohomme est mallon politikon que nrsquoimporte quel animal greacutegaire montre en effet

que la compreacutehension eacutetatique du politikon humain srsquoeacutelargit agrave une entente eacutetatique de la vie

politique en tant que telle Il ne srsquoagit plus exclusivement du politikon humain mais ce dernier

et son caractegravere drsquoappartenir agrave la polis se donnent comme la mesure mecircme drsquoecirctre politikon

tout court La traduction de Saunders pour Pol 1253a7-10 est la suivante laquo The reason why

man is an animal fit for a state to a fuller extent than any bee or any herding animal is

obvious Nature as we say does nothing pointlessly and man alone among the animals

possesses speech raquo7

Dans son commentaire Saunders reconnaicirct une eacutetrangeteacute dans lrsquoideacutee de comparer

lrsquohomme et tous les autres animaux politiques en fonction de leur laquo fitness raquo agrave la vie eacutetatique

de la polis Cependant il attribue cette eacutetrangeteacute non pas agrave sa propre interpreacutetation de ces

lignes mais agrave la formulation drsquoAristote lui-mecircme Son commentaire rend donc compte de

cette eacutetrangeteacute de la part drsquoAristote

lsquoFitrsquo for a state renders politikon [hellip] But no animal lives as a member of a state so

the sentence sounds absurd The point is that animals have two characteristics which

are necessary but not sufficient for life in a state the sensations (aesthesis) of pleasure

and pain and lsquovoicersquo phone with which to lsquoindicatersquo them to each other [hellip] Men

are thus lsquofit for a state to a fuller extentrsquo they are better equipped in such a way as to

be able to live in the complex association koinocircnia which is the state8

6 Trevor J Saunders Aristotle Politics Book I and II Clarendon Aristotle Series Oxford Clarendon Press

1995 p 3 7 Ibid 8 Ibid p 69

14

Selon Saunders dans ce passage la notion drsquoecirctre politique srsquoidentifie agrave la vie politique dans un

Eacutetat et cette derniegravere tient une position relativement indeacutependante et neutre par rapport agrave tous

les ecirctres vivants dits laquo politiques raquo Parmi ces derniers lrsquohomme seul selon Saunders est agrave

mecircme de satisfaire laquo agrave un degreacute plus complet raquo les caracteacuteristiques requises pour la vie

politique dans un Eacutetat Ainsi drsquoapregraves Saunders ecirctre politique selon la notion aristoteacutelicienne

pour un animal qursquoil soit humain ou non deacutesignerait une appartenance ou une capaciteacute

drsquoappartenir ou encore une sorte de laquo fitness raquo agrave cette uniteacute eacutetatique qursquoest la polis Si on

peut laisser de cocircteacute pour lrsquoinstant la peacutetition de principe dans cette explication de la

diffeacuterence entre lrsquohomme et les autres animaux politiques9 la position de Saunders semble

ecirctre un point convenable pour commencer agrave srsquointerroger sur la nature du lien entre le caractegravere

politique de lrsquohomme et la polis

II Eduard Meyer et Maurice Defourny sur les Politiques I 2

Les reacuteponses dans la litteacuterature secondaire contemporaine sur la question du lien

chez Aristote entre le zocircon politikon humain et la polis peuvent ecirctre diviseacutees en deux grands

groupes10 Selon le premier lrsquohomme ne serait pas politique sans polis (ou autrement dit

sans Eacutetat) alors que selon lrsquoautre lrsquohomme possegravederait la polis (ou lrsquoEacutetat) eacutetant politique par

nature

Saunders opte pour la premiegravere reacuteponse Selon lui les autres animaux politiques ne le

sont que dans un sens deacuteficient et lrsquohomme seul par sa capaciteacute langagiegravere peut preacutetendre agrave

satisfaire agrave un degreacute plus complet que les autres animaux les exigences drsquoune vie vraiment

politique laquelle consiste en un laquo fitness raquo agrave la vie eacutetatique

Dans son interpreacutetation fort particuliegravere des Politiques I 2 bien qursquoil tienne une

conception eacutetatique du zocircon politikon humain lrsquohistorien allemand Eduard Meyer parle en

faveur de la seconde reacuteponse Sa lecture drsquoAristote est tellement singuliegravere que Maurice

Defourny lui reproche de ne pas comprendre le Stagirite

9 La peacutetition de principe consiste sans doute dans le fait que la mesure qui donne un plus haut degreacute de politiciteacute

pour lrsquohomme est en fait deacutejagrave et exclusivement humaine 10 La discussion de certaines de ces reacuteponses constitue le thegraveme central de ce chapitre Mais ce thegraveme sera

plusieurs fois repris dans diffeacuterentes parties de ce travail

15

Au deacutebut du premier tome de son œuvre classique Geschichte des Altertums11 Eduard

Meyer invoque le nom du Stagirite comme une introduction agrave son sujet Comme le sous-titre

de ce premier tome lrsquoindique lrsquointeacuterecirct principal de lrsquohistorien allemand est de faire une

laquo introduction agrave lrsquoeacutetude des socieacuteteacutes anciennes raquo du point de vue de laquo lrsquoeacutevolution des

groupements humains raquo Drsquoougrave lrsquoattention qursquoil porte sur le deuxiegraveme chapitre du livre I des

Politiques Son inteacuterecirct dans ce chapitre se montre aussi dans le titre sous lequel il place les

paragraphes 2-5 de ce tome laquo Les groupements sociaux et les commencements de lrsquoEacutetat raquo

crsquoest une theacuteorie drsquoeacutemergence de lrsquoEacutetat qursquoil discute dans ces paragraphes

Lrsquooriginaliteacute de la place que Meyer precircte agrave Aristote dans son argument vient du fait

que pour une grande partie la thegravese principale de lrsquohistorien allemand consiste agrave dire

diameacutetralement le contraire de ce que le Stagirite deacutefend dans le livre I 2 de ses Politiques Et

crsquoest pourquoi Defourny srsquoen prend agrave Meyer Ce dernier deacutefend lrsquoideacutee qursquoau deacutebut il nrsquoy

avait que lrsquoEacutetat lrsquoEacutetat nrsquoa pas de commencement historique et il eacutetait lagrave avant toutes les

autres formes possibles de rapport humain Lrsquoideacutee que la famille a preacuteceacutedeacute lrsquoEacutetat dans

lrsquohistoire de lrsquoeacutevolution sociale nrsquoest pas une ideacutee soutenable selon Meyer il nrsquoest pas de

temps qui a preacuteceacutedeacute lrsquoEacutetat mais crsquoest lrsquoEacutetat qui preacutecegravede toute eacutevolution de lrsquohomme La

famille et tous les autres rapports humains ont eacuteteacute produits par lrsquoEacutetat La famille est plus

reacutecente que lrsquoEacutetat et pas lrsquoinverse Pour toutes ces ideacutees Meyer eacutevoque le nom drsquoAristote ndash

ce qui pousse Defourny agrave dire laquo qursquoil y a quelque chose profondeacutement comique raquo12 dans une

telle attitude Defourny pense que laquo Meyer se trompe du tout au tout raquo et que crsquoest une

11 La traduction franccedilaise Histoire de lrsquoantiquiteacute Tome I Introduction agrave lrsquoeacutetude des socieacuteteacutes anciennes

(Evolution des groupements humains) trad Maxime David Paris Librairie Paul Geuthner 1912 La publication

en allemand entre 1884-1902 Eduard Meyer avait une conception heacutegeacutelienne de lrsquohistoire Selon lui la force

deacuteterminante et dominante de lrsquohistoire nrsquoest rien drsquoautre que la politique Comme une dynamique qui se

constitue au-delagrave des individus sans ecirctre cependant indeacutependant de ces derniers la politique doit ecirctre

consideacutereacutee comme le vrai moteur de lrsquohistoire Lrsquointroduction agrave lrsquohistoire se fait par un laquo pur moment de

lrsquoEsprit raquo qui trouve ses origines dans la compreacutehension des premiers besoins mateacuteriels de lrsquohomme et la

politique elle-mecircme eacutetait neacutee selon Meyer de ce laquo pur moment de lrsquoEsprit raquo qui se trouve agrave lrsquoorigine de

lrsquohistoire Sur la theacuteorie de lrsquoEacutetat de Meyer voir plusieurs articles dans Supplements to Mnemosyne Eduard

Meyer Leben und Leistung eines Universalhistorikers eacuted W M Calder III amp A Demandt Brill Netherlands

1990 Pour la reacuteception de la philosophie antique jusqursquoagrave Platon par Meyer voir dans le mecircme volume le tregraves

inteacuteressant article de J Mansfeld laquo Greek Philosophy in the Geschichte des Altertums raquo p 354-384 12 Maurice Defourny Aristote Etudes sur la laquo Politique raquo Paris Beauchesne 1932 p 377

16

laquo erreur manifeste drsquoinvoquer le Stagirite quand on soutient comme Meyer que lrsquoEacutetat a

preacuteceacutedeacute la famille raquo13

Crsquoest principalement entre les paragraphes 2 et13 du tome I de lrsquoHistoire de lrsquoantiquiteacute

que Meyer se reacutefegravere aux Politiques I 2 Cependant agrave un certain point au cours du

deacuteveloppement de ces douze paragraphes lrsquoattitude de Meyer envers Aristote prend une

tournure inteacuteressante entre sect2-5 Meyer fait des allusions aux thegraveses de Pol I 2 pour

soutenir ses propres ideacutees et il invoque lrsquoautoriteacute drsquoAristote pour justifier sa propre position

Crsquoest cette appropriation presque sans reacuteserve drsquoAristote que cible Defourny Cependant agrave

partir de sect6 cette attitude positive envers le Stagirite change entre sect6-13 le nom du Stagirite

est invoqueacute plusieurs fois mais pas avec la mecircme appreacuteciation que dans les sect2-5 tandis qursquoil

srsquoagit toujours du mecircme deuxiegraveme chapitre du livre I des Politiques Nous allons nous

interroger sur le sens de ce changement drsquoattitude drsquoun chapitre agrave lrsquoautre de Meyer envers

Aristote Il nrsquoexplique jamais ce changement mais il est vraiment difficile de croire qursquoil

nrsquoexiste pas une raison agrave cela

Meyer commence par ses critiques contre lrsquoideacutee drsquolaquo homme isoleacute raquo que les theacuteories de

droit naturel et de contrat social mettent agrave lrsquoorigine de lrsquoeacutevolution humaine Drsquoougrave sa preacutemisse

de deacutepart dont la reacutefeacuterence aristoteacutelicienne ne laisse aucun doute laquo Lrsquohomme appartient bien

plutocirct aux animaux greacutegaires crsquoest-agrave-dire agrave ces espegraveces animales dont les membres

individuels vivent drsquoune faccedilon durable en des groupements fermes raquo 14 Selon Meyer le

rapport que lrsquohomme individuel entretient avec les autres individus de son espegravece ne se limite

jamais agrave lrsquoaccouplement sexuel hasardeux La vie des hommes prend degraves le deacutebut la forme

des collectiviteacutes qui les reacuteunissent autour de leur propre volonteacute collective Subordonneacutee agrave

cette volonteacute collective lrsquoagglomeacuteration des hommes laquo sert agrave la reacutealisation drsquoun but

deacutetermineacute qui est de rendre possible et drsquoassurer lrsquoexistence de ses membres raquo15 La volonteacute

de la collectiviteacute impose des contraintes sur la volonteacute de lrsquoindividu et cette volonteacute

collective nrsquoest en effet qursquoune loi laquo un facteur purement spirituelhellip [qui] agit comme tel

sans interruption mais seulement par des processus psychiques (conscients ou non) raquo16 Crsquoest

la faccedilon de vivre de cet animal greacutegaire qursquoest lrsquohomme Or ce qui est le plus crucial crsquoest le

fait que tel eacutetait la vie de lrsquohomme degraves le deacutebut Parce que drsquoapregraves Meyer si on pense

aujourdrsquohui que lrsquohomme est un animal supeacuterieur aux autres crsquoest que son eacutevolution 13 Ibid p 388 14 Meyer Histoire de lrsquoAntiquiteacute op cit p 4 15 Ibid p 5 16 Ibid

17

intellectuelle avanccedilait de pair avec son eacutevolution physique et cela nrsquoaurait eacuteteacute possible qursquoau

sein de cette collectiviteacute Avant tout le langage lrsquooutil exclusivement propre agrave lrsquohomme et

laquo qui seul a permis le deacuteveloppement de notre penseacutee formuleacutee raquo est le produit de cette vie en

groupe en suite vient tout ce qui est indispensable pour la survivance (les outils lrsquoacquisition

du feu lrsquoeacutelevage des animaux domestiques lrsquoeacutetablissement des habitations etc) et en suite

tous les autres biens spirituels humains (les mœurs le droit la religion etc)hellip Bref tout ce

qui fait de lrsquohomme cet animal supeacuterieur qursquoil est maintenant nrsquoa pu naitre qursquoau sein de tels

groupements sociaux laquo Par conseacutequent preacutecise Meyer lrsquoorganisation en de tels groupements

(hordes clans) [hellip] nrsquoest pas seulement aussi vieille mais beaucoup plus vieille que

lrsquohomme elle est la condition preacutealable de la naissance mecircme du genre humain raquo17 Chez les

ecirctres humains dit Meyer on ne rencontre pas contrairement aux autres animaux greacutegaires un

seule groupement mais une pluraliteacute des groupements qui srsquoenglobent les unes les autres et

qui srsquoentrecroisent Il y a des tribus agrave lrsquointeacuterieur des tribus il y a des phratries des clans des

familles etc Tous ces groupes se comportent drsquoune maniegravere semblable envers lrsquoindividu

Mais il y en a un qui englobe tous les autres comme ses parties subordonneacutees il les domine et

les contraint agrave sa propre volonteacute et aux buts que cette volonteacute poursuit Et voici le premier

passage qui mentionne le nom drsquoAristote et en citant lequel Defourny srsquoen prend agrave

lrsquoaristoteacutelisme de Meyer

Cette forme dominante du groupement social qui renferme en son essence la

conscience drsquoune uniteacute complegravete reposant sur elle-mecircme nous lrsquoappelons Eacutetat Nous

devons par suite consideacuterer la socieacuteteacute politique en un sens non seulement conceptuel

mais encore historique comme la forme primaire de la communauteacute humaine voire

mecircme comme le groupement social correspondant au troupeau animal et drsquoune

origine plus ancienne que le genre humain lui-mecircme dont lrsquoeacutevolution nrsquoest devenue

possible qursquoen lui et par lui Cette conception de lrsquoEacutetat est essentiellement identique agrave

la fameuse deacutefinition drsquoAristote qui fait de lrsquohomme un ecirctre naturellement politique et

de lrsquoEacutetat le groupement social (koinonia) embrassant tous les autres et les surpassant

en capaciteacute18

Le premier point de divergence par rapport agrave Aristote porte sur lrsquoidentiteacute de lrsquoespegravece

humaine Aristote nrsquoa pas une vue eacutevolutionniste de lrsquohomme Lrsquoespegravece humaine comme

toutes les autres espegraveces drsquoanimaux est eacuteternelle Pourtant ce premier point de divergence ne

17 Ibid p 6-7 18 Ibid p 10

18

pose pas un grand problegraveme parce que lrsquoexposeacute des Pol I 2 sur la genegravese de la polis se laisse

sans doute lire non seulement comme une analyse conceptuelle de la naissance de la polis

mais aussi - mecircme avant tout - comme une histoire abreacutegeacutee de lrsquoeacutevolution sociale de

lrsquohomme19

Une plus grande divergence concerne la chronologie de lrsquoEacutetat Selon Meyer lrsquoEacutetat est

la forme primaire de la communauteacute humaine non seulement dans lrsquoordre de la logique mais il

lrsquoest aussi historiquement Alors que pour Aristote du point de vue geacuteneacutetique et

chronologique la polis advient agrave la derniegravere eacutetape drsquoun deacuteveloppement qui conduit des

communauteacutes plus eacuteleacutementaires aux plus compliqueacutees et plus acheveacutees et de ce point de vue

lrsquoEacutetat est posteacuterieur aux communauteacutes preacuteceacutedentes Or selon Aristote la polis a une

anteacuterioriteacute ontologique et logique par rapport agrave ces communauteacutes qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee dans

lrsquoordre de la genegravese parce qursquoelle englobe toutes les autres comme ses parties et elle est leur

telos Alors du point de vue des Politiques I 2 lrsquoanteacuterioriteacute chronologique et la permanence

historique de lrsquoEacutetat sont des ideacutees eacutevidemment eacutetranges agrave Aristote De plus comme la forme

primaire de communauteacute dans laquelle lrsquohomme se trouvait drsquoembleacutee est lrsquoEacutetat selon la

theacuteorie de Meyer la forme de vie la plus primaire pour lrsquohomme nrsquoest autre chose que la vie

politique eacutetatique Il ne peut pas y avoir une forme de vie preacute-eacutetatique de lrsquohomme drsquoapregraves

Meyer on ne saurait ecirctre plus eacuteloigneacute drsquoAristote Comment malgreacute ces divergences

manifestes par rapport aux ideacutees drsquoAristote Meyer peut-il toujours dire que sa conception de

lrsquoEacutetat est laquo essentiellement identique raquo agrave celle drsquoAristote Comment faut-il comprendre son

insistance Defourny la trouve incompreacutehensible

III Defourny contre Meyer et leur point commun

Voyons briegravevement la position de Defourny et le point commun que ces deux savants

malgreacute la critique seacutevegravere de ce dernier partagent Il est tregraves remarquable que pour critiquer

Meyer Defourny cite longuement les lignes 1252a26-1253a1 des Politiques I 2 alors que les

passages auxquels Meyer se reacutefegravere pour son argument dans sect 2-5 du tome I de la Geschichte

des Altertums sont eacutevidemment ceux des lignes 1253a1-29 les passages auxquels Meyer 19 Cette histoire ne serait que lrsquohistoire drsquoun eacutepisode drsquoun cycle reacutecurrent Il srsquoagirait donc drsquoun motif qui se

reacutepegravete chaque fois que lrsquohomme se trouve devant la neacutecessiteacute drsquoeacutetablir une organisation sociale Selon

Philoponus (in Nicom Isagogen I 1) dans son dialogue perdu Sur la philosophie Aristote aurait distingueacute cinq

formes de sagesse et il lrsquoaurait fait sous la forme drsquoun reacutecit sur lrsquohistoire de la redeacutecouverte par lrsquohomme de

cinq formes de connaissance au cours de lrsquoeacutevolution sociale apregraves le deacuteluge de Deucalion Une perspective

eacutevolutionniste sur lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute nrsquoest pas complegravetement eacutetrange agrave la penseacutee drsquoAristote

19

srsquointeacuteresse viennent juste apregraves ceux que cite Defourny pour sa critique Pour son argument

Meyer srsquoappuie non pas sur le reacutecit de la genegravese de la polis agrave partir des communauteacutes plus

eacuteleacutementaires mais sur les passages qui viennent juste apregraves ce reacutecit Selon Defourny la

famille le village et la polis sont les trois stades de lrsquoeacutevolution sociale dont lrsquoordre de

succession tel qursquoAristote le conccediloit nrsquoest pas seulement un fait de logique mais il est aussi

un fait historique incontestable Lrsquoanteacuterioriteacute de la famille et du village agrave lrsquoEacutetat est un fait de

logique parce que dit Defourny selon la meacutethode drsquoinvestigation qursquoAristote explique juste

avant son exposeacute de lrsquoeacutevolution sociale (et laquelle consiste agrave diviser les choses composeacutees en

leurs parties les plus minimes et indeacutecomposables) la famille et le village ont une laquo prioriteacute

mentale raquo sur lrsquoEacutetat car laquo lrsquointelligence ne peut se faire une juste notion de lrsquoEacutetat que si

preacutealablement elle se repreacutesente les socieacuteteacutes plus eacuteleacutementaires dont il est composeacute raquo20 Cette

mecircme logique impose aussi la prioriteacute chronologique de ces socieacuteteacutes plus eacuteleacutementaires sur

lrsquoEacutetat et drsquoailleurs cette prioriteacute se confirme par les faits de lrsquohistoire aussi il existe des

socieacuteteacutes dont les eacutevolutions sont resteacutees figeacutees au stade de village comme par exemple les

Arcadiens et lrsquoEacutetat de lrsquoElide tel qursquoil eacutetait au temps drsquoAristote Il y a aussi agrave cocircteacute de ces

derniers des socieacuteteacutes qui ont accompli leurs deacuteveloppements en Eacutetat comme la plus part des

socieacuteteacutes en Gregravece laquo Donc raquo en deacuteduit Defourny

Quand Aristote ayant montreacute que lrsquoEacutetat est un fait de nature conclut par sa phrase

ceacutelegravebre - ho anthropos phusei politikon zocircon esti - il ne veut pas dire que lrsquohumaniteacute se

trouve drsquoembleacutee et depuis toujours dans la civilisation politique mais qursquoau contraire

apregraves avoir veacutecu pendant une dureacutee indeacuteterminable en dehors de cette civilisation et

srsquoecirctre longtemps contenteacutee de formes plus rudimentaires drsquoassociation elle finit par y

arriver et par srsquoy installer comme dans une terre promise dont la conquecircte eacutetait

reacuteclameacutee par toutes ses forces constitutionnelles21

Selon Defourny quand Aristote parle de lrsquohomme comme un koinonikon zocircon (EE VII 10

1242a25-6) cette formule exprime lrsquoessence de lrsquohomme au niveau geacuteneacuterique il est vrai dit

Defourny que lrsquohomme vit degraves le deacutebut en socieacuteteacute laquo lrsquohomme est par essence un animal

social raquo22 Cependant cela ne veut pas dire qursquoeacutetant un animal social il est en mecircme temps un

animal politique tout court laquo Le genre lsquoanimal socialrsquo peut se reacutealiser sous deux espegraveces

diffeacuterentes socieacuteteacute domestique ou socieacuteteacute politique raquo 23 Selon la premiegravere lrsquohomme est 20 Defourny Aristote Etudes sur la laquo Politique raquo op cit p 383 21 Ibid 22 Ibid p385 23 Ibid

20

oikonomikon zocircon et ce nrsquoest que selon la deuxiegraveme qursquoil est politikon zocircon lequel agrave son

tour se reacutealiserait dans la socieacuteteacute politique qursquoest lrsquoEacutetat Comme ce dernier survient

ulteacuterieurement dans lrsquoeacutevolution sociale il nrsquoy a aucune raison drsquoapregraves Defourny pour penser

qursquoil y avait une vie politique agrave proprement parleacute de lrsquohomme avant lrsquoEacutetat Avant lrsquoavegravenement

de lrsquoEacutetat lrsquohomme nrsquoeacutetait qursquoun animal familial ou un laquo animal de village raquo24 Imaginer une

vie politique preacute-eacutetatique au sens plein nrsquoa pas de sens Et crsquoest pourquoi parler de lrsquohomme

comme koinonikon zocircon aux niveaux de la famille et du village ne nous donnera pas la vraie

signification de cette deacutesignation elle nrsquoatteindra agrave son plein sens qursquoau niveau de lrsquoEacutetat lagrave

seulement surgit le zocircon politikon

En ce qui concerne lrsquoidentiteacute du zocircon politikon Meyer et Defourny ont un point

commun tous les deux pensent qursquoil nrsquoy a pas de vie politique pour lrsquohomme avant lrsquoEacutetat le

zocircon politikon nrsquoest qursquoun pheacutenomegravene drsquoEacutetat Pour tous les deux le lien entre le politikon

humain et lrsquoEacutetat est deacutefinitoire La seule diffeacuterence consiste en lrsquoordre logique et

chronologique de lrsquoEacutetat en fonction duquel ils conccediloivent le politikon humain

IV Meyer critique drsquoAristote

Quand Meyer retourne dans sect6-13 du tome I de lrsquoHistoire de lrsquoantiquiteacute aux passages

sur lesquels srsquoappuie Defourny il le fait pour rejeter la perspective drsquoAristote sur lrsquoeacutevolution

des socieacuteteacutes humaines Il srsquoagit des lignes 1252a26-1253a1 des Pol I 2 crsquoest-agrave-dire celles

qui preacutecegravedent celles discuteacutees dans sect2-5 Meyer lit ce chapitre des Politiques de lrsquoinverse et il

le divise en deux

Dans sect6-13 Meyer entreprend de deacutefendre sa theacuteorie de lrsquoEacutetat contre agrave un certain type

de lrsquoeacutevolutionnisme social parmi les deacutefendeurs duquel le nom drsquoAristote figure en tecircte selon

lui Une sorte drsquoanticipation de lrsquoobjection de Defourny peut mecircme y ecirctre aperccedilue

Un fait dit Meyer qui semble contredire [ma] conception de lrsquoEacutetat crsquoest que chez

beaucoup de peuples et preacuteciseacutement chez des peuples ayant atteint une haute

importance historique [hellip] nous ne trouvons les institutions drsquoEacutetat que faiblement

deacuteveloppeacutees alors que drsquoautres groupements plus petits possegravedent une vie robuste et

apparaissent comme les eacuteleacutements vraiment fondamentaux de lrsquoorganisation sociale

24 Cette expression est de Defourny Aristote Etudes sur la laquo Politique raquo op cit p 382

21

[hellip] Il semble qursquoil nrsquoy ait de lagrave qursquoun pas agrave faire pour [hellip] admettre que lrsquoEacutetat agrave

lrsquoorigine nrsquoa pas du tout existeacute que les groupes infeacuterieurs et les plus petits ont eacuteteacute les

formes originelles preacute-politiques de lrsquoorganisation sociale les atomes dont

lrsquoagglomeacuteration agrave une eacutepoque relativement tardive de lrsquoeacutevolution humaine a seule

donneacute naissance agrave lrsquoEacutetat25

Quelques lignes plus loin il ne tarde pas agrave ajouter laquo Aristote lui-mecircme a ceacutedeacute agrave la

tentation raquo

Drsquoapregraves Meyer lrsquoordre geacuteneacuterationnel des groupements sociaux est lrsquoinverse de celui

conccedilu par lrsquoeacutevolutionnisme social du type aristoteacutelicien Selon lui crsquoest lrsquoEacutetat qui a creacuteeacute tous

les autres groupements de plus petite envergure Dans toutes les socieacuteteacutes existantes ces

derniers sont apparus ulteacuterieurement agrave un Eacutetat deacutejagrave existant dont ils ne sont que des

subdivisions En teacutemoigne par exemple lrsquoexistence des mecircmes phylai reacutepandues sur

plusieurs citeacutes cela doit ecirctre consideacutereacute comme la preuve du fait que toutes ces phylai agrave une

eacutepoque anteacuterieure appartenaient agrave une mecircme uniteacute politique

On voit lrsquoexistence permanente de lrsquoEacutetat plus manifestement quand on tourne les yeux

agrave lrsquoinstitution la plus minime de la vie sociale de lrsquohomme la famille Lagrave aussi la cible

principale de Meyer est les theacuteories qui prennent la structure patriarcale de famille comme le

reacutegime naturel du lien familial et comme laquo immeacutediatement donneacute avec lrsquoexistence de

lrsquohomme raquo et par conseacutequence comme la cellule primitive laquo drsquoougrave tous les autres

groupements y compris lrsquoEacutetat nrsquoauraient fait que sortir au cours du processus historique raquo26

Il donne le nom drsquoAristote comme le premier sur sa liste des doctrines cibleacutees par sa critique

Cette conception de famille comme naturel trahit selon Meyer sa propre illusion car ce

qursquoelle prend pour naturel agrave savoir lrsquounion des sexes nrsquoest jamais qursquoune conjugaison

deacutetermineacutee drsquoune faccedilon ou de lrsquoautre selon des regravegles juridiques Lrsquounion des sexes chez les

hommes nrsquoest jamais limiteacutee agrave une satisfaction libre physique et eacutepheacutemegravere drsquoun instinct qui

se dissoudrait apregraves la satisfaction sans laisser aucun effet social27 lrsquoaccouplement nrsquoest pas

25 Meyer Histoire de lrsquoAntiquiteacute op cit p 11-3 26 Ibid p 16 27Selon Meyer (ibid p 4) laquo en vertu de sa nature organique et de sa constitution intellectuelle lrsquohomme ne peut

exister agrave lrsquoeacutetat drsquoecirctre isoleacute se bornant au plus de temps en temps agrave lrsquoaccouplement sexuel raquo On ne peut pas ne

pas entendre ici lrsquoeacutecho de ce qursquoAristote dit dans lrsquoEthique agrave Eudegraveme VII 10 1242a22-26 sur lrsquoaccouplement

humain laquo En effet lrsquohomme nrsquoest pas seulement un animal politique mais aussi un animal de maison et

contrairement agrave tous les autres animaux il ne srsquoaccouple pas agrave un temps deacutetermineacute et avec un femelle ou un macircle

drsquooccasion mais en un sens particulier lrsquohomme nrsquoest pas un animal solitaire [allrsquo idiai ou monaulikon] mais

22

une entreprise individuelle chez les hommes Bref selon Meyer il nrsquoest pas de famille qui ne

serait pas juridiquement institueacutee le mariage est le reacutegime universel de lrsquoaccouplement

humain et il a eacuteteacute toujours un fait juridique chez lrsquohomme

Drsquoapregraves Meyer la juridiciteacute de la famille est nettement mieux attesteacutee par le cas des

enfants et par la question de savoir agrave qui ils appartiennent juridiquement Meyer traite

longuement du cas des enfants afin de prouver ses deux thegraveses principales qui sont

profondeacutement anti-aristoteacuteliciennes - Meyer lui-mecircme reconnait ce fait a) dans la famille ce

qui est juridique lrsquoemporte sur ce qui est naturel b) par conseacutequent le reacutegime patriarcal est

loin drsquoecirctre le reacutegime naturellement neacutecessaire Les exemples que Meyer donne sont destineacutes agrave

montrer que dans le cadre drsquoune seule et mecircme consanguiniteacute physique il nrsquoest pas neacutecessaire

que laquo lrsquoautoriteacute de pegravere raquo sur les enfants appartienne au pegravere biologique Cette autoriteacute

pourrait ecirctre deacutetermineacutee juridiquement malgreacute lrsquoexistence physique drsquoun procreacuteateur et cela

sans nier agrave ce dernier le statut de mari Dans ce que lrsquoethnologie appelle le droit maternel les

enfants que la femme met au monde sont disposeacutes agrave lrsquoautoriteacute de leur grand-oncle maternel ou

des fregraveres de leur megravere et lrsquoheacuteritage suit ce lignage laquo Un reacutegime de ce genre dit Meyer peut

donc bien connaitre juridiquement le concept de mari [hellip] mais non celui de pegravere Il nrsquoexiste

point de relation juridique entre le procreacuteateur et sa descendance physique mais agrave la place

une relation juridique entre lrsquohomme et les enfants de sa sœur raquo28 Deuxiegraveme exemple en

Egypte il existait une version plus laquo condenseacutee raquo du mecircme droit maternel Il srsquoagit toujours

de ce que lrsquoon nomme laquo endogamie raquo mais reacutealiseacutee cette fois dans un cercle de

consanguiniteacute plus eacutetroit dans le mariage entre le fregravere et la sœur on reconnait au mari le

statut de pegravere non pas en fonction de son titre de procreacuteateur mais en fonction drsquooncle Le

mari est pegravere en tant qursquooncle Or puisqursquoun statut de parenteacute dont la formule serait laquo pegravere en

tant qursquooncle raquo ne saurait ecirctre jamais une donneacutee de nature il srsquoensuit selon Meyer que le

mari nrsquoest pegravere que juridiquement Donc Meyer suggegravere qursquoil existe plusieurs cas et

aujourdrsquohui et dans lrsquohistoire qui attestent que dans lrsquoinstitution de la famille le juridique

lrsquoemporte sur le naturel la famille est une œuvre de juridiciteacute la juridiciteacute de la famille

laquo ressort drsquoune faccedilon frappante du fait que [pour son institution] la consanguiniteacute physique la

fait pour lrsquoassociation avec ceux qui sont naturellement ses parents Il y aurait donc une certaine association et

une certaine justice mecircme srsquoil nrsquoy avait pas drsquoeacutetat raquo Meyer ne fait aucune reacutefeacuterence agrave lrsquoEE mais le reacutesultat qursquoil

deacuteduit du caractegravere non-occasionnel de lrsquoaccouplement humain est opposeacute agrave lrsquoeacutevolutionnisme social drsquoAristote

selon Meyer le fait qursquoil y a drsquoores et deacutejagrave une amitieacute et une sorte de justice dans la maison suffit pour eacutetablir

lrsquoexistence drsquoune juridiciteacute et donc drsquoun Eacutetat preacutealable agrave la maison 28 Ibid p 21-2

23

procreacuteation est chose entiegraverement indiffeacuterente elle peut toujours ecirctre remplaceacutee par une acte

juridique de caractegravere symbolique raquo29

Meyer donne plusieurs exemples de lrsquoinstitution drsquoune famille dans les cultures

diffeacuterentes Selon lui le fait qursquoil existe une diversiteacute saillante des institutions servent non

seulement agrave mettre en question la naturaliteacute du patriarcat mais ils servent aussi agrave montrer que

le reacutegime patriarcal de famille nrsquoest pas naturellement neacutecessaire non plus nrsquoeacutetant qursquoune des

formes possibles que cette institution aurait pu prendre regarder la souveraineteacute du pegravere sur la

famille comme ayant reacutegneacute universellement et neacutecessairement agrave lrsquoorigine (et depuis lrsquoorigine)

serait une peacutetition de principe Meyer lui-mecircme reconnaicirct le caractegravere anti-aristoteacutelicien de

cette conception de famille

Lrsquoessentiel est pourtant qursquoaucune de ces diverses institutions ne peut ecirctre consideacutereacutee

comme naturellement neacutecessaire comme issue drsquoun sentiment inneacutee de lrsquohomme [hellip]

Il y a mecircme nombre de savants qui croient que la patria potestas perfectionneacutee telle

que nous la trouvons agrave Rome est quelque chose qui se comprend de soi et la veacuteritable

racine de toute institution politique et de lrsquoEacutetat lui-mecircme Aristote a penseacute de faccedilon

analogue30

Meyer en conclut que le haut degreacute de juridiciteacute que lrsquoon constate dans lrsquoinstitution de famille

atteste lrsquoanteacuterioriteacute agrave la fois logique et historique de lrsquoEacutetat sur tous les autres groupements

sociaux La juridiciteacute de famille ne ressort en effet que du besoin vital de reacuteglementer la vie

sexuelle et la situation des enfants en les soumettant agrave lrsquoautoriteacute drsquoun contraint exteacuterieur le

contraint drsquoun groupement plus large que la famille dont le but est de rendre possible et

drsquoassurer lrsquoexistence de ses membres La juridiciteacute de la famille nrsquoest pas un fait fortuit mais

elle deacutecoule drsquoune autoriteacute collective qursquoest lrsquoEacutetat Sans les reacuteglementations juridiques drsquoune

telle collectiviteacute aucun des autres groupes sociaux (phratrie classes matrimoniale clan et la

famille) ne pourraient exister Il srsquoensuit drsquoapregraves Meyer que laquo lrsquoEacutetat nrsquoest pas sorti de ces

groupements mais ce sont eux au contraire qui nrsquoont eacuteteacute creacuteeacutes que par lrsquoEacutetat raquo31 et qursquoenfin

lrsquoEacutetat nrsquoa aucune origine historique deacutetermineacutee et que sous sa forme primitive il remonte plus

haut que lrsquohomme

La lecture que Meyer fait des Politiques I 2 possegravede donc les caracteacuteristiques

suivantes Il divise ce chapitre en deux parties dans lesquelles deux thegraveses diffeacuterentes sont 29 Ibid p 36 30 Ibid p 31-2 31 Ibid p 36

24

deacutefendues selon lui et lrsquoune seulement de ces deux thegraveses est conforme suggegravere Meyer agrave la

reacutealiteacute historique Ces deux parties sont a) celle ougrave Aristote donne une prioriteacute conceptuelle agrave

la polis (lrsquoEacutetat selon Meyer) sur ses parties composantes (crsquoest-agrave-dire sur les autres

groupements sociaux) et b) celle ougrave la polis est consideacutereacutee comme la derniegravere eacutetape du

deacuteveloppement historique des groupements sociaux et qui donne une prioriteacute chronologique agrave

la famille sur la polis Dans sect2-5 du tome I de lrsquoHistoire de lrsquoantiquiteacute Meyer appreacutecie et

approprie la premiegravere partie alors que dans sect6-13 il tient une position explicitement critique

sur la thegravese de la deuxiegraveme partie Conformeacutement agrave cette division et agrave son attitude critique au

sujet de la prioriteacute chronologique de la famille Meyer deacutefend deux thegraveses anti-

aristoteacuteliciennes a) il donne agrave lrsquoEacutetat non seulement une prioriteacute conceptuelle mais aussi une

prioriteacute historique sur les autres groupements sociaux (pour commencer par la famille) et b) il

refuse de consideacuterer la famille comme un fait de nature et il ne reconnaicirct qursquoune constitution

purement juridique agrave cette institution

V Meyer lecteur drsquoAristote

Revenons agrave notre question de deacutepart Malgreacute ces thegraveses anti-aristoteacuteliciennes et

malgreacute ses critiques des ideacutees principales drsquoAristote dans les Politiques I 2 comment Meyer

peut-il toujours affirmer que sa conception de lrsquoEacutetat est essentiellement identique agrave celle

drsquoAristote

On peut commencer par sa thegravese sur la juridiciteacute de la famille Si on peut mettre entre

parenthegraveses lrsquoideacutee de la posteacuterioriteacute de la famille agrave la polis on dirait que la juridiciteacute de la

famille nrsquoest pas aussi anti-aristoteacutelicienne qursquoelle semble au prime abord Selon Aristote la

famille nrsquoest jamais naturelle agrave lrsquoexclusion de toute sorte de juridiciteacute Ce que Meyer dit sur

lrsquoeffet juridique de lrsquoEacutetat sur la famille nrsquoest pas seulement vrai pour les Eacutetats modernes et

contemporains mais eacutegalement dans le cas des poleis existantes de lrsquoeacutepoque classique la polis

fait de lrsquounion des sexes une entiteacute juridique En tant que sa partie constitutive tout Eacutetat

constitue une identiteacute juridique pour la famille A lrsquoinstar de Platon Aristote donne aussi

dans les Politiques VII 16-17 lrsquoeacutebauche drsquoune loi de mariage pour sa citeacute ideacuteale crsquoest la loi

de lrsquoEacutetat qui deacutetermine la vie dans la famille et cette derniegravere nrsquoest jamais hors politiciteacute Il

semble que crsquoest plutocirct dans ce sens que Meyer donne une primauteacute agrave la juridiciteacute de la

famille sur sa naturaliteacute

25

De plus mecircme dans une perspective qui donne la prioriteacute chronologique agrave la famille

Aristote ne lui nie pas la juridiciteacute

[Crsquoest] dans la maison que se trouvent drsquoabord les commencements et les sources de

lrsquoamitieacute du reacutegime politique et de la justice (EE VII 10 1242a40-b1)32

La juridiciteacute de la famille en tant que telle ne pose pas un grand problegraveme comme une

interpreacutetation de la penseacutee politique drsquoAristote parce que selon ce dernier la naturaliteacute et la

juridiciteacute ne sont eacutevidemment pas incompatibles

La vraie difficulteacute dans lrsquointerpreacutetation de Meyer vient du fait qursquoil suppose une

identiteacute entre ses ideacutees et celles drsquoAristote comme la justification de sa thegravese selon laquelle

lrsquoEacutetat tient une prioriteacute chronologique sur la famille Lrsquooriginaliteacute de Meyer vient de ce que

dans son interpreacutetation drsquoAristote la prioriteacute conceptuelle de la polis sur ses parties coiumlncide

avec sa prioriteacute chronologique Meyer pense que cette coiumlncidence et la conformiteacute de celle-ci

agrave la penseacutee drsquoAristote srsquoexpliquent par le fait que lrsquohomme est naturellement un ecirctre politique

Pour relire un passage de Meyer deacutejagrave citeacute plus haut

Nous devons [hellip] consideacuterer la socieacuteteacute politique en un sens non seulement

conceptuel mais encore historique comme la forme primaire de la communauteacute

humaine voire mecircme comme le groupement social correspondant au troupeau animal

et drsquoune origine plus ancienne que le genre humain lui-mecircme dont lrsquoeacutevolution nrsquoest

devenue possible qursquoen lui et par lui Cette conception de lrsquoEacutetat est essentiellement

identique agrave la fameuse deacutefinition drsquoAristote qui fait de lrsquohomme un ecirctre naturellement

politique et de lrsquoEacutetat le groupement social (koinonia) embrassant tous les autres et les

surpassant en capaciteacute33

Une chose est certaine quand Meyer dit laquo Eacutetat raquo il nrsquoutilise aucunement un langage

meacutetaphorique et il nrsquoemploie pas non plus ce concept dans un sens lacircche comme un concept

qui peut srsquoappliquer aux diffeacuterentes institutions ayant une autoriteacute contraignante

quelleconque Non Meyer veut bel et bien nommer cette institution qui deacutetient et monopolise

un pouvoir dont le droit exclusif consiste agrave exercer la plus haute autoriteacute contraignante sur les

autres groupements subordonneacutes et sur ses membres Dans sa perspective lrsquoEacutetat est la seule

32 La traduction de Deacutecarie leacutegegraverement modifieacutee Sur ce passage voir Claudio William Veloso laquo La relation

entre les liens familiaux et les constitutions politiques raquo dans Politique drsquoAristote Famille reacutegimes eacuteducation

sous la direction de E Bermon V Laurand et J Terrel Bordeaux PU de Bordeaux 2011 p 23-39 33 Meyer Histoire de lrsquoAntiquiteacute op cit p 10

26

institution qui possegravede une existence permanente au cours de lrsquohistoire tout simplement parce

qursquoil est la condition de possibiliteacute de lrsquohistoire Jusque-lagrave il nrsquoy a rien drsquoaristoteacutelicien du

moins en ce qui concerne lrsquoeacutevolution de la vie sociale de lrsquohomme Il y a certainement

quelque chose qui tient de la laquo surinterpreacutetation raquo tout du moins dans lrsquoideacutee de donner une

prioriteacute historique agrave lrsquoEacutetat dans ce sens speacutecifique et comme une interpreacutetation des Politiques

I 2 Cependant on peut toujours rendre compte de cette interpreacutetation sans toutefois perdre

de vue son originaliteacute Si on pourrait juste mettre en parenthegravese le sens speacutecifique que Meyer

donne agrave lrsquoEacutetat et le substituer par une autre expression qursquoil utilise dans le dernier passage

citeacute agrave savoir par laquo la socieacuteteacute politique raquo dans ce sens speacutecifique de laquo groupement social

correspondant au troupeau animal raquo on peut voir par quelle leacutegitimiteacute il peut accorder une

prioriteacute chronologique agrave la vie politique de ce laquo troupeau animal raquo De la thegravese aristoteacutelicienne

que lrsquohomme est un animal politique par nature Meyer comprend lrsquoideacutee suivante lrsquohomme-

animal degraves qursquoil existe existe comme un animal politique Pour lrsquohomme un passeacute non

politique nrsquoexiste pas Un passeacute qui nrsquoest pas veacutecu drsquoune maniegravere politique un passeacute que

lrsquohomme nrsquoa pas veacutecu comme zocircon politikon nrsquoexiste pas pour lui La prioriteacute chronologique

de la vie politique vient donc du fait que lrsquohomme vit et il vivait toujours comme zocircon

politikon Selon cette perspective ce nrsquoest pas lrsquoEacutetat (ou la polis) qui fait de lrsquohomme un

animal politique mais crsquoest parce qursquoil est un animal politique par nature et parce qursquoil lrsquoest

depuis toujours que lrsquohomme possegravede lrsquoEacutetat Si on peut se permettre aujourdrsquohui de

laquo corriger raquo et de mettre sur ses pieds la surinterpreacutetation de Meyer tout en gardant

cependant sa perspective sur la prioriteacute de la nature politique de lrsquohomme en tant qursquoanimal

on dirait que mecircme sans et avant la polis lrsquohomme est un animal politique selon Aristote

La critique de Defourny est en fait inutile voire redondante parce que Meyer lui-

mecircme reconnait explicitement les points de son interpreacutetation qui sont discordants avec la

theacuteorie drsquoAristote Il divise les Politiques I 2 en deux et il choisit deacutelibeacutereacutement la partie qui

lui permet drsquoaffirmer un lien immeacutediat entre la nature politique de lrsquohomme et lrsquoEacutetat

Cependant diffeacuteremment de Saunders Meyer met la politiciteacute humaine agrave lrsquoorigine de lrsquoEacutetat

pas lrsquoinverse Crsquoest aussi sur ce dernier point qursquoil critique lrsquoideacutee eacutevolutionniste de lrsquoEacutetat

comme le point drsquoarriveacutee drsquoun deacuteveloppement historique Il reproche agrave Aristote drsquoavoir ceacutedeacute agrave

cette tentation eacutevolutionniste bien qursquoil ait vu le fait que lrsquohomme est par nature un animal

politique et que la polis est issue de la nature humaine

Aristote lui-mecircme dit-il a ceacutedeacute agrave la tentation lorsque tout en deacutefinissant lrsquoEacutetat

acheveacute qui est pour lui la polis la citeacute comme issu de la nature humaine il le fait

27

neacuteanmoins sortir historiquement drsquoune reacuteunion de villages et ceux-ci agrave leur tour de la

famille34

Si on peut laisser encore une fois de cocircteacute son ideacutee de donner une prioriteacute chronologique agrave la

polis ce que Meyer entend selon ce passage du zocircon politikon aristoteacutelicien est significatif

lrsquohomme nrsquoeacutevolue pas vers un zocircon politikon il lrsquoest drsquoembleacutee Meyer voit qursquoAristote donne

une prioriteacute agrave la nature politique de lrsquohomme sur les communauteacutes qursquoil eacutetablit non

seulement la polis mais la famille et le village aussi suivent la nature politique de lrsquohomme

VI Le zocircon politikon apolitique par nature David Keyt sur les Politiques I 2

Sur la question de la nature du lien entre le zocircon politikon humain et la polis on trouve

une argument plus eacutelaboreacute que celui de Saunders dans un article par David Keyt datant de

1987 Dans cet article intituleacute laquo Three Fundamental Theorems in Aristotlersquos Politics raquo35 le

but principal de Keyt est de montrer que la thegravese drsquoAristote selon laquelle la polis existe par

nature est marqueacutee par des failles Les arguments qursquoAristote preacutesente dans les Politiques I

2 en faveur de la naturaliteacute de la polis seraient loin drsquoecirctre valides et coheacuterents selon les

propres principes du Stagirite lui-mecircme Ce sont les principes drsquoAristote lui-mecircme qui

contrediraient la naturaliteacute de la polis Drsquoapregraves Keyt en bonne logique Aristote aurait ducirc

plutocirct dire que la citeacute est un produit de lrsquoart laquo an artifact of practical reason raquo mais non pas

un produit de la nature Sur ce point Hobbes comprend les choses mieux qursquoAristote36

Pour prouver la non-sequitur de lrsquoideacutee de la naturaliteacute de la polis dans la philosophie

drsquoAristote lui-mecircme Keyt met en question le lien que le Stagirite semble supposer entre la

naturaliteacute du caractegravere politique de lrsquohomme et celle de la polis Par deux arguments qursquoil

preacutesente sous les titres laquo Naturally political raquo 37 et laquo The lingusitic argument raquo 38 Keyt

34 Ibid p 14 (accent ajouteacute) 35 Phronesis 32 (1) 1987 p 54-79 (une version reacuteviseacutee est reprise sous le titre laquo Three Basic Theorems in

Aristotlersquos Politics raquo dans A Companion to Aristotlersquos Politics ed D Keyt et Fred D Miller Jr Blackwell

Publishing 1991 p 118-41) Dans cet article deacutejagrave devenu lrsquoune des piegraveces essentielles de la litteacuterature sur les

Politiques drsquoAristote les trois theacuteoregravemes en question sont a) lrsquohomme est un animal politique par nature b) la

polis existe par nature et c) la polis est anteacuterieure par nature agrave lrsquoindividu 36 Keyt laquo Three Fundamental Theoremsraquo loc cit p 54 et p 79 37 Ibid p 60-63 38 Ibid p 71-73

28

srsquointerroge sur la question de savoir si la naturaliteacute de la polis deacutecoule logiquement comme

Aristote laisse entendre de la thegravese selon laquelle lrsquohomme est un animal politique par nature

La reacuteponse de Keyt est non selon lui la naturaliteacute de la polis ne suit pas de la nature

politique de lrsquohomme Pour expliquer ce dernier point Keyt donne drsquoabord sa propre

interpreacutetation de zocircon politikon et il srsquoappuie pour le reste de sa critique drsquoAristote sur cette

interpreacutetation Dans la suite je mrsquointerroge principalement sur la validiteacute de cette

compreacutehension keytienne du laquo zocircon politikon raquo

Naturally Political

Comme Richard Mulgan Keyt aussi commence par faire une distinction entre un sens

strict et un sens lacircche du zocircon politikon Il souligne que dans six occurrences sur huit de cette

expression dans le corpus aristoteacutelicien elle est lieacutee ou agrave la polis ou agrave la koinonia politikecirc ou

au politecircs39 Keyt en conclut que laquo in the strict sense a political animal is one that dwells in a

polisraquo40 Le zocircon politikon au sens strict ne peut donc designer que lrsquohomme parce que crsquoest

dans la relativiteacute essentielle agrave la polis que se montre le sens strict de cette formule Selon Keyt

aussi le zocircon politikon au sens vrai est un vivant drsquoEacutetat Comme seul lrsquohomme possegravede la

polis seul lrsquohomme est un zocircon politikon au sens vrai laquo Since a polis composed of lower

animals is an impossibility (III 9 1280a32-34) strictly speaking man is the only political

animal raquo 41 Ce terme ne srsquoapplique que dans un sens lacircche aux autres animaux dits

laquo politiques raquo On les qualifie de laquo politiques raquo parce que ces animaux montrent une

ressemblance agrave ce que les citoyens font dans la polis eux aussi srsquoassocient autour drsquoune

œuvre commune comme le dit Aristote en HA I 1 488a7-8

Comme le zocircon politikon au sens vrai ne saurait ecirctre qursquoun vivant drsquoEacutetat Keyt

lrsquoidentifie au citoyen42 Cela dit crsquoest lrsquoœuvre commune des hommes en tant que citoyens qui

donnerait selon lui son contenu au sens strict de zocircon politikon Or crsquoest uniquement sous le

meilleur reacutegime politique (lequel est lrsquoaristocratie) que pourrait se manifester pleinement et

39 Les passages que cite Keyt sont les suivants occurrences lieacutee agrave la polis Pol I 2 1253a1-4 et 7-8 EN VIII

12 1162a17-19 EE VII 10 1242a22-27 celle lieacutee agrave la koinonia politikecirc Pol III 6 1278b19-25 et celle

lieacutee au politecircs EN I 7 1097b8-11 40 Keyt laquo Three Fundamental Theoremsraquo loc cit p 60 41 Ibid 42 Ibid p 60-61

29

correctement la nature politique de lrsquohomme parce que crsquoest le seul reacutegime preacutecise Keyt qui

est conforme agrave la nature Le contenu du sens strict drsquoecirctre un animal politique doit donc ecirctre

chercheacute dans lrsquoœuvre commune des citoyens du meilleur reacutegime

Thus the joint work of the citizens of Aristotlersquos best polis is to maintain a community

in which each of the citizens can lead a life of moral and intellectual virtue Their joint

work in short is to form and to maintain an ethical community43

Selon Keyt le zocircon politikon aristoteacutelicien se deacutefinirait par lrsquoœuvre commune de former et de

maintenir une communauteacute eacutethique Cette conclusion conduit Keyt agrave srsquointerroger sur les sens

agrave donner agrave la formule laquo zocircon politikon phusei raquo car la naturalisation du sens strict du zocircon

politikon aurait pour reacutesultat une ideacutee qursquoAristote nrsquoaccepterait pas est-ce que crsquoest par

nature que lrsquohomme forme et maintient cette communauteacute eacutethique qursquoest la polis Mais cela

suggeacuterait que lrsquohomme possegravede par nature les vertus constitutives drsquoune telle communauteacute

Ou si le zocircon politikon est bien le citoyen selon Aristote dit Keyt en tant que zocircon politikon

phusei il serait citoyen par nature 44 zocircon politikon phusei impliquerait la possession

naturelle des qualiteacutes du citoyen drsquoune communauteacute eacutethique Ces reacutesultats conclut Keyt ne

sont pas acceptables pour Aristote parce que selon les principes mecircme de sa propre theacuteorie

eacutethique bien que lrsquohomme possegravede une disposition naturelle pour les vertus morales et

intellectuelles il ne les possegravede pas par nature (ni contre la nature) mais il les acquiert par

43 Ibid p 61 44 En fait Jacqueline Bordes dans son Politeia dans la penseacutee grecque jusqursquoagrave Aristote Paris Les Belles

Lettres 1982 montre bien que lrsquoideacutee de laquo citoyenneteacute par nature raquo et de laquo politeia phusei raquo nrsquoeacutetait pas vraiment

eacutetrange pour les Grecs Crsquoest par reacutefeacuterence agrave cette ideacutee qursquoelle explique pourquoi les reacutevolutions oligarchiques

du cinquiegraveme siegravecle faisaient scandale elles eacutetaient contre le reacutegime naturel de citoyenneteacute sur lequel les

deacutemocrates atheacuteniens fondaient leurs propres compreacutehensions drsquoAthegravenes comme patrie et comme polis les

reacutegimes oligarchiques eacutetaient scandaleux en ce qursquoils excluaient de la politeia drsquoAthegravenes ceux qui se

consideacuteraient citoyen de cette polis par leur naissance (p 47 et p 79-80) En citant les deacutemocrates comme

Lysias et Deacutemosthegravene Bordes montre que pour les deacutemocrates de lrsquoeacutepoque la deacutemocratie eacutetait le reacutegime naturel

drsquoAthegravenes et que cette ideacutee se fondait dans les mythes fondateurs du reacutegime deacutemocratique et que lrsquoon la

rencontre aussi dans les oraisons funegravebres (p 300-303) Donc dans leur propre imagination les deacutemocrates

coiumlncidaient toujours le reacutegime et la polis (p 346) Aristote nrsquoa certainement pas une telle notion naturaliste de

la deacutemocratie Selon lui le reacutegime deacutemocratique srsquoexplique plutocirct comme une contingence de lrsquohistoire

laquo Comme il se trouve maintenant que les citeacutes sont plus grandes il nrsquoest pas facile qursquoil existe encore une

constitution autre qursquoune deacutemocratie raquo (Pol III 15 1286b20-21)

30

lrsquoeacuteducation de ses habitudes45 Il faudrait donc distinguer selon Keyt le zocircon politikon du

zocircon politikon phusei juste comme Aristote distingue la vertu naturelle de la vertu au sens

plein Que lrsquohomme soit zocircon politikon phusei nrsquoimpliquerait pas selon la philosophie mecircme

drsquoAristote qursquoil est par ce mecircme fait vraiment un zocircon politikon laquo It would seem then that

when Aristotle claims that man is a political animal by nature the most he can mean is that

nature endows man with a latent capacity for civic virtue (politikecirc aretecirc) and an impulse to

live in a polis raquo46

De toutes ces consideacuterations Keyt conclut que la naturaliteacute du caractegravere politique de

lrsquohomme nrsquoimplique pas celle de la polis parce que la premiegravere nrsquoest qursquoune capaciteacute de

former la deuxiegraveme Or lrsquoactualisation de cette capaciteacute nrsquoest pas lrsquoœuvre de la nature mais

elle deacutepend selon Aristote lui-mecircme de lrsquoeacuteducation de lrsquoart politique etc Ainsi bien que les

formulations drsquoAristote dans les Politiques I 2 donnent lrsquoimpression drsquoune correspondance

entre le zocircon politikon phusei qursquoest lrsquohomme et la polis comme sa communauteacute naturelle

une telle correspondance nrsquoexiste pas drsquoapregraves Keyt Aristote aurait tort de la supposer Eacutetant

donneacute que le fait que lrsquohomme est un zocircon politikon phusei ne le fait pas zocircon politikon au

sens strict la naturaliteacute de la polis ne peut pas ecirctre expliqueacutee par reacutefeacuterence agrave ce fait

Selon la conception que Keyt se fait du zocircon politikon aristoteacutelicien le fait que

lrsquohomme est un zocircon politikon phusei nrsquoimplique pas qursquoil vit drsquoembleacutee et par nature une vie

politique Ce fait nrsquoimplique pas que lrsquohomme vit en tant que zocircon politikon Parce que de

zocircon politikon phusei agrave zocircon politikon par excellence crsquoest-agrave-dire au citoyen il y a une eacutetape

neacutecessaire agrave satisfaire lrsquoeacuteducation Drsquoapregraves Keyt chez Aristote on nrsquoest pas zocircon politikon

drsquoembleacutee et par nature on le devient par la vertu par lrsquoeacuteducation Crsquoest par lrsquoart politique qui

eacuteduque le zocircon politikon phusei en vue de la vertu que ce dernier deviendrait un vrai zocircon

politikon crsquoest-agrave-dire un membre vertueux qui forme et maintient une communauteacute eacutethique

avec les autres hommes vertueux comme lui-mecircme

The Linguistic Argument

45 Keyt laquo Three Fundamental Theoremsraquo loc cit cite les passages suivants EN II 1 1103a23-26 II 5

1106a6-10 VI 13 X8 1178a14-16 9 1179b20-1180a24 EE III 7 1234a23-33 MM I 34 197b36-

1198a22 46 Ibid p 62

31

Cet argument peut ecirctre consideacutereacute comme la suite du preacuteceacutedent et malgreacute son titre il

porte plutocirct sur la perception (aisthecircsis) morale dont lrsquohomme est doteacute selon le fameux

passage des Pol I 2 1252a7-18 Selon Aristote deux choses que seul lrsquohomme possegravede

parmi les animaux sont le langage et la perception du juste de lrsquoinjuste du bien du mal et

drsquoautres notions du mecircme genre La mise en commun par le moyen du langage de ce genre

de notions fait la famille et la citeacute

Keyt suppose qursquoAristote aurait identifieacute la capaciteacute de percevoir et drsquoexprimer le

juste et lrsquoinjuste agrave la capaciteacute de former des communauteacutes sur les principes de justices comme

la famille et la polis47 Il pense que selon les principes mecircmes de la psychologie morale

drsquoAristote lui-mecircme la perception du juste et de lrsquoinjuste ne peut pas ecirctre une capaciteacute

naturelle de lrsquohomme Or si cette capaciteacute morale ne srsquoacquiert pas naturellement il

srsquoensuivra que la capaciteacute de former des communauteacutes comme la famille et la polis (avec

laquelle la capaciteacute de perception morale est identifieacutee) ne serait naturelle non plus

Drsquoapregraves Keyt lrsquoaisthecircsis morale ne fonctionne pas comme les autres sens Pour

pouvoir voir par exemple on nrsquoa pas besoin drsquoeacuteduquer notre capaciteacute de la vue crsquoest par la

simple possession de la vue que lrsquoon voit48 Or dans le cas de lrsquoaisthesis morale pour que

lrsquohomme perccediloive le juste etou lrsquoinjuste il faudrait drsquoabord lrsquoeacuteduquer et lrsquohabituer agrave les

percevoir

The moral perception which Aristotle regards as at least a necessary condition of the

existence of a polis is not an inborn capacity like sight For in order to be able to

perceive the just and the unjust and the good and the bad a person must to some extent

be just and good He need not be fully virtuous for even the morally weak man (ho

akratecircs) can perceive the just and the unjust and the good and the bad (EN VII 1

1145b12-13 8 1151a20-24) But he cannot be totally lacking in virtue for the evil

man is morally blind (EN III11110b28-30 VI121144a34-36 VII81151b36) Now

it is a central thesis of Aristotlersquos ethical philosophy that men become good not by

47 Selon Keyt (ibid p 72) lrsquoune des preacutemisses de lrsquoargument des lignes 1252a7-18 serait laquo The capacity to

percieve and to express the just and the unjust is the same as (though perhaps differing in essence from) the

capacity to form communities based on justice such as household and the polis raquo 48 Crsquoest Aristote qui soulegraveve ce point en EN II 1 1103a26-b2 pour expliquer que contrairement au cas des

sens la possession des vertus se fait par lrsquousage et elle est preacuteceacutedeacutee par lrsquoactiviteacute

32

nature but by habituation guided by law and practical wisdom (EN II1 1103a18-b6

X91179b20-24)49

Selon Keyt chez Aristote lrsquohomme nrsquoaurait pas de perception morale par nature ce qursquoil

possegravede ne serait tout au plus qursquoune capaciteacute agrave la perception morale50 Drsquoapregraves Keyt la

perception morale serait une sorte de perspicaciteacute dans le jugement moral elle serait une

capaciteacute de percevoir et drsquoentrevoir la veacuteriteacute dans le domaine de la moraliteacute Pour pouvoir

avoir la moindre perception morale lrsquohomme doit ecirctre drsquoores et deacutejagrave un peu vertueux et un

peu bon Un certain niveau de vertu serait requis pour lrsquoouverture de lrsquoindividu agrave la veacuteriteacute

morale sinon il manquerait tout critegravere de la veacuteriteacute dans ce domaine et il ne serait pas capable

de distinguer le juste de lrsquoinjuste etc Keyt suppose donc que lrsquohomme vicieux le meacutechant

nrsquoa pas de perception morale du tout comme il est moralement aveugle il serait deacutepourvu de

la moindre capaciteacute de dire le bien du mal Le vicieux serait deacutepourvu de la perspicaciteacute de la

perception veacuteridique dans le domaine de la moraliteacute parce qursquoil est deacutepourvu du moindre

degreacute de la vertu requise pour acceacuteder agrave la veacuteriteacute morale

VII Les failles de Keyt

Keyt commet une erreur lorsqursquoil se reacutefegravere agrave lrsquoexemple de lrsquohomme vicieux pour

justifier sa propre supposition selon laquelle Aristote lui-mecircme aurait penseacute que pour pouvoir

dire le juste de lrsquoinjuste il faudrait ecirctre deacutejagrave dans une certaine mesure juste et bon Il

confond la perception morale en tant que telle avec le jugement moral vertueux Pouvoir dire

ce qui nous apparait juste de ce qui paraicirct injuste est une chose pouvoir dire le vrai juste du

vrai injuste est une autre Sans le premier le second serait impossible Drsquoapregraves Aristote

lrsquoaveuglement morale du vicieux nrsquoest pas une incapaciteacute de se faire une ideacutee du juste du bon

ou du nuisible Il nrsquoest pas aveugle agrave la perception morale Sa perversiteacute le rend aveugle agrave

lrsquoorthos logos elle le rend incapable de juger le juste correctement contrairement au

49 Ibid p 73 50 Apregraves avoir dit que la perception morale nrsquoest pas inneacutee comme la vue dans une note Keyt dit laquo The capacity

of acquiring moral perception on the other hand is innate for it is part of the capacity of acquiring the moral

virtues raquo (ibid n 37)

33

spoudaios51 Drsquoailleurs selon la theacuteorie eacutethique drsquoAristote la diffeacuterence entre un homme

vicieux et lrsquoincontinent consiste en ce que le premier bien qursquoil soit ignorant de ce que

lrsquoorthos logos commande agit du choix deacutelibeacutereacute (proairesis) alors que le second agit contre la

proairesis sans en ecirctre deacutepourvu (EN VII 8 1151a5-10 voir aussi EE II 11 1228a4 sq)52

Or lagrave ougrave il y a proairesis il y a par lagrave mecircme une krisis morale un jugement (vrai ou faux)

sur le bien et le mal car tout choix vise un certain bien53 Lrsquoacquisition de la vertu consiste

dans lrsquoeacuteducation de cette capaciteacute proaireacutetique laquelle est une fonction de la capaciteacute de

lrsquohomme agrave la moraliteacute Donc la preacutesence de la perception morale chez lrsquohomme est la

condition de possibiliteacute de la vertu non pas lrsquoinverse comme Keyt le pense Et lrsquohomme

vicieux nrsquoest pas deacutepourvu de la perception morale et du choix moral tout homme en est

doteacute et crsquoest par nature

La mecircme erreur marque sa compreacutehension de zocircon politikon et son argument sur la

vertu civique dont lrsquoeacuteducation transformerait le zocircon politikon phusei en zocircon politikon selon

lui Quant Keyt dit laquo juste raquo il comprend toujours laquo le juste selon la vertu raquo Selon lui pour

Aristote pouvoir se faire une ideacutee du juste crsquoest toujours le faire - plus ou moins - selon la

vertu Donc le zocircon politikon phusei qursquoest lrsquohomme nrsquoaurait aucune existence politique

parce qursquoen tant que tel la nature ne le dote pas de la capaciteacute de distinguer le juste de

lrsquoinjuste Comme la vie politique sans cette capaciteacute nrsquoest pas possible vivre comme un zocircon

politikon nrsquoest pas possible pour le zocircon politikon phusei Dans le mesure ougrave il ne possegravede pas

naturellement la vertu politique de distinguer le juste de lrsquoinjuste lrsquohomme nrsquoest pas citoyen

par nature ndash ce qui eacutequivaudrait agrave dire drsquoapregraves Keyt qursquoil nrsquoest pas zocircon politikon lrsquoidentiteacute

selon Aristote du citoyen du meilleur reacutegime politique avec le zocircon politikon eacutetait la

supposition de lrsquoun de ses arguments preacuteceacutedents (laquo Naturally Political raquo) Cette

compreacutehension eacutetatique du zocircon politikon aristoteacutelicien deacutepend de la neacutegation de ce

qursquoAristote dit explicitment dans les Politiques I 2 elle fait de lrsquohomme un animal

apolitique par nature Selon cette interpreacutetation Aristote aurait supposeacute que dans son eacutetat

51 Sur ce point voir la commentaire pour les lignes EN VI 13 1144a34-36 de R A Gauthier et J Y Jolif

LrsquoEacutethique agrave Nicomaque Tome II ndash Deuxiegraveme partie Commentaire Livres VI-X Louvain-la-neuve Edition

Peeters 2002 p 552-553 52 Lrsquohomme incontinent nrsquoest pas incapable de voir ce qursquoindique lrsquoorthos logos il est incontinent par son

faiblesse de ne pas pouvoir deacutesirer bien qursquoil le voie ce vers quoi la proairesis conforme agrave lrsquoorthos logos

srsquoincline Donc il nrsquoest pas deacutepourvu de la proaisresis il est uniquement incapable de montrer la fermeteacute requise

pour la suivre Sur lrsquoincontinence voir EN VII 7-10 53 EN I 1 1094a1 et 2 1095a14-15

34

naturel le zocircon politikon soit un animal apolitique qursquoil nrsquoy ait pas de vie politique pour le

zocircon politikon avant la vertu avant lrsquoeacuteducation

VIII Le mythe de Protagoras et les Politiques I 2

On pourrait objecter que lrsquointerpreacutetation de Keyt nrsquoest pas aussi eacuteloigneacutee du sens

veacuteritable de lrsquoargument drsquoAristote En effet on pense parfois que dans ce deuxiegraveme chapitre

des Politiques I le Stagirite fait allusion au grand discours de Protagoras (Prot 320d-328d)54

et lrsquoessentiel du discours du Protagoras consiste agrave dire que sans vertu il nrsquoy a pas de vie

politique pour lrsquohomme Selon le mythe de Protagoras dans les premiers temps les hommes

vivaient drsquoune maniegravere sporadique et sans polis mais par le besoin de protection contre les

becirctes sauvages ils cherchaient agrave se rassembler et fonder des poleis Cependant comme ils

manquaient lrsquoart politique ces tentatives eacutechouaient Ce nrsquoeacutetaient que par le don de lrsquoaidocircs et

de la dikecirc qursquoils arrivaient agrave eacutetablir une vie politique dans les poleis Crsquoeacutetaient donc ces vertus

politiques qui ont rendu possible la vie politique pour lrsquohomme Protagoras pensait qursquoun

certain degreacute minimum de vertu eacutetait indispensable pour la vie politique Crsquoeacutetait pourquoi

Zeus aurait commandeacute agrave Hermegraves de distribuer lrsquoaidocircs et la dikecirc agrave tous laquo Il faut dit Zeus agrave

Hermegraves que tous y aient part car les citeacutes ne pourraient exister si seulement un petit nombre

drsquohumains y avaient part [hellip] et eacutetablis cette loi en mon nom que lrsquohomme qui ne peut avoir

part agrave la justice et au respect soit mis agrave mort en tant que fleacuteau de la citeacute raquo (322d) Il faut donc

selon le logos de Protagoras dans la deuxiegraveme partie de son discours que lrsquohomme soit

eacuteduqueacute par sa propre citeacute en vertu et qursquoil obtienne un certain degreacute de perspicaciteacute pour la

veacuteriteacute morale sinon les citeacutes nrsquoexisteraient pas (323d) Le besoin de lrsquoeacuteducation et de la vertu

pour lrsquoexistence mecircme de la vie politique pour lrsquohomme avait eacuteteacute donc deacutejagrave identifieacute par

Protagoras Cette ideacutee eacutetait deacutejagrave preacutesente dans les milieux philosophiques et Aristote eacutetait bien

familier avec elle On dirait donc que lrsquointerpreacutetation de Keyt ne fait que de mettre en relief

lrsquoarriegravere-plan protagorien de lrsquoargument drsquoAristote et elle reflegravete en effet le vrai sens de cet

argument55

On ne sait pas comment Aristote comprenait exactement le mythe de Protagoras Or

la litteacuteraliteacute du texte du discours de Protagoras montre qursquoune autre faccedilon une faccedilon plus

54 Voir par exemple WL Newman The Politics of Aristotle vol II Oxford Clarendon Press 1887 p 124-

125 55 Keyt lui-mecircme ne cite pas Protagoras pour ses arguments Mais on ne peut pas ne pas penser agrave Protagoras

lorsque lrsquoon lit ses critiques drsquoAristote au sujet de la naturaliteacute de la polis

35

proche des suppositions du Sophiste de comprendre le mythe est aussi possible et cette

lecture du mythe ne justifie pas les approches comme celle de Keyt

Les compreacutehensions eacutetatiques de zocircon politikon humain chez Aristote prennent le

langage la perception morale et la raison comme les capaciteacutes politiques par excellence Crsquoest

par sa possession de ces capaciteacutes politiques que lrsquoon explique lrsquoanimal politique qursquoest

lrsquohomme Comme on voit dans le cas de Keyt deacutejagrave on suppose que ces capaciteacutes sont

essentiellement identiques ou correspondent complegravetement agrave la capaciteacute de former des

communauteacutes chez lrsquohomme

Or le mythe de Protagoras ne suppose pas une identiteacute ni une correspondance

complegravete entre le langage la perception morale et la raison drsquoune part et la capaciteacute de

former et de maintenir les communauteacutes eacutethiques et politiques de lrsquoautre part Donc chez

Protagoras ces capaciteacutes nrsquoexpliquent pas par elles-mecircmes la forme que prend la vie politique

proprement humaine Drsquoautre part le mythe suggegravere aussi que la vie politique de lrsquohomme ne

deacutepend pas de la vertu et de lrsquoeacuteducation de ces capaciteacutes ni de la polis Selon Protagoras

lrsquohomme est politiquement actif (il nrsquoest pas apolitique du tout) bien avant le don des vertus

politiques par Zeus La politiciteacute de lrsquohomme ne deacutepend pas de son eacuteducation en vertu Il nrsquoy

a donc pas un lien de neacutecessiteacute entre les deux drsquoapregraves Protagoras

En effet dans le mythe de Protagoras les faculteacutes de la raison du langage et la

perception du juste et de lrsquoinjuste attirent lrsquoattention par leurs absences parmi les dons des

Dieux Promeacutetheacutee vole le savoir artisanal et le feu de lrsquoatelier drsquoHeacutephaiumlstos et drsquoAtheacutena pour

les donner aux hommes laquo Gracircce agrave cela dit Protagoras lrsquohomme dispose du moyen de

survivre raquo (Prot 321d-e) Or le don de Promeacutetheacutee suppose que lrsquohomme eacutetait deacutejagrave agrave mecircme

de recevoir et de comprendre le savoir artisanal et drsquoutiliser le feu pour mettre en pratique ce

savoir artisanal en vue de survivre De plus avant cet eacutepisode du vol du feu par Promeacutetheacutee

dans sa description de la faute et de lrsquoimpreacutevoyance drsquoEacutepimeacutetheacutee dans sa distribution des

faculteacutes parmi les ecirctres Protagoras divise ces derniers en deux groupes comme ceux priveacutes de

la raison et lrsquohomme laquo [Comme] Eacutepimeacutetheacutee nrsquoeacutetait pas parfaitement sage il lui eacutechappa

qursquoil avait distribueacute entre les ecirctres priveacutes de raison toutes les faculteacutes dont il disposait Restait

lrsquoespegravece humaine qui nrsquoavait encore rien reccedilu raquo56 sauf qursquoil posseacutedait drsquoores et deacutejagrave la faculteacute

de raison alors Crsquoest gracircce agrave sa possession naturelle de la raison lrsquohomme laquo inventa

habitations vecirctements chaussures couvertures et tira sa nourriture de la terre raquo Or le fait que

56 Les traductions des passages du Protagoras sont de Monique Treacutedeacute et Paul Demont (Le Livre de Poche

1993)

36

lrsquohomme reacuteussit agrave survivre et qursquoil peut employer le savoir artisanal au niveau de technecirc

montre qursquoil est aussi agrave mecircme drsquoemployer correctement sa capaciteacute rationnelle dans ces

domaines Le mythe suppose bien qursquoavant les dons de Promeacutetheacutee lrsquohomme eacutetait capable de

maitriser le savoir artisanal au niveau drsquoune sophia ce que le Titan a deacuterobeacute drsquoHeacutephaiumlstos et

drsquoAtheacutena crsquoeacutetait une ἔντεχνος σοφία (Prot 321d1)

Il en va de mecircme pour sa perception du juste et de lrsquoinjuste Protagoras dit que

lrsquohomme eacutetait laquo le seul des ecirctres vivants agrave honorer les dieux et il se mit agrave eacuteriger des autels et

des repreacutesentations des dieux raquo (322a) Lrsquohomme eacutetait donc deacutejagrave avant mecircme du don des

vertus politiques pieux et capable de discerner la part des Dieux et que ces derniers meacuteritent

du respect Par les actes pieux lrsquohomme paie le respect qursquoil doit aux Dieux pour la part du

lot divin qursquoil a reccedilu (322a) Lrsquohomme posseacutedait donc deacutejagrave un sens de justice et il eacutetait deacutejagrave

capable de discerner correctement au moins dans les affaires religieuses le juste et lrsquoinjuste

Encore plus les premiegraveres tentatives de lrsquohomme pour rassemblement dans les poleis

eacutechouaient parce que laquo ils faisaient du tort reacuteciproquement [ἠδίκουν ἀλλήλους ] raquo (322b) Or

le fait que les hommes refusent de rester ensemble agrave cause du tort qursquoils reccediloivent lrsquoun de

lrsquoautre montre qursquoils possegravedent deacutejagrave un sentiment de justice lrsquohomme perccediloit mecircme avant le

don de la vertu de la justice ce qui est bien et ce qui est nuisible pour lui-mecircme et il donne un

jugement (correct ou pas) agrave ce sujet au sujet de ce qursquoil meacuteritent et ce qursquoil ne meacuteritent pas57

Selon le mythe de Protagoras contrairement agrave ce que Keyt suppose pour Aristote lrsquohomme

nrsquoa pas besoin de la vertu de justice pour pouvoir percevoir et juger les questions de la justice

Correcte ou pas lrsquohomme a toujours une opinion au sujet de la justice Parfois il la juge

mecircme correctement comme dans le cas des Dieux

57 On objecterait que si les hommes ne parviennent pas agrave vivre en commun ce nrsquoest pas parce que le tort qursquoils

se font heurte leur sentiment de justice mais tout simplement parce qursquoils sont dangereux les uns pour les autres

Ils se fuient mutuellement non sous le coup de lrsquoindignation mais par peur les uns des autres (Crsquoest Michel

Narcy qui a souleveacute cette objection dans nos correspondances priveacutees) Cependant le fait que les hommes

deacuteveloppent une attitude pieuse vers les Dieux suggegravere qulsquoils sont agrave mecircme de juger la valeur du lot divin qursquoils

ont reccedilu et qursquoils le reconnaissent comme avantageux pour eux-mecircmes Crsquoest-agrave-dire qursquoils font bien une

distinction entre le mal et le bien Ainsi mecircme si les hommes ne parviennent pas agrave vivre ensemble tout

simplement parce qursquoils ont peur les uns des autres ce sentiment de peur nrsquoira jamais sans un jugement au sujet

du bien et du mal Il conduira toujours les hommes agrave juger qursquoil est mieux pour eux de se dissiper que drsquoinsister

agrave rester ensemble Autrement dit la dissolution des premiers groupements humains suppose un calcul assez

complexe entre les biens rester ensemble malgreacute les injustices commises mutuellement ou dissoudre la

communauteacute malgreacute le besoin de rester ensemble pour survivre

37

Quant au langage Protagoras suppose qursquoil est un produit de technecirc58 et lrsquohomme

lrsquoinvente agrave lrsquoeacutepoque de sa faccedilon sporadique de vivre bien avant ses premiegraveres tentatives de

fonder des poleis On peut supposer que lrsquohomme aurait besoin du langage pour ses premiegraveres

tentatives politiques Cependant le langage ne semble pas ecirctre indispensable pour rassembler

en vue de protection contre les becirctes sauvages Apregraves tout lrsquohomme nrsquoest pas la seule et la

premiegravere espegravece drsquoanimal agrave se rassembler pour se proteacuteger contre les autres animaux

Quoiqursquoil soit il est eacutevident que Protagoras ne suppose pas un lien naturel et neacutecessaire entre

le langage et lrsquoexistence de la polis le langage a eacuteteacute inventeacute selon lui avant la constitution

des premiegraveres citeacutes De plus lrsquohistoire de Protagoras suppose que lrsquohomme aurait aussi besoin

du langage pour dissoudre les rassemblements qursquoil eacutetablit si lrsquohomme dissout ses premiegraveres

communauteacutes malgreacute son besoin vitale de rester rassembleacute et si la cause principale pour la

dissolution de ces communauteacutes est les problegravemes de justice que les hommes eacuteprouvent entre

eux on peut supposer qursquoils auraient aussi besoin du langage pour reacutegler leurs comptes entre

eux avant de deacutecider agrave dissoudre leur rassemblement Il est donc tout probable pour lrsquohomme

drsquoutiliser cette capaciteacute pour dissoudre ses premiers regroupements et de devenir sans polis

malgreacute sa capaciteacute langagiegravere

Les conclusions suivantes peuvent ecirctre tireacutees de cette lecture du mythe de Protagoras

Premiegraverement selon ce dernier avant mecircme de son eacuteducation en vertu lrsquohomme possegravede la

raison le langage et la perception du juste et de lrsquoinjuste il utilise ces capaciteacutes activement et

cette utilisation nrsquoest pas neacutecessairement destineacutee agrave former et agrave maintenir une communauteacute

eacutethique et politique De plus malgreacute sa possession de toutes ces capaciteacutes lrsquohomme peut

eacutechouer agrave maintenir les communauteacutes qursquoil eacutetablit Malgreacute le fait qursquoil les possegravede ses

communauteacutes peuvent se dissoudre Donc selon Protagoras ces capaciteacutes proprement

humaines ne sont pas identiques agrave la capaciteacute de former et de maintenir des communauteacutes et

nrsquoy correspondent pas

Deuxiegravemement le mythe de Protagoras suppose que lrsquohomme a une vie politique

avant son eacuteducation en vertu Lrsquohomme est politiquement actif avant son acquisition de la

vertu bien qursquoils eacutechouent les hommes essaient plusieurs fois de se rassembler autour drsquoun

58 Aristote diffegravere de Protagoras sur ce point mais cela ne change rien pour notre argument ici

38

œuvre commune Donc la politiciteacute humaine ne deacutepend pas de la vertu ce nrsquoest pas son

eacuteducation en vertu qui le rend politique chez Protagoras59

Derniegraverement lrsquousage politique de la perception morale et des capaciteacutes de la raison et

du langage ne suppose pas la vertu non plus Lrsquohomme utilisait ces capaciteacutes activement et

politiquement bien avant les vertus politiques

Si la leccedilon du mythe de Protagoras peut ecirctre comprise de cette maniegravere il ne serait pas

possible de justifier lrsquointerpreacutetation que Keyt fait du zocircon politikon aristoteacutelicien par lrsquoallusion

qursquoAristote aurait fait agrave Protagoras dans les Politiques I 2 Keyt suppose que srsquoil nrsquoy a pas de

vertu il nrsquoy a pas de vie politique non plus pour lrsquohomme Cette interpreacutetation suppose qursquoagrave

moins qursquoil soit eacuteduqueacute en vertu la capaciteacute politique de lrsquohomme resterait latente Or

Protagoras pense que lrsquoactiviteacute politique de lrsquohomme ne deacutepend pas de la vertu mecircme sans

vertu lrsquohomme est capable drsquoagir politiquement

IX LrsquoEacutetat et le plus haut degreacute da la politiciteacute humaine

La conception du zocircon politikon humain comme un vivant drsquoEacutetat a une grande utiliteacute

pour rendre compte drsquoune autre thegravese fondamentale des Politiques I 2 Une fois qursquoon

explique le fait que lrsquohomme est un animal politique par sa possession de la polis on croit

aussi expliquer lrsquoaffirmation aristoteacutelicienne selon laquelle lrsquohomme est plus politique que les

autres animaux greacutegaires-politiques Bien que la possession de la polis soit lrsquoessentiel de

lrsquoexplication que nous allons aussi donner dans ce travail pour le plus haut degreacute du caractegravere

politique de lrsquohomme il est opportun drsquoindiquer drsquoabord une version fallacieuse de cette

explication

Pour citer encore une fois Saunders sur les lignes 1253a7-18 ougrave on trouve

lrsquoaffirmation du plus haut degreacute de la politiciteacute de lrsquohomme

lsquoFit for a statersquo renders politikon [hellip] But no animal lives as a member of a

state so the sentence [that man is an animal fit for a state to a fuller extend] sounds

absurd The point is that animals have two characteristics which are necessary but not

sufficient for life in a state the sensation (aesthesis) of pleasure and pain and lsquovoicersquo

phocircnecirc with which to lsquoindicatersquo them to each other The same is true of men but men 59 Pace Michel Narcy laquo Le contrat social drsquoun mythe moderne agrave lrsquoancienne sophistique raquo Philosophie 28

1990 p 32-52 voir aussi son laquo Introduction raquo au Theacuteeacutetegravete GF Flammarion Paris 1995 p 116-120 Pour notre

critique de lrsquointerpreacutetation du mythe par Narcy voir lrsquoappendice du chapitre preacutesent

39

have also a senseperception of benefit and harm etc as listed and lsquospeechrsquo logos to

express them [hellip] In sum to pursue their common task (whatever that is) bees etc

have sensation of pleasure and pain plus voice60 to pursue theirs men have in addition

a sense of good and bad just and unjust plus speech Men are thus lsquofit for a sate to a

fuller extendrsquo they are better equipped in such a way as to be able to live in the

complex association koinocircnia which is the state61

Selon Saunders les hommes seraient plus politika que les autres animaux parce que gracircce agrave

certaines caracteacuteristiques qursquoeux seul possegravedent ils satisfont agrave une plus haute mesure la

deacutefinition drsquoecirctre politikon les hommes sont plus aptes agrave vivre dans un Eacutetat Crsquoest donc pour

la mecircme raison que les autres animaux seraient politika agrave un moindre degreacute dans la mesure

ougrave il leur manquent certaines des caracteacuteristiques requises pour vivre dans un eacutetat ils sont

moins ou meacutediocrement eacutequipeacutes pour vivre dans un eacutetat ils satisfont moins cette deacutefinition

Bien que moins eacutelaboreacutee CDC Reeve donne eacutegalement une explication similaire agrave

celle de Saunders pour le plus haut degreacute du caractegravere politique de lrsquohomme Selon lui

[H]uman beings are more political than [the other political animals] because they are

naturally equipped for life in a type of community that is itself more quintessentially

political than a beehive or an ant nest namely a household or polis What equips

human beings to live in such communities is the natural capacity for rational speech

which they alone possess62

Reeve ne reacuteduit pas la vie politique de lrsquohomme agrave son appartenance agrave la polis Neacuteanmoins il

commet la mecircme erreur que Saunders Dans tous les deux cas il srsquoagit drsquoune sorte de peacutetition

de principe Selon ces auteurs crsquoest parce que les hommes sont mieux eacutequipeacutes pour vivre

dans les communauteacutes humaines qursquoils sont plus politiques que les autres animaux politiques

Ou pour le dire de lrsquoinverse ces derniers seraient moins politiques parce qursquoils sont moins

bien eacutequipeacutes pour vivre dans les communauteacutes humaines

60 Selon Aristote les abeilles sont sourdes et deacutepourvues de la phocircnecirc Meacutet I 1 980b23 et HA IV 9 535b3-12

Ce point sera discuteacute plus longuement dans le Chapitre III de cet essai 61 Saunders Aristotle Politics Book I and II op cit p 69 Tous les italiques sont de Saunders 62 CDC Reeve laquo Introduction raquo dans Aristotle Politics trad CDC Reeve IndianapolisCambridge Hackett

Publishing Company 1998 p xvii-lxxix (p xlviii) La mecircme partie de cette Introduction a eacuteteacute reprise dans

laquo The Naturalness of the Polis in Aristotleraquo dans A Companion to Aristotle ed Georgios Anagnostopoulos

Blackwell Publishing p 513

40

Comme le domaine des individus auquel ses analyses srsquoappliquent Saunders prend

tous les animaux (politiques ) Le problegraveme est qursquoil donne une extension universelle au

preacutedicat laquo to be fit for a state raquo sur tous les animaux y compris lrsquohomme comme srsquoil eacutetait

possible drsquoeacutetablir lrsquointention de ce preacutedicat indeacutependamment de lrsquohomme Selon Saunders

lrsquointention de ce preacutedicat se deacutetermine par la possession non seulement de lrsquoaisthecircsis du

plaisir de la peine et de la phocircneacute mais aussi et surtout par la possession de lrsquoaisthecircsis du

bien du nuisible et du logos Lrsquoexplication de Saunders suppose donc lrsquoargument suivant

Pour tout animal (politique ) srsquoil possegravede x y z etc il est plus apte agrave vivre dans un

Eacutetat

Lrsquohomme possegravede x y z etc

Donc lrsquohomme est plus apte agrave vivre dans un Eacutetat

Cet argument suppose que de jure la possibiliteacute drsquoecirctre plus politique est eacutegalement

ouverte aux animaux autres que lrsquohomme or de facto ce nrsquoest que les hommes qui srsquoavegraverent

satisfaire les conditions preacuteciseacutees dans lrsquoanteacuteceacutedent de la premiegravere preacutemisse

Il est significatif que Saunders et Reeve parlent de lrsquohomme en pluriel laquo men are fit

for a state to a fuller extent raquo dit Saunders et laquo human beings are more political than the

others raquo dit Reeve Leurs explications supposent en fait la formule universelle suivante

laquo Pour tout animal politique srsquoil est un homme il est plus politique (ou plus aptes agrave vivre

dans un Eacutetat) raquo Leur formulation drsquoecirctre plus politique couvre tout homme (et preacutetendument

tous les animaux politiques) dans ce sens preacutecis que ce preacutedicat se dit de chacun des individus

qui constituent son domaine Drsquoougrave la traduction de Reeve des lignes 1253a7-9 des Politiques

I 2 laquo It is also clear why a human being [ho anthropos] is more of a political animal than a

bee or any other gregarious animal raquo (italiques ajouteacutes) Selon Saunders et Reeve quand il

affirme que lrsquohomme est plus politique que les autres animaux politiques Aristote aurait donc

dit laquo Prenez un homme mais nrsquoimporte quel individu chaque fois vous verrez qursquoil est bien

mieux eacutequipeacute que les autres animaux dits politiques pour vivre dans une polis raquo Mais que y a-

t-il drsquointeacuteressant dans le fait qursquoun homme soit apte agrave vivre dans une communauteacute qui est deacutejagrave

constitueacutee par sa propre espegravece Un homme laquo fit raquo aux communauteacutes de sa propre espegravece

nrsquoest pas plus eacutetonnant qursquoune abeille capable drsquoentrer dans une ruche construite par sa propre

colonie Les explications de Saunders et Reeve sur le plus haut degreacute du caractegravere politique de

lrsquohomme nrsquoapporte aucune nouvelle information sur ce fait Si lrsquohomme est laquo fit raquo agrave la polis

41

crsquoest parce que crsquoest deacutejagrave lui qui la constitue Un homme est apte agrave vivre dans une polis et

crsquoest en tant que membre de son espegravece Si on explique le moindre degreacute de la politiciteacute drsquoune

abeille par le seul fait qursquoelle nrsquoest pas ducircment eacutequipeacutee pour vivre dans une polis on ne

saurait pas expliquer pourquoi le fait qursquoun homme agrave son tour nrsquoest pas ducircment eacutequipeacute pour

vivre dans une colonie drsquoabeille ne le rend pas moins politique qursquoune abeille Pour que la

circulariteacute drsquoun tel argument soit briseacutee il semble qursquoil faut expliquer ce qursquoil y a dans le fait

que lrsquohomme constitue des poleis qui le fait plus politique

La raison de cette circulariteacute peut ecirctre chercheacutee dans une extension non-justifieacutee de la

teacuteleacuteologie du langage agrave la perception du juste et de lrsquoinjuste En Pol I 2 1252a9-18 il est dit

que lrsquohomme a eacuteteacute doteacute par la nature du langage pour qursquoil puisse manifester ce qursquoil trouve

bien mal juste ou injuste La mise en commun de ces notions morales dit Aristote est le

fondement de toute communauteacute humaine La teacuteleacuteologie du langage est donc en double

couche pour le dire ainsi le langage est donneacute pour la manifestation des sentiments moraux

en vue de la constitution des communauteacutes Or dans la compreacutehension eacutetatique du zocircon

politikon humain on souvent attribue une teacuteleacuteologie agrave la perception du juste et de lrsquoinjuste

aussi dans le cadre du mecircme argument lrsquohomme aurait donc la perception du juste et de

lrsquoinjuste en vue de sa vie dans la polis63 Lrsquoun des exemples les plus claires de cette approche

se trouve chez Fred D Miller Selon lui

[H]umans have the innate capacity to perceive and express justice and injustice

because this is necessary in order for them to attain their natural ends For humans

must engage in cooperative forms of social and political organization in order to fulfill

their nature and these forms of cooperation require a conception of justice64

63 On objecterait que si lrsquoaisthesis morale de lrsquohomme nrsquoa aucune telos la nature lrsquoaurait faite laquo en vain raquo ce qui

serait contre les principes teacuteleacuteologiques fondamentaux de la philosophie naturelle drsquoAristote Le laquo bien-vivre raquo

semble ecirctre le candidat le plus probable pour ecirctre le telos de cette aisthesis Pour les sens autre que le toucher et

le goucircter Aristote dit qursquoils sont en vue de laquo to eu raquo (DA III 13 435b21 De Sens 1 437a1) Un tel telos

geacuteneacuteral de bien vivre semble ecirctre attribuable agrave lrsquoaisthesis morale aussi Or comme il sera expliqueacute dans la suite

de ce chapitre et dans le chapitre prochain je pense qursquoil y a une peacutetition de principe dans lrsquoideacutee de dire que cette

aisthesis morale est donneacutee agrave lrsquohomme pour vivre dans la polis De plus je crois qursquoil y a mecircme lieu pour nier

tout telos agrave lrsquoaisthesis morale Dans ce passage des Politiques I 2 Aristote parle de lrsquoaisthesis morale au mecircme

niveau que lrsquoaisthesis du plaisir et de la peine Il semble qursquoaux yeux drsquoAristote lrsquoaisthesis morale ressemble

moins agrave nos cinq sens que lrsquoaisthesis du plaisir et de la peine Or nulle part dans le corpus Aristote ne dit que

cette derniegravere a un telos 64 Fred D Miller laquo Aristotle on Natural Law and Justice raquo dans A Companion to Aristotlersquos Politics eacuteds David

Keyt et Fred D Miller Jr Oxford Blackwell1991 p 279-306 (p 294)

42

Selon Miller aussi la perception du juste et de lrsquoinjuste fait partie de cet laquo eacutequipement raquo de

lrsquohomme qui le rend capable de vivre dans une polis et il la possegravede en vue drsquoune telle vie

Crsquoest parce que diffeacuterentes organisation de sa vie politique requiegraverent une conception de

justice que lrsquohomme aurait eacuteteacute doteacute par la nature drsquoune telle perception Mais pourquoi les

diffeacuterentes organisations coopeacuteratives de la vie humaine requiegraverent une conception de justice

en premier lieu Pourquoi y aura-t-il toujours et ineacutevitablement une question de justice dans

ce genre drsquoorganisation Il semble que lrsquoordre des choses est lrsquoinverse selon Aristote de ce

que Miller suppose ce nrsquoest pas parce que les organisations coopeacuteratives exigent une

conception de justice que lrsquohomme est doteacute de la perception de la justice mais crsquoest parce que

lrsquohomme a une sensitiviteacute pour la justice qursquoil y a toujours et sans cesse une question de

justice agrave reacutegler au sein mecircme de ce type drsquoorganisation Le problegraveme avec lrsquoargument de

Miller est le mecircme que les preacuteceacutedents Tous ces arguments commencent par deacutecrire la vie

politique dans une polis par ce qursquoils appellent les capaciteacutes (ou lrsquo laquo eacutequipement raquo) politiques

de lrsquohomme et apregraves ils deacutetectent un laquo fitness raquo chez lrsquoindividu humain pour cette vie

politique laquelle a eacuteteacute deacutejagrave deacutecrite par ce qui rend homme lsquofitrsquo pour elle

Appendice au chapitre I

Selon Michel Narcy le fait que les dons de Promeacutetheacutee ne suffissent pas pour garantir

la vie humaine et qursquoil y faut lrsquoart de co-habiter aussi (lequel se trouvait aupregraves de Zeus selon

le mythe) montre que selon Protagoras aussi lrsquohomme est un animal politique et il ne se

deacutefinit pas comme homo faber (laquo Le contrat social raquo p 41) Cependant cette lecture du

mythe ne nous livrerait pas selon Narcy la deacutefinition aristoteacutelicienne parce que si lrsquohomme

est bien animal politique chez Protagoras il ne lrsquoest pas par nature comme chez Aristote

selon le Sophiste lrsquohomme est priveacute de nature politique et il ne devient politique que par

lrsquoeacuteducation en vertu Selon la lecture que fait Narcy du mythe de Protagoras lrsquohomme nrsquoest

politique qursquoau sein de la polis et sa politiciteacute deacutepend de lrsquoacquisition par lrsquoeacuteducation de

lrsquoaidocircs et de la dikecirc Selon Narcy aussi ecirctre un animal politique srsquoidentifie agrave ecirctre un vivant

vertueux de la polis Cette perspective deacutetermine sa compreacutehension de lrsquoanimal politique

aristoteacutelicien aussi sur ce dernier Narcy partage exactement la mecircme perspective avec Keyt

Selon lui Aristote et Protagoras ne sont pas diffeacuterents lrsquoun de lrsquoautre par le contenu qursquoils

donnent au caractegravere politique de lrsquohomme selon le Stagirite aussi lrsquohomme ne serait

politique que par la vertu La diffeacuterence entre le Sophiste et le Stagirite concerne la naturaliteacute

43

de ce contenu Narcy pense que drsquoapregraves Aristote crsquoest par nature que lrsquohomme possegravede le

contenu du don de Zeus dont lrsquoacquisition rend lrsquohomme politique selon Protagoras il srsquoagit

du sentiment du juste qui fait lrsquohomme capable de juger et drsquoagir correctement dans le

domaine de la justice Or crsquoest lagrave selon Narcy que se trouve la ligne distinguant les bonnes et

les mauvaises lectures du mythe si on comprend le don de Zeus comme attribution drsquoune

nature politique agrave lrsquohomme Protagoras ne saurait pas eacutechapper agrave lrsquoimpasse vers laquelle

Socrate essaie de le pousser si lrsquohomme est par nature politique crsquoest-agrave-dire srsquoil possegravede par

nature les vertus politiques ces derniegraveres ne srsquoenseignent pas Si on comprend le don de Zeus

de cette maniegravere laquocrsquoest selon Narcy Aristote derechef qui perce sous Protagoras raquo (laquo Le

contrat social raquo p 42) Or il est vain de chercher un Aristote sous Protagoras parce que laquo le

mythe dit pourtant bien litteacuteralement que la ou les vertu(s) politique(s) nrsquoest (ne sont) pas

inneacutee(s) crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoelles nrsquoappartenaient pas agrave la nature humaine que Zeus a

ducirc se reacutesoudre agrave en faire don aux hommes apregraves coup raquo (laquo Introduction raquo Theacuteeacutetegravete p 117)

Selon nous le problegraveme avec cette mise en position drsquoAristote par rapport agrave

Protagoras est le suivant pourquoi Aristote se pousserait-il lui-mecircme avec ses propres

mains vers une aporie dont les difficulteacutes il connait deacutejagrave tregraves bien et dont la sortie il connaicirct

eacutegalement tregraves bien agrave lrsquoinstar de Protagoras Il nous semble qursquoAristote suit lrsquoexemple de

Protagoras juste comme Protagoras le suggegravere selon Aristote aussi lrsquohomme a besoin de

lrsquoapprentissage en vertu parce qursquoil est un animal politique dont lrsquoaction politique demande

une reacutegularisation pour garantir la vie humaine Or cela suppose que lrsquohomme agit

politiquement bien avant la polis et bien avant lrsquoeacuteducation qursquoelle fournit lrsquoapprentissage en

vertu reacutepond aux besoins de la vie deacutejagrave politique de lrsquohomme il ne la creacutee pas Crsquoest

pourquoi le don de Zeus vient apregraves coup pour le dire comme Narcy Zeus a ducirc se reacutesoudre agrave

reacutepondre aux besoins politiques preacutealablement existant de lrsquohomme il ne les creacutee pas

En effet Michel Narcy lui-mecircme semble reconnaitre chez Protagoras une prioriteacute de

la vie politique sur la polis et sur la vertu Et quoiqursquoen passant il reconnait eacutegalement que le

langage nrsquoa pas un lien naturel et intrinsegraveque crsquoest-agrave-dire irreacuteversible et neacutecessaire avec

lrsquoexistence de la polis et donc avec la vertu Il affirme bien qursquoavant le don de Zeus

lrsquohumaniteacute eacutetait agrave la veille de disparaicirctre tout en eacutetant laquo pourvue de tous les arts du langage

et des premiers regroupements raquo (laquo Le contrat social raquo p 42 italiques ajouteacutes) Selon Narcy

aussi dans un certain sens les hommes avaient deacutejagrave des tentatives politiques bien que sans

succegraves et sans doute tout en parlant avant qursquoils parviennent agrave eacutetablir une polis stable Cela

dit avant le don de Zeus lrsquohomme savait bien comment agir politiquement mais il ne savait

44

pas comment le faire technikocircs Pour ce dernier il avait besoin de lrsquoart politique et selon le

mythe Zeus lrsquoa donneacute

Cependant le paralleacutelisme entre Protagoras et Aristote se termine ici Tous les deux

placent la politiciteacute humaine avant la polis et avant la vertu mais la nature de cet laquo avant raquo

diffegravere consideacuterablement selon lrsquoun et lrsquoautre Aristote considegravere la politiciteacute humaine selon

une teacuteleacuteologie naturelle et il nous livre (comme Platon avant lui) un reacutecit teacuteleacuteologique sur la

naissance de la polis comme une communauteacute naturelle Ainsi il met la famille agrave lrsquoorigine de

tout ce deacuteveloppement teacuteleacuteologique Ces aspects qui caracteacuterisent le laquo avant-la-polis raquo (agrave la

fois historique et conceptuel) aristoteacutelicien nrsquoexistent pas chez Protagoras Sur ce point voir

les excellentes analyses de Michel Narcy laquo Le contrat social raquo loc cit p 50-56 Cela dit le

rapprochement que notre interpreacutetation eacutetablit entre Protagoras et Aristote nrsquoeacutequivaut pas agrave

leur attribuer la mecircme thegravese Lrsquoaffiniteacute que nous voyons entre les deux se limite agrave reconnaitre

chez tous les deux un laquo avant-la-polis raquo et un laquo avant-la-vertu raquo pour la politiciteacute humaine

45

CHAPITRE II

Lrsquoanimal politique et ses vertus

1253a29 φύσει μὲν οὖν ἡ ὁρμὴ ἐν 1253a30

πᾶσιν ἐπὶ τὴν τοιαύτην κοινωνίαν ὁ δὲ

πρῶτος συστήσας μεγίστων ἀγαθῶν αἴτιος

ὥσπερ γὰρ καὶ τελεωθὲν βέλτιστον τῶν

ζῴων ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω καὶ χωρισθὲν

καὶ νόμου καὶ δίκης χείριστον πάντων

χαλεπωτάτη γὰρ ἀδικία ἔχουσα ὅπλα ὁ δὲ

ἄνθρωπος ὅπλα ἔχων φύεται φρονήσει καὶ

1253a35 ἀρετῇ οἷς ἐπὶ τἀναντία ἔστι

χρῆσθαι μάλιστα διὸ ἀνοσιώτατον καὶ

ἀγριώτατον ἄνευ ἀρετῆς καὶ πρὸς ἀφροδίσια

καὶ ἐδωδὴν χείριστον ἡ δὲ δικαιοσύνη

πολιτικόν ἡ γὰρ δίκη πολιτικῆς κοινωνίας

τάξις ἐστίν ἡ δὲ δικαιοσύνη τοῦ δικαίου

κρίσις

1253a29 Crsquoest donc par nature qursquoil y a

chez 1253a30 tous ˂les hommes˃ la

tendance vers une communauteacute de ce genre

mais le premier qui lrsquoeacutetablit ˂nrsquoen˃ fut ˂pas

moins˃ cause des plus grands biens De

mecircme en effet qursquoun homme accompli est

le meilleur des animaux de mecircme aussi

quand il a rompu avec la loi et justice est-il

le pire de tous Car la plus terrible des

injustices crsquoest celle qui a des armes Or

lrsquohomme naicirct pourvu drsquoarmes en vue de

prudence et 1253a35 vertu dont il peut se

servir agrave des fins absolument inverses Crsquoest

pourquoi il est le plus impie et le plus feacuteroce

quand il est sans vertu et il est le pire ˂des

animaux˃ dans ses deacuteregraveglements sexuels et

gloutons Or la ˂vertu de˃ justice est

politique car la justice ltintroduit˃ un ordre

dans la communauteacute politique et la justice

deacutemarque le juste ˂de lrsquoinjuste˃

46

I La prioriteacute de la polis et le zocircon politikon phusei

Ce passage qui clocirct les Pol I 2 est fondeacute sur une dichotomie simple il existe un

sceacutenario qui est le meilleur possible pour lhomme et un sceacutenario que lon peut qualifier de

catastrophique pour celui-ci Le premier suppose la fondation dune polis avec toutes ses lois

et son systegraveme de justice etc et le second deacutepend de labsence de ces derniers Le premier

sceacutenario reacutesulte de leffet de perfection que la polis produirait sur lhomme et le second deacutecrit

ce que serait lrsquohomme sil se trouve deacutepourvu de cet effet de perfection

David Keyt ne commente pas ce passage Or il y a des aspects dans ce passage qui

peuvent ecirctre interpreacuteteacutes dans le mecircme sens que sa compreacutehension du zocircon politikon

aristoteacutelicien De prime abord ces derniegraveres lignes des Pol I 2 semblent supposer que sans

les lois drsquoune polis un homme serait deacutepourvu de toute vertu et qursquoil deviendrait une figure si

perverse qursquoaucune vie politique ne serait plus possible pour lui srsquoil nrsquoy a pas de polis il nrsquoy

aura pas de vertu de la justice srsquoil nrsquoy aura pas de vertu de la justice il nrsquoy aura pas de vie

politique non plus

Selon Keyt Hobbes aurait saisi la nature de lrsquohomme et la raison drsquoecirctre de lEacutetat mieux

qursquoAristote1 Il suppose que puisque le zocircon politikon phusei aristoteacutelicien serait selon les

principes du Stagirite lui-mecircme deacutepourvu de toute vertu au sens plein Aristote aurait ducirc

deacutecrire lrsquoeacutetat naturel de lrsquohomme comme Hobbes parce que lrsquoon ne peut pas attendre qursquoun

animal deacutepourvu de toute vertu morale accomplisse naturellement et drsquoembleacutee des actions

convenables agrave une vie communautaire Cela eacutequivaut drsquoapregraves Keyt agrave dire que lrsquohomme

mecircme chez Aristote ne saurait vivre politiquement par nature Sur ces questions Hobbes

serait plus reacutealiste qursquoAristote celui-ci insistant sur lrsquoexistence drsquoune tendance inneacutee chez

lrsquohomme pour une vie en communauteacute il se donne la peine de deacuteduire par des arguments

divers un lien de nature entre cette tendance chez lrsquohomme et lrsquoexistence naturelle de lEacutetat

Mais il a beau le faire drsquoapregraves Keyt si Aristote veut vraiment insister sur ce point le

maximum qursquoil puisse faire selon ses propres principes au sujet du zocircon politikon phusei

crsquoest drsquoaccepter que cet animal ne devienne apte agrave une vie communautaire que par le

perfectionnement que lui fournissent les lois et la sagesse pratique drsquoun leacutegislateur Mais pour

Aristote cette conclusion signifierait se contredire lui-mecircme parce qursquoelle eacutequivaudrait agrave

accepter que lrsquohomme nrsquoest pas vraiment zocircon politikon par nature mais quil lrsquoest par art Un

Hobbes ne se trouverait jamais dans une telle situation Pour pouvoir deacutevelopper un argument

exempte des difficulteacutes auxquelles se heurte Aristote il faudrait plutocirct supposer que lrsquohomme

1 Pour des comparaisons que Keyt fait entre Aristote et Hobbes voir Keyt laquo Three Fundamental Theorems in

Aristotlersquos Politicsraquo Phronesis 32 1987 p 54 57 62-63 73 et 79

47

sans Eacutetat nrsquoest qursquoun sauvage asocial voire antisocial sans aucune tendance et sans aucune

action naturellement politique Ses actions ne seront jamais des actions politiques mais plutocirct

des eacutelans feacuteroces Selon Keyt srsquoil ne voulait pas aller aussi loin ce qursquoAristote aurait pu faire

crsquoeacutetait drsquoaccepter en bon aristoteacutelicien que comme il serait deacutepourvu dans lrsquoabsence de

lEacutetat de toute vertu lrsquohomme dans son eacutetat naturel crsquoest-agrave-dire dans son existence preacute-

Eacutetatique serait en effet priveacute de toute vie politique Aristote devait accepter quune vie

politique nest possible pour lhomme que sous lEacutetat parce que la coheacuterence de sa propre

conception de zocircon politikon humain le demande Hobbes eacutetait donc plus coheacuterent qursquoAristote

et il aurait compris lrsquoexistence politique de lrsquohomme mieux que lui

Or dans ces derniegraveres lignes du chapitre 2 des Politiques I Aristote ne se rapproche-

t-il pas le plus pregraves de Hobbes Ces lignes deacutecrivent un eacutetat dans lequel lrsquohomme eacutetant

deacutepourvu de lEacutetat se montre comme le pire des animaux avec une meacutechanceteacute complegravete

contre les autres individus de sa propre espegravece Srsquoil eacutetait possible drsquointerpreacuteter cette absence

de lrsquoEacutetat dans laquelle lrsquohomme serait lrsquoanimal le plus sauvage comme un eacutetat naturel pour

lrsquohomme on dirait que drsquoici il nrsquoy a qursquoun seul pas pour passer agrave un bellum omnium in omnes

chez les hommes ou agrave une image de lrsquohomme comme laquo un loup pour lrsquoHomme raquo Selon cette

lecture du passage la polis serait la condition mecircme de vivre politiquement pour lrsquohomme

Il y a en effet dans ces derniegraveres lignes davantage de quoi interpreacuteter en faveur de

cette lecture hobbesienne David Keyt cite les deux premiegraveres phrases de ce passage comme

les deux derniegraveres phrases de ce qursquoil appelle laquo The organic argument raquo 2 Il srsquoagit de

lrsquoargument qursquoAristote deacuteveloppe en 1253a18-29 sur la prioriteacute ontologique et logique de la

polis sur la famille et sur lrsquoindividu Selon Keyt dans cet argument Aristote aurait dit que de

mecircme qursquoune main une fois le corps est deacutetruit ne sera que main par homonymie de mecircme

lrsquohomme eacutetant une partie de la polis une fois seacutepareacute (choristeis-1253a 26) de cette derniegravere

ne sera plus qursquoun homme homonyme Drsquoougrave donc la pertinence des deux premiegraveres phrases

de notre passage agrave laquo lrsquoargument organique raquo selon ces phrases une fois seacutepareacute (choristen ndash

1253a33) de la polis de ses lois et de leur justice lrsquohomme selon Aristote cesse drsquoecirctre

homme et devient une becircte mecircme la pire des becirctes Pour expliquer ce qursquoaurait supposeacute

Aristote dans son laquo argument organique raquo Keyt se sert de lrsquoexemple du heacuteros Acheacuteen

Philoctegravet3 Selon sa reconstruction laquo lrsquoargument organique raquo drsquoAristote consisterait agrave dire

2 Ibid p 73-78 3 Lorsquil eacutetait sur le chemin de Troie avec Ulysse Philoctegravete fut mordu par un serpent Cette morsure sest

infecteacutee et Philoctegravete lanccedilait des cris qui embarrassaient ceux qui eacutetaient agrave bord du navire Cest ainsi quUlysse

deacutecida de labandonner sur une icircle deacuteserteacutee (Lemnos) Les propheacuteties disaient que larmeacutee dUlysse sans la

48

quun homme comme Philoctegravete une fois seacutepareacute de la polis serait deacutenatureacute Citant la ligne ougrave

il est dit que laquo celui qui nrsquoest pas capable drsquoappartenir agrave une communauteacute [serait] une becircteraquo

(1253a 27-29) Keyt conclut

To say that Philoctetes cannot exist without a polis is not to say that like a honey bee

separated from its colony he would perish without a polis but rather that he would

cease being a human being and sink to the level of a lower animal [hellip] Thus in

respect of the species to which he belongs Philoctetes would be [hellip] a man in name

only4

Keyt pense que cet laquo argument organique raquo est erroneacute parce qursquoil suppose une isolation

physique et contingente de lrsquoindividu de sa polis5 Or cette supposition serait en contradiction

avec un autre principe qursquoAristote formule dans le mecircme chapitre et selon lequel un homme

qui est sans polis par chance et non pas par nature ne serait pas moins homme (1253a3-4)

Rappelons que selon Keyt la capaciteacute de vivre en communauteacute ne saurait ecirctre selon

les principes drsquoAristote lui-mecircme autre chose qursquoune capaciteacute latente que lrsquohomme possegravede

en tant que zocircon politikon phusei Elle serait actualiseacutee par les lois au moyen desquelles le

zocircon politikon phusei se transformerait en un zocircon politikon en acte au sens plein Dans son

interpreacutetation de laquo lrsquoargument organique raquo Keyt suppose qursquoAristote va encore plus loin

Selon Keyt dans cet argument Aristote aurait supposeacute qursquoune fois sans polis lrsquohomme

perdrait mecircme cette capaciteacute latente de vivre en communauteacute parce quil perdrait sa qualiteacute

dhomme aussi Or cette capaciteacute ne lui appartient quen tant quhomme Autrement dit si on

suit la logique drsquoAristote un Philoctegravete cesserait mecircme drsquoecirctre un zocircon politikon phusei Selon

lrsquoAristote de Keyt drsquoune part ecirctre un zocircon politikon phusei nrsquoimpliquerait aucunement de

vivre politiquement pour lrsquohomme vivre politiquement nrsquoeacutetant que lrsquoœuvre des lois et de la

sagesse pratique du leacutegislateur et drsquoautre part une fois seacutepareacute de sa polis et de ses lois

lrsquohomme ne serait mecircme plus un zocircon politikon phusei ce dernier eacutetant une capaciteacute naturelle

de lrsquohomme mais non pas celle de la becircte que deviendra un Philoctegravete priveacute de sa citeacute

Drsquoapregraves Keyt donc pour Aristote quand il est sans polis lrsquohomme nrsquoest plus ou pas encore flegraveche de Philoctegravete ne prendrait jamais Troie Quant Ulysse a envoyeacute Neoptolegraveme agrave Philoctegravete celui-ci se

trouvait tout seul sur Lemnos depuis dix ans Dans lEN Aristote parle du Philoctegravete de Sophocle et fait une

reacutefeacuterence au mecircme personnage qui avait eacuteteacute mis en scegravene par Theacuteodecte dans une trageacutedie perdue (VII 2

1146a19-22 7 1150b7-9 et 9 1151b 17-23) Il en parle aussi dans la Poeacutetique (22 1458b 21-22 et 1459b 5) et

dans la Rheacutetorique (III 11 1413a 7) 4 Keyt laquo Three Fundamental Theorems raquo loc cit p 77-8 5 Sur ce point voir K Cherry et E A Goerner laquo Does Aristotlersquos Politics Exist lsquoBy Naturersquo raquo History of

Political Thought 27 (4) 2006 p 563-585

49

un zocircon politikon

Cette lecture peut ecirctre aussi appuyeacutee par la comparaison qursquoAristote fait dans ce

passage entre les traits de caractegravere des autres animaux et ceux de lrsquohomme Dans ce passage

il y a un eacutecho eacutevident de la psychologie compareacutee des livres dits laquo eacutethologiques raquo (VII-VIII)

de lrsquoHistoire des Animaux En HA VII 1 588a18-28 on lit

Il y a en effet chez la plupart des autres animaux des traces des eacutetats de lrsquoacircme qui

chez les hommes preacutesent des diffeacuterences plus manifestes En effet dociliteacute

(hemerotes) et sauvagerie (agriotes) douceur (proates) et rudesse (chalepotes)

courage et lacirccheteacute crainte et teacutemeacuteriteacute emportement et fourberie et (une ressemblance)

de lrsquointelligence agrave lrsquoeacutegard du raisonnement sont des ressemblances avec lrsquohomme qui

existent chez beaucoup drsquoanimaux [hellip] Car certains (eacutetats) diffegraverent selon le plus ou

moins agrave lrsquoeacutegard de lrsquohomme et il en va de mecircme pour lrsquohomme agrave lrsquoeacutegard de beaucoup

drsquoanimaux6

Le paralleacutelisme entre les superlatifs de notre passage de Politiques (χαλεπωτάτη - 1253a33

ἀγριώτατον - a36) avec ce dernier texte suggegravere que la place de lrsquohomme sur lrsquoeacutechelle

laquo eacutethologique raquo deacutepend de la preacutesence ou lrsquoabsence de lrsquoEacutetat Selon lrsquoabsence ou la preacutesence

de ce dernier lrsquohomme passe drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre de cette eacutechelle Une lecture comme celle

de Keyt pourrait bien y trouver de quoi se justifier lhomme une fois seacutepareacute de la polis

perdrait du mecircme coup toute son humaniteacute et deviendrait une becircte Pour lhomme la

laquo chute raquo eacutethologique quil eacuteprouve dans labsence de la polis reacutesulterait dans une

transgression des limites anthropologiques il se trouverait au rang des becirctes et du coup

perdrait sa capaciteacute de vivre en communauteacute avec les autres

II La prioriteacute de la polis et la polis comme un bien

Est-il vraiment possible de lire ce passage de cette maniegravere Est-ce qursquoAristote

accorde vraiment une prioriteacute agrave la polis agrave ses lois et agrave sa justice sur toutes les qualiteacutes

politiques de lrsquohomme

Si par le sceacutenario catastrophique deacutecrit dans ce passage Aristote cherchait agrave donner un

sens de trageacutedie au destin drsquoun individu comme Philoctegravete il semblerait possible de

reconnaicirctre agrave la polis une certaine prioriteacute sur les qualiteacutes politiques individuelles de lhomme

Apregraves tout il nrsquoy a pas de grande difficulteacute agrave imaginer un Philoctegravete qui perdrait un peu ou 6 Traduction de Jean-Louis Labarriegravere laquo De la phronecircsis animale raquo dans Biologie logique et meacutetaphysique chez

Aristote eacuteds D Devereux et P Pellegrin Paris CNRS 1987 p 405-428 (p 410)

50

trop de sa civiliteacute srsquoil vivait suffisamment longtemps sans contact avec les lois et lrsquoeacuteducation

de sa polis Protagoras aurait raison de dire agrave Socrate laquo Lrsquohomme qui te paraicirct le plus injuste

de tous ceux qui ont eacuteteacute formeacutes au sein de lrsquohumaniteacute soumise aux lois tu dois le consideacuterer

comme juste et comme un expert dans le domaine de la justice par comparaison avec des

hommes qui nrsquoont ni eacuteducation ni tribunaux ni lois que rien ne contraint tout au long de leur

vie agrave srsquooccuper de vertu raquo (Prot 327c-d)7

Or dans ce passage Aristote semble parler de lrsquohomme non pas au niveau des

individus atomiques mais au niveau de lrsquoespegravece Lorsqursquoil dit laquo celui qui nrsquoest pas capable

drsquoappartenir agrave une communauteacute ou qui nrsquoen a pas besoin parce qursquoil se suffit agrave lui-mecircme nrsquoest

en rien une partie drsquoune polis si bien que crsquoest soit une becircte soit un dieu raquo (Pol I 2

1253a27-29) Aristote parle de lrsquoindividu humain en tant que membre de son espegravece cette

derniegravere eacutetant consideacutereacutee en fonction de sa place entre les becirctes drsquoune part et des dieux de

lrsquoautre part Or accorder une prioriteacute agrave la polis sur la qualiteacute politique naturelle de lrsquoespegravece

humaine telle quelle semble moins eacutevident que le faire pour un Philoctegravete seacutepareacute de

Thessalie8

En opposant le meilleur sceacutenario possible et le sceacutenario catastrophique ce passage

cherche agrave mettre en eacutevidence pourquoi la polis avec toutes ses lois et son systegraveme de justice

est un bien pour lrsquoespegravece humaine Ce faisant il met en eacutevidence la valeur de lrsquoaction du

premier fondateur pour lrsquoespegravece humaine En ce qui concerne le sceacutenario catastrophique il ne

srsquoagit donc pas de la deacutegeacuteneacuteration drsquoun individu mais il srsquoagit bien drsquoune preacutediction drsquoune

apocalypse pour lrsquoecirctre humain comme celle de la race de fer chez Heacutesiode9

7 Traduction de Paul Demont Platon Protagoras Le Livre de Poche 1993 8 Il y a un deacutesaccord entre les eacutediteurs sur la preacutesence de laquo ὁ raquo avant laquo ἄνθρωπός raquo en 1253a32 ὥσπερ γὰρ καὶ

τελεωθεὶς βέλτιστον τῶν ζῴων [ὁ] ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω καὶ χωρισθεὶς νόμου καὶ δίκης χείριστον πάντων

Dreizehnter lrsquoomet alors que Susemihl et Hicks le gardent Est-ce lrsquohomme en tant quespegravece animale qui

beacuteneacuteficie de lrsquoeffet de perfection due agrave lrsquoexistence de la polis ou est-ce un homme (les hommes nrsquoimporte

lequel et chacun individuellement) La question est pertinente parce que la fait que la qualiteacute drsquoecirctre laquo le meilleur

des animaux raquo srsquoapplique agrave un homme ne permet pas de transmettre cette qualiteacute agrave lrsquohomme en tant qursquoespegravece

laquo [C]e que dit Aristote les substances premiegraveres sont par rapport agrave tous les autres termes les espegraveces et les

genres des substances premiegraveres le sont par rapport aux termes restants car tous les termes restants srsquoappliquent

agrave eux En effet lorsqursquoon dira que tel homme est lettreacute on dira par conseacutequent qursquoun homme est lettreacute et qursquoun

animal est lettreacute et de mecircme pour les autres termes [τὸν γὰρ τινὰ ἄνθρωπον ἐρεῖς γραμματικόν οὐκοῦν καὶ

ἄνθρωπον καὶ ζῷον γραμματικὸν ἐρεῖς ὡσαύτως δὲ καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων] raquo (Cat 5 3a4-6) Cependant le fait

qursquoun homme et qursquoun animal se trouve lettreacute ne nous permet pas de preacutediquer ce mecircme qualiteacute agrave tous les autres

hommes parce qursquoils sont tous aussi un animal et un homme 9 Les Travaux et les Jours 174-202

51

Loin de suggeacuterer que la polis est la condition mecircme de vivre pour lrsquohomme comme

un animal politique la thegravese qursquoelle est un bien pour lrsquohomme suppose ndashmais nrsquoexplique pas

ndash le fait que lrsquohomme soit un animal politique Si la polis eacutetait la condition mecircme pour

lrsquohomme de toutes ses qualiteacutes politiques (drsquoecirctre zocircon politikon phusei etou drsquoecirctre zocircon

politikon) et si lrsquohomme eacutetait politiquement non-qualifieacute avant la polis pourquoi cette

derniegravere serait-elle un bien du tout pour un tel animal apolitique Posons cette derniegravere

question autrement pourquoi crsquoest un corps politique avec toutes ses institutions

gouvernementales judiciaires etc qui est un bien pour lrsquohomme mais pas autre chose Si

lrsquohomme eacutetait un solitaire et un sauvage aurait-il toujours besoin de ce bien que lui fait la

fondation drsquoune polis

La premiegravere reacuteponse que lrsquoon a pour cette question dans les Politiques I 2 est que

crsquoest parce que lrsquohomme est un animal politique que la polis est un bien pour lui Mais ce

nrsquoest qursquoune reacuteponse incomplegravete parce qursquoAristote nous rappelle que lrsquohomme nrsquoest pas le

seul animal politique et que les autres animaux politiques nrsquoont pas de polis Le fait que la

polis est un bien pour lrsquohomme ne srsquoexplique donc pas par le seul fait que lrsquohomme est un

animal politique Pourquoi alors le bien de lrsquohomme seul suppose la polis La reacuteponse

eacutevidente est que parce que crsquoest lrsquohomme seul qui possegravede un sens de justice Or toute seule

cette reacuteponse nrsquoest pas complegravete non plus Apregraves tout si lrsquohomme eacutetait un solitaire sauvage

posseacutedant tout de mecircme un sens de justice il nrsquoaurait pas de besoin des institutions pour

reacutegulariser ses rapports avec les autres membres de son espegravece10 La reacuteponse complegravete que

suggegravere Aristote dans ce chapitre semble une combinaison de ces deux faits le fait que

lrsquohomme est un animal politique par nature et qursquoil possegravede un sens une perception du juste

et de lrsquoinjuste Le deacuteveloppement de lrsquoargument de ce chapitre nous fait comprendre que crsquoest

parce que lrsquohomme est un animal politique posseacutedant une certaine perception de justice que la

polis est un bien pour lui Lrsquoaction du premier fondateur sauvegarde lrsquohomme drsquoune certaine

catastrophe or cette catastrophe nrsquoest possible que pour cet animal politique qursquoest lrsquohomme

qui a une perception de justice Il ne srsquoagit pas de la catastrophe de lrsquohomme devenant non-

homme Au contraire le sceacutenario catastrophique suppose bien ce qursquoest lrsquohomme

A partir de la ligne 1253a1 jusqursquoagrave notre passage (1253a29-39) le deacuteveloppement de

10 Il semble qursquoil ny a aucune impossibiliteacute logique pour qursquoun animal solitaire possegravede le sentiment de justice

Autrement dit il ny a aucun lien de neacutecessiteacute pour un animal entre la possession drsquoun sentiment de justice et

une vie communautaire avec les autres membres de son espegravece Un animal solitaire-sporadique doteacute du

sentiment de justice pourrait eacuteprouver des problegravemes de justice dans ses rencontres occasionnelles avec les autres

animaux et ils peuvent reacutegler leur compte occasionnellement sans organiser de communauteacutes agrave cette fin

52

lrsquoargument peut ecirctre diviseacute en trois parties La premiegravere partie (1253a1-7) ougrave on trouve la

premiegravere apparition du terme laquo zocircon politikon raquo sert de conclusion aux analyses de la genegravese

de la polis agrave partir des communauteacutes plus eacuteleacutementaires Le fait que lrsquohomme est un animal

politique par nature est deacuteriveacute ici de la naturaliteacute de la naissance de la polis Lrsquoideacutee principale

de cette partie consiste agrave dire qursquoun homme qui nrsquoest pas un animal politique de maniegravere agrave ne

pas appartenir agrave une polis nrsquoest homme que par le nom Dans la deuxiegraveme partie (1253a7-18)

quand on lit que lrsquohomme nrsquoest pas le seul animal politique on voit que la deacuterivation dans la

premiegravere partie de la nature politique de lrsquohomme agrave partir de sa possession de la polis nrsquoeacutetait

pas conclusive la possession de la polis nrsquoest pas caracteacuteristique des animaux politiques

Lrsquoexplanans et lrsquoexplanandum srsquoinversent par rapport agrave la premiegravere partie il manque une

explication pour le fait que lrsquohomme seul parmi les animaux politiques possegravede une polis

Pourquoi une polis pour cet animal politique qursquoest lrsquohomme Comme reacuteponse agrave cette

question la troisiegraveme partie (1253a19-29) offre la thegravese de la prioriteacute de la polis sur

lrsquoindividu et notre passage central semble ecirctre une prolongement de cette reacuteponse Cette

reacuteponse consiste agrave dire que la possession de la polis par lrsquohomme est ducirc agrave la nature du type

decirctre vivant qursquoest lrsquohomme Autrement dit cette partie de lrsquoargument suppose que le type

decirctre vivant qursquoest lrsquohomme (ni becircte ni dieu) renvoie agrave la polis les conditions de son

autosuffisance la suppose et il est de mecircme nature que les autres ecirctres vivants constituant cette

communauteacute crsquoest-agrave-dire quil appartient au mecircme groupe decirctres vivants qui la constituent

Notre passage central intervient pour preacuteciser que ce type decirctre vivant a ses propres

conditions drsquoecirctre politiques et crsquoest preacuteciseacutement ces conditions qui requiegraverent la polis la

reacutegularisation de ces conditions demande lrsquoorganisation drsquoun corps politique

Ce groupe drsquoargument que deacuteveloppe Aristote agrave partir de 1253a1 et surtout celui sur

la prioriteacute de la polis sur lrsquoindividu nrsquoest donc pas voulu pour expliquer ce qursquoest lrsquohomme ni

pour expliquer les conditions neacutecessaires drsquoecirctre politique pour lrsquohomme Bien au contraire

degraves le deacutebut du chapitre il srsquoagit en effet drsquoexpliquer la polis en fonction des particulariteacutes qui

caracteacuterisent lrsquohomme la naissance et lrsquoexistence de la polis srsquoexpliquent par les conditions

de lrsquoautosuffisance humaine et par la naturaliteacute de la perception morale chez lrsquohomme Agrave la

fin du chapitre le lecteur comprend que lrsquohomme possegravede la polis parce qursquoil est cet animal

politique qursquoil est non pas lrsquoinverse Cela dit contrairement agrave ce quune lecture keytienne

supposerait le rocircle que ce dernier paragraphe joue dans leacuteconomie du chapitre entier ne

consiste aucunement agrave inciter lrsquoideacutee que lrsquohomme quand il est seacutepareacute de la polis de ses lois

etc cesserait drsquoecirctre un animal politique Il ny a rien dans ce passage qui remet en question le

fait que lhomme est un animal politique par nature Au contraire le passage dit la chose

53

suivante eacutetant donneacute la nature politique de cet animal quest lrsquohomme et ayant expliqueacute ses

traits propres voyons ce qui se produirait si cet animal politique tout en restant ainsi se

trouverait deacutepourvu de ce bien que lui a fait lrsquoarcheacutegegravete en fondant une citeacute et en lui donnant

des lois en vue de la vertu Ce paragraphe nrsquoexplique pas les conditions neacutecessaires drsquoecirctre

politique pour lrsquohomme il reprend ce fait comme un fait de la nature qui ne deacutepend pas de

lrsquoaction de lrsquoarcheacutegegravete Lrsquoaction de ce dernier ne repreacutesente que le bien le plus haut qui ne

pourrait jamais exister pour cet animal politique

III Ambiguiumlteacute de lrsquoaction du premier fondateur

Crsquoest dans ce contexte que lrsquoaction du premier fondateur assume son sens Or ce

mecircme contexte la rend aussi ambiguumle Cette ambiguumliteacute vient du fait que drsquoune part lrsquoaction

drsquoun archeacutegegravete semble ecirctre consideacutereacutee comme un moment deacutecisif mais tout de mecircme

contingent dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute mais drsquoautre part la valeur attribueacutee agrave cette action

ne coiumlncide pas exactement avec sa nature contingente

Comme un fait historique cette action marque pour lrsquohumaniteacute un passage de

lrsquoabsence de la polis agrave sa preacutesence et agrave une vie de citoyenneteacute La mention de cette mecircme

action donne eacutegalement agrave Aristote lrsquooccasion drsquoeacutetablir une opposition entre le meilleur

sceacutenario possible et le sceacutenario catastrophique Crsquoest dans cette opposition que gagne sa

valeur lrsquoaction du premier fondateur elle est un eacutevegravenement tregraves beacuteneacutefique pour lrsquohumaniteacute

parce qursquoelle a eacutepargneacute les hommes drsquoune catastrophe Cette valeur salutaire de lrsquoaction de

lrsquoarcheacutegegravete est fondeacutee exactement sur la mecircme dichotomie qui la marque comme un

eacutevegravenement historique contingent la dichotomie de lrsquoabsence et la preacutesence de la polis

Cependant lrsquoaction de lrsquoarcheacutegegravete comme un fait historique contingent et son image comme

une action laquo messianique raquo ne coiumlncident pas tout simplement parce qursquoil est clair que selon

Aristote les hommes ne vivaient eacutevidemment pas dans un eacutetat de catastrophe avant la

fondation de la premiegravere polis historique

Cette asymeacutetrie dans la repreacutesentation de lrsquoaction du premier fondateur est en fait le

doublet drsquoune autre asymeacutetrie qui se produit dans la repreacutesentation de lrsquohomme drsquoun bout agrave

lrsquoautre du deuxiegraveme chapitre des Politiques I Au deacutebut du chapitre lrsquohistoire de la genegravese de

la polis commence par prendre lrsquohomme en fonction des actes vitaux qursquoil partage avec les

autres animaux agrave savoir le rapport sexuel en vue de la geacuteneacuteration et le survivre (1252a26-30)

Or quand on arrive agrave la fin du chapitre on y trouve toujours lrsquohomme dans une certaine

comparaison avec les autres animaux mais cette fois la mecircme animaliteacute est deacutecrite comme le

54

beacuteneacuteficiaire de lrsquoactiviteacute drsquoun archeacutegegravete de telle sorte qursquoavec la seule privation des lois et de

la justice elle se deacutevoile brusquement et brutalement Lrsquoasymeacutetrie entre lrsquoimage que le deacutebut

du chapitre nous donne de lrsquohomme et celle donneacutee par la fin du chapitre consiste dans le fait

que bien que ces deux images toutes les deux repreacutesentent lrsquohomme dans un eacutetat drsquoabsence

de la polis lrsquoabsence de la polis agrave la fin du chapitre nrsquoa pas pour reacutesultat un simple retour agrave

lrsquoimage du deacutebut du chapitre On ne rentre pas agrave lrsquoimage de lrsquohomme deacutecrit au deacutebut au

mecircme niveau que les autres ecirctres vivants en fonction de ses actes vitaux Au contraire avec la

disparition des lois lrsquohomme rentre dans un eacutetat de perversiteacute qui deacutepasse celle de nlsquoimporte

quel autre animal La justice ocircteacute agrave sa vie lrsquohomme passe drsquoun seul coup drsquoun extrecircme agrave

lrsquoautre de la scala naturae eacutethologique Bien qursquoagrave la fin du chapitre lrsquohomme soit toujours

envisageacute en fonction de son appartenance au monde animal il ne srsquoagit nullement drsquoun

mouvement circulaire il y rentre sous la forme la plus perverse Il y a donc une asymeacutetrie

entre ces deux images de lrsquohomme sans-polis dans ce chapitre

IV Lrsquohomme apolis

Ce deacutecalage entre le deacutebut et la fin du chapitre devient plus inteacuteressant quand on voit

que les objets de la perversiteacute de lrsquohomme qui cause le sceacutenario catastrophique agrave la fin du

chapitre sont essentiellement les mecircmes que ceux de deux premiegraveres communauteacutes humaines

deacutecrites au tout deacutebut du chapitre le rapport sexuel et la nourriture11 Le deacutecalage entre les

deux parties du chapitre semble consister dans le fait que drsquoun bout agrave lrsquoautre on passe drsquoune

perspective biologique agrave une perspective eacutethique dans la consideacuteration du rapport de lrsquohomme

agrave ces objets

Le couple homme-femme existe en vue de la procreacuteation et crsquoest un laquo instinct

naturel raquo que lrsquohomme partage avec les animaux et les plantes La procreacuteation est lrsquoacte vital

le plus primaire parce que tous les ecirctres vivants partagent cette protecirc psuchecirc qursquoest la

gennecirctikecirc12 Il srsquoagit donc bien drsquoune praxis biologique pour lrsquohomme

Quant au couple esclave-maicirctre Aristote dit qursquoil existe en vue de soteria (Pol I 2

1252a 31) Lrsquoesclave est un instrument ou plutocirct un laquo organe raquo pour des actions qui

constituent le bios du maitre (I 4 1254a 1-8) Or le bios dans le cadre limiteacute de ce rapport

entre lrsquoesclave et le maicirctre consiste en des actions de survivre qui deacutependent essentiellement 11 Voir aussi Peter Simpson A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle Chapel Hill and London

The University of North Carolina Press 1998 p 26

12 DA II 4 416a19 et b25

55

de la satisfaction du besoin de la nourriture Pour ses ideacutees sur la composition de laquo la famille

premiegravere raquo (oikia protecirc) Aristote cite un vers dHeacutesiode (I 2 1252b 10-12) laquo Dabord une

maison une femme et un bœuf de labour raquo13 Aristote explique la substitution dans cette

citation de lesclave par le bœuf de labour en disant que laquo le bœuf tient le lieu de serviteur

aux pauvres raquo (b12) Dans Les Travaux et les Jours ce vers fait partie des conseils que le

poegravete donne agrave son fregravere Perses pour eacuteviter la faim En fait le conseil dHeacutesiode est tregraves simple

pour eacuteviter la faim il faut travailler ndash une chose que Perses cherche agrave eacuteviter Le lien entre la

faim et le travail est lun des axes principaux du poegraveme Selon Heacutesiode dans la condition

humaine post-promeacutetheacuteenne travailler est ineacutevitable pour survivre Aujourdhui pour la race

de fer le travail consiste principalement agrave deacutecrypter le bios (ici la nourriture) que Zeus a

crypteacute auparavant par cause de sa fureur au Titan14 Le bœuf donc est linstrument pour le

deacutecryptage du bios cacheacute Crsquoest essentiellement pareil pour lesclave dAristote aussi

Cela dit il est eacutevident qursquoici lrsquohomme est envisageacute en fonction de ses praxeis

biologiques qursquoAristote eacutenumegravere dans lrsquoHistoire des animaux VII(VIII) 12 596b20-24 par

exemple comme lrsquoaccouplement la procreacuteation et lrsquoapprovisionnement en nourriture Les

objets dans les preacutesences desquels se trouve lrsquohomme de ces deux premiegraveres communauteacutes et

les objets envers lesquels lrsquohomme-sans-polis du dernier passage du chapitre deacuteveloppe des

dispositions perverses sont essentiellement du mecircme type La diffeacuterence cruciale consiste en

ce que les activiteacutes deacutecrites agrave un niveau biologique au deacutebut du chapitre deviennent les sujets

drsquoun problegraveme eacutethique et politique agrave la fin du chapitre

Ce deacutecalage indique aussi que pour Aristote la question de lrsquohomme apolis nrsquoeacutetait

jamais une question de lrsquoabsence ou de la preacutesence factuelle de la polis Apregraves tout pourquoi

lrsquohomme composant les deux premiegraveres communauteacutes agrave lrsquoorigine de lrsquoeacutevolution sociale

nrsquoeacutetait pas aussi pervers dans ses attitudes envers ces objets alors qursquoil nrsquoeacutetait pas moins

laquo sans polis raquo que cette figure deacutecrite dans les derniegraveres lignes du chapitre Comme la polis

nrsquoexistait pas agrave ce stade de lrsquoeacutevolution sociale il eacutetait eacutegalement deacutepourvu de tout contact

physique avec la polis Ce nrsquoest donc pas la simple absence ou la preacutesence de la polis qui fait

lrsquoeffet deacutefinitif sur lrsquoethos de lrsquohomme

Bien qursquoil ne soit pas moins laquo sans polis raquo et bien qursquoil soit deacutecrit au mecircme niveau que

les autres animaux lrsquohomme agrave lrsquoorigine de lrsquoeacutevolution sociale est repreacutesenteacute dans une

disposition stable et ordonneacutee envers les objets immeacutediats de ses actions biologiques Si le

terme laquo apolis raquo (1253a 3) est voulu par Aristote pour designer lopposeacutee de laquo zocircon 13 Le Travaux et les Jours 405 14 Les Travaux et les Jours 42

56

politikon raquo ho apolis est celui qui est deacutepourvu de toute tendance etou de tout besoin de

vivre en communauteacute avec les autres membres de lespegravece humaine Cela dit ho apolis sera

sans aucun doute laquo sans Eacutetat raquo cest-agrave-dire quil ne possegravedera pas une polis cependant tout

homme laquo sans Eacutetatraquo ne serait pas apolis Lhomme agrave lorigine de la famille ne pourrait ecirctre

qualifieacute dapolis que sil eacutetait incapable de faire partie de leacutevolution naturelle qui constitue le

passage de la famille agrave la polis Or il ne lest pas Donc ho apolis dAristote ne se deacutefinit pas

par le critegravere de lappartenance agrave une polis existante

V Un surplus du deacuteveloppement de largument du chapitre la tempeacuterance

On a vu que lrsquohomme laquo sans polisraquo du deacutebut du chapitre 2 des Politiques I deacutecrit

essentiellement en fonction de son animaliteacute ne correspond pas exactement agrave lrsquohomme laquo sans

polisraquo de la fin du chapitre comme si par le passage drsquoune perspective biologique agrave une

perspective eacutethique lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme produisait un surplus par rapport aux autres

animaux Ce surplus srsquoexplique par le fait que bien qursquoil srsquoagisse dans les deux endroits du

chapitre principalement de mecircmes types drsquoactiviteacute lrsquoimage de lrsquohomme agrave la fin du chapitre

met lrsquoaccent sur un aspect qui est absent au deacutebut le plaisir La valeur de lrsquoaction de

lrsquoarcheacutegegravete se reacutevegravele par la reacutegularisation qursquoelle fournit pour le rapport de lrsquohomme aux

plaisirs relatifs de ces activiteacutes relevant de son animaliteacute

Aristote deacutesigne le domaine des objets de la perversiteacute de lrsquohomme seacutepareacute des lois de

la polis par les mots laquo ἀφροδίσια καὶ ἐδωδὴ raquo Il nest pas sans inteacuterecirct de constater qursquoavec ces

termes Platon deacutesigne dans la Reacutepublique les objets de lacircme deacutesirante (epithumetikon) et de

la tempeacuterance Dans le troisiegraveme livre lorsque Socrate expose les regravegles qui doivent reacutegir les

propos poeacutetiques qursquoil convient de faire entendre aux jeunes gens drsquoune citeacute bien gouverneacutee

citant Homegravere il explique lrsquoimportance pour conduire les jeunes agrave la modeacuteration de

lobeacuteissance aux chefs qui seront eux-mecircmes modeacutereacutes dans le domaine des plaisirs de lrsquoamour

et de la table

Mais alors la modeacuteration nrsquoest-elle pas aussi neacutecessaire agrave nos jeunes gens ndash Sans

aucun doute ndashEn ce qui concerne la modeacuteration les points les plus importants ne sont-

ils pas pour lrsquoessentiel drsquoecirctre soumis aux chefs et pour les chefs eux-mecircmes drsquoecirctre

modeacutereacutees en ce qui a trait aux plaisirs du vin de lrsquoamour et de la table [περὶ πότους

καὶ ἀφροδίσια καὶ περὶ ἐδωδὰς ἡδονῶν] (III 389d-e)

Eacutegalement dans le neuviegraveme livre lorsque Socrate pour deacutemontrer le bonheur de lrsquohomme

juste deacuteveloppe un argument agrave partir de la structure tripartite de lrsquoacircme apregraves avoir poseacute les

57

deux premiegraveres laquo espegraveces raquo de lrsquoacircme agrave savoir celle par laquelle on apprend et celle par

laquelle on a de lrsquoardeur il ajoute

Quant agrave la troisiegraveme en raison de son caractegravere polymorphe nous nrsquoavons pas pu la

deacutesigner drsquoun nom unique qui lui soit propre mais nous lui avons donneacute le nom de ce

qursquoil y a en elle de plus important et de plus fort nous lrsquoavons en effet appeleacutee

lsquoespegravece deacutesirantersquo15 agrave cause de la force des deacutesirs relatif agrave la nourriture agrave la boisson

aux plaisirs drsquoAphrodite et agrave tout ce qui leur est associeacute [διὰ σφοδρότητα τῶν τε περὶ

τὴν ἐδωδὴν ἐπιθυμιῶν καὶ πόσιν καὶ ἀφροδίσια καὶ ὅσα ἄλλα τούτοις ἀκόλουθα]

(Reacutep IX 580d-e)

Chez Platon donc par ces deux termes (ἀφροδίσια καὶ ἐδωδὴ) ce sont les objets de la

tempeacuterance qui sont deacutesigneacutes Cet usage conjonctif de ces deux termes nrsquoapparait qursquoici dans

ces lignes des Politiques chez Aristote16 Mais lagrave eacutegalement il srsquoagit eacutevidemment des objets

de la tempeacuterance La formulation la plus proche de celles de Platon et de celle des Politiques

I 2 se trouve dans lrsquoEthique agrave Eudegraveme en 1230b31-35 ougrave Aristote pour deacutefinir la

tempeacuterance en partant de son contraire dit

[S]i quelqursquoun voit une belle statue ou un beau cheval ou un bel homme ou eacutecoute un

chanteur et ne veut ni manger ni boire ni faire lrsquoamour [μὴ βούλοιτο μήτε ἐσθίειν

μήτε πίνειν μήτε ἀφροδισιάζειν] mais veut regarder les belles choses et eacutecouter les

chanteurs on ne pensera pas qursquoil est intempeacuterant

Quelques lignes plus loin en 1231a19-23 le mecircme domaine sera deacutecrit par les mots suivants

En effet lrsquoivrognerie la gloutonnerie la deacutebauche la gourmandise [οἰνοφλυγία γὰρ

καὶ γαστριμαργία καὶ λαγνεία καὶ ὀψοφαγία] et tous les autres vices semblables [hellip]

forment les parties de lrsquointempeacuterance

Et enfin dans lrsquoEthique agrave Nicomaque III 10 lorsqursquoil deacutelimite le domaine de la tempeacuterance

aux plaisirs relevant du toucher Aristote dit

Crsquoest [hellip] la jouissance [venant] exclusivement du toucher lorsqursquoils [des

intempeacuterants] mangent lorsqursquoils boivent et lorsqursquoils se livrent aux plaisirs dits

veacuteneacuteriens (ἣ γίνεται πᾶσα δι ἁφῆς καὶ ἐν σιτίοις καὶ ἐν ποτοῖς καὶ τοῖς ἀφροδισίοις

λεγομένοις) [qui fait le plaisir des intempeacuterants] (1118a30-33)

15 La reacutefeacuterence de ce passage est agrave Rep IV 439d 16 Sauf dans les Problegravemes laquo Sur la sympathie raquo 3 886a34 crsquoest la meacutemoire qui donne la premiegravere impulsion

dans les affaires de sexe et de table

58

Il srsquoensuit que selon les Politiques I 2 la perversiteacute dans laquelle srsquoimmergerait lrsquohomme

lorsqursquoil se trouve priveacute du bien que lui fait lrsquoaction de lrsquoarcheacutegegravete porte bien sur le mecircme

domaine que la tempeacuterance Les mecircmes objets constituant le champ drsquoactions de lrsquohomme du

deacutebut du chapitre deviennent quand on arrive agrave la fin du mecircme chapitre les objets de la

tempeacuterance Le surplus que lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme produit comme un problegraveme pour

lrsquoeacutethique et pour la politique nrsquoest rien drsquoautre que la possibiliteacute de lrsquointempeacuterance

Lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme srsquoavegravere ecirctre le vrai moteur de lrsquoargument du chapitre 2 Non

seulement elle sert du point de deacutepart pour les thegraveses de la naturaliteacute de la polis et du caractegravere

politique de lrsquohomme mais lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme produit eacutegalement la question de la

tempeacuterance comme la question politique proprement humaine Il y a dans ce dernier point

quelque chose de parallegravele agrave lrsquoargument qursquoAristote deacuteveloppe en EN III 10 pour deacutelimiter

le domaine de la tempeacuterance au laquo plus commun des sens raquo agrave savoir le toucher Le

deacuteveloppement de cet argument nous permet drsquoentrevoir pourquoi la question de la vertu

srsquoimpose ineacutevitablement quand il srsquoagit des plaisirs que lrsquohomme partage avec les autres

animaux

Dans lrsquoEthique agrave Nicomaque III 10 Aristote commence par faire une distinction

entre les plaisirs du corps et ceux de lrsquoacircme et il limite le domaine de la tempeacuterance par les

premiers

Prenons par exemple le goucirct des honneurs ou le goucirct drsquoapprendre [hellip] Or ceux qui

cultivent ce genre de plaisirs ne sont appeleacutes ni tempeacuterants ni intempeacuterants Et si lrsquoon

va par lagrave ce nrsquoest pas non plus le cas de ceux qui cultivent les autres plaisirs non

corporels (1117b29-33)

Puis il preacutecise que les plaisirs corporels auxquels sinteacuteresse la tempeacuterance ne sont pas non

plus tous les plaisirs dits sensuels Il exclut les objets de la vue de lrsquoouiumle et de lrsquoodorat du

domaine de la tempeacuterance et il reacuteduit ce dernier aux plaisirs du toucher et du goucirct que

lrsquohomme partage avec les autres animaux (1118a 23-25) Aristote limite davantage le

domaine de la tempeacuterance en reacuteduisant le sens du goucirct au toucher parce que selon lui le goucirct

est une forme de toucher17 De plus ce que lrsquointempeacuterant cherche selon Aristote ce nrsquoest pas

la jouissance propre au goucirct crsquoest-agrave-dire le plaisir relevant de la discrimination des saveurs

Lrsquointempeacuterant cherche exclusivement les plaisirs du toucher lorsqursquoil mange lorsqursquoil boit et

lorsqursquoil se livre aux plaisirs veacuteneacuteriens (1118a31-33)

On constate une deacutemarche parallegravele dans lrsquoargument de lrsquoEthique agrave Eudegraveme au sujet

17 Voir DA II 3 414a 29-414b 16 III 12 434b 9-24 De Sens 2 438b 30

59

de la tempeacuterance entre 1230b21-38 Cependant le lien qursquoAristote eacutetablit ici entre la

tempeacuterance et lrsquoanimaliteacute diffegravere significativement de lrsquoEthique agrave Nicomaque18 dans lrsquoEE

Aristote se contente drsquoindiquer le fait qursquoil se trouve (τυγχάνει- 1230b37) quil y a une

correspondance entre les objets sur lesquels porte la tempeacuterance et les plaisirs auxquels les

autres animaux sont sensitifs agrave savoir les plaisirs qui viennent du toucher Tandis que dans

lrsquoEN il eacutetablit un rapport encore plus intrinsegraveque entre la tempeacuterance et lrsquoanimaliteacute Selon la

perspective de lrsquoEN srsquoil se trouve qursquoil y a cette correspondance srsquoil y a cette communauteacute

entre les plaisirs auxquels regarde la tempeacuterance et ceux auxquels les autres animaux sont

sensitifs crsquoest que lrsquohomme lui-mecircme est un animal

Par conseacutequent crsquoest le plus commun des sens (κοινοτάτη τῶν αἰσθήσεων) que met en

jeu lrsquointempeacuterance Et lrsquoon peut penser que crsquoest agrave juste titre que celle-ci se trouve

deacutecrieacutee parce qursquoelle nous caracteacuterise non en tant que hommes mais en tant

qursquoanimaux (οὐχ ᾗ ἄνθρωποί ἐσμεν ὑπάρχει ἀλλ ᾗ ζῷα) (III 10 1118b1-3)

Aristote deacutelimite donc le domaine de la tempeacuterance aux objets relevant du laquo plus commun des

sens raquo et selon lui lrsquohomme fait partie de cette communauteacute en fonction de sa propre

animaliteacute Dans la suite de ce passage derniegraverement citeacute Aristote ajoute laquo Donc aimer ces

plaisirs sensuels par-dessus tout et srsquoy complaire a quelque chose de bestial raquo (1118b 4-5) Le

rapport eacutetablit dans lrsquoEN entre les plaisirs du toucher et lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme est parallegravele agrave

celui que lrsquoon trouve agrave la fin des Politiques I 2 le sens du toucher et les plaisirs qui en

relegravevent appartiennent agrave lrsquohomme en vertu de son animaliteacute or dans lrsquointempeacuterance cette

mecircme animaliteacute montre son cocircteacute bestial Autrement dit le surplus qui se produit en Pol I 2

entre le deacutebut et la fin du chapitre se montre comme caracteacuteristique de lrsquointempeacuterance elle-

mecircme drsquoune part les objets du domaine en question sont deacutecrits en fonction du sens et des

plaisirs que lrsquohomme possegravede en commun avec les autres animaux mais drsquoautre part un

deacutefaut de la vertu dans la disposition deacuteveloppeacutee envers ces mecircmes objets reacutevegravele le cocircteacute

bestial de lrsquohomme

VI Le surplus de lanimaliteacute de lhomme une espace pour la temperance

Selon la psychologie aristoteacutelicienne la sensation en geacuteneacuterale et le sens de toucher en

particulier sont deacutefinitoires pour lrsquoanimaliteacute19 Le toucher est le premier sens qui appartient agrave 18 Pour une eacutelaboration plus deacutetailleacutee de ce point voir Charles Young laquo Aristotle on Temperance raquo The

Philosophical Review 97 (4) 1988 p 521-42

19 Voir parmi plusieurs passages DA II 2 413b 2-10 II 3 414b 6-14 III 11 433b 31-434a2 III 12 434b 18-

60

tous les animaux et crsquoest aussi pourquoi il est laquo le plus commun raquo des tous laquo manifestement

les animaux possegravedent tous la sensation tactile raquo (DA II 2 413b9)

Le toucher en tant que le sens le plus commun constitue le point nodal pour des actes

vitaux fondamentaux agrave lanimal On a vu que ce sont eacutegalement les mecircmes actes vitaux qui

deacutefinissent le champ des actions biologiques de lrsquohomme deacutecrit au deacutebut du Pol I 2 la

nutrition et la reproduction Chez les animaux ces actes ne se trouvent jamais sans sensation

et le toucher est au cœur du meacutecanisme tout entier Le toucher est indispensable pour la

nutrition et la nourriture est indispensable pour la reacutealisation de la tendance commune agrave tous

les ecirctres vivants qursquoest la reproduction Le toucher est indispensable pour la nourriture parce

que tous les animaux se nourrissent des aliments sec humides chauds ou froids et crsquoest le

sens du toucher qui perccediloit ces qualiteacutes20 le toucher est le sens de la nourriture21 La

distinction que fait le toucher entre les qualiteacutes tangibles est indispensable pour le survivre

Quant agrave la reproduction elle est lieacutee au toucher non seulement par le biais de la nutrition

Comme presque chez tous les animaux22 lrsquoaccouplement consiste en un rapport sexueacute le

toucher accompagne toujours agrave lrsquoaccouplement bien qursquoil ne soit pas un corollaire neacutecessaire

pour la reproduction comme il lrsquoest pour la nutrition

Or lagrave ougrave il y a sensation il y a aussi la peine et le plaisir et pour les ecirctres qui

connaissent la peine et le plaisir il y a aussi deacutesir (horexis) ils poursuivent naturellement ce

qui leur est plaisant Il y a des types de deacutesir et drsquoappeacutetits communs agrave tous les animaux et qui

correspondent au plus commun des sens le toucher Srsquoil est vrai que le meacutecanisme des actes

vitaux srsquoorganise chez les animaux autour du sens le plus commun et srsquoil y a un deacutesir qui va

de pair avec le toucher il srsquoensuit que toutes les instances de ce meacutecanisme crsquoest-agrave-dire la

nutrition et la reproduction sont toujours drsquoune faccedilon ou de lrsquoautre accompagneacutees du deacutesir

Elles ne seront en effet jamais deacutepourvues de la sensation et du toucher

Ce meacutecanisme naturel qui srsquoorganise autour du toucher selon une teacuteleacuteologie naturelle

et les appeacutetits qui laccompagnent constituent un systegraveme qui srsquoeacutepuise et se consomme en soi-

mecircme sans produire des excegraves Autrement dit selon la logique de la teacuteleacuteologie naturelle qui

gouverne ce meacutecanisme pour survivre ou pour reproduire il nrsquoy a aucun besoin pour lrsquoanimal

de manger ou davoir des rapports sexuels plus ou autrement qursquoil ne soit neacutecessaire Il en 25 De sens 436b 10-12

20 Voir DA II 3 414b7-9 et II 11 422b25-27 PA II 1 647a16-19 et II 3 650a2-8 21 DA II 3 414b7 22 Sauf certains insectes et tous les testaceacutes Crsquoest principalement dans la GA III 11 que lrsquoon trouve une theacuteorie

aristoteacutelicienne de la geacuteneacuteration spontaneacutee

61

reacutesulte que les actes relevant de lrsquoanimaliteacute de lrsquoanimal et les deacutesirs qui les accompagnent se

reacutegularisent eux-mecircmes dans le fonctionnement naturel de leurs propres teacuteleacuteologies Si on

retourne agrave lrsquohomme deacutecrit dans les Politiques comme eacutetant agrave lrsquoorigine de la famille on voit

clairement que son animaliteacute correspond exactement agrave ce schegraveme Lrsquoanimaliteacute de cette figure

des Politiques I 2 est constitueacutee dun ensemble des actions biologiques qui srsquoeacutepuisent dans le

cadre drsquoune teacuteleacuteologie naturelle et crsquoest au mecircme niveau que les autres ecirctres vivants On

comprend donc pourquoi le fait qursquoil soit sans polis ne pose pas un problegraveme pour la

reacutegularisation de son animaliteacute (contrairement au cas de son analogue agrave la fin du chapitre) agrave

ce niveau de repreacutesentation le mouvement naturel de lrsquoanimaliteacute nrsquoimplique aucune regravegle

reacutegulatrice parce qursquoil srsquoagit drsquoune animaliteacute qui se reacutegularise elle-mecircme Le but de ce

passage nrsquoest que de deacutemontrer les rapports laquo sociaux raquo qursquoimplique neacutecessairement la

teacuteleacuteologie naturelle de la vie selon laquelle fonctionne lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme

Cependant avec lrsquointempeacuterant on constate que chez les ecirctres humains les deacutesirs

propres aux actes vitaux les plus communs ne se consomment guegravere dans les limites de leur

teacuteleacuteologie naturelle Rappelons laquo Crsquoest le plus commun des sens que met en jeu

lrsquointempeacuterance Et lrsquoon pense que crsquoest agrave juste titre que celle-ci se trouve deacutecrieacutee parce

qursquoelle nous caracteacuterise non en tant que hommes mais en tant qursquoanimaux raquo (EN III 10

1118b1-3) Chez lhomme srsquoouvre la possibiliteacute drsquoexcegraves (ou de manque) et crsquoest malgreacute la

preacutesence constante de la teacuteleacuteologie naturelle de son animaliteacute Chez lrsquohomme les deacutesirs

propres agrave son animaliteacute ne se reacutegularisent pas automatiquement en eux-mecircmes et ce manque

drsquoauto-reacutegularisation ouvre le domaine de la tempeacuterance si lrsquohomme eacutetait un animal dont les

deacutesirs eacutemergeant du plus commun des sens pouvaient se reacutegulariser deux-mecircmes il nrsquoy aurait

pas despace pour la vertu de la tempeacuterance Les deacutesirs provenant du plus commun des sens

ouvre chez lrsquohomme une possibiliteacute de sur-indulgence et un espace pour lrsquointervention de la

tempeacuterance23 Crsquoest dans ce sens que la (in)tempeacuterance est un surplus que produit lrsquoanimaliteacute

23 Il srsquoagit bien sucircr de la distinction qursquoAristote fait entre les appeacutetits communs et les appeacutetits particuliers en EN

III 11 Les appeacutetits communs sont universels aux ecirctres humains (1118b 10-11) et ils ont la tendance naturelle de

disparaitre avec la satieacuteteacute laquo car lappeacutetit naturel consiste agrave combler le manque raquo (1118b18-19) Ce nest pas le

cas avec les appeacutetits particuliers Ces derniers concernent les plaisirs particuliers que lon obtient dune sorte

particuliegravere dobjet de deacutesir Donc ils deacutependent des preacutefeacuterences individuelles Ils ne sont pas universels et il ne

cherche pas la simple satieacuteteacute laquo En revanche aspirer agrave telle sorte daliments en particulier ou agrave telle autre nest

plus le fait de tous et tout le monde ne deacutesire pas les mecircmes choses raquo (1118b12) Sur ce sujet voir Charles

Young laquo Aristotle on Temperance raquo loc cit p 528-531 et Howard J Curzer laquo Aristotles Account of the

Virtue of Temperance in Nichomachean Ethics III10-11 raquo Journal of the History of Philosophy 35 (1) 1997 p

5-25

62

de lrsquohomme par rapport aux autres animaux

VII Deux figures laquo sans polis raquo et le rocircle de la temperance

On voit maintenant que lrsquoopposition entre le meilleur sceacutenario et le sceacutenario

catastrophique qursquoAristote eacutetablit agrave la fin du chapitre a la fonction de manifester ce que

lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme pourrait produire si elle se trouve deacutenueacutee de la tempeacuterance la valeur

de lrsquoaction de lrsquoarcheacutegegravete vient du fait que sans leffet du bien que repreacutesente son action cet

animal qursquoest lrsquohomme serait deacutepourvu des principes qui reacutegulariseraient les manifestations

horexiques de sa propre animaliteacute Si on lrsquoexprime avec les mots de Newman la valeur de

lrsquoaction de lrsquoarcheacutegegravete vient du fait que laquo He in fact gave them [les hommes] virtue raquo24 Et

comme on vient de voir cette vertu nrsquoest que la vertu de la tempeacuterance

On a vu que lrsquoabsence ou la preacutesence factuelle de la polis eacutetait impertinent pour

comprendre le sceacutenario catastrophique et la diffeacuterence entre les deux figures laquo sans polis raquo du

deacutebut et de la fin du chapitre On comprend maintenant que la diffeacuterence entre ces deux

figures tient plutocirct au rocircle que la tempeacuterance joue dans la repreacutesentation du zocircon politikon La

derniegravere figure laquo sans polis raquo du chapitre nous fait comprendre la particulariteacute du zocircon

politikon humain sa particulariteacute consiste en la diffeacuterence que creacuteerait pour cet animal

politique la preacutesence ou lrsquoabsence de la vertu de la tempeacuterance Ce paragraphe ne nous dit

pas que sans cette vertu lrsquohomme cesserait drsquoecirctre un animal politique Loin de cela il nous

dessine un sceacutenario de catastrophe qui surviendrait si cet animal politique qursquoest lrsquohomme se

retrouve sans vertu Ici la vertu est en jeu en fonction de lrsquoimportance qursquoelle porte pour la

vie politique de lhomme-animal mais non pas en tant que la condition de son ecirctre politique

Donc il en reacutesulte que dans le dernier passage de notre chapitre le rocircle principal joueacute

dans la caracteacuterisation de la figure laquo sans polis raquo eacutechoit plutocirct agrave lrsquoabsence de la tempeacuterance

lrsquoabsence ou la preacutesence de la polis nrsquoimporte que dans la mesure ougrave elle implique lrsquoabsence

ou la preacutesence de cette vertu Pour la figure laquo sans polis raquo du deacutebut de chapitre la vertu ne

joue pas le mecircme rocircle que pour la derniegravere tout simplement parce que dans la repreacutesentation

de lrsquoanimaliteacute de la premiegravere il nrsquoy en a aucun besoin25 son animaliteacute ne produit pas de

24 W L Newman The Politics of Aristotle with and Introduction two prefatory Essays and Notes Critical and

Explanatory Tome II Oxford The Clarendon Press 1887 p 131

25 Ce nrsquoest que dans le chapitre 13 des Politiques I qursquoAristote discute les vertus des membres de la famille

Lrsquoabsence drsquoune telle question dans le chapitre 2 peut ecirctre expliqueacutee par lrsquoideacutee de repreacutesenter la famille dans une

perspective plutocirct zoologique (ou biologique) qursquoeacutethique

63

surplus elle se reacutegularise elle-mecircme selon la logique de sa propre teacuteleacuteologie Alors que pour

la caracteacuterisation de la perversiteacute de lrsquoanimaliteacute de la derniegravere figure laquo sans polis raquo du

chapitre la tempeacuterance est lrsquoaspect deacutecisif Si on veut mieux comprendre le zocircon politikon

humain il faudra donc insister davantage sur la tempeacuterance que sur la polis Dans ce passage

la polis ne repreacutesente un bien pour le zocircon politikon humain que par ce qursquoelle signifie au

sujet de la vertu Ce sur quoi on doit srsquointerroger crsquoest plutocirct le rocircle que la vertu joue dans la

vie politique de cet animal qursquoest lrsquohomme

VIII Les hopla du politikon humain

La seacuteparation de lrsquohomme de la loi et de la justice aurait pour reacutesultat une situation

catastrophique parce que dit Aristote une telle seacuteparation donnerait agrave la disposition de

lrsquoinjustice les armes (hopla) que lrsquohomme est neacute pourvu laquo pour la prudence et pour la vertu raquo

(phronesie kai aretecirci) Quels sont ces hopla exactement Aristote dit qursquoils appartiennent agrave

lrsquohomme par nature (de sa naissance) et qursquoils sont pour la prudence et pour la vertu tout

eacutetant cependant susceptibles drsquoecirctre utiliseacutes pour les fins inverses

Selon Peter Simpson les hopla en question ici devraient ecirctre lintelligence et les

laquo passions raquo laquoThe weapons Aristotle is talking about would seem to be intellect and the

passions for prudence perfects the intellect26 and virtue controls passion (which otherwise

would be insatiable) by imposing on it the measure of reasonraquo27 Il semble cependant que les

passions ne peuvent pas ecirctre les hopla Drsquoabord parce que ce dont la nature nous fournit ce

ne sont pas les eacutemotions crsquoest-agrave-dire lappeacutetit la colegravere la crainte lenvie la joie la haine

lamour etc on nrsquoest pas toujours sans cesse et degraves la naissance en colegravere ou en joie Ce dont

la nature nous fournit crsquoest la capaciteacute drsquoeacuteprouver ces eacutemotions De plus il semble que la

capaciteacute naturelle des hommes pour les eacutemotions nrsquoest pas une capaciteacute qui pourrait ecirctre

susceptible drsquoecirctre servie dans les sens moralement opposeacutes ce qui est en jeu dans les

questions eacutethiques ce nrsquoest pas lrsquoactiviteacute de cette capaciteacute elle-mecircme en tant que telle mais les

dispositions que lrsquoon deacuteveloppe envers ces eacutetats eacutemotionnels Autrement dit que lrsquoon eacuteprouve

ou non ces eacutemotions quand on le doit de la faccedilon dont on doit pour des motifs envers des

personnes et dans le but que lrsquoon doit ne donne pas la qualiteacute morale de cette capaciteacute ni celle

de lrsquoeacutemotion eacuteprouveacutee ce qui est bon ou mauvais crsquoest la disposition non pas lrsquoeacutemotion 26 Par lintellect Simpson devrait comprendre le logos parce que ce dont la prudence est lexcellence ce nest

que le logistikon

27 P Simpson A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle op cit p 26

64

elle-mecircme laquo Controcircler la passion raquo crsquoest un processus psychologique dans lequel œuvrent en

commun la dianoia et lrsquoorexis Il srsquoensuit que ni notre capaciteacute naturelle pour les eacutemotions ni

les eacutemotions elles-mecircmes ne peuvent ecirctre les hopla en question Elles ne sont pas susceptibles

drsquoecirctre utiliseacutees dans les sens opposeacutes elles opegraverent dans un sens unique La vertu ne

laquo controcircle raquo pas le fait drsquoecirctre en colegravere mais elle controcircle la maniegravere (pos) dont on est en

colegravere

Tous les interpregravetes saccordent sur lrsquoeacutetrangeteacute de lrsquousage du datif dans la phrase

laquo lrsquohomme est neacute pourvu drsquoarmes phronesei kai aretecirci raquo 28 A lexception de Hicks qui

considegravere les hopla comme les eacutequipements pour lrsquoexercice de la prudence et de la vertu29 les

autres interpregravetes les prennent comme les capaciteacutes naturelles de lrsquohomme pour les vertus et

ils prennent le datif comme un datif drsquoinstrument Selon cette derniegravere lecture la datif a la

fonction drsquoindiquer la maniegravere dont les hopla en question seront utiliseacutes Bien que Peter

Simpson semble ecirctre erroneacute dans son identification des hopla avec laquo les passions raquo (agrave coteacute de

lrsquointelligence) la faccedilon dont il comprend la phrase en question en donne le bon sens Selon

lui laquo Humans have weapons that though meant to be used with prudence and virtue can

easily be used otherwise raquo30 Peter Simpson semble suivre Newman ici Selon ce dernier

laquo Aristotle does not seem to regard the hopla as means for the attainment of phronesis kai

aretecirc or instruments for their exercise but rather as powers on which they are to impress

right direction May not the words mean lsquohaving arms for prudence and virtue to usersquo (or

lsquoguide in usersquo) raquo 31 Ce nrsquoest donc peut-ecirctre pas laquo les passions raquo ni notre capaciteacute aux 28 Voir par exemple B Jowett The Politics of Aristotle Translated into English with Intoduction Marginal

Analysis Essays and Commentary Tome II Partie I Oxford The Clarendon Press 1885 p 10 et W L Newman

The Politics of Aristotle op cit Tome II p 131 29 R D Hicks The Politics of Aristotle A revised Text with Introduction Analysis and Commentary Books I-V

London Macmillan amp Co 1894 p 151 prend le datif ici comme un datif de reacutefeacuterence et il traduit la phrase en

question comme suit laquo Man is born with weapons to be used by (ie to sibserve) wisdom and virtue raquo 30 P Simpson A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle op cit p 26 31 W L Newman The Politics of Aristotle op cit Tome II p 131 J Bernays Aristotelesrsquo Politik Erstes

Zweites und Drittes Buch mit Erklaumlrenden zusaumltzen ins Deutsche Uumlbertragen Berlin Verlag von Wilhelm Hertz

1872 aussi prend le datif comme instrumental Sa traduction pour cette phrase est laquo Und der Mensch ist

geschaffen mit einer Ruumlstung zu Einsicht und Tugend kann dieselbe jedoch gar leicht zum Gegentheil

gebrauchen raquo B Jowett The Politics of Aristotle opcit p 10 approuve lrsquointerpreacutetation de Bernays bien qursquoil

souligne la difficulteacute de traduite le datif comme laquo zu raquo apregraves ὅπλα ἔχων Il donne la paraphrase suivante pour la

traduction de Bernays laquo Man has a natural capacity which may be developped into phronesis and aretecirc or may

degenerate into their opposites raquo Selon Jowett laquo In this uncertainty of the construction the general meaning is

clear viz that lsquoman has intelligence and an aptitude for virtue gifts which are in the highest degree capable of

abusersquo raquo

65

laquo passions raquo qui sont les hopla dont Aristote parle ici mais ils peuvent ecirctre bien notre aptitude

de laquo controcircler raquo nos laquo maniegraveres eacutemotives raquo Lrsquohomme est capable de laquo guider raquo ses

laquo maniegraveres raquo dans le domaine des eacutemotions aussi bien dans un sen moralement bon que dans

le sens inverse Donc crsquoest notre aptitude pour la vertu et pour le vice crsquoest-agrave-dire notre

capaciteacute aux dispositions morales qui doit ecirctre en question ici Les hopla naturels dont il est

question ici doivent ecirctre notre capaciteacute naturelle pour la vertu

Or en quoi consiste notre capaciteacute pour la vertu On ne qualifie pas les animaux de

vertueux ou de vicieux alors qursquoils sont aussi bien capables drsquoeacuteprouver le deacutesir Si on ne les

qualifie pas ainsi crsquoest qursquoils ne sont pas capables de la proairesis laquo en effet la deacutecision

nrsquoest pas une chose qursquoont eacutegalement en partage les ecirctres sans raison alors que lrsquoappeacutetit et

lrsquoardeur le sont raquo (EN III 2 1111b 11-12) Notre capaciteacute pour la vertu nrsquoest en effet que

notre capaciteacute pour la proairesis La proairesis est susceptible drsquoecirctre des qualiteacutes morales

opposeacutees la qualiteacute morale de lrsquoethos deacutepend des habitudes drsquoexercer sa capaciteacute de

proairesis avec ou sans vertu Les animaux possegravedent donc lrsquoun des aspects constitutifs de la

proairesis agrave savoir le deacutesir ce qursquoils ne possegravedent pas crsquoest lrsquoautre aspect le logos32 Il me

semble donc que les hopla en question ici doivent ecirctre le logos et la capaciteacute proaireacutetique que

le logos entraine avec lui-mecircme Dapregraves Aristote parmi les traits qui jouent un rocircle dans le

devenir vertueux de lhomme agrave savoir la nature lhabitude et la raison cette derniegravere est la

premiegravere agrave ecirctre susceptible decirctre utiliseacutee dans les sens moralement contraires de telle sorte

quelle peut agir contre les autres33

Selon la dichotomie entre deux sceacutenarios alternatifs de notre passage pour que le

meilleur sceacutenario lrsquoemporte sur le sceacutenario catastrophique crsquoest-agrave-dire pour que les hopla

soient arracheacutes de la disposition de lrsquoinjustice et donneacutes agrave celle de la justice il faudra que le

logos et tout le meacutecanisme proaireacutetique qursquoil entraicircne soient agrave la disposition de la prudence et

de la vertu Or pour que ce meacutecanisme proaireacutetique puissent ecirctre opeacuterer sous la disposition de

la vertu la tempeacuterance est indispensable De cela deacutepend la diffeacuterence entre les deux

sceacutenarios

32 Selon Aristote la proairesis srsquoaccompagne toujours de la raison (logos) et de la penseacutee (dianoia) (EN III 2

1112a15-16) Il deacutefinit la proairesis comme laquo βουλευτικὴ ὄρεξις τῶν ἐφ ἡμῖν raquo ( EN III 3 1113a10) 33 Cf Pol VII 13 1332a 35-b8

66

IX Les hopla agrave la disposition de la temperance

Selon Aristote pour que lrsquousage de notre capaciteacute agrave la raison pratique (logistikon) soit

un usage vertueux crsquoest-agrave-dire pour que lrsquoon puisse lrsquoappeler laquo phronesis raquo (diffeacuteremment de

lrsquolaquo habiliteacute raquo (deinotecircs) dont le succegraves serait lobjet dune eacutevaluation indeacutependante des critegraveres

moraux du bien et du mal ndash EN III 5 1144a23-27) la preacutesence de la vertu morale est

indispensable

Quant agrave cet eacutetat [la phronesis] il nrsquoest pas donneacute agrave ce fameux lsquoœil de lrsquoacircmersquo sans vertu

[hellip] En effet les raisonnements qui aboutissent aux actes agrave exeacutecuter sont des

infeacuterences qui ont pour point de deacutepart la preacutemisse lsquoPuisque ce genre de chose-ci est

la finrsquo crsquoest-agrave-dire ce qursquoil y a de mieux [hellip] or ce qursquoil y a de mieux nrsquoapparaicirct

qursquoagrave lrsquohomme bon car la meacutechanceteacute pervertit et produit lrsquoerreur concernant tout ce

qui sert de point de deacutepart agrave lrsquoaction Par conseacutequent lrsquoon voit clairement

lrsquoimpossibiliteacute drsquoecirctre prudent sans ecirctre bon (EN VI 12 1144a29-b1)34

Or pour que la raison puisse voir et entendre la preacutemisse major que constitue le telos

pratique elle doit ecirctre laquo eacutepargneacuteeraquo de toute distraction et capable de fixer son regard sur la

fin Autrement dit la raison doit ecirctre laquo sauveacutee raquo de la perversiteacute qui fait laquo loucher raquo lrsquoœil de

lrsquoacircme35 Or la tacircche de garantir ce service agrave la raison eacutechoit agrave une vertu speacutecifique agrave savoir la

tempeacuterance Crsquoest la tempeacuterance qui se trouve au cœur de tout ce meacutecanisme qui rend le

logistikon vertueux

[Des gens prudents comme Peacutericlegraves] sont capables de voir ce qui est bon pour eux-

mecircmes et ce qui lrsquoest pour les hommes [hellip] De lagrave vient encore que la tempeacuterance se

trouve dans notre langage porter ce nom-lagrave (socircphrosunecirc) crsquoest que pense-t-on elle

preacuteserve la prudence (socircizousan tecircn phronecircsin) Et de fait elle preacuteserve ce genre de

croyance [croyance vraie au sujet des choses bonnes ou mauvaises pour

lrsquohomme]Toute croyance indiffeacuteremment nrsquoest pas en effet sujette agrave disparaicirctre ou agrave

ecirctre pervertie sous lrsquoinfluence de ce qui est agreacuteable ou peacutenible la croyance par

exemple que le triangle contient ou ne contient pas lrsquoeacutequivalent de deux angles droits

nrsquoen est pas pervertie Mais bien celles que met en jeu lrsquoexeacutecutable Car le principe de

tout ce qui est exeacutecutable constituent lrsquoobjectif en vue duquel tout cela peut ecirctre

34 Traduction de Bodeacuteuumls leacutegegraverement modifieacutee 35 Voir R A Gauthier et J Y Jolif LEacutethique agrave Nicomaque Introduction Traduction et Commentaire - 2e

eacutedition Tome II Louvain-La-Neuve Edition Peeters 2002 p 552-53

67

exeacutecuteacute Or lrsquoindividu corrompu pour cause de plaisir ou chagrin du coup nrsquoa pas de

principe en vue et ne voit pas qursquoil faut que tel but et tel motif commandent tous ses

choix et toutes ses actions car le vice entraicircne la corruption du principe (EN VI 5

1140b8-20)

Donc pour que le logos soit exerceacute phronesei kai aretei il faut qursquoil soit capable de voir et

drsquoentendre ce qursquoune vertu concerneacutee (crsquoest-agrave-dire une vertu particuliegravere portant sur lrsquoaction

dans un cas donneacute une action particuliegravere dans le domaine dargent de la peur de lamitieacute du

sexe de lhaine etc) indique comme telos comme le bien suprecircme dans le domaine

concerneacute Mais pour cela lrsquohomme doit ecirctre tempeacuterant Sans ecirctre capable de voir et

drsquoentendre la fin reacuteveacuteleacutee par une vertu concerneacutee le logos ne saurait pas ecirctre exerceacute

phronimocircs et il ne serait pas capable de bien deacutelibeacuterer sur les moyens drsquoatteindre la fin poseacutee

par la vertu en question dans ce cas lagrave lrsquoaction vertueuse elle-mecircme sera rateacutee Donc dans

lrsquoaction drsquoun homme bon (spoudaios) la tempeacuterance joue le rocircle central pour que le rapport

entre le logos et le deacutesir soit eacutetabli de faccedilon agrave permettre agrave la fois agrave la vertu intellectuelle

(phronesis) et agrave la vertu morale

X Le fourbe intempeacuterant et le mal deacutelibeacutereacute

Cependant il y a un point agrave preacuteciser davantage on a vu que la vertu de tempeacuterance

tient le rocircle principale dans la construction de notre passage parce que la logique du scenario

catastrophique preacutesuppose le deacutefaut de cette vertu Le deacutefaut de la tempeacuterance paralyse

lusage phronimocircs du logos ce qui rend impossible lrsquousage vertueux de la capaciteacute

proaireacutetique Toutefois la question de savoir pourquoi ce scenario serait un mal pour la vie

politique de lhomme attend toujours une reacuteponse preacutecise Je pense que lon peut faire un pas

de plus vers une telle reacuteponse en distinguant deux eacutetats moraux qui se preacutesentent dans une

certaine contrarieacuteteacute avec la phronecircsis chacune correspondant agrave un eacutetat deacutefectif du logistikon

Le terme laquo aphrosunecirc raquo nest pas un terme arche-preacutesent dans le corpus aristoteacutelicien

si bien que lon ne doit peut-ecirctre pas le consideacuterer comme faisant proprement partie de la

terminologie de leacutethique aristoteacutelicienne ce terme ne figure pas dans le tableau des

dispositions morales de lEE (II 3 1220b38-1221a12) et les passages du corpus ougrave on trouve

la contrarieacuteteacute entre lrsquoaphrosunecirc et la phronecircsis sont vraiment peu nombreux Toutefois on y

trouve une conception coheacuterente de lrsquoaphrosunecirc et la contrarieacuteteacute que cette derniegravere dispose

par rapport agrave la phronecircsis peut ecirctre utile agrave mettre en relief la vraie tension qui marque le

passage des Politiques qui nous occupe ici

68

La contrarieacuteteacute entre lrsquoaphrosunecirc et la phronesis trouve son expression la plus explicite

dans le fragment 98 (Duumlring) du Protreptique

Or il apparaicirct eacutevident agrave chacun que personne ne choisirait de vivre doteacute drsquoune

fortune et drsquoune puissance sans eacutegales chez les hommes mais en renonccedilant agrave la

prudence et en devenant fou [ἐξεστηκὼς μέντοι τοῦ φρονεῖν καὶ μαινόμενος]

ducirct-on vivre en jouissant des plaisir les plus intenses auxquels se livrent

certains deacutements [παραφρονούντων] Crsquoest donc lrsquoaphrosunecirc que tout le

monde fuit par-dessus tout Or la prudence est le contraire de lrsquoaphrosunecirc

[ἐναντίον δὲ φρόνησις ἀφροσύνῃ]36

Dans le cas drsquoune absence complegravete de la phronecircsis mecircme les choses qui sont bonnes en

elles-mecircmes et par nature (par exemple lhonneur largent la vie etc) ne sauraient pas ecirctre

beacuteneacutefiques37 Un tel homme serait deacutepourvu de la capaciteacute de voir ce qui est vraiment bon

pour soi-mecircme et il serait incapable de bien raisonner agrave partir de cette fin et sur les moyens

dy atteindre Cest pourquoi en Rheacutetorique II 1 1378a10 Aristote aurait attribueacute agrave

laphrosunecirc la responsabiliteacute de lerreur dans la faculteacute laquo opinative raquo de ceux qui ne savent pas

bien deacutelibeacuterer selon Aristote ces gens δι ἀφροσύνην οὐκ ὀρθῶς δοξάζουσιν Cela dit il

semble que lauteur du traiteacute De la vertu ne tombe pas vraiment tregraves loin dAristote quand il

pose laphrosunecirc comme le vice du logistikon Ἀφροσύνη δ ἐστὶ κακία τοῦ λογιστικοῦ αἰτία

τοῦ ζῆν κακῶς (1249b29-30) Selon lauteur de ce petit traiteacute de la tradition peacuteripateacuteticienne

le mal qui naicirct de laphrosunecirc met enjeu le bien-vivre tout entier

Lrsquoaphrosunecirc cest le fait de porter de mauvais jugements sur les affaires de mal

deacutelibeacuterer de mal se comporter avec les autres de faire mauvais usage des biens dont

on dispose davoir des opinions erroneacutees agrave propos de ce qui dans lexistence est beau

et bon raquo (1250b43-46)38

Que ce passage soit dans la ligneacutee directe du fragment 98 du Protreacuteptique est clair Il est

donc eacutevident que dans leacutethique aristoteacutelicienne le terme laquo aphrosunecirc raquo deacutesigne simplement 36 Voir aussi EE VII 15 1248b 27 sq et Pol VII 1 1323a 27 sq 37 On peut faire remonter ce problegraveme agrave lApologie 30b2-4 lsquoΟὐκ ἐκ χρημάτων ἀρετὴ γίγνεται ἀλλ ἐξ ἀρετῆς

χρήματα καὶ τὰ ἄλλα ἀγαθὰ τοῖς ἀνθρώποις ἅπαντα καὶ ἰδίᾳ καὶ δημοσίᾳrsquo Un argument plus eacutelaboreacute se trouve

dans lrsquoEuthydegraveme 278e-281e voir surtout la conclusion en 280e-281e 38 Traduction de Pierre-Marie Morel laquo Pseudo-Aristote De la vertu raquo Philosophie Aristote Ontologie de

laction et savoir pratique 73 2002 p 3-11 En grec Ἀφροσύνης δ ἐστὶ τὸ κρίνειν κακῶς τὰ πράγματα τὸ

βουλεύσασθαι κακῶς τὸ ὁμιλῆσαι κακῶς τὸ χρήσασθαι κακῶς τοῖς παροῦσιν ἀγαθοῖς τὸ ψευδῶς δοξάζειν περὶ

τῶν εἰς τὸν βίον καλῶν καὶ ἀγαθῶν

69

lincapaciteacute de bien servir de sa raison en vue de bien-vivre Lhomme aphrocircn est celui qui ne

sait pas bien utiliser les ressources quil dispose parce quil est incapable de bien deacutelibeacuterer et

de trouver les bons moyens datteindre un but Drsquoougrave sa contrarieacuteteacute agrave la phronecircsis La

contrarieacuteteacute de laphrosunecirc agrave la phronecircsis nrsquoest pas celle de capaciteacute de faire usage de la raison

dans le sens opposeacute agrave son usage phronimocircs de maniegravere agrave en (bien) servir pour des buts

meacutechants Lrsquoaphrosunecirc consiste plutocirct et tout simplement en une incapaciteacute de bien utiliser sa

raison Cependant lrsquoaphrocircn nrsquoest pas le seul agrave rater lrsquousage beacuteneacutefique de la raison

[H]onneur richesse vertus du corps bonnes fortunes et pouvoirs sont bon par nature

mais il leur arrive decirctre nuisibles agrave certains par suite des dispositions de ces derniers

Car ni lrsquoaphrocircn ni linjuste ni lintempeacuterant ne tirent aucun profit de leur usage tout

comme le malade de la nourriture du bien portant ou lhomme faible et mutileacute des

parures de lhomme sain et en possession de tous ses membres (EE VII 15 1248b28-

34)

Ce passage de lEE laisse entendre que linjustice et lintempeacuterance elles aussi participent agrave

une certaine contrarieacuteteacute Or la contrarieacuteteacute de ces derniegraveres ne consiste plus en une incapaciteacute

de bien utiliser sa raison en vue de bien-vivre mais elle consiste en lutiliser pour des fins de

valeur morale contraire agrave celles de la vertu et de la prudence il sagit bien entendu de la

fourberie (panourgia)

Dans le tableau des vertus et des vices de lEE la prudence (phronecircsis) figure entre la

fourberie et la naiumlveteacute (euecircthei) (II 3 1221a 12) celle-lagrave eacutetant lexcegraves et celle-ci le deacutefaut39

La contrarieacuteteacute entre la fourberie et la prudence sexplique par le fait que comme ils

appartiennent aux genres contraires (la vertu et le vice) ils ne peuvent ecirctres preacutesents en mecircme

temps dans la mecircme chose40 Donc avec laphrosunecirc la fourberie elle aussi est dans une

certaine contrarieacuteteacute avec la prudence

Lautre passage dans lequel Aristote fait mention de la fourberie nous en donne une

ideacutee encore plus claire Il nous ramegravene aussi au rocircle que joue la tempeacuterance dans la

39 Pierre Aubenque rejette une place agrave la phronecircsis dans une liste des vertus morales (La prudence chez Aristote

Paris PUF 1963 p 137 n1) Selon lui la theacuteorie de meacutedieacuteteacute ne sappliquant quaux vertus morales la prudence

ne peut pas ecirctre prise comme un milieu entre deux vices parce quelle est une vertu intellectuelle Cependant

peut-ecirctre le problegraveme dans cette liste est moins la preacutesence de la phronecircsis que les preacutesences de ses contraires agrave

savoir la panourgia et euecirctheia Parce qursquoil est clair que la phronecircsis est bien le contraire des vices en question

ici

40 Voir Cat 7 6b15 et 14a 20 et Meacutet Δ 10 1018a 25-27

70

constitution et dans luniteacute des vertus Selon ce passage de lEthique agrave Nicomaque non

seulement la prudence et la fourberie sont contraires lune agrave lautre comme la vertu et le vice

mais le rapport entre elles peut ecirctre aussi consideacutereacute comme la contrarieacuteteacute des choses qui

laquo diffegraverent le plus parmi celles qui sont soumises agrave la mecircme puissance et celle dont la

diffeacuterence est la plus grande raquo41

[Il est donc une capaciteacute (dynamis) quon appelle habileteacute (deinotecircta)] Or elle est de

nature telle que tout ce qui contribue au but supposeacute elle peut lexeacutecuter et y atteindre

Ainsi donc si le but est beau elle est louable et sil est vilain elle est fourberie

(panourgia) Cest preacuteciseacutement pourquoi nous preacutetendons que les gens prudents sont

habiles et fourbes (panourgous) (VI 12 1144a23-28)42

La prudence est la perfection morale de cette capaciteacute intellectuelle quon appelle laquo deinotecircs raquo

alors que la fourberie correspond agrave la corruption de cette mecircme capaciteacute43 Aristote fait cette

remarque afin dexpliquer sa reacuteponse agrave lobjection des certains selon laquelle on ne serait

aucunement plus apte avec la prudence agrave faire des choses nobles et justes44 la reacuteponse du

Stagirite consiste agrave dire que cest par deacutefinition que la prudence nous rend plus capable agrave faire

des choses nobles et justes parce quon ne donne le nom de laquo prudence raquo agrave lrsquohabileteacute

intellectuelle que sous la condition quelle se mette en œuvre en vue et agrave partir de cest-agrave-dire

par le choix (dia proairesin ndash 1144a 19) dune fin noble Or on la deacutejagrave vu la valeur morale

de cette fin ne peut ecirctre assureacutee que par la vertu la prudence est la mise en œuvre de la raison

dans lintention de faire ce qui est noble Il sensuit que la fourberie eacutetant le contraire de la

prudence serait la mise en œuvre de la raison avec lintention de faire des actions mauvaises

Elle correspond agrave la corruption de lhabileteacute intellectuelle en ce quelle deacutesigne lusage de cette

derniegravere en vue des fins vilaines Le terme laquo fourberie raquo deacutesigne le raisonnement habile de

lhomme vicieux dont laquo lœil de lacircme raquo ne voit plus agrave cause de sa meacutechanceteacute les principes

que la vertu indique laquo ce quil y a de mieux napparaicirct quagrave lhomme bon car la meacutechanceteacute

(μοχθηρία) pervertit et produit lerreur (diapseudesthai) concernant tout ce qui sert de point de

deacutepart agrave laction raquo (EN VI 12 1144a 35) Donc la contrarieacuteteacute de la fourberie agrave la prudence ne

consiste pas dans une simple folie de lrsquoaphrocircn qui ne sait pas bien mener sa vie selon la

41 Meacutet Δ 10 1018a29-30 42 La traduction de Bodeacuteuumls modifieacutee 43 Ici Aristote fait une analogie entre le rapport de lhabileteacute agrave la prudence et celui qui existe entre la vertu

naturelle et la vertu au sens plein (1144b 1-17)

44 EN VI 12 1144a 11-13

71

raison mais elle consiste en ce que la fourberie nest jamais sans le choix de faire la action

vicieuse le fourbe est meacutechant Dans un passage parallegravele en lEE II 10-11 1227b12-

1228a20 bien quil nemploie pas les termes laquo prudence raquo et laquo fourberie raquo Aristote clarifie

que lessentiel de la contrarieacuteteacute entre le meacutechant et le vertueux reacuteside dans la contrarieacuteteacute des

qualiteacutes morales de leurs choix deacutelibeacutereacutes tous les deux eacutetant volontaires

La vertu est cause que soit droit la fin du choix deacutelibeacutereacute En conseacutequence nous jugeons

du caractegravere dun homme agrave son choix [hellip] De la mecircme maniegravere le vice fait que le

choix est deacutetermineacute pour les raisons contraires [τῶν ἐναντίων ἕνεκα] Si donc un

homme quand il deacutepend de lui de faire de bonnes actions et de nen pas faire de

mauvaises fait le contraire [τοὐναντίον ποιεῖ] il nest manifestement pas vertueux il

sensuit donc que le vice aussi bien que la vertu est volontaire car il ny a aucune

neacutecessiteacute de faire des actions meacutechantes [τὰ μοχθηρὰ] (II 11 1228a1- 9)45

Dans les Ethiques Aristote emploie le terme laquo μοχθηρία raquo pour designer plutocirct le vice

accompli du choix deacutelibeacutereacute46 Bien que quelque part dans lEE (II 7 1223a 36-37) ce terme

soit utiliseacute pour qualifier le vice de lincontinence du fait quelle consiste dans une action

volontaire et accomplie conformeacutement agrave lappeacutetit et contrairement agrave la raison dans un autre

passage de lEN le Stagirite en sert pour distinguer la meacutechanceteacute incurable de lintempeacuterant

du vice de lincontinent

Lintempeacuterant comme on la dit est inaccessible au repentir puisquil sen tient agrave sa

deacutecision tandis que lincontinent est toujours precirct agrave regretter [hellip] Cest le premier qui

est incurable tandis que le second est curable En effet compareacutee aux maladies la

meacutechanceteacute [μοχθηρία] ressemble agrave quelque chose comme lhydropisie ou la

consomption tandis que lincontinence ressemble aux accegraves deacutepilepsie car lune est

mal continu et lautre un mal qui ne lest pas [hellip] Par conseacutequent cest [lincontinent]

qui peut ecirctre facilement persuadeacute de changer de conduite et pas [lintempeacuterant] La

vertu et la meacutechanceteacute [μοχθηρία] sont en effet deacutecisives pour le point de deacutepart [de

laction] car lune le preacuteserve et lautre le corrompt Or dans les actions cest le but

viseacute qui constitue le point de deacutepart (VII 6-7 1150b29-1151a 16)47

45 La traduction de Deacutecarie leacutegegraverement modifieacutee 46 Voir aussi EE II 7 1223a 36-1223b 3 EN III 5 1113b14-16 V 8 1135b16-25 VII 5 1149a12-20 VII

8 1150b29-1151b 4 et MM II 6 1203a 18-29 47 La traduction de Bodeacuteuumls leacutegegraverement modifieacutee

72

Selon Aristote la diffeacuterence fondamentale entre lincontinent et lintempeacuterant consiste en ce

que chez le premier le point de deacutepart de laction (agrave savoir lopinion correcte au sujet de ce

qui meacuterite decirctre choisi) est preacuteserveacute sans ecirctre suivi tandis que chez le second il est

complegravetement corrompu et il est convaincu quil doit poursuivre comme le bien suprecircme ce

qui tient de la becircte chez lui cest-agrave-dire des plaisirs corporels Cest pourquoi dapregraves

Aristote lincontinent agit contre le choix (para proairesin) alors que le vice de lintempeacuterant

relegraveve toujours du choix deacutelibeacutereacute (kata ten proairesin ndash EN VII 7 1151a 6-7)

Apregraves avoir clarifieacute ces points si on revient maintenant agrave notre passage des Politiques

I 2 1253a29-39 et au sujet des hopla dont selon Aristote lhomme est neacute pourvu on voit

que la contrarieacuteteacute des fins absolument contraires (tanantia ndash 1253a35) pour lesquelles

lhomme pourrait servir de ces hopla (logos et la capaciteacute proaireacutetique) sexplique

parfaitement par la contrarieacuteteacute entre la prudence du vertueux et la fourberie de lintempeacuterant

la meacutechanceteacute du dernier tenant au fait quil poursuit deacutelibeacutereacutement le mal et le cherche comme

si ceacutetait le vrai bien

XI Bestialiteacute et la meacutechanceteacute du fourbe intempeacuterant

La meacutechanceteacute du fourbe intempeacuterant est une espegravece du vice humain qui se caracteacuterise

par son extreacutemiteacute Aristote note que pour cette espegravece extrecircme du vice humain (tous kakia

tocircn anthrocircpocircn huperbollontas ndash EN VII 1 1145a32) lon utilise le nom de laquo bestialiteacute raquo

comme un opprobre

En effet dapregraves Aristote la disposition bestiale proprement dite chez les ecirctres

humains peut ecirctre consideacutereacutee comme lopposeacute de leacutetat de ces hommes qui se font dieux par

excegraves de vertu et si ce dernier est une sorte decirctre deacutenatureacute pour lhomme (ex anthropon

ginontai theoi ndash 1145a23) il en irait de mecircme pour le premier aussi Cependant cet eacutetat de

bestialiteacute ne doit pas ecirctre consideacutereacute comme un vice (mecircme sil est un eacutetat agrave eacuteviter pour les

hommes) parce quune becircte na ni vice ni vertu Cette disposition extrecircme ne peut pas ecirctre

deacutesigneacutee avec le mecircme terme que lon emploie pour les dispositions proprement humaines Il

en va de mecircme pour lexcegraves divin sil est vrai comme on le preacutetend quil y a des hommes qui

se font des dieux par leur excegraves de vertu cette disposition ne peut pas ecirctre consideacutereacutee comme

une vertu parce quun dieu lui non plus na ni vertu ni vice Donc selon Aristote la

disposition qui tient de la becircte chez les ecirctres humains est geacuteneacuteriquement diffegraverent du vice

humain (he d heteron ti genos kakias ndash 1145a27) Si elle est diffeacuterente de ce dernier cest

que a) elle porte sur les choses qui ne sont pas naturellement agreacuteables mais le sont devenues

73

soit agrave la suite de deacuteficiences soit par habitudes soit sous leffet des maladies (VII 5

1148b22-1149a4) et b) quelle porte sur ses objets dune maniegravere diffeacuterente dun homme

ordinaire parce quelle tient agrave une absence totale de lintelligence et non pas agrave la perversion de

cette derniegravere (1148b34-1149a24) Il sensuit que la perversiteacute de lhomme bestial nest pas la

fourberie elle est irrationnelle alors que le vice quincarne le fourbe intempeacuterant consiste en la

perversiteacute de la capaciteacute rationnelle de lhomme Autrement dit lhomme bestial est moins

quun homme au sens propre parce quil est dans une incapaciteacute absolue drsquoaccomplir lergon

de lhomme48 si bien quil est non seulement dans une incapaciteacute absolue de preacutetendre agrave la

vertu mais il lest aussi pour ce qui est du vice Alors que le laquo vice raquo humain est le fait de cet

homme qui bien quil soit capable dans sa constitution naturelle daccomplir vertueusement

lergon de lhomme consent agrave faire le contraire Cest pourquoi laquo la bestialiteacute est un eacutetat moins

grave que le vice bien quelle effraie davantage Car chez les becirctes la faculteacute supeacuterieure nest

pas corrompue comme chez lhomme vicieux tout simplement elle nexiste pas raquo (EN VII

6 1150a1-3) R Bodeacuteuumls pense que la bestialiteacute ne reacuteduit pas lhomme agrave une veacuteritable becircte et

quelle ne constitue quune laquo deacutecheacuteance dans les limites eacutetroite de lespegravece humaine raquo49 Or il

semble que dans la mesure ougrave il serait complegravetement incapable de preacutetendre agrave lergon de

lhomme un homme bestial doit ecirctre consideacutereacute comme eacutetant moins quun homme et il serait

un exemple de monstruositeacute au sens biologique autant il seacuteloigne des diffeacuterences speacutecifiques

de lespegravece humain autant il sapprocherait de son genos agrave savoir lanimal Cest dans ce sens

que je comprends lexpression laquo ex anthropon ginontai raquo (VII 1 1145a23 ici utiliseacutee pour

lhomme divin) lhomme bestial sort de lespegravece humain vers le genos laquo animal raquo et perdant

un trait essentiel de son speacutecificiteacute humaine il devient un ecirctre plus geacuteneacuterique par rapport agrave un

homme quelconque50

Le trait caracteacuteristique de ce quAristote analyse comme laquo beacutestialiteacute raquo dans lEN VII

est donc labsence totale de laquo la faculteacute supeacuterieure raquo et cest ainsi quelle est distingueacutee du vice

du fourbe intempeacuterant Selon Aristote le vice quincarne le fourbe intempeacuterant constitue la

meacutechanceteacute humaine au sens simple (he mochteria kat anthrocircpon haplos ndash VII 5 1149a16-

17) Eacutetant donneacute que ce dernier et la bestialiteacute humaine sont des genres diffeacuterents il nest pas

leacutegitime de faire une comparaison de laquo plusmoins raquo entre les dispositions morales de ces

48 Pour lergon de lhomme voir EN I 7 1097b22-1098a20 49 R Bodeacuteuumls laquo Les consideacuterations aristoteacuteliciennes sur la bestialiteacute Traditions et perspectives nouvelles raquo dans

LAnimal dans lAntiquiteacute eacuted B Cassin et J-L Labbariegravere Paris Vrin 1997 p 247-58 (p 251) 50 Pour la monstruositeacute dans la biologie aristoteacutelicienne voir GA IV 3-4 769b8-770b28 Jadopte ici les analyses

dersquoA Zucker Aristote et les Classification Zoologiques Louvain-la-Neuve Editions Peeters 2005 p 135-37

74

deux Les valeurs laquo morales raquo de ces deux figures sont incommensurables Cest ce

quAristote veux souligner quand il dit que faire une comparaison entre ces deux serait comme

comparer une chose inanimeacutee avec un ecirctre animeacute pour savoir lequel des deux est le pire (VII

6 1150a3-4)

Toutefois juste apregraves avoir dit cela Aristote conclut son propos par une comparaison

laquo La vilenie la plus inoffensive est en effet toujours celle de lecirctre deacutepourvu de principe qui le

pousse or lintelligence est un principe [hellip] Un homme vicieux peut en effet faire mille fois

plus de maux quune becircte [ἀσινεστέρα γὰρ ἡ φαυλότης ἀεὶ ἡ τοῦ μὴ ἔχοντος ἀρχήν ὁ δὲ νοῦς

ἀρχή μυριοπλάσια γὰρ ἂν κακὰ ποιήσειεν ἄνθρωπος κακὸς θηρίου] raquo (1150a4-8) La

comparaison faite ici ne consiste pas en comparer les laquo moraliteacutes raquo incommensurables de

lrsquohomme vicieux et de lrsquohomme bestial Elle consiste agrave comparer lhomme bestial et le fourbe

intempeacuterant en fonction de leurs capaciteacutes de faire du mal agrave lautrui Cest les comparer en

fonction de leur capaciteacute decirctre une menace et de porter atteinte agrave ce quautrui considegravererait

comme un bien pour soi-mecircme Lhomme bestial eacutetant plus effrayant quun homme ordinaire

constituerait (juste comme une becircte) un danger pour la vie dautrui51 Comme la vie est

incontestablement un bien de haut degreacute pour les hommes la menace que pegravese lhomme

bestial sur la vie dautrui portera atteinte au bien de ce dernier Cependant cette menace de la

part de lrsquohomme bestial irrationnel nest pas un mal plus grave que la meacutechanceteacute intelligente

et intentionnelle du fourbe intempeacuterant compareacute agrave cette derniegravere le mal que repreacutesente la

menace du bestial ne serait quune menace unidimensionnelle simple et preacutevisible Le terme

quAristote utilise pour comparer le mal dont le fourbe intempeacuterant est capable agrave celui de

lhomme bestial agrave savoir laquo μυριοπλάσιος raquo (1150a7) possegravede des connotations beaucoup plus

riches dans le mot laquo μυριος raquo on nentend pas uniquement une deacutesignation numeacuterique

comme cest le cas pour laquo πολλαπλάσιος raquo par exemple mais ce mot contient des autres

qualifications comme decirctre indeacutefini illimiteacute sans borne de toute sorte dune maniegravere

incessante immense etc Cest dans tous ces sens que le mal dont lintempeacuterant est capable

lance des attaques aux biens dautrui et cest dans tous ces sens quil deacutepasse le mal que

pourrait produire une becircte quelconque ndash sans mentionner le reste des hommes quil deacutepasse

dans le domaine du vice (EN VII 1 1145a32)

Si on retourne de nouveau agrave notre passage des Politiques I 2 1253a 29-39 on

comprend maintenant le sens de la comparaison quAristote y fait entre lhomme et les autres

animaux On comprend pourquoi comment et dans quel sens lhomme peut ecirctre le pire des

51 Voir le dernier passage citeacute des MM dans la note suivante

75

animaux si les hopla quil possegravede degraves la naissance sont servis dans le sens inverse de la

phronecircsis et de la vertu

XII Linjustice totale

Les Magna Moralia sont en accord avec lEthique agrave Nicomaque sur le point de

qualifier le vice dont fourbe intempeacuterant est capable comme un vice au degreacute excessif Dans

lrsquoEN Aristote renvoie lrsquoutilisation du terme laquo bestialiteacute raquo pour le vice excessive agrave un usage

lacircche (comme un opprobre dit Aristote) de ce terme dans la langue commune Or les MM

semblent faire un usage plus terminologique de ce sens de bestialiteacute la bestialiteacute est le nom

drsquoune sorte de vice excessive52 Ces deux usages ne sont cependant pas incompatibles parce

que dans lrsquoEN aussi cet opprobre deacutecrie un vice qui rend lrsquohomme encore plus pire qursquoune

becircte

Selon les MM le terme laquo bestialiteacute raquo deacutesigne la meacutechanceteacute de lrsquohomme qui est

complegravetement mauvais (παντελῶς φαῦλον) dans ce sens qursquoil a une sorte de vice qui excegravede

toute mesure (ὑπερβάλλουσά τις κακία) (II 5 1200b9-12) Le paralleacutelisme entre le mot

laquo παντελῶςraquo que les MM utilisent ici pour caracteacuteriser le vice excessif et le mot

laquo μυριοπλάσιος raquo que lEN emploie pour le mal laquo pluridimensionnel raquo dont est capable le

52 Dans les MM la question de bestialiteacute est traiteacutee dans une perspective que lEN se contente de mentionner juste

en passant au tout deacutebut du livre VII dans ce dernier apregraves avoir dit que leacutetat bestial est un pheacutenomegravene rare

parmi les hommes Aristote ajoute laquo nous fleacutetrissions encore sous ce terme [bestialiteacute] les personnes dont le vice

excegravede la moyenne des hommes raquo (VII 1 1145a32-33) Dans le reste du livre lanalyse de la bestialiteacute est

eacutetablie sur lideacutee que leacutetat bestial nest pas une espegravece du vice humain Cependant les MM emploient ce terme

pour designer laquo une sorte raquo de vice humain et cest explicitement la meacutechanceteacute du fourbe intempeacuterant qui est

ainsi deacutepeinte laquo La brutaliteacute est en quelque sorte le vice pousseacute au dernier excegraves et quand nous voyons un

homme absolument deacutepraveacute nous disons que ce nest plus un homme mais une brute la brutaliteacute nous

repreacutesentant un des degreacutes du vice [Ἔστιν δὲ ἡ θηριότης ὑπερβάλλουσά τις κακία ὅταν γάρ τινα παντελῶς

ἴδωμεν φαῦλον οὐδ ἄνθρωπόν φαμεν εἶναι ἀλλὰ θηρίον ὡς οὖσαν τινὰ κακίαν θηριότητα]raquo (II 5 1200b9-12)

Et quelque ligne plus loin le mal que pourrait faire lintempeacuterant est compareacute au mal que pourrait faire une becircte

sans intelligence (ici la comparaison nest pas entre lhomme bestial et lintempeacuterant mais entre ce dernier et

une becircte) laquo Ἔτι ὥσπερ καὶ ἐπὶ τῆς θηριότητος ἧς ἐλέγομεν κακίας οὐκ ἔστιν ἰδεῖν ἐν θηρίῳ οὖσαν ἀλλ ἐν

ἀνθρώπῳ ἡ γὰρ θηριότης ὄνομά ἐστιν τῇ ὑπερβαλλούσῃ κακίᾳ ndash διὰ τί δι οὐδὲν ἢ ὅτι ἀρχὴ φαύλη ἐν θηρίῳ

οὐκ ἔστιν ἔστιν δὲ ἡ ἀρχὴ ὁ λόγος Ἐπεὶ πότερος ἂν πλείω κακὰ ποιήσειεν λέων ἢ Διονύσιος ἢ Φάλαρις ἢ

Κλέαρχος ἤ τις τούτων τῶν μοχθηρῶν ἢ δῆλον ὅτι οὗτοι ἡ γὰρ ἀρχὴ ἐνοῦσα φαύλη μεγάλα συμβάλλεται ἐν δὲ

θηρίῳ ὅλως οὐκ ἔστιν ἀρχή ἐν μὲν οὖν τῷ ἀκολάστῳ ἔνεστιν ἀρχὴ φαύλη ᾗ γὰρ πράττει φαῦλα ὄντα καὶ ὁ

λόγος σύμφησιν ταῦτα καὶ δοκεῖ αὐτῷ ταῦτα δεῖν πράττειν ἐν αὐτῷ ἡ ἀρχὴ ἔνεστιν οὐχ ὑγιήςraquo (II 6 1203b18-

28)

76

fourbe intempeacuterant meacuterite drsquoecirctre souligneacute Tous les deux nous donnent limage dune

meacutechanceteacute exhaustive et deacutevorante qui ne laisse rien en dehors delle-mecircme Cependant il

semble que lutilisation du mot laquo pantelocircs raquo pour la meacutechanceteacute excessive donne une ideacutee plus

claire sur ce quAristote en entend Srsquoil est loisible de prendre ce mot comme une flexion

adverbiale construite sur le mot laquo teleios raquo dont diffeacuterents sens sont distingueacutes par Aristote

dans les Meacutetaphysiques Δ 16 leacutetat dexcegraves ainsi deacutecrit doit ecirctre le fait dune meacutechanceteacute

englobante entiegravere et finale la meacutechanceteacute ainsi deacutecrite serait complegravete de tous coteacutes

pantelecircs Une telle meacutechanceteacute peut se comprendre donc de toutes ces trois maniegraveres a) soit

elle traduit un eacutetat excessif qui consisterait en le fait que lhomme dun tel caractegravere serait

entiegraverement inapte agrave produire quoique ce soit de vertueux agrave cause de la corruption complegravete

de sa capaciteacute morale b) soit elle exprime le fait de faire du mal de maniegravere agrave se reacutepandre

dune faccedilon englobante et sans aucune exception dans tous les domaines daction concernant

la vertu dans tous les domaines ce vice chercherait deacutelibeacutereacutement et avec deacutevouement agrave faire

ce qui est le contraire de la vertu c) ou encore si une telle meacutechanceteacute reacutevegravele un mal qui est

non seulement hors de la porteacutee des becirctes mais pousse aussi le mal dont lrsquohomme est capable

agrave son point le plus extrecircme elle traduirait le fait de faire un mal au-delagrave duquel nen existerait

aucun autre laquo supeacuterieur raquo que lon pourrait jamais connaicirctre

On peut en conclure que la meacutechanceteacute du fourbe intempeacuterant en tant quelle est

deacutecrite dans les Ethiques peut ecirctre comprise comme un vice laquo accompli raquo dans tous les sens

de ce dernier terme quAristote distingue dans les Meacutetaphysiques Δ 1653 La capaciteacute de faire

du mal du fourbe intempeacuterant serait donc laquo accomplie raquo parce que dans son genre elle est une

chose qui ne peut avoir quelque chose qui le deacutepasse et quil ny a rien en dehors (τὸ μὴ ἔχειν

ὑπερβολὴν ἐν ἑκάστῳ γένει μηδ εἶναί τι ἔξω ndash Δ 16 1021b 34- 1022a1)

On a vu agrave plusieurs reprises dans les pages preacuteceacutedentes que chez le fourbe

intempeacuterant le meacutecanisme psychologique de la vertu serait entiegraverement corrompu et il ne

servira plus quagrave produire les pires des vices Il est eacutevident que la corruption morale du

meacutecanisme psychologique de la proairesis portera atteinte agrave la vertu dans sa totaliteacute cest-agrave-

53 Meacutetaphysique Δ 16 1021b12-1022a3 Agrave ce sujet voir M-P Duminil et A Jaulin Aristote Meacutetaphysique

Livre Delta Texte Traduction et commentaire Toulouse 1991 p 243-46 et Ch Kirwan Metaphysics Book Γ

Δ and Ε Translated with Notes 2nd Edition Oxford Clarendon 1993 p 167 Pour une analyse de lopposition

entre la vertu acheveacutee et le vice acheveacute selon les sens diffeacuterents du mot laquo teleios raquo distingueacutes dans ce chapitre de

la Meacutetaphysique voir R Bodeacuteuumls laquo Vertu Acheveacute et vice acheveacute raquo dans Le veacuteritable politique et ses vertus selon

Aristote Louvain-la-Neuve Eacuteditions Peeters 2004 p 169-80

77

dire quelle reacutepandra son vice agrave tous les domaines de laction vertueuse agrave chaque occasion elle

produira le contraire de ce que la vertu indique54

Or cette deacutecheacuteance totale et englobante de la capaciteacute agrave la vertu reacutesultera aussi dans la

corruption de la capaciteacute agrave cette vertu globale quest la justice laquelle consiste dans

lexercice altruiste des vertus particuliegraveres La corruption totale de la disposition agrave la vertu

produira ineacutevitablement une corruption de la capaciteacute dexercer ces mecircmes vertus envers

lrsquoautrui parce que la vertu globale quest la justice et qui se deacutefinit relativement agrave autrui

preacutesuppose comme sa condition de possibiliteacute laquo la reacutealisation des meacutedieacuteteacutes en quoi

consistent toutes les autres vertus raquo55 Or la deacutecouverte de ces meacutedieacuteteacutes nest agrave la porteacutee que de

lhomme prudent et vertueux - ce que le fourbe intempeacuterant nest pas Sil est vrai que le vice

excessif de ce dernier se reacutepandra dans tous les domaines de la vertu qui constituent aussi

lextension mecircme de la justice geacuteneacuterale il sensuit que le fourbe intempeacuterant serait lagent de

linjustice geacuteneacuterale mettant en œuvre sa raison et sa capaciteacute proaireacutetique pour des buts

contraires agrave la vertu dans sa totaliteacute il sera une personne injuste faisant du tort selon ses

propres deacutecisions et il le fera agrave chaque occasion

On revient maintenant agrave la question de savoir pourquoi cest le fourbe intempeacuterant qui

joue le rocircle principal dans le scenario catastrophique imagineacute pour la vie politique du

politikon humain dans notre passage des Politiques I 2 1253a 29-39 Il me semble quune

reacuteponse simple et directe agrave cette question peut ecirctre la suivante la preacutesence dun tel meacutechant

constituerait une menace incessante impreacutevisible et pluridimensionnelle contre tout ce que les

autres membres de la communauteacute consideacutereraient comme bien pour eux-mecircmes Le fourbe

intempeacuterant eacutetant entiegraverement deacutepourvu de la vertu de la justice porterait les atteintes les

plus graves au sentiment de justice des autres ce dernier eacutetant eacutetroitement lieacute au sens du bien

que lhomme possegravede par nature (Pol 1253a15-18)

Dans le chapitre 5 du livre V de lEN Aristote eacutenumegravere une seacuterie des raisons pour faire

une distinction soigneuse entre deux formes de justice agrave savoir la justice globale et la justice

partielle La justice globale couvre et deacutetient comme son propre domaine cet ensemble que

constitue la totaliteacute des vertus particuliegraveres tandis que la justice partielle tout en eacutetant une

partie de la premiegravere ne porte que sur la question de leacutegaliteacute dans le partage des certains

54 On ne peut pas avoir les vices contraires agrave la fois mais on peut avoir tantocirct celui-ci tantocirct celui-lagrave 55 Annick Jaulin laquo Aristote les deux formes de la justice raquo dans La Justice eacuted Guy Samama Paris Ellipses

2001 p 56

78

biens speacutecifiques (surtout les biens comme lhonneur la richesse etc) et sur la correction des

dommages causeacutes dans les transactions priveacutees

Selon Aristote dans un certains sens ces deux formes de justice sont homonymes (V

2 1129a 2756) parce quelles portent sur les laquo objets raquo diffeacuterents Si on le dit agrave partir de leurs

contraires cest-agrave-dire agrave partir de linjustice les meacutechanceteacutes qui les produisent ne se couvrent

pas mutuellement linjustice globale se rapporte agrave toute sorte de meacutechanceteacute possible dans

lensemble du domaine de la vertu dans sa totaliteacute alors que linjustice partielle ne vient que

dune forme speacutecifique de meacutechanceteacute agrave savoir la pleonexia (V 5 1130a16-24 a28-32)

Neacuteanmoins dans un autre sens la justice partielle porte le nom de laquo justice raquo sans

eacutequivoque parce que sa deacutefinition appartient au mecircme genre que la justice globale la justice

(1130a32-1130b1) Ce qui les fait tous les deux laquo justice raquo et ce qui donc entre

communeacutement dans leurs deacutefinitions cest selon Aristote le fait de posseacuteder la disposition de

se comporter de maniegravere agrave servir le bien et linteacuterecirct dautrui De mecircme que les autres vertus

particuliegraveres lors qursquoelles sont exerceacutees relativement agrave lautrui participeront agrave ce trait de

regarder le bien et linteacuterecirct dautrui de mecircme la justice partielle parce quelle est une partie de

la justice globale elle-aussi participera agrave ce mecircme trait57 et elle sera donc lune des instances

de la justice globale Elle ne diffegravere de cette derniegravere que par le domaine sur lequel elle porte

Il en va de mecircme pour leurs contraires agrave lorigine de toute sorte dagir injustement proprement

dite se trouve un acte de meacutechanceteacute cest-agrave-dire un acte commis par son auteur de plein greacute

de maniegravere agrave endommager le bien dautrui et cest dans ce sens que linjustice globale et

linjustice particuliegravere appartient au mecircme genos58

Cependant selon Aristote faire du tort de plein greacute agrave quelquun nest pas une

deacutefinition complegravete dagir injustement Bien que cette deacutefinition remplisse les conditions de la 56 Certains commentateurs pensent quici lhomonymie ne doit pas ecirctre prise dans un sens strict voir J A

Stewart Notes on the Nicomachean Ethics Tome I Oxford The Clarendon Press 1892 p 384-85 la note pour

1129a30 Burnet The Ethics of Aristotle London Methuen amp Co 1900 la note pour 1129a27 Gauthier et

Jaulif LrsquoEacutethique agrave Nicomaque op cit Tome II la note pour 1129a27 Aristote dit que ces deux formes de

justice rentrent en effet dans un genre commun (1130b1) 57 Cf EN V 1 1129b1-6 sur les biens qui sont lobjet de la pleonexia La dernier partie de ce passage cest-agrave-

dire les lignes 1129b4-6 rend parfaitement explicite le fait que les racines de la question de la justice reacuteside dans

les sens du bien Pour le rapport du sens du bien avec le souhait (boulecircsis) voir la suite 58 EN V 2 1130b1-5 laquo Toutes deux tirent en effet agrave conseacutequence dans les relations avec autrui Mais linjustice

partielle se borne agrave un seul domaine (lhonneur les richesses le salut ou tout cela ensemble si nous avions un

mot pour saisir cet ensemble) et elle a pour ressort le plaisir qui reacutesulte du gain alors que lautre forme dinjustice

met en jeu tout ce en quoi se manifeste lhomme vertueuxraquo

79

deacutefinition dun acte volontaire cest-agrave-dire bien quelle suppose un agent qui sait agrave quelle

personne il nuit par quel moyen et de quelle maniegravere pour une deacutefinition complegravete dagir

injustement il faut encore ajouter quil agit malgreacute cette personne-lagrave cest-agrave-dire

contrairement agrave son souhait (boulecircsis) Agir injustement crsquoest agir laquo contre le souhait de celui

agrave qui lrsquoon nuit raquo (EN V 9 1136b4-5)

Le souhait cible toujours ce que lhomme considegravere comme bien pour soi-mecircme (que

ce soit reacuteel ou apparent peu importe pour notre argument)59 cest pourquoi personne ne

souhaite se nuire et personne ne consentira agrave subir une action nuisible contrairement agrave son

souhait cest-agrave-dire malgreacute ce quil considegravere comme bien pour soi-mecircme Il sensuit que

laquo agir injustement raquo ne sera jamais sans nuire le sentiment du bien dautrui linjustice

proprement dite est eacutetroitement lieacutee au sentiment du bien et du nuisible dautrui

On comprend donc parfaitement bien pourquoi le fourbe intempeacuterant incarne le rocircle

principale dans le scenario catastrophe des Politiques I 2 1253a29-39 sil est vrai que

lhomme est cet animal qui megravene une vie collective avec les autres membres de son espegraveces et

sil est de mecircme vraie quil possegravede le sentiment du nuisible du bien et du juste par nature il

est donc eacutevident que la meacutechanceteacute dont le fourbe intempeacuterant est capable transformerait cette

vie collective en enfer jusquau point de le rendre insupportable voire impossible Mais que la

forme de vie agrave laquelle un animal est naturellement destineacute devienne impossible agrave vivre

devrait ecirctre le pire des maux pour ce mecircme animal Cela serait contre la nature

Le sceacutenario catastrophe de notre passage repreacutesente donc un eacutetat des choses dans

lequel tout ce que lhomme considegravere comme bien pour soi-mecircme et son sentiment du juste

seraient sous la menace incessante dautrui si ce dernier savegravere ecirctre corrompu au sujet de tout

ce qui regarde la justice Cest notre reacuteponse agrave la question de savoir pourquoi le sceacutenario

catastrophe est un mal du tout

XIII Lhomme est politique bien avant lEacutetat ou la naturaliteacute de lrsquohormecirc politique chez

lrsquohomme

Il nest nous reste que les derniegraveres lignes de notre passage des Pol I 2 1253a29-39 agrave

examiner laquo Or la vertu de justice (dikaiosunecirc) est politique car la justice (dikecirc) introduit un

ordre (taxis) dans la communauteacute politique et la justice (dikecirc) deacutemarque le juste (tou dikou)

de ltlinjustegt raquo (a37-39) Lexamen de ces lignes nous donnera la reacuteponse de la question que

59 Les textes principaux sont EN III 4 1113a15-b1 EE II 7 1223b32-33 et II 10 1227a28-30

80

lon sest poseacutee au tout deacutebut de ce chapitre laquo pourquoi exactement la polis est un bien pour

lhomme raquo

Il est un lieu commun entre les commentateurs deacutetablir une analogie entre dune part

le rapport qui existe entre la physikecirc aretecirc et la kyria aretecirc et dautre part celui entre la

tendance naturelle (he hormecirc phusei) de lhomme pour une vie communautaire et lEacutetat Selon

cette analogie comme lhomme naissant doteacute dune capaciteacute naturelle pour la vertu nest pas

vertueux dembleacutee par nature mais il doit ecirctre eacuteduqueacute agrave ecirctre vertueux de mecircme malgreacute la

preacutesence dune tendance naturelle chez lhomme pour une vie communautaire cette tendance

naturelle ne lui eacutequivaut pas agrave une vie politique lhomme na une vie politique proprement

dite que sous lEacutetat Autrement dit de mecircme que la vertu naturelle de lhomme attend decirctre

reacutealiseacutee en vertu au sens plein par le moyen deacuteducation de mecircme sa capaciteacute agrave ecirctre politique

attend decirctre reacutealiseacutee par la fondation dun Eacutetat la communauteacute politique au sens plein La

tendance naturelle de lhomme pour une vie politique ne suffit pas agrave le rendre politique au

sens plein lexercice de son potentiel politique vient apregraves cest-agrave-dire par la possession de la

citoyenneteacute

Je pense que le meilleur exemple de cette approche est donneacute par JA Stewart dans la

note quil a reacutedigeacutee pour la ligne 1103a19 de lEN II 1 Apregraves avoir expliqueacute lenjeu de la

diffeacuterence entre la vertu naturelle et la vertu au sens plein (ici ecircthikecirc aretecirc) Stewart ajoute

When man is said to be phusei politikon zocircon it is not meant that he is produced by

Nature in ready-made correspondance with a complex social environment His

correspondence is only the final result of prolonged contact with society but he has

natural tendency to correspond In other words the uncivilized man is not civilized

already but has it in him to become civilized60

Le problegraveme avec cette approche est quelle confond laquo ecirctre civiliseacute raquo avec laquo ecirctre politique raquo

pour un animal Juste comme Keyt Stewart aussi semble supposer une distinction entre zocircon

60 J A Stewart Notes on the Nichomachean Ethics Tome I op cit p 169 En effet dans cette note Stewart

passe au-delagrave dune simple analogie Selon lui le passage de la vertu naturelle agrave la vertu eacutethique (vertu au sens

plein) rend possible le passage pour lhomme decirctre animal politique par nature agrave la vie politique reacuteelle laquelle

est celle du citoyen Cest pourquoi D Keyt cite cette note de Stewart toujours avec la mecircme intention et en

accordant le mecircme rocircle explicatif au sujet de lrsquoanimal politique agrave la diffeacuterence entre la vertu naturelle et la vertu

au sens plein D Keyt laquo Three Fundemantal Theorems raquo loc cit p 62 Pour une approche parallegravele voir Peter

Simpson A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle op cit p 24-25

81

politikon phusei et zocircon politikon le dernier est toujours le produit de la civilisation On a vu

les problegravemes de cette position

Pour anticiper un peu les discussions des chapitres suivants de notre travail chez

Aristote lhormecirc que lhomme possegravede pour une vie communautaire avec les autres membres

de son espegravece est un fait zoologique au sujet de cet animal politique qursquoest lrsquohomme Elle

nest pas un potentiel qui attend decirctre reacutealiseacute part lrsquoart politique mais elle est un trait naturel

concomitant du fait que lrsquohomme est zoologiquement politique Pour le dire comme W

Kullmann on dirait que cette hormecirc est dans le laquo plan raquo (Bauplan) de lhomme dans la mesure

ougrave il est un animal politique du fait de sa constitution naturelle61 Cette hormecirc doit ecirctre

consideacutereacutee comme le correspondant psychologique du fait zoologique auquel elle est

coextensive tous les deux appartiennent universellement agrave tous les hommes Aussi long

temps que lhomme reste cet animal preacutecis quil est actuellement autrement dit aussi long

temps quil garde son statut zoologique actuel il possegravedera cette hormecirc et il vivra et se

comportera politiquement cest-agrave-dire dune maniegravere communautaire avec les autres membres

de son propre espegravece et cela sans attendre decirctre reacutealiseacute mais dembleacutee

Ce point au sujet de lhormecirc politique de lrsquohomme a eacuteteacute souligneacute conciseacutement par J

Depew agrave propos de lrsquoHistoire des Animaux I 1 487b33-488a14 ougrave le Stagirite explique ce

quil comprend par les termes agelaia monodikon sporadikos et politikos

[W]e should avoid the temptation to view the predicates gregarious solitary

political and scattered as naming dispositions governing the desire or tendency to

associate with or dissociate from others of their kind [] [T]hese traits do not describe

what animals tend to do or want to do unlike the traits Aristotle classifies as ethecirc

but what they in fact do [] Thus humans at least in HA are not politikos because

they latently desire to live in cities but because (exceptions notwithstanding) they

typically cooperate in making a living and in other matters of common concern and

most often and most successfully do so in poleis If they are to be politikos in this

61 W Kullmann laquo Man as a Political Animal raquo dans A Companion to Aristotlersquos Politics eacuteds David Keyt amp

Fred D Miller Oxford Blackwell 1991 p 94-117 pour la reacutefeacuterence voir p 99 Crsquoest aussi le problegraveme avec

lrsquoanalogie entre la physikecirc aretecirc et zocircon politikon phusei En effet la physikecirc aretecirc nrsquoattend pas drsquoecirctre reacutealiseacutee

sinon cela introduirait un problegraveme de reacutegression agrave lrsquoinfini Lrsquohomme est activement crsquoest-agrave-dire par nature et

drsquoembleacutee sans attendre aucune intervention de la part de lrsquoart politique capable de faire les actions vertueuse

Crsquoest en effet ce qui fait lrsquoeacuteducation possible La prioriteacute de lrsquoacte sur la puissance dans le domaine des vertus

suppose bien que lrsquohomme est activement capable de faire les actions vertueuses

82

inclusive sense they must naturally be well disposed toward other humans or even

have a drive (hormecirc) for city-life62

Cette approche avait eacuteteacute deacutejagrave deacuteveloppeacutee par W Kullmann A propos dun passage tregraves connu

des Politiques ougrave il est eacutegalement question de cet laquo instinct social raquo de lhomme agrave savoir

1278b17-2563 Kullmann dit laquo Par linstinct deacutecrit ici Aristote nentend certainement rien de

rationnel mais bien un instinct social semblable agrave linstinct de procreacuteation qui agit sans

deacutecision deacutelibeacutereacutee preacutealable Mais cest instinct nest pas latent raquo64

XIV Conclusion

De toutes ces consideacuterations on peut conclure quil existe bien selon Aristote un

laquo avant lEtat raquo pour lhomme mais cela neacutequivaut aucunement agrave un laquo avant la vie

politique raquo Lhomme ne doit pas sa politiciteacute agrave lEacutetat et il est politique bien avant lEacutetat il vit

politiquement bien avant devenir un citoyen Bien que la citoyenneteacute corresponde agrave un eacutetat

speacutecifique de la politiciteacute humaine la vie politique elle-mecircme relegraveve dun registre biologique

pour cet animal quest lhomme Lhomme est un animal politique par nature il ne le devient

pas

Aristote nous dit que la perception du juste de linjuste du bien du mal de

lavantageux et du nuisible sont propre agrave lhomme-animal Elle est propre agrave cet animal parce

quil est le seul agrave posseacuteder cette forme preacutecise de lacircme il srsquoagit bien drsquoune sorte drsquoaisthecircsis

Les perceptions du bien du mal de lavantageux et du nuisible sont toutes lieacutees agrave la question

du juste (to dikaion) Si cette question de laquo ce qui est juste raquo est preacutesente dans la vie de

62 D J Depew laquo Humans and Other Political Animals in Aristotles History of Animals raquo Phronesis 40 (2)

1995 p156-180 (p 167) 63 Pol III 6 1278b17-25 laquo Nous avons dit dans nos premiers exposeacutes traitant de ladministration familiale et

du pouvoir du maicirctre entre autres choses quun homme est par nature un animal politique Cest pourquoi mecircme

quand ils nont pas besoin de laide des autres les hommes nen ont pas moins tendance agrave vivre ensemble (οὐκ

ἔλαττον ὀρέγονται τοῦ συζῆν)raquo 64 W Kullmann laquo Limage de lHomme dans la penseacutee politique dAristote raquo Aristote Politique Eacutetudes sur la

Politique dAristote sous la direction de P Aubenque et publieacutees par A Tordesillas Paris PUF 1993 p160-84

(p 171) Dans ces pages de son article Kullmann explique pourquoi Keyt (laquo Three Fundamental Theorems raquo

loc cit) aurait du tort agrave prendre cet instinct social comme une inclination latente Dans une autre article toujours

agrave propos du mecircme passage des Politiques Kullmann dit laquo At any rate men according to him [Aristote] have an

innate social instinct which is the best indication of the naturalness of human social conductraquo laquo Man as a

Political Animal in Aristotle raquo loc cit p 102

83

lhomme-animal de par la forme de lacircme qui lui est propre il en reacutesulte que pour cet animal

la question de justice est indeacuteracinable Pour cet animal la vie collective quil megravene avec les

autres membres de son espegravece ne sera jamais sans la question de justice La question de

justice fait naturellement partie de sa vie politique et elle sera preacutesente dans toutes les

instances de cette vie Si cette naturaliteacute de la perception du juste est un concomitant naturel

de la vie politique humaine qui preacutecegravede lEacutetat du fait de son statut biologique il en reacutesulte

que la question de justice elle aussi est preacutesente dans la vie de lhomme-animal bien avant

lEacutetat

Or que lhomme possegravede naturellement une perception du juste ne lui rend pas

naturellement juste Sa perception du juste se preacutesenterait sous la forme dune question agrave

reacutegler et cette reacutegularisation ne saurait ecirctre que lœuvre de la vertu (plus preacutecisement celle de

dikaiousunecirc) dun systegraveme de justice (dikecirc) et des lois On a vu avec le fourbe intempeacuterant

quun manque de reacutegularisation de cette question de justice met seacuterieusement en peacuteril la vie

politique de lhomme une vie collective dans laquelle les biens des participants seraient sous

une menace incessante et totale ne sera pas vivable Cependant il faut souligner le pont

suivant un deacutefaut dans la reacutegularisation de la question de justice ne reacutesultera pas dans une

modification du statut zoologique de lhomme-animal cest-agrave-dire quil ne cessera pas de vivre

politiquement Seulement la vie collective agrave laquelle il est naturellement destineacute sera une vie

malheureuse gardant toujours sa qualiteacute zoologique decirctre politique Si lhomme eacutetait (ou

devenait) un animal solitaire-sporadique mais gardait toujours la perception du bien et du

mal il neacuteprouverait probablement pas le besoin de reacutegulariser la question de justice Donc

cest parce que lhomme est un animal politique qui eacuteprouve le besoin de reacutegler la question de

justice dont il fait naturellement expeacuterience que la vertu de la justice est politique Le systegraveme

de justice (dikecirc) la vertu de justice et les lois donnent un ordre (taxis) agrave cette vie politique par

ce qursquoils tranchent (krisis) la question de laquo ce qui est juste (to dikaion) raquo Si lEacutetat avec toutes

les lois et le systegraveme de justice quil incarne est un bien pour lhomme cest quil donne une

reacuteponse agrave ce besoin de reacutegler la question de justice qui surgit naturellement entre ces animaux

politiques que sont les hommes Si lhomme navait pas une question de justice agrave reacutegler il

neacuteprouverait pas le besoin deacutetablir un ordre pour la reacutegularisation de cette question

84

CHAPITRE III

Diviser lrsquoanimal politique

I Introduction

Il est une tendance geacuteneacuterale parmi les commentateurs contemporains drsquoAristote

drsquoexpliquer le plus haut degreacute du caractegravere politique de lrsquohomme par reacutefeacuterence agrave sa rationaliteacute

agrave sa capaciteacute langagiegravere et agrave sa moraliteacute Dans les chapitres preacuteceacutedents certaines difficulteacutes de

cette approche ont eacuteteacute examineacutees

Une autre conseacutequence de cette tendance est de ne plus prendre le plus haut degreacute de

la politiciteacute humaine comme la diffeacuterenciation drsquoun trait que lrsquohomme possegravede en commun

avec les autres animaux politiques Autrement dit on ne considegravere plus le pheacutenomegravene du

degreacute supeacuterieur du caractegravere politique humain comme le reacutesultat drsquoune speacutecification de la

diffeacuterentia laquo politikos raquo qui qualifie en commun certains animaux dont lrsquohomme Au

contraire dans cette approche on considegravere la supeacuterioriteacute politique de lrsquohomme comme le

reacutesultat drsquoun seuil qualitatif que constituent les traits qui distinguent lrsquohomme de tous les

autres animaux et par lequel lrsquohomme les deacutepasse tous de loin et cateacutegoriquement Or cette

faccedilon drsquoexpliquer la supeacuterioriteacute politique de lrsquohomme a pour reacutesultat une deacuteviation des

principes de la diairesis aristoteacutelicienne Selon les principes drsquoune bonne diairesis

aristoteacutelicienne le fait que lrsquohomme est plus politique que les autres animaux politiques doit

ecirctre expliqueacute comme le reacutesultat de la forme speacutecifique que prend chez lrsquohomme le trait

deacutefinitoire - et donc commun ndash des tous les animaux politiques agrave savoir le trait drsquoavoir une

œuvre collective avec les autres membres de son espegravece Deux formes principales de ce

problegraveme peuvent ecirctre distingueacutees dans la litteacuterature Certains commentateurs considegraverent le

plus haut degreacute de la politiciteacute humaine comme un fait suppleacutementaire agrave son politiciteacute

animale et on lrsquoexplique comme un trait que lrsquohomme possegravede autrement qursquoanimal Un

seconde type drsquointerpreacutetation rapporte ce fait aux speacutecificiteacutes de lrsquoacircme humaine et agrave la

supeacuterioriteacute des certaines capaciteacutes psychiques humaines Or cette fois on risque drsquoexpliquer

le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine par les diffeacuterences qui sont accidentelles agrave laquo ecirctre

politique raquo

Cette ligne drsquointerpreacutetation peut ecirctre consideacutereacutee mutatis mutandis comme le retour

des certains aspects drsquoune autre approche traditionnelle Certains commentateurs

contemporains des Politiques eacuteprouvent le besoin de faire une distinction entre un sens litteacuteral

85

et un sens meacutetaphorique du terme politikos Parce que selon eux la politiciteacute humaine se

caracteacuterise par un pheacutenomegravene qui ne saurait pas srsquoexpliquer par le sens donneacute au terme

politikos dans lrsquoHA il srsquoagit du pheacutenomegravene exclusivement humain de la polis Comme la

polis ne saurait pas ecirctre reacuteduite agrave cette sorte drsquoœuvre collective dont les abeilles les fourmis

etc sont aussi capables lrsquousage du terme politikos pour les animaux autres que lrsquohomme doit

ecirctre consideacutereacute comme un transfegravere meacutetaphorique de ce terme dans le domaine zoologique Les

repreacutesentatives les plus forts de cette approche sont Richard Mulgan et Richard Bodeacuteuumls On

peut donc commencer par examiner leurs arguments

II Le sens litteral versus le sens zoologique

IIA Mulgan et le sens meacutetaphorique de lrsquoexpression laquo πολιτικὸν ζῷον raquo

La difficulteacute pour laquelle R G Mulgan1 entreprend de trouver une explication est la

suivante Dans presque tous les passages des Ethiques et des Politiques ougrave Aristote emploie

lrsquoexpression laquoπολιτικὸν ζῷονraquo il le fait de maniegravere agrave renvoyer exclusivement agrave cette

communauteacute uniquement et speacutecifiquement humaine qursquoest la polis Cela dit comment peut-

on rendre compte du fait que lrsquoHistoire des Animaux I 1 488a 7-10 qualifie de politika

drsquoautres animaux comme lrsquoabeille la guecircpe la fourmi et la grue De plus en Politiques I 2

1253a 7-8 Aristote fait une comparaison entre lrsquohomme et les autres animaux greacutegaires en

disant que celui-lagrave est mallon politikon que ceux-ci ce qui revient agrave dire que lrsquohomme nrsquoest

pas le seul animal politique il ne lrsquoest que davantage (mallon) que les autres Comment alors

reacuteconcilier le sens uniquement humain du terme avec son usage pour les autres animaux

La position de Mulgan sur cette question peut ecirctre reacutesumeacutee comme suit selon lui il

nrsquoexiste aucun sens zoologique litteacuteral du terme politikon ni pour lrsquohomme ni pour les autres

animaux quand on emploie ce terme pour lrsquohomme il nrsquoa pas de sens zoologique et quand

on lrsquoemploie au sujet des autres animaux il nrsquoest plus litteacuteral mais meacutetaphorique Agrave la

question de savoir comment expliquer la coexistence dans le corpus de deux usages

lsquoincompatiblesrsquo (le sens humain et lrsquousage zoologique) du terme la reacuteponse de Mulgan

consiste agrave dire qursquoil nrsquoest pas leacutegitime de supposer comme le Stagirite semble lrsquoavoir fait une

diffeacuterence de degreacute entre lrsquohomme et les autres animaux quand il srsquoagit de leurs caractegraveres

1 R Mulgan laquo Aristotlersquos Doctrine That Man is a Political Animal raquo Hermes 102 1974 p 438-445

86

politiques Or crsquoest exactement lrsquoerreur qursquoAristote aurait commise par lrsquousage de lrsquoadverbe

laquo mallon raquo en 1253a8 des Politiques

Il semble que dans ses analyses Mulgan srsquoappuie essentiellement sur lrsquoeacutetymologie du

mot laquo politikon raquo Lrsquoeacutetymologie du mot ne nous permet de qualifier de politikon que ceux qui

possegravedent la polis Si drsquoapregraves Mulgan lrsquoemploi de cette expression dans HA I 1 488a 7-10

pour certains animaux posseacutedant une œuvre une et commune ne peut pas ecirctre pris dans ce

sens strict crsquoest tout simplement parce que la polis est une institution exclusivement humaine

Les autres animaux dits politika ne peuvent pas laquo appartenir agrave la polis raquo Drsquoougrave le besoin de

faire une distinction entre le sens litteacuteral et le sens meacutetaphorique du terme selon Mulgan Le

sens meacutetaphorique nrsquoest qursquoun laquo sens eacutetendu raquo du sens litteacuteral de πολιτικὸν ζῷον et il ne

renvoie aucunement agrave la polis en tant que telle Ce qui nous permet drsquoeacutetendre le sens litteacuteral

du terme aux autres animaux crsquoest la preacutesence chez eux aussi du besoin de coopeacuterer ou de

travailler ensemble autour drsquoune entreprise commune

Mecircme si ce besoin de travailler ensemble avec les autres membres de sa propre espegravece

est un trait que les humains partagent avec les autres animaux laquo politika raquo ce nrsquoest pas en

fonction de ce trait qursquoon le qualifie de laquo politique raquo mais crsquoest en fonction de son

appartenance agrave la polis Selon Mulgan une lecture analytique des passages dans lesquels

Aristote utilise le terme laquo πολιτικὸν ζῷονraquo exclusivement pour lrsquohomme nous montrerait qursquoil

y a mecircme lieu de faire une distinction entre deux sens litteacuteraux laquo drsquoappartenir agrave la polis raquo Srsquoil

nrsquoest pas illeacutegitime de faire une telle distinction crsquoest qursquoil y a des passages (EE VII 10

1242a21-26 EN VIII 14 1162a16-19) ougrave Aristote met explicitement en contraste le besoin

que lrsquohomme eacuteprouve pour la polis en tant qursquoEacutetat et son besoin drsquoappartenir aux autres

associations non-eacutetatiques comme la famille Dans ces passages Aristote reacuteserverait

lrsquoadjectif laquo politikon raquo pour deacutesigner lrsquoappartenance de lrsquohomme agrave la citeacute-Eacutetat agrave lrsquoexclusion de

ses qualiteacutes laquo koinoniques raquo qursquoil distingue lorsqursquoil qualifie lrsquohomme drsquoοἰκονομικόν et

lorsqursquoil souligne sa nature conjugale et le rocircle de lrsquoamitieacute dans les rapports familiaux Drsquoougrave

la distinction entre un sens litteacuteral-exclusif et un sens litteacuteral-inclusif de notre terme Le sens

litteacuteral-exclusif du terme πολιτικὸν ζῷον sert agrave mettre en relief le contraste entre lrsquoaspect

eacutetatique drsquoecirctre destineacute agrave vivre dans une polis et la nature communautaire de lrsquohomme deacutecrite

en fonction de son appartenance aux associations autres que lrsquoEacutetat alors que dans le sens

litteacuteral-inclusif ce premier contraste est remplaceacute par le contraste inheacuterent agrave lrsquoideacutee

drsquoappartenir agrave une communauteacute par rapport agrave la vie solitaire (EN I 5 1097b8-12 EN IX 9

1169b17-19 Pol III 6 1278b17-21) Dans le sens inclusif ecirctre politikon deacutesigne plutocirct le

87

besoin que lrsquohomme eacuteprouve pour la vie sociale organiseacutee et crsquoest plutocirct la notion de vivre

ensemble (suzen) avec les autres membres de lrsquoespegravece humaine qui est accentueacutee

Le point commun entre ces deux aspects du sens litteacuteral consiste en ce que tous les

deux reacutefegraverent agrave la vie dans la polis en tant qursquoinstitution proprement et exclusivement

humaine ce qui est en effet le seul vrai sens de mot Leur distinction ne consiste que dans

lrsquoextension qursquoassume la signification du mot

[M]an is described as politikon in two senses one lsquoexclusiversquo the other lsquoinclusiversquo

the difference depending on whether the polis is contrasted with other social

institutions or is regarded as including all of them within its organization Both of

these senses however imply the actual human institution of the polis2

Crsquoest donc dans cette reacutefeacuterence constante agrave la polis en tant qursquoinstitution exclusivement

humaine que consiste la diffeacuterence cateacutegorique entre les sens litteacuteraux et le sens meacutetaphorique

du terme πολιτικὸν ζῷον Quant au lien entre le sens litteacuteral-inclusif et le sens meacutetaphorique

bien que tous les deux supposent une sorte de laquo vivre-ensemble raquo le premier garde la

reacutefeacuterence litteacuterale agrave la polis tandis que lrsquousage zoologique eacutetend lrsquoemploi du terme dans un

domaine ougrave il nrsquoest plus possible de tenir cette reacutefeacuterence litteacuterale Bien que cette diffeacuterence

soit insurmontable Mulgan pense qursquoil existe tout de mecircme un certain parallegravele entre le sens

litteacuteral-inclusif et lrsquousage zoologique en ce que le premier sous-entend une activiteacute

zoologique le besoin geacuteneacuteral de lrsquohomme de vivre et de travailler ensemble avec les autres

membres de son espegravece fournirait un parallegravele entre ces deux sens

Il est cependant crucial de ne pas charger cette activiteacute zoologique drsquoune qualiteacute

politique Le paralleacutelisme entre le sens inclusif et lrsquousage zoologique ne nous permettrait de

faire un passage de lrsquoun agrave lrsquoautre que dans un sens meacutetaphorique parce qursquoil nrsquoest pas possible

de passer du politique au zoologique sans perdre lrsquoideacutee de la polis au sens litteacuteral Mecircme dans

le cas de lrsquohomme son besoin de partager une activiteacute collective avec les autres membres de

lrsquoespegravece ne suffirait pas agrave deacutecrire cette activiteacute comme une vie politique et donc il ne suffirait

pas pour le qualifier de politikon au sens propre Pourtant dans les Politiques I 2 1253a 7-8

Aristote commettrait lrsquoerreur drsquoun transfert illeacutegitime par son usage du mot laquo mallon raquo

lorsqursquoil compare lrsquohomme avec les autres animaux greacutegaires Avec lrsquoemploi de ce petit mot

il chercherait agrave faire comme si la diffeacuterence cateacutegorique entre le sens zoologique et le sens

litteacuteral-inclusif eacutetait une diffeacuterence de degreacute

2 Mulgan laquo Aristotlersquos Doctrine raquo loc cit p 441

88

Selon Mulgan lorsqursquoAristote deacuteduit dans une premiegravere eacutetape de lrsquoargument de ce

deuxiegraveme chapitre du livre I le fait drsquoecirctre un animal politique pour lrsquohomme de son

appartenance agrave cette communauteacute naturelle qursquoest la polis neacutee agrave son tour agrave partir des autres

associations naturelles et plus eacuteleacutementaires comme la famille et le village il pense clairement

au sens inclusif du terme Cependant quelques lignes plus loin quand il dit laquo διότι δὲ

πολιτικὸν ὁ ἄνθρωπος ζῷον πάσης μελίττης καὶ παντὸς ἀγελαίου ζῴου μᾶλλον δῆλον raquo il est

eacutevident qursquoil cherche agrave concilier le sens inclusif qursquoil vient de deacutevelopper avec le sens

zoologique employeacute dans lrsquoHA Or cela aurait eacuteteacute une erreur de la part drsquoAristote car il srsquoagit

en effet de deux sens inconciliables Drsquoapregraves Mulgan dans cette phrase Aristote aurait

vraiment voulu soutenir une diffeacuterence de degreacute entre le caractegravere politique de lrsquohomme et

celui des autres animaux Si dans ce chapitre du premier livre des Politiques Aristote

srsquoefforccedilait de concilier le sens litteacuteral-inclusif qursquoil a deacuteveloppeacute jusqursquoen 1253a3 (ougrave on

trouve la premiegravere occurrence de πολιτικὸν ζῷον) avec lrsquousage zoologique du terme et srsquoil

eacuteprouvait le besoin de soutenir une diffeacuterence de degreacute entre ces deux sens crsquoest que

Perhaps he realised that he had been using the term politikon zoon of man in a

different sense from that used of other animals in the Historia Animalium and hoped to

reconcile the two by saying that man was more politikon thus preserving the

zoological similarity between man and other lsquopoliticalrsquo animals and at the same time

maintaining that man is politikon in a special unique sense3

Mulgan soulignons-le ne dit pas que lrsquousage zoologique du terme laquo πολιτικὸν ζῷον raquo nrsquoa

aucun sens pour lrsquohomme Apregraves tout lrsquohomme fait partie de la liste des animaux politiques

donneacutee dans lrsquoHA Ce qursquoil dit crsquoest que mecircme pour lrsquohomme lrsquousage zoologique ne saurait

avoir qursquoune signification meacutetaphorique Il srsquoensuit que selon Mulgan le πολιτικὸν ζῷον

aristoteacutelicien ne possegravederait aucun sens zoologique litteacuteral et que la diffeacuterence entre lrsquohomme

et les autres animaux dits politiques ne pourrait pas avoir une signification zoologique

3 Ibid p 444

89

IIB Bodeacuteuumls et la critique aristoteacutelicienne du projet politique de Platon

Dans lrsquoarticle qursquoil a consacreacute agrave notre question Bodeacuteuumls4 entreprend de montrer que la

vie politique de lrsquohomme constitue un domaine relativement autonome par rapport agrave sa vie

eacuteconomique et qursquoelle se caracteacuterise par une speacutecificiteacute ontologique et eacutepisteacutemologique

proprement humaine Selon Bodeuumls cette speacutecificiteacute du caractegravere politique de lrsquohomme ne

srsquoeacutepanouissant que dans la polis ne saurait se justifier par une explication qui prendrait son

modegravele sur le greacutegarisme animal Drsquoougrave la critique aristoteacutelicienne du projet de Platon tel

qursquoon le trouve dans la Reacutepublique et les Lois un projet inspireacute du modegravele de la fourmiliegravere

ou de la ruche

Comme Mulgan Bodeuumls pense lui aussi que lrsquoutilisation de lrsquoexpression laquo πολιτικὸν

ζῷονraquo dans lrsquoHistoire des Animaux pour qualifier certains drsquoanimaux greacutegaires et laborieux

preacutesente lrsquoinconveacutenient de se rapporter agrave cette institution exclusivement humaine qursquoest la

polis Une telle utilisation du terme dans un contexte zoologique laquo tend selon Bodeuumls agrave

masquer le caractegravere speacutecifique raquo5 de la polis Bodeuumls et Mulgan divergent cependant sur

lrsquointerpreacutetation qursquoil faut donner au mot laquo mallon raquo de la ligne 1253a 7-8 Contrairement agrave

Mulgan Bodeuumls ne pense pas qursquoAristote lrsquoemploie dans le but de soutenir une diffeacuterence de

degreacute entre le caractegravere politique de lrsquohomme et celui des autres animaux Selon lui il srsquoen

sert pour souligner le fait que le caractegravere politique en tant que tel nrsquoest le propre que de

lrsquoespegravece humaine laquo crsquoest elle plutocirct que nrsquoimporte quelle espegravece drsquoabeille ou drsquoanimal

greacutegaire qui possegravede ce caractegravereraquo6 Autrement dit ce petit mot aurait eacuteteacute voulu par Aristote

pour marquer non pas une diffeacuterence de degreacute mais une diffeacuterence de nature Malgreacute cette

diffeacuterence entre Mulgan et Bodeuumls sur la signification de cet adverbe en ce qui concerne la

diffeacuterence entre lrsquohumain et les autres animaux ils partagent la mecircme position dans la

mesure ougrave ecirctre politikon ne deacutesigne que la vie dans la polis lrsquohomme seul meacuteriterait drsquoen ecirctre

qualifieacute dans un sens veacuteritable ou laquo non-masqueacute raquo

Drsquoapregraves Bodeuumls la speacutecificiteacute de la vie politique humaine proviendrait de ce qursquoelle ne

peut pas ecirctre modeleacutee sur le greacutegarisme animal fondeacute sur la division du travail Une seconde

diffeacuterence majeure entre Bodeuumls et Mulgan fait jour Bodeuumls nrsquoentend nullement dans

laquo politikon raquo ce que Mulgan appelle laquo le sens inclusif raquo drsquoappartenir agrave la polis Selon lui

4 R Bodeuumls laquo Lrsquoanimal politique et lrsquoanimal eacuteconomique raquo Aristotelica Meacutelanges offerts agrave Marcel de Corte

Cahiers de Philosophie Ancienne 3 1985 p 65-81 5 Ibid p 66 6 Ibid

90

refuser drsquoaccorder une politiciteacute aux aspects familiaux et eacuteconomiques de la vie humaine et

distinguer ceux-lagrave de la vie de citoyen sans cependant imposer une dualiteacute dans la nature

humaine constitue en effet le cœur de la critique aristoteacutelicienne du projet de Platon

Selon Bodeuumls lorsque Platon modelant la polis sur le greacutegarisme animal et sur lrsquoideacutee

de division du travail qursquoincarne ce greacutegarisme constituait une hieacuterarchie entre les

laquo gardiens raquo seuls veacuteritables citoyens de la citeacute platonicienne et ceux qui srsquooccupent de

lrsquoeacuteconomie de la citeacute il projetait en fait un pheacutenomegravene zoologique sur la polis humaine

Dans le projet platonicien les deux aspects de lrsquoexistence humaine agrave savoir les aspects

familiaux et eacuteconomiques et la vie de citoyenneteacute forment une dualiteacute incompatible lagrave ougrave il

y a lrsquoun lrsquoautre se trouve aboli Ce faisant Platon chercherait selon Bodeacuteuumls agrave construire sa

citeacute comme un ensemble des erga organiseacute sur le modegravele des animaux greacutegaires Pour le dire

autrement chez Platon le modegravele politique serait transfeacutereacute vers le monde humain agrave partir du

monde animal alors que chez Aristote crsquoest le contraire Si on pousse ce raisonnement un peu

plus loin on dirait que chez Platon crsquoest le sens humain de πολιτικὸν ζῷον qui serait

laquo meacutetaphorique raquo par rapport au sens zoologique

Aristote remettrait les choses en ordre Selon Bodeuumls Aristote agrave travers la critique de

Platon deacutebarrasserait le caractegravere politique de lrsquohomme de cet inconveacutenient drsquoecirctre consideacutereacute

selon une dualiteacute incompatible Avec lrsquoideacutee que seul lrsquohomme parmi des animaux est doueacute

du logos et avec lrsquoaccent mis par le mot laquo mallon raquo sur sa diffeacuterence qualitative par rapport

aux autres animaux le sens laquo meacutetaphorique raquo fonctionnerait dans la direction inverse de

lrsquohomme aux animaux Quand Aristote dit que lrsquohomme nrsquoest pas seulement un animal

politique mais il est aussi un animal eacuteconomique (EE VII 10 1242a22-23) il chercherait agrave

reacuteconcilier deux aspects de la nature humaine il chercherait une notion drsquoecirctre humain destineacute

agrave vivre agrave la fois dans une citeacute et dans une famille Le projet aristoteacutelicien consisterait donc agrave

eacutetablir un certain rapport teacuteleacuteologique entre ces deux aspects de la vie humaine dans sa vie

familiale lrsquohomme cherche agrave srsquointeacutegrer dans la citeacute et cela drsquoune maniegravere reacutefleacutechie parce que

la famille vise toujours le salut de ses membres Dans ses activiteacutes eacuteconomiques au-delagrave de la

famille le travail est toujours organiseacute selon les fins que se pose la citeacute Bodeuumls en conclut

que laquo Par lagrave encore nous voyons se dissiper lrsquoapparente dualiteacute de nature chez lrsquoecirctre humain

srsquoil est vrai qursquoen sa qualiteacute drsquooikonomikon zocircon lrsquohomme exerce une fonction pour la

Citeacute raquo7

7 Ibid p 69

91

Ainsi le trait distinctif du projet drsquoAristote consiste en ce que ce rapport teacuteleacuteologique

entre lrsquoanimal eacuteconomique et la citeacute ne reacutesulte ni dans lrsquoabolition de la famille ni dans la

reacuteduction du politique agrave lrsquoeacuteconomique comme crsquoeacutetait le cas chez Platon Dans leur rapport

teacuteleacuteologique ces deux domaines se lient lrsquoun agrave lrsquoautre tout en restant distincts et autonomes

preacuteservant leurs modes drsquoexistence et drsquointelligence propres En ce sens lrsquoanimal eacuteconomique

est laquo un organe de la Citeacute raquo8 Cet organe est au service de lrsquoautre aspect de la nature humaine

lequel exige laquo le bios politikos pour le perfectionnement de lrsquoecirctre humain raquo Chez Aristote

crsquoest la politique qui laquo offre agrave la nature humaine le terrain ougrave se deacuteploient au mieux ses

virtualiteacutes raquo9

Le projet aristoteacutelicien face agrave celui de Platon consisterait donc agrave construire la

politique comme le domaine exclusif du bien-vivre humain Crsquoest un domaine dont les

activiteacutes constitutives ne sauraient aucunement ecirctre reacuteduites agrave une forme de greacutegarisme

animal Bodeuumls et Mulgan sont donc drsquoaccord sur lrsquoideacutee que le caractegravere politique de

lrsquohomme relegraveve drsquoune nature tout agrave fait diffeacuterente du greacutegarisme animal il ne peut avoir

aucune signification zoologique du fait que la polis est un type de socieacuteteacute dont lrsquoenjeu

ontologique et intellectuel est exclusivement humain Il srsquoensuit que la diffeacuterence

laquo politique raquo entre lrsquohomme et les autres animaux greacutegaires ne saurait ecirctre nullement une

diffeacuterence explicable dans un cadre zoologique Il semble que selon la lecture de Bodeuumls le

seul sens zoologique que lrsquoon pourrait trouver chez le Stagirite pour πολιτικὸν ζῷον crsquoest

celui qursquoil critique seacutevegraverement celui de Platon

III La laquo decouverte raquo du sens zoologique de laquo πολιτικὸν ζῷον raquo

On a vu que ni pour Mulgan ni pour Bodeuumls le caractegravere politique de lrsquohomme ne

pouvait ecirctre dit dans un sens biologique ou zoologique puisque lrsquohomme serait le seul agrave

posseacuteder la polis Une conseacutequence de cette position est le rejet drsquoune explication biologique

ou zoologique de la diffeacuterence entre lrsquohomme et les autres animaux dits politika

Malgreacute sa force analytique et sa capaciteacute explicative il me semble que lrsquoapproche de

Mulgan laisse de cocircteacute le problegraveme de fond Comment sait-on apregraves tout que ce que Mulgan

appelle laquo le sens litteacuteral-inclusif raquo du πολιτικὸν ζῷον et de la polis nrsquoa pas une signification

zoologique pour cet animal qursquoest lrsquohomme Dire que les autres animaux nrsquoont aucun accegraves agrave

8 Ibid p 70 9 Ibid p 71-2

92

la vie laquo socieacutetale raquo dont lrsquohomme fait lrsquoexpeacuterience dans le cadre de la polis au sens inclusif

ne nous prouve pas que ce dernier ne possegravede aucune signification zoologique pour lrsquohomme

Autrement dit le fait que les autres animaux dits politika ne sont pas capables de fonder les

mecircmes communauteacutes que lrsquohomme ne prouve pas que la capaciteacute humaine de fonder des

communauteacutes propres agrave son espegravece ne saurait ecirctre expliqueacutee comme un trait zoologique de

lrsquohomme-animal Si donc un sens zoologique pour le caractegravere politique de lrsquohomme pouvait

ecirctre eacutetabli on pourrait eacutegalement accorder un caractegravere politique agrave ce que Mulgan prendre

comme le sens zoologique (et non politique sauf meacutetaphoriquement) de laquo πολιτικὸν ζῷονraquo

Aujourdrsquohui avec le travail de Wolfgang Kullmann et apregraves lui de Jean-Louis

Labarriegravere la question de savoir si Aristote quand il disait que lrsquohomme eacutetait un animal

politique par nature entendait cette formule en un sens biologique (ou zoologique) a trouveacute

une reacuteponse positive et selon nous deacutefinitive Bien que lrsquoarticle de Bodeuumls soit posteacuterieur agrave la

fameuse eacutetude de Kullmann10 consacreacutee agrave notre question lrsquoapproche de Bodeuumls sur le sens agrave

donner au πολιτικὸν humain constitue un tregraves bon exemple de la position critiqueacutee par

Kullmann au deacutebut de son article Quand Bodeuumls restreignant le domaine de la vie politique

humaine agrave la citoyenneteacute et comprenant le rapport entre la nature eacuteconomique et nature

politique de lrsquohomme comme un rapport de moyen agrave fin rend compte de lrsquoenjeu de la

diffeacuterence irreacuteductible entre ces deux domaines de lrsquoexistence humaine il eacutecrit

Aussi lrsquointelligence dont se sert lrsquoanimal eacuteconomique se trouve-t-elle mobiliseacutee par la

fin suprecircme que se propose tout homme Aristote observe mecircme quelque chose de

spontaneacute dans ce mouvement par lequel lrsquoanimal eacuteconomique se mue en animal

politique qui peut dit-il compter sur un intendant pour geacuterer sa maison et ses

affaires se dirige vers la politique [hellip] [La science politique] en fonction des fins de

lrsquoexistence srsquoattache agrave prescrire les actions conformes au bien humain vis-agrave-vis

desquelles les actes eacuteconomiques sont des moyens Ces derniers en mecircme temps que

toutes les activiteacutes qui impliquent le travail apparaissent donc lieacutes pour le philosophe

agrave la condition servile dans lrsquoexacte mesure ougrave ils sont le fait drsquoun animal infeacuterieur

(eacuteconomique) auquel commande un animal supeacuterieur (politique) qui lui assigne un

10 Premiegravere apparition en allemand Wolfgang Kullmann laquo Der Mensch als politisches Lebenwesen bei

Aristoteles raquo Hermes 108 1980 p 419-43 article traduit en anglais et repris sous le titre laquo Man as a Political

Animal in Aristotle raquo dans A Companion to Aristotlersquos Politics eacuteds David Keyt et Fred D Miller Jr Oxford

Blackwell1991 p 94-117 Je consulte la traduction anglaise de cet article

93

rocircle Lrsquoideacuteal aristoteacutelicien semble donc correspondre agrave un souci drsquoaffranchissement de

lrsquohomme11

Eacutelevant ainsi lrsquolaquo animal politique raquo agrave un ideacuteal de lrsquoeacutethique aristoteacutelicienne Bodeuumls semble

reprendre une perspective tregraves reacutepandue dans les eacutetudes classiques des anneacutees 60 laquelle

relegraveve selon Kullmann drsquoun usage laquo lacircche raquo et indeacutependant de lrsquo laquo occurrence originelle raquo de

lrsquoideacutee que lrsquohomme est un πολιτικὸν ζῷον12 Selon cet usage dit Kullmann ecirctre un πολιτικὸν

ζῷον eacutequivaut agrave ecirctre un citoyen politiquement actif et il cite dans une note le passage

suivant de V Ehrenberg preacutecurseur de lrsquoapproche deacuteveloppeacutee par Bodeuumls

The fact that slaves metics and the rest played such an active and independent part in

the statersquos economic life made it largely possible for the citizen to devote his life to

the state to be indeed a zocircon politikon13

La recherche de la signification biologique ou zoologique du caractegravere politique de lrsquohomme-

animal commence pourrait-on dire avec la question suivante poseacutee par Labarriegravere lorsqursquoil

srsquointerroge au sujet de la validiteacute de lrsquoopposition entre le sens litteacuteral et meacutetaphorique

laquo lrsquohomme lui-mecircme ne serait-il pas un animal politique pour des raisons drsquoordre biologique

ou zoologique avant de lrsquoecirctre si lrsquoon ose dire pour des raisons drsquoordre politique crsquoest-agrave-dire

relevant de la science politique raquo14

IIIA Kullmann et la laquo deacuteduction biologique raquo des Politiques I 2

Lrsquoun des cibles principales de la position de Kullmann est cette ligne drsquointerpreacutetation

qui identifie les notions de laquo politique raquo et de laquo raisonnable raquo Contre cette tendance drsquoorigine

heacutegeacutelienne Kullmann deacutemontre que selon Aristote le caractegravere politique est

laquo geacuteneacutetiquement raquo enracineacute chez lrsquohomme Selon son interpreacutetation drsquoAristote crsquoest

seulement au degreacute speacutecifique de la nature politique de lrsquohomme que renvoie sa nature

raisonnable

Dans lrsquoargument du deuxiegraveme chapitre des Politiques I Kullmann voit

essentiellement une laquo deacuteduction biologique raquo Selon lui la deacutesignation de lrsquohomme par

11 Bodeuumls laquo Lrsquoanimal politique et lrsquoanimal eacuteconomique raquo loc cit p 80-1 12 Kullmann laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 95 13 V Ehrenberg The Greek State Oxford Blackwell 1960 p 38 citeacute par Kullmann laquo Man as a Political

Animal raquo loc cit p 94 n 1 14 Jean-Louis Labarriegravere Langage vie politique et mouvement des animaux Paris J Vrin 2004 p 108

94

laquo ζῷον raquo dans lrsquoexpression laquo πολιτικὸν ζῷον raquo le range parmi les animaux Ce fait au sujet de

lrsquohomme est deacuteduit dans ce chapitre agrave partir de son appartenance aux communauteacutes plus

eacuteleacutementaires que la polis dont les naissances sont expliqueacutees par reacutefeacuterence aux faits

biologiques de la reproduction et de la survie humaines Le paralleacutelisme enfin entre Pol I

2 1253a7-8 et HA I 1 488a7-10 montrerait clairement qursquoAristote considegravere la qualiteacute

politique de lrsquohomme selon une perspective biologique deacuteveloppeacutee dans ses travaux sur

lrsquohistoire naturelle Ce rapport avec lrsquoHA rendrait manifeste le fait que la formule laquo πολιτικὸν

ζῷον raquo doit ecirctre prise comme la description de la condition biologique drsquoun ensemble de

groupes drsquoanimaux En ce qui concerne la laquo deacuteduction biologique raquo lrsquoessentiel est de voir que

cette formule qualifie un groupe drsquoanimaux plus eacutetendu que lrsquoespegravece humaine Lrsquohomme

nrsquoest donc politique que par son appartenance agrave la famille des animaux greacutegaires qui ont une

activiteacute commune entre eux comme lrsquoaffirme la deacutefinition du passage concerneacute de lrsquoHA La

qualiteacute drsquoecirctre politikon loin drsquoecirctre une diffeacuterence speacutecifique agrave lrsquohumain ne teacutemoigne en effet

que de la possession par lrsquohomme laquo de certaines caracteacuteristiques drsquoun animal greacutegaire qui lui

sont inneacutees comme elles le sont agrave drsquoautres animaux raquo15 Lrsquohomme en tant qursquoecirctre politique

est agrave rapprocher des animaux greacutegaires

Jusqursquoici il nrsquoy a rien de nouveau pour ceux qui ont une connaissance des traiteacutes

zoologiques drsquoAristote La particulariteacute de la lecture de Kullmann provient du rocircle et de la

signification qursquoil assigne agrave cet aspect biologique de la qualiteacute politique de lrsquohomme Selon

lui cet aspect biologique nrsquoest que lrsquoune des dimensions constitutives de la vie politique de

lrsquohomme et il ne la deacutetermine pas inteacutegralement Comme en teacutemoigne drsquoapregraves Kullmann

Pol I 2 1253a29-30 cette dimension biologique de la qualiteacute politique humaine nrsquoest qursquoun

laquo eacutelan instinctif (horme) poussant les hommes vers la communauteacute politique raquo16 Cet instinct

social geacuteneacutetiquement enracineacute atteste bien la naturaliteacute du comportement social chez

lrsquohomme Or il nrsquoest jamais plus qursquoune tendance inconsciente preacutesente dans la constitution

mecircme de lrsquohomme degraves la naissance Lrsquohomme ne lrsquoapprend pas ce nrsquoest pas non plus une

potentialiteacute qui attend drsquoecirctre reacutealiseacutee par lrsquoeacuteducation etc17 Par lrsquoinstinct preacutecise Kullmann

15 Wolfgang Kullmann laquo Lrsquoimage de lrsquohomme dans la penseacutee politique drsquoAristote raquo dans Aristote politique

Etudes sur la Politique drsquoAristote sous la direction de Pierre Aubenque ed Alonso Tordesillas Paris PUF

1993 p 161-184 (p 166) 16 Ibid p 170 17 Pour la critique de Kullmann sur les analyses de Keyt voir Kullmann opcit p 169-170

95

laquo Aristote nrsquoentend certainement rien de rationnel mais bien un instinct social semblable agrave

lrsquoinstinct de procreacuteation qui agit sans deacutecision deacutelibeacutereacutee preacutealable raquo18

Cependant comme il nrsquoest qursquoun instinct inconscient et bien qursquoil soit neacutecessaire pour

une forme de vie collective qui ressemblerait agrave celle des autres animaux cet eacuteleacutement

biologico-geacuteneacutetique seul ne saurait pas constituer une vie politique humaine Crsquoest-agrave-dire que

mecircme si le seul eacutelan instinctif pour une vie collective suffit deacutejagrave agrave pousser les hommes agrave creacuteer

une communauteacute19 la seule vie collective ne suffit pas agrave expliquer la speacutecificiteacute de la maniegravere

dont lrsquohomme est politique Kullmann veut dire ici que la vie collective seule ne suffit pas agrave

rendre compte du degreacute speacutecifique auquel lrsquohomme est politique par rapport aux autres

animaux politika Selon Kullmann donc le degreacute speacutecifique auquel lrsquohomme est politique ne

saurait pas srsquoexpliquer en fonction (ou comme une speacutecification) de sa nature greacutegaire (-

politique) Le degreacute speacutecial de sa politiciteacute ne reacutesiderait aucunement dans une modaliteacute de sa

vie collective animale Donc le fait que lrsquohomme est politique agrave un plus haut degreacute que les

autres animaux ne peut pas ecirctre expliqueacute par lrsquoaspect biologique du caractegravere politique de

lrsquohomme mais il doit lrsquoecirctre par reacutefeacuterence au logos agrave la raison Il semble donc que Kullmann

explique par deux aspects diffeacuterents la qualiteacute politique de lrsquohomme drsquoune part et le degreacute

speacutecial auquel il lrsquoest drsquoautre part Il faut srsquoattarder sur les deacutetails de ce dernier point

Les analyses de Kullmann ont pour but de montrer que mecircme si lrsquoaspect biologique du

caractegravere politique de lrsquohomme lui suffit pour construire une communauteacute politique il ne

suffit pourtant pas agrave la constitution de la communauteacute politique humaine agrave savoir la polis

Lrsquoexpression propre du Stagirite en Pol I 2 1252b30 selon laquelle la polis existe en vue

du bien-vivre atteste souligne Kullmann que lrsquoexistence de la polis ne srsquoexpliquerait jamais

correctement si on ne prend pas en compte la poursuite consciente du bien vivre par ce seul

animal lrsquohomme capable par sa raison de distinguer lrsquoutile du nuisible et donc le juste de

18 Ibid p 171 19 Kullmann renvoie agrave Pol III 6 1278b17-25 ougrave Aristote dit laquo Nous avons dit dans nos premiers exposeacutes

traitant de lrsquoadministration familiale et du pouvoir du maicirctre entre autres choses qursquoun homme est par nature un

animal politique Crsquoest pourquoi mecircme quand ils nrsquoont pas besoin de lrsquoaide des autres les hommes nrsquoen ont pas

moins tendance agrave vivre ensemble [οὐκ ἔλαττον ὀρέγονται τοῦ συζῆν] [hellip] Tel est assureacutement le but qursquoils ont

avant tout tous ensemble comme seacutepareacutement Mais ils se rassemblent et ils perpeacutetuent la communauteacute politique

aussi dans le seul but de vivre raquo

96

lrsquoinjuste (I 2 1253a14-18) Donc la polis existe en vertu de deux facteurs

compleacutementaires 20

[D]eux eacuteleacutements sont responsables de lrsquoexistence des Eacutetats ou peuvent lrsquoecirctrehellip un

eacuteleacutement instinctif (horme) et un eacuteleacutement rationnel (logos) capable de consideacuterer lrsquoutile

et le nuisible et par conseacutequent aussi le juste et lrsquoinjuste et visant agrave bien vivre Le

premier eacuteleacutement est commun agrave lrsquohomme et agrave lrsquoabeille Le deuxiegraveme signifie sans

aucun doute lrsquoaspiration agrave la vie heureuse la vie en eudeacutemonie que lrsquohomme peut

atteindre dans la mesure ougrave il dispose du logos et du noucircs21 (p 171)

Selon Kullmann la diffeacuterence speacutecifique qursquoAristote conccediloit pour le caractegravere politique de

lrsquohomme par rapport aux autres animaux politiques devrait srsquoexpliquer par ce second eacuteleacutement

Le facteur biologique qui deacutetermine le deacutesir que lrsquohomme possegravede pour vivre ensemble avec

les autres membres de son espegravece repreacutesente ce cocircteacute de la qualiteacute politique qui rapproche

lrsquohomme des animaux greacutegaires Donc au niveau biologique la capaciteacute politique humaine

ne se diffeacuterencierait pas de celle des autres animaux crsquoest-agrave-dire qursquoagrave ce niveau on ne saurait

dire de lrsquohomme qursquoil est plus politique que ces derniers Le degreacute supeacuterieur de la politiciteacute

humaine devrait se rapporter agrave la raison Crsquoest une conclusion que Kullmann deacuteduit

directement du texte des Politiques I 2

The political is a characteristic which necessarily results from the special biological

nature of man [hellip] It is only when compared with certain other animals that men are

political to an especially high degree [hellip] It also follows from the description of man

as zocircon that lsquopoliticalrsquo above all describes a biological condition of a group of animals

[hellip] According to the text the greater degree to which man is political is due to the

fact that as a being endowed with reason he has a perception of the beneficial and

harmful and hence as Aristotle infers also of the just and unjust22

20 Il semble qursquoil y a une ambiguiumlteacute dans les eacutenonceacutes de Kullmann au sujet de lrsquoimportance qursquoil faut accorder agrave

la raison dans lrsquoeacutetablissement de lrsquoEacutetat Drsquoune part il dit que le discernement gracircce agrave la raison du bien et du

mal et donc du juste et de lrsquoinjuste par lrsquohomme est selon Aristote laquo la condition sine qua non de

lrsquoeacutetablissement de lrsquoEacutetat et de la famille raquo (laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo loc cit p167) mais drsquoautre art quelques

pages plus loin il dit que laquo cet eacuteleacutement rationnel raquo nrsquoest pas indispensable pour lrsquoexistence de lrsquoEacutetat (ibid p

171) 21 laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo loc cit p 171 Pour un passage parallegravele voir aussi Kullmann laquo Man as a Political

Animal raquo loc cit p 102 22 Kullmann laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 100-1

97

Du fait qursquointervient dans la constitution de la communauteacute politique proprement humaine un

deuxiegraveme aspect (la raison) diffeacuterent de celui que lrsquohomme partage avec les autres animaux

greacutegaire-politiques (lrsquohorme social) Kullmann conclut que crsquoest en fonction de cet aspect

suppleacutementaire que lrsquohomme serait plus politique que les autres animaux Autrement dit du

fait que la raison a un rocircle agrave jouer dans la constitution de la polis Kullmann deacuteduit que le fait

que lrsquohomme est plus politique srsquoexpliquerait agrave partir de sa possession de la polis en tant

qursquoœuvre de la raison visant agrave bien vivre Lrsquohomme est plus politique au niveau de la polis

non pas avant Il srsquoensuit que selon Kullmann le plus haut degreacute du caractegravere politique de

lrsquohomme nrsquoest pas un fait que le Stagirite considegravere en fonction de lrsquoappartenance de lrsquohomme

au monde animal il srsquoexpliquerait laquo au-delagrave raquo de son animaliteacute

Donc drsquoapregraves cette interpreacutetation la vie politique humaine srsquoexpliquerait dans son

inteacutegraliteacute (crsquoest-agrave-dire en tenant aussi compte de la speacutecificiteacute dont elle dispose) par deux

aspects distincts drsquoune part par son aspect biologique et drsquoautre part par le logos ce dernier

ne faisant pas partie de lrsquoexplication biologique23

Le reacutesultat principal de cette approche agrave la conception aristoteacutelicienne de πολιτικὸν

ζῷον est une laquo deacutesolidarisation raquo du πολιτικὸν ζῷον de la polis La diffeacuterence entre cette

lecture deacuteveloppeacutee par Kullmann et celles de Mulgan et de Bodeuumls est tregraves significative

lrsquoapproche de Kullmann a le grand meacuterite drsquoaffirmer de par sa fideacuteliteacute au texte de Pol I 2

que lrsquoexpression laquo πολιτικὸν ζῷονraquo deacutesigne un trait biologique appartenant agrave un groupe

drsquoanimaux plus eacutetendu que lrsquoespegravece humaine crsquoest-agrave-dire qursquoelle deacutesigne aussi bien la

condition biologique de lrsquohomme que celle de certains animaux qui ne possegravedent pas de

polis 24 Ces animaux sont tous politiques et la possession de la polis nrsquoest donc pas

deacutefinitoire pour ecirctre politique

23 Il en va de mecircme selon Kullmann pour la formation de la famille humaine Elle srsquoexplique eacutegalement par un

meacutelange laquo des dons naturels et de raison raquo cette derniegravere eacutetant drsquoune disposition distincte et parfois opposeacutee agrave la

nature Par une reacutefeacuterence aux lignes 1162a17-26 de lrsquoEN il dit que drsquoune part lrsquohomme est naturellement enclin

agrave srsquoaccoupler mais drsquoautre part crsquoest toujours par une poursuite consciente du salut et du bonheur qursquoelle gagne

sa speacutecificiteacute humaine par rapport agrave la vie familiale des autres animaux laquo Dans le mariage humain tout se passe

donc comme dans la communauteacute politique les deux communauteacutes naissent drsquoun instinct auquel vient srsquoajouter

un eacuteleacutement rationnel agrave savoir lrsquointeacuterecirct commun et le bonheur qui deacutepend de lrsquoaretecirc raquo (laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo

loc cit p174) 24 Jean-Louis Labarriegravere fait une bonne synthegravese de la position de Kullmann laquo Or pour pouvoir soutenir cela il

nrsquoest drsquoautre moyen que drsquoinsister fortement sur le caractegravere naturel de cette qualiteacute [drsquoecirctre politique] afin de

pouvoir montrer qursquoelle nrsquoest en rien en propre agrave lrsquohomme et qursquoelle est au contraire partageacutee par certains autres

animaux Il en reacutesulte qursquoil faut encore en deacutepit de lrsquoeacutetymologie parvenir agrave deacutesolidariser politikon de polis afin

98

Le motif principal de Mulgan et de Bodeuumls lorsqursquoils niaient une signification

zoologique au caractegravere politique de lrsquohomme eacutetait drsquoeacuteviter de reacuteduire ce qui eacutetait speacutecifique

agrave lrsquohomme Kullmann en lisant une laquo deacuteduction biologique raquo dans lrsquoargument du Pol I 2

entend montrer que le Stagirite cherchait en fait une signification biologique crsquoest-agrave-dire une

signification issue de lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme pour rendre compte de sa qualiteacute politique sans

cependant reacuteduire ce qui lui est propre

IIIB Ebauche des problegravemes

Cependant la faccedilon dont Kullmann rend compte du plus haut degreacute auquel lrsquohomme

est politique nrsquoest pas sans poser problegraveme On peut commencer par une simple question

comment deacuteduit-on exactement du fait que la raison joue un rocircle capital dans lrsquoexistence de la

polis et que la preacutesence de la raison est une speacutecificiteacute de la vie politique humaine que

lrsquohomme est plus politique que drsquoautres animaux qualifieacutes comme tels Autrement dit mecircme

srsquoil est eacutevident que lrsquoexpeacuterience politique propre agrave lrsquohomme ne saurait srsquoexpliquer par sa seule

greacutegariteacute et exclusivement en fonction de son animaliteacute comment sait-on exactement que ce

sont les caracteacuteristiques qui lui sont propres (ici le logos) qui rendent lrsquohomme plus

politique Pourquoi une caracteacuteristique propre manquant aux autres animaux aurait-elle

pour reacutesultat la possession agrave un laquo plus raquo haut degreacute drsquoun mecircme trait qursquoun animal partage

avec certains autres

Il semble que Kullmann a deux reacuteponses agrave ces questions Bien qursquoil ne fournisse pas

une explication analytique du lien qui pourrait exister entre ses reacuteponses il nrsquoest pas difficile

de le discerner

Sa premiegravere reacuteponse est issue de ce que nous venons de voir jusqursquoici crsquoest agrave cause

drsquoun telos que lrsquohomme se propose par sa raison qursquoil est plus politique Comme lrsquohomme a

une preacutetention agrave la vie heureuse gracircce agrave son logos et agrave son noucircs il choisit de vivre dans une

polis25 parce que ce but ne saurait ecirctre atteint que dans le cadre de cette derniegravere Donc de par

son aspiration agrave la vie heureuse lrsquohomme va au-delagrave de la seule vie collective26 (trait commun

agrave tout animal greacutegaire-politique) et il fonde lrsquoEacutetat le type de socieacuteteacute dont lui seul est capable

de pouvoir soutenir que la notion drsquoanimal politique ne doit pas malgreacute lrsquoapparence srsquoentendre

preacutefeacuterentiellement par rapport agrave polis raquo (Langage vie politique op cit p 117) 25 Kullmann renvoie agrave Pol III 9 1280a 34 (laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo loc cit p 171) 26 La vie collective en tant que telle ne suffit pas dit Kullmann (laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 106)

99

De cette premiegravere reacuteponse il srsquoensuit que selon Kullmann lrsquohomme nrsquoest guegravere plus

politique pour une raison qui relegraveverait de son caractegravere greacutegaire-politique En effet malgreacute

lrsquoapparence contraire on revient sur la position deacutepasseacutee la diffeacuterence de nature agrave laquelle

Mulgan et Bodeuumls font appel est rappeleacutee chez Kullmann pour lrsquoexplication du plus haut

degreacute de la politiciteacute humaine Mais il reste encore une nuance entre la position des premiers

et celle de Kullmann Mulgan et Bodeuumls faisaient eux aussi recours agrave lrsquoadverbe laquo mallon raquo

afin drsquoexpliquer qursquoil existe non pas une diffeacuterence de degreacute mais bien une diffeacuterence de

nature entre le politikon humain et les autres animaux (meacutetaphoriquement) politiques Certes

Kullmann voit et lrsquoexprime nettement que πολιτικὸν ζῷον doit se comprendre en fonction

drsquoune constante biologique qui nrsquoest aucunement speacutecifique agrave lrsquohomme Toutefois il affirme

que cette constante biologique ne suffit pas agrave rendre compte du degreacute speacutecial auquel lrsquohomme

est politique son caractegravere plus politique ne serait pas une speacutecification de son caractegravere

greacutegaire-politique lrsquohomme serait plus politique autrement que lrsquoanimal Deux sens drsquoecirctre

politique entrent donc en jeu

Selon cette approche le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine srsquoexpliquerait par le

fait que lrsquohomme passe au-delagrave de la seule vie collective et ne se comprendrait donc pas en

fonction de son activiteacute zoologique Mecircme si les diffeacuterentes communauteacutes humaines (la

famille le village et enfin la polis elle-mecircme en tant que communauteacute des communauteacutes des

espegraveces diffeacuterentes etc) pouvaient ecirctre envisageacutees comme les produits de lrsquoactiviteacute

zoologique de lrsquohomme il semble que selon Kullmann ce nrsquoest pas agrave ce niveau qursquoAristote

qualifie lrsquohomme de laquo plus politique raquo il le ferait en revanche en prenant lrsquohomme en tant

qursquoun ecirctre raisonnable qui fonde un Eacutetat poursuivant son aspiration agrave la vie heureuse gracircce agrave

sa capaciteacute de consideacuterer lrsquoutile et le juste et lrsquoinjuste Lrsquohomme choisissant deacutelibeacutereacutement de

vivre dans un Eacutetat choisit drsquoecirctre plus politique

Outre le problegraveme de sa conformiteacute agrave la theacuteorie aristoteacutelicienne de la diairesis cette

premiegravere reacuteponse de Kullmann ne nous dit rien sur la question de savoir comment ce trait

propre agrave lrsquohomme (la raison) peut eacutelever agrave un plus haut degreacute un caractegravere (ecirctre politique)

qursquoil partage avec certains autres animaux Elle nous dit uniquement que lrsquohomme dispose de

ce trait laquo suppleacutementaire raquo au-delagrave (ou en dehors) de ce qursquoil partage avec les autres animaux

Crsquoest pourquoi jrsquoestime que sa seconde reacuteponse est plus importante Jusqursquoagrave un certain

point elle atteacutenue les difficulteacutes auxquelles la premiegravere reacuteponse nous expose Selon cette

deuxiegraveme reacuteponse lrsquohomme est laquo especially political because of his speech raquo Kullmann

reconnaissant que le langage joue un rocircle capital dans le comportement social humain Crsquoest

100

toujours par reacutefeacuterence agrave la laquo deacuteduction biologique raquo du Pol I 2 que Kullmann srsquoexprime sur

le rocircle politique du langage

In this passage at least it is clear that Aristotle arrives at the point of characterizing

man insofar as he is a biological being as political by nature In this context Aristotle

uses the basic proposition of his zoology - that nature does nothing in vain - in order to

elucidate the following idea it is anticipated in the lsquoplanrsquo (Bauplan) of the human

species that it is by means of the psychosomatic property of logos that man carries out

his characteristically political works and functions We learn that there are also other

animals which are political but that man is especially political because of his speech27

Dans lrsquoarticle drsquoougrave vient cette derniegravere citation Kullmann nrsquoeacutelucide pas davantage le sujet de

savoir comment le langage rapporte exactement le caractegravere politique de lrsquohomme agrave un plus

haut degreacute Crsquoest dans le second article que lrsquoon trouve une explication plus approfondie

Selon Kullmann chez lrsquohumain le langage laquo intensifie raquo son trait biologique drsquoecirctre politique

Cette qualiteacute de lsquopolitiquersquo que lrsquohomme possegravede en commun avec certains

animaux est intensifieacutee par le logos la langue qui comme Aristote lrsquoexplique

ensuite en 1253a 9 sq nrsquoappartient qursquoagrave lrsquohomme tandis que la voix exprimant la

douleur ou le plaisir existe aussi chez les animaux La langue peut rendre manifestes

lrsquoutile et le nuisible et par lagrave aussi le juste et lrsquoinjuste [hellip] Agrave nouveau ces explications

preacutesentent un aspect nettement biologique La langue apparaicirct comme une particulariteacute

biologique de lrsquohomme et nrsquoest consideacutereacutee que sous lrsquoaspect de son utiliteacute dans le

cadre du comportement social28

Il termine ce passage en empruntant une ideacutee agrave lrsquoeacutethologie contemporaine laquo la socieacuteteacute

humaine possegravede en la langue un moyen drsquointeacutegration distinguant lrsquohomme des animaux qui

eux ne disposent que de moyens de communication tregraves restreints raquo29 Que Kullmann prenne

cette ideacutee drsquolaquo intensification raquo comme la signification adeacutequate pour le mot laquo mallon raquo

ressort de ce qursquoil donne quelques pages plus loin en guise de traduction approximative des

27 laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 99 28 laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo loc cit p 166-7 29 Il fait reacutefeacuterence agrave Konrad Lorenz Uber tierisches und menschliches verhalten Aus dem Werdegang der

Verhdtenslehre Munich 1965 1973 I p 279

101

lignes 1253a7-8 laquo ougrave il est dit entre autres que lrsquohomme est politique drsquoune maniegravere plus

intense que lrsquoabeilleraquo30

Les meacuterites par rapport agrave la premiegravere de cette seconde reacuteponse de Kullmann pour la

question de savoir quel lien existe exactement entre les traits propres agrave lrsquohomme et le plus

haut degreacute de sa politiciteacute sont les suivants

Accorder un rocircle au langage agrave cette laquo particulariteacute biologique raquo de lrsquohomme dans la

performance drsquoune activiteacute biologique (comportement social) semble ecirctre en conformiteacute avec

les explications fonctionnelles et teacuteleacuteologiques que le Stagirite fournit pour les parties des

animaux dans ses traiteacutes biologiques et surtout dans les PA31 Il est un principe geacuteneacuteral de la

biologie aristoteacutelicienne drsquoexpliquer les parties des animaux en vue de la fonction agrave laquelle

elles servent (voir par exemple PA I 5 645b15-18 et Cael II 3 286a8 Ἕκαστόν ἐστιν

ὧν ἐστιν ἔργον ἕνεκα τοῦ ἔργου) La reacutefeacuterence au principe teacuteleacuteologique capital (laquo la nature ne

fait rien en vain raquo) de la biologie aristoteacutelicienne rend ce point assez clair

Kullmann souligne qursquoen Pol I 2 1253a9 cette particulariteacute naturelle de lrsquohomme est

consideacutereacutee laquo comme une forme plus eacuteleveacutee de la voix que possegravedent les animaux raquo (1993

p173)32 Expliquer le degreacute eacuteleveacute dont dispose lrsquohomme pour un trait biologique commun agrave

certains animaux (ecirctre politique) par le moyen drsquoune autre diffeacuterence de degreacute qursquoexhibe un

autre trait naturel et commun (des moyens de communication la voix la langue) renforce

lrsquoideacutee drsquoune diffeacuterence de degreacute entre la politiciteacute de lrsquohomme et celle des autres animaux

Lrsquoideacutee que le langage produit un effet drsquointensification sur le caractegravere politique de

lrsquohomme manifeste lrsquointention de la part de Kullmann drsquointerpreacuteter le degreacute eacuteleveacute de ce

caractegravere chez lrsquohomme comme une speacutecification drsquoun trait appartenant communeacutement agrave un

groupe drsquoanimaux plus eacutetendu que lrsquoespegravece humaine Cette approche est en conformiteacute avec

lrsquoideacutee aristoteacutelicienne de comparer selon le plus ou le moins (crsquoest-agrave-dire suivant une

diffeacuterence de degreacute) certaines diffeacuterences qursquoexhibe une mecircme differentia commune agrave un

groupe drsquoanimaux 30 Kullmann laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo loc cit p 170 31 David Keyt laquo Three Fundamental Theorems raquo loc cit p 72 fait une explication similaire au sujet du rocircle

que la langue jouerait dans la vie politique de lrsquohomme 32 Kullmann fait cette remarque lorsqursquoil deacuteveloppe un argument agrave partir de lrsquoambiguiumlteacute de la notion de logos

elle-mecircme Le but de cet argument est drsquoindiquer qursquoalors que logos en tant que langue doit ecirctre consideacutereacute

comme laquo une particulariteacute naturelle de lrsquohomme raquo le logos en tant que raison humaine est un eacuteleacutement distinct de

la nature et peut laquo ecirctre directement opposeacute agrave la nature raquo Le passage de reacutefeacuterence eacutetant ici Pol VII 13 1132a39

sq

102

Cependant il me semble que cet argument agrave partir du langage nrsquoest pas exempt

drsquoambiguiumlteacutes qui reacuteduisent sa force explicative La premiegravere question qui se pose porte

eacutevidemment sur le lien entre la raison et la langue et sur leurs rocircles dans la deacutetermination du

plus haut degreacute de la politiciteacute humaine Sont-elles bien deux raisons distinctes ou existe-il un

lien intrinsegraveque entre les deux En effet Kullmann ne nous fournit aucune analyse deacutetailleacutee agrave

ce propos

Si drsquoune part lrsquohomme est plus politique de par son laquo eacuteleacutement rationnel raquo capable de

discerner le juste et lrsquoinjuste et dont lrsquoEacutetat est lrsquoœuvre il serait naturel de supposer que la

manifestation par le langage du juste et de lrsquoinjuste soit au service et au beacuteneacutefice de la vie

civique de cet animal politique-rationnel vivant dans lrsquoEacutetat Mais drsquoautre part il est eacutevident

qursquoil est impossible qursquoun Eacutetat existe sans qursquoune telle fonction soit accomplie par le langage

Drsquoougrave lrsquoambiguiumlteacute de dire que laquo lrsquohomme est plus politique de par sa langue raquo quand on

considegravere le langage laquo sous lrsquoaspect de son utiliteacute dans lrsquoaccomplissement des fonctions et des

œuvres politiques propres agrave lrsquohomme raquo est-ce que lrsquoon considegravere lrsquoexeacutecution de la fonction

du langage comme la condition du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme ou est-elle

seulement et uniquement un laquo outil raquo dont lrsquohomme en tant que cet animal politique (crsquoest-agrave-

dire animal deacutejagrave plus politique parce que vivant dans une polis) se sert pour accomplir ses

œuvres politiques Preacutecisons

Lorsque Kullmann affirme que lrsquohomme se sert du langage dans lrsquoexeacutecution de ses

œuvres et ses fonctions politiques il semble dire que le langage fonctionne au beacuteneacutefice de cet

animal rationnel qursquoest lrsquohomme La finaliteacute sous laquelle fonctionne le langage se montre degraves

qursquoon aperccediloit qursquoil permet agrave lrsquohomme de manifester sa perception du juste et de lrsquoinjuste etc

Selon Kullmann il srsquoagit drsquoune forme de finaliteacute assigneacutee par Aristote au langage agrave un titre

secondaire dans le cadre de la nature globale de lrsquohomme33 Elle nrsquoest pas intrinsegraveque laquo au

plan originel raquo de cet organe (glocirctta) (voir DA II 8 420b 16-24) Une fois qursquoon accepte que

33 Il srsquoagit de la distinction qursquoAristote fait entre deux sens de τὸ οὗ ἕνεκα οὗ ἕνεκα τινός (le but viseacute) et οὗ

ἕνεκα τινι (le sujet servi ou lsquoce au beacuteneacutefice de quoirsquo) Il fait cette division plusieurs fois dans le corpus (voir

Phys II 2 194a 34-b1 DA II 4 415b 2-3 415b 20-21 Meacutet XII 7 1072b 1-3 et EE VII 15 1249b 13-

16) Selon Kullmann la finaliteacute qui deacutetermine le rocircle du langage dans la vie politique humaine serait du type laquo οὗ

ἕνεκα τινι raquo Lrsquohomme serait donc le sujet servi par lrsquoaccomplissement de la fin agrave laquelle sert le langage en

manifestant les sentiments moraux dont lrsquohomme possegravede la perception Pour les analyses de Kullmann sur ces

deux types de finaliteacute voir Kullmann laquo Different Concepts of Final Cause in Aristotle raquo dans Aristotle on

Nature and Living Things eacuted A Gotthelf Pittsburgh and Bristol Bristol Classical Press 1985 p 173-4 Plus

reacutecemment MR Johnson Aristotle on Teleology Oxford OUP 2005 prend cette distinction au centre de son

eacutetude sur la teacuteleacuteologie drsquoAristote

103

lrsquohomme est plus politique parce qursquoil est le seul parmi les animaux agrave posseacuteder la polis se

pose la question de savoir agrave quel niveau le langage est beacuteneacutefique agrave la vie (plus) politique de

lrsquohomme est-ce agrave un niveau englobant la possibiliteacute mecircme de la polis ou est-ce plutocirct dans

le cadre de la polis deacutejagrave existante et en fonction du rocircle qursquoil joue dans la vie de lrsquohomme-

citoyen Plus encore comment le beacuteneacutefice que lrsquohomme tire de sa capaciteacute langagiegravere nous

expliquera-t-il le rocircle qursquoelle joue dans la deacutetermination du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique

de lrsquohomme La reacuteponse de Kullmann semble dire que lrsquohomme est plus politique par sa

perception du juste et de lrsquoinjuste et il est encore plus politique gracircce agrave lrsquoeffet

drsquointensification creacuteeacute par le langage agrave travers la mise en commun de ces sentiments moraux

Cependant srsquoil est vraiment impossible qursquoune polis soit constitueacutee sans la mise en

commun de ces sentiments moraux (Pol I 2 1253a18) il ne suffirait pas de dire simplement

que le langage fonctionne au beacuteneacutefice de lrsquohomme-citoyen Il semble qursquoil faudrait ecirctre plus

preacutecis sur le fonctionnement de la finaliteacute entre la fonction politique exeacutecuteacutee par le langage et

la constitution de la polis Apregraves tout pourquoi lrsquohomme utiliserait le langage pour la

manifestation de sa perception du juste et de lrsquoinjuste alors que qursquoil pourrait exprimer bien

drsquoautres choses Il faudrait donc preacuteciser la finaliteacute particuliegravere agrave lrsquoœuvre dans le

fonctionnement politique du langage et srsquointerroger sur la nature preacutecise du rapport entre la

capaciteacute langagiegravere humaine et la constitution mecircme de la communauteacute politique qui lui est

propre

Drsquoune faccedilon ou drsquoune autre le problegraveme reste le mecircme le fait que lrsquohomme beacuteneacuteficie

du langage dans le maintien et le fonctionnement de sa vie politique nrsquoexplique pas comment

il le rend encore plus politique que les autres animaux Une chose est de dire que la fonction

exeacutecuteacutee par le langage est indispensable pour la vie politique de lrsquohomme une autre que le

langage fait de lrsquohomme un animal plus politique Il en va de mecircme pour cette notion

drsquolaquo intensification raquo Mecircme srsquoil semble eacutevident que le partage des sentiments moraux lequel

nrsquoest possible qursquoagrave travers le langage creacutee un effet drsquointeacutegration dans la vie politique

humaine cette notion de laquo intensification raquo est loin de clarifier les choses Comment sait-on

exactement que la communauteacute des abeilles est moins intense et moins inteacutegreacutee que celle des

hommes Dans perspective platonicienne lrsquoabeille serait plus politique que lrsquohomme parce

que lrsquoordre y regravegne agrave un plus haut degreacute que dans la polis humaine Une chose est dire que le

langage modifie lrsquoexpeacuterience communautaire de lrsquohomme en lrsquointensifiant une autre de dire

que cette modification rend lrsquohomme encore plus politique Agrave moins que lrsquoon nrsquoeacutetablisse et

nrsquoexplique un lien encore plus intrinsegraveque entre le langage et le degreacute speacutecial du caractegravere

politique de lrsquohomme je ne vois pas comment les modifications (intensification inteacutegration

104

etc) qursquoapporteraient le langage et la raison agrave la vie politique de lrsquohomme expliqueront que

cette derniegravere est plus intense ou plus inteacutegreacutee que celles des autres animaux

Dans le reste de ce chapitre laissant la question du langage aux chapitres suivants je

me pencherai sur la premiegravere des difficulteacutes que jrsquoai preacutesenteacutees dans cette eacutebauche des

problegravemes concernant les analyses de Kullmann Je voudrais expliquer auparavant comment

lrsquoideacutee de discerner une laquo deacuteduction biologique raquo dans lrsquoargument des Politiques I 2 nous

permet de faire un lsquoprogregravesrsquo dans lrsquointerpreacutetation de ce chapitre comme une piegravece de zoologie

IIIC Lire les Politiques I 2 comme une piegravece de zoologie

Le rapport entre la pratique scientifique drsquoAristote dans ses traiteacutes zoologiques et

physiques et sa theacuteorie de la deacutemonstration scientifique en tant qursquoelle est exposeacutee dans les

Analytiques est sujet agrave un deacutebat tregraves vaste dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines34

Selon le reacutesultat geacuteneacuteral de ce deacutebat la meacutethode scientifique qursquoAristote emploie dans ses

investigations et explications zoologiques reflegravete pour une grande partie35 une application des

34 On peut prendre comme le point de deacutepart de ce deacutebat le fameux article de David Balme laquo Genos and Eidos in

Aristotlersquos Biology raquo The Classical Quarterly 12 (1) 1962 p 81-98 lequel sera baptiseacute vingt-cinq ans plus

tard par Pierre Pellegrin comme laquo epoch making raquo dans laquo Logical difference and biological difference the

unity of Aristotlersquos Thought raquo dans Philosophical Issues in Aristotlersquos Biology eacuteds A Gotthelf et J G Lennox

Cambridge Cambridge University Press 1987 p 313-337 [p 314] On peut aussi remonter agrave J-M Le Blond

Logique et meacutethode chez Aristote Paris Vrin 1939 35 Une diffeacuterence importante entre les Analytiques et les investigations biologiques meneacutees dans les PA et la GA

est lrsquoabsence dans les premiegraveres drsquoune distinction nette entre la matiegravere et la forme ce qui nrsquoest pas sans rapport

avec lrsquoabsence toujours dans les Analytiques de la notion de laquo neacutecessiteacute conditionnelle raquo Sur ce sujet voir

James G Lennox Aristotlersquos Philosophy of Biology Studies in the Origins of Life Science Cambridge

Cambridge University Press 2001 p xxii-xxiii et p 102 Leunissen Explanation and Teleology in Aristotlersquos

Science of Nature Cambridge Cambridge University Press 2010 p 78-9 Les autres points de divergence les

plus cruciaux entre la theacuteorie scientifique de lrsquoAPo et la pratique scientifique des traiteacutes comme les PA sont a)

lrsquoabsence dans le dernier des syllogismes explicites requis selon lrsquoAPo pour une explication scientifique

proprement dite et b) lrsquoabsence toujours dans les PA drsquoune structure axiomatique drsquoexplication Pour cette

question voir Jonathan Barnes laquo Aristotlersquos Theory of Demonstration raquo Phronesis 14 (2) p 123-152 (repris

dans Articles on Aristotle I Science eacuteds J Barnes et M Schofield London Duckworth 1975 p 65-87) J

Barnes laquo Proof and Syllogismraquo dans Aristotle on Science ed Enrico Berti Padua 1981 p 17-59 et Allan

Gotthelf laquo First Principles in Aristotlersquos Parts of Animals raquo dans Philosophical Issues in Aristotlersquos Biology

eacuteds A Gotthelf et J G Lennox Cambridge Cambridge University Press 1987 p 167-198 A Gotthelf laquo The

Elephantrsquos Nose Further reflections on the Axiomatic Structure of Biological Explanations in Aristotle raquo dans

105

ideacutees qursquoil preacutesente dans les Analytiques sur la recherche et sur lrsquoexplication scientifique36 Le

travail de Kullmann fait sans doute partie de ce deacuteveloppement Crsquoest avec cet arriegravere plan

qursquoil faut comprendre la laquo deacuteduction biologique raquo qursquoil lit dans le Pol I 2 Lrsquoimportance de la

lecture que Kullmann propose pour le deuxiegraveme chapitre des Politiques I vient de ce qursquoelle

nous invite agrave le relire comme une piegravece de zoologie Cette approche nous fournit une nouvelle

perspective et des moyens analytiques pour regarder drsquoun œil neuf lrsquoargument du chapitre

Une relecture de ce chapitre dans la continuiteacute des traiteacutes zoologiques et agrave la lumiegravere de la

meacutethode drsquoexplication scientifique employeacutee dans ces traiteacutes nous permettra de trouver de

nouveaux points de repegravere pour eacuteclairer davantage certains aspects cruciaux de son argument

Le lien entre le langage et le principe teacuteleacuteologique laquo la nature ne fait rien en vain raquo sera un

tregraves bon exemple Il est donc crucial drsquoexaminer de plus pregraves comment Kullmann reconstruit

la laquo deacuteduction biologique raquo de ce chapitre et tester la validiteacute de cette reconstruction

A cette fin je me permets de citer longuement le paragraphe (citeacute partiellement

jusqursquoici) dans lequel Kullmann nous fournit sa reconstruction de la laquo deacuteduction biologique raquo

drsquoAristote par laquelle il deacutemontrerait drsquoabord le fait que lrsquohomme est un animal politique

et apregraves qursquoil est plus politique que les autres animaux greacutegaires

The political is a characteristic which necessarily results from the special political

nature of man In this connection Aristotle proceeds as if it is self-evident that this

concept is not coextensive with the concept of man but has a wider scope It is only

when compared with certain other animals that men are political to an especially high

degree37

Apregraves cette premiegravere remarque Kullmann propose un argument sur le rapport entre ce qursquoil

prend comme la deacutefinition de lrsquohomme et son caractegravere (plus) politique

It also follows from the description of man as zocircon that lsquopoliticalrsquo above all describes

a biological condition of a group of animals So the precise connection of this human

characteristic with the essence of man as it is expressed in the definition becomes

clear The definition of man includes the genus animal (zocircon) and differentia having

Aristoteliche Biologie Intentionen Methoden Ergebnisse eacuteds W Kullmann et S Foumlllinger Stuttgart Verlag

1997 p 85-95 36 Pour une vue globale des arguments principaux portant sur cette question voir Lennox Aristotlersquos Philosophy

of Biology op cit p 1-6 Voir aussi Mariska Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op cit p 77-81 37 Kullmann laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 100-1

106

reason38 Insofar as one follows the preceding text only the special degree to which

the political element is found in man may be traced to this specific differentia of man

Politikon is neither a specific differentia of man as has been thought nor it is

interchangeable with the differentia According to the text the greater degree to which

man is political is due to the fact that as a being endowed with reason he has a

perception of the beneficial and harmful and hence as Aristotle infers also of the just

and the unjust39

Kullmann complegravete ces analyses par une note laquo Politikon and agathou kai kakou kai dikaiou

kai adikou aisthecircsin echon are thus sumbecircbekota kathrsquo hauta of man in the sense of the theory

of science in An Post I4 and I6 ie necessary nondefining features which are derivable

from his definition raquo40

Selon la reconstruction proposeacutee ici lrsquoargument biologique du chapitre comporte deux

eacutetapes drsquoabord il est dit que le caractegravere politique de lrsquohomme lui appartient non pas en tant

qursquohomme mais parce qursquoil appartient agrave un groupe drsquoanimaux plus eacutetendu que lrsquoespegravece

humaine un groupe se caracteacuterisant par la possession du deacutesir de vivre en communauteacute avec

les autres membres de son espegravece Ensuite il serait dit que bien que lrsquohomme soit politique de

par sa nature animale puisqursquoil est un animal raisonnable lrsquohomme aurait de maniegravere

distincte de tous les autres le propre drsquoavoir la perception du bien et du mal et du juste et de

lrsquoinjuste crsquoest donc par reacutefeacuterence agrave ce dernier trait que lrsquoon devrait comprendre le degreacute

speacutecial de son caractegravere politique

La premiegravere eacutetape de cette reconstruction a le meacuterite de reacuteveacuteler que le Stagirite

lorsqursquoil affirme que laquo lrsquohomme est un animal politique par nature raquo cherche en effet agrave

deacutepasser une connaissance accidentelle ou laquo sophistique raquo de ce fait et il nous conduit agrave le

savoir drsquoune faccedilon absolue (haplos) Il srsquoagit bien entendu de la distinction qursquoAristote fait

entre ces deux faccedilons de savoir dans APo I 2 71b9-12

38 Je laisse ici du cocircteacute la question de savoir si laquo animal rationnel raquo est selon Aristote une deacutefinition complegravete de

lrsquohomme ou si la possession de la raison nrsquoest que lrsquoun des traits (mecircme si le plus essentiel) qui doivent se

trouver dans sa deacutefinition Comme lrsquoideacutee de la division selon plusieurs differentiae constitue le cœur de la

reacuteforme aristoteacutelicienne de la diairesis et comme selon cette ideacutee un animal ne se deacutefinirait pas par une seule

differentia (cf PA I 3 644a6-8) la seconde option me semble plus raisonnable 39 Ibid p 101 40 Ibid p 101 n 22

107

Nous pensons connaicirctre scientifiquement (episthasthai) chaque chose au sens absolu

(haplos) et non pas agrave la maniegravere sophistique par accident lorsque nous pensons

connaicirctre la cause du fait de laquelle la chose est savoir que crsquoest bien la cause et que

cette chose ne peut pas ecirctre autrement qursquoelle nrsquoest

Cette distinction entre le savoir accidentel et le savoir scientifique est eacutelucideacutee davantage dans

APo I 5 Dans ce dernier chapitre sont indiqueacutees les sources drsquoerreur sur la deacutemonstration

universelle drsquoun preacutedicat pour un sujet41 Pour obtenir la connaissance absolue drsquoun fait

(comme laquo A appartient universellement agrave B raquo) il faut que soit appreacutehendeacute le sujet auquel le

preacutedicat en question appartient agrave titre premier universellement (πρῶτον καθόλου ndash 74a5)

crsquoest-agrave-dire comme tel Le sujet agrave titre premier du preacutedicat est ce en vertu de quoi ce preacutedicat

se dira des autres lsquoindividusrsquo qui acceptent le nom et la deacutefinition du sujet premier Autrement

dit pour que notre connaissance drsquoun preacutedicat appartenant universellement agrave un lsquoobjet partielrsquo

soit une connaissance scientifique il faut connaicirctre le sujet auquel le preacutedicat appartient agrave titre

premier universellement le sujet dont lrsquoobjet partiel sera une lsquoinstancersquo Une erreur dans la

deacutetermination du sujet premier conduira agrave une connaissance accidentelle du fait parce que

lrsquoon ne connaicirctra pas ce en vertu de quoi le preacutedicat tient du sujet Crsquoest-agrave-dire qursquoil faut

drsquoabord ecirctre dans la connaissance de ce qui nous permet drsquoidentifier le sujet comme eacutetant

drsquoune nature approprieacutee pour recevoir le preacutedicat Par exemple le fait drsquoavoir ses angles

eacutegaux agrave deux droits (ci-apregraves 2D) nrsquoappartient pas agrave lrsquoisocegravele en tant qursquoisocegravele mais en tant

que triangle Il ne lui appartient pas non plus en tant que figure tout court (parce qursquoil y a des

figures qui nrsquoacceptent pas le 2D) mais en tant que cette figure preacutecise qursquoest le triangle et il

appartient agrave tous les triangles des types particuliers non pas en tant qursquoobjets partiels mais de

par leur triangulariteacute crsquoest ce qui est triangle dans un isocegravele qui est le sujet duquel le 2D est 41 Aristote indique trois types drsquoerreur Le premier type drsquoerreur est deacutecrit en 74a7-8 et illustreacute en 74a16-17 si

le seul triangle que lrsquoon connaissait eacutetait par exemple lrsquoisocegravele on aurait pu croire que la proprieacuteteacute drsquoavoir ses

angles eacutegaux agrave deux droits lui appartenait universellement crsquoest-agrave-dire en tant qursquoisocegravele parce que eacutetant

deacutepourvu du concept de triangle en tant que tel laquo on ne peut rien prendre de plus haut en dehors du particulier

[παρὰ τὸ καθ ἕκαστον] ou des cas particuliers raquo Le deuxiegraveme type est preacutesenteacute en 74a8-9 et illustreacute en 74a17-

25 il se produit quand laquo une telle classe [plus haute que des cas particuliers] existe mais qursquoelle nrsquoa pas de

nom srsquoappliquant agrave des choses qui diffegraverent par la forme raquo Dans ce cas lrsquoabsence du nom conduit agrave prendre

chaque cas particulier seacutepareacutement lrsquoun de lrsquoautre alors qursquoils sont des membres drsquoune classe commune et qursquoils

sont tous en effet un laquo ceci (τοδί ndash 74a24) raquo qui tient par soi la proprieacuteteacute deacutemontreacutee seacutepareacutement Le troisiegraveme

type drsquoerreur est deacutecrit en 74a9-10 et illustreacute en 74a13-16 il se produit quand le sujet pour lequel on deacutemontre

qursquoune proprieacuteteacute lui appartient universellement se trouve nrsquoecirctre que partiel par rapport agrave un sujet plus haut dont il

nrsquoest qursquoune espegravece ou une instance Si par exemple deux droites perpendiculaires agrave une troisiegraveme sont

parallegraveles ce nrsquoest pas parce que les angles ont 90deg mais parce qursquoils sont des angles eacutegaux

108

dit Ce nrsquoest qursquoune fois qursquoon identifie lrsquoisocegravele comme triangle que lrsquoon obtient la

connaissance scientifique du fait que le 2D lui appartient

Quand donc ne connaicirct-on pas universellement et quand connaicirct-on absolument Il

est clair que lrsquoon connaicirctrait absolument ltqursquoavoir ses angles eacutegaux agrave deux droits appartient agrave

lrsquoeacutequilateacuteralgt si crsquoeacutetait la mecircme chose drsquoecirctre un triangle et drsquoecirctre eacutequilateacuteral ou drsquoecirctre

chacune des sortes de triangle ou toutes Mais srsquoils ne sont pas une seule mecircme chose mais

des choses diffeacuterentes et que la proprieacuteteacute appartienne agrave lrsquoeacutequilateacuteral en tant que triangle nous

ne la connaissons pas Lui appartient-elle en tant que triangle ou en tant qursquoisocegravele et quand

lui appartient-elle agrave titre premier et agrave quoi la deacutemonstration srsquoapplique-t-elle

universellement Il est clair que la proprieacuteteacute appartient agrave un terme premier quand les autres

ont eacuteteacute enleveacutes Par exemple avoir ses angles eacutegaux agrave deux droits appartient au triangle

isocegravele de bronze mais cela est vrai mecircme quand le fait drsquoecirctre bronze et celui drsquoecirctre isocegravele

ont eacuteteacute enleveacutes par contre pas quand la figure ou son peacuterimegravetre ont eacuteteacute enleveacutes Mais ils ne

sont pas premiers Qursquoest-ce qui est donc premier Si crsquoest lsquotrianglersquo crsquoest en vertu de cela

que la proprieacuteteacute appartient aussi aux autres et crsquoest agrave cela que la deacutemonstration srsquoapplique

universellement (5 74a32-b4)

Du triangle comme le sujet auquel laquo la deacutemonstration srsquoapplique universellement raquo il

faut entendre laquo ce qui est triangle dans un isocegravele de bronze raquo le 2D ne peut ecirctre deacutemontreacute au

sens strict pour lrsquoisocegravele que si on sait que cette proprieacuteteacute appartient au triangle comme tel et

que lrsquoisocegravele est un triangle42

Il srsquoensuit donc que lrsquoidentification du sujet premier du preacutedicat est le point crucial qui

deacutetermine la valeur eacutepisteacutemologique drsquoune deacutemonstration universelle (apodeixis katholou)43

42 Crsquoest ainsi que je comprends APo I 5 74a25-33 laquo Crsquoest pourquoi mecircme si lrsquoon prouvait pour chaque

triangle par une deacutemonstration unique ou par une deacutemonstration diffeacuterente pour chacun que chacun a ses angles

eacutegaux agrave deux droits lrsquoeacutequilateacuteral le scalegravene et lrsquoisocegravele agrave part on ne saurait pas encore que le triangle a la

somme de ses angles eacutegale agrave deux droits sinon drsquoune maniegravere sophistique ni que cela srsquoapplique au triangle

universellement mecircme srsquoil nrsquoexiste aucune autre triangle en dehors de ceux-ci Car on ne le sait pas en tant que

crsquoest un triangle ni de tout triangle sinon numeacuteriquement mais selon la forme on ne le sait pas de tout triangle

mecircme srsquoil nrsquoy en avait aucun que lrsquoon ne connucirct pas raquo Donc mecircme si on deacutemontre seacutepareacutement pour chaque

espegravece de triangle qursquoelle a ses angles eacutegaux agrave deux droits agrave moins que lrsquoon ne sache que crsquoest en vertu de leur

laquo forme raquo qursquoelles possegravedent toutes cette proprieacuteteacute notre connaissance ne serait que sophistique 43 La question des valeurs eacutepisteacutemologiques de la deacutemonstration universelle et de la deacutemonstration particuliegravere

(kata meros) est le sujet du APo I 24 La premiegravere nous procure la connaissance drsquoune chose par quelque

chose drsquoautre (κατ ἄλλο ndash 85a24) la deacutemonstration universelle nous dit que le 2D appartient agrave lrsquoisocegravele par le

triangle Alors que la deacutemonstration particuliegravere preacutetend agrave montrer laquo par le fait que la chose elle-mecircme a telle

109

Or il y a une limite infeacuterieure et une limite supeacuterieure agrave observer dans la deacutetermination du

sujet premier Drsquoune part connaicirctre par exemple que les espegraveces du triangle ces objets pris

partiellement (ta en merei) possegravedent une proprieacuteteacute (2D) sans savoir que leur possession de

cette proprieacuteteacute est une conseacutequence immeacutediate de leur triangulariteacute nrsquoest en effet qursquoune

connaissance sophistique Il srsquoagit ici de la limite infeacuterieure Pour une connaissance absolue il

faut poser que la proprieacuteteacute appartient aux objets partiels en vertu drsquoune chose commune agrave tous

(kata koinon ti- APo I 23 84b7) et qursquoelle appartient universellement et premiegraverement agrave

cette derniegravere comme un sujet plus large (epi pleon - I 4 74a1-3 5 74a10-13 24 85b10)

qui srsquoeacutetend au-delagrave des objets partiels Cela eacutequivaut agrave deacuteterminer un genre dont diffeacuterentes

sortes drsquoobjet partiel seront les espegraveces Ce serait le genre le plus proche concernant le

preacutedicat et le premier terme en vertu de quoi le preacutedicat appartiendra aux autres choses Cela

eacutequivaut eacutegalement agrave deacuteterminer le preacutedicat dans son universaliteacute il srsquoagit de le deacuteterminer

comme une proprieacuteteacute qui appartient neacutecessairement agrave tous ces objets partiels tout en

deacutepassant leur particulariteacute crsquoest-agrave-dire comme un preacutedicat qui serait au moins coextensif

avec cette lsquochosersquo commune aux objets partiels Ce dernier point marque la limite

eacutepisteacutemologique supeacuterieure il ne faut pas passer au-delagrave du terme auquel le preacutedicat se dit

comme tel et immeacutediatement Comme par exemple cela serait dans le cas drsquoattribuer le 2D

non pas au triangle mais agrave la figure44 Autrement dit il ne faut pas deacutepasser au-delagrave du genre

le plus proche agrave lrsquoeacutegard du preacutedicat en question Et il faut garder la condition de preacutedication

universelle entre la proprieacuteteacute et son sujet premier et eacuteviter drsquoentrer dans un domaine ougrave ce

rapport de preacutedication universelle serait dissout et ne serait plus possible

Parmi les attributs qui toujours appartiennent agrave chaque chose certains srsquoeacutetendent plus

loin que la chose sans toutefois sortir du genre Par attributs qui srsquoeacutetendent plus loin (epi

pleon) que la chose je veux dire tous ceux qui sans doute appartiennent agrave chaque chose

universellement mais aussi agrave une autre [hellip] [L]rsquoimpair appartient agrave toute triade mais plus

proprieacuteteacute raquo (a28) Dans ce chapitre du APo par des arguments divers Aristote affirme la supeacuterioriteacute de la

deacutemonstration universelle sur la particuliegravere 44 Crsquoest ainsi que je comprends le APo I 3 73b32-74a1 laquo Quelque chose appartient universellement chaque

fois qursquoil est prouveacute drsquoun sujet quelconque et premier Par exemple le fait drsquoavoir ses angles eacutegaux agrave deux droits

nrsquoappartient pas universellement agrave la figure Certes il est possible de prouver agrave propos drsquoune figure qursquoelle a ses

angles eacutegaux agrave deux droits mais pas pour nrsquoimporte quelle figure et celui qui le montre ne sert pas non plus de

nrsquoimporte quelle figure car un carreacute est bien une figure mais il nrsquoa pas ses angles eacutegaux agrave deux droits Par

ailleurs un isocegravele quelconque a ses angles eacutegaux agrave deux droits mais pas agrave titre premier le triangle est

anteacuterieur Ainsi la reacutealiteacute quelconque premiegravere dont on prouve qursquoelle a ses angles eacutegaux agrave deux droits ou

nrsquoimporte quelle autre proprieacuteteacute crsquoest agrave cela agrave titre premier que lrsquoattribut appartient universellement raquo

110

qursquoagrave la triade (epi pleon huparchei) (car il appartient aussi agrave la pentade) mais sans sortir du

genre La pentade en effet est un nombre et rien nrsquoest impair en dehors du nombre (II 13

96a24-32)45

Sortir du genre crsquoest entrer dans un domaine ougrave se dissout le genre qua le sujet

premier du preacutedicat et crsquoest donc perdre de vue la preacutedication universelle On risquerait la

mecircme erreur si lorsque lrsquoon fait une deacutemonstration pour le 2D on lsquomontersquo au-delagrave du

triangle le premier sujet du 2D vers la figure parce qursquoil existe des figures qui ne possegravedent

pas le 2D Dans ce cas on perdrait la vue du genre comme le sujet premier du

preacutedicat concerneacute et la condition de preacutedication universelle se trouverait abolie Pour une

telle deacutemonstration universelle il faut bien deacuteterminer le niveau de la laquo chose commune raquo en

vertu de laquelle lrsquoattribut appartient aux choses diffeacuterant eidei Crsquoest-agrave-dire qursquoil faut

chercher au-delagrave de leur alteacuteriteacute eideacutetique sans tout de mecircme dissoudre leur communauteacute (ou

lrsquoidentiteacute) geacuteneacuterique 46

Le fait drsquoavoir ses angles eacutegaux agrave deux droits appartient agrave lrsquoisocegravele et au scalegravene en

vertu de quelque chose de commun (car cela leur appartient en tant qursquoils sont une

certaine sorte de figure et non en tant qursquoautre chose [καὶ οὐχ ᾗ ἕτερον])47 (I 23

84b7-8)

Donc pour τὰ καθ ἕκαστα la possession drsquoune certaine proprieacuteteacute sera expliqueacutee par leur

appartenance agrave un groupe plus laquo large raquo qui srsquoeacutetend au-delagrave de leur alteacuteriteacute eacuteideacutetique chacun

pris individuellement crsquoest-agrave-dire ᾗ ἕτερον Dans ce type de deacutemonstration le genos servira

moyen terme de lrsquoexplication du fait deacutemontreacute Agrave ce genre de demonstration James G

Lennox donne le nom laquo explication du type A raquo laquo The realisation that different forms of a

kind have certain features in virtue of those features belonging primitively48 to that kind

45 Cf APo II 17 99a23-25 laquo Par exemple le fait de perdre ses feuilles agrave la fois srsquoattache agrave la vigne et a plus

drsquoextension qursquoelle et srsquoattache aussi au figuier et a plus drsquoextension que lui mais cette proprieacuteteacute ne deacutepasse

pas toutes les espegraveces raquo 46 Crsquoest les reconnaicirctre ᾗ τοδί cf APo I 5 74a24 47 Les diffeacuterences exhibeacutees par les espegraveces drsquoun genre constituent lrsquoalteacuteriteacute de ce mecircme genre laquo Ainsi donc cette

diffeacuterence [sc diffeacuterence par espegravece] est neacutecessairement une alteacuteriteacute du genre car jrsquoappelle diffeacuterence du genre

une alteacuteriteacute qui fait que ce genre lui-mecircme est autre [hellip] Toute diffeacuterence par lrsquoespegravece est diffeacuterence drsquoune

chose en un point de sorte que cette chose est la mecircme dans les deux cas et est leur genre raquo Meacutet Ι 9 1058a7-13

Je reviendrai sur ce passage dans la suite de ce chapitre 48 Lennox Aristotle On the Parts of Animals Translated with a Commentary Oxford Clarendon Press 2004

traduit le mot laquo πρώτῳ raquo comme laquo primitively raquo

111

points toward a sort of demonstration which I will simply refer to as lsquotype Arsquo raquo49 Donc pour

notre exemple de 2D une deacutemonstration du type A sera

2D appartient agrave tous les triangles

La triangulariteacute appartient agrave toutes les figures isocegraveles

Donc 2D appartient agrave toutes les figures isocegraveles50

Si on revient sur la reconstruction par Kullmann de lrsquoargument sur le caractegravere

politique de lrsquohomme on voit que cette qualiteacute est un attribut qui srsquoeacutetend plus loin que

lrsquohomme-animal parce que le sujet auquel il appartient per se est un sujet plus eacutetendu que

lrsquoespegravece humaine lrsquohomme nrsquoest pas le seul animal politique Lrsquoattribut laquo politikon raquo eacutetant

coextensif avec le groupe constitueacute par des animaux qui possegravedent le deacutesir de vivre en

communauteacute avec les autres membres de leur propre espegravece lrsquoexplication de type A pour la

qualification de lrsquohomme de laquo politikon raquo sera donc

Le caractegravere politique appartient agrave tous les animaux posseacutedant le deacutesir de vivre en

communauteacute avec les autres membres de leur propre espegravece51

49 J G Lennox laquo Divide and Explain The Posterior Analytics in Practice raquo dans Aristotlersquos Philosophy of

Biology op cit p 9 50 Lennox caracteacuterise les explications du type A par ces trois traits laquo 1 The predication to be explained is the

predication of a feature which belongs to its subject necessarily but to other subjects as well what Aristotle

describes in APo as the least restricted sort of universal predicate as 2R belongs to isosceles triangles 2 The

predication is explained by showing that the subject is an instance of the kind to which the predicate belongs

primitively as such as 2R belongs to triangle 3 Thus were one to syllogize the explanation the middle term

would identify the proximate kind of the subject with respect to the predicate in question raquo (laquo Divide and

Explain raquo loc cit p 10) 51 On pourrait trouver agrave redire dans lrsquoutilisation drsquoune phrase si longue pour deacutesigner une classe drsquoanimaux qui

aurait la fonction drsquoun genos dans la deacutemonstration On dirait que ce nrsquoest pas un nom tout-fait (comme par

exemple laquo oiseau raquo) pour le groupe drsquoanimaux plus large que lrsquoespegravece humaine et posseacutedant per se et

universellement le trait drsquoecirctre politique En fait on a ici le cas qursquoAristote indique en APo I 5 74a8-9 (illustreacute

en 74a17-25) comme lrsquoune des sources drsquoerreur dans les deacutemonstrations universelles dans lrsquoabsence drsquoun nom

approprieacute pour deacutesigner le commun on pourrait eacutechouer agrave voir que le trait eacutetudieacute pour des items particuliers leur

appartient en vertu de quelque chose plus large et commune Cependant comme Gotthelf (laquo First principles in

Aristotlersquos Parts of Animals raquo loc cit p 178 n 33 et p 187 n49) et Lennox (laquo Divide and Explain raquo loc cit

p 30-32) le soulignent il est freacutequent dans la biologie aristoteacutelicienne drsquoidentifier un groupe posseacutedant un

certain trait communeacutement par une description srsquoil se trouve qursquoon manque un nom propre pour deacutesigner le

groupe en question Par exemple au sujet des animaux doteacutes de poumon en PA III 6 669b8-12 Aristote dit

112

Ce deacutesir appartient agrave lrsquohomme-animal

Le caractegravere politique appartient agrave lrsquohomme-animal

James G Lennox a consacreacute une grande partie de son travail agrave eacutetudier le rapport entre

la theacuteorie de la deacutemonstration scientifique des Analytiques et la laquo philosophie de la biologie raquo

drsquoAristote Selon lui les explications du type A tiennent un rocircle majeur dans lrsquoorganisation et

dans la preacutesentation de lrsquoinformation recueillie dans lrsquoHistoria Animalium En fait le travail

de Lennox srsquoinscrit dans cette ligneacutee drsquointerpreacutetation qui prend son grand deacutepart dans La

Classification des Animaux chez Aristote de Pierre Pellegrin et selon laquelle lrsquoHA loin

drsquoecirctre une compilation encyclopeacutedique et deacutesordonneacutee drsquoinformations sur les animaux fait

partie drsquoun programme de recherche visant agrave eacutetablir un statut de science deacutemonstrative pour la

biologie52 Selon cette lecture mecircme srsquoil est vain de chercher une classification taxonomique

du type linneacuteen dans lrsquoHA cela nrsquoeacutequivaut aucunement agrave dire que ce texte est entiegraverement

deacutepourvu des instruments logiques qui lui permettent de laquo classifier raquo lrsquoinformation dont il

laquo Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale donc le poumon est en vue de la respiration mais il est deacutepourvu de sang et comme

tel il est en vue ltde la surviegt drsquoun certain genre drsquoanimaux mais le genre qui est commun agrave ces animaux nrsquoa

pas de nom crsquoest-agrave-dire qursquoun nom nrsquoa pas eacuteteacute donneacute agrave ces animaux contrairement agrave lrsquooiseau Crsquoest pourquoi de

mecircme qursquoecirctre un oiseau vient de quelque chose pour ces animaux aussi le fait drsquoavoir un poumon appartient agrave

leur substance raquo Lennox pense que laquo What does seem at least to be under consideration here however is the

possibility that the lunged group which has a good deal in common though diverse in so many ways (eg some

fly some live continuously in the water some have feathers some hair) ought to be considered a kind in its own

name raquo (laquo Divide and Explain raquo loc cit p 32) 52 James G Lennox ainsi reacutesume les laquo conclusions raquo des eacutetudes reacutecentes sur lrsquoHistoire des Animaux laquo [i] HA is

a crucial part of Aristotlersquos systematic scientific study of animals [ii] in terms of the views of the Posterior

Analytics about scientific investigation it represents a pre-causal data organization of that larger enterprise ndash it

seeks to hoti rather than to dioti [iii] its form of organization is nevertheless dictated in large part by Aristotlersquos

aim of demonstrative science of animals [iv] the data is thus organized most broadly in terms of general

differentiae and division is used systematically in order to find universal correlations including co-extensive

correlations among differentiae [v] in so far as animal kinds play a role in the discussion they are loci for these

related sets of differentiae and finally and perhaps most controversially [vi] it appears as if the HA took

something like its current form after the research for the De partibus animalium was completed and many have

been continuously added to throughout Aristotlersquos second period in Athens raquo (laquo Bios praxis and the Unity of

Life raquo dans Aristotele Was ist Leben Aristoteles Anschauungen zur Entstehungsweise und Funktion von

Leben Akten der Tagung vom 23-26 August 2006 in Bamberg eacuted Sabine Foumlllinger Stuttgart Franz Steiner

Verlag 2009 p 239-259 [p 244 n 7])

113

dispose Lrsquoabsence drsquoune logique de hieacuterarchie taxonomique dans lrsquoHA nrsquoeacutequivaut pas

forceacutement agrave lrsquoabsence de toute logique classificatoire

Le programme de recherche dont lrsquoHA fait partie et le rocircle que ce texte y tient trouve

une expression concise dans le passage ci-dessous Apregraves avoir donneacute dans les premiers six

chapitres du livre I un laquo avant-goucirct raquo de ce qursquoil fera dans le reste de lrsquoHA Aristote fait une

remarque sur la meacutethode de sa recherche

Tout cela vient drsquoecirctre dit sommairement pour donner un avant-goucirct des sujets qursquoil

faut eacutetudier et de leur nombre et on en parlera avec preacutecision par la suite mais il faut

en saisir drsquoabord les diffeacuterences et les attributs communs agrave chaque cas Apregraves on

tentera drsquoen trouver les causes Il est ainsi conforme agrave la nature de mettre en œuvre

cette meacutethode en constituant drsquoabord une information sur chaque point car cela nous

rend clairs les points agrave propos desquels et agrave partir desquels la deacutemonstration doit ecirctre

meneacutee [περὶ ὧν τε γὰρ καὶ ἐξ ὧν εἶναι δεῖ τὴν ἀπόδειξιν ἐκ τούτων γίνεται φανερόν]

(HA I 6 491a 7-13)53

Selon ce passage donc la recherche zoologique commence par eacutetablir drsquoabord laquo ce sur quoi

[περὶ ὧν] raquo elle portera il srsquoagit drsquoinvestiguer de collecter et drsquoenregistrer des faits du

monde animal de maniegravere agrave saisir drsquoabord les attributs et les diffeacuterences qursquoexhibent les

animaux Les attributs et les diffeacuterences des animaux seront eacutetudieacutes selon quatre grands types

de differentiae regroupant tous types de diffeacuterences possibles que le monde animal pourrait

exhiber les parties des animaux leur mode de vie leur caractegravere et leur activiteacute (HA I 1

487a11-12) Or Aristote nrsquoenregistre pas les faits du monde animal drsquoune maniegravere hasardeuse

et deacutesordonneacutee mais il le fait drsquoune maniegravere agrave eacutetablir des correacutelations universelles et geacuteneacuterales

entre eux Crsquoest-agrave-dire qursquoil essaie agrave chaque fois (πᾶσι ndash a10) drsquoindiquer au niveau le plus

geacuteneacuteral possible quelle diffeacuterence suit quelle autre Il eacutetablit ainsi les paires des faits

biologiques que lrsquoon trouve souvent ensemble dans la nature Pour en prendre un exemple

Les animaux agrave quatre pieds donnant naissance agrave des animaux possegravedent tous un

œsophage et une tracheacutee-artegravere qui sont disposeacutes de la mecircme faccedilon que chez les

hommes Il en va de mecircme chez ceux des animaux agrave quatre pieds qui donnent

naissance agrave des œufs et aussi chez les oiseaux Mais ils se diffeacuterencient par la forme

de ces parties En regravegle geacuteneacuterale tous ceux qui recevant lrsquoair lrsquoinspirent et lrsquoexpirent

ont un poumon une trancheacutee un œsophage [] Tous les animaux pourvus de sang

53 Cf aussi PA I 1 639a 12-15 et GA II 6 742b 23-36

114

nrsquoont pas de poumon ainsi le poisson nrsquoen a pas non plus que tout autre animal qui

serait pourvu de branchies (HA II 15 505b32-506a13)54

Dans ce passage la correacutelation se trouve entre la possession de trois parties (poumon

trancheacutee œsophage) et une activiteacute agrave savoir respiration Aristote ainsi identifie la differentia

dont la preacutesence implique celle drsquoune autre Crsquoest lagrave que les explications du type A jouent un

rocircle dans lrsquoorganisation de lrsquoinformation collecteacutee La meacutethode drsquoorganisation des donneacutees

dont on dispose sur les diffeacuterentes sortes drsquoanimaux consiste agrave identifier drsquoabord le groupe le

plus geacuteneacuteral possible auquel une differentia particuliegravere appartient universellement ensuite

on cherche agrave savoir comment cette differentia se diffeacuterencie davantage pour chaque sous-

groupe Or mecircme agrave ce niveau (donc en fait agrave chaque niveau) on cherche le groupe le plus

large auquel ces diffeacuterenciations appartiennent Donc pour un sorte drsquoanimal donneacute

lrsquoexplication de la possession drsquoune differentia par lrsquoidentification du groupe le plus large

posseacutedant cette differentia universellement et agrave titre premier et dont lrsquoanimal en question fait

partie de par sa possession de la differentia en question est ce que Lennox nomme

lrsquoexplication du type A Dans lrsquoexemple du dernier passage citeacute la possession drsquoun groupe

drsquoorganes est identifieacutee comme le fait des animaux sanguins qui respirent Mais il est ajouteacute

drsquoembleacutee que ce nrsquoest pas le cas pour tous animaux sanguins le poisson nrsquoa pas de poumon

et donc il nrsquoa pas non plus les autres organes qui srsquoensuivent de la preacutesence du poumon en

effet aucun animal qui possegravede une branchie nrsquoest pourvu de poumon Ces animaux marquent

donc la limite de lrsquoeacutetendue du groupe des animaux sanguins auquel la possession de poumon

appartient universellement Or lrsquohomme et lrsquooiseau eacutetant des animaux sanguins qui respirent

ont un poumon une tracheacutee et un œsophage bien que ces organes se diffeacuterencient selon la

forme chez lrsquoun et chez lrsquoautre de ces sous-groupes

Pour le projet zoologique drsquoensemble drsquoAristote la conseacutequence la plus importante de

lrsquoorganisation des donneacutees par ce type drsquoexplication est que cette derniegravere permet au

naturaliste de deacutecouvrir ces correacutelations des differentiae qui seront lrsquoobjet des explications

causales plus fondamentales LrsquoHistoria Animalium se contente pour ainsi dire de deacutecrire et

drsquoindiquer les differentiae qui vont ensemble sans donner une deacutemonstration causale de ces

correacutelations exposeacutees Mais ce faisant il pave la voie de hoti agrave dioti Donc dans lrsquoeacutetape

suivante de sa recherche le naturaliste cherchera agrave identifier une cause pour la correacutelation que

sa recherche preacuteparatoire (lrsquoHA) aura reacuteveacuteleacutee entre par exemple la possession du poumon et

54 Pour une analyse plus deacutetailleacutee de ce passage voir J G Lennox laquo Divide and Explain raquo loc cit p 21-22 et

Lennox 2006 p 13-14

115

la respiration Pourquoi les animaux sanguins qui respirent possegravedent-ils tous un poumon

Crsquoest ce que Lennox appelle lrsquoexplication du laquo type B raquo 55 Donc lrsquoHA a une prioriteacute

meacutethodologique sur les explications causales que lrsquoon trouve dans les traiteacutes comme Parties

des Animaux et la Geacuteneacuteration des Animaux56

Si on revient sur lrsquoanimal politique les passages du corpus aristoteacutelicien qui portent

directement sur ce sujet sont trop limiteacutes et disperseacutes De plus la plus grande partie de ces

passages se trouve dans les traiteacutes consacreacutes aux laquo choses humaines raquo Etant donneacute la rareteacute

des contextes directement zoologiques portant sur cette question le deuxiegraveme chapitre du

premier livre des Politiques acquiert une importance plus consideacuterable pour celui qui cherche

agrave lsquoreacutearrangerrsquo lrsquoinformation dont il dispose au sujet de lrsquoanimal politique selon la meacutethode

geacuteneacuterale de la recherche scientifique qursquoAristote emploie dans ses traiteacutes zoologiques Crsquoest

donc pour cette raison que la correacutelation que Kullmann eacutetablit entre la qualiteacute de laquo politikon raquo

et la possession du deacutesir de vivre en communauteacute avec les autres membres de son espegravece

meacuterite drsquoecirctre eacutetudieacutee de plus pregraves Elle nous permet drsquoaller au-delagrave drsquoun simple paralleacutelisme

entre ce chapitre des Politiques et les autres textes zoologiques Elle nous montre en effet

qursquoil existe une affiniteacute eacutepisteacutemologique entre la recherche zoologique drsquoAristote et

lrsquoargument de notre chapitre Crsquoest dans ce sens que les analyses de Kullmann nous

permettent de lire ce chapitre comme une piegravece de zoologie

IIID laquo Politikon raquo accident per se de lrsquohomme

Il srsquoagit maintenant drsquoexaminer la seconde partie de la reconstruction par Kullmann de

lrsquoargument sur le politikon humain Si je fais une distinction entre une premiegravere partie et une

deuxiegraveme partie de lrsquoanalyse de Kullmann crsquoest que dans la suite de ce que nous venons de

55 Selon Lennox lrsquoexplication du type B se caractegraverise par les traits suivants laquo 1The predication to be

explained is the predication of a feature which belongs to its subject primitively and as such as 2R is predicated

of triangle 2 This primitive predication is explained by identifying some aspect of the subjectrsquos specific nature

as responsible for it 3 Thus the middle terme identifies not a wider kind of which the subject is a sub-kind but

an aspect of that subjectrsquos specific nature ie something proper to it which makes it that sort of thing raquo

(laquo Divide and Explain raquo loc cit p 10) 56 laquo The overarching purpose of HA [is] to organize information about animal likenesses and differences in

precisely the form required for the modes of explanation we find in the explanatory biological treatises ndash Parts of

Animals Generation of Animals Pregression of Animals On Respiration and so on raquo (JG Lennox Aristotlersquos

Philosopy of Biology op cit p 2)

116

voir il semble violer agrave la fois la limite infeacuterieure et la limite supeacuterieure de sa propre

explication du type A

La seconde partie de la reconstruction de Kullmann peut ecirctre diviseacutee en deux drsquoabord

il explique comment il comprend la lsquonaturersquo de la preacutedication de laquo politikon raquo agrave lrsquohomme

apregraves il donne une explication pour le degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute humaine Dans une note

(citeacutee plus haut) il dit que politikon et agathou kai kakou kai dikaiou kai adikou aisthecircsin

echon sont des sumbecircbekota kathrsquo hauta deacuterivables de la deacutefinition de lrsquohomme laquo animal

rationnel raquo Pour le sens qursquoil faut donner ici agrave sumbecircbekota kathrsquo hauta il fait reacutefeacuterence agrave

APo I 4 et 6

En APo I 4 73a34-b16 Aristote distingue quatre sens pour laquo appartenir par soi

[καθ αὑτὰ ὑπάρχειν] raquo Ce sont les deux premiers qui sont essentiels pour notre propos57

Conformeacutement agrave la tradition Kullmann identifie la preacutedication sumbebekos kathrsquo hauto avec

le deuxiegraveme sens drsquoappartenance laquo par soi raquo qursquoAristote donne dans le passage ci-dessous 58

Est dit appartenir lsquopar soirsquo agrave une chose tout ce qui lui appartient comme eacuteleacutement de

son lsquoce que crsquoestrsquo [ὅσα ὑπάρχει τε ἐν τῷ τί ἐστιν] par exemple la ligne appartient par

soi au triangle le point agrave la ligne [hellip] On parle aussi drsquoappartenance lsquopar soirsquo dans

tous les cas ougrave des choses appartiennent agrave drsquoautres lesquelles sont contenues dans la

formule qui montre ce que sont les premiegraveres [ὅσοις τῶν ὑπαρχόντων αὐτοῖς αὐτὰ ἐν

τῷ λόγῳ ἐνυπάρχουσι τῷ τί ἐστι δηλοῦντι] par exemple le rectiligne et le courbe

appartient par soi agrave la ligne et lrsquoimpair et le pair le premier et le divisible le carreacute et

lrsquooblong appartiennent par soi au nombre (73a34-b1)

Jonathan Barnes dans la note qursquoil eacutecrit pour 73a 3459 donne la formulation suivante pour

ces deux sens de kathrsquo hauto et il nomme le premier (73a34-5) comme laquo preacutedication-I1 raquo et

le deuxiegraveme (73a37-8) comme laquo preacutedication-I2 raquo

A holds of B in itself = df A holds of B and A inheres in the definition of B

A holds of B in itself = df A holds of B and B inheres in the definition of A

57 Le reacutesumeacute qursquoAristote donne en 73b 16-24 pour ces quatre sens de laquo par soi raquo suggegravere que les deux premiers

sens sont les plus cruciaux 58 W Kullmann Wissenshaft und Methode Interpretationen zur aristotelischen Theorie der Naturwissenschaft

Berlin 1974 p 181-183 59 J Barnes Aristotle Posterior Analytics Translated with a commentary Oxford Clarendon Press 2002 p

112

117

Kullmann prends les accidents per se (sumbecircbekota kathrsquo hauta) comme une

preacutedication du type I2 parce qursquoils appartiennent agrave leur sujet en vertu de la substance de leur

sujet crsquoest-agrave-dire en vertu de ce qursquoest leur sujet sans ecirctre une partie de leur substance60 Cela

dit selon Kullmann laquo politikon raquo eacutetant un sumbebekos kathrsquo hauto serait un attribut

preacutediqueacute de la faccedilon I2 agrave lrsquohomme et laquo politikon raquo appartiendrait agrave lrsquohomme en vertu de sa

deacutefinition sans ecirctre sa deacutefinition Pour preacuteciser cette ideacutee Kullmann souligne avec insistance

que laquo politikon raquo nrsquoest jamais la deacutefinition de lrsquohomme et qursquoil nrsquoest qursquoun trait non-

deacutefinitionnel de lrsquohomme61 Apregraves cela Kullmann rapportant ce qursquoAristote donne en Pol I

2 1253a16 comme lrsquoidion de lrsquohomme (agrave savoir la proprieacuteteacute de laquo agathou kai kakou kai

dikaiou kai adikou aisthecircsin echon raquo) agrave la differentia de lrsquohomme (logon echon) il accorde agrave

cet idion aussi le statut drsquoaccident per se62 toujours deacuterivable de la deacutefinition de lrsquohomme63

60 Barnes Aristotle Posterior Analytics op cit p 114 montre que cette classification des accidents per se

comme preacutedication-I2 est logiquement fallacieuse 61 Ce qui semble en conformiteacute avec la seule deacutefinition de laquo sumbebekos kathrsquo auto raquo qursquoAristote donne dans le

Meacutet V 30 1025a 30-34 laquo tout ce qui est la proprieacuteteacute de chaque chose par soi sans ecirctre dans sa substance [ὅσα

ὑπάρχει ἑκάστῳ καθ αὑτὸ μὴ ἐν τῇ οὐσίᾳ ὄντα] raquo Lrsquoexemple qursquoil donne pour cette deacutefinition est la proprieacuteteacute

de laquo avoir ses angles eacutegaux agrave deux droits raquo pour le triangle 62 Pour le statut drsquoaccident per se de cet idion de lrsquohomme Kullmann devrait penser plutocirct au passage parallegravele

de APo I 6 74b5-12 Ce qui correspond dans ce dernier passage au premier sens drsquoappartenance laquo par soi raquo

donneacute en APo I 4 est formuleacute comme laquo ce qui appartient au lsquoce que crsquoestrsquo du sujet [τὰ μὲν γὰρ ἐν τῷ τί ἐστιν

ὑπάρχει - 74b7-8] raquo le deuxiegraveme sens qursquoon accepte traditionnellement comme la formule drsquoaccident per se

comprend les preacutedicats pour lesquels laquo ce dont ils sont preacutediqueacutes appartient agrave leur lsquoce que crsquoestrsquo et pour ceux-ci

lrsquoun des opposeacutes appartient neacutecessairement au sujet [τοῖς δ αὐτὰ ἐν τῷ τί ἐστιν ὑπάρχει κατηγορουμένοις αὐτῶν

ὧν θάτερον τῶν ἀντικειμένων ἀνάγκη ὑπάρχειν - 74b8-10] raquo Kullmann devrait penser agrave ce deuxiegraveme sens parce

que les perceptions du bien et du mal et du juste et de lrsquoinjuste eacutetant des antikeimena ne sauraient pas ecirctre

tenues agrave propos drsquoune mecircme chose en mecircme temps mais lrsquoun de ces opposeacutes appartiendra neacutecessairement agrave la

perception quand il srsquoagit de quelque chose susceptible drsquoecirctre bonne mauvaise et donc juste ou injuste Voir

Kullmann laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 113 63 Il y a un deacutebat sur la question de savoir si ta kathrsquo hauta sumbebecirckota sont des accidents ou plutocirct des propres

Drsquoune part comme ils leur manquent le trait drsquoecirctre contre-preacutedicable (cf APo I 19 82a15ff 22 83b18-19 et

84a11-27) ils sont deacutepourvus du trait deacutefinitoire drsquoun propre (Top I 5) mais drsquoautre part lrsquoexemple de 2D

lequel est le seul qursquoAristote donne en Meacutet V 30 pour expliciter ce qursquoil entend drsquoaccident per se possegravede le

trait de contre-preacutedictibiliteacute il nrsquoest eacutevidement pas un accident non-neacutecessaire du triangle Pour cette question

voir W D Ross Aristotlersquos Metaphysics vol I Oxford 1924 p 349 n 30 J Barnes laquo Property in Aristotlersquos

Topics raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 52 1970 p 136-155 VE Wedin laquo A Remark on Per Se

Accidents and Properties raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 55 1973 p 30-35 W Graham

laquo Counterpredicability and per se accidents raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 57 1975 p 182-187 H

Granger laquo The Differentia and the Per Se Accident in Aristotle raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 63

118

Kullmann nrsquoeacutelucide pas davantage le meacutecanisme logique qui serait en œuvre entre la

deacutefinition de lrsquohomme et ses accidents per se politiques Cependant eacutetant donneacute qursquoil fait ces

analyses dans le but drsquoeacutelaborer la laquo deacuteduction biologique raquo de la proprieacuteteacute drsquoecirctre politique de

lrsquohomme qursquoil reconstruit sous la forme drsquoune explication du type A il me semble qursquoil

cherche plutocirct agrave montrer que laquo politikon raquo deacuterive de ce qui est animal chez lrsquohomme (tout

comme la possession du 2D deacuterive de ce qui est triangle dans lrsquoisocegravele de bronze) alors que

laquo agathou kai kakou kai dikaiou kai adikou aisthecircsin echon raquo deacuterive de ce qui est rationnel

chez cet animal Lrsquohomme donc eacutetant un laquo animal rationnel raquo par deacutefinition est politique de

par son laquo animaliteacute raquo et de par sa laquo rationaliteacute raquo il possegravede la perception du juste et de

lrsquoinjuste On pourrait repreacutesenter le raisonnement de Kulmann par le schegraveme suivant

Homme = animal rationnel

politikon agathou kai kakou kai dikaiou

kai adikou aisthecircsin echon

Cette reconstruction est parfaitement compatible avec les motifs principaux de lrsquointerpreacutetation

qursquoil essaie de deacutevelopper au sujet de lrsquoanimal politique aristoteacutelicien en I-preacutediquant la

qualiteacute de laquo politikon raquo agrave ce qui est animal chez lrsquohomme il parvient agrave faire deacutependre cette

qualiteacute drsquoune constante biologique qui relegraveve de lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme Ce faisant il croit

aussi prouver agrave la fois que le caractegravere politique de lrsquohomme ne deacuterive pas de sa nature

raisonnable mais lui appartient en tant qursquoanimal et que laquo politikon raquo nrsquoest pas la deacutefinition

de lrsquohomme mais un trait qui provient de sa deacutefinition De plus en rapportant laquo politikon raquo agrave

lrsquohomme-animal il montre que ce trait nrsquoest pas propre agrave lrsquohomme (le point marqueacute par son

explication du type A) Le raisonnement de Kullman me semble ecirctre le suivant si

laquo homme raquo il est neacutecessaire qursquoil soit politique si laquo politique raquo il est neacutecessaire qursquoil soit

animal parce que tout ce qui est politique est animal et comme lrsquohomme est un animal par

deacutefinition il est justifieacute qursquoil soit politique La faute de logique est manifeste Kullmann viole

agrave la fois la limite inferieure et la limite supeacuterieure de sa propre explication du type A 1981 p 118-129 Pour la question sur le 2D voir J E Tiles laquo Why the Triangle Has Two Right Angles Kathrsquo

Hauto raquo Phronesis 28 (1) 1983 p 1-16

119

Le problegraveme concernant la limite infeacuterieure est le suivant les deacutemonstrations du type A ne

donnent jamais des preacutedications du type I Tout simplement parce que les conclusions des

deacutemonstrations du type A ne sauraient jamais ecirctre kathrsquo hauto Dans une deacutemonstration du

type Barbara ougrave AaB BaC donc AaC lrsquoappartenance drsquoA agrave C nrsquoest jamais en vertu de C

laquo soi-mecircme raquo mais elle est toujours kata B Par exemple le 2D appartient agrave lrsquoisocegravele non pas

en tant qursquoisocegravele mais en tant qursquoune sorte de figure agrave savoir le triangle Si donc A

appartient agrave C crsquoest en vertu drsquoun laquo sujet plus large raquo drsquoun genos Comme Barnes le preacutecise

dans ses remarques sur les deacutemonstrations des types A et B de Lennox laquo A holds of C in

itself if and only if (i) AaC and (ii) there is no higher kind K under which C falls such that

AaK raquo 64 Or on a vu que dans la premiegravere partie de sa reconstruction de lrsquoargument

drsquoAristote Kullmann suppose qursquoil existe bien laquo un genre supeacuterieur raquo sous lequel tombe

laquo homme raquo il srsquoagit du groupe des animaux qui se caracteacuterise par la possession du deacutesir de

vivre en communauteacute Crsquoest en effet en vertu de son appartenance agrave ce groupe que le caractegravere

politique appartient agrave lrsquohumain selon Kullmann Il srsquoensuit que laquo politikon raquo nrsquoest pas kathrsquo

hauto agrave lrsquohomme Drsquoougrave la violation de la part de Kullmann de la limite infeacuterieure qui

deacutetermine la valeur eacutepisteacutemologique de son explication du type A

Le problegraveme concernant la limite supeacuterieure de son explication du caractegravere politique

de lrsquohomme par une deacutemonstration du type A vient du fait de deacuteriver ce caractegravere de ce qursquoil

prend comme la deacutefinition de lrsquohomme Lorsque Kullmann rapporte la politiciteacute de lrsquohomme agrave

son animaliteacute il commet lrsquoerreur suivante laquo Hommeraquo nrsquoa pas laquo politikonraquo dans sa deacutefinition

mais laquo animal raquo est inheacuterent agrave la deacutefinition de laquo politikon raquo car apregraves tout si un individu est

politique il est neacutecessairement (une sorte drsquo) animal

politique = df hellip animal hellip

Kullmann en conclut avec preacutecipitation que comme lrsquohomme aussi est un animal il est

donc politique Pour rendre compte de la faute de son argument prenons la formule suivante

qui traduit laquo accident per se raquo

Σ (A B) harr ~ E (A B) amp (x) (AxrarrBx)65

ougrave Σ (AB) veut dire laquo A est un per se accident de B raquo E (AB) laquo A montre lrsquoessence de

B raquo et la flegraveche signifie une implication stricte Dans notre cas A serait laquo politikon raquo B

laquo animal raquo et x laquo homme raquo Lorsqursquoil deacuterive la qualiteacute politique de lrsquohomme de son animaliteacute

64 J Barnes Aristotle Posterior Analytics op cit p 121-2 65 Jrsquoemprunte cette formulation agrave Graham laquo Counterpredicability and per se accidents raquo loc cit p187

120

Kullmann semble prendre le dernier conjoint agrave lrsquoinverse (BxrarrAx)66 laquo Politikon raquo prendra

laquo animal raquo dans sa deacutefinition parce que laquo politikon raquo est une sorte drsquoanimal et donc

neacutecessairement animal Cependant du fait que laquo animal raquo est inheacuterent agrave laquo politikonraquo on ne

peut pas deacuteduire que tout animal est politique il peut ecirctre sporadique solitaire etc

Drsquoougrave le problegraveme avec la limite supeacuterieure de son explication du caractegravere politique de

lrsquohomme par une deacutemonstration du type A le genre le plus proche pour lrsquohomme agrave lrsquoeacutegard

du preacutedicat laquo politikon raquo nrsquoest pas laquo animal raquo tout court mais une sorte drsquoanimal agrave savoir

celui qui a le deacutesir de vivre en communauteacute avec les autres membre de son espegravece Donc le

moyen terme drsquoune explication deacutemontrant lrsquoappartenance du preacutedicat laquo politikon raquo agrave cet

individu qursquoest lrsquohomme ne peut pas ecirctre laquo animal raquo tout court Lrsquohomme nrsquoest pas politique

parce qursquoil est animal tout court Lorsqursquoil prend laquo animal raquo comme le genre le plus proche

pour ce preacutedicat Kullmann perd de vue le sujet auquel le preacutedicat appartient agrave titre premier

immeacutediatement et universellement Cela faisant il deacutetruit eacutegalement la condition de

possibiliteacute drsquoune preacutedication universelle entre le preacutedicat et le sujet il entre dans un lsquouniversrsquo

ougrave existent des sujets qui nrsquoaccepteront pas le preacutedicat laquo politikon raquo il existe des animaux

qui ne sont pas politiques67

66 Pour une erreur semblable de la part de J Barnes voir Wedin laquo A Remark on Per Se Accidents and

Properties raquo loc cit p33 et Graham laquo Counterpredicability and per se accidents raquo loc cit p 187 n 12 67 Dans un tel lsquouniversrsquo on ne peut plus formuler des propositions-a mais uniquement des propositions-i pour

lrsquoattribut laquo politikon raquo Or dans ce cas on ne peut pas deacutemontrer la preacutedication de laquo politikon raquo agrave laquo homme raquo

Parce que de ces deux preacutemisses AiB BaC on nrsquoobtient jamais AaC En ce qui concerne laquo politikon raquo de ces

deux preacutemisses laquo lsquopolitikonrsquo appartient agrave certains drsquoanimaux raquo et laquo lsquoanimalrsquo appartient agrave tout homme raquo on

nrsquoobtiendrait jamais la conclusion laquo lsquopolitikonrsquo appartient agrave tout homme raquo (cf APr I 4 26a30-36) En effet

crsquoest lrsquoideacutee principale de la critique aristoteacutelicienne en APr I 31 de ceux qui prennent la division pour une

deacutemonstration un syllogisme qui suivrait lrsquoordre drsquoune division par genos [ἡ διὰ τῶν γενῶν διαίρεσις ndash 46a31]

neacutecessite qursquoon prenne lrsquouniversel comme le moyen terme Or dans ce cas lagrave le moyen terme sera plus large que

le majeur et le rapport entre le majeur et le moyen ne saurait ecirctre formuleacute que dans une propsosition-i Or un tel

rapport entre le majeur et le moyen ne nous permettra pas drsquoen conclure un rapport universel entre le majeur (A)

et le troisiegraveme terme (C)

121

IV Diviser le laquo politikon raquo Partie I

Quelle division suppose la reconstruction par Kullmann du raisonnement du Stagirite

au sujet du caractegravere politique de lrsquohomme Etant donneacute que selon Kullmann Aristote aurait

deacuteriveacute le caractegravere politique de lrsquohomme de son animaliteacute tout court il faudrait supposer que

le genos laquo animal raquo est diviseacute en animaux politiques et ceux qui sont priveacutes de cette qualiteacute

abeille fourmis etchellip homme [(df animal rationnel) rarr agathou kai

kakou kai dikaiou kai adikou aisthecircsin echon]

Comme on lrsquoa dit Kullmann suppose que lrsquohomme et les autres animaux politiques ne se

diffeacuterencient pas agrave lrsquoeacutegard du deacutesir qursquoils possegravedent de vivre en communauteacute avec les autres

membres de leurs espegraveces Autrement dit il pense qursquoen ce qui concerne cet aspect geacuteneacutetico-

biologique drsquoecirctre politique il nrsquoexiste aucune diffeacuterence eideacutetique entre diffeacuterents animaux

politiques Pour expliquer par exemple comment lrsquohomme se diffeacuterencierait des autres

animaux par le plus haut degreacute de sa politiciteacute il ne dit pas qursquoil est plus politique parce qursquoil

possegravede ce deacutesir plus que ou plus intenseacutement qursquoeux Selon le schegraveme ci-dessus lrsquohomme se

diffeacuterencierait des autres animaux sur une base extra-biologique sur la base de sa rationaliteacute

Il srsquoensuit que le groupe des animaux politiques serait constitueacute des individus qui ne se

diffeacuterencient pas les uns des autres en terme de ce trait biologique caracteacuterisant ce groupe

mais laquo animal politique raquo aurait le statut drsquoune espegravece ultime tout comme laquo homme raquo qui ne

se diffeacuterencie plus eacuteideacutetiquement Or cela ne semble guegravere admissible parce qursquoil existe

eacutevidemment des diffeacuterences essentielles entre le politikon humain et les autres animaux

politiques La solution que Kullmann produit pour surmonter cette difficulteacute semble ecirctre la

suivante comme ces animaux ne se diffeacuterencient pas agrave lrsquoeacutegard de lrsquoaspect biologique drsquoecirctre

politique pour expliquer ce qui diffeacuterencie lrsquohomme dans ce groupe il recourt agrave un trait

(extra-biologique) qui regarde la vie politique de lrsquohomme et que seul lrsquohomme possegravede parmi

les individus de ce groupe

Animal

apolitique politique

122

Cela ne saurait guegravere ecirctre le sens biologique qursquoAristote aurait chercheacute pour le

caractegravere politique de lrsquohomme Drsquoabord parce que laquo politikon raquo est une instance de quatre

types de differentiae selon lesquelles le naturaliste doit mener ses investigations et ses

divisions (cf HA I 1 487a11-12) Ce sont de grandes cateacutegories de differentia selon

lesquelles un bon diaireticien doit organiser lrsquoinformation dont il dispose Une bonne division

procegravederait en suivant les diffeacuterences eacuteideacutetiques que ces differentiae montreront pour

diffeacuterentes sortes drsquoanimaux Crsquoest-agrave-dire qursquoil srsquoagit de prendre plutocirct ces differentiae

comme genos et drsquoexaminer comment elles se diffeacuterencient eidei pour diffeacuterents animaux qui

possegravedent la differentia en question68 Il srsquoensuit que laquo politikon raquo eacutetant une instance de lrsquoune

de ces grandes cateacutegories de differentia agrave savoir le laquo mode de vie raquo69 doit ecirctre consideacutereacute

comme laquo une differentia geacuteneacuterale raquo englobant des diffeacuterences eideacutetiques en elle-mecircme

Il doit y avoir des formes drsquoune diffeacuterence geacuteneacuterale car srsquoil nrsquoy en avait pas pourquoi

serait-elle geacuteneacuterale et non particuliegravere Or parmi les diffeacuterences certaines sont

geacuteneacuterales et admettent des formes [Δεῖ δὲ τῆς καθόλου διαφορᾶς εἴδη εἶναι εἰ γὰρ μὴ

ἔσται διὰ τί ἂν εἴη τῶν καθόλου καὶ οὐ τῶν καθ ἕκαστον Τῶν δὲ διαφορῶν αἱ μὲν

καθόλου εἰσὶ καὶ ἔχουσιν εἴδη] (PA I 1 642b24-27)

Prendre laquo politikon raquo comme un trait biologique qui ne se diffeacuterencierait pas en diffeacuterentes

eidecirc est en fait tomber dans lrsquoerreur qursquoAristote reproche au dichotomiste platonicien

manquer le fait que le caractegravere politique diffegravere speacutecifiquement chez homme et chez par

exemple lrsquoabeille Aristote reproche au dichotomiste de ranger par exemple lrsquooiseau et

lrsquohomme ensemble sans diffeacuterenciation dans la classe laquo bipegravede raquo alors que chez eux laquo la

bipeacutedie est autre et speacutecifiquement diffeacuterente (ἡ διποδία γὰρ ἄλλη καὶ διάφορος) raquo

(643a3)70 Il en va de mecircme pour laquo politikon raquo ce nrsquoest pas parce que le mode de vie

laquo politique raquo appartient en commun aux animaux diffeacuterents et que tout individu politique est

neacutecessairement animal qursquoil appartient agrave tous de la mecircme maniegravere Au contraire on devrait le

consideacuterer comme une diaphora geacuteneacuterale selon laquelle les animaux diffegravereront lrsquoun de

lrsquoautre Crsquoest-agrave-dire que le caractegravere politique de lrsquohomme deacutejagrave au niveau biologique se

68 Le fonctionnement de ce processus de la division sera exposeacute en plus de deacutetail dans le reste de ce chapitre lors

de lrsquoexamen des analyses de Jean-Louis Labarriegravere 69 En effet en HA I 1 laquo ecirctre politique raquo est donneacute comme exemple pour les diffeacuterences se rapportant non

seulement au laquo mode de vie raquo (bios) mais aussi agrave lrsquoaction (praxis) (487b32) Cette conjonction du bios avec la

praxis nrsquoest pas fortuite parce que selon Aristote laquo ὁ δὲ βίος πρᾶξις ἐστιν raquo (Pol I 4 1254a7) Le rapport

entre le bios et la praxis est discuteacute en deacutetail dans le chapitre 5 de ce travail 70 Cf PA IV 12 693b2 et HA II 12 503b33-4

123

trouvera dans la nature comme lrsquoune des diffeacuterenciations drsquoun trait commun et comme une

laquo alteacuteriteacute raquo de laquo cette chose commune raquo laquo toute diffeacuterence par lrsquoespegravece est diffeacuterence drsquoune

chose en un point [ἡ δὲ διαφορὰ ἡ εἴδει πᾶσα τινὸς τί] de sorte que cette chose est la mecircme

dans les deux cas et est leur genre raquo (Meacutet I 8 1058a12)

Cela dit pour pouvoir rendre compte de la speacutecificiteacute du caractegravere politique de

lrsquohomme il faudra deacuteterminer laquo le point raquo sur lequel il diffeacuterencie laquo le mecircme raquo et en constitue

une alteacuteriteacute par rapport aux autres eidecirc Cependant il faudra le faire sans lsquodeacutetruirersquo lrsquoidentiteacute

du genos uniteacute au sein de laquelle se deacuteploient ses diffeacuterences En drsquoautres termes lorsqursquoon

cherche agrave deacuteterminer par quelle diffeacuterence speacutecifique se constitue lrsquoun des eidecirc drsquoun mecircme

genos il faut eacuteviter de le faire drsquoapregraves une differentia qui nrsquoappartient pas deacutejagrave au groupe des

differentiae qursquoenglobe le genos la bipeacutedie ne se divise pas en laquo domestique raquo et

laquo sauvage raquo ces derniers ne comptent pas parmi des differentiae possibles de la bipeacutedie et ils

sont accidentels agrave ce genos Or un genos est ce laquo qui ne contient pas une diffeacuterence

accidentelle raquo (1058a1) Crsquoest ce point crucial de la division aristoteacutelicienne dont Kullmann

semble ne pas avoir tenu compte lorsqursquoil cherche la diffeacuterence speacutecifique du politikon

humain dans un domaine extra-biologique et qursquoil attribue le mecircme trait biologique sans

diffeacuterenciation agrave tous les animaux dits politiques Tandis que pour pouvoir dire que diffeacuterents

animaux constituent des espegraveces drsquoanimal politique il faudrait au moins dire que lrsquoaspect qui

les rend laquo politique raquo se diffeacuterencie sur un point preacutecis pour chacun Parce que dire que tout

homme est un animal politique ne suffit pas lrsquohomme est une certaine sorte drsquoanimal

politique

On pourrait bien sucircr objecter que Kullmann prend lrsquoidion (la perception du juste et de

lrsquoinjuste) de lrsquohomme comme la diffeacuterence speacutecifique de son caractegravere politique Cette

objection aurait sans doute une certaine force Parce qursquoil semble que lorsqursquoil rapporte la

perception du juste et de lrsquoinjuste agrave lrsquoeacuteleacutement rationnel de cet animal rationnel Kullmann

croit qursquoil donne une speacutecification du caractegravere politique de lrsquohomme sans sortir du genos

drsquoougrave il deacuterive ce caractegravere cet idion serait deacuteriveacute de la diffeacuterence speacutecifique de lrsquohomme

(logon echon) sans malgreacute tout sortir de son animaliteacute Apregraves tout lrsquohomme est un animal

rationnel En fin de compte il deacuterive lrsquoidion de lrsquohomme de la mecircme source que son caractegravere

politique lrsquohomme-animal

Mais agrave y regarder de plus pregraves lrsquoerreur est encore plus grave Si Aristote avait

vraiment identifieacute la diffeacuterence speacutecifique du politikon humain par sa perception du juste et de

lrsquoinjuste il srsquoensuivrait que lrsquohomme et les autres animaux politiques se diffeacuterencient lrsquoun de

124

lrsquoautre par la possession et la privation de cette perception Or cette diffeacuterence preacutesuppose la

diffeacuterence drsquoavoir et drsquoecirctre priveacute de la raison Pourtant comme cette perception est assigneacutee agrave

lrsquohomme comme la diffeacuterence speacutecifique de sa politiciteacute cela supposerait que le groupe

drsquolaquo animal politique raquo soit diviseacute en logon echon et alogon Donc la differentia qui divise les

animaux politiques serait laquo possession de la raison raquo Kullmann semble preacutesumer qursquoAristote

raisonne selon une division comme suit

Je viendrai agrave lrsquoexamen deacutetailleacute du problegraveme que pose cette division par privation dans la

section suivante ougrave seront analyseacutees les positions de Jean Louis Labarriegravere relativement agrave leur

conformiteacute agrave la dairesis aristoteacutelicienne La position de Kullmann sera mieux appreacutecieacutee agrave la

fin de la section prochaine En guise drsquointroduction agrave la probleacutematique des sections qui

suivent on peut se contenter de souligner les points suivants Kullmann deacuterive le caractegravere

politique de lrsquohomme de son animaliteacute puis lorsqursquoil entreprend de montrer ce qui

diffeacuterencie le politikon humain des autres animaux politiques pour eacuteviter de sortir de

lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme il remonte encore une fois vers cet universel plus eacutetendu que le

laquo politikon raquo agrave savoir vers le genos animal Bien qursquoun tel proceacutedeacute de division nous permette

de voir que la possession de la raison et de ses corollaires est le fait drsquoune certaine sorte

drsquoanimal il ne nous permet pas de voir qursquoelle est le fait drsquoune certaine sorte drsquoanimal

politique Or ce dernier est ce que cherche une bonne division aristoteacutelicienne

Mais de plus il faut aussi agrave coup sucircr diviser la diffeacuterence de la diffeacuterence par exemple

lsquopourvu de piedsrsquo est une diffeacuterence de lrsquoanimal de nouveau il faut savoir la diffeacuterence de

lrsquoanimal pourvu de pieds en tant qursquoil est pourvu de pieds de sorte qursquoon ne doit pas dire que

pourvu de pieds se divise en aileacute et aptegravere si lrsquoon veut parler correctement (ou si lrsquoon fait

Animal

apolitique politique

logon echon alogon

homme rarr agathou kai kakou kai dikaiou kai adikou aisthecircsin echon Abeilles fourmis etc

125

cela ce sera par incapaciteacute) mais qursquoil se divise en pied fendu et pied non fendu De fait ce

sont lagrave les diffeacuterences de pied parce que le pied fendu est une faccedilon drsquoecirctre du pied [ἡ γὰρ

σχιζοποδία ποδότης τις] (Met Z 12 1038a9-15)

Si on reconsidegravere lrsquoideacutee principale de ce passage dans les termes de Met I 9 on dirait

que pour que la division soit juste il faudrait diviser le genre laquo bipegravede raquo en ses espegraveces par le

moyen de ces points en lesquels il se diffeacuterencie tout en restant le laquo mecircme raquo Il en va de mecircme

pour laquo politikon raquo la diffeacuterence politique de lrsquohomme se montrera comme ce point eu eacutegard

auquel laquo animal politique raquo se diffeacuterencie en tant qursquoanimal politique

Or selon la division que Kullmann suppose pour la deacuteduction biologique des

Politiques I 2 la diffeacuterence de la possession de la raison ne srsquoobtient pas dans la continuiteacute

de la division progressive venant du laquo politikon raquo Comme elle suppose qursquoon remonte vers

laquo animal raquo son origine se trouve sur un autre axe de division On a donc ici une intersection

des diffeacuterents axes de division il est certes vrai que tout animal politique est ou rationnel ou

alogon mais non pas en tant que politique Il en va de mecircme pour la perception du juste et de

lrsquoinjuste Mais il srsquoagit pour Aristote drsquoune division accidentelle parce qursquoon ne divise pas

par la diffeacuterence de la diffeacuterence

Il suffira pour lrsquoinstant de dire que le fond du problegraveme consiste en ce que cette

division par privation marque un niveau drsquoopposition ougrave le genos laquo politikon raquo se dissout Si

toute contrarieacuteteacute est une forme de privation (Met I 4 1055a33 1055b13-14) les contraires

restent tout de mecircme ἐν τῷ αὐτῷ γένει71 Lrsquoineacutegal est ce qui ne possegravede pas lrsquoeacutegaliteacute et

71 Cf Cat 6 6a18 ougrave on trouve la deacutefinition usuelle des contraires comme laquo les termes qui sont les plus eacuteloigneacutes

lrsquoun de lrsquoautre parmi ceux qui appartiennent agrave un mecircme genre raquo Cette deacutefinition est en conformiteacute avec celle

donneacutee dans le livre I de la Meacutetaphysique selon laquelle la contrarieacuteteacute est la plus grande diffeacuterence (ἡ μεγίστη

διαφορά ndash 4 1055a5) ou la diffeacuterence complegravete (ἡ τελεία διαφορά ndash a13) laquo les choses qui diffegraverent le plus dans

le mecircme genre sont des contraires car la diffeacuterence complegravete est la diffeacuterence maximale entre ceux-ci raquo

(1055a27-29) Cependant en Cat 11 14a 19 sq il est dit que les contraires existent aussi dans des genres

contraires (ἐν τοῖς ἐναντίοις γένεσιν) Lrsquoexemple donneacute pour ce dernier cas est celui de la justice et de lrsquoinjustice

lrsquoune appartenant agrave la vertu et lrsquoautre au vice comme leur genos Dans leur note pour ce passage Pellegrin et

Crubellier (Aristote Cateacutegories Paris GF Flammarion 2007 p 242) citent la solution que Ammonius propose

pour cette difficulteacute Ammonius (102 6) aurait dit que bien que la vertu et le vice fussent des genres opposeacutes il

existait tout de mecircme un mecircme genre auquel ils appartenaient agrave savoir celui des laquo eacutetats raquo (hexeis) O Hamelin

Le systegraveme drsquoAristote Paris Vrin 1976 p 135-136 pense que la deacutefinition donneacutee dans la Metaphysique I 4

est laquo lrsquoexpression de la penseacutee deacutefinitive drsquoAristote raquo Selon lui laquo Aristote nous laisse voir la raison et la source

de la deacutefinition dont il srsquoagit Il deacutefinit les contraires en vue de la physique et en fonction de consideacuterations

physiques (cf Met I 4 1055a6 et b11) Ainsi les termes qui srsquoopposent comme contraires ce sont les extrecircmes

126

lrsquoimpair est ce qui ne possegravede pas la pariteacute Cependant lrsquoimpair nrsquoest pas nrsquoimporte quoi qui

soit priveacute de la faculteacute drsquoadmettre la pariteacute mais il srsquoagit bien drsquoun nombre Quant agrave lrsquoanimal

politique il est sans doute vrai que tout animal politique sera ou raisonnable ou priveacute de la

raison Cependant lrsquoalogon nrsquoest pas neacutecessairement un animal politique Si lrsquoalogon est un

animal mais non pas neacutecessairement un animal politique il srsquoensuivra que laquo politikon raquo nrsquoest

pas ce laquo mecircme genos raquo agrave lrsquointeacuterieur duquel lrsquoalogon et le logon echon srsquoopposent comme des

contraires Le fait que lrsquoun des animaux politiques (ici lrsquohomme) se trouve posseacuteder une

proprieacuteteacute dont les autres sont priveacutes ne garantit pas qursquoil la possegravede en tant que politique

Comment sait-on que la possession drsquoune telle proprieacuteteacute nous donne la diffeacuterence speacutecifique

de lrsquoanimal politique qui la deacutetient En fait on ne peut le savoir Nous le supposons tel Pour

pouvoir mieux appreacutecier lrsquoimportance de ce dernier point il convient drsquoexaminer les analyses

de Jean-Louis Labarriegravere sur lrsquoanimal politique

V Labarriegravere comparer les animaux politiques selon le plus et le moins

On a vu que malgreacute son intention originale de rendre compte du caractegravere politique de

lrsquohomme chez Aristote sur une base biologique commune partageacutee par lrsquohomme et les autres

animaux dits politiques Kullmann finissait par recourir agrave une diffeacuterence de qualiteacute pour le

degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute humaine Selon lui lrsquoaspect biologique qui rend politique aussi

bien lrsquohomme que les autres animaux ne se diffeacuterencie pas agrave ce niveau et la diffeacuterence

politique de lrsquohomme srsquoexplique sur une base extra-biologique par reacutefeacuterence agrave son logos

Selon cette approche lrsquohomme serait drsquoabord animal politique (comme tous les autres) puis

plus politique ce qui est propre agrave cet animal politique particulier ne se comprendrait pas agrave un

niveau zoologique le degreacute speacutecial de sa politiciteacute ne serait pas un fait de son eacutetat

zoologique Crsquoeacutetait ce que jrsquoai consideacutereacute comme un retour de la perspective de Mulgan et de

Bodeuumls

On pourrait appeler cette perspective laquo saltatoire raquo72 Selon cette perspective si on

pouvait projeter les diffeacuterences entre les animaux politiques sur une eacutechelle constitueacutee des

laquo sauts raquo marquant les points de diffeacuterenciation la hieacuterarchie entre ces animaux ne serait pas drsquoun mecircme genre pair et impaire blanc et noir raquo Pour une excellente analyse de Met I 4 voir Pellegrin La

classification des animaux chez Aristote Statut de la biologie et uniteacute de lrsquoaristoteacutelisme Paris Les Belles

Lettres 1982 p 73-103 Pour la notion de genos comme le substrat des contraires cf Met Γ 2 1004a9-16 72 Jrsquoemprunte cette expression et son application agrave lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme dans lrsquoEN agrave Andrew

Coles laquo Animal and Childhood Cognition in Aristotlersquos Biology and the Scala Naturae raquo Aristoteliche

Biologie Intentionen Methoden Ergebnisse op cit p 287-291

127

le reacutesultat des diffeacuterenciations croissantes et continues des traits communs agrave tous mais serait

plutocirct deacutetermineacutee par ce qursquoils ne possegravedent pas en commun chaque saut serait deacutetermineacute

par son exclusiviteacute Dans la lecture de Kullmann il nrsquoy a qursquoun seul saut le logos de

lrsquohomme Tous les autres animaux moins politiques que lrsquohomme le sont parce qursquoils sont

tous exclus du partage de cette proprieacuteteacute humaine qursquoest le logos

Cette perspective laquo saltatoire raquo est illustreacutee le plus nettement par lrsquoargument sur

lrsquoergon de lrsquohomme dans lrsquoEN I 7 Selon cet argument les plantes sont seacutepareacutees

cateacutegoriquement des animaux par leur possession limiteacutee de lrsquoacircme nutritive et geacuteneacuterative Ce

qui seacutepare les animaux des plantes crsquoest leur possession en plus de la faculteacute nutritive de la

faculteacute sensitive agrave laquelle les plantes nrsquoont aucun accegraves Et la vie que manifestent les

animaux compareacutee agrave celle de lrsquohomme est limiteacutee par la nutrition et la sensation Lrsquohomme

se diffeacuterencie par la possession de toutes les autres faculteacutes que possegravedent les autres vivants

plus le logos (1098a1-5) Le principe de cette eacutechelle est lrsquoexclusion cateacutegorique de ceux qui

se trouvent aux niveaux infeacuterieurs de lrsquoeacutechelle de ce qui caracteacuterise les niveaux supeacuterieurs73

Lrsquoalternative agrave cette approche saltatoire est une perspective laquo graduelle raquo qui envisage

le monde des vivants selon un laquo changement continu raquo drsquoune eacutechelle naturelle Cette

perspective est illustreacutee le plus nettement dans le corpus par les passages en HA VII (VIII) 1

588b4-589a9 et en PA IV 5 681a12-15 Ce sont des passages ougrave on croit drsquohabitude

trouver lrsquoideacutee aristoteacutelicienne drsquoune scala naturae74 Ce passage drsquointroduction du HA VII

73 Il me semble que lrsquoideacutee de hieacuterarchiser les animaux politiques sur une eacutechelle saltatoire est en conformiteacute avec

la division par privation agrave laquelle Kullmann semble avoir recouru Lrsquoun des sens de la privation selon Aristote

est laquo ne pas posseacuteder une des choses qursquoil est naturel de posseacuteder mecircme srsquoil nrsquoest pas dans sa propre nature de la

posseacuteder par exemple on dit qursquoune plante est priveacutee drsquoyeux raquo (Met Δ 22 1022b22-24) Cet exemple illustre

en fait le niveau ougrave la privation est une forme de contradiction (Met I 4 1055b3 et b7) mecircme si la plante ne

possegravede pas la vue on ne dit cependant pas qursquoelle est aveugle mais on pourrait dire que la plante nrsquoest pas (un

vivant) voyant ndash ce qui est une neacutegation (apophasis) Hamelin Le systegraveme drsquoAristote op cit p 137 donne une

interpreacutetation semblable pour ce sens de la privation laquo Lorsqursquoon dit que la plante est priveacutee de la vue on

nrsquoexprime pas sans doute lrsquoabsence drsquoun attribut que la plante devrait posseacuteder mais (telle semble ecirctre du moins

la penseacutee drsquoAristote) on nrsquoexprime pas non plus la simple absence de la vue dans la plante on exprime que cette

absence est une limitation une impuissance de sa nature raquo 74 Arthur Lovejoy The Great Chain of Being A Study of the History of an Idea Transaction Publishers 2009

p 55-59 (premiegravere apparition en 1936 Harvard University Press) pense que chez Aristote agrave coteacute de lrsquoideacutee drsquoune

continuiteacute graduelle du changement dans la nature et dans le monde des vivants on trouve aussi lrsquoideacutee drsquoune

graduation des vivants le long drsquoune hieacuterarchie lineacuteaire Dans lrsquoanalyse de Lovejoy les animaux qui

laquo dualisent [ἐπαμφοτερίζειν]raquo entre deux genres diffeacuterents tient une place importante Herbert Granger laquo The

Scala Naturae and the Continuity of Kinds raquo Phronesis 30 (2) 1985 p 181-200 critiquant Lovejoy pense que

128

(VIII) ougrave Aristote cherche agrave justifier la possibiliteacute de comparer les caractegraveres (ethos) des

animaux selon le plus ou le moins donne lrsquoimage drsquoune nature qui change graduellement en

passant des choses inanimeacutees au monde des vivants et agrave lrsquointeacuterieur de ce dernier du genre des

plantes jusqursquoaux animaux les plus complexes qui se caracteacuterisent et se diffeacuterencient par

rapport aux laquo eacutetapes raquo preacuteceacutedentes principalement par lrsquoajout (ou lrsquoavancement ndash 588b28)75

de la sensation

Ainsi la nature passe peu agrave peu des ecirctres inanimeacutes aux animaux de sorte que en raison

de la continuiteacute leur frontiegravere et le statut de la forme intermeacutediaire nous

eacutechappent [Οὕτω δ ἐκ τῶν ἀψύχων εἰς τὰ ζῷα μεταβαίνει κατὰ μικρὸν ἡ φύσις ὥστε

τῇ συνεχείᾳ λανθάνει τὸ μεθόριον αὐτῶν καὶ τὸ μέσον ποτέρων ἐστίν] (588b4-6)

Selon ce passage les laquo corps raquo qui se trouvent aux niveaux supeacuterieurs de cette eacutechelle de

nature sont laquo plus vivants raquo que ceux qui se trouvent aux niveaux infeacuterieurs Cette

diffeacuterenciation se manifeste la plus nettement entre le laquo genre raquo des choses inanimeacutees et le

genre des plantes et les animaux

Car apregraves le genre des ecirctres inanimeacutes il y a drsquoabord celui des plantes et parmi celles-

ci lrsquoune diffegravere de lrsquoautre en ce qursquoelle semble participer davantage agrave la vie [τούτων

ἕτερον πρὸς ἕτερον διαφέρει τῷ μᾶλλον δοκεῖν μετέχειν ζωῆς] mais le genre des

plantes tout entier compareacute au reste des corps [πρὸς μὲν τἆλλα σώματα] apparaicirct cette interpreacutetation est fausse parce qursquoune telle ideacutee de laquo continuiteacute des genres raquo constitue une menace pour

lrsquouniteacute substantielle des genres drsquoanimaux et pour lrsquoessentialisme qursquoAristote deacutefend dans ses traiteacutes logiques et

meacutetaphysiques Sur la mecircme question voir aussi Friedrich Solmsen laquo Antecedents of Aristotlersquos Psychology and

Scale of Beings raquo The American Journal of Philology 76 (2) 1955 p 148-164 William F Fortenbaugh

laquo Aristotle Animals Emotion and Moral Virtue raquo Arethusa 4 (2) 1971 p 137-165 Andrew Coles laquo Animal

and Childhood Cognition in Aristotlersquos Biology and the Scala Naturae raquo loc cit 75 Il y a une difficulteacute textuelle concernant le participe de cette ligne faut-il lire laquo prosousecircs raquo ou laquoproiousecircs raquo

Balme adopte la premiegravere leccedilon Dans ce cas lagrave il srsquoagira du seuil de changement qui marque le passage des

plantes au monde animal en geacuteneacuterale Si on adopte la leccedilon alternative il srsquoagira drsquoun changement agrave lrsquointeacuterieur

mecircme du monde animal et il faudra placer le seuil plutocirct entre les animaux qui nrsquoont que des fonctions de

geacuteneacuteration et de nutrition et ceux qui possegravedent une faculteacute de sensation encore plus deacuteveloppeacutee et compliqueacutee

avec un degreacute consideacuterable de plaisir (voir la note de Balme dans sa traduction Aristotle History of Animals

Loeb Classical Library Cambridge-London Harvard University Press 1991 p 65 n e) Cependant la leccedilon

laquo prosousecircs raquo pourrait avoir un sens pour les diffeacuterenciations agrave lrsquointeacuterieur mecircme du monde animal parce que tout

animal ne possegravede pas les cinq sens (HA IV 8 532b29-33) Cependant on peut encore justifier la lecture de

laquo proiousecircs raquo ainsi la participation des animaux agrave la sensation est compareacutee en fonction de la finesse et de

lrsquoacuiteacute des sens qursquoils possegravedent ce nrsquoest donc pas uniquement une question de nombre de sens cf GA V 1

780b12 sq

129

presque comme animeacute tandis que compareacute aux animaux il paraicirct inanimeacute Et le

passage des plantes aux animaux est continu [Ἡ δὲ μετάβασις ἐξ αὐτῶν εἰς τὰ ζῷα

συνεχής ἐστιν] (588b6-11)76

Alors que lrsquoenjeu de lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme est de distinguer les formes de vie

drsquoune maniegravere cateacutegorique et non-comparative dans ce passage de lrsquoHA Aristote cherche agrave

eacutetablir la possibiliteacute drsquoune comparaison entre les vivants en tant que vivants et agrave montrer que

certaines diffeacuterences entre les animaux (surtout celles qui concernent leurs caractegraveres et leurs

modes de vie77) pourraient ecirctre envisageacutees sur cette eacutechelle78

Bien que Jean-Louis Labarriegravere dans ses analyses sur lrsquoanimal politique ne srsquoexprime jamais

directement sur ces lignes de lrsquoHA79 on peut je crois dire que son approche de la question de 76 Voir aussi PA IV 5 681a12-15 laquo La nature en effet va de maniegravere continue en partant des inanimeacutes vers

les animaux en passant par des ecirctres vivants qui ne sont pas des animaux drsquoune faccedilon telle qursquoon a lrsquoimpression

qursquoils diffegraverent tregraves peu les uns des autres du fait de leur proximiteacute reacuteciproque [Ἡ γὰρ φύσις μεταβαίνει συνεχῶς

ἀπὸ τῶν ἀψύχων εἰς τὰ ζῷα διὰ τῶν ζώντων μὲν οὐκ ὄντων δὲ ζῴων οὕτως ὥστε δοκεῖν πάμπαν μικρὸν

διαφέρειν θατέρου θάτερον τῷ σύνεγγυς ἀλλήλοις] raquo 77 Il y a des passages ougrave certaines diffeacuterences entre les parties des animaux sont consideacutereacutees selon une ideacutee

semblable drsquoeacutechelle graduelle cf PA II 9 655a17-23 IV 10 68621-6872 Le dernier passage porte

eacutegalement sur la supeacuterioriteacute de lrsquointelligence humaine Voir aussi la reacuteserve de James G Lennox Aristotle On

the Parts of Animals op cit p 218 au sujet de lrsquoexistence drsquoune ideacutee de scala naturae chez Aristote 78 Contrairement agrave Andrew Coles laquo Animal and Childhood Cognition raquo loc cit p 290-291 je ne pense pas que

lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme et lrsquoideacutee drsquoune eacutechelle graduelle telle qursquoelle est preacutesenteacutee dans ce passage de

lrsquoHA constituent deux perspectives alternatives incompatibles Dans le premier en effet lrsquointention drsquoAristote

est plutocirct de montrer que les plantes ne sont pas (et ne peuvent pas ecirctre consideacutereacutees comme eacutetant) un peu

animales et que les animaux ne sont pas un peu humains Dans lrsquoHA il ne srsquoagit pas drsquoenvisager les plantes

comme eacutetant un peu des corps inanimeacutes et certains drsquoanimaux comme eacutetant un peu des plantes Ce qui est

compareacute crsquoest le niveau de la participation des diffeacuterents corps agrave la vie et ce niveau est deacutetermineacute en termes de

complexiteacute des manifestations de cette participation La vie constitue donc ici une mesure inteacutegrante pour la

hieacuterarchie de lrsquoeacutechelle relativement agrave laquelle tout corps se mesure agrave la manifestation de vie dont il est capable

Tandis que lrsquointention de lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme est de montrer la speacutecificiteacute de chaque forme de

vie lrsquoabsence drsquoune mesure une et inteacutegrante est donc essentielle pour cet argument 79 Le passage citeacute de lrsquoHA fait partie drsquoune introduction (VII 1 588a16-589a9) ougrave Aristote eacutelabore diffeacuterentes

modaliteacutes de comparer (selon le plus ou le moins et selon lrsquoanalogie) les caractegraveres (ecircthecirc) des animaux

Labarriegravere laquo De la phronecircsis animale raquo dans Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote eacuteds D Devereux

et P Pellegrin Paris Edition du CNRS 1990 p 405-428 fait une excellente analyse de ce passage

drsquointroduction (p 410-420) Voir aussi J G Lennox laquo Aristotle on the Biological Roots of Virtue The Natural

History of Natural Virtue raquo dans Biology and the Foundation of Ethics eacuteds Jane Maienschein et Michael Ruse

Cambridge Cambridge University Press 1999 p10-31 et A Coles laquo Animal and Childhood Cognition raquo loc

cit p 311-320

130

la diffeacuterence entre lrsquohomme et les autres animaux politiques chez Aristote srsquoinspire

profondeacutement de lrsquoideacutee de changement graduel et continu dans lrsquoordre de la nature80

Ses eacutetudes sur lrsquoanimal politique cherchent agrave reacuteveacuteler diffeacuterents aspects zoologiques de

ce mode de vie et il argumente lui aussi contre laquo une certaine tradition meacutetaphysique raquo qui

laquo srsquoautorise preacuteciseacutement de la Politique pour justifier une diffeacuterence de nature entre lrsquoanimal

et lrsquohomme ce dernier eacutetant politique parce que seul doueacute de logos ougrave lrsquoon se plaicirct alors agrave

entendre lsquola Raisonrsquo raquo (1984 pp 41-42) Contre cette conception traditionnelle de lrsquoanimal

politique Labarriegravere montre que la politiciteacute en tant que telle ne peut faire diffeacuterer lrsquohomme

de lrsquoanimal que selon le plus et le moins

Lrsquoargument de Labarriegravere sur la diffeacuterenciation selon le plus ou le moins des

caractegraveres politiques de lrsquohomme et des autres animaux se deacuteveloppe autour de deux ideacutees

lieacutees lrsquoune agrave lrsquoautre et qui peuvent ecirctre reacutesumeacutees comme suit

Dans un premier temps Labarriegravere explique cette diffeacuterenciation selon le plus ou le

moins en la projetant sur une eacutechelle qui dispose les animaux dans un ordre hieacuterarchique agrave

partir de ceux doueacutes seulement de la sensation jusquagrave celui qui est le seul agrave posseacuteder la

phantasia logistikecirc-bouleutikecirc agrave savoir lrsquohomme Selon cette premiegravere explication le degreacute

speacutecial de la politiciteacute humaine se comprendrait agrave partir de ce seuil hieacuterarchique qui marque le

passage de la phantasia aisthetikecirc que possegravedent certains animaux agrave la phantasia logistikecirc-

bouleutikecirc Cette diffeacuterence entre les phantasiai en nous permettant de rendre compte drsquoune

autre diffeacuterence agrave savoir celle entre la phocircnecirc et le logos qui agrave son tour sert agrave marquer en

Pol I 2 1253a7-8 la diffeacuterence politique entre lrsquohomme et les autres animaux donnerait

enfin la diffeacuterence speacutecifique du caractegravere politique de lrsquohomme La laquo plus-value raquo

expliquant la diffeacuterence politique humaine laquo est agrave rapporter selon Labarriegravere agrave la supeacuterioriteacute

de lrsquoimagination humaine sur lrsquoimagination animale raquo (1986 p 36)

Le second fil de son argument cherche agrave comprendre plutocirct le caractegravere politique des

animaux que celui de lrsquohomme Or la diffeacuterence de la politiciteacute humaine sert bien entendu de

point de deacutepart pour cette tacircche Labarriegravere essaie de reacuteveacuteler contre Mulgan et Bodeuumls un

sens non-meacutetaphorique drsquoecirctre politique pour les animaux autres que lrsquohomme Cependant au

lieu de faire appel agrave la logique usuelle de la comparaison selon le plus ou le moins expliqueacutee

et illustreacutee maintes fois dans les traiteacutes zoologiques Labarriegravere recourt au Protreacuteptique 80 Pour la position de Labarriegravere sur la question de la diffeacuterence entre lrsquohomme et des autres animaux chez

Aristote voir Labarriegravere laquo Aristote penseur de la diffeacuterence entre lrsquohomme et lrsquoanimal raquo Chapitre X dans La

condition animale Etudes sur Aristote et les Stoiumlciens Louvain-la-Neuve Edition Peeters 2005 p 225-238

131

drsquoAristote ndash ce qui est tregraves inteacuteressant Il srsquoagit des fragments (Duumlring B 78-92) ougrave Aristote

emploie le vocabulaire de laquo plus ou moins raquo pour expliquer la diffeacuterence entre lrsquohomme

eacuteveilleacute et lrsquohomme qui dort ou celle entre le savant qui nrsquoutilise pas sa science et celui qui

lrsquoexerce activement ou encore entre celui qui exerce une capaciteacute seulement et celui qui

lrsquoexerce bellement Lrsquoargument de Labarriegravere srsquoeacutetablit ainsi lrsquohomme eacuteveilleacute doit ecirctre

consideacutereacute comme eacutetant laquo plus vivant raquo que lrsquohomme dormant lrsquohomme qui exerce une

capaciteacute bellement (kalocircs) et correctement (eu) sera dans le mecircme rapport de plus et de moins

avec celui qui lrsquoexerce seulement Les premiers possegravedent eacutegalement une prioriteacute logique par

rapport aux seconds parce que ces derniers srsquoexpliquent par reacutefeacuterence aux premiers qui

donnent le sens souverain et propre de la capaciteacute en question Labarriegravere suivant la mecircme

logique srsquointerroge

Plutocirct que drsquoen appeler agrave la distinction entre un sens litteacuteral et meacutetaphorique ne

pourrions-nous plutocirct comprendre que crsquoest au sens souverain propre ou strict que

lrsquohomme est un animal politique car crsquoest lui qui exerce au mieux cette capaciteacute

tandis que les autres animaux politiques ne seraient dits tels que parce que par

reacutefeacuterence agrave lrsquohomme ils sont capables drsquoexercer certaines de ces capaciteacutes 81

La reacuteponse de Labarriegravere sera affirmative Ce second fil drsquoargument nrsquoest pas sans rapport

avec le premier Comme en atteste le fait que le langage humain (logos) a comme sa fonction

la communication du bien et du mal et donc du juste et de lrsquoinjuste la politiciteacute humaine

prend agrave la diffeacuterence des autres animaux politiques une forme eacutethique et selon Labarriegravere

crsquoest dans ce sens que lrsquohomme exerce la capaciteacute politique plus correctement plus bellement

et plus exactement82 Crsquoest ce dernier point qui sera examineacute dans le reste de cette section

Il nrsquoest pas lieu ici drsquoentrer dans tous les deacutetails des analyses que Labarriegravere a

deacuteveloppeacutees sur la psychologie animale Seront examineacutees dans ce qui suit uniquement ses

interpreacutetations agrave partir des reacutesultats auxquels il aboutit dans ce domaine sur le degreacute eacuteleveacute du

caractegravere politique de lrsquohomme

Nous avons dit que Labarriegravere projetait la diffeacuterenciation des animaux politiques selon

le plus ou le moins sur une eacutechelle Il faudra drsquoabord voir comment il constitue exactement

cette eacutechelle Selon Aristote tous les animaux par le fait drsquoecirctre doueacutes de la sensation ont

accegraves agrave une sorte de gnosis (Met A 1 980b21 sq APost II 19 99b34-100a14 cf aussi

GA I 23 731a24 sq) Chez certains animaux srsquoajoute agrave cette forme minimale de connaicirctre la 81 J-L Labarriegravere Langage vie politique op cit p 114 82 Ibid p 119-120 et p 126

132

meacutemoire qui srsquoobtient gracircce agrave la persistance de lrsquoaisthema Il srsquoagit lagrave drsquoun seuil ougrave apparaicirct

une premiegravere diffeacuterence de degreacute entre les intelligences des animaux ceux pour qui la

meacutemoire naicirct de la sensation sont plus intelligents que ceux qui ne la possegravedent pas (Met A

1 980b21) Pourtant il existe encore une diffeacuterence de perfection entre ceux qui possegravedent la

seule meacutemoire sans posseacuteder la capaciteacute drsquoapprendre et ceux qui sont aussi aptes agrave apprendre

Ce dernier seuil de perfection est lrsquoœuvre de lrsquoouiumle selon Aristote (b21-25) Lrsquoabeille est

lrsquoexemple drsquoAristote pour ces animaux qui posseacutedant la meacutemoire sont intelligents83 mais

eacutetant deacutepourvu de lrsquoouiumle deacutepourvus par conseacutequence de la capaciteacute drsquoapprendre Or lrsquoabeille

nrsquoest pas deacutepourvue uniquement de lrsquoouiumle et donc de la capaciteacute drsquoapprendre elle est

eacutegalement deacutepourvue de la phantasia (DA III 3 428a11)84 Comme le note Labarriegravere la

phantasia marque un niveau de perfection dans le monde animal comme en teacutemoignent

lrsquoexemple de lrsquoabeille et le fait qursquoAristote ne reconnaicirct la possession de la phantasia qursquoagrave

certains animaux sans lrsquoaccorder agrave tous (DA II 3 415a6-11) Il souligne que les animaux qui

ne possegravedent pas de phantasia sont en mecircme temps deacutepourvus de la phocircnecirc le paradigme de la

communication animale selon Aristote La voix eacutetant laquo un son chargeacute de signification

(psophos secircmantikos) raquo et non pas nrsquoimporte quel son ou bruit reacutepond agrave quelque

laquo phantasia raquo (DA II 8 420b 32) Il en reacutesulte donc que la phocircnecirc avec lrsquoouiumle correspond agrave

un niveau de perfection pour la communication animale laquo Or dit Labarriegravere la voix et lrsquoouiumle

sont des perfections crsquoest-agrave-dire des faculteacutes non indispensables qui soutient le De Anima

ont pour fonction lsquola perception de certains signesrsquo et lsquola communication par signes avec

83 Selon Aristote lrsquoabeille animal non sanguin est plus intelligent que certains animaux sanguins cf PA II 4

650b24-27 84 DA III 3 428a8-11 laquo Ensuite le sens est toujours preacutesent [chez tout les animaux] mais non la

repreacutesentation Or si crsquoeacutetait en acte la mecircme chose on pourrait admettre que toutes les becirctes soient doueacutees de

repreacutesentation Mais il semble que ce ne soit pas le cas Ainsi chez la fourmi lrsquoabeille ou le ver [εἶτα αἴσθησις

μὲν ἀεὶ πάρεστι φαντασία δ οὔ εἰ δὲ τῇ ἐνεργείᾳ τὸ αὐτό πᾶσιν ἂν ἐν δέχοιτο τοῖς θηρίοις φαντασίαν ὑπάρχειν

δοκεῖ δ οὔ οἷον μύρμηκι ἢ μελίττῃ ἢ σκώληκι] raquo Certains eacutediteurs (Labarriegravere cite Torstrik [Berlin 1862])

corrigent le MS et donnent pour la derniegravere ligne laquo μύρμηκι ἢ μελίττῃ σκώληκι δ οὔ raquo Si on fait cette

correction crsquoest qursquoil semble difficile de nier la phantasia aux animaux comme la fourmi et lrsquoabeille qui sont

doteacutes du mouvement local et donc on cherche agrave eacutelargir le groupe drsquoanimaux posseacutedant la phantasia Labarriegravere

preacutefegravere de garder le texte original et il souligne qursquoil est possible selon Aristote drsquoexpliquer le mouvement

local par la seule aisthesis parce qursquoelle suffit sans lrsquointervention de la phantasia agrave creacuteer le deacutesir neacutecessaire

pour qursquoil y ait mouvement local (laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo Phronesis 29

1984 p 17-49 [p 23])

133

autruirsquo (hopocircs segravemainetai ti autocirc hopocircs segravemainegrave heterocirc ti) raquo 85 Labarriegravere obtient ainsi

lrsquoeacutechelle suivante

Le fait que lrsquoabeille soit donneacutee comme exemple drsquoanimal deacutepourvu drsquoouiumle et

drsquoimagination incite agrave lier phantasia et akoegrave de telle sorte que ces derniegraveres

repreacutesentent lagrave-aussi une lsquoplus-valuersquo par rapport agrave la seule meacutemoire instaurant ainsi

une hieacuterarchie entre les animaux seulement sensitifs les animaux doueacutes de meacutemoire

donc intelligents et les animaux doueacutes drsquoimagination drsquoouiumle et de voix donc

intelligents capables drsquoapprendre voire drsquoenseigner86

Retenons pour y revenir ulteacuterieurement que lrsquoabeille lrsquoautre paradigme de lrsquoanimal politique

pour le Stagirite est un animal deacutepourvu de lrsquoouiumle de la phantasia de la phocircnecirc de la capaciteacute

drsquoapprendre et donc drsquoenseigner

Labarriegravere eacutetaye ses analyses au sujet de la diffeacuterence politique entre lrsquohomme et les

autres animaux sur une lecture du deacuteveloppement de lrsquoargument geacuteneacuteral du deuxiegraveme chapitre

du livre I des Politiques Selon Labarriegravere lrsquoargument de ce chapitre se deacuteveloppe en deux

temps Il appelle la premiegravere partie laquo lrsquoargument par nature raquo87 dont la conclusion serait

annonceacutee en 1253a1-3 laquo Drsquoapregraves ces consideacuterations (ek toutocircn) il apparaicirct donc clairement

(phaneron) que la citeacute fait partie des choses naturelles et que lrsquohomme est un animal politique

par nature raquo Ce premier argument deacuteduit donc la naturaliteacute du caractegravere politique de lrsquohomme

de la naissance progressive de la polis agrave partir des communauteacutes plus eacuteleacutementaires et toujours

naturelles Ce fait eacutetant ainsi eacutetabli drsquoapregraves Labarriegravere en 1253a7-9 lrsquoargument du chapitre

prend une tournure avec la locution laquo diotihellip degravelon raquo Ce deuxiegraveme argument qursquoil nomme

laquo lrsquoargument par logos raquo88 est introduit par la phrase suivante laquo Ainsi il est eacutevident que

(dioti de degravelon) lrsquohomme est un animal politique agrave un plus haut degreacute que (mallon) toute

abeille ou tout animal greacutegaire raquo Apregraves cette phrase drsquointroduction Aristote explique qursquoalors

que la phocircnecirc suffit pour la communication du plaisir et de la douleur et que les autres

animaux eux aussi en sont doueacutes seul lrsquohomme seul animal posseacutedant lrsquoaisthecircsis du bien et

du mal et donc du juste et de lrsquoinjuste est doueacute du logos le langage89 Selon Labarriegravere avec

85 J-L Labarriegravere laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo Philosophie 11 1986 p 25-46 [p 36] 86 J-L Labarriegravere laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo loc cit p 34 87 J-L Labarriegravere laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo loc citp 27 88 Ibid p 33 89 Labarriegravere (ibid p 34) ainsi explique les fonctions de ces deux modes de communication laquo En tant

qursquoanimaux et non pas seulement lsquovivantsrsquo humains et becirctes sont doueacutes drsquoaisthesis de perception sensible

134

ce deuxiegraveme argument Aristote ne chercherait plus agrave consolider la conclusion du premier

mais aurait maintenant une nouvelle viseacutee prouver que lrsquohomme est politique agrave un plus haut

degreacute que les autres Agrave cette fin il introduirait un nouvel aspect dans son argument geacuteneacuteral

la diffeacuterence entre la phocircnecirc et le logos Cette diffeacuterence entre deux modes de communication

nous donnerait selon Labarriegravere la diffeacuterence de degreacute entre la politiciteacute humaine et celle des

autres animaux

Drsquoapregraves Labarriegravere la possession de lrsquoaisthecircsis du bien et du mal compareacutee agrave

lrsquoaisthecircsis des autres animaux limiteacutee agrave la douleur et au plaisir constitue chez lrsquohomme une

laquo plus value raquo par rapport agrave ceux-ci Cette diffeacuterence se double de la diffeacuterence entre la phocircnecirc

et le logos Cette laquo plus valueraquo qui nous donnera la diffeacuterence politique de lrsquohomme est agrave

rapporter selon Labarriegravere agrave la diffeacuterence entre les phantasiai des animaux parce que crsquoest la

phantasia qui produit en premier lieu ce que la phocircnecirc et le logos sont supposeacutes communiquer

Donc la diffeacuterence principale qui manifesterait la diffeacuterence politique de lrsquohomme est celle

entre les phantasiai

Comme la phantasia chez Aristote est cette faculteacute qui preacutesente agrave un animal ce qursquoil

laquo phantasme raquo comme eacutetant quelque chose agrave poursuivre (ou agrave fuir) crsquoest-agrave-dire deacutesirable (ou

deacutetestable) Labarriegravere cherche la diffeacuterence entre la phantasia humaine et la phantasia

animale dans la psychologie du mouvement90 Selon le Du mouvement des animaux 8

702a17-19 la phantasia qui preacutepare le deacutesir deacuteclenchant le mouvement chez les animaux se

produit soit par la penseacutee (noecircsis) soit par la sensation Labarriegravere note que cette derniegravere

distinction se fait lrsquoeacutecho de la distinction faite en De Anima III 11 434a5-7 et 10 433b 29

entre phantasia aisthetikecirc et phantasia logistikecirc-bouleutikecirc Selon Aristote alors que la

premiegravere appartient agrave beaucoup drsquoanimaux (y compris lrsquohomme) la seconde nrsquoest le fait que

de cet animal posseacutedant la faculteacute calculatrice de lrsquoacircme crsquoest-agrave-dire le logistikon Drsquoougrave enfin

la possibiliteacute de lrsquoopinion (doxa) chez lrsquohomme car il est capable gracircce agrave sa faculteacute

calculatrice de former un seul laquo phantasme raquo agrave partir de plusieurs et de syllogiser (434a9-11)

laquo Opinion calcul et deacutelibeacuteration en conclut Labarriegravere preacutecisent la diffeacuterence que nous

recherchons raquo91 Si donc lrsquolaquo opinion raquo creuse la diffeacuterence entre lrsquohomme et lrsquoanimal crsquoest

que son meacutecanisme entraicircne une seacuterie drsquoautres processus psychiques que la phantasia

seulement aisthetikecirc nrsquoimplique pas

mais agrave qui ne possegravede que lrsquoaisthesis de la douleur et du plaisir la phocircnegrave suffit tandis qursquoagrave qui possegravede

lrsquoaisthesis du bien et du mal il faut le logos raquo 90 J-L Labarriegravere laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo loc cit p 26-30 91 J-L Labarriegravere laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo loc cit p 38

135

Mais en fait lrsquoopinion srsquoaccompagne de conviction (pistis) On ne saurait en effet se

forger des opinions sans en ecirctre convaincu Or la conviction ne se precircte agrave aucune des

becirctes tandis que la repreacutesentation se precircte agrave beaucoup De plus si toute opinion

entraicircne la conviction et celle-ci la persuasion (to pepeisthai) la persuasion de son

cocircteacute entraicircne le logos (DA III 3 428a19-23)92

Labarriegravere note que dans la mesure ougrave la conviction et la persuasion impliquent la capaciteacute

drsquoeffectuer un raisonnement (logismon - DA III 11434a 8) elles supposent agrave la diffeacuterence du

caractegravere immeacutediat de ce qui relegraveve de la phantasia aisthetikecirc une certaine meacutediation La

notion de laquo pistis raquo en tant qursquoune forme drsquohypolepsis (Top IV 5 126b17-19) montre que les

deacutesirs que lrsquohomme eacuteprouve venant drsquoune persuasion (ek tou peisthecircnai ndash Rheacutet 1 11

1370a18-25) sont en effet preacutepareacutes par une phantasia qui est elle-mecircme deacutelibeacuterative et

calculatrice Cela dit la phantasia-logistikecirc produite par la noecircsis deacutepassant lrsquoimmeacutediate

laquo estheacutetique raquo de la phantasia aisthetikecirc va note Labarriegravere laquo jusqursquoagrave (re)preacutesenter quelque

chose de quelque chose (ti kata tinos De Anim III 6 430b26) et a donc partie lieacutee avec

lrsquoeacutenonciation (phasis) raquo 93 tandis que celle-lagrave nrsquoeacutetant qursquoimmeacutediate ne permet que de

repreacutesenter quelque chose Cette diffeacuterence entre les capaciteacutes communicationnelles de la

phocircnecirc et du logos constitue ce que Labarriegravere appelle un laquo critegravere rheacutetorique raquo94 un critegravere qui

marquerait la diffeacuterence politique de lrsquohomme Le critegravere rheacutetorique nous permet de

comprendre que

[les signes de logos] ne soient pas seulement des simples signes indicatifs comme le

sont ceux de la phocircnegrave animale mais qursquoils soient des symboles composeacutes articuleacutes et

conventionnels (De Int 1-4 Poeacutet 20)95

Le fait que le logos nrsquoest pas simplement laquo signe de raquo mais qursquoil dit laquo quelque chose de

quelque chose raquo rend selon Labarriegravere laquo possible le partage des opinions dans lrsquoouverture

drsquoune espace public gracircce agrave une hermegraveneia forte ne se reacuteduisant pas agrave une simple lsquotraductionrsquo

en signes indicatifs et immeacutediats de ce qursquoil y a agrave signifier raquo96

Du fait que les animaux sont deacutepourvus de la perception du bien et du mal et de toute

oratio qui leur permettrait drsquoouvrir un espace ethico-politique pour la communication des

92 Labarriegravere renvoie agrave ce passage dans laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo loc cit p 38 93 J-L Labarriegravere laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo loc cit p 30 94 Ibid p 42-45 95 J-L Labarriegravere laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo loc cit p 38 96 Ibid

136

opinions au sujet du juste et de lrsquoinjuste Labarriegravere conclut que le type de phantasia propre agrave

lrsquohomme et son logos entraicircnent une laquo plus value raquo qui constitue le degreacute eacuteleveacute de son

caractegravere politique97

VI Reconnaicirctre lrsquoanimal politique

Le but ici nrsquoest pas drsquoexaminer les analyses de Labarriegravere concernant la psychologie

de la phocircnecirc et du logos bien que la conclusion qursquoil en tire soit drsquoun inteacuterecirct capital pour

expliquer le degreacute speacutecial de la politiciteacute humaine Mon objection principale est la suivante il

est certain que les diffeacuterences des phantasiai et la diffeacuterence entre la phocircnecirc et le logos rendent

compte drsquoune certaine diffeacuterenciation entre la vie politique de lrsquohomme et celle des autres

animaux politiques Cependant il nrsquoest pas aussi certain qursquoelles expliquent aussi que

lrsquohomme est plus politique que les autres Autrement dit la pertinence de ces diffeacuterences pour

cette derniegravere question nrsquoest pas aussi eacutevidente que le preacutetend Labarriegravere Il srsquoagit du mecircme

problegraveme qursquoavec Kullmann il nrsquoest pas neacutecessaire que les diffeacuterences qui apportent des

modifications radicales et incommensurables dans la vie politique de lrsquohomme soient

eacutegalement les diffeacuterences qui nous permettront de rendre compte du degreacute eacuteleveacute de sa

politiciteacute par rapport aux autres animaux

Pour eacutevaluer les analyses de Labarriegravere je pense qursquoil est indispensable de srsquointerroger

sur le cas de lrsquoabeille Il constate que le cas de lrsquoabeille animal sourd deacutepourvu de la

phantasia et de la phocircnecirc pose un problegraveme pour ses analyses Lorsqursquoil aborde le rocircle de la

phocircnecirc dans la politiciteacute animale il dit

Bien que dans un texte plus que ceacutelegravebre (Pol I 2 1253a7-18) Aristote semble lier la

lsquopoliticiteacutersquo humaine au logos tandis qursquoil rapporte la lsquopoliticiteacutersquo ou lsquosociabiliteacutersquo

animale agrave la phocircnegrave il faut cependant remarquer que la meacutemoire suffit agrave rendre

lsquopolitiquesrsquo certains animaux Crsquoest en effet au moins le cas de lrsquoabeille toujours

classeacutee parmi les animaux lsquopolitiquesrsquo et lsquointelligentsrsquo bien qursquoelle soit on lrsquoa vu

priveacutee de phantasia drsquoakouegrave et de phocircnegrave Qursquoen ce passage de la Politique elle soit le

seul animal nommeacute nrsquoautorise pour autant pas agrave la doter de phocircnegrave afin de la rendre

lsquopolitiquersquo puisque la meacutemoire y suffit98

97 J-L Labarriegravere laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo loc cit p 43-44 98 J-L Labarriegravere laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo loc cit p 41 Pour une

explication parallegravele voir Labarriegravere laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo loc cit p 36

137

Il me semble que le cas de lrsquoabeille pose un problegraveme plus profond

On a deacutejagrave vu que Labarriegravere mettait les animaux sur une eacutechelle hieacuterarchique geacuteneacuterale

agrave partir de ceux qui sont seulement sensitifs jusqursquoagrave ceux qui sont doueacutes de la phantasia Les

animaux doueacutes uniquement de la meacutemoire se situeraient donc au niveau peacutenultiegraveme de cette

eacutechelle geacuteneacuterale On a aussi vu qursquoil deacuteterminait le degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute humaine agrave

lrsquointeacuterieur mecircme du niveau occupeacute par les animaux doueacutes de la phantasia tout en la

rapportant agrave la diffeacuterence entre la phocircnecirc et le logos deux traits qui font leur apparition agrave ce

mecircme niveau Il srsquoensuit donc que la hieacuterarchie des animaux politiques suit et se comprend

selon lrsquoeacutechelle geacuteneacuterale du monde animal Labarriegravere projette la seconde sur la premiegravere et

crsquoest ainsi que srsquoobtiennent les diffeacuterences de degreacute entre les politiciteacutes des animaux

diffeacuterents Comme la diffeacuterence politique de lrsquohomme se manifesterait au seuil ougrave lrsquoon passe

de la phantasia aisthetikecirc agrave la phantasia bouleutikecirc lrsquohomme se situerait donc au sommet non

seulement de lrsquoeacutechelle geacuteneacuterale mais eacutegalement de la hieacuterarchie des animaux politiques

Lrsquoabeille ne satisfaisant que la condition laquo suffisante raquo drsquoecirctre politique (agrave savoir la meacutemoire)

prend sa place au pied de cette hieacuterarchie politique Bref selon ce schegraveme lrsquoabeille sera

lrsquoanimal le moins politique et lrsquohomme le plus politique La diffeacuterence politique la plus

grande serait donc entre lrsquohomme et lrsquoabeille99

Le premier problegraveme avec la projection drsquoune telle eacutechelle sur les diffeacuterences de plus

et de moins entre les animaux politiques est qursquoAristote ne nous dit nulle part que lrsquoabeille est

moins politique que tel ou tel autre animal (sauf lrsquohomme) ni ne dit ou laisse entendre que

lrsquoabeille est lrsquoanimal le moins politique Nous ne sommes donc pas en position drsquoaffirmer que

la meacutemoire et lrsquointelligence qursquoelle entraicircne sont laquo suffisantes raquo pour ecirctre politique Comme

on ne sait pas si lrsquoabeille est vraiment lrsquoanimal le moins politique le plus que lrsquoon peut dire au

sujet du rapport entre la possession de la meacutemoire et ecirctre politique est que la premiegravere est une

condition neacutecessaire Qursquoelle soit suffisante ou non nous ne le savons pas

Cependant cette premiegravere constatation indique un problegraveme plus profond celle de la

pertinence des critegraveres obtenus sur une telle eacutechelle agrave ecirctre un animal politique

99 Et la fourmi aussi eacutetant donneacute qursquoelle est aussi deacutepourvue de la phantasia La question de savoir srsquoil existe

pour Aristote des animaux politiques autre que ceux qursquoil eacutenumegravere dans lrsquoHA nrsquoinfirme pas la pertinence de ces

analyses parce qursquoil nrsquoy a aucune impossibiliteacute logique pour lrsquoexistence des autres animaux politiques dont les

constitutions psychiques pourraient manifester des diffeacuterences correspondant aux diffeacuterentes niveaux de cette

hieacuterarchie Labarriegravere semble supposer une telle possibiliteacute parce qursquoil est drsquoavis qursquoAristote lie la politiciteacute

animale agrave la phocircnecirc (1986 p 36 passage citeacute supra) et la grue et lrsquohomme ne sont eacutevidemment pas les seul

animaux doteacutes de la phocircnecirc

138

Commenccedilons par cette question si Aristote avait vraiment voulu en Pol I 2

1253a7-18 insister sur le rocircle que jouerait la diffeacuterence entre la phocircnecirc et le logos dans la

deacutetermination du plus haut degreacute du caractegravere politique de lrsquohomme et srsquoil cherchait vraiment

agrave construire un argument (laquo argument par logos raquo) agrave partir drsquoune comparaison entre ces

animaux doueacutes uniquement de la phocircnecirc et lrsquohomme pourquoi aurait-il choisi comme son

exemple de comparaison un animal deacutepourvu de tout ce qui donnerait les termes drsquoune telle

comparaison Pourquoi au lieu de nommer lrsquoabeille il nrsquoa pas donneacute lrsquoexemple de la grue

qui fait partie de la liste des animaux politiques de lrsquoHA La grue eacutetant un animal doueacute des

cinq sens serait eacutegalement doueacutee de la phantasia Elle aurait donc eacuteteacute un meilleur exemple

pour reacuteveacuteler une diffeacuterence de degreacute tout simplement parce qursquoelle se situe au mecircme

laquo eacutetage raquo de la hieacuterarchie agrave lrsquointeacuterieur duquel se manifesterait le degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute

humaine le niveau des animaux doueacutes de la phantasia Avec lrsquoabeille la comparaison donne

plutocirct lrsquoimpression drsquoune diffeacuterence de nature parce que lrsquohomme et lrsquoabeille se trouvent aux

extrecircmes opposeacutes de la hieacuterarchie Avec lrsquoexemple de la grue qursquoil srsquoagisse bien drsquoune

diffeacuterence de degreacute se voit plus clairement parce que lrsquoabsence de ce qui est requis pour la

laquo plus value raquo constitutive drsquoune telle diffeacuterence se voit beaucoup plus facilement et drsquoune

maniegravere plus intelligible En outre avec ses cinq sens et avec sa phantasia la grue est un

oiseau qui saurait satisfaire le critegravere de communication un autre lsquodomainersquo agrave lrsquointeacuterieur

duquel se dresse la diffeacuterence de degreacute de lrsquohomme En effet nrsquoimporte quel oiseau doueacute

drsquoune langue large satisfera cette derniegravere condition Lisons le passage suivant du PA II 17

sur le rocircle joueacute par les caracteacuteristiques de la langue dans la formation de la voix 100

Le fait drsquoecirctre large inclut la possibiliteacute drsquoecirctre eacutetroite car dans le grand il y a aussi le

petit mais pas le grand dans le petit Et crsquoest pourquoi parmi les oiseaux ceux qui

prononcent le mieux des phonegravemes ont la langue plus large que les autres [hellip]

Certains oiseaux en revanche eacutemettent beaucoup de sons et les rapaces ont la langue

plus large Ce sont les plus petits qui eacutemettent beaucoup de sons Tous se servent de

leur langue aussi pour se comprendre mutuellement mais certains mieux que drsquoautres

si bien qursquoil semble mecircme que dans certains ils apprennent les uns des autres

(660a27-b1)101

100 Pour la physiologie de la voix animale voir Labarriegravere Langage vie politique op cit ch 1 p19-59 101 Ἔν τε τῷ πλατεῖαν εἶναι καὶ τὸ στενήν ἐστιν ἐν γὰρ τῷ μεγάλῳ καὶ τὸ μικρόν ἐν δὲ τῷ μικρῷ τὸ μέγα οὐκ

ἔστιν Διὸ καὶ τῶν ὀρνίθων οἱ μάλιστα φθεγγόμενοι γράμματα πλατυγλωττότεροι τῶν ἄλλων εἰσίν [hellip]Τῶν δ

ὀρνίθων ἔνιοι πολύφωνοι καὶ πλατυτέραν οἱ γαμψώνυχοι ἔχουσιν Πολύφωνοι δ οἱ μικρότεροι Καὶ χρῶνται τῇ

γλώττῃ καὶ πρὸς ἑρμηνείαν ἀλλήλοις πάντες μέν ἕτεροι δὲ τῶν ἑτέρων μᾶλλον ὥστ ἐπ ἐνίων καὶ μάθησιν εἶναι

139

Si on considegravere ce passage agrave lrsquoaune de la question de lrsquoanimal politique on y verra en fait le

mecircme problegraveme qursquoavec lrsquoabeille mais inverseacute on peut supposer que les oiseaux aux ongles

recourbeacutes eacutetant doteacutes drsquoune langue large soient de laquo bons prononceurs raquo et que relativement

au haut niveau de leurs capaciteacutes phoniques ils auraient eacutegalement une haute capaciteacute

hermeacuteneutique Enfin le niveau eacuteleveacute de leurs capaciteacutes hermeacuteneutiques les rendrait aptes agrave

enseigner et agrave apprendre en communiquant avec talent des informations entre eux (mecircme

srsquoils sont agrave cet eacutegard infeacuterieurs aux petits oiseaux) Cependant selon HA I 1 488a4-5

aucun oiseau agrave ongles recourbeacutes nrsquoest greacutegaire et comme les animaux politiques constituent

un sous-groupe des animaux greacutegaires il srsquoensuit que aucun oiseau agrave ongles recourbeacutes nrsquoest

politique non plus

Pour clarifier le problegraveme que pose le cas de lrsquoabeille aux analyses de Labarriegravere le

fait que lrsquoabeille soit un animal sourd deacutepourvu de la phantasia et donc de la phocircnecirc et de la

capaciteacute drsquoenseigner et drsquoapprendre (par voie de communication langagiegravere) montre que tous

les critegraveres que Labarriegravere mobilise pour construire une eacutechelle rangeant les animaux selon

une hieacuterarchie et cela de maniegravere agrave obtenir par la suite une gamme de plus et de moins entre

les animaux politiques nrsquoappartiennent pas en effet en commun agrave ces derniers En drsquoautres

termes ces critegraveres nrsquoappartiennent pas aux animaux politiques en tant qursquoanimaux

politiques et ils ne sont pas pertinents pour identifier le groupe laquo animal politique raquo en tant

que tel Formulons le point inverse comme il existe des animaux non-politiques qui sont tout

de mecircme doteacutes de la phantasia et de la phocircnecirc et donc drsquoune certaine capaciteacute de

communication ces critegraveres ne sont pas pertinents pour la reconnaissance de lrsquoanimal

politique

On pourrait objecter que lrsquoeacutechelle construite par Labarriegravere dans la mesure ougrave elle est

une eacutechelle extensive couvrant tous les animaux qursquoils soient politiques ou non demeure

pertinente pour les animaux politiques puisque la hieacuterarchie qui regravegne entre ces derniers

suivra elle aussi cette mecircme eacutechelle srsquoil est vrai qursquoil y a une hieacuterarchie dans le monde

animal geacuteneacuteral entre la possession limiteacutee de la meacutemoire et la possession de la phantasia-

logistikecirc-bouleutikecirc la hieacuterarchie des animaux politiques ne serait qursquoune instance laquo locale raquo

de la hieacuterarchie globale Cela est sans doute vrai et il semble que Labarriegravere fonde ses

analyses sur cette supposition Pourtant lrsquoexistence des animaux qui alors qursquoils tiennent une δοκεῖν παρ ἀλλήλων Voir aussi HA II 13 504a35-b3 laquo Tous les oiseaux ont une langue mais ils lrsquoont

dissemblable les uns lrsquoont allongeacutee les autres courte Mieux que les autres animaux ce sont quelques oiseaux

qui prononcent le mieux apregraves lrsquohomme les phonegravemes et parmi eux encore ce sont surtout ceux dont la langue

est large raquo (traduction de Bertier modifieacutee)

140

place sur lrsquoeacutechelle globale ne peuvent pas se voir accorder une place dans la hieacuterarchie

laquo locale raquo des animaux politiques prouve que les raisons qui nous permettent de reconnaicirctre

leur place sur lrsquoeacutechelle geacuteneacuterale ne nous expliquent pas leur absence dans lrsquoeacutechelle laquo locale raquo

tout simplement parce qursquoelles impliquent le contraire Elles requiegraverent en fait que ces

animaux tiennent une place deacutetermineacutee et preacutecise sur lrsquoeacutechelle restreinte des animaux

politiques parce que cette derniegravere est construite selon le mecircme rationale que lrsquoeacutechelle

globale Pourquoi donc leur nier une place dans lrsquoune alors que lrsquoon lrsquoaccorde dans lrsquoautre

Il nrsquoy a aucune raison et pourtant crsquoest le cas les animaux non politiques sont des animaux

non politiques Qursquoil existe des animaux non politiques qui meacuteriteraient tout de mecircme (crsquoest-

agrave-dire si on suit la logique imposeacutee par les critegraveres employeacutes) drsquoavoir une place parmi les

animaux politiques nous montre que notre eacutechelle laquo locale raquo des animaux politiques ne les

range pas en tant qursquoanimaux politiques

Mais comment sait-on vraiment que certains animaux bien qursquoils satisfassent les

critegraveres de lrsquoeacutechelle locale des animaux politiques ne peuvent pas tout de mecircme avoir une

place sur cette eacutechelle Il nrsquoy a qursquoun seul moyen de le savoir la connaissance preacutealable du

fait que les uns sont politiques et les autres non Ce nrsquoest ni la meacutemoire ni la phantasia ni la

phocircnecirc ni le logos qui nous permet drsquoidentifier notre sujet drsquoeacutetude Le seul moyen de justifier

que ces critegraveres concernent bel et bien les animaux politiques est de se dire preacutealablement

qursquoil srsquoagit bel et bien des animaux politiques Crsquoest nous qui rendons ces critegraveres pertinents

aux animaux politiques sinon il nrsquoexiste aucune diffeacuterence politique entre les animaux

politiques et les animaux non politiques qui pourrait ecirctre expliqueacutee en faisant recours agrave ces

critegraveres Donc lorsqursquoon travaille avec ces critegraveres la seule possibiliteacute de savoir que lrsquoon

travaille bien sur les animaux politiques est de preacutesupposer que lrsquoon travaille bien sur les

animaux politiques Sinon les critegraveres ne nous diront rien sur ce point Drsquoougrave leur

laquo impertinence raquo pour reconnaitre le groupe drsquoanimaux politiques On revient donc avec

Labarriegravere au mecircme point selon son approche ces animaux seront drsquoabord politiques (on

preacutesuppose ce fait) et ce nrsquoest qursquoapregraves qursquoils seront plus (ou moins) politiques et cela selon

les critegraveres qursquoils ne partagent pas en commun et en tant qursquoanimaux politiques

Or mecircme ce dernier point nrsquoest pas sans poser problegraveme Comment un trait accidentel

au caractegravere politique drsquoun animal peut-il ecirctre pertinent agrave son ecirctre plus (ou moins) politique

par rapport agrave un autre animal politique Comment peut-on suggeacuterer qursquoil explique une telle

diffeacuterence Comme la hieacuterarchie globale qursquoeacutetablit Labarriegravere tient une extension plus large

que le groupe drsquoanimaux politiques et comme ce ne sont pas uniquement les animaux

politiques qui manifestent les diffeacuterences constitutives de cette hieacuterarchie globale le seul

141

moyen de voir que la comparaison faite entre les animaux politiques selon les critegraveres

emprunteacutes agrave cette hieacuterarchie globale correspond vraiment agrave une diffeacuterenciation de plus et de

moins entre les animaux politiques est de preacutesupposer cette derniegravere diffeacuterence La

comparaison hieacuterarchique faite entre les animaux politiques selon les critegraveres de la hieacuterarchie

globale est en effet accidentelle aux diffeacuterenciations entre les animaux politiques en tant

qursquoanimaux politiques En teacutemoigne le passage suivant des Cateacutegories

Et en geacuteneacuteral lorsque de deux termes ni lrsquoun ni lrsquoautre nrsquoadmet lrsquoeacutenonciation drsquoun

objet donneacute on ne dira pas que lrsquoun des deux est plus cela que lrsquoautre (11a12-13)

Pour que cette diffeacuterence entre la meacutemoire et la phantasia-logistikecirc soit valide entre lrsquoabeille

et lrsquohomme il nrsquoest pas neacutecessaire que ces derniers admettent lrsquoappellation laquo politikon raquo De

mecircme pour qursquoelle corresponde agrave une certaine hieacuterarchie de perfection entre ces deux

animaux il nrsquoest pas neacutecessaire non plus que lrsquoun des deux soit plus laquo cela (ie politique) raquo

que lrsquoautre Or pour qursquoelle puisse ecirctre intelligiblement projeteacutee sur le groupe drsquoanimaux

politiques de maniegravere agrave correspondre agrave une diffeacuterenciation de plus et de moins entre ces

animaux notre projection doit preacutealablement savoir identifier ses viseacutees et leurs positions

relatives de lrsquoun agrave lrsquoautre Donc contrairement agrave la preacutetention de Labarriegravere la diffeacuterence

entre la meacutemoire et la phantasia drsquoune part et celle entre la phocircnecirc et le logos de lrsquoautre part

loin drsquoexpliquer la diffeacuterence de degreacute entre les animaux politiques pour ecirctre intelligiblement

lieacutees agrave cette derniegravere diffeacuterence la preacutesupposent

Pourquoi les analyses de Labarriegravere se heurtent-elles agrave ces difficulteacutes Le problegraveme de

fond est le suivant ce nrsquoest pas que les animaux politiques ne possegravedent pas les traits dont

parle Labarriegravere crsquoest qursquoils ne les possegravedent pas en tant qursquoanimaux politiques Ces

difficulteacutes sont ineacutevitables pour celui qui cherche agrave expliquer pour les membres drsquoun mecircme

groupe drsquoanimaux les diffeacuterences selon le plus ou le moins non pas en suivant les

diffeacuterenciations des traits qursquoils partagent en commun mais suivant les traits qursquoils ne

partagent pas102 Du moins crsquoest ce qursquoAristote nous dit dans certains passages de ses traites

zoologiques Pour ce dernier point il nous faut revenir un moment sur le sens de la division

aristoteacutelicienne 102 Pour la question de savoir comment selon Aristote on arrive agrave identifier un groupe drsquoanimaux dans sa

diffeacuterence avec un autre cf PA I 4 644a14-22 5 645b3-28 et HA I 1 486a14-487a10 Ces passages seront

au centre des analyses du reste de cette section Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale on doit distinguer les degreacutes de

similariteacute et de diffeacuterence entre les animaux Les animaux entre lesquels il nrsquoexiste que des diffeacuterences de degreacute

(crsquoest-agrave-dire les animaux qui sont plus ou moins identiques) doivent ecirctre traiteacutes dans la mecircme classe alors que

ceux dont les similariteacutes ne sont qursquoanalogiques doivent ecirctre traiteacutes seacutepareacutement

142

VII La rigueur de la division aristoteacutelicienne

Aujourdrsquohui la plupart des eacuterudits srsquoaccordent agrave dire que lrsquoHA ne cherche ni une

classification systeacutematique des animaux ni agrave fournir des descriptions exhaustives pour des

animaux dont elle traite On cite souvent le passage ci-dessous de David Balme pour sa faccedilon

concise de preacutesenter lrsquointention du Stagirite dans lrsquoHistoria Animalium

To any reader looking for information about given genera or species the HA seems an

incoherent jumble Yet Aristotle does state his purpose lsquofirst to grasp the differentiae

and attributes that belong to all animals then to discover their causesrsquo (HA I 491a9)

The HA is a collection and preliminary analysis of the differences between animals

The animals are called in as witnesses to differentiae not in order to be described as

animals103

Pour Aristote le besoin de saisir drsquoabord les differentiae appartenant agrave tous les animaux est

en partie une question concernant lrsquoeacuteconomie de la meacutethode de division Au tout deacutebut des

PA dans un passage ougrave il srsquointerroge sur la meacutethode approprieacutee que le naturaliste doit

employer dans ses recherches Aristote dit

Il ne faut donc pas rester dans lrsquoincertitude sur la faccedilon de conduire lrsquoexamen

jrsquoentends sur cette question de savoir srsquoil faut commencer par des consideacuterations

communes suivant les genres et passer en dernier lieu agrave lrsquoeacutetude de ce qui est propre agrave

chacun ndash ou bien srsquoil faut immeacutediatement eacutetudier chaque espegravece en particulier (I 1

639b 4-6)

Aristote va opter pour la premiegravere approche Car sinon eacutetudiant chaque espegravece en particulier

on serait obligeacute de reacutepeacuteter certaines descriptions deacutejagrave eacutenonceacutees parce qursquoil y a des traits

communs appartenant universellement non seulement agrave tous les animaux mais aussi aux

espegraveces drsquoun mecircme genre deacutetermineacute Par exemple la reproduction est une activiteacute agrave laquelle

103 D Balme laquo Aristotlersquos use of division and differentiae raquo dans Philosophical Issues in Aristotlersquos Biology

op cit p 69-89 [p 88] Cf PA I 5 645b1-3 laquo Il est neacutecessaire drsquoabord de distinguer selon chaque famille

tous les attributs qui appartiennent par soi agrave tous les animaux ensuite de srsquoefforcer drsquoen distinguer les

cause [Ἀναγκαῖον δὲ πρῶτον τὰ συμβεβηκότα διελεῖν περὶ ἕκαστον γένος ὅσα καθ αὑτὰ πᾶσιν ὑπάρχει τοῖς

ζῴοις μετὰ δὲ ταῦτα τὰς αἰτίας αὐτῶν πειρᾶσθαι διελεῖνraquo Comme Pierre Pellegrin La classification des

animaux op cit p 61-62 lrsquoa bien montreacute ce qursquoAristote dit dans cette citation nrsquoest pas en contradiction avec

la prescription de ne pas diviser selon les laquo accidents par soi raquo (I 3 643a27 sq) ici il ne srsquoagit pas de diviser

selon lrsquoaccident par soi mais de diviser les accidents par soi lesquels ne sont que des differentiae

143

tous les animaux participent bien que ce soit de faccedilon diffeacuterente et il y a des traits

appartenant communeacutement agrave lrsquoaigle et au pigeon en tant qursquooiseaux Ou agrave un niveau

diffeacuterent les oiseaux sont aileacutes comme le sont certains insectes Le mecircme problegraveme de

reacutepeacutetition se montrera agrave ce niveau aussi 104 La solution qursquoAristote produit pour cette

difficulteacute meacutethodologique consiste agrave deacuteterminer les differentiae et non pas des espegraveces

drsquoanimaux seacutepareacutement au niveau le plus universel et le plus commun possible et agrave les diviser

ensuite en leurs espegraveces crsquoest-agrave-dire selon les formes speacutecifiques qursquoelles prennent selon

diffeacuterentes sortes drsquoanimaux posseacutedant la differentia en question Il srsquoagit donc de laquo diviser le

genre lsquopattersquo ou lsquoailersquo ou lsquoeacutecaillersquo en diffeacuterentes espegraveces qui diffegraverent selon les animaux raquo105

Cette faccedilon drsquoeacutetudier les differentiae constitue en effet le cœur de la critique

aristoteacutelicienne de la division dichotomique platonicienne Lrsquoun des reacutesultats de la meacutethode

aristoteacutelicienne est de marquer les genres drsquoanimaux avec plusieurs diffeacuterences agrave la fois106

Parce que lrsquooiseau par exemple nrsquoest pas seulement un animal aileacute mais qursquoil possegravede

eacutegalement un bec il est bipegravede et sanguin etc Chaque differentia pour laquelle on cherche

des speacutecifications ulteacuterieures constituant donc un laquo axe de division raquo (pour reprendre

lrsquoexpression de Pellegrin) pour pouvoir ducircment caracteacuteriser un certain trait drsquoun animal il

faudra avancer sur un mecircme axe de division jusqursquoagrave ce que lrsquoon atteigne le definiendum Car

srsquoil est vrai qursquoun animal nrsquoest pas constitueacute drsquoune seule differentia la plupart du temps il

nrsquoest pas le seul animal qui la possegravede Par exemple laquo aile raquo prend des formes diffeacuterentes

selon diffeacuterents animaux elle sera diffeacuterente pour une abeille et pour un oiseau et agrave

lrsquointeacuterieur mecircme du genre drsquooiseau elle se diffeacuterenciera pour lrsquoaigle et pour le pigeon Crsquoest

lagrave que reacuteside selon Aristote lrsquoimpuissance du dichotomiste agrave caracteacuteriser des espegraveces

particuliegraveres des animaux srsquoil veut continuer sa division pour arriver agrave lrsquoespegraveces ultime ou

bien il sera obligeacute de combiner des differentiae drsquoune maniegravere accidentelle (en divisant un

mode de vie par une partie par exemple) ou bien srsquoil opegravere selon une diffeacuterence unique il

finira par deacutefinir lrsquoanimal par un seul trait comme srsquoil ne se caracteacuterisait que par ce seul trait

comme si par exemple lrsquohomme eacutetait seulement un animal aux pieds fendus (644a5 sq) La

division par plusieurs axes est donc la reforme principale qursquoAristote a apporteacutee agrave cette

meacutethode

Je veux dire par exemple ce qui arrive agrave ceux qui divisent en aptegravere et aileacute et lrsquoaileacute en

apprivoiseacute et sauvage ou en blanc et noir Car ni lrsquoapprivoiseacute ni le blanc nrsquoest une 104 Cf PA I 1 639a15-b6 et 4 644a23 105 P Pellegrin La classification des animaux p 62 106 Cf PA I 3 643b12 et b23-24 644a7-8

144

diffeacuterence de lrsquoaileacute mais chacun est lrsquoorigine drsquoune autre division et nrsquoest ici que par

accident Crsquoest pourquoi il faut immeacutediatement diviser une famille unique selon

plusieurs diffeacuterences comme nous le disons (643b19-24)

Les diffeacuterentes sortes drsquoanimaux ou les espegraveces drsquoune mecircme sorte peuvent ecirctre consideacutereacutes

comme des laquo points nodal raquo sur diffeacuterents axes de division sous lesquels se diffeacuterencient

davantage les differentiae concerneacutees En commentant le passage que lrsquoon vient de citer

Pellegrin dit

Il faudra donc plusieurs divisions selon plusieurs diffeacuterences pour caracteacuteriser

lrsquoanimal une division ndash il vaudrait mieux dire en franccedilais lsquoun axe de divisionrsquo crsquoest-

agrave-dire un domaine dans lequel on opegravere plusieurs divisions mais qui portent sur le

mecircme objet et donc se speacutecifient les unes les autres au fur et agrave mesure que la division

avance ndash nous donnera la forme des ailes un autre axe de division son mode de vie

etc107

Crsquoest pourquoi une diffeacuterence universelle doit ecirctre drsquoabord divisible parce que laquo ce qui est

geacuteneacuteral est commun raquo et laquo nous appelons geacuteneacuteral ce qui se rencontre en plusieurs raquo (PA I 4

644a27-28) Crsquoest une caracteacuteristique qui manque aux traits deacutecrits drsquoune maniegravere privative

il nrsquoy a pas drsquoespegraveces drsquoecirctres laquo sans pied raquo

Il doit y avoir des formes drsquoune diffeacuterence geacuteneacuterale car srsquoil nrsquoy en avait pas pourquoi

serait-elle geacuteneacuterale et non particuliegravere Or parmi les diffeacuterences certaines sont

geacuteneacuterales et admettent des formes par exemple le fait drsquoavoir des ailes Une aile en

effet est non diviseacutee une autre diviseacutee De la mecircme maniegravere aussi pour le fait drsquoavoir

des pieds on trouve un pied agrave fentes multiples un pied fendu en deux comme dans

le cas du sabot fendu un pied non fendu et non diviseacute comme dans le cas des

solipegravedes (PA I 3 642b24-30)

Le dichotomiste sera obligeacute srsquoil continue sa division de diviser ce qui est en fait indivisible

alors que pour le naturaliste aristoteacutelicien une privation ne se montrera qursquoau niveau de

lrsquoespegravece ultime qursquoon ne cherchera plus agrave diviser108

107 P Pellegrin La classification des animaux op cit p 43 108 Cf PA I 3 643b24-26 Aristote nrsquoest pas contre la division par les termes privatifs il est contre la division

accidentelle Un diaireacuteticien aristoteacutelicien pour arriver agrave son definiendum ne sera pas obligeacute de diviser les

termes privatifs (lesquels en fait ne sont pas divisibles) parce qursquoau lieu de continuer sa division drsquoune maniegravere

accidentelle en brisant lrsquohomogeacuteneacuteiteacute du trait qursquoil divise il disposera des autres axes de division sur lesquels il

145

La meacutethode qui consiste agrave diviser selon plusieurs et diffeacuterents axes de division est

comme un antidote qursquoAristote a inventeacute contre la laquo division accidentelle raquo qursquoil reproche au

dichotomiste Lrsquoessentiel dans lrsquoopeacuteration de cette meacutethode consiste en effet agrave avancer sa

division continument et progressivement sur un mecircme axe de division jusqursquoagrave ce qursquoon arrive

agrave lrsquoanimal viseacute et cela sans laisser glisser les differentiae drsquoorigine des axes diffeacuterents109 dans

lrsquoaxe sur lequel on est en train de travailler Drsquoougrave donc le principe central de la division

aristoteacutelicienne ἀνάγκη πολλὰς εἶναι μὴ ὑπὸ μίαν διαίρεσιν (I 3 644a7-8) plusieurs

diffeacuterences oui mais non pas sous une mecircme division

Crsquoest ce qursquoAristote appelle une division par la diffeacuterence de la diffeacuterence (643b17)

Selon cette ideacutee un genos drsquoanimal serait constitueacute outre par les traits exclusifs par les

speacutecifications drsquoun groupe des differentiae qursquoil partage en commun avec drsquoautres types

drsquoanimal crsquoest ce qui nous permet de distinguer lrsquoaile drsquoun oiseau de celle drsquoune abeille

Lrsquoensemble du groupe de differentiae qui constitue le genos lui-mecircme appartient agrave son tour

universellement et communeacutement agrave toutes ses espegraveces Enfin ce qui constitue ses espegraveces ce

sont les diffeacuterenciations ulteacuterieures des differentiae qursquoelles partagent en tant que membres

drsquoun mecircme genos crsquoest ce qui nous permet de distinguer lrsquoaile drsquoun aigle de celle drsquoun

pigeon

Si lrsquoune des ideacutees centrales de cette meacutethode est de diffeacuterencier une differentia drsquoune

maniegravere continue et drsquoune maniegravere agrave obtenir des formes distinctes jusqursquoagrave lrsquoespegravece ultime

lrsquoautre est de faire cela tout en preacuteservant lrsquoidentiteacute geacuteneacuterique de la differentia en question

(lrsquoaile des oiseaux et celles des insectes sont toutes laquo ailes raquo et il en va de mecircme pour lrsquoaile

de lrsquoaigle et du pigeon) Si donc cette meacutethode est un laquo remegravede raquo contre la division

accidentelle crsquoest qursquoelle nous permet de rester dans lrsquoidentiteacute geacuteneacuterique de ce qursquoon divise

eacutetant donneacute qursquoun animal ne se caracteacuterise jamais par une seule differentia quand on cherche

agrave le deacuteterminer en mettant toutes ses differantiae dans une seule et mecircme ligne de division

apregraves une certaine eacutetape il sera ineacutevitable de diviser par exemple laquo pourvu des pieds raquo en

laquo solitaire raquo et laquo greacutegaire raquo parce qursquoil est indeacuteniable que certains animaux sont vraiment

pourra atteindre ce qursquoil cherche Voir la note de Lennox Aristotle Parts of Animals Translated with a

Commentary op cit p 155-158 pour PA I 3 642b21-643a6 109 Cf PA I 3 643b22-23 laquo ἀλλ ἑτέρας ἀρχὴ διαφορᾶς raquo (citeacute supra)

146

doteacutes du pied tout en eacutetant en mecircme temps solitaires ou greacutegaires Or ecirctre solitaire nrsquoest pas

une forme drsquoecirctre pourvu des pieds il srsquoagit de deux differentiae drsquoorigines diffeacuterentes110

Crsquoest lagrave que la comparaison selon le plus ou le moins montre son importance

meacutethodologique Aristote eacuteprouve le besoin de preacuteciser un point lorsqursquoon examine les

differentiae dans leur communauteacute (agrave nrsquoimporte quelle niveau de geacuteneacuteraliteacute) aux diffeacuterents

animaux il ne faut pas perdre de vue les diffeacuterences eacuteideacutetiques que disposeraient ces

differentiae selon diffeacuterentes sorte drsquoanimaux qursquoil srsquoagisse des animaux aussi eacuteloigneacutes

comme par exemple lrsquooiseau et lrsquoabeille ou de ceux appartenant au mecircme groupe comme

lrsquoaigle et le pigeon

On pourrait se demander pourquoi les gens nrsquoont pas donneacute de nom unique plus

geacuteneacuteral en rassemblant dans une famille unique (ἓν γένος) les animaux aquatiques et

les animaux volants Il y a en effet certaines proprieacuteteacutes communes agrave la fois agrave ces

animaux et agrave tous les autres (PA I 4 644a12-16)

Lrsquoerreur contre laquelle Aristote met le naturaliste en garde est la suivante dire qursquoun trait

est commun aux diffeacuterentes sortes drsquoanimaux nrsquoeacutequivaut pas agrave dire qursquoil est identique pour

tous Si un trait appartient communeacutement aux diffeacuterentes sortes drsquoanimaux cela veut dire

qursquoil est divisible et admet toujours des diffeacuterenciations eideacutetiques la bipeacutedie chez lrsquohomme

est diffeacuterente de la bipeacutedie des oiseaux (3 643a1-5) La meilleure illustration de cette ideacutee

vient drsquoun passage des PA ougrave Aristote note une diffeacuterence eideacutetique entre lrsquoaile drsquooiseau et

celle drsquoun insecte

Pris agrave part des autres animaux [les oiseaux] ne diffegraverent que faiblement entre eux par

leurs parties mais compareacutes aux autres animaux ils en diffegraverent mecircme par la forme

des parties Ainsi ils ont absolument tous des plumes et cela leur est propre par

rapport aux autres animaux En effet les parties des animaux se trouvent pour les unes

couvertes de plaques pour les autres drsquoeacutecailles alors que les oiseaux ont des plumes

110 Balme laquo Aristotlersquos use of division and diffeacuterentiae raquo loc cit p 70-71 explique bien ce qursquoil faut entendre

ici par les laquo differentiae drsquoorigines diffeacuterentes raquo lorsqursquoil resume la meacutethode platonicienne laquo For example

(Politicus 263e) after deciding that our object has the form lsquoanimalrsquo we might divide animals into tame and

wild then the tame into gregarious and solitary the gregarious into aquatic and terrestrial the terrestrial into

horned and hornless and so on until we narrow it down to a class which contains only our definiendum [hellip]

Platorsquos examples also show that each stage of division is in fact preceded by a new inductive grouping so that a

new form is added to the list [hellip] This is not therefore a progressive differentiation but a succession of

independent collection and division raquo

147

Et leur aile est diviseacutee et nrsquoest pas semblable par la forme agrave celle des animaux agrave aile

pleine111 (PA IV 12 692b3-14)

Bien que ce soit le mecircme mot grec (τὸ πτερὸν) utiliseacute pour designer agrave la fois la plume et lrsquoaile

lrsquoideacutee de ce passage est claire quoique le mecircme trait appartienne agrave lrsquooiseau et agrave certains

insectes en commun il ne leur appartient pas de la mecircme maniegravere il srsquoagit bien de

diffeacuterentes eidecirc drsquoun trait commun En outre ce passage exemplifie clairement la meacutethode

aristoteacutelicienne de diviser non pas chaque espegravece en particulier mais bien les differentiae

geacuteneacuterales

La comparaison selon le plus et le moins nrsquoest en effet qursquoun laquo cas speacutecial raquo de la

mecircme question Pour les animaux reacuteunis dans un mecircme genre les traits qursquoils possegravedent en

commun en vertu de leur identiteacute geacuteneacuterique ne les diffeacuterencieront que selon le plus ou le

moins cependant cette sorte de diffeacuterence nrsquoabolira pas la diffeacuterence eacuteideacutetique entre eux112

le bec du moineau est moins long que celui drsquoune mouette cependant tout comme un

moineau nrsquoest pas une mouette le bec du premier nrsquoest pas identique au second quoiqursquoils

soient tous les deux laquo bec raquo Ce qui nous permet de distinguer un moineau drsquoune mouette tout

en les reconnaissant comme des oiseaux crsquoest un groupe de laquo diffeacuterences geacuteneacuteriques raquo qui se

speacutecifient diffeacuteremment quoique par des diffeacuterences de degreacute seulement Crsquoest donc en

reconnaissant les similariteacutes crsquoest-agrave-dire des traits qui sont plus ou moins identiques sans ecirctre

absolument identiques que lrsquoon identifie les diffeacuterences entre les eidecirc et donc les eidecirc elles-

mecircmes113

La meacutethode agrave suivre au niveau ougrave on eacutetudie les espegraveces drsquoun mecircme genos deacutetermineacute

est donc la mecircme qursquoau niveau ougrave on examine les differentiae appartenant communeacutement agrave

tous les animaux il faut prendre les differentiae dans leur communauteacute et au niveau le plus

universel possible

111 Ἰδίᾳ δ ἐπ ὀλίγον διαφέρουσιν ἀλλήλων τοῖς μορίοις πρὸς δὲ τὰ ἄλλα ζῷα καὶ τῇ μορφῇ τῶν μορίων

διαφέρουσιν Πτερωτοὶ μὲν οὖν ἅπαντές εἰσιν καὶ τοῦτ ἴδιον ἔχουσι τῶν ἄλλων Τὰ γὰρ μόρια τῶν ζῴων τὰ μέν

ἐστι φολιδωτὰ τὰ δὲ λεπιδωτὰ τυγχάνουσιν ὄντα οἱ δ ὄρνιθες πτερωτοί Καὶ τὸ πτερὸν σχιστὸν καὶ οὐχ ὅμοιον

τῷ εἴδει τοῖς ὁλοπτέροις 112 Il est sans doute important de noter que les diffeacuterences selon le plus et le moins ne sont pas des diffeacuterences

eacuteideacutetique selon Aristote Pol I 13 1259b37-38 Mais il me semble possible de dire qursquoelles ont leurs origines

dans les diffeacuterences eacuteideacutetiques crsquoest-agrave-dire qursquoelles proviennent et deacutependent des diffeacuterences eacuteideacutetiques mecircme

si on ne possegravede pas un nom propre pour chaque diffeacuterence eacuteideacutetique 113 Crsquoest principalement en PA I 4 qursquoAristote discute cette question concernant lrsquoidentification des genecirc et des

eidecirc

148

Peut-ecirctre donc serait-il correct de proceacuteder ainsi traiter en commun de certains

animaux selon leurs familles agrave savoir tous ceux dont les gens parlent en les ayant bien

deacutefinis et qui ont agrave la fois une nature unique commune et agrave lrsquointeacuterieur de la famille

des formes qui ne sont pas trop eacuteloigneacutees oiseau et poisson et tout autre groupe qui

nrsquoa pas de nom mais qui inclut de la mecircme maniegravere qursquoune famille les formes qui sont

en lui (4 644b1-6)114

La comparaison selon le plus ou le moins avec la comparaison par analogie est un point de

vue qui permet au naturaliste drsquoidentifier les similariteacutes et les diffeacuterences entre ses objets

drsquoeacutetudes En drsquoautres termes ces modes de comparaison nous donnent les modaliteacutes de

diffeacuterence en œuvre entre les similariteacutes manifesteacutees par des animaux diffeacuterentshellipet

lrsquoinverse ils nous donnent les modaliteacutes de similariteacute entre les diffeacuterences qursquoexhibent entre

eux des animaux diffeacuterents

[T]outes les familles de fait qui diffegraverent entre elles par le degreacute crsquoest-agrave-dire par le

plus et le moins ont eacuteteacute reacuteunies en un γένος unique toutes celles qui sont dans un

rapport drsquoanalogie sont mises agrave part Je veux dire par exemple qursquoun oiseau diffegravere

drsquoun autre oiseau par le plus ou par lrsquoexcegraves (lrsquoun a les ailes plus longues un autres les

a plus courtes) alors que les poissons diffegraverent de lrsquooiseau par lrsquoanalogie (ce qui est

plume chez lrsquoun est eacutecaille chez lrsquoautre (644a16-22)

Crsquoest selon une logique de laquo lrsquoautre et le mecircme raquo que lrsquoon deacutetermine les groupes drsquoanimaux

et cette comparaison porte principalement sur leurs traits perceptibles

Crsquoest agrave peu pregraves par la configuration des parties et de lrsquoensemble du corps [τοῖς

σχήμασι τῶν μορίων καὶ τοῦ σώματος ὅλου] suivant la similitude qursquoils ont que lrsquoon

deacutefinit les familles par exemple les membres de la famille des oiseaux ont entre eux

ce genre de ressemblance de mecircme pour famille des poissons celle des mollusques et

celle des coquillages En effet les parties des membres de ces familles ne diffegraverent pas

par une similitude analogique comme crsquoest le cas pour lrsquohumain et le poisson ougrave lrsquoos

est analogue agrave lrsquoarecircte mais plutocirct par les proprieacuteteacutes corporelles [ἀλλὰ μᾶλλον τοῖς

σωματικοῖς πάθεσιν] comme la grandeur et la petitesse la mollesse et la dureteacute le

lisse et la rugositeacute et les autres proprieacuteteacutes de cette sorte et drsquoune maniegravere geacuteneacuterale le

plus et le moins (4 644b7-15) 114 Ἴσως μὲν οὖν ὀρθῶς ἔχει τὰ μὲν κατὰ γένη κοινῇ λέγειν ὅσα λέγεται καλῶς ὡρισμένων τῶν ἀνθρώπων καὶ

ἔχει τε μίαν φύσιν κοινὴν καὶ εἴδη ἐν αὐτῷ μὴ πολὺ διεστῶτα ὄρνις καὶ ἰχθῦς καὶ εἴ τι ἄλλο ἐστὶν ἀνώνυμον

μέν τῷ γένει δ ὁμοίως περιέχει τὰ ἐν αὐτῷ εἴδη

149

La comparaison selon le plus et le moins srsquoeffectue suivant les diffeacuterences quantitatives

qursquoexhibe laquo le mecircme raquo selon diffeacuterents animaux qui le partagent Dans ce type de

comparaison il srsquoagit donc de deacuteterminer les laquo alteacuteriteacutes raquo possibles porteacutees par laquo le mecircme raquo

et cela sans briser lrsquoidentiteacute du mecircme Cette logique de diffeacuterence selon le plus ou le moins est

expliqueacutee par Lennox comme suit

For two individuals to differ in degree they must both be the same general sort of

thing With respect to that sort they do not differ in degree But the general sort is

constituted of features with range ndashany sub-kind may have those features exemplified

by different specifications of that range [hellip] [S]parrows and eagles have the same

definition qua bird but the definition of bird specifies features with range thus while

sparrow and eagle may not differ with respect to having wings beaks or feathers they

may differ in having the sensible properties of those organs specified on a different

region of that range115

Cette notion de laquo traits variables (comportant une eacutechelle de variations) raquo et constitutifs drsquoun

genos nous permet drsquoeacutelaborer une image du genos comme laquo espace des lsquodiffeacuterences

speacutecifiquesrsquo raquo pour reprendre la formule de Pellegrin116 Lrsquoessentiel ici est de voir que cet

laquo espace raquo se construit agrave diffeacuterents niveaux de geacuteneacuteraliteacute drsquoune part les lsquoindividusrsquo qui

diffegraverent selon la forme ne sont que les speacutecifications progressives du mecircme dues aux

differentiae qui jouent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoespace clos du mecircme (que ce dernier soit un animal ou

une differentia geacuteneacuterale) drsquoautre part diffeacuterenciation selon le plus et le moins nrsquoest qursquoune

instance encore plus laquo reacutegionale raquo de la mecircme logique les lsquoindividusrsquo compareacutes selon le plus

ou le moins nrsquoexemplifient en fait que les diffeacuterences possibles porteacutees par le trait commun en

fonction duquel ils sont compareacutes Ils ne diffegraverent que sur un point (par exemple la largeur de

leurs ailes) tout en restant identiques (animal avec un certain type drsquoaile) Donc agrave lrsquointeacuterieur

drsquoun mecircme groupe deacutetermineacute chacune de ses diffeacuterentiae constitutives pourrait se montrer

comme une espace de diffeacuterenciation elles sont comme les lsquomicrorsquo- espaces des diffeacuterences

speacutecifiques

Lrsquoune des conseacutequences immeacutediates de cette perspective est que les choses qui

diffegraverent eacuteideacutetiquement ne peuvent diffeacuterer qursquoagrave lrsquointeacuterieur de leur identiteacute geacuteneacuterique crsquoest-agrave-

dire que lrsquoon ne saurait pas les diviser par une diffeacuterence qui ne soit pas incluse dans lrsquoespace

115 J G Lennox laquo Kinds Forms of Kinds and the More and the Less in Aristotlersquos Biology raquo dans Aristotlersquos

Philosophy of Biology op cit p 160-181 [p 167] 116 P Pellegrin La classification des animaux op cit p 83

150

clos de leur genos parce que laquo il nrsquoy a pas de diffeacuterence relativement aux choses exteacuterieures

au genre [πρὸς τὰ ἔξω τοῦ γένους οὐκ ἔστι διαφορά]raquo (Meacutet I 4 1055a26)117 Les choses qui

diffegraverent selon leur genre ne partagent pas ce laquo mecircme raquo dont le naturaliste cherche les

laquo alteacuteriteacutes raquo et en conseacutequence elles ne diffeacutereront pas non plus selon le plus ou le moins

De tout cela on peut donc retirer les reacutesultats suivants

a) Les espegraveces drsquoun genre ne peuvent pas ecirctre deacutetermineacutees par une differentia qui ne fait

pas partie du groupe des differentiae constitutives du genre consideacutereacute

b) La comparaison selon le plus ou le moins entre les espegraveces appartenant agrave un mecircme

genre ne peut pas ecirctre faite selon des differentiae extrinsegraveques au genre concerneacute

c) Lorsqursquoon cherche agrave diviser lrsquoune des differentiae constitutives drsquoun genre consideacutereacute

on cherche ses diffeacuterenciations ulteacuterieures qui ne peuvent ecirctre deacutetermineacutees autrement

que par la gamme des diffeacuterences que cette differentia elle-mecircme peut accepter

Autrement dit il faut rester agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoespace clos de la differentia concerneacutee ndash

crsquoest ce qui est demandeacute agrave ce niveau speacutecifique de geacuteneacuteraliteacute par le principe de diviser

par la diffeacuterence de la diffeacuterence cela constitue en effet la condition de possibiliteacute

mecircme drsquoune comparaison selon le plus et le moins

Ces consideacuterations attestent que la division aristoteacutelicienne est plus rigoureuse qursquoelle ne

semble au prime abord Cette rigueur est illustreacutee au mieux par un exemple classique

qursquoAristote donne souvent quand il srsquoagit drsquoexpliquer ce qursquoil entend par une bonne division

Il srsquoagit de la division du laquo pourvu de pieds raquo

Il est en effet impossible qursquoil y ait une seule diffeacuterence pour les particuliers obtenus

par division que lrsquoon prenne des divisions simples ou combineacutees (jrsquoentends par

lsquosimplersquo les cas ougrave il nrsquoy a pas de diffeacuterenciation par exemple lsquopied fendursquo et

117 Crsquoest de cette phrase que Pellegrin tire lrsquoideacutee du genos comme laquo espace des lsquodiffeacuterences speacutecifiquesrsquo raquo et il

en propose deux lectures qui deacutependent de la traduction que lrsquoon fait de lrsquoexpression laquo τὰ ἔξω τοῦ γένους raquo (La

classification des animaux op cit p 83-4) Si elle deacutesigne laquo ce qui est hors du genos raquo on doit traduire la

phrase laquo pour les choses situeacutees hors du genos il nrsquoy a pas de diffeacuterence raquo en sous-entendant laquo dans le genos

consideacutereacute raquo Dans ce cas-lagrave la phrase voudrait dire laquo qursquoon ne pourra pas attribuer agrave une reacutealiteacute extra-geacuteneacuterique

une diffeacuterence qui joue agrave lrsquointeacuterieur du genos dans lequel cette reacutealiteacute nrsquoest pas raquo Par exemple on ne pourrait

pas attribuer la pariteacute aux figures geacuteomeacutetriques (An Post I 10 76b7) Mais la phrase peut aussi comprendre

ainsi laquo pour les choses situeacutees de part et drsquoautre de la clocircture geacuteneacuterique [τὰ ἔξω τοῦ γένους] elles nrsquoont pas

entre elles de diffeacuterence raquo Selon cette traduction la phrase signifie que les choses ne peuvent avoir une

diffeacuterence speacutecifique qursquoagrave lrsquointeacuterieur des limites de leur identiteacute geacuteneacuterique un nombre ne peut diffeacuterer drsquoune

figure du point de vue de la pariteacute

151

lsquocombineacuteersquo celui ougrave il y en a une par exemple lsquopied agrave fentes multiplesrsquo par rapport agrave

lsquopied fendursquo) Crsquoest en effet ce que reacuteclame la continuiteacute des diffeacuterences qui viennent

drsquoune famille quand on la divise parce que le tout est quelque chose drsquoun mais

malgreacute la maniegravere dont on srsquoexprime il semble bien que seule la derniegravere diffeacuterence

lrsquoest vraiment par exemple lsquopied agrave fentes multiplesrsquo ou lsquobipegravedersquo [οἷον τὸ πολυσχιδὲς ἢ

τὸ δίπουν ndash 643b36] et que lsquodoueacute de piedsrsquo et lsquopolypodersquo sont superflus Qursquoil soit

impossible qursquoil y ait plusieurs diffeacuterences de cette sorte cela est clair Car en

avanccedilant toujours on arrive agrave la diffeacuterence ultime mais pas agrave la derniegravere diffeacuterence

crsquoest-agrave-dire agrave la forme Cette diffeacuterence ultime est soit lsquopied agrave fentes multiplesrsquo soit

tout le complexe si divisant humain on combinait lsquopourvu de piedsrsquo lsquobipegravedersquo lsquoagrave

pied fendursquo [οἷον εἴ τις συνθείη ὑπόπουν δίπουν σχιζόπουν -644a5] Or si lrsquohumain

eacutetait seulement un animal agrave pied fendu on atteindrait ainsi cette diffeacuterence unique

Mais puisqursquoen fait ce nrsquoest pas le cas il y a neacutecessiteacute qursquoil y ait plusieurs diffeacuterences

qui ne sont pas dans une seule division (PA I 3 643b28-644a8)

La difficulteacute avec la division deacutecrite dans ce passage est que dans lrsquoexemple donneacute en 644a5

laquo agrave pieds fendus [σχιζόπουν] raquo nrsquoimplique pas laquo agrave deux pieds [δίπουν] raquo alors que dans une

division progressive les termes plus speacutecifiques doivent impliquer les termes plus geacuteneacuteraux

On a exactement la mecircme difficulteacute dans lrsquoautre occurrence du mecircme exemple en I 2

642b8118 Pour toutes les deux David Balme propose un laquo ἢ raquo entre δίπουν et σχιζόπουν

Donc selon lui il srsquoagirait ici de deux lignes de division distinctes 119

Avec piedssans pied Avec piedssans pied

118 Cf aussi Meacutet Z 14 1039a30-b5 119 D Balme Aristotlersquos De Partibus Animalium I and De Generatione Animalium I (with pages from II 1-3)

Oxford Clarendon Press 1972 p 106-7 Lennox Aristotle Parts of Animal Translation with a Commentary

op cit p 153-154 pense que cette lecture nrsquoa pas de support textuel Il srsquoagirait ici drsquoune version condenseacutee de

lrsquoargument preacutesenteacute en 643b28-644a8 qui vise agrave montrer que lrsquoanimal ne peut pas ecirctre identifieacute par une seule

diffeacuterence (par la forme de ses pieds selon lrsquoexemple) Selon Lennox dans cet argument Aristote ne se soucie

pas de savoir si son exemple est conforme aux regravegles de la division progressive En ce qui concerne le support

textuel de la solution proposeacutee par Balme il faut indiquer qursquoen 643b36 du passage citeacute un ἢ est donneacute dans le

MS entre δίπουν et σχιζόπουν (cf Balme Aristotlersquos De Partibus Animalium I op cit p 107)

agrave deux pieds agrave pieds fendus

152

Reprenant lrsquointerpreacutetation de Balme P Pellegrin affirme qursquoil srsquoagit ici de deux axes de

division selon lesquels sont distingueacutes deux caracteacuteristiques du trait humain drsquoecirctre pourvu de

pieds lrsquohomme est un animal agrave deux pieds et ses pieds sont fendus Or selon Pellegrin le

point crucial de cette division est le suivant on a ici deux axes de division parce qursquoil srsquoagit

de diviser le laquo pourvu de pieds raquo selon deux points de vue diffeacuterents lrsquoune divise ce trait en

fonction du nombre des pieds et lrsquoautre en fonction de leur forme Pellegrin ainsi conclut son

interpreacutetation du passage

Returning to the basic criticism of dicothomy [hellip] he [Aristotle] asserts that these two

characteristics biped and toed cannot be found in the same division if that is correctly

carried out ie carried out in a homogeneous domain From a theoretical point of

view we have here the same problem as that raised by the division of winged animals

into wild and tame Things are less clear here because the two axes of division which

Aristotle distinguishes deal with the same organ ndash the foot That proves that for

Aristotle the homogeneity of the domain in which division is carried out must be very

rigorous to delimit an axis of division it is not enough to limit it to one function or

even to one organ one must also apply division to that organ according to the same

point of view raquo120

Cette interpreacutetation de Pellegrin montre qursquoon a besoin de nuancer davantage la notion de

laquo traits variables et constitutifs drsquoun genos raquo agrave laquelle Lennox recourt pour expliquer la

logique de la comparaison selon le plus et le moins les traits variables engloberaient selon le

cas plusieurs laquo eacutechelles de variation raquo eu eacutegard au point de vue duquel on les compare

logiquement parlant il nrsquoy a aucune impossibiliteacute de comparer les ailes de deux animaux

selon leurs largeurs ou selon leur longueur Il me semble que la rigueur de la division

aristoteacutelicienne fonde la logique mecircme de la comparaison selon le plus ou le moins dans une

telle comparaison il nrsquoy a pas que deux choses que lrsquoon compare mais on les compare en

fonction drsquoun troisiegraveme point crsquoest-agrave-dire selon un point de vue deacutetermineacute

Ces consideacuterations sur la division aristoteacutelicienne permettent de mieux appreacutecier

lrsquoimportance des toutes premiegraveres lignes drsquointroduction de lrsquoHA Ce passage que je cite ici

longuement est marqueacute par la logique des termes ταὐτός ἕτερος et ἐναντίωσις drsquoune part et

γένος εἶδος et διαφορά drsquoautre part Il srsquoagit en fait exactement de la mecircme question dont

Aristote traite principalement dans la Meacutetaphysique I 34 et 8

120 P Pellegrin laquo Aristotle A Zoology without Species raquo dans Aristotle on Nature and Living Things op cit

p 95-115 [p 102-103]

153

Des animaux certains ont toutes leurs parties identiques les unes aux autres et

drsquoautres les ont diffeacuterentes Certaines de ces parties sont identiques par la forme [hellip]

Drsquoautres parties sont identiques mais elles diffegraverent selon lrsquoexcegraves et le deacutefaut ce sont

celles des animaux dont le γένος est identique Jrsquoappelle γένος par exemple lrsquooiseau

le poisson car chacun de ces deux termes se diffeacuterencie selon le γένος car il existe de

nombreuses espegraveces drsquooiseaux et de poissons La plupart des parties des animaux dans

ces groupes tiennent leurs diffeacuterences drsquooppositions drsquoeacutetats comme la couleur ou la

configuration qui les affectent en plus ou en moins Elles diffeacuterent aussi par

lrsquoabondance et la rareteacute par la grandeur et la petitesse et en geacuteneacuteral par lrsquoexcegraves et le

deacutefaut Certains animaux sont doteacutes de chair molle drsquoautres de chair dure certains

ont le bec long drsquoautres le bec court certains sont pourvus de nombreuses plumes

drsquoautres de peu de plumes De plus certaines parties sont le fait de certains animaux

et drsquoautres parties appartiennent agrave drsquoautres Certains ont un ergot drsquoautres nrsquoen ont

pas certains ont une crecircte drsquoautres nrsquoen ont pas En bref la plupart des parties dont

toute la masse du corps est constitueacutee ou bien sont identiques ou bien diffegraverent par des

caractegraveres opposeacutes et par le plus et le moins car on peut consideacuterer le plus et le moins

comme une sorte drsquoexcegraves et de deacutefaut (486a14-b17)121

laquo Drsquoautres parties sont identiques mais elles diffegraverent selon lrsquoexcegraves et le deacutefaut ce sont

celles des animaux dont le genre est identique [Τὰ δὲ ταὐτὰ μέν ἐστιν διαφέρει δὲ καθ

ὑπεροχὴν καὶ ἔλλειψιν ὅσων τὸ γένος ἐστὶ ταὐτόν] raquo Cette phrase vient juste apregraves

lrsquoaffirmation de lrsquoidentiteacute formelle de certaines parties entre certains animaux comme par

exemple lrsquoidentiteacute du nez de cet homme-ci agrave celui drsquoun autre Cette phrase est introduite donc

pour indiquer un autre type drsquoidentiteacute que lrsquoidentiteacute formelle selon cette phrase lrsquoidentiteacute des

parties en question suit lrsquoidentiteacute geacuteneacuterique des animaux dont elles sont parties Il srsquoagit donc

121 Ἔχει δὲ τῶν ζῴων ἔνια μὲν πάντα τὰ μόρια ταὐτὰ ἀλλήλοις ἔνια δ ἕτερα Ταὐτὰ δὲ τὰ μὲν εἴδει τῶν μορίων

ἐστίν hellip Τὰ δὲ ταὐτὰ μέν ἐστιν διαφέρει δὲ καθ ὑπεροχὴν καὶ ἔλλειψιν ὅσων τὸ γένος ἐστὶ ταὐτόν Λέγω δὲ

γένος οἷον ὄρνιθα καὶ ἰχθύν τούτων γὰρ ἑκάτερον ἔχει διαφορὰν κατὰ τὸ γένος καὶ ἔστιν εἴδη λείω ἰχθύων καὶ

ὀρνίθων Διαφέρει δὲ σχεδὸν τὰ πλεῖστα τῶν μορίων ἐν αὑτοῖς παρὰ τὰς τῶν παθημάτων ἐναντιώσεις οἷον

χρώματος καὶ σχήματος τῷ τὰ μὲν μᾶλλον αὐτὰ πεπονθέναι τὰ δ ἧττον ἔτι δὲ λήθει καὶ ὀλιγότητι καὶ μεγέθει

καὶ σμικρότητι καὶ ὅλως ὑπεροχῇ καὶ ἐλλείψει Τὰ μὲν γάρ ἐστι μαλακόσαρκα αὐτῶν τὰ δὲ σκληρόσαρκα καὶ

τὰ μὲν μακρὸν ἔχει τὸ ῥύγχος τὰ δὲ βραχύ καὶ τὰ μὲν πολύπτερα τὰ δ ὀλιγόπτερά ἐστιν Οὐ μὴν ἀλλ ἔνιά γε καὶ

ἐν τούτοις ἕτερα ἑτέροις μόρια ὑπάρχει οἷον τὰ μὲν ἔχει πλῆκτρα τὰ δ οὔ καὶ τὰ μὲν λόφον ἔχει τὰ δ οὐκ ἔχει

Ἀλλ ὡς εἰπεῖν τὰ πλεῖστα καὶ ἐξ ὧν μερῶν ὁ πᾶς ὄγκος συνέστηκεν ἢ ταὐτά ἐστιν ἢ διαφέρει τοῖς τ ἐναντίοις

καὶ καθ ὑπεροχὴν καὶ ἔλλειψιν τὸ γὰρ μᾶλλον καὶ ἧττον ὑπεροχὴν ἄν τις καὶ ἔλλειψιν θείη Traduction de

Bertier leacutegegraverement modifieacuteeacute

154

bien de lrsquoidentiteacute geacuteneacuterique des parties qui diffeacuterent selon le plus ou le moins Ce qui est

inteacuteressant crsquoest de voir que dans un certain sens on est en fait toujours au mecircme niveau de

geacuteneacuteraliteacute dont il est question dans la phrase preacuteceacutedente parce que le fait que le bec de cet

oiseau-ci soit identique selon eidos agrave celui drsquoun autre oiseau nrsquoempecircche pas que lrsquoun soit plus

(ou moins) long que lrsquoautre Mais dans un autre sens dans notre phrase le niveau de

geacuteneacuteraliteacute change par rapport agrave la phrase preacuteceacutedente le niveau qui dans la phrase preacuteceacutedente

deacuteterminait lrsquoidentiteacute eideacutetique est devenu le niveau de lrsquoidentiteacute geacuteneacuterique et du mecircme coup

il est devenu le niveau de la diffeacuterence de plus et de moins En conseacutequence il ne srsquoagit plus

de lrsquoidentiteacute eideacutetique mais bien de la diffeacuterence eideacutetique agrave lrsquointeacuterieur mecircme de lrsquoidentiteacute

geacuteneacuterique ce qursquoon compare maintenant selon le plus et le moins ce sont des eidecirc drsquoun

mecircme genos On a donc ici le mecircme principe qui deacutetermine la possibiliteacute de diffeacuterence

eideacutetique en tant que telle ce nrsquoest qursquoagrave lrsquointeacuterieur du genos que se produisent les diffeacuterences

eidei [διαφέρει] εἴδει δὲ ὧν τὸ αὐτὸ γένος122 et cela agrave tous les niveaux de geacuteneacuteraliteacute Crsquoest

pourquoi les diffeacuterences eideacutetiques entre les animaux (le genos eacutetant identique) se doublent

des diffeacuterences eideacutetiques entre les differentiae (leur genos aussi eacutetant identique) le pigeon

nrsquoest pas le mecircme animal aileacute que lrsquoaigle Dire donc agrave propos de deux animaux qursquoils

diffegraverent relativement agrave un certain trait selon le plus ou le moins est dire en fait qursquoils sont

toujours relativement au mecircme trait plus ou moins le laquo mecircme raquo Chaque sorte drsquoanimal

exemplifie diffeacuterentes articulations des traits communs geacuteneacuteriques selon diffeacuterents degreacutes de

plus et de moins

De tout cela une chose ressort avec certitude quel que soit le niveau de geacuteneacuteraliteacute les

diffeacuterences agrave lrsquointeacuterieur drsquoun mecircme genos se font par la diffeacuterenciation de ce qui est commun

sur un point Le meacutecanisme de diffeacuterenciation drsquoun genos en tant qursquoil est deacutecrit dans le

passage citeacute ci-dessous du Met I 8 est valide tant pour des autres niveaux de geacuteneacuteraliteacute

qursquoau niveau des diffeacuterences selon le plus et le moins

En effet non seulement il faut qursquoil existe le caractegravere commun par exemple que les

deux choses soient des animaux mais aussi que ce caractegravere commun lrsquoanimal lui-

mecircme soit diffeacuterent pour chacune des deux par exemple que lrsquoune soit cheval lrsquoautre

un humain crsquoest pourquoi ce caractegravere commun est par lrsquoespegravece diffeacuterent pour lrsquoune

de ce qursquoil est pour lrsquoautre [hellip] Ainsi donc cette diffeacuterence est neacutecessairement une

alteacuteriteacute du genre car jrsquoappelle diffeacuterence du genre une alteacuteriteacute qui fait que ce genre lui-

mecircme est un autre [hellip] et toute diffeacuterence par lrsquoespegravece est diffeacuterence drsquoune chose en

122 Je suis toujours Pellegrin La classification des animaux op cit p 84

155

un point de sorte que cette chose est la mecircme dans les deux cas et est leur genre

(1058a2-13)

Pour discerner le rapport de ce passage avec le passage drsquointroduction de lrsquoHA il suffit de

continuer agrave lire encore quelques lignes de ce dernier laquo Drsquoautres parties sont identiques mais

elles diffegraverent selon lrsquoexcegraves et le deacutefaut ce sont celles des animaux dont le genre est

identique hellip La plupart des parties des animaux dans ces genres tiennent leurs diffeacuterences

drsquooppositions drsquoeacutetats comme la couleur ou la configuration qui les affectent en plus ou en

moins raquo Certains traits eacutetant ainsi geacuteneacuteriquement le mecircme chez certains animaux ils diffegraverent

du fait que ce mecircme trait affecte davantage certains animaux et moins les autres La longueur

par exemple pourrait ecirctre cette affection qui rend le mecircme (le bec par exemple) diffeacuterent

chez un animal que chez un autre la longueur donc est le point sur lequel le mecircme est

diffeacuterent pour lrsquoun et pour lrsquoautre de ces animaux123

VIII Peut-on vraiment diviser lrsquoanimal politique

Avant de passer agrave lrsquoexamen des analyses de Labarriegravere au sujet du degreacute eacuteleveacute du

caractegravere politique de lrsquohomme lrsquoexamen de lrsquoune des suppositions principales de notre eacutetude 123 Il est certain que les parties des animaux ne sont pas de substances selon Aristote (Met Z 12 1040b5-15)

elles ne peuvent pas ecirctre traiteacutees seacutepareacutement des animaux sinon dans un sens homonyme Donc une eacutetude de

leurs qualiteacutes physiques comme la couleur et la largeur prises seacutepareacutement du corps entier nrsquoa aucun sens pour le

naturaliste De cela il nrsquoy a qursquoun pas agrave lrsquoobjection eacutetudier les pathemata de lrsquoaile ne peut pas ecirctre une ideacutee

aristoteacutelicienne Apregraves tout les pathemata des differentiae des animaux ne sont que des accidents ils sont

exteacuterieurs agrave lrsquoessence de lrsquoanimal Il est vrai que certaines differentiae (et leurs pathemata) sont des accidents des

animaux mais elles le sont kathrsquo hauto Les eacutetudes des modifications qursquoexhibent ces diffeacuterentiae est

indispensable pour le naturaliste dans le mesure ougrave leurs genegraveses etou leurs preacutesences sont laquo en vue de quelque

chose raquo laquo ὀφθαλμὸς μὲν γὰρ ἕνεκά του γλαυκὸς δ οὐχ ἕνεκά του πλὴν ἂν ἴδιον ᾖ τοῦ γένους τοῦτο τὸ πάθος

οὔτε δ ἐπ ἐνίων πρὸς τὸν λόγον συντείνει τὸν τῆς οὐσίας raquo (GA V 1 778a32-35) Donc ce qui est en jeu dans

lrsquoexamen des modifications des parties (ou celles drsquoune autre type de differentia) crsquoest laquo lrsquoeacuteconomie de cette

partie raquo pour le dire comme Buffon Comme le passage du GA le montre ce genre des modifications a rapport

au logos de la substance de lrsquoanimal elles jouent un rocircle dans lrsquoeacuteconomie geacuteneacuterale de lrsquoessence de lrsquoanimal

(voir J G Lennox laquo Kinds Forms of the Kinds and the More and the Less raquo loc cit et J G Lennox laquo Form

Essence and Explanation in Aristotlersquos Biology raquo dans A Companion to Aristotle eacuted Georgios

Anagnostopoulos London Blackwell Publishing 2009 pp 348-67) Cela dit lrsquoexamen des modifications drsquoune

aile ne revient pas agrave eacutetudier lrsquoaile comme une substance seacutepareacutee Il srsquoagit drsquoeacutetudier les diffeacuterences entre les

animaux aileacutes Donc quand je dis laquo la longueur donc est le point en lequel le mecircme est diffeacuterent pour lrsquoun et

pour lrsquoautre de ces animaux raquo ce que je veux deacutesigner par le laquo mecircme raquo crsquoest drsquoabord laquo ecirctre un animal aileacute raquo et agrave

un niveau plus speacutecifique crsquoest laquo oiseau en tant qursquoanimal aileacute raquo

156

semble neacutecessaire Est-ce que la differentia laquo politikos raquo peut vraiment ecirctre lrsquoobjet drsquoune

division aristoteacutelicienne Comme forme de bios etou de praxis le fait drsquolaquo ecirctre politique raquo

appartient agrave des animaux qui sont tellement eacuteloigneacutes les uns des autres qursquoil semble difficile

de les consideacuterer comme les eidecirc drsquoun mecircme genos Bien qursquoAristote parle drsquolaquo ecirctre

politique raquo comme un trait laquo transgeacuteneacuterique raquo la classification aristoteacutelicienne des animaux

permet-elle vraiment de faire une comparaison selon le plus et le moins entre des animaux

aussi eacuteloigneacutes Selon Aristote la comparaison selon le plus et le moins se fait entre les eidecirc

drsquoun mecircme genos Mais les animaux comme la fourmi lrsquoabeille la grue et lrsquohomme

constituent-ils un genos Peut-on les consideacuterer comme les espegraveces drsquoune mecircme classe

naturelle de telle sorte que lrsquoon peut les comparer selon le plus et le moins

Selon Devin Henry 124 (2011) Aristote est reacutealiste au sujet des classes naturelles

(natural kinds) mais pluraliste au sujet de leur classification Aristote est reacutealiste selon Henry

au sens ougrave les classes naturelles sont des groupes drsquoanimaux qui partagent en commun

certaines proprieacuteteacutes objectives et indeacutependamment de lrsquoesprit humain crsquoest-agrave-dire que ces

proprieacuteteacutes ne leur sont pas attribueacutees par une convention quelque conque Crsquoest en vertu de

ces similariteacutes objectives que les membres drsquoune classe naturelle la forment

Il est par ailleurs pluraliste quant agrave classification des classes naturelles Le pluralisme

au sujet de classification prend le domaine des classes naturelles comme un espace

multidimensionnel divisible selon une multipliciteacute drsquoaxes Selon ce type de pluralisme la

complexiteacute multidimensionnelle de la nature ne peut pas ecirctre saisie par une seule

classification universelle Aristote donc est pluraliste au sujet de la diversiteacute naturelle Selon

lui affirme Henry la nature contient une diversiteacute des classes biologiques qui se recouvrent et

se croisent partiellement

[H]e denies that there is only one true set of biological kinds and that a natural

classification will divide those kinds into a single set of exhaustive and

nonoverlapping categories Instead there are many equally legitimate ways of

classifying living things though no single way of classifying them is privileged over

the other (2011 p 199)125

124 D Henry laquo Aristotlersquos Pluralistic Realism raquo The Monist 94 (2) p 197-220 125 Henry (ibid p 199) reconnait la similariteacute entre sa propre approche et celle de Pellegrin Sa diffeacuterence

consiste dit-il en ce que selon Pellegrin Aristote aurait traiteacute la classification des animaux comme un exercice

pragmatique dans laquelle la division des animaux en classes exhibe une plasticiteacute selon les besoins de lrsquoexposeacute

157

Donc selon Aristote il nrsquoy a pas une seule et universelle faccedilon de laquo deacutecouper raquo la nature Il en

existe une multipliciteacute parce qursquoil existe dans la nature une multipliciteacute des classes

naturelles qui se croisent mutuellement

Henry souligne le fait qursquooutre les sept megista genecirc identifieacutees en HA I 6 Aristote

parle de plusieurs groupes unifieacutes partageant un trait commun et contenant des formes qui ne

diffegraverent que selon le plus et le moins Outre le serpent les vivipares les ovipares les

animaux pourvus du poumon ceux pourvus de la branchie les bipegravedes les quadrupegravedes les

animaux sans pied etc Henry recense eacutegalement les animaux politiques 126 mais

contrairement aux autres exemples il ne les analyse pas dans son article

Comme preuve du pluralisme aristoteacutelicien Henry souligne les occurrences de

laquo cross-division raquo entre diffeacuterentes classes drsquoanimaux127 Par exemple la classification des

animaux selon leur mode de reproduction donne quatre classes extensives vivipares

ovipares ceux qui font des larves et ceux qui se produit spontaneacutement Or ces groupes se

constituent par les croisements entre les classes autrement seacutepares y compris quelques unes

des megista genecirc les poissons les oiseaux et les serpents sont groupeacutes comme ovipares

alors que les ceacutetaceacutes sont groupeacutes avec lrsquohomme les eacuteleacutephants et la chauve-souris comme

vivipares Certains insectes se produisent par les larves alors que certains autres se produisent

spontaneacutement128

Un autre exemple de croisement entre les classes naturelles vient de la classification

selon le mode et les parties de la locomotion Le leacutezard et la tortue sont rangeacutes avec les

hommes les eacuteleacutephants et les crabes dans les laquo marcheurs raquo parce qursquoils se deacuteplacent par les

mouvements partiels de leurs corps Les ceacutetaceacutes sont groupeacutes avec les poissons et les

crustaceacutes comme laquo nageurs raquo et les oiseaux la chauve-souris et certains insectes

constituent le groupe de laquo voleurs raquo129

Lrsquoautre preuve selon Henry du reacutealisme pluraliste drsquoAristote vient des fameux

eacutepamphoterecircs Ces animaux constituent les meilleurs exemples de croisements des classes

naturelles et de la permeacuteabiliteacute des frontiegraveres des megista genecirc Certains traits du moineau de

scientifique alors que selon lui Aristote eacutetait un reacutealiste au sujet des classes naturelles crsquoest-agrave-dire qursquoelles

existent indeacutependamment des besoins de la recherche scientifique cette derniegravere les explore 126 Ibid p 201 127 Pour lrsquoensemble de ses analyses et ses exemples du pluralisme drsquoAristote voir Henry (ibid p 200-206) 128 Les reacutefeacuterences de Henry sont GA II 1 732a26-733a1 et HA I 5 et III 1 129 Pour les autres exemples voir Henry (ibid p 202)

158

Libye par exemple srsquoexpliquent mieux si on le classe comme oiseau alors que certains

autres srsquoexpliquent en le rangeant dans la classe des vivipares quadrupegravedes130

Ainsi selon Henry Aristote ne privileacutegie pas les megista genecirc et nrsquoaffirme pas que

leurs frontiegraveres sont infranchissablesinviolables comme si toute autre division ne leur

correspondant pas eacutechouait agrave repeacuterer les vraies classes Au contraire suggegravere Henry Aristote

divise les megista genecirc quand il en a besoin pour des causes explicatives Il srsquoensuit drsquoapregraves

Henry que ces grandes classes nrsquoont en fait aucun privilegravege ontologique sur les autres

classes quoiqursquoelles peuvent ecirctre plus importantes que les autres en tant que concepts

organisationnels

Suivant lrsquointerpreacutetation de Devin Henry je considegravere eacutegalement Aristote comme un

pluraliste et reacutealiste au sujet de la classification des animaux En conseacutequence comme les

exemples de Henry le suggegraverent je considegravere le groupe des animaux politiques comme une

classe naturelle constitueacutee par le croissement entre des classes qui demeureront autrement

seacutepareacutees Jrsquoaccepte donc que le laquo politikos raquo constitue une diaphora qui peut ecirctre diviseacutee

selon les principes de la diairesis aristoteacutelicienne en drsquoautres termes jrsquoadmets qursquoil y a des

espegraveces drsquolaquo ecirctre politique raquo et qursquoil est possible de les comparer entre elles selon le plus et le

moins

IX Diviser le laquo politikon raquo Partie II

Si lrsquoon revient aux analyses de Labarriegravere au sujet du degreacute eacuteleveacute du caractegravere

politique de lrsquohomme il ressort maintenant plus clairement le fait suivant marquer la

diffeacuterence de politiciteacute en termes de plus et de moins par les critegraveres de la phocircne et du logos

drsquoune part et de la phantasia de lrsquoautre part et cela malgreacute les diffeacuterences que lrsquoabeille et

lrsquohomme en tant qursquoanimaux politiques exhibent agrave ces eacutegards crsquoest violer les regravegles drsquoune

bonne division aristoteacutelicienne Car les diffeacuterences entre lrsquoabeille et lrsquohomme nous montrent

que ces differentiae ne sont pas celles qui constituent lrsquoidentiteacute du groupe drsquoanimaux

politiques et qursquoelles nrsquoappartiennent pas communeacutement et universellement aux espegraveces

drsquoanimal politique Autrement dit ces diffeacuterences ne constituent pas des axes de division sur

lesquels pourraient apparaicirctre des diffeacuterences de degreacute entre les animaux politiques elles sont

extrinsegraveques au groupe drsquoanimaux politiques

130 Pour le moineau de Libye voir PA IV 14 697b13-28

159

Une objection persiste En 486b 12-14 dans le passage drsquointroduction citeacute plus haut de

lrsquoHA qui est un exemple de diffeacuterenciation selon le plus et le moins Aristote dit laquo Certains

[animaux] ont un ergot drsquoautres nrsquoen ont pas certains ont une crecircte drsquoautres nrsquoen ont pas raquo

Donc pourrait-on dire la diffeacuterence par la possession et la privation est une modaliteacute de la

comparaison selon le plus et le moins le fait que lrsquoabeille soit priveacutee de la phocircnecirc et de la

phantasia ne nous empecircche non seulement pas de la comparer avec les autres animaux

politiques selon le plus et le moins mais il semble que cette diffeacuterence selon la privation

puisse ecirctre la base mecircme drsquoune telle comparaison

Cependant la comparaison dans ces lignes de lrsquoHA nrsquoest pas faite entre nrsquoimporte quel

animal doteacute de lrsquoergot et de la crecircte et nrsquoimporte quel autre qui en soit priveacute Il srsquoagit ici de

comparer les oiseaux en tant qursquooiseaux Les oiseaux qui sont deacutepourvus drsquoergot sont ceux

qui sont doteacutes drsquoongles recourbeacutes Cette derniegravere differentia est donc une limitation pour

lrsquouniversaliteacute de la premiegravere mais cela agrave lrsquointeacuterieur du groupe drsquooiseaux

Et certains genres drsquooiseaux ont aussi un ergot Mais aucun oiseau pourvu drsquoongles

recourbeacutes ne possegravede en mecircme temps drsquoergot131 (HA II 12 504b7)

Expliquer comme Labarriegravere et Kullmann les diffeacuterences de degreacute entre les animaux

politiques en recourant non pas aux diffeacuterenciations selon le plus ou le moins des traits

partageacutes par ces animaux naturellement en commun mais aux traits qursquoils ne partagent pas et

qui constituent des laquo plus (ou moins) values raquo relativement lrsquoun agrave lrsquoautre contrevient en fait agrave

un principe encore plus fondamental de la logique de la division aristoteacutelicienne Ce problegraveme

est plus visible dans le cas de Kullmann selon cette compreacutehension de la diffeacuterence les

laquo plus-values raquo qui deacutetermineraient la diffeacuterence de plus sont dues aux traits extra-

geacuteneacuteriques qui srsquoajoutent agrave ce caractegravere geacuteneacuterique deacutetermineacute drsquoecirctre animal politique

appartenant agrave son tour de la mecircme maniegravere crsquoest-agrave-dire sans diffeacuterenciation agrave toutes les

espegraveces drsquoanimal politique laquo Ecirctre plus politique raquo pourrait donc se formuler ainsi posseacuteder

le caractegravere geacuteneacuterique drsquoecirctre animal politique (comme tous les autres) plus un trait non

impliqueacute au niveau geacuteneacuterique (et dont par conseacutequent les autres sont priveacutes) 132 Cette

131 Pour lrsquoexplication causale de ce pheacutenomegravene voir PA IV 12 694a12-21 132 Cette approche se voit plus clairement dans le cas de Kullmann parce que selon lui on lrsquoa vu le plus du

caractegravere politique de lrsquohomme se deacutetermine par lrsquoajout du logos agrave un trait biologique commun de la mecircme

faccedilon agrave tous les animaux politique alors que chez Labarriegravere les ajouts se font agrave chaque niveau de lrsquoeacutechelle

drsquoune maniegravere cumulative et srsquoeacuteloignant progressivement de ce qui pourrait ecirctre commun

160

perspective (laquelle ne peut pas ecirctre accepteacutee par le Stagirite pour une raison fondamentale

regardant la nature du rapport entre un genos et ses eidecirc) est bien deacutecrite par Lennox

[According to this picture of kind-form relation] the kind does not consist of features

with range but rather completely determinate features and the features of the forms of

the kind are not determinate realizations of the generic features but features lsquoadded-

onrsquo to the generic features133

Aristote nrsquoaccepterait pas cette laquo image raquo tout simplement parce que selon lui la nature ne

srsquoarticule pas de cette maniegravere Drsquoougrave vient en fait la raison de lrsquoinsistance drsquoAristote sur la

division par les diffeacuterenciations continues et progressives sur un axe de division la derniegravere

diffeacuterence impliquent toutes celles qui preacutecegravedent et crsquoest elle qui est deacutecisive (αὕτη γὰρ μόνη

κυρία PA I 2 642b9) Les eacutetapes de diffeacuterenciation qui preacutecegravedent la derniegravere diffeacuterence ne

sont pas des stratifications existantes de la nature elles ne sont que des eacutetapes analytiques

requises par la meacutethode de la division134 Crsquoest pourquoi la derniegravere diffeacuterence rend superflues

(περίεργα b8) toutes celles qui la preacutecegravedent Si on reprend lrsquoexemple du laquo pourvu de pieds raquo

ce trait nrsquoexiste pas dans la nature indeacutependamment de ses eidecirc mais ses eidecirc ne se forment

pas non plus par le chevauchement reacuteel des differentiae de laquo pourvu de pieds raquo qui se

succegravedent sur la ligne de division si crsquoeacutetait le cas les diffeacuterences serait aussi nombreuses que

les branches de la ligne de la division cela poserait exactement le mecircme problegraveme que

rencontre le dichotomiste agrave cause de sa division accidentelle135 seulement ici ce problegraveme

prend une forme encore plus fantasmagorique puisque si toutes les coupures de la ligne de la

division existaient reacuteellement dans la nature une inflation incroyable dans le nombre actuel

des espegraveces des animaux (portant les mecircmes differentiae plusieurs fois et en mecircme temps sur

eux-mecircmes) serait ineacutevitable Bref selon Aristote laquo pourvu de pieds raquo nrsquoexiste dans la nature

que jusqursquoagrave ce qursquoil soit deacutetermineacute comme laquo deux pieds raquo ou comme une autre forme drsquoecirctre

pourvu de pieds et laquo agrave deux pieds raquo ne srsquoobtient pas par lrsquoajout du laquo agrave deux pieds raquo au

laquo pourvu de pieds raquo Il en va de mecircme entre laquo agrave deux pieds raquo et laquo agrave pieds fendus raquo parce que

laquo le genre nrsquoexiste absolument pas en dehors des formes comme espegraveces du genre raquo (Met Z

12 1038a6)

133 J G Lennox laquo Kinds Forms of Kinds and the More and the Less raquo loc cit p 169 134 Balme (1987 p 73) 135 Met Z 12 1038a16 sq laquo [Dans une division] on cherche toujours agrave continuer ainsi jusqursquoaux termes sans

diffeacuterence Il y aura alors autant de formes de pied que de diffeacuterences et les animaux pourvus de pieds seront

eacutegaux en nombre aux diffeacuterences [hellip] Si on divise au contraire par coiumlncidence par exemple si on divisait

pourvu de pieds en blanc drsquoun cocircteacute noir de lrsquoautre les diffeacuterences seraient aussi nombreuses que les coupures raquo

161

Il en va de mecircme pour la comparaison des espegraveces selon le plus ou le moins comme

lrsquoaile nrsquoexiste dans la nature qursquoen tant que lrsquoaile drsquooiseau ou en tant que lrsquoaile drsquoinsecte

lrsquoaile drsquooiseau nrsquoexiste que dans des deacuteterminations speacutecifiques de sa largeur ou de ses

plumes Il en ressort que les comparaisons entre diffeacuterentes formes de lrsquoaile ne srsquoopegraverent pas agrave

un niveau suppleacutementaire qui srsquoobtiendraient par lrsquoajout des laquo plus-values raquo qui nrsquoexistent pas

drsquoores et deacutejagrave dans les ailes que lrsquoon compare et en tant qursquoelles se trouvent dans la nature Je

pense que lrsquoinexactitude de cette notion de laquo plus value raquo agrave laquelle Labarriegravere et Kullmann

recourent pour rendre compte du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme est

maintenant suffisamment claire si lrsquohomme est plus politique il lrsquoest drsquoores et deacutejagrave dans son

eacutetat naturel crsquoest-agrave-dire il lrsquoest suite aux diffeacuterenciations speacutecifiques des traits qui le rendent

animal politique tout court et qursquoil partage en commun avec les autres animaux politiques par

nature

Il me semble que Kullmann et Labrriegravere recourent agrave une ideacutee de laquo plus-value raquo pour

surmonter deux difficulteacutes que lrsquoon rencontre quand on cherche agrave voir comment pourrait

fonctionner la comparaison de plus et de moins pour la differentia laquo politikon raquo

Drsquoabord il nrsquoest pas facile de srsquoimaginer comment les diffeacuterenciations possibles de

lrsquoun des traits constitutifs du groupe animal politique pourraient produire une diffeacuterence de

degreacute Disons que les traits qui constituent le groupe laquo animal politique raquo et qui deacuteploient une

gamme de diffeacuterenciations sont la possession drsquoune œuvre une et commune la division du

travail le partage drsquoun lieu commun le deacutesir de vivre en ensemble et la preacutesence drsquoun reacutegime

de vie commune (certains avec un chef drsquoautres anarchiques) Il nrsquoest pas facile de voir

comment lrsquoexemplification par un animal de lrsquoun de ces traits agrave un plus haut degreacute pourrait

le rendre plus politique Pour prendre un exemple le fait qursquoun animal ait plus de plumes sur

ses ailes ne le rend pas plus oiseau que les autres ni son aile plus laquo aile raquo ni plus laquo aile

drsquooiseau raquo ni lrsquoanimal lui-mecircme un animal plus aileacute qursquoun autre On compare les differentiae

des animaux en fonction de leur largeur de leur longueur ou de leur nombre etc Mais dans le

cas des animaux politiques crsquoest la classe mecircme de ces animaux dont on essaie de trouver le

plus haut degreacute Au fond la question est quel devrait ecirctre ce eu eacutegard agrave quoi on compare les

caractegraveres politiques des animaux Car on a besoin drsquoun troisiegraveme terme en fonction duquel

seront compareacutees leurs politiciteacutes Ma reacuteponse agrave cette premiegravere difficulteacute est la suivante Ce

problegraveme peut trouver une solution si on visualise la division agrave un niveau supeacuterieur en effet

on compare certains animaux greacutegaires en fonction de leur politiciteacute crsquoest leur politiciteacute que

lrsquoon compare et crsquoest elle qui constitue notre troisiegraveme terme Rappelons qursquoen Pol I 2

162

1253a8 lorsqursquoAristote compare lrsquoabeille avec lrsquohomme il en parle comme un animal

greacutegaire

Drsquoougrave la seconde difficulteacute on compare les animaux en fonction des modifications de

leur pathemata Il nrsquoest pas facile de srsquoimaginer comment un mode de vie pourrait se

diffeacuterencier selon le plus ou le moins sur un tel modegravele qui deacutepend des traits perceptibles Il

semble plus commode de recourir aux capaciteacutes psychologiques pour expliquer les

diffeacuterences de degreacute entre les politiciteacutes des animaux Mais cette approche nous pose des

problegravemes concernant la diairesis aristoteacutelicienne136

X Lrsquoergon de lrsquoanimal politique

Il srsquoagit maintenant drsquoexaminer le deuxiegraveme argument de Labarriegravere Cet argument ne

vise pas tant agrave parvenir agrave une entente du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme qursquoagrave

comprendre lrsquoinfeacuterioriteacute de la politiciteacute des autres animaux Or cette tacircche ne peut se remplir

qursquoen partant de lrsquohumain crsquoest eacutevident

Labarriegravere cherche un sens non-meacutetaphorique drsquoecirctre politique pour les animaux Selon

les approches concurrentes deacutejagrave eacutetudieacutees qui nrsquoacceptent qursquoun sens meacutetaphorique agrave la

politiciteacute des animaux comme la qualiteacute politique ne se deacutefinit proprement que relativement agrave

la polis et comme lrsquohumain est le seul animal qui possegravede la polis les autres animaux dits

laquo politika raquo ne sauraient lrsquoecirctre que dans un sens meacutetaphorique Il ne srsquoagirait donc que drsquoun

transfert de ce nom (laquo animal politique raquo) aux animaux qui ne possegravedent pas de polis Mulgan

et Bodeuumls expliquaient ainsi lrsquousage de ce terme pour les autres animaux dans lrsquoHA et dans la

comparaison que le Stagirite fait dans les Politiques I 2 Labarriegravere afin de reacuteveacuteler un sens

non-meacutetaphorique de lrsquoattribution de ce caractegravere aux autres animaux entreprend drsquoeacutetablir un

sens non-meacutetaphorique de la communauteacute politique pour ces autres animaux si on peut

parvenir agrave trouver chez Aristote un sens litteacuteral de la communauteacute politique pour les autres

animaux cela permet de cerner un sens litteacuteral de leur ecirctre politique Dans ce cas la

diffeacuterence de degreacute entre leur caractegravere politique et celui de lrsquohomme deacutecoule de la diffeacuterence

entre ces deux sens deacutesormais litteacuteraux drsquoecirctre politique

136 Je discute ma solution pour cette difficulteacute dans le dernier chapitre de ce travail Selon ma solution lrsquohomme

est plus politique que les autres animaux parce qursquoil est laquo un animal politique agrave multiple communauteacutes raquo

Jrsquoexplique donc le degreacute supeacuterieur de sa politiciteacute en termes quantitatifs

163

Agrave cette fin au lieu de se servir des traiteacutes biologiques et de leur logique de

comparaison selon le plus ou le moins Labarriegravere fonde son argument sur le Protreacuteptique Le

fragment principal qursquoil utilise pour ses analyses est le suivant137

En effet au sujet des choses pour lesquelles il nrsquoy a qursquoun seul nom (logos) nous ne

disons (legomen) pas laquo plus raquo (mallon) seulement drsquoapregraves la supeacuterioriteacute (kathrsquo

huperochecircn) mais aussi drsquoapregraves lrsquoanteacuterioriteacute et la posteacuterioriteacute (kata to proteron einai

to drsquo husteron) ainsi nous disons (phamen) que la santeacute est un bien (agathon) plus que

(mallon) les choses saines et qursquoune chose choisie par nature pour elle-mecircme est

ltplus un biengt que ce qui la produit cependant nous voyons (horomen) que le nom lt

lsquobienrsquogt est attribueacute aux deux mais pas au sens strict car ltnous parlonsgt de bien au

sujet des choses utiles et de lrsquoexcellence Il faut donc dire (phateon) que lrsquohomme

eacuteveilleacute vit plus que (mallon) lrsquohomme endormi et celui dont lrsquoacircme est en acte ltplus

quegt celui qui ne fait que la posseacuteder car crsquoest agrave cause du premier que nous disons

(phamen) que le second vit parce que le second peut subir ou produire agrave la maniegravere du

premier (B 82-83)138

Selon ce fragment si lrsquohomme eacuteveilleacute vit plus que lrsquohomme dormant ce nrsquoest pas

parce qursquoil existe entre les deux une diffeacuterence de nature au niveau biologique La diffeacuterence

ici est entre le sens plus propre et le sens moins propre de laquo vivre raquo humainement lrsquohomme

eacuteveilleacute son acircme (ou son humaniteacute) eacutetant en acte reacutealise le vivre humain dans un sens plus

strict et plus propre par rapport agrave lrsquohomme dormant et lrsquolaquo humaniteacute raquo de ce dernier ne se

deacutefinit qursquoagrave la mesure du premier lrsquohomme eacuteveilleacute tient une anteacuterioriteacute deacutefinitionnelle par

rapport agrave lrsquohomme dormant Cette perspective paraicirct applicable aux animaux politiques aussi

parce qursquoil srsquoagit des choses pour lesquelles il nrsquoy a qursquoun seul nom Comme la diffeacuterence de

plus et de moins entre lrsquohomme eacuteveilleacute et lrsquohomme dormant nrsquoest pas eacutenonceacutee dans un sens

meacutetaphorique si on parvient agrave montrer un rapport analogue entre lrsquohomme-animal-politique

et les autres animaux politiques on trouvera selon Labarriegravere un sens non-meacutetaphorique

drsquoecirctre politique pour les autres animaux

Plutocirct que drsquoen appeler agrave la distinction entre un sens litteacuteral et meacutetaphorique ne

pourrions-nous plutocirct comprendre que crsquoest au sens souverain propre ou strict que

lrsquohomme est un animal politique car crsquoest lui qui exerce au mieux cette capaciteacute

tandis que les autres animaux politiques ne seraient dit tels que parce que par

137 Les autres fragments qursquoil consulte sont Duumlring B 78 B 80 B 81 84 B 87 B 91 138 La traduction de Labarriegravere Langage vie politique op cit p 113

164

reacutefeacuterence agrave lrsquohomme ils sont aussi capables drsquoexercer certaines de ces capaciteacutes

Ainsi de mecircme que lrsquohomme eacuteveilleacute est plus vivant que lrsquohomme endormi de mecircme

lrsquohomme serait un animal politique plus que les autres animaux politiques (et a fortiori

greacutegaires) car il exerce plus correctement cette qualiteacute crsquoest-agrave-dire plus bellement et

plus exactement Nous devrions donc pouvoir dire que lrsquohomme est lsquodavantagersquo

(malista) un animal politique qursquoil lrsquoest lsquoplus (intenseacutement)rsquo (mallon)139

Dans quel sens selon Labarriegravere lrsquohomme exerce la capaciteacute politique laquo plus bellement et plus

exactement raquo Le sens que Labarriegravere donne agrave cette faccedilon humaine drsquoexercer la capaciteacute

politique nous montrera que recourir au Protreacuteptique pour reacuteveacuteler un sens non-meacutetaphorique

de la diffeacuterence entre la politiciteacute humaine et celle des autres animaux ne peut convenir

En effet dans ce second fil drsquoargument Labarriegravere continue ses analyses en mettant

lrsquoaccent sur cette faccedilon laquo plus belle et plus exacte raquo dont lrsquohomme exerce sa capaciteacute

politique Si lrsquohomme est un animal politique agrave un plus haut degreacute que les autres animaux

politiques ce serait toujours en fonction de sa capaciteacute de langage tout simplement parce que

la possession de cette derniegravere de par son objet (crsquoest-agrave-dire la perception de lrsquoutile et du

nuisible et donc du juste et de lrsquoinjuste) prouve lrsquoexistence pour lrsquohomme drsquoun domaine

ethico-rheacutetorico-politique dont les autres animaux politiques sont deacutepourvus Puisque la vie

collective de lrsquohomme serait marqueacutee deacutejagrave agrave son niveau familial par la preacutesence drsquoun

laquo espace moral raquo constitueacute par le partage des sentiments moraux cet aspect moral qui

explique la diffeacuterence de la famille humaine de celle des autres animaux nous montrerait

eacutegalement que lrsquohomme est plus politique que ces derniers deacutejagrave au niveau familial Crsquoest agrave

partir de cette perspective de diffeacuterence politique que Labarriegravere entreprend de deacuteceler un sens

non-meacutetaphorique de la qualiteacute laquo politique raquo pour les communauteacutes des autres animaux

Agrave cette fin Labarriegravere convoque Politiques III 6 et 9 Dans ces chapitres du troisiegraveme

livre ougrave il distingue les conditions neacutecessaires pour lrsquoexistence drsquoune citeacute des parties propres

et constitutives drsquoune citeacute humaine digne de ce nom Aristote affirme qursquoil ne faut pas

confondre une simple communauteacute de vivre-ensemble avec la citeacute en tant que communauteacute de

bien-vivre Parmi les conditions neacutecessaires et minimales pour qursquoil y ait une citeacute Aristote

cite la communauteacute de lieu les mariages entre les membres de la communauteacute lrsquoexistence

des sacrifices publics et la garantie des eacutechanges et de la justice dans les rapports mutuels Si

la fin de la vie politique humaine nrsquoeacutetait qursquoun vivre-ensemble la satisfaction de ces

conditions suffirait pour accorder le nom de laquo polis raquo agrave la communauteacute qursquoelles rendent

139 Ibid p 114 Je souligne

165

possible Or comme la veacuteritable fin de la citeacute selon Aristote est la vie heureuse la seule

satisfaction des conditions neacutecessaires pour une telle vie ne suffit pas pour lrsquoeacutetablissement

drsquoune communauteacute politique humaine digne de ce nom Pour que la vraie fin de la citeacute puisse

ecirctre atteinte il faut des lois destineacutees agrave creacuteer des citoyens bons et justes en rendant leur ethos

vertueux Crsquoest cette derniegravere condition qui souligne Labarriegravere est indispensable pour

lrsquoexercice laquo correct raquo crsquoest-agrave-dire laquo beau et exact raquo de la capaciteacute politique par lrsquohomme

(2004 pp 125-126) Labarriegravere pense que crsquoest cette distinction entre deux notions de la polis

qui nous permet drsquoentrevoir la diffeacuterence de degreacute entre lrsquohomme et les autres animaux

politiques selon Labarriegravere lorsqursquoil critique les approches qui reacuteduisent la polis aux

conditions neacutecessaires de vivre-ensemble (comme la premiegravere citeacute de Platon et Lycophron)

Aristote citerait et critiquerait en fait une conception de la polis apparemment courante agrave son

eacutepoque laquo laquelle renvoie bien plus au vivre-ensemble qursquoau bien-vivre raquo (p 126) Labarriegravere

fait lrsquohypothegravese que crsquoest parce que les autres animaux savent satisfaire une partie des

conditions mateacuterielles de la polis au sens de vivre-ensemble qursquoAristote aurait pu leur

attribuer un sens non-meacutetaphorique drsquoecirctre politique Leur communauteacute politique

correspondrait agrave une certaine notion populaire de la polis de lrsquoeacutepoque Pour le dire agrave rebours

crsquoest parce que ces animaux savent remplir certaines conditions neacutecessaires et minimales pour

lrsquoexistence drsquoune polis au sens propre qursquoils meacuteritent drsquoecirctre qualifieacutes de politikon dans un sens

litteacuteral ils vivent dans une communauteacute de lieu autour drsquoune œuvre commune et il y a une

division de travail entre eux Donc puisque la capaciteacute politique de ces animaux ne leur

permet drsquoaccomplir qursquoune petite partie des conditions neacutecessaires drsquoune communauteacute

politique au sens propre ils sont moins politiques alors que lrsquohomme parce qursquoil peut

actualiser cette capaciteacute laquo bellement et exactement raquo et laquo plus correctement raquo gracircce agrave lrsquoespace

moral qui lui est propre est encore beaucoup plus (malista selon Labarriegravere) politique

qursquoeux

Or du moment qursquoon ne prend pas en consideacuteration la vraie fin de la citeacute et la vraie

deacutefinition de la citeacute chez Aristote il nrsquoy a bien qursquoune diffeacuterence de degreacute entre

lrsquohomme et les autres animaux En forccedilant un peu les choses il ne serait drsquoailleurs pas

tout-agrave-fait faux de dire que [] pour Aristote les autres animaux restent moins

politiques que les humains car ils ne satisfont pas toutes les conditions neacutecessaires agrave la

vie mateacuterielle drsquoune citeacute pour ne mecircme pas parler de celles qui font drsquoune citeacute une citeacute

digne de ce nom [hellip] Lrsquohomme est un animal politique plus que tout autre animal

166

politique car il lrsquoest davantage du fait qursquoil fait (ou peut faire) correctement passer agrave

lrsquoacte cette puissance140

Crsquoest cette derniegravere phrase qui eacutetablit le lien avec le Protreacuteptique tout comme lrsquohomme

eacuteveilleacute qui est plus vivant que lrsquohomme dormant parce qursquoil reacutealise lrsquoergon de lrsquoacircme (vivre)

plus proprement que ce dernier ou tout comme le savant exerccedilant actuellement sa science

sera plus savant qursquoun autre srsquooccupant drsquoune autre chose que la science141 lrsquohomme serait

plus politique que les autres animaux politiques parce que gracircce agrave sa capaciteacute morale il

reacutealiserait lrsquoergon de la capaciteacute politique (crsquoest-agrave-dire la polis) plus complegravetement crsquoest-agrave-

dire laquo plus bellement et plus exactement raquo qursquoeux

Les analyses de Labarriegravere peuvent ecirctre donc reacutesumeacutees en deux temps

a) la capaciteacute politique trouve sa pleine et sa propre actualisation chez lrsquohumain Crsquoest

pourquoi lrsquoanimal qui est proprement et malista politique crsquoest lrsquohomme et seulement

lui Consideacutereacutes relativement agrave ce dernier les autres animaux politiques ne le sont que

dans un sens laquo deacutefectueux raquo parce qursquoils ne peuvent pas atteindre agrave la reacutealisation

pleine de cette puissance Drsquoougrave il ressort que

b) leurs communauteacutes ne sont politiques que dans un sens laquo deacutefectueux raquo parce que

lrsquoachegravevement drsquoune communauteacute politique au sens propre nrsquoest possible que pour un

animal capable drsquoexercer laquo correctement crsquoest-agrave-dire bellement et exactement raquo la

capaciteacute requise pour lrsquoexistence drsquoune telle communauteacute Crsquoest drsquoailleurs pourquoi

Labarriegravere laisse entendre que les hommes qui se contenteraient de satisfaire les

conditions neacutecessaires de vivre-ensemble sans cibler la communauteacute de bien-vivre

sans donc honorer laquo correctement raquo leur puissance politique seraient des animaux

moins politiques mecircme srsquoils ne cessent pas drsquoecirctre animal politique (2004 p 124)

Apregraves cet exposeacute des analyses de Labarriegravere si on revient au modegravele de la comparaison qursquoil

emprunte au Protreacuteptique on voit que dans le fragment B82 Aristote distingue deux types de

comparaison selon le plus et le moins selon lrsquoexcegraves (kathrsquo huperochecircn) et selon la prioriteacute

logique ou pour mieux dire selon la prioriteacute deacutefinitionnelle Dans la Meacutetaphysique H 2 et

dans certains passages de lrsquoHistoire des animaux et des Parties des Animaux Aristote

emploie lrsquoexpression laquo kathrsquo huperochecircn raquo comme un nom geacuteneacuterique pour diffeacuterentes

modaliteacutes de comparaison selon le plus ou le moins que lrsquoon peut faire entre des aspects

140 Ibid p 124-6 Je souligne 141 Labarriegravere prend cet exemple pour son argument (ibid p 113) et il srsquoagit du fragment B81

167

quantitatifs des choses sensibles142 Mais comme on verra dans un instant Aristote lrsquoutilise

pour designer la supeacuterioriteacute drsquoun individu selon la vertu aussi Le point commun entre ces

usages diffeacuterents semble ecirctre de comparer les contraires qui acceptent un intermeacutediaire entre

eux143 Labarriegravere ne prend pas ce sens du laquo mallon raquo mais il choisit lrsquoautre et il preacutefegravere

accorder une prioriteacute deacutefinitionnelle agrave la politiciteacute humaine par rapport aux autres animaux

Pour voir comment cette prioriteacute deacutefinitionnelle deacuterive de lrsquoexercice laquo correct raquo de la capaciteacute

politique par lrsquohomme il faut lire encore un autre fragment du Protreacuteptique auquel Labarriegravere

fait reacutefeacuterence exactement pour le mecircme but144 Il srsquoagit du fragment B84

Voici alors ce que lrsquoon entend en chaque cas par lsquofaire usagersquo si la capaciteacute ne

concerne qursquoune seule chose faire usage consiste agrave accomplir preacuteciseacutement celle-ci

mais si la capaciteacute concerne une multipliciteacute de choses alors crsquoest accomplir la

meilleure de celles-ci Par exemple pour la flucircte on lrsquoutilise seulement ou surtout

quand on en joue Car crsquoest probablement sur ce modegravele que doivent aussi ecirctre

envisageacutes les autres cas Il faut donc dire aussi qursquoon utilise davantage quelque chose

142 PA I 4 644b7-9 laquo Crsquoest agrave peu pregraves uniquement par la configuration des parties et du corps tout entier en

tant qursquoelle comporte des ressemblances qursquoon deacutetermine les genres [Σχεδὸν δὲ τοῖς σχήμασι τῶν μορίων καὶ

τοῦ σώματος ὅλου ἐὰν ὁμοιότητα ἔχωσιν ὥρισται τὰ γένη] [hellip] Les parties diffegraverent alors non suivants un

rapport drsquoanalogies (ainsi dans lrsquohomme et le poisson le rapport de lrsquoos agrave lrsquoarecircte) mais plutocirct par des simples

caracteacuteristiques corporelles [ἀλλὰ μᾶλλον τοῖς σωματικοῖς πάθεσιν] ndash grandeur petitesse mollesse dureteacute

surface lisse ou rugueuse ou une autre proprieacuteteacute de ce genre ndash en geacuteneacuteral suivant le pus ou le moins raquo Un

passage parallegravele de Met H 2 se lit laquo Drsquoautres [choses] diffegraverent par les affections sensibles [τοῖς τῶν

αἰσθητῶν πάθεσιν] comme dureteacute et mollesse compaciteacute et leacutegegravereteacute seacutecheresse et humiditeacute et certaines

diffegraverent par certaines de ces affections drsquoautres par toutes et en un mot les unes par excegraves les autres par

deacutefaut raquo (1042b21-25) Quelques lignes plus loin la mecircme ideacutee est reprise laquo Il faut donc saisir les genres des

diffeacuterences (car ils seront les principes de lrsquoecirctre) par exemple ceux ltdeacutefinisgt par le plus et le moins le compact

et le leacuteger et les autres choses telles car tout cela est excegraves ou deacutefaut raquo (1042b31-35) Ces deux passages de la

Meacutetaphysique H 2 montrent une affiniteacute manifeste outre le passage du PA avec le passage principal de lrsquoHA I

(486b5-16 ndash citeacute en haut) ougrave Aristote explique ce qursquoil entend de la diffeacuterence par le plus et le moins Il

commence par preacuteciser qursquoil srsquoagit bien des pathecircmata (b5) et eacutenumegravere ensuite une seacuterie des formes diffeacuterentes

que peut prendre ce genre de diffeacuterenciation chez les animaux enfin il finit comme il fait ici dans H 2 par

lsquoreacuteduirersquo la diffeacuterence selon le plus et le moins agrave la diffeacuterence par excegraves et deacutefaut laquo on peut consideacuterer dit-il le

plus et le moins comme une sorte drsquoexcegraves et de deacutefaut raquo (b16) 143 Cf Cat 8 10b26 sq Cependant tous les contraires nrsquoacceptent pas drsquointermeacutediaire comme la vertu et le

vice Pour lrsquoenjeu de ce dernier point dans les contextes biologiques voir Pellegrin laquo Logical diffeacuterence and

biological difference raquo loc cit p 332-3 144 Labarriegravere Langage vie politique op cit p 114

168

quand on lrsquoutilise correctement car la finaliteacute et le mode naturels drsquoune chose

appartiennent agrave celui qui en fait usage de faccedilon belle et exacte145

Ce fragment sert drsquointroduction au fragment suivant (B85) qui commence par la phrase

laquo Maintenant la tacircche unique ou principale de lrsquoacircme est de penser et de reacutefleacutechir [Ἔστι δὴ καὶ

ψυχῆς ἤτοι μόνον ἢ μάλιστα πάντων ἔργον τὸ διανοεῖσθαί τε καὶ λογίζεσθαι] raquo Lrsquoenjeu de

ce dernier fragment est de deacutemontrer que lrsquohomme qui reacutefleacutechit correctement vit laquo plus raquo

parce que crsquoest lui qui accomplit effectivement bellement et exactement lrsquoergon de lrsquoacircme il

en fait un bon usage Ceci dit si le degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme srsquoexplique

par le fait drsquoactualiser correctement la capaciteacute politique cette excellence srsquoexplique agrave son

tour par le rapport entre la qualiteacute de lrsquoexercice de la capaciteacute politique et la polis lrsquoœuvre et

la finaliteacute de cette capaciteacute si crsquoest lrsquohomme qui exerce cette capaciteacute plus correctement

crsquoest que lui seul est capable drsquoaccomplir correctement son œuvre qursquoest la polis Tandis que

les autres animaux politiques ne sauraient atteindre lrsquoaccomplissement correct de cette œuvre

parce qursquoils laquo ne satisfont pas toutes les conditions neacutecessaire agrave la vie mateacuterielle drsquoune citeacute

pour ne mecircme pas parler de celles qui font drsquoune citeacute une citeacute digne de ce nom raquo Donc ils

sont moins politiques parce que la maniegravere dont ils actualisent leurs capaciteacutes politiques ne

reacutepond pas agrave lrsquousage correct de cette capaciteacute lequel est requis pour lrsquoaccomplissement de

lrsquoœuvre drsquoeacutetablir une communauteacute politique au sens propre par rapport agrave lrsquohumain ils

laquo utilisent raquo moins la capaciteacute politique et donc laquo politikon raquo se dit moins proprement pour

eux

Mais une question se pose dans le fragment B84 lrsquoadverbe laquo mallon raquo a-t-il le mecircme

sens que dans le fragment B83 Il me semble que dans le premier cet adverbe a plutocirct le sens

que Labarriegravere exclut de son analyse ici il srsquoagit du sens kathrsquo huperochecircn et il ne srsquoagit

plus de la prioriteacute de lrsquoactiviteacute sur la potentialiteacute Le laquo mallon raquo du fragment B84 nrsquoexprime

plus la diffeacuterence de lrsquohomme eacuteveilleacute par rapport agrave lrsquohomme dormant Dans le fragment B83

il srsquoagit exclusivement de la prioriteacute deacutefinitionnelle de lrsquoactiviteacute sur la potentialiteacute alors que

dans le fragment B84 la supeacuterioriteacute deacutecrite suppose au moins deux usages (to chrecircsthai)

compareacutes et il ne srsquoagit plus drsquoune comparaison entre une activiteacute et une potentialiteacute mais on

145 Traduction de Sophie Van der Meeren Exhortation agrave la philosophie Le dossier grec Aristote Introduction

traduction et commentaire Paris Les Belles Lettres 2011 En grec Οὐκοῦν τό γε χρῆσθαι παντὶ τοῦτ ἐστίν

ὅταν εἰ μὲν ἑνὸς ἡ δύναμίς ἐστιν τοῦτ αὐτὸ πράττῃ τις εἰ δὲ πλειόνων τὸν ἀριθμόν ὃ ἂν τούτων τὸ βέλτιστον

οἷον αὐλοῖς ἤτοι μόνον ὅταν αὐλῇ χρῆταί τις ἢ μάλιστα ἴσως γὰρ ἐπὶ τούτῳ καὶ τὰ τῶν ἄλλων οὐκοῦν καὶ

μᾶλλον χρῆσθαι τὸν ὀρθῶς χρώμενον φατέον τὸ γὰρ ἐφ ὃ καὶ ὡς πέφυκεν ὑπάρχειν τῷ χρωμένῳ καλῶς καὶ

ἀκριβῶς

169

compare au moins deux activiteacutes Les ambiguiumlteacutes du texte en teacutemoignent si on prend le

groupe adverbial ἤτοι μόνονhellipἢ μάλιστα comme portant non pas sur lrsquousage (χρῆταί) mais

sur la flucircte (αὐλῇ)146 on obtient le sens que Duumlring en donne

The exercising of anything then is this if something can be done only in one way ltit

is exercisedgt when one does just that thing if it can be done in more than one way ltit

is exercisedgt when one does it in the best possible way as for instance when

somebody uses a double pipe he either just plays when he uses it or plays

excellently147

Que lrsquoon accepte ou non la traduction de Duumlring il nrsquoen reste pas moins que ce fragment

suppose une comparaison entre diffeacuterentes actualisations drsquoune mecircme potentialiteacute et qursquoil ne

srsquoagit plus de comparer laquo celui qui se contente de posseacuteder une acircme et celui qui met en œuvre

son acircme raquo (B83) Avec ce changement drsquoaccent le laquo domaine raquo de la prioriteacute deacutefinitionnelle

se deacuteplace aussi il srsquoagit deacutesormais de la prioriteacute que deacutetient celui qui accomplit un ergon

selon lrsquoexcellence requise par cet ergon Lrsquousage propre drsquoune flucircte ne se deacutefinit pas selon

nrsquoimporte quel usage que lrsquoon peut en faire mais bien selon son usage excellent Or ce

niveau ougrave lrsquousage vertueux tient la prioriteacute logique dans la deacutefinition de lrsquousage propre drsquoune

chose est eacutegalement le niveau ougrave sont compareacutes diffeacuterents usages en fonction de leurs vertus

Lrsquoenjeu ici est plutocirct la supeacuterioriteacute selon la vertu laquo celui qui produit bien neacutecessairement

aussi produit alors que celui qui produit seulement ne produit pas aussi neacutecessairement bien raquo

(Met Θ 1046b26-28) Crsquoest-agrave-dire que crsquoest parce qursquoil y a cette diffeacuterence drsquoexcellence

entre deux usages que lrsquoon peut accorder une prioriteacute logique agrave celui qui laquo produit bien raquo et

qui deacutepasse selon la vertu tous les autres preacutetendants au mecircme ergon Les usages de ces

derniers se deacutefinissent par reacutefeacuterence agrave lrsquousage vertueux Agrave ce niveau de comparaison donc la

supeacuterioriteacute selon lrsquoexcellence preacutecegravede la prioriteacute deacutefinitionnelle et il en ressort qursquoagrave ce niveau

la comparaison selon la supeacuterioriteacute (kathrsquo huperochecircn) entre en jeu Or crsquoeacutetait le sens que

Labarriegravere cherchait agrave mettre de cocircteacute il ressort maintenant que le privilegravege qursquoil cherche agrave

donner agrave la prioriteacute deacutefinitionnelle preacutesuppose en effet le sens qursquoil cherche agrave eacutecarter

Le problegraveme que posera ce retour de la comparaison kathrsquo huperochecircn dans les

analyses de Labarriegravere est qursquoune telle comparaison entre deux maniegraveres drsquoactualiser une

mecircme puissance ne peut se faire que si lrsquoœuvre relativement agrave laquelle la comparaison sera

effectueacutee est geacuteneacuteriquement identique pour les possesseurs de la puissance en question En ce

146 Voir la note de Van der Meeren Exhortation agrave la philosophie Le dossier grec Aristote op cit p 191 n21 147 I Duumlring Aristotlersquos Protrepticus An Attempt at Reconstruction Goumlteborg 1961

170

qui concerne les animaux politiques si on ne suppose pas une identiteacute geacuteneacuterique entre

lrsquoœuvre politique de lrsquohomme et celle des autres animaux on se demanderait laquo De toute

faccedilon comment et drsquoougrave exactement sait-on que lrsquohomme accomplit la capaciteacute politique plus

bellement et plus correctement que lrsquoabeille raquo Pour rendre compte de ce point il suffit en

effet de rappeler que lrsquoideacutee principale des fragments B83 et B84 du Protreacuteptique trouve son

pendant direct dans lrsquoune des preacutemisses de ce que lrsquoon appelle laquo lrsquoargument sur lrsquoergon de

lrsquohomme raquo lequel se trouve dans lrsquoEN I 7

Nous soutenons que lrsquoergon drsquoun tel individu et de son homologue vertueux est

identique selon le genre [τὸ δ αὐτό φαμεν ἔργον εἶναι τῷ γένει τοῦδε καὶ τοῦδε

σπουδαίου] par exemple au cithariste et au bon cithariste (1098a8-10)

La suite de cette phrase montre que dire que lrsquohomme est plus politique de par lrsquoexercice

correct de la capaciteacute politique nous conduit agrave instaurer un rapport de supeacuterioriteacute entre

lrsquohomme et les autres animaux en fonction de leurs vertus politiques

[hellip] et il en va donc ainsi absolument dans tous les cas la supeacuterioriteacute confeacutereacutee par la

vertu srsquoajoutant agrave lrsquoergon148 car celui du cithariste est de jouer de son instrument

mais srsquoil est bon crsquoest drsquoen bien jouer (a10-12)

Lrsquoideacutee selon laquelle lrsquoexercice beau et exact de la capaciteacute politique rend lrsquohomme plus

politique que les autres animaux sous-entend de poser une œuvre geacuteneacuteriquement identique

pour tous les animaux politiques et ensuite de faire une comparaison entre ces animaux selon

un seul et mecircme critegravere de la vertu politique Lrsquohomme serait donc plus politique parce qursquoil

deacutepasserait les autres animaux selon la vertu politique Or dans ce cas il semble que lrsquoon

fait la comparaison plutocirct entre les animaux et le bon citoyen

La seule alternative agrave ces conclusions aberrantes nrsquoest pas plus reacuteconfortante pour la

position de Labarriegravere La polis digne de ce nom eacutetant lrsquoœuvre de lrsquousage propre de la

capaciteacute politique humaine il me semble qursquoagrave moins que lrsquoon ne dise que les capaciteacutes

politiques des autres animaux preacutetendent elles aussi agrave lrsquoaccomplissement de cette mecircme

148 Il semble qursquoil faut faire une distinction entre deux sens drsquoergon lsquofonctionrsquo et lsquoœuvre lsquo (ou lsquoproduitrsquo) Dans

le premier sens lrsquoergon deacutesignerait le telos que la nature ou lrsquoessence drsquoun individu lui pose Lrsquoergon dans ce

sens constituera la finaliteacute des actions ou des œuvres de lrsquoindividu parce qursquoil servira de critegravere pour la

conformiteacute entre les œuvres de lrsquoindividu (couper par exemple pour un couteau particulier) et sa nature

geacuteneacuterique Lrsquoindividu spoudaios sera donc celui qui produit ses œuvres deacutefinitoires (erga) conformeacutement agrave sa

nature Pour ces deux sens du mot laquo ergon raquo voir H H Joachim Aristotle The Nicomachean Ethics A

Commentary Oxford Clarendon Press 1951 p 48-51

171

œuvre le maximum que lrsquoon puisse faire en matiegravere de comparaison entre le caractegravere

politique de lrsquohomme et celui des autres animaux nrsquoest qursquoune comparaison par analogie ce

qursquoest lrsquoactiviteacute politique agrave lrsquohomme lrsquoactiviteacute zoologique communautaire des autres animaux

le serait agrave eux sans pourtant ecirctre une laquo vraie raquo politiciteacute parce que leur activiteacute nrsquoest pas

destineacutee par nature agrave accomplir cette œuvre politique au sens strict qursquoest la polis Et allant

toujours dans le mecircme sens on sera obligeacute de dire que leur communauteacute nrsquoest laquo politique raquo

que parce qursquoelle est un analogue de la polis humaine Or crsquoeacutetait la position de Mulgan Il

srsquoagit donc drsquoune impasse pour Labarriegravere puisque ou bien il faut dire que les autres animaux

politiques sont vraiment des laquo petits hommes politiques raquo incapables pourtant drsquoaccomplir

lrsquoœuvre de la polis bien que leur capaciteacute politique y preacutetende ou bien il faut retomber dans la

position de Mulgan Or il ne peut faire ni lrsquoun ni lrsquoautre Drsquoune part il ne peut pas accepter de

revenir en arriegravere vers Mulgan parce que son propre projet consiste agrave chercher une alternative

agrave la lecture de ce dernier Et drsquoautre part il ne peut pas dire que les animaux eux aussi sont

en effet (mecircme si potentiellement) destineacutes agrave vivre dans une citeacute Labarriegravere reconnaicirct en fait

que cette derniegravere ideacutee est insoutenable laquo il va donc de soi dit-il en concluant son

argument que qualifier certains animaux de politika ne signifie pas qursquoon ferait comme srsquoils

vivaient dans une polis raquo149 Or on voit maintenant que cela nrsquoest pas aussi clair qursquoil le

preacutetend Agrave moins que lrsquoon ne dise que les communauteacutes dont les autres animaux politiques

sont capables et qui ne satisfont que faiblement laquo les conditions neacutecessaire agrave la vie mateacuterielle

drsquoune citeacute raquo sont tout de mecircme elles-aussi des archai et des pegai de la polis humaine

(EE VII 10 1242b1) je ne vois pas comment lrsquoon pourrait se servir drsquoune perspective

emprunteacutee au Protreacuteptique pour eacutelucider un sens non-meacutetaphorique de la comparaison que le

Stagirite fait entre le caractegravere politique de lrsquohomme et celui des autres animaux En drsquoautres

termes sans supposer une œuvre geacuteneacuteriquement identique pour tous les animaux politiques il

semble que lrsquoon ne peut pas (ou ne doit pas) affirmer que lrsquohomme est mallon ou mecircme

malista politique gracircce agrave son exercice beau et exacte de la capaciteacute politique

XI Lrsquoeacuteternel retour de la meacutetaphore

Il me semble que malgreacute son intention contraire Labarriegravere risque de parler de la

politiciteacute animale en un sens meacutetaphorique On comprend bien ce que Labarriegravere veut dire

lorsqursquoil recourt aux laquo conditions neacutecessaires raquo de la polis humaine pour expliquer la politiciteacute

animale leurs communauteacutes ne satisfont pas les critegraveres pour ecirctre une polis et cela agrave aucun

149 Labarriegravere Langage vie politique op cit p 126

172

niveau Le problegraveme est qursquoon ne le comprend que si on accepte cette proposition laquo Or du

moment qursquoon ne prend pas en consideacuteration la vraie fin de la citeacute chez Aristote il nrsquoy a bien

qursquoune diffeacuterence de degreacute entre lrsquohomme et les autres animauxraquo150 laquo La vraie fin de la citeacute raquo

eacutetant le critegravere agrave satisfaire pour qursquoil y ait une polis digne de ce nom la tacircche dont lrsquohomme

seul est capable est eacutevidemment de bien-vivre

Il faut cependant souligner qursquoil y a une ambiguiumlteacute dans les analyses de Labarriegravere

drsquoune part on lrsquoa vu il soutient que lrsquohomme est plus politique gracircce agrave son exercice de la

capaciteacute politique plus bellement et plus exactement que les autres animaux mais drsquoautre

part comme on le voit maintenant dans la derniegravere phrase citeacutee il semble dire que mecircme si

on met du cocircteacute ses traits propres lrsquohomme est toujours plus politique et deacutejagrave au niveau de la

laquo vie mateacuterielle de la citeacuteraquo Agrave quel niveau lrsquoest-il alors Je le comprends comme suit il me

semble dire que si lrsquohomme est plus politique deacutejagrave au niveau de la vie mateacuterielle il lrsquoest

encore davantage (laquo malista raquo dit Labarriegravere) quant agrave sa vie politique propre crsquoest-agrave-dire

dans la polis en tant que communauteacute la plus convenable au bien-vivre Crsquoest-agrave-dire que

lrsquohomme est encore davantage politique quand il devient un bon citoyen de par son pouvoir

de reacutealiser bellement et exactement la capaciteacute politique et cela drsquoune maniegravere agrave preacutetendre agrave

eacutetablir une communauteacute de bien-vivre Il me semble qursquoil y a dans ce raisonnement une

logique de laquo meacutetaphore par analogie raquo

Aristote eacutelabore sa theacuteorie de meacutetaphore dans la Poeacutetique 21 1457a31-b33151 Selon

la Poeacutetique laquo meacutetaphore est le transport drsquoun mot qui deacutesigne autre chose [μεταφορὰ δέ ἐστιν

ὀνόματος ἀλλοτρίου ἐπιφορὰ] raquo (1457b7) Or lrsquoexemple qui convient le plus agrave notre

discussion preacutesente provient de la Rheacutetorique III 4 1406b29-32152 Crsquoest le passage dans

150 Ibid p 124 151 Le passage complet de la Poeacutetique sur la meacutetaphore selon analogie est en 21 1457b16-33 Lrsquoexemple

classique pour la meacutetaphore par analogie est la coupe est agrave Dionysos ce que le bouclier est agrave Ares Dans la

Poeacutetique la meacutetaphore par analogie est deacutefinie comme suit laquo Par lsquoanalogiersquo jrsquoentends tous les cas ougrave le second

terme est au premier ce que le quatriegraveme est au troisiegraveme on emploiera en effet le quatriegraveme au lieu du second

ou le second au lieu du quatriegraveme et parfois on ajoute aussi le terme qui se rapporte agrave celui qursquoon a remplaceacute

[τὸ δὲ ἀνάλογον λέγω ὅταν ὁμοίως ἔχῃ τὸ δεύτερον πρὸς τὸ πρῶτον καὶ τὸ τέταρτον πρὸς τὸ τρίτον ἐρεῖ γὰρ

ἀντὶ τοῦ δευτέρου τὸ τέταρτον ἢ ἀντὶ τοῦ τετάρτου τὸ δεύτερον καὶ ἐνίοτε προστιθέασιν ἀνθοὗ λέγει πρὸς ὅ

ἐστι] raquo (b16-20) Par la derniegravere phrase Aristote veut dire qursquooutre lrsquoeacutetablissement du rapport analogique entre

les termes si on appelle le bouclier laquo la coupe drsquoAregraves raquo on aussi appelle la coupe laquo le bouclier de Dionysos raquo

cf Rhet III 4 1407a14 sq 152 Aristote fait une longue eacutelaboration sur la meacutetaphore selon analogie en Rhet III 10 1411a1-b21

173

lequel le Stagirite explique dans quel sens lrsquoεἰκών serait une sorte de meacutetaphore (b20) Lrsquoun

des exemples qursquoAristote donne pour lrsquoεἰκών en tant que meacutetaphore est le suivant

Theacuteodamas a compareacute Archidamos lsquoagrave un Euxeacutenos qui ne saurait pas la geacuteometriersquo

Cela peut se faire aussi agrave partir de la proportion Euxeacutenos sera un Archidamos

geacuteomegravetre [καὶ ὡς Θεοδάμας εἴκαζεν Ἀρχίδαμον Εὐξένῳ γεωμετρεῖν οὐκ ἐπισταμένῳ

ἐν τῷ ἀνάλογόν ltἐστινgt ἔσται γὰρ καὶ ὁ Εὔξενος Ἀρχίδαμος γεωμετρικός]

Dans ce passage la logique de lrsquoanalogie constituant la meacutetaphore fonctionne comme suit153

Quand on dit agrave propos drsquoEuxegravenos qursquoil nrsquoest en effet qursquoun Archidamos geacuteomegravetre en

transfeacuterant le nom laquo Archidamos raquo agrave Euxegravenos on parle drsquoune maniegravere meacutetaphorique agrave son

sujet Il en va de mecircme pour lrsquoautre quand on dit que lrsquoArchidamos nrsquoest qursquoun Euxegravenos

ignorant de la geacuteomeacutetrie par le transfert du nom drsquoEuxegravenos agrave Archidamos on en parle drsquoune

maniegravere meacutetaphorique Or comme la proportion de connaissance geacuteomeacutetrique restera

identique et entre les personnes originales et entre leurs pendants meacutetaphoriques il srsquoagit ici

drsquoune meacutetaphore constitueacutee par analogie le type le plus reacuteputeacute des meacutetaphores (1411a1)

Voyons maintenant comment on est censeacute raisonner si on suit la proposition de

Labarriegravere qui consiste agrave suspendre laquo la vraie fin de la citeacute raquo (le critegravere drsquoapregraves lequel se dit

lrsquoexercice beau et exacte de la capaciteacute politique) quand on cherche agrave eacutelaborer la diffeacuterence

de degreacute entre la politiciteacute humaine et la politiciteacute des autres animaux

En suspendant ce qui rend lrsquohumain malista politique on lui soustrait en fait les

conditions qui nous permettent de le qualifier de laquo bon citoyen raquo Ce faisant on obtiendra

drsquoabord un homme qui serait moins politique que lui-mecircme Donc entre ce dernier et

lrsquohomme-bon-citoyen on eacutetablira un rapport semblable agrave celui entre le cithariste et le bon

cithariste La mecircme laquo abstraction raquo aura un effet sur les communauteacutes dont ces deux figures

politiques seront capables une fois qursquoon isole la preacutetention de la polis au bien-vivre au sens

propre on la laquo reacuteduit raquo au niveau de vivre-ensemble et crsquoest le niveau dans lequel la

diffeacuterence entre la politiciteacute humaine et celle des autre animaux ne se dirait plus malista mais

mallon Cette reacuteduction nous donnerait le cadre zoologique tout court dans lequel les animaux

concerneacutes (y compris lrsquohomme) pourraient ecirctre plus ou moins qualifieacutes de laquo politique raquo Crsquoest

en fait le niveau de lrsquoanimal politique tout court dans lequel lrsquohomme serait moins politique

153 Voir la note de E M Cope The Rhetoric of Aristotle with a Commentary Cambridge Cambridge Univesity

Press vol III 1877 p 49 voir aussi la note de J H Freese dans sa traduction pour lrsquoeacutedition Loeb Aristotle

The Art of Rhetoric Harvard University Press 2006 (1926 premiegravere publication) Je trouve lrsquointerpreacutetation de

Freese preacutefeacuterable

174

que lui-mecircme (parce qursquoil ne serait plus le bon citoyen de la citeacute digne de ce nom) mais plus

politique que les autres animaux politiques Si deacutejagrave agrave ce niveau les autres animaux sont

moins politiques que lrsquohomme crsquoest qursquoils ne seront capables de satisfaire que faiblement les

conditions neacutecessaires de vivre-ensemble au sens plein Seul lrsquohomme et sa citeacute (en tant que

communauteacute de vivre ensemble) en sont capables Mais en derniegravere analyse ils se

deacutefiniraient tous par reacutefeacuterence agrave un sens tout court ou non-qualifieacute de lrsquoanimal politique 154

par rapport au bon citoyen ils seront tous ce que le cithariste est par rapport au bon cithariste

Il srsquoensuit donc qursquoil y aurait drsquoune part un sens kyrios de lrsquoanimal politique que seul

lrsquohomme-bon-citoyen incarne au sein drsquoune polis digne de ce nom et drsquoautre part on aurait

lrsquoanimal politique tout court qursquoincarnent plus ou moins selon le cas tous les animaux qui

vivent ensemble avec les autres membres de leur espegravece Or cette diffeacuterence de plus et de

moins se doublerait entre lrsquoanimal politique kyrios et lrsquoanimal politique tout court parce que

selon la perspective du Protreacuteptique ce dernier se comprendrait drsquoapregraves le premier ce qui est

kyrios le serait plus veacuteridiquement que celui qui lrsquoest tout court

Or cette derniegravere diffeacuterence ne se voit que si on accepte les regravegles de lrsquoexpeacuterience de

penseacutee proposeacutee par Labarriegravere crsquoest-agrave-dire si drsquoabord laquo en forccedilant les choses un peu raquo (p

124) on isole un sens kyrios drsquoecirctre animal politique puis mettant ce premier du cocircteacute on

accepte de regarder ce qui reste comme le cadre zoologique immeacutediat de lrsquoanimal politique

Mais comment raisonne-t-on exactement dans la premiegravere eacutetape de cette expeacuterience

lorsqursquoon isole le sens kyrios pour en arriver agrave lrsquoanimal politique tout court Il me semble

que lrsquoon accepte le raisonnement suivant laquo Pourquoi ne pas accepter drsquoappeler lrsquoanimal

politique tout court lsquocitoyen sans vertu politique (ou sans citeacute au sens propre)rsquo et pourquoi

donc ne pas appeler le citoyen lsquoanimal politique tout court plus vertu politique (ou plus polis

au sens propre)rsquo raquo Voilagrave la logique du jeu de laquo plus-value raquo qui nous expliquerait selon

Labarriegravere le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine lrsquoanimal politique tout court serait le

citoyen laquo ignorant raquo de la vertu politique (Archidamos par rapport agrave Euxegravenos) et le citoyen

serait animal politique tout court doteacute de la vertu politique (Euxegravenos par rapport agrave

Archimados) Ce jeu consiste agrave transfeacuterer ce qui est propre de lrsquohomme-bon-citoyen (sa polis

et sa vertu politique) agrave lrsquoanimal politique tout court et cela dans le but drsquoattester et drsquoindiquer

lrsquoabsence dans le cas de celui-ci de ce qui est preacutesent chez celui-lagrave On pourrait peut-ecirctre

appeler cela laquo un transfert neacutegatif raquo Crsquoest par le moyen drsquoun tel transfert neacutegatif que

Labarriegravere produit une laquo plus-value raquo chez lrsquohomme Crsquoest en effet le premier pas agrave franchir

154 Cf Top II 11 115b3 sq laquo Si un preacutedicat se dit affecteacute de plus ou de moins drsquoun sujet il lui appartient

absolument parlant [εἴ τι μᾶλλον καὶ ἧττον λέγεται καὶ ἁπλῶς ὑπάρχει] raquo (b3-4)

175

par tous ceux qui chercheront agrave expliquer le caractegravere politique des autres animaux par

meacutetaphore par rapport au bon citoyen non seulement lrsquohomme tout court mais tous les

autres animaux politiques deviennent un Archidamos par rapport agrave Euxegravenos

Ce jeu de laquo plus-value raquo apparaicirct jouable car malgreacute ses intentions au contraire on

raisonne drsquoapregraves une seule image drsquoanimal politique celle de lrsquohomme En prenant notre

modegravele sur lrsquoimage de lrsquohomme ce raisonnement nous permet de preacutesupposer une identiteacute

drsquoergon entre lrsquoanimal politique au sens haplos et lrsquoanimal politique au sens kyrios le bon

citoyen Cela serait correct si lrsquohomme eacutetait le seul animal politique Or lrsquohomme nrsquoest pas le

seul animal politique et les autres sont par nature deacutepourvus non seulement de toute vertu

politique qui rendrait un citoyen bon mais aussi de toute polis Il est impossible de savoir ce

qui est non-meacutetaphorique dans une image drsquoanimal politique constitueacutee par un transfert

neacutegatif des traits constitutifs du bon citoyen aux animaux qui en sont deacutepourvus par nature Si

lrsquoon part drsquoune telle image il est ineacutevitable de penser que lrsquohomme est mallon politique agrave un

niveau zoologique et qursquoil lrsquoest malista par lrsquoaccomplissement orthocircs de ses fonctions

politiques or lrsquohomme est invincible dans ce jeu parce qursquoil est le seul parmi les animaux

qui saurait satisfaire ces regravegles

Cela me ramegravene agrave un autre point crucial Comme Labarriegravere prend son modegravele sur

lrsquohomme il semble qursquoil pense selon un seul ergon unique pour lrsquoanimal politique Lrsquoanimal

qui lrsquoaccomplit plus bellement et plus correctement serait lrsquoanimal le plus politique cet

animal nrsquoest que lrsquohomme Or il ressort maintenant que lrsquoanimal le plus politique ne saurait

ecirctre homme tout court mais lrsquohomme en tant que bon citoyen parce que crsquoest ce dernier qui

possegravede la vertu politique Consideacuterons cette ideacutee sous la lumiegravere de lrsquoargument du dernier

paragraphe du deuxiegraveme chapitre du livre I des Politiques Dans ce paragraphe (I 2 1253a29-

39) Aristote deacutecrit un sceacutenario catastrophe pour lrsquohomme lequel peut ecirctre compareacute agrave

lrsquoapocalypse que Heacutesiode preacutevoit dans Les Travaux et les jours pour les hommes de lrsquoacircge de

fer que nous sommes (174-202) Selon Aristote un tel sceacutenario sera ineacutevitable pour lrsquohomme

srsquoil utilise les hopla dont la nature lrsquoa doueacute et qui lui sont propres selon lrsquoinjustice le

contraire de la vertu politique par excellence Dans ce cas lrsquohomme sera le pire des animaux

laquo car la plus terrible des injustices crsquoest celle qui a des armes [χαλεπωτάτη γὰρ ἀδικία ἔχουσα

ὅπλα]raquo (1253a33) Selon Labarriegravere lrsquoexercice correct beau et exact de la puissance

politique qui rendrait lrsquohomme plus politique devrait donc consister dans lrsquousage correct et

vertueux de ces hopla Or comme Aristote semble lrsquoaffirmer dans la suite de ce passage un

tel usage vertueux des hopla nrsquoest pas agrave la disposition de lrsquohomme par nature mais il est

lrsquoœuvre de la science politique Il srsquoagit drsquoun eacutetat acquis par les lois et par lrsquoeacuteducation et il

176

nrsquoest pas naturel Jrsquoen conclus donc que selon Labarriegravere la qualiteacute drsquoecirctre plus politique de

lrsquohomme nrsquoest pas un fait de nature mais deacutepend de la science politique Il nrsquoest pas plus

politique par nature mais il le devient par lrsquoacquisition de la vertu politique Il ne srsquoagit donc

que drsquoune reacutepeacutetition de la position de Keyt agrave un niveau supeacuterieur selon Keyt on lrsquoa vu

lrsquohomme nrsquoeacutetait pas politique par nature contrairement agrave ce qursquoAristote affirmait agrave plusieurs

reprises mais il le devenait par lrsquoacquisition de la vertu Selon les analyses de Labarriegravere il

en irait de mecircme quant au plus haut degreacute de sa politiciteacute Je pense avoir deacutejagrave suffisamment

expliqueacute pourquoi selon Aristote la nature ne saurait pas proceacuteder de cette maniegravere La

possession drsquoune differentia agrave un plus haut degreacute par un animal ne srsquoexplique que par

reacutefeacuterence agrave ces traits en fonction desquels on dit qursquoil la possegravede tout court Si lrsquoaile drsquoun

oiseau est plus large qursquoun autre cela est ducirc agrave la forme qursquoil possegravede par nature et avant

mecircme que lrsquoon fasse cette comparaison De mecircme donc pour le caractegravere politique de

lrsquohomme il est plus politique gracircce aux mecircmes traits (quoi qursquoils soient) par reacutefeacuterence

auxquels on le qualifie de laquo animal politique raquo

Pour donner une vue globale de notre critique des analyses de Labarriegravere lorsqursquoil

reacutesume les conclusions qursquoil a tireacutees de lrsquoapplication de la perspective du Protreacuteptique agrave la

question de la diffeacuterence politique entre les animaux Labarriegravere dit que si certains animaux

sont moins politiques que lrsquohomme crsquoest qursquoils laquo participent un peu agrave quelque chose qui

relegraveve du bien-vivre car ils ne se contentent pas de paicirctre les uns agrave coteacute des autres et prennent

eacuteventuellement plaisir et inteacuterecirct agrave vivre entre eux raquo 155 Cependant leurs communauteacutes ne

satisfont pas les conditions neacutecessaires et suffisantes pour une participation pleine agrave la

communauteacute la plus convenable au bien-vivre Labarriegravere en conclut laquo participer un peu agrave la

lsquovie politiquersquo ne revient pas agrave nrsquoy pas participer du tout raquo156 Les autres animaux participent

un peu agrave la communauteacute politique donc ils participent un peu au bien-vivre On a vu qursquoune

telle comparaison preacutesuppose une identiteacute geacuteneacuterique de lrsquoergon entre tous les animaux

politiques Or comme lrsquohomme seul est capable drsquoaccomplir pleinement correctement

bellement etc cet ergon commun il serait plus politique que les autres animaux De par son 155 Notons que cette ideacutee suppose que seuls les animaux plus ou moins politiques participent au bien-vivre Dans

le chapitre 5 de ce travail nous argumentons pour le contraire 156 J-L Labarriegravere Langage vie politique p 126-7

177

pouvoir drsquoaccomplir parfaitement cet ergon lrsquohomme participe pleinement au bien-vivre et il

est le seul agrave laquo produire raquo la communauteacute la plus convenable pour une telle participation pleine

au bien-vivre

Malgreacute la neacutecessiteacute de supposer une communauteacute drsquoergon entre les diffeacuterentes espegraveces

drsquoanimal politique Labarriegravere eacuteprouvait on lrsquoa vu le besoin de relever une reacuteticence au sujet

de la laquo polis animale raquo cela souligne Labarriegravere nrsquoexiste pas Dire que les autres animaux

politika participent un peu agrave la communauteacute de bien-vivre ne signifie pas selon lui qursquoils

vivent comme dans une polis Pourtant cela est ineacutevitable

Il semble que son argumentation nous conduit agrave raisonner comme suit Puisqursquoon ne

devrait pas deacutefinir lrsquoergon propre de lrsquoanimal politique sur le modegravele de nrsquoimporte quel

individu politique qui lrsquoaccomplirait de nrsquoimporte quelle faccedilon on doit drsquoabord deacuteterminer

lrsquoanimal qui lrsquoaccomplit comme il faut Ce nrsquoest que lrsquohomme (qua bon citoyen) lrsquoanimal

malista politique Cela dit les autres animaux ne seraient politiques qursquoagrave proportion de leur

plus ou moins grande participation agrave ce qui est accompli pleinement par lrsquohomme agrave savoir la

communauteacute la plus convenable au bien-vivre Lrsquoergon de lrsquoanimal politique en tant que tel

doit donc srsquoidentifier agrave lrsquoergon propre au politikon humain Cependant (lagrave commence la

difficulteacute) srsquoil y a plusieurs espegraveces drsquoindividu qui preacutetendent agrave un plus ou moins grand

accomplissement drsquoun mecircme ergon on ne saurait pas dire que ce dernier est le propre drsquoun

seul entre eux Pourtant on ne peut absolument pas nier le fait que la communauteacute la plus

convenable au bien vivre nrsquoest autre que la polis et la polis est le propre drsquoun seul de ces

animaux politiques qursquoest lrsquohomme parce que lrsquoaccomplissement correct (orthocircs) de cet

ergon ne saurait se deacutefinir que par lrsquousage correct des capaciteacutes propres agrave lrsquohomme son

langage (sa capaciteacute rheacutetorique) sa perception du juste et de lrsquoinjuste (sa capaciteacute morale)

etc Mais (et voilagrave lrsquoimpasse) si on ne peut pas identifier un ergon propre agrave lrsquoanimal politique

en tant que tel et commun agrave tous ceux qui meacuteritent drsquoecirctre qualifieacutes tels on perd tout moyen de

faire une comparaison selon le plus ou le moins en fonction de leurs plus ou moins grands

accomplissements de cet ergon commun (crsquoest ce que suggegraverent les fragments du

Protreacuteptique) Pour le dire plus conciseacutement drsquoune part ayant pris son deacutepart du

Protreacuteptique Labarriegravere a besoin drsquoidentifier un ergon propre pour lrsquoanimal politique tout

court lequel sera commun agrave toutes les espegraveces drsquoanimal politique et nous permettra de les

comparer drsquoautre part il ne consent pas (parce qursquoon ne peut pas) agrave abandonner lrsquoideacutee que

cet ergon nrsquoest en effet propre qursquoagrave lrsquohomme Or si on lrsquoon tient agrave cette derniegravere ideacutee il sera

presque impossible de soutenir la premiegravere laquo Presque raquo impossible car il y aura un prix Il

faudra accepter ou bien drsquoavoir parleacute meacutetaphoriquement du caractegravere politique des autres

178

animaux ou bien que cette qualiteacute se dise avec laquo plus de veacuteriteacute raquo pour lrsquohomme que pour les

autres animaux Or dans ce dernier cas participer un peu agrave ce qui relegraveve du bien-vivre

eacutequivaudrait pour les autres animaux agrave participer litteacuteralement un peu agrave ce qui relegraveve de la

polis humaine Leurs communauteacutes seront un peu polis

Je pense donc que crsquoest parce qursquoil constate cette impasse que Labarriegravere cherche agrave

exprimer une reacuteserve contre lrsquoideacutee tentante drsquoattribuer une polis aux autres animaux Pourtant

il me semble le faire parce que cette conclusion semble ineacutevitable une fois avoir eu recours

au Protreacuteptique et accepteacute de proceacuteder pour comparer diffeacuterentes espegraveces drsquoanimal politique

selon le plus ou le moins avec une sorte drsquolaquo argument sur lrsquoergon propre de lrsquoanimal

politique raquo157

Appendice au Chapitre III

Jean-Louis Labarriegravere exprime une reacuteserve contre lrsquoideacutee drsquoattribuer une polis aux

autres animaux Mais cette conclusion me semble ineacutevitable agrave partir de son interpreacutetation

Crsquoest au moins ce que suggegravere un passage des Topiques qui fait partie drsquoune longue section

(V 5 134a26-135a8) dans laquelle Aristote examine une seacuterie des fautes que lrsquoon peut

commettre en tant que reacutepondant si on neacuteglige quand on eacutenonce un propre de preacuteciser laquo de

quelle faccedilon et de quelles choses on assigne le propre [πῶς καὶ τίνων] raquo (134a26-7) Jacques

Brunschwig note que le premier terme (πῶς) indique le besoin de preacuteciser laquo quel type de

relation entre le propre et son sujet on entend proposer raquo et le deuxiegraveme (τίνων) laquo de quels

propres et de quels sujets on entend parler raquo158 La partie qui nous concerne dans cette section

des Topiques se trouve entre les lignes 134b22 et 135a5 ougrave le type de relation (πῶς) examineacutee

est celle du propre εἴδει et il srsquoagit drsquoanalyser les erreurs de preacutedication par rapport agrave deux

principaux types de sujet le premier est eacutetudieacute en 134b22-25 ougrave lrsquoon a en mecircme temps un

lsquoavant-goucirctrsquo du problegraveme qui concerne le deuxiegraveme type de sujet lequel sera traiteacute dans le

reste du passage

157 Dans un appendice agrave ce chapitre jrsquoexamine par un argument agrave partir des Topiques une autre difficulteacute pour

lrsquointerpreacutetation de Labarriegravere Jrsquoai choisi de le preacutesenter comme un Appendice parce qursquoil srsquoagit drsquoun argument

qui arrive au mecircme reacutesultat 158 Aristote Topiques Tome II Livres V-VIII texte eacutetabli et traduit par Jacques Brunschwig Paris Les Belles

Lettres 2007 p 172 n2

179

Pour commencer par la premiegravere partie

[On commet une faute] si lrsquoon nrsquoa pas deacutetermineacute de faccedilon explicite lsquospeacutecifiquementrsquo

parce qursquoalors le propre sera le cas pour une seule des choses qui tombent sous ce

dont on assigne le propre en effet un propre donneacute au superlatif nrsquoest le cas que pour

une seule des choses par exemple pour le feu lsquoce qursquoil y a de plus leacutegerrsquo [μὴ

διαστείλας δὲ τὸ τῷ εἴδει διότι ἑνὶ μόνῳ ὑπάρξει τῶν ὑπὸ τοῦτο ὄντων οὗ τὸ ἴδιον

τίθησι τὸ γὰρ καθ ὑπερβολὴν ἑνὶ μόνῳ ὑπάρχει καθάπερ τοῦ πυρὸς τὸ κουφότατον]

Selon Brunschwig par ces laquo choses qui tombent sous ce dont on assigne le propre raquo il faut

entendre des masses individuelles plus ou moins leacutegegraveres selon leur volume comme par

exemple des quantiteacutes plus ou moins grandes de feu159 Il srsquoagit donc des individus qui sont

speacutecifiquement identiques Crsquoest le premier type de sujet pour lequel Aristote examine la

maniegravere de preacutediquer un propre Peu importe en fait pour notre propos le statut du sujet car

le problegraveme logique qui marque ce premier cas restera mutatis mutandis le mecircme pour le reste

de cette section qui nous inteacuteressera principalement Cependant dans cette premiegravere partie le

problegraveme est le suivant si ce qui est attribueacute comme un propre est plus vrai pour lrsquoune des

choses (une quantiteacute individuelle de feu) qui acceptent le nom du sujet (feu) et si on neacuteglige

drsquoajouter laquo speacutecifiquement raquo agrave notre eacutenonciation on nrsquoaura dit que le propre de cette chose

pour laquelle la deacutefinition du propre srsquoavegravere ecirctre plus vraie qursquoelle lrsquoest pour les autres qui

sont de mecircme espegravece et qui nrsquoacceptent pas moins le nom et la deacutefinition du sujet il faut dire

le propre au niveau geacuteneacuterale de lrsquoespegravece

La deuxiegraveme partie de cette section traite essentiellement du mecircme problegraveme mais

cette fois Aristote examine le cas ougrave on ne sera pas agrave lrsquoabri de lrsquoerreur mecircme si on ajoute la

preacutecision laquo speacutecifiquement raquo et il srsquoagit des choses speacutecifiquement diffeacuterentes mais

geacuteneacuteriquement identiques

Mais parfois aussi mecircme en ajoutant lsquospeacutecifiquementrsquo on commet une erreur Encore

faudra-t-il en effet qursquoil nrsquoy ait qursquoune seule espegravece des choses dont on parle

lorsqursquoon ajoute lsquospeacutecifiquementrsquo or crsquoest ce qui dans certains cas nrsquoarrive pas

comme preacuteciseacutement dans le cas du feu Il nrsquoy a pas en effet une seule espegravece de feu

speacutecifiquement autres sont la braise la flamme et la lumiegravere bien que chacune drsquoelles

soit du feu La raison pour laquelle il ne faut pas lorsque lrsquoon ajoute lsquospeacutecifiquementrsquo

qursquoil y ait plus drsquoune espegravece de ce dont on parle crsquoest qursquoalors le propre mentionneacute

159 Ibid p 176 n 2

180

sera plus le cas pour certaines espegraveces et moins pour drsquoautres comme dans le cas du

feu lsquocomposeacute des particules les plus finesrsquo car la lumiegravere a des particules plus fines

que la braise et que la flamme Or crsquoest ce qui ne doit pas arriver160 (b25-34)

Le problegraveme est le suivant quand on deacutesigne plusieurs choses avec un seul nom srsquoil srsquoagit

des choses speacutecifiquement diffeacuterentes mais geacuteneacuteriquement identiques crsquoest en fonction de

leur identiteacute geacuteneacuterique qursquoelles accepteront le nom en question Dans ce cas lagrave si ce qui est

attribueacute comme un propre au genos srsquoavegravere ecirctre plus vrai pour lrsquoune de ses espegraveces alors

bien que le logos du genos auquel le propre est preacutediqueacute soit vrai agrave un degreacute eacutegal pour toutes

les espegraveces qui acceptent son nom le logos du propre ne sera pas vrai au mecircme degreacute pour

toutes mais il le sera agrave un plus haut degreacute pour une seule entre elles et agrave un moindre degreacute

pour les autres Il y aura une discordance entre le sujet et le preacutedicat lrsquoeacutechelle de la validiteacute

du propre ne sera pas refleacuteteacutee par celle de son sujet Cela correspondra agrave la situation deacutecrite

dans la premiegravere partie de cette section (134b22-25) reacutepeacuteteacutee cette fois agrave un niveau

taxonomique supeacuterieur La seule issue de ce problegraveme est de reconnaicirctre diffeacuterents degreacutes de

veacuteriteacute pour le nom (du genos) lorsqursquoon lrsquoapplique aux sujets diffeacuterents qui acceptent le

propre agrave des degreacutes diffeacuterents Tout simplement parce que srsquoil se trouve qursquoelles acceptent le

propre agrave des degreacutes diffeacuterents cela devrait ecirctre pour chacune ducirc aux degreacutes diffeacuterents par

lesquels le nom leur appartient il faut que plus le propre soit vrai plus le nom le soit et

inversement Crsquoest-agrave-dire qursquoil faudra ajuster les degreacutes de veacuteriteacute que tient la deacutefinition du

genos pour les diffeacuterentes espegraveces aux degreacutes par lesquels ces derniegraveres acceptent la

deacutefinition du propre Dans ce cas le nom (par exemple laquo feu raquo) sera plus vrai pour certains

sujets qui lrsquoacceptent alors qursquoil le sera agrave un moindre degreacute pour certains autres mais pour un

seul uniquement au plus haut degreacute La lumiegravere sera donc laquo plus feu raquo que la flamme et la

flamme sera laquo plus feu raquo que la braise etc Crsquoest ce qursquoaffirme Aristote dans la suite de notre

passage

Or crsquoest ce qui ne doit pas arriver agrave moins que le nom lui aussi ne se preacutedique

davantage de ce dont la formule est davantage vraie sinon le nom ne sera pas

davantage le cas pour ce pour quoi la formule est davantage le cas [τοῦτο δ οὐ δεῖ

160 ἐνίοτε δὲ καὶ τὸ τῷ εἴδει προσθεὶς διήμαρτεν δεήσει γὰρ ἓν εἶδος εἶναι τῶν λεχθέντων ὅταν τὸ τῷ εἴδει

προστεθῇ τοῦτο δ ἐπ ἐνίων οὐ συμπίπτει καθάπερ οὐδ ἐπὶ τοῦ πυρός οὐ γὰρ ἔστιν ἓν εἶδος τοῦ πυρός ἕτερον

γάρ ἐστι τῷ εἴδει ἄνθραξ καὶ φλὸξ καὶ φῶς ἕκαστον αὐτῶν πῦρ ὄν διὰ τοῦτο δ οὐ δεῖ ὅταν τὸ τῷ εἴδει

προστεθῇ ἕτερον εἶναι εἶδος τοῦ λεχθέντος ὅτι τοῖς μὲν μᾶλλον τοῖς δ ἧττον ὑπάρξει τὸ λεχθὲν ἴδιον καθάπερ

ἐπὶ τοῦ πυρὸς τὸ λεπτομερέστατον λεπτομερέστερον γάρ ἐστι τὸ φῶς τοῦ ἄνθρακος καὶ τῆς φλογός τοῦτο δ οὐ

δεῖ γίνεσθαι

181

γίνεσθαι ὅταν μὴ καὶ τὸ ὄνομα μᾶλλον κατηγορῆται καθ οὗ ὁ λόγος μᾶλλον

ἀληθεύεται εἰ δὲ μή οὐκ ἔσται καθ οὗ ὁ λόγος μᾶλλον καὶ τοὔνομα μᾶλλον]

(134b34-135a1)

La lumiegravere eacutetant donc davantage feu elle possegravede le propre en question plus veacuteridiquement

que les autres laquo feus raquo Le propre se dirait de ces derniers agrave proportion de leurs participations

agrave la deacutefinition de feu

Revenons au cas de lrsquoanimal politique si avec Labarriegravere on dit que lrsquohomme est

malista politique parce qursquoil accomplit et possegravede malista lrsquoergon propre de lrsquoanimal

politique (lequel eacutetant laquo la communauteacute la plus convenable au bien-vivre raquo) le seul moyen

drsquoeacuteviter les difficulteacutes qursquoAristote indique ci-dessus dans les Topiques est comme le Stagirite

le montre drsquoaccepter que ce nom laquo animal politique raquo se preacutedique davantage agrave lrsquohomme Il

faudra donc dire non que lrsquohomme est un animal plus politique que les autres mais qursquoil est

plus animal politique que les autres

Ce dernier point peut sembler ecirctre en faveur des arguments de ceux qui nient une

diffeacuterence de degreacute entre lrsquohomme et les autres animaux politiques et affirment agrave la place

une diffeacuterence de nature entre eux Cependant un tel argument tireacute des Topiques ne donnera

pas la conclusion chercheacutee parce que les Topiques ne justifient pas un sens uniquement

meacutetaphorique drsquoecirctre politique pour les autres animaux bien qursquoelles soutiennent une

diffeacuterence de nature entre lrsquohomme et les autres animaux politiques En fait un argument tireacute

des Topiques supposerait une diffeacuterence de degreacute entre les participations des diffeacuterents

animaux dans la deacutefinition drsquoanimal politique Crsquoest-agrave-dire que les Topiques ne justifieraient

qursquoune diffeacuterence de degreacute entre les sens litteacuteraux drsquoecirctre politique Crsquoest exactement ce que

Labarriegravere fait bien qursquoil ne recoure pas agrave ces passages des Topiques

Cependant les passages des Topiques indiquent une difficulteacute agrave lrsquoideacutee drsquoexpliquer la

diffeacuterence de degreacute entre les animaux politiques par la diffeacuterence de degreacute entre leurs

participations dans la deacutefinition drsquolaquo animal politique raquo Si les diffeacuterences entre les

participations agrave la nature drsquoanimal politique indiquent comme supposent les Topiques une

diffeacuterence entre les participations agrave lrsquoergon propre de lrsquoanimal politique - agrave la laquo communauteacute

la plus convenable au bien-vivre raquo par exemple - dans ce cas on est obligeacute drsquoaccepter que les

communauteacutes des animaux politiques autres que lrsquohomme participent plus ou moins agrave la

deacutefinition de la communauteacute qui est malista propre agrave lrsquohomme Si donc on suit le

raisonnement que Labarriegravere nous propose nous sommes eacutegalement obligeacutes drsquoaffirmer que

les communauteacutes des autres animaux sont vraiment un peu polis

182

Si on nrsquoeacutetablit pas un tel accord entre les degreacutes de veacuteriteacute du propre et du nom il y

aurait une identiteacute de facto entre le propre du sujet haplos et le propre de ce qui le possegravede au

sens malista parce que ce dernier serait le seul sujet dans lequel se correspond le propre et son

sujet tout court Crsquoest ce qursquoAristote affirme dans la derniegravere partie de notre passage

Outre cela il srsquoensuivra qursquoil y aura identiteacute entre le propre du sujet pris purement et

simplement et celui de ce qui est davantage tel au sein du sujet pris purement et

simplement comme il en va de lsquocomposeacute des particules les plus finesrsquo dans le cas du

feu en effet ce mecircme terme sera aussi un propre de la lumiegravere puisque la lumiegravere est

composeacutee des particules les plus fines [ἔτι δὲ πρὸς τούτοις ταὐτὸν εἶναι συμβήσεται τὸ

ἴδιον τοῦ τε ἁπλῶς καὶ τοῦ μάλιστα ὄντος ἐν τῷ ἁπλῶς τοιούτῳ καθάπερ ἐπὶ τοῦ

πυρὸς ἔχει τὸ λεπτομερέστατον καὶ γὰρ τοῦ φωτὸς ἔσται ταὐτὸ τοῦτο ἴδιον

λεπτομερέστατον γάρ ἐστι τὸ φῶς] (a1-5)

Ce passage indique en effet qursquoil nrsquoexiste pas une sortie des difficulteacutes que rencontrent les

analyses de Labarriegravere Selon ce passage lorsque lrsquoon assigne un ergon commun et propre agrave

tous les animaux politiques tout en refusant drsquoaccepter que cela revient agrave dire que les

animaux autres que lrsquohomme accomplissent eux aussi un peu de ce qui relegraveve de la polis

humaine on aura dit en fait que cet ergon nrsquoest que celui de qui pourrait lrsquoaccomplir malista

agrave moins que lrsquoon nrsquoeacutetablisse une correspondance veacuteridique entre leur nom (laquo animal

politique raquo) et lrsquoergon propre assigneacute agrave ce nom lrsquoanimal politique au sens haplos ne sera autre

que lrsquohomme et le bon citoyen sera malista animal politique de par sa puissance de preacutetendre

correctement agrave cet ergon Cependant on lrsquoa vu dans ce cas lagrave on risque de parler

meacutetaphoriquement de la politiciteacute animale

En tout eacutetat de cause il srsquoagit drsquoune vraie impasse pour Labarriegravere

183

CHAPITRE IV

Moraliser lrsquoanimal politique

I Introduction

Nous avons examineacute diffeacuterentes interpreacutetations de lrsquoaffirmation aristoteacutelicienne selon

laquelle lrsquohomme est un animal plus politique que les autres animaux greacutegaires-politiques

Malgreacute leur diffeacuterences toutes ces interpreacutetations srsquoaccordent sur un point elles expliquent

toutes lrsquoadverbe laquo mallon raquo non pas comme la diffeacuterentiation drsquoun trait partageacute communeacutement

par tous les animaux politiques mais comme la possession par lrsquohomme drsquoun trait de plus

dont les autres animaux sont naturellement deacutepourvus si laquo animal politique raquo se caracteacuterise

par X lrsquohomme est plus politique parce qursquoil est X+a Ainsi selon certains interpregravetes le plus

haut degreacute de la politiciteacute humaine srsquoexplique par la possession exclusive de la polis par

lrsquohomme selon les autres il srsquoexplique par la possession de la raison et de ses concepts

moraux concomitants qui mettent lrsquohomme agrave la recherche drsquoune communauteacute dont les autres

animaux sont priveacutes et selon encore une autre interpreacutetation la capaciteacute eacutethico-rheacutetorique de

lrsquohomme lui permettant drsquoouvrir une espace eacutethico-politique dont les autres animaux sont

priveacutes le rend capable drsquoaccomplir pleinement lrsquoœuvre politique par excellence agrave savoir la

communauteacute la plus convenable au bien-vivre au sens propre la polis Au fond toutes ces

interpreacutetations srsquoaccordent agrave dire que lrsquohomme est plus politique parce qursquoil est le seul animal

agrave posseacuteder la polis la laquo plus-value raquo (quoi qursquoelle soit) est finaliseacutee vers la polis et elle

srsquoincarne dans la polis Crsquoest parce que la vie politique de lrsquohomme exhibe cette particulariteacute

drsquoecirctre ainsi finaliseacutee qursquoil serait plus politique que les autres animaux

Ces interpreacutetations supposent donc un certain rapport causal entre la raison les

sentiments moraux et le langage drsquoune part et la possession de la polis de lrsquoautre part Elles

attribuent une fonction causale agrave la laquo plus-value raquo humaine dans la diffeacuterenciation de

lrsquohomme par rapport aux autres animaux politiques Selon ces interpreacutetations la fonction

causale de la laquo plus-value raquo humaine fonctionne ainsi seul lrsquohomme cherche naturellement la

polis parce que lui seul possegravede naturellement la raison les sentiments moraux et une

capaciteacute rheacutetorique donc il est plus politique Ses traits propres agrave lui conduiraient ou

pousseraient lrsquohomme naturellement agrave fonder des poleis la lsquodynamiquersquo interne de ses traits

consisterait en une inclination naturelle vers la polis parce que lrsquolaquo espace raquo dans laquelle ces

traits trouvent leur pleine reacutealisation ne saurait ecirctre autre chose que la polis Lrsquoexercice plein

des capaciteacutes propres agrave lui eacutetant le telos mecircme de lrsquohomme il chercherait agrave reacutealiser sa propre

184

humaniteacute et crsquoest pourquoi il tendrait naturellement vers la communauteacute qui lui permet

drsquoatteindre cette fin Or lrsquohomme est le seul animal qui peut preacutetendre agrave une telle

communauteacute parce qursquoil est le seul animal qui en dispose des moyens et des capaciteacutes de la

fonder Lrsquohomme chercherait la polis parce qursquoil est le seul animal qui peut la chercher

comme son telos Lrsquohomme est aussi le seul agrave la trouver les autres animaux ne le peuvent pas

parce qursquoils sont agrave la fois priveacutes de la notion du telos en question et des moyens de

lrsquoatteindre donc ils sont moins politiques Bref selon ce type drsquointerpreacutetation drsquoune part le

plein exercice de ses traits propres est le telos de lrsquohomme et crsquoest pourquoi il cherche la

polis et drsquoautre part lrsquoexercice de ces capaciteacutes est la condition mecircme de lrsquoexistence de la

polis elle-mecircme Lrsquoanimal qui tombe hors de cette eacutequation serait moins politique que

lrsquohomme

Malgreacute la circulariteacute eacutevidente qui les caracteacuterise ces explications ne paraicircssent

certainement pas inacceptables pour nos oreilles aristoteacuteliciennes selon Aristote les animaux

et les esclaves eacutetant deacutepourvus de la proairesis sont eacutegalement priveacutes de la polis Donc on

ne srsquoattendrait pas qursquoun animal priveacute de la raison de sentiments moraux et de langage puisse

fonder et posseacuteder une polis En plus comme on le verra dans la suite ce type drsquoexplication

nrsquoest vraiment pas eacutetranger agrave lrsquohorizon intellectuel de lrsquoeacutepoque drsquoAristote lui-mecircme Cela dit

on est precircte agrave accepter comme une explication pour le degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de

lrsquohomme la connaturaliteacute entre les laquo plus-values raquo humaines et la polis comme leur telos

naturel

Cependant on ne peut pas srsquoempecirccher de se poser les questions suivantes pourquoi

vraiment lrsquohomme chercherait-il agrave se compliquer la vie Apregraves tout les traits en question sont

tous en œuvre et en exercice aussi au niveau de la famille lrsquohomme ne sent pas la justice

moins dans la famille que dans drsquoautres sphegraveres sociales1 Pourquoi lrsquohomme chercherait-il

donc sortir de la sphegravere familiale et pourquoi se compliquerait-il la vie plus qursquoil nrsquoest

neacutecessaire Est-ce justement parce qursquoil est capable de converser au sujet des questions

morales avec ses enfants ou avec ses voisins qursquoil est ineacutevitablement obligeacute drsquoaller jusqursquoagrave

fonder des Eacutetats Est-ce que lrsquohomme fonde des poleis simplement parce qursquoil est capable de

le faire Est-ce que lrsquohomme est plus politique pour cette simple raison qursquoil peut lrsquoecirctre

1 Cf EE VII 10 1242a26 il y aura une sorte de justice dans la famille mecircme sans la polis et 1241a40 les

commencements et les sources de la justice dans la polis se trouve dans la famille

185

Lrsquohomme est-il un animal politique qui veut ecirctre plus politique 2 Est-ce que sa capaciteacute de

fonder une polis peut expliquer agrave elle seule la raison pour laquelle il la fonde Bref comment

la correspondance entre ses capaciteacutes de fonder une polis et sa possession de la polis

explique-t-elle exactement la neacutecessiteacute entre ces deux

II Critique du privilegravege politique du langage

William Sclater un clergeacute de lrsquoAngleterre du deacutebut du dix-septiegraveme siegravecle dans

son A Sermon Preached at the general Assise holden for the County of Sommerset at Taunton

un plaidoyer datant de 1616 pour la naturaliteacute de la socieacuteteacute et du gouvernement et pour la

diviniteacute de lrsquoautoriteacute du Roi reproche agrave Ciceacuteron drsquoavoir accordeacute le privilegravege et la primauteacute

qursquoil accorde au rheacuteteur dans la naissance de la communauteacute politique

Let it be true that Tully had in commendation of his Oratory that it first drew into

civil communion the dispersed and brutish companies of men yield that others have

that fiction of divine visions procured authority to laws let these be means some

principle there must be acknowledged in manrsquo s nature fit to acknowledge equity of

such constitutions Aristotle said there is in every man horme an affectuous and no

less than impetuous inclination to such society And if any be unfitted for that state he

is therion a bruit if any need it not he is theos God

En lrsquoAngleterre du tout deacutebut du dix-septiegraveme siegravecle juste avant les anneacutees tumultueuses de

la guerre civile lrsquoideacutee de la naturaliteacute de la socieacuteteacute humaine et du gouvernement eacutetait un point

drsquoaccord mecircme entre les adversaires Le deacutebat portait plutocirct sur lrsquoorigine de lrsquoautoriteacute

politique eacutetait-elle une prescription de lrsquoauteur de la nature le Dieu ou elle reacutesidait-elle dans

la communauteacute du peuple 3 Il nrsquoy a donc rien de surprenant agrave voir qursquoun royaliste comme

Sclater srsquoindigne de penser la communauteacute politique comme le produit de lrsquoart de rheacutetorique

Abstraction faite du contexte historique et culturel dans lequel eacutecrivait Sclater la critique

qursquoil adresse agrave Ciceacuteron nous permet drsquoentrevoir qursquoil y a dans la position de ce dernier

quelque chose qui ne va pas de soi comme il est preacutetendu La critique de Sclater met en

question un preacutesupposeacute fondamental inheacuterent agrave lrsquoattribution drsquoun rocircle causal (cause motrice ) 2 Ma reacuteponse agrave cette question est celle de Michel Narcy laquo Le contrat social drsquoun mythe moderne agrave lrsquoancienne

sophistique raquo Philosophie 28 1990 p 32-56 laquo Chez Aristote comme chez Platon agrave aucun moment de son

histoire lrsquohomme nrsquoa agrave vouloir ecirctre social il lrsquoest initialement sans avoir jamais agrave le devenir raquo [p 51] 3 Pour les deacutebats theacuteoriques et ideacuteologiques qui ont lieu en lrsquoAngleterre avant lrsquoanneacutee 1640 voir Johann P

Sommerville Politics and Ideology in England 1603-1640 London Longman 1986

186

agrave la capaciteacute langagiegravere et rheacutetorique de lrsquohomme dans la fondation originelle de la

communauteacute politique Dans le passage citeacute ci-dessus lrsquoideacutee que Sclater deacuteveloppe

briegravevement consiste agrave affirmer que si les hommes nrsquoeacutetaient pas naturellement destineacutes agrave vivre

en communauteacute et srsquoils nrsquoavaient pas naturellement besoin de vivre dans une telle

communauteacute aucun moyen rheacutetorique ne parviendrait agrave les convaincre ni agrave les inciter agrave eacutetablir

un Eacutetat Selon lui lrsquoanimal politique a une primauteacute sur la fonction politique du logos Dans

son explication de lrsquoexistence de lrsquoEacutetat il privileacutegie la nature politique de lrsquohomme sur le

logos Je pense que cette explication teacutemoigne drsquoune bonne compreacutehension de la position

drsquoAristote sur ces mecircmes questions

La situation deacutecrite par Sclater suppose que les hommes auxquels srsquoadresse le rheacuteteur-

politique le comprennent 4 La force de la critique de Sclater vient de ce qursquoelle reacutevegravele

lrsquoimpuissance de la rheacutetorique agrave convaincre les hommes agrave se mettre en socieacuteteacute alors mecircme

qursquoelle se fait comprendre Mais qursquoest-ce que ces hommes comprennent exactement On

peut imaginer que les grands titres du grand discours du rheacuteteur porteraient sur les avantages

de vivre en socieacuteteacute sur le bien et sur le mal et donc sur la justice et sur lrsquoinjustice

Cependant selon Sclater le problegraveme ne relegraveve pas du contenu des discours du rheacuteteur il est

ailleurs si lrsquoauditoire nrsquoeacutetait pas politique par nature il ne reconnaitrait pas ce qursquoil y a de

bon dans cet appel agrave se mettre en socieacuteteacute Ces hommes ne verraient pas la neacutecessiteacute et

lrsquolaquo eacutequiteacute raquo drsquoaccepter de se soumettre agrave un gouvernement Lrsquoauditoire (apolitique) du rheacuteteur

arriverait bien agrave un jugement sur le contenu de son discours Or bien qursquoil comprenne ce dont

le rheacuteteur parle ce que ce dernier preacutesente comme un bien ne constituerait pas un bien agrave

poursuivre aux yeux de lrsquoauditoire Ces hommes comprendraient la litteacuteraliteacute de lrsquoargument

du rheacuteteur mais ils ne comprendront pas son laquo moral raquo Sclater conccediloit ce sceacutenario pour dire

lrsquohomme-animal-politique le comprendrait Lrsquohomme eacutetant un animal naturellement destineacute

agrave vivre dans une communauteacute verrait et appreacutecierait ce qui est bien pour lui dans une

constitution Lrsquoart politique et lrsquoart rheacutetorique suivent lrsquohomme-animal-politique et ses

problegravemes mais ils ne les inventent pas

Cette interpreacutetation suppose aussi que lrsquoauditoire de notre rheacuteteur soit bien des

hommes capables de raisonner et elle nrsquoexclut pas la possibiliteacute qursquoils possegravedent eacutegalement

les sentiments moraux et particuliegraverement celui de la justice apregraves tout dans une perspective

aristoteacutelicienne il nrsquoexiste aucun rapport de neacutecessiteacute entre le fait drsquoecirctre un animal politique et 4 Sans cette supposition la force de lrsquoargument de Sclater se deacutemunirait parce qursquoil nrsquoy a rien drsquoinattendu agrave ce

qursquoune troupe de becirctes ne comprenne un homme parlant cela ne constituerait mecircme pas un point de deacutepart pour

un argument

187

la possession du sentiment de la justice5 Lrsquoimportance de la critique de Sclater vient me

semble-t-il de ce qursquoelle nous permet de faire cette expeacuterience de penseacutee si lrsquoauditoire de

notre grand rheacuteteur nrsquoest pas priveacute de la raison et donc de sentiments moraux et du langage

on peut bien lui reconnaitre cette capaciteacute eacutethico-rheacutetorique dont Labarriegravere accorde tant

drsquoimportance dans ses analyses Cependant agrave moins que lrsquohomme ne soient par nature cette

sorte drsquoanimal politique qursquoil est maintenant sa seule capaciteacute eacutethico-rheacutetorique nrsquoaurait

aucune fonction politique crsquoest-agrave-dire que cette capaciteacute seule ne conduira pas lrsquohomme agrave

eacutetablir des poleis ni un autre type de communauteacute agrave laquelle il ne serait naturellement destineacute

La vie politique humaine ne srsquoidentifie pas agrave ses capaciteacutes eacutethiques etou rheacutetoriques

III Lrsquoeacuteloge du langage Ciceacuteron et Isocrate

Ce dernier point ressortira plus clairement si on lit le passage ciceacuteronien auquel Sclater

semble faire reacutefeacuterence Quand il est interpreacuteteacute agrave la lumiegravere de la critique de Sclater au sujet du

privilegravege politique du logos le passage suivant appartient agrave De lrsquoorateur de Ciceacuteron devient

moins convaincant

Notre plus grande supeacuterioriteacute sur les animaux crsquoest de pouvoir converser avec nos

semblables et traduire par la parole nos penseacutees Qui donc nrsquoadmirerait agrave bon droit ce

privilegravege Qui ne croirait devoir faire tous ses effort pour que lagrave principalement ougrave

lrsquohomme lrsquoemporte sur la becircte il lrsquoemporte agrave son tour sur les hommes eux-mecircmes Et

puis venons au point capital Quelle autre force a pu reacuteunir en un mecircme lieu les

hommes disperseacutes les tirer de leur vie grossiegravere et sauvage pour les amener agrave notre

degreacute actuel de civilisation fonder les socieacuteteacutes y faire reacutegner les lois les tribunaux le

droit (I 32-33)6

Dans le sillage de Sclater on incline agrave reacutepondre agrave la question formuleacutee dans la derniegravere

phrase surtout pas la parole Dans ce passage Ciceacuteron suppose explicitement que les

sauvages sauveacutes de la vie grossiegravere par lrsquoorateur eacutetaient des hommes raisonnables posseacutedant

le langage et des notions morales Ils avaient la capaciteacute eacutethico-rheacutetorique Ce qui leur

manquait crsquoeacutetait lrsquoespace eacutethico-politique pour le dire comme Labarriegravere Lrsquoobjection de

5 Srsquoil peut y avoir des animaux politiques (comme lrsquoabeille) sans ce sentiment il peut aussi y avoir des animaux

avec ce sentiment sans ecirctre politique 6 Les autres passages ougrave Ciceacuteron fait lrsquoeacuteloge du logos comme le civilisateur le plus efficient sont De Offic 1 50

et 2 66 De Inv 1 1

188

Sclater agrave lrsquoargument de ce passage ciceacuteronien consiste agrave dire que cette espace ne se

construirait jamais si lrsquohomme nrsquoeacutetait pas toujours deacutejagrave cette sorte drsquoanimal politique qursquoil est

maintenant

Dans ce passage Ciceacuteron reproduit en fait lrsquoeacuteloge de la parole que lrsquoon trouve au tout

deacutebut du Nicoclegraves drsquoIsocrate7 Ce passage drsquoIsocrate est dans un paralleacutelisme eacutevident avec les

Politiques I 2 1253a7-188 Cependant consideacutereacute avec du recul pris par rapport agrave la primauteacute

politique du logos on srsquoaperccediloit maintenant plus clairement lrsquoabsence drsquoun preacutesupposeacute

fondamental

En effet de tous nos autres caractegraveres aucun ne nous distingue des animaux Nous

sommes mecircme infeacuterieurs agrave beaucoup sous le rapport de la rapiditeacute de la force des

autres faciliteacutes drsquoaction Mais parce que nous avons reccedilu le pouvoir de nous

convaincre mutuellement et de faire apparaicirctre clairement agrave nous-mecircmes lrsquoobjet de nos

deacutecisions non seulement nous nous sommes deacutebarrasseacutes de la vie sauvage mais nous

nous sommes reacuteunis pour construire des villes nous avons fixeacutes des lois nous avons

deacutecouvert des arts et presque toutes nos inventions crsquoest la parole qui nous a permis

de les conduire agrave bonne fin9 Crsquoest la parole qui a fixeacute les limites leacutegales entre la

justice et lrsquoinjustice entre le mal et le bien si cette seacuteparation nrsquoavait pas eacuteteacute eacutetablie

nous serions incapables drsquohabiter les uns pregraves des autres (sectsect 5-9)10

7 Sur lrsquoinfluence drsquoIsocrate sur Ciceacuteron lrsquoouvrage principal est deacutejagrave assez ancien H M Hubbel The Influence

of Isocrates in Ciceron Dionysius and Aristides New Haven Yale University Press 1913 Un article

volumineux sur le mecircme sujet est celui de S E Smethurst laquo Ciceron and Isocrates raquo The Transactions and

Proceedings of the American Philological Association 84 1953 p 262-320 Pour le passage ciceacuteronien en

question ici voir p 278 de ce dernier article 8 Selon W L Newman The Politics of Aristotle vol II Oxford Clarendon Press 1887 p 122-3 dans ce

passage des Politiques Aristote aurait penseacute agrave Isocrate de Antid sectsect 253-7 et Nicocle sect 5 sqq 9 Ce passage a sans doute des affiniteacutes aves les ideacutees protagoriennes sur les origines de la civilisation Mais il en

diffegravere sensiblement sur certains points cruciaux Dans le mythe de Protagoras (Prot 320d-324d) lrsquohomme

invente le langage bien avant le don de la justice Cela montre qursquoavant le don de la justice lrsquohomme nrsquoeacutetait pas

agrave mecircme de reacutesoudre ses problegravemes concernant la justice bien qursquoil eut posseacutedeacute le langage Autrement dit selon

Protagoras le langage ne suffit pas par lui-mecircme pour une vie politique et civiliseacutee Deuxiegraveme point de

diffeacuterence entre Protagoras et Isocrate concerne lrsquoorigine du langage Selon le premier ce nrsquoest pas le langage

qui rend lrsquohomme capable aux technai En effet selon Protagoras le langage nrsquoest qursquoune invention il a eacuteteacute

rendu possible par la technecirc pas lrsquoinverse 10 Pour un autre eacuteloge de la parole chez Isocrate voir aussi Paneacutegyrique sectsect 48-49

189

Aristote nrsquoaurait pas eu des grandes objections agrave lrsquoideacutee principale de ce passage sauf un seul

point il dirait que si les hommes eacutetaient des sauvages (ou des Dieux) parlant ils

nrsquoutiliseraient jamais leur pouvoir au langage en vue de se convaincre mutuellement pour

sortir de leur vie sauvage et drsquoaller fonder des poleis Si Sclater a raison drsquoune perspective

aristoteacutelicienne la possession de la capaciteacute langagiegravere ne saurait expliquer par elle-mecircme la

preacutetention de lrsquohomme agrave vivre dans les poleis Au contraire la fonction politique du langage

preacutesuppose la vie politique de lrsquohomme Drsquoougrave lrsquoambiguumliteacute de la derniegravere phrase du passage

drsquoIsocrate Les hommes peuvent vivre ensemble dans la polis parce que le langage a ce

pouvoir de laquo nommer raquo ce qui est juste et ce qui ne lrsquoest pas Autrement dit crsquoest le langage

qui nous rend la vie dans la polis possible Sur ce point il est plus ou moins clair qursquoIsocrate

aborde la question drsquoune perspective protagorienne il cherche agrave dire que sans mettre les

choses au point au sujet de la justice lrsquohomme serait incapable de vivre ensemble dans les

poleis Cependant Isocrate srsquoappuie sur une ambiguiumlteacute inheacuterente aux eacuteloges du pouvoir

politique de la parole et Ciceacuteron voit bien la leccedilon agrave tirer Pour ces deux auteurs lrsquoeacuteloge de la

parole consiste agrave mettre le langage agrave lrsquoorigine de la vie politique humaine lrsquohomme peut

vivre dans la polis parce qursquoil a le langage Cette derniegravere affirmation peut se comprendre de

deux maniegraveres ou bien elle donne agrave entendre que lrsquohomme vit dans la polis parce qursquoil peut

le faire et cela gracircce agrave sa capaciteacute langagiegravere (donc crsquoest parce que lrsquoon a le langage et que

lrsquoon peut reacutesoudre nos problegravemes de justice par cette capaciteacute que lrsquoon cherche la polis - quant

aux autres animaux la vie dans la polis leur est impossible parce qursquoils nrsquoont pas cette

capaciteacute) ou bien elle dit que lrsquohomme eacutetant un animal politique destineacute agrave vivre dans une

polis ne saurait atteindre cette fin que par lrsquointermeacutediaire du langage lui permettant de mettre

les choses au point sur les problegravemes de la justice Dans la derniegravere phrase du dernier passage

citeacute ci-dessus Isocrate semble adheacuterer agrave la deuxiegraveme option mais ce nrsquoest pas la leccedilon que

Ciceacuteron en tire et Sclater le voit bien

Mettre le langage agrave lrsquoorigine de la vie politique humaine revient agrave dire en derniegravere

analyse que lrsquohomme vit dans la polis preacuteciseacutement parce qursquoil peut le faire Le mecircme

problegraveme se pose aussi pour la raison et pour le sentiment de la justice que lrsquoon les

caracteacuterise comme lrsquoorigine de la polis nrsquoexplique pas pourquoi lrsquohomme la fonde

IV Moraliser lrsquoanimal politique

Cela nous ramegravene agrave lrsquoidentification de la possession de la polis avec le degreacute eacuteleveacute de

la politiciteacute humaine Nous avons vu que cette identification prend une forme particuliegravere

190

dans les analyses de Labarriegravere Selon lui gracircce agrave ses sentiments moraux et la capaciteacute

langagiegravere lrsquohomme est toujours deacutejagrave plus politique au niveau de la famille Or lrsquohomme ne

reacutealiserait complegravetement son laquo ecirctre plus politique raquo que dans la polis parce que ces traits qui

le rendent plus politique ne se reacutealiseraient complegravetement que dans la polis Selon cette ligne

drsquointerpreacutetation la vie dans la polis serait lrsquoachegravevement de lrsquohumaniteacute de lrsquohomme et la forme

particuliegravere que prend son caractegravere politique serait une fonction de ses capaciteacutes eacutethiques et

rheacutetoriques Dans cette perspective la polis en tant que reacutealisation de son humaniteacute et du

degreacute eacuteleveacute de sa nature politique serait une vocation morale pour lrsquohomme et crsquoest cette

vocation drsquoachever sa moraliteacute qui conduirait lrsquohomme agrave fonder la polis

Cette conception du politikon humain identifie le degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique

humain agrave lrsquoaccomplissement de son humaniteacute comme un ideacuteal eacutethique Selon cette approche

lrsquohomme chercherait agrave ecirctre plus politique parce que ses fins morales ne srsquoatteignent que sous

cette condition ecirctre plus politique est une question de moraliteacute pour lrsquohomme Il srsquoagit de

moraliser le politikon humain Dans la suite trois versions de cette approche moralisante

seront examineacutees

Afin drsquoexpliquer la comparaison qursquoAristote fait entre lrsquohomme et les autres animaux

greacutegaire-politiques Fred D Miller fait aussi une distinction entre un sens eacutetroit et un sens

large drsquolaquo animal politique raquo Envisageacute au sens eacutetroit lrsquoanimal politique serait celui qui

possegravede la polis Crsquoest le sens large qui nous expliquerait la comparaison et il repose sur la

reconnaissance de lrsquoexistence des animaux politiques autres que lrsquohomme Selon Miller

laquo lsquopoliticalrsquo applies to other kinds of animals besides humans but human beings are allegedly

satisfy the definition more fully raquo parce que

It is possible to satisfy the definition of lsquopoliticalrsquo as lsquohaving some one common

functionrsquo to a greater or lesser degree Having a common function involves co-

operation and it is possible to engage in more complex and effective forms of co-

operation to the extent that the co-operative grouprsquos members are rationally

coordinating their activity A beehive satisfies the definition to some extent a human

household satisfies it to a greater extent and a human polis satisfies it most of all11

Selon Miller aussi bien que le sens biologique de lrsquoanimal politique srsquoeacutetende jusqursquoaux autres

animaux que lrsquohomme les premiers sont moins politiques parce qursquoils le sont de maniegravere

deacutefectueuse Lrsquoargument de Miller est le suivant

11 Fred D Miller Nature Justice and Rights in Aristotlersquos Politics Oxford Clarendon Press 1995 p 31

191

(1) Ecirctre plus politique se deacutefinit par la coopeacuteration autour drsquoune œuvre une et commune mais

de maniegravere plus complexe et selon une rationaliteacute de plus haut niveau

(2) Lrsquohomme seul possegravede par nature la capaciteacute pour une telle coopeacuteration

(3) Donc lrsquohomme est plus politique que les autres animaux politiques

Lrsquohomme est plus politique parce qursquoil est naturellement doteacute des potentialiteacutes pour la

forme la plus eacuteleveacute de la vie politique et il reacutealise cette potentialiteacute par la polis La ruche serait

moins politique que la maison humaine et cette derniegravere bien qursquoelle soit humaine serait

moins politique que la polis Si la ruche et la maison ne sont pas aussi complexes que la polis

crsquoest qursquoelles correspondent agrave une forme de rationaliteacute moins eacuteleveacutee Quelle est la raison

drsquoapregraves Miller de cette complexiteacute de la rationaliteacute en œuvre dans la polis Miller invoque agrave

titre de reacuteponse lrsquoargument des Politiques I 2 1253a7-18

In this argument lsquopoliticalrsquo animal can be understood in terms of the broader

biological sense Political animals are able to co-operate with a view to a common end

or function and through communication humans are able to co-operate more

effectively and at a higher level than other animals For human beings alone possess

moral perception and above all the perception of advantage and justice This enables

human beings to co-operate in the pursuit of goods higher than mere pleasure and pain

(most notably ethical and intellectual virtues) and to do so by means of far more

complex and effective social arrangements than bees or ants12

Selon ce passage ecirctre plus politique consiste agrave coordonner rationnellement une œuvre une

commune et complexe au plus haut niveau en vue des biens plus eacuteleveacutes les vertus eacutethiques et

intellectuelles Cela dit la maison est moins politique que la polis parce qursquoelle nrsquoest pas

cette communauteacute qui existe en vue de ces fins morales eacuteleveacutees Lrsquohomme est plus politique

que lrsquoabeille et la fourmi parce que a) il est capable de poursuivre les biens plus eacuteleveacutes et b) il

le fait par les moyens plus complexes et plus effectivement arrangeacutes en vue de cette fin Ainsi

lrsquoexplication deacutefinitive pour laquo ecirctre plus politique raquo serait selon Miller la suivante la vie plus

politique est lrsquoaffaire de celui qui est capable de se poser comme fin les biens les plus eacuteleveacutes

et qui les poursuit par les moyens les plus complexes et les plus effectifs

Drsquoapregraves Miller ces moyens sont au nombre de deux 1) le langage parce qursquoil est le

moyen drsquoune communication plus complexe et 2) la polis parce qursquoelle est un arrangement

12 Ibid p 32

192

social plus complexe que la ruche Or la complexiteacute de ces moyens deacutepend de la complexiteacute

de la fin agrave laquelle ils servent Si la communication gagne un haut niveau de complexiteacute

crsquoest selon Miller le sujet de la communication qui lrsquoeacutelegraveve agrave ce niveau lrsquohomme parle en

vue du bien et du mal et donc de la justice Si les hommes srsquoengagent dans une œuvre une

commune et plus complexe crsquoest leur capaciteacute morale qui les en rendent capables Mais ce

dernier point doit se comprendre dans un sens preacutecis si lrsquohomme nrsquoavait pas par nature cette

capaciteacute de se poser comme fin les biens moraux il ne chercherait pas la polis et il ne

chercherait pas agrave ecirctre tant politique En teacutemoigne le cas des autres animaux politiques la

polis est possible parce qursquoelle correspond et reacutepond agrave lrsquoaccomplissement des capaciteacutes et agrave

lrsquoaboutissement des fins morales de lrsquohomme or dans le cas des autres animaux il nrsquoy a rien

auquel la polis peut servir Crsquoest pourquoi ces animaux nrsquoont pas de polis - ce qui atteste

drsquoailleurs le fait qursquoils sont moins politiques Pour le dire drsquoune maniegravere neacutegative selon

Miller la comparaison entre lrsquohomme et les autres animaux sert agrave reacuteveacuteler lrsquoincapaciteacute

naturelle de ces derniers agrave se poser des fins dont lrsquoaccomplissement requiert une communauteacute

comme la polis Les autres animaux sont moins politiques parce qursquoils ne sont pas des ecirctres

moraux par nature

Crsquoest ainsi que conclut Miller son argument sur la diffeacuterence de politiciteacute entre homme

et les autres animaux politiques

Aristotlersquos argument at Pol I 2 1253a7-18 [assumes] that human beings possess a

first-level capacity for moral perception requiring habituation and education to attain

the higher levels They thus differ from a colony of bees held together by natural

behavioral instinct However nature has endowed human beings alone of all the

animals with the first-level potential to acquire the ethical virtue that makes the polis

possible Invoking his teleology Aristotle theorizes that nature has uniquely adapted

them for political activity This is what he means when he elsewhere states lsquopolitics

does not make human beings but uses them having received them from naturersquo (Pol I

10 1258a21-3)13

Par laquo la capaciteacute de premier niveau pour la perception morale raquo Miller veut dire tout

simplement le fait drsquoecirctre neacute de maniegravere agrave posseacuteder la nature minimale requise pour la

perception morale Donc lrsquohomme seul parmi les animaux preacutesenterait la nature approprieacutee

pour la vie politique de la polis parce qursquoil est le seul agrave ecirctre capable de percevoir des fins

auxquelles une polis peut reacutepondre plus la fin morale est eacuteleveacutee plus seront eacuteleveacutes le

13 Ibid p 34-35

193

caractegravere et la fin politique Ce principe nous expliquerait agrave la fois la diffeacuterence entre les

autres animaux et lrsquohomme et celle entre la maison et la polis Il expliquerait eacutegalement la

diffeacuterence entre un enfant et un chef de famille La vertu de la justice et la polis se

trouveraient au sommet de cette eacutechelle

Maintenant si on passe en revue lrsquoun apregraves lrsquoautre tous les passages citeacutes de Miller jusqursquoagrave

ce point on voir clairement la circulariteacute de son interpreacutetation Lrsquoideacutee de base de sa

compreacutehension du politikon humain aristoteacutelicienne est la suivante laquo crsquoest la vertu eacutethique

qui rend la polis possible raquo Miller attend que lrsquoon comprenne cette affirmation dans ces deux

sens et cela simultaneacutement

a) Comme lrsquohomme est le seul animal doteacute par nature de la capaciteacute de la vertu eacutethique

il est son telos naturel de reacutealiser cette capaciteacute Or lrsquoaccomplissement drsquoun tel telos

naturel nrsquoest peut ecirctre atteint que par le moyen drsquoune communauteacute suffisamment

complexe et cette communauteacute nrsquoest rien drsquoautre que la polis La polis existe en vue

de la vie morale de lrsquohomme Crsquoest donc la vertu eacutethique qui rend la polis possible

b) Lrsquohomme est le seul animal doteacute par nature de la capaciteacute morale Or la vie politique

dans la polis requiert une telle capaciteacute Comme lrsquohomme est le seul agrave satisfaire cette

condition requise il est le seul animal adapteacute agrave la vie politique dans la polis

Lrsquoexistence mecircme de la polis deacutepend de cette laquo nature moraleraquo chez lrsquohomme Crsquoest

donc la vertu eacutethique qui rend la polis possible

Selon Miller drsquoune part donc la polis existe en vue de la capaciteacute morale de lrsquohomme et

drsquoautre part pour son existence la polis deacutepend de cette capaciteacute Miller donne cette

circulariteacute agrave son argument comme une reacuteponse aux critiques de Keyt14 Sa reacuteponse consiste agrave

montrer que lrsquohomme en tant qursquoecirctre moral et la polis sont congeacutenegraveres15 drsquoune part la polis

en tant que communauteacute naturelle existant en vue du bien-vivre trouve ses origines dans la

capaciteacute naturelle pour la moraliteacute chez lrsquohomme drsquoautre part la fin naturelle de lrsquoactiviteacute

politique eacutetant bien-vivre lrsquohomme est le seul animal qui pourrait reacutepondre agrave cette fin Crsquoest

14 Ibid p 34 n 60 Pour sa deacutefense complegravete da la naturaliteacute de la citeacute contre les critiques de Keyt voir p 37-

45 15 Cette connaturaliteacute entre la polis et la capaciteacute morale de lrsquohomme constitue selon Miller une reacuteponse agrave D

Keyt laquo Three Fundemantal Theorems in Aristotlersquos Politics raquo Phronesis 32 1987 p 54-79 parce que ce

dernier dit que la perception de ce qui est juste nrsquoest pas naturelle agrave lrsquohomme mais qursquoelle est acquise par

lrsquoeacuteducation et lrsquohabituation De lagrave il conclut que lrsquohomme ne peut pas ecirctre un animal politique par nature parce

que la capaciteacute qui le rend politique crsquoest-agrave-dire qui lrsquoadapte agrave la vie politique de la polis nrsquoest acquise que par

lrsquoart politique lequel nrsquoest pas naturel

194

ainsi que srsquoexpliquerait lrsquoorigine naturelle de la correacutelation entre le degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute

humaine et sa possession de la polis lrsquohomme cherche naturellement agrave reacutealiser ses capaciteacutes

naturelles pour la vertu et agrave cette fin il rend sa vie communautaire plus politique en fondant

des poleis

V Moraliser la nature Julia Annas

Derriegravere ces analyses de Miller se trouve une reacutefeacuterence16 agrave la distinction que Julia

Annas fait entre la nature simple (laquo mere nature raquo) et la nature au sens plein chez Aristote17

Annas etablit cette distinction en partant de celle qursquoAristote fait entre la vertu naturelle et la

vertu au sens kyrios18 Elle lrsquoapplique particuliegraverement au premier livre des Politiques et aux

questions de lrsquoesclavage de la chreacutematistique et de la polis en tant qursquoentiteacute naturelle Selon

Annas la nature au sens simple deacutesigne chez Aristote laquo the basic material of human beings

which so far from having its own reliable built-in goals can be developed in quite opposite

directions by habit and reason raquo19 Nature dans ce sens nrsquoa aucune implication normative

mais elle deacutesigne tout simplement la naissance humaine Annas contraste cette notion de

nature avec la nature au sens kyrios qui eacutetablit laquo a norm by virtue of being the appropriate

end-point of a thingrsquos development raquo20 Nature dans ce sens repreacutesente un ideacuteal eacutethique et elle

sert drsquoun guide normatif agrave lrsquohomme en lui indiquant le bien vers lequel il doit deacutevelopper sa

nature simple La nature dans ce sens normatif sert donc agrave deacuteterminer ce qui est moralement

16 F D Miller Nature Justice and Rights op cit p 45 17 J Annas laquo Aristotle Nature and Mere Nature raquo le chapitre 4 dans The Morality of Happiness Oxford NY

Oxford University Press 1993 p 142-58 laquo Aristotle on Human Nature and Political Virtue raquo The Review of

Metaphysics 49 1996 p 731-53 laquo Ethical Arguments from Nature Aristotle and After raquo dans Beitraumlge zur

antiken Philosophie Festschrift fuumlr W Kullmann eacuteds H-C Guumlnther et A Rengakos Stuttgart 1997 p 185-97 18 La reacutefeacuterence principale pour cette distinction est EN VI 13 1144b1-12 mais voir aussi EN II 1 1103a18-

26 et Pol VII 13 1332a40-b7 19 J Annas laquo Aristotle on Human Nature and Political Virtue raquo loc cit p 734 Ailleurs (laquo Ethical Arguments

from Nature raquo loc cit p 187) elle la deacutefinit comme suit laquo Nature [in this sense] is simply the basic material

to be developed being a human being rather than some other kind of creature having certain tendencies of

character rather than othershellipit all depends on the way it is developed by reason-guided habituation raquo 20 J Annas laquo Aristotle on Human Nature and Political Virtue raquo loc cit p 735

195

correct et elle constitue un fondement pour la justification morale21 Agrave cet usage normatif de

la notion de la nature Annas donne le nom laquo appel eacutethique agrave la nature raquo22

Annas pense que la notion de la nature agrave laquelle Aristote fait appel dans ses analyses

sur la genegravese de la polis dans les Politiques I 2 ne peut pas ecirctre la nature au sens simple

Dans ce chapitre des Politiques I Aristote aurait fait un appel eacutethique agrave la nature parce que

[w]hen Aristotle says that the city-state is a natural institution he clearly does not

mean that the city-state provides us with morally indifferent material that can be

developed for good or bad He means that the city-state is itself a kind of norm23

Par laquo la polis comme norme raquo Annas veut dire en fait que la polis constitue la fin et la mesure

en fonction de laquelle on eacutevalue les autres communauteacutes naturelles (comme la famille et le

village) et juge leur valeur drsquoideacuteal crsquoest-agrave-dire leur valeur eacutethique selon qursquoelles

correspondent ou pas agrave la compleacutetion de la nature humaine crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoaccomplissement

de ce que lrsquohomme est destineacute agrave ecirctre moralement

Families come together in villages and villages in turn combine into city-states At

each stage the form of life that the association enables its members to live becomes a

wider one which permits the development of a wider range of capabilities and virtues

The city-state Aristotle claims is the widest point at which the coalescing of smaller

units remains natural At this point everything is provided for a human life to be lived

in such a way that it can be the good life the life according to virtue [hellip] The city

state is not in the same way a stage on the development of a wider context needed for

humans to live the good life Human nature requires city-states for full development of

its potential for virtue24

Selon Annas donc la polis existe en vue de la vertu Certes Annas ne parle pas

speacutecifiquement du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme mais Miller le fait en

srsquoappuyant sur les analyses drsquoAnnas Selon cette approche en geacuteneacuterale lrsquohomme est aussi

politique que nrsquoimporte quel autre animal politique en ce qursquoil vit autour drsquoune œuvre une et

commune avec les autres membres de son espegravece Cependant agrave la diffeacuterence des autres

animaux politiques il devient plus politique dans sa poursuite de la vertu crsquoest-agrave-dire en

21 J Annas laquo Aristotle Nature and Mere Nature raquo loc cit p 142 22 J Annas laquo Ethical Arguments from Nature raquo loc cit p 186 23 Ibid p188 24 Ibid p 192

196

complexifiant sa vie communautaire par fonder des poleis en vue de la reacutealisation de ses

capaciteacutes morales Lrsquohomme possegravede la polis et il est agrave ce point politique en vue drsquoecirctre

vertueux parce qursquoil est un ecirctre moral avant drsquoecirctre autre chose la polis est une fin morale

pour lrsquohomme La possession de la polis et devenir plus politique correspondent agrave

lrsquoaccomplissement de la nature humaine dans le sens normatif lrsquohomme est accordeacute par

nature lrsquooffice drsquoecirctre vertueux et il le devient par la polis Crsquoest dans ce sens preacutecis que ces

deux traits (polis et ecirctre plus politique) de la vie politique humaine sont naturels

VI Moraliser la polis lrsquohomme doit ecirctre plus politique

Cette approche moralisante agrave ecirctre plus politique et donc agrave la possession de la polis

trouve une expression encore plus inteacuteressante dans lrsquointerpreacutetation que Maurice Defourny

donne pour les lignes 1253a9-18 des Politiques I Apregraves avoir citeacute ce dernier passage

Defourny conclut que selon Aristote la nature nous a donneacute le sentiment de la justice parce

qursquoelle veut que nous glorifions la justice en fondant des Eacutetats

De tous les animaux lrsquohomme est seul ainsi qursquoen teacutemoigne le don exclusif de la

parole agrave posseacuteder le sentiment de la justice Ce sentiment nrsquoest drsquoaucune utiliteacute en

dehors de la vie collective justice implique relation entre plusieurs individus Si la

nature ne fait rien en vain se trouve par lagrave attesteacute une fois de plus notre vocation

sociale En nous reacuteservant ce sentiment et en lrsquoimpriment profondeacutement dans notre

cœur en nous donnant une faculteacute speacuteciale pour le manier et le communiquer la

nature a marqueacute son vœu intime de nous placer dans une civilisation ougrave lrsquoideacutee de la

justice puisse srsquoeacutepanouir et vivifier tous les rapports25

Lrsquoaspect le plus inteacuteressant de ce passage est le glissement de sens que subit dans les mains

de Defourny le principe aristoteacutelicien de la teacuteleacuteologie naturelle selon lequel laquo la nature ne

fait rien en vain raquo Selon Defourny le don que la nature a accordeacute agrave lrsquohomme selon ce

principe nrsquoest plus le langage comme Aristote lrsquoexprime explicitement dans le passage de

reacutefeacuterence des Politiques mais il est le sentiment de la justice

Plus inteacuteressant pour notre sujet est le fait que ce mecircme glissement change la

teacuteleacuteologie de lrsquoEacutetat aussi Defourny ne dit pas que le sentiment de la justice est donneacute en vue

de la vie politique Il dit lrsquoinverse selon lui dans une perspective aristoteacutelicienne lrsquoEacutetat

25 Maurice Defourny Aristote Etudes sur la laquo Politique raquo Paris Beauchesne 1932 p 386

197

existerait en vue de notre sentiment de la justice La nature nous destine agrave vivre dans

lrsquoEacutetat parce que ce dernier est pour notre sentiment de la justice La justice implique par

deacutefinition le rapport agrave autrui La nature aurait donc donneacute ce sentiment agrave lrsquohomme pour qursquoil

eacutetablisse des rapports avec autrui Pour que cette volonteacute de la nature ne soit pas en vain on

doit ecirctre plus politique et aller fonder des Eacutetats LrsquoEacutetat reacutepond et correspond agrave

lrsquoaccomplissement de notre laquo vocation sociale raquo laquelle consiste agrave eacutetablir des rapports entre

les individus par lesquels le sentiment de la justice peut srsquoexercer et se reacutealiser selon

lrsquoAristote de Defourny la vocation sociale de lrsquohomme serait une (con)vocation morale Si

donc lrsquohomme est destineacute agrave aller jusqursquoagrave fonder des Eacutetats crsquoest qursquoil est destineacute par nature agrave

ecirctre un lsquoagentrsquo de la justice Lrsquohomme vit dans les communauteacutes parce que son sentiment de

la justice le requiert La justice cherche lrsquoautrui et elle le cherche jusqursquoelle se reacutealise

pleinement ce qui nrsquoest possible que dans lrsquoEacutetat Crsquoest ainsi qursquoexplique aussi Defourny le

reacutecit aristoteacutelicienne sur la genegravese de la polis aussi La nature chercherait agrave deacutepasser la famille

et le village parce qursquoagrave ces niveaux de sociabiliteacute elle ne peut satisfaire que meacutediocrement

son vœu de placer lrsquohomme dans une civilisation marqueacutee par la pleine reacutealisation de la

justice 26 Les communauteacutes plus eacuteleacutementaires sont certes utiles agrave la justice mais pas

suffisamment Bref pour Aristote lrsquohomme serait cet animal politique preacutecis qursquoil est parce

que ce nrsquoest qursquoainsi qursquoil peut rendre de maniegravere satisfaisante son service agrave ses sentiments

moraux

Ce glissement atteste parfaitement lrsquoambiguumliteacute de dire que lrsquohomme possegravede la polis

(et donc qursquoil est plus politique) parce qursquoil a le sentiment de la justice Selon lrsquointerpreacutetation

de Defourny lrsquohomme vit dans la polis et il parle pour que ce don (le sentiment de la justice)

de la nature ne soit pas en vain crsquoest donc parce qursquoil a le sentiment de la justice que

lrsquohomme possegravede la polis et devient tant politique La nature nous a donneacute un trait qui ne peut

ecirctre utiliseacute que socialement Drsquoougrave suppose Defourny le devoir social de lrsquohomme chez

Aristote Cet emploie du principe teacuteleacuteologique laquo la nature ne fait rien en vain raquo est lrsquoinverse

de ce qursquoAristote lui-mecircme entend par ce principe Selon Aristote ce nrsquoest pas parce que

lrsquoanimal possegravede tel ou tel trait qursquoil fait aussi lrsquoaction ou lrsquoergon correspondant crsquoest

lrsquoinverse Autrement dit un animal ne poursuit pas une fin parce qursquoil a un trait qui le rend

capable agrave poursuivre cette fin mais il a ce trait en question parce qursquoil a une certaine fin27 Or

crsquoest un problegraveme geacuteneacuteral dans lrsquointerpreacutetation moralisante de lrsquoanimal politique

aristoteacutelicien dans toutes les versions de cette approche lrsquohomme serait plus politique parce

26 Ibid p 386-7 27 Cf PA IV 12 694b13

198

qursquoil peut lrsquoecirctre et il fonderait la polis parce qursquoil peut le faire Selon lrsquointerpreacutetation

moralisante du politikon humain crsquoest parce que ce dernier peut parler drsquoune maniegravere agrave mettre

en commun ses sentiments moraux qursquoil possegravederait la polis et se diffeacuterencierait de cette

maniegravere preacutecise par rapport aux autres animaux politiques

Lisons la suite des analyses de Defourny au sujet de la neacutecessiteacute de lrsquoEacutetat Pour rendre

compte de ce qursquoAristote aurait entendu de la naturaliteacute de la naissance de la citeacute Defourny

revient sur cette eacutetape de lrsquoeacutevolution sociale ougrave lrsquohomme passe au-delagrave de la famille et

rencontre les familles autres que la sienne

Deux familles distinctes sont deux mondes indeacutependants Aucun code aucune loi ne

deacutefinit leurs rapports Il nrsquoy a pas crime agrave verser le sang de lrsquoeacutetranger il nrsquoy a pas faute

agrave lui deacuterober son bien il nrsquoy a pas souillure agrave ravir ou agrave violer ses femmes Crsquoest le

regravegne de la force brute et tous les conflits se liquident par la force Lrsquohomme sauf

dans une certaine mesure vis-agrave-vis des siens nrsquoy obeacuteit pas au sentiment de la justice

Bien mieux ce sentiment est obliteacutereacute Il y a confusion du bien et du mal [hellip] Pour que

la justice reacutecupegravere ses droits et regravegne universellement il faut des lois il faut des juges

il faut une organisation politique [hellip] LrsquoEacutetat est le milieu ougrave se deacuteveloppe et se reacutealise

le sentiment de la justice La nature ne nous trompe pas crsquoest le principe le plus ferme

de la philosophie drsquoAristote tout impreacutegneacutee de teacuteleacuteologie Elle nous tromperait si nous

octroyant ce sentiment privileacutegieacute elle nous refusait inexorablement lrsquoaccegraves agrave la

civilisation politique28

Dans le passage du Pol I 2 auquel renvoient ces analyses de Defourny il srsquoagit bien drsquoune

correacutelation entre le sentiment de la justice et la polis en tant qursquoinstitution politique Ce que

Defourny entend par cette correacutelation est le suivant Lrsquoexistence de lrsquoEacutetat suit neacutecessairement

notre sentiment de la justice Crsquoest le vœu de la nature parce que sans Eacutetat notre sentiment de

la justice se trouve obliteacutereacute LrsquoEacutetat serait donc lrsquoœuvre de la nature parce que

lrsquoeacutepanouissement de la justice eacutetant la fin naturelle de lrsquohumaniteacute lrsquohomme serait

naturellement destineacute (parfois malgreacute lui-mecircme si jamais son sentiment de la justice se trouve

obliteacutereacute) agrave reacutealiser cette fin ndash ce qui nrsquoest possible que par lrsquoagencement de lrsquoEacutetat Donc

lrsquoEtat reacutesoudrait par nature et vertueusement tous les problegravemes concernant la justice il serait

lrsquoincarnation de la vertu de la justice Une telle naturaliteacute pour la polis eacuteliminerait toute

possibiliteacute de la stasis dans cette communauteacute Or cela est loin drsquoecirctre le cas et Aristote le

savait Les deacutemocrates et les partisans de lrsquooligarchie bien qursquoils parlent de ce qui est juste

28 M Defourny Aristote Etudes sur la laquo Politique raquo op cit p 387

199

jusqursquoagrave un certaine point (Pol III 9 1280a21) ils sont tous erroneacutes dans leur jugement au

sujet du juste absolu et la nature nrsquoen prend pas soin

Drsquoune faccedilon ou drsquoune autre il est eacutevident que dans le Pol I 2 il srsquoagit drsquoeacutetablir pour

Aristote une correacutelation entre la possession de la polis par lrsquohomme son sentiment du juste et

de lrsquoinjuste sa capaciteacute langagiegravere et son ecirctre plus politique par rapport aux autres animaux

greacutegaires Or la difficulteacute qui nous occupe ici concerne lrsquoexplication qursquoil faut donner pour

cette correacutelation Selon lrsquointerpreacutetation moralisante cette correacutelation doit se comprendre selon

une finaliteacute morale le degreacute speacutecifique de sa politiciteacute et sa possession de la polis

constitueraient un bien moral pour lrsquohomme Lrsquoexplication de ce pheacutenomegravene requerrait donc

une analyse normative de la finaliteacute qui deacutetermine la correacutelation entre les traits politiques de

lrsquohomme

VII Vers une interpreacutetation non-normative du politikon humain

Lrsquoanalyse moralisante de la teacuteleacuteologie du politikon humain deacutepend drsquoune fausse

substitution du laquo bien-vivre raquo par la laquo vertu raquo dans la fameuse formulation aristoteacutelicienne

selon laquelle laquo la polis existe en vue de bien-vivre raquo (Pol I 2 1252b30) Je ne pense pas

que ces commentateurs veulent vraiment identifier la vertu avec le bonheur parce que dans le

premier livre de lrsquoEthique agrave Nicomaque Aristote pose une distinction nette et drsquoailleurs tregraves

connue entre la vertu et le bonheur selon lui la vertu est en vue du bonheur et ces deux ne

sont pas identiques Cependant cette substitution semble toujours faisable dans la mesure ougrave

dans un autre passage de lrsquoEN Aristote affirme que la communauteacute politique existe en vue

des actions vertueuses29 Agrave partir drsquoici il pourrait sembler loisible de dire avec Annas par

exemple que la polis existe en vue du deacuteveloppement de la potentialiteacute de lrsquohomme pour la

vertu Apregraves tout Aristote accepte qursquolaquo avec ceux qui plaident [dans leur deacutefinition du

bonheur] en faveur de la vertu ou drsquoune certaine vertu notre argument est en accord puisque

crsquoest elle que manifeste lrsquoacte vertueux [hellip] Parce que la vertu en exercice neacutecessairement

agira et elle agira bien raquo30

Or il faut revenir sur ce preacutesupposeacute principal de lrsquoapproche moralisante parce

qursquoAristote ne dit pas laquo La polis existe en vue de bien-vivre crsquoest-agrave-dire en vue de la

29 Pol III 9 1281a2-3 30 EN I 8 1098b30-1099a3

200

vertu raquo Il ne dit pas non plus qursquoelle existe pour le deacuteveloppement de la potentialiteacute de

lrsquohomme pour la vertu

Dans le premier livre de lrsquoEthique agrave Nicomaque ougrave Aristote discute le statut du bien

suprecircme du bonheur il nie plusieurs fois le statut du bien suprecircme agrave la vertu Dans lrsquoun de ces

passages Aristote souligne explicitement lrsquoerreur de prendre la vertu comme la fin ultime de

la vie de citoyenneteacute et de la vie politique Au sujet des gens qui se donnent agrave lrsquoaction

politique Aristote dit que dans leur poursuite de lrsquohonneur ces gens poursuivent la vertu

comme leur bien ultime parce qursquoils cherchent agrave ecirctre appreacutecieacutes comme des hommes de bien

Il est donc eacutevident que drsquoapregraves eux crsquoest la vertu qui lrsquoemporte et du coup crsquoest

plutocirct celle-ci la fin de lrsquoexistence politique (tou politikou biou) agrave ce qursquoon peut

supposer Cependant elle apparaicirct trop peu comme une fin elle aussi Il semble en

effet qursquoon puisse encore dormir tout en ayant la vertu ou rester inactif la vie durant et

par surcroicirct subir des malheurs et les infortunes les plus grandes Or nul dirait de celui

qui vit de la sorte qursquoil est heureux (I 5 1095b29-1096a2)

Au prime abord il semble qursquoil y a une divergence entre le mode de vie dont il est question

dans ce passage et la raison pour laquelle Aristote nie agrave la vertu le statut drsquoecirctre le bien

suprecircme La vertu est ἀτελεστέρα pour ecirctre la fin ultime parce qursquoelle nrsquoest qursquoune disposition

et elle est marqueacutee par la possibiliteacute drsquoἀπρακτεῖν Or la vertu des hommes politiques laquo agit raquo

parce qursquoils sont des gens drsquoaction Lrsquoideacutee est la suivante les hommes politiques attendent

drsquoecirctre honoreacutes dans la citeacute en fonction de leur capaciteacute drsquoagir vertueusement A priori ils sont

des hommes vertueux et ils se considegraverent comme vertueux parce qursquoils peuvent ainsi agir

Les hommes politiques considegraverent les honneurs comme une reacutecompense pour les traits de

caractegravere qui les font capables drsquoagir de maniegravere agrave meacuteriter ces honneurs Ils veulent que leurs

actions soient reconnues et appreacutecieacutees comme les manifestations de leur vertu

Il y a plusieurs passages surtout dans le livre I de lrsquoEN ougrave on trouve cette distinction

entre la vertu et le bonheur31 Or chaque fois il ne srsquoagit en fait pas seulement de distinguer

la vertu du bonheur mais (comme il ressort deacutejagrave du dernier passage sur les hommes

politiques) une distinction plutocirct tripartite se deacutegage la vertu lrsquoaction conforme agrave la vertu et

le bonheur Aristote parle mecircme de maniegravere agrave preacutevoir un deacutecalage de temps entre laquo le

31 Voir surtout EN I 7 1097a34-b6 et 8 1098b30-1099a3

201

truchement des vertus raquo32 et le bonheur crsquoest par lrsquointervention des vertus que lrsquoon sera

heureux

Le bonheur est certes la chose la plus divine pour lrsquohomme mais cela ne veut pas dire

qursquoil est impossible de lrsquoatteindre par le soin humain dit Aristote Si le bonheur est agrave la porteacutee

de lrsquohomme crsquoest qursquoil peut ecirctre attient agrave travers la vertu et agrave travers drsquoun certain

apprentissage et drsquoexercice Le bonheur est en effet un laquo surproduit raquo de lrsquoeffort humaine il

en paraginetai 33

Mecircme si [le bonheur] nrsquoest pas envoyeacute par les dieux et [mecircme srsquoil] advient au

contraire agrave travers de la vertu crsquoest-agrave-dire drsquoun certain apprentissage ou drsquoun exercice

[δι ἀρετὴν καί τινα μάθησιν ἢ ἄσκησιν παραγίνεται] le bonheur fait partie des biens

les plus divins car la reacutecompense de la vertu et sa fin sont manifestement le bien

suprecircme [] Neacuteanmoins ce peut ecirctre aussi un bien partageacute par beaucoup puisqursquoil

est accessible agrave tous ceux qui nrsquoont pas de handicap pour la vertu moyennant un

certain apprentissage et de lrsquoapplication raquo (EN I 9 1099b14-20)

VIII La nature du rapport entre le bonheur la vertu et lrsquoaction vertueuse

Cependant cette ideacutee du bonheur comme un laquo surproduit raquo de la vertu ou de lrsquoactiviteacute

vertueuse pose un autre problegraveme concernant la nature du rapport entre ces trois Srsquoagit-il

drsquoun rapport de moyens-fin entre les vertus et lrsquoaction vertueuse drsquoune part et le bien-vivre

de lrsquoautre part Est-ce que leur lien relegraveve de lrsquoordre des technai ougrave lrsquousage que lrsquoon fait des

32 EN I 7 1097b5 Dans le contexte geacuteneacuteral (1097a25-b6) il srsquoagit drsquoindiquer la diffeacuterence de degreacute entre les

finaliteacutes de nos actions 33 Le paragraphe suivant est en effet la reacuteponse drsquoAristote agrave lrsquoaporie suivante laquo [O]n se demande [au sujet du

bonheur] srsquoil srsquoagit drsquoun bien qursquoon peut acqueacuterir par lrsquoapprentissage lrsquohabitude ou encore quelque autre

exercice ou encore srsquoil eacutechoit comme le sort par quelque divine faveur voire en raison de la fortune [ἀπορεῖται

πότερόν ἐστι μαθητὸν ἢ ἐθιστὸν ἢ καὶ ἄλλως πως ἀσκητόν ἢ κατά τινα θείαν μοῖραν ἢ καὶ διὰ τύχην

παραγίνεται] raquo (I 9 1099b9-11) Un passage du Protreptique (Duumlring B 41 1-5) eacutetablit un rapport semblable

entre la phronesis et le bien humain Or dans ce passage la distinction est tripartite entre la phronesis lrsquoenergeia

conforme agrave la phronesis et lrsquoagathon laquo La sagesse et la connaissance doivent ecirctre choisies pour elles-mecircmes

par les hommes (car sans elles il nrsquoest pas possible de vivre en hommes) mais elles sont eacutegalement utiles pour

lrsquoexistence rien de bon en effet ne nous vient qui ne soit le reacutesultat drsquoun raisonnement et drsquoune activiteacute

conforme agrave la sagesse [τὸ φρονεῖν καὶ τὸ γιγνώσκειν ἐστὶν αἱρετὸν καθ αὑτὸ τοῖς ἀνθρώποις (οὐδὲ γὰρ ζῆν

δυνατὸν ὡς ἀνθρώποις ἄνευ τούτων) χρήσιμόν τ εἰς τὸν βίον ὑπάρχει οὐδὲν γὰρ ἡμῖν ἀγαθὸν παραγίγνεται ὅ

τι μὴ λογισαμένοις καὶ κατὰ φρόνησιν ἐνεργήσασιν τελειοῦται] raquo

202

moyens vise une fin ou une œuvre au-delagrave (para) du simple exercice de lrsquoart Crsquoest lagrave que

Gauthier et Jolif voient une laquo incoheacuterence fonciegravere raquo de la theacuteorie aristoteacutelicienne de lrsquoaction

morale Selon eux cette incoheacuterence vient de ce qursquoAristote prend son modegravele pour lrsquoaction

morale sur la structure de lrsquoactiviteacute technique

[Aristote] applique agrave lrsquoaction morale des analyses conccedilues pour rendre compte de la

production et il se trouve par lagrave ameneacute agrave lrsquoexpliquer en termes de relativiteacute au lieu de

drsquoecirctre sa fin agrave elle-mecircme lrsquoaction morale devient un moyen de faire autre chose

qursquoelle-mecircme le bonheur34

Un passage crucial sur cette question du rapport entre la vertu et le bonheur vient du chapitre

12 de lrsquoEN I Ce chapitre srsquooccupe de la question de savoir si le bonheur se range parmi les

choses louables (τῶν ἐπαινετῶν) ou plutocirct parmi les choses honorables (τῶν τιμίων ndash

1101b10-11) Selon Aristote on loue les choses parce qursquoelles sont drsquoune certaine qualiteacute ou

parce qursquoelles sont relatives agrave quelque chose bonne (πᾶν τὸ ἐπαινετὸν τῷ ποιόν τι εἶναι καὶ

πρός τι πῶς ἔχειν ἐπαινεῖσθαι ndash b12-14) La vertu fait partie des choses louables parce qursquoelle

est une qualiteacute qui rend lrsquohomme capable drsquoaccomplir des actions nobles On la loue donc agrave la

fois du fait de son ecirctre une certaine qualiteacute et par reacutefeacuterence agrave son œuvre35 Quant au bonheur

comme il est le principe par reacutefeacuterence auquel tout ce que lrsquohomme fait est exeacutecuteacute il meacuterite

quelque chose de plus et mieux que la louange laquo Nul en effet ne loue le bonheur comme on

loue ce qui est juste au contraire on le tient pour un bien plus divin et meilleur qursquoon

ceacutelegravebre en termes de feacuteliciteacute [ὡς θειότερόν τι καὶ βέλτιον μακαρίζει] raquo (b26-27) Le bonheur

34 R A Gauthier et J Y Jolif Aristote LrsquoEthique agrave Nicomaque Tome II ndash Premiegravere Partie Commentaire

Livres I-V Louvain-La-Neuve Edition Peeters 2002 p 7 Ils font cette remarque en commentant EN I 1

10945a16-18 David Ross deacutejagrave en 1923 dans son Aristotle London Methuen amp Co 1923 fait eacutetat de la mecircme

difficulteacute laquo Aristotlersquos ethics is definitely teleological morality for him consists in doing certain actions not

because we see them to be right in themselves but because we see them to be such as will bring us nearer to the

lsquogood for manrsquo This view however cannot really be reconciled with the distinction he draws between action or

conduct which is valuable in itself and production which derives its value from the lsquoworkrsquo [hellip] The distinction

is not without influence on his ethics but in the main the category of means and end is that by which he

interprets human action raquo (p 198)

35 Voir aussi EE II 2 1220a7-8 laquo ἐπαινετὸν γὰρ ὑπέκειτο ἡ ἀρετὴ ἢ τὸ ἔργον ταῦτα δ οὐκ ἐνεργεῖ ἀλλ εἰσὶν

αὐτῶν ἐνέργειαι raquo Lrsquoœuvre agrave laquelle la vertu est relative est loueacutee non pas en tant qursquoaccomplie mais en tant

que quelque chose de bon en elle-mecircme qui meacuterite drsquoecirctre choisie pour elle-mecircme Crsquoest dans ce sens qursquoil faut

comprendre lrsquoaffirmation de EN I 12 1101b14-16 laquo Car si nous louons le juste le courageux ou globalement

lrsquohomme bon et sa vertu crsquoest en raison de leurs actes et de leurs œuvres [τὸν γὰρ δίκαιον καὶ τὸν ἀνδρεῖον καὶ

ὅλως τὸν ἀγαθόν τε καὶ τὴν ἀρετὴν ἐπαινοῦμεν διὰ τὰς πράξεις καὶ τὰ ἔργα] raquo

203

fait donc partie des choses honorables et acheveacutees (ἐστὶν ἡ εὐδαιμονία τῶν τιμίων καὶ τελείων

ndash 1102a1) Cette distinction entre la louange et la feacutelicitation est introduite ici afin de reacuteveacuteler

le statut de fin ultime du bonheur Agrave part cette distinction entre le louable et le honorable

dans ce mecircme chapitre de lrsquoEN I Aristote fait mention en passant de lrsquoeacuteloge (ἐγκώμιον) qui

appartiennent aux œuvres des vertus36 Il srsquoagit bien drsquoune distinction tripartite drsquoune part il

y a les dispositions que lrsquoon loue drsquoautre part il y a les œuvres de ces derniegraveres auxquelles

on adresse ses eacuteloges et il y a enfin la preacutedication de laquo bienheureux raquo (la feacutelicitation) qui

constitue le fin ultime de ces preacuteceacutedents et qui meacuterite une ceacuteleacutebration plus divine que la

louange et lrsquoeacuteloge Ces trois choses sont bien agrave distinguer selon Aristote Dans un passage

correspondant de lrsquoEthique agrave Eudegraveme Aristote fait cette distinction drsquoune maniegravere encore

plus explicite

En outre pourquoi le bonheur nrsquoest-il pas objet de louanges Crsquoest que les autres

choses sont loueacutees gracircce agrave lui ou bien en srsquoy rapportant ou bien en en constituant des

parties Crsquoest pourquoi la feacutelicitation la louange et lrsquoeacuteloge sont diffeacuterents en effet

lrsquoeacuteloge parle drsquoune œuvre particuliegravere la louange porte sur le caractegravere en geacuteneacuteral

tandis que la feacutelicitation porte sur la fin [διὸ ἕτερον εὐδαιμονισμὸς καὶ ἔπαινος καὶ

ἐγκώμιον τὸ μὲν γὰρ ἐγκώμιον λόγος τοῦ καθ ἕκαστον ἔργου ὁ δ ἔπαινος τοιοῦτον

εἶναι καθόλου ὁ δ εὐδαιμονισμὸς τέλους] (II 1 1219b11-16)37

Ce passage nous conduit agrave un autre passage de la Rheacutetorique ougrave Aristote dissertant sur les

sujets du genre eacutepidictique du discours oratoire ouvre une parenthegravese et fait une remarque

plus preacutecise sur le rapport mutuel entre la vertu lrsquoacte vertueux et le bonheur

La louange est un discours qui met en relief la grandeur dune vertu [hellip] Leacuteloge porte

sur les actes [τὸ δ ἐγκώμιον τῶν ἔργων ἐστίν] [hellip] Crsquoest pourquoi nous faisons

leacuteloge dapregraves les actes [διὸ καὶ ἐγκωμιάζομεν πράξαντας] mais les actes sont des

indices de lhabitude morale puisque nous ceacuteleacutebrons les louanges dun tel

indeacutependamment des choses quil a faites si nous sommes fondeacutes agrave le croire capable

de les faire [hellip] La beacuteatification et la feacutelicitation ne font quun seul genre deacuteloge par

rapport agrave celui qui en est lobjet mais ces genres diffegraverent des preacuteceacutedents [la louange et

lrsquoeacuteloge] de mecircme que le bonheur comprend la vertu la feacutelicitation comprend aussi

36 EN I 12 1101b31-34 laquo La louange en effet srsquoadresse agrave la vertu puisque lrsquoaptitude agrave exeacutecuter les belles

actions vient de celle-ci et les eacuteloges vont aux œuvre [ὁ μὲν γὰρ ἔπαινος τῆς ἀρετῆς πρακτικοὶ γὰρ τῶν καλῶν

ἀπὸ ταύτης τὰ δ ἐγκώμια τῶν ἔργων] raquo 37 La traduction de Deacutecarie modifieacutee

204

ces genres [μακαρισμὸς δὲ καὶ εὐδαιμονισμὸς αὑτοῖς μὲν ταὐτά τούτοις δ οὐ ταὐτά

ἀλλ ὥσπερ ἡ εὐδαιμονία τὴν ἀρετήν καὶ ὁ εὐδαιμονισμὸς περιέχει ταῦτα] (I 9

1367b28-35)

Selon la derniegravere phrase de ce passage il srsquoagit drsquoun rapport de compreacutehension entre la vertu

et lrsquoaction vertueuse drsquoune part et le bonheur de lrsquoautre part et les discours relatifs agrave ces

eacuteleacutements reflegravetent ce mecircme rapport Cependant il y a une asymeacutetrie dans la formulation de

cette phrase En ce qui regarde le niveau des discours il est deux aspects enveloppeacutes par la

feacutelicitation (εὐδαιμονισμὸς) la louange portant sur la disposition vertueuse et lrsquoeacuteloge portant

sur lrsquoœuvre relative de cette disposition Alors qursquoau niveau des laquo objets raquo de ces discours le

bonheur est dit comprendre la vertu toute seule Or cette asymeacutetrie ne peut ecirctre qursquoapparente

la deacutefinition aristoteacutelicienne du bonheur ἡ κατ ἀρετήν ἐνέργεια fait reacutefeacuterence agrave la fois agrave la

disposition et agrave son activiteacute correspondante38 Cela dit la structure qui attend une explication

est la suivante drsquoune part la vertu et lrsquoaction vertueuse en geacuteneacuterale sont en vue du bonheur

(ce qursquoon fait on le fait en vue du bonheur) et lagrave il srsquoagit drsquoun rapport teacuteleacuteologique mais

drsquoautre part crsquoest un rapport de periechein qui les lie Il srsquoagit donc drsquoun rapport teacuteleacuteologique

qui se structure comme un rapport drsquoenveloppement Dans quel sens donc le bonheur

enveloppe drsquoune maniegravere teacuteleacuteologique lrsquoaction vertueuse et la vertu

IX Le laquo contenu raquo du bonheur

Les choses se compliquent davantage par la question de savoir si dans la deacutefinition du

bonheur on a affaire agrave une seule vertu et agrave une seule sorte drsquoaction ou bien aux plusieurs

vertus et aux plusieurs sortes drsquoaction Dans le livre X de lrsquoEthique agrave Nicomaque cette

38 Voir EN I 8 1098a30-33 ougrave Aristote se met agrave montrer la correspondance partielle entre sa propre conception

du bonheur et celles des autres et tregraves probablement celles des Acadeacutemiciens contemporains laquo Ainsi donc avec

ceux qui plaident en faveur de la vertu ou drsquoune certaine vertu notre argument est en accord puisque crsquoest elle

que manifeste lrsquoacte vertueux Mais une diffeacuterence qui nrsquoest peut-ecirctre pas neacutegligeable seacutepare nos conceptions du

bien suprecircme faut-il le placer dans une disposition ou dans un acte raquo Burnet voit dans ce passage une

reacutefeacuterence agrave Speusippe et agrave Xeacutenocrate laquo This is where Aristotle parts company with Speusippos who defined

eudaimonia as hexis teleia and Xenocrates who defined it as ktecircsis tecircs oikeias arecirctesraquo (The Ethics of Aristotle

edited with an Introduction and Notes London Methuen amp Co 1900 p 42 n 9) Alexander Grant pense que

cette deacutefinition aristoteacutelicienne du bonheur est drsquoaccord avec inclut et rencheacuterit sur la deacutefinition selon laquelle

laquo la vertu est bonheur raquo (The Ethics of Aristotle illustrated with Essays and Notes TI London Longmans

Green and Co 1885 p 456 n 7) Lrsquoenrichissement selon Grant et selon Burnet apregraves lui consiste dans la

substitution de laquo hexis raquo ou de laquo ktesis raquo par laquo energeia raquo ou laquo chresis raquo

205

question semble ecirctre trancheacutee en faveur de la seule activiteacute contemplative et de sa vertu

propre agrave savoir la sophia Cependant dans le livre I certaines formulations drsquoAristote

suggegraverent une multipliciteacute drsquoactiviteacute pour le laquo contenu raquo du bonheur

La question se pose deacutejagrave agrave partir de la deacutefinition de lrsquoergon de lrsquohomme comme ζωή

πρακτική τις τοῦ λόγον ἔχοντος (EN I 7 1098a3-4) Lorsqursquoil donne agrave la fin de son

argument sur lrsquoergon de lrsquohomme une premiegravere deacutefinition du bien humain Aristote dit laquo Le

bien humain [est] un acte de lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus lrsquoacte qui

traduit la plus parfaite et la plus finale raquo (1098a16-18) Plusieurs vertus suggegraverent plusieurs

activiteacutes Bien que cette premiegravere formulation exprime une reacuteticence au sujet du nombre des

vertus Aristote opte ici pour la meilleure des vertus Or quelque lignes plus loin au deacutebut du

chapitre suivant Aristote srsquoexprime drsquoune maniegravere moins trancheacutee et affirme que sa deacutefinition

du bonheur est en conformiteacute avec les opinions accepteacutees par laquo les eacutetudiants de philosophie raquo

et selon lesquelles le bien suprecircme consiste dans les praxeis et les energeias de lrsquoacircme (8

1098b15-16) Et vers la fin de ce mecircme chapitre ougrave il reprend sa propre deacutefinition du bonheur

Aristote parle en pluriel et laisse ouverte la possibiliteacute que le bonheur puisse ecirctre constitueacute de

plusieurs activiteacutes Il affirme que le bonheur tient ensemble des qualiteacutes drsquoecirctre le plus noble

le plus plaisant et le plus belle et dit que laquo tous ces caractegraveres appartient en effet aux activiteacutes

les meilleurs Or ce sont elles ou lrsquoune drsquoentre elles la meilleure nous lrsquoavons dit qui

constituent le bonheur [ἅπαντα γὰρ ὑπάρχει ταῦτα ταῖς ἀρίσταις ἐνεργείαις ταύτας δέ ἢ μίαν

τούτων τὴν ἀρίστην φαμὲν εἶναι τὴν εὐδαιμονίαν]raquo (1099a29-31)39

Cette question est lieacutee agrave la difficulteacute portant sur le sens exacte de lrsquoadjective laquo teleios raquo

qursquoAristote emploie pour qualifier agrave la fois lrsquoactiviteacute dans laquelle consiste le bonheur et sa

vertu relative40 Ces questions donnent lieu agrave une poleacutemique tregraves connue entre les interpregravetes

depuis lrsquoAntiquiteacute au sujet du laquo contenu raquo du bonheur aristoteacutelicien41 le bonheur selon

Aristote a-t-il un contenu exclusif ou inclusif Pour ceux qui prennent le mot laquo teleios raquo

comme deacutesignant la perfection qualitative drsquoune chose le bonheur consisterait dans un seul

type drsquoactiviteacute Cette activiteacute serait lrsquoactiviteacute humaine la plus haute et elle serait accomplie de

maniegravere laquo indeacutepassable raquo selon son excellence propre laquelle serait ducirc agrave sa relativiteacute agrave

39 Voir aussi EN I 10 1100b12-13 40 Dans un passage qui correspond agrave lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme de lrsquoEN lrsquoEthique agrave Eudegraveme donne la

deacutefinition suivant pour le bonheur le bonheur est laquo lrsquoactiviteacute drsquoune vie parfaite selon la vertu parfaite raquo (II 1

1219a38-39) 41 Sur cette question voir Pierre Destreacutee laquo Bonheur et compleacutetude raquo dans Aristote Bonheur et vertus eacuted Pierre

Destreacutee Paris PUF 2003 p 43-77

206

lrsquoactiviteacute humaine la plus haute la vertu la meilleur et la plus parfaite (aristecirc kai teleiocirctate ndash

EN I 6 1098a18)42 Cette entente exclusiviste du bonheur aristoteacutelicien donne lieu agrave deux

possibiliteacutes interpreacutetatives soit on deacutefend lrsquoideacutee que le bonheur consiste dans lrsquoactiviteacute

contemplative et dans sa vertu correspondant agrave savoir la sophia soit on dit qursquoil srsquoagit de

lrsquousage laquo deacutelibeacuteratif raquo de la raison dans le domaine de la moraliteacute et de sa vertu relative agrave

savoir la phronesis En revanche une deuxiegraveme voie interpreacutetative srsquoouvre si on comprend le

mot laquo teleios raquo dans le sens drsquoune perfection plutocirct quantitative drsquoecirctre complet43 Dans ce cas-

lagrave selon Pierre Destreacutee le bonheur serait laquo constitueacute de lrsquoensemble des activiteacutes humaines

dirigeacutees par la raison ainsi que des conditions mateacuterielles qui rend possibles ces activiteacutes raquo

cela dit lrsquoexpression laquo la vertu la plus complegravete raquo deacutesignerait laquo lrsquoexcellence de lrsquoensemble des

activiteacutes de la raison aussi bien theacuteoreacutetique que pratique raquo44

Cependant en ce qui concerne le problegraveme du rapport du bien suprecircme agrave ces aspects

constitutifs (les vertus et les actions vertueuses) les interpreacutetations exclusiviste et inclusiviste

ne sont pas de vrais alternatifs parce qursquoil y a une dimension temporelle du bien suprecircme

qursquoelles ne prennent pas en compte Mecircme si on accepte que le bonheur ne consiste que dans

une seule et unique sorte drsquoactiviteacute dans la mesure ougrave une seule instance de ce type drsquoactiviteacute

ne nous permettra pas de qualifier son agent de bienheureux45 le bonheur requerrait une

continuiteacute de cette activiteacute le long de la vie de lrsquoagent et cela de faccedilon agrave produire une certaine

maniegravere drsquoexistence (bios) Ce qui est vrai pour lrsquointerpreacutetation exclusive lrsquoest pour

lrsquointerpreacutetation inclusive aussi on ne saurait atteindre le bonheur que si on perpeacutetue

lrsquoensemble de ses activiteacutes constitutives Drsquoune faccedilon ou de lrsquoautre le fait que le bonheur

laquo enveloppe raquo ses activiteacutes constitutives aura une dimension temporelle Quelque soit donc

notre interpreacutetation pour le laquo contenu raquo du bonheur en raison de cette dimension temporelle

42 Cette interpreacutetation srsquoappuierait sur lrsquoun des sens qursquoAristote donne dans le livre Delta de la Meacutetaphysique

pour lrsquoadjectif laquo teleion raquo laquo Accompli se dit [hellip] de ce qui dans lrsquoordre de lrsquoexcellence et en bien ne peut ecirctre

deacutepasseacute relativement agrave son genre par exemple un meacutedecin est accompli et un flucirctiste est accompli quand ils

nrsquoont aucun deacutefaut selon la forme de leur excellence particuliegravere raquo (16 1021b14-17) 43 Ce sens correspondrait agrave celui qursquoon dit pour les choses dont laquo aucune partie de leur grandeur naturelle ne fait

defaut raquo (MetΔ 16 1021b33) 44 P Destreacutee laquo Bonheur et compleacutetude raquo loc cit p 44-45 Destreacutee deacutefend cette deuxiegraveme strateacutegie inclusive 45 Comme la conclusion de lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme on lit laquo Le bien humain est donc un acte de

lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus lrsquoacte qui traduit la plus parfaite et la plus finale Encore

faut-il que ce soit dans une existence qui atteint sa fin car une seule hirondelle ne fait pas le printemps non plus

qursquoun seul beau jour Or de la mecircme faccedilon la feacuteliciteacute et le bonheur ne sont pas donneacutes non plus en un seul jour

ni mecircme en peu de temps raquo (EN I 7 1098a16-20)

207

du bonheur il y aura toujours un groupe drsquoactiviteacutes temporellement seacutepareacutees et dont le

rapport au bien suprecircme comme telos aura une structure drsquoenveloppement teacuteleacuteologique

De toute faccedilon il semble que dans le livre I de lrsquoEN crsquoest un ensemble de trois sens

possibles de laquo teleion raquo qui caracteacuterise le statut du bonheur par rapport aux autres biens que

lrsquoon poursuit en vue de lui

a) Le bonheur est teleios dans ce sens qursquoil est une activiteacute parfaite et finale en vue de

laquelle lrsquohomme fait tout46

b) le bonheur est complet et auto-suffisant dans ce sens qursquoil comprend tout ce qui le

constitue47

La dimension temporelle de ce dernier peut ecirctre formuleacutee comme suivant

c) le bonheur relegraveve drsquoune compleacutetude qui ne peut ecirctre atteint qursquoagrave moins qursquoune certaine

seacuterie de ses activiteacutes constitutives produise une maniegravere drsquoexistence (bios)

Ces trois sens se trouvent ensemble dans une deacutefinition reacuteviseacutee du bonheur qursquoAristote donne

vers la fin du chapitre EN I 11

Par conseacutequent qursquoest-ce qui empecircche de dire heureux celui dont lrsquoactiviteacute traduit une

vertu finale et qui possegravede en suffisance les ressources exteacuterieures non pendant

nrsquoimporte quelle peacuteriode mais dans une existence qui atteint sa fin Peut-ecirctre faut-il

ajouter lsquoet qui conservera ce genre drsquoexistence puis connaicirctra une fin analoguersquo du

fait que lrsquoavenir nous est obscur et que le bonheur que nous posons est une fin

absolument finale de toutes les faccedilons Mais dans ces conditions nous devons dire

lsquobienheureuxrsquo parmi les vivants ceux qui possegravedent et peuvent conserver les

caracteacuteristiques qursquoon a mentionneacutees (1101a14-21)

X Les laquo ingreacutedients raquo du bonheur

Cependant il est crucial de noter que bien que le bonheur relegraveve drsquoune faccedilon ou de

lrsquoautre drsquoun ensemble des biens que lrsquoon possegravede et conserve en vue de lui Aristote souligne

que le bonheur lui-mecircme ne srsquoidentifie pas agrave une somme arithmeacutetique de cet ensemble

46 Pour ce sens drsquoecirctre accompli voir Meacutet Δ 16 1021b23-28 47 Le bonheur est donc au nombre des choses qui sont accomplies en bien Pour ce sens drsquoecirctre accompli voir

Meacutet Δ 16 1021b31-33

208

Autrement dit le bonheur selon Aristote nrsquoest pas un bien qui tout en eacutetant de la mecircme

nature que les autres serait plus grand que leur ensemble et chacun drsquoeux Le bonheur est le

bien le plus digne de choix sans cependant ecirctre un bien de mecircme nature que les autres qui

assistent agrave sa reacutealisation Il nrsquoest pas le plus grand bien de tous les biens Ni il est plus grand

dans ce sens drsquoecirctre plus grand que nrsquoimporte quel ensemble des autres biens qui le

constituent Le bonheur ne srsquoeacutequivaut agrave aucune accumulation des biens qui le constituent il

ne doit ecirctre consideacutereacute ni comme la somme totale drsquoune telle accumulation ni comme un bien

que lrsquoon peut posseacuteder comme les autres Il nrsquoest pas une sorte de bien que lrsquoon peut

augmenter et rendre plus digne de choix ndash cela contredirait son caractegravere indeacutepassable

De plus nous pensons par ailleurs que [le bonheur] est de tous les biens le plus digne

drsquoeacutelection sans ecirctre associeacute agrave leur nombre [πάντων αἱρετωτάτην μὴ

συναριθμουμένην] Quand il est en revanche associeacute agrave leur nombre il est eacutevident que

le moindre bien le rendra encore plus deacutesirable car celui-ci qui srsquoy ajoute creacutee un

excegraves de biens mais le plus grand des deux reste toujours preacutefeacuterable (EN I 7

1097b16-20)48

Lrsquoauteur des MM souligne la difficulteacute que pose pour lrsquoeacutetude du bien suprecircme le rapport

entre le bonheur et les autres biens

[C]omment faut-il nous y prendre pour eacutetudier et connaicirctre le bien suprecircme Est-ce

par hasard en supposant quil doit faire compte lui aussi avec dautres biens Mais ce

serait absurde et voici comment Le bien suprecircme le bien le meilleur est une fin

finale et parfaite et la fin parfaite de lhomme pour le dire dun seul mot ne peut pas

ecirctre autre chose que le bonheur Mais comme dautre part nous composons le bonheur

dune foule de biens reacuteunis si en eacutetudiant le bien le meilleur vous le comprenez aussi

dans le reste du compte alors le meilleur sera meilleur que lui-mecircme puisquil est le

meilleur de tout Je prends un exemple si en eacutetudiant les choses qui donnent la santeacute

et la santeacute elle-mecircme on regarde ce qui est dans tout cela le meilleur et quon trouve

que le meilleur eacutevidemment cest la santeacute il en reacutesulte que la santeacute qui est la meilleure

de toutes ces choses est aussi la meilleure en comparaison delle-mecircme ce qui nest

quun non-sens49 Peut-ecirctre aussi nest-ce pas par cette meacutethode quil convient deacutetudier

48 Traduction de Bodeacuteuumls modifieacutee 49 La premiegravere corne de cette difficulteacute est difficile agrave comprendre et il me semble que lrsquoauteur des MM ne lrsquoa pas

proprement formuleacutee Supposons que les biens dont le bonheur est composeacute sont a b c d Supposons aussi

qursquoagrave cette liste on ajoute lrsquoeudaimonia (e) elle sera le meilleur de tous les cinq a b c d e Je ne vois pas

209

la question du bien suprecircme du bien le meilleur Mais faut-il dailleurs leacutetudier en

lisolant pour ainsi dire de lui-mecircme Et cette seconde meacutethode ne serait-elle pas

eacutegalement absurde Ainsi le bonheur se compose de certains biens mais rechercher

sil est encore le meilleur en dehors des biens dont il se compose cest absurde puisque

sans ces biens le bonheur nest rien seacutepareacutement et quil nest que ces biens mecircmes (I

2 1084a15-30)

Il me semble que cette difficulteacute trouve sa solution la plus satisfaisante si on srsquointerroge sur la

structure relationnelle exprimeacutee en Rheacutetorique I 9 1367b28-35 (citeacute plus haut) par le verbe

laquo periechein raquo lorsqursquoAristote disait que le bonheur comprenait la vertu (ἡ εὐδαιμονία

περιέχει τὴν ἀρετήν) comme la feacutelicitation (eudaimonismos) comprenait la louange et lrsquoeacuteloge

Bien qursquoil ne mette pas un accent particulier sur ce verbe ni sur le passage relatif de la

Rheacutetorique le modegravele proposeacute par Pierre Rodrigo50 pour le rapport entre les vertus leurs

exercices et le bonheur est eacuteclatante et utile agrave comprendre ce que le Stagirite veut dire par ce

verbe dans le passage concerneacute de la Rheacutetorique

Selon Rodrigo entre les vertus et le bonheur il ne srsquoagit pas drsquoune relation de type

instrumental mais drsquoune laquo relation drsquoingreacutedience raquo et selon lui le passage de lrsquoEN I 7

1097b16-20 (citeacute plus haut) atteste que laquo le bonheur nrsquoest pas du mecircme ordre logique que ses

ingreacutedients raquo Rodrigo emprunte le modegravele de son explication agrave la theacuteorie laquo meacutereacuteologique raquo

de Stanislaw Lesniewski51 selon laquelle reacutesume Rodrigo la relation entre les parties drsquoune

totaliteacute est comme laquo une relation entre lsquoingreacutedientsrsquo et non entre eacuteleacutements [atomiques] lrsquoideacutee

eacutetant qursquoune lsquoingreacutedientrsquo est deacutefini par la relation elle-mecircme et ne lui preacuteexiste nullement

comme le ferait un eacuteleacutement atomique raquo52 Lrsquoecirctre des ingreacutedients eacutetant entiegraverement relatifs lrsquoun

agrave lrsquoautre et agrave la totaliteacute dont ils font partie la totaliteacute qui englobe les ingreacutedients vaut comme

un laquo pheacutenomegravene enveloppe raquo de ceux-ci et elle relegraveve drsquoun ordre logique diffeacuterent par rapport

aux parties qui y sont contenues Cela dit on peut consideacuterer selon Rodrigo le bonheur

pourquoi e sera meilleur qursquoe quand on dit laquoe est le meilleur de tous les cinq raquo Pour le groupe 235 il nrsquoy a

aucune absurditeacute agrave dire que le 5 est le plus grand que les autres nombres dans ce groupe Lrsquoabsurditeacute que cherche

lrsquoauteur de ce passage ne se voit que si on prend e comme lrsquoaccumulation des autres eacuteleacutements Dans ce cas-lagrave

a b c d sera deacutejagrave e et il sera absurde de dire pour e dans a b c d e qursquoil est plus grand que abcd qui

est deacutejagrave e 50 P Rodrigo laquo Lrsquoordre du bonheur raquo dans Aristote Bonheur et vertus op cit 17-42 51 St Lesniewski Sur les fondements de la matheacutematique tr Fr G Kalinowshi Paris Hermegraves 1989 (citeacute par

Rodrigo ibid p 37 n 2) 52 P Rodrigo laquo Lrsquoordre du bonheur raquo loc cit p 37-8

210

comme laquo le lsquopheacutenomegravene enveloppersquo des diffeacuterents biens et des diffeacuterentes vertus raquo Le

bonheur serait donc laquo le pheacutenomegravene qui enveloppe lrsquoexercice effectif des vertus raquo53

Il faut pourtant compleacuteter cette analyse de Rodrigo par une remarque sur le rapport

teacuteleacuteologique des vertus au bonheur parce que comme nous lrsquoavons dit il srsquoagit en fait drsquoun

rapport teacuteleacuteologique qui se structure comme un rapport drsquoenveloppement Il srsquoagit donc de

reacuteveacuteler ce qui relegraveve du telos dans une totaliteacute qui ne srsquoidentifie pas agrave la somme arithmeacutetique

de ses laquo ingreacutedients raquo Outre le fait qursquoil enveloppe des vertus diffeacuterentes le bonheur doit

aussi ecirctre la fin agrave lrsquoaccomplissement de laquelle toutes les vertus contribuent particuliegraverement

Le bonheur est donc la possession de tous les teloi particuliers poursuivis par les vertus

particuliegraveres Lrsquohomme bienheureux meacuteritera cette appellation parce qursquoeacutetant spoudaios il

sera dans la possession du telos de toutes ses actions vertueuses54 Son bonheur enveloppera

tout ce qui relegraveve des vertus et de leurs teloi Ce qursquoon laquo feacutelicite raquo chez lrsquohomme bienheureux

ce nrsquoest plus son accomplissement de telle ou telle action accomplie selon telle ou telle vertu

partielle mais chez lui on feacutelicite son ecirctre dans la possession de la totaliteacute des teloi de toutes

les actions qursquoil a accompli vertueusement Pour revenir sur la Rheacutetorique I 9 1367b28-35

on loue sa possession de telle ou telle vertu et on fait eacuteloge de son tel ou tel accomplissement

vertueux mais on feacutelicite son arriveacute au point ultime impliqueacute par la totaliteacute de tous ces

premiers types de discours que lrsquoon lui a adresseacute pour ses accomplissements partiels

Il en ressort donc qursquoil nrsquoest pas une action une et ultime qui serait lrsquoaction de bonheur

et qui compleacuteterait la seacuterie des actions entreprises en vue drsquoun dernier coup de feacuteliciteacute

Lrsquoexistence mecircme de diffeacuterentes sortes de vertus portant sur diffeacuterents domaines drsquoaction (les

plaisirs du corps lrsquoargent lrsquoamitieacute le juste la penseacutee etc) qui ne sont pas neacutecessairement

lieacutes lrsquoun agrave lrsquoautre de maniegravere agrave constituer une chaine lineacuteaire de causaliteacute menant vers

lrsquoaccomplissement drsquoune seule et ultime action de bonheur atteste en effet le fait que ce

nrsquoest qursquoavec la bonne conduite de la totaliteacute de tous ces domaines que srsquoobtient le bonheur

sans srsquoidentifier ni agrave lrsquoune ni agrave lrsquoautre des vertus De plus la totaliteacute elle-mecircme de ces

domaines ne constitue pas un objet unifieacute deacutefini et seacutepareacute pour une vertu unique quelle

conque Il nrsquoexiste donc pas une vertu unique et speacuteciale qui preacuteside agrave la bonne conduite de

cette totaliteacute le bien dans lequel consiste le bonheur nrsquoest objet drsquoaucune vertu speacuteciale et

53 Ibid 54 Il sera donc un homme laquo accompli raquo dans ce sens speacutecifique qursquoAristote donne en Meacutet Δ 16 1021b23-28

laquo [L]es choses auxquelles appartient accomplissement sont dites accomplies si cet accomplissement est bon car

on les dit accomplies en ce qursquoelles possegravedent leur accomplissement [οἷς ὑπάρχει τὸ τέλος σπουδαῖον ltὄνgt

ταῦτα λέγεται τέλεια κατὰ γὰρ τὸ ἔχειν τὸ τέλος τέλεια]

211

drsquoaucune action particuliegravere Cela constitue le point de deacutepart de la critique aristoteacutelicienne de

la conception platonicienne de lrsquoagathon55 Le bonheur srsquoidentifie agrave la bonne conduite de la

totaliteacute des domaines drsquoaction Ou il vaut mieux peut-ecirctre dire qursquoil suit lrsquoensemble des

bonnes conduites dans ces domaines Cependant ce rapport entre les deux nrsquoest nullement

accidentelle laquo ecirctre heureux en effet va neacutecessairement avec la vertu [τὸ μὲν γὰρ

εὐδαιμονεῖν ἀναγκαῖον ὑπάρχειν μετὰ τῆς ἀρετῆς] raquo (Pol VII 9 1329a22-23)

XI laquo La polis existe en vue des belles actions raquo (Pol III 9 1281a2-3)

Si on retourne au problegraveme concernant la conception moralisante du politikon humain

aristoteacutelicien on voit maintenant que cette interpreacutetation de lrsquoaffirmation aristoteacutelicienne

selon laquelle la polis existe en vue du bien-vivre (Pol I 2 1252b29-30) repose sur une

inversion du rapport entre le bonheur et les vertus si dit-on le bonheur consiste dans

lrsquoaction vertueuse et si la polis existe en vue du bonheur on en conclut dans cette

interpreacutetation que la polis existe pour la vertu et pour lrsquoactualisation des capaciteacutes naturelles

de lrsquohomme pour lrsquoaction vertueuse Et crsquoest ainsi que lrsquoon eacutetablit un rapport entre la

formulation de Pol I 2 1252b29-30 et celle de III 9 1281a2-3 ougrave il est dit que la

communauteacute politique existe en vue des belles actions

Or il faut prendre Aristote pour ce qursquoil dit le rapport entre lrsquoaffirmation des lignes

1252b29-30 et celle de 1281a2-3 doit ecirctre compris en sens inverse de lrsquointerpreacutetation

moralisante la polis nrsquoest pas en vue du bien-vivre parce qursquoelle a comme telos lrsquoaction

vertueuse mais elle est en vue de lrsquoaction vertueuse parce qursquoelle a comme telos le bien-

vivre Ce qursquoAristote dit nrsquoest pas plus que cela la polis existe en vue du bien-vivre et pour

lrsquohomme le bien-vivre ne peut ecirctre atteint que par la vertu et par lrsquoaction vertueuse Tout

deacutepend de la diffeacuterence entre dire que la polis existe en vue de la vie morale acheveacutee et dire

qursquoelle existe en vue du bien-vivre et que ce dernier ne peut srsquoobtenir pour lrsquohomme que par

la vie morale acheveacutee 55 En EN I 4 1095a26-28 Aristote donne avant le longue exposeacute de son critique dans chapitre 6 1096a11-

1097a14 une premiegravere description de la conception platonicienne du Bien avec les mots suivants laquo Selon

certains au-delagrave de ces multiples bonnes choses il faudrait distinguer une autre chose lsquoen soirsquo qui serait

preacuteciseacutement la cause pour laquelle toutes celle-lagrave sont bonnes [ἔνιοι δ ᾤοντο παρὰ τὰ πολλὰ ταῦτα ἀγαθὰ ἄλλο

τι καθ αὑτὸ εἶναι ὃ καὶ τούτοις πᾶσιν αἴτιόν ἐστι τοῦ εἶναι ἀγαθά] (trad de Bodeacuteuumls modifieacutee) Je pense que pour

la Stagirite le vrai problegraveme avec la conception platonicienne du laquo Bien raquo concerne moins sa position au-delagrave de

la multipliciteacute des autres biens ou lrsquoattribution drsquoun statut de cause au Bien que la consideacuteration de la Forme du

Bien comme quelque chose en soi et au-delagrave de la multipliciteacute des autres biens

212

Cette diffeacuterence est de premiegravere importance pour la penseacutee politique drsquoAristote parce

qursquoelle nous sert du critegravere pour expliquer la diffeacuterence entre un bon reacutegime et un reacutegime

deacutevieacute Quand Aristote affirme que la polis existe en vue du bien-vivre il en parle au niveau

geacuteneacuterique toutes citeacutes en tant que choses existant par nature existent en vue du bien vivre

Mais il nrsquoen va pas de mecircme pour toutes sortes de constitution selon Aristote celles qui

gouvernent en vue de la fin pour laquelle la polis existe par nature sont les bons reacutegimes

tandis que celles qui gouvernent contre la fin naturelle de la polis sont contre la nature et elles

sont par conseacutequences deacutevieacutees Cela dit mecircme la polis gouverneacutee par tyrannie a comme sa

fin naturelle le bien-vivre Cependant comme le bien-vivre humain ne peut ecirctre atteint que par

la vertu et par lrsquoaction vertueuse seule les reacutegimes qui prennent soin des caractegraveres de ses

citoyens peuvent preacutetendre agrave lrsquoaccomplissement de la fin naturelle de cette communauteacute

naturelle des hommes (cf Pol III 9 1280b5-12) ils sont conformes agrave la nature56 parce

qursquoils servent agrave - et ne vont pas contre - la poursuite de la fin naturelle de la communauteacute Que

la polis existe en vue de bien-vivre est donc un fait de nature selon Aristote et ce fait ne

deacutepend pas de la forme du gouvernement Au contraire ce fait naturel sert de critegravere pour

distinguer les bons reacutegimes et les reacutegimes deacutevieacutes On peut en conclure que crsquoest dans un sens

deacuterivatif que la polis existe en vue des belles actions son existence naturelle pour le bien

vivre possegravede une prioriteacute explicative sur son existence en vue des belles actions

XII Conclusion

Les interpreacutetations moralisantes du politikon humain deacutependent drsquoune distinction

entre drsquoune part le fait que lrsquohomme est un animal politique et drsquoautre part le fait qursquoil est

plus politique et qursquoil possegravede la polis Ces interpreacutetations reconnaissent le caractegravere 56 Au sujet de la distinction entre les constitutions droites et les constitutions deacutevieacutees cf Pol III 6 1279a19-20

7 1279a22-b10 IV 2 1289a26-b26 En III 17 1287b37-41 Aristote dit laquo Car par nature certains [des gens]

sont destineacute agrave ecirctre gouverneacutes despotiquement les autres monarchiquement les autres constitutionnellement et

cela leur est juste et avantageux Le ltpouvoirgt tyrannique par contre nrsquoest pas conforme agrave la nature pas plus

qursquoaucune de celles des constitutions qui sont des deacuteviations Toutes en effet sont contre nature [ἔστι γάρ τι

φύσει δεσποτικὸν καὶ ἄλλο βασιλευτικὸν καὶ ἄλλο πολιτικὸν καὶ δίκαιον καὶ συμφέρον τυραννικὸν δ οὐκ ἔστι

κατὰ φύσιν οὐδὲ τῶν ἄλλων πολιτειῶν ὅσαι παρεκβάσεις εἰσί ταῦτα γὰρ γίνεται παρὰ φύσιν]raquo Selon ce

passage un reacutegime est deacutevieacute (ou droit) selon sa conformiteacute aux diffeacuterences (et aux similariteacutes) naturelles entre

les gouverneacutes parce que crsquoest cette conformiteacute qui deacutetermine la qualiteacute de la justice dans une citeacute La poursuite

de la fin naturelle de la citeacute neacutecessite que la constitution soit conforme et fasse justice aux qualiteacutes naturelles de

la population gouverneacutee Donc crsquoest toujours le gouvernement qui est censeacute se conformer agrave la nature et agrave la fin

naturelle de la communauteacute qursquoil gouverne

213

zoologique du premier mais pour les deuxiegravemes elles ne proposent qursquoune explication en

termes de moraliteacute Selon cette approche le degreacute supeacuterieur de la politiciteacute humaine et sa

possession de la polis ne sont plus les faits de lrsquoanimal politique qursquoest lrsquohomme Ces

pheacutenomegravenes ne srsquoexpliquent qursquoen fonction de lrsquoecirctre moral de lrsquohomme et ils ne relegravevent plus

de la zoologie de la politiciteacute humaine Ecirctre plus politique devient une vocation morale pour

lrsquohomme lrsquohomme nrsquoest pas plus politique par nature mais il cherche agrave lrsquoecirctre De plus selon

cette interpreacutetation il doit chercher agrave ecirctre plus politique Lrsquoaccomplissement de son humaniteacute

par la politique est maintenant un devoir de moraliteacute pour lrsquohomme

Cependant si laquo ecirctre politique raquo et laquo ecirctre plus politique raquo ne sont pas deux faits

distincts (comme nous avons essayeacute de montrer dans les chapitres preacuteceacutedents) et si lrsquohomme

est plus politique en tant que cet animal politique qursquoil est deacutejagrave (ou si cet animal plus

politique est deacutejagrave ce qursquoest lrsquohomme en tant qursquoanimal politique) on peut se demander la

question suivante avec toute leacutegitimiteacute lrsquohomme ne serait-il pas plus politique pour des

raisons drsquoordre biologique ou zoologique avant de lrsquoecirctre pour des raisons drsquoordre morale ou

eacutethique 57

Or une reacuteponse agrave cette question suppose que lrsquoon la pose au sujet du bien-vivre aussi

parce que selon lrsquointerpreacutetation moralisante du politikon humain la fin de la polis en tant que

forme finale que prend lrsquoecirctre-plus-politique de lrsquohomme est lrsquoeacutepanouissement de lrsquoexistence

morale de lrsquohomme Donc notre critique de cette interpreacutetation suppose que notre recherche

drsquoun sens zoologique pour lrsquoecirctre-plus-politique de lrsquohomme se complegravete avec une notion

zoologique de bien-vivre Nrsquoest-il pas possible de discerner chez Aristote un sens zoologique

et un sens plus large que le sens exclusivement eacutethique de bien-vivre en tant que fin ultime de

la polis (et de lrsquoecirctre-plus-politique de lrsquohomme)

Il semble qursquoun tel sens est preacutesent quoiqursquoimplicitement chez Aristote Jusqursquoici

nous avons parleacute comme si le bonheur (eudaimonia) et le bien-vivre humain sont identiques et

coextensives pour Aristote Toutefois il semble qursquoAristote suppose en fait un sens plus

large pour le bien-vivre humain que lrsquoeudaimonia Et il semble aussi qursquoil possegravede une

57 Jrsquoimite ici pour laquo ecirctre plus politique raquo la question que Jean-Louis Labarriegravere Langage vie politique et

mouvement des animaux Paris Vrin 2004 p 108 se pose lorsqursquoil srsquointerroge sur la validiteacute de lrsquoopposition

entre le sens litteacuteral et le sens meacutetaphorique drsquoecirctre animal politique laquo Lrsquohomme lui-mecircme ne serait-il pas un

animal politique pour des raisons drsquoordre biologique ou zoologique avant de lrsquoecirctre si lrsquoon ose dire pour des

raisons drsquoordre politique crsquoest-agrave-dire relevant de la science politique raquo

214

certaine notion zoologique de bien-vivre non seulement pour les hommes mais pour les

autres animaux aussi

Aristote nie lrsquoeudaimonia aux animaux autres que lrsquohomme Or le passage ci-dessous

de lrsquoEthique agrave Eudegraveme suggegravere qursquoAristote leur reconnait une certaine participation au-bien-

vivre et je prends ce passage comme une attestation pour la preacutesence drsquoune notion zoologique

de bien-vivre chez Aristote

On srsquoaccorde en somme pour reconnaicirctre que le bonheur est le plus grand et le

meilleur des biens humains lsquohumainrsquo disons-nous car il pourrait peut-ecirctre exister un

bonheur appartenant agrave quelque ecirctre supeacuterieur par exemple agrave une diviniteacute en effet

parmi les autres vivants infeacuterieurs aux hommes par nature aucun nrsquoa part agrave cette

appellation (car il nrsquoy a pas de cheval heureux ni drsquooiseau ni de poisson ni aucun

autre ecirctre) puisque nul ne participe en accord avec le mot et dans sa nature agrave quelque

chose de divin mais crsquoest selon quelqursquoautre mode de participation aux biens que tel

drsquoentre eux vit mieux et lrsquoautre mal (I 7 1217a21-29)

Si donc les autres animaux ne participent pas agrave lrsquoeudaimona crsquoest parce qursquoils nrsquoont aucune

part de cette quelque chose divine agrave laquelle seul lrsquohomme parmi les vivants sublunaires

participent (quoiqursquoil nrsquoy participe pas comme un Dieu) Or le passage suivant de lrsquoEthique agrave

Nicomaque suggegravere qursquoil y a dans la nature humaine aussi une part qui nrsquoest pas aussi

divine Selon ce passage il y a une part de lrsquoexistence humaine qui ne participe pas agrave la

feacuteliciteacute du bonheur et lrsquohomme ressemble aux autres animaux agrave cet eacutegard bien qursquoil ait sa

part en quelque maniegravere de ce qui est bien ce nrsquoest pas gracircce agrave cette part laquo profane raquo de son

existence qursquoil participe agrave lrsquoeudaimonia Autrement dit selon Aristote bien qursquoelle ne soit pas

une part feacuteliciteacutee de lrsquoexistence humaine cette part moins divine et plus animale de la vie

humaine nrsquoest pas exclue de toute participation au laquo bien raquo juste comme les autres animaux

Dans le passage ci-dessous de lrsquoEN Aristote affirme que crsquoest la science politique qui

srsquooccupe du laquo bien raquo de cette part profane de lrsquoexistence humaine Ce passage est aussi une

autre attestation pour la preacutesence drsquoune notion zoologique - bien que maigrement eacutelaboreacutee -

de bien-vivre chez Aristote

Il serait en effet deacuteplaceacute drsquoaller croire que la politique ou la prudence serait la plus

noble des sciences degraves lors que la reacutealiteacute suprecircme dans lrsquoUnivers nrsquoest pas lrsquohomme

Alors si on appelle saine et bonne une chose diffeacuterente selon qursquoon a affaire agrave des

hommes ou agrave des poisons mais que ce qursquoon appelle blanc ou rectiligne est toujours la

mecircme chose tout le monde doit aussi parler de la mecircme chose lorsqursquoil parle de ce qui

215

est sage mais de choses diffeacuterentes lorsqursquoil parle de ce qui est prudent On peut en

effet preacutetendre que ce qui est prudent crsquoest de bien voir aux choses particuliegraveres qui

nous concernent et si lrsquoon srsquoen remet agrave la prudence ce sera pour des choses qui nous

sont particuliegraveres Crsquoest preacuteciseacutement pourquoi si lrsquoon dit que parmi les becirctes

quelques-unes sont prudentes crsquoest en parlant de toutes celles qui manifestent dans

leur propre genre de vie une capaciteacute de preacutevoyance Par ailleurs il est eacutegalement

eacutevident que la sagesse et la politique ne peuvent pas ecirctre la mecircme chose Car si lrsquoon

va jusqursquoagrave dire sagesse la preacuteoccupation qursquoont les hommes des inteacuterecircts qui leur sont

propres il y aura plusieurs sagesses Il nrsquoy a pas en effet de science qui agrave elle seule

prenne en compte le bien de tous les ecirctres vivants mais il y en a une diffeacuterente selon

chaque genre de mecircme qursquoil nrsquoy a pas non plus une seule science meacutedicale portant sur

tous les ecirctres Et le fait que lrsquohomme deacutepasse de tregraves loin les autres animaux nrsquoa

aucune importance car au-dessus de lrsquohomme il y a drsquoautres ecirctres beaucoup plus

divins de nature ne serait-ce que par exemple les plus visibles dont lrsquoUnivers se

compose Tout ce qursquoon vient de dire montre donc que la sagesse est agrave la fois science

et intelligence des choses les plus honorables par nature Crsquoest pourquoi lrsquoon dit

drsquoAnaxagore de Thalegraves et de leurs semblables qursquoils sont des sages mais non des

hommes prudents vu qursquoils sont ignorants de leurs propres inteacuterecircts Ils savent dit-on

des choses exceptionnelles stupeacutefiantes difficiles mais sans utiliteacute parce qursquoils ne

cherchent pas les bien humains (EN VI 7 1141a20-b8)

Nous nous sommes permis de citer ce long passage parce que crsquoest le passage le plus fort qui

suggegravere que lorsqursquoAristote affirme en Pol I 2 que la polis existe en vue du bien-vivre il

nrsquoa peut-ecirctre pas utiliseacute ce concept (bien-vivre) comme un simple substitut pour

lrsquoeudaimonia La science du gouvernement de la polis a comme sa fin le bien

accomplissement de la fin pour laquelle la polis existe Or ce passage suggegravere que la science

politique a comme son objet propre le bien anthropinon qui nrsquoest pas exactement le mecircme

bien que vise la sagesse des philosophes Avec cette affirmation du fait que la polis existe en

vue du bien-vivre il semble qursquoAristote nrsquoa pas voulu dire laquo bonheur raquo agrave lrsquoexclusion drsquoun

autre sens plus large de bien-vivre que lrsquohomme partage agrave sa maniegravere agrave lui avec les autres

animaux qui participent au laquo bien raquo

Dans le chapitre suivant il srsquoagit donc de deacutecouvrir les eacuteleacutements drsquoune notion

zoologique de bien-vivre chez Aristote

216

CHAPITRE V

La biologie du bien-vivre chez Aristote

I Introduction

Outre les arguments et les discussions dans les Ethiques et les Politiques sur le

bonheur humain nulle autre part dans le corpus le Stagirite fait drsquoeacutelaborations sur le bien-

vivre des autres animaux On ne saurait exageacuterer si on dit que le seul animal dont il discute le

bien-vivre crsquoest lrsquohomme De plus dans ces contextes eacutethiques et politiques le bien-vivre

humain nrsquoest pas traiteacute en fonction de traits que lrsquohomme partage en commun avec les autres

animaux crsquoest surtout sous les aspects de sa capaciteacute rationnelle de faire des choix deacutelibeacutereacutes

et de son intelligence que lrsquohomme est objet de deacutebat dans ses traiteacutes On ne dispose donc pas

de discussion zoologique sur le bien-vivre chez Aristote ni pour lrsquohomme ni pour les

animaux autres que lrsquohomme Cependant comme tous les lecteurs des traiteacutes zoologiques

drsquoAristote lrsquoaccepteraient il ne serait pas complegravetement juste de dire que le bien-vivre des

animaux autres que lrsquohomme et le bien-vivre dans un sens zoologique en geacuteneacuteral sont

absolument hors de la perspective drsquoAristote Bien qursquoil ne fasse pas de longues remarques

eacutelaboreacutees sur ce sujet on ne peut pas srsquoempecirccher de se dire qursquoAristote semble supposer une

notion zoologique du bien-vivre car il dit tregraves souvent qursquoun tel ou tel autre trait de lrsquoanimal

existe en vue du meilleur (beltion) du bien (eu) ou encore en vue du beau (kalocircs)

Dans la suite de ce chapitre je veux explorer les eacuteleacutements agrave partir desquels on peut

reconstruire une notion aristoteacutelicienne du bien-vivre dans le sens zoologique1 Pour ce faire

1 Le passage ougrave lrsquoon se rapproche le plus drsquoentrevoir ce qursquoAristote aurait supposeacute comme bien-vivre des autres

animaux se trouve assez curieusement dans lrsquoEthique agrave Nicomaque laquoIl serait en effet deacuteplaceacute drsquoaller croire

que la politique ou la prudence serait la plus noble des vertus degraves lors que la reacutealiteacute suprecircme dans lrsquounivers

nrsquoest pas lrsquohomme Alors si lrsquoon appelle saine et bonne une chose diffeacuterente selon qursquoon a affaire agrave des hommes

ou agrave des poissons mais que ce qursquoon appelle blanc ou rectiligne est toujours la mecircme chose tout le monde doit

aussi parler de la mecircme chose lorsqursquoil parle de ce qui est sage mais de choses diffeacuterentes lorsqursquoil parle de ce

qui est prudent On appelle prudent celui qui discerne son propre bien particulier et crsquoest agrave celui-ci que lrsquoon srsquoen

remet pour ce genre de choses Crsquoest preacuteciseacutement pourquoi si lrsquoon dit que parmi les becirctes quelques-unes sont

prudentes crsquoest en parlant de toutes celles qui manifestent dans leur propre genre de vie une capaciteacute de

preacutevoyance Par ailleurs il est eacutegalement eacutevident que la sagesse et la politique ne peuvent ecirctre la mecircme chose

Car si on va jusqursquoagrave dire sagesse la preacuteoccupation qursquoont les hommes des inteacuterecircts qui leur sont propres il y aura

plusieurs sagesse Il nrsquoy a pas en effet de science qui agrave elle seule prenne en compte le bien de tous les ecirctres

vivants mais il y en a une diffeacuterente selon chaque genre de mecircme qursquoil nrsquoy a pas non plus une seule science

217

je vais mrsquoappuyer sur une lecture commune du De Anima et des Parties des Animaux Or la

tacircche de faire une lecture coordonneacutee du DA et des PA en vue de deacuteceler une notion

zoologique du bien-vivre se heurte agrave une difficulteacute majeure il nrsquoest pas du tout eacutevident

drsquoobtenir et de passer agrave une compreacutehension complegravete coheacuterente et globale du bien-vivre

humain agrave partir drsquoune eacutetude du bien-vivre dans le sens zoologique parce que celui-lagrave srsquoeacutetablit

sur les eacuteleacutements que celui-ci nrsquoimplique mecircme pas la capaciteacute rationnelle de lrsquohomme dans

toutes ses formes et sa capaciteacute naturelle agrave la vertu sont indispensables pour le bien-vivre

humain Donc lrsquoeacutetude sur le bien-vivre animal dans les PA resterait obligatoirement

insuffisante (pour ne pas dire sans rapport) pour deacuteceler une structure geacuteneacuterale du bien-vivre

de tous les animaux parce que lrsquoun des animaux agrave savoir lrsquohomme aura toujours un excegraves qui

nrsquoentre pas dans une telle structure Pour le dire autrement le bien-vivre humain serait laquo trop

humain raquo pour ecirctre modeleacute sur la mecircme structure que le bien-vivre zoologique Drsquoougrave la

difficulteacute de coordonner les PA au DA dans le cadre drsquoune telle enquecircte Un veacuteritable objet de

lrsquoeacutetude dans le DA et lrsquoaspect indispensable mecircme principal du bonheur humain se trouve

exclu de lrsquoenquecircte zoologique des PA il srsquoagit bien sucircr du noucircs et de son activiteacute la dianoia

Dans le DA Aristote consacre une partie consideacuterable du livre III au noucircs alors que dans PA

I 1 641a32-b10 il reacutefute drsquoinclure le noucircs et la dianoia parmi les objets de la science

naturelle Selon lui la science naturelle ne srsquooccupe pas de toute acircme mais seulement de

lrsquoacircme en tant qursquoelle est principe du mouvement et du changement2 Or lrsquointellect nrsquoest agrave

lrsquoorigine drsquoaucun changement laquo toute acircme nrsquoest pas nature raquo (641b9)3 dit Aristote Donc la

meacutedicale portant sur tous les ecirctres raquo [ἄτοπον γὰρ εἴ τις τὴν πολιτικὴν ἢ τὴν φρόνησιν σπουδαιοτάτην οἴεται

εἶναι εἰ μὴ τὸ ἄριστον τῶν ἐν τῷ κόσμῳ ἄνθρωπός ἐστινεἰ δὴ ὑγιεινὸν μὲν καὶ ἀγαθὸν ἕτερον ἀνθρώποις καὶ

ἰχθύσι τὸ δὲ λευκὸν καὶ εὐθὺ ταὐτὸν ἀεί καὶ τὸ σοφὸν ταὐτὸ πάντες ἂν εἴποιεν φρόνιμον δὲ ἕτερον τὰ γὰρ

περὶ αὑτὸ ἕκαστα τὸ εὖ θεωροῦν φησὶν εἶναι φρόνιμον καὶ τούτῳ ἐπιτρέψει αὐτά διὸ καὶ τῶν θηρίων ἔνια

φρόνιμά φασιν εἶναι ὅσα περὶ τὸν αὑτῶν βίον ἔχοντα φαίνεται δύναμιν προνοητικήν φανερὸν δὲ καὶ ὅτι οὐκ ἂν

εἴη ἡ σοφία καὶ ἡ πολιτικὴ ἡ αὐτή εἰ γὰρ τὴν περὶ τὰ ὠφέλιμα τὰ αὑτοῖς ἐροῦσι σοφίαν πολλαὶ ἔσονται σοφίαι

οὐ γὰρ μία περὶ τὸ ἁπάντων ἀγαθὸν τῶν ζῴων ἀλλ ἑτέρα περὶ ἕκαστον εἰ μὴ καὶ ἰατρικὴ μία περὶ πάντων τῶν

ὄντων] ( VI 7 1141a20-28 trad de Bodeacuteuumls modifieacutee) 2 Dans ce sens le DA III 9-10 semble ecirctre en effet en conformiteacute avec les PA pour nier au noucircs la position

drsquoecirctre source de changement et de tout mouvement Voir aussi EN VI 2 1139a35-36 διάνοια δ αὐτὴ οὐθὲν

κινεῖ ἀλλ ἡ ἕνεκά του καὶ πρακτική Sur cette question voir James G Lennox laquo The Place of Mankind in

Aristotlersquos Zoology raquo Philosophical Topics 27 (1) 1999 p 1-16 et J G Lennox laquo Aristotle on Mind and the

Science of Nature raquo dans Greek Research in Australia Proceedings of the Eighth Biennial International

Conference of Greek Studies eacuteds M Rossetto M Tsianikas G Couvalis et M Palaktsoglou Flinders

University Department of Languages p 1-16 3 Voir aussi quelques lignes plus haut 641a19-33 pour lrsquoacircme de lrsquoanimal comme sa nature elle lrsquoest comme

motrice et comme fin

218

recherche zoologique ne portera pas sur toute acircme Ce sont la partie nutritive la partie

sensitive et celle responsable du mouvement local qui sont les principes de changement et

donc objets de la theoria du naturaliste (641b5-9)4

En ce qui concerne la notion de bien-vivre il y aura donc neacutecessairement une

asymeacutetrie entre le DA et les PA celle que lrsquoon extrairait du dernier serait restreinte agrave la vie

biologique alors que celle extraite du premier comprendrait les instances de vie qui vont au-

delagrave de la vie en tant qursquoobjet de la science naturelle parce que dans le DA le pheacutenomegravene de

vie srsquoeacutetend au-delagrave de la vie biologique

Il est sans doute vrai que ce bannissement de lrsquoeacutetude theacuteoreacutetique sur lrsquointellect de la

science naturelle ne revient pas agrave exclure lrsquohomme tout entier de lrsquoeacutetude zoologique Lrsquoacircme

humaine en tant qursquoobjet de lrsquoeacutetude zoologique et lrsquoacircme humaine en tant qursquoobjet de la

psychologie ne sont certainement pas incompatibles Or cette compatibiliteacute ne semble

possible que dans la mesure ougrave on exclut la question de lrsquointellect et celle de bonheur de son

eacutetude de lrsquoacircme David Balme souligne ce point

[M]an is as complete and explainable a thing as other animals are without taking

account of intellect similarly as an animal he is complete without happiness even

though this is most clearly his proper end as man Throughout his zoology Aristotle

treats man just as one other animal (albeit the most lsquoperfectedrsquo animal) but this is

because he deliberately excludes from zoology what he himself thinks the most

important aspects of man5

4 Pour la reconstruction et lrsquoanalyse plus deacutetailleacute de cet argument voir Lennox laquo The Place of Mankind in

Aristotlersquos Zoology raquo loc cit p 3-5 Lrsquoargument preacutesenteacute ici est le deuxiegraveme de deux arguments qursquoAristote

donne dans ce mecircme passage (PA I 1 641a32-b10) contre lrsquoinclusion de lrsquointellect parmi les objets de lrsquoeacutetude

zoologique Dans le premier argument (PA I 1 641a32-b4) Aristote deacutefend lrsquoideacutee que si la science naturelle

eacutetudie lrsquointellect et ses objets aussi toute philosophie se noierait dans elle Or suppose Aristote les objets de

lrsquointellect sont les seuls objets drsquoeacutetudes au-delagrave de ceux de la science naturelle Pour la reconstruction de cet

argument et son analyse deacutetailleacutee voir Lennox ibid p 2-3 Un reacutesumeacute de lrsquoargument de cet article de Lennox

se trouve dans la note qursquoil a eacutecrite dans son commentaire pour ces lignes des PA (Aristotle On the Parts of

Animals translated with a Commentary Oxford Clarendon Press 2001 p 142-144) Sur le mecircme passage voir

aussi D Balme Aristotle De Partibus Animalium I and De Generatione Animalium I (with passages from II 1-

3) Oxford Clarendon Press 1992 p 89 et 91-92 Pour une autre discussion du meme sujet voir W Charlton

laquo Aristotle on the Place of Mind in Nature raquo dans Philosophical Issues in Aristotlersquos Biology eacuteds A Gotthelf et

James G Lennox Cambridge Cambridge University Press 1987 p 408-423 5 D Balme Aristotle De Partibus Animalium I op cit p 89

219

Selon ce passage lrsquoeacutetude zoologique de lrsquohomme et la question de son bonheur seraient

mutuellement exclusives drsquoune part quand on prend lrsquohomme zoologiquement crsquoest-agrave-dire

comme un animal aussi complet que les autres on ne dirait plus rien sur son bonheur drsquoautre

part quand on parle de son bonheur on ne le traite plus en fonction de ses aspects animaux

Lrsquoeacutetude zoologique traiterait donc lrsquohomme drsquoune maniegravere assez complegravete comme animal

mais drsquoune maniegravere incomplegravete comme humain crsquoest-agrave-dire sans prendre son bonheur en

compte Comme le bonheur humain impliquera neacutecessairement lrsquointellect lrsquoexclusion de la

question de bonheur accorde selon Balme une coheacuterence agrave lrsquoeacutetude zoologique de lrsquohomme

Lrsquoorigine de cette divergence entre la question de bonheur humain et lrsquoeacutetude

zoologique de lrsquohomme se trouve sans doute dans le conflit entre la deacutefinition

hyleacutemorphique de lrsquoacircme et la theacuteorie de lrsquointellect comme une faculteacute seacuteparable du corps

Selon cette derniegravere theacuteorie qui va contre la conception anti-dualiste de la vie deacuteveloppeacutee

dans le livre II du DA par la deacutefinition de lrsquoacircme comme la forme du corps naturel lrsquointellect

nrsquoest forme drsquoaucun corps et fonctionne indeacutependamment de tout corps (DA III 4-5) Pour la

theacuteorie de lrsquoacircme du DA cette divergence vaut donc plus qursquoune simple asymeacutetrie entre deux

notions de vie et elle devient une incoheacuterence et une menace pour la validiteacute de la deacutefinition

du livre II6 Srsquoil y a une telle incoheacuterence au sein mecircme du DA lrsquoideacutee de reconstruire la

notion aristoteacutelicienne de bien-vivre dans le sens zoologique agrave partir drsquoune lecture commune

du DA et des PA ne megravenerait et ne servirait agrave rien pour expliquer le cas de lrsquohomme parce que

sont incoheacuterents voire incompatibles le bien-vivre zoologique et le bien-vivre proprement

humain qui englobe le noucircs et ses activiteacutes le bien-vivre hyleacutemorphique et le bien-vivre

humain ne sauraient pas partager une structure commune parce que le bien-vivre propre agrave

lrsquohomme comprend un eacuteleacutement non-corporel qui ne saurait pas ecirctre expliqueacute par une approche

anti-dualiste et hyleacutemorphique de la vie Le bien-vivre proprement humain serait incompatible

avec le bien-vivre zoologique7

6 La litteacuterature sur lrsquointellect dans le DA est immense Mais la faccedilon habituelle drsquoexpliquer lrsquoincoheacuterence entre la

deacutefinition hyleacutemorphique de lrsquoacircme et la theacuteorie de seacuteparabiliteacute de lrsquointellect consiste en attribuer la derniegravere agrave la

jeunesse drsquoAristote et agrave lrsquoinfluence de Platon Outre W Jaeger Aristotle Fundamentals of the History of his

Development Oxford Clarendon Press 1948 p 217-219 et 332-34 voir aussi W D Ross laquo The Development

of Aristotlersquos Thought raquo Proceedings of the British Academy 43 1957 p 65-67 7 En effet les PA et le DA ne se contredisent pas sur le fait de nier agrave lrsquointellect tout seul le statut drsquoecirctre une

source de mouvement Le DA III 9 examine diffeacuterente faculteacute de lrsquoacircme pour savoir quelle partie de lrsquoacircme est

responsable de sa fonction motrice Ce chapitre finit par reconnaitre que le mouvement local est lrsquoœuvre drsquoune

certaine uniteacute du noucircs et de lrsquoorexis Dans le chapitre suivant Aristote nuance cette premiegravere conclusion et il

affirme que lrsquoinstance ultime qui imprime le mouvement local chez les animaux crsquoest la partie deacutesirative de

220

Tous ces points vont agrave lrsquoencontre de lrsquoideacutee de trouver une structure transversale et

commune de bien-vivre entre la vie zoologique et la vie proprement humaine Or je pense

que cette image drsquoincoheacuterence et drsquoincompatibiliteacute entre deux notions de bien vivre nrsquoest pas

adeacutequate Et bien que les extensions des eacutetudes de la vie dans le DA et dans les PA soient

asymeacutetriques les notions de bien-vivre que lrsquoon peut extraire de ces deux ouvrages ne sont

pas mutuellement exclusifs Lorsque Aristote parle dans le DA de lrsquoacircme comme la cause de

la vie chez les ecirctres animeacutes il parle de la vie dans toute sa diversiteacute Lrsquoacircme est donc la cause

de la vie dans tous les sens ougrave elle srsquoentend Selon le DA la vie srsquoentend dans les sens nutritif

sensitif locomotif dianoeacutetique et intellectif8 Bien que le DA se diffegravere du PA par lrsquoextension

dans laquelle il prend le pheacutenomegravene de vie je vais essayer de montrer dans la suite que ces

deux textes partagent en effet la mecircme perspective sur le rapport entre le corps lrsquoacircme et la

vie Dans tous les deux le corps vient agrave ecirctre et existe en vue des actions dont le vivant est

capable de faire en vertu de lrsquoacircme qursquoil possegravede Les PA examinent les animaux selon les sens

de vivre tels qursquoils sont distingueacutes dans le DA (sauf lrsquointellect) dans ce texte les animaux

sont repreacutesenteacutes et analyseacutees en fonction de leurs organisations corporelles et en fonction de

leurs actions lieacutees agrave leurs capaciteacutes nutritives sensitives et locomotives QuoiqursquoAristote ne se

pose pas comme tacircche de parler de tous les animaux connus et de tous leurs traits

connaissables on nrsquoaurait pas tort de dire que lrsquoensemble du corpus biologique donne lrsquoimage

drsquoune totaliteacute inteacutegreacutee pour lrsquoœuvre de vivre des animaux traiteacutes Dans la suite de ce chapitre

je vais essayer de deacutevelopper lrsquoideacutee suivante le bon accomplissement de son œuvre de vivre

comme une totaliteacute inteacutegreacutee serait le bien-vivre pour un animal Pour le dire autrement je

pense que selon la notion de bien-vivre qursquoAristote suppose ndash sans la formuler explicitement -

agrave travers le corpus biologique un animal vivrait bien si sa vie est bien veacutecue dans tous les

sens dans lesquels lrsquoanimal la possegravede

lrsquoacircme et laquo le noucircs de son cocircteacute ne deacuteclenche pas de mouvement sans deacutesir raquo (DA III 10 433a22-23) Aristote

preacutecise que la sorte drsquointellect qui joue un rocircle dans la production du mouvement local nrsquoest pas le noucircs

theorecirctikos mais crsquoest le noucircs qui raisonne en vue drsquoune fin pratique crsquoest le noucircs praktikos Lennox laquo The

place of Mankind raquo loc cit p 5 pense que selon ce chapitre du DA mecircme le noucircs praktikos est inapte agrave

deacuteclencher le mouvement sans lrsquoorexis Je trouve que crsquoest une faccedilon redondante de poser ce qursquoAristote veut

dire ici (III 10 433a10-31) Comme je comprends ces lignes le noucircs ne participe dans la production du

mouvement que srsquoil est praktikos et il nrsquoest praktikos que quand il est en reacuteunion avec le deacutesire Donc je pense

qursquoAristote nrsquoexclut pas le nocircus praktikos du mouvement mais cherche agrave souligner que le noucircs en tant que tel ne

produit mouvement que dans la preacutesence drsquoun objet de deacutesire Sinon le noucircs praktikos fait drsquoores et deacutejagrave partie

de la psychologie du mouvement 8 DA II 2 413a22-25 et 413b11-13

221

Si cette deacutefinition du bien-vivre est acceptable lrsquoasymeacutetrie entre le DA et les PA et

lrsquoexclusion du noucircs de la recherche zoologique poseront moins de problegraveme parce que ce qui

est dit pour les sens de vivre agrave lrsquointersection des eacutetudes du DA et des PA peut ecirctre eacutegalement

dit pour la vie intellective aussi ce dont nous avons besoin pour rendre compte du bien vivre

complet de lrsquohomme ce nrsquoest pas de changer la perspective extraite des PA mais de lrsquoeacutetendre

vers le noucircs En conseacutequence le bien-vivre complet de lrsquohomme comprendrait (outre le bon

accomplissement de lrsquoœuvre de vivre dans ses sens biologiques et hyleacutemorphiques) le bon

accomplissement du vivre intellectif aussi Sans doute les conditions et le contenu du bien-

vivre biologique et ceux de lrsquointellectif seront diffeacuterents Cependant au niveau ougrave lrsquoon ne les

prend que comme les diffeacuterents sens ou comme les diffeacuterentes faccedilons de vivre une structure

commune srsquoappliquera agrave tous9

Le passage ci-dessous citeacute de lrsquoEthique agrave Eudegraveme peut donner une ideacutee sur ce qui

serait une structure commune du bien-vivre qursquoAristote semble supposer agrave travers ses traiteacutes

biologiques et qui serait applicable agrave tous les sens de vivre srsquoil eacutetait loisible drsquoaccorder un

sens biologique aux concepts laquo aretecirc raquo et laquo spoudaios raquo

En outre admettons que lrsquoœuvre de lrsquoacircme est de faire vivre [ἔτι ἔστω ψυχῆς ἔργον τὸ

ζῆν ποιεῖν] et que cela10 consiste dans lrsquousage et ecirctre eacuteveilleacute (car le sommeil est une

certaine inaction et un repos) lrsquoœuvre de lrsquoacircme et de sa vertu eacutetant neacutecessairement

une et identique lrsquoœuvre de sa vertu sera donc la vie excellente [ζωὴ σπουδαία] (EE

II 1 1219a23-27)11

A propos de ce passage il y a lieu pour dire qursquoil serait plus correct de le consideacuterer

davantage comme un texte de science naturelle que comme un texte drsquoeacutethique parce que

selon Aristote lui-mecircme dans le DA il nrsquoy a pas une seule forme de vivre pour laquelle lrsquoacircme

est cause lrsquoacircme est la cause de toutes sortes drsquoactiviteacute qui nous permettent de reconnaicirctre la

vie chez un vivant Bien qursquoil soit vrai que lrsquoœuvre de lrsquoacircme (crsquoest-agrave-dire la vie elle-mecircme)

est une œuvre une et unifieacutee il nrsquoest pas moins vrai surtout pour un organisme comme

lrsquohomme que cette œuvre totale est constitueacutee des œuvres de diffeacuterentes faculteacutes qursquoenglobe

9 Drsquoougrave je pense la possibiliteacute des analogies entre la santeacute et le moral Les exemples pour cette analogie sont

innombrables Juste pour en citer quelques uns qui sont les plus pertinents pour le contexte discuteacute ici EE I 5

1216b19-25 7 1217a35-40 8 1218a32 1218b12-22 II 1 1219a13-28 1220a2-4 et 22-31 VIII 3

1249a22-1249b3 EN II 2 1104a11-27 III 4 1113a26-29 11 1119a11-20 V 1 1129a15-17 VI 7 1141a20-

28 12 1143b25-28 et 1144a3-6 10 Je lis touto au lieu de tou 11 Traduction de Deacutecarie modifieacutee

222

son acircme Et crsquoest pour chacune de ces faculteacutes psychiques que lrsquoacircme est une cause elles sont

toutes lrsquoœuvre de lrsquoacircme Chez lrsquohomme par exemple son acircme nrsquoest pas la cause de sa seule

faculteacute cognitive Et cela est vrai pour tous les animaux leur vie globale et toutes leurs

faculteacutes de vivre sont lrsquoœuvre de leurs acircmes propres unifieacutees Donc srsquoil eacutetait loisible de

prendre les mots laquo aretecirc raquo et laquo spoudaios raquo dans un sens moins moral et au sens de laquo reacuteussite raquo

ou de laquo succegraves raquo ce passage serait tout agrave fait pertinent dans un contexte biologique pour

chaque sorte drsquoanimal le bien-vivre serait le bon accomplissement de son propre œuvre de

vivre dans tous les sens que lrsquoanimal la possegravede - les sens pour chacun desquels son acircme est la

cause et le principe Ce passage deacutepasse le contexte eacutethique immeacutediat ougrave on le trouve il parle

drsquoun rapport causal entre lrsquoacircme et la vie et ce point le place dans une perspective biologique

Cependant il nrsquoest biologique que maladroitement parce que drsquoun point de vue biologique

lrsquoacircme est cause des laquo vivres raquo en pluriel dans tous les sens que la vie se trouve dans la nature

Toutefois la preacutesence drsquoun tel passage dans un contexte eacutethique nous indique la possibiliteacute de

surmonter la difficulteacute concernant la seacuteparabiliteacute de lrsquointellect Ce passage se place dans

lrsquointersection des perspectives eacutethique et zoologique sur le bien-vivre il dit agrave la fois ce que

les textes zoologiques ne disent pas et refusent de dire sur le bien-vivre complet de lrsquohomme

et ce que ne disent les textes eacutethico-politiques sur le bien-vivre zoologique de lrsquohomme Il dit

un peu de cela et un peu de ceci Ce faisant il nous indique la possibiliteacute drsquoune structure

commune agrave toutes les instances (les faculteacutes non-corporelles comprises) du bien-vivre

humain le bon fonctionnement des faculteacutes de lrsquoacircme cause le bien-vivre de lrsquohomme et cela

dans tous le sens de vivre pour lesquels lrsquohomme possegravede la vie Ce qui est correct pour

lrsquohomme devrait lrsquoecirctre a fortiori pour les autres vivants qursquoils soient deacutepourvus ou non de

capaciteacutes cognitives non-corporelles

II Robert Bolton la deacutefinition de lrsquoacircme et le noucircs seacuteparable du corps

Pour ma discussion du bien-vivre dans ce chapitre je mrsquoappuie sur les analyses de R

Bolton au sujet de la deacutefinition aristoteacutelicienne de lrsquoacircme12 Pour la deacutefinition de lrsquoacircme donneacutee

en DA II 1 comme la forme drsquoune certaine sorte de corps Bolton offre une interpreacutetation qui

la rend compatible avec la doctrine drsquoun intellect seacuteparable du corps Outre lrsquointellect en tant

qursquoune sorte de laquo vivre raquo non-corporelle lrsquointerpreacutetation de Bolton reacutevegravele une deacutefinition

coheacuterente pour le premier moteur immobile (comme un ecirctre vivant immateacuteriel) et pour les

eacutetoiles aussi (lesquelles quoique mateacuterielles ne possegravedent pas drsquoorganes)

12 Robert Bolton laquo Aristotlersquos definition of the soul De Anima II 1-3 raquo Phronesis 23 1978 p 258-278

223

Selon Bolton les deacutefinitions de lrsquoacircme qursquoAristote donne en DA II 1 sont des

deacutefinitions nominales 13 et elles doivent ecirctre comprises ducircment Ces deacutefinitions sont

nominales selon Bolton en ce qursquoelles indiquent laquo [the] most familiar instances of soul by

means of a description which exhibits only sufficient conditions for being an instance of soul

and defines the soul as the generic form possessed by those instances raquo 14 En tant que

deacutefinitions nominales les deacutefinitions que lrsquoon trouve en DA II 1 ne donnent que les

conditions suffisantes pour la preacutesence de lrsquoacircme et pour reconnaicirctre les formes de certains

types de corps comme les instances de cette forme geacuteneacuterique qursquoest lrsquoacircme Donc la

deacutefinition laquo Lrsquoacircme est la reacutealisation premiegravere drsquoun corps naturel qui possegravede la vie en

puissance raquo ne dit pas selon Bolton que ces corps sont les seuls agrave posseacuteder cette

laquo enteacuteleacutechie raquo mais elle dit plutocirct que cette laquo enteacuteleacutechie raquo est celle qursquoils possegravedent15 Ou la

deacutefinition laquoLrsquoacircme est la reacutealisation premiegravere drsquoun corps naturel pourvu drsquoorganes raquo elle

aussi identifie lrsquoacircme comme lrsquoactualiteacute geacuteneacuterique agrave laquelle appartiennent les formes de ces

corps organiques comme ses instances mais elle ne dit pas que les corps organiques sont les

seuls agrave ecirctre animeacutes Bolton pense qursquoAristote donne ces deacutefinitions parce qursquoelles deacutecrivent

les plus eacutevidents exemples des choses animeacutees dont les formes remplissent les conditions

suffisantes pour ecirctre acircme

Bolton affirme que cette lecture des deacutefinitions donneacutees en DA II I reacutesout aussi les

difficulteacutes regardant la seacuteparabiliteacute de lrsquointellect du corps parce que ces deacutefinitions ne

requiegraverent pas que toutes choses animeacutees soient corporelles Dans la mesure ougrave lrsquoactiviteacute drsquoun

intellect en œuvre est de mecircme forme geacuteneacuterique que les autres choses animeacutees (les corps

organiques par exemple) cet intellect serait aussi animeacute et vivants bien qursquoil soit sans corps

Selon lrsquointerpreacutetation de Bolton pour Aristote la corporaliteacute nrsquoest pas une condition

neacutecessaire pour ecirctre acircme toute acircme nrsquoappartient pas agrave un corps

Bolton trouve la vraie deacutefinition de lrsquoacircme en DA II 2 413b11-12 laquo Lrsquoacircme est le

principe des faculteacutes suivantes et elle se trouve deacutefinie par elles la nutrition la sensibiliteacute la

13 Les deacutefinitions dont il srsquoagit sont les suivantes 412a19-21 Lrsquoacircme est la substance comme forme drsquoun corps

naturel qui a la vie en puissance 412a27-28 Lrsquoacircme est lrsquoenteacuteleacutechie premiegravere drsquoun corps naturel qui a la vie en

puissance 412b5-6 Lrsquoacircme est lrsquoenteacuteleacutechie premiegravere drsquoun corps naturel pourvu drsquoorganes 412b15-17 Lrsquoacircme

est le logos drsquoun corps naturel ayant en lui-mecircme le principe du mouvement et du repos Pour Aristote sur la

deacutefinition nominale voir An Post II 7-10 14 R Bolton laquo Aristotlersquos definition of the soul raquo loc cit p 264 15 Ibid p 265

224

penseacutee et le mouvement raquo16 Aristote dit que pour dire drsquoun ecirctre qursquoil vit il suffit qursquoil

performe une seule de ces faculteacutes (cf 413a22-25) Bolton suggegravere que cette deacutefinition ne

suppose pas une corporaliteacute pour tous les sens de laquo vivre raquo elle suppose que certaines choses

peuvent ecirctre dites animeacutees mecircme si lrsquoexercice de leurs faculteacutes de laquo vivre raquo ne deacutepend pas

drsquoune organisation corporelle Cette deacutefinition deacutefinit donc lrsquoacircme comme la forme geacuteneacuterique

de toute chose srsquoengageant dans nrsquoimporte quelle activiteacute de vivre Bolton souligne aussi que

cette deacutefinition de lrsquoacircme ne requiegravere pas qursquoaucune faculteacute drsquoune acircme appartenant agrave un corps

ne soit pas seacuteparable du composite dont cette acircme fait partie ni qursquoune faculteacute seacuteparable ne

soit pas capable de srsquoengager dans une activiteacute de laquo vivre raquo et ecirctre vivant Crsquoest ainsi que

srsquoexplique selon Bolton la doctrine de lrsquointellect seacuteparable lequel est drsquoapregraves Aristote une

sorte de lrsquoacircme Dans la mesure ougrave la deacutefinition de lrsquoacircme chez Aristote ne suppose pas un

attachement neacutecessaire pour toute acircme agrave un certain corps la seacuteparabiliteacute de lrsquointellect trouve

dit Bolton une place propre dans la theacuteorie aristoteacutelicienne de lrsquoacircme

Suivant les analyses de Bolton je suggegravere aussi que lrsquoon peut trouver

(quoiqursquoimplicitement) chez Aristote une notion de bien-vivre commune agrave toutes sortes

drsquoacircme et pour tous les sens de vivre dont elles sont les causes

III Diffeacuterents sens de laquo vivre raquo et les diffeacuterences drsquoanimaux

Apregraves avoir donneacute en DA II 1 412a27-28 la deacutefinition de lrsquoacircme comme laquo la

reacutealisation premiegravere drsquoun corps naturel qui a potentiellement la vie raquo Aristote consacre une

grande partie de ses arguments entre les chapitres 2-4 agrave montrer que cette deacutefinition tient bien

quelque chose de commune pour toutes les acircmes Il srsquoagit de montrer qursquoelle fonctionne avec

toute sorte de vivant et qursquoelle peut expliquer le pheacutenomegravene de vie dans toute sa diversiteacute des

plantes agrave lrsquohomme et peut-ecirctre mecircme Dieu aussi17 Aristote constate que srsquoil est vrai que

lrsquoanimeacute se distingue de lrsquoinanimeacute par le fait qursquoil est en vie (413a21-22) laquo vivre raquo ne se dit

pas drsquoune seule et unique faccedilon mais elle se dit de plusieurs faccedilon 16 Bolton (ibid) affirme que les deacutefinitions en DA II 1 sont ou peuvent ecirctre deacuteriveacutees de cette deacutefinition Les

premiegraveres sont nominales par rapport agrave cette deuxiegraveme deacutefinition 17 Voir DA I 1 402b5-8 Cf aussi Meacutet Λ 7 1072b26-27 laquo Et la vie aussi lui [Dieu] appartient car lrsquoacte de

lrsquointellect est vie raquo Contrairement agrave Bolton laquo Aristotlersquos Definition of the Soul raquo loc cit R Polansky

Aristotlersquos De Anima Cambridge Cambridge University Press 2007 p 173-174 pense que dans le DA Aristote

ne cherche pas particuliegraverement une deacutefinition de la vie applicable au-delagrave de la vie mortelle Selon lui ce dont

Aristote a besoin dans sa recherche drsquoune deacutefinition commune de lrsquoacircme crsquoest de srsquoassurer qursquoelle comprenne

toutes sortes de vie mortelle comme leurs causes

225

Mais comme le fait de vivre srsquoentend de plusieurs faccedilons nous preacutetendons qursquoil y a

vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule quelconque des manifestations telles que

lrsquointelligence la sensation le mouvement local et le repos ou encore le mouvement

nutritif deacutepeacuterissement et croissance18 (413a22-25)

Cette multipliciteacute de faccedilons de dire laquo vivre raquo fournit un instrument conceptuel tregraves riche pour

lrsquoexamen drsquoAristote sur la nature de lrsquoacircme et lui sert de point de deacutepart pour eacutelaborer lrsquoideacutee

drsquoune correacutelation entre la diversiteacute de sens de laquo vivre raquo et la diversiteacute reacuteelle du monde des

vivants Il srsquoagit de justifier la deacutefinition de lrsquoacircme par la deacutemonstration de sa vraie porteacutee

ontologique pour lrsquoeacutetude de la nature animeacutee Les diffeacuterentes faculteacutes psychiques sont agrave

lrsquoorigine des diffeacuterents sens de vivre dans ce sens qursquoelles sont principes et causes de

diffeacuterentes sortes de laquo vivre raquo Si lrsquoacircme est la cause du pheacutenomegravene de vie chez les vivants

comme les plantes les becirctes et lrsquohomme tous les ecirctres vivants cependant ne sont pas animeacutes

de la mecircme maniegravere et ils vivent tous diffeacuteremment Mais srsquoils vivent diffeacuteremment crsquoest

qursquoils ne possegravedent pas la mecircme sorte drsquoacircme et qursquoils ne sont pas animeacutes par le mecircme

principe19

En effet lrsquoideacutee que diffeacuterentes sortes de vivants sont coextensives avec diffeacuterentes

sortes drsquoacircme et que les ecirctres vivants sont ce qursquoils sont en vertu de la sorte drsquoacircme qursquoils

possegravedent est preacutesumeacutee par Aristote depuis le commencement de sa recherche sur lrsquoacircme

Crsquoest cette ideacutee qui conduit Aristote agrave reprocher agrave certains de ses contemporaines de nrsquoavoir

porteacute leur examen que sur lrsquoacircme humaine comme si toute acircme eacutetait de mecircme sorte (DA I 1

402b1-9)20 Au deacutebut de son enquecircte lrsquoideacutee drsquoune correacutelation entre la pluraliteacute des acircmes et la

pluraliteacute des formes drsquoecirctre animeacute a eacuteteacute exprimeacutee hypotheacutetiquement sous la forme drsquoune

question laquo Est-ce que la formule (logos) qui exprime lrsquoacircme est unique comme celle qui

exprime lrsquoanimal ou est-ce qursquoil y en a une diffeacuterente pour chaque acircme comme pour le

cheval le chien lrsquohomme et le dieu [hellip] raquo (402b6-7) Or apregraves la formulation de la

deacutefinition de lrsquoacircme dans le livre II 1 et la position du rapport causal entre lrsquoacircme et la vie cette

question trouve une reacuteponse bien qursquoil soit possible de trouver une formule commune qui

18 πλεοναχῶς δὲ τοῦ ζῆν λεγομένου κἂν ἕν τι τούτων ἐνυπάρχῃ μόνον ζῆν αὐτό φαμεν οἷον νοῦς αἴσθησις

κίνησις καὶ στάσις ἡ κατὰ τόπον ἔτι κίνησις ἡ κατὰ τροφὴν καὶ φθίσις τε καὶ αὔξησις 19 Sur ce mecircme point Annick Jaulin laquo Lrsquoacircme et la vie selon Aristote raquo Kairos 9 1997 p 121-40 dit laquo Lrsquoacircme

a autant de formes que la vie lrsquoacircme est la vie en ses formes diverses Il y a autant de formes drsquoacircme que de sortes

drsquoanimeacutes raquo (p 125) 20 Sur ce point voir aussi Mariska Leunissen Explanation and Teleology in Aristotlersquos Science of Nature

Cambridge Cambridge University Press 2010 p 51

226

srsquoappliquerait agrave toute acircme il existe cependant diffeacuterents sens de laquo vivre raquo et il existe aussi

une correacutelation entre ces diffeacuterents sens de laquo vivre raquo et la vie que vit chaque sorte de vivant

Vers la fin du chapitre 3 du mecircme livre (II) les diffeacuterents sens dont la vie srsquoentend devient la

perspective fondamentale du philosophe enquecirctant la nature animeacutee de sorte laquo qursquoil faut dit

Aristote pour chaque ecirctre animeacute rechercher quelle est son acircme ainsi quelle est celle drsquoune

plante et quelle est celle drsquoun homme ou drsquoune becircte raquo (414b32-33)

Cependant la vraie porteacutee ontologique de la distinction entre diffeacuterents sens de

laquo vivre raquo nrsquoest pas limiteacutee agrave la seule deacutetermination des frontiegraveres entre les grandes formes du

monde vivant comme les plantes les becirctes et lrsquohomme Cette distinction accorde en fait une

certaine plasticiteacute theacuteoreacutetique agrave la deacutefinition commune de lrsquoacircme et le naturaliste peut servir de

cette plasticiteacute pour rendre compte de diffeacuterences plus speacutecifiques entre diffeacuterentes sortes de

vivants

La distinction entre diffeacuterents sens de vivre permet au naturaliste de rendre compte de

certaines diffeacuterences formelles entre diffeacuterentes faccedilons drsquoecirctre animeacute Parce qursquoavec cette

distinction les diffeacuterentes faculteacutes de lrsquoacircme commencent agrave fonctionner comme des piegraveces

indeacutependantes qui peuvent srsquoemboicircter les unes dans les autres des maniegraveres qui nrsquoenferment

pas drsquoimpossibiliteacute Il serait par exemple impossible pour un animal de posseacuteder la capaciteacute

de sentir sans posseacuteder lrsquoacircme nutritive La sensation entraine avec elle lrsquoaccegraves au plaisir et agrave la

peine et ceux-ci donnent neacutecessairement naissance agrave lrsquoepithumia Il nrsquoest pas possible de

posseacuteder le deacutesir et la phantasia sans lrsquoacircme sensitive Cependant bien que tous les animaux

aient accegraves gracircce agrave leur acircme sensitive au plaisir et agrave la peine ils ne sont pas tous doteacutes de la

phantasia En plus les autres sens ne seraient jamais donneacutes sans le sens du toucher alors

que ce dernier peut ecirctre seacutepareacute des autres dans lrsquoordre de la nature Il existe des animaux qui

ne possegravedent que le sens du toucher tous les animaux ne sont pas doteacutes de tous les sens

Quant agrave la capaciteacute locomotive elle nrsquoest pas un fait universel du monde animal Quant agrave la

capaciteacute rationnelle bien qursquoelle soit distincte du sensitive et du nutritive elle nrsquoest jamais

donneacutee sans eux pour les ecirctres mortels etc Plusieurs fois et dans diffeacuterents endroits agrave travers

les chapitres II 2-3 Aristote reacutepegravete ces conditions de seacuteparation et combinaison entre

diffeacuterentes faculteacutes de lrsquoacircme21 Cette plasticiteacute de la deacutefinition de lrsquoacircme devient ainsi un

meacutecanisme permettant au philosophe drsquoappliquer cette deacutefinition agrave toute sorte de vivants

bien que laquo vivre raquo soit le pheacutenomegravene commun de la nature animeacutee les faculteacutes psychiques par

lesquelles lrsquoacircme se deacutefinit ne sont pas uniformeacutement distribueacutees Diffeacuterentes faculteacutes de lrsquoacircme

21 Voir surtout DA II 2 413b13-414a4

227

sont distribueacutees diffeacuteremment agrave travers le monde vivant juste comme il en est ainsi pour les

sens (sauf le toucher qui appartient neacutecessairement agrave tous les animaux) A certains des

animaux toutes les faculteacutes de lrsquoacircme et tous les sens sont attribueacutes alors que drsquoautres ne

possegravedent que quelques-uns drsquoentre eux laquo Crsquoest au reste ce qui peut faire la diffeacuterence des

animaux [τοῦτο δὲ ποιεῖ διαφορὰν τῶν ζῴων] raquo (DA II 2 413b33-414a1) dit Aristote

Il est vrai que le niveau des diffeacuterences marqueacutees par les combinaisons possibles de

diffeacuterents sens de vivre reste toujours trop geacuteneacuterique pour donner des diffeacuterences eideacutetiques

Il est aussi vrai que lrsquoinvestigation des diffeacuterences eideacutetiques entre les animaux nrsquoest pas le

projet drsquoAristote dans le DA Cependant la reacuteponse que donne la theacuteorie aristoteacutelicienne de la

geacuteneacuteration agrave la question de savoir comment il se fait que de la semence naisse une certaine

plante ou un certain animal deacutetermineacute 22 suppose une preacutesence potentielle drsquoune acircme

deacutetermineacutee dans la semence en fait la semence selon Aristote est acircme en puissance (GA II

1 735a8-9) Comme Annick Jaulin le preacutecise lrsquoeacutetat en acte de cette acircme en puissance qursquoest

la semence se manifeste dans lrsquoeacutetat accompli de lrsquoorganisme crsquoest-agrave-dire dans lrsquoorganisme en

tant que membre mature de sa propre espegravece23 Selon Jaulin Aristote laquo ne semble pas seacuteparer

les sortes drsquoacircme des espegraveces vivantes auxquelles elles appartiennent raquo24

La distinction des diffeacuterents sens de vivre et la plasticiteacute qursquoelle accorde agrave la deacutefinition

de lrsquoacircme permettent aussi de rendre compte de lrsquoorganisation corporelle des vivants La

communauteacute qursquoAristote veut qursquoassume sa deacutefinition de lrsquoacircme comme laquo la reacutealisation

premiegravere drsquoun corps naturel qui a potentiellement la vie raquo semble en fait supposer une

eacutequivalence entre diffeacuterentes sortes drsquoacircme et diffeacuterents sens de laquo vivre raquo pour les corps

naturels Crsquoest drsquoailleurs pourquoi elle a lrsquoair drsquoune tautologie selon cette eacutequivalence

lrsquoacircme nutritive par exemple est la reacutealisation premiegravere drsquoun corps qui a la potentialiteacute de se

nourrir lrsquoun des sens selon lesquels le laquo vivre raquo srsquoentend La circulariteacute qui marque cette

conception non-dualiste de la vie est le reacutesultat de lrsquoidentification de la reacutealisation premiegravere

qursquoest lrsquoacircme avec la capaciteacute de vivre que possegravede le corps25 Autrement dit cette circulariteacute

reacutesulte de la difficulteacute de distinguer la potentialiteacute qursquoest la laquo reacutealisation premiegravere raquo par

22 GA II 1 733b23-24 πῶς ποτε γίγνεται ἐκ τοῦ σπέρματος τὸ φυτὸν ἢ τῶν ζῴων ὁτιοῦν 23 A Jaulin laquo Lrsquoacircme et la vie raquo loc cit p 129-130 24 Ibid p 133 n 20 Pour cette ideacutee Jaulin cite le GA II 2 736a33-b4 25 Je crois que cette circulariteacute nrsquoest pas le problegraveme mais le point que la deacutefinition aristoteacutelicienne de lrsquoacircme

cherche agrave faire Lrsquoexemple de la cire et la figure donneacute en DA II 1 412b6-8 juste apregraves la deacutefinition dite laquo la

plus commune raquo de lrsquoacircme sert agrave expliquer drsquoune faccedilon plus syntheacutetique cette circulariteacute caracteacuteristique de la

deacutefinition de lrsquoacircme

228

rapport agrave la dite laquo reacutealisation secondaire raquo et la potentialiteacute de vivre que possegravede le corps en

tant que matiegravere

Cependant cet air tautologique gagne un caractegravere plus syntheacutetique une fois

consideacutereacutee la fonction de lrsquoacircme dans la deacutetermination du rapport entre la vie et son corps

relatif Le rapport qursquoAristote assume entre la vie et le corps se fait voir quand on compare la

deacutefinition de lrsquoacircme donneacutee en DA II 1 412a27-28 agrave celle en 412b4-6 Dans cette espace de

quelques lignes Aristote reformule sa deacutefinition de lrsquoacircme drsquoune maniegravere significative La

reformulation drsquoAristote procegravede comme suit Lrsquoacircme dit Aristote drsquoabord est la reacutealisation

premiegravere drsquoun corps naturel qui a potentiellement la vie (412a27-28) laquo or tel est tout corps

pourvu drsquoorganes raquo ajoute-t-il immeacutediatement apregraves (a28-29) et il finit en 412b4-6 par

remplacer la premiegravere deacutefinition par la suivante lrsquoacircme est la reacutealisation premiegravere drsquoun corps

naturel pourvu drsquoorganes Ce que je trouve significatif dans ce deacuteveloppement crsquoest la

substitution de laquo un corps naturel qui a potentiellement la vie raquo par laquo un corps naturel pourvu

drsquoorganes raquo26 Ce qursquoAristote fait ici ce nrsquoest pas seulement une substitution des eacutequivalents

mais cette substitution nous permet eacutegalement drsquoentrevoir un rapport teacuteleacuteologique entre

diffeacuterents eacuteleacutements dans la deacutefinition de lrsquoacircme

Cette substitution suppose qursquoun corps qui a potentiellement la vie est toujours un

corps pourvu drsquoorganes relatifs Pour un tel corps ecirctre pourvu de tels et tels organes

eacutequivaudra agrave posseacuteder potentiellement la vie correspondant Selon cette reformulation de la

deacutefinition de lrsquoacircme ce qui est commun agrave toute acircme en tant que reacutealisation drsquoun corps naturel

particulier serait le suivant ce dont une telle acircme est la reacutealisation crsquoest un corps ducircment

organiseacute pour vivre la vie dont elle est la raison Le corps laquo organique raquo est la matiegravere

organiseacutee de maniegravere agrave ecirctre capable de vivre la vie correspondant agrave la sorte de lrsquoacircme

responsable de la preacutesence potentielle de cette sorte de vie La possession potentielle de la vie

nutritive par exemple nrsquoest preacutesente qursquoavec la preacutesence drsquoun corps pourvu drsquoorganes lieacutes agrave

la nutrition Il en va de mecircme pour les autres sortes drsquoacircme et pour les autres sens de laquo vivre raquo

Si lrsquoacircme animant le corps possegravede plusieurs et diffeacuterentes fonctions psychiques le corps serait

donc organiseacute drsquoune maniegravere agrave posseacuteder tous les instruments requis pour ducircment vivre les

laquo vies raquo dont son acircme unifieacutee est responsable Pour le dire autrement le corps ne posseacutedera

pas les organes relatifs agrave une sorte de vie qursquoil ne possegravede pas potentiellement Les eacuteponges

nrsquoont pas drsquoinstruments de locomotion parce que laquo vivre raquo de maniegravere agrave changer sa place ne

26 Bodeuumls pense qursquoavec cette substitution Aristote eacutelimine le caractegravere tautologique de sa deacutefinition (Aristote

De lrsquoacircme traduction et preacutesentation Paris GF Flammarion 1993 p137 n4)

229

leur appartient pas Donc pour le corps la possession potentielle de la vie correspond agrave ecirctre la

matiegravere approprieacutee pour recevoir la sorte de(s) vie(s) imprimeacute(es) par son principe

drsquoanimation Le corps auquel appartient une acircme est un corps qui a la potentialiteacute drsquoagir

conformeacutement agrave sa forme et agrave la vie imprimeacutee par cette forme Lrsquoacircme est la reacutealisation du

corps qui a la faculteacute drsquoecirctre tel dit Aristote27 Crsquoest drsquoailleurs le point qursquoAristote reproche agrave

ses preacutedeacutecesseurs drsquoavoir rateacute dans leur consideacuteration de lrsquoacircme comme harmonie

Lrsquoharmonie entre le corps et lrsquoacircme ne va jamais sans qualification parce que nrsquoimporte quelle

acircme ne va pas avec nrsquoimporte quel corps

Car la reacutealisation de chaque chose se produit naturellement dans ce qui lrsquoinclut

potentiellement et au sein de la matiegravere approprieacutee (DA II 2 414a25-27)28

Pour un corps ecirctre organiseacute de telle ou telle faccedilon preacutecise eacutequivaut agrave posseacuteder potentiellement

tel ou tel vie preacutecise Une telle acircme et la vie qursquoelle entraicircne avec elle-mecircme appartiennent agrave

ce corps qui est potentiellement convenable agrave cette sorte de vie Il est donc naturel que cette

vie preacutecise se produise dans ce corps preacutecis parce qursquoil srsquoagit drsquoune vie agrave vivre avec ce corps

avec cette organisation corporelle preacutecise ce corps est convenablement organiseacute pour les

activiteacutes propres agrave cette vie que deacutetermine sa forme Le corps pourvu drsquoorganes existe en vue

de lrsquoactualisation de la vie qursquoil possegravede potentiellement Le corps animeacute est le corps qui a

actuellement la puissance de vivre ainsi il est precirct agrave vivre ainsi crsquoest-agrave-dire comme il est

deacutefini par sa forme29 Pour reprendre lrsquoexemple de la nutrition crsquoest lrsquoacircme nutritive qui fait

que ce corps a actuellement la capaciteacute de nutrition crsquoest-agrave-dire la capaciteacute de faire les

praxeis propres agrave cette sorte de laquo vivre raquo Lrsquoacircme nutritive est la reacutealisation de la vie nutritive

pour un tel ou tel corps lequel est ducircment et suffisamment organiseacute en vue de vivre une telle

vie Il en va pareillement pour les autres sortes de lrsquoacircme et les autres sens de laquo vivre raquo (sauf

lrsquointelligence)30

27 DA II 2 414a27 28 ἑκάστου γὰρ ἡ ἐντελέχεια ἐν τῷ δυνάμει ὑπάρχοντι καὶ τῇ οἰκείᾳ ὕλῃ πέφυκεν ἐγγίνεσθαι 29 Voir R Bolton laquo Aristotlersquos Definition of the Soul raquo loc cit p 261 30 Selon A Jaulin ce que lrsquoon peut dire de commun agrave propos de lrsquoacircme crsquoest une formule lsquoteacuteliquersquo comme la

suivante laquo lrsquoacircme est lrsquoensemble acheveacute des diffeacuterences qui deacuteterminent un corps organique comme tel ou tel

corps raquo (laquo Lrsquoacircme et la vie raquo loc cit p134)

230

IV Lrsquoacircme et lrsquoaction totale de lrsquoanimal

Cette perspective sur le rapport entre lrsquoacircme le corps et la vie est partageacutee par les PA et

elle est prise comme le point de deacutepart de lrsquoinvestigation de ce texte Dans un passage tregraves

bien connu du livre I Aristote dit

Mais puisque tout instrument est en vue de quelque chose et que chacune des parties

du corps est en vue de quelque chose que ce en vue de quoi elles sont est une certaine

action il est manifeste aussi que le corps tout entier a eacuteteacute constitueacute en vue drsquoune

certaine action totale Le sciage en effet ne se fait pas en vue de la scie mais la scie

en vue du sciage car le sciage est une certaine utilisation de la scie De sorte que le

corps est en vue de lrsquoacircme et les parties en vue des fonctions pour lesquelles chacune

drsquoelles existe par nature Il faut donc drsquoabord parler des actions (PA I 4 645b14-

21)31

Dans ce passage aussi il y a une substitution parallegravele agrave celle que lrsquoon a entre deux deacutefinitions

de lrsquoacircme en DA II 1 412a27-28 et 412b4-6 Drsquoabord il est dit que le corps existe en vue

drsquoune certaine action totale apregraves vers la fin du passage lrsquolaquo action totale raquo est remplaceacutee par

lrsquolaquo acircme raquo Or cette substitution nous megravene vers la mecircme conclusion que le DA si lrsquoacircme est la

reacutealisation drsquoun corps qui possegravede potentiellement la vie elle est du mecircme coup la

reacutealisation de cette mecircme vie posseacutedeacutee en potentiel par le corps Pour un tel corps lrsquoacircme est la

reacutealisation de sa capaciteacute de vivre Le corps de par son existence en vue de lrsquoacircme existe en

fait en vue de la vie que lrsquoacircme reacutealise Le corps est toujours le corps drsquoune certaine vie il

existe pour lrsquoensemble des faculteacutes qui constituent cette vie il existe pour vivre cette vie

pour vivre de telle ou telle faccedilon selon les faculteacutes de son acircme Or les faculteacutes sont

logiquement preacuteceacutedeacutees par leurs activiteacutes et par leurs actions (DA II 4 415a18-20) Le mecircme

type de rapport de prioriteacute doit ecirctre eacutegalement supposeacute entre lrsquoaction totale et le corps entier

aussi Ce dernier existe en vue drsquoun ensemble drsquoactions dont lrsquoacircme possegravede les faculteacutes

Lrsquolaquo action totale raquo deacutesigne et englobe donc toutes les manifestations de laquo vivre raquo dont ce

corps animeacute possegravede les faculteacutes gracircce agrave son acircme En tant que vie globale de lrsquoorganisme

31 Ἐπεὶ δὲ τὸ μὲν ὄργανον πᾶν ἕνεκά του τῶν δὲ τοῦ σώματος μορίων ἕκαστον ἕνεκά του τὸ δ οὗ ἕνεκα πρᾶξίς

τις φανερὸν ὅτι καὶ τὸ σύνολον σῶμα συνέστηκε πράξεώς τινος ἕνεκα πολήρους Οὐ γὰρ ἡ πρίσις τοῦ πρίονος

χάριν γέγονεν ἀλλ ὁ πρίων τῆς πρίσεως χρῆσις γάρ τις ἡ πρίσις ἐστίν Ὥστε καὶ τὸ σῶμά πως τῆς ψυχῆς

ἕνεκεν καὶ τὰ μόρια τῶν ἔργων πρὸς ἃ πέφυκεν ἕκαστον Λεκτέον ἄρα πρῶτον τὰς πράξεις

231

lrsquoaction totale consiste dans lrsquoensemble organiseacute des actions propres agrave chacun des sens dans

lequel la vie appartient agrave cet organisme32

Toutes ces consideacuterations jusqursquoici permettent de se faire une premiegravere ideacutee de ce que

serait la conception aristoteacutelicienne du bien-vivre chez les animaux Bien-vivre serait pour un

animal le bon accomplissement de lrsquoaction totale dont il est capable gracircce agrave son acircme33 Il

serait le bon accomplissement de laquo vivre raquo dans tous les sens qursquoil le possegravede en fonction de

son acircme agrave lui On nrsquoattendrait pas qursquoun animal qui ne possegravede pas la faculteacute de mouvement

local se deacuteplace bien Si lrsquoon peut prendre les actions propres agrave chacun des diffeacuterents sens de

vivre dans lesquels un animal possegravede la vie comme les composants de la vie globale et de

lrsquoaction totale de cet animal le bon accomplissement de cette action serait le bien-vivre pour

cet animal Le rapport entre diffeacuterents sens de vivre et la vie globale de lrsquoanimal doit ecirctre

parallegravele agrave celui entre lrsquoacircme et ses laquo parcelles raquo De la mecircme maniegravere que tous les animaux

ont une seule acircme une et unifieacutee avec plusieurs faculteacutes qui sont diffeacuterentes et distinctes en

raison (sans lrsquoecirctre ni selon le lieu ni selon la grandeur34) les diffeacuterents sens de laquo vivre raquo sont

les diffeacuterentes fonctions et les diffeacuterentes activiteacutes drsquoune seule vie unifieacutee de lrsquoanimal La vie

de lrsquoanimal ne serait donc pas plus deacutepartementaliseacutee que son acircme35

Lrsquoexemple des insectes diviseacutes peut ecirctre utile pour illustrer ce point En effet leur cas

ne semble pas ecirctre le meilleur exemple pour illustrer lrsquointeacutegriteacute de la vie chez les animaux car

le principe de lrsquouniteacute de vie semble un peu laquo lacirccheacute raquo chez ces creacuteatures En tant qursquoanimal non

32 Lrsquointerpreacutetation que J G Lennox fait de ce passage reconnaicirct le rocircle que peut jouer la distinction de diffeacuterents

sens de vivre dans lrsquoexplication de diffeacuterentiae des vivants Lennox dit laquo The idea here is something like an

over-arching teleological explanation in which one looks at the entire anatomy of an animal asks why it is

organized that way and answers lsquobecause that is what an animal like that needs to perform the nutritive

reproductive perceptive locomotive etc activities of the soul raquo (laquo Bios praxis and the Unity of Life raquo dans

Aristotele Was ist Leben Aristoteles Anschauungen zur Entstehungsweise und Funktion von Leben Akten der

Tagung vom 23-26 August 2006 in Bamberg ed Sabine Foumlllinger Stuttgart Franz Steiner Verlag 2009 p

239-259 [p 253]) Voir cependant ses reacuteserves sur la validiteacute logique de lrsquoargument de ce passage dans

Aristotle On the Parts of Animals op cit p 176 33 Lrsquoideacutee populaire dont Aristote fait mention dans lrsquoEN (I 2 1095a18-20 et I 8 1098b21-22) et qui identifie

euprattein et eudzen avec lrsquoeudaimonia nrsquoest pas complegravetement deacutepourvue du sens drsquoun point de vue biologique

aussi 34 DA II 2 413b13-414a3 35 Crsquoest ainsi que D Balme explique son choix de πολήρους au lieu de πολυμεροῦς en PA I 4 645b17 lrsquoaction

totale de lrsquoanimal nrsquoest pas une agglomeacuteration des activiteacutes dont lrsquoanimal est capables mais elle est une activiteacute

coordonneacute complegravete et compreacutehensive de lrsquoanimal comme un tout (Aristotle De Partibus Animalium I op cit

p 124)

232

sanguin segmenteacute chez les insectes la vie nrsquoest pas aussi bien articuleacutee selon Aristote qursquoelle

lrsquoest chez les grands animaux sanguins (De Juv 2 468b10-15) Mais exactement pour la

mecircme raison leur cas peut constituer un bon exemple parce que la laquo lacirccheteacute raquo de leur principe

vital permet drsquoexpliquer qursquoil est toujours possible pour un animal de rester en vie sans bien-

vivre pour Aristote

Les parties segmenteacutees de certains des insectes36 continuent agrave vivre selon Aristote

parce que dans chacune de ces parties srsquoactualise la mecircme espegravece de lrsquoacircme qursquoavant la

division A cet eacutegard ces insectes ressemblent aux plantes

Par ailleurs on peut encore voir que les veacutegeacutetaux qursquoon segmente restent en vie ainsi

que chez les animaux certains des insectes Crsquoest comme si leur acircme restait identique

speacutecifiquement quoique non numeacuteriquement [ὡς τὴν αὐτὴν ἔχοντα ψυχὴν τῷ εἴδει εἰ

καὶ μὴ ἀριθμῷ] car chacun des deux segments est doueacute de sensation et de mouvement

local jusqursquoagrave un certain temps [hellip] [C]hacun des deux segments comporte toutes les

parties de lrsquoacircme Et lrsquoon a affaire agrave des acircmes qui offrent une ressemblance speacutecifique

lrsquoune avec lrsquoautre et avec lrsquoacircme entiegravere [καὶ ὁμοειδῆ ἐστιν ἀλλήλοις καὶ τῇ ὅλῃ] (DA

I 5 411b19-27)37

Selon ce passage chaque partie segmenteacutee restant en vie vit en tant qursquoanimal et non pas

comme quelque chose de moins qursquoun animal laquo Des animaux de cette sorte dit Aristote pour

36 Aristote semble penser que les conditions et les dureacutees de rester en vie apregraves la division change pour

diffeacuterentes sortes drsquoinsecte Parmi les insectes dont parle Aristote il semble que ce sont les longs insectes

comme scolopendrae qui vivent le plus long temps apregraves avoir eacuteteacute diviseacute en plusieurs parties (IA 707a27-31)

alors que les insectes laquo supeacuterieurs raquo comme les abeilles ne peuvent supporter une division que si la tecircte ou le

ventre reste lieacute agrave la partie meacutediane ougrave se trouve le principe de lrsquoacircme nutritive et crsquoest la partie restant lieacutee au

principe de lrsquoacircme nutritive qui continuent agrave vivre (De Juv 2 468a27-28) Peu importent cependant ces

diffeacuterences pour mes tacircches ici parce que ce que je cherche dans le cas des insectes diviseacutes nrsquoest qursquoun bon

exemple pour mon argument sur le bien-vivre animal Sur ces points voir R K Sprague laquo Aristotle and Divided

Insectsraquo Meacutethexis 2 1989 p 29-40 David Lefebvre laquo Lrsquoargument du sectionnement des vivants dans les

Parva Naturalia le cas des insectes raquo Revue de Philosophie Ancienne 20 (1) 2002 p 5-34 et Abraham P Bos

laquo Aristotle on Dissection of Plants and Animals and His Concept of the Instrumental Soul-body raquo Ancient

Philosophy 27 2007 p 95-106 37 Les autres passages sur les insectes diviseacutes DA I 4 409a9-10 II 2 413b16-22 HA IV 7 531b30-532a4

PA III 5 667b22-31 IV 5 682a3-8 IA 7 707a23-b5 De long 6 467a18-29 De Juv 2 468a23-b15 De

Resp 3 (9) 471b19-29 De Vit 1 (17-23) 478b32-479a7 Meacutet Z 16 1040b10-16 Sprague laquo Aristotle and

Divided Insectsraquo loc cit pense que les animaux qui vivent apregraves la division dont il est question dans ce dernier

passage de la Meacutetaphysique ne sont pas insectes mais des grands animaux sanguins

233

les insectes sont en effet comme une pluraliteacute drsquoanimaux composant une mecircme nature raquo (De

Juv 2 468b9-10 ndash italique ajouteacute)38 Quand diviseacute lrsquoinsecte ne se divise donc jamais drsquoune

part en une sorte de plante qui ne serait doueacutee que de lrsquoacircme nutritive et drsquoautre part en une

creacuteature impossible quelconque qui serait doueacutee de la seule sensation sans toutefois posseacuteder

lrsquoacircme nutritive39

Or les parties segmenteacutees de lrsquoinsecte ne continuent pas agrave vivre comme nrsquoimporte

quel animal Dans les parties segmenteacutees la correacutelation et la coordination vitale entre lrsquoacircme et

le corps sont briseacutees et perdues Du point de vue exclusif de leurs formes ces parties sont

toujours le mecircme insecte qursquoavant la division parce que chacune a la mecircme espegravece de lrsquoacircme

que lrsquoinsecte drsquoorigine Mais au niveau de la substance composeacutee bien qursquoelles ne soient pas

toujours nrsquoimporte quel animal quelconque et qursquoelles possegravedent toujours lrsquoacircme drsquoun insecte

deacutesormais elles sont nrsquoimporte quel insecte Car elles ne possegravedent plus un corps qui leur

permettrait de vivre la mecircme vie que celle de lrsquoinsecte drsquoorigine Elles ne sont plus aptes agrave

accomplir les actions propres agrave la vie que menait lrsquoinsecte drsquoorigine Les parties segmenteacutees

de lrsquoinsecte existent comme si elles eacutetaient coinceacutees dans lrsquoespace drsquoune reacutealisation premiegravere

purement formelle sans la matiegravere approprieacutee Elles ne sont pas complegravetement sans matiegravere

mais la matiegravere qursquoelles possegravedent nrsquoest pas (ou nrsquoest plus) convenablement organiseacutee pour

vivre la vie dont leur acircme est capable Ces laquo insectes raquo vivent et au niveau formel elles

possegravedent tous les laquo vivres raquo que posseacutedait lrsquoinsecte avant la division Mais tout de mecircme

elles nrsquoont plus les organes pour vivre ces vies ducircment en tant qursquoinsecte elles ne vivent pas

bien

V La structure de lrsquoaction totale chez lrsquoanimal

Lrsquoexemple des insectes diviseacutes donnent aussi une ideacutee sur la structure de lrsquoaction

totale drsquoun animal Comme Balme le souligne 40 cette action totale nrsquoest pas une

agglomeacuteration des diffeacuterentes actions dont lrsquoanimal est capable gracircce agrave ses faculteacutes

psychiques De mecircme pour le corps aussi le corps nrsquoest pas une agglomeacuteration des parties

38 Voir aussi IA 7 707a23-b5 laquo Ce qui fait quils vivent mecircme apregraves avoir eacuteteacute coupeacutes cest que la constitution

de chacun deux ressemble beaucoup agrave celle dun animal que lon formerait de la reacuteunion de plusieurs animaux raquo

(707b1-3 trad Bartheacutelemy Saint-Hilaire) 39 Voir les analyses de Polansky sur la division des plantes et les insectes (Aristotlersquos De Anima op cit p179-

180 et p 195-196) 40 Voir la note 31 en haut

234

dont chacune a sa propre action comme sa fin indeacutependante et autonome des autres parties du

corps Lrsquoaction totale de lrsquoanimal est constitueacutee des teacuteleacuteologies subordonneacutees lrsquoune agrave lrsquoautre

et lrsquoensemble de cette structure a comme fin la preacuteservation de la vie et la nature propre de

lrsquoanimal41 Si les parties segmenteacutees des insectes ne peuvent pas continuer agrave vivre pour un

long temps apregraves la division crsquoest que la teacuteleacuteologie de leur action totale est briseacutee et a perdu

son inteacutegriteacute Pour le dire du point de vue de la vie si elles vivent (quoique pour une courte

dureacutee) sans toutefois bien vivre crsquoest qursquoelles ne peuvent plus accomplir leur action totale

faute de lrsquoorganisation corporelle neacutecessaire agrave leur preacuteservation

Toutefois pour ce qui est de preacuteserver leur nature [apregraves la division] les plantes y

parviennent tandis que ces ecirctres-lagrave [les insectes] ne le peuvent pas faute drsquoorganes

destineacutes agrave leur sauvegarde Aux uns il manque un organe capable de srsquoapproprier la

nourriture aux autres un organe pouvant la recevoir et agrave drsquoautre encore drsquoautres

organes en plus de ces deux-lagrave [ἀλλὰ πρὸς τὸ σῴζεσθαι τὴν φύσιν τὰ μὲν φυτὰ

δύναται ταῦτα δ οὐ δύναται διὰ τὸ μὴ ἔχειν ὄργανα πρὸς σωτηρίαν ἐνδεᾶ τ εἶναι τὰ

μὲν τοῦ ληψομένου τὰ δὲ τοῦ δεξομένου τὴν τροφήν τὰ δ ἄλλων τε καὶ τούτων

ἀμφοτέρων] (De Juv 2 468b5-7)42

Comme les bovins agrave face humaine drsquoEmpeacutedocle les insectes diviseacutes eux aussi ne sont plus

capables de se diriger vers un telos lequel consiste dans leur nature comme forme43 ils ne

sont plus ce qursquoils sont

La division corporelle drsquoun animal ne segmente donc pas son acircme en ses diverses faculteacutes

mais en brisant lrsquointeacutegriteacute organique de lrsquoanimal la division brise la meacutecanique de la

nutrition elle rend impossible lrsquoaccomplissement de la teacuteleacuteologie du processus physiologique

relative agrave la nutrition44 Lrsquoactiviteacute nutritive a donc sa propre teacuteleacuteologie et ses propres organes

concourants Quoique donc chaque segment retienne lrsquoidentiteacute speacutecifique de lrsquoacircme propre agrave

lrsquoanimal diviseacute la sauvegarde du mode de vie global de lrsquoanimal requiert comme sa condition

41 Crsquoest le point qursquoAristote preacutecise dans toutes derniegraveres lignes des PA I laquo Pour toutes les actions donc qui

sont en vue drsquoautres actions il est claire que les instruments dont elles sont les actions diffegraverent de la mecircme

maniegravere que les actions De mecircme si certaines actions se trouvent ecirctre anteacuterieures agrave drsquoautres actions et en ecirctre la

fin il en ira ainsi eacutegalement de chacune des parties dont ces actions sont les actions raquo (645b28-32) 42 Cf DA I 5 411b22-24 laquo [Srsquoils les insectes diviseacutes ne survivent pas] cela nrsquoa rien drsquoeacutetrange crsquoest qursquoils

nrsquoont pas drsquoorganes capables de preacuteserver leur nature [ὄργανα γὰρ οὐκ ἔχουσιν ὥστε σώζειν τὴν φύσιν] raquo Voir

aussi De Long 6 467a20-21 43 Phys II 8 199a30-b7 44 Cf De Juv 3 469a2-10

235

neacutecessaire le bon fonctionnement de la teacuteleacuteologie du meacutecanisme de la faculteacute nutritive Crsquoest

sous le rapport drsquoune neacutecessiteacute hypotheacutetique que le fonctionnement de la faculteacute nutritive est

lieacute agrave la preacuteservation et agrave la continuation de la nature globale de lrsquoanimal45

Or agrave la fin du passage derniegraverement citeacute du De juventute agrave la liste des organes requis pour la

preacuteservation de lrsquoanimal Aristote ajoute agrave coteacute de ceux par lesquels lrsquoanimal srsquoapproprie sa

nourriture (la tecircte) et ceux qui servent agrave sa reacuteception (le ventre) laquo drsquoautres organes en plus raquo

Parmi ces laquo autres organes raquo on doit peut ecirctre compter la partie analogue du cœur ougrave reacuteside

le principe de la vie Mais il faut aussi compter je pense les organes qui servent au

mouvement local Ceux-ci sont indispensables pour lrsquoappropriation de la nourriture dans le

cas des animaux doueacute de la locomotion Or outre les organes de locomotion il faut aussi

compter les organes des sens agrave distance lesquels servent au bon accomplissement du

mouvement 46 Donc le bon accomplissement de lrsquoaction totale de lrsquoanimal deacutepend de

lrsquoaccomplissement des teacuteleacuteologies de ces deux autres faculteacutes agrave savoir la faculteacute de

mouvement et la faculteacute de sensation Or ce nrsquoest pas leurs accomplissements indeacutependants

dont il srsquoagit ici Il faut qursquoelles srsquoaccomplissent drsquoune maniegravere agrave srsquoarticuler au meacutecanisme de

la nutrition elles font partie de la teacuteleacuteologie de la nutrition Chez les animaux la nutrition

devient une activiteacute plus complexe qursquoelle lrsquoest chez les plantes parce que la teacuteleacuteologie de la

nutrition chez les animaux comprend les actions des autres faculteacutes au-delagrave des actions

propres agrave lrsquoacircme nutritive Outre les sens agrave distance le toucher et le goucirct eux aussi sont au

service de la vie nutritive de lrsquoanimal Les activiteacutes des faculteacutes motrice et sensitive

contribuent donc aux fins poursuivies par la faculteacute nutritive47

Or les actions propres agrave la faculteacute nutritive ne sauraient constituer la fin ultime de toutes les

autres capaciteacutes laquo supeacuterieures raquo de lrsquoanimal Elles ne peuvent pas ecirctre lrsquoinstance ultime de la

teacuteleacuteologique de tous les autres laquo vivres raquo de lrsquoanimal48 parce que selon Aristote laquo crsquoest en

effet en tant qursquoil est un animal que nous disons que tel ltanimalgt est vivant mais crsquoest en tant

qursquoil est capable de sensation que nous disons du corps qursquoil est un animal raquo (De Juv 3

469a18-20) La vie animale est par deacutefinition sensitive49 Crsquoest donc la vie animale en tant

45 Voir Pierre-Marie Morel De la matiegravere agrave lrsquoaction Aristote et le problegraveme du vivant Paris Vrin 2007 p 84-

85 46 DA III 11 434a30-b8 47 Cf Leunissen Arostotlersquos Science of Nature opcit p 59 48 Pace Leunissen ibid p 63-74 49 Les textes qui constituent les PN privileacutegient la sensation sur les autres faculteacutes de lrsquoanimal Comme il est dit

deacutejagrave dans le preacuteambule du De sensu (1 436b1-12) ces textes traitent soit de caracteacuteristiques qui suivent

236

que vie animale qui constitue la cause finale qui deacutetermine toute organisation fonctionnelle de

lrsquoacte de vivre de lrsquoorganisme

Entre les faculteacutes laquo supeacuterieures raquo et les faculteacutes laquo inferieures raquo de lrsquoanimal il y a donc

bien un rapport drsquointerdeacutependance Il srsquoagit des neacutecessiteacutes hypotheacutetiques liant reacuteciproquement

un niveau et lrsquoautre50 Crsquoest ce complexe des neacutecessiteacutes hypotheacutetiques que reflegravete ce qui est

laquo total raquo dans lrsquoaction totale de lrsquoanimal Il semble qursquoil y a bien une pluraliteacute des neacutecessiteacutes

hypotheacutetiques et qursquoelles se coupent mutuellement drsquoune part les activiteacutes de la capaciteacute

motrice et celles de la capaciteacute sensitive sont neacutecessaires pour que lrsquoanimal puisse se nourrir

sinon laquo il va peacuterir sans parvenir agrave sa fin qui est lrsquoœuvre de la nature raquo (DA III 12 434a34-

b1)51 Mais drsquoautre part il est impensable qursquoun animal se meuve et sente sans se nourrir En

plus lrsquoanimaliteacute de lrsquoanimal est une fin supeacuterieure pour et par rapport agrave sa vie nutritive

Ce qui est dit ici agrave un niveau plus ou moins geacuteneacuteral peut ecirctre eacutegalement dit au niveau

de la nature propre de chaque espegravece de lrsquoanimal Chaque sorte drsquoanimal a sa propre maniegravere

speacutecifique de manifester les diffeacuterents sens de vivre Il nrsquoy a pas de laquo vivre raquo abstrait tout

vivre est vivre drsquoune certaine faccedilon preacutecise crsquoest-agrave-dire selon une forme preacutecise Cela est un

autre point que lrsquoexemple des insectes diviseacutes nous permet de voir Les insectes ressemblent

aux plantes par le fait que ses parties segmenteacutees sont capables de vivre apregraves la division dit

Aristote Cependant ils sont dissemblables sur un point important les parties segmenteacutees de

lrsquoinsecte ne peuvent rester vivant que jusqursquoagrave un certain moment laquo alors que les plantes

recouvrent leur nature complegravete [ἐκεῖνα δὲ καὶ τέλεια γίνεται τὴν φύσιν] crsquoest-agrave-dire que

deux ou un nombre supeacuterieur de plantes se forment agrave partir drsquoune seule raquo (PA IV 6 682b31-

32) Les parties segmenteacutees de la plante peuvent retrouver leur eacutetat de maturiteacute Pour les

plantes la division peut fonctionner comme une reproduction52 On peut assumer qursquoapregraves la

division les plantes perdent elles aussi leur identiteacute speacutecifique et les parties segmenteacutees

logiquement de la nature sensitive de lrsquoanimal soit de celles que supposent la preacutesence et le maintient de cette

mecircme nature sensitive Bien qursquoils portent plutocirct sur la meacutecanique de vivre les PN ne perdent jamais la vue de la

nature sensitive de lrsquoanimale comme la cause laquo en vue de quoi raquo existent et fonctionnent certaines autres faculteacutes

de lrsquoanimal Sur ce point voir P-M Morel De la matiegravere agrave lrsquoaction op cit p 71-89 50 Ce qui est dit dans le passage suivant du De Somno doit ecirctre correct reacuteciproquement entre les actions des

faculteacutes lsquoinfeacuterieuresrsquo et lsquosupeacuterieuresrsquo laquo Je veux parler de la neacutecessiteacute conditionnelle consideacuterant que srsquoil doit y

avoir un animal pourvu de sa nature propre il faut par neacutecessiteacute que certains ltattributsgt lui appartiennent et que

ceux-ci lui appartenant drsquoautres encore lui appartiennent raquo (2 455b26-28) 51 Je pense que lrsquoœuvre de la nature dans laquelle consiste le telos de lrsquoanimal est lrsquoeacutetat mature crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetat

accompli de sa forme speacutecifique Je comprends ce passage en parallegravele avec Phys II 8 199a30-32 52 R K Sprague laquo Aristotle and Divided Insectsraquo loc cit p 31

237

deviennent comme les insectes laquo nrsquoimporte quelle plante raquo Mais la simpliciteacute de leur nature

leur permet de regagner leur identiteacute speacutecifique et la nature drsquoun membre mature de leur

propre espegravece Elles retrouvent leur perfectionnement speacutecifique53 Crsquoest cette possibiliteacute de

regagner le perfectionnement de leur eacutetat mature que perdent les parties segmenteacutees de

lrsquoinsecte Ce qui peut ecirctre pour une plante une meacutethode pour reproduire la vie finit pour les

animaux par la mort Les parties segmenteacutees de lrsquoinsecte perdent agrave jamais la possibiliteacute drsquoecirctre

dans le meilleur eacutetat de leur nature Elles perdent la possibiliteacute de vivre conformeacutement agrave la

nature de leur espegravece En effet dans la mesure ougrave ces segments ne perdent pas lrsquoidentiteacute

speacutecifique de leur acircme on pourrait dire qursquoau niveau formel ils nrsquoont pas perdu leur nature

comme telos Agrave ce niveau formel ils ont le mecircme telos que lrsquoinsecte avant la division Or

comme ils ne sont plus capables drsquoagir drsquoune maniegravere agrave manifester les laquo vivres raquo qursquoils sont

laquo psychologiquement raquo capables il est impossible pour eux drsquoatteindre leur telos Leur action

ne peut pas ecirctre aussi bien totale et complegravete que celle drsquoun membre mature de leur espegravece

Aristote ne donne nulle part une formulation pour le bien-vivre des animaux Mais eut-il agrave en

donneacute une je crois qursquoelle aurait eacuteteacute quelque chose somme la suivante bien-vivre pour tous

les animaux consiste agrave ecirctre dans la meilleure de sa nature drsquoune maniegravere agrave pouvoir ducircment

accomplir lrsquoaction totale qui constitue la vie propre et caracteacuteristique de son espegravece

VI laquo Vivre seulement raquo et la complexiteacute de lrsquoaction totale

Or cette derniegravere conclusion a besoin drsquoune preacutecision parce que par cette conclusion

on perd un peu la diffeacuterence entre les animaux qui laquo vivent seulement raquo et ceux qui ont

preacutetention au bien vivre54 Apregraves tout toute substance aura atteint ce qui est beltion pour elle

dans la mesure ougrave elle possegravede sa forme et est ducircment composeacutee Une plante ou une eacuteponge

ne serait pas moins accomplie qursquoun homme

Selon Aristote les plantes et certaines des creacuteatures marines ne font que laquo vivre

simplement raquo55 non pas parce qursquoelles sont deacutepourvues de tout beltion Elles sont deacutepourvues

53 Le meacutecanisme de cette reacutegeacuteneacuteration est deacutecrit en De Juv 3 468b16-28 54 Ce nrsquoest pas une distinction qursquoAristote fait explicitement En PA II 10 655b37- 656a8 Aristote eacutetend le

groupe drsquoanimaux participant au bien-vivre au-delagrave de lrsquohomme Or cet eacutelargissement de la participation au

bien-vivre ne couvre pas tous les animaux et Aristote suggegravere drsquoune faccedilon plus ou moins tacite lrsquoexistence de

certains animaux qui sont restreints agrave laquo vivre seulement raquo sans participer au bien-vivre 55 Pour ce qui est de la distinction entre les animaux qui participent au bien-vivre et ceux qui laquo vivent

seulement raquo ces derniers sont groupeacutes en PA II 10 655b37- 656a8 avec les plantes Cela suggegravere que ces

238

de toute participation au bien-vivre parce que chez elles la diffeacuterence entre vivre comme

lrsquoopposeacute simple et immeacutediat de non-vivre et vivre comme le vivant qursquoelles sont (crsquoest-agrave-dire

conformeacutement agrave sa nature comme forme et dans la reacutealisation complegravete de sa forme56) nrsquoest

pas aussi grande qursquoelle lrsquoest pour les animaux plus complexes Lrsquoaction constitutive et

caracteacuteristique de leur vie ne les distingue de la nature inanimeacutee que dans le sens le plus

minime qursquoil puisse ecirctre Srsquoil est impossible qursquoune plante en tant que plante ne vive pas57

son vivre ne consiste cependant que dans lrsquoactualisation la plus simple possible drsquoune

capaciteacute qui distingue la vie de la non-vie selon Aristote Donc en ce qui concerne les

animaux qui laquo vivent seulement raquo ce qui les fait si simple crsquoest le fait de ne vivre qursquoune

forme de vie aussi simple que celle des plantes (malgreacute leur nature sensitive) et de la vivre de

la maniegravere la plus simple et immeacutediate possible pour un animal

Chez ces animaux simples il nrsquoy a donc pas de diffeacuterence consideacuterable entre la simple

actualisation et la bonne actualisation de la capaciteacute qui les distingue de lrsquoinanimeacute Quant aux

animaux plus complexes il semble que chez eux vivre comme un simple opposeacute du non-

vivant et vivre comme ce qursquoil est ne sont pas aussi simultaneacutes Drsquoabord parce qursquoils

possegravedent le vivre dans plusieurs sens Chez ces animaux plus complexes comme la vie se

trouve doteacutee de plusieurs faculteacutes leur acte de vivre est loin drsquoecirctre une diffeacuterenciation

immeacutediate de lrsquoinanimeacute

Cependant cela ne permet pas de dire que ces animaux vivent bien par deacutefinition et

tout sens de laquo vivre seulementraquo est exclu de leurs vies Si lrsquoanimeacute se distingue de lrsquoinanimeacute

par le fait drsquoecirctre en vie et si la vie srsquoentend dans plusieurs sens il srsquoensuit que lrsquoanimeacute se

distingue de lrsquoinanimeacute non pas dans un seule sens mais dans plusieurs sens Pour chacun de

ces sens seacutepareacutement la vie et le vivant peuvent ecirctre seacutepareacutes de la non-vie et du non-vivant

animaux soient selon Aristote comme les plantes agrave certains eacutegards En HA VII (VIII) 1 588b10-27 Aristote

parle de cinq sortes de creacuteatures marines qui occupent la frontiegravere entre ecirctre une plante et ecirctre un animal Ces

creacuteatures sont les ascidies les eacuteponges les aneacutemones les pinna et les solens 56 En ce qui concerne les creacuteatures marines produites de la geacuteneacuteration spontaneacutee comme leur geacuteneacuteration et leur

croissance ne sont pas lrsquoaccomplissement drsquoune forme en puissance transmise dans la semence par le geacuteniteur en

vue de la reproduction bien-vivre comme vivre conformeacutement agrave leur forme ne saurait pas ecirctre dit pour eux

Cependant on peut dire qursquoils vivraient bien quand le reacutesultat du processus de leur geacuteneacuteration laquo tombe bien raquo

comme les animaux drsquoEmpeacutedocle qui parviennent agrave vivre La diffeacuterence entre les animaux qui laquo vivent

seulement raquo et ceux qui participent au bien-vivre peut ecirctre entrevue si on compare la complexiteacute de la meacutediation

dans la geacuteneacuteration drsquoun eacuteponge agrave celle requise pour eacuteviter qursquoun bovin laquo tombe bien raquo et ne soit pas agrave face

humaine 57 Crsquoest une expression qursquoAristote utilise pour les animaux en De Juv 1 467b22-23

239

Crsquoest-agrave-dire que par exemple compareacute agrave une chose inanimeacutee le fait de sentir tout seul

suffirait par soi-mecircme agrave distinguer lrsquoanimeacute Pour un corps naturel doueacute de sentir le fait de

vivre peut bien se dire comme une conseacutequence logique de son ecirctre doueacute de sentir sans faire

aucune reacutefeacuterence agrave sa faculteacute nutritive Mecircme si la possession de la sensation sans la faculteacute

nutritive est biologiquement impossible Lrsquoanimal peut ecirctre dit vivant sous la seule et seule

reacutefeacuterence de sa nature sensitive Logiquement parlant on nrsquoa pas besoin de preacutesupposer la

faculteacute nutritive et son activiteacute pour reconnaicirctre une manifestation de la sensation comme une

manifestation de vie La sensation est une condition suffisante pour la preacutesence de la vie58

Srsquoil pouvait y avoir une sorte de creacuteature qui pouvait avoir lrsquoacircme sensitive sans lrsquoacircme

nutritive il ne serait pas moins vivant qursquoun animal sublunaire lequel ne peut pas ecirctre sensitif

sans posseacuteder la faculteacute nutritive Les sens de vivre ne sont pas logiquement interdeacutependants

parce que les faculteacutes auxquelles ils correspondent sont seacuteparables et distinctes par raison

Chacun par soi-mecircme suffit agrave distinguer lrsquoanimeacute de lrsquoinanimeacute59 Lrsquointelligence et le cas du

Dieu en constituent les meilleurs exemples Si donc chacun des sens de vivre correspond

avant toute autre chose agrave un simple fait de vivre comme lrsquoopposeacute de non-vivre jrsquoen conclus

que pour chacun de ces sens laquo vivre simplement raquo et laquo bien vivre raquo se distinguerait Tous les

sens de vivre et toutes les manifestations de la vie peuvent ecirctre lrsquoobjet drsquoune distinction entre

58 Dans le mecircme passage (DA II 2 413a22-25) laquo nous preacutetendons dit Aristote qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne

serait-ce qursquoune seule quelconque de [ses] manifestations raquo Sur ce point voir aussi G B Matthews laquo De Anima

2 2-4 and the Meaning of Life raquo dans Essays on Aristotlersquos De Anima eacuteds Martha Nussbaum et A O Rorty

Oxford Clarendon Press 1997 p185-193 59 Dans le fragment B 80 (Duumlring) du Protreptique Aristote pose une opposition immeacutediate entre la sensation et

la non-vie Cela paraicirctrait un peu eacutetrange voire faux aux lecteurs du DA Ce fragment B 80 dit que laquo nous

distinguons la vie de lrsquoabsence de vie par la perception raquo Dans un autre fragment parallegravele (B 74 Duumlring) il est

dit que laquo la vie se distingue de lrsquoabsence de la vie par la sensation et la vie se deacutefinit par la preacutesence et la faculteacute

de sensation raquo Bien qursquoil soit clair dans le contexte du dernier fragment qursquoAristote cherche agrave dire que sans

sensation il ne vaut plus la peine de vivre pour lrsquohomme je crois cependant que meacuterite attention cette aise avec

laquelle Aristote met en opposition la vie agrave la non-vie par le critegravere de la sensation au lieu de la capaciteacute

nutritive comme on srsquoatteindrait de lrsquoauteur du DA Voir aussi EN IX 9 1170a19 EE VII 12 1244b23-33 et

Top V 2 129b33-34 Un autre exemple inteacuteressant sur ce point et qui paraicirctrait sans doute eacutetrange drsquoun point

vue strict de la theacuteorie aristoteacutelicienne de lrsquoembryologie se trouve dans les Politiques VII 16 laquo Il faut poser

une limite numeacuterique agrave la procreacuteation et si des couples conccediloivent en outrepassant cette ltlimitegt il faut

pratiquer lrsquoavortement avant que ltle fœtusgt ait reccedilu la sensibiliteacute crsquoest-agrave-dire la vie [πρὶν αἴσθησιν ἐγγενέσθαι

καὶ ζωὴν ἐμποιεῖσθαι δεῖ τὴν ἄμβλωσιν] Car si cette pratique est impie ou non cela sera trancheacute par ltle critegraveregt

de la sensation crsquoest-agrave-dire de la vie [τῇ αἰσθήσει καὶ τῷ ζῆν] raquo (1335b23-26) Or ces passages ne paraicirctraient

pas aussi lsquofauxrsquo si on considegravere qursquoen effet selon le DA la sensation par elle-mecircme distingue la vie de la non-vie

aussi bien que le fait lrsquoacircme nutritive

240

laquo vivre seulement raquo et laquo bien-vivre raquo En plus il semble que pour chacun de ces sens une

telle distinction peut ecirctre faite indeacutependamment des autres Si on continue par lrsquoexemple du

Dieu le cas de Dieu est un cas de laquo vivre seulement raquo parce que le Dieu vit dans

lrsquoimmeacutediateteacute de lrsquoacte et de lrsquoobjet de son intelligence60 Son acte drsquointelligence est marqueacute

par une telle simpliciteacute qursquoil nrsquoa pas besoin de vertus pour son bon accomplissement Sa

feacuteliciteacute consiste dans la valeur de sa seule activiteacute et dans la simpliciteacute et la continuiteacute avec

lesquelles il lrsquoaccomplit Il en va semblablement pour les creacuteatures qui laquo vivent seulement raquo

Si elles ne sont pas feacuteliciteacutees crsquoest que leurs activiteacutes ne sont pas agrave la mecircme hauteur

normative que celle du Dieu Elles possegravedent cependant une simpliciteacute proche de celle du

Dieu Il srsquoensuit je pense que ces creacuteatures laquo vivent seulement raquo moins parce qursquoelles ne

possegravedent que la vie nutritive qursquoelles la possegravedent drsquoune maniegravere la plus simple possible

laquo Vivre seulement raquo nrsquoest pas limiteacute au domaine de lrsquoun des sens de vivre Les vivants

peuvent laquo vivre seulement raquo dans tous les sens de vivre

Dans le cas des creacuteatures plus complexes que les plantes (et les eacuteponges etc) et moins

nobles que le Dieu comme la vie requiert plusieurs actions leurs actions totales ne sauraient

jamais ecirctre aussi simple et aussi immeacutediate que celle drsquoune plante ou celle drsquoun Dieu Ils ne

vivraient jamais aussi laquo seulement raquo qursquoeux Pour ces creacuteatures entre la simple possession des

diffeacuterentes potentialiteacutes de vivre et la reacuteussite de leurs actions totales il y a le simple fait

drsquoagir sans le faire bien De mecircme pour chacun des composants de lrsquoaction totale crsquoest-agrave-dire

diffeacuterentes manifestations de vivre selon ses diffeacuterents sens entre par exemple la simple

possession de la capaciteacute de se mouvoir et se mouvoir bien il y a se mouvoir sans le faire

bien Chez ces animaux le simple acte de se nourrir ne srsquoeffectue jamais dans la simpliciteacute

drsquoune plante Chez les animaux sanguins par exemple la preacutesence du cœur du sang et celle

des parties pour recevoir la nourriture et pour eacutevacuer les reacutesidus sont indispensables pour le

fonctionnement de leur vie nutritive Crsquoest-agrave-dire que chez ce type drsquoanimaux la vie nutritive

est toujours meacutediate et nrsquoa aucune forme aussi simple que celle drsquoune plante elle ne

distingue pas lrsquoanimal de lrsquoinanimeacute aussi immeacutediatement que celle drsquoune plante Son

actualisation simple est drsquoor et deacutejagrave celle drsquoun corps organiseacute selon lrsquointerdeacutependance de

certaines neacutecessiteacutes hypotheacutetiques Pour ces animaux vivre une vie nutritive nrsquoest jamais la

60 Voir Meacutet Λ 1072b13-30 dont les derniegraveres lignes disent laquo La vie du Dieu qui par elle-mecircme est la

meilleure et eacuteternelle est acte Nous affirmons donc que le dieu est lrsquoanimal eacuteternel et le meilleur de sorte que la

vie et la dureacutee continue et eacuteternelle appartiennent au dieu car le dieu est cela mecircme [ἐνέργεια δὲ ἡ καθ αὑτὴν

ἐκείνου ζωὴ ἀρίστη καὶ ἀΐδιος φαμὲν δὴ τὸν θεὸν εἶναι ζῷον ἀΐδιον ἄριστον ὥστε ζωὴ καὶ αἰὼν συνεχὴς καὶ

ἀΐδιος ὑπάρχει τῷ θεῷ τοῦτο γὰρ ὁ θεός]raquo (1072b27-30)

241

reacuteussir drsquoembleacutee Autrement dit le bien-vivre des animaux complexes deacutepend du bon

accomplissement de leur complexiteacute

VII De Caelo lrsquoanalogie de complexiteacute entre les actions des planegravetes et celles de

lrsquohomme

Ces ideacutees peuvent ecirctre corroboreacutees par un passage tregraves connu du De Caelo en II 12

292b1-1061 ougrave Aristote fait une comparaison entre les astres et les ecirctres vivants sublunaires

afin drsquoexpliquer sa solution agrave une aporie concernant la complexiteacute des mouvements des corps

ceacutelestes La difficulteacute est la suivante62 pourquoi les planegravetes plus proches du corps premier et

de la translation premiegravere sont mues des mouvements plus nombreux que les corps plus

eacuteloigneacutes (comme la Terre le Soleil et la Lune) qui sont plus proche du centre du systegraveme des

sphegraveres homocentriques Ce fait pose un problegraveme parce que crsquoest lrsquoordre contraire qui

semble ecirctre plus rationnel Il semble plus rationnel que soit mus par le moins de mouvement

les corps qui sont plus proches et voisins du premier corps lequel est mucirc par une translation

unique Autrement dit il semble plus rationnel que la quantiteacute de mouvement des corps

ceacutelestes srsquoaccroicirct vers le centre Mais le fait est le contraire

Comme sa solution agrave cette aporie Aristote suggegravere qursquoun changement de perspective

dans notre conception des corps ceacutelestes Selon lui lrsquoordre actuel des choses paraicirctra plus

rationnel si on considegravere les corps ceacutelestes comme les vivants si on eacuteprouve une difficulteacute agrave

ce sujet

[c]rsquoest que nous concevons les astres comme srsquoil ne srsquoagissait que de corps crsquoest-agrave-

dire drsquouniteacutes ayant un ordre mais absolument deacutepourvues drsquoacircme Or il faut les

concevoir comme participant agrave lrsquoaction crsquoest-agrave-dire agrave la vie En effet il semble que de

cette maniegravere aucun des pheacutenomegravenes ne sera irrationnel63 (292a18-22)

61 Les analyses que je deacuteveloppe jusqursquoici au sujet de la complexiteacute de lrsquoaction totale de certains animaux et la

lecture que je fais de ce passage du De Caelo sont eacutetroitement parallegraveles aux ideacutees deacuteveloppeacutees par Catherine

Osborne laquo On the Disadvantages of Being a Complex Organism Aristotle and the scala naturae raquo dans Dumb

Beasts and Dead Philosophers Humanity and the Humane in Ancient Philosophy and Literature Oxford

Clarendon Press 2007 p 98-132 Or jrsquoai deacutecouvert lrsquoarticle drsquoOsborne apregraves la reacutedaction de ce chapitre preacutesent

Pour les points sur lesquels je suis critique drsquoOsborne voir les notes suivantes 62 Pour la position de lrsquoaporie voir De Caelo II 12 291b28-292a3 63 Ἀλλ ἡμεῖς ὡς περὶ σωμάτων αὐτῶν μόνον καὶ μονάδων τάξιν μὲν ἐχόντων ἀψύχων δὲ πάμπαν διανοούμεθα

δεῖ δ ὡς μετεχόντων ὑπολαμβάνειν πράξεως καὶ ζωῆς οὕτω γὰρ οὐθὲν δόξει παράλογον εἶναι τὸ συμβαῖνον

242

Si lrsquoon peut concevoir les astres comme participant agrave lrsquoaction et donc agrave la vie la question de

la diffeacuterence entre les quantiteacutes de leurs mouvements devient une question de diffeacuterence entre

leurs maniegraveres de participer au laquo bien raquo crsquoest-agrave-dire au perfectionnement de leurs propres vies

et au fait drsquoatteindre agrave leurs meilleurs eacutetats Crsquoest la fin naturelle de tous les vivants Aristote

suggegravere que pour les ecirctres qui sont toujours et deacutejagrave dans leur meilleur eacutetat aucune action nrsquoest

requise pour atteindre leur fin parce qursquoils y sont deacutejagrave Il nrsquoy a qursquoun seul ecirctre qui jouit de

cette feacuteliciteacute le principe le plus divin Pour les choses qui sont moins excellentes

lrsquoaccomplissement de leur fin est une affaire plus ou moins complexe selon leur proximiteacute agrave

leur meilleur eacutetat Il y a donc une proportion inverse pour les choses entre la quantiteacute et la

complexiteacute des actions requise pour lrsquoaccomplissement du bien et la proximiteacute agrave leur

excellence

Car il apparaicirct que le bien appartient agrave lrsquoecirctre qui est dans un eacutetat excellent sans que cet

ecirctre accomplisse aucune action et que pour ce qui est le plus proche de lrsquoexcellence le

bien vient de peu drsquoaction ou mecircme drsquoune seule alors que pour ceux qui en sont plus

eacuteloigneacutes elle vient drsquoactions plus nombreuses64 (292a22-24)65

64 Ἔοικε γὰρ τῷ μὲν ἄριστα ἔχοντι ὑπάρχειν τὸ εὖ ἄνευ πράξεως τῷ δ ἐγγύτατα διὰ ὀλίγης καὶ μιᾶς τοῖς δὲ

πορρωτέρω διὰ πλειόνων 65 Je pense que ce passage ne peut pas ecirctre lu comme eacutetablissant une correacutelation entre drsquoune part la quantiteacute et

la complexiteacute des actions requises pour lrsquoachegravevement du bien et drsquoautre part une eacutechelle de supeacuterioriteacute des ecirctres

ceacutelestes Une telle correacutelation requeacuterait que ce passage contienne une reacuteponse agrave lrsquoune de ces trois questions

suivantes 1) est-ce que crsquoest parce qursquoil est plus excellent (ou supeacuterieur) qursquoun ecirctre a besoin de moins

drsquoactions ou 2) est-ce que crsquoest parce qursquoil a besoin de moins drsquoactions qursquoil est plus excellent ou encore 3)

est-ce que lrsquoexcellence se deacutefinit deacutejagrave comme la possession de moins drsquoactions Aucune reacuteponse agrave ces questions

ne peut ecirctre tireacutee de ce passage Parce que toute reacuteponse eacutechouerait agrave expliquer par exemple la supeacuterioriteacute des

planegravetes agrave la Terre Par analogie avec la supeacuterioriteacute de lrsquohomme par rapport aux autres vivants on pourrait peut-

ecirctre supposer que la complexiteacute des actions des planegravetes ne compromettrait pas leur supeacuterioriteacute par rapport agrave la

Terre de mecircme que lrsquohomme est supeacuterieur aux autres vivants malgreacute la haute quantiteacute et la complexiteacute de ses

actions de mecircme les planegravetes seraient aussi supeacuterieurs agrave la Terre au Soleil et agrave la Lune malgreacute la complexiteacute de

leur mouvement Cependant cette fois on risque de ne pouvoir pas expliquer la supeacuterioriteacute du principe le plus

divin par rapport agrave tous Ce passage se comprend mieux si on laisse de cocircteacute lrsquoideacutee drsquoy trouver une comparaison

en termes de supeacuterioriteacute Ce passage ne compare que les meacutediations requises aux ecirctres ceacutelestes pour atteindre le

meilleur de leur eacutetat La complexiteacute des meacutediations nrsquoexplique pas le degreacute de supeacuterioriteacute Autrement dit il

semble que selon ce passage les complexiteacutes des actions drsquoun ecirctre nrsquoa aucune valeur normative Catherine

Osborne laquo On the Disadvantages of Being a Complex Organism raquo loc cit p117-122 a donc raison de dire que

ce passage ne soutient pas lrsquoexistence drsquoune eacutechelle de la nature chez Aristote Or elle a tort me semble-t-il de

nier toute existence drsquoune eacutechelle de la nature chez lui en srsquoappuyant sur ce passage Je pense que la question de

lrsquoeacutechelle de la nature est tout simplement impertinente agrave ce passage

243

Pour les ecirctres qui ne vivent pas dans lrsquoimmeacutediat de leur eacutetat accompli le bien ne vient que par

lrsquointermeacutediaire drsquoune multipliciteacute drsquoactions varieacutees Pour eux le bien deacutepend de

lrsquoaccomplissement et du bon accomplissement drsquoune complexiteacute drsquoactions Pour le dire

autrement pour les ecirctres qui ne vivent pas toujours deacutejagrave dans lrsquoimmeacutediat de leur meilleur eacutetat

leur proximiteacute au bien se mesure par la quantiteacute et la complexiteacute de leur action Or drsquoapregraves

Aristote une telle complexiteacute est loin drsquoecirctre le signe drsquoune feacuteliciteacute leur complexiteacute rend

laquo difficile raquo (χαλεπὸν ndash 292a28) la vie et la reacuteussite du bien Chez les vivants plus complexes

lrsquoaccomplissement de leur meilleur eacutetat passe par lrsquoachegravevement drsquoune multipliciteacute des teloi

intermeacutediaires Donc la reacuteussite de leur laquo action totale raquo (pour ainsi dire) deacutepend drsquoune

structure de subordination entre une varieacuteteacute de fins et drsquoactions plus cette structure devient

complexe plus le bien est difficile (χαλεπώτερον ndash 292a32) Et crsquoest exactement agrave cet eacutegard

que lrsquoactiviteacute des astres est comparable selon Aristote agrave celles des ecirctres vivants sublunaires

La comparaison drsquoAristote suggegravere que parmi les ecirctres vivants sublunaires les plantes eacutetant

les moins complexes des vivants sont les plus proches agrave vivre dans lrsquoimmeacutediat de leur

meilleur eacutetat et elles risquent agrave peine de rater cette fin

En effet ici-bas ce sont les activiteacutes de llsquohomme qui sont les plus nombreuses car il

peut obtenir de nombreux biens de sorte qursquoil peut accomplir beaucoup drsquoactions en

vue drsquoautres choses (Mais pour celui qui possegravede la perfection il nrsquoest besoin

drsquoaucune activiteacute car il est lui-mecircme sa propre fin or lrsquoactiviteacute requiert toujours deux

choses agrave savoir la fin et ce qui tend agrave cette fin) Or les autres animaux ont moins

drsquoactiviteacutes et les plantes tregraves peu et peut-ecirctre une seule En effet soit il y a un seul

bien qursquoon puisse obtenir comme crsquoest aussi le cas de lrsquohomme soit srsquoil y en a

plusieurs tous sont des eacutetapes sur le chemin du bien suprecircme Donc tel ecirctre possegravede le

meilleur et y participe tel autre y parvient par un petit nombre drsquointermeacutediaires tel

autre par beaucoup tel autre ne tente mecircme pas drsquoy parvenir mais se contente

drsquoapprocher du terme66 (292b2-13)

66 Καὶ γὰρ ἐνταῦθα αἱ τοῦ ἀνθρώπου πλεῖσται πράξεις πολλῶν γὰρ τῶν εὖ δύναται τυχεῖν ὥστε πολλὰ πράττειν

καὶ ἄλλων ἕνεκα (Τῷ δ ὡς ἄριστα ἔχοντι οὐθὲν δεῖ πράξεως ἔστι γὰρ αὐτὸ τὸ οὗ ἕνεκα ἡ δὲ πρᾶξις ἀεί ἐστιν

ἐν δυσίν ὅταν καὶ οὗ ἕνεκα ᾖ καὶ τὸ τούτου ἕνεκα) Τῶν δ ἄλλων ζῴων ἐλάττους τῶν δὲ φυτῶν μικρά τις καὶ

μία ἴσως ἢ γὰρ ἕν τί ἐστιν οὗ τύχοι ἄν ὥσπερ καὶ ἄνθρωπος ἢ καὶ τὰ πολλὰ πάντα πρὸ ὁδοῦ ἐστι πρὸς τὸ

ἄριστον Τὸ μὲν οὖν ἔχει καὶ μετέχει τοῦ ἀρίστου τὸ δ ἀφικνεῖται [ἐγγὺς] δι ὀλίγων τὸ δὲ διὰ πολλῶν τὸ δ

οὐδ ἐγχειρεῖ ἀλλ ἱκανὸν εἰς τὸ ἐγγὺς τοῦ ἐσχάτου ἐλθεῖν

244

WKC Guthrie explique cette comparaison par le scheacutema suivant67

Le principe le plus divin atteint le but sans action

Le premier ciel une seule action

Ces deux sont hors de comparaison cette derniegravere commence avec les planegravetes

Homme gt Les planegravetes atteignent le but par plusieurs actions

Animaux gt Soleil et Lune atteignent le but par peu drsquoactions

Plantes gt Terre atteignent le but drsquoune certaine faccedilon par une seule action 68

Si on laisse de cocircteacute les questions concernant les ecirctres ceacutelestes cette comparaison avec

les ecirctres vivants sublunaires suggegravere clairement que le bien-vivre crsquoest-agrave-dire lrsquoeu prattein

global des animaux complexes dont lrsquohomme deacutepend de lrsquoachegravevement drsquoune plus grande

varieacuteteacute drsquoactions69

67 W K C Guthrie Aristotle On the Heavens Loeb Classical Library Cambridge Mass Londres Harvard

University Press 1939 p 208 n a Je prends ici la version reproduite par Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin

Aristote Traiteacute du ciel Traduction et notes Paris GF Flammarion 2004 p 438-9 n5 68 En ce qui concerne la solution qursquoAristote propose pour lrsquoaporie de commencement cette comparaison nrsquoest

pas sans problegraveme elle ne correspond pas agrave ce qursquoAristote donne comme sa solution (De Caelo II 12 292b20-

25) Cette comparaison suppose que le bien de la Terre nrsquoest pas inaccessible pour elle et qursquoelle lrsquoatteint drsquoune

maniegravere tregraves simple sans aucune difficulteacute seacuterieuse juste comme les plantes Cependant la solution drsquoAristote

suppose le contraire la Terre et les astres qui en sont proches ne se contentent que drsquoapprocher du terme ultime

sans y parvenir Je nrsquoassume pas ici la tacircche de produire une solution agrave cette difficulteacute et je me contente de lire ce

passage pour ce qui est dit agrave propos du cocircteacute sublunaire de la comparaison Je pense que le message de la

comparaison est assez clair et le scheacutema de Guthrie le repreacutesente avec preacutecision 69 C Osborne laquo On the Disadvantages of Being a Complex Organism raquo loc cit p 110-1 suppose que la

participation au bien est eacutequivalent agrave la participation au bien-vivre dans le sens drsquoeu prattein Or ce passage du

De Caelo contredit cette interpreacutetation parce que le principe le plus divin bien qursquoil participe sans doute au bien

nrsquoa aucune action Donc pour le principe le plus divin la question drsquoeu prattein ne se pose mecircme pas Pour le

mecircme point voir aussi la note de Dalimier et Pellegrin Aristote Traiteacute du ciel Traduction et notes op cit p

439 n 6

245

VIII La complexiteacute de lrsquoaction totale (Suite)

Le cas des insectes diviseacutes en constitue encore une fois le meilleur exemple70 Les

parties segmenteacutees de lrsquoinsecte agissent elles sentent elles se meuvent et leurs acircmes

nutritives continuent agrave fonctionner quoique pour une courte dureacutee Or aucune de ces actions

ne peut pas aller au-delagrave de laquo vivre seulement raquo parce qursquoil est impossible qursquoelles soient bien

accomplies La simple actualisation de ces capaciteacutes suffit pour les manifestations de vie chez

ces segments et pour les distinguer de lrsquoinanimeacute De plus ces manifestations possegravedent mecircme

un certain corps En tant que tel les segments de lrsquoinsecte manifestent une forme de vie plus

complexe qursquoune plante ou qursquoune ascidie Ces segments ne vivent pas laquo seulement raquo dans le

sens de ces derniegraveres Mais quand mecircme ils vivent seulement parce qursquoils sont loin drsquoecirctre

capable drsquoaccomplir lrsquoaction totale dont leur acircme contient le laquo projet raquo 71 et possegravede les

faculteacutes

Prenons un autre exemple de lrsquoEthique agrave Nicomaque Vers la toute fin du livre 10

reacutecapitulant son exposeacute sur le bonheur Aristote rappelle que le bonheur nrsquoest pas une hexis

laquo car il faudrait sinon lrsquoattribuer agrave qui passe son existence agrave dormir menant la vie des

veacutegeacutetaux [φυτῶν ζῶντι βίον] raquo (6 1176a34-35) Un tel homme vivrait comme une plante

parce qursquoil ne ferait que lrsquoaction propre agrave une plante selon Aristote parce que ses activiteacutes

seraient limiteacutees agrave celle de son acircme nutritive Mais si on prend les choses litteacuteralement crsquoest

impossible Il est impossible qursquoun homme megravene vraiment la vie drsquoune plante ne serait-ce

qursquoau niveau de ses activiteacutes nutritives Lrsquohomme ne vivrait jamais sa vie nutritive

exactement comme une plante Ce nrsquoest donc qursquoune faccedilon de parler ou une mauvaise

analogie de la part drsquoAristote72 Si un homme passe jamais sa vie agrave dormir il ratera sa chance

70 Mais voir aussi lrsquoexemple de polypodes mutileacutes en IA 8 708b4-14 laquo Les polypodes tels que les

scolopendres peuvent se mouvoir avec un nombre impair de pieds comme on peut le voir si lon veut en leur

enlevant un de leurs pieds cest qualors ces animaux peuvent suppleacuteer aux pieds correspondants qui ont eacuteteacute

mutileacutes par le nombre restant de pieds de chaque cocircteacute du corps [hellip] Mais ce nest pas lagrave une marche agrave

proprement parler Toutefois il est bien clair que ces animaux mecircmes feraient bien mieux leur mouvement sils

avaient encore leurs pieds en nombre pair [βέλτιον ἂν καὶ ταῦτα ποιοῖτο τὴν μεταβολὴν ἀρτίους ἔχοντα τοὺς

πόδας] et sil ne leur en manquait pas un seul de tous ceux qui doivent se correspondre Ainsi pourvus de tous

leurs pieds ils pourraient bien mieux eacutequilibrer le poids raquo

71 Crsquoest Annick Jaulin laquo Lrsquoacircme et la vie raquo loc cit p 122 et p 136 qui utilise ce concept que J Monod emploie

pour deacutecrire les vivants 72 En fait lrsquoideacutee que lrsquohomme vit la vie drsquoune plante lorsqursquoil dort est presque une contradiction en soi selon les

critegraveres mecircme drsquoAristote lui-mecircme parce que selon lui ce sont uniquement les vivants doueacutes de la sensation qui

dorment Si un vivant dort il est neacutecessairement animal (De Som 1-2) Je crois que cette ideacutee est voulue plutocirct

246

drsquoecirctre heureux mais ce nrsquoest pas parce qursquoil cessera de vivre sa vie nutritive humainement et

qursquoil deviendra quelque chose drsquoautre qursquoun homme agrave savoir une plante Sa seule vie active

lorsqursquoil dort lrsquohomme la vit comme un homme et jamais comme une plante En plus il est

probable qursquoun homme en plein santeacute vivrait bien sa seule vie active pendant qursquoil dort Ce

qui manque agrave cet homme pour ecirctre heureux crsquoest la possibiliteacute de bien vivre ses autres vies

Si donc la cause de son malheur est son ecirctre limiteacute agrave la vie nutritive cette limitation nrsquoest pas

mauvaise parce qursquoaucun bien-vivre nrsquoest possible pour cette sorte de vie ni parce que cette

derniegravere est neacutecessairement un domaine de laquo vivre seulement raquo pour lrsquohomme73 Une telle

limitation est mauvaise parce qursquoelle empecircche de bien accomplir les autres activiteacutes dont

lrsquohomme est capable en tant qursquohomme

La suite de la derniegravere phrase citeacutee de lrsquoEN nous permet drsquoentrevoir que lrsquoeacutetat de

laquo vivre seulement sans bien vivreraquo nrsquoest pas neacutecessairement et exclusivement lieacute et limiteacute aux

activiteacutes de la vie nutritive laquo agrave celui dont lrsquoinfortune est la plus grande raquo non plus le bonheur

ne peut ecirctre attribueacute dit Aristote (1176a35) Pour ecirctre aussi infortuneacute un homme doit faire

plus que dormir Un tel homme vit et il vit peut-ecirctre faisant tout ce qui est propre agrave lrsquohomme

Cependant il ne vivrait pas bien dit Aristote Ce qui est neacutegligemment formuleacute dans ce

passage du livre 10 trouve une expression plus eacutelaboreacutee dans un passage parallegravele du livre I

Dans ce dernier Aristote explique pourquoi la vertu ne saurait pas ecirctre la fin ultime et le bien

suprecircme

[La vertu] apparaicirct trop peu comme une fin elle aussi Il semble en effet qursquoon puisse

encore dormir tout en ayant la vertu ou rester inactif la vie durant et par surcroicirct subir

des malheurs et les infortunes les plus grandes Or nul ne dirait de celui qui vit de la

sorte qursquoil est heureux sauf agrave vouloir deacutefendre une position jusqursquoau bout (I 5

1095b31-1096a2)

Selon ce passage lrsquoinactiviteacute de la vertu nrsquoest pas limiteacutee au cas de lrsquohomme dormant

Lrsquoactivation de la vertu peut ecirctre empecirccheacutee par lrsquoinfortune aussi De toute faccedilon la seule

pour sa valeur rheacutetorique par Aristote Voir aussi GA I 23 735b7 ougrave il est dit que lrsquohomme devient comme une

plante (γίγνεται ὥσπερ ἂν εἰ φυτόν) lorsqursquoil srsquoaccouple Voir aussi la note suivante 73 Aristote dit que lrsquohomme devient comme une plante lorsqursquoil srsquoaccouple (GA I 23 735b7) Or le bon

accomplissement de la fonction de reproduction chez lrsquohomme deacutepend de la preacutesence et du bon fonctionnement

des testicules (GA I 4 717a11-21 et 26-31) Cela montre agrave la fois que lrsquohomme ne vit jamais les fonctions de sa

vie nutritive exactement comme une plante (parce que les plantes nrsquoont pas de testicules) et que la vie nutritive

nrsquoest pas exempte du souci du bien-vivre Pour les animaux comme homme la reproduction peut ecirctre bien ou

mal accomplie

247

possession de la vertu ne suffit pas pour le bonheur il faut agir conformeacutement agrave la vertu

Celui qui nrsquoagit pas ou qui ne peut pas agir selon la vertu ne vit pas bien mais il vit et il vit

seulement sans bien vivre Il est eacutevident selon ce passage que vivre seulement sans bien-

vivre ne srsquoentend pas exclusivement comme ne vivre qursquoune vie nutritive ou comme vivre

drsquoune maniegravere limiteacute aux activiteacutes de la seule survie74 Du point de vue de lrsquoaction vertueuse

un homme politique qui bien que potentiellement vertueux ne prend jamais la peine drsquoagir

selon ses vertus vivrait peut-ecirctre agrave peine mieux qursquoun homme dormant Il en va pareillement

pour le laquo grand infortuneacute raquo agrave moins que ses actions ne reacutesultent dans une vie reacuteussie

quoiqursquoil soit vertueux il vivrait simplement sans bien vivre jamais comme un homme

accompli Jrsquoen conclus que laquo vivre seulement raquo chez lrsquohomme et chez les animaux complexes

nrsquoest pas neacutecessairement lieacute et limiteacute aux activiteacutes de lrsquoacircme nutritive ni aux besoins de la vie

nutritive et de la survie Un vivant ne vivrait pas bien agrave moins que la totaliteacute de son action soit

bien accomplie et que soit bien veacutecue dans tous ses sens la vie qursquoil possegravede

Le chapitres VII 16-17 des Politiques montrent je pense clairement que selon

Aristote les activiteacutes que lrsquohomme partage avec tous les autres vivants sont loin drsquoecirctre hors du

souci de bien-vivre Ce sont les chapitres ougrave Aristote discute les reacuteglementations relatives agrave

lrsquounion conjugale et au soin agrave apporter aux enfants dans son meilleur reacutegime Avec lrsquoaction

relative agrave lrsquoobtention drsquoaliments (laquelle est lrsquoobjet du Pol I) ces deux types drsquoactions agrave

savoir lrsquoaction relative agrave lrsquoaccouplement et celle relative agrave lrsquoeacutelevage des petits constituent en

effet les trois grands types drsquoaction commune agrave tous les animaux (cf HA VII [VIII] 12

596b20-24)75 Srsquoil est loisible de subsumer les objectifs de ces actions dans les grands titres

de laquo nutrition raquo et laquo reproduction raquo on peut dire qursquoagrave un niveau encore plus geacuteneacuteral ces

activiteacutes sont communes en effet agrave tous les vivants

Dans les chapitres VII 16-17 ce sont les actions relatives agrave la reproduction qui sont

discuteacutees et elles sont discuteacutees non pas drsquoun point de vue exclusivement laquo culturel raquo mais

aussi mecircme plutocirct en tant qursquoactions animales Pour le leacutegislateur de la citeacute ideacuteale ces

actions constituent un domaine agrave reacuteglementer en vue du bien-vivre total de lrsquohomme Or il

74 La notion cynique drsquoautarcie comme la condition principale drsquoune vie vertueuse serait le meilleur exemple

pour cette ideacutee le bien-vivre cynique consiste dans une vie reacuteduite aux seuls besoins de survivre Crategraves de

Thegravebes est le repreacutesentant le plus radical de cette ideacutee Selon Socrate aussi laquo vivre seulement raquo nrsquoest pas

principalement et neacutecessairement une vie limiteacutee aux besoins de survivre Mener une vie de justice selon Socrate

de Criton (48b) implique que lrsquoon ait souci de bien-vivre et non du vivre seulement 75 Voir J-L Labarriegravere laquo Aristote et lrsquoeacutethologie raquo dans La condition animale Etudes sur Aristote et les

Stoiumlciens Louvain Edition Peeters 2005 p 239-357 [surtout p 245-252]

248

ressort que la contribution que ces actions font au bien-vivre total de lrsquohomme consiste en leur

bon accomplissement en tant qursquoaction biologique crsquoest-agrave-dire selon les critegraveres biologiques

Il srsquoagit de surveiller ces actions en vue de la laquo bonne reproduction raquo Crsquoest en tant que

laquo bonne reproduction raquo que ces actions prennent leur part dans le bien-vivre total de lrsquohomme

Aristote discute donc la question de lrsquoacircge approprieacute pour le mariage et pour lrsquounion sexuelle

il faut surveiller qursquoil nrsquoy ait pas de dysharmonie entre les puissances geacuteneacuteratrices des eacutepoux

Lrsquoaccouplement de jeunes gens nrsquoest pas souhaitable parce que

[il] est mauvais pour la procreacuteation Chez tous les animaux en effet les rejetons de

parents jeunes sont imparfaits ont plutocirct tendance agrave engendrer des femelles et sont de

petite taille si bien que neacutecessairement la mecircme chose arrive chez

lrsquohomme (1335a11-15)

Apregraves la question de lrsquoacircge Aristote aborde la question de la saison de lrsquounion sexuelle Il faut

dit Aristote choisir la saison la plus propice pour procreacuteer les meacutedecins et les naturalistes

recommandent les vents du nord parce que crsquoest le moment favorable pour le corps (1335a35-

b2)

Le chapitre 17 commence par la question du soin agrave donner aux nouveau-neacutes la

qualiteacute de nourriture est de prime importance pour leur capaciteacute physique laquo cela apparaicirct

manifestement dit Aristote dans lrsquoexamen des autres animaux et des peuplades raquo (1336a5-6)

Il continue avec lrsquoimportance de faire les enfants faire tous les mouvements dont ils sont

capables afin de leur eacuteviter lrsquoinertie physique Le chapitre continue avec les questions de

lrsquoeacuteducation

Lrsquoaffiniteacute theacutematique entre ces chapitres des Politiques et les livres V-VI de lrsquoHA est agrave

noter quoiqursquoil soit vrai que ni lrsquoHA nrsquoait lrsquoobjectif de disserter sur le bien-vivre des animaux

ni la discussion dans les Politiques nrsquoait une allure aussi biologique que celle dans lrsquoHA Les

livres V et VI de ce dernier texte portent sur les formes de reproduction et lrsquoaccouplement des

animaux Le temps et les peacuteriodes drsquoaccouplement lrsquoacircge et les saisons de la reproduction sont

parmi les sujets principaux abordeacutes dans ces livres Le livre VI contient aussi des nombreuses

remarques au sujet de soins que diffeacuterents animaux apportent agrave leurs produits76 Les liens et

les sentiments familiaux des animaux sont eacutegalement parmi les thegravemes principaux du livre

VIII (IX) de lrsquoHA

76 J-L Labarriegravere souligne laquo Aristote et lrsquoeacutethologie raquo loc cit p 245-46

249

Pour le leacutegislateur les bons accomplissements de ces actions relatives agrave la procreacuteation

font partie du projet global du bien-vivre de lrsquohomme de tel sorte que si lrsquoart du meacutedecin ou

du naturaliste ont comme leur fin ultime le bien-vivre de lrsquohomme-animal reproduisant cette

fin est subordonneacutee agrave la fin ultime poursuivie dans lrsquoaction architectonique du leacutegislateur et de

lrsquohomme politique La fin ultime de lrsquoart politique nrsquoest que le bon accomplissement de

lrsquoaction totale de lrsquohomme dans lequel consiste son bien-vivre77

IX La nature agit en vue du bien de lrsquoanimal

Toutefois la formulation de la notion du bien-vivre animal comme le bon

accomplissement de laquo vivre raquo dans tous ses sens que lrsquoanimal le possegravede en fonction de son

acircme speacutecifique fait Aristote plus laquo perfectionniste raquo qursquoil ne lrsquoest Parce qursquoelle donne

lrsquoimpression que toutes les espegraveces incarnent de leur propre faccedilon les meilleurs eacutetats de

laquo vivre raquo comme si les animaux nrsquoavaient aucun deacutefaut Ce nrsquoest pas vrai pour la zoologie

drsquoAristote Dans la zoologie aristoteacutelicienne les animaux ne sont pas neacutecessairement parfaits

Lrsquoart de la nature chez Aristote ne produit pas toujours des produits parfaits Aristote ne dit

jamais que la nature fait toujours ce qui est parfait dans le sens absolu Si lrsquoun des principes

majeurs de la physique aristoteacutelicienne est que la nature ne fait rien en vain lrsquoautre est qursquoelle

fait toujours ce qui est le meilleure parmi les possibles Or ce qui est le meilleur parmi les

possibles ne donne pas toujours ce qui serait le plus souhaitable78 Les animaux ne sont donc

pas toujours des creacuteatures parfaites pour Aristote Je crois qursquoexaminer les cas speacutecifiques de

77 On peut dire qursquoAristote est plus naturaliste que Platon dans sa conception du bien-vivre et du bonheur

Aristote reconnaicirct et preacuteserve la famille comme un instant biologique de la vie humaine et il subsume la reussite

de la fin biologique que poursuit cette communauteacute naturelle agrave la fin ultime de la polis tandis que dans sa

Republique Platon cherche agrave dissoudre la famille dans la communauteacute politique Sur le contraste entre Aristote

et Platon lrsquoarticle le plus reacutecent est celui de Jeacuterocircme Wilgaux laquo De la naturaliteacute des relations de parenteacute inceste

et eacutechange matrimonial dans les Politiques drsquoAristote raquo dans Politique drsquoAristote Famille reacutegimes eacuteducation

eacuteds E Bermon V Laurand et Jean Terrel avec la preacuteface de P Pellegrin Bordeaux Presses Universitaire de

Bordeaux 2011 pp 41-53 78 Au sujet des diffeacuterentiations entre les parties des animaux Aristote pense que certaines diffeacuterenciations

existent laquo en vue du meilleur ou du pire raquo (PA II 2 648a15-16) Cf aussi GA II 1 731b28 ougrave Aristote dit que

les choses non-eacuteternelles tiennent agrave la fois du meilleur et du pire Dans la note qursquoil eacutecrit pour le passage des PA

A L Peck Aristotle Parts of Animals with an English Translation Loeb Classical Library Cambridge Mass

London Harvard University Press 2006 [premiegravere apparition en 1937] p 120 n a donne les exemples de

cornes des certains bœufs (PA II 16 659a19) et des cerfs (III 2 663a11) et les serres de certains oiseaux (IV

12 694a20)

250

deacutefauts drsquoanimaux nous donnera une ideacutee sur la logique de ce que crsquoest pour un trait ou une

caracteacuteristique drsquoanimal drsquoecirctre en vue de bien-vivre selon Aristote

Selon les principes teacuteleacuteologiques de la biologie drsquoAristote la nature travaille toujours

et dans la mesure du possible pour que soient veacutecus dans ses meilleurs eacutetats tous les sens de

vivre dans lesquels lrsquoanimal possegravede la vie De lrsquoexamen des passages ougrave Aristote dit pour

une caracteacuteristique qursquoelle existe en vue du bien et du meilleur il ressort qursquoil y a en effet

deux modegraveles principaux drsquoagir ainsi pour la nature ou a) elle cherche une compensation

pour un deacutefaut qui entraverait la vie de lrsquoanimal si la nature ne reacuteagissait pas b) ou bien elle

fait les choses quand elle peut drsquoune faccedilon non deacuteficiente

Pour le fait que les animaux ne sont pas toujours des creacuteatures parfaites lrsquoattribution

des diffeacuterents usages agrave un seul et mecircme organe serait un bon exemple Bien qursquoune telle

situation soit assez commune dans le monde animal elle nrsquoest pas le meilleur cas pour les

animaux

Et il est meilleur si cela est possible de ne pas avoir le mecircme organe pour des

fonctions diffeacuterentes [Βέλτιον δ ἐνδεχομένου μὴ ταὐτὸ ὄργανον ἐπὶ ἀνομοίας ἔχειν

χρήσεις] [hellip] En effet lagrave ougrave il est possible de se servir de deux organes pour deux

fonctions sans qursquoils se gecircnent mutuellement la nature nrsquoa point coutume de faire

comme les forgerons des lampes-broches par eacuteconomie Mais lagrave ougrave crsquoest impossible

elle se sert du mecircme organe pour plusieurs fonctions (PA IV 6 683a20-25)

Lrsquoexemple le plus frappant pour ce cas est celui de la capaciteacute de parler de lrsquohomme La

langue la bouche les dents et les legravevres ont tous un rocircle agrave jouer dans la production de la

phonecirc ils servent tous agrave la capaciteacute de parler de lrsquohomme Mais ce dernier nrsquoest pas leur

seule et principale fonction79 Donc bien que la capaciteacute de langage soit un privilegravege et une

supeacuterioriteacute de lrsquohomme lrsquoorganisation corporelle de cette capaciteacute nrsquoest pas parfaite Dans le

contexte immeacutediat du texte ci-dessus il srsquoagit des insectes qui ont leur dard par-devant chez

ces insectes le dard sert agrave la fois drsquoorgane de deacutefense agrave sentir leur nourriture et agrave la prendre et

lrsquoamener vers la bouche Aristote compare le dard des insectes agrave la trompe de lrsquoeacuteleacutephant80

79 Pour la langue et les legravevres voir PA II 16 659b30-660a12 pour les dents III 1 661b13-15 et pour la bouche

III 1 662a21-26 80 Pour les eacuteleacutephants voir PA II 16 658b35-659a36

251

Dans la suite immeacutediate de ce dernier passage des PA Aristote parle aussi des insectes

qui ont de grandes pattes de devant Le cas de ces insectes correspond au premier modegravele pour

la nature de lrsquoanimal drsquoagir en vue de son bien

Certains insectes comme ils nrsquoont pas une vue perccedilante du fait qursquoils ont les yeux

durs ont les pattes de devant plus grandes de sorte qursquoils deacuteblaient ce qui tombe

devant eux avec leur pattes avant Crsquoest ce que font manifestement aussi bien les

mouches que les animaux du genre des abeilles car ils croisent sans cesse leurs pattes

avant (PA IV 6 683a27-31)

Le mot laquo beltion raquo nrsquoest pas employeacute dans ce passage Cependant on sait du DA (3 12

434b24-30) et du De Sensu (1 436b18-19-437a3) que les sens agrave distance ont pour but le bien

[to eu] des animaux qui en sont doueacutes et que la possession des sens agrave distance va en

correacutelation avec la capaciteacute de locomotion Selon ces deux textes les sens agrave distance font trois

contributions aux vies des animaux qui changent leurs places drsquoabord dans la mesure ougrave lrsquoair

ou lrsquoeau constitue le milieu naturel dans lequel ils vivent ces sens leur permettent drsquoavoir une

sensation anteacuteceacutedente de leur nourriture (De Sens 1 436b18-437a1 et DA III 12 434a32-

434b2) Ils jouent le rocircle drsquoun accegraves agrave la nourriture Deuxiegravemement ils leur permettent de

mettre en ordre leur mouvement drsquoeacuteviter les obstacles et les dangers et de srsquoorienter vers ce

qui est avantageux Autrement dit ils leur permettent de se deacutebrouiller pour changer leur

place dans leur environnement naturel (cf DA III 12 434b24-29) Et troisiegravemement pour les

animaux qui sont doueacutes de lrsquointelligence les sens agrave distance leur reacutevegravelent un grand nombre de

diffeacuterences et leur permettent drsquoagir intelligemment (De Sens 1 437a1-3)81 Les sens agrave

distance ne sont pas neacutecessaires pour ecirctre animal parce qursquoil y a des animaux qui en sont

deacutepourvus En effet le sens de toucher et le goucirct seul suffiraient agrave lrsquoanimal pour se nourrir La

sensation anteacuteceacutedente de la nourriture nrsquoest pas une condition neacutecessaire pour se nourrir

Quant au mouvement bien qursquoil semble que la possession des sens agrave distance est eacutetroitement

lieacutee agrave la capaciteacute de locomotion il nrsquoen demeure pas moins que ces deux capaciteacutes sont

logiquement distinctes Les animaux qui perdent les organes de leurs sens agrave distance ne

perdent pas automatiquement leur capaciteacute de locomotion Il en va de mecircme pour

lrsquointelligence il semble que selon Aristote lrsquointelligence des animaux suppose la preacutesence des

sens agrave distance82 mais ces deux sont distincts par deacutefinition Il ressort que les sens agrave distance

servent agrave lrsquoanimal agrave augmenter lrsquoefficaciteacute de son action totale dans son environnement

81 Cf aussi Meacutet A 1 980a21-27 82 DA III 12 434b3-4

252

naturel en contribuant aux autres instances de son vivre global83 Crsquoest pourquoi je pense que

la traduction que fait R Bodeuumls pour les lignes 435b19-22 du DA (III 13) rend tregraves bien le

sens qursquoAristote aurait chercheacute Apregraves avoir parleacute de la primauteacute du toucher sur les autres

sens Aristote ajoute dans les toutes derniegraveres lignes du DA

Les autres sens en revanche lrsquoanimal les possegravede comme on lrsquoa dit non pour ecirctre

animal mais pour lrsquoecirctre bien Ainsi la vue degraves lors qursquoil vit dans lrsquoair et dans lrsquoeau

de maniegravere agrave y voir (mais en somme crsquoest du fait qursquoil vit en milieu transparent

[hellip]84

Le poisson vit dans lrsquoeau et cela de maniegravere agrave y voir Or ce dernier point peut ecirctre eacutegalement

dit pour sa nutrition et sa capaciteacute de locomotion cet animal vit dans lrsquoeau de maniegravere agrave se

nourrir dans lrsquoeau et il y vit de maniegravere agrave se mouvoir Or pour que ces deux derniers soient

bien accomplis outre les autres traits qui lui appartiennent du fait drsquoecirctre un animal aquatique

et qui lui permettent de se nourrir et de se mouvoir dans lrsquoeau85 il est indispensable que le

poisson soit bien doueacute pour voir et bien voir dans lrsquoeau

Si lrsquoon reprend le cas des insectes aux yeux durs chez ces animaux la coopeacuteration en

vue du bien entre la vision la recherche de la nourriture et la capaciteacute de locomotion est

rendue inopeacuterante agrave cause de lrsquoopaciteacute de leurs yeux Chez ces insectes la vision nrsquoest pas

apte agrave reacuteussir ce qui tombe pour sa part dans le bien-vivre total de lrsquoanimal Le bien que la

capaciteacute de voir accomplit dans la vie des animaux doueacutes de cette capaciteacute ne saurait ecirctre

atteint chez les insectes aux yeux durs Aristote donne lrsquoexemple de lrsquoabeille laquelle est lrsquoun

des animaux les plus intelligents selon lui Etant donneacutes les yeux durs de lrsquoabeille son

intelligence doit ecirctre deacutepourvue de la contribution qursquoune vision perccedilante aurait fait agrave son

pouvoir de discernement Crsquoest donc en vue de regagner ce bien perdu que la nature donne les

grandes pattes de devant agrave ce genre drsquoinsectes Ces insectes sont deacuteficients en bien qursquoune

83 Dans ces derniers chapitres (12-13) du livre III du DA drsquoune part Aristote dit que les sens agrave distances sont

neacutecessaires pour la conservation (σώζεσθαι) des animaux doueacutes de la capaciteacute de locomotion (434b26-27 cf

aussi 434a32-b1) mais drsquoautre part ils sont aussi dits exister pour le bien de lrsquoanimal La complexiteacute des liens

entre diffeacuterentes faculteacutes de lrsquoanimal montre en effet que la sauvegarde de ces animaux est meacutedieacutee agrave un tregraves haut

point Je pense que le bien qursquoachegravevent les sens agrave distance consiste en contribuer agrave la reacuteussite de cette meacutediation 84 τὰς δ ἄλλας αἰσθήσεις ἔχει τὸ ζῷον ὥσπερ εἴρηται οὐ τοῦ εἶναι ἕνεκα ἀλλὰ τοῦ εὖ οἷον ὄψιν ἐπεὶ ἐν ἀέρι

καὶ ὕδατι ὅπως ὁρᾷ ὅλως δ ἐπεὶ ἐν διαφανεῖ [hellip] 85 La structure et les fonctions des dents et de la bouche du poisson srsquoexpliquent par le fait qursquoil vit dans lrsquoeau

(PA III 1 662a6-15) et les nageoires appartiennent au poisson selon la deacutefinition de son essence (PA IV 13

695b17-27)

253

vision perccedilante aurait pu faire dans leur vie et leur nature opegravere de maniegravere agrave trouver une

compensation pour ce deacutefaut et elle diffeacuterencie leur pattes de devant et les rend plus grandes

que celles des autres

Le cas des animaux agrave cornes et le nombre de leurs estomacs serait un autre exemple

pour la nature de lrsquoanimal agissant en vue du bien de lrsquoanimal par compensation drsquoun deacutefaut86

Chez ces animaux la nature utilise une partie de la matiegravere terreuse disponible pour la

production des cornes Or comme les cornes et les dents sont faites de la mecircme sorte de

matiegravere87 la production des cornes reacutesultent dans un manque de matiegravere pour que lrsquoanimal ait

une dentition complegravete Par conseacutequent les animaux agrave cornes nrsquoont pas de deux rangeacutees de

dents Or agrave cause du manque de dents la bouche de ces animaux ne peut pas bien accomplir

sa fonction laquelle consiste dans la preacuteparation de la nourriture pour la coction Pour

compenser ce deacutefaut la nature leur a donneacute plusieurs estomacs laquo les estomacs reccediloivent la

nourriture lrsquoun apregraves lrsquoautre lrsquoun non eacutelaboreacutee un autre plus eacutelaboreacutee un autre tout agrave fait

eacutelaboreacutee un autre finalement broyeacutee raquo (PA III 14 674b10-13) Une situation semblable se

produit chez les oiseaux Comme ils nrsquoont pas de dents ils nrsquoont aucune partie pour couper ni

pour broyer leur nourriture Par conseacutequent chez eux aussi la fonction de la bouche ne

srsquoaccomplit pas proprement et complegravetement Pour compensation la nature leur a donneacute ou

un jabot avant lrsquoestomac ou un œsophage large ou un type drsquoestomac diffeacuterent bien adapteacute

pour la coction88

Dans ces passages non plus il nrsquoest pas explicitement dit que crsquoest en vue du meilleur

ou du bien que la nature a agi et donneacutee plusieurs estomacs ou un jabot agrave ces creacuteatures

Cependant si on se reacutefegravere au tout dernier passage de la Geacuteneacuteration des Animaux Aristote

reprochant agrave Deacutemocrite drsquoavoir ignoreacute la cause finale dans ses explications de la formation

des dents y affirme que crsquoest en vue du meilleur que les dents sont arrangeacutees comme elles le

sont dans la bouche89 La fonction commune des dents chez les animaux qui les possegravedent est

lrsquoeacutelaboration de la nourriture et crsquoest pour le bon accomplissement de cette fonction qursquoil y a

diffeacuterents types de dents dans la bouche chacune ayant sa propre fonction dans la preacuteparation

de la nourriture pour la coction90 La fin ultime de la division des dents et de leur arrangement

86 PA III 14 674a32-b17 87 GA II 6 745a19-20 88 PA III 14 674b18-35 Une autre sorte drsquoanimal dont la nature donne un jabot afin de compenser le deacutefaut

dans la concoction de la nourriture est les mollusques (PA IV 5 678b25-35) 89 GA V 8 789b3-15 90 PA III 1 661a34-661b25 et GA V 8 788b 3-789a9

254

est donc la coction de la nourriture Dans le cas des animaux agrave cornes et chez les oiseaux le

deacutefaut drsquoune dentition complegravete risque de briser la teacuteleacuteologie des organes de nutrition Pour

assurer la bonne coction de la nourriture et pour regagner le bien (perdu) que produisent

normalement les dents la nature propre de chaque animal creacutee ses propres solutions Bien que

donc Aristote nrsquoemploie pas les mots laquo beltion raquo ou laquo eu raquo dans ses explications du nombre

drsquoestomac chez les animaux agrave cornes on peut dire avec toute leacutegitimiteacute que crsquoest en vue du

bien de ces animaux que leurs natures agissent ainsi

Comme un dernier exemple pour le premier pattern drsquoagir de la nature en vue du bien

de lrsquoanimal on peut prendre la capaciteacute du serpent de tourner la tecircte vers lrsquoarriegravere en gardant

le reste du corps immobile Aristote dit que la cause de ce pheacutenomegravene reacuteside pour une part

dans la proprieacuteteacute mateacuterielle de ses vertegravebres chez les serpents la vertegravebre est flexible et

cartilagineuses (PA IV 11 692a4) Mais

[Cela leur arrive] aussi pour le meilleur afin de se proteacuteger des nuisances venant de

lrsquoarriegravere [πρὸς δὲ τὸ βέλτιον φυλακῆς τε ἕνεκα τῶν ὄπισθεν βλαπτόντων] En effet le

serpent eacutetant long et apode il est naturellement inapte [ἀφυές] agrave se tourner et agrave

observer ce qui est derriegravere lui Car il ne sert agrave rien de lever la tecircte sans pouvoir la

tourner (692a6-9)

Donc selon ce premier modegravele la nature propre de lrsquoanimal creacutee ses propres solutions pour

compenser un deacutefaut de sorte que soit regagneacute un bien dont la reacuteussite est compromise par le

deacutefaut en question

Quant au second modegravele selon lequel un trait de lrsquoanimal est dit exister en vue du bien

il correspond aux cas ougrave la nature de lrsquoanimal fait les choses quand elle peut drsquoune faccedilon non

deacuteficiente Or il me semble que ce modegravele se preacutesente sous deux formes distinctes selon la

premiegravere un trait est dit exister en vue du bien ou du meilleur parce qursquoil contribue au bon

fonctionnement drsquoun autre Ce premier cas correspond agrave ceux que Leunissen appelle les

laquo traits de luxe raquo et les laquo traits secondaires raquo91 Selon la deuxiegraveme forme un trait est dit servir

91 M Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op cit p 89-95 Selon Leunissen les traits de luxe sont

diffeacuterents de traits secondaires en ce que les seconds contribuent aux performances des fonctions vitales et

essentielles sans posseacuteder eux-mecircmes une fonction propre alors que les premiers ne sont ni neacutecessaires ni

contribuent aux fonctions neacutecessaires mais ils servent des fonctions comme la protection et la deacutefense

lesquelles selon Leunissen ne sont pas parmi les fonctions typiques de lrsquoacircme pour Aristote Les cornes le sabot

et les eacuteperons des oiseaux sont les exemples des traits de luxe selon Leunissen Ces deux types de traits diffegraverent

par le processus de leur geacuteneacuteration aussi

255

au bien de lrsquoanimal non parce qursquoil contribue au bon fonctionnement drsquoun autre ni parce qursquoil

existe comme compensation pour un deacutefaut mais juste parce qursquoil est bon comme il est

Pour commencer par la premiegravere forme on peut prendre les exemples des reins et des

testicules Au sujet des reins Aristote dit

Les reins appartiennent agrave ceux qui en ont non pas neacutecessairement mais en vue du bien

et du beau Ils existent selon leur nature propre pour le reacutesidu qui srsquoaccumule dans la

vessie chez les animaux chez lesquels un tel deacutepocirct se trouve plus abondant afin que la

vessie remplisse mieux sa fonction (PA III 7 670b23-27)92

Les animaux chez lesquels le reacutesidu srsquoaccumulant dans la vessie est plus abondant sont ceux

qui possegravedent un poumon sanguin parce que ces animaux ont le plus soif agrave cause de la

chaleur causeacutee par lrsquoexcegraves de sang dans leur poumon Sauf ceux qui ont le plus besoin de

boire les reins ne sont pas preacutesents chez tous les animaux sanguins (PA III 9 671a26-30)

Les reins nrsquoont mecircme pas une fonction propre agrave eux ils ont la mecircme fonction que la

vessie Ils servent drsquoextra espace pour le reacutesidu liquide que traite la vessie Ils jouent donc un

rocircle dans lrsquoameacutelioration du system drsquoexcreacutetion

Selon Aristote la preacutesence des reins nrsquoest pas neacutecessaire Cependant il semble qursquoil y

a une correacutelation neacutecessaire entre la preacutesence de la vessie et celle des reins Il faut distinguer

deux niveaux ici il nrsquoy a pas de lien de neacutecessiteacute entre ecirctre sanguin et les reins parce que ces

derniers ne sont pas preacutesents chez tous les animaux sanguins or il semble que selon Aristote

un tel lien existe entre la vessie et les reins parce que tous les animaux sanguins qui ont besoin

de vessie possegravedent en mecircme temps les reins93 Ce point montre que mecircme si un trait (comme

la possession des reins) ne fait que contribuer au bon fonctionnement drsquoun autre au niveau

des animaux reacuteels qui le possegravedent actuellement ce trait fait partie organique de leur action

totale dont la reacuteussite constitue le bien-vivre pour lrsquoanimal94

92 Οἱ δὲ νεφροὶ τοῖς ἔχουσιν οὐκ ἐξ ἀνάγκης ἀλλὰ τοῦ εὖ καὶ καλῶς ἕνεκεν ὑπάρχουσιν τῆς γὰρ περιττώσεως

χάριν τῆς εἰς τὴν κύστιν ἀθροιζομένης εἰσὶ κατὰ τὴν ἰδίαν φύσιν ἐν ὅσοις πλεῖον ὑπόστημα γίνεται τὸ τοιοῦτον

ὅπως βέλτιον ἀποδιδῷ ἡ κύστις τὸ αὑτῆς ἔργον Ce qui est remarquable dans ce passage crsquoest la copreacutesence des

trois termes (agrave savoir εὖ καλῶς et βέλτιον) qursquoAristote emploie le plus freacutequemment pour dire qursquoune chose

existe en vue du laquo bien raquo leur copreacutesence dans ce passage implique une eacutequivalence entre ces termes 93 Comme Lennox Aristotle On the Parts of Animals op cit p 271 le souligne Aristote semble supposer que

tous les animaux avec vessie possegravedent eacutegalement les reins 94 Les reins selon Leunissen sont des parties secondaires Cependant il semble que selon Aristote ils sont parmi

les organes qui controcirclent la vie de lrsquoanimal En GA IV 4 771a11-14 au sujet des difformiteacutes il est dit que

256

Quant aux testicules comme ils ne sont pas preacutesents chez tous les animaux Aristote

dit qursquoils ne sont pas neacutecessaires pour la geacuteneacuteration des animaux95 Aristote en conclut que la

les testicules existent en vue du bien et non pas par une neacutecessiteacute Lrsquoargument drsquoAristote au

sujet des testicules consiste agrave montrer que ces organes servent agrave reacutegulariser la vitesse de

lrsquoeacutemission du sperme et par cette reacutegulation ils permettent drsquoatteindre et de garder la chaleur

requise pour la bonne coction du sperme Comme dans le cas de reins bien que les testicules

ne soient pas neacutecessaires pour toutes sortes drsquoanimal Aristote dit que ceux qui les possegravedent

naturellement ne peuvent plus se reproduire une fois castreacutes (717b1-4) Lrsquoanimal castreacute ne

perd pas sa capaciteacute de coiumlter mais cette action ne peut plus aboutir agrave sa fin naturelle Cette fin

serait eacutegalement rateacutee si les testicules ne fonctionnaient pas proprement et ne pouvaient pas

reacutegulariser la chaleur requise pour la bonne coction du sperme Il srsquoensuit que bien que la

perte des testicules ne cause pas agrave la perte de la capaciteacute psychique de reproduction ils sont

neacuteanmoins neacutecessaires pour ceux qui les possegravedent naturellement en vue de lrsquoaboutissement

de la fin de lrsquoacte de lrsquounion sexuelle pour que la reproduction soit reacuteussie selon sa fin

naturelle Cependant il nrsquoen reste pas moins que comme lrsquoaction de coiumlter et lrsquoeacutemission de

sperme ne deacutependent pas des testicules (les testicules eacutetant neacutecessaires pour que le sperme soit

laquo productif raquo) ces derniers ne sont pas les conditions neacutecessaires pour coiumlter et eacutemettre le

sperme Les testicules sont preacutesents en vue de leurs bons accomplissements crsquoest-agrave-dire de

maniegravere agrave aboutir leur fin naturelle

Les yeux du poisson seraient un autre exemple Crsquoest gracircce agrave ses yeux humides que le

poisson possegravede une vue perccedilante malgreacute lrsquoopaciteacute de lrsquoeau et crsquoest cette acuiteacute de la vision

qui permet agrave lrsquoanimal de bien se mouvoir dans son milieu naturel96 On a donc ici une double

ameacutelioration la diffeacuterenciation des yeux du poisson par apport aux autres animaux est en vue

du bon fonctionnement de sa capaciteacute de voir et ce dernier est en vue du bon fonctionnement

de la capaciteacute de locomotion Chez les poissons reacuteels lrsquoeacutetat actuel de leur capaciteacute de voir et

leur capaciteacute de locomotion fait partie inteacutegrante de la reacuteussite de leur mode de vie aquatique

Or il y a aussi des cas dans lesquels lrsquoeacutetat actuel des choses est drsquoores et deacutejagrave

suffisamment bien pour lrsquoanimal Dans ces cas les choses sont tellement bien pour lrsquoanimal

qursquoil nrsquoy a besoin ni de compensation ni drsquoameacutelioration Par exemple Aristote dit qursquoil est

quand ces deacuteviations inteacuteressent les organes qui controcirclent la vie de lrsquoanimal [κυρίοις τοῦ ζῆν] lrsquoanimal ne vit

pas Dans un passage parallegravele en 773a5-6 (IV 4) comme les exemples de ces parties controcirclant la vie de

lrsquoanimal Aristote donne la rate et les reins 95 GA I 4 717a15-21 Pour la section entiegravere sur les testicules voir 717a12-718a34 96 PA II 13 658a4-10 Cf aussi PA II 2 648a17-19

257

neacutecessaire que tout animal ait des pieds en nombre pair et cela est neacutecessaire soit pour que

lrsquoanimal puisse bien marcher soit parce qursquoil ne peut pas marcher du tout si ses pieds ne sont

pas en nombre pair Les polypodes (par exemple les scolopendres) quand ils sont mutileacutes

sont capables de marcher avec un nombre impair de pieds Mais laquo ce nrsquoest pas un marcher raquo

dit Aristote laquo il est clair que ces animaux feraient mieux leur changement de lieu [βέλτιον ἂν

καὶ ταῦτα ποιοῖτο τὴν μεταβολὴν] srsquoils avaient leurs pieds en nombre complet raquo (IA 8

708b11-12) Cet exemple de polypode mutileacute est parallegravele au cas de lrsquoinsecte diviseacute il est

mieux pour lrsquoanimal qursquoil possegravede et garde le corps correspondant agrave la vie totale dont la forme

et les capaciteacutes qursquoil possegravede par son acircme

Un autre exemple serait le cas des oiseaux palmipegravedes lesquels vivent dans lrsquoeau et

donc sont nageurs Dans les PA Aristote indique drsquoabord qursquoil existe bien des causes

mateacuterielle et motrice du deacuteveloppement de cette caracteacuteristique (IV 12 694b1-5) Apregraves il

ajoute que ces oiseaux possegravedent ce type de pattes parce que cela est meilleur pour leur mode

de vie comme ils vivent dans lrsquoeau ces pattes leur servent drsquoinstrument pour nager (694b6-

9) Elles sont analogues aux nageoires des poissons laquo Et crsquoest pourquoi conclut Aristote si

les nageoires des uns et ce qui est entre les doigts des autres se trouvent deacuteteacuterioreacutes ils ne

peuvent plus nager raquo (694b10-11) Les pattes palmipegravedes ne sont donc preacutesentes ni en vue

drsquoun meilleur fonctionnement du pouvoir nager de lrsquooiseau ni pour compensation drsquoun autre

deacutefaut dans la capaciteacute de mouvement de lrsquoanimal Elles sont preacutesentes et indispensables pour

lrsquoaccomplissement drsquoune action (se mouvoir par la nage) dont la reacuteussite fait partie inteacutegrante

de la reacuteussite totale du mode de vie aquatique de lrsquoanimal

Ces exemples suffissent pour comprendre ce que crsquoest pour une caracteacuteristique

drsquoanimal drsquoecirctre en vue de to beltion ou de to eu Dans tous les cas ougrave une caracteacuteristique est

dite exister en vue du laquo bien raquo ou du laquo meilleur raquo on voit la nature de lrsquoanimal agir dans le but

que soit bien veacutecu au moins lrsquoun des sens de vivre dont lrsquoanimal possegravede la faculteacute La nature

fait cela selon deux modaliteacutes principales ou elle travaille pour compenser un deacutefaut pour

que ce dernier nrsquoentrave pas la reacuteussite de la vie ou bien elle fait les choses drsquoores et deacutejagrave

suffisamment bien pour lrsquoanimal Quoi qursquoil en soit dans tous les cas la fin ultime consiste en

la reacuteussite de lrsquoaction totale de lrsquoanimal laquelle constitue le bien vivre pour cet animal Bien

que les animaux ne soient pas toujours parfaitement constitueacutes leur nature cherche toujours et

dans la mesure du possible agrave rattraper ses propres deacutefauts selon Aristote Selon Aristote la

reacuteussite de la vie globale de lrsquoanimal est composeacutee des reacuteussites de chacun des sens de vivre

dans lesquels lrsquoanimal possegravede la vie Il semble que la structure de cette composition est celle

258

impliqueacutee par le double sens de to hou heneka comme le but viseacute et le sujet servi97 Par

exemple le but viseacute par la constitution humide des yeux du poisson est lrsquoacuiteacute de la vision et

un ordre dans le mouvement de lrsquoanimal Or le sujet servi par la diffeacuterenciation speacutecifique

des yeux du poisson nrsquoest que le poisson lui-mecircme lrsquoachegravevement des buts viseacutes dans les

laquo vivres raquo sensitif et locomotif de lrsquoanimal contribuent agrave la reacuteussite du laquo vivre raquo globale de

lrsquoanimal Dans la biologie le sujet servi et la fin ultime crsquoest toujours lrsquoanimal lui-mecircme98

X La diffeacuterenciation des praxeis en vue du bien de lrsquoanimal

Jusqursquoici nous avons consideacutereacute plutocirct le rapport entre les parties des animaux et leur

bien-vivre Le fait que les parties des animaux sont en vue de lrsquoaction totale de lrsquoanimal

indique que la vraie dynamique derriegravere les preacutesences et les diffeacuterences des parties chez les

animaux nrsquoest en effet que leur action Selon Aristote les diffeacuterences entre les actions des

animaux ont une prioriteacute sur les diffeacuterenciations des parties la vraie diffeacuterence zoologique

crsquoest la diffeacuterence entre les actions des animaux

Les organes se deacuteveloppent et existent en vue de leurs fonctions (erga) drsquoapregraves

Aristote Selon ce mecircme principe la vie et les actions qui la constituent tiennent une prioriteacute

agrave la fois explicative et ontologique sur le corps et sur ses parties99 Cette ideacutee de prioriteacute des

erga et des actions sur leur instrument est aussi inheacuterente dans la notion hyleacutemorphique de

lrsquoacircme et de la vie100 Crsquoest agrave partir drsquoun tel rapport teacuteleacuteologique entre les instruments et les

fonctions qursquoAristote pense en effet les diffeacuterences des animaux Les animaux se diffegraverent les

uns des autres selon ses parties Mais si les parties se diffegraverent ainsi crsquoest que les erga et les

actions pour lesquels elles sont instruments se diffeacuterent ainsi Les corps sont diffeacuterencieacutes en

vue des diffeacuterences entre les vies auxquelles ils sont censeacutes servir

Bien que lrsquoinvestigation de la diffeacuterenciation des erga et des organes ne soit pas

lrsquoobjectif drsquoAristote dans le DA lrsquoideacutee de prioriteacute des diffeacuterences de vies et des erga sur celles

des organes est explicitement preacutesente dans la critique drsquoEmpeacutedocle au sujet de la nutrition 97 Cf DA II 4 415b2-3 Phys II 2 194a27-36 Meacutet Λ 7 1072b1-3 EE VIII 3 1249b13-16 98 Crsquoest le point de vue drsquoA Gotthelf sur le bien dans la biologie aristoteacutelicienne Selon Gotthelf laquo for Aristotle

the goodness of something at least in biological context is regularly its capacity to contribute to the continued

life (zecircn) of the organism which has or performs or undergoes that something raquo (laquo The Place of the Good in

Aristotlersquos Natural Teleology raquo dans Proceedings of the Boston Colloquium in Ancient Philosophy eacuteds J J

Cleary et DC Shartin 1988 p113-139) 99 Cf PA I 5 645b14-21 100 Cf DA II 4 415a18-19

259

veacutegeacutetale Aristote reproche agrave Empeacutedocle drsquoavoir expliqueacute meacutecaniquement la nutrition des

plantes selon les mouvements du feu et de la terre sans avoir recours agrave leur acircme comme le

principe organisant leur nutrition et deacuteterminant ainsi les directions des mouvements de ces

eacuteleacutements dans le corps

Et en fait il nrsquoa pas non plus une juste conception du haut et du bas car le haut et le

bas ne repreacutesentent pas la mecircme chose pour tous les vivants que pour lrsquoUnivers au

contraire ce qui correspond agrave la tecircte des animaux ce sont les racines des plantes srsquoil

faut exprimer la diffeacuterence et lrsquoidentiteacute des organes drsquoapregraves leurs fonctions [εἰ χρὴ τὰ

ὄργανα λέγειν ἕτερα καὶ ταὐτὰ τοῖς ἔργοις] (DA II 4 416a2-5)

La racine de la plante et la bouche de lrsquoanimal sont toutes les deux lieacutees agrave la nutrition et agrave ce

niveau de geacuteneacuteraliteacute leurs erga et leurs praxeis relatives sont identiques il srsquoagit de la

nutrition Apregraves tout les instruments relatifs agrave la nutrition sont neacutecessairement preacutesents dans

tous les vivants puisque lrsquoacircme nutritive est la faculteacute la plus primordiale et la plus commune

chez tous les vivants Cependant agrave un niveau plus speacutecifique les erga de la racine et de la

bouche se montreraient diffeacuterents parce que lrsquoœuvre de se nourrir ne srsquoeffectue pas de la

mecircme faccedilon pour tous les vivants les vivants ne vivent pas leurs vies nutritives

identiquement la plante ne se nourrit pas de la mecircme faccedilon que lrsquoanimal A ce niveau

speacutecifique des substances composeacutees la racine et la bouche ne sont identiques

qursquoanalogiquement101 A ce niveau suite agrave la diffeacuterenciation de leurs erga leurs praxeis se

diffeacuterencient aussi et suite agrave la diffeacuterenciation de leur praxeis les instruments relatifs se

diffeacuterencient Les diffeacuterenciations des parties des animaux suivent et srsquoexplique donc par les

diffeacuterenciations des erga et des praxeis102

Ce rapport entre les organes les erga pour lesquels ils existent et la praxeis pour

lesquelles elles sont des instruments est souligneacute dans lrsquoun des passages deacutejagrave citeacute plus haut

des PA I 5

101 Selon lrsquoHA I 1 486b17-19 avec lrsquoidentiteacute par forme et lrsquoidentiteacute selon le plus et le moins lrsquoidentiteacute

analogique est le troisiegraveme niveau drsquoidentiteacute entre les parties des vivants 102 Labarriegravere souligne ce point Selon lui lrsquoeacutetude des actions des animaux (comme elle est eacutenonceacutee deacutejagrave en HA

I 1 487a10 et suivie dans le livre VIII) englobe laquo la moriologie proprement dite puisque [hellip] les parties ne

peuvent se comprendre qursquoen vue de leurs fonctions lesquelles ne sont pas seulement morphologiques eacutetant

donneacutee que la morphologie est au service des actions qursquoauront agrave mener les diffeacuterents animaux raquo (laquo Aristote et

lrsquoeacutethologie raquo loc cit p245)

260

[T]out instrument [organon] est en vue de quelque chose et [hellip] chacune des parties

du corps est en vue de quelque chose [et] ce en vue de quoi elles sont est une certaine

action [praxis tis] [hellip] Les parties sont en vue des fonctions pour lesquelles chacune

drsquoelles existe par nature [ta moria tocircn ergocircn pros ha pephuken hekaston] (645b14-20)

Le concept de praxis est donc eacutetroitement lieacute au concept drsquoergon et dans ce dernier passage

ils sont utiliseacutes drsquoune maniegravere presque interchangeable Cependant comme P-M Morel le

montre clairement dans le corpus biologique la laquo praxis a toujours un sens agrave la fois actuel et

dynamique raquo et elle nrsquoexclut pas le mouvement (kinesis) La praxis ne peut donc pas ecirctre

laquo assimileacutee agrave lrsquoacte pur exclusif de tout mouvement ni agrave lrsquoacte qui reacuteside dans la chose

produite raquo crsquoest-agrave-dire dans lrsquoergon Selon Morel la praxis eacutequivaut agrave ce qui peut ecirctre appeleacute

laquo lrsquoacte mobile raquo103 Selon son sens le plus courant dans le corpus biologique un ergon est

une fonction ou une œuvre agrave accomplir par une certaine activiteacute posseacutedant la structure drsquoun

processus Ce processus teacuteleacuteologique est la praxis La praxis peut ecirctre deacutefinie comme

lrsquolaquo œuvrement de lrsquoanimal en vue de lrsquoaccomplissement drsquoun ergon relatifraquo Dans cette

perspective lrsquoergon est le travail agrave accomplir et la praxis est lrsquoaction de lrsquoaccomplir

actuellement Pour reprendre lrsquoexemple du dernier passage citeacute du DA on dirait que la plante

et lrsquoanimal ne laquo srsquoœuvrent raquo pas de la mecircme maniegravere en vue de se nourrir

Lrsquoexemple de la nutrition montre qursquoune seule mecircme sorte de praxis peut appartenir

en commun agrave tous les vivants et peut cependant varier selon diffeacuterentes sortes de vivant La

diffeacuterenciation des praxeis entre les genecirc aussi eacuteloigneacutees comme la plante et lrsquoanimal est

eacutevidente et facile agrave discerner Or agrave lrsquointeacuterieur drsquoune mecircme classe drsquoanimal aussi diffeacuterentes

sortes drsquoanimaux se diffeacuterencient lrsquoune de lrsquoautre par leurs praxeis Diffeacuterentes habitudes de

laquo manger raquo de diffeacuterentes sortes de poisson deacuteterminent la structure de leurs organes relatifs

la bouche

Les poissons qui mordent et sont carnivores ont aussi une bouche de ce genre

[grande] alors que ceux qui ne sont pas carnivores lrsquoont effileacutee en effet une bouche

de ce genre leur est utile alors qursquoune bouche plus grande ne leur serait drsquoaucune

utiliteacute (PA III 1 662a31-33)

Ce qui se diffeacuterencie crsquoest en effet lrsquoergon de la bouche Lrsquoalimentation est la fonction

universelle de la bouche Or pour chaque sorte drsquoanimal et pour chaque sorte de poisson

oiseaux etc la fonction de srsquoalimenter varie Pour chaque cas particulier la nature laquo forge les 103 P-M Morel De la matiegravere agrave lrsquoaction op cit p 157-160 Sur le rapport entre kinesis praxis ergon et

energeia voir aussi Carlo Natali laquo Action et mouvement chez Aristote raquo Philosophie 73 2002 p 12-35

261

diffeacuterences dans la partie elle-mecircme en vue des diffeacuterences de la fonction raquo (662a23-24)

Cette variation des erga reacutesulte dans la variation des praxeis crsquoest-agrave-dire dans les maniegraveres

dont les animaux srsquoœuvrent en vue drsquoaccomplir lrsquoergon en question Par rapport aux poissons

non-carnivores les poissons carnivores srsquoœuvrent diffeacuteremment pour srsquoalimenter

Un autre concept eacutetroitement lieacute agrave la praxis est le bios104 crsquoest le bios de lrsquoanimal qui

deacutetermine les erga selon lesquels ses praxeis varient Donc les praxeis de lrsquoanimal variant en

fonction des erga varient en effet en fonction de son bios elles varient en fonction des

œuvres que sa vie requiert Autrement dit crsquoest le bios de lrsquoanimal qui requiert qursquoil agisse de

telle ou telle faccedilon preacutecise Crsquoest pourquoi Aristote discute ensemble les diffeacuterences de praxis

et celles de bios quoique ces deux concepts soient inclus comme deux titres distincts dans la

liste des quatre formes principales de diaphorai dans lrsquoHA

Les occurrences du concept laquo bios raquo dans son rocircle explicatif105 sont concentreacutees dans

les PA et le IA Dans ces textes je pense qursquoon peut discerner trois modegraveles selon lesquels le

bios drsquoun animal exerce une fonction explicative sur ses praxeis Toutefois ces trois modegraveles

ne sont que des variations du rapport briegravevement expliqueacute dans le paragraphe preacuteceacutedent entre

bios ergon et praxis les praxeis drsquoun animal suivent les erga requis par son bios Cela dit la

fonction explicative du bios vient du fait qursquoil est ce par rapport agrave quoi les praxeis des

animaux varient

Le premier modegravele est le plus basique Dans ce modegravele le bios explique pourquoi un

certain organe se diffeacuterencie drsquoune telle faccedilon preacutecise mais non pas drsquoune autre Plus

preacuteciseacutement il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoadaptation drsquoun organe agrave un certain ergon lequel est

requis et deacutetermineacute par son bios Crsquoest ainsi qursquoAristote explique la longue jambe chez

certains oiseaux

104 En Pol I 4 1254a7 Aristote dit que le bios est praxis et en HA VII (VIII) 1 588b23 il parle des laquo praxeis

du bios raquo Voir aussi HA VII (VIII) 1 588a16-17 et 589a2-5 Sur le rapport entre le bios la praxis et lrsquoergon

voir les remarques de P-M Morel De la matiegravere agrave lrsquoaction op cit p 160-162 Crsquoest J G Lennox qui a reacutedigeacute

lrsquoarticle le plus deacutetailleacute sur le concept de bios dans la biologie drsquoAristote laquo Bios praxis and the Unity of Life raquo

loc cit Mais voir aussi les remarques de Lennox sur le rapport entre le bios lrsquoacircme et le corps dans laquo Forms

Essence and Explanation in Aristotlersquos Biology raquo dans A Companion to Aristotle eacuted Georgios

Anagnostopoulos London Blackwell Publishing 2009 p 348-67 105 Sur le rocircle explicatif du concept laquo bios raquo avec Lennox laquo Forms Essence and Explanation raquo loc cit voir

aussi A Gotthelf laquo First principles in Aristotlersquos Parts of Animals raquo dans Philosophical Issues in Aristotlersquos

Biology eacuteds A Gotthelf et J G Lennox Cambridge Cambridge University Press 1987 p 167-98 [surtout

p192]

262

Certains oiseaux ont de longues jambes La cause en est qursquoils vivent dans les marais

car la nature fait les organes pour leur fonction et non pas la fonction pour les organes

(PA IV 12 694b11-14)106

La correacutelation entre laquo longue jambe raquo et laquo vivre dans les marais raquo nrsquoest pas expliqueacutee ici mais

on peut deviner que les longues jambes sont utiles agrave lrsquoanimal pour garder son corps au-dessus

du sol mou Le bec des oiseaux est un exemple plus clair Leurs becs varient selon leurs

modes de vie parce que pour chaque oiseau

le bec est utile agrave son genre de vie par exemple chez les piverts il est fort et dur ainsi

que chez les corbeaux et les corvideacutes alors que chez les petits oiseaux il est fin pour

collecter les graines et attraper les petites becirctes Tous ceux qui sont herbivores et tous

ceux qui vivent autour des marais [ont] un bec large En effet en eacutetant ainsi il permet

de fouiller la terre (PA III 1 662b5-13)107

Dans ce premier modegravele de lrsquoadaptation drsquoun organe agrave son ergon la place de la praxis devient

un peu invisible et implicite parce qursquoagrave ce niveau de speacutecialisation la description de lrsquoergon

coiumlncide avec celle de la praxis relative Pour le dire autrement la maniegravere drsquoagir ou le

laquo comment raquo de la praxis est deacutejagrave donneacute dans lrsquoergon Si lrsquoergon consiste dans le fait se

comporter drsquoune certaine maniegravere preacutecise par exemple si le mode de nutrition de lrsquoanimal

requiert qursquoil collecte les graines ou attrape les petites becirctes il srsquoalimente (praxis) ainsi Ou

pour le dire du point de vue de lrsquoorgane lrsquousage particulier de lrsquoorgane donne la maniegravere

drsquoagir Ce premier modegravele est donc paradigmatique la praxis se modifie et se caracteacuterise

selon le besoin dans lequel consiste lrsquoergon La praxis est la reacuteponse effective et dynamique

de lrsquoanimal agrave un besoin caracteacuteristique de son mode de vie

Le deuxiegraveme modegravele pour le rocircle explicatif du concept de laquo bios raquo sur les

diffeacuterenciations des praxeis animales relegraveve des rapports plus compliqueacutes avec la praxis il se

peut que soient diffeacuterents le domaine de vie drsquoougrave relegraveve le besoin et le domaine de la praxis

qui reacutepond agrave ce besoin et donc se modifie ducircment Le besoin peut relever des habitudes de

nutrition (comme dans la plupart des cas) mais il peut srsquoagir drsquoune modification dans la

locomotion de lrsquoanimal Crsquoest ainsi qursquoAristote explique lrsquoadaptation des vols des oiseaux agrave

certains besoins de leur vie

106 Ἔνιοι δὲ μακροσκελεῖς τῶν ὀρνίθων εἰσίν Αἴτιον δ ὅτι ὁ βίος τῶν τοιούτων ἕλειος τὰ γὰρ ὄργανα πρὸς τὸ

ἔργον ἡ φύσις ποιεῖ ἀλλ οὐ τὸ ἔργον πρὸς τὰ ὄργανα 107 Un passage parallegravele se trouve en PA IV 12 693a10-23

263

De plus parmi les oiseaux certains sont aptes au vol et ont des ailes grandes et fortes

par exemple les rapaces et les carnivores Il leur est en effet neacutecessaire de pouvoir

voler du fait de leur genre de vie [ἀνάγκη γὰρ πτητικοῖς εἶναι διὰ τὸν βίον] de sorte

que en vue de cela ils ont agrave la fois quantiteacute de plumes et de grandes ailes Etre aptes

au vol est le cas non seulement des rapaces mais aussi drsquoautres familles drsquooiseaux

pour lesquelles le salut [ἡ σωτηρία] vient de la rapiditeacute du vol ou des migrateurs (PA

IV 12 693b28-694a5)

La capaciteacute de voler appartient aux oiseaux selon leur substance dit Aristote (PA IV 12

693b12) Seulement certains sont aptes agrave bien voler les autres ne volent que

meacutediocrement108 Dans ce passage il srsquoagit de rendre compte des modifications drsquoun mode de

locomotion auquel les oiseaux sont naturellement disposeacutes Les diffeacuterences entre les vols

(locomotion) des oiseaux srsquoexpliquent par divers besoins qui relegravevent drsquoun domaine diffeacuterent

de leur action totale de vivre Selon notre passage pour certains des oiseaux il est neacutecessaire

drsquoecirctre aptes agrave bien voler en raison de leur mode de vie carnivore pour les autres cela est

neacutecessaire en raison des neacutecessiteacutes de leur protection et encore pour les autres crsquoest en

reacuteponse agrave leur besoin drsquoerrer en quecircte de leur nourriture qursquoils volent bien

Or il semble que la modification du vol en vue de ces besoins peut prendre plus

qursquoune forme

- Le vol des oiseaux carnivores est plus rapide que celui des autres oiseaux et cela afin

de pouvoir conqueacuterir et prendre le dessus sur ses proies109 Mais drsquoautre part ils volent aussi

plus haut que les autres parce qursquoils observent leur proie de loin et drsquoen haut110 Ainsi volant

ces oiseaux voient le plus drsquoespace possible111

- Le mode de vie des oiseaux migrateurs impose ses propres besoins ces oiseaux

doivent ecirctre capables de voler agrave longue distance comme par exemple la grue Parmi les

oiseaux qui changent de lieux laquo certains dit Aristote effectuent leurs changement entre des

lieux voisins les autres le font entre des lieux extrecircmes pour ainsi dire comme les grues Car

elles se transportent des plaines scythes aux marais de la haute Egypte agrave la source du Nil raquo

108 Cependant pour reacutefeacuterer aux oiseaux bien adapteacutes agrave voler Aristote utilise le mecircme mot (πτητικός) que pour

dire simplement laquo capable de voler raquo Voir la note de Lennox pour PA IV 12 694a1-8 (Aristotle On the Parts

of Animals op cit p 332-3) 109 Voir aussi IA 10 710a25-27 110 PA II 13 657b27 111 HA VIII (IX) 32 619b5-6

264

(HA VII (VIII) 12 597a4 et sq) 112 Or le vol agrave longue distance nrsquoest pas la seule

modification que cette praxis reconnaicirct chez les grues Comme les oiseaux carnivores les

grues elles aussi volent en hauteur Cependant cela nrsquoest pas pour la mecircme raison que les

oiseaux carnivores Le besoin que creacutee le mode de vie des grues est diffeacuterent de celui des

oiseaux carnivores Les grues volent en hauteur afin de voir ce qui est au loin Si elles

aperccediloivent les signes de la tempecircte elles se reposent (HA VIII [IX] 10 614b18-23) Selon

Aristote crsquoest une preuve de lrsquointelligence chez les grues elles modifient et adaptent leur

maniegravere de voler selon les besoins de leur mode de vie

Le troisiegraveme modegravele peut ecirctre consideacutereacute en effet comme une combinaison des deux

modegraveles preacuteceacutedents Sa diffeacuterence consiste en ce que lrsquoexplanandum de ce modegravele est le bios

alors que dans les deux cas preacuteceacutedents le bios jouait le rocircle drsquoexplanans Le cas des insectes

capables de voler est un exemple pour ce troisiegraveme modegravele (PA IV 6 682b7-17) La nature a

donneacute des ailes aux insectes qui sont deacuteficients en pattes Parmi ces insectes certains ont

besoin drsquoerrer pour trouver leur nourriture et en reacuteponse agrave cet ergon ces insectes megravenent une

vie nomadique (βίος νομαδικὸς) crsquoest-agrave-dire qursquoils volent drsquoune maniegravere nomadique Le vol

nomadique est bien une diffeacuterence de cette praxis (le vol) puisqursquoil existe des insectes bien

qursquoaileacutes et donc aptes agrave voler qui vivent une vie seacutedentaire (βίος ἑδραῖος) Ils volent mais pas

drsquoune maniegravere nomadique La vie nomadique de ces insectes srsquoexplique donc par le besoin

drsquoerrer afin de trouver leur nourriture Ce qui est essentiel dans cet exemple des insectes aileacutes

crsquoest lrsquoexplication du bios comme une reacuteponse agrave un besoin de la vie de lrsquoanimal En effet le

βίος νομαδικὸς ne deacutesigne rien drsquoautre que la maniegravere dont la locomotion (praxis) de lrsquoanimal

srsquoeffectue On voit ici encore une fois le lien intrinsegraveque entre le bios et la praxis le premier

est constitueacute de la seconde Drsquoougrave le point commun de ce troisiegraveme modegravele avec le premier

modegravele basique ici lrsquoergon consiste en changer son lieu sur une superficie suffisamment

vaste pour trouver assez de nourriture la praxis consiste en se mouvoir ainsi et le bios

consiste en vivre ainsi

De toutes ces consideacuterations il ressort donc que les diffeacuterenciations des praxeis des

animaux se font en vue de reacutepondre aux besoins relevant de leur vie Drsquoune part elles font

partie de lrsquoaction totale de lrsquoanimal mais drsquoautre part elles sont en vue de la reacuteussite de

lrsquoaction totale de lrsquoanimal surtout lorsque se trouve un rapport teacuteleacuteologique entre les

diffeacuterents domaines de la vie de lrsquoanimal

112 Voir aussi 597a30-32 et VIII (IX) 10 614b19-20

265

XI Conclusion

Les conclusions que lrsquoon peut tirer de cette eacutetude de la zoologie du bien-vivre chez

Aristote pour la question du plus haut degreacute de la politiciteacute humaine sont les suivantes

On a vue que selon le De Caelo le bien-vivre des animaux deacutepend de lrsquoachegravevement

drsquoune multipliciteacute et drsquoune grande varieacuteteacute drsquoactions Lrsquohomme est lrsquoanimal dont lrsquoaction totale

exhibe le plus de complexiteacute Or la reacuteussite drsquoune action totale aussi complexe requiert

lrsquoassistance drsquoune multipliciteacute et drsquoune varieacuteteacute parallegravele des instruments Crsquoest dans cette

perspective que lrsquoon peut trouver une explication qui relegraveve de lrsquoordre de la zoologie et non

pas de la moraliteacute pour le fait que la polis - en tant que la forme que prend le plus haut degreacute

de la politiciteacute humaine - existe en vue de bien-vivre la reacuteussite de lrsquoaction totale drsquoun

animal aussi complexe que lrsquohomme requerrait lrsquoassistance drsquoun moyen aussi complexe que la

polis Crsquoest donc dans ce sens que la polis existe en vue de bien-vivre selon Aristote elle

contribue au bon accomplissement de lrsquoaction totale de lrsquohomme Il est vrai que la polis fait la

contribution majeure pour lrsquoachegravevement de cette fin Toutefois il nrsquoest pas moins vrai que

bien qursquoelle joue le rocircle le plus crucial dans lrsquoachegravevement de lrsquoaction totale humaine la polis

nrsquoest en effet qursquoune drsquoune grande multipliciteacute des laquo organa raquo dont lrsquohomme a besoin pour

atteindre cette fin

Dans lrsquoHA Aristote deacutefinit les animaux politiques comme ceux qui se groupent et

vivent autour drsquoune œuvre une et commune Une praxis du type que lrsquoon peut appeler

laquo koinonique raquo fait donc partie de lrsquoaction totale de ces animaux politiques Les analyses de

ce chapitre indiquent que lrsquoon peut expliquer lrsquoecirctre-plus-politique de lrsquohomme comme une

diffeacuterenciation par rapport aux autres animaux politiques de la praxis koinonique de

lrsquohomme Selon cette perspective la polis sera la forme organisationnelle que prend cette

diffeacuterenciation On pourrait donc dire que la praxis koinonique de lrsquohomme se diffeacuterencie de

maniegravere agrave construire cette organisation qursquoest la polis en vue de reacutepondre agrave certains besoin de

sa vie crsquoest dans ce sens que cette diffeacuterenciation de la praxis koinonique de lrsquohomme se fait

en vue du bien-vivre

En conformiteacute avec le point de vue du De Caelo lrsquoecirctre-plus-politique de lrsquohomme peut

srsquoexpliquer comme le reacutesultat de la complexiteacute que gagne la praxis koinonique humaine la

multipliciteacute et la varieacuteteacute des praxeis koinoniques de lrsquohomme est une partie de la multipliciteacute

et de la varieacuteteacute globale des actions requises pour lrsquoachegravevement du bien dans la vie humaine

Drsquoougrave la thegravese fondamentale de notre travail et notre explication relevant de lrsquoordre de la

zoologie pour le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine Selon Aristote lrsquohomme est un

266

animal politique agrave multiple communauteacute et crsquoest dans ce sens preacutecis qursquoil est plus politique

que les autres animaux politiques

267

CHAPITRE VI

Lrsquohomme lrsquoanimal greacutegaire agrave multiple communauteacutes

I Introduction

Il srsquoagit maintenant de revenir sur la question principale de notre travail pourquoi

selon Aristote lrsquohomme est un animal plus politique que les autres animaux politiques La

reacuteponse que nous eacutelaborerons dans ce chapitre est la suivante il ressort des Politiques I 1 et

2 que lrsquohomme est plus politique parce que son action koinonique se diffeacuterencie de maniegravere agrave

posseacuteder plusieurs communauteacutes drsquoespegraveces diffeacuterentes Selon Aristote lrsquohomme est un animal

greacutegaire agrave multiples communauteacutes qui sont speacutecifiquement diffeacuterentes lrsquoune de lrsquoautre En

lrsquoHA I 1 488a7-8 Aristote dit que laquo sont politiques ceux dont lrsquoœuvre de tous est chose une

et commune raquo 1 Si lrsquohomme est politique agrave un degreacute supeacuterieure par rapport aux autres

animaux greacutegaires crsquoest qursquoil possegravede et partage plusieurs œuvres une et commune avec les

autres membres de son espegravece Le degreacute supeacuterieur de la politiciteacute humaine est donc le reacutesultat

de la diffeacuterenciation de sa praxis koinonique

Que la constitution des communauteacutes soit bien une sorte de praxis est impliqueacute dans

un passage drsquointroduction de lrsquoHA VII (VIII) 1 ougrave Aristote parle des diffeacuterenciations des

vivants laquo selon les actions de la vie [κατὰ τὰς τοῦ βίου πράξεις]2 raquo (588b23) Il dit qursquoune fois

que leurs petits sont acheveacutes certains animaux laquo srsquoen seacuteparent et ne forment plus aucune

communauteacute [tandis que] les plus intelligents qui ont le meacutemoire ont des relations plus

durables et plus politique avec leurs descendants raquo (588b33-589a2) De mecircme dans le tout

deacutebut de lrsquoHA lorsqursquoil expose le programme et la meacutethode de son enquecircte sur les animaux

Aristote traite la laquo politiciteacute raquo sous laquo les diffeacuterences qui relegravevent des genres de vie et des

actions raquo (I 1 487b33-4) Mais outre ces instances le meilleur indice du fait qursquoAristote

considegravere lrsquoactiviteacute communautaire comme une praxis vient du premier chapitre des

Politiques Lrsquoargument des toutes premiegraveres lignes de ce premier chapitre suppose cette ideacutee

et cette supposition se laisse entrevoir dans une phrase parentheacutetique

1 Πολιτικὰ δ ἐστὶν ὧν ἕν τι καὶ κοινὸν γίνεται πάντων τὸ ἔργον 2 Il est agrave noter le paralleacutelisme entre cette expressions et celle qursquoAristote utilise dans un passage de lrsquoEN quand

il dit que les arguments de la science politique sont tireacutes de et portent sur les actions que suppose la vie (tais kata

ton biov praxeis) et que crsquoest pourquoi les jeunes inexpeacuterimenteacutes dans les actions de la vie ne sont pas de

auditeurs approprieacutes de lrsquoeacutetude politique (I 3 1095a3-4)

268

Puisque toute citeacute nous le voyons est une certaine communauteacute et que toute

communauteacute a eacuteteacute constitueacutee en vue drsquoun certain bien (car crsquoest en vue de ce qui leur

semble le bien que tous les hommes agissent dans tous les cas) il est manifeste que

toutes les communauteacutes visent un certain bien (1252a1-4)3

Ces lignes constituent la premiegravere moitieacute de lrsquointroduction du chapitre 1 des Politiques I

Lrsquointroduction de ce chapitre cherche agrave montrer que toute communauteacute eacutetant constitueacutee en

vue drsquoun certain bien la polis qui est la communauteacute suprecircme vise le bien suprecircme pour

lrsquohomme Or le fait mecircme que toute polis est constitueacutee en vue drsquoun certain bien est expliqueacute

par le principe premier de lrsquoeacutethique classique selon lequel lrsquohomme agit toujours en vue drsquoun

certain bien4 Or cette infeacuterence suppose la preacutemisse laquo constituer des communauteacutes est un

lsquoagirrsquo pour lrsquohomme raquo Lrsquoargument complet de la premiegravere moitieacute de cette introduction au

chapitre 1 serait donc 5

(1) Lrsquohomme agit toujours en vue drsquoun certain bien

(2) Constituer des communauteacutes est un lsquoagirrsquo pour lrsquohomme

(3) Donc toute communauteacute est constitueacutee en vue drsquoun certain bien

(4) Toute citeacute est une communauteacute

(5) Donc toute citeacute est constitueacutee en vue drsquoun certain bien

La seconde moitieacute de cette introduction (1252a4-7) suggegravere que comme la polis est la

suprecircme des communauteacutes eacutetablies par lrsquohomme elle vise le bien suprecircme et cela en

englobant (periechousa ndash 1252a6) toutes les autres communauteacutes et les biens que ces

derniegraveres visent Or il est clair que le raisonnement de cette seconde moitieacute prend comme

eacutetablit le fait que lrsquohomme constitue plusieurs communauteacutes Lrsquoactiviteacute communautaire de

3 Ἐπειδὴ πᾶσαν πόλιν ὁρῶμεν κοινωνίαν τινὰ οὖσαν καὶ πᾶσαν κοινωνίαν ἀγαθοῦ τινος ἕνεκεν συνεστηκυῖαν

(τοῦ γὰρ εἶναι δοκοῦντος ἀγαθοῦ χάριν πάντα πράττουσι πάντες) δῆλον ὡς πᾶσαι μὲν ἀγαθοῦ τινος

στοχάζονται 4 Drsquoougrave se voit le paralleacutelisme entre lrsquoargument de deux premiers chapitres de lrsquoEN (1094a1-b11) et le chapitre I

des Politiques Pour justifier le besoin drsquoeacutetudier la science politique Aristote part dans lrsquoEN du principe selon

lequel lrsquohomme vise dans toutes ces praxeis un certain bien et il affirme exactement comme ici dans ce passage

drsquointroduction des Politiques I 1 que le bien auquel vise la science politique englobe ceux des autres sciences

techniques et praxeis 5 Voir aussi Simpson A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle op cit pp 14-15

269

lrsquohomme est multiple il constitue une multipliciteacute de communauteacutes qui sont toutes finaliseacutes

vers un certain bien

Les deux ideacutees qui opegraverent implicitement dans lrsquoargument de ces lignes drsquointroduction

des Politiques sont donc a) constitution des communauteacutes est une praxis pour lrsquohomme et b)

lrsquohomme constitue une multipliciteacute de communauteacutes

Le reste du chapitre (1252a7-23) est consacreacute agrave une critique de ceux qui reacuteduisent les

diffeacuterences entre diffeacuterentes communauteacutes humaines agrave une diffeacuterence de quantiteacute Cette

approche est agrave critiquer selon Aristote parce qursquoelle ignore la speacutecificiteacute de la polis et du

pouvoir politique propre agrave cette derniegravere La supposition drsquoAristote est que les diffeacuterentes

sortes de pouvoir diffegraverent lrsquoune de lrsquoautre selon la forme parce que les communauteacutes

auxquelles elles correspondent se diffeacuterencient ainsi pour expliquer comment et pourquoi les

formes de pouvoir se diffeacuterencient ainsi Aristote suggegravere qursquoon doit consideacuterer les parties

dont la polis est constitueacutee (1252a20) Les laquo parties raquo dont il srsquoagit ici sont sans doute les

types de communauteacutes par reacutefeacuterence auxquels il va expliquer la genegravese de la polis dans le

chapitre suivant Outre le fait que lrsquohomme agit de maniegravere agrave construire une multipliciteacute de

communauteacutes lrsquoargument du premier chapitre des Politiques I suppose aussi que ces

communauteacutes sont en effet diffeacuterentes selon la forme il srsquoagit bien drsquoune multipliciteacute de

communauteacutes diffeacuterentes selon la forme et crsquoest ainsi que se caracteacuterise la praxis koinonique

de lrsquohomme La diffeacuterence de forme entre les communauteacutes humaines est la troisiegraveme des

suppositions principales de ce premier chapitre

Si le fait que lrsquohomme vise dans toutes ses praxeis un certain bien constitue le

principe premier ethique de lrsquoenquecircte meneacutee dans les Politiques les suivants en

constitueraient les principes politiques srsquoil est loisible de faire une telle distinction

- constitution des communauteacutes est une praxis pour lrsquohomme

- lrsquohomme constitue une multipliciteacute de communauteacutes

- ces communauteacutes se diffegraverent lrsquoune de lrsquoautre selon la forme

Crsquoest de ces trois principes que part le deacuteveloppement du chapitre 2 lequel se conclut en

1253a7-9 par lrsquoaffirmation que lrsquohomme est un animal plus politique que nrsquoimporte quel

animal greacutegaire

270

II Le deacuteveloppement de lrsquoargument dans les Politiques I 2

Le fameux reacutecit sur la genegravese de la polis comme un fait de la nature vise me semble-t-

il agrave montrer que ces principes sont bien fondeacutes dans les faits Les lignes 1253a7-9 clocircturant

le reacutecit geacuteneacutetique disent qursquoil est eacutevident [δῆλον] agrave ce stade de lrsquoargument [δή ndash a7]

pourquoi [διότι] lrsquohomme est plus politique Cependant ayant suivi le deacuteveloppement du

chapitre jusqursquoagrave ce point on ne peut pas srsquoempecirccher de se demander comment exactement

est-il si eacutevident Crsquoest quoi exactement dans lrsquoargument exposeacute jusqursquoagrave ces lignes qui fait

qursquoil est maintenant eacutevident que lrsquohomme est plus politique Aristote semble assumer que ce

qursquoil a dit jusqursquoagrave ce point explique drsquoune faccedilon ou de lrsquoautre le degreacute supeacuterieur du caractegravere

politique de lrsquohomme6 Le fait que lrsquohomme est le seul animal doueacute de langage ne semble pas

ecirctre lrsquoexplication agrave laquelle renvoie cette assomption parce que la mention de la capaciteacute

langagiegravere de lrsquohomme vient apregraves cette constatation de lrsquoeacutevidence et rien qui preacutecegravede dans

le chapitre ne fait allusion agrave cette capaciteacute humaine Tandis que lrsquoeacutevidence qursquoassume Aristote

pour le degreacute speacutecifique de la politiciteacute humaine semble ecirctre infeacutereacutee de ce qui vient drsquoecirctre dit

preacuteceacutedemment dans le chapitre7

6 Comme le fait que lrsquohomme est un animal plus politique nrsquoest pas mentionneacute avant cette phrase Newman The

Politics of Aristotle vol II Oxford The Clarendon Press 1887 p 122 et Susemihl amp Hicks The Politics of

Aristotle A Revised Text with Introduction Analysis and Commentary Books I-V London Macmillan and Co

1894 p 148 suggegraverent de traduire le dioti de la ligne1253a7 pas comme laquo why raquo mais comme laquo that raquo Ils

semblent supposer que cette ligne ne conclut pas ce qui preacutecegravede mais introduit ce qui suit Cependant je ne vois

vraiment pas comment un laquo that raquo au lieu drsquoun laquo why raquo peut produire cet effet parce que ce qui est inattendu

ici crsquoest lrsquoaffirmation de lrsquoeacutevidence du fait que lrsquohomme est un animal plus politique un laquo that raquo remplira cette

fonction drsquoaffirmation mieux qursquoun laquo why raquo Que lrsquoon traduise le dioti comme laquo why raquo ou comme laquo that raquo le

caractegravere impreacutevisible de cette affirmation demeure mecircme en anglais laquo How is it really evident that man is

more political than the other gregarious-political animals raquo 7 Une difficulteacute majeure pour cette interpreacutetation est sans doute la preacutesence drsquoun laquo γάρ raquo en 1253a9 διότι δὲ

πολιτικὸν ὁ ἄνθρωπος ζῷον πάσης μελίττης καὶ παντὸς ἀγελαίου ζῴου μᾶλλον δῆλον οὐθὲν γάρ ὡς φαμέν

μάτην ἡ φύσις ποιεῖ λόγον δὲ μόνον ἄνθρωπος ἔχει τῶν ζῴων On objecterait que ce laquo γάρ raquo introduit une

reacuteponse au laquo διότι raquo de la ligne 1253a7 Autrement dit selon cette objection lrsquoexplication pour ce laquo διότι raquo ne

doit pas ecirctre chercheacutee dans ce qui preacutecegravede mais dans ce qui est introduit par ce laquoγάρ raquo ce serait donc un

nouveau deacuteveloppement qui commence avec le laquo γάρ raquo et le fait que lrsquohomme soit plus politique serait bien une

conseacutequence de sa sensibiliteacute naturelle au juste et agrave lrsquoinjuste et du fait qursquoil possegravede naturellement le

logos puisque la nature ne fait rien en vain Certains traducteurs comme C D C Reeve et T J Saunders ne

traduisent pas ce laquo γάρ raquo Or ces derniers soutiennent lrsquoideacutee exprimeacutee par cette objection (voir le Chapitre I de

notre travail) et donc je ne vois pas pourquoi ils ne le traduisent pas Pour notre interpreacutetation de ce laquo γάρ raquo voir

la section X du chapitre preacutesent

271

Les lignes 1253a7-9 sont en effet comme une reprise de la conclusion qursquoAristote a

aboutit agrave la fin de son reacutecit geacuteneacutetique de la polis en 1253a2-3 et selon laquelle lrsquohomme est

un animal politique par nature Quand cette conclusion est reprise en 1253a7-9 elle est

eacutelaboreacutee par un accent suppleacutementaire qursquoAristote met sur le degreacute supeacuterieur du caractegravere

politique de lrsquohomme Ce qui est ajouteacute par une citation drsquoHomer (Iliade X 63) agrave

lrsquoargument dans cet intervalle de quatre lignes est lrsquoideacutee que laquo celui qui est sans citeacute

naturellement bien sucircr et non par le hasard des circonstances est soit un ecirctre deacutegradeacute soit un

ecirctre surhumain raquo (1253a3-4) Selon Aristote si lrsquohomme est ni moins ni plus que ce qursquoil est

il est naturellement destineacute agrave ecirctre lrsquoanimal politique qursquoil est crsquoest-agrave-dire comme il est deacutecrit

jusqursquoagrave ce point de maniegravere agrave posseacuteder la polis et toutes les autres communauteacutes que cette

derniegravere englobe comme ses parties Ainsi que lrsquohomme soit politique tel qursquoil est et autant

qursquoil est crsquoest un fait naturel pour lui

Il semble que crsquoest cette derniegravere ideacutee exemplifieacutee par un vers drsquoHomegravere qui fait le

passage de ὅτι agrave διότι dans la conclusion eacutelaboreacutee agrave double reprise du reacutecit sur la genegravese

naturelle de la polis Le reacutecit sur la genegravese naturelle de la polis eacutetablit agrave la fois que la citeacute

existe par nature et que lrsquohomme est un animal politique par nature Crsquoest-agrave-dire que ce qui

est deacuteduit du reacutecit geacuteneacutetique de la polis ce nrsquoest pas seulement le statut naturel de la polis

mais crsquoest aussi la naturaliteacute de la politiciteacute humaine Si la naturaliteacute de la polis srsquoexplique par

la naturaliteacute des communauteacutes qui la preacutecegravedent dans lrsquoordre de genegravese (1252b30-31) il en est

de mecircme pour le fait que lrsquohomme est un animal politique par nature Le vers citeacute drsquoHomegravere

et lrsquoideacutee derriegravere cette citation sont destineacutes agrave rendre claire que si lrsquohomme est ce qursquoil est ni

un becircte ni un Dieu il est naturel pour lui de constituer toutes ces communauteacutes que

comprend la polis crsquoest la nature de sa politiciteacute crsquoest agrave ce point qursquoil est politique ni plus

ni moins Lrsquoactiviteacute politique de cet animal politique qursquoest lrsquohomme consiste en construire

toutes ces communauteacutes appartenant agrave la polis et la polis elle-mecircme cet animal politique

possegravede la polis en tant que communauteacute des communauteacutes 8 Au niveau zoologique les

communauteacutes eacuteleacutementaires qui preacutecegravedent la polis dans lrsquoordre de genegravese sont loin drsquoecirctre

apolitiques ou preacute-politiques mais elles sont toutes œuvres de la praxis koinonique de

lrsquohomme

De ce point de vue entre 1253a3-4 et 1253a7-9 Aristote nrsquoajoute rien de nouveau agrave

son argument Ce qursquoil fait ne consiste qursquoen reacutesumer son argument et qursquoen mettre en relief

un fait dont lrsquoobservation nous donne la principale caracteacuteristique de la politiciteacute humaine il

8 Jrsquoemprunte cette expression agrave J ndashL Labbariegravere laquo Zocircon politikon et zocirca politika raquo loc cit p 14

272

est un fait de nature que la praxis politique de lrsquohomme construit la polis et toutes les autres

communauteacutes qursquoelle englobe naturellement Aristote assume que ce mecircme fait (ὅτι) rend

aussi eacutevident pourquoi (διότι) lrsquohomme est plus politique9 Crsquoest par reacutefeacuterence agrave ce mecircme fait

qursquoAristote srsquoattend que soit intelligible sa comparaison selon le plus et le moins entre

lrsquohomme et les autres animaux politiques Drsquoougrave vient donc lrsquoeacutevidence du degreacute supeacuterieure de

la politiciteacute humaine Donc agrave la question de savoir du fait de quoi lrsquohomme est plus politique

la reacuteponse que semble Aristote preacutesumer consiste agrave dire laquo Du fait de sa possession drsquoune

multipliciteacute de communauteacutes comme il est montreacute par ce qui preacutecegravede raquo Le fait que lrsquohomme

construit par nature telles et telles communauteacutes explique aussi le degreacute supeacuterieur de son

caractegravere politique La faccedilon dont lrsquohomme est politique par nature est aussi sa faccedilon drsquoecirctre

plus politique Ces deux caracteacuteristiques laquo ecirctre politique raquo et laquo ecirctre-plus-politique raquo renvoient

au mecircme fait il srsquoagit du mecircme fait vu seulement des points de vu diffeacuterents Le mecircme fait (agrave

savoir le fait que lrsquohomme construit telles et telles communauteacutes) assume le rocircle drsquoecirctre lrsquoun

des eacuteleacutements drsquoune comparaison dans une comparaison avec les autres animaux politiques

le fait que lrsquohomme est un tel animal politique expliquerait aussi srsquoil est plus ou moins

politique qursquoeux Aristote indique ainsi que si lrsquohomme est agrave ce point politique par nature

crsquoest par le mecircme fait qursquoil est plus politique que les autres animaux Ce dernier point ne

srsquoajoute pas agrave ce qui est deacuteduit du reacutecit sur la genegravese de la polis il est deacutejagrave lagrave

Il reste agrave savoir du fait de quoi exactement lrsquohomme possegravede plusieurs communauteacutes

Du fait de quoi sa praxis communautaire se diffeacuterencie de telle maniegravere preacutecise Avant de

discuter lrsquoexplication que sous-entend le chapitre I 2 pour le degreacute supeacuterieur de la politiciteacute

humaine on peut voir comment est exposeacute dans ce chapitre le fait que lrsquohomme construit

une multipliciteacute de communauteacutes drsquoespegraveces diffeacuterentes

III La position du fait que lrsquohomme construit une multipliciteacute de communauteacutes

Aristote ouvre ce chapitre en disant que ce qursquoil va faire dans ces quelques pages crsquoest

un examen de la naissance de la polis agrave partir de ses origines Ce qui suit est donc voulu

9 Pace Labarriegravere Langage vie politique op cit p 103 et pp 114-116 selon qui le diotihellipdelon introduit un

second argument pour eacutetablir la diffeacuterence proprement humaine par rapport aux autres animaux politiques agrave

savoir sa possession du logos Selon lui ce second argument est diffeacuterent de celui qui le preacutecegravede et qui rend

compte du fait que lrsquohomme est un animal politique par nature Lrsquoeacutevidence du fait que lrsquohomme est plus

politique ne doit donc pas ecirctre chercheacutee dans le reacutecit sur la genegravese de la polis et il srsquoagit drsquoun fait suppleacutementaire

au fait eacutetablit par ce reacutecit agrave savoir le fait que lrsquohomme est un animal politique par nature

273

comme un reacutecit diachronique du deacuteveloppement de la polis et comme un exposeacute de la

succession des communauteacutes qui la preacuteceacutedaient dans le passeacute Cependant les toutes derniegraveres

lignes du chapitre 1 (1252a17-23) introduisant le chapitre 2 donnent lrsquoimpression de

poursuivre lrsquoexamen de maniegravere plutocirct analytique qursquohistorique on srsquoattend que le chapitre 2

traite du rapport entre la polis et les autres communauteacutes comme le rapport synchronique drsquoun

tout agrave ses parties10 Le choix de la part drsquoAristote de faire ses analyses sous la forme drsquoun

reacutecit historique lui permet avant toute autre chose de deacutemontrer la structure teacuteleacuteologique du

rapport entre les communauteacutes entre les parties et le tout Les propos du livre I et II (surtout

la critique de Platon dans ce dernier) supposent eacutevidemment que ce rapport teacuteleacuteologique entre

les parties et le tout est opeacuteratoire non seulement dans la genegravese de la polis mais il lrsquoest aussi

dans leur rapport synchronique et actuel

Le reacutecit sur la genegravese de la polis agrave partir des communauteacutes plus eacuteleacutementaires suppose

que chacune de ces derniegraveres a son propre domaine de praxis et son propre bien agrave poursuivre

comme telos Cependant la complexiteacute naturelle de la praxis koinonique de lrsquohomme se

montre plutocirct par ce que lrsquoon peut appeler les laquo communauteacutes eacutemergeantes raquo Comme les

proprieacuteteacutes ou les entiteacutes eacutemergeantes dans la biologie les communauteacutes eacutemergeantes seront

celles qui provenant des communauteacutes plus simples ne sont tout de mecircme ni reacuteductibles agrave

lrsquoun ou agrave lrsquoautre de ses composants ni identifiable agrave une agglomeacuteration de ses composants

Selon le reacutecit drsquoAristote la famille le village et la polis elle-mecircme seraient des communauteacutes

eacutemergeantes par rapport agrave ses parties composantes parce qursquoavec chacune de ces

communauteacutes eacutemerge un domaine de praxis qui nrsquoest pas exactement celui de ses parties

composantes et chacune de ces communauteacutes reacutepond agrave un besoin auquel ses parties ne sont

pas capables de satisfaire indeacutependamment11

Les deux communauteacutes agrave partir desquelles naicirct et se forme la famille eacuteleacutementaire

[οἰκία πρώτη]12 sont la communauteacute de lrsquohomme et la femme et celle du maicirctre et lrsquoesclave

(1252b9-10)13 Ce sont les communauteacutes de ceux qui ne peuvent pas exister lrsquoun sans lrsquoautre 10 Sur ce point voir le commentaire de Saunders Aristotle Politics Books I and II op cit pp 59-60 Selon

Saunders Aristote aurait donneacute une perspective historique agrave son reacutecit parce qursquoil cherchait agrave ecirctre persuasive au

sujet de la naturaliteacute des rapports preacutesents constitutifs des citeacutes actuels Pour une interpreacutetation diffeacuterente voir

Kullmann laquo Man as a Political Animal in Aristotle raquo loc cit pp 96-99 et pp 115-117 11 Saunders Aristotle Politics Books I and II op cit pp 65-66 pense que la transition entre les communauteacutes

des simples aux plus complexes se fait sur un modegravele de laquo cœur et accreacutetion [core and accretion] raquo 12 ἐκ μὲν οὖν τούτων τῶν δύο κοινωνιῶν οἰκία πρώτη [ἐστιν] 13 Saunders Aristotle Politics Books I and II op cit p 60 suppose que comme les communauteacutes constitutives

du village et de la polis existaient avant ces derniers les deux communauteacutes constituant la famille auraient aussi

274

selon Aristote La communauteacute de lrsquohomme avec la femme est en vue de la procreacuteation et

celle du maicirctre et de lrsquoesclave est en vue de leur sauvegarde mutuelle14 Or une simple

addition de ces deux erga agrave savoir la procreacuteation et la sauvegarde mutuelle ne correspond

pas exactement agrave la description finale qursquoAristote donne de la famille en 1252b12-14 comme

laquo la communauteacute construite conformeacutement agrave la nature pour la vie quotidienne raquo 15 Cette

description ne correspond pas exactement agrave une simple agglomeacuteration de deux communauteacutes

Elle est correcte pour la communauteacute maicirctre-esclave mais la procreacuteation nrsquoest pas une

fonction quotidienne de la vie humaine et sa fin naturelle ne consiste pas dans la satisfaction

drsquoun besoin quotidien En outre la diffeacuterence naturelle entre la femme et lrsquoesclave suppose

que leurs fonctionnes quotidiennes ne sont pas du mecircme genre Apregraves tout le substitut

qursquoAristote envisage pour un esclave crsquoest un bœuf Lrsquoesclave ne saurait donc pas ecirctre le existeacute drsquoune maniegravere relativement indeacutependante de lrsquoune et de lrsquoautre avant qursquoelles ont eacuteteacute mises ensemble par

lrsquohomme comme une maison laquo eacuteleacutementaire raquo Je crois que cette supposition nrsquoest pas neacutecessaire Un rapport de

prioriteacute nrsquoimplique pas neacutecessairement une prioriteacute chronologique dans lrsquoordre de la genegravese Mecircme si on peut

accepter lrsquoοἰκία πρώτη comme un fait historique il ne srsquoensuit pas neacutecessairement que ses communauteacutes

composantes la preacuteceacutedaient comme elle preacuteceacutedait la polis Aristote cite Les Travaux et les jours 405 pour

expliquer ce qursquoil veut dire par lrsquoοἰκία πρώτη Or dans ce passage du poegraveme Heacutesiode ne cherche pas agrave donner

une histoire des origines de la famille 14 Ici dans les Pol I 2 Aristote deacutesigne le rapport maicirctre-esclave comme une communauteacute

(1252b10) Or en EN VIII 11 1161a34-b6 il nie toute amitieacute et donc toute communauteacute entre le

maicirctre et son instrument animeacute qursquoest lrsquoesclave Selon lui laquo en tant qursquoesclave il nrsquoest pas en mesure

de susciter lrsquoamitieacute mais seulement en tant qursquohomme raquo Cette position est geacuteneacuteralement accepteacutee

comme la position consideacutereacutee drsquoAristote sur ce sujet Or Pol I 6 1255b12-14 reconnait lrsquoamitieacute

envers lrsquoesclave en tant qursquoesclave laquo il y a avantage et amitieacute entre un esclave et son maicirctre quand

tous deux meacuteritent naturellement ltleur statutgt raquo En plus en Pol I 13 1260a39-40 il est dit que

lrsquoesclave est un associeacute (κοινωνὸς) dans la vie du maicirctre En effet mecircme en EN VIII 10 1160b29

Aristote reconnaicirct quoique tregraves allusivement le rapport maicirctre-esclave comme une communauteacute

τυραννικὴ δὲ καὶ ἡ δεσπότου πρὸς δούλους Le ἡ dans cette phrase renvoie agrave laquo ἡ κοινωνία raquo en

1160b24 plus haut ἡ μὲν γὰρ πατρὸς πρὸς υἱεῖς κοινωνία βασιλείας ἔχει σχῆμα Branden Nagle The

Household as the Foundation of Aristotlersquos Polis Cambridge Cambridge University Press p 92

suggegravere qursquoen Politiques I le statut de lrsquoesclave est discuteacute selon deux perspectives diffeacuterentes laquo The

household seen from the perspective of its human principally labor components is a partnership of partnerships

so that when slaves are present they exist within a partnership relationship but when the households economic

viability or property aspect is examined as is the case in chapter 4 [Book I] the slave is viewed as an item of

property only raquo Selon Nagle en tant qursquoeacuteleacutement de labeur lrsquoesclave ferait donc partie de la

communauteacute qursquoest la famille

15 ἡ μὲν οὖν εἰς πᾶσαν ἡμέραν συνεστηκυῖα κοινωνία κατὰ φύσιν οἶκός ἐστιν

275

substitut naturel de la femme dans la vie quotidienne de la famille16 Donc la notion de la

famille comme une communauteacute constitueacutee pour la vie quotidienne demande pour ecirctre

complegravete que le rapport homme-femme soit une union allant au-delagrave de la procreacuteation Crsquoest

ainsi qursquoAristote complegravete son propos sur la famille en EN VIII 12 1162a19-25

[C]hez les autres animaux la vie en commun se limite agrave cette exigence [la

reproduction] [alors que] les hommes eux constituent des familles non seulement

pour faire des enfants mais aussi pour se meacutenager tout ce qui est utile agrave lrsquoexistence

Drsquoembleacutee en effet les fonctions sont chez eux seacutepareacutees et celles du mari sont

diffeacuterentes de celles de la femme Les partenaires suppleacuteent donc aux besoins lrsquoun de

lrsquoautre en mettant en commun les ressources qui sont propres agrave chacun Crsquoest

drsquoailleurs pour cela que lrsquoutiliteacute se trouve jointe17 semble-t-il agrave lrsquoagreacuteable dans cette

amitieacute18

Bien que le rapport homme-femme dans ce passage soit dit constitueacute pour les neacutecessiteacutes de la

vie ce rapport drsquoutiliteacute semble deacutependre drsquoune certaine rationaliteacute ce qui nrsquoest pas le cas pour

le rapport de procreacuteation On peut donc dire qursquoavec ce cocircteacute drsquoutiliteacute la communauteacute de

lrsquohomme et la femme passe au-delagrave de la simple procreacuteation Ce passage de lrsquoEN suppose que

cet aspect drsquoutiliteacute dans la communauteacute conjugale existe mecircme si le couple nrsquoa pas drsquoenfants

Aristote ne preacutecise pas le contenu de ce rapport drsquoutiliteacute mais il est clair qursquoil ne deacutepend pas

de lrsquoexistence des enfants19 Or ce passage atteste que mecircme sans enfants le rapport conjugal

nrsquoest pas deacutepourvu de toute fonction naturelle selon Aristote (bien que la procreacuteation

demeure la fin ultime de cette union) crsquoest drsquoembleacutee (εὐθὺς) dit Aristote naicirct au sein mecircme

de lrsquounion de lrsquohomme et la femme le besoin de mettre en commun les ressources qui sont

propres agrave chacun Autrement dit le rapport drsquoutiliteacute fait partie de lrsquoimmeacutediateteacute naturelle de

lrsquounion conjugale et donc fait partie naturelle de la famille eacuteleacutementaire QuoiqursquoAristote ne le

dise pas explicitement selon toute apparence la communauteacute naturelle de lrsquohomme et la

femme va au-delagrave de la communauteacute pour τεκνοποιία et ils constituent aussi un deuxiegraveme 16 Crsquoest le point qursquoAristote fait par son rapport sur le statut des femmes chez les Barbares (Pol I 2 1252b5-

9) 17 Voir aussi EE VII 10 1242a31-32 18 τοῖς μὲν οὖν ἄλλοις ἐπὶ τοσοῦτον ἡ κοινωνία ἐστίν οἱ δ ἄνθρωποι οὐ μόνον τῆς τεκνοποιίας χάριν

συνοικοῦσιν ἀλλὰ καὶ τῶν εἰς τὸν βίον εὐθὺς γὰρ διῄρηται τὰ ἔργα καὶ ἔστιν ἕτερα ἀνδρὸς καὶ γυναικός

ἐπαρκοῦσιν οὖν ἀλλήλοις εἰς τὸ κοινὸν τιθέντες τὰ ἴδια διὰ ταῦτα δὲ καὶ τὸ χρήσιμον εἶναι δοκεῖ καὶ τὸ ἡδὺ ἐν

ταύτῃ τῇ φιλίᾳ 19 La suite de ce passage (1262a25-29) suppose que lrsquoexistence des enfants consolide la communauteacute conjugale

mais il est clair que lrsquoexistence de cette derniegravere ne deacutepend pas des enfants

276

type de communauteacute pour les neacutecessiteacutes de la vie Au sein mecircme de la famille eacuteleacutementaire

donc le reacutecit drsquoAristote suppose non pas deux mais trois communauteacutes deux communauteacutes

entre lrsquohomme et la femme (celle de τεκνοποιία et celle εἰς τὸν βίον) et une communauteacute entre

le maicirctre et lrsquoesclave en vue de σωτηρία mutuelle

Agrave ces communauteacutes srsquoajoutent dans la famille acheveacutee la communauteacute entre le pegravere

et les enfants et celle entre les enfants (entre les fregraveres plutocirct) Aristote suppose qursquooutre sa

nature affective le rapport entre le pegravere et les enfants possegravede un cocircteacute drsquoutiliteacute agrave la fois pour

les enfants (EN VIII 12 1162a8) et pour le pegravere (14 1163b22-26) Le rapport parental avec

les enfants fait donc partie de la famille comme une communauteacute en vue des neacutecessiteacutes de la

vie Or la communauteacute entre les fregraveres ne semble pas posseacuteder un caractegravere eacuteconomique selon

Aristote Dans le chapitre 3 et dans le reste du livre I la discussion porte sur lrsquooikia en tant

qursquouniteacute eacuteconomique de la citeacute Cependant au deacutebut du chapitre 3 la communauteacute entre les

fregraveres ne figure pas parmi les parties composantes de lrsquooikia laquo les parties premiegraveres et

eacuteleacutementaires de la famille sont les couples maicirctre-esclave eacutepoux-eacutepouse pegravere-enfants raquo dit

Aristote (1253b5-7) Or dans lrsquoEthique agrave Nicomaque le thegraveme de lrsquoamitieacute entre les fregraveres

survient tout naturellement dans les analyses des types drsquoamitieacute dans la famille20 Or comme

toute amitieacute relegraveve drsquoune communauteacute21 lrsquoamitieacute entre les fregraveres correspondra selon Aristote

agrave une certaine communauteacute entre eux22 Tout de mecircme la communauteacute des fregraveres est moins

une communauteacute εἰς τὸν βίον qursquoune communauteacute drsquoaffection entre ceux qui partagent en

commun lrsquoorigine de leur existence et se vouent degraves la naissance une affection mutuelle

(1162a9-15) 23 Quoi qursquoil soit le rapport entre les fregraveres est une instance de la vie

communautaire de lrsquoespegravece humaine

Au sein mecircme de la famille donc il y a la communauteacute de lsquofemellersquo avec le lsquomacirclersquo en

vue de procreacuteation celle du mari avec sa femme pour les neacutecessiteacutes de la vie celle du maicirctre

et lrsquoesclave en vue de leur sauvegarde mutuelle celle du pegravere avec les enfants laquelle

20 Pour les rapports drsquoamitieacute entre la famille voir surtout EN VIII 7 1158b12 sq 10 1160b2 -11 1161a30 et

12 1161b17-1162a33 21 Voir EN VIII 9 1159b31-32 et 11 1161b11 22 Quand en EN VIII 1161a3-4 Aristote dit laquo τιμοκρατικῇ δ ἔοικεν ἡ τῶν ἀδελφῶν raquo le ἡ ici reprend la

κοινωνία des lignes 1160b24-25 plus haut laquo ἡ μὲν γὰρ πατρὸς πρὸς υἱεῖς κοινωνία βασιλείας ἔχει σχῆμα raquo 23 Voir aussi EN VIII 12 1161b11-15 laquo Ainsi donc toute amitieacute implique communauteacute comme on lrsquoa dit On

peut neacuteanmoins deacutefinir agrave part celle qui unit les membres drsquoune famille et celle qui unit des compagnons Celles

qui par ailleurs lient des concitoyens les membres drsquoune tribu drsquoun mecircme eacutequipage et toutes celles de mecircme

genre ont elles plutocirct lrsquoair de tenir agrave lrsquoassociation [κοινωνικαῖς ἐοίκασι μᾶλλον] car elles correspondent en

quelques sorte agrave un accord [καθ ὁμολογίαν τινὰ φαίνονται εἶναι] crsquoest tregraves visible raquo

277

deacutepend de lrsquoaffection paternelle et est en vue de lrsquoutiliteacute aussi et enfin celle entre les enfants

laquelle nrsquoest qursquoaffective 24 Lrsquooikia comprend donc cette multipliciteacute de communauteacutes

Cependant lrsquooikia au sens propre nrsquoest pas une agglomeacuteration ou une addition eacuteclectique de

toutes ces communauteacutes qui diffegraverent lrsquoune de lrsquoautre selon espegravece eacutetant en vue des fins

diffeacuterentes et appartenant aux gens drsquoespegraveces diffeacuterentes Lrsquooikia au sens propre correspond agrave

lrsquoarticulation de toutes ces communauteacutes sous la royauteacute eacuteconomique du pegravere25 crsquoest-agrave-dire

sous le gouvernement du type monarchique de pegravere qui a en vue lrsquoavantage commun26 Cela

dit lrsquooikia acheveacutee surgit agrave partir de ses communauteacutes constitutives comme si elle est une

sixiegraveme communauteacute diffeacuterente de toutes les autres

Le propos drsquoAristote sur le village (1252b15-27) comme la communauteacute transitive

entre la famille et la polis est plus bregraveve Selon lui le village est la communauteacute eacuteleacutementaire

formeacutee de plusieurs familles mais diffeacuteremment drsquoune famille le village est formeacute pour son

laquo utiliteacuteraquo qui nrsquoest plus quotidien27 Le village est formeacute de plusieurs familles mais crsquoest dans

un sens speacutecifique parce que drsquoapregraves Aristote les familles qui composent les premiers

villages sont lieacutees lrsquoune agrave lrsquoautre par un lien de parenteacute28 Le village dit Aristote laquo semble

ecirctre une colonie [ἀποικία] de la famille raquo Les familles composant le village sont fondeacutees par

24 La communauteacute de procreacuteation entre le macircle et la femelle et la communauteacute des fregraveres ne sont pas

eacuteconomiques comme les autres dans le sens drsquoecirctre εἰς τὸν βίον 25 Pol I 2 1252b20-21 πᾶσα γὰρ οἰκία βασιλεύεται ὑπὸ τοῦ πρεσβυτάτου et Pol III 14 1285b31-32 ἡ

οἰκονομικὴ βασιλεία τις οἰκίας ἐστίν 26 Pol III 7 1279a32-34 27 Pol I 2 1252b15-16 ἡ δ ἐκ πλειόνων οἰκιῶν κοινωνία πρώτη χρήσεως ἕνεκεν μὴ ἐφημέρου κώμη Les

deux autres passages ougrave Aristote parle de la κώμη dans son rapport avec la polis sont Pol II 2 1261a27-29

διοίσει δὲ τῷ τοιούτῳ καὶ πόλις ἔθνους ὅταν μὴ κατὰ κώμας ὦσι κεχωρισμένοι τὸ πλῆθος ἀλλ οἷον Ἀρκάδες et

Pol III 9 1280b40-81a1 πόλις δὲ ἡ γενῶν καὶ κωμῶν κοινωνία ζωῆς τελείας καὶ αὐτάρκους Je pense que le

contexte du dernier de ces passages atteste que la κώμη chez Aristote nrsquoest pas seulement un pheacutenomegravene

appartenant au passeacute drsquoune polis accomplie mais elle continue agrave exister synchroniquement avec et au sein de la

polis agrave laquelle elle appartient Sur la notion de village dans lrsquoantiquiteacute voir Edmond Levy laquo Apparition en

Gregravece de lrsquoideacutee de village raquo Kteacutema XI 1986 pp 116-127 et M Herman Hansen laquo Kome A Study in How the

Greeks Designated and Classified Settlements Which Were Not Poleis raquo dans Studies in Ancient Greek Polis

ed MH Hansen et KA Raaflaub Stuttgart Steiner 1995 pp 45-81 Hansen discute longuement la notion

aristoteacutelicienne de κώμη et il la compare avec celle de Thucydide dans son Archeacuteologie 28 Cf Saunders Aristotle Politics Books I and II op cit p 66 Saunders souligne que cette homogeacuteneacuteiteacute

parentegravele du village aristoteacutelicien est diffeacuterente de lrsquoideacutee de village de Platon dans les Lois III 680e-681d

Platon dans ses analyses sur les origines de la vie politique prend en compte la possibiliteacute que les villages soient

composeacutes des familles qui ne sont pas lieacutes par un lien de sang drsquoougrave viennent les diffeacuterences des mœurs et donc

le besoin de leacutegislation

278

les fils quittant leurs maisons une fois qursquoils arrivent agrave lrsquoacircge de mariage29 Le village est

vraiment une famille eacutelargie selon Aristote

Aristote pense qursquoagrave lrsquoorigine les premiegraveres citeacutes devaient avoir des rois parce que les

premiers villages eacutetaient dirigeacutes par le plus acircgeacute de leurs familles constitutives Il semble

supposer que ces poleis protais eacutetaient bien les premiers villages30 Un village est donc une

famille eacutelargie non seulement au niveau numeacuterique mais au niveau politique aussi31

Cependant le village nrsquoest pas identique agrave une agglomeacuteration des familles

individuelles et indeacutependantes construites pour la vie quotidienne le village surgit une fois

que le mode de vie cyclopienne des familles sporadiques est deacutepasseacute vers un nouveau mode

de vie communautaire laquelle est dirigeacutee en vue des besoins qui ne sont plus quotidiens

Autrement dit le village est une communauteacute que les familles isoleacutees ne sont pas parce qursquoil

existe pour une fin diffeacuterente que la famille Le village ne correspond plus au mode de praxis

koinonique propre agrave la famille

Le caractegravere drsquoecirctre une communauteacute eacutemergente se voit plus nettement dans la cas de la

polis Aristote deacutecrit la polis parfois comme la communauteacute composeacutee des villages et parfois

il parle des familles comme sa partie constitutives Dans le deacuteveloppement du reacutecit geacuteneacutetique

du chapitre Pol I 2 la polis est deacutecrite comme la communauteacute acheveacutee formeacutee de plusieurs

villages 32 Mais quelque ligne plus tard au tout deacutebut du chapitre 3 il dit qursquoil faut 29 Dans la Geacuteneacuteration des Animaux II 4 pour expliquer pourquoi parmi les parties qui sont en puissance dans

lrsquoembryon crsquoest tout drsquoabord le cœur qui se distingue Aristote fait une analogie inteacuteressante entre lrsquoembryon se

deacutetachant des deux parents et le fils drsquoune maison laquo ὅταν γὰρ ἀπ ἀμφοῖν ἀποκριθῇ δεῖ αὐτὸ αὑτὸ διοικεῖν τὸ

γενόμενον καθάπερ ἀποικισθὲν τέκνον ἀπὸ πατρός ὥστε δεῖ ἀρχὴν ἔχειν ἀφ ἧς καὶ ὕστερον ἡ διακόσμησις τοῦ

σώματος γίγνεται τοῖς ζῴοις raquo 30 Voir cependant Mogens Herman Hansen laquo Kome raquo loc cit pp 53-54 Selon lui la diffeacuterence principale

entre la notion aristoteacutelicienne de village et celle de Thucydide consiste en ce que selon le premier un laquo village raquo

est un pheacutenomegravene absolument preacute-politique et poleis kata kocircmas oikoumenai nrsquoexistent pas alors que pour

Thucydide les premiegraveres poleis avait eacuteteacute habiteacutees kata kocircmas Hansen pense que cette notion de kocircme preacutevalait

dans les autres Constitutions aujourdrsquohui perdues drsquoAristote (p53) 31 On pourrait objecter que cette compreacutehension du village comme une famille eacutelargie contredit ce qursquoAristote

dit dans le chapitre I 1 des Politiques et lrsquoideacutee principale de sa critique de Platon dans le livre II surtout

Cependant il faut bien ecirctre preacutecis sur ce qui est dit dans le chapitre I 1 la diffeacuterence entre lrsquooikonomikon et le

basilikon ne deacutepend pas du nombre de personnes dirigeacutees crsquoest-agrave-dire que le nombre des personnes dirigeacutees nrsquoa

aucun rapport ni avec la diffeacuterence ni avec lrsquoidentiteacute de ces reacutegimes Quant agrave lrsquoideacutee principale de la critique de

Platon le fait qursquoun village est une famille eacutelargie ne neacutecessite pas que la polis soit une famille encore plus

eacutelargie 32 1252b27-28 ἡ δ ἐκ πλειόνων κωμῶν κοινωνία τέλειος πόλις

279

commencer lrsquoeacutetude de la polis par lrsquoadministration familiale parce que toute polis est

composeacutee de familles33 Apregraves en livre III 9 1280b40 il fait une synthegravese de ces deux

perspectives et il dit qursquoune polis est la communauteacute des lignages et des villages34 Or

Aristote est tregraves claire sur un point la polis nrsquoest pas une reacuteunion drsquoentre-aide des maisons

individuelles35 ni est-elle une masse de gens qui bien qursquohabitant en villages ne sont pas

complegravetement seacutepareacutes sans cependant ecirctre lieacutes agrave la maniegravere drsquoune communauteacute de bien-

vivre36 La diffeacuterence drsquoune polis par rapport agrave un ethnos est aussi agrave noter la diffeacuterence

principale entre ces deux reacuteside dans le fait qursquoune polis correspond agrave unification politique

des villages alors qursquoun ethnos est plutocirct une cohabitation eacuteconomique des villages37

Ces diffeacuterences entre la polis et les autres types de communauteacute ne eacutequivalent pas tout

de mecircme agrave nier agrave ces derniers la nature drsquoecirctre lrsquoœuvre de la praxis communautaire de

lrsquohomme Surtout en ce qui concerne lrsquoethnos bien qursquoAristote prenne soin de le distinguer de

la polis son reacutecit sur la genegravese de la polis suggegravere une origine commune pour lrsquoethnos avec

la polis38 Cette derniegravere nrsquoest qursquoune (quoique la plus importante) parmi une pluraliteacute des

communauteacutes construites par lrsquohomme bien qursquoAristote souligne agrave chaque occasion le fait

de lrsquoirreacuteductibiliteacute de la polis aux autres type de communauteacutes39

Eacutevidences textuelles autre que Pol I 2 ne manquent pas pour appuyer lrsquoideacutee que

lrsquoactiviteacute communautaire de lrsquohomme se caracteacuterise par la possession drsquoune multipliciteacute de

communauteacutes et que la polis les comprend toutes sans toutefois se laisser reacuteduire agrave lrsquoune ou agrave

lrsquoautre La notion aristoteacutelicienne drsquoamitieacute en tant qursquoelle est exposeacutee dans les septiegraveme et

huitiegraveme livres de lrsquoEN serait la reacutefeacuterence principale pour cette discussion eacutetant donneacute que

drsquoapregraves Aristote crsquoest de la communauteacute que deacutepend lrsquoamitieacute40 Aristote affirme aussi dans

33 1253b2-3 πᾶσα γὰρ σύγκειται πόλις ἐξ οἰκιῶν 34 πόλις δὲ ἡ γενῶν καὶ κωμῶν κοινωνία 35 Pol III 9 1280b24-28 36 Pol II 2 1261a27-29 37 Pour les similariteacutes et les diffeacuterences entre la polis et lrsquoethnos voir aussi Pol I 9 1257a23ff III 3 1276a28-

30 14 1285b30-31 et VII 4 1326b4ff Pour une bregraveve analyse du sujet voir Sakellariou The Polis-State op

cit pp 280-282 38 Pol I 2 1252b19-20 Voir aussi Sakellariou The Polis-State op cit p 280 39 Parmi les autres deux chapitres des Politiques sont particuliegraverement destineacutes agrave montrer lrsquoirreacuteductibiliteacute de la

polis par rapport agrave ses parties composantes que ces derniegraveres soient les individus ou les autres types de

communauteacute il srsquoagit du chapitre II 2 ougrave Aristote introduit sa critique du laquo communisme raquo platonicien et du

chapitre III 9 ougrave on trouve sa critique de Lycophron 40 EN VIII 9 1159b31-32 ἐν κοινωνίᾳ γὰρ ἡ φιλία

280

ces mecircmes paragraphes que toutes sortes de communauteacutes sont comme les parties de la

communauteacute politique qursquoest la polis41 Bien que ces eacutevidences ne manquent pas ce nrsquoest

qursquoapregraves une analyse deacutetailleacutee de lrsquoargument des Pol II 2 que nous reviendrons sur les autres

textes

IV Lrsquo ὁρμή politique de lrsquohomme une explication par la causaliteacute mateacuterielle

On a vue que quand Aristote compare lrsquohomme avec les autres animaux politiques il

suppose avoir deacutejagrave montreacute que lrsquohomme construit une multipliciteacute de communauteacutes drsquoespegraveces

diffeacuterentes Lorsqursquoil affirme drsquoavoir expliqueacute le degreacute supeacuterieur du caractegravere politique de

lrsquohomme il se reacutefegravere agrave ce fait Or son emploie du terme laquo dioti raquo (1253a7) montre qursquoAristote

croit en effet avoir fait une deacutemonstration plus stricte qursquoune simple attestation de fait Il

suppose donc avoir aussi deacutemontreacute pourquoi lrsquoactiviteacute communautaire de lrsquohomme se

diffeacuterencie de cette maniegravere preacutecise Pourquoi lrsquohomme construit-il une multipliciteacute de

communauteacutes Comme reacuteponse agrave cette question Aristote semble donner deux explications

une explication par neacutecessiteacute et une explication teacuteleacuteologique La premiegravere consiste agrave dire que

lrsquohomme construit tant de communauteacute parce que crsquoest sa nature et la deuxiegraveme consiste agrave

dire que lrsquohomme est tant politique en vue de lrsquoautosuffisance Cela dit la longue version de

la reacuteponse drsquoAristote agrave la question de savoir pourquoi lrsquohomme est plus politique serait parce

qursquoil eacutetablit une multipliciteacute de communauteacutes en vue drsquoautosuffisance et aussi parce que cela

est sa nature il a une impulsion (hormecirc) drsquoagir ainsi

Jusqursquoen 1253a1 Aristote ne parle que des compositions des communauteacutes preacuteceacutedant

la polis et lrsquoargument du chapitre deacutepend drsquoune perspective plutocirct historique La naturaliteacute de

la polis est deacuteduite de la naturaliteacute de ses communauteacutes constitutives et cette deacuteduction nrsquoa

rien drsquoinattendue En 1253a1 agrave la naturaliteacute de la polis Aristote ajoute la naturaliteacute du

caractegravere politique de lrsquohomme comme une deuxiegraveme conclusion agrave deacuteduire de son reacutecit sur la

genegravese de la polis Cependant contrairement agrave la naturaliteacute de la polis rien dans les lignes

preacuteceacutedant preacutepare le lecteur agrave une telle conclusion parce que la politiciteacute de lrsquohomme nrsquoeacutetait

pas un sujet annonceacute au deacutebut de la discussion dans le chapitre 1 Aristote semble eacuteprouver le

besoin de preacuteciser que tout ce deacuteveloppement raconteacute jusqursquoagrave ce point du chapitre nrsquoest pas

contre la nature de lrsquohomme Le propos au sujet de lrsquohomme apolis par nature (1253a3)

atteste ce point Si la polis en tant que communauteacute naturelle est conforme agrave la nature

41 EN VIII 9 1160a8-30

281

humaine crsquoest que lrsquohomme nrsquoest pas un ecirctre apolis par nature Si lrsquohomme eacutetait moins ou

plus que ce qursquoil est par nature tout ce deacuteveloppement qui finit par la naissance de la polis

serait malgreacute et contre la nature de lrsquohomme Lrsquohomme nrsquoest pas naturellement passionneacute de

guerre un tel homme serait laquo sans lignage sans loi sans foyer raquo comme deacutecrieacute par Nestor42

Du fait que le deacuteveloppement de diffeacuterentes communauteacutes de maniegravere agrave donner naissance agrave la

polis est conforme agrave la nature de lrsquohomme Aristote semble deacuteduire apregraves la citation

drsquoHomegravere le degreacute supeacuterieur de la politiciteacute humaine que lrsquohomme construite tant de

communauteacutes nrsquoest pas contre sa nature au contraire lrsquohomme est plus politique par nature

Comme on a vu ecirctre tant politique crsquoest ce qursquoest lrsquohomme par nature43

Cette ideacutee prend une forme plus eacutelaboreacutee en 1253a27-30 ougrave il est dit que

Celui qui ne peut pas appartenir agrave une communauteacute ou qui nrsquoen a nullement besoin du

fait qursquoil est autosuffisant nrsquoest en rien une partie drsquoune citeacute par conseacutequent crsquoest soit

une becircte soit un dieu Crsquoest donc par nature qursquoil y a chez tous les hommes une

tendance agrave constituer une telle communauteacute44

Crsquoest donc κατὰ τὴν ὁρμήν que lrsquohomme constitue laquo une telle communauteacute raquo selon Aristote

Lrsquohomme nrsquoest pas une becircte et lorsqursquoil constitue cette communauteacute il agit conformeacutement agrave

sa nature Aristote ne dit pas que lrsquoautarcie est le telos de cet hormecirc Cependant par laquo une

telle communauteacute raquo il est clair qursquoil se reacutefegravere agrave la citeacute et agrave la citeacute en fonction de sa

compreacutehension crsquoest-agrave-dire en tant que communauteacute des communauteacutes Toute forme de vivre

en communauteacute avec les autres membres de son espegravece est une tendance naturelle pour

lrsquohomme crsquoest sa nature qui le laquo pousse raquo agrave agir drsquoune maniegravere communautaire

Or il est des passages qui suggegraverent que selon Aristote expliquer un processus par

reacutefeacuterence agrave lrsquoὁρμή des choses impliqueacutees dans ce mecircme processus est lrsquoexpliquer par la nature

42 Branden Nagle The Household op cit pp 89-90 suggegravere que cette citation drsquoHomer reflegravete les rapports

communautaires qui lient les individus agrave la polis 43 William Charlton Aristotle Physics Books I and II Oxford Clarendon Press 1970 p 89 suggegravere que lrsquoideacutee

aristoteacutelicienne de la nature comme une source interne de changement peut srsquoexpliquer simplement comme suit

laquo Wherever we feel that we can explain a thingrsquos behaviour partly at least without looking beyond the thing we

think that its behaviour and the feature it acquires or retains is natural It is natural for stones to fall natural for

dogs to chase rabbits it is the nature of beeches to have broad flat leaves raquo 44 ὁ δὲ μὴ δυνάμενος κοινωνεῖν ἢ μηδὲν δεόμενος δι αὐτάρκειαν οὐθὲν μέρος πόλεως ὥστε ἢ θηρίον ἢ θεός

φύσει μὲν οὖν ἡ ὁρμὴ ἐν πᾶσιν ἐπὶ τὴν τοιαύτην κοινωνίαν Je suppose que ce passage reprend dans le cadre

drsquoun argument au sujet de la prioriteacute de la polis sur les individus les lignes 1252a1-7

282

mateacuterielle de ces choses45 comme la source interne de leur comportement caracteacuteristique46

Bien que cela paraisse inhabituelle mecircme eacutetrange dans la mesure ougrave il srsquoagit de lrsquohomme

lrsquoexplication que suggegravere Aristote ici dans les Politiques I 2 a une affiniteacute avec le type

drsquoexplication par neacutecessiteacute mateacuterielle Lrsquohomme nrsquoest pas un eacuteleacutement comme feu ni est-il

matiegravere comme bronze Peut-ecirctre on ne doit pas dire que ce qursquoAristote fait ici par cette

reacutefeacuterence agrave lrsquoὁρμή de lrsquohomme crsquoest un appel agrave la neacutecessiteacute mateacuterielle au sens strict On

pourrait cependant dire qursquoAristote prend son modegravele sur lrsquoexplication par neacutecessiteacute

mateacuterielle car il cherche agrave faire plus qursquoune analogie avec ce type de neacutecessiteacute il prend soin

par deux fois dans le mecircme chapitre agrave preacuteciser la place de lrsquohomme sur la scala naturae et il

suggegravere que lrsquohomme agit ainsi parce qursquoil est ni plus ni moins que ce qursquoil est La praxis

koinonique de lrsquohomme se diffeacuterencie de cette maniegravere preacutecise lrsquohomme constitue toutes ces

communauteacutes crsquoest sa maniegravere naturelle drsquoagir Laisseacute agrave sa nature lrsquohomme agit

neacutecessairement ainsi

Or si cette derniegravere remarque correspond agrave ce qursquoAristote veut dire ici elle suggegravere

qursquoil srsquoagit en effet drsquoune explication par la causaliteacute formelle qui fonctionne drsquoune maniegravere

combineacutee agrave la causaliteacute mateacuterielle Crsquoest Pierre Pellegrin qui a montreacute que dans le syllogisme

scientifique aristoteacutelicienne la cause formelle bien que conceptuellement distincte des autres

causes a cependant la possibiliteacute de fonctionner combineacutee agrave ces derniegraveres47 Selon lui la

combinaison entre la cause formelle et les autres causes transforme eacutepisteacutemologiquement ces

derniegraveres48 dans une telle combinaison la cause formelle joue un rocircle de filtre agrave travers

lequel les autres causes peuvent trouver leurs places dans le syllogisme scientifique et donc

dans lrsquoeacutetude scientifique49 Crsquoest notamment dans la science de vivant que se montre drsquoapregraves

Pellegrin les figures de cette combinaison des causes Pellegrin donne parmi les autres 45 Voir surtout A Po II 2 94b37-95a2 et un passage parallegravele PA I 1 64234-35 46 Sur ce point Charlton Aristotle Physics Books I and II op cit dit laquo [Aristotle] several times uses a word for

nature which seems to mean active striving hormecirc A Po II 95a1 Phys II 192b18-20 Met Δ 1023a9 18 23

and most important and because it is a careful passage EE II 1224a18-b9 In every case but the last the nature

involved seems to be the material element in a thing and the last is not a serious exception because Aristotle is

there explaining freedom and constraint in human action by comparison with natural and constrained movements

on the parts of things like stones This strongly suggests that he thinks that the material of a thing can be a source

of change because it has an active tendency to change independent of any external cause raquo Sur le lien entre

neacutecessiteacute kata tecircn hormecircn et la neacutecessiteacute mateacuterielle dans le passage citeacute par Charlton des Secondes Analytiques

(II 2 94b37-95a2) voir aussi Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op cit p 106-107 47 laquo De lrsquoexplication causale dans la biologie drsquoAristote raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 2 1990 p 214 48 Ibid p 217 49 Ibid p 219

283

lrsquoexemple du sommeil De Somno 3 458a28-29 donne la cause formelle du sommeil comme

la catalepsie du sens premier Le mecircme passage donne aussi la cause efficiente et la cause

finale du sommeil Pellegrin indique que dans ce passage de reacutecapitulation des quatre causes

seule la cause mateacuterielle est absente alors qursquoelle a eacuteteacute donneacutee preacuteceacutedemment dans le texte

comme une affection de la reacutegion peacuteri-cardiaque ou de son analogue chez les non-sanguins

(456a22-24) Pellegrin explique cette absence de la cause mateacuterielle par lrsquoidentification dans

ce passage de reacutecapitulation de la cause formelle agrave la cause mateacuterielle crsquoest de la catalepsie

dit Pellegrin que le sommeil est fait

Cependant il ne va pas de soi de dire que la citeacute et ses communauteacutes constitutives sont

faites de lrsquohormecirc de lrsquohomme Mais selon le reacutecit sur la genegravese de la polis il est eacutevident que

lrsquoactiviteacute koinonique de lrsquohomme se deacuteveloppe sur le modegravele de la causaliteacute mateacuterielle comme

τὸ ἐξ οὗ les communauteacutes plus eacuteleacutementaires servent de la matiegravere pour les communauteacutes

supeacuterieures On peut donc dire que certains niveaux de lrsquoactiviteacute koinonique de lrsquohomme sont

faits de certains autres niveaux plus eacuteleacutementaires Lrsquohormecirc politique de lrsquohomme sert drsquoun

constant naturel en œuvre agrave chaque eacutetape du deacuteveloppement de lrsquoactiviteacute koinonique de

lrsquohomme Selon le deux types de neacutecessiteacute distingueacutes en An Po II 11 94b37-95a2 agrave savoir

la neacutecessiteacute mateacuterielle (94bb37-95a1 ἡ μὲν γὰρ κατὰ φύσιν καὶ τὴν ὁρμήν) et la neacutecessiteacute

forceacute (95a1-2 ἡ δὲ βίᾳ ἡ παρὰ τὴν ὁρμήν) la mention drsquoune hormecirc politique chez lrsquohomme

sert agrave rendre compte agrave la fois de la neacutecessiteacute de ce deacuteveloppement et de sa conformiteacute agrave la

nature de lrsquohomme Autrement dit la mention de lrsquohormecirc politique de lrsquohomme indique qursquoil

y a un cocircteacute agrave la forme speacutecifique que prend la praxis koinonique de lrsquohomme qui tient agrave une

sorte de neacutecessiteacute mateacuterielle relevant de la nature humaine Crsquoest ce dernier point qui nous

permet drsquoentrevoir qursquoil srsquoagit ici drsquoune combinaison du type analyseacute par Pellegrin entre la

causaliteacute formelle et la causaliteacute mateacuterielle La place qursquoAristote cherche pour la politiciteacute de

lrsquohomme sur la scala naturae confirme ce point lrsquoexplication donneacutee ici veut simplement

dire que lrsquohomme est exactement cet ecirctre vivant agrave vivre dans une telle communauteacute Et la

cause de ce pheacutenomegravene est preacuteciseacutee comme lrsquohormecirc que lrsquohomme en possegravede en vertu du fait

qursquoil est ce qursquoil est

En An Po II 11 94a21 (cf a24) Aristote deacutefinit la causaliteacute mateacuterielle comme laquo le

fait que certains choses eacutetant il est neacutecessaire que cette chose soit raquo En Pol III 6 1278b20-

21 Aristote semble srsquoappuyer sur cette notion de la causaliteacute mateacuterielle pour expliquer la

politiciteacute naturelle de lrsquohomme Il dit que lrsquohomme est par nature un animal politique et

laquo crsquoest pourquoi mecircme quand ils nrsquoont pas besoin de lrsquoaide des autres les hommes nrsquoen ont

284

pas moins tendance agrave vivre ensemble raquo50 Ainsi on peut expliquer la politiciteacute naturelle de

lrsquohomme comme le fait que lrsquohomme eacutetant il est neacutecessaire que se forment le pheacutenomegravene de

vivre ensemble On a donc de bonne raison pour penser que crsquoest bien sur le type de neacutecessiteacute

qursquoimplique la causaliteacute mateacuterielle que prend Aristote son modegravele lorsqursquoil fait appel agrave

lrsquohormecirc politique de lrsquohomme laquo vers une telle communauteacute raquo (ἐπὶ τὴν τοιαύτην κοινωνίαν ndash

1253a30)

Cependant la neacutecessiteacute ici ne saurait pas ecirctre la neacutecessiteacute absolue propre au domaine

des choses eacuteternelles et selon laquelle la preacutesence de la cause est toujours crsquoest-agrave-dire sans

exception suffisante pour le venir-agrave-ecirctre de lrsquoeffet Comme il est toujours possible qursquoune

polis ne soit pas et que les communauteacutes qui la preacutecegravedent dans lrsquoordre de genegravese eacutechouent agrave

venir-agrave-ecirctre il nrsquoest pas selon une neacutecessiteacute absolue que lrsquohormecirc politique de lrsquohomme cause

agrave cette diffeacuterenciation speacutecifique de lrsquoactiviteacute koinonique de lrsquohomme de maniegravere agrave reacutesulter

dans une polis Il srsquoagit plutocirct de la neacutecessiteacute du type meacutecanique ou laquo deacutemocriteacuteenne raquo

comme on lrsquoappelle parfois Il srsquoensuit donc que lrsquoexplication qursquoenvisage Aristote par son

appel agrave une hormecirc politique naturelle chez lrsquohomme ne consiste en effet qursquoagrave dire qursquoil

finisse ou pas par construire une polis il est de la nature de lrsquohomme de vivre dans ces types

de communauteacute tant qursquoil y aura des hommes il y aura des communauteacutes de type constitutif

de la polis

V Le besoin de lrsquoautosuffisance la raison pour construire multiple communauteacutes

La seconde explication donneacutee dans Pol I 2 pour le degreacute supeacuterieur du caractegravere

politique de lrsquohomme est du type teacuteleacuteologique et elle consiste agrave dire que crsquoest en vue de

lrsquoautarcie que la praxis koinonique de lrsquohomme se diffeacuterencie de cette maniegravere preacutecise Selon

cette explication lrsquoautarcie est le bien pour lequel lrsquohomme construit et maintient toutes les

communauteacutes qursquoil possegravede et lrsquoautarcie lui appartient en vertu de son ecirctre agrave ce point

politique Le passage principal est le suivant

[Toute citeacute est naturelle] puisque le sont les premiegraveres communauteacutes qui la constituent

Car elle est leur fin et la nature est fin car ce que chaque chose est une fois que sa

genegravese est complegravetement acheveacutee nous disons que crsquoest la nature de cette chose ainsi

pour un homme un cheval une famille De plus le ce en vue de quoi crsquoest-agrave-dire la

50 διὸ καὶ μηδὲν δεόμενοι τῆς παρὰ ἀλλήλων βοηθείας οὐκ ἔλαττον ὀρέγονται τοῦ συζῆν

285

fin crsquoest le meilleur et lrsquoautarcie est agrave la fois une fin et le meilleure (1252b30-

1253a1)

Ce qui nrsquoest pas eacutevident dans ce passage crsquoest le sens agrave donner agrave lrsquoanalogie entre les

substances comme lrsquohomme et le cheval drsquoune part et la famille de lrsquoautre part La difficulteacute

reacuteside dans le fait que ce qui est lrsquoachegravevement de la genegravese pour un homme (ou un cheval) ne

correspond pas exactement agrave lrsquoachegravevement de la genegravese pour une famille Par ce dernier

Aristote semble entendre la polis mais cette analogie ne peut pas fonctionner comme il le

veut Quand un enfant complegravete son deacuteveloppement il finit par ecirctre un membre mature de son

propre espegravece Cependant la polis nrsquoest pas ce qursquoune famille est destineacutee agrave ecirctre la polis et la

famille sont diffeacuterentes par espegraveces et la polis nrsquoest pas une famille eacutelargie Quand une famille

achegraveve son deacuteveloppement elle ne devient pas une polis mais elle devient une famille avec

des enfants51 La polis nrsquoest pas la forme de maturiteacute qursquoune famille prend une fois que son

deacuteveloppement est compleacuteteacute

Cette difficulteacute peut se dissiper si au lieu de consideacuterer la famille sur le modegravele des

substances naturelles on la considegravere comme une eacutetape du deacuteveloppement de la praxis

koinonique de lrsquohomme dont la fin ultime consiste en autarcie Le message immeacutediat de ce

passage consiste agrave dire que lrsquoautarcie est le ce en vue de quoi de lrsquoactiviteacute communautaire de

lrsquohomme Consideacutereacutee sous lrsquoangle de ce message la naturaliteacute de la polis - dont Aristote

cherche agrave rendre compte ici par une mauvaise analogie - est celle drsquoune communauteacute qui

correspond agrave lrsquoaboutissement de ce telos Ainsi le rapport teacuteleacuteologique entre les

communauteacutes doit ecirctre consideacutereacute comme celui de diffeacuterentes eacutetapes drsquoun mecircme type

drsquoactiviteacute lrsquoactiviteacute communautaire de lrsquohomme prend sa forme de maturiteacute par la naissance

de la polis qui laquo a deacutejagrave atteint la limite de lrsquoautarcie pour ainsi dire complegravete raquo (1252b28-29)

La polis est donc la limite de lrsquoautarcie parce que le niveau de lrsquoautarcie qursquoelle permet

drsquoatteindre est le telos de ses communauteacutes plus eacuteleacutementaires et constitutives52 En effet cette

description de la polis comme le niveau de lrsquoautarcie complegravete sert de lrsquointroduction agrave

51 Pol I 3 1253b1-7 52 Le telos drsquoune chose est aussi son limite Pour diffeacuterents sens de telos comme limite voir An Po I 24

85b30 Phys III 6 207a15 De Caelo I 2 269a22 et II 1 284a5 Met α 2 994b14 Pol I 9 1257b28 Il y

a un autre sens dans lequel la polis serait la limite des activiteacutes propres agrave ses communauteacutes constitutives selon

De Caelo II 1 284a6-7 il est une proprieacuteteacute de ce qui englobe drsquoecirctre aussi une limite (τό τε γὰρ πέρας τῶν

περιεχόντων ἐστί) Selon Pol I 1 la communauteacute politique acheveacutee qursquoest la polis englobe les autres

communauteacutes et aussi les biens qursquoelles visent Pour une notion teacuteleacuteologique de τὸ περιέχον voir De Caelo II

13 293b13-15

286

lrsquoanalogie entre les substances vivantes et la famille Cela peut nous expliquer comment

Aristote aurait pu choisir une analogie aussi mauvaise parce qursquoil est eacutevident dans ces lignes

du chapitre qursquoil srsquoagit drsquoun rapport teacuteleacuteologique en vue drsquoune vie complegravetement autarcique

entre diffeacuterents niveaux de lrsquoactiviteacute communautaire de lrsquohomme lrsquoanalogie est censeacutee

expliquer le rapport entre la famille et la polis toutes les deux prises comme diffeacuterents

niveaux drsquoun mecircme type drsquoactiviteacute Au niveau de la polis la praxis koinonique de lrsquohomme

atteint la limite de complexiteacute requise pour reacutepondre au besoin de lrsquoautarcie

Le fait que crsquoest en vue de lrsquoautarcie que la praxis communautaire de lrsquohomme se

diffeacuterencie de maniegravere agrave construire laquo une telle communauteacute raquo indique en mecircme temps que

selon Aristote le manque de lrsquoautosuffisance est une condition naturelle de

lrsquohomme Aristote suggegravere que ce manque est une caracteacuteristique animale de lrsquohomme et

crsquoest en reacuteponse au besoin drsquoautosuffisance que la praxis communautaire de lrsquohomme-animal

se modifie de cette maniegravere preacutecise Pour le dire plus correctement lrsquohomme est en fait un

animal autarcique mais il ne lrsquoest qursquoeacutetant agrave ce point politique53 Lrsquoautarcie de lrsquohomme ne 53 Lrsquoideacutee de lrsquoautarcie comme condition animale nrsquoest pas explicitement eacutelaboreacutee dans le corpus biologique La

question de lrsquoautarcie est plutocirct traiteacutee dans le cadre des affaires humaines Cependant un passage de GA II 1

732a16-20 nous permet drsquoentrevoir que lrsquoideacutee de lrsquoautarcie comme condition animale nrsquoest pas complegravetement

eacutetrange agrave la biologie aristoteacutelicienne Dans ce passage Aristote dit que certains animaux eacutemettent du sperme

dans lrsquoaccouplement parce qursquoeacutetant laquo plus nobles et plus autarciques par natureraquo ils prennent plus de grandeur

Or un tel deacuteveloppement ne serait possible sans la chaleur Comme plus de chaleur cause plus de concoction ces

animaux laquo nobles et auto-suffisants raquo produisent du sperme en vertu de leur chaleur Dans ce passage lrsquoeacutemission

du sperme est expliqueacutee par la chaleur et par la grandeur de lrsquoanimal et ces derniegraveres semblent srsquoexpliquer par la

laquo nobiliteacute raquo et par le niveau de lrsquoautarcie de lrsquoanimal Ce dernier agrave son tour srsquoexpliquerait probablement par le

niveau de la laquo nobiliteacute raquo de lrsquoanimal (Au sujet de la correacutelation entre la chaleur et la perfection de lrsquoanimal

voir A Coles laquo Animal and Childhood Cognition in Aristotlersquos Biology and the Scala Naturaeraquo dans Biologie

logique et meacutetaphysique chez Aristote eacuteds D Devereux et P Pellegrin Paris Editions du CNRS 1990 p

287-323) Bien qursquoAristote considegravere lrsquohomme comme lrsquoanimal le plus noble cette correacutelation entre la grandeur

et la nobiliteacute ne saurait cependant pas ecirctre valable pour lrsquohomme tout simplement parce que lrsquohomme nrsquoest pas

lrsquoanimal le plus grand Tout de mecircme on peut deacuteduire de ce passage de GA qursquoeacutetant le plus noble lrsquohomme

serait eacutegalement lrsquoanimal le plus autarcique selon Aristote Le point crucial ici est crois-je de voir que pour les

animaux laquo nobles raquo une telle autarcie ne saurait pas ecirctre immeacutediate plus on monte sur lrsquoeacutechelle de perfection

plus le pheacutenomegravene de la vie devient complexe Crsquoest pourquoi on peut dire agrave leur sujet que les animaux

supeacuterieurs sont dans un certain sens non-autarciques agrave moins que leur action totale ne srsquoaccomplisse comme il

faut ils ne sont pas autarciques Lrsquoaccomplissement de lrsquoautarcie devient plus en plus compliqueacute aux niveaux

supeacuterieurs de la scala naturae On ne saurait pas trouver un meilleur exemple que lrsquohomme et sa polis pour

expliquer cette ideacutee (Pour une eacutelaboration plus deacutetailleacutee de cette ideacutee voir le chapitre V de notre travail) Bien

que lrsquoaction totale de lrsquohomme parmi les animaux est la plus complexe agrave reacuteussir Aristote pense que lrsquohomme

est suffisamment doueacute pour la reacuteussir Sur ce sujet voir aussi la critique qursquoAristote adresse en PA IV 10

287

saurait pas ecirctre immeacutediate comme celle du Dieu54 Le besoin drsquoautarcie chez lrsquohomme prend

une telle forme que pour reacutepondre agrave ce besoin le bios politikos chez lui va au-delagrave de ses

formes familiales55 La praxis politique de lrsquohomme srsquoeacutetend au-delagrave de la famille et mecircme

au-delagrave du domaine domestique la modification de la praxis politique nrsquoest pas seulement en

vue des besoins eacuteconomiques mais elle srsquoeacutetend aussi jusqursquoagrave eacutetablir les institutions de type

administratif en vue du gouvernement de la communauteacute construite Crsquoest-agrave-dire le besoin

drsquoautosuffisance chez lrsquohomme prend une telle forme qursquoil nrsquoest pas limiteacute au domaine

laquo eacuteconomique raquo mais srsquoeacutetend eacutegalement au domaine laquo politique raquo

Lrsquoideacutee de diffeacuterenciation de bios en vue de lrsquoautosuffisance trouve une expression

preacutecise dans un autre passage tregraves connu des Politiques I 8 Ce qui est particulier dans ce

passage crsquoest sa reacutefeacuterence explicite agrave lrsquoHA VII(VIII) 1 588a17-18 ougrave Aristote commence

une longe eacutelaboration de lrsquoideacutee que laquo les actions et les modes de vie des animaux exhibent des

diffeacuterences selon leurs caractegraveres et selon leur nourriture raquo56 Dans le passage des Politiques

il ne srsquoagit que des diffeacuterences des modes drsquoalimentation mais la reacutefeacuterence agrave lrsquoideacutee de lrsquoHA

est tout de mecircme eacutevidente

Mais il y a de nombreuses espegraveces de nourriture et crsquoest pourquoi il y a beaucoup de

genres de vie tant chez les animaux que chez les hommes Il leur est en effet

impossible de vivre sans nourriture si bien que les diffeacuterences drsquoalimentation ont

produit les diffeacuterents modes de vie des animaux Parmi les becirctes en effet les unes

687a24-b10 agrave laquo ceux qui disent que lrsquoecirctre humain nrsquoest pas constitueacute correctement raquo Selon Aristote le fait que

la main est agenceacutee pour multitacircche serait la preuve pour le contraire 54 On dirait que la conception aristoteacutelicienne de lrsquoautarcie est le contraire de la conception cynique Il est tout agrave

fait loisible de prendre les lignes Pol I 2 1253a 27-29 comme une critique du cynisme laquo celui qui nrsquoest pas

capable de drsquoappartenir agrave une communauteacute ou qui nrsquoen a pas besoin parce qursquoil se suffit agrave lui-mecircme nrsquoest en rien

une partie drsquoune citeacute si bien que crsquoest soit une becircte soit un dieu raquo Cette formulation est agrave contraster avec ce que

Diogegravene le cynique aurait dit selon Diogegravene Laeumlrce laquo Diogegravene disait que srsquoil appartient aux dieux de nrsquoavoir

besoin de rien il appartient aux gens semblables aux dieux drsquoavoir des besoins limiteacutes raquo (DL VI 105) Comme

le sage cynique saurait limiter et reacuteduire sa deacutependance aux biens exteacuterieurs animeacutes ou inanimeacutes pour Diogegravene

le besoin qui est agrave lrsquoorigine de la citeacute pour Platon et pour Aristote ne constituerait pas un telos ni un motif pour

fonder une citeacute Le sage cynique autarcique nrsquoa nul besoin drsquoecirctre aussi politique que lrsquoanimal politique

aristoteacutelicien Sur lrsquoautarcie cynique et une critique eacuteventuelle drsquoAristote voir Audrey N M Rich laquo The Cynic

Conception of Auterkeia raquo Mnemosyne vol 9 1956 pp 23-29 et plus reacutecemment Suzanne Husson laquo La citeacute

de lrsquoautarcie raquo dans La reacutepublique de Diogegravene ch III Paris Vrin 2011 pp 75-101 55 Pour le dire comme Jean-Louis Labarriegravere lrsquohomme a besoin drsquoaller au-delagrave des formes solitaires drsquoecirctre

politique Pour ce point voir la Conclusion de ce travail 56 αἱ δὲ πράξεις καὶ οἱ βίοι κατὰ τὰ ἤθη καὶ τὰς τροφὰς διαφέρουσιν

288

vivent en groupes les autres isoleacutement dans les deux cas cela est avantageux pour

trouver leur nourriture du fait que les uns sont carnivores drsquoautres frugivores

drsquoautres omnivores de sorte que crsquoest pour leur en faciliter la collecte que la nature a

distingueacute leurs genres de vie Et comme ce qui est naturellement agreacuteable nrsquoest pas le

mecircme pour tous mais que telle chose est agreacuteable agrave tel animaux mecircme parmi les

carnivores et les frugivores les genres de vie diffegraverent Il en est de mecircme aussi pour les

hommes car leurs modes de vie diffegraverent beaucoup [hellip] Voici donc agrave peu pregraves

combien il y a de modes de vie ceux du moins qui ont une activiteacute autonome et qui

nrsquoont recours ni au troc ni au commerce pour se procurer de la nourriture modes de

vie des nomades des paysans des brigands des pecirccheurs des chasseurs Mais certains

aussi en combinant ces modes de vie vivent agreacuteablement palliant ainsi les plus

graves insuffisances de leur mode de vie originel quand il se reacutevegravele incapable de les

rendre autarcique ainsi certains nomades sont-ils aussi brigands certains paysans

sont-ils aussi chasseurs Et de mecircme pour les autres quand le besoin les y contraint ils

vivent ainsi (1256a19-b7)

Agrave partir de du fait que juste comme les autres animaux lrsquohomme aussi se procurent de la

nourriture des maniegraveres diverses Aristote arrive agrave la conclusion que le bios de lrsquohomme se

modifient en vue de lrsquoautarcie57 Les variations du bios humain en vue de lrsquoautarcie ne sont

pas limiteacutees aux cateacutegories fixes comme laquo nomade raquo laquo pecirccheur raquo laquo chasseur raquo etc Selon le

cas pour reacutepondre aux besoins de lrsquoautosuffisance les hommes parfois combinent ces

diffeacuterents modes de vie Il est agrave noter qursquoAristote discute ces modes de vie comme les

exemples de la provision (he ktecircsis) naturelle chez les animaux (1256b7-8) drsquoougrave srsquoexplique le

paralleacutelisme eacutetroit avec les cas des autres animaux reacutepondre aux besoins de lrsquoautosuffisance

constitue bien une activiteacute naturelle pour les animaux (lrsquohomme compris) et leurs modes de

vie se varient et se modifient ducircment

57 Dans ce passage il est aussi agrave noter que le mode de vie greacutegaire ou sporadique des animaux est expliqueacute par

reacutefeacuterence agrave leurs reacutegimes alimentaires lesquels tombent selon Aristote sous le groupe des diaphorai kata tas

praxeis (HA I 1 487b33ff) Crsquoest pour leur faciliter la collecte de la nourriture que la nature a distingueacute le genre

de vie des animaux carnivores de celui des omnivores par exemple Ce point est important parce qursquoil montre

que ce nrsquoest pas seulement les parties des animaux qui se diffeacuterencient et se modifient selon les besoin de la vie

de lrsquoanimal mais le bios aussi se modifient selon les besoins de lrsquoanimal Cela dit contrairement agrave ce que

suggegravere Alain Gotthelf laquo First Principles in Aristotlersquos Parts of Animals raquo loc cit le bios chez Aristote nrsquoest

pas neacutecessairement un principe premier qui explique sans ecirctre expliqueacute lui-mecircme

289

VI Le besoin de lrsquoautosuffisance outre les neacutecessiteacutes de survivre

Cependant lrsquohomme se distingue des autres animaux en ce que ses besoins

drsquoautosuffisance sont plus varieacutes et ils ne sont pas limiteacutes aux laquo neacutecessiteacutes de la vie raquo Aristote

suggegravere que pour ecirctre autosuffisant lrsquohomme a besoin drsquoaller au-delagrave des activiteacutes en vue de

la nourriture et de se procurer une politeia pour lrsquoadministration de sa vie communautaire

Selon Aristote il y a un sens dans lequel la politeia fait partie des conditions drsquoautosuffisance

pour lrsquohomme Agrave la fin du livre VI des Politiques comme la suite de ses discussions des

reacutegimes deacutemocratiques et oligarchiques Aristote entreprend drsquoanalyser les magistratures

constitutives drsquoun reacutegime politique en tant que tel et dont lrsquoarrangement et la distribution

donnent son identiteacute au reacutegime drsquoune polis et font lrsquoobjet de deacutebat entre surtout les

deacutemocrates et les partisans de lrsquooligarchies Le chapitre VI 8 srsquoouvre ainsi

Drsquoun cocircteacute en effet sans les magistratures indispensables il est impossible qursquoil y ait

une citeacute et drsquoun autre cocircteacute sans celles qui visent agrave lrsquoharmonie et au bon ordre civiques

il est impossible qursquoelle soit bien administreacutee58 (1321b6-8)

Selon ce passage il y a des magistratures qui sont parmi les conditions neacutecessaires de

lrsquoexistence drsquoune polis59 Il est tout agrave fait loisible drsquoen deacuteduire que de par leur indispensabiliteacute

pour lrsquoexistence de la polis ces mecircmes magistratures sont eacutegalement indispensables pour

lrsquoautosuffisance de lrsquohomme parce que la polis lrsquoest La suite du passage montre que les

activiteacutes en vue de la satisfaction des neacutecessiteacutes de vivre ne suffisent pas pour lrsquoautosuffisance

humaine mais il est eacutegalement indispensable qursquoelles soient gouverneacutees et mecircme bien

gouverneacutees

Drsquoabord donc lrsquoune des fonctions parmi celles qui sont indispensables crsquoest celle qui

concerne lrsquoagora pour laquelle il faut qursquoil y ait une magistrature deacutetermineacutee qui veille

agrave la reacutegulariteacute des contrats et au bon ordre Car il est pour ainsi dire indispensable que

dans toutes les citeacutes il y ait des achats et des ventes pour vue de la satisfaction

mutuelle des besoins indispensables et crsquoest le moyen le plus accessible pour obtenir

58 τῶν μὲν γὰρ ἀναγκαίων ἀρχῶν χωρὶς ἀδύνατον εἶναι πόλιν τῶν δὲ πρὸς εὐταξίαν καὶ κόσμον ἀδύνατον

οἰκεῖσθαι καλῶς 59 Voir aussi Pol IV 4 1291a35-38 laquo [S]ans magistrats il est impossible qursquoil y ait citeacutes [ἄνευ ἀρχόντων

ἀδύνατον εἶναι πόλιν] Il est donc neacutecessaire qursquoil existe certaines personnes capables de commander et de

servir que ce service soit rendu continucircment ou agrave tour de rocircle raquo

290

une autarcie en vue de laquelle de lrsquoavis geacuteneacuteral les hommes srsquoassemblent dans une

politeia unique (1321b12-18)

Il est sans doute vrai que lrsquoideacutee deacutefendue dans ce passage nrsquoest pas celle drsquoAristote lui-mecircme

il parle drsquoun laquo avis geacuteneacuteral raquo selon lequel lrsquoassemblement politique des hommes est avant

toute autre chose en vue de lrsquoautarcie Cependant il est aussi vrai qursquoAristote fait un usage

dialectique de cet laquo avis geacuteneacuteral raquo il lrsquoapproprie pour justifier sa propre position laquelle

consiste agrave dire que certaines institutions constitutionnelles sont au service de et indispensables

pour lrsquoautarcie de lrsquohomme

Dans un autre passage du livre VII 4 Aristote compare le sens dans lequel un ethnos

peut ecirctre dit autosuffisant avec lrsquoautosuffisance laquo agrave la polis raquo Lrsquoautosuffisance numeacuterique en

vue des neacutecessiteacutes ne suffit pas agrave faire drsquoune multitude une polis

[Une citeacute] qui a trop peu de monde nrsquoest pas autarcique (or la citeacute est autarcique) celle

qui en a trop est bien autarcique pour les choses indispensable comme ltlrsquoestgt une

peuplade mais non ltcommegt une citeacute car il nrsquoest pas facile drsquoavoir une politeia

(1326b2-5)60

Selon Aristote donc le type drsquoautarcie laquo ethnique raquo est diffeacuterent du type propre agrave une polis

Ce dernier requiert outre la satisfaction des neacutecessiteacutes de survie lrsquoaccomplissement des

tacircches administratives et gouvernementales la politeia fait partie inteacutegrante drsquoecirctre autarcique

comme (ὥσπερ)61 une polis

Si la politeia fait partie de lrsquoautarcie en vue de laquelle lrsquoactiviteacute koinonique de

lrsquohomme se modifie de maniegravere agrave construire une multipliciteacute de communauteacutes la polis doit

ecirctre une de ces communauteacutes non seulement en tant qursquoelle englobe les familles et les

villages etc mais aussi en tant qursquoelle est la communauteacute des citoyens au niveau

constitutionnel Crsquoest ce qursquoaffirme Aristote en Pol III I 1275b18-21

60 πόλις ἡ μὲν ἐξ ὀλίγων λίαν οὐκ αὐτάρκης (ἡ δὲ πόλις αὔταρκες) ἡ δὲ ἐκ πολλῶν ἄγαν ἐν μὲν τοῖς ἀναγκαίοις

αὐτάρκης ὥσπερ ἔθνος ἀλλ οὐ πόλις πολιτείαν γὰρ οὐ ῥᾴδιον ὑπάρχειν Cf aussi Pol VII 4 1326a25-27 61 Certains traducteurs ne lisent pas ὥσπερ avant πόλις en 1326b5 Voir par exemple Jowett (1908) and Reeve

(1998)

291

De celui qui a la faculteacute de participer au pouvoir deacutelibeacuteratif ou judiciaire nous disons

qursquoil est citoyen de la citeacute concerneacute et nous appelons en bref citeacute la multitude de

gens de cette sorte suffisante pour une vie autarcique62

La diffeacuterenciation de lrsquoactiviteacute koinonique en vue de lrsquoautarcie srsquoeacutetend donc agrave la citoyenneteacute

et les actions que lrsquohomme accomplit sous la politeia de sa citeacute en vue lrsquoautarcie constituent

un autre ergon parmi une multipliciteacute drsquoautres autour duquel lrsquohomme vit ensemble avec les

autres membres de son espegravece Lrsquoergon deacutefinitoire du citoyen est le cœur drsquoun autre type de

communauteacute63 que lrsquohomme constitue en vue de lrsquoautarcie

Parmi les fonctions constitutionnelles neacutecessaires pour lrsquoautarcie de lrsquohomme Aristote

compte outre les laquo agoranomes raquo lrsquolaquo astynomie raquo qui veille les biens publics et priveacutes en

ville une autre qui srsquoexerce la mecircme fonction agrave la campagne les laquo receveurs raquo et les

laquo treacutesoriers raquo qui reacutecoltent les revenues des biens publics encore une autre qui consigne par

eacutecrit les contrats priveacutes et les sentences des tribunaux et enfin il y en a une qui est laquo peut-ecirctre

la plus indispensable et la plus difficile des magistratures celle qui veille agrave lrsquoexeacutecution des

peines des condamneacutes et des gens inscrits sur les listes de deacutebiteurs ainsi qursquoagrave la garde des

prisonniers raquo (1321b40-1322a1) Ce magistrature est la plus indispensable parce que

Il ne sert agrave rien de rendre des jugements dans des procegraves srsquoils ne sont pas exeacutecuteacutes de

sorte que srsquoil est vrai que sans jugement une communauteacute est impossible [κοινωνεῖν

ἀδύνατον ἀλλήλοις] il en est de mecircme srsquoils ne sont pas suivis drsquoeffet

Comme cette derniegravere citation lrsquoindique selon Aristote pour lrsquoautosuffisance de lrsquohomme les

laquo institutions de justice particuliegravere raquo sont aussi indispensables Les critiques qursquoAristote

adresse dans le livre IV 4 des Politiques contre Platon au sujet de sa conception de laquo la

premiegravere citeacute raquo montrent qursquoen effet pour Aristote deacutejagrave au niveau des laquo besoins

indispensables raquo lrsquoadministration de la justice et les tribunaux sont neacutecessaires Selon

Aristote la citeacute premiegravere de Platon est une citeacute apolitique sans fonctions constitutionnelles

qui reacutepondraient aux besoins judiciaires de ses activiteacutes laquo eacuteconomiques raquo Le livre III 9 des

Politiques est en accord avec le livre IV 4 pour dire que lrsquoadministration de la justice dans les

eacutechanges est lrsquoune des conditions neacutecessaires pour lrsquoexistence de la citeacute

62 ᾧ γὰρ ἐξουσία κοινωνεῖν ἀρχῆς βουλευτικῆς καὶ κριτικῆς πολίτην ἤδη λέγομεν εἶναι ταύτης τῆς πόλεως

πόλιν δὲ τὸ τῶν τοιούτων πλῆθος ἱκανὸν πρὸς αὐτάρκειαν ζωῆς ὡς ἁπλῶς εἰπεῖν 63 Lrsquoideacutee que la politeia est une communauteacute et que les actions constitutionnelles font un ergon autonome trouve

confirmation dans un autre passage du livre III 4 laquo Bien qursquoils [les citoyens] soient diffeacuterents le salut [soteria]

de la communauteacute est leur office [ergon] et la constitution est cette communauteacute raquo (1276b27-29)

292

Les analyses du livre V de lrsquoEthique agrave Nicomaque concourent agrave ses conclusions Le

cas de la laquo reacuteciprociteacute raquo serait le plus eacutevident 64 Cette forme de justice porte sur les

associations qui sont faites pour les eacutechanges et la coheacutesion de ce type de communauteacutes

deacutepend de cette forme de justice dit Aristote Or la porteacutee de la reacuteciprociteacute srsquoeacutetend au-delagrave

des transactions immeacutediates entre les individus crsquoest bien une question agrave lrsquoeacutechelle de la polis

Selon Aristote laquo crsquoest en effet parce qursquoon retourne en proportion de ce qursquoon reccediloit que la

citeacute se maintient raquo (1132b33-4) Les analyses sur lrsquoinvention de la monnaie dans ce mecircme

chapitre attestent que la seule preacutesence du besoin drsquoeacutechange en vue de lrsquoautarcie65 nrsquoest pas

suffisante pour la constitution des communauteacutes en vue de cette fin La reacuteglementation de la

question de la justice neacutecessairement impliqueacutee dans ce genre de communauteacutes est aussi une

condition neacutecessaire pour leurs constitutions et donc pour lrsquoachegravevement de lrsquoautarcie

Or outre les activiteacutes eacuteconomiques et la reacuteciprociteacute dans les transactions des biens il

semble que les autres formes de justice particuliegravere66 crsquoest-agrave-dire la justice proportionnelle et

la justice corrective elles aussi jouent leurs rocircles dans la modification de lrsquoactiviteacute politique

de lrsquohomme en vue de lrsquoautarcie Le chapitre 9 du livre III des Politiques est clair sur le fait

qursquooutre les eacutechanges de biens la preacutevention des autres sortes drsquoinjustices mutuelles est aussi

agrave compter parmi les conditions neacutecessaires de lrsquoexistence drsquoune polis et donc de

lrsquoautosuffisance dont cette derniegravere permet67 Le besoin drsquoadministrer les affaires concernant

la justice srsquoeacutetend bien au-delagrave du seul eacutechange et il couvre toutes sortes de rapports dans

lesquelles lrsquoinjustice mutuelles est possible comme le domaine du laquo juste politique raquo la

justice politique regarde en fait lrsquoautarcie Le juste politique (to dikaion politikon) est la

deacutesignation globale qursquoAristote emploie pour lrsquoensemble des domaines de la justice

proportionnelle et de la justice corrective Elle laquo srsquoapplique dit Aristote aux personnes qui

partagent leur existence dans le but drsquoatteindre agrave lrsquoautosuffisance des personnes libres et

eacutegaux soit proportionnellement soit numeacuteriquement raquo68 (EN V 6 1134a25-28) Or ceux-ci

64 EN V 5 1132b22-1133b29 65 Cf Pol I 9 1257a21-30 66 Je prends la reacuteciprociteacute comme une forme de la justice particuliegravere Elle est aussi une forme de justice

proportionnelle Or dans la reacuteciprociteacute proportionnelle contrairement au cas de la distribution proportionnelle

crsquoest selon la proportion des biens eacutechangeacutes que les personnes impliqueacutees sont mises en proportion Selon

Gauthier et Jaulif la justice par reacuteciprociteacute proportionnelle nrsquoest pas une troisiegraveme espegravece de justice qui srsquoajoute agrave

la distributive et agrave la corrective 67 Pol III 9 1280b30-31 68 [τὸ πολιτικὸν δίκαιον] ἔστιν ἐπὶ κοινωνῶν βίου πρὸς τὸ εἶναι αὐτάρκειαν ἐλευθέρων καὶ ἴσων ἢ κατ

ἀναλογίαν ἢ κατ ἀριθμόν

293

ne sont autres que les citoyens drsquoune politeia69 Il srsquoagit bien des gens dont les rapports sont

reacutegis par la loi (1134a30) La satisfaction du besoin de lrsquoautosuffisance et lrsquoadministration de

justice en vue de cette fin srsquoeacutetendent donc agrave la communauteacute des citoyens qursquoest la politeia

Pour le dire autrement comme le type de communauteacute que constitue la politeia fait bien

partie de la modification de lrsquoactiviteacute politique de lrsquohomme en reacuteponse au besoin de lrsquoautarcie

les dispositions judiciaires propres agrave ce type de communauteacute font elles aussi partie de cette

reacuteponse Dans la suite de ce chapitre EN V 6 Aristote distingue cette forme de justice de ses

laquo semblables raquo appartenant aux autres types de communauteacutes agrave savoir to despotikon dikaion

to patrikon dikaion et to oikonomikon dikaion70 autant de communauteacute autant de forme de

dikaion

VII Autosuffisance et le rocircle de la vertu dans la vie politique de lrsquohomme

Tant drsquoaccent sur lrsquoautarcie pour expliquer la diffeacuterenciation du caractegravere politique de

lrsquohomme par rapport aux autres animaux politiques peut susciter une objection on dirait que

cette explication sous-estime le rocircle de la vertu dans la vie politique de lrsquohomme Apregraves tout

Aristote dit toujours dans le deuxiegraveme chapitre des Pol I que la citeacute est neacutee en vue de vivre

mais existe pour bien-vivre et bien-vivre pour lrsquohomme consiste en une vie vertueuse Cette

perspective sur la speacutecificiteacute laquo morale raquo de la vie politique de lrsquohomme est reacutepeacuteteacutee dans le

livre III 9 et elle constitue le cœur de la critique drsquoAristote du sophiste Lycphron Selon cette

objection la fin ultime de la diffeacuterenciation de la vie politique humaine serait le bien-vivre et

non lrsquoautarcie En plus il existe des communauteacutes qui sont autosuffisant sans toutefois ecirctre

polis (par exemple les ethnecirc) On dirait donc que nos analyses nrsquoexpliquent pas la forme

speacutecifique que prend la vie politique de lrsquohomme parce qursquoelles sont applicables agrave la fois aux

ethnecirc et aux poleis Bref selon cette objection lrsquoideacutee de la diffeacuterenciation de la praxis

koinonique de lrsquohomme en reacuteponse au besoin de lrsquoautarcie nrsquoexplique pas la forme ultime que

prend la vie politique humaine parce qursquoelle ne prend pas en compte le rapport entre la vertu

et le bien-vivre qui caracteacuterise la polis Dans le livre III 9 Aristote insiste qursquoagrave moins que

lrsquohomme construise une communauteacute dans la poursuite de bien-vivre il nrsquoy a pas de polis

69 Gauthier et Jaulif disent que le juste politique est laquo le juste correctif et le juste distributif mais envisageacutes cette

fois dans leur reacutealisation au sein de citeacute raquo ( LrsquoEthique agrave Nicomaque Tome II Deuxiegraveme partie Commentaire

Louvain-la-Neuve Edition Peeters 2002 p 386) 70 Pol V 6 1134b8-18

294

Le premier point agrave souligner contre cette objection est le suivant la distinction entre

lrsquoautarcie et le bien-vivre nrsquoest pas aussi cateacutegorique qursquoelle la veut Pour commencer par le

rapport selon la philosophie naturelle drsquoAristote entre la genegravese et lrsquoecirctre selon le Stagirite

la genegravese est toujours en vue de lrsquoecirctre et non lrsquoinverse71 En conseacutequence la genegravese de la citeacute

en vue de lrsquoautosuffisance sera en vue de son existence pour bien-vivre Autrement dit la

diffeacuterenciation de la praxis koinonique de lrsquohomme de sorte agrave construire une multipliciteacute de

communauteacutes en vue de lrsquoautarcie est elle-mecircme en vue de bien-vivre Cela est en

conformiteacute avec lrsquoideacutee de la diffeacuterenciation des traits drsquoanimaux en vue de bien

accomplissement de leur action totale lrsquoideacutee que nous avons essayeacute drsquoexpliquer dans le

chapitre preacuteceacutedent

Il est en outre des passages qui ne tracent pas la frontiegravere entre bien-vivre et

lrsquoautarcie aussi fortement que le veut cette objection Et assez curieusement les exemples le

plus eacutevidents se trouvent dans les Politiques III 9 Vers la fin du chapitre dans une espace de

quelques lignes Aristote reacutepegravete par deux fois la mecircme formulation pour le telos de la polis

En 1280b33-35 il est dit laquo qursquoune citeacute est la communauteacute de la vie heureuse crsquoest-agrave-dire dont

la fin est une vie parfaite et autarcique pour les familles et les lignages [ἡ τοῦ εὖ ζῆν κοινωνία

καὶ ταῖς οἰκίαις καὶ τοῖς γένεσι ζωῆς τελείας χάριν καὶ αὐτάρκους] raquo Quelque ligne plus

tard en 1280b40-1281a2 agrave cette premiegravere formulation Aristote ajoute une phrase pour

expliquer ce qursquoil entend par εὖ ζῆν comme ζωή τελεία καὶ αὐτάρκης laquo Une citeacute est la

communauteacute des lignages et des villages lten vue drsquounegt vie parfaite et autarcique Crsquoest cela

selon nous mener une vie bienheureuse et belle [πόλις δὲ ἡ γενῶν καὶ κωμῶν κοινωνία ζωῆς

τελείας καὶ αὐτάρκους ltχάρινgt τοῦτο δ ἐστίν ὡς φαμέν τὸ ζῆν εὐδαιμόνως καὶ καλῶς] raquo

Ce qui est agrave noter dans ces formulations crsquoest la preacutefeacuterence drsquoAristote dans un

chapitre visant avant toute autre chose agrave souligner la place de la vertu dans la vie politique de

lrsquohomme drsquoune expression moralement moins chargeacute presque neutre comme laquo ζωή τελεία

καὶ αὐτάρκης raquo pour dire laquo τὸ ζῆν εὐδαιμόνως καὶ καλῶςraquo Avec le second de ces passages

on obtient une eacutequivalence voire une identification entre laquo εὖ ζῆν raquo laquo ἡ ζωή τελεία καὶ

αὐτάρκης raquo et laquo τὸ ζῆν εὐδαιμόνως καὶ καλῶς raquo

71 PA I 1 640a18-19 Selon A Gothellf laquo Aristotlersquos Conception of Final Causality raquo dans Philosophical

Issues in Aristotlersquos Biology eacuteds A Gotthelf et J G Lennox Cambridge Cambridge University Press 1987 p

204-242 chez Aristote une chose qui nrsquoest pas venu-agrave-ecirctre pour une fin nrsquoexiste non plus en vue de cette fin Si

une chose existe en vue drsquoune fin crsquoest qursquoil est venu-en-ecirctre en vue de cette fin

295

Bien qursquoune telle eacutequivalence ne soit pas eacutetrange agrave ce qursquoAristote cherche agrave dire dans

ce fameux chapitre du livre III il est sans doute vrai que la vraie viseacutee de ce chapitre nrsquoy est

pas Ce chapitre cherche agrave rendre compte du rocircle de la vertu pour lrsquoexistence de la polis en

vue de la laquo vie complegravete raquo une laquo vie acheveacutee raquo En plus lrsquoautarcie dont nous avons discuteacute

jusqursquoici dans ce chapitre eacutetait lrsquoautarcie comme la laquo condition neacutecessaire raquo du bien-vivre La

question de lrsquoautarcie de la vie complegravete crsquoest-agrave-dire lrsquoautarcie comme lrsquoeacutetat limite de

perfection nrsquoest pas traiteacutee dans notre discussion Or ce chapitre III 9 des Politiques insiste

sur lrsquoideacutee que lrsquoautarcie dans le sens de la satisfaction des conditions neacutecessaires du bien-

vivre doit ecirctre soigneusement distingueacutee de ce dernier Lrsquoautarcie dans ce sens nrsquoest pas

identique agrave lrsquoautarcie de la vie complegravete De plus la vie autarcique dans le premier sens

semble ecirctre deacutepourvue du contenu moral de la vie complegravete Il semble que crsquoest dans ce

dernier point que reacuteside la vraie discussion de ce chapitre Ce qursquoAristote veut de son lecteur

ici crsquoest drsquoentendre la connotation morale de lrsquoexpression ζωή τελεία par opposition agrave ζῆν

μόνον Crsquoest par une version de cette opposition que commence cette partie du chapitre en

1280a31-32 laquo ce nrsquoest pas dit Aristote en vue de vivre seulement mais plutocirct en vue de

bien-vivre [μήτε τοῦ ζῆν μόνον ἕνεκεν ἀλλὰ μᾶλλον τοῦ εὖ ζῆν] ltqursquoon srsquoassemble en une

cite gtraquo Agrave partir de ces lignes Aristote fait une longue eacutelaboration de lrsquoideacutee que les types de

communauteacute constituant les conditions de vivre ensemble pour les habitants drsquoune citeacute ne font

vraiment pas une citeacute agrave moins qursquoils ne constituent une communauteacute en vue drsquoune vie

laquo bienheureuse et belle raquo Donc quand on arrive agrave la fin du chapitre lrsquoopposition entre ζῆν

μόνον et εὖ ζῆν se trouve remplaceacutee par lrsquoopposition entre ζῆν μόνον et ζῆν εὐδαιμόνως καὶ

καλῶς en passant par ζωή τελεία Crsquoest par une telle accumulation du sens moral que

lrsquoopposition entre ζῆν μόνον et ζωή τελεία finit par ecirctre moralement chargeacutee et par aller au-

delagrave drsquoun sens que lrsquoon pourrait lui attribuer dans la cadre de la science naturelle Comme

nous avons essayeacute de montrer dans le chapitre preacuteceacutedent dans une perspective relevant de la

science de la nature la ζωή τελεία serait la reacuteussite de la vie dans tous ses sens qursquoelle

appartient agrave lrsquoanimal et dont lrsquoacircme speacutecifique de lrsquoanimal est la cause La vie complegravete sera la

reacuteussite de lrsquoaction totale de cet animal Lisons encore une fois le passage suivant de lrsquoEthique

agrave Eudegraveme qui a eacuteteacute deacutejagrave citeacute dans le chapitre preacuteceacutedent parce qursquoil se laissait lire agrave

lrsquointersection de la biologie et lrsquoeacutethique Ce passage suggegravere qursquoAristote srsquoappuie sur un sens

de laquo vivre raquo relevant de la science naturelle pour montrer que la vie ne serait jamais

complegravete pour lrsquohomme dans lrsquoabsence des actions vertueuses un tel laquo vivre raquo ne serait que

laquo vivre seulement raquo une vie incomplegravete pour lrsquohomme Aristote dit

296

En outre admettons que lrsquoœuvre de lrsquoacircme est de faire vivre [ἔτι ἔστω ψυχῆς ἔργον τὸ

ζῆν ποιεῖν] et que cela consiste dans lrsquousage et ecirctre eacuteveilleacute (car le sommeil est une

certaine inaction et un repos) lrsquoœuvre de lrsquoacircme et de sa vertu eacutetant neacutecessairement

une et identique lrsquoœuvre de sa vertu sera donc la vie excellente [ζωὴ σπουδαία] (EE

II 1 1219a23-27)

La formule de lrsquoœuvre de lrsquoacircme comme laquofaire vivre raquo rappelle sans doute le rapport causal

entre lrsquoacircme est la vie dans le DA Apregraves avoir donneacute en DA II 1 412a27-28 la deacutefinition de

lrsquoacircme comme la reacutealisation premiegravere drsquoun corps naturel qui a potentiellement la vie dans le

chapitre suivant Aristote deacuteveloppe lrsquoideacutee que la chose animeacutee se distingue de la chose

inanimeacutee par le fait qursquoil est en vie (413a21-2) et que lrsquoacircme est le principe des manifestations

de la vie chez les ecirctres animeacutes (413b11-2) ce qui fait que les ecirctres animeacutes vivent crsquoest lrsquoacircme

et elle est responsable de la vie dans tous les sens que cette derniegravere appartient agrave un vivant

(414a4-13) Ce qui est agrave noter dans ce passage de lrsquoEE crsquoest le passage rapide de cette

perspective laquo physique raquo sur le pheacutenomegravene de la vie agrave la question eacutethique de la laquo vie

heureuse raquo Crsquoest le point commun avec Pol III 9 ougrave on voit un passage rapide similaire de

lrsquoopposition entre ζῆν μόνον et ζωή τελεία agrave une opposition moralement plus chargeacutee du

premier avec τὸ ζῆν εὐδαιμόνως καὶ καλῶς

La difficulteacute avec cette moralisation rapide de la notion de laquo ζωή τελεία raquo est la

suivante La vie chez lrsquohomme comprend toutes les autres laquo vies raquo qursquoil possegravede en commun

avec les autres vivants agrave savoir la vie nutritive et la vie sensitive Cependant la ζωή τελεία

dans ce sens biologique a une plus grande extension que la ζωή τελεία qursquoAristote identifie agrave

ζῆν εὐδαιμόνως καὶ καλῶς parce qursquoil exclue de ce dernier les activiteacutes laquo vertueuses raquo des

vies nutritives et sensitives Dans la suite du passage derniegraverement citeacute de lrsquoEE Aristote dit

que la vertu de la partie nutritive de lrsquoacircme ne fait pas partie de la vertu totale (1219b19)

laquelle est la vertu de la ζωή τελεία qursquoest le bonheur (1219a38-9)72 Cet argument sur

lrsquoergon de lrsquoacircme de lrsquoEE reacuteduit lrsquoachegravevement de cet ergon (dans lequel consiste la ζωή

τελεία) agrave lrsquoachegravevement de la vie et de lrsquoergon drsquoune seule des parties de lrsquoacircme celle qui est

72 On trouve un argument parallegravele - et plus fameux - sur lrsquoergon de lrsquohomme en EN I 6 1097b22-1098a20 Il

y a cependant une diffeacuterence cruciale entre lrsquoargument de lrsquoEN et celui de lrsquoEE Dans celui-lagrave il srsquoagit de lrsquoergon

de lrsquohomme alors que dans celui-ci Aristote parle de lrsquoergon de lrsquoacircme Crsquoest pourquoi lrsquoargument de lrsquoEE se

laisse lire dans lrsquointersection de la biologie et lrsquoeacutethique

297

proprement et exclusivement humaine La ζωή τελεία est identifieacutee agrave cet achegravevement

particulier de la vie humaine73

Cette laquo moralisation raquo du concept laquo ζωή τελεία raquo dans lrsquoEthique agrave Eudegraveme et dans les

Politiques III 9 peut toutefois srsquoexpliquer par le souci drsquoAristote drsquoapporter une preacutecision agrave

sa propre conception de bien-vivre humain par cette moralisation de la ζωή τελεία Aristote

cherche sans doute agrave souligner le fait que la vie humaine ne serait jamais acheveacutee sans les

vertus eacutethiques et intellectuelles Ce point peut ecirctre compris selon une perspective qui ressort

du sens de bien-vivre que nous avons essayeacute de mettre en relief dans le chapitre preacuteceacutedent agrave

savoir bien-vivre comme un eacutetat de vivre correspondant agrave lrsquoaction totale reacuteussite Les

arguments sur lrsquoergon de lrsquohomme (dans lrsquoEN) et de lrsquoacircme humaine (dans lrsquoEE) visent agrave

montrer qursquoil existe dans la vie humaine un groupe de praxeis qui constituent lrsquoergon propre

de lrsquohomme et qui ne sauraient ecirctre reacuteussies si elles ne sont pas performeacutees selon une

disposition vertueuse La vie proprement humaine nrsquoest pas limiteacutee aux vies nutritive et

sensitive elle comprend aussi un aspect rationnel Agrave moins que cet aspect et surtout cet

aspect ne soit veacutecu vertueusement lrsquoaction totale humaine ne serait pas compleacuteteacutee et

acheveacutee La zoecirc teleia anthropinecirc nrsquoest pas possible sans les vertus et les actions vertueuse de

la partie proprement humaine de lrsquoacircme

Il y a donc une part de veacuteriteacute dans lrsquoobjection contre expliquer la forme speacutecifique que

prend la vie politique de lrsquohomme par son besoin drsquoautarcie Selon cette objection une telle

explication nrsquoinsisterait pas assez sur le lien entre la vertu et la fin ultime de la citeacute le bien-

vivre Il est eacutevident que selon Aristote lrsquoaction totale de lrsquohomme ne sera jamais reacuteussie sans

les vertus et les actions vertueuse

VIII Les limites du rocircle explicatif de la vertu

Toutefois la vraie difficulteacute agrave laquelle se heurtera cette objection est ailleurs Lorsque

nous expliquons la forme speacutecifique que prend la politiciteacute humaine par le besoin de

lrsquoautarcie nous ne cherchons pas agrave nier le lien intrinsegraveque entre le bien-vivre humain et la

vertu Notre argument nie cependant agrave la vertu et agrave son lien agrave au bien-vivre le statut drsquoecirctre

les raisons ultimes pour la diffeacuterenciation du caractegravere politique de lrsquohomme de maniegravere agrave

73 Lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme de lrsquoEthique agrave Nicomaque (voir la note preacuteceacutedente) procegravede drsquoune

maniegravere plus explicite qursquoici dans lrsquoEE Dans lrsquoEN Aristote dit explicitement que le bien-vivre humain consiste

en laquo une certaine sorte de vie (zoecirc tis ndash 1098a13)raquo

298

construire une multipliciteacute de communauteacutes englobeacutes dans une polis Le lien neacutecessaire entre

le bien-vivre humaine et la vertu nrsquoexplique pas pourquoi lrsquohomme se deacuteveloppe agrave ce point

politique pourquoi il construit tant de communauteacutes Seul son besoin drsquoautarcie peut le faire

Srsquoil eacutetait possible pour homme drsquoatteindre lrsquoautarcie dans un stade anteacuterieur de lrsquoeacutevolution

sociale le bien-vivre resterait toujours la fin ultime de lrsquoexistence humaine et il serait aussi

la fin ultime de ce stade de lrsquoeacutevolution social ougrave lrsquohomme aura atteint la limite de lrsquoautarcie

Bien que lrsquoautarcie soit hypotheacutetiquement neacutecessaire pour bien-vivre la forme speacutecifique

qursquoelle prend et son contenu factuel sont tout agrave fait contingents et logiquement indeacutependants

du statut du bien-vivre comme fin ultime Autrement dit les conditions speacutecifiques et

factuelles de lrsquoautarcie humaine ne sont pas aussi les conditions du fait que le bien-vivre est

un bien et le bien ultime74 Or crsquoest la forme speacutecifique que prend le besoin drsquoautarcie chez

lrsquohomme qui nous explique pourquoi il continue agrave construire toutes ces communauteacutes qursquoil

construit crsquoest son besoin speacutecifique de lrsquoautarcie et non sa fin ultime qursquoest le bien-vivre

qui le pousse drsquoaller aussi loin et exactement si loin dans la multiplication des communauteacutes

dans lesquelles il vit Le bien-vivre eacutetant la fin ultime de lrsquoexistence humaine lrsquoest agrave chaque

moment de son existence Il en va de mecircme pour les eacutetapes de lrsquoeacutevolution sociale crsquoest-agrave-

dire pour les eacutetapes de la praxis communautaire de lrsquohomme agrave chaque moment de ce

deacuteveloppement le bien-vivre demeure la fin ultime des actions de lrsquohomme Si lrsquohomme

pouvait eacutetablir les conditions de son autarcie dans une eacutetape anteacuterieure et moins complexe que

la citeacute crsquoest pour cette eacutetape de lrsquoeacutevolution sociale que lrsquoon dirait que laquo elle est neacutee en vue de

vivre mais existe en vue de bien-vivre raquo Dans ce cas-lagrave lrsquohomme nrsquoaurait pas moins besoin

de la vertu pour atteindre le bien-vivre Peut-ecirctre les contenus des vertus particuliegraveres seraient

diffeacuterents la justice dans la famille nrsquoest pas la mecircme que la justice dans la polis Cependant

le rapport entre le bien-vivre et la vertu en tant que telle demeurerait identique

Les critiques drsquoAristote contre le communisme de Platon illustre le rocircle deacutecisif du

besoin de lrsquoautarcie Lorsque dans le livre II des Politiques Aristote reproche Platon de

chercher une unification excessive de la citeacute il lrsquoaccuse en fait de renverser lrsquoordre de

supeacuterioriteacute en autarcie entre lrsquoindividu et la polis Selon Aristote Platon cherche agrave reacuteduire la

polis agrave lrsquouniteacute drsquoun individu Or dit Aristote le niveau de lrsquoautarcie augmente dans la

direction inverse de celle voulue par Platon la citeacute est plus autarcique qursquoune famille et cette

74 Le fait que le bien-vivre est le bien suprecircme ne deacutepend pas du contenu de lrsquoautarcie humaine Aristote fait une

remarque parallegravele par lrsquoexemple de la santeacute en EE I 8 1218b20-22 le fait que la santeacute est un bien ne deacutepend

pas comme sa cause de ce qui procure la santeacute

299

derniegravere est plus autarcique qursquoun individu75 laquo Il y a citeacute dit Aristote du moment ougrave (ἤδη

τότε) il se trouve que la communauteacute de la multipliciteacute ltdes gensgt est autarcique raquo (1261b12-

13)76 Aristote dit exactement la mecircme chose qursquoen Pol I 2 La polis advient le moment ougrave

la communauteacute des gens atteint la limite de lrsquoautarcie Le point critique qursquoAristote fait contre

Platon par la reprise de cette mecircme ideacutee dans le livre II consiste agrave dire que bien qursquoil sache

tregraves bien que crsquoest le besoin de lrsquoautarcie qui pousse la multipliciteacute humaine agrave se rassembler

en polis Platon en prenant son modegravele de lrsquoautarcie sur lrsquoindividu enlegraveve agrave la polis cette

caracteacuteristique

IX Lrsquoautosuffisance de lrsquohomme makarios et la contingence du lien entre autosuffisance

et la polis

Ces critiques contre Platon nrsquoempecircchent cependant pas Aristote de srsquointerroger sur la

question de savoir si les individus makariois ont besoin drsquoamis (EN IX 9 1169b3-

1170b19) 77 on dit que les individus qui atteignent agrave la feacuteliciteacute atteignent aussi agrave

lrsquoautosuffisance donc on pense qursquoils nrsquoont plus besoin drsquoamis Selon Aristote lrsquohomme

makarios a besoin drsquoamis Cependant sa solution agrave cette aporie ne consiste vraiment pas agrave

faire appel agrave lrsquoineacutevitabiliteacute de lrsquoappartenance agrave une communauteacute et finalement agrave la polis pour

lrsquoautosuffisance Crsquoest-agrave-dire il nrsquoexplique pas les conditions drsquoautosuffisance pour un tel

individu par lrsquoappartenance agrave la polis 78 et il ne dit pas que lrsquohomme makarios aurait

neacutecessairement besoin drsquoamis parce qursquoil aura besoin de leur compagnie pour ecirctre

autosuffisant Aristote considegravere seacuterieusement la possibiliteacute drsquoun individu bienheureux et se

suffisant en tout agrave lui-mecircme Par des arguments divers il essaie de montrer que lrsquohomme

makarios aura besoin drsquoamis pour lrsquoexercice et pour la contemplation de son propre bonneteacute

Toutefois Aristote megravene ses interrogations sur cette question sous lrsquohypothegravese de

75 Pol II 2 1261b6-15 76 Pol II 2 1261b12-13 77 Les passages parallegraveles se trouvent en EE VII 12 1244b1-1246a25 Sur lrsquoautosuffisance de lrsquoactiviteacute

theacuteoreacutetique et de la vie contemplative voir EN X 7 1177a27-1178a8 78 Toutefois cela ne veut pas dire que sa possession des amis nrsquoa rien agrave voir avec la nature politique de lrsquohomme

makarios Ce dernier est aussi un animal politique et dans le mecircme endroit de lrsquoEN en 1169b16-21 Aristote

affirme que crsquoest de par sa nature politique que lrsquohomme bon aura naturellement des amis Or selon notre

perspective geacuteneacuterale dans cette eacutetude preacutesente nous nrsquoidentifions pas la nature politique de lrsquohomme agrave sa

possession de la polis Selon notre interpreacutetation drsquoAristote lrsquohomme nrsquoest pas politique parce qursquoil a la polis

mais crsquoest lrsquoinverse

300

lrsquoautosuffisance drsquoun tel individu et il prend comme acquis qursquoil possegravede deacutejagrave tout ce qui est

bien pour lrsquohomme Ses reacuteponses consistent agrave montrer que crsquoest exactement sous lrsquohypothegravese

qursquoun homme makarios soit autosuffisant qursquoil aura en effet des amis contrairement agrave ce

que les gens tendent agrave penser sous cette mecircme hypothegravese laquoIl y a cependant dit Aristote

contre ceux qui soulegravevent cette aporie comme une absurditeacute agrave conceacuteder tout les biens agrave

lrsquohomme heureux sans lui attribuer des amis alors que crsquoest cela qui passe pour ecirctre le plus

grand des biens exteacuterieurs raquo (1169b8-10) Quelques lignes plus loin il ajoute que crsquoest

exactement parce qursquoun tel homme bon jouirait drsquoune bonne fortune qursquoil aura besoin drsquoamis

laquo car pense-t-on autant lrsquoinfortuneacute eacuteprouve le besoin de ceux qui peuvent lui faire du bien

autant ceux qui jouissent drsquoune bonne fortune reacuteclament des gens agrave qui en faire raquo (b15-6)79

Le fait qursquoAristote travaille sous une telle hypothegravese malgreacute sa critique de Platon nous

montre qursquoil ne voit aucune inconvenance logique dans lrsquoideacutee de prendre lrsquoindividu (et non

pas neacutecessairement la polis) comme lrsquouniteacute de cette heureuse conjonction entre lrsquoautarcie et le

bien-vivre Autrement dit il semble que selon Aristote que lrsquohomme aille jusqursquoagrave se

construire une polis autosuffisante en vue de bien-vivre nrsquoest pas une neacutecessiteacute logique sous

lrsquohypothegravese qursquoil puisse se suffire en tout agrave lui-mecircme on nrsquoa aucune raison de refuser agrave

lrsquohomme le bonheur sous le preacutetexte que son autosuffisance ne suppose pas la polis

Tout de mecircme on a des bonnes raison agrave penser que ces reacuteponses hypotheacutetiques ne

repreacutesentent pas la reacuteponse consideacutereacutee drsquoAristote au sujet du lien entre la condition humaine

de lrsquoautarcie le bien-vivre et la polis Dans le livre EN X 7 sur lrsquoautosuffisance de la vie

contemplative Aristote dit que bien qursquoune telle vie soit laquo le bonheur acheveacute raquo pour lrsquohomme

lrsquohomme sage a sans doute besoin de ce qui est neacutecessaire pour vivre (to zecircn anagkaion ndash

1177a28-9)80 et que laquo ce nrsquoest pas en effet en tant qursquohomme que quelqursquoun peut vivre ainsi

mais comme deacutetenteur drsquoun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (1177b27-8) Lrsquoexistence

contemplative deacutepasse ce qui est humain selon Aristote Donc lrsquoideacutee drsquoune vie dans une

feacuteliciteacute acheveacutee individuelle tout en se suffisant agrave soi-mecircme nrsquoest pas une impossibiliteacute

logique mais elle est trop belle pour ecirctre vrai pour un individu humain Il est peut-ecirctre vrai

79 Le caractegravere hypotheacutetique de ces passages diaporeacutetiques est plus eacutevident dans lrsquoEE laquo On pourrait en effet se

demander si quelqursquoun se suffisant en tout agrave lui-mecircme aura un ami agrave supposer qursquoon se cherche un ami par

insuffisance et lrsquohomme bonne sera le plus autosuffisant raquo (VII 12 1244b3-5) Le texte de ce passage est

controverseacute mais je suis ici lrsquoeacutemendation que J Solomon apporte dans sa traduction (Eudemian Ethics The

Complete Works of Aristotle vol II ed J Barnes Princeton Princeton University Press 1991 p 64 n 91) au

texte de Susemihl 80 Voir aussi EN X 8 1178a23-27

301

qursquoentre lrsquoautarcie et la polis il nrsquoy a pas de neacutecessiteacute logique Crsquoest tout de mecircme une

neacutecessiteacute pour le bien-vivre humain et crsquoest une neacutecessiteacute contingente relevant de la nature de

lrsquohomme Aristote est clair sur lrsquoideacutee que pour homme la multiplication des rapports mutuels

et drsquoespegraveces diffeacuterentes est due au besoin drsquoautarcie Crsquoest le point qursquoAristote fait

explicitement dans son introduction agrave lrsquoEthique agrave Nicomaque lrsquolaquo autarcie raquo humaine

implique une multipliciteacute des rapports au-delagrave de lrsquoindividu pris isolement

Le bien final en effet semble se suffire agrave lui-mecircme Toutefois lrsquoautosuffisance

comme nous lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne seule qui vivrait une

existence solitaire Au contraire elle implique parents enfants eacutepouse et globalement

les amis et concitoyens degraves lors que lrsquohomme est naturellement un animal politiquehellip

Quant agrave lrsquoautosuffisance que nous posons [comme caracteacuteristique du bonheur] elle est

le caractegravere de la chose qui reacuteduite agrave elle seule rend lrsquoexistence digne drsquoeacutelection et

sans le moindre besoin Or ce caractegravere appartient au bonheur croyons-nous (1097b7-

16)81

Bien qursquoil y ait une eacutetrangeteacute agrave comparer les sens de lrsquoautarcie en tant qursquoelle est dite pour un

individu humaine et pour le bonheur ce passage fait le point suivant lrsquoautosuffisance de

lrsquohomme est conditionneacutee alors que celle du bonheur ne lrsquoest pas parce que ce dernier ne

deacutepend de rien pour ecirctre ce qursquoil est crsquoest-agrave-dire le bien suprecircme capable de laquo rend

lrsquoexistence digne drsquoeacutelection raquo Mais si ce dernier point est vrai il ressort donc que le fait que

le bonheur est le bien suprecircme pour lrsquohomme ne deacutepend pas de conditions drsquoautosuffisance

pour lrsquohomme non plus Crsquoest-agrave-dire que le fait que le bonheur est la fin ultime et que

lrsquohomme le poursuit par nature nrsquoimplique pas et ne neacutecessite pas qursquoil soit agrave ce point

politique et que les conditions de son autosuffisance comprennent une multipliciteacute des

rapports couvrant comme il est dit dans ce passage la famille et les concitoyens Pour dire

briegravevement lrsquohomme nrsquoa pas besoin de la polis pour que le bonheur soit un bien mecircme le

bien suprecircme pour lui Il srsquoensuit que le besoin que lrsquohomme a de la polis (agrave la fois en tant

que communauteacute des communauteacutes et en tant que corps administratif) srsquoexplique par le besoin

de lrsquoautarcie et non par le fait que le bonheur est la fin ultime de son existence pour ecirctre vrai

ce dernier fait ne deacutepend ni de lrsquoexistence de la polis ni du caractegravere politique de lrsquohomme ni

de son degreacute speacutecial Certes lrsquohomme ne saurait atteindre au bonheur sans ecirctre autarcique Or 81 τὸ γὰρ τέλειον ἀγαθὸν αὔταρκες εἶναι δοκεῖ τὸ δ αὔταρκες λέγομεν οὐκ αὐτῷ μόνῳ τῷ ζῶντι βίον μονώτην

ἀλλὰ καὶ γονεῦσι καὶ τέκνοις καὶ γυναικὶ καὶ ὅλως τοῖς φίλοις καὶ πολίταις ἐπειδὴ φύσει πολιτικὸν ὁ

ἄνθρωποςhellip τὸ δ αὔταρκες τίθεμεν ὃ μονούμενον αἱρετὸν ποιεῖ τὸν βίον καὶ μηδενὸς ἐνδεᾶ τοιοῦτον δὲ τὴν

εὐδαιμονίαν οἰόμεθα εἶναι

302

ce lien de neacutecessiteacute hypotheacutetique entre lrsquoautarcie et le bonheur eacutetant en mecircme temps

contingents aurait pu srsquoachever pour lrsquohomme agrave une eacutetape anteacuterieur agrave la polis si lrsquohomme

pouvait achever son autarcie agrave une telle eacutetape le bonheur ne serait pas moins ultime comme

fin Il srsquoensuit que mecircme le rapport entre lrsquoautarcie et le bonheur est logiquement indeacutependant

de la polis ses conditions auraient pu ecirctre diffeacuterents et cela sans rendre le bonheur moins

ultime comme fin

Si donc lrsquohomme se construit tant de communauteacutes ce nrsquoest pas parce qursquoil poursuit

le bonheur comme sa fin ultime mais parce qursquoil est impossible pour lui drsquoecirctre heureux sans

qursquoil soit autarcique et il nrsquoest autarcique qursquoeacutetant tant politique

X La polis nrsquoest pas le terminus de la recherche du bonheur

Ces consideacuterations nous amegravene agrave une deuxiegraveme reacuteponse contre le reproche de sous-

estimer le rocircle de la poursuite des actions vertueuses dans la forme speacutecifique que prend la vie

politique de lrsquohomme la polis nrsquoest pas un point drsquoarriver dans lrsquoeacutevolution sociale ougrave

lrsquohomme enfin attient le bonheur ni elle peut ecirctre le point ougrave lrsquohomme commence agrave se

soucier des actions vertueuses pour la premier fois nrsquoayant dans les eacutetapes preacuteceacutedents du

deacuteveloppement social que le laquo vivre seulement raquo comme souci

Aristote ne dit jamais que la poursuite humaine du bonheur srsquoachegraveve avec la polis Il

ne dit que la polis existe en vue de bien-vivre Crsquoest-agrave-dire que la polis elle-mecircme est un

moyen pour le bonheur humain Certes elle est le moyen le plus architectonique mais elle est

en dernier analyse un moyen La polis et la vie politique qursquoelle preacutesente nrsquoest pas selon

Aristote la fin morale ultime pour lrsquohomme Les activiteacutes politiques vertueuses ne peuvent

pas correspondre chez le Stagirite agrave lrsquoeacutetat de bonheur Cela dit la distinction entre drsquoune

part le gouverneacute qui obeacuteit simplement agrave la loi se bornant agrave ne se soucier que de la leacutegaliteacute de

ses actions et dont le profil laquo ne reacutepond plus au profil de lrsquohomme de bien en eacutetat drsquoecirctre

heureux raquo et drsquoautre part le gouvernant qui par vertu accomplicirct les actes de justices et qui

est le seul agrave correspondre laquo au profil de lrsquohomme de bien en eacutetat drsquoecirctre heureux raquo82 est un

faux problegraveme aristoteacutelicien Aucun de deux consideacutereacutes en fonction de leur fonction

politique ne donnerait un profil correspondant agrave laquo lrsquoeacutetat drsquoecirctre heureux raquo Le type drsquoaction

politique propre agrave chacun de deux respectivement ne saurait qursquoecirctre en vue drsquoune fin au-delagrave

82 Richard Bodeuumls laquo La justice eacutetat de choses et eacutetat drsquoacircme raquo dans Aristote bonheur et vertus ed Pierre

Destreacutee Paris PUF 2003 p 133-146 (p 145)

303

drsquoeux-mecircmes agrave savoir le bonheur Les activiteacutes du citoyen en tant qursquocitoyen (qursquoil soit

gouvernant ou gouverneacute qursquoil soit vertueuse ou simplement respectueux agrave la loi) ne sont pas

les activiteacutes du bonheur elles sont diffeacuterentes du bonheur parce qursquoelles exclurent le loisir

crsquoest-agrave-dire qursquoelles sont toujours en vue de quelque chose autre qursquoelles-mecircmes alors que le

bonheur implique le loisir

[A]ux vertus lieacutees agrave lrsquoactions correspond lrsquoactiviteacute qursquoon deacuteploie dans les affaires

politiques ou les opeacuterations de guerre Or les actions alors en cause semblent exclure

le loisir Les actions guerriegraveres semblent mecircme lrsquoexclure tout agrave fait [hellip] Mais lrsquoactiviteacute

de lrsquohomme politique aussi lrsquoexclut le loisir et en dehors de lrsquoaction politique elle-

mecircme elle cherche agrave obtenir des formes de pouvoir et drsquohonneur ou le bonheur pour

soi-mecircme et ses concitoyens qui est une chose diffeacuterente de lrsquoactiviteacute politique et que

preacuteciseacutement nous recherchons de toute eacutevidence parce qursquoil est une chose diffeacuterente

Donc parmi les actions vertueuses celles qui se manifestent dans la politique ou la

guerre [] ne sont pas appreacuteciable par elles-mecircmes (EN X 7 1177b6-18)

Selon ce passage les vertus et les actions vertueuses se manifestant dans la forme speacutecifique

que prend la vie politique de lrsquohomme ne constituent pas sa fin ultime mais elles sont en vue

de cette fin Autrement dit contrairement agrave ce que J Annas par exemple laisse entendre83 la

polis nrsquoest pas le telos moral de lrsquohomme et les actions qursquoelle permet agrave lrsquohomme drsquoaccomplir

ne correspondent pas agrave lrsquoeacutetat de bonheur

De plus on nrsquoa pas de raison agrave supposer que les vertus sont (ou eacutetaient) absentes dans

les formes plus eacuteleacutementaires de lrsquoeacutevolution sociale et que la polis est la premiegravere eacutetape de ce

deacuteveloppement agrave partir de laquelle lrsquohomme devient capable des actions vertueuses et

commence agrave se soucier du bonheur Au contraire il semble que pour Aristote les actions

vertueuses sont parties inteacutegrantes du venir-agrave-ecirctre de la citeacute Deacutejagrave dans notre chapitre Pol I 2

Aristote dit que la distinction du juste de lrsquoinjuste est indispensable aussi bien pour la

constitution de la famille que pour celle de la citeacute84 En plus il pense que les sources de la

justice de lrsquoamitieacute et de la politeia se trouve deacutejagrave dans la famille (EE VII 10 1242b1) Crsquoest-

agrave-dire que selon Aristote les formes plus eacuteleacutementaires de la communauteacute humaine sont ni

deacutepourvues drsquoun structure politique au sens administratif ni elles sont deacutepourvues du souci de

vertu et drsquoactions vertueuse Juste comme Aristote le dit pour la polis dans Pol III 9 les

83 J Annas laquo Ethical Arguments from Nature raquo loc cit p 188 et p 192 passages citeacutes supra dans notre

chapitre IV 84 Pol I 2 1253a15-18

304

bonnes administrations preacute-eacutetatiques des communauteacutes humaines ne peuvent pas moins se

soucier de la qualiteacute des caractegraveres de leurs membres85

Des consideacuterations de nos derniegraveres deux sections on peut conclure que la polis ne

vient donc pas agrave ecirctre comme le reacutesultat de la poursuite des actions vertueuses Cette derniegravere

nrsquoexplique pas la diffeacuterenciation de la vie politique humaine parce que lrsquohomme pouvait et

peut poursuivre la vertu toujours indeacutependamment de la polis Crsquoest-agrave-dire comme le

bonheur est toujours agrave chaque moment de son existence la fin ultime de lrsquohomme et comme

la surveillance de la qualiteacute de son propre caractegravere et celle de ses compagnons agrave chaque eacutetape

de leur communauteacute est une neacutecessiteacute pour atteindre cette fin on dirait que dans les limites

de ces critegraveres crsquoest-agrave-dire juste pour ecirctre vertueux et pour ecirctre bienheureux le

deacuteveloppement de la polis nrsquoest pas une neacutecessiteacute logique La polis nrsquoest ni le commencement

ni le telos (la fin et la limite) de la poursuite des actions vertueuses Si le bonheur est

logiquement indeacutependant de la polis il doit en aller de mecircme pour ses composants

proprement parleacute les vertus et les actions vertueuses

XI Lrsquoautosuffisance et lrsquoamitieacute des hommes vertueux

Une autre objection dirait que parmi la multipliciteacute des communauteacutes par laquelle

nous expliquons le degreacute supeacuterieur du caractegravere politique de lrsquohomme il y en a certaines qui

nrsquoexistent pas en vue de lrsquoautarcie comme par exemple lrsquoamitieacute entre les personnes

vertueuses Selon cette objection lrsquoexistence de ce type de communauteacute serait un

contrexemple agrave lrsquoideacutee drsquoexpliquer la diffeacuterenciation du caractegravere politique de lrsquohomme par le

besoin drsquoautarcie

Le chapitre 9 du livre IX de lrsquoEthique agrave Nicomaque serait le texte central pour cette

objection aussi Ce chapitre est consacreacute agrave discuter la question de savoir si lrsquohomme makarios

aura besoin drsquoamis eacutetant donneacute qursquoil atteint agrave lrsquoautarcie Lrsquoune des reacuteponses drsquoAristote agrave cette

aporie semble soutenir en effet explicitement cette objection il dit que lrsquoon ne peut pas faire

de lrsquohomme makarios un solitaire parce que la possession des amis est un bien conforme agrave la

nature politique de lrsquohomme et lrsquohomme makarios ne peut pas ecirctre par deacutefinition deacutepourvu

drsquoun bien conforme agrave sa nature Autrement dit les rapports avec les amis font partie naturelle

de la nature politique de lrsquohomme et lrsquohomme makarios aura besoin drsquoune communauteacute des

85 Crsquoest qui ce qui ressort des Politiques I 13 ougrave Aristote discute les diffeacuterences entre les vertus des diffeacuterents

membres de la famille agrave savoir lrsquohomme la femme lrsquoesclave et lrsquoenfant

305

amis pour la compleacutetude de son bonheur (1169b16-22) Il srsquoagit ici de lrsquoamitieacute des hommes

heureux qui ont la pleacutenitude des biens Lrsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoutiliteacute et celle fondeacutee sur le

plaisir sont drsquoembleacutee exclues de consideacuterations (1169b22-28) Donc bien qursquoelle fasse partie

naturelle de la multipliciteacute des communauteacutes relevant de la nature politique de lrsquohomme

lrsquoamitieacute des hommes makariois ne deacutependrait pas de lrsquoautarcie

Lrsquointroduction dialectique de ce chapitre IX 9 (1169b3-29) semble aussi justifier cette

objection Aristote accepte les arguments niant agrave lrsquoamitieacute des hommes de bien la

caracteacuteristique drsquoecirctre une reacuteponse au besoin drsquoautarcie deacutependant des biens exteacuterieurs86

Toutefois agrave partir de 1169b29 Aristote entreprend de montrer que ce type drsquoamitieacute

correspond agrave un autre besoin pour les hommes makariois Lrsquoideacutee geacuteneacuterale qui ressort de ce

chapitre est la suivante Drsquoapregraves Aristote lrsquohomme makarios a besoin de la communauteacute des

gens comme lui-mecircme pour le perfectionnement et pour lrsquoachegravevement de sa propre activiteacute

Crsquoest pour que son activiteacute trouve son plaisir propre et se complegravete ainsi que la communauteacute

des gens vertueux est un besoin pour lrsquohomme de bien Il srsquoensuit que la communauteacute des

hommes de bien est aussi en vue du bonheur87 quoiqursquoelle ressemble moins agrave une condition

neacutecessaire et exteacuterieure agrave leurs activiteacutes qursquoune activiteacute inteacuterieure agrave lrsquoeacutetat de bonheur

On dirait que le deacuteveloppement diaporeacutetique du chapitre IX 9 de lrsquoEthique agrave

Nicomaque trouve ses ressources conceptuelles dans les analyses du plaisir dans le livre X 4-

588 Selon ce dernier laquo agrave chaque activiteacute correspond un plaisir propre raquo (1175b26-7) et les

diffeacuterences entre les activiteacutes se retrouvent entre leurs plaisirs correspondants aussi (b36)

Chaque activiteacute selon Aristote est perfectionneacutee augmenteacutee aiguiseacutee prolongeacutee et

ameacutelioreacutee par le plaisir qui lui est intimement lieacute89 Finalement laquo sans activiteacute en effet il nrsquoy

a pas de plaisir et en mecircme temps chaque activiteacute est acheveacutee par son plaisir raquo (1175a20-1)

86 Aristote accepte cependant que lrsquohomme makarios aura besoin des amis comme biens exteacuterieurs laquo Il y a

cependant dit-il comme une absurditeacute agrave conceder tous les biens agrave lrsquohomme heureux sans lui attribuer des amis

alors que crsquoest cela qui passe pour ecirctre le plus grand des biens exteacuterieurs raquo (EN IX 9 1169b8-10) Aristote ne

nie donc pas agrave lrsquohomme makarios le type drsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoutiliteacute Cependant cette derniegravere ne caracteacuterise

pas selon lui lrsquoamitieacute entre les gens vertueux 87 Selon David Lefebvre aussi laquo Bonheur et amitieacute Que font les hommes heureux raquo dans Aristote Bonheur et

vertus op cit p 147-174 la solution qursquoAristote apporte agrave lrsquoaporie de lrsquoamitieacute des hommes heureux consiste agrave

montrer laquo qursquoun homme deacutepourvu de besoin a encore besoin drsquoamis vertueux pour ecirctre heureux raquo (p 161

italique de Lefebvre) 88 Cette discussion dans le livre X 4-5 a des passages parallegraveles dans lrsquoEN VII 11-14 Il est donc tregraves probable

qursquoavant la discussion de lrsquoEN IX 9 Aristote avait deacutejagrave deacuteveloppeacute sa conception de plaisir 89 Cf EN X 4 1174b 23 5 1175a30-1 a36 et b13-15

306

Cependant lrsquoeffet drsquoachegravevement que le plaisir apporte agrave son activiteacute relative nrsquoest pas

sans condition et elle est qualifieacutee Le perfectionnement qursquoapporte le plaisir doit ecirctre

distingueacute selon Aristote du perfectionnement que lrsquoactiviteacute doit agrave la qualiteacute de son hexis

relative Crsquoest-agrave-dire que le rapport laquo teleologique raquo entre le plaisir et son activiteacute

correspondant nrsquoest pas du mecircme caractegravere que celui entre une hexis et son activiteacute

correspondant Le plaisir est plutocirct une fin qui se surajoute (ἐπιγινόμενόν τι τέλος ndash 1174b33)

agrave lrsquoachegravevement de la teacuteleacuteologie entre lrsquohexis et lrsquoactiviteacute Le plaisir survient comme le

couronnement de son activiteacute relative et il la complegravete il est le dernier mais le plus deacutecisif

moment de lrsquoactiviteacute car il complegravete le statut du laquo bien raquo que lrsquoactiviteacute assume comme une fin

Ce dernier point est particuliegraverement important pour les activiteacutes dans lesquelles consiste le

bonheur90 parce que le plaisir est inextricable du bonheur91 le bonheur consiste dans les

activiteacutes parfaites et agreacuteables au degreacute le plus eacuteleveacute Le bonheur nrsquoy est pas avant la

survenance du plaisir

Or la survenance de plaisir nrsquoest pas sans condition La survenance dans sa pleacutenitude

drsquoun plaisir propre agrave une activiteacute deacutepend de la perfection de cette derniegravere92 Or la perfection

de lrsquoactiviteacute a ses propres conditions Le chapitre X 4 discute ce point et suggegravere que les

conditions du perfectionnement drsquoune activiteacute sont finalement la condition de la survenance

du plaisir dans sa pleacutenitude On comprend ainsi pourquoi la contribution que fait lrsquohexis agrave

lrsquoachegravevement de lrsquoactiviteacute doit ecirctre distingueacutee celle du plaisir la premiegravere est parmi les

conditions de la seconde93

Comme les conditions de la survenance du plaisir achevant une activiteacute Aristote pose

lrsquoeacutetat de la capaciteacute relative et lrsquoeacutetat de lrsquoobjet sur lequel lrsquoactiviteacute porte Ce point est eacutelucideacute

par les exemples de la faculteacute de sensation dianoia et la faculteacute contemplative Aristote ne

donne aucune justification pour son choix de ses faculteacutes comme exemple Mais on peut le

90 Lesquelles sont les activiteacutes theacuteoreacutetiques selon le mecircme livre X cf 7 1177a18ff 91 Voir EN VII 13 1153b15 et X 7 1177a22-3 92 La remarque de Richard Bodeuumls (dans sa traduction de lrsquoEN p 513 n1) sur ce point est eacuteclairante Il prend

lrsquoexemple de lrsquoactiviteacute de connaissance laquoLe plaisir nrsquoest pas la forme parfaite de la connaissance lorsqursquoelle est

un acte mais la forme (plaisante) que prend cet acte lorsqursquoil est parfait raquo 93 Le plaisir et son degreacute deacutependent de lrsquohexis de lrsquoactiviteacute qui le produit Au sujet de lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique

Aristote dit laquo La plus agreacuteable des activiteacutes qui traduisent une vertu est de lrsquoavis unanime celle qui est selon la

sagesse raquo (EN X 7 1177a23-5) Aristote accepte qursquoil peut y avoir une diffeacuterence de degreacute non seulement entre

les plaisir des activiteacutes speacutecifiquement diffeacuterentes mais aussi entre les activiteacutes de mecircme espegravece les gens peut

ecirctre plus ou moins courageux etc Les plaisirs que produisent leurs activiteacutes courageuses diffeacutereraient selon leurs

perfections Au sujet de degreacutes du plaisir voir EN X 3 1173a15-28

307

deviner deacutejagrave dans sa discussion sur lrsquoamitieacute des gens vertueux au livre IX 9 Aristote affirme

que pour les humains vivre crsquoest principalement sentir ou penser (νοεῖν ndash 1170a19) Juste

comme dans ce chapitre IX 9 ici aussi dans le chapitre X 4 ces deux activiteacutes sont poseacutees

comme les sources principales de plaisir pour la vie humaine En plus cette longue

dissertation au sujet du plaisir par laquelle srsquoouvre le livre X sert drsquointroduction agrave un exposeacute

sur les plaisirs lieacutes agrave la vie contemplative Crsquoest donc ainsi qursquoAristote deacutecrit les conditions du

plaisir

[Lrsquo]activiteacute la plus parfaite est celle du sujet le mieux disposeacute en preacutesence du meilleur

des objets qui lui soient accessibles Or cette activiteacute qui est la plus acheveacutee doit ecirctre

aussi la plus agreacuteable A chaque sens en effet correspond un plaisir ainsi drsquoailleurs

qursquoagrave la penseacutee et la meacuteditation Cependant lrsquoactiviteacute la plus agreacuteable crsquoest la plus

acheveacutee crsquoest-agrave-dire celle du sujet dans le meilleur eacutetat en preacutesence de lrsquoobjet le plus

excellent de ceux qui lui soient accessibles Et si lrsquoactiviteacute est acheveacutee crsquoest par le

plaisir [hellip] Ainsi donc aussi longtemps que lrsquoobjet intelligible ou sensible est comme

il faut et le sujet qui en juge ou le contemple en est autant il y aura du plaisir dans

lrsquoactiviteacute (1174b18-1175a1)

En conseacutequence la contemplation poursuivie selon sa propre vertu sera lrsquoactiviteacute la plus

heureuse et la plus agreacuteable non seulement parce qursquoelle est lrsquoactiviteacute de la partie la plus

eacuteleveacutee en nous mais aussi parce qursquoelle porte sur les objets connaissables les plus eacuteleveacutes et

elle le fait conformeacutement agrave une hexis parfaite agrave savoir la sophia94

Maintenant pour lrsquohomme makarios si lrsquoamitieacute de ses semblables nrsquoest pas fondeacutee sur

utiliteacute et nrsquoa pas lrsquoautarcie externe comme but elle est tout de mecircme lrsquoune des conditions de

la survenance du plaisir sans lequel le bonheur nrsquoest pas Elle est en vue de lrsquoachegravevement de

lrsquoactiviteacute de lrsquohomme makarios Cela suggegravere que ce dernier tout seul nrsquoest pas suffisant pour

rendre sa propre vie aussi agreacuteable qursquoelle le serait en compagnie de ses amis

Selon le chapitre IX 9 de lrsquoEN la communauteacute des ses amis vertueux sert agrave lrsquohomme

makarios agrave la fois agrave la perfection de lrsquoobjet de son activiteacute et celle de sa capaciteacute pour cette

activiteacute Elle preacutepare ainsi les conditions du plaisir qui achegravevera son activiteacute

Selon le passage suivant lrsquohomme de bien aurait besoin des amis vertueux parce que

les actions de ces derniers constitueraient pour lui un meilleur objet de contemplation que

94 Cf EN X 7 1177a12-27

308

ses propres actions et le plaisir que produit la contemplation de leurs actions ne peut provenir

que de cette source

Nous sommes malgreacute tout mieux en mesure drsquoobserver les autres que nous-mecircmes et

leurs actions plutocirct que nos actions personnelles Dans ces conditions les actions des

gens vertueux qursquoils comptent pour amis sont donc agreacuteables aux hommes de bien

puisqursquoelles possegravedent ce double agreacutement naturel [drsquoecirctre vertueuses et drsquoecirctre tregraves

semblables aux actions personnelles de lrsquohomme bon lui-mecircme] Le bienheureux par

conseacutequent aura besoin [δεήσεται] drsquoamis de cette espegravece si tant est qursquoil veuille avoir

de preacutefeacuterence le spectacle drsquoactions honnecirctes et qui lui sont propres et que tels sont les

actes de lrsquohomme bon srsquoil lrsquoa pour ami (1169b33-1170a4)

Donc sans les amis vertueux la vie de lrsquohomme bon sera insuffisante et deacuteficiente en plaisir

ce qui nrsquoest pas en effet acceptable pour une vie makaria Pour la compleacutetude de son

bonheur lrsquohomme bon a besoin des amis vertueux comme lui-mecircme dans cette communauteacute

des gens vertueux il serait capable drsquoun plaisir plus grand qursquoil ne le serait lorsque tout seul

Le passage qui suit ce premier met en eacutevidence la contribution que la communauteacute des

amis vertueux fait agrave la perfection de lrsquohomme bon en tant que sujet de ses activiteacutes heureuses

On croit aussi que lrsquohomme heureux doit avoir une vie agreacuteable Bien Pour un

solitaire cependant lrsquoexistence est difficile car il est malaiseacute livreacute agrave soi-mecircme

drsquoavoir une activiteacute continue Mais en compagnie des autres et en relation avec

drsquoautres crsquoest plus facile Donc il y aura dans ces conditions plus de continuiteacute dans

lrsquoactiviteacute par elle-mecircme agreacuteable que lrsquoon doit supposer dans le cas du bienheureux

(1170a4-8)

La contribution que fait la communauteacute des amis vertueux au bonheur de lrsquohomme bonne

consiste en ce qursquoelle permet agrave lrsquoauteur de la contemplation de srsquoy livrer plus long temps qursquoil

le pouvait tout seul Elle ameacuteliore les conditions de sa laquo subjectiviteacute raquo pour ainsi dire en la

rendant plus divine La communauteacute de ses amis vertueux permet agrave lrsquohomme bon de vivre

dans les conditions de plaisir dont il nrsquoest pas suffisant de creacuteer tout seul elle lui rend la vie

plus agreacuteable Cependant elle ne change pas lrsquoespegravece de plaisir qursquoil eacuteprouve mais elle lui

permet seulement de lrsquoeacuteprouver plus long temps Lrsquoactiviteacute contemplative ne doit pas son

plaisir agrave sa continuiteacute elle est plaisante par elle-mecircme et son plaisir est complet agrave tout

moment de lrsquoactiviteacute Donc la continuiteacute ne change pas la nature de lrsquoactiviteacute ni celle de son

309

plaisir mais elle permet agrave lrsquohomme bon drsquoeacuteprouver ce plaisir plus durablement95 Crsquoest dans

ce sens temporel qursquoelle augmente le plaisir sinon le plaisir reste speacutecifiquement le mecircme agrave

chaque instant de lrsquoactiviteacute Quoi qursquoil soit la compagnie des amis vertueux contribue agrave la

perfection de lrsquoactiviteacute de lrsquohomme bon parce qursquoelle rend son auteur plus compatible au type

drsquoactiviteacute agrave laquelle il preacutetend ndash une activiteacute plus divine qursquohumaine

Le dernier argument qursquoAristote preacutesente dans lrsquoEN IX 9 1170a13-b19 en faveur

drsquoune reacuteponse positive agrave la question de savoir si lrsquohomme bon a besoin des amis consiste agrave

dire que comme la perception de sa propre existence est une chose deacutesirable et agreacuteable agrave

lrsquohomme bon celle de son amis vertueux lrsquoest aussi eacutetant donneacute surtout que ce dernier est un

autre lui-mecircme pour lrsquohomme bon

[Lrsquoexistence] est appreacuteciable agrave cause du sentiment qursquoon est soi-mecircme homme de

bien et crsquoest ce genre de sentiment qui est agreacuteable en lui-mecircme Donc on doit [δεῖ]

dans le mecircme temps avoir aussi le sentiment que son ami existe Et crsquoest ce qui arrive

quand on vit ensemble et partage les paroles et les penseacutees ndash car crsquoest ainsi semble-

t-il qursquoon doit entendre la vie en commun dans le cas des hommes ce nrsquoest pas

autrement dit comme dans le cas du beacutetail le fait de paicirctre au mecircme endroit Si donc

le bienheureux trouve lrsquoexistence appreacuteciable par elle-mecircme parce que crsquoest une

chose naturellement bonne et agreacuteable et qursquoagrave peu de chose pregraves il accorde le mecircme agrave

lrsquoexistence de son ami alors cet ami fera partie lui aussi des biens appreacuteciables Or ce

qursquoil trouve appreacuteciable il doit [δεῖ] lrsquoavoir sous peine de deacuteficience [ἐνδεὴς ἔσται] de

ce point de vue Il lui faudra [δεήσει] donc srsquoil veut ecirctre heureux des amis vertueux

(1170b8-19)96

Selon ce passage la communauteacute des amis vertueux est neacutecessaire pour lrsquoautosuffisance du

bonheur de lrsquohomme bon sans le plaisir que fournit la communauteacute laquo dialogique raquo et

intellectuelle de ses amis vertueux il serait deacuteficient et le bonheur nrsquoadviendrait pas pour lui

Donc pour la compleacutetude de son bonheur et de ses activiteacutes caracteacuteristiques la communauteacute

des amis vertueux est une neacutecessiteacute pour lrsquohomme bienheureux

95 Sur ce point voir les arguments qursquoAristote deacuteveloppe dans EN X 4 1174a13-b14 pour montrer que le

plaisir nrsquoest pas mouvement ou geacuteneacuteration Selon lui le plaisir est laquo une sorte de tout et agrave aucun moment lrsquoon

ne peut concevoir un plaisir qui devrait durer plus longtemps pour atteindre sa forme acheveacutee raquo (1174a17-19) 96 Sur ce passage voir Irene Lui laquo Love life Aristotle on Living Together with Friends raquo Inquiry An

Interdisciplinary Journal of Philosophy 53 (6) 2010 p 579-601 Selon elle laquo the happy person needs friends

not qua happy but qua human being raquo Crsquoest dans ce sens que le besoin des amis vertueux serait fondeacute dans la

nature humaine (p 595)

310

En somme totale drsquoapregraves Aristote outre les amis qui sont neacutecessaires pour

lrsquoautosuffisance en biens exteacuterieurs lrsquohomme bon a aussi besoin des amis makariois comme

lui-mecircme Pour lui les amis sont parmi les conditions qui preacuteparent le perfectionnement de

son activiteacute en la compleacutetant par le plaisir Pour que lrsquoactiviteacute de lrsquohomme makarios atteinte

sa propre plaisir et qursquoelle atteinte donc agrave son perfectionnement la communauteacute des amis

vertueux est un besoin

Cependant lrsquoamitieacute de ses semblables nrsquoest pas seulement neacutecessaire pour jouissance

de leurs actions moralement bonnes Si bien-vivre pour un ecirctre vivant consiste dans la

reacuteussite de la vie dans tous les sens qursquoelle lui appartient les discussions dans l livre X de

lrsquoEN suggegraverent que la communauteacute des amis vertueux est aussi une condition pour la reacuteussite

de la vie de lrsquointellect

XII Le rocircle politique du langage

Le passage derniegraverement citeacute de lrsquoEthique agrave Nicomaque (IX 9 1170b8-19) nous

amegravene agrave la question du rocircle politique de la capaciteacute langagiegravere de lrsquohomme Selon lrsquoideacutee qui

sera deacutefendue dans ces quelques pages suivantes dans les Politiques I 2 ce nrsquoest pas en

fonction de sa capaciteacute langagiegravere qursquoAristote explique le degreacute supeacuterieure de la politiciteacute

humaine Ce nrsquoest pas la capaciteacute langagiegravere de lrsquohomme qui explique lrsquoanimal politique

qursquoest lrsquohomme mais crsquoest lrsquoinverse la signification politique de cette capaciteacute srsquoexplique par

reacutefeacuterence au caractegravere politique speacutecifique de lrsquohomme Dans ce chapitre des Politiques

Aristote fait mention de la capaciteacute langagiegravere de lrsquohomme du point de vue de son lien avec la

perception du juste et de lrsquoinjuste qui est propre agrave lrsquohomme Selon nous ces deux proprieacuteteacutes

de lrsquohomme nrsquoexpliquent pas pourquoi crsquoest-agrave-dire pour quel motif lrsquohomme aurait eacuteprouveacute

le besoin drsquoaller au-delagrave de sa sphegravere familiale et fonder des poleis Ce dernier point semble

correcte indeacutependamment de la thegravese soutenue dans ce travail mecircme si lrsquoon nrsquoexplique pas le

degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme par sa possession drsquoune multipliciteacute des

communauteacutes on ne saurait pas expliquer comment le langage et la perception du juste

pourraient pousser lrsquohomme jusqursquoagrave aller construire des poleis Lrsquohomme aurait pu bien se

suffire dans sa propre maison indeacutependamment de toutes autres maisons individuelles et il

aurait pu bien reacutegler les affaires concernant la justice dans ce mecircme cadre et cela tout en

restant une sorte drsquoanimal politique Ces deux proprieacuteteacutes de lrsquohomme ne nous expliquent pas

la naissance de la polis et donc lrsquoanimal politique qursquoest lrsquohomme

311

Selon lrsquoEN IX 9 1170b8-19 le type de vivre-ensemble le plus propre agrave lrsquohomme est

celui constitueacute sur le partage ou sur la mise-en-commun des paroles et des penseacutees

Cependant si on lit ce passage avec un autre passage compleacutementaire de lrsquoEE on voit que

lrsquousage de langage par lrsquohomme nrsquoa pas neacutecessairement un contenu et un caractegravere politique

On voit aussi que toute conversation humaine nrsquoest pas politique dans le mecircme sens qursquoici en

EN IX 9 1170b8-19 une partie consideacuterable de lrsquoactiviteacute langagiegravere de lrsquohomme

correspond agrave un autre type de communauteacute que celui mentionneacute ici Ce sont des communauteacutes

laquo didactiques raquo qui constituent une partie consideacuterable de la vie politique de lrsquohomme

En EE VII 12 le chapitre ougrave Aristote discute la mecircme difficulteacute qursquoen EN IX 9 agrave

savoir la question de savoir si les hommes vertueux auto-suffisant auraient besoin drsquoamis il

est dit que ce nrsquoest pas nrsquoimporte quelle forme de vivre-ensemble qui est souhaitable pour

lrsquohomme bon

Choisir de vivre-ensemble semblerait donc ecirctre sous un certain angle sot ndash drsquoabord

pour ce que lrsquohomme a aussi en commun avec les autres animaux comme de manger

ensemble ou de boire ensemble car en quoi cela diffegravere-t-il de poser ces gestes les

uns agrave cocircteacute des autres ou seacutepareacutement si tu fait abstraction de la parole Mais de plus

partager nrsquoimporte quelle parole est quelque chose drsquoanalogue et en mecircme pour les

amis autosuffisants il nrsquoest possible ni drsquoenseigner ni drsquoapprendre car celui qui

apprend nrsquoest pas dans lrsquoeacutetat qursquoil faut et pour qui enseigne crsquoest son ami qui nrsquoy est

pas or la ressemblance constitue lrsquoamitieacute (1245a12-18)

Selon ce passage la capaciteacute langagiegravere de lrsquohomme peut bien ecirctre utiliseacutee de nrsquoimporte

quelle maniegravere Le partage de laquo nrsquoimporte quelle parole raquo ne diffegravere pas vraiment de

συμβαίνειν des animaux greacutegaires (non politiques) Il srsquoensuit donc que tout usage du langage

nrsquoest pas politique par nature La seule preacutesence de la parole entre ceux qui vivent ensemble

ne les fait pas politique La parole nrsquoimplique pas un rapport politique de par sa simple

preacutesence

Ce passage dit aussi que lrsquousage du langage en vue de lrsquoutiliteacute et de lrsquoautarcie a un

caractegravere didactique Lrsquousage du langage deacutecrit en Pol I 2 pour manifester lrsquoutile le

nuisible le juste et lrsquoinjuste semble correspondre agrave cet usage didactique du langage 97

Cependant ce dernier nrsquoest pas le propre de lrsquohomme selon Aristote En plus outre le fait

que le langage nrsquoest pas un caractegravere commun aux animaux politiques la capaciteacute drsquoeacutemettre 97 Etant donneacute surtout que le tranchement des questions de justice fait partie inteacutegrante de la recherche humaine

de lrsquoautarcie comme nous avons essayeacute drsquoexpliquer dans les pages preacuteceacutedentes

312

des sons articuleacutes nrsquoest pas lrsquoaffaire exclusive des animaux politiques non plus En PA II 17

660a35-660b1 Aristote dit

Tous les oiseaux servent de leur langue pour se comprendre mutuellement mais

certain mieux que drsquoautres si bien qursquoil semble mecircme que dans certains cas ils

apprennent les unes des autres98

On srsquoattendrait que la compeacutetence en cet usage laquo hermeacuteneutique raquo de la langue srsquoaugmente

dans le cas des oiseaux qui sont physiologiquement mieux doueacutes pour la dialektos qursquoAristote

deacutefini comme laquo articulation de la voix par le moyen de la langue raquo99 Apregraves tout en DA II 8

420b17-20 Aristote accorde une fonction hermeacuteneutique en vue du bien agrave la dialektos et il

attribue cette derniegravere drsquoune maniegravere comparative agrave au moins deux groupes drsquooiseaux laquo la

dialektos dit Aristote appartient surtout (μάλιστα) aux oiseaux qui ont une langue large et agrave

ceux qui ont une langue fine raquo (HA IV 9 536a20-22)

Cependant lrsquoeacutechelle de la compeacutetence en usage hermeacuteneutique de la langue ne suit

pas celle de la dialektos Aristote dit que ce sont les oiseaux doteacutes drsquoune langue large qui sont

plus aptes agrave la dialektos100 et il est clair qursquoil pense plutocirct aux rapaces lorsqursquoil parle de la

capaciteacute vocale des oiseaux doteacutes drsquoune langue large Or selon Aristote les rapaces ne vivent

pas ensemble ils ne sont pas greacutegaires et donc ils ne sont pas les premiers agrave faire un usage

hermeacuteneutique de leur capaciteacute pour la dialektos101

Le niveau ougrave lrsquoanimal fait un usage hermeacuteneutique de sa langue ne deacutepend pas de sa

compeacutetence en dialektos et cette derniegravere nrsquoest pas caracteacuteristique des animaux politiques102 98 χρῶνται τῇ γλώττῃ καὶ πρὸς ἑρμηνείαν ἀλλήλοις πάντες μέν ἕτεροι δὲ τῶν ἑτέρων μᾶλλον ὥστ ἐπ ἐνίων καὶ

μάθησιν εἶναι δοκεῖν παρ ἀλλήλων 99 HA IV 9 535a30-31 διάλεκτος ἡ τῆς φωνῆς ἐστι τῇ γλώττῃ διάρθρωσις 100 Sur la capaciteacute drsquoeacutemettre des sons articuleacutes des oiseaux doteacutes drsquoune langue large voir surtout PA II 17

660a27-34 HA II 12 504b1-3 et IV 9 536a20-22 101 Sur ce point voir Labarriegravere Langage vie politique op cit p 47 p 50 et p51 n1 Dans sa note 1 agrave la page

50 agrave propos de perroquet Labarriegravere eacutecrit laquo Comme tous les oiseaux agrave serres recourbeacutes ce nrsquoest pas un animal

greacutegaire et il ne fait donc pas un usage communautaire de ses capaciteacutes vocales raquo 102 Sur la physiologie du langage et les diffeacuterences entre les capaciteacutes phoneacutetiques des diffeacuterents groupes

drsquoanimaux voir Ronald A Zirin laquo Aristotlersquos Biology of Language raquo Transactions of the American

Philological Association 110 1980 p 325-347 Zirin entreprend agrave montrer les points sur lesquels selon

Aristote le langage humain ne diffegravere des systegravemes communicatifs des autres animaux que par degreacute Selon lui

drsquoun point de vue physiologique la dialektos ne diffegravere de la phonecirc que par la complexiteacute de lrsquoarticulation

(diarthocircsis) dont sont capables certains animaux gracircce agrave leurs organes relatifs comme la bouche les dents etc Il

pense que selon les analyses des PA et de lrsquoHA au sujet de la phonecirc et de la dialektos laquo the additional feature

313

La compeacutetence en dialektos ne srsquoexplique pas par le caractegravere politique de lrsquoanimal et ce

dernier ne la suppose pas comme condition ni comme un aspect deacutefinitoire les abeilles nrsquoont

pas de langage et elles sont sourdes Ce nrsquoest donc pas sa capaciteacute langagiegravere ni le niveau de

cette derniegravere qui fait un animal politique un animal nrsquoest pas politique parce qursquoil est

phoneacutetique ou parce qursquoil lrsquoest agrave un niveau deacuteveloppeacute

Cependant lrsquousage philosophique du langage crsquoest-agrave-dire son usage entre les amis

vertueux pour la communication de penseacutees suggegravere au prime abord le contraire de cette

conclusion pour lrsquohumain crsquoest rien drsquoautre que sa capaciteacute de langage qui creacutee selon lrsquoEN

IX 9 1170b8-19 la communauteacute laquo dianoeacutetique raquo entre les hommes bons Ce passage dit en

plus que la vie en commun dans le sens le plus humain du terme srsquoincarne surtout dans une

telle amitieacute fondeacutee sur la communication des penseacutees Toutefois le fait que lrsquousage

philosophique du langage rend compte de lrsquoinstance la plus humaine de la vie politique de

lrsquohomme nrsquoeacutequivaut pas agrave rendre compte de lrsquoanimal politique qursquoest lrsquohomme dans tous ses

aspects Or pour que lrsquohomme soit un animal politique il nrsquoest pas neacutecessaire que toutes les

instances de sa vie politique soit laquo trop humain raquo comme il est le cas dans lrsquoamitieacute des

hommes bons La vie de lrsquoanimal politique humain aurait des aspects laquo moins humains raquo

communs aux autres animaux aussi Cela dit bien que lrsquousage philosophique du langage

corresponde selon Aristote agrave une instance politique de la vie humaine crsquoest-agrave-dire agrave une

communauteacute parmi une multipliciteacute des communauteacutes cette capaciteacute langagiegravere du

philosophe pour construire une communauteacute avec ses semblables ne saurait pas nous

expliquer la naissance de la polis Dans la mesure ougrave cet usage speacutecial du langage nrsquoest pas

destineacute agrave lrsquoutiliteacute et donc agrave lrsquoautarcie des biens exteacuterieur il ne nous expliquera pas pourquoi

lrsquohomme chercherait agrave aller au-delagrave de la sphegravere familiale de maniegravere agrave fonder des poleis

Lrsquousage philosophique du langage ne nous explique pas la forme particuliegravere que prend le

caractegravere politique de lrsquohomme

imposed upon voice which makes it into speech (dialektos) is a purely phsiological one since speech is the

articulation of the voice by the tongue and the lips raquo (p 336) La difference selon Zirin qui fait la dialektos

humaine logos est moins physiologique que psychologique Une autre eacutetude indispensable sur la mecircme question

est celle de Labarriegravere laquo Des signes de la voix au langage des animaux raquo dans son Langage vie politique et

mouvement des animaux op cit pp19-59 Voir aussi lrsquoarticle reacutecent de Marcello Zanatta laquo Voice as Difference

in Aristotelian Zoology raquo Journal of Ancient Philosophy 7 (1) 2013 p 1-18

314

XIII La nature ne fait rien en vain expliquer lrsquousage politique du langage

La cleacute pour comprendre le rocircle assigneacute dans les Pol I 2 agrave la capaciteacute langagiegravere de

lrsquohomme dans sa vie politique est le fameux principe teacuteleacuteologique qursquoAristote emploie ici

(1253a9) et selon lequel laquo la nature ne fait rien en vain raquo Aristote lrsquoutilise pour rendre compte

du rapport entre le langage et la vie politique humaine Plus preacuteciseacutement ce principe est censeacute

rendre compte du rapport drsquoexplication entre la possession du langage par lrsquohomme et son ecirctre

plus politique La question est de savoir dans quelle direction fonctionne-t-il ce rapport

drsquoexplication

Pour reprendre le texte

Car un tel homme [un homme hors citeacute par nature] est du mecircme coup naturellement

passionneacute de guerre eacutetant comme un pion isoleacute au jeu de trictrac Crsquoest pourquoi il est

eacutevident que lrsquohomme est un animal politique plus que nrsquoimporte quelle abeille et que

nrsquoimporte quel animal greacutegaire Car comme nous le disons la nature ne fait rien en

vain or seul parmi les animaux lrsquohomme a un langage Certes la voix est le signe du

douloureux et de lrsquoagreacuteable aussi la rencontre-t-on chez les animaux leur nature en

effet est parvenue jusqursquoau point drsquoeacuteprouver la sensation du douloureux et de

lrsquoagreacuteable et de se les signifier mutuellement Mais le langage existe en vue de

manifester lrsquoavantageux et le nuisible et par suite aussi le juste et lrsquoinjuste Il nrsquoy a en

effet qursquoune chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux le fait

que seuls ils aient la perception du bien du mal du juste de lrsquoinjuste et des autres

ltnotions de ce genregt Or avoir de telles ltnotionsgt en commun crsquoest ce qui fait une

famille et une citeacute (1253a6-18)

Selon Pierre Pellegrin cet argument sur le langage peut se comprendre de deux faccedilons laquo 1)

La nature qui ne fait rien en vain a pourvu lrsquohomme du langage pour qursquoil puisse remplir ses

fonctions drsquoanimal (plus) politique ce qui est sa fin propre 2) le fait que lrsquohomme soit doueacute

de langage est un signe que lrsquohomme est un animal politique car autrement le langage ne

servirait agrave rien La seconde lecture plus proche de la lettre du texte est en outre plus forte le

langage humain y est donneacute comme ayant une destination essentiellement politique raquo103

Selon la lecture pour laquelle opte Pellegrin le caractegravere politique de lrsquohomme peut

ecirctre infeacutereacute du fait qursquoil possegravede le langage parce que si lrsquohomme nrsquoeacutetait pas politique il

103 Pierre Pellegrin Aristote Politiques Livres I Paris Nathan 1983 p 65

315

nrsquoaurait pas le langage srsquoil nrsquoeacutetait pas politique le langage serait en vain 104 Crsquoest en

fonction de ce lien eacutetroit que le langage est essentiellement politique drsquoapregraves Pellegrin

Le problegraveme avec lrsquoideacutee drsquoassigner un caractegravere laquo essentiellement raquo politique au logos

est le suivant comme nous en avons partiellement parleacute plus haut selon Aristote certains

usages du langage ne sont pas en vue de la reacutealisation drsquoune laquo œuvre commune raquo sans

cependant ecirctre usage homonyme Nous avons vu que le langage peut bien ecirctre utiliseacute drsquoune

maniegravere laquo deacutesœuvreacutee raquo sans aucune intention seacuterieuse communautaire Mais il y en a plus

que cela

Lrsquousage du langage deacutecrit dans ce passage des Politiques sera sans doute

apophantique Car il srsquoagit bien drsquoaffirmer ou de nier pour certaines situations les preacutedicats

laquo utile raquo laquo non-utile raquo laquo bien raquo laquo mal raquo laquo juste raquo laquo injuste raquo Il srsquoagit donc des types de

proposition (logos) laquo dans lesquels on peut dire qursquoil y a veacuteriteacute ou fausseteacute raquo (De Int 4 17a3-

4) Or selon Aristote toute proposition nrsquoest pas apophantique la priegravere par exemple nrsquoest ni

vrai ni fausse 105 Il srsquoensuit que les domaines de lrsquousage du langage et les eacuteleacutements

linguistiques caracteacuteristiques de ces domaines ne sont pas limiteacutes agrave celui deacutecrit comme son

usage politique dans les Politiques I 2 Or il nrsquoy a aucune raison pour supposer que les

autres usages non apophantiques du langage sont homonymes meacutetaphorique ou contre la

nature ils ne sont pas moins propre agrave lrsquohomme et ils ne sont cependant pas politiques Le

langage nrsquoest pas laquo essentiellement raquo politique pour Aristote

En plus outre les propositions non apophantiques il y a des autres eacuteleacutements

phoneacutetiques dont seul lrsquohomme est capable et donc qui appartiennent proprement agrave son logos

mais qui tout de mecircme ne relegravevent toujours pas de lrsquousage politique comme deacutecrit dans les

Pol I 2 Un nom106 ou un rhegraveme107 dit Aristote ne sont que des paroles (φάσεις) dont les 104 Outre les problegravemes expliqueacutes dans la suite cette lecture manque de rendre compte du lien entre le langage et

le degreacute supeacuterieur de la politiciteacute humaine alors que crsquoest tout le but de ce passage En plus cette lecture

suppose le contraire de ce que Pellegrin a choisi comme titre pour cette section de son essaie laquo Lrsquohomme est

politique parce qursquoil possegravede le langage raquo 105 Voir De Int 4 17a-2-6 106 Selon Aristote un nom est laquo un vocable signifiant par convention sans reacutefeacuterence agrave un temps et dont aucune

partie consideacutereacutee seacutepareacutement nrsquoest signifiante [Ὄνομα μὲν οὖν ἐστὶ φωνὴ σημαντικὴ κατὰ συνθήκην

ἄνευ χρόνου ἧς μηδὲν μέρος ἐστὶ σημαντικὸν κεχωρισμένον] raquo ( De Int 2 16a19-21) Voir aussi Poeacutetiques

20 1457a10-12 107 Aristote deacutefinit un rhegraveme comme laquo ce qui ajoute une signification temporelle et dont aucune partie ne signifie

seacutepareacutement [ τὸ προσσημαῖνον χρόνον οὗ μέρος οὐδὲν σημαίνει χωρίς]raquo (De Int 2 16b6-7) Voir aussi

Poeacutetiques 20 1457a14-16

316

maniegraveres de manifester quelque chose (δηλοῦν τι) nrsquoaboutissent pas agrave celle drsquoune

deacuteclaration108 Ces eacuteleacutements relegravevent bien du logos humain Et aussi fortuite soit-elle toute

eacutenonciation drsquoun nom ou drsquoun rhegraveme sera une instance de lrsquousage du langage humain sans

cependant ecirctre homonyme ou politique crsquoest-agrave-dire destineacutee agrave la reacutealisation drsquoune œuvre

commune

La lecture que Pellegrin a donneacutee dans la premiegravere position semble plus prometteuse

bien qursquoil nrsquoait pas expliqueacute ce dont il entend exactement de cette premiegravere maniegravere de rendre

compte du lien entre le langage humain et le principe finaliste selon lequel la nature ne fait

rien en vain Selon cette deuxiegraveme lecture le langage sert agrave lrsquohomme pour lrsquoaccomplissement

de ses fonctions drsquoanimal plus politique Bien que ce qursquoil faut entendre ici par laquo les fonctions

drsquoanimal plus politique raquo ne soit pas claire109 cette premiegravere lecture nous semble poser dans

la bonne direction le rapport explicative entre le langage et la politiciteacute humaine parce qursquoelle

met le langage dans la position de lrsquoexplanandum Selon cette lecture lrsquoexplication du

caractegravere plus politique de lrsquohomme ne se fait pas par reacutefeacuterence au langage Ce nrsquoest pas le

langage qui cause le degreacute supeacuterieur de la politiciteacute humaine Crsquoest le fait que lrsquohomme est un

animal plus politique qui est le trait en fonction duquel la fonction politique du langage

srsquoexpliquera Selon la lecture que nous allons offrir dans la suite le langage est

hypotheacutetiquement neacutecessaire pour la reacutealisation de lrsquoanimal politique que lrsquohomme est

lrsquohomme nrsquoest pas (plus) politique parce qursquoil possegravede le langage mais son langage lui sert agrave

la reacutealisation de sa politiciteacute laquelle exhibe un degreacute supeacuterieur par rapport aux autres

animaux politiques

Le fonctionnement dans les traiteacutes zoologiques du principe finaliste selon lequel la

nature ne fait rien en vain a eacuteteacute lrsquoobjet des analyses perccedilantes de la part de James G Lennox

et de M Leunissen Ils fournissent une analyse eacuteclairante du rocircle explicatif que joue ce

principe finaliste dans la science de la nature et dans la deacutemonstration scientifique chez

Aristote110 Selon Leunissen le rocircle explicatif des principes finalistes111 auxquels Aristote fait

108 De Int 5 17a17-20 τὸ μὲν οὖν ὄνομα καὶ τὸ ῥῆμα φάσις ἔστω μόνον ἐπεὶ οὐκ ἔστιν εἰπεῖν οὕτω δηλοῦντά

τι τῇ φωνῇ ὥστ ἀποφαίνεσθαι ἢ ἐρωτῶντός τινος ἢ μὴ ἀλλ αὐτὸν προαιρούμενον 109 Pellegrin lui aussi cherche agrave donner une eacutelaboration naturaliste pour le lien entre le langage et la politiciteacute de

lrsquohomme La premiegravere lecture ne lui aurait pas sembleacute approprieacutee pour une telle lecture qursquoil lrsquoabandonne Il est

donc loisible de supposer que laquo les fonctions drsquoanimal (plus) politique raquo sont selon Pellegrin les fonctions

politiques que la vie dans la polis impose sur les citoyens comme les deacutebats eccleacutesiastique et juridiques etc 110 Lennox Aristotlersquos Philosophy of Biology op cit p 205-22 et Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op

cit p 119-134

317

recours dans ses traiteacutes zoologiques consistent en ce qursquoils fonctionnent comme des laquo outils

heuristiques raquo indiquant lrsquoexplication ultime pour un pheacutenomegravene comme la preacutesence ou

lrsquoabsence drsquoun trait chez un animal 112 Ces principes fonctionnent comme les

laquo hypothegraveses raquo113 utiliseacutees laquo to generate a set of inferences that will lead to the identification

of the causally relevant features raquo114 pour expliquer un pheacutenomegravene Elles fournissent selon

Leunissen le cadre qui permet au naturaliste de deacutetecter et drsquoidentifier les eacuteleacutements relatifs

pour lrsquoexplication causale du pheacutenomegravene sur lequel il travaille

Le principe finaliste utiliseacute en Pol I 2 pour expliquer le langage nrsquoest en effet

qursquoune version raccourcie La version complegravete de ce principe dit que laquola nature ne fait jamais

rien en vain et quelle reacutealise toujours le mieux dans le possible conformeacutement agrave lessence de

chaque espegravece danimal raquo115 Lennox et Leunissen indiquent que la partie laquo la nature ne fait

rien en vain raquo de ce principe est utiliseacutee pour la plupart afin drsquoexpliquer lrsquoabsence des traits

Mais Leunissen indique qursquoelle est parfois dans la minoriteacute des cas utiliseacutee afin de deacutecouvrir

les causes de la preacutesence des traits eacutetudieacutes 116 Or Leunissen souligne aussi que le

111 Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op cit p 124-125 et 129 en identifie deux grands types le

premier selon lequel laquo la nature nagit jamais que par neacutecessiteacute ou en vue du mieux possible raquo (pour les exemples

de lrsquoapplication de ce principe voir PA III 7 670a23-29 b23-27 IV 2 691b32-692a8 GA I 4 717a11-21)

et le second celui sur lequel nous travaillons maintenant et dont la forme complegravete dit que laquola nature ne fait

jamais rien en vain et quelle reacutealise toujours le mieux dans le possible conformeacutement agrave lessence de chaque

espegravece danimal raquo Cette formulation complegravete de ce deuxiegraveme type se trouve en IA 2 704b12-18 8 708a9-

12 et 12 711a18-29 Leunissen identifie deux diffeacuterentes variations de ce dernier principe lrsquoune concernant la

distribution des parties dans le corps de lrsquoanimal et lrsquoautre concernant le nombre des organes (p 124 notes 30 et

31 pour les reacutefeacuterences dans le corpus biologiques) 112 Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op cit p 121 Crsquoest le point ougrave Leunissen critique Lennox sur le

rocircle que ce genre de principes finalistes joue pour les explications syllogistiques Lennox pense que les principes

finalistes comme laquo la nature ne fait rien en vain raquo sont utiliseacute par Aristote comme preacutemisses dans les

explications fournies dans les Parties des Animaux Alors que selon Leunissen ils ne figurent pas comme une

preacutemisse mais fournissent seulement le cadre pour ces explications Leunissen donne trois raisons pour

lesquelles ces principes ne peuvent pas ecirctre une preacutemisse dans une deacutemonstration Pour ces raisons et son

meacutepris de la validiteacute des analyses de Leunissen voir Aristotlersquos Science of Nature op cit p 121-123 Je trouve

convaincantes les critiques de Leunissen contre Lennox et je la suis ici 113 Pour le statut drsquohypothegravese des principes finalistes Leunissen (Aristotlersquos Science of Nature op cit p 120)

renvoie agrave lrsquoIA 2 704b12-705a2 et la GA V 8 788b20-24 114 Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op cit p 121 et p 123 115 Voir la note 106 au-dessus 116 Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op cit p 130 Pour les exemples de cet usage voir DA III 9

432b21-26 au sujet de la preacutesence des organes de locomotion chez les animaux non-attacheacutes DA III 12

318

laquo meacutecanisme heuristique raquo sous-jacent agrave ces deux usages est le mecircme Le cas des Pol I 2 se

laisse lire dans tous les deux sens dans la mesure ougrave il srsquoagit drsquoune comparaison entre

lrsquohomme et les autres animaux dans un tel contexte ce principe peut expliquer agrave la fois la

preacutesence du langage chez lrsquohomme ou son absence chez les autres animaux Quoi qursquoil en

soit le meacutecanisme heuristique en œuvre dans ces deux types drsquousage de ce principe

teacuteleacuteologique fonctionne selon Leunissen drsquoune maniegravere contrefactuel

The underlying heuristic mechanism I believe is the same in both cases imagine the

opposite scenario where the phenomenon that is now present (or absent) is absent (or

present) and the ldquoobservablerdquo consequences of the reversed condition for the living

being in question will point towards the causally primary facts related to its substantial

being117

Selon Leunissen pour pouvoir discerner les eacuteleacutements causalement lieacutes agrave la preacutesence ou agrave

lrsquoabsence drsquoun caracteacuteristique chez un animal Aristote suggegravere de concevoir un sceacutenario

hypotheacutetique afin de voir pourquoi la nature aurait creacutee cet animal comme il est maintenant

crsquoest-agrave-dire avec ou sans le caracteacuteristique enquecircteacute

Lrsquoun des exemples les plus claires pour le meacutecanisme hypotheacutetique serait le DA III

12 434a30-b8118 Ce passage montre aussi un paralleacutelisme avec les Pol I 2 en ce qursquoil

explique non pas lrsquoabsence mais plutocirct la preacutesence drsquoun trait par le principe laquo la nature ne fait

rien en vain raquo Le passage du DA se lit ainsi

Lrsquoanimal [hellip] doit neacutecessairement posseacuteder le sens si la nature ne fait rien en vain

Tout ce qui est naturel en effet se trouve reacutepondre agrave un but agrave moins drsquoavoir affaire agrave

une coiumlncidence de choses qui visent un but Si donc tout corps capable de locomotion

nrsquoest pas un corps doueacute du sens il va peacuterir sans parvenir agrave sa fin alors que crsquoest ce agrave

quoi travaille la nature Comment en effet se nourrira-t-il Car ceux qui sont fixeacutes

sur place disposent quant agrave eux du milieu naturel dont ils sont preacuteciseacutement

constitueacutes

Polansky pense que le principe laquo la nature ne fait rien en vain raquo srsquoapplique dans ce passage au

mouvement progressif Selon lui laquo le mouvement progressif chez les animaux requiert la

434a30-b8 au sujet de la preacutesence de la sensation chez les animaux et GA II 5 741b2-7 pour la preacutesence des

macircles chez les espegraveces dont les macircles et femelles sont distincts 117 Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op cit p 130 118 Ni Lennox ni Leunissen nrsquoeacutetudie ce texte

319

sensation raquo et si la nature nrsquoavait pas doueacute les animaux capables du mouvement local avec la

sensation leurs capaciteacutes motrices seraient en vain119 Cependant la suite de ce passage

suggegravere qursquoici Aristote emploie ce principe finaliste pour expliquer plutocirct la preacutesence de la

sensation Dans la deuxiegraveme partie de cet argument sur la neacutecessiteacute de la sensation chez les

animaux locomoteurs Aristote cherche agrave montrer la vaniteacute drsquoune absence possible de la

sensation chez ce type drsquoanimaux par un sceacutenario hypotheacutetique dans lequel ces animaux

seraient priveacutes de la sensation il montre qursquoune telle absence ne serait pas agrave lrsquoavantage de

lrsquoanimal elle serait donc en vain 120 Cela suggegravere que dans la deuxiegraveme partie de son

argument Aristote preacutesente juste une explication contrefactuelle pour ce qursquoil veut dire dans

la premiegravere partie dans cette derniegravere il srsquoagit drsquoexpliquer donc la preacutesence de la

sensation121 La vaniteacute de son absence justifierait son preacutesence lrsquoabsence de la sensation

serait en vain donc la nature nrsquoaurait pas creacutee sa preacutesence en vain parce qursquoelle ne fait rien en

vain la sensation assume une fonction

Si on fait - comme Polansky le suggegravere- le mouvement local lrsquoexplanandum viseacute par le

principe laquo la nature ne fait rien en vain raquo on ne voit plus en quoi consiste lrsquoexplication

finaliste agrave laquelle ce principe est destineacute Ce passage du DA ne dit pas que le mouvement est

en vue de la sensation mais il dit eacutevidemment lrsquoinverse Si crsquoeacutetait la capaciteacute locomotrice des

animaux qui eacutetait lrsquoexplanandum de cet argument ici on nrsquoaurait plus un usage teacuteleacuteologique

de ce principe teacuteleacuteologique drsquoAristote122

119 Polansky Aristotlersquos De Anima op cit p 536-7 120 DA III 12 434b3-8 121 Il y a sans doute une part eacutetrange avec lrsquoideacutee drsquoexpliquer la preacutesence de la sensation drsquoune maniegravere deacuterivative

agrave partir du fait qursquoelle est en vue de quelque chose drsquoautre (mouvement local) parce que la sensation nrsquoest pas un

trait secondaire mais bien deacutefinitoire pour un animal (Bodeuumls aussi dans sa traduction du DA p 252 n 5 note

cette eacutetrangeteacute dans ce passage) Mais on a exactement la mecircme laquo eacutetrangeteacute raquo dans le fait que la capaciteacute

sensitive de lrsquoanimal bien que deacutefinitoire fonctionne aussi en vue de sa vie nutritive alors que drsquoun point de vue

ontologique cela doit ecirctre le contraire crsquoest en effet la vie nutritive qui est en vue de la vie sensitive de lrsquoanimal

parce que cette dernier fait partie de la substance de lrsquoanimal Ce passage nrsquoest pas nous avons vu dans le

chapitre preacuteceacutedent (pp ) la seule instance ougrave on voit la sensation fonctionnant en vue de la nutrition Comme

la vie consiste pour les animaux dans une action totale inteacutegreacutee et composeacutee des laquo vies raquo interdeacutependantes les

rapports teacuteleacuteologiques entre leur trait peuvent prendre plusieurs directions 122 Plus preacuteciseacutement Ce passage ne dit pas que la sensation est une neacutecessiteacute (quoiqursquohypotheacutetique) pour la

preacutesence mecircme de la capaciteacute motrice chez certains animaux122 Il dit seulement qursquoelle est neacutecessaire pour

reacuteussir le mouvement local pour que ce dernier puisse atteindre son but Selon ce passage crsquoest dans ce dernier

sens que le mouvement requiert la sensation Si crsquoeacutetait le mouvement qui eacutetait le viseacute du principe teacuteleacuteologique en

question le raisonnement drsquoAristote serait comme suit la nature donne le mouvement agrave lrsquoanimal et elle donne

320

Ainsi dans ce passage du DA le principe laquo la nature en fait rien en vain raquo est destineacute agrave

expliquer la preacutesence de la capaciteacute de sentir chez les animaux locomoteurs Le meacutecanisme

heuristique dans le cadre duquel la preacutesence de la sensation trouve son explication

fonctionnera alors comme suit selon le scenario dans lequel lrsquoanimal locomoteur serait

deacutepourvu des sens qursquoil possegravede maintenant son mouvement serait entraveacute et sa capaciteacute

locomotrice ne pourrait plus fonctionner proprement Or lrsquoentrave agrave la capaciteacute locomotrice

de lrsquoanimal reacutesulterait dans une incapaciteacute de trouver la nourriture ce qui causerait la mort

drsquoanimal avant qursquoil devient un membre mature de son espegravece laquo sans parvenir agrave sa fin raquo dit

Aristote Ce scenario nous permet de voir pour quelle fonction (donc pour quelle raison)

laquo lrsquoanimal doit neacutecessairement posseacuteder le sens raquo123 Il met ainsi en relief les aspects qui sont

relatifs agrave lrsquoexplication causale de la preacutesence de la sensation chez les animaux locomoteurs

Ces aspects sont le mouvement local et la nourriture Selon le meacutecanisme heuristique

construit par le principe laquo la nature ne fait rien en vain raquo la preacutesence de la sensation chez ce

type drsquoanimaux est en vue de la reacuteussite du mouvement local dans son rapport agrave la nourriture

Pareille explication semble-t-il est envisageacutee en Pol I 2 pour la capaciteacute langagiegravere

de lrsquohomme Selon lrsquooption qursquoabandonne Pellegrin comme une explication pour la fonction

politique du logos la nature a pourvu lrsquohomme du langage pour qursquoil puisse remplir ses

fonctions drsquoanimal (plus) politique Pellegrin nrsquoeacutelabore pas cette ideacutee Le langage serait donc

en vue de la vie plus politique de lrsquohomme Je pense que cela est la bonne perspective le aussi tout ce qui est requis pour le reacuteussir de telle sorte que le mouvement nrsquoest pas en vain Autrement dit srsquoil

nrsquoeacutetait pas possible pour lrsquoanimal de reacuteussir son mouvement local ce dernier serait en vain Selon cette lecture

ce passage dirait que les choses tombent tellement bien chez les animaux locomoteurs pour le bien achegravevement

de leur mouvement local que le mouvement nrsquoest pas en vain Le problegraveme avec cette lecture est qursquoen tant que

telle elle explique moins la non-vaniteacute du mouvement que celle des conditions neacutecessaires pour son reacuteussite

Elle est correcte malgreacute elle-mecircme 123 On objecterait peut-ecirctre qursquoun scenario selon lequel lrsquoanimal perd sa capaciteacute de sensation nrsquoa aucun sens

parce que selon Aristote si lrsquoanimal perd toute sensation il est mort En plus ce dernier fait dirait-on prouve

que ce nrsquoest pas le mouvement local qui tient la prioriteacute explicative sur la sensation mais crsquoest bien inverse la

sensation est une condition neacutecessaire pour la preacutesence du mouvement parce que sans sensation animal nrsquoexiste

mecircme pas Bien que tout cela soit correct il est eacutegalement correct que ce nrsquoest pas de ce cocircteacute de la question

qursquoAristote parle ici toute la logique de ce passage est fondeacutee sur une supposition preacutealable drsquoun cas

hypotheacutetique le lecteur est bien inviteacute agrave imaginer un animal sans perception Un tel animal ne mourra que parce

qursquoil eacutechoue agrave trouver son nourriture Aristote dit qursquoun tel animal va peacuterir avant de parvenir sa fin Cela suppose

eacutevidemment qursquoil vit en tant qursquoanimal pour un certain temps avant de mourir de faim Donc je trouve que

lrsquoinsertion de la phrase laquo ltοὐδὲ ἄνευ ταύτης οἷόν τε οὐθὲν εἶναι ζῷονgt raquo en 434a31 ( τὸ δὲ ζῷον ἀναγκαῖον

αἴσθησιν ἔχειν ltοὐδὲ ἄνευ ταύτης οἷόν τε οὐθὲν εἶναι ζῷονgt εἰ μηθὲν μάτην ποιεῖ ἡ φύσις) est bien inutile

voire deacuteroutante

321

passage sur le langage en Pol I 2 suppose que ce dernier est hypotheacutetiquement neacutecessaire

pour que lrsquohomme soit lrsquoanimal politique qursquoil est

Selon la thegravese soutenue dans cette eacutetude lrsquohomme est plus politique parce qursquoil

construit une multipliciteacute de communauteacutes drsquoespegraveces diffeacuterentes Cette multipliciteacute comprend

toutes les communauteacutes que lrsquohomme construit en vue de lrsquoautosuffisance agrave partir de la

famille jusqursquoagrave la polis Autrement dit elle comprend toutes les communauteacutes que comprend

la polis Selon Aristote le langage est neacutecessaire pour que tout ce deacuteveloppement de la

famille agrave la polis soit possible il est neacutecessaire pour que la multipliciteacute des communauteacutes

propre agrave lrsquohomme soit possible Lrsquohomme a besoin de sa capaciteacute langagiegravere dans ce

deacuteveloppement parce que son progregraves requiert que lrsquohomme reacutegularise la question de la

justice qursquoil aura agrave chaque instance de ce deacuteveloppement Lrsquoeacutevolution sociale deacutecrite comme

introduction agrave ce chapitre deacutepend pour son accomplissement de la mise en œuvre drsquoune

perspective commune sur les questions de la justice dans chaque communauteacute agrave partir de

lrsquointeacuterieur mecircme de la famille jusqursquoagrave la polis Crsquoest ainsi qursquoAristote conclut dans les Pol I

2 ses eacutelaborations sur la fonction politique du langage

Il nrsquoy a en effet qursquoune chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres

animaux le fait que seuls ils aient la perception du bien du mal du juste de lrsquoinjuste

et des autres ltnotions de ce genregt Or avoir de telles ltnotionsgt en commun crsquoest ce

qui fait une famille et une citeacute (1253a15-18)

Le langage est donc indispensable pour que lrsquohomme puisse effectivement passer de la

famille agrave la polis mais il nrsquoest pas la raison de ce passage QursquoAristote mentionne la famille

avec la polis dans ce dernier passage est significatif cela est absolument conforme au

deacuteveloppement preacuteceacutedent du chapitre Jusqursquoagrave ce point du chapitre Aristote nous donne

drsquoabord une vue sur la naissance des communauteacutes constitutives de la polis apregraves il deacuteduit

de cette premiegravere partie la conclusion que lrsquohomme est un animal politique et qursquoil est plus

politique que les autres animaux politiques La famille et la polis sont comme les deux

extrecircmes de son ecirctre laquo plus politique raquo pour lrsquohomme Maintenant par un argument sur le rocircle

du langage Aristote indique ce qui est indispensable pour que ces deux extrecircmes puissent ecirctre

lieacutes lrsquoun agrave lrsquoautre Ces deux extrecircmes ne peuvent ecirctre ainsi lieacutes que si certaines notions dont

la perception est propre agrave lrsquohomme sont mises en commune Or une telle mise en commune

nrsquoest possible que par le moyen du langage Lrsquoemploie du principe laquo la nature ne fait rien en

vain raquo invite le lecteur agrave imaginer contrefactuellement ce qui serait le cas pour lrsquohomme dans

lrsquoabsence du langage lrsquohomme bien que destineacute agrave ecirctre agrave ce point politique par nature ne

322

pourrait achever son telos faute de capaciteacute de communication dans ce cas bien qursquoil

demeure toujours politique par nature lrsquohomme ne parviendra pas agrave ecirctre ce qursquoil est en tant

qursquoanimal politique et il sera deacutepourvu de tous les bien que la polis fait Ce scenario rend

compte drsquoune maniegravere contrefactuelle du fait que la preacutesence du langage nrsquoest pas en vain

Le fait que lrsquohomme possegravede la perception de certaines notions morales et le langage

pour les communiquer ne suffit pas pour expliquer lrsquoanimal politique qursquoest lrsquohomme parce

qursquoil eacutetait tout agrave fait possible qursquoil reste dans la sphegravere domestique srsquoil nrsquoavait pas un besoin

naturel drsquoaller au-delagrave Dans son sphegravere domestique lrsquohomme nrsquoest pas moins capable du

langage ni moins perceptive de ces notions morales Aristote dit que lrsquohomme aurait sans

doute une question de justice agrave reacutegler mecircme srsquoil ne vivait qursquoune vie oikonomique Ces deux

traits humains ne neacutecessitent donc pas que lrsquohomme construise une polis Or si lrsquohomme est

destineacute par un besoin naturel de le faire le langage est lrsquoune des conditions neacutecessaires

Crsquoest donc le degreacute supeacuterieur du caractegravere politique de lrsquohomme qui explique la laquo politiciteacute du

langage raquo non pas lrsquoinverse

Une difficulteacute majeure qui attend cette interpreacutetation est sans doute le laquo γάρ raquo de la

ligne 1253a9 laquo Crsquoest pourquoi il est eacutevident que lrsquohomme est un animal politique plus que

nrsquoimporte quelle abeille et que nrsquoimporte quel animal greacutegaire Car (γάρ) comme nous le

disons la nature ne fait rien en vain or seul parmi les animaux lrsquohomme a un langage raquo On

dirait que ce laquo γάρ raquo montre que le fait que lrsquohomme soit plus politique est bien ne

conseacutequence de sa sensibiliteacute naturelle au juste et agrave lrsquoinjuste et du fait qursquoil possegravede donc

naturellement le langage puisque la nature ne fait rien en vain Bien que cette lecture semble

plus fidegravele au texte elle est speacutecieuse parce qursquoelle donne la fausse impression que lrsquoeffet

explicatif du principe teacuteleacuteologique que la nature ne fait rien en vain est limiteacute au rapport entre

le langage et la perception du juste et de lrsquoinjuste Or lrsquoargument de ce passage ne se termine

pas lagrave Aristote clocircture cet argument en 1253a18 en reliant tous ce deacuteveloppement agrave son point

de deacutepart agrave savoir au fait que lrsquohomme construit une multipliciteacute de communauteacutes laquo Or

avoir de telle ltnotionsgt en commun crsquoest qui fait une famille et une citeacute raquo

Lrsquoargument entre les lignes 1253a7 (diotihellipdecirclon) et 1253a18 (he de toutocircn

koinocircniahellip) passe par les eacutetapes suivant

(a) Apregraves le reacutecit sur la genegravese de la polis comme la communauteacute des communauteacutes il

est eacutevident pourquoi lrsquohomme est plus politique

(b) Car (γάρ ) la nature ne fait rien en vain

323

(c) Lrsquohomme est le seul animal doteacute du langage

(d) Il est aussi le seul animal qui possegravede une perception du juste et de lrsquoinjuste pour la

communication de laquelle il utilise son langage

(e) La mise en commun de ces notions morales est ce qui fait une famille et la polis

(crsquoest-agrave-dire en effet toutes les communauteacutes que lrsquohomme construit par nature en

tant qursquoanimal politique)

Le deacuteveloppement qui commence en 1253a7 ne se termine pas avant (e) et lrsquoeffet

laquo heuristique raquo du (b) -pour le dire comme Leunissen- couvre (e) aussi et il nrsquoest pas limiteacute agrave

(d) Crsquoest-agrave-dire que le fait que la nature ne fait rien en vain en donnant le langage agrave lrsquohomme

ne concerne pas la simple expression des notions morales mais il concerne leur expression

de maniegravere agrave permettre de laquo faire la famille et la polis raquo On ne peut donc pas comprendre

proprement pourquoi le don du langage nrsquoest pas en vain si on considegravere seulement son rocircle

dans lrsquoexpression des notions morales On doit bien plutocirct voir que la possession du langage

permet agrave lrsquohomme drsquoecirctre lrsquoanimal politique qursquoil est le langage nrsquoest pas en vain parce qursquoil

sert agrave lrsquohomme pour construire ses communauteacutes Le fait que le langage est donneacute agrave un animal

politique agrave multiple communauteacutes et posseacutedant une perception morale montre qursquoil nrsquoest pas

en vain cet animal aura besoin de reacutegler ses questions de justice qursquoil aura neacutecessairement

dans chacune des communauteacutes qursquoil construit et le langage lui permet de srsquoexprimer Si

lrsquohomme nrsquoeacutetait pas cet animal politique preacutecis qursquoil est maintenant le langage aurait eacuteteacute en

vain mais il ne lrsquoest pas car le nature ne fait rien en vain lrsquohomme est cet animal politique

qursquoil est et il a le langage

Cela dit comme cette objection souleveacutee contre notre interpreacutetation nous pensons

aussi que le laquo γάρ raquo en 1253a9 a une fonction explicative Cependant nous ne pensons pas

qursquoil introduit la raison pour le fait que lrsquohomme est plus politique (il est plus politique parce

qursquoil a le langage) mais selon nous il indique la raison pour la preacutesence du langage (il est le

langage parce qursquoil est plus politique) Il nous semble que crsquoest la lecture la plus conforme agrave

lrsquousage geacuteneacuterale du principe teacuteleacuteologique en question ici

XIV Le rocircle politique de lrsquointelligence

Ces consideacuterations nous ramegravenent agrave la question du rocircle de lrsquointelligence dans la

deacutetermination du degreacute supeacuterieur de la politiciteacute humaine parce que lrsquoaisthesis du bien et du

324

mal du juste et de lrsquoinjuste constitue bien lrsquoobjet de la phrocircnesis chez lrsquohomme124 Le fait

que lrsquohomme aurait besoin de reacutesoudre et de bien reacutesoudre ses questions eacutethiques pour

pouvoir achever une vie communautaire aussi complexe que celle drsquoune polis indique il y a

un cocircteacute par lequel la capaciteacute eacutethique de lrsquohomme lui sert agrave reacutepondre aux exigences de son

bios Ni sa capaciteacute de deacutelibeacuterer et de discuter sur ses problegravemes moraux ni sa capaciteacute de

deacutevelopper des dispositions stables dans ce domaine ne nous explique le besoin qursquoeacuteprouve

lrsquohomme pour aller au-delagrave de son sphegravere familial et fonder des poleis Il en va de mecircme que

sa capaciteacute langagiegravere agrave moins que son bios nrsquoen exige lrsquohomme ne compliquerai pas sa vie

juste parce qursquoil est intelligent et qursquoil peut intelligemment deacutevelopper ses dispositions de

caractegravere

Nous avons suffisamment discuteacute la neacutecessiteacute hypotheacutetique de la vertu pour la

geacuteneacuteration de la polis Cette derniegravere deacutepend de la reacutegularisation constante de la question de

la justice et cela nrsquoest pas uniquement au niveau eacutetatique de lrsquoeacutevolution sociale Crsquoest agrave partir

de la famille et agrave chaque eacutetape du deacuteveloppement social que la question de la justice demande

une reacutegularisation approprieacutee Par le rocircle qursquoelle tient dans la constitution de la vertu la

phronecircsis ferait naturellement partie de tout ce processus

En parallegravele agrave cet usage eacutethique de la raison la naissance de la citeacute suppose aussi la

capaciteacute intellectuelle drsquoapporter de lrsquoingeacuteniositeacute agrave vivre et agrave lrsquoorganisation de la vie socieacutetale

La similariteacute et le fait qursquoil y a une certaine continuiteacute chez Aristote entre les capaciteacutes

intellectuelles de lrsquohomme et celles des animaux nrsquoont pas eacutechappeacute agrave lrsquoattention des

interpregravetes125 Dans la suite nous allons discuter le cocircteacute politique de cette mecircme continuiteacute

Les Politiques I 2 nrsquoest pas tout agrave fait explicit sur cette question Mais il est

cependant clair que de la capaciteacute dianoeacutetique du maicirctre au deacutebut du chapitre agrave la phronesis 124 Voir Jean-Louis Labarriegravere laquo The Political Animalrsquos Konowledge According to Aristotlerdquo dans Knowledge

and Politics Case Studies in the Relationship Between Epistemology and Political Philosophy eacuted M Dascal et

O Gruengard Westview Press London 1989 pp 33-47 125 La capaciteacute intellectuelle des autres animaux est lrsquoobjet drsquoeacutetude dans lrsquoHA VII-VIII Sur ce sujet voir surtout

Jean-Louis Labarriegravere laquo De la phronesis animale raquo dans Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote op

cit p 405-428 et James G Lennox laquo Aristotle on the Biological Roots of Virtue The Natural History of

Natural Virtue raquo dans Biology and the Foundation of Ethics eacuteds Jane Maienschen et Michael Ruse Cambridge

Cambridge University Press 1999 p 10-31 Lennox pense que ldquothe extended discussions of the ways in which

animals are similar to and different from us that open HA VII and VIII are essentially justifications for extending

language applied in its strict sense to virtuous human beings to characterize the behavior and character of other

animalsrdquo (1999 p 24) Sur cette meme question voir aussi Freacutedeacuterique Woerther Lrsquoethos aristoteacutelicien genegravese

drsquoune notion rheacutetorique Paris Vrin 2007 p 126-145

325

supposeacutee agrave la fin du chapitre (1253a34-35) pour la reacutegularisation de la question de la justice

lrsquoargument de ce chapitre preacutesume du bout agrave bout lrsquoœuvre de la capaciteacute intellectuelle de

lrsquohomme

La capaciteacute dianoeacutetique du maicirctre est le cas le plus explicite dans les Pol I 2 de

lrsquoingeacuteniositeacute qursquolrsquohome apporte agrave vivre La diffeacuterence intellectuelle entre le maicirctre et lrsquoesclave

ne relegraveve pas de lrsquousage de lrsquointellect dans le domaine de lrsquoeacutethique Autrement dit la

distinction entre eux nrsquoest pas une question drsquoeacutethique et elle ne deacutepend pas du fait que

lrsquoesclave est incapable selon Aristote de participer agrave une vie guideacutee par la proairesis Il est

sans doute vrai que leur rapport nrsquoest pas exempte de tout contenu eacutethique mais ce dernier

suit et ne creacutee pas la diffeacuterence ente eux Dans les Politiques I 13 Aristote examine la

question de savoir srsquoil existe une vertu deacutetermineacutee de lrsquoesclave Sa reacuteponse est positive

lrsquoesclave aussi bien que le maicirctre doit participer agrave la vertu mais leurs vertus particuliegraveres ne

leur appartiennent qursquoen tant qursquomaicirctre et esclave crsquoest-agrave-dire en tant que celui qui

commande et celui qui est commandeacute Lrsquoesclave est totalement deacutepourvu de la faculteacute de

deacutelibeacuterer (τὸ βουλευτικόν ndash 1260a12) et par conseacutequence il nrsquoest pas capable drsquoaccomplir les

tacircches drsquoun maicirctre Son incapaciteacute naturelle drsquoaccomplir les taches drsquoun maicirctre explique aussi

la diffeacuterence entre sa vertu et celle drsquoun maicirctre (1260a2-4) Aristote ne nie pas toute raison agrave

lrsquoesclave drsquoougrave la possibiliteacute de sa participation agrave la vertu Selon lui lrsquoesclave participe agrave la

raison dans ce sens qursquoil est capable de lrsquoentendre et de la suivre il nrsquoest pas aveugle aux

commandements de la raison et il nrsquoest pas incapable de la suivre Tout de mecircme il nrsquoest pas

capable de faire un usage intelligent de la raison drsquoougrave semble-t-il le Stagirite infegravere

lrsquoabsence de τὸ βουλευτικόν chez les esclaves Aristote semble donc tenir une perspective

behavioriste au sujet de la diffeacuterence naturelle entre le maicirctre et lrsquoesclave dans la mesure ougrave il

ne peut avoir autre source que les comportements des esclaves pour leur nier la faculteacute de

deacutelibeacuteration La diffeacuterence entre le aicirctre et lrsquoesclave de vient donc pas de lrsquoincapaciteacute eacutethique

du dernier Selon Aristote le couple maicirctre-esclave est neacutecessaire parce que comme le couple

homme-femme ils ne peuvent pas exister seacutepareacutement Leur rapport est laquo en vue de leur

mutuelle sauvegarde raquo La distinction qursquoAristote fait drsquoembleacutee entre le maitre et lrsquoesclave

deacutepend de la preacutesence chez le premier drsquoune aptitude naturelle agrave ce qursquoil appellera dans les

chapitres suivants la laquo epistecircmecirc despotikecirc126 raquo laquo En effet ecirctre capable de preacutevoir par la

penseacutee [διανοίᾳ προορᾶν] crsquoest ecirctre par nature ltapte agravegt commander crsquoest-agrave-dire ecirctre maicirctre

126 Pol I 7 1255b22-40 Au deacutebut du chapitre Aristote dit qursquoon nrsquoest pas appeleacute maicirctre en vertu drsquoune

epistecircmecirc Mais ce qursquoil nie ici crsquoest lrsquoideacutee drsquoattribuer une science acquise au maicirctre on nrsquoest pas eacuteduqueacute agrave

devenir maicirctre on lrsquoest par nature

326

par nature raquo127 (1252a31-32) Cette description de la diffeacuterence entre le maicirctre et lrsquoesclave

suggegravere un paralleacutelisme avec celle donneacutee en Politiques I 13 il semble loisible de conclure

que la capaciteacute chez le maicirctre de laquo preacutevoir par la penseacutee raquo relegraveve de sa possession de la

faculteacute de deacutelibeacuterer Le fait que la diffeacuterence creacuteeacute par cette derniegravere nrsquoest pas une diffeacuterence

eacutethique nous permet de consideacuterer la capaciteacute dianoeacutetique du maicirctre selon une perspective

plus animale qursquohumaine En lrsquoHA I 1 Aristote parle du caractegravere deacutelibeacuteratif de lrsquohomme

comme lrsquoune des traits par lesquels les animaux se diffeacuterencient sous le rapport du caractegravere

(κατὰ τὸ ἦθος ndash 488b11) bien que parmi les animaux seul lrsquohomme soit deacutelibeacuteratif (488b25-

6) Dans la mesure ougrave seul lrsquohomme est doteacute de ce trait la diffeacuterence entre lrsquohomme et les

animaux est cateacutegorique mais dans la mesure ougrave il srsquoagit drsquoun trait faisant partie du groupe

de traits sous le rapport desquels les animaux se diffeacuterencient lrsquoun de lrsquoautre ce passage de

lrsquoHA suggegravere une certaine continuiteacute entre lrsquohomme et les autres animaux du point de vue de

leur intelligence

Maitre est capable de preacutevoir par la penseacutee [διανοίᾳ προορᾶν] dit Aristote Bien qursquoun

mot peu freacutequent dans le corpus προορᾶν deacutesigne le fait de concevoir drsquoavance la fin vers

laquelle megravene un raisonnement ou un processus quelque conque continu Dans la Rheacutetorique

Aristote utilise ce mot pour la capaciteacute chez lrsquoauditoire drsquoun discours drsquoanticiper la conclusion

et de garder en vue le but drsquoun syllogisme128 Alors dans le cas du maicirctre on dirait que cette

capaciteacute fait partie de lrsquoeacutepisteacutemologie du maicirctre en tant que maicirctre La science de ce dernier

est plutocirct une science pratique selon Aristote parce qursquoelle ne consiste qursquoen savoir

employer un esclave comme un instrument pour vivre129 Crsquoest-agrave-dire qursquoelle consiste agrave savoir

ordonner agrave lrsquoesclave ce qursquoil doit faire130 La capaciteacute dianoeacutetique du maicirctre lui permet de

concevoir drsquoavance et de garder en vue la fin de son emploie de lrsquoesclave Or drsquoapregraves Aristote

lrsquoesclave est un instrument de lrsquoaction il est employeacute comme lrsquoinstrument drsquoaction131 Il

srsquoagit bien selon Aristote drsquoune praxis du maicirctre une praxis portant sur les neacutecessiteacutes de

vivre La capaciteacute intellectuelle de preacutevoyance chez le maicirctre constitue donc lrsquoeacutepisteacutemologie

de ses actions lesquelles sont finaliseacutees vers la satisfaction drsquoexigences drsquoautosuffisance Les

actions laquo intelligentes raquo de maicirctre constituent le secteur oikonomique du bios global de

lrsquohomme dont la reacuteussite est indispensable pour la reacuteussite globale de lrsquoaction totale de

127 τὸ μὲν γὰρ δυνάμενον τῇ διανοίᾳ προορᾶν ἄρχον φύσει καὶ δεσπόζον φύσει 128 Voir surtout Rheacutet II 23 1400b29-31 III 9 1409a29-34 III 18 1409a20-24 129 Pol I 7 1255b31 δεσποτικὴ δ ἐπιστήμη ἐστὶν ἡ χρηστικὴ δούλων 130 Pol I 7 1255b34-35 131 Pol I 4 1253b23-1254a17

327

lrsquohomme Mecircme les personnes riches laissent le soin de ce domaine agrave un intendant pour

qursquoelles puissent srsquooccuper des autres domaines principaux constitutifs du bien-vivre humain

agrave savoir la politique et la philosophie132 La capaciteacute intellectuelle du maicirctre est donc orienteacutee

vers les consideacuterations des fins agrave reacuteussir dans le domaine eacuteconomique et vers lrsquoorganisation

des actions en vue de lrsquoautosuffisance Crsquoest de cette capaciteacute tout agrave fait naturelle du maicirctre

que relegraveve son ingeacuteniositeacute agrave reacutepondre aux exigences de son bios

Quoi que rarement Aristote parle surtout dans lrsquoHA et dans les PA de la capaciteacute

dianoeacutetique de certains animaux La capaciteacute dianoeacutetique des autres animaux assume dans les

analyses drsquoAristote le mecircme rocircle que chez le maicirctre Comme Lennox le souligne chez les

autres animaux aussi elle est le nom drsquoune aptitude agrave bien accomplir les actions et les tacircches

concernant le maintien de la vie Ce sont surtout les petits oiseaux qui attirent lrsquoattention

drsquoAristote par leur intelligence Il dit par exemple agrave propos de la crex que laquo sous le rapport

du discernement il apporte de lrsquoingeacuteniositeacute agrave vivre [τὴν δὲ διάνοιαν εὐμήχανος πρὸς τὸν

βίον] raquo (HA VIII 17 616b20-21) Il donne lrsquoeacutedification du nid de lrsquohirondelle comme un

exemple de laquo lrsquoexactitude de discernement [τῆς διανοίας ἀκρίβεια] raquo chez les animaux133 On

observe chez lrsquohirondelle un niveau eacuteleveacute drsquointelligence parce qursquoen ce qui concerne lrsquoeacutelevage

de ses petits lrsquoeacutedification de son nid et lrsquoorganisation de la vie dans le nid etc elle montre

une aptitude similaire agrave lrsquohomme en ce que tout en gardant en vue les fins qursquoelle poursuit

dans toutes ses actions elle reacutesout les problegravemes qursquoelle rencontre dans les situations

difficiles134 Elle travaille pour le bien accomplissement de ces actions Le cas de lrsquohirondelle

constitue un bon exemple pour ce qursquoentend Aristote par laquo apporter de lrsquoingeacuteniositeacute agrave vivre

par le discernement raquo il srsquoagit de lrsquoaptitude drsquoorganiser ses actions en vue des exigences de

son bios Crsquoest donc dans la maniegravere dont lrsquoanimal cherche toujours le succegraves optimal de ses

praxeis que se montre son intelligence

La genegravese de la citeacute et les praxeis communautaires de lrsquohomme faisant partie de ce

deacuteveloppement supposent certainement lrsquoœuvre drsquoune telle intelligence pratique Lrsquoinvention

des diffeacuterents moyens drsquoeacutechange au-delagrave de la sphegravere familiale (comme par exemple lrsquoargent)

constitue manifestement une reacuteponse ingeacutenieuse de la part de lrsquohomme aux exigences

drsquoautosuffisance Le besoin de lrsquoautosuffisance preacutecegravede dans lrsquoordre teacuteleacuteologique

lrsquointelligence pratique en œuvre dans les praxeis communautaires de lrsquohomme Lrsquohomme sert

de son ingeacuteniositeacute dans la naissance de la polis laquo en vue de vivre raquo 132 Pol I 7 1255b35-37 133 HA IX 7 612b18-32 134 Sur ce passage voir aussi Lennox laquo Aristotle on the Biological Roots of Virtue raquo loc cit p 22

328

Le point de vue et le langage qursquoadapte Aristote pour les capaciteacutes intellectuelles des

animaux dans lrsquoHA montre une affiniteacute remarquable avec ses eacutevaluations de lrsquointelligence

qursquoexhibent les hommes dans le domaine leacutegislative aussi Cette affiniteacute suggegravere que le

domaine des exigences immeacutediates de survivre nrsquoen est pas le seul ougrave on peut discerner les

ressemblances entre lrsquohomme et les autres animaux sous le rapport de lrsquointelligence pratique

Selon Aristote la phronesis et la politique sont le mecircme eacutetat bien que leurs essences

soient diffeacuterentes (EN VI 8 1141b23-24) Elles sont un eacutetat de raison veacuteridique portant sur

domaine de lrsquoaction le domaine de choix de ce qui est agrave suivre et de ce qui est agrave eacuteviter Or

crsquoest la science politique du leacutegislateur qui tient la connaissance architectonique dans ce

domaine (1041b24-25) parce que crsquoest elle qui prescrivent par la loi ce que les citoyens

doivent exeacutecuter et ce dont ils doivent se garder135 Avec la leacutegislation sous le nom de

laquo phronesis raquo Aristote considegravere aussi la partie exeacutecutive de la politique qui regarde les choses

particuliegraveres La leacutegislation et lrsquoexeacutecution les deux composants de lrsquointelligence politique

sont diffeacuterentes de la phronesis de lrsquoindividu en ce qursquoelles sont les eacutetats veacuteridiques portant

avec autant de laquo preacutecision (ἀκρίβεια)raquo136 possible aux affaires de la citeacute quand sont enjeu les

biens de la communauteacute humaine

Les termes qursquoAristote a choisis dans les Politiques pour designer le contraire de

lrsquoœuvre de la phronesis politique sont significatifs Dans les Politiques II 8 Aristote

examine la question de savoir laquo srsquoil est dommageable ou avantageux pour les citeacutes de changer

les lois ancestrales srsquoil y en a une autre qui est meilleure raquo (1268b26-28)137 Il produit les

arguments agrave la fois pro et contre lrsquoideacutee drsquoapporter des reacutevisions aux lois ancestrales drsquoune citeacute

Dans ce chapitre Aristote semble pencher finalement vers une position conservatiste

lrsquointroduction de lrsquohabitude de changer les lois coutumiegraveres risque de causer plus de

dommage qursquoavantage Dans les autres passages aussi il reconnait une certaine laquo preacutecision raquo

dans les lois des anciens leacutegislateurs138 Cependant lrsquoargument reacutevisionniste peut deacutefendre sa

position drsquoapregraves Aristote en disant que les anciennes lois sont tregraves simplistes et barbares et

135 EN I 2 1094a26-1094b11 136 Cf Pol II 8 1269a9-11 Pol II 12 1274b5-8 et Pol III 11 1282b1-6 137 Il srsquoagit du chapitre ougrave Aristote examine la constitution drsquoHippodamos de Milet et son ideacutee drsquoaccorder des

honneurs agrave ceux qui invente quelque chose drsquoavantageux pour la citeacute 138 Voir Pol II 12 1274b5-8 pour la laquo preacutecision raquo des lois de Charondas et pour ses appreacuteciations de Pittacos

comme leacutegislateur voir dans le mecircme chapitre 1274b18-23 Lrsquoinvention des repas communs et du systegraveme de la

division de la citeacute en classes sont les autres exemples de la sagesse politique qursquoAristote appreacutecie chez les

anciens leacutegislateurs de lrsquoEgypte de lrsquoItalie et du Cregravete (Pol VII 10 1329a40-b35)

329

que les anciennes coutumes sont entiegraverement naiumlve (εὐήθης πάμπαν ndash 1268b42) Par exemple

laquo agrave Cumes dit Aristote il existe une loi concernant le meurtre selon laquelle si celui qui

accuse de meurtre peut produire un nombre deacutefini de teacutemoins de son propre lignages lrsquoaccuseacute

est reconnu coupable du meurtre raquo (1269a1-3) En plus on dirait (toujours selon lrsquoargument

reacutevisionniste) que les premiers hommes devaient ecirctre ἀνόητοί (1269a6) si bien qursquoil serait

absurde de suivre aveuglement leurs dogmes139 Par analogie avec les avantages que produit

le changement dans les cas des autres sciences et des autres arts il serait raisonnable drsquoopter

pour le changement dans le domaine de la science politique aussi Comme la position

reacutevisionniste le pose il srsquoagit ici bien drsquoune opposition entre lrsquointelligence pratique et sa

vertu drsquoune part et ses contraires agrave savoir la stupiditeacute et la naiumlveteacute de lrsquoautre part Or ce

choix des termes de la part drsquoAristote pour formuler lrsquoaporie en question nrsquoest pas fortuit

parce que sur le tableau des dispositions de lrsquoEacutethique agrave Eudegraveme lrsquoεὐήθεια figure avec la

πανουργία comme lrsquoun des contraires de la phronesis140 Ces termes deacutesignent doc les eacutetats

extrecircmes de la capaciteacute intellectuelle de lrsquohomme dans le domaine de leacutegislation

Or dans lrsquoHA VIII Aristote emploie les mecircmes termes exactement avec la mecircme

contrarieacuteteacute entre eux pour eacutevaluer les caractegraveres des animaux et leurs habileteacutes agrave reacuteussir

certaines actions caracteacuteristiques de leurs vies Dans le livre VIII de lrsquoHA le propos sur les

intelligences des animaux commence par le contraste entre les moutons et les cerfs Le

caractegravere de moutons est laquo naiumlf et inintelligent [εὔηθες καὶ ἀνόητον] dit Aristote car crsquoest le

pire de tous les animaux agrave quatre pieds raquo141 alors que laquo parmi les animaux aux quatre pieds et

sauvages la biche semble particuliegraverement intelligent raquo 142 Les moutons sont presque

incapables de se proteacuteger dans les conditions de la nature sauvage sans lrsquointervention du

berger tandis que les cerfs deacuteveloppent toute sorte de strateacutegies dans toute sorte de condition

pour venir en secours agrave eux-mecircmes et agrave leurs petits Le livre continue par les descriptions des

comportements intelligents chez laquo beaucoup drsquoautres animaux agrave quatre pieds raquo143

139 Pour lrsquoensemble des arguments reacutevisionnistes possibles voir Pol II 8 1268b34-1269a13 140 EE II 3 1221a12 Pour les autres emploies de ce concept dans un sens similaire voir EE II 3 1221a36-38

EE VIII 2 1247a16-20 (Hippocrate eacutetait geacuteomegravetre mais il eacutetait lsquodupersquo aux autres eacutegards) GA II 5 756b3-8

(Parce qursquoils ne peuvent pas faire des observations minutieuses parfois les pecirccheurs inventent des histoires

lsquostupidesrsquo au sujet des poissons) PA III 3 664b18-19 (Thegraveses lsquostupidesrsquo sur la fonction de tracheacutee-artegravere)

Rheacutet II 12 1389a16-17 (comme opposeacute agrave κακοήθης) 141 HA VIII 3 610b22-24 142 HA VIII 5 611a15-16 143 HA VIII 6 611a15-16

330

Le contraste entre lrsquoingeacuteniositeacute et la naiumlveteacute que lrsquohomme manifeste devant les besoins

organisationnels de sa communauteacute politique trouve donc un semblable chez les autres

animaux dits laquo intelligents raquo En HA VIII 1 588a16-b3 Aristote affirme qursquoil y a des

ressemblances (homoiotecirctes) entre les traits de caractegravere des animaux et ceux de lrsquohomme et

que ceux-lagrave sont susceptibles drsquoecirctre compareacutes juste comme les autres grandes differentiae

avec les traits humains selon deux modegraveles selon le plus et le moins ou selon lrsquoanalogie

Dans ce passage et dans un passage parallegravele de lrsquoHA IX 1 en 608a11-17 Aristote suggegravere

aussi qursquoil existe bien une laquo certaine faculteacute naturelle raquo (τις δύναμις φυσική) chez les

animaux en vertu de laquelle ils exhibent ces ressemblances avec lrsquohomme144 La phronecircsis

et lrsquoeuecirctheia sont le premier pair des contraires qursquoAristote donne comme exemple dans le

passage de lrsquoHA IX 1 Dans une excellente analyse de ces passage Jean-Louis Labarriegravere

montre que lrsquointelligence animale est susceptible drsquoecirctre compareacute avec lrsquointelligence humaine

agrave la fois selon le plus et le moins et selon lrsquoanalogie145 Or mecircme si on privilegravege la diffeacuterence

analogique cette derniegravere srsquoappuiera sur une similariteacute avec les hommes qursquoexhibe le

fonctionnement de cette faculteacute naturelle pour lrsquointelligence chez les autres animaux Mecircme

srsquoil est vrai qursquoil nrsquoy a qursquoune diffeacuterence de nature irreacuteductible entre lrsquointelligence humaine et

lrsquointelligence animale lrsquoanalogie supposerait lrsquoisolation de ce qui est semblable entre elles et

la suspension des autres diffeacuterences neacutegligeables pour la comparaison Aristote parle de

lrsquoanalogie non seulement comme une laquo diffeacuterence raquo mais aussi comme une sorte

drsquolaquo identiteacute raquo146 les traits analogiques le sont en vertu drsquoune certaine identiteacute entre eux Pour

reprendre la formulation de Jean- Louis Labarriegravere chez Aristote un animal exerce un acte de

phronesis lorsqursquoil deacutetermine son comportement en fonction drsquoun laquo bien raquo relatif agrave sa propre

vie147 Cela dit dans lrsquoordre de la logique la reacuteussite de sa vie preacutecegravede la qualification

drsquolaquo intelligent raquo de lrsquoanimal Crsquoest en fonction de lrsquoingeacuteniositeacute que lrsquoanimal manifeste dans la

144 Lrsquoextension de la faculteacute naturelle en question semble ecirctre diffeacuterente dans ces deux passages Selon HA VIII

588a16-b3 elle ne correspond qursquoagrave la tecnecirc la sophia et la synesis chez lrsquohomme et elle est analogiquement

diffeacuterente de ses correspondants humains alors que selon HA IX 1 608a11-17 avec la phronesis elle couvre

aussi les traits relevant du domaine de la vertu eacutethique chez lrsquohomme lesquels font partie selon le premier

passage des ressemblances qui ne diffegraverent que selon le degreacute de leurs semblables humains Jean-Louis

Labarriegravere laquo De la phronesis animale raquo loc cit suggegravere que cet entrecroisement des textes supposant des

extensions diffeacuterentes pour la mecircme faculteacute naturelle en question montre que lrsquoon peut parler de la phronesis

(ou synesis) animale non seulement analogiquement mais aussi selon une diffeacuterence de degreacute par rapport agrave

lrsquohomme 145 Voir la note preacuteceacutedente 146 Cf HA I 1 486b17-19 147 Jean-Louis Labarriegravere laquo La phronecircsis animale raquo loc cit p 420-421

331

reacuteussite des actions constitutives de sa propre vie que lrsquoon le qualifie drsquointelligent Crsquoest donc

en fonction drsquoun mecircme pattern de comportement que certains animaux exhibent (gracircce agrave une

certaine faculteacute naturelle ressemblant agrave celle de lrsquohomme) en similariteacute avec lrsquohomme qursquoils

se qualifient drsquointelligent148

Le fait que la vie politique humaine est un autre domaine ougrave on peut reacutecupeacuterer les

eacuteleacutements drsquoune telle comparaison avec les animaux intelligents a eacuteteacute suggeacutereacute on lrsquoa vu par le

choix des termes et les contrarieacuteteacutes que ces derniers suggegraverent dans les remarques drsquoAristote

dans les Politiques au sujet des leacutegislations des anciens reacutegimes Lrsquohomme eacutetant lrsquoorigine de

toutes sortes de comparaison (analogique ou selon le degreacute) avec les animaux il faut que le

pattern de comportement intelligent observeacute chez ces certains animaux ait son correspondant

chez les hommes Il semble donc plus raisonnable de conclure que les exigences de la vie de

lrsquoanimal politique qursquoest lrsquohomme preacutecegravede les manifestations de son intelligence politique

crsquoest parce qursquoil est capable de deacuteterminer son comportement en fonction drsquoun bien de sa vie

politique que son intelligence est un trait politiquement pertinent Crsquoest donc plutocirct le fait que

lrsquohomme est lrsquoanimal politique qursquoil est qui explique la laquo politiciteacute raquo de lrsquointelligence

humaine et non pas lrsquoinverse De ce point de vue lrsquohomme nrsquoest pas tant politique parce qursquoil

est lrsquoanimal intelligent qursquoil est Ce nrsquoest pas son intelligence qui deacutetermine les œuvres

politique qui le rendent plus politique Son intelligence reacutepond aux exigence de ces œuvres

Que le paralleacutelisme au sujet drsquointelligence entre lrsquohomme et les autres animaux soit

une analogie ou pas les consideacuterations preacuteceacutedentes montrent qursquoun tel paralleacutelisme se

manifeste non seulement dans la capaciteacute dianoeacutetique du maitre et dans la naissance de la

polis en vue de vivre Ce paralleacutelisme se manifeste eacutegalement dans lrsquoorganisation de la polis

en vue de bien-vivre parce qursquoil srsquoeacutetend jusqursquoau domaine de la science architectonique qursquoest

la politique

148 Labarriegravere laquo La phronecircsis animale raquo loc cit p 417 suppose qursquoune comparaison selon le plus et le moins

entre lrsquointelligence humaine et lrsquointelligence animale est possible srsquoil est loisible de transposer deux traits de la

premiegravere agrave la seconde son rapport avec lrsquoexpeacuterience et son caractegravere impeacuteratif Selon lui la phronecircsis animale

laquo corresponde agrave un mouvement deacuteclencheacute par lrsquohabitude et lrsquoexpeacuterience non par la seule sensation raquo (p 420)

332

CONCLUSION GENERALE

Au centre de cette eacutetude se trouve non seulement lrsquoaffirmation aristoteacutelicienne que

lrsquohomme est un animal politique par nature mais aussi - et en fait bien plutocirct ndash celle selon

laquelle lrsquohomme est un animal plus politique que les autres animaux de la mecircme nature

Nous avons examineacute longuement les analyses existantes de cette derniegravere affirmation et

essayeacute de montrer leurs faiblesses et leurs problegravemes Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale on peut dire

que le problegraveme pour une grande partie de ces interpreacutetations contemporaines a une certaine

affiniteacute avec la distinction traditionnelle ente la nature et la culture (ou la distinction de

laquo naturenurture raquo comme on dit en anglais aujourdrsquohui) Tout en acceptant le caractegravere

politique de lrsquohomme comme un constant zoologique ou biologique qursquoil partage avec les

autres animaux dits politiques on rapporte le plus haut degreacute de sa politiciteacute aux traits qui le

distinguent de tous les autres animaux comme la raison le langage et la moraliteacute Ces

derniegraveres sont les fondements et les conditions mecircmes drsquoun laquo monde culturel raquo dont lrsquohomme

seul est capable selon une approche la plus simpliste de cette distinction Ainsi consideacutereacute

toute discussion de la question de lrsquohomme en tant qursquoanimal politique deacutepend dans un

certain sens drsquoougrave on met la frontiegravere entre la laquo nature raquo et la laquo culture raquo On peut suivre la

ligne traditionnelle et dire que la raison le langage et la moraliteacute sont les traits qui font

lrsquohomme drsquoun ecirctre culturel Cependant selon Aristote ces traits appartiennent naturellement agrave

lrsquohomme ils ne sont pas les produits drsquoun laquo eacutelevage raquo (nurture)

Bien que les commentateurs contemporains drsquoAristote ne fixent pas la frontiegravere entre

ce qui est naturel et ce qui ne lrsquoest pas de cette maniegravere simpliste il y a cependant toujours

quelque chose dans leur approche inspireacutee par cette distinction traditionnelle Dans les

interpreacutetations que nous avons critiqueacutees lrsquoesprit de la distinction natureculture se trouve

drsquoune faccedilon plus raffineacutee on distingue le fait que lrsquohomme est un animal politique par nature

du fait qursquoil est plus politique et on le fait en srsquoappuyant sur un seuil deacutetermineacute par la raison

le langage et la moraliteacute Ici il srsquoagit plutocirct de distinguer lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme de son

humaniteacute Pour souligner une nouvelle fois nous ne preacutetendons pas qursquoune telle distinction

nrsquoa aucun sens et qursquoelle nrsquoest pas faisable pour Aristote Nous ne preacutetendons pas non plus

que ces traits exclusivement humains sont impertinents au caractegravere politique de lrsquohomme ni

qursquoils le sont agrave sont ecirctre-plus-politique Nous pensons seulement qursquoils ne sauraient pas

expliquer la comparaison qursquoAristote fait selon le pus et le moins entre le caractegravere politique

de lrsquohomme et ceux des autres animaux politiques Nous ne nions pas lrsquoexistence chez

Aristote drsquoun seuil de diffeacuterence deacutetermineacute par la raison le langage et la moraliteacute entre

333

lrsquohomme et les autres animaux Nous affirmons uniquement que lrsquoon ne peut pas srsquoappuyer

sur un tel seuil pour expliquer le plus haut degreacute du caractegravere politique de lrsquohomme

Selon les approches critiqueacutees dans notre travail le plus haut degreacute de la politiciteacute

humaine devrait ecirctre rendu compte par le logos (le langage et la raison) et les autres

speacutecificiteacutes de sa capaciteacute psychique Cependant ces derniers quoiqursquoils appartiennent agrave

lrsquohomme naturellement ne relegravevent vraiment pas de son animaliteacute On en conclut que lrsquoecirctre-

plus-politique de lrsquohomme ne lui appartiendrait donc pas en vertu de son animaliteacute Cette

conclusion indique une certaine veacuteriteacute les besoins administratifs et judiciaires de la vie

politique humaine et les besoins drsquoune vie intellective autarcique ne peuvent certainement

pas ecirctre reacuteduits agrave lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme Cependant le problegraveme nrsquoest pas vraiment dans le

simple fait de faire une distinction entre lrsquohumaniteacute et lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme Le problegraveme

reacuteside dans le rapport que lrsquoon eacutetablit agrave partir de cette distinction entre le fait naturel drsquoecirctre

politique et le fait drsquoecirctre plus politique on pense comme srsquoil srsquoagit de deux couches

naturelles mais distinctes de la vie politique de lrsquohomme qui sont tout de mecircme articuleacutees

lrsquoune agrave lrsquoautre Degraves qursquoon prend ces deux faits comme deux pheacutenomegravenes naturels mais

distincts on cherche naturellement agrave les expliquer par les eacuteleacutements diffeacuterents Or la nature ne

se stratifie pas de cette maniegravere selon Aristote

Selon lrsquointerpreacutetation que nous avons deacuteveloppeacutee dans cette eacutetude le caractegravere plus

politique de lrsquohomme est un fait de sa nature politique tout court Si les animaux politiques

sont ceux qui possegravedent tous une œuvre une et commune lrsquohomme est plus politique parce

qursquoil est un animal agrave multiple communauteacutes qui sont speacutecifiquement diffeacuterentes et qui

srsquoorganisent autour des œuvres diffeacuterentes Si lrsquohomme construit et conserve toute cette

multipliciteacute des communauteacutes crsquoest en vue de lrsquoautosuffisance Crsquoest aussi dans ce sens qursquoil

faut comprendre selon nous lrsquoaffirmation drsquoAristote selon laquelle la polis existe en vue du

bien-vivre la communauteacute qui englobe toutes les autres communauteacutes la polis de par tous

les moyens gouvernementaux administratifs judiciaires eacuteducatifs etc joue un rocircle

architectonique dans le bon accomplissement de lrsquoaction totale de lrsquohomme dans lequel

consiste son bien-vivre

Pour conclure on peut reacuteviser tous les passages du corpus ndash sauf les Politiques I 2 ndash

ougrave on trouve lrsquoideacutee que lrsquohomme est un animal politique et voir tregraves briegravevement si notre

interpreacutetation est en conformiteacute avec eux et si elle saisit correctement leurs esprits

Pour commencer par le passage qui soutient le plus explicitement notre interpreacutetation

dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque I 7 1097b8-11 Aristote dit

334

Toutefois lrsquoautosuffisance comme nous lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne

seule qui vivrait une existence solitaire Au contraire elle implique parents enfants

eacutepouse et globalement les amis et concitoyens degraves lors que lrsquohomme est naturellement

politique1

Dans ce passage sans parler du plus haut degreacute de la politiciteacute humaine Aristote met sa

nature politique tout court agrave lrsquoorigine de la multipliciteacute des communauteacutes dont lrsquohomme a

besoin pour lrsquoautosuffisance Les rapports humains mentionneacutes dans ce passage

correspondent tous aux diffeacuterentes sortes drsquoamitieacute que le Stagirite distingue dans lrsquoEN VIII

Or toute amitieacute est une sorte de communauteacute selon Aristote (EN VIII 9 1159b32)

Deux autres passages desserrent ce rapport eacutetroit entre la nature politique de lrsquohomme

et lrsquoautarcie En Politiques III 6 1278b17-21 Aristote dit

Nous avons dit dans nos premiers exposeacutes traitant de lrsquoadministration familiale et du

pouvoir du maicirctre entre autres choses qursquoun homme est par nature un animal

politique Crsquoest pourquoi mecircme quand ils nrsquoont pas besoin de lrsquoaide des autres les

hommes nrsquoen ont pas moins tendance agrave vivre ensemble2

Dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque IX 9 1169b17-19 comme sa reacuteponse agrave la question de savoir si

lrsquohomme heureux aura besoin des amies le Stagirite fait une remarque parallegravele au passage

preacuteceacutedent

Personne ne choisirait drsquoecirctre laisseacute agrave lui-mecircme avec tous les biens Car lrsquohomme est un

ecirctre politique et il est fait agrave vivre ensemble de par sa nature mecircme3

Il est remarquable que dans le premier de ces passages Aristote fait reacutefeacuterence aux premiers

chapitres des Politiques I pour dire que les hommes vivraient ensemble mecircme srsquoils nrsquoont pa

besoin drsquoentraide pace que ces chapitres semblent suggeacuterer le contraire La solution la plus

simple de cette laquo contradiction raquo est de supposer qursquoil ne srsquoagit pas de deux explications

alternatives de la nature politique de lrsquohomme La tendance politique de vivre ensemble ne

remplace pas le rocircle que le besoin de lrsquoautarcie joue dans la deacutetermination de la politiciteacute

1 τὸ δ αὔταρκες λέγομεν οὐκ αὐτῷ μόνῳ τῷ ζῶντι βίον μονώτην ἀλλὰ καὶ γονεῦσι καὶ τέκνοις καὶ γυναικὶ καὶ

ὅλως τοῖς φίλοις καὶ πολίταις ἐπειδὴ φύσει πολιτικὸν ὁ ἄνθρωπος 2 εἴρηται δὴ κατὰ τοὺς πρώτους λόγους ἐν οἷς περὶ οἰκονομίας διωρίσθη καὶ δεσποτείας καὶ ὅτι φύσει μέν ἐστιν

ἄνθρωπος ζῷον πολιτικόν διὸ καὶ μηδὲν δεόμενοι τῆς παρὰ ἀλλήλων βοηθείας οὐκ ἔλαττον ὀρέγονται τοῦ

συζῆν 3 οὐδεὶς γὰρ ἕλοιτ ἂν καθ αὑτὸν τὰ πάντ ἔχειν ἀγαθά πολιτικὸν γὰρ ὁ ἄνθρωπος καὶ συζῆν πεφυκός

335

humaine Selon lrsquointerpreacutetation deacuteveloppeacutee dans le dernier chapitre (Chapitre 6) de notre

eacutetude le fait que lrsquohomme est un ecirctre vivant qui se comporte naturellement de maniegravere συζῆν

rend compte du fait que le degreacute speacutecifique auquel lrsquohomme est politique est complegravetement

conforme agrave sa nature il est tout agrave fait naturel pour les hommes de rassembler dans toutes les

communauteacutes constitutives de sa vie politique Pour chacune de ces communauteacutes lrsquohomme a

une propension naturelle Cependant les questions de savoir pourquoi les rapports entre ces

communauteacutes prennent cette structure preacutecise et pourquoi lrsquohomme les eacutetablit et les conserve

toutes ensembles ne sauraient srsquoexpliquer que par reacutefeacuterence au besoin de lrsquoautarcie

Il y a encore deux autres passages parallegraveles entre lrsquoEE et lrsquoEN ougrave lrsquohomme est

qualifieacute de laquo politikos raquo

Degraves lors chercher comment il faut se conduire avec un ami crsquoest chercher une

certaine justice car en geacuteneacuteral la justice entiegravere est en rapport avec un ecirctre ami il y a

justice pour certains hommes y compris des associeacutes et lrsquoami est un associeacute ou dans

la famille En effet lrsquohomme nrsquoest pas seulement un animal de citeacute mais aussi un

animal de maison [ὁ γὰρ ἄνθρωπος οὐ μόνον πολιτικὸν ἀλλὰ καὶ οἰκονομικὸν ζῷον]

et contrairement agrave tous les autres animaux il ne srsquoaccouple pas agrave un temps deacutetermineacute

et avec ne femelle ou un macircle drsquooccasion mais en un sens particulier lrsquohomme nrsquoest

pas un animal solitaire4 mais fait pour lrsquoassociation avec ceux qui sont naturellement

ses parents Il y aurait donc une certaine association et une certaine justice mecircme srsquoil

nrsquoy avait pas drsquoeacutetat la famille est une amitieacute5 (EE VII 10 1242a19-28)

Le passage parallegravele de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque VIII 14 1162a16-25 se lit ainsi

Entre lrsquohomme et la femme lrsquoamitieacute semble exister conformeacutement agrave la nature Car

lrsquoecirctre humaine par nature est un ecirctre fait pour le couple plutocirct que pour la citeacute

[ἄνθρωπος γὰρ τῇ φύσει συνδυαστικὸν μᾶλλον ἢ πολιτικόν] On peut le dire dans la

mesure ougrave la famille vient avant la citeacute et constitue une chose plus neacutecessaire dans la

mesure aussi ougrave se reproduire est plus commun chez les animaux Ainsi donc tandis

que chez les autres animaux la vie en commun se limite agrave cette exigence les hommes

4 Je lis donc laquo ἀλλ ἱδιὰ οὐ μοναὐλικόν raquo 5 τὸ δὴ ζητεῖν πῶς δεῖ τῷ φίλῳ ὁμιλεῖν τὸ ζητεῖν δίκαιόν τι ἐστίν καὶ γὰρ ὅλως τὸ δίκαιον ἅπαν πρὸς φίλον τό

τε γὰρ δίκαιόν τισι καὶ κοινωνοῖς καὶ ὁ φίλος κοινωνός ὃ μὲν γένους ὃ δὲ βίου ὁ γὰρ ἄνθρωπος οὐ μόνον

πολιτικὸν ἀλλὰ καὶ οἰκονομικὸν ζῷον καὶ οὐχ ὥσπερ τἆλλά ποτε συνδυάζεται καὶ τῷ τυχόντι [καὶ] θήλει καὶ

ἄρρενι ἀλλ αἱ διὰ δύμον αὐλικόν ἀλλὰ κοινωνικὸν ἄνθρωπος ζῷον πρὸς οὓς φύσει συγγένεια ἐστίν καὶ

κοινωνία τοίνυν καὶ δίκαιόν τι καὶ εἰ μὴ πόλις εἴη οἰκία δ ἐστί τις φιλία

336

eux constituent des familles non seulement pour se reproduire mais aussi pour mener

leur vie Drsquoembleacutee en effet les fonctions sont chez eux seacutepareacutees et celles de lrsquohomme

sont diffeacuterentes de celle de la femme Les partenaires suppleacuteent aux besoins lrsquoun de

lrsquoautre en mettant en commun les ressources qui sont propres agrave chacun Clsquoest

drsquoailleurs pour cela qursquoagrave lrsquoutile se trouve joint semble-t-il lrsquoagreacuteable dans cette

amitieacute-lagrave6

Dans les contextes geacuteneacuterales de ces passages il srsquoagit de distinguer diffeacuterents types drsquoamitieacute

dont celle entre les couples et celle entre les citoyens Crsquoest pourquoi il semble preacutefeacuterable de

traduire le laquo πολιτικόν raquo dans la phrase laquo ἄνθρωπος γὰρ τῇ φύσει συνδυαστικὸν μᾶλλον ἢ

πολιτικόν raquo (1162a17-18 et en 1242a23 du passage de lrsquoEE) par son sens relatif agrave la polis et

agrave la citoyenneteacute Bien que le second passage attribue une certaine position privileacutegieacutee agrave la vie

en couple ce qui est dit pour justifier la nature communautaire du rapport entre lrsquohomme et la

femme (qursquoil y a drsquoembleacutee une division de travail et une mise en commun des ressources) est

davantage vrai pour la polis en tant que communauteacutes des citoyens Crsquoest-agrave-dire que si une vie

communautaire existe agrave lrsquointeacuterieure de la famille elle existe davantage au-delagrave de la famille

Autrement dit si le rapport homme-femme est une sorte de communauteacute qui assume une

fonction (de par la division et la mise en commun de travail) au-delagrave de la procreacuteation dans la

vie (bios) de lrsquoecirctre humain et si en conseacutequence lrsquohomme est un animal koinonique agrave

lrsquointeacuterieur mecircme de la famille pour qui il y existe aussi une certaine justice il est davantage

cet animal koinonique au-delagrave de la famille En plus si ce qui fait le couple homme-femme

une communauteacute crsquoest leur utiliteacute mutuelle pour mener la vie il faut aussi admettre que crsquoest

agrave lrsquointeacuterieure mecircme de la famille que naicirct le besoin drsquoaller au-delagrave drsquoelle pour construire des

communauteacutes plus autarciques Ce sont les dynamiques deacutefinitoires de cet animal koinonique

du type domestique qui lrsquoincite agrave eacutetendre les mecircmes principes koinoniques au-delagrave de la

sphegravere familiale Lrsquohomme reconnaicirct ce besoin drsquoembleacutee agrave lrsquointeacuterieure de la famille

Trois autres passages des traiteacutes zoologiques peuvent ecirctre lieacutes agrave ces derniers passages des

Eacutethiques dans ce sens preacutecis qursquoils regardent aussi agrave lrsquointeacuterieur de la famille Mais ils sont 6 ἀνδρὶ δὲ καὶ γυναικὶ φιλία δοκεῖ κατὰ φύσιν ὑπάρχειν ἄνθρωπος γὰρ τῇ φύσει συνδυαστικὸν μᾶλλον ἢ

πολιτικόν ὅσῳ πρότερον καὶ ἀναγκαιότερον οἰκία πόλεως καὶ τεκνοποιία κοινότερον τοῖς ζῴοις τοῖς μὲν οὖν

ἄλλοις ἐπὶ τοσοῦτον ἡ κοινωνία ἐστίν οἱ δ ἄνθρωποι οὐ μόνον τῆς τεκνοποιίας χάριν συνοικοῦσιν ἀλλὰ καὶ

τῶν εἰς τὸν βίον εὐθὺς γὰρ διῄρηται τὰ ἔργα καὶ ἔστιν ἕτερα ἀνδρὸς καὶ γυναικός ἐπαρκοῦσιν οὖν ἀλλήλοις

εἰς τὸ κοινὸν τιθέντες τὰ ἴδια διὰ ταῦτα δὲ καὶ τὸ χρήσιμον εἶναι δοκεῖ καὶ τὸ ἡδὺ ἐν ταύτῃ τῇ φιλίᾳ Traduction

de Bodeacuteuumls est modifieacutee

337

aussi agrave distinguer parce qursquoils semblent parler drsquoune politiciteacute cateacutegoriquement diffeacuterente de

celles des animaux greacutegaires-politiques Il srsquoagit des passages suivants Histoire des

Animaux VIII 1 588b24-589a1 Geacuteneacuteration des Animaux III 12 753a7-15 et Histoire des

Animaux I 1 487b32-488a10 Les derniegraveres lignes du dernier de ces trois passages eacutetaient

parmi les reacutefeacuterences principales de notre travail Cependant dans son contexte geacuteneacuteral ce

passage attribue agrave lrsquohomme un deuxiegraveme type de politiciteacute qui est diffeacuterente de celle qursquoil

partage avec les abeilles etc Notre eacutetude eacutetait limiteacutee agrave explorer uniquement ce dernier sens

Le premier de ces passages se lit ainsi

Les plantes paraissent ne pas avoir drsquoautre œuvre que de produire un autre ecirctre

semblable du moins pour celles qui naissent drsquoune semence et il en est de mecircme

pour certains animaux dont on ne saisit aucune autre œuvre que de se reproduire Crsquoest

pourquoi les actions de ce genre sont communes agrave tous mais degraves que srsquoy ajoute la

sensation leurs ltmodes degt vie diffegraverent pour lrsquoaccouplement en raison du plaisir et

aussi pour la naissance et lrsquoeacutelevage des petits Certains animaux comme les plantes se

reproduisent simplement aux saisons fixeacutees drsquoautres srsquooccupent encore de la

nourriture de leurs petits mais quand ils sont eacuteleveacutes ils srsquoen seacuteparent et ne forment

plus aucune communauteacute drsquoautres enfin qui sont plus intelligents et ont part agrave la

meacutemoire vivent plus longtemps et plus politiquement avec leur progeacuteniture7

Crsquoest Jean-Louis Labarriegravere qui voit lrsquoimportance du paralleacutelisme eacutetroit entre ce premier

passage et le second Il arrive agrave la conclusion que les animaux qui vivent selon ce premier

passages laquo plus longtemps et plus politiquement avec leur progeacuteniture raquo doivent ecirctre ceux qui

sont dit dans le passage suivant deacutevelopper laquo des habitudes en commun et de lrsquoamitieacute raquo avec

leur progeacuteniture jusqursquoagrave leur maturiteacute

7 Traduction de Jean-Louis Labarriegravere dans son laquo Zocircon politikon et zocirca politika drsquoune preacutetendue meacutetaphore

chez Aristote raquo Eacutepokhegrave 6 1996 p 11-33 (p 18) En grec Τῶν τε γὰρ φυτῶν ἔργον οὐδὲν ἄλλο φαίνεται πλὴν

οἷον αὐτὸ ποιῆσαι πάλιν ἕτερον ὅσα γίνεται διὰ σπέρματος ὁμοίως δὲ καὶ τῶν ζῴων ἐνίων παρὰ τὴν γένεσιν

οὐδὲν ἔστιν ἄλλο λαβεῖν ἔργον Διόπερ αἱ μὲν τοιαῦται πράξεις κοιναὶ πάντων εἰσί προσούσης δ αἰσθήσεως

ἤδη περί τε τὴν ὀχείαν διὰ τὴν ἡδονὴν διαφέρουσιν αὐτῶν οἱ βίοι καὶ περὶ τοὺς τόκους καὶ τὰς ἐκτροφὰς τῶν

τέκνων Τὰ μὲν οὖν ἁπλῶς ὥσπερ φυτά κατὰ τὰς ὥρας ἀποτελεῖ τὴν οἰκείαν γένεσιν τὰ δὲ καὶ περὶ τὰς τροφὰς

ἐκπονεῖται τῶν τέκνων ὅταν δ ἀποτελέσῃ χωρίζονται καὶ κοινωνίαν οὐδε μίαν ἔτι ποιοῦνται τὰ δὲ συνετώτερα

καὶ κοινωνοῦντα μνήμης ἐπὶ πλέον καὶ πολιτικώτερον χρῶνται τοῖς ἀπογόνοις

338

Il semble que la nature ait voulu adapter la lsquosensationrsquo des soins agrave donner aux petits

mais chez les animaux infeacuterieurs elle la suscite seulement jusqursquoagrave la naissance chez

drsquoautres jusqursquoagrave lrsquoachegravevement complet et chez ceux qui sont plus intelligents jusqursquoagrave

ltla fin degt lrsquoeacutelevage Mais chez ceux qui participent le plus agrave lrsquointelligence il se

deacuteveloppe avec les matures des habitudes en commun et de lrsquoamitieacute comme chez les

hommes et chez certains des quadrupegravedes tandis que chez les oiseaux ltcela ne se

produitgt que quand ils se reproduisent et eacutelegravevent ltleurs petitsgt8

Dans le paralleacutelisme entre ces deux premiers passages Jean-Louis Labarriegravere voit la cleacute pour

la solution drsquoune difficulteacute qui marque le troisiegraveme de nos passages Histoire des Animaux I

1 487b32-488a10 La diffeacuterence cruciale entre les deux premiers et ce dernier passage

consiste en ce que les animaux qui sont dits dans les deux premiers vivre de faccedilon plus

politique avec leurs congegraveres en deacuteveloppant gracircce agrave leur intelligence et agrave leur capaciteacute pour

la meacutemoire une sorte drsquoamitieacutes et des habitudes commun avec eux ne sont pas les mecircmes

animaux ndash sauf lrsquohomme ndash que ceux qui sont dits dans le troisiegraveme politiques et dont on

sait par drsquoautres passages qursquoils sont aussi intelligents selon Aristote agrave savoir lrsquoabeille la

fourmi la grue etc Dans les premiers passages il srsquoagit des quadrupegravedes qui ne sont pas

greacutegaires Leur politiciteacute ne saurait donc pas relever de leur greacutegariteacute Cette diffeacuterence nous

explique selon Labarriegravere la notion difficile des animaux laquo solitaires-politiques raquo dont

lrsquohomme aussi est dit faire partie dans le passage suivant de lrsquoHA

Voici maintenant les diffeacuterences relevant des ltmodes degt vie et des actions Parmi les

animaux les uns sont greacutegaires drsquoautres solitaires qursquoils soient peacutedestres aileacutes ou

nageurs drsquoautres encore appartiennent aux deux Parmi les greacutegaires comme parmi les

solitaires il y a des politiques et des disperseacutes Sont donc greacutegaires chez les oiseaux

le genre des pigeons la grue le cygne (aucun oiseau agrave ongle recourbeacutes nrsquoest greacutegaire)

et parmi les nageurs de nombreux genres de poissons comme ceux qursquoon appelle

migrateurs les thons les peacutelamides les bonites quant agrave lrsquohomme il appartient aux

deux Sont politiques ceux qui agissent tous en vue drsquoune œuvre une et commune

8 Traduction de Jean-Louis Labarriegravere dans son laquo Zocircon politikon et zocirca politika raquo loc cit p 19 En grec

ἔοικε δὲ καὶ ἡ φύσις βούλεσθαι τὴν τῶν τέκνων αἴσθησιν ἐπιμελητικὴν παρασκευάζειν ἀλλὰ τοῖς μὲν χείροσι

τοῦτ ἐμποιεῖ μέχρι τοῦ τεκεῖν μόνον τοῖς δὲ καὶ περὶ τὴν τελείωσιν ὅσα δὲ φρονιμώτερα καὶ περὶ τὴν

ἐκτροφήν τοῖς δὲ δὴ μάλιστα κοινωνοῦσι φρονήσεως καὶ πρὸς τελειωθέντα γίγνεται συνήθεια καὶ φιλία

καθάπερ τοῖς τε ἀνθρώποις καὶ τῶν τετραπόδων ἐνίοις τοῖς δ ὄρνισι μέχρι τοῦ γεννῆσαι καὶ ἐκθρέψαι

339

ceux que ne font pas tous les greacutegaires Tels sont lrsquohomme lrsquoabeille la guecircpe la

fourmi la grue9

Dans son eacutedition de 1811 Johann G Schneider supprime laquo comme parmi les solitaires [καὶ

τῶν μοναδικῶν]raquo en 488a2 afin drsquoeacuteviter la difficulteacute de comprendre ce que pourraient bien

ecirctre les animaux qui sont laquo solitaires-politiques raquo10 cette cateacutegorie semble incompreacutehensible

parce que la notion de vivre de faccedilon laquo politique raquo sans ecirctre cependant laquo greacutegaire raquo nrsquoest pas

immeacutediatement eacutevidente Mecircme si on accorde lrsquoexistence drsquoune telle cateacutegorie il reste

toujours la difficulteacute de rendre compte du statut laquo dualisant raquo de lrsquohomme entre la cateacutegorie

laquo greacutegaire-politique raquo et la cateacutegorie laquo solitaire-politique raquo Labarriegravere insiste que cette phrase

de 488a2 se trouve dans tous les manuscrits et il montre avec une acuiteacute tregraves convaincante

comment on peut en rendre compte Il affirme que lrsquoHA VIII 1 588b24-589a1 et la GA III

12 753a7-15 (nos deux premiers passages) peuvent nous expliquer agrave la fois le sens agrave donner agrave

cette cateacutegorie des animaux laquo solitaires-politiques raquo et le statut laquo dualisant raquo de lrsquohomme entre

deux cateacutegories drsquoecirctre politique Ses analyses de ces deux groupes de passages conduisent

Labarriegravere agrave faire une distinction entre deux sens drsquoecirctre politique dans la zoologie

aristoteacutelicienne un sens deacutefini par lrsquoœuvre collective (dans lrsquoHA I 1 488a7-10) et un sens

laquo familial raquo (lrsquoHA VIII 1 588b24-589a1 et dans la GA III 12 753a7-15) Dans ce dernier

sens laquo politique raquo deacutesigne laquo les animaux qui entretiennent des solides relations lsquofamilaialesrsquo

ce qui nrsquoest le cas ni des insectes politiques ni des oiseaux mais de lrsquohomme et de certains

quadrupegravedes raquo 11 Crsquoest dans ce second sens que certains animaux seraient laquo solitaires-

politiques raquo ils sont laquo solitaires raquo parce que leur politiciteacute ne deacutepend pas drsquoune collectiviteacute

avec les autres membres de leur espegravece Leur politiciteacute ne vient pas drsquoun mode de vie

greacutegaire Par contre les fourmis les abeilles etc sont greacutegaires et politiques sans cependant

ecirctre laquo familiaux raquo Lrsquohomme laquo dualise raquo entre ces deux groupes parce que bien qursquoil prenne

9 Traduction de Jean-Louis Labarriegravere dans son laquo Zocircon politikon et zocirca politika raquo loc cit p 16-7 En grec

Εἰσὶ δὲ καὶ αἱ τοιαίδε διαφοραὶ κατὰ τοὺς βίους καὶ τὰς πράξεις Τὰ μὲν γὰρ αὐτῶν ἐστιν ἀγελαῖα τὰ δὲ

μοναδικά καὶ πεζὰ καὶ πτηνὰ καὶ πλωτά τὰ δ ἐπαμφοτερίζει Καὶ τῶν ἀγελαίων καὶ τῶν μοναδικῶν τὰ μὲν

πολιτικὰ τὰ δὲ σποραδικά ἐστιν Ἀγελαῖα μὲν οὖν οἷον ἐν τοῖς πτηνοῖς τὸ τῶν περιστερῶν γένος καὶ γέρανος καὶ

κύκνος (γαμψώνυχον δ οὐδὲν ἀγελαῖον) καὶ τῶν πλωτῶν πολλὰ γένη τῶν ἰχθύων οἷον οὓς καλοῦσι δρομάδας

θύννοι πηλαμύδες ἀμίαι ὁ δ ἄνθρωπος ἐπαμφοτερίζει Πολιτικὰ δἐστὶν ὧν ἕν τι καὶ κοινὸν γίνεται πάντων τὸ

ἔργον ὅπερ οὐ πάντα ποιεῖ τὰ ἀγελαῖα Ἔστι δὲ τοιοῦτον ἄνθρωπος μέλιττα σφήξ μύρμηξ γέρανος 10 Cette lecture est deacutefendue aujourdrsquohui par John Cooper laquo Political Animals and Civic Friendship raquo dans

Aristotelesrsquo Politik Akten des XI Symposium Aristotelicum FriedrichshafenBodense 1987 eacuted G Patzig

Goumlttingen Vandenhoeck amp Ruprecht 1990 pp 220-241 (pour cette question voir p 224 n 5) 11 Jean-Louis Labarriegravere dans son laquo Zocircon politikon et zocirca politika raquo loc cit p 19

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soin de ses petits et continue ses relations familiales avec eux (dans les villages dans les

phratries etc) mecircme apregraves leur maturiteacute il deacuteveloppe aussi des collectiviteacutes avec les autres

membres de son espegravece qui ne sont pas neacutecessairement ses congeacutenegraveres Crsquoest-agrave-dire qursquoil est

politique au-delagrave de ces sentiments familiaux

Les analyses de Labarriegravere nous permettent de reacutesoudre une difficulteacute de notre propre

interpreacutetation Dans le cas des animaux solitaires-politiques Aristote suppose une correacutelation

entre le niveau de leur intelligence et le rapport politique qursquoils entretiennent avec leur

congeacutenegravere De plus il laisse entendre que le niveau supeacuterieur de leur intelligence est la cause

mecircme de leur caractegravere politique ces animaux sont politiques parce qursquoils sont intelligents

Dans notre Chapitre 6 nous avons supposeacute une relation contraire entre lrsquointelligence et le

caractegravere politique des animaux selon notre interpreacutetation les animaux politiques ne le sont

pas parce qursquoils sont intelligents mais leur intelligence leur permet de reacutepondre

ingeacutenieusement aux exigences des œuvres de leur bios Selon nous lrsquointelligence des animaux

politiques suit leur politiciteacute elle ne la fait pas Cette contradiction entre notre interpreacutetation

du rapport intelligence-politiciteacute et ce qursquoAristote dit au sujet des animaux solitaires-

politiques peux ecirctre expliqueacutee par le fat qursquoil srsquoagit dans les deux cas deux types diffeacuterents

de politiciteacute Comme Labarriegravere le souligne12 dans lrsquoHA VII (IX) 38-43 Aristote qualifie

lrsquointelligence des insectes greacutegaires-politiques de laquo travailleuse raquo Crsquoest dans lrsquoingeacuteniositeacute

qursquoils apportent agrave lrsquoaccomplissement des erga de leur vie que se voit leur intelligence Quant

aux animaux solitaires-politiques leur intelligence semble ecirctre plutocirct laquo eacutemotionnelle raquo que

laquo travailleuse raquo

Lrsquohomme empiegravete sur deux groupes drsquoanimaux politiques bien qursquoil nrsquoexiste aucune

correacutelation neacutecessaire entre ecirctre un solitaire-politique et ecirctre un greacutegaire-politique Dans le cas

de lrsquohomme cependant sa faccedilon drsquoecirctre insuffisant agrave soi-mecircme prend une telle forme que crsquoest

drsquoembleacutee dit Aristote agrave lrsquointeacuterieure mecircme de la famille que lrsquohomme eacuteprouve le besoin drsquoune

collectiviteacute laquo travailleuse raquo et il srsquoy engage en commenccedilant par les membres de sa propre

famille Il semble donc qursquoil existe dans le cas de lrsquohomme un lien pratiquement neacutecessaire

entre ses deux faccedilons drsquoecirctre politique la reacuteussite de sa politiciteacute collectiviste est

indispensable pour la continuiteacute ses relations familiales qui le deacutetermine comme un solitaire-

politiques Dans la famille humaine ces deux types drsquoecirctre politique srsquoarticulent tregraves

12 Ibid p 18 n 16 Les passages en question sont HA VIII (IX) 38-43 622b19 b26 624b32 627a6 a9

a21 623b26 625a15 b18 626a1 627a20 a25

341

eacutetroitement sa manque drsquoautosuffisance nrsquoest pas moins immeacutediate pour lrsquohomme que ses

sentiments familiaux

342

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