l'homme, le plus politique des animaux : essai sur les
TRANSCRIPT
UNIVERSITE PARIS 1 ndash PANTHEON-SORBONNE
EacuteCOLE DOCTORALE DE PHILOSOPHIE
Ndeg drsquoattribution par la bibliothegraveque
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THESE
Pour obtenir le grade de Docteur Discipline Philosophie
preacutesenteacutee et soutenue publiquement le 18 deacutecembre 2013 par
Refik GUumlREMEN
Lhomme le plus politique des animaux
Essai sur les Politiques dAristote livre I chapitre 2
Sous la direction de Monsieur le Professeur Michel NARCY
Membre du jury
Madame le Professeur Annick Jaulin (Universiteacute Paris I) Monsieur le Professeur Jean-Louis Labarriegravere (CNRS UMR 8061 UniversiteacuteParis IV) Monsieur le Professeur Pierre-Marie Morel (Universiteacute Paris I) Monsieur le Professeur Michel Narcy (CNRS UPR 76 Ville juif) Monsieur le Professeur Pierre Pellegrin (CNRS) Monsieur le Professeur Christopher Rowe (Durham University)
Anneacutee Universitaire 2013
ii
Agrave mon fregravere aineacute Tevfik Guumlremen
qui est aujourdrsquohui moins acircgeacute que moi
iii
Remerciements
Cette thegravese doit beaucoup aux nombreuses personnes qui mrsquoont encourageacute soutenu et
conforteacute au long de toutes ces anneacutees Qursquoelles trouvent dans ce travail lrsquoexpression de mes
plus sincegraveres remerciements
En premier lieu je tiens agrave remercier mon directeur de thegravese Monsieur Michel Narcy pour la
confiance quil ma accordeacutee en acceptant dencadrer ce travail doctoral pour ses multiples
conseils et pour toutes les heures quil a consacreacutees agrave diriger cette recherche Jrsquoai appreacutecieacute
sincegraverement et avec gratitude sa grande disponibiliteacute et lrsquoattention qursquoil a accordeacutee aux
relectures des documents que je lui ai adresseacutes La justesse de ses critiques a eacuteteacute tregraves
constructive et utile Enfin jrsquoai eacuteteacute extrecircmement sensible agrave ses qualiteacutes humaines deacutecoute et
de compreacutehension tout au long de ce travail doctoral Je lui exprime ma tregraves profonde
gratitude
Ma reconnaissance va agrave tous ceux qui agrave Paris 1 agrave lrsquoEacutecole Doctorale et au Centre laquo Tradition
de la penseacutee classique raquo ont inspireacute et soutenu ce travail Je tiens remercier particuliegraverement
Madame Chantal Jaquet la directrice de lrsquoEcole Doctorale de Philosophie et Madame Annick
Jaulin qui eacutetait la directrice du centre Tradition de la penseacutee Classique pendant mes anneacutees
doctorales Gracircce agrave elles jrsquoai pu mrsquoassurer les meilleures conditions pour tous mes
deacuteplacements et mes visites de recherche (surtout aux Royaume-Unis) pour valoriser mes
travaux en me mettant en relation avec les speacutecialistes de mon domaine de recherche Je
remercie aussi agrave Madame Jaulin pour son accueil chaleureux agrave chaque fois que jai solliciteacute
son aide ainsi que pour ses multiples encouragements
Ce travail doit beaucoup agrave celles et ceux qui mrsquoont permis de soumettre agrave la critique
diffeacuterentes eacutetapes de cette thegravese dans leurs seacuteminaires Je remercie tregraves vivement tous mes
amis au seacuteminaire des doctorants dirigeacute par Francis Wolff Andreacute Laks et Jonathan Barnes et
auquel jrsquoai participeacute pendant trois ans
Je ne saurais remercier suffisamment agrave celles et agrave ceux qui ont accepteacute de participer au
colloque international organiseacute agrave Istanbul le 29-30 avril 2013 sous le thegraveme laquo Perspectives
biologiques sur lrsquoanimal politique chez Aristote raquo Oumlmer Orhan Ayguumln Pinar Canevi
Johannes Fritsche Annick Jaulin Manuel Knoll Jean-Louis Labarriegravere David Lefebvre
Pierre-Marie Morel Michel Narcy Pierre Pellegrin
iv
Mes gratitudes vont eacutegalement agrave ceux qui ont bien voulu relire les chapitres de cette thegravese en
premier lieu agrave Olivier Renaut dont la minutie et lrsquoacuiteacute des relectures sont un gage
suppleacutementaire de notre amitieacute tregraves preacutecieuse Je remercie vivement Steacutephane Aymard Kelly
OrsquoNeill et Umut Oumlksuumlzan pour leurs corrections et suggestions
Cette thegravese nrsquoaurait pu aboutir sans le soutien de mes parents et de mes sœurs et sans la
patience et les encouragements de mon eacutepouse Nalan Kural Guumlremen ils savent combien je
leur sais greacute
v
Reacutesumeacute
Cette eacutetude est entiegraverement consacreacutee agrave un examen du deuxiegraveme chapitre du premier livre des
Politiques drsquoAristote Elle vise agrave analyser lrsquoaffirmation aristoteacutelicienne selon laquelle
lrsquohomme est un animal plus politique que les autres animaux politiques (Pol I 1 1253a7-9)
Tous les commentateurs drsquoAristote expliquent cette affirmation par reacutefeacuterence agrave la rationaliteacute
ou agrave la moraliteacute ou encore agrave la capaciteacute langagiegravere de lrsquohomme Selon lrsquoideacutee soutenue dans
cette eacutetude bien que ces traits exclusivement humains ne soient pas impertinents agrave la forme
speacutecifique que prend la vie politique de lrsquohomme le plus haut degreacute de son caractegravere politique
ne peut pas srsquoexpliquer en fonction drsquoeux Apregraves un examen deacutetailleacutes des plusieurs difficulteacutes
que lrsquoon rencontre dans les commentaires contemporains des Politiques I 2 nous avons
deacuteveloppeacute la thegravese que selon Aristote lrsquohomme est le plus politique des animaux politiques
parce qursquoil est un animal greacutegaire agrave multiple communauteacutes Drsquoapregraves Aristote lrsquohomme
deacuteveloppe cette multipliciteacute de communauteacutes en vue de lrsquoautosuffisance Pour pouvoir
montrer que cette interpreacutetation est en conformiteacute avec une autre affirmation drsquoAristote selon
laquelle la polis existe en vue du bien-vivre nous avons aussi deacutemontreacute qursquoil existe chez le
Stagirite des eacuteleacutements drsquoune notion de bien-vivre qui relegraveve moins de la moraliteacute que des
conditions animales de lrsquohomme et que crsquoest dans ce dernier sens que lrsquoexistence de la polis
en vue du bien-vivre doit ecirctre comprise
Mots-clefs Aristote animal politique polis communauteacute politique autosuffisance bien-
vivre eacutethique zoologie aristoteacutelicien
vi
Title Human Being the Most Political of the Animals A Study of Aristotlersquos Politics I
chapter 2
Abstract
This dissertation is dedicated to an exclusive study of Aristotlersquos Politics I 2 It aims at
analyzing Aristotlersquos affirmation that human beings are more political than the other political
animals (Pol I 1 1253a7-9) According to the most widely shared views about Aristotlersquos
argument here human beings would be more political either because they are rational or
because they have a natural capacity for speech or because they are perceptive about
questions of morality According to the idea defended in this study although these
exclusively human features are not impertinent to the specific form that human beingsrsquo
political life takes human beingsrsquo higher degree of politicalness cannot be explained on the
basis of them After a detailed examination of certain difficulties and shortcomings in
contemporary commentaries on Politics I 2 we develop the thesis that according to
Aristotle the human being is more political because it is a gregarious animal of multiple
communities For Aristotle human beings develop this multiplicity of communities for the
sake of self-sufficiency In order to show that this thesis is in conformity with Aristotlersquos
other main idea that the polis exists for the sake of living-well we demonstrate that elements
of a different conception of living-well based more on human beingrsquos animality than its
morality are present in Aristotlersquos work Aristotlersquos affirmation that the polis exists for the
sake of living-well must be understood in this rather zoological sense of living-well
Keywords Aristotle political animal polis political community self-sufficiency living-
well ethics Aristotelian zoology
laquo Tradition de la Penseacutee Classique raquo EA 2482
Universiteacute Paris I - Pantheacuteon-Sorbonne
UFR 10 de Philosophie
17 rue de la Sorbonne75231 Paris Cedex 05
vii
Table des matiegraveres
Remerciements iii
Reacutesumeacute v
INTRODUCTION GENERALE1
CHAPITRE I Lrsquohomme lrsquoorigine de la naturaliteacute de la polis 11
I Introduction 11
II Eduard Meyer et Maurice Defourny sur les Politiques I 2 14
III Defourny contre Meyer et leur point commun 18
IV Meyer critique drsquoAristote 20
V Meyer lecteur drsquoAristote 24
VI Le zocircon politikon apolitique par nature David Keyt sur les Politiques I 2 27
Naturally Political 28
The Linguistic Argument 30
VII Les failles de Keyt 32
VIII Le mythe de Protagoras et les Politiques I 2 34
IX LrsquoEacutetat et le plus haut degreacute da la politiciteacute humaine 38
Appendice au chapitre I 42
CHAPITRE II Lrsquoanimal politique et ses vertus 45
I La prioriteacute de la polis et le zocircon politikon phusei 46
II La prioriteacute de la polis et la polis comme un bien 49
III Ambiguiumlteacute de lrsquoaction du premier fondateur 53
IV Lrsquohomme apolis 54
V Un surplus du deacuteveloppement de largument du chapitre la tempeacuterance 56
VI Le surplus de lanimaliteacute de lhomme une espace pour la temperance 59
VII Deux figures laquo sans polis raquo et le rocircle de la temperance 62
VIII Les hopla du politikon humain 63
IX Les hopla agrave la disposition de la temperance 66
X Le fourbe intempeacuterant et le mal deacutelibeacutereacute 67
XI Bestialiteacute et la meacutechanceteacute du fourbe intempeacuterant 72
XII Linjustice totale 75
XIII Lhomme est politique bien avant lEacutetat ou la naturaliteacute de lrsquohormecirc politique chez lrsquohomme 79
viii
XIV Conclusion 82
CHAPITRE III Diviser lrsquoanimal politique 84
I Introduction 84
II Le sens litteral versus le sens zoologique 85
IIA Mulgan et le sens meacutetaphorique de lrsquoexpression laquo πολιτικὸν ζῷον raquo 85
IIB Bodeacuteuumls et la critique aristoteacutelicienne du projet politique de Platon 89
III La laquo decouverte raquo du sens zoologique de laquo πολιτικὸν ζῷον raquo 91
IIIA Kullmann et la laquo deacuteduction biologique raquo des Politiques I 2 93
IIIB Ebauche des problegravemes 98
IIIC Lire les Politiques I 2 comme une piegravece de zoologie 104
IIID laquo Politikon raquo accident per se de lrsquohomme 115
IV Diviser le laquo politikon raquo Partie I 121
V Labarriegravere comparer les animaux politiques selon le plus et le moins 126
VI Reconnaicirctre lrsquoanimal politique 136
VII La rigueur de la division aristoteacutelicienne 142
VIII Peut-on vraiment diviser lrsquoanimal politique 155
IX Diviser le laquo politikon raquo Partie II 158
X Lrsquoergon de lrsquoanimal politique 162
XI Lrsquoeacuteternel retour de la meacutetaphore 171
Appendice au Chapitre III 178
CHAPITRE IV Moraliser lrsquoanimal politique 183
I Introduction 183
II Critique du privilegravege politique du langage 185
III Lrsquoeacuteloge du langage Ciceacuteron et Isocrate 187
IV Moraliser lrsquoanimal politique 189
V Moraliser la nature Julia Annas 194
VI Moraliser la polis lrsquohomme doit ecirctre plus politique 196
VII Vers une interpreacutetation non-normative du politikon humain 199
VIII La nature du rapport entre le bonheur la vertu et lrsquoaction vertueuse 201
IX Le laquo contenu raquo du bonheur 204
X Les laquo ingreacutedients raquo du bonheur 207
XI laquo La polis existe en vue des belles actions raquo (Pol III 9 1281a2-3) 211
XII Conclusion 212
CHAPITRE V La biologie du bien-vivre chez Aristote 216
I Introduction 216
ix
II Robert Bolton la deacutefinition de lrsquoacircme et le noucircs seacuteparable du corps 222
III Diffeacuterents sens de laquo vivre raquo et les diffeacuterences drsquoanimaux 224
IV Lrsquoacircme et lrsquoaction totale de lrsquoanimal 230
V La structure de lrsquoaction totale chez lrsquoanimal 233
VI laquo Vivre seulement raquo et la complexiteacute de lrsquoaction totale 237
VII De Caelo lrsquoanalogie de complexiteacute entre les actions des planegravetes et celles de lrsquohomme 241
VIII La complexiteacute de lrsquoaction totale (Suite) 245
IX La nature agit en vue du bien de lrsquoanimal 249
X La diffeacuterenciation des praxeis en vue du bien de lrsquoanimal 258
XI Conclusion 265
CHAPITRE VI Lrsquohomme lrsquoanimal greacutegaire agrave multiple communauteacutes 267
I Introduction 267
II Le deacuteveloppement de lrsquoargument dans les Politiques I 2 270
III La position du fait que lrsquohomme construit une multipliciteacute de communauteacutes 272
IV Lrsquo ὁρμή politique de lrsquohomme une explication par la causaliteacute mateacuterielle 280
V Le besoin de lrsquoautosuffisance la raison pour construire multiple communauteacutes 284
VI Le besoin de lrsquoautosuffisance outre les neacutecessiteacutes de survivre 289
VII Autosuffisance et le rocircle de la vertu dans la vie politique de lrsquohomme 293
VIII Les limites du rocircle explicatif de la vertu 297
IX Lrsquoautosuffisance de lrsquohomme makarios et la contingence du lien entre autosuffisance et la polis 299
X La polis nrsquoest pas le terminus de la recherche du bonheur 302
XI Lrsquoautosuffisance et lrsquoamitieacute des hommes vertueux 304
XII Le rocircle politique du langage 310
XIII La nature ne fait rien en vain expliquer lrsquousage politique du langage 314
XIV Le rocircle politique de lrsquointelligence 323
CONCLUSION GENERALE 332
BIBLIOGRAPHIE 342
1
INTRODUCTION GENERALE
Lrsquoune des ideacutees les plus connues drsquoAristote est que lrsquohomme est un animal politique
par nature Avant lui Platon dans le Pheacutedon 82b5-7 qualifie les abeilles les guecircpes et les
fourmis de politikon kai hemeron et il les considegravere comme les corps les plus approprieacutes pour
la reacuteincarnation de ces membres de lrsquoespegravece humaine qui ont cultiveacute agrave leur vivant laquo la vertu
publique et sociale celle qursquoon appelle la modeacuteration et aussi bien justice raquo (82a10-b2)
LorsqursquoAristote qualifiait dans lrsquoHistoire des animaux I 1 488a7-10 de laquo politique raquo
certains des animaux greacutegaires comme lrsquoabeille la fourmi la guecircpe la grue et lrsquohomme
peut-ecirctre il heacuteritait cette ideacutee de son maicirctre ou peut-ecirctre il se reacutefeacuterait tout simplement agrave un
nom courant par lequel les gens deacutesignaient et rassemblaient dans une famille unique les
animaux qui exhibent une certaine ressemblance observable entre eux1 parmi les animaux
greacutegaires sont politiques dit Aristote ceux qui ont tous ensemble une œuvre une et
commune Quoiqursquoil soit au sujet de lrsquohomme en tant qursquoanimal politique chez Aristote on
trouve une ideacutee plus eacutelaboreacutee que celle de Platon Aristote emploie cette appellation laquo animal
politique raquo plusieurs fois dans le corpus2 et il attribue une place centrale agrave cette ideacutee dans son
argument sur la naturaliteacute de la communauteacute politique pour lrsquohomme crsquoest le texte que lrsquoon
lit aujourdrsquohui comme le deuxiegraveme chapitre du premier livre des Politiques
La conception aristoteacutelicienne de lrsquohomme comme un animal politique diffegravere
cependant sensiblement de celle de Platon sur deux points Premiegraverement selon Platon la
(reacute)inteacutegration de lrsquohomme agrave une espegravece drsquoanimal politique deacutepend des vertus laquo publiques et
sociales raquo qui ne naissent que laquo de lrsquohabitude et de lrsquoexercice raquo (Pheacuted 82b2) alors que pour
Aristote crsquoest par nature que lrsquohomme est politique Deuxiegravemement Platon nrsquoenvisage la
politiciteacute humaine qursquoau niveau des individus et il la considegravere comme un privilegravege des gens
vertueux ce sont uniquement les gens de bien qui soit se reacuteintroduiront dans une espegravece
drsquoanimal politique soit reacuteincarneront une nouvelle naissance pour une nouvelle espegravece
humaine (82b7-8) Quant agrave Aristote dans lrsquoHA et dans les Politiques I 2 crsquoest explicitement
au niveau de lrsquoespegravece qursquoil parle du caractegravere politique de lrsquohomme
1 Typiquement Aristote reconnaicirct une certaine sagesse agrave lrsquoopinion populaire sur la classification des animaux
cf PA I 4 644a12-19 et 644b1-3 2 Outre les occurrences de ce terme dans les Politiques I 2 les passages relatifs sont les suivants Pol III 6
1278b17-21 EN I 7 1097b8-11 EN IX 9 1169b17-19 EN VIII 14 1162a16-25 EE VII 10 1242a19-
28 HA I 1 487b32-488a10 HA VIII 1 588b24-589a1
2
Le fait que la naturaliteacute impliqueacutee pour le caractegravere politique de lrsquohomme dans
lrsquoHistoire des animaux et celle impliqueacutee dans les Politiques I 2 peuvent toutes les deux se
comprendre dans un sens litteacuteralement zoologique crsquoest-agrave-dire dans un sens litteacuteralement
partageacute par les autres animaux dits politiques est fermement eacutetablit par les travaux des
savants comme Wolfgang Kullmann et Jean-Louis Labarriegravere Leurs travaux montrent de
faccedilon convaincante la non-neacutecessiteacute et les faiblesses drsquoeacutetablir une opposition entre un sens
litteacuteral et un sens meacutetaphorique du terme politikos Certains commentateurs contemporains
des Politiques eacuteprouvent le besoin de faire cette distinction parce que selon eux la politiciteacute
humaine se caracteacuterise par un pheacutenomegravene qui ne saurait pas srsquoexpliquer par le sens donneacute au
terme politikos dans lrsquoHA il srsquoagit du pheacutenomegravene exclusivement humain de la polis Puisque
cette derniegravere ne saurait pas ecirctre reacuteduite agrave cette sorte drsquoœuvre collective dont les abeilles les
fourmis etc sont aussi capables lrsquousage du terme politikos pour les animaux autres que
lrsquohomme doit ecirctre consideacutereacute comme un transfegravere meacutetaphorique de ce terme dans le domaine
zoologique La difficulteacute avec cette interpreacutetation est la suivante le sens que lrsquoHA donne
pour le terme politikos couvre lrsquohomme aussi tout simplement parce que lrsquohomme est le
premier exemple qursquoAristote choisit dans lrsquoHA pour ce sens zoologique de politikos Cela
dit si ce sens zoologique nrsquoest qursquoun sens meacutetaphorique il faudra alors accepter ou bien qursquoil
existe un sens dans lequel lrsquohomme est meacutetaphoriquement politique par rapport agrave soi-mecircme
(et crsquoest exactement la raison pour laquelle il figure agrave cocircteacute des autres animaux dans la liste de
lrsquoHA) ou bien si cette premiegravere alternative est inacceptable il doit exister un sens litteacuteral
dans lequel lrsquohomme est zoologiquement politique (et crsquoest exactement pourquoi il figure agrave
cocircteacute des autres animaux dans la liste de lrsquoHA) et un sens meacutetaphorique du terme politikos
nrsquoexiste pas non seulement pour lrsquohomme mais pour les autres animaux non plus Autrement
dit si la premiegravere alternative est inadmissible et srsquoil y a bien un sens dans lequel la polis est
litteacuteralement une œuvre une et commune pour les hommes il faudra alors accepter que ce
sens correspond bien agrave celui donneacute dans lrsquoHA et que ce dernier nrsquoa rien de meacutetaphorique
Selon nous il srsquoagit drsquoune fausse discussion et drsquoune question mal poseacutee parce que nier tout
sens litteacuteralement zoologique agrave la politiciteacute humaine ne laisse que lrsquoalternative drsquoaccepter un
sens meacutetaphorique drsquoecirctre politique pour lrsquohomme alors que cette derniegravere option est lrsquoexacte
contraire de ce qui est voulu par cette opposition entre un sens litteacuteral et un sens meacutetaphorique
du terme politikos
3
Cela dit notre travail prend cette question comme une question deacutepasseacutee Nous nrsquoy
revenons que briegravevement en guise drsquointroduction au Chapitre 3 et nous prenons comme
acquises les conclusions abouties par Kullmann et Labarriegravere3
Ce travail prend une autre question agrave son centre Aujourdrsquohui le fait que selon
Aristote lrsquohomme nrsquoest litteacuteralement pas le seul animal politique est reconnu par une grande
unanimiteacute Le caractegravere zoologique de la politiciteacute humaine chez Aristote nrsquoest plus un point
controverseacute entre les eacutetudiants drsquoAristote Aujourdrsquohui lrsquoeffort intellectuel des commentateurs
est plutocirct consacreacute agrave fournir une explication pour la comparaison que le Stagirite fait entre la
politiciteacute humaine et celle des autres animaux politiques en Pol I 2 Aristote affirme non
seulement que lrsquohomme est un animal politique mais qursquoil est aussi plus (μᾶλλον) politique
que nrsquoimporte quel autre animal greacutegaire comme lrsquoabeille etc (1253a7-9) Une unanimiteacute
srsquoeacutetablit autour de cette question aussi toutes les explications (y compris celles de Kullmann
et de Labarriegravere) fournies pour cet adverbe laquo μᾶλλον raquo srsquoaccorde bien que des faccedilons
diffeacuterentes agrave y reconnaitre un seuil qui distingue cateacutegoriquement la nature de la politiciteacute
humaine de celles des autres animaux politiques Ainsi elles renvoient toutes le degreacute
supeacuterieur du caractegravere politique de lrsquohomme soit agrave sa rationaliteacute soit agrave sa capaciteacute langagiegravere
soit agrave sa possession drsquoune perception morale ou encore agrave tous ces trois caracteacuteristiques
exclusivement humains agrave la fois Le problegraveme avec cette deuxiegraveme unanimiteacute est qursquoelle rend
caduque la critique de la distinction entre un sens meacutetaphorique et un sens litteacuteral drsquoecirctre
politique Cette critique nous permettait de voir non seulement un sens litteacuteral pour la
politiciteacute animale mais aussi un sens litteacuteralement animal pour la politiciteacute humaine Or
explication du degreacute supeacuterieur du caractegravere politique de lrsquohomme par reacutefeacuterence aux traits
exclusivement et proprement humains reproduit sans toucher agrave son contenu exactement la
mecircme diffeacuterence voulue par la distinction entre un sens meacutetaphorique et un sens litteacuteral drsquoecirctre
politique Il est des commentateurs qui essaient drsquointerpreacuteter ce mot laquo μᾶλλον raquo comme
indiquant une diffeacuterence de degreacute et non pas une diffeacuterence de nature entre lrsquohomme et les
autres animaux tout en insistant cependant agrave marquer par cet adverbe un seuil qui ne saurait
srsquoexpliquer que par reacutefeacuterence aux traits proprement humains comme la raison le langage et la
moraliteacute Dans notre Chapitre 3 nous avons essayeacute de montrer que crsquoest une tacircche
impossible une telle explication ne fonctionne pas
3 Je ne suggegravere pas que Kullmann et Labarriegravere deacutecrivent de la mecircme maniegravere que nous faisons ici le problegraveme
avec la distinction entre un sens meacutetaphorique et un sens litteacuteral drsquoecirctre politique
4
De deux thegraveses principales soutenues dans cette eacutetude la premiegravere consiste donc agrave dire
que les traits exclusivement et proprement humains comme la raison le langage et la moraliteacute
ne peuvent pas expliquer le degreacute supeacuterieur du caractegravere politique de lrsquohomme et qursquoils ne
suffisent pas agrave rendre compte de lrsquoanimal politique que lrsquohomme est Les premiers quatre
chapitres (sur six) de ce travail sont consacreacutes agrave discuter les faiblesses les impasses et les
contradictions de cette laquo tradition raquo drsquoanalyser le degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute humaine chez
Aristote par reacutefeacuterence agrave ces traits laquo trop humains raquo Une preacutecision est cependant neacutecessaire
notre thegravese ne consiste pas agrave nier toute diffeacuterence de nature entre la politiciteacute de lrsquohomme et
celle des autres animaux Plus preacuteciseacutement nous ne soutenons pas lrsquoideacutee que la raison la
capaciteacute langagiegravere et la perception morale de lrsquohomme sont politiquement impertinentes et
qursquoelles ne diffeacuterencient pas la vie politique de lrsquohomme de maniegravere cateacutegorique de celles des
autres animaux politiques Donc ce travail ne nie pas lrsquoexistence drsquoun seuil de diffeacuterence de
nature entre le politikon humain et les autres animaux Mais nous ne pensons pas que le plus
haut degreacute de la politiciteacute humaine srsquoy trouve Autrement dit nous ne pensons pas que lrsquousage
de ce petit mot laquo μᾶλλον raquo est destineacute agrave marquer la (les) diffeacuterence(s) que creacuteent dans la vie
politique de lrsquohomme sa rationaliteacute sa capaciteacute langagiegravere et sa moraliteacute De prime abord
cette thegravese semble contredire la litteacuteraliteacute de ce qursquoAristote dit dans les Politiques I 2 agrave ce
sujet En 1253a7-10 Aristote affirme que
il est eacutevident que lrsquohomme est un animal politique plus que nrsquoimporte quelle abeille et
que nrsquoimporte quel animal greacutegaire Car (γάρ) comme nous le disons la nature ne fait
rien en vain or seul parmi les animaux lrsquohomme a un langage
Le γάρ en 1253a9 semble justifier le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine par sa possession
du langage Dans la suite de ce passage le Stagirite explique tregraves fameusement que la
fonction du langage consiste agrave communiquer laquo lrsquoavantageux et le nuisible et par suite aussi le
juste et lrsquoinjuste raquo - les notions dont seul lrsquohomme parmi les animaux possegravede la perception
Ainsi par le biais du langage la perception des notions morales semble aussi joindre agrave la
justification du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme par reacutefeacuterence agrave lrsquoexclusiviteacute des
traits propres agrave ce dernier lrsquohomme serait donc plus politique parce qursquoagrave la diffeacuterence des
autres animaux dits politiques il possegravede certains traits suppleacutementaires qui ne sont pas
politiquement impertinents du tout et qui donc rendent lrsquohomme capable des actions
politiques dont les autres animaux ne sont absolument pas capables
Dans le dernier chapitre (Chapitre 6) de cette eacutetude nous tacircchons de montrer qursquoune
compreacutehension correcte de lrsquoemploie du principe teacuteleacuteologique laquo la nature ne fait rien en
5
vain raquo dans ce passage suggegravere que le rocircle explicatif qursquoassume le mot γάρ en 1253a9 est en
effet censeacute fonctionner dans le sens inverse lrsquoemploie de ce principe teacuteleacuteologique dans ce
passage suggegravere que ce nrsquoest pas le langage qui explique le fait que lrsquohomme est plus
politique mais crsquoest le rocircle politique du langage qui deacutepend pour sa justification du fait que
lrsquohomme est politique agrave un plus haut degreacute que les autres animaux La politiciteacute du langage
nrsquoexplique pas ce dernier elle la suppose Le langage nrsquoest pas donneacute en vain parce qursquoeacutetant
politique agrave ce point preacutecis crsquoest-agrave-dire de maniegravere agrave construire cette multipliciteacute des
communauteacutes qui constituent finalement la polis elle-mecircme lrsquohomme aura besoin du
langage la constitution de toutes ces communauteacutes requiegraverent une communauteacute de
perspective au sujet des certaines notions morales laquelle nrsquoest possible que par le
truchement de la capaciteacute communicative du langage Le langage suit les besoins de la vie
politique de cet animal qursquoest lrsquohomme il ne les invente pas
Une grande partie des analyses existantes du degreacute supeacuterieur de la politiciteacute humaine
par reacutefeacuterence agrave ses traits proprement humains est marqueacutee par une circulariteacute On suppose
que la diffeacuterence la plus pertinente pour rendre compte de la supeacuterioriteacute de la politiciteacute de
lrsquohomme est sa possession de la polis lrsquohomme est plus politique parce que lui seul possegravede
cette communauteacute eacuteminemment politique qursquoest la polis Nous pensons aussi qursquoen derniegravere
analyse cela doit ecirctre la bonne explication de ce pheacutenomegravene Cependant dans lrsquoapproche
traditionnelle on entend une chose particuliegravere de cette explication au lieu de mettre agrave
lrsquoorigine de la polis le fait mecircme de la supeacuterioriteacute de la politiciteacute humaine ndash et donc au lieu de
dire que lrsquohomme possegravede la polis parce qursquoil est par nature plus politique que les autres
animaux politiques ndash on fait lrsquoinverse et on dit que lrsquohomme est plus politique parce qursquoil
possegravede la polis sous-entendant que la possession drsquoune communauteacute comme la polis est la
condition suffisante et neacutecessaire pour ecirctre plus politique Le raisonnement derriegravere cette
explication est le suivant un animal est plus politique suppose-t-on que les autres si et
seulement srsquoil possegravede une communauteacute telle qursquoune polis or lrsquohomme est le seule animal agrave
posseacuteder une telle communauteacute alors lrsquohomme est plus politique que toute les autres
animaux politiques Pour le dire autrement dans cette approche traditionnelle au lieu
drsquoexpliquer comment et pourquoi le caractegravere politique de lrsquohomme se diffeacuterencie de cette
maniegravere preacutecise par rapport aux autres animaux crsquoest-agrave-dire de maniegravere agrave posseacuteder une
communauteacute comme la polis on preacutefegravere de dire que le fait que lrsquohomme est plus politique
srsquoexplique deacutejagrave par le fait qursquoil est le seul animal suffisamment doueacute (de par ses capaciteacutes
rationale langagiegravere et morale) pour vivre dans une polis lrsquohomme est le seul agrave pouvoir vivre
dans une polis donc il est plus politique La circulariteacute de cette explication consiste en ce
6
qursquoelle part de la supposition que laquo pouvoir vivre dans une polis raquo est deacutejagrave laquo ecirctre plus
politique raquo Or ce nrsquoest pas la reacuteponse crsquoest exactement la question mecircme pour laquelle on
cherche une reacuteponse Pour pouvoir expliquer pourquoi sa possession de la polis rend lrsquohomme
plus politique ce dont on a besoin ce nrsquoest pas de supposer mais drsquoexpliquer pourquoi la
possession de la polis revient agrave ecirctre plus politique Nous eacutetudions cette circulariteacute dans notre
Chapitre 1
Une conseacutequence naturelle de cette circulariteacute est de supposer que selon Aristote
crsquoest la polis qui fait lrsquohomme lrsquoanimal politique qursquoil est Cette circulariteacute suppose que ce ne
serait pas lrsquohomme qui fait la polis mais crsquoest la polis qui fait lrsquohomme politique Cette
conseacutequence a sans doute une inconvenance pour la theacuteorie drsquoAristote parce que ce dernier
affirme que crsquoest par nature que lrsquohomme est politique Or si crsquoest la polis avec toutes ses
lois son systegraveme drsquoeacuteducation etc qui rend lrsquohomme politique cela revient agrave dire que ce nrsquoest
pas par nature mais par lrsquoart politique que lrsquohomme est politique David Keyt dans un article
qui a eu un grand retentissement dans les eacutetudes sur la question de lrsquoanimal politique chez
Aristote voit cette contradictionhellipmais il lrsquoattribue agrave Aristote lui-mecircme Selon Keyt Aristote
ne comprend pas le fait que selon ses propres principes lrsquohomme ne peut pas ecirctre un animal
politique par nature Aristote suppose dans le chapitre 2 des Politiques I que la vertu de la
justice est indispensable pour la vie politique de lrsquohomme sans elle lrsquohomme serait la pire
des becirctes Or la vertu de la justice ne peut ecirctre cultiveacutee toujours selon Aristote lui-mecircme que
dans les mains de lrsquoart politique Cela dit comme crsquoest la vertu de la justice et lrsquointervention
de lrsquoart politique qui rend lrsquohomme politique Aristote ne saurait pas dire qursquoil est politique
par nature lrsquohomme est politique par art parce qursquoil ne lrsquoest que par vertu Dans le Chapitre
2 nous discutons exclusivement cette question afin de montrer que Keyt a tort et que drsquoapregraves
Aristote ce nrsquoest pas la vertu de la justice qui rend lrsquohomme politique Le besoin mecircme de
cultiver cette vertu suggegravere que lrsquoart politique suit les besoins de lrsquoanimal politique qursquoest
lrsquohomme et il ne lrsquoinvente pas La polis toutes ses lois tout son systegraveme judiciaire etc
constituent un bien pour lrsquohomme parce qursquoil est un animal politique par nature Pour le dire
diffeacuteremment lrsquohomme ne devient pas un animal politique parce qursquoil poursuit ces biens
Une autre conseacutequence de se reacutefeacuterer agrave la raison au langage et agrave la moraliteacute pour
lrsquoexplication du plus haut degreacute de la politiciteacute humaine est de ne plus prendre ce dernier
comme une diffeacuterenciation drsquoun trait que lrsquohomme possegravede en commun avec les autres
animaux politiques Dans toutes les versions de cette approche on ne considegravere plus le degreacute
supeacuterieur de la politiciteacute humaine comme reacutesultant de la forme speacutecifique que prend chez
lrsquohomme la differentia laquo politikos raquo Selon Aristote les diffeacuterences selon le plus et le moins
7
ne font elles-mecircmes pas de diffeacuterence speacutecifique 4 mais elles reacutesultent des diffeacuterences
speacutecifiques que prend un trait commun chez diffeacuterentes espegraveces drsquoune mecircme famille
drsquoanimal Il srsquoensuit que selon les principes drsquoune bonne diairesis aristoteacutelicienne le fait que
lrsquohomme est plus politique que les autres animaux politiques doit ecirctre expliqueacute comme le
reacutesultat de la forme speacutecifique que le trait drsquolaquo avoir tous une œuvre une et commune raquo prend
chez lrsquohomme Ce point est ignoreacute dans toutes les analyses existantes de ce passage
aristoteacutelicien et il constitue le thegraveme central de notre Chapitre 3 Deux formes principales de
ce problegraveme peuvent ecirctre distingueacutees dans la litteacuterature Certains commentateurs considegraverent
le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine comme un fait suppleacutementaire agrave son politiciteacute
animale et on lrsquoexplique comme un trait que lrsquohomme possegravede autrement qursquoanimal Selon
cette interpreacutetation contrairement agrave sa politiciteacute son laquo ecirctre plus politique raquo nrsquoest plus un fait
zoologique relevant de la nature animale de lrsquohomme Un seconde type drsquointerpreacutetation
rapporte ce fait aux speacutecificiteacutes de lrsquoacircme humaine et agrave la supeacuterioriteacute des certaines capaciteacutes
psychiques humaines Or cette fois on risque drsquoexpliquer le plus haut degreacute de la politiciteacute
humaine par les diffeacuterences qui sont accidentelles agrave laquo politikos raquo
Cette deacuteviation des principes de la diairesis aristoteacutelicienne a pour reacutesultat une
moralisation de lrsquoanimal politique Dans cette approche moralisante la fondation drsquoune polis
et ecirctre ainsi plus politique (par rapport aux autres animaux sans polis) deviennent une
vocation morale pour lrsquohomme Selon cette approche puisque la polis existe comme Aristote
le dit en vue de bien-vivre et que ce dernier consiste pour lrsquohomme en lrsquoaccomplissement
vertueux de ses capaciteacutes proprement humaines lrsquohomme ne peut pas ne pas aller au-delagrave de
sa sphegravere familiale et fonder des poleis Lrsquohomme est sous lrsquoobligation morale drsquoecirctre plus
politique en fondant des poleis lrsquohomme doit se faire plus politique parce que crsquoest le seul
moyen pour lui drsquoinvestir dans la vie vertueuse Il serait donc plus politique en vue de la vertu
alors que les autres animaux eacutetant deacutepourvu de toute vie morale le seraient agrave un moindre
degreacute Cette interpreacutetation trouverait sa confirmation dans un passage des Politiques III 9
1281a2-3 ougrave Aristote dit que la communauteacute politique existe en vue des belles actions Dans
notre Chapitre 4 apregraves un examen des diffeacuterentes versions de cette interpreacutetation moralisante
de lrsquoanimal politique humain nous essayons de montrer qursquoelle deacutepend en effet drsquoune fausse
identification entre le bien-vivre et la poursuite de la vertu En eacutetudiant certains passages des
Ethiques nous arrivons agrave la conclusion que bien que le bien-vivre et les actions vertueuses
dans lesquelles il consiste couvrent pratiquement la mecircme extension dans lrsquoordre de la
logique le bien-vivre tient une prioriteacute sur la poursuite de la vertu et sur les actions vertueuse 4 Pol I 13 1259b36
8
Aristote affirme que la communauteacute existe en vue des actions vertueuses parce que le bien-
vivre humain nrsquoest pas possible sans elles La polis existe en vue des laquo belles actions raquo parce
qursquoelle existe en vue de bien-vivre
Toutes les interpreacutetations que nous examinons dans les premiers quatre chapitres de
notre eacutetude partage quoique des faccedilons diffeacuterentes cette perspective sur le plus haut degreacute de
la politiciteacute humaine selon ces interpreacutetations lrsquohomme serait drsquoabord politique agrave un niveau
zoologique et apregraves il serait plus politique pour des raisons drsquoordre morale ou eacutethique Les
problegravemes de cette perspectives nous conduit agrave deacutevelopper une reacuteponse positive agrave la question
suivante lrsquohomme ne serait-il pas plus politique pour des raisons drsquoordre biologique ou
zoologique avant de lrsquoecirctre pour des raisons drsquoordre morale ou eacutethique 5 Or la recherche drsquoun
sens zoologique pour le degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme nous conduit agrave son
tour agrave chercher un sens zoologique pour le bien-vivre humain aussi Car selon nous aussi le
degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute humaine doit ecirctre expliqueacutee par la possession de la polis et la
polis existe en vue du bien-vivre Il est eacutevident qursquoAristote considegravere la polis comme la forme
ultime que prend le fait que lrsquohomme est un animal politique ce trait zoologique de lrsquohomme
se diffeacuterencie par rapport aux autres animaux politiques de cette maniegravere preacutecise drsquoavoir une
polis et le plus haut degreacute de sa politiciteacute nrsquoest que le reacutesultat de cette diffeacuterenciation
speacutecifique Or si la polis existe en vue de bien-vivre cela revient agrave dire que crsquoest aussi en vue
de bien-vivre que son caractegravere politique se diffeacuterencie de cette maniegravere preacutecise Cependant
les explications de ce dernier fait par des raisons drsquoordre purement et exclusivement eacutethique
causent certains inconveacutenients examineacutes dans nos Chapitres 1-4 Crsquoest pourquoi dans le
Chapitre 5 nous essayons de discerner les eacuteleacutements drsquoune notion zoologique de bien-vivre
chez Aristote Selon les conclusions abouties dans ce chapitre le bien-vivre des animaux
deacutepend de lrsquoachegravevement drsquoune multipliciteacute et drsquoune grande varieacuteteacute drsquoactions Lrsquohomme est
lrsquoanimal dont lrsquoaction totale exhibe le plus de complexiteacute Or la reacuteussite de lrsquoaction totale
drsquoun animal aussi complexe que lrsquohomme requiert lrsquoassistance drsquoun moyen aussi complexe
que la polis Crsquoest donc dans ce sens que la polis existe en vue de bien-vivre selon Aristote
elle contribue au bon accomplissement de lrsquoaction totale de lrsquohomme
Selon lrsquoHA I 1 487b33-34 laquo ecirctre politique raquo est une diaphora qui relegraveve du genre de
vie (bios) et de lrsquoaction (praxis) des animaux Suivant cette affirmation drsquoAristote il semble 5 Crsquoest une reformulation de la question que Jean-Louis Labarriegravere Langage vie politique et mouvement des
animaux Paris Vrin 2004 p 108 se pose lors qursquoil srsquointerroge au sujet de la validiteacute drsquoune opposition entre le
sens litteacuteral et le sens meacutetaphorique drsquoecirctre animal politique Il pose cette question pour le fait drsquoecirctre politique je
la pose ici pour le fait drsquoecirctre plus politique
9
raisonnable de consideacuterer le trait drsquolaquo avoir tous une œuvre une et commune raquo comme une
sorte de praxis pour tous ces animaux dits politiques il srsquoagit drsquoune praxis communautaire
On peut donc consideacuterer le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine comme le reacutesultat de la
forme speacutecifique que prend sa praxis communautaire Drsquoougrave la seconde thegravese principale de
notre travail eacutelaboreacutee dans le Chapitre 6 lrsquohomme est plus politique que les autres animaux
politiques par le fait qursquoil est une animal politique agrave multiple communauteacutes La praxis
communautaire de lrsquohomme se diffeacuterencie de maniegravere agrave posseacuteder une multipliciteacute des
communauteacutes qui sont diffeacuterentes lrsquoune de lrsquoautre selon lrsquoespegravece la polis elle-mecircme est
constitueacutee drsquoune multipliciteacute des communauteacutes elle est la communauteacute de communauteacutes de
communauteacutes6
Cependant il reste toujours une question agrave reacutepondre pourquoi lrsquohomme irait-il au-
delagrave de la sphegravere familiale pour fonder la polis Pourquoi rendrait-il sa vie tellement
compliqueacute pour construire et conserver une communauteacute aussi complexe qursquoune polis Notre
recherche refuse les reacuteponses relevant de lrsquoordre de la moraliteacute lrsquohomme ne devient pas agrave ce
degreacute politique dans la poursuite des vertus Il nrsquoy a pas de sens non plus agrave dire que lrsquohomme
eacuteprouve le besoin drsquoaller au-delagrave de la famille juste parce qursquoil peut parler etou juste parce
qursquoil est rational La seule raison selon nous qursquoAristote suggegravere dans les Politiques I 2
pour la complexiteacute que prend la vie politique de lrsquohomme est son manque de
lrsquoautosuffisance crsquoest en vue de lrsquoautosuffisance que lrsquohomme est agrave ce point politique Dans
le Chapitre 6 nous analysons diffeacuterents types de lrsquoautosuffisance en vue desquels lrsquohomme
construit toute cette multipliciteacute des communauteacutes agrave savoir lrsquoautosuffisance eacuteconomique
politique et aussi eacutethique
Lrsquoun des passages principaux de notre eacutetude est lrsquoHistoire des Animaux I 1 487b32-488a10
Dans ce passage Aristote attribue une politiciteacute aux certains des animaux qursquoil qualifie de
laquo solitaire raquo Drsquoapregraves Aristote les animaux politiques existent donc non seulement parmi les
greacutegaires mais aussi parmi les solitaires Selon ce passage lrsquohomme est agrave la fois un animal
greacutegaire-politique et un animal solitaire-politique il appartient aux deux La difficulteacute de
comprendre cette cateacutegorie des animaux laquo solitaires-politiques raquo est dissipeacutee par les analyses
6 Jrsquoemprunte cette expression agrave Jean-Louis Labarriegravere laquo Zocircon politikon et zocirca politika drsquoune preacutetendue
meacutetaphore chez Aristote raquo Eacutepokhegrave 6 1996 p 11-33 (p 14)
10
perccedilantes de Jean-Louis Labarriegravere sur ce passage7 En srsquoappuyant sur deux autres passages
des traiteacutes zoologiques agrave savoir lrsquoHistoire des Animaux VIII 1 588b24-589a1 la
Geacuteneacuteration des Animaux III 12 753a7-15 il fait une distinction entre deux sens drsquoecirctre
politique dans la zoologie aristoteacutelicienne un sens deacutefini par lrsquoœuvre collective (dans lrsquoHA I
1 488a7-10) et un sens laquo familial raquo (lrsquoHA VIII 1 588b24-589a1 et dans la GA III 12
753a7-15) Dans ce dernier sens laquo politique raquo deacutesigne selon Labarriegravere laquo les animaux qui
entretiennent des solides relations lsquofamilaialesrsquo ce qui nrsquoest le cas ni des insectes politiques
ni des oiseaux mais de lrsquohomme et de certains quadrupegravedes raquo8 Crsquoest dans ce second sens que
certains animaux seraient laquo solitaires-politiques raquo Il est cependant clair que dans les
Politiques I 2 1253a7-9 ce nrsquoest pas par son appartenance au groupe des animaux
laquo solitaires-politiques raquo mais crsquoest par son appartenance aux laquo greacutegaires-politiques raquo
qursquoAristote qualifie lrsquohomme de plus politique ce qui est compareacute dans ce passage crsquoest la
politiciteacute de certains animaux greacutegaires Puisque notre travail prend cette comparaison comme
sa question centrale nous nous bornons agrave eacutetudier la politiciteacute humaine dans son sens deacutefini
par lrsquoœuvre collective
7 Voir surtout le Chapitre II de son Langage vie politique et mouvements des animaux op cit p 63-98 Voir
aussi Jean-Louis Labarriegravere laquo Zocircon politikon et zocirca politika drsquoune preacutetendue meacutetaphore chez Aristote raquo loc
cit (repris dans le Chapitre III de Langage vie politique et mouvements des animaux op cit) 8 Jean-Louis Labarriegravere dans son laquo Zocircon politikon et zocirca politika raquo loc cit p 19
11
CHAPITRE I
Lrsquohomme lrsquoorigine de la naturaliteacute de la polis
I Introduction
Le fait qursquoAristote deacutesigne dans lrsquoHistoire des Animaux I1 488a7-10 ou en VII 1
589a1-2 certains animaux autres que lrsquohomme comme laquo politiques raquo soulegraveve souvent le
besoin de diffeacuterencier cet usage du terme par rapport agrave ses usages pour les ecirctres humains
eacutetant donneacute que crsquoest toujours le mecircme Aristote qui preacutecise dans les Politiques III 9 qursquoil
nrsquoest pas de citeacute des animaux ni des esclaves car ceux-ci deacutepourvus de la capaciteacute du choix
deacutelibeacutereacute nrsquoont aucune part dans le bien-vivre (1280a32-34) Lrsquoemploi du terme laquo politique raquo
pour les autres animaux ne suppose pas un lien avec la polis et comme ce lien speacutecifique agrave la
polis ne tient que dans le cas de ce zocircon politikon qursquoest lrsquohomme quand il srsquoagit de souligner
ce qui est commun agrave tous les animaux dits laquo politiques raquo qursquoils soient humains ou non on
preacutefegravere parfois la deacutesignation drsquolaquo animal social raquo 1 On pourrait penser que cette derniegravere
deacutesignation a le meacuterite de ne pas trancher lrsquoambiguiumlteacute du mot laquo polis raquo et qursquoelle nous donne
peut-ecirctre lrsquoavantage drsquoindiquer par une seule phrase agrave la fois le cas de lrsquohomme et celui des
autres animaux En effet la polis pourrait ecirctre penseacutee aussi bien comme une certaine
organisation des institutions exclusivement politiques crsquoest-agrave-dire comme un Eacutetat que
comme une uniteacute de vie communautaire sans une reacutefeacuterence neacutecessaire agrave ce qui est
speacutecifiquement et institutionnellement politique et humain2
1 Crsquoest ce que R Mulgan laquo Aristotlersquos Doctrine that Man is a Political Animal by Nature raquo Hermes 102 1974
p 438-45 appelle par exemple le sens laquo socieacutetal raquo du terme laquo zocircon politikon raquo 2 Sur la question laquo Qursquoest-ce qursquoune polis raquo et sur les sens diffeacuterents dans lesquels le mot laquo polis raquo a eacuteteacute utiliseacute
les sources principales sont les travaux de The Copenhagen Polis Centre et surtout ceux de Mogens Herman
Hansen Je me borne ici agrave en citer deux Mogens Herman Hansen Polis and the City-State An Ancient Concept
and its Modern Equivalent Acts of Copenhagen Polis Centre vol 5 Copenhagen 1998 et M H Hansen
laquoIntroduction The Polis as a Citizen State raquo dans The Ancient Greek City-State ed MH Hansen Copenhagen
1993 p 7-29 Pour le sens socieacutetal de la polis chez Aristote voir Josiah Ober laquo The Polis as a Society Aristotle
John Rawls and the Athenian Social Contractraquo dans The Ancient Greek City-State op cit p 129-60 pour un
reacutesumeacute des reacutesultats des travaux du Copenhagen Polis Center M H Hansen laquo 95 Thesis About the Greek Polis
in the Archaic and Classical Periods A Report on the Results Obtained by the Copenhagen Polis Centre in the
Period 1993-2003 raquo Historia Zeitschrift fuumlr Alte Geschichte 52 (3) 2003 p 257-82 Pour un reacutepertoire des
sens que le mot laquo polis raquo prend chez Aristote voir MB Sakelleriou The Polis-State Definition and Origin
12
Or certaines traductions du terme laquo zocircon politikon raquo mettent un accent encore plus
fort et encore plus exclusif sur le rapport du politikon humain agrave la polis crsquoest la dimension de
citoyenneteacute que lrsquoon met en avant et on preacutefegravere donner un sens plus eacutelaboreacute agrave la
compreacutehension eacutetatique de lrsquoanimal politique humain Crsquoest peut-ecirctre avec un tel motif que
Ross aurait traduit la phrase laquo phusei politikon ho anthropos raquo en EN I 7 1097b11 comme
laquo man is born for citizenship raquo3 Certes ce nrsquoest pas le terme laquo zocircon politikon raquo qui est
employeacute ici Toutefois il est possible de dire que crsquoest bien ce terme-lagrave qursquoAristote sous-
entend car dans ce passage de lrsquoEthique il vise agrave montrer comment vivre dans une citeacute avec
tous ses aspects communautaires est indispensable pour le bien vivre de lrsquohomme Ross
aurait donc raison agrave mettre en avant lrsquoapogeacutee de cette vie communautaire humaine la vie avec
ses concitoyens4
Parmi les traducteurs plus reacutecents drsquoAristote Richard Bodeacuteuumls et Trevor J Saunders
suivent lrsquoexemple de D Ross Pour la mecircme phrase de lrsquoEN I 7 1097b11 la traduction de
Bodeacuteuumls est laquo lrsquohomme est naturellement un ecirctre destineacute agrave la citeacute raquo Pour la mecircme phrase
dans un autre passage parallegravele en EN IX 9 1169b18-19 il suggegravere presque la mecircme
traduction mais cette fois avec une laquo citeacute raquo en C majuscule laquo Lrsquohomme est en effet un ecirctre
fait pour la Citeacutehellipde par sa nature mecircme raquo5 Le choix de Saunders est encore plus explicite
Athens National Hellenic Research Foundation 1989 p 214-82 Cette derniegravere source est aussi riche sur la
question de lrsquoorigine et du diffeacuterents sens de laquo polis raquo 3 David Ross The Works of Aristotle Translated into English Oxford Clarendon Press 1925 Ces mecircmes lignes
ont eacuteteacute traduites comme laquo man is sociable by nature raquo dans la version reacuteviseacutee de la traduction de Ross par J O
Urmson dans The Complete Works of Aristotle The Revised Oxford Translation ed J Barnes Princeton
Princeton University Press NJ 1991 (fourth printing) 4 R Mulgan cite le mecircme passage comme lrsquoune des occurrences du sens socieacutetal de laquo zocircon politikon raquo laquo [In this
passage] the contrast is not between membership of the polis and membership of other associations such as the
the oikia but rather between social life in general and the life of a solitary individual In its emphasis on the
general need for social life (sudzen) this is closer to the sens of politikon zocircon in HAraquo (laquo Aristotlersquos Doctrine raquo
loc cit p 441) Selon lui le sens de citoyenneteacute serait le sens exclusive de laquo zocircon politikon raquo alors que le sens
laquo socieacutetal raquo serait le sens inclusif (inclusif des autres communauteacutes que la polis-Eacutetat) 5 Ce dernier passage dit laquo πολιτικὸν γὰρ ὁ ἄνθρωπος καὶ συζῆν πεφυκός raquo et le contexte met lrsquoaccent moins sur
le sens laquo eacutetatique raquo drsquoecirctre politique que le sens communautaire (laquo socieacutetal raquo) Mais Bodeacuteuumls semble choisir cette
traduction avec un laquo Citeacute raquo en majuscule afin drsquoisoler un sens plus speacutecifique pour laquo politikon raquo et de le
distinguer des connotations socieacutetales du mot laquosudzecircnraquo Donc il semble bien penser agrave un sens eacutetatique au fait
drsquoecirctre politique
13
Sa traduction de laquo zocircon politikon raquo dans le fameux passage des Politiques I 2 1253a2-3 est
laquo man is by nature an animal fit for a state raquo6
Les traductions de Ross Saunders et Bodeacuteuumls illustrent bien une tendance dominante
dans la compreacutehension du caractegravere politique de lrsquohomme selon Aristote Selon cette tendance
interpreacutetative lrsquohomme ne serait politikon que dans son appartenance agrave lrsquoEacutetat ou pour aller
encore plus loin agrave lrsquoinstar de Ross pour lrsquohomme ecirctre politikon deacutesignerait son appartenance
agrave la polis (comprise comme Eacutetat ) en fonction de sa citoyenneteacute Le politikon humain serait
donc un ecirctre vivant de lrsquoEacutetat
Le commentaire que Saunders fait pour les Politiques I 2 1253a7-18 ougrave Aristote
affirme que lrsquohomme est mallon politikon que nrsquoimporte quel animal greacutegaire montre en effet
que la compreacutehension eacutetatique du politikon humain srsquoeacutelargit agrave une entente eacutetatique de la vie
politique en tant que telle Il ne srsquoagit plus exclusivement du politikon humain mais ce dernier
et son caractegravere drsquoappartenir agrave la polis se donnent comme la mesure mecircme drsquoecirctre politikon
tout court La traduction de Saunders pour Pol 1253a7-10 est la suivante laquo The reason why
man is an animal fit for a state to a fuller extent than any bee or any herding animal is
obvious Nature as we say does nothing pointlessly and man alone among the animals
possesses speech raquo7
Dans son commentaire Saunders reconnaicirct une eacutetrangeteacute dans lrsquoideacutee de comparer
lrsquohomme et tous les autres animaux politiques en fonction de leur laquo fitness raquo agrave la vie eacutetatique
de la polis Cependant il attribue cette eacutetrangeteacute non pas agrave sa propre interpreacutetation de ces
lignes mais agrave la formulation drsquoAristote lui-mecircme Son commentaire rend donc compte de
cette eacutetrangeteacute de la part drsquoAristote
lsquoFitrsquo for a state renders politikon [hellip] But no animal lives as a member of a state so
the sentence sounds absurd The point is that animals have two characteristics which
are necessary but not sufficient for life in a state the sensations (aesthesis) of pleasure
and pain and lsquovoicersquo phone with which to lsquoindicatersquo them to each other [hellip] Men
are thus lsquofit for a state to a fuller extentrsquo they are better equipped in such a way as to
be able to live in the complex association koinocircnia which is the state8
6 Trevor J Saunders Aristotle Politics Book I and II Clarendon Aristotle Series Oxford Clarendon Press
1995 p 3 7 Ibid 8 Ibid p 69
14
Selon Saunders dans ce passage la notion drsquoecirctre politique srsquoidentifie agrave la vie politique dans un
Eacutetat et cette derniegravere tient une position relativement indeacutependante et neutre par rapport agrave tous
les ecirctres vivants dits laquo politiques raquo Parmi ces derniers lrsquohomme seul selon Saunders est agrave
mecircme de satisfaire laquo agrave un degreacute plus complet raquo les caracteacuteristiques requises pour la vie
politique dans un Eacutetat Ainsi drsquoapregraves Saunders ecirctre politique selon la notion aristoteacutelicienne
pour un animal qursquoil soit humain ou non deacutesignerait une appartenance ou une capaciteacute
drsquoappartenir ou encore une sorte de laquo fitness raquo agrave cette uniteacute eacutetatique qursquoest la polis Si on
peut laisser de cocircteacute pour lrsquoinstant la peacutetition de principe dans cette explication de la
diffeacuterence entre lrsquohomme et les autres animaux politiques9 la position de Saunders semble
ecirctre un point convenable pour commencer agrave srsquointerroger sur la nature du lien entre le caractegravere
politique de lrsquohomme et la polis
II Eduard Meyer et Maurice Defourny sur les Politiques I 2
Les reacuteponses dans la litteacuterature secondaire contemporaine sur la question du lien
chez Aristote entre le zocircon politikon humain et la polis peuvent ecirctre diviseacutees en deux grands
groupes10 Selon le premier lrsquohomme ne serait pas politique sans polis (ou autrement dit
sans Eacutetat) alors que selon lrsquoautre lrsquohomme possegravederait la polis (ou lrsquoEacutetat) eacutetant politique par
nature
Saunders opte pour la premiegravere reacuteponse Selon lui les autres animaux politiques ne le
sont que dans un sens deacuteficient et lrsquohomme seul par sa capaciteacute langagiegravere peut preacutetendre agrave
satisfaire agrave un degreacute plus complet que les autres animaux les exigences drsquoune vie vraiment
politique laquelle consiste en un laquo fitness raquo agrave la vie eacutetatique
Dans son interpreacutetation fort particuliegravere des Politiques I 2 bien qursquoil tienne une
conception eacutetatique du zocircon politikon humain lrsquohistorien allemand Eduard Meyer parle en
faveur de la seconde reacuteponse Sa lecture drsquoAristote est tellement singuliegravere que Maurice
Defourny lui reproche de ne pas comprendre le Stagirite
9 La peacutetition de principe consiste sans doute dans le fait que la mesure qui donne un plus haut degreacute de politiciteacute
pour lrsquohomme est en fait deacutejagrave et exclusivement humaine 10 La discussion de certaines de ces reacuteponses constitue le thegraveme central de ce chapitre Mais ce thegraveme sera
plusieurs fois repris dans diffeacuterentes parties de ce travail
15
Au deacutebut du premier tome de son œuvre classique Geschichte des Altertums11 Eduard
Meyer invoque le nom du Stagirite comme une introduction agrave son sujet Comme le sous-titre
de ce premier tome lrsquoindique lrsquointeacuterecirct principal de lrsquohistorien allemand est de faire une
laquo introduction agrave lrsquoeacutetude des socieacuteteacutes anciennes raquo du point de vue de laquo lrsquoeacutevolution des
groupements humains raquo Drsquoougrave lrsquoattention qursquoil porte sur le deuxiegraveme chapitre du livre I des
Politiques Son inteacuterecirct dans ce chapitre se montre aussi dans le titre sous lequel il place les
paragraphes 2-5 de ce tome laquo Les groupements sociaux et les commencements de lrsquoEacutetat raquo
crsquoest une theacuteorie drsquoeacutemergence de lrsquoEacutetat qursquoil discute dans ces paragraphes
Lrsquooriginaliteacute de la place que Meyer precircte agrave Aristote dans son argument vient du fait
que pour une grande partie la thegravese principale de lrsquohistorien allemand consiste agrave dire
diameacutetralement le contraire de ce que le Stagirite deacutefend dans le livre I 2 de ses Politiques Et
crsquoest pourquoi Defourny srsquoen prend agrave Meyer Ce dernier deacutefend lrsquoideacutee qursquoau deacutebut il nrsquoy
avait que lrsquoEacutetat lrsquoEacutetat nrsquoa pas de commencement historique et il eacutetait lagrave avant toutes les
autres formes possibles de rapport humain Lrsquoideacutee que la famille a preacuteceacutedeacute lrsquoEacutetat dans
lrsquohistoire de lrsquoeacutevolution sociale nrsquoest pas une ideacutee soutenable selon Meyer il nrsquoest pas de
temps qui a preacuteceacutedeacute lrsquoEacutetat mais crsquoest lrsquoEacutetat qui preacutecegravede toute eacutevolution de lrsquohomme La
famille et tous les autres rapports humains ont eacuteteacute produits par lrsquoEacutetat La famille est plus
reacutecente que lrsquoEacutetat et pas lrsquoinverse Pour toutes ces ideacutees Meyer eacutevoque le nom drsquoAristote ndash
ce qui pousse Defourny agrave dire laquo qursquoil y a quelque chose profondeacutement comique raquo12 dans une
telle attitude Defourny pense que laquo Meyer se trompe du tout au tout raquo et que crsquoest une
11 La traduction franccedilaise Histoire de lrsquoantiquiteacute Tome I Introduction agrave lrsquoeacutetude des socieacuteteacutes anciennes
(Evolution des groupements humains) trad Maxime David Paris Librairie Paul Geuthner 1912 La publication
en allemand entre 1884-1902 Eduard Meyer avait une conception heacutegeacutelienne de lrsquohistoire Selon lui la force
deacuteterminante et dominante de lrsquohistoire nrsquoest rien drsquoautre que la politique Comme une dynamique qui se
constitue au-delagrave des individus sans ecirctre cependant indeacutependant de ces derniers la politique doit ecirctre
consideacutereacutee comme le vrai moteur de lrsquohistoire Lrsquointroduction agrave lrsquohistoire se fait par un laquo pur moment de
lrsquoEsprit raquo qui trouve ses origines dans la compreacutehension des premiers besoins mateacuteriels de lrsquohomme et la
politique elle-mecircme eacutetait neacutee selon Meyer de ce laquo pur moment de lrsquoEsprit raquo qui se trouve agrave lrsquoorigine de
lrsquohistoire Sur la theacuteorie de lrsquoEacutetat de Meyer voir plusieurs articles dans Supplements to Mnemosyne Eduard
Meyer Leben und Leistung eines Universalhistorikers eacuted W M Calder III amp A Demandt Brill Netherlands
1990 Pour la reacuteception de la philosophie antique jusqursquoagrave Platon par Meyer voir dans le mecircme volume le tregraves
inteacuteressant article de J Mansfeld laquo Greek Philosophy in the Geschichte des Altertums raquo p 354-384 12 Maurice Defourny Aristote Etudes sur la laquo Politique raquo Paris Beauchesne 1932 p 377
16
laquo erreur manifeste drsquoinvoquer le Stagirite quand on soutient comme Meyer que lrsquoEacutetat a
preacuteceacutedeacute la famille raquo13
Crsquoest principalement entre les paragraphes 2 et13 du tome I de lrsquoHistoire de lrsquoantiquiteacute
que Meyer se reacutefegravere aux Politiques I 2 Cependant agrave un certain point au cours du
deacuteveloppement de ces douze paragraphes lrsquoattitude de Meyer envers Aristote prend une
tournure inteacuteressante entre sect2-5 Meyer fait des allusions aux thegraveses de Pol I 2 pour
soutenir ses propres ideacutees et il invoque lrsquoautoriteacute drsquoAristote pour justifier sa propre position
Crsquoest cette appropriation presque sans reacuteserve drsquoAristote que cible Defourny Cependant agrave
partir de sect6 cette attitude positive envers le Stagirite change entre sect6-13 le nom du Stagirite
est invoqueacute plusieurs fois mais pas avec la mecircme appreacuteciation que dans les sect2-5 tandis qursquoil
srsquoagit toujours du mecircme deuxiegraveme chapitre du livre I des Politiques Nous allons nous
interroger sur le sens de ce changement drsquoattitude drsquoun chapitre agrave lrsquoautre de Meyer envers
Aristote Il nrsquoexplique jamais ce changement mais il est vraiment difficile de croire qursquoil
nrsquoexiste pas une raison agrave cela
Meyer commence par ses critiques contre lrsquoideacutee drsquolaquo homme isoleacute raquo que les theacuteories de
droit naturel et de contrat social mettent agrave lrsquoorigine de lrsquoeacutevolution humaine Drsquoougrave sa preacutemisse
de deacutepart dont la reacutefeacuterence aristoteacutelicienne ne laisse aucun doute laquo Lrsquohomme appartient bien
plutocirct aux animaux greacutegaires crsquoest-agrave-dire agrave ces espegraveces animales dont les membres
individuels vivent drsquoune faccedilon durable en des groupements fermes raquo 14 Selon Meyer le
rapport que lrsquohomme individuel entretient avec les autres individus de son espegravece ne se limite
jamais agrave lrsquoaccouplement sexuel hasardeux La vie des hommes prend degraves le deacutebut la forme
des collectiviteacutes qui les reacuteunissent autour de leur propre volonteacute collective Subordonneacutee agrave
cette volonteacute collective lrsquoagglomeacuteration des hommes laquo sert agrave la reacutealisation drsquoun but
deacutetermineacute qui est de rendre possible et drsquoassurer lrsquoexistence de ses membres raquo15 La volonteacute
de la collectiviteacute impose des contraintes sur la volonteacute de lrsquoindividu et cette volonteacute
collective nrsquoest en effet qursquoune loi laquo un facteur purement spirituelhellip [qui] agit comme tel
sans interruption mais seulement par des processus psychiques (conscients ou non) raquo16 Crsquoest
la faccedilon de vivre de cet animal greacutegaire qursquoest lrsquohomme Or ce qui est le plus crucial crsquoest le
fait que tel eacutetait la vie de lrsquohomme degraves le deacutebut Parce que drsquoapregraves Meyer si on pense
aujourdrsquohui que lrsquohomme est un animal supeacuterieur aux autres crsquoest que son eacutevolution 13 Ibid p 388 14 Meyer Histoire de lrsquoAntiquiteacute op cit p 4 15 Ibid p 5 16 Ibid
17
intellectuelle avanccedilait de pair avec son eacutevolution physique et cela nrsquoaurait eacuteteacute possible qursquoau
sein de cette collectiviteacute Avant tout le langage lrsquooutil exclusivement propre agrave lrsquohomme et
laquo qui seul a permis le deacuteveloppement de notre penseacutee formuleacutee raquo est le produit de cette vie en
groupe en suite vient tout ce qui est indispensable pour la survivance (les outils lrsquoacquisition
du feu lrsquoeacutelevage des animaux domestiques lrsquoeacutetablissement des habitations etc) et en suite
tous les autres biens spirituels humains (les mœurs le droit la religion etc)hellip Bref tout ce
qui fait de lrsquohomme cet animal supeacuterieur qursquoil est maintenant nrsquoa pu naitre qursquoau sein de tels
groupements sociaux laquo Par conseacutequent preacutecise Meyer lrsquoorganisation en de tels groupements
(hordes clans) [hellip] nrsquoest pas seulement aussi vieille mais beaucoup plus vieille que
lrsquohomme elle est la condition preacutealable de la naissance mecircme du genre humain raquo17 Chez les
ecirctres humains dit Meyer on ne rencontre pas contrairement aux autres animaux greacutegaires un
seule groupement mais une pluraliteacute des groupements qui srsquoenglobent les unes les autres et
qui srsquoentrecroisent Il y a des tribus agrave lrsquointeacuterieur des tribus il y a des phratries des clans des
familles etc Tous ces groupes se comportent drsquoune maniegravere semblable envers lrsquoindividu
Mais il y en a un qui englobe tous les autres comme ses parties subordonneacutees il les domine et
les contraint agrave sa propre volonteacute et aux buts que cette volonteacute poursuit Et voici le premier
passage qui mentionne le nom drsquoAristote et en citant lequel Defourny srsquoen prend agrave
lrsquoaristoteacutelisme de Meyer
Cette forme dominante du groupement social qui renferme en son essence la
conscience drsquoune uniteacute complegravete reposant sur elle-mecircme nous lrsquoappelons Eacutetat Nous
devons par suite consideacuterer la socieacuteteacute politique en un sens non seulement conceptuel
mais encore historique comme la forme primaire de la communauteacute humaine voire
mecircme comme le groupement social correspondant au troupeau animal et drsquoune
origine plus ancienne que le genre humain lui-mecircme dont lrsquoeacutevolution nrsquoest devenue
possible qursquoen lui et par lui Cette conception de lrsquoEacutetat est essentiellement identique agrave
la fameuse deacutefinition drsquoAristote qui fait de lrsquohomme un ecirctre naturellement politique et
de lrsquoEacutetat le groupement social (koinonia) embrassant tous les autres et les surpassant
en capaciteacute18
Le premier point de divergence par rapport agrave Aristote porte sur lrsquoidentiteacute de lrsquoespegravece
humaine Aristote nrsquoa pas une vue eacutevolutionniste de lrsquohomme Lrsquoespegravece humaine comme
toutes les autres espegraveces drsquoanimaux est eacuteternelle Pourtant ce premier point de divergence ne
17 Ibid p 6-7 18 Ibid p 10
18
pose pas un grand problegraveme parce que lrsquoexposeacute des Pol I 2 sur la genegravese de la polis se laisse
sans doute lire non seulement comme une analyse conceptuelle de la naissance de la polis
mais aussi - mecircme avant tout - comme une histoire abreacutegeacutee de lrsquoeacutevolution sociale de
lrsquohomme19
Une plus grande divergence concerne la chronologie de lrsquoEacutetat Selon Meyer lrsquoEacutetat est
la forme primaire de la communauteacute humaine non seulement dans lrsquoordre de la logique mais il
lrsquoest aussi historiquement Alors que pour Aristote du point de vue geacuteneacutetique et
chronologique la polis advient agrave la derniegravere eacutetape drsquoun deacuteveloppement qui conduit des
communauteacutes plus eacuteleacutementaires aux plus compliqueacutees et plus acheveacutees et de ce point de vue
lrsquoEacutetat est posteacuterieur aux communauteacutes preacuteceacutedentes Or selon Aristote la polis a une
anteacuterioriteacute ontologique et logique par rapport agrave ces communauteacutes qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee dans
lrsquoordre de la genegravese parce qursquoelle englobe toutes les autres comme ses parties et elle est leur
telos Alors du point de vue des Politiques I 2 lrsquoanteacuterioriteacute chronologique et la permanence
historique de lrsquoEacutetat sont des ideacutees eacutevidemment eacutetranges agrave Aristote De plus comme la forme
primaire de communauteacute dans laquelle lrsquohomme se trouvait drsquoembleacutee est lrsquoEacutetat selon la
theacuteorie de Meyer la forme de vie la plus primaire pour lrsquohomme nrsquoest autre chose que la vie
politique eacutetatique Il ne peut pas y avoir une forme de vie preacute-eacutetatique de lrsquohomme drsquoapregraves
Meyer on ne saurait ecirctre plus eacuteloigneacute drsquoAristote Comment malgreacute ces divergences
manifestes par rapport aux ideacutees drsquoAristote Meyer peut-il toujours dire que sa conception de
lrsquoEacutetat est laquo essentiellement identique raquo agrave celle drsquoAristote Comment faut-il comprendre son
insistance Defourny la trouve incompreacutehensible
III Defourny contre Meyer et leur point commun
Voyons briegravevement la position de Defourny et le point commun que ces deux savants
malgreacute la critique seacutevegravere de ce dernier partagent Il est tregraves remarquable que pour critiquer
Meyer Defourny cite longuement les lignes 1252a26-1253a1 des Politiques I 2 alors que les
passages auxquels Meyer se reacutefegravere pour son argument dans sect 2-5 du tome I de la Geschichte
des Altertums sont eacutevidemment ceux des lignes 1253a1-29 les passages auxquels Meyer 19 Cette histoire ne serait que lrsquohistoire drsquoun eacutepisode drsquoun cycle reacutecurrent Il srsquoagirait donc drsquoun motif qui se
reacutepegravete chaque fois que lrsquohomme se trouve devant la neacutecessiteacute drsquoeacutetablir une organisation sociale Selon
Philoponus (in Nicom Isagogen I 1) dans son dialogue perdu Sur la philosophie Aristote aurait distingueacute cinq
formes de sagesse et il lrsquoaurait fait sous la forme drsquoun reacutecit sur lrsquohistoire de la redeacutecouverte par lrsquohomme de
cinq formes de connaissance au cours de lrsquoeacutevolution sociale apregraves le deacuteluge de Deucalion Une perspective
eacutevolutionniste sur lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute nrsquoest pas complegravetement eacutetrange agrave la penseacutee drsquoAristote
19
srsquointeacuteresse viennent juste apregraves ceux que cite Defourny pour sa critique Pour son argument
Meyer srsquoappuie non pas sur le reacutecit de la genegravese de la polis agrave partir des communauteacutes plus
eacuteleacutementaires mais sur les passages qui viennent juste apregraves ce reacutecit Selon Defourny la
famille le village et la polis sont les trois stades de lrsquoeacutevolution sociale dont lrsquoordre de
succession tel qursquoAristote le conccediloit nrsquoest pas seulement un fait de logique mais il est aussi
un fait historique incontestable Lrsquoanteacuterioriteacute de la famille et du village agrave lrsquoEacutetat est un fait de
logique parce que dit Defourny selon la meacutethode drsquoinvestigation qursquoAristote explique juste
avant son exposeacute de lrsquoeacutevolution sociale (et laquelle consiste agrave diviser les choses composeacutees en
leurs parties les plus minimes et indeacutecomposables) la famille et le village ont une laquo prioriteacute
mentale raquo sur lrsquoEacutetat car laquo lrsquointelligence ne peut se faire une juste notion de lrsquoEacutetat que si
preacutealablement elle se repreacutesente les socieacuteteacutes plus eacuteleacutementaires dont il est composeacute raquo20 Cette
mecircme logique impose aussi la prioriteacute chronologique de ces socieacuteteacutes plus eacuteleacutementaires sur
lrsquoEacutetat et drsquoailleurs cette prioriteacute se confirme par les faits de lrsquohistoire aussi il existe des
socieacuteteacutes dont les eacutevolutions sont resteacutees figeacutees au stade de village comme par exemple les
Arcadiens et lrsquoEacutetat de lrsquoElide tel qursquoil eacutetait au temps drsquoAristote Il y a aussi agrave cocircteacute de ces
derniers des socieacuteteacutes qui ont accompli leurs deacuteveloppements en Eacutetat comme la plus part des
socieacuteteacutes en Gregravece laquo Donc raquo en deacuteduit Defourny
Quand Aristote ayant montreacute que lrsquoEacutetat est un fait de nature conclut par sa phrase
ceacutelegravebre - ho anthropos phusei politikon zocircon esti - il ne veut pas dire que lrsquohumaniteacute se
trouve drsquoembleacutee et depuis toujours dans la civilisation politique mais qursquoau contraire
apregraves avoir veacutecu pendant une dureacutee indeacuteterminable en dehors de cette civilisation et
srsquoecirctre longtemps contenteacutee de formes plus rudimentaires drsquoassociation elle finit par y
arriver et par srsquoy installer comme dans une terre promise dont la conquecircte eacutetait
reacuteclameacutee par toutes ses forces constitutionnelles21
Selon Defourny quand Aristote parle de lrsquohomme comme un koinonikon zocircon (EE VII 10
1242a25-6) cette formule exprime lrsquoessence de lrsquohomme au niveau geacuteneacuterique il est vrai dit
Defourny que lrsquohomme vit degraves le deacutebut en socieacuteteacute laquo lrsquohomme est par essence un animal
social raquo22 Cependant cela ne veut pas dire qursquoeacutetant un animal social il est en mecircme temps un
animal politique tout court laquo Le genre lsquoanimal socialrsquo peut se reacutealiser sous deux espegraveces
diffeacuterentes socieacuteteacute domestique ou socieacuteteacute politique raquo 23 Selon la premiegravere lrsquohomme est 20 Defourny Aristote Etudes sur la laquo Politique raquo op cit p 383 21 Ibid 22 Ibid p385 23 Ibid
20
oikonomikon zocircon et ce nrsquoest que selon la deuxiegraveme qursquoil est politikon zocircon lequel agrave son
tour se reacutealiserait dans la socieacuteteacute politique qursquoest lrsquoEacutetat Comme ce dernier survient
ulteacuterieurement dans lrsquoeacutevolution sociale il nrsquoy a aucune raison drsquoapregraves Defourny pour penser
qursquoil y avait une vie politique agrave proprement parleacute de lrsquohomme avant lrsquoEacutetat Avant lrsquoavegravenement
de lrsquoEacutetat lrsquohomme nrsquoeacutetait qursquoun animal familial ou un laquo animal de village raquo24 Imaginer une
vie politique preacute-eacutetatique au sens plein nrsquoa pas de sens Et crsquoest pourquoi parler de lrsquohomme
comme koinonikon zocircon aux niveaux de la famille et du village ne nous donnera pas la vraie
signification de cette deacutesignation elle nrsquoatteindra agrave son plein sens qursquoau niveau de lrsquoEacutetat lagrave
seulement surgit le zocircon politikon
En ce qui concerne lrsquoidentiteacute du zocircon politikon Meyer et Defourny ont un point
commun tous les deux pensent qursquoil nrsquoy a pas de vie politique pour lrsquohomme avant lrsquoEacutetat le
zocircon politikon nrsquoest qursquoun pheacutenomegravene drsquoEacutetat Pour tous les deux le lien entre le politikon
humain et lrsquoEacutetat est deacutefinitoire La seule diffeacuterence consiste en lrsquoordre logique et
chronologique de lrsquoEacutetat en fonction duquel ils conccediloivent le politikon humain
IV Meyer critique drsquoAristote
Quand Meyer retourne dans sect6-13 du tome I de lrsquoHistoire de lrsquoantiquiteacute aux passages
sur lesquels srsquoappuie Defourny il le fait pour rejeter la perspective drsquoAristote sur lrsquoeacutevolution
des socieacuteteacutes humaines Il srsquoagit des lignes 1252a26-1253a1 des Pol I 2 crsquoest-agrave-dire celles
qui preacutecegravedent celles discuteacutees dans sect2-5 Meyer lit ce chapitre des Politiques de lrsquoinverse et il
le divise en deux
Dans sect6-13 Meyer entreprend de deacutefendre sa theacuteorie de lrsquoEacutetat contre agrave un certain type
de lrsquoeacutevolutionnisme social parmi les deacutefendeurs duquel le nom drsquoAristote figure en tecircte selon
lui Une sorte drsquoanticipation de lrsquoobjection de Defourny peut mecircme y ecirctre aperccedilue
Un fait dit Meyer qui semble contredire [ma] conception de lrsquoEacutetat crsquoest que chez
beaucoup de peuples et preacuteciseacutement chez des peuples ayant atteint une haute
importance historique [hellip] nous ne trouvons les institutions drsquoEacutetat que faiblement
deacuteveloppeacutees alors que drsquoautres groupements plus petits possegravedent une vie robuste et
apparaissent comme les eacuteleacutements vraiment fondamentaux de lrsquoorganisation sociale
24 Cette expression est de Defourny Aristote Etudes sur la laquo Politique raquo op cit p 382
21
[hellip] Il semble qursquoil nrsquoy ait de lagrave qursquoun pas agrave faire pour [hellip] admettre que lrsquoEacutetat agrave
lrsquoorigine nrsquoa pas du tout existeacute que les groupes infeacuterieurs et les plus petits ont eacuteteacute les
formes originelles preacute-politiques de lrsquoorganisation sociale les atomes dont
lrsquoagglomeacuteration agrave une eacutepoque relativement tardive de lrsquoeacutevolution humaine a seule
donneacute naissance agrave lrsquoEacutetat25
Quelques lignes plus loin il ne tarde pas agrave ajouter laquo Aristote lui-mecircme a ceacutedeacute agrave la
tentation raquo
Drsquoapregraves Meyer lrsquoordre geacuteneacuterationnel des groupements sociaux est lrsquoinverse de celui
conccedilu par lrsquoeacutevolutionnisme social du type aristoteacutelicien Selon lui crsquoest lrsquoEacutetat qui a creacuteeacute tous
les autres groupements de plus petite envergure Dans toutes les socieacuteteacutes existantes ces
derniers sont apparus ulteacuterieurement agrave un Eacutetat deacutejagrave existant dont ils ne sont que des
subdivisions En teacutemoigne par exemple lrsquoexistence des mecircmes phylai reacutepandues sur
plusieurs citeacutes cela doit ecirctre consideacutereacute comme la preuve du fait que toutes ces phylai agrave une
eacutepoque anteacuterieure appartenaient agrave une mecircme uniteacute politique
On voit lrsquoexistence permanente de lrsquoEacutetat plus manifestement quand on tourne les yeux
agrave lrsquoinstitution la plus minime de la vie sociale de lrsquohomme la famille Lagrave aussi la cible
principale de Meyer est les theacuteories qui prennent la structure patriarcale de famille comme le
reacutegime naturel du lien familial et comme laquo immeacutediatement donneacute avec lrsquoexistence de
lrsquohomme raquo et par conseacutequence comme la cellule primitive laquo drsquoougrave tous les autres
groupements y compris lrsquoEacutetat nrsquoauraient fait que sortir au cours du processus historique raquo26
Il donne le nom drsquoAristote comme le premier sur sa liste des doctrines cibleacutees par sa critique
Cette conception de famille comme naturel trahit selon Meyer sa propre illusion car ce
qursquoelle prend pour naturel agrave savoir lrsquounion des sexes nrsquoest jamais qursquoune conjugaison
deacutetermineacutee drsquoune faccedilon ou de lrsquoautre selon des regravegles juridiques Lrsquounion des sexes chez les
hommes nrsquoest jamais limiteacutee agrave une satisfaction libre physique et eacutepheacutemegravere drsquoun instinct qui
se dissoudrait apregraves la satisfaction sans laisser aucun effet social27 lrsquoaccouplement nrsquoest pas
25 Meyer Histoire de lrsquoAntiquiteacute op cit p 11-3 26 Ibid p 16 27Selon Meyer (ibid p 4) laquo en vertu de sa nature organique et de sa constitution intellectuelle lrsquohomme ne peut
exister agrave lrsquoeacutetat drsquoecirctre isoleacute se bornant au plus de temps en temps agrave lrsquoaccouplement sexuel raquo On ne peut pas ne
pas entendre ici lrsquoeacutecho de ce qursquoAristote dit dans lrsquoEthique agrave Eudegraveme VII 10 1242a22-26 sur lrsquoaccouplement
humain laquo En effet lrsquohomme nrsquoest pas seulement un animal politique mais aussi un animal de maison et
contrairement agrave tous les autres animaux il ne srsquoaccouple pas agrave un temps deacutetermineacute et avec un femelle ou un macircle
drsquooccasion mais en un sens particulier lrsquohomme nrsquoest pas un animal solitaire [allrsquo idiai ou monaulikon] mais
22
une entreprise individuelle chez les hommes Bref selon Meyer il nrsquoest pas de famille qui ne
serait pas juridiquement institueacutee le mariage est le reacutegime universel de lrsquoaccouplement
humain et il a eacuteteacute toujours un fait juridique chez lrsquohomme
Drsquoapregraves Meyer la juridiciteacute de la famille est nettement mieux attesteacutee par le cas des
enfants et par la question de savoir agrave qui ils appartiennent juridiquement Meyer traite
longuement du cas des enfants afin de prouver ses deux thegraveses principales qui sont
profondeacutement anti-aristoteacuteliciennes - Meyer lui-mecircme reconnait ce fait a) dans la famille ce
qui est juridique lrsquoemporte sur ce qui est naturel b) par conseacutequent le reacutegime patriarcal est
loin drsquoecirctre le reacutegime naturellement neacutecessaire Les exemples que Meyer donne sont destineacutes agrave
montrer que dans le cadre drsquoune seule et mecircme consanguiniteacute physique il nrsquoest pas neacutecessaire
que laquo lrsquoautoriteacute de pegravere raquo sur les enfants appartienne au pegravere biologique Cette autoriteacute
pourrait ecirctre deacutetermineacutee juridiquement malgreacute lrsquoexistence physique drsquoun procreacuteateur et cela
sans nier agrave ce dernier le statut de mari Dans ce que lrsquoethnologie appelle le droit maternel les
enfants que la femme met au monde sont disposeacutes agrave lrsquoautoriteacute de leur grand-oncle maternel ou
des fregraveres de leur megravere et lrsquoheacuteritage suit ce lignage laquo Un reacutegime de ce genre dit Meyer peut
donc bien connaitre juridiquement le concept de mari [hellip] mais non celui de pegravere Il nrsquoexiste
point de relation juridique entre le procreacuteateur et sa descendance physique mais agrave la place
une relation juridique entre lrsquohomme et les enfants de sa sœur raquo28 Deuxiegraveme exemple en
Egypte il existait une version plus laquo condenseacutee raquo du mecircme droit maternel Il srsquoagit toujours
de ce que lrsquoon nomme laquo endogamie raquo mais reacutealiseacutee cette fois dans un cercle de
consanguiniteacute plus eacutetroit dans le mariage entre le fregravere et la sœur on reconnait au mari le
statut de pegravere non pas en fonction de son titre de procreacuteateur mais en fonction drsquooncle Le
mari est pegravere en tant qursquooncle Or puisqursquoun statut de parenteacute dont la formule serait laquo pegravere en
tant qursquooncle raquo ne saurait ecirctre jamais une donneacutee de nature il srsquoensuit selon Meyer que le
mari nrsquoest pegravere que juridiquement Donc Meyer suggegravere qursquoil existe plusieurs cas et
aujourdrsquohui et dans lrsquohistoire qui attestent que dans lrsquoinstitution de la famille le juridique
lrsquoemporte sur le naturel la famille est une œuvre de juridiciteacute la juridiciteacute de la famille
laquo ressort drsquoune faccedilon frappante du fait que [pour son institution] la consanguiniteacute physique la
fait pour lrsquoassociation avec ceux qui sont naturellement ses parents Il y aurait donc une certaine association et
une certaine justice mecircme srsquoil nrsquoy avait pas drsquoeacutetat raquo Meyer ne fait aucune reacutefeacuterence agrave lrsquoEE mais le reacutesultat qursquoil
deacuteduit du caractegravere non-occasionnel de lrsquoaccouplement humain est opposeacute agrave lrsquoeacutevolutionnisme social drsquoAristote
selon Meyer le fait qursquoil y a drsquoores et deacutejagrave une amitieacute et une sorte de justice dans la maison suffit pour eacutetablir
lrsquoexistence drsquoune juridiciteacute et donc drsquoun Eacutetat preacutealable agrave la maison 28 Ibid p 21-2
23
procreacuteation est chose entiegraverement indiffeacuterente elle peut toujours ecirctre remplaceacutee par une acte
juridique de caractegravere symbolique raquo29
Meyer donne plusieurs exemples de lrsquoinstitution drsquoune famille dans les cultures
diffeacuterentes Selon lui le fait qursquoil existe une diversiteacute saillante des institutions servent non
seulement agrave mettre en question la naturaliteacute du patriarcat mais ils servent aussi agrave montrer que
le reacutegime patriarcal de famille nrsquoest pas naturellement neacutecessaire non plus nrsquoeacutetant qursquoune des
formes possibles que cette institution aurait pu prendre regarder la souveraineteacute du pegravere sur la
famille comme ayant reacutegneacute universellement et neacutecessairement agrave lrsquoorigine (et depuis lrsquoorigine)
serait une peacutetition de principe Meyer lui-mecircme reconnaicirct le caractegravere anti-aristoteacutelicien de
cette conception de famille
Lrsquoessentiel est pourtant qursquoaucune de ces diverses institutions ne peut ecirctre consideacutereacutee
comme naturellement neacutecessaire comme issue drsquoun sentiment inneacutee de lrsquohomme [hellip]
Il y a mecircme nombre de savants qui croient que la patria potestas perfectionneacutee telle
que nous la trouvons agrave Rome est quelque chose qui se comprend de soi et la veacuteritable
racine de toute institution politique et de lrsquoEacutetat lui-mecircme Aristote a penseacute de faccedilon
analogue30
Meyer en conclut que le haut degreacute de juridiciteacute que lrsquoon constate dans lrsquoinstitution de famille
atteste lrsquoanteacuterioriteacute agrave la fois logique et historique de lrsquoEacutetat sur tous les autres groupements
sociaux La juridiciteacute de famille ne ressort en effet que du besoin vital de reacuteglementer la vie
sexuelle et la situation des enfants en les soumettant agrave lrsquoautoriteacute drsquoun contraint exteacuterieur le
contraint drsquoun groupement plus large que la famille dont le but est de rendre possible et
drsquoassurer lrsquoexistence de ses membres La juridiciteacute de la famille nrsquoest pas un fait fortuit mais
elle deacutecoule drsquoune autoriteacute collective qursquoest lrsquoEacutetat Sans les reacuteglementations juridiques drsquoune
telle collectiviteacute aucun des autres groupes sociaux (phratrie classes matrimoniale clan et la
famille) ne pourraient exister Il srsquoensuit drsquoapregraves Meyer que laquo lrsquoEacutetat nrsquoest pas sorti de ces
groupements mais ce sont eux au contraire qui nrsquoont eacuteteacute creacuteeacutes que par lrsquoEacutetat raquo31 et qursquoenfin
lrsquoEacutetat nrsquoa aucune origine historique deacutetermineacutee et que sous sa forme primitive il remonte plus
haut que lrsquohomme
La lecture que Meyer fait des Politiques I 2 possegravede donc les caracteacuteristiques
suivantes Il divise ce chapitre en deux parties dans lesquelles deux thegraveses diffeacuterentes sont 29 Ibid p 36 30 Ibid p 31-2 31 Ibid p 36
24
deacutefendues selon lui et lrsquoune seulement de ces deux thegraveses est conforme suggegravere Meyer agrave la
reacutealiteacute historique Ces deux parties sont a) celle ougrave Aristote donne une prioriteacute conceptuelle agrave
la polis (lrsquoEacutetat selon Meyer) sur ses parties composantes (crsquoest-agrave-dire sur les autres
groupements sociaux) et b) celle ougrave la polis est consideacutereacutee comme la derniegravere eacutetape du
deacuteveloppement historique des groupements sociaux et qui donne une prioriteacute chronologique agrave
la famille sur la polis Dans sect2-5 du tome I de lrsquoHistoire de lrsquoantiquiteacute Meyer appreacutecie et
approprie la premiegravere partie alors que dans sect6-13 il tient une position explicitement critique
sur la thegravese de la deuxiegraveme partie Conformeacutement agrave cette division et agrave son attitude critique au
sujet de la prioriteacute chronologique de la famille Meyer deacutefend deux thegraveses anti-
aristoteacuteliciennes a) il donne agrave lrsquoEacutetat non seulement une prioriteacute conceptuelle mais aussi une
prioriteacute historique sur les autres groupements sociaux (pour commencer par la famille) et b) il
refuse de consideacuterer la famille comme un fait de nature et il ne reconnaicirct qursquoune constitution
purement juridique agrave cette institution
V Meyer lecteur drsquoAristote
Revenons agrave notre question de deacutepart Malgreacute ces thegraveses anti-aristoteacuteliciennes et
malgreacute ses critiques des ideacutees principales drsquoAristote dans les Politiques I 2 comment Meyer
peut-il toujours affirmer que sa conception de lrsquoEacutetat est essentiellement identique agrave celle
drsquoAristote
On peut commencer par sa thegravese sur la juridiciteacute de la famille Si on peut mettre entre
parenthegraveses lrsquoideacutee de la posteacuterioriteacute de la famille agrave la polis on dirait que la juridiciteacute de la
famille nrsquoest pas aussi anti-aristoteacutelicienne qursquoelle semble au prime abord Selon Aristote la
famille nrsquoest jamais naturelle agrave lrsquoexclusion de toute sorte de juridiciteacute Ce que Meyer dit sur
lrsquoeffet juridique de lrsquoEacutetat sur la famille nrsquoest pas seulement vrai pour les Eacutetats modernes et
contemporains mais eacutegalement dans le cas des poleis existantes de lrsquoeacutepoque classique la polis
fait de lrsquounion des sexes une entiteacute juridique En tant que sa partie constitutive tout Eacutetat
constitue une identiteacute juridique pour la famille A lrsquoinstar de Platon Aristote donne aussi
dans les Politiques VII 16-17 lrsquoeacutebauche drsquoune loi de mariage pour sa citeacute ideacuteale crsquoest la loi
de lrsquoEacutetat qui deacutetermine la vie dans la famille et cette derniegravere nrsquoest jamais hors politiciteacute Il
semble que crsquoest plutocirct dans ce sens que Meyer donne une primauteacute agrave la juridiciteacute de la
famille sur sa naturaliteacute
25
De plus mecircme dans une perspective qui donne la prioriteacute chronologique agrave la famille
Aristote ne lui nie pas la juridiciteacute
[Crsquoest] dans la maison que se trouvent drsquoabord les commencements et les sources de
lrsquoamitieacute du reacutegime politique et de la justice (EE VII 10 1242a40-b1)32
La juridiciteacute de la famille en tant que telle ne pose pas un grand problegraveme comme une
interpreacutetation de la penseacutee politique drsquoAristote parce que selon ce dernier la naturaliteacute et la
juridiciteacute ne sont eacutevidemment pas incompatibles
La vraie difficulteacute dans lrsquointerpreacutetation de Meyer vient du fait qursquoil suppose une
identiteacute entre ses ideacutees et celles drsquoAristote comme la justification de sa thegravese selon laquelle
lrsquoEacutetat tient une prioriteacute chronologique sur la famille Lrsquooriginaliteacute de Meyer vient de ce que
dans son interpreacutetation drsquoAristote la prioriteacute conceptuelle de la polis sur ses parties coiumlncide
avec sa prioriteacute chronologique Meyer pense que cette coiumlncidence et la conformiteacute de celle-ci
agrave la penseacutee drsquoAristote srsquoexpliquent par le fait que lrsquohomme est naturellement un ecirctre politique
Pour relire un passage de Meyer deacutejagrave citeacute plus haut
Nous devons [hellip] consideacuterer la socieacuteteacute politique en un sens non seulement
conceptuel mais encore historique comme la forme primaire de la communauteacute
humaine voire mecircme comme le groupement social correspondant au troupeau animal
et drsquoune origine plus ancienne que le genre humain lui-mecircme dont lrsquoeacutevolution nrsquoest
devenue possible qursquoen lui et par lui Cette conception de lrsquoEacutetat est essentiellement
identique agrave la fameuse deacutefinition drsquoAristote qui fait de lrsquohomme un ecirctre naturellement
politique et de lrsquoEacutetat le groupement social (koinonia) embrassant tous les autres et les
surpassant en capaciteacute33
Une chose est certaine quand Meyer dit laquo Eacutetat raquo il nrsquoutilise aucunement un langage
meacutetaphorique et il nrsquoemploie pas non plus ce concept dans un sens lacircche comme un concept
qui peut srsquoappliquer aux diffeacuterentes institutions ayant une autoriteacute contraignante
quelleconque Non Meyer veut bel et bien nommer cette institution qui deacutetient et monopolise
un pouvoir dont le droit exclusif consiste agrave exercer la plus haute autoriteacute contraignante sur les
autres groupements subordonneacutes et sur ses membres Dans sa perspective lrsquoEacutetat est la seule
32 La traduction de Deacutecarie leacutegegraverement modifieacutee Sur ce passage voir Claudio William Veloso laquo La relation
entre les liens familiaux et les constitutions politiques raquo dans Politique drsquoAristote Famille reacutegimes eacuteducation
sous la direction de E Bermon V Laurand et J Terrel Bordeaux PU de Bordeaux 2011 p 23-39 33 Meyer Histoire de lrsquoAntiquiteacute op cit p 10
26
institution qui possegravede une existence permanente au cours de lrsquohistoire tout simplement parce
qursquoil est la condition de possibiliteacute de lrsquohistoire Jusque-lagrave il nrsquoy a rien drsquoaristoteacutelicien du
moins en ce qui concerne lrsquoeacutevolution de la vie sociale de lrsquohomme Il y a certainement
quelque chose qui tient de la laquo surinterpreacutetation raquo tout du moins dans lrsquoideacutee de donner une
prioriteacute historique agrave lrsquoEacutetat dans ce sens speacutecifique et comme une interpreacutetation des Politiques
I 2 Cependant on peut toujours rendre compte de cette interpreacutetation sans toutefois perdre
de vue son originaliteacute Si on pourrait juste mettre en parenthegravese le sens speacutecifique que Meyer
donne agrave lrsquoEacutetat et le substituer par une autre expression qursquoil utilise dans le dernier passage
citeacute agrave savoir par laquo la socieacuteteacute politique raquo dans ce sens speacutecifique de laquo groupement social
correspondant au troupeau animal raquo on peut voir par quelle leacutegitimiteacute il peut accorder une
prioriteacute chronologique agrave la vie politique de ce laquo troupeau animal raquo De la thegravese aristoteacutelicienne
que lrsquohomme est un animal politique par nature Meyer comprend lrsquoideacutee suivante lrsquohomme-
animal degraves qursquoil existe existe comme un animal politique Pour lrsquohomme un passeacute non
politique nrsquoexiste pas Un passeacute qui nrsquoest pas veacutecu drsquoune maniegravere politique un passeacute que
lrsquohomme nrsquoa pas veacutecu comme zocircon politikon nrsquoexiste pas pour lui La prioriteacute chronologique
de la vie politique vient donc du fait que lrsquohomme vit et il vivait toujours comme zocircon
politikon Selon cette perspective ce nrsquoest pas lrsquoEacutetat (ou la polis) qui fait de lrsquohomme un
animal politique mais crsquoest parce qursquoil est un animal politique par nature et parce qursquoil lrsquoest
depuis toujours que lrsquohomme possegravede lrsquoEacutetat Si on peut se permettre aujourdrsquohui de
laquo corriger raquo et de mettre sur ses pieds la surinterpreacutetation de Meyer tout en gardant
cependant sa perspective sur la prioriteacute de la nature politique de lrsquohomme en tant qursquoanimal
on dirait que mecircme sans et avant la polis lrsquohomme est un animal politique selon Aristote
La critique de Defourny est en fait inutile voire redondante parce que Meyer lui-
mecircme reconnait explicitement les points de son interpreacutetation qui sont discordants avec la
theacuteorie drsquoAristote Il divise les Politiques I 2 en deux et il choisit deacutelibeacutereacutement la partie qui
lui permet drsquoaffirmer un lien immeacutediat entre la nature politique de lrsquohomme et lrsquoEacutetat
Cependant diffeacuteremment de Saunders Meyer met la politiciteacute humaine agrave lrsquoorigine de lrsquoEacutetat
pas lrsquoinverse Crsquoest aussi sur ce dernier point qursquoil critique lrsquoideacutee eacutevolutionniste de lrsquoEacutetat
comme le point drsquoarriveacutee drsquoun deacuteveloppement historique Il reproche agrave Aristote drsquoavoir ceacutedeacute agrave
cette tentation eacutevolutionniste bien qursquoil ait vu le fait que lrsquohomme est par nature un animal
politique et que la polis est issue de la nature humaine
Aristote lui-mecircme dit-il a ceacutedeacute agrave la tentation lorsque tout en deacutefinissant lrsquoEacutetat
acheveacute qui est pour lui la polis la citeacute comme issu de la nature humaine il le fait
27
neacuteanmoins sortir historiquement drsquoune reacuteunion de villages et ceux-ci agrave leur tour de la
famille34
Si on peut laisser encore une fois de cocircteacute son ideacutee de donner une prioriteacute chronologique agrave la
polis ce que Meyer entend selon ce passage du zocircon politikon aristoteacutelicien est significatif
lrsquohomme nrsquoeacutevolue pas vers un zocircon politikon il lrsquoest drsquoembleacutee Meyer voit qursquoAristote donne
une prioriteacute agrave la nature politique de lrsquohomme sur les communauteacutes qursquoil eacutetablit non
seulement la polis mais la famille et le village aussi suivent la nature politique de lrsquohomme
VI Le zocircon politikon apolitique par nature David Keyt sur les Politiques I 2
Sur la question de la nature du lien entre le zocircon politikon humain et la polis on trouve
une argument plus eacutelaboreacute que celui de Saunders dans un article par David Keyt datant de
1987 Dans cet article intituleacute laquo Three Fundamental Theorems in Aristotlersquos Politics raquo35 le
but principal de Keyt est de montrer que la thegravese drsquoAristote selon laquelle la polis existe par
nature est marqueacutee par des failles Les arguments qursquoAristote preacutesente dans les Politiques I
2 en faveur de la naturaliteacute de la polis seraient loin drsquoecirctre valides et coheacuterents selon les
propres principes du Stagirite lui-mecircme Ce sont les principes drsquoAristote lui-mecircme qui
contrediraient la naturaliteacute de la polis Drsquoapregraves Keyt en bonne logique Aristote aurait ducirc
plutocirct dire que la citeacute est un produit de lrsquoart laquo an artifact of practical reason raquo mais non pas
un produit de la nature Sur ce point Hobbes comprend les choses mieux qursquoAristote36
Pour prouver la non-sequitur de lrsquoideacutee de la naturaliteacute de la polis dans la philosophie
drsquoAristote lui-mecircme Keyt met en question le lien que le Stagirite semble supposer entre la
naturaliteacute du caractegravere politique de lrsquohomme et celle de la polis Par deux arguments qursquoil
preacutesente sous les titres laquo Naturally political raquo 37 et laquo The lingusitic argument raquo 38 Keyt
34 Ibid p 14 (accent ajouteacute) 35 Phronesis 32 (1) 1987 p 54-79 (une version reacuteviseacutee est reprise sous le titre laquo Three Basic Theorems in
Aristotlersquos Politics raquo dans A Companion to Aristotlersquos Politics ed D Keyt et Fred D Miller Jr Blackwell
Publishing 1991 p 118-41) Dans cet article deacutejagrave devenu lrsquoune des piegraveces essentielles de la litteacuterature sur les
Politiques drsquoAristote les trois theacuteoregravemes en question sont a) lrsquohomme est un animal politique par nature b) la
polis existe par nature et c) la polis est anteacuterieure par nature agrave lrsquoindividu 36 Keyt laquo Three Fundamental Theoremsraquo loc cit p 54 et p 79 37 Ibid p 60-63 38 Ibid p 71-73
28
srsquointerroge sur la question de savoir si la naturaliteacute de la polis deacutecoule logiquement comme
Aristote laisse entendre de la thegravese selon laquelle lrsquohomme est un animal politique par nature
La reacuteponse de Keyt est non selon lui la naturaliteacute de la polis ne suit pas de la nature
politique de lrsquohomme Pour expliquer ce dernier point Keyt donne drsquoabord sa propre
interpreacutetation de zocircon politikon et il srsquoappuie pour le reste de sa critique drsquoAristote sur cette
interpreacutetation Dans la suite je mrsquointerroge principalement sur la validiteacute de cette
compreacutehension keytienne du laquo zocircon politikon raquo
Naturally Political
Comme Richard Mulgan Keyt aussi commence par faire une distinction entre un sens
strict et un sens lacircche du zocircon politikon Il souligne que dans six occurrences sur huit de cette
expression dans le corpus aristoteacutelicien elle est lieacutee ou agrave la polis ou agrave la koinonia politikecirc ou
au politecircs39 Keyt en conclut que laquo in the strict sense a political animal is one that dwells in a
polisraquo40 Le zocircon politikon au sens strict ne peut donc designer que lrsquohomme parce que crsquoest
dans la relativiteacute essentielle agrave la polis que se montre le sens strict de cette formule Selon Keyt
aussi le zocircon politikon au sens vrai est un vivant drsquoEacutetat Comme seul lrsquohomme possegravede la
polis seul lrsquohomme est un zocircon politikon au sens vrai laquo Since a polis composed of lower
animals is an impossibility (III 9 1280a32-34) strictly speaking man is the only political
animal raquo 41 Ce terme ne srsquoapplique que dans un sens lacircche aux autres animaux dits
laquo politiques raquo On les qualifie de laquo politiques raquo parce que ces animaux montrent une
ressemblance agrave ce que les citoyens font dans la polis eux aussi srsquoassocient autour drsquoune
œuvre commune comme le dit Aristote en HA I 1 488a7-8
Comme le zocircon politikon au sens vrai ne saurait ecirctre qursquoun vivant drsquoEacutetat Keyt
lrsquoidentifie au citoyen42 Cela dit crsquoest lrsquoœuvre commune des hommes en tant que citoyens qui
donnerait selon lui son contenu au sens strict de zocircon politikon Or crsquoest uniquement sous le
meilleur reacutegime politique (lequel est lrsquoaristocratie) que pourrait se manifester pleinement et
39 Les passages que cite Keyt sont les suivants occurrences lieacutee agrave la polis Pol I 2 1253a1-4 et 7-8 EN VIII
12 1162a17-19 EE VII 10 1242a22-27 celle lieacutee agrave la koinonia politikecirc Pol III 6 1278b19-25 et celle
lieacutee au politecircs EN I 7 1097b8-11 40 Keyt laquo Three Fundamental Theoremsraquo loc cit p 60 41 Ibid 42 Ibid p 60-61
29
correctement la nature politique de lrsquohomme parce que crsquoest le seul reacutegime preacutecise Keyt qui
est conforme agrave la nature Le contenu du sens strict drsquoecirctre un animal politique doit donc ecirctre
chercheacute dans lrsquoœuvre commune des citoyens du meilleur reacutegime
Thus the joint work of the citizens of Aristotlersquos best polis is to maintain a community
in which each of the citizens can lead a life of moral and intellectual virtue Their joint
work in short is to form and to maintain an ethical community43
Selon Keyt le zocircon politikon aristoteacutelicien se deacutefinirait par lrsquoœuvre commune de former et de
maintenir une communauteacute eacutethique Cette conclusion conduit Keyt agrave srsquointerroger sur les sens
agrave donner agrave la formule laquo zocircon politikon phusei raquo car la naturalisation du sens strict du zocircon
politikon aurait pour reacutesultat une ideacutee qursquoAristote nrsquoaccepterait pas est-ce que crsquoest par
nature que lrsquohomme forme et maintient cette communauteacute eacutethique qursquoest la polis Mais cela
suggeacuterait que lrsquohomme possegravede par nature les vertus constitutives drsquoune telle communauteacute
Ou si le zocircon politikon est bien le citoyen selon Aristote dit Keyt en tant que zocircon politikon
phusei il serait citoyen par nature 44 zocircon politikon phusei impliquerait la possession
naturelle des qualiteacutes du citoyen drsquoune communauteacute eacutethique Ces reacutesultats conclut Keyt ne
sont pas acceptables pour Aristote parce que selon les principes mecircme de sa propre theacuteorie
eacutethique bien que lrsquohomme possegravede une disposition naturelle pour les vertus morales et
intellectuelles il ne les possegravede pas par nature (ni contre la nature) mais il les acquiert par
43 Ibid p 61 44 En fait Jacqueline Bordes dans son Politeia dans la penseacutee grecque jusqursquoagrave Aristote Paris Les Belles
Lettres 1982 montre bien que lrsquoideacutee de laquo citoyenneteacute par nature raquo et de laquo politeia phusei raquo nrsquoeacutetait pas vraiment
eacutetrange pour les Grecs Crsquoest par reacutefeacuterence agrave cette ideacutee qursquoelle explique pourquoi les reacutevolutions oligarchiques
du cinquiegraveme siegravecle faisaient scandale elles eacutetaient contre le reacutegime naturel de citoyenneteacute sur lequel les
deacutemocrates atheacuteniens fondaient leurs propres compreacutehensions drsquoAthegravenes comme patrie et comme polis les
reacutegimes oligarchiques eacutetaient scandaleux en ce qursquoils excluaient de la politeia drsquoAthegravenes ceux qui se
consideacuteraient citoyen de cette polis par leur naissance (p 47 et p 79-80) En citant les deacutemocrates comme
Lysias et Deacutemosthegravene Bordes montre que pour les deacutemocrates de lrsquoeacutepoque la deacutemocratie eacutetait le reacutegime naturel
drsquoAthegravenes et que cette ideacutee se fondait dans les mythes fondateurs du reacutegime deacutemocratique et que lrsquoon la
rencontre aussi dans les oraisons funegravebres (p 300-303) Donc dans leur propre imagination les deacutemocrates
coiumlncidaient toujours le reacutegime et la polis (p 346) Aristote nrsquoa certainement pas une telle notion naturaliste de
la deacutemocratie Selon lui le reacutegime deacutemocratique srsquoexplique plutocirct comme une contingence de lrsquohistoire
laquo Comme il se trouve maintenant que les citeacutes sont plus grandes il nrsquoest pas facile qursquoil existe encore une
constitution autre qursquoune deacutemocratie raquo (Pol III 15 1286b20-21)
30
lrsquoeacuteducation de ses habitudes45 Il faudrait donc distinguer selon Keyt le zocircon politikon du
zocircon politikon phusei juste comme Aristote distingue la vertu naturelle de la vertu au sens
plein Que lrsquohomme soit zocircon politikon phusei nrsquoimpliquerait pas selon la philosophie mecircme
drsquoAristote qursquoil est par ce mecircme fait vraiment un zocircon politikon laquo It would seem then that
when Aristotle claims that man is a political animal by nature the most he can mean is that
nature endows man with a latent capacity for civic virtue (politikecirc aretecirc) and an impulse to
live in a polis raquo46
De toutes ces consideacuterations Keyt conclut que la naturaliteacute du caractegravere politique de
lrsquohomme nrsquoimplique pas celle de la polis parce que la premiegravere nrsquoest qursquoune capaciteacute de
former la deuxiegraveme Or lrsquoactualisation de cette capaciteacute nrsquoest pas lrsquoœuvre de la nature mais
elle deacutepend selon Aristote lui-mecircme de lrsquoeacuteducation de lrsquoart politique etc Ainsi bien que les
formulations drsquoAristote dans les Politiques I 2 donnent lrsquoimpression drsquoune correspondance
entre le zocircon politikon phusei qursquoest lrsquohomme et la polis comme sa communauteacute naturelle
une telle correspondance nrsquoexiste pas drsquoapregraves Keyt Aristote aurait tort de la supposer Eacutetant
donneacute que le fait que lrsquohomme est un zocircon politikon phusei ne le fait pas zocircon politikon au
sens strict la naturaliteacute de la polis ne peut pas ecirctre expliqueacutee par reacutefeacuterence agrave ce fait
Selon la conception que Keyt se fait du zocircon politikon aristoteacutelicien le fait que
lrsquohomme est un zocircon politikon phusei nrsquoimplique pas qursquoil vit drsquoembleacutee et par nature une vie
politique Ce fait nrsquoimplique pas que lrsquohomme vit en tant que zocircon politikon Parce que de
zocircon politikon phusei agrave zocircon politikon par excellence crsquoest-agrave-dire au citoyen il y a une eacutetape
neacutecessaire agrave satisfaire lrsquoeacuteducation Drsquoapregraves Keyt chez Aristote on nrsquoest pas zocircon politikon
drsquoembleacutee et par nature on le devient par la vertu par lrsquoeacuteducation Crsquoest par lrsquoart politique qui
eacuteduque le zocircon politikon phusei en vue de la vertu que ce dernier deviendrait un vrai zocircon
politikon crsquoest-agrave-dire un membre vertueux qui forme et maintient une communauteacute eacutethique
avec les autres hommes vertueux comme lui-mecircme
The Linguistic Argument
45 Keyt laquo Three Fundamental Theoremsraquo loc cit cite les passages suivants EN II 1 1103a23-26 II 5
1106a6-10 VI 13 X8 1178a14-16 9 1179b20-1180a24 EE III 7 1234a23-33 MM I 34 197b36-
1198a22 46 Ibid p 62
31
Cet argument peut ecirctre consideacutereacute comme la suite du preacuteceacutedent et malgreacute son titre il
porte plutocirct sur la perception (aisthecircsis) morale dont lrsquohomme est doteacute selon le fameux
passage des Pol I 2 1252a7-18 Selon Aristote deux choses que seul lrsquohomme possegravede
parmi les animaux sont le langage et la perception du juste de lrsquoinjuste du bien du mal et
drsquoautres notions du mecircme genre La mise en commun par le moyen du langage de ce genre
de notions fait la famille et la citeacute
Keyt suppose qursquoAristote aurait identifieacute la capaciteacute de percevoir et drsquoexprimer le
juste et lrsquoinjuste agrave la capaciteacute de former des communauteacutes sur les principes de justices comme
la famille et la polis47 Il pense que selon les principes mecircmes de la psychologie morale
drsquoAristote lui-mecircme la perception du juste et de lrsquoinjuste ne peut pas ecirctre une capaciteacute
naturelle de lrsquohomme Or si cette capaciteacute morale ne srsquoacquiert pas naturellement il
srsquoensuivra que la capaciteacute de former des communauteacutes comme la famille et la polis (avec
laquelle la capaciteacute de perception morale est identifieacutee) ne serait naturelle non plus
Drsquoapregraves Keyt lrsquoaisthecircsis morale ne fonctionne pas comme les autres sens Pour
pouvoir voir par exemple on nrsquoa pas besoin drsquoeacuteduquer notre capaciteacute de la vue crsquoest par la
simple possession de la vue que lrsquoon voit48 Or dans le cas de lrsquoaisthesis morale pour que
lrsquohomme perccediloive le juste etou lrsquoinjuste il faudrait drsquoabord lrsquoeacuteduquer et lrsquohabituer agrave les
percevoir
The moral perception which Aristotle regards as at least a necessary condition of the
existence of a polis is not an inborn capacity like sight For in order to be able to
perceive the just and the unjust and the good and the bad a person must to some extent
be just and good He need not be fully virtuous for even the morally weak man (ho
akratecircs) can perceive the just and the unjust and the good and the bad (EN VII 1
1145b12-13 8 1151a20-24) But he cannot be totally lacking in virtue for the evil
man is morally blind (EN III11110b28-30 VI121144a34-36 VII81151b36) Now
it is a central thesis of Aristotlersquos ethical philosophy that men become good not by
47 Selon Keyt (ibid p 72) lrsquoune des preacutemisses de lrsquoargument des lignes 1252a7-18 serait laquo The capacity to
percieve and to express the just and the unjust is the same as (though perhaps differing in essence from) the
capacity to form communities based on justice such as household and the polis raquo 48 Crsquoest Aristote qui soulegraveve ce point en EN II 1 1103a26-b2 pour expliquer que contrairement au cas des
sens la possession des vertus se fait par lrsquousage et elle est preacuteceacutedeacutee par lrsquoactiviteacute
32
nature but by habituation guided by law and practical wisdom (EN II1 1103a18-b6
X91179b20-24)49
Selon Keyt chez Aristote lrsquohomme nrsquoaurait pas de perception morale par nature ce qursquoil
possegravede ne serait tout au plus qursquoune capaciteacute agrave la perception morale50 Drsquoapregraves Keyt la
perception morale serait une sorte de perspicaciteacute dans le jugement moral elle serait une
capaciteacute de percevoir et drsquoentrevoir la veacuteriteacute dans le domaine de la moraliteacute Pour pouvoir
avoir la moindre perception morale lrsquohomme doit ecirctre drsquoores et deacutejagrave un peu vertueux et un
peu bon Un certain niveau de vertu serait requis pour lrsquoouverture de lrsquoindividu agrave la veacuteriteacute
morale sinon il manquerait tout critegravere de la veacuteriteacute dans ce domaine et il ne serait pas capable
de distinguer le juste de lrsquoinjuste etc Keyt suppose donc que lrsquohomme vicieux le meacutechant
nrsquoa pas de perception morale du tout comme il est moralement aveugle il serait deacutepourvu de
la moindre capaciteacute de dire le bien du mal Le vicieux serait deacutepourvu de la perspicaciteacute de la
perception veacuteridique dans le domaine de la moraliteacute parce qursquoil est deacutepourvu du moindre
degreacute de la vertu requise pour acceacuteder agrave la veacuteriteacute morale
VII Les failles de Keyt
Keyt commet une erreur lorsqursquoil se reacutefegravere agrave lrsquoexemple de lrsquohomme vicieux pour
justifier sa propre supposition selon laquelle Aristote lui-mecircme aurait penseacute que pour pouvoir
dire le juste de lrsquoinjuste il faudrait ecirctre deacutejagrave dans une certaine mesure juste et bon Il
confond la perception morale en tant que telle avec le jugement moral vertueux Pouvoir dire
ce qui nous apparait juste de ce qui paraicirct injuste est une chose pouvoir dire le vrai juste du
vrai injuste est une autre Sans le premier le second serait impossible Drsquoapregraves Aristote
lrsquoaveuglement morale du vicieux nrsquoest pas une incapaciteacute de se faire une ideacutee du juste du bon
ou du nuisible Il nrsquoest pas aveugle agrave la perception morale Sa perversiteacute le rend aveugle agrave
lrsquoorthos logos elle le rend incapable de juger le juste correctement contrairement au
49 Ibid p 73 50 Apregraves avoir dit que la perception morale nrsquoest pas inneacutee comme la vue dans une note Keyt dit laquo The capacity
of acquiring moral perception on the other hand is innate for it is part of the capacity of acquiring the moral
virtues raquo (ibid n 37)
33
spoudaios51 Drsquoailleurs selon la theacuteorie eacutethique drsquoAristote la diffeacuterence entre un homme
vicieux et lrsquoincontinent consiste en ce que le premier bien qursquoil soit ignorant de ce que
lrsquoorthos logos commande agit du choix deacutelibeacutereacute (proairesis) alors que le second agit contre la
proairesis sans en ecirctre deacutepourvu (EN VII 8 1151a5-10 voir aussi EE II 11 1228a4 sq)52
Or lagrave ougrave il y a proairesis il y a par lagrave mecircme une krisis morale un jugement (vrai ou faux)
sur le bien et le mal car tout choix vise un certain bien53 Lrsquoacquisition de la vertu consiste
dans lrsquoeacuteducation de cette capaciteacute proaireacutetique laquelle est une fonction de la capaciteacute de
lrsquohomme agrave la moraliteacute Donc la preacutesence de la perception morale chez lrsquohomme est la
condition de possibiliteacute de la vertu non pas lrsquoinverse comme Keyt le pense Et lrsquohomme
vicieux nrsquoest pas deacutepourvu de la perception morale et du choix moral tout homme en est
doteacute et crsquoest par nature
La mecircme erreur marque sa compreacutehension de zocircon politikon et son argument sur la
vertu civique dont lrsquoeacuteducation transformerait le zocircon politikon phusei en zocircon politikon selon
lui Quant Keyt dit laquo juste raquo il comprend toujours laquo le juste selon la vertu raquo Selon lui pour
Aristote pouvoir se faire une ideacutee du juste crsquoest toujours le faire - plus ou moins - selon la
vertu Donc le zocircon politikon phusei qursquoest lrsquohomme nrsquoaurait aucune existence politique
parce qursquoen tant que tel la nature ne le dote pas de la capaciteacute de distinguer le juste de
lrsquoinjuste Comme la vie politique sans cette capaciteacute nrsquoest pas possible vivre comme un zocircon
politikon nrsquoest pas possible pour le zocircon politikon phusei Dans le mesure ougrave il ne possegravede pas
naturellement la vertu politique de distinguer le juste de lrsquoinjuste lrsquohomme nrsquoest pas citoyen
par nature ndash ce qui eacutequivaudrait agrave dire drsquoapregraves Keyt qursquoil nrsquoest pas zocircon politikon lrsquoidentiteacute
selon Aristote du citoyen du meilleur reacutegime politique avec le zocircon politikon eacutetait la
supposition de lrsquoun de ses arguments preacuteceacutedents (laquo Naturally Political raquo) Cette
compreacutehension eacutetatique du zocircon politikon aristoteacutelicien deacutepend de la neacutegation de ce
qursquoAristote dit explicitment dans les Politiques I 2 elle fait de lrsquohomme un animal
apolitique par nature Selon cette interpreacutetation Aristote aurait supposeacute que dans son eacutetat
51 Sur ce point voir la commentaire pour les lignes EN VI 13 1144a34-36 de R A Gauthier et J Y Jolif
LrsquoEacutethique agrave Nicomaque Tome II ndash Deuxiegraveme partie Commentaire Livres VI-X Louvain-la-neuve Edition
Peeters 2002 p 552-553 52 Lrsquohomme incontinent nrsquoest pas incapable de voir ce qursquoindique lrsquoorthos logos il est incontinent par son
faiblesse de ne pas pouvoir deacutesirer bien qursquoil le voie ce vers quoi la proairesis conforme agrave lrsquoorthos logos
srsquoincline Donc il nrsquoest pas deacutepourvu de la proaisresis il est uniquement incapable de montrer la fermeteacute requise
pour la suivre Sur lrsquoincontinence voir EN VII 7-10 53 EN I 1 1094a1 et 2 1095a14-15
34
naturel le zocircon politikon soit un animal apolitique qursquoil nrsquoy ait pas de vie politique pour le
zocircon politikon avant la vertu avant lrsquoeacuteducation
VIII Le mythe de Protagoras et les Politiques I 2
On pourrait objecter que lrsquointerpreacutetation de Keyt nrsquoest pas aussi eacuteloigneacutee du sens
veacuteritable de lrsquoargument drsquoAristote En effet on pense parfois que dans ce deuxiegraveme chapitre
des Politiques I le Stagirite fait allusion au grand discours de Protagoras (Prot 320d-328d)54
et lrsquoessentiel du discours du Protagoras consiste agrave dire que sans vertu il nrsquoy a pas de vie
politique pour lrsquohomme Selon le mythe de Protagoras dans les premiers temps les hommes
vivaient drsquoune maniegravere sporadique et sans polis mais par le besoin de protection contre les
becirctes sauvages ils cherchaient agrave se rassembler et fonder des poleis Cependant comme ils
manquaient lrsquoart politique ces tentatives eacutechouaient Ce nrsquoeacutetaient que par le don de lrsquoaidocircs et
de la dikecirc qursquoils arrivaient agrave eacutetablir une vie politique dans les poleis Crsquoeacutetaient donc ces vertus
politiques qui ont rendu possible la vie politique pour lrsquohomme Protagoras pensait qursquoun
certain degreacute minimum de vertu eacutetait indispensable pour la vie politique Crsquoeacutetait pourquoi
Zeus aurait commandeacute agrave Hermegraves de distribuer lrsquoaidocircs et la dikecirc agrave tous laquo Il faut dit Zeus agrave
Hermegraves que tous y aient part car les citeacutes ne pourraient exister si seulement un petit nombre
drsquohumains y avaient part [hellip] et eacutetablis cette loi en mon nom que lrsquohomme qui ne peut avoir
part agrave la justice et au respect soit mis agrave mort en tant que fleacuteau de la citeacute raquo (322d) Il faut donc
selon le logos de Protagoras dans la deuxiegraveme partie de son discours que lrsquohomme soit
eacuteduqueacute par sa propre citeacute en vertu et qursquoil obtienne un certain degreacute de perspicaciteacute pour la
veacuteriteacute morale sinon les citeacutes nrsquoexisteraient pas (323d) Le besoin de lrsquoeacuteducation et de la vertu
pour lrsquoexistence mecircme de la vie politique pour lrsquohomme avait eacuteteacute donc deacutejagrave identifieacute par
Protagoras Cette ideacutee eacutetait deacutejagrave preacutesente dans les milieux philosophiques et Aristote eacutetait bien
familier avec elle On dirait donc que lrsquointerpreacutetation de Keyt ne fait que de mettre en relief
lrsquoarriegravere-plan protagorien de lrsquoargument drsquoAristote et elle reflegravete en effet le vrai sens de cet
argument55
On ne sait pas comment Aristote comprenait exactement le mythe de Protagoras Or
la litteacuteraliteacute du texte du discours de Protagoras montre qursquoune autre faccedilon une faccedilon plus
54 Voir par exemple WL Newman The Politics of Aristotle vol II Oxford Clarendon Press 1887 p 124-
125 55 Keyt lui-mecircme ne cite pas Protagoras pour ses arguments Mais on ne peut pas ne pas penser agrave Protagoras
lorsque lrsquoon lit ses critiques drsquoAristote au sujet de la naturaliteacute de la polis
35
proche des suppositions du Sophiste de comprendre le mythe est aussi possible et cette
lecture du mythe ne justifie pas les approches comme celle de Keyt
Les compreacutehensions eacutetatiques de zocircon politikon humain chez Aristote prennent le
langage la perception morale et la raison comme les capaciteacutes politiques par excellence Crsquoest
par sa possession de ces capaciteacutes politiques que lrsquoon explique lrsquoanimal politique qursquoest
lrsquohomme Comme on voit dans le cas de Keyt deacutejagrave on suppose que ces capaciteacutes sont
essentiellement identiques ou correspondent complegravetement agrave la capaciteacute de former des
communauteacutes chez lrsquohomme
Or le mythe de Protagoras ne suppose pas une identiteacute ni une correspondance
complegravete entre le langage la perception morale et la raison drsquoune part et la capaciteacute de
former et de maintenir les communauteacutes eacutethiques et politiques de lrsquoautre part Donc chez
Protagoras ces capaciteacutes nrsquoexpliquent pas par elles-mecircmes la forme que prend la vie politique
proprement humaine Drsquoautre part le mythe suggegravere aussi que la vie politique de lrsquohomme ne
deacutepend pas de la vertu et de lrsquoeacuteducation de ces capaciteacutes ni de la polis Selon Protagoras
lrsquohomme est politiquement actif (il nrsquoest pas apolitique du tout) bien avant le don des vertus
politiques par Zeus La politiciteacute de lrsquohomme ne deacutepend pas de son eacuteducation en vertu Il nrsquoy
a donc pas un lien de neacutecessiteacute entre les deux drsquoapregraves Protagoras
En effet dans le mythe de Protagoras les faculteacutes de la raison du langage et la
perception du juste et de lrsquoinjuste attirent lrsquoattention par leurs absences parmi les dons des
Dieux Promeacutetheacutee vole le savoir artisanal et le feu de lrsquoatelier drsquoHeacutephaiumlstos et drsquoAtheacutena pour
les donner aux hommes laquo Gracircce agrave cela dit Protagoras lrsquohomme dispose du moyen de
survivre raquo (Prot 321d-e) Or le don de Promeacutetheacutee suppose que lrsquohomme eacutetait deacutejagrave agrave mecircme
de recevoir et de comprendre le savoir artisanal et drsquoutiliser le feu pour mettre en pratique ce
savoir artisanal en vue de survivre De plus avant cet eacutepisode du vol du feu par Promeacutetheacutee
dans sa description de la faute et de lrsquoimpreacutevoyance drsquoEacutepimeacutetheacutee dans sa distribution des
faculteacutes parmi les ecirctres Protagoras divise ces derniers en deux groupes comme ceux priveacutes de
la raison et lrsquohomme laquo [Comme] Eacutepimeacutetheacutee nrsquoeacutetait pas parfaitement sage il lui eacutechappa
qursquoil avait distribueacute entre les ecirctres priveacutes de raison toutes les faculteacutes dont il disposait Restait
lrsquoespegravece humaine qui nrsquoavait encore rien reccedilu raquo56 sauf qursquoil posseacutedait drsquoores et deacutejagrave la faculteacute
de raison alors Crsquoest gracircce agrave sa possession naturelle de la raison lrsquohomme laquo inventa
habitations vecirctements chaussures couvertures et tira sa nourriture de la terre raquo Or le fait que
56 Les traductions des passages du Protagoras sont de Monique Treacutedeacute et Paul Demont (Le Livre de Poche
1993)
36
lrsquohomme reacuteussit agrave survivre et qursquoil peut employer le savoir artisanal au niveau de technecirc
montre qursquoil est aussi agrave mecircme drsquoemployer correctement sa capaciteacute rationnelle dans ces
domaines Le mythe suppose bien qursquoavant les dons de Promeacutetheacutee lrsquohomme eacutetait capable de
maitriser le savoir artisanal au niveau drsquoune sophia ce que le Titan a deacuterobeacute drsquoHeacutephaiumlstos et
drsquoAtheacutena crsquoeacutetait une ἔντεχνος σοφία (Prot 321d1)
Il en va de mecircme pour sa perception du juste et de lrsquoinjuste Protagoras dit que
lrsquohomme eacutetait laquo le seul des ecirctres vivants agrave honorer les dieux et il se mit agrave eacuteriger des autels et
des repreacutesentations des dieux raquo (322a) Lrsquohomme eacutetait donc deacutejagrave avant mecircme du don des
vertus politiques pieux et capable de discerner la part des Dieux et que ces derniers meacuteritent
du respect Par les actes pieux lrsquohomme paie le respect qursquoil doit aux Dieux pour la part du
lot divin qursquoil a reccedilu (322a) Lrsquohomme posseacutedait donc deacutejagrave un sens de justice et il eacutetait deacutejagrave
capable de discerner correctement au moins dans les affaires religieuses le juste et lrsquoinjuste
Encore plus les premiegraveres tentatives de lrsquohomme pour rassemblement dans les poleis
eacutechouaient parce que laquo ils faisaient du tort reacuteciproquement [ἠδίκουν ἀλλήλους ] raquo (322b) Or
le fait que les hommes refusent de rester ensemble agrave cause du tort qursquoils reccediloivent lrsquoun de
lrsquoautre montre qursquoils possegravedent deacutejagrave un sentiment de justice lrsquohomme perccediloit mecircme avant le
don de la vertu de la justice ce qui est bien et ce qui est nuisible pour lui-mecircme et il donne un
jugement (correct ou pas) agrave ce sujet au sujet de ce qursquoil meacuteritent et ce qursquoil ne meacuteritent pas57
Selon le mythe de Protagoras contrairement agrave ce que Keyt suppose pour Aristote lrsquohomme
nrsquoa pas besoin de la vertu de justice pour pouvoir percevoir et juger les questions de la justice
Correcte ou pas lrsquohomme a toujours une opinion au sujet de la justice Parfois il la juge
mecircme correctement comme dans le cas des Dieux
57 On objecterait que si les hommes ne parviennent pas agrave vivre en commun ce nrsquoest pas parce que le tort qursquoils
se font heurte leur sentiment de justice mais tout simplement parce qursquoils sont dangereux les uns pour les autres
Ils se fuient mutuellement non sous le coup de lrsquoindignation mais par peur les uns des autres (Crsquoest Michel
Narcy qui a souleveacute cette objection dans nos correspondances priveacutees) Cependant le fait que les hommes
deacuteveloppent une attitude pieuse vers les Dieux suggegravere qulsquoils sont agrave mecircme de juger la valeur du lot divin qursquoils
ont reccedilu et qursquoils le reconnaissent comme avantageux pour eux-mecircmes Crsquoest-agrave-dire qursquoils font bien une
distinction entre le mal et le bien Ainsi mecircme si les hommes ne parviennent pas agrave vivre ensemble tout
simplement parce qursquoils ont peur les uns des autres ce sentiment de peur nrsquoira jamais sans un jugement au sujet
du bien et du mal Il conduira toujours les hommes agrave juger qursquoil est mieux pour eux de se dissiper que drsquoinsister
agrave rester ensemble Autrement dit la dissolution des premiers groupements humains suppose un calcul assez
complexe entre les biens rester ensemble malgreacute les injustices commises mutuellement ou dissoudre la
communauteacute malgreacute le besoin de rester ensemble pour survivre
37
Quant au langage Protagoras suppose qursquoil est un produit de technecirc58 et lrsquohomme
lrsquoinvente agrave lrsquoeacutepoque de sa faccedilon sporadique de vivre bien avant ses premiegraveres tentatives de
fonder des poleis On peut supposer que lrsquohomme aurait besoin du langage pour ses premiegraveres
tentatives politiques Cependant le langage ne semble pas ecirctre indispensable pour rassembler
en vue de protection contre les becirctes sauvages Apregraves tout lrsquohomme nrsquoest pas la seule et la
premiegravere espegravece drsquoanimal agrave se rassembler pour se proteacuteger contre les autres animaux
Quoiqursquoil soit il est eacutevident que Protagoras ne suppose pas un lien naturel et neacutecessaire entre
le langage et lrsquoexistence de la polis le langage a eacuteteacute inventeacute selon lui avant la constitution
des premiegraveres citeacutes De plus lrsquohistoire de Protagoras suppose que lrsquohomme aurait aussi besoin
du langage pour dissoudre les rassemblements qursquoil eacutetablit si lrsquohomme dissout ses premiegraveres
communauteacutes malgreacute son besoin vitale de rester rassembleacute et si la cause principale pour la
dissolution de ces communauteacutes est les problegravemes de justice que les hommes eacuteprouvent entre
eux on peut supposer qursquoils auraient aussi besoin du langage pour reacutegler leurs comptes entre
eux avant de deacutecider agrave dissoudre leur rassemblement Il est donc tout probable pour lrsquohomme
drsquoutiliser cette capaciteacute pour dissoudre ses premiers regroupements et de devenir sans polis
malgreacute sa capaciteacute langagiegravere
Les conclusions suivantes peuvent ecirctre tireacutees de cette lecture du mythe de Protagoras
Premiegraverement selon ce dernier avant mecircme de son eacuteducation en vertu lrsquohomme possegravede la
raison le langage et la perception du juste et de lrsquoinjuste il utilise ces capaciteacutes activement et
cette utilisation nrsquoest pas neacutecessairement destineacutee agrave former et agrave maintenir une communauteacute
eacutethique et politique De plus malgreacute sa possession de toutes ces capaciteacutes lrsquohomme peut
eacutechouer agrave maintenir les communauteacutes qursquoil eacutetablit Malgreacute le fait qursquoil les possegravede ses
communauteacutes peuvent se dissoudre Donc selon Protagoras ces capaciteacutes proprement
humaines ne sont pas identiques agrave la capaciteacute de former et de maintenir des communauteacutes et
nrsquoy correspondent pas
Deuxiegravemement le mythe de Protagoras suppose que lrsquohomme a une vie politique
avant son eacuteducation en vertu Lrsquohomme est politiquement actif avant son acquisition de la
vertu bien qursquoils eacutechouent les hommes essaient plusieurs fois de se rassembler autour drsquoun
58 Aristote diffegravere de Protagoras sur ce point mais cela ne change rien pour notre argument ici
38
œuvre commune Donc la politiciteacute humaine ne deacutepend pas de la vertu ce nrsquoest pas son
eacuteducation en vertu qui le rend politique chez Protagoras59
Derniegraverement lrsquousage politique de la perception morale et des capaciteacutes de la raison et
du langage ne suppose pas la vertu non plus Lrsquohomme utilisait ces capaciteacutes activement et
politiquement bien avant les vertus politiques
Si la leccedilon du mythe de Protagoras peut ecirctre comprise de cette maniegravere il ne serait pas
possible de justifier lrsquointerpreacutetation que Keyt fait du zocircon politikon aristoteacutelicien par lrsquoallusion
qursquoAristote aurait fait agrave Protagoras dans les Politiques I 2 Keyt suppose que srsquoil nrsquoy a pas de
vertu il nrsquoy a pas de vie politique non plus pour lrsquohomme Cette interpreacutetation suppose qursquoagrave
moins qursquoil soit eacuteduqueacute en vertu la capaciteacute politique de lrsquohomme resterait latente Or
Protagoras pense que lrsquoactiviteacute politique de lrsquohomme ne deacutepend pas de la vertu mecircme sans
vertu lrsquohomme est capable drsquoagir politiquement
IX LrsquoEacutetat et le plus haut degreacute da la politiciteacute humaine
La conception du zocircon politikon humain comme un vivant drsquoEacutetat a une grande utiliteacute
pour rendre compte drsquoune autre thegravese fondamentale des Politiques I 2 Une fois qursquoon
explique le fait que lrsquohomme est un animal politique par sa possession de la polis on croit
aussi expliquer lrsquoaffirmation aristoteacutelicienne selon laquelle lrsquohomme est plus politique que les
autres animaux greacutegaires-politiques Bien que la possession de la polis soit lrsquoessentiel de
lrsquoexplication que nous allons aussi donner dans ce travail pour le plus haut degreacute du caractegravere
politique de lrsquohomme il est opportun drsquoindiquer drsquoabord une version fallacieuse de cette
explication
Pour citer encore une fois Saunders sur les lignes 1253a7-18 ougrave on trouve
lrsquoaffirmation du plus haut degreacute de la politiciteacute de lrsquohomme
lsquoFit for a statersquo renders politikon [hellip] But no animal lives as a member of a
state so the sentence [that man is an animal fit for a state to a fuller extend] sounds
absurd The point is that animals have two characteristics which are necessary but not
sufficient for life in a state the sensation (aesthesis) of pleasure and pain and lsquovoicersquo
phocircnecirc with which to lsquoindicatersquo them to each other The same is true of men but men 59 Pace Michel Narcy laquo Le contrat social drsquoun mythe moderne agrave lrsquoancienne sophistique raquo Philosophie 28
1990 p 32-52 voir aussi son laquo Introduction raquo au Theacuteeacutetegravete GF Flammarion Paris 1995 p 116-120 Pour notre
critique de lrsquointerpreacutetation du mythe par Narcy voir lrsquoappendice du chapitre preacutesent
39
have also a senseperception of benefit and harm etc as listed and lsquospeechrsquo logos to
express them [hellip] In sum to pursue their common task (whatever that is) bees etc
have sensation of pleasure and pain plus voice60 to pursue theirs men have in addition
a sense of good and bad just and unjust plus speech Men are thus lsquofit for a sate to a
fuller extendrsquo they are better equipped in such a way as to be able to live in the
complex association koinocircnia which is the state61
Selon Saunders les hommes seraient plus politika que les autres animaux parce que gracircce agrave
certaines caracteacuteristiques qursquoeux seul possegravedent ils satisfont agrave une plus haute mesure la
deacutefinition drsquoecirctre politikon les hommes sont plus aptes agrave vivre dans un Eacutetat Crsquoest donc pour
la mecircme raison que les autres animaux seraient politika agrave un moindre degreacute dans la mesure
ougrave il leur manquent certaines des caracteacuteristiques requises pour vivre dans un eacutetat ils sont
moins ou meacutediocrement eacutequipeacutes pour vivre dans un eacutetat ils satisfont moins cette deacutefinition
Bien que moins eacutelaboreacutee CDC Reeve donne eacutegalement une explication similaire agrave
celle de Saunders pour le plus haut degreacute du caractegravere politique de lrsquohomme Selon lui
[H]uman beings are more political than [the other political animals] because they are
naturally equipped for life in a type of community that is itself more quintessentially
political than a beehive or an ant nest namely a household or polis What equips
human beings to live in such communities is the natural capacity for rational speech
which they alone possess62
Reeve ne reacuteduit pas la vie politique de lrsquohomme agrave son appartenance agrave la polis Neacuteanmoins il
commet la mecircme erreur que Saunders Dans tous les deux cas il srsquoagit drsquoune sorte de peacutetition
de principe Selon ces auteurs crsquoest parce que les hommes sont mieux eacutequipeacutes pour vivre
dans les communauteacutes humaines qursquoils sont plus politiques que les autres animaux politiques
Ou pour le dire de lrsquoinverse ces derniers seraient moins politiques parce qursquoils sont moins
bien eacutequipeacutes pour vivre dans les communauteacutes humaines
60 Selon Aristote les abeilles sont sourdes et deacutepourvues de la phocircnecirc Meacutet I 1 980b23 et HA IV 9 535b3-12
Ce point sera discuteacute plus longuement dans le Chapitre III de cet essai 61 Saunders Aristotle Politics Book I and II op cit p 69 Tous les italiques sont de Saunders 62 CDC Reeve laquo Introduction raquo dans Aristotle Politics trad CDC Reeve IndianapolisCambridge Hackett
Publishing Company 1998 p xvii-lxxix (p xlviii) La mecircme partie de cette Introduction a eacuteteacute reprise dans
laquo The Naturalness of the Polis in Aristotleraquo dans A Companion to Aristotle ed Georgios Anagnostopoulos
Blackwell Publishing p 513
40
Comme le domaine des individus auquel ses analyses srsquoappliquent Saunders prend
tous les animaux (politiques ) Le problegraveme est qursquoil donne une extension universelle au
preacutedicat laquo to be fit for a state raquo sur tous les animaux y compris lrsquohomme comme srsquoil eacutetait
possible drsquoeacutetablir lrsquointention de ce preacutedicat indeacutependamment de lrsquohomme Selon Saunders
lrsquointention de ce preacutedicat se deacutetermine par la possession non seulement de lrsquoaisthecircsis du
plaisir de la peine et de la phocircneacute mais aussi et surtout par la possession de lrsquoaisthecircsis du
bien du nuisible et du logos Lrsquoexplication de Saunders suppose donc lrsquoargument suivant
Pour tout animal (politique ) srsquoil possegravede x y z etc il est plus apte agrave vivre dans un
Eacutetat
Lrsquohomme possegravede x y z etc
Donc lrsquohomme est plus apte agrave vivre dans un Eacutetat
Cet argument suppose que de jure la possibiliteacute drsquoecirctre plus politique est eacutegalement
ouverte aux animaux autres que lrsquohomme or de facto ce nrsquoest que les hommes qui srsquoavegraverent
satisfaire les conditions preacuteciseacutees dans lrsquoanteacuteceacutedent de la premiegravere preacutemisse
Il est significatif que Saunders et Reeve parlent de lrsquohomme en pluriel laquo men are fit
for a state to a fuller extent raquo dit Saunders et laquo human beings are more political than the
others raquo dit Reeve Leurs explications supposent en fait la formule universelle suivante
laquo Pour tout animal politique srsquoil est un homme il est plus politique (ou plus aptes agrave vivre
dans un Eacutetat) raquo Leur formulation drsquoecirctre plus politique couvre tout homme (et preacutetendument
tous les animaux politiques) dans ce sens preacutecis que ce preacutedicat se dit de chacun des individus
qui constituent son domaine Drsquoougrave la traduction de Reeve des lignes 1253a7-9 des Politiques
I 2 laquo It is also clear why a human being [ho anthropos] is more of a political animal than a
bee or any other gregarious animal raquo (italiques ajouteacutes) Selon Saunders et Reeve quand il
affirme que lrsquohomme est plus politique que les autres animaux politiques Aristote aurait donc
dit laquo Prenez un homme mais nrsquoimporte quel individu chaque fois vous verrez qursquoil est bien
mieux eacutequipeacute que les autres animaux dits politiques pour vivre dans une polis raquo Mais que y a-
t-il drsquointeacuteressant dans le fait qursquoun homme soit apte agrave vivre dans une communauteacute qui est deacutejagrave
constitueacutee par sa propre espegravece Un homme laquo fit raquo aux communauteacutes de sa propre espegravece
nrsquoest pas plus eacutetonnant qursquoune abeille capable drsquoentrer dans une ruche construite par sa propre
colonie Les explications de Saunders et Reeve sur le plus haut degreacute du caractegravere politique de
lrsquohomme nrsquoapporte aucune nouvelle information sur ce fait Si lrsquohomme est laquo fit raquo agrave la polis
41
crsquoest parce que crsquoest deacutejagrave lui qui la constitue Un homme est apte agrave vivre dans une polis et
crsquoest en tant que membre de son espegravece Si on explique le moindre degreacute de la politiciteacute drsquoune
abeille par le seul fait qursquoelle nrsquoest pas ducircment eacutequipeacutee pour vivre dans une polis on ne
saurait pas expliquer pourquoi le fait qursquoun homme agrave son tour nrsquoest pas ducircment eacutequipeacute pour
vivre dans une colonie drsquoabeille ne le rend pas moins politique qursquoune abeille Pour que la
circulariteacute drsquoun tel argument soit briseacutee il semble qursquoil faut expliquer ce qursquoil y a dans le fait
que lrsquohomme constitue des poleis qui le fait plus politique
La raison de cette circulariteacute peut ecirctre chercheacutee dans une extension non-justifieacutee de la
teacuteleacuteologie du langage agrave la perception du juste et de lrsquoinjuste En Pol I 2 1252a9-18 il est dit
que lrsquohomme a eacuteteacute doteacute par la nature du langage pour qursquoil puisse manifester ce qursquoil trouve
bien mal juste ou injuste La mise en commun de ces notions morales dit Aristote est le
fondement de toute communauteacute humaine La teacuteleacuteologie du langage est donc en double
couche pour le dire ainsi le langage est donneacute pour la manifestation des sentiments moraux
en vue de la constitution des communauteacutes Or dans la compreacutehension eacutetatique du zocircon
politikon humain on souvent attribue une teacuteleacuteologie agrave la perception du juste et de lrsquoinjuste
aussi dans le cadre du mecircme argument lrsquohomme aurait donc la perception du juste et de
lrsquoinjuste en vue de sa vie dans la polis63 Lrsquoun des exemples les plus claires de cette approche
se trouve chez Fred D Miller Selon lui
[H]umans have the innate capacity to perceive and express justice and injustice
because this is necessary in order for them to attain their natural ends For humans
must engage in cooperative forms of social and political organization in order to fulfill
their nature and these forms of cooperation require a conception of justice64
63 On objecterait que si lrsquoaisthesis morale de lrsquohomme nrsquoa aucune telos la nature lrsquoaurait faite laquo en vain raquo ce qui
serait contre les principes teacuteleacuteologiques fondamentaux de la philosophie naturelle drsquoAristote Le laquo bien-vivre raquo
semble ecirctre le candidat le plus probable pour ecirctre le telos de cette aisthesis Pour les sens autre que le toucher et
le goucircter Aristote dit qursquoils sont en vue de laquo to eu raquo (DA III 13 435b21 De Sens 1 437a1) Un tel telos
geacuteneacuteral de bien vivre semble ecirctre attribuable agrave lrsquoaisthesis morale aussi Or comme il sera expliqueacute dans la suite
de ce chapitre et dans le chapitre prochain je pense qursquoil y a une peacutetition de principe dans lrsquoideacutee de dire que cette
aisthesis morale est donneacutee agrave lrsquohomme pour vivre dans la polis De plus je crois qursquoil y a mecircme lieu pour nier
tout telos agrave lrsquoaisthesis morale Dans ce passage des Politiques I 2 Aristote parle de lrsquoaisthesis morale au mecircme
niveau que lrsquoaisthesis du plaisir et de la peine Il semble qursquoaux yeux drsquoAristote lrsquoaisthesis morale ressemble
moins agrave nos cinq sens que lrsquoaisthesis du plaisir et de la peine Or nulle part dans le corpus Aristote ne dit que
cette derniegravere a un telos 64 Fred D Miller laquo Aristotle on Natural Law and Justice raquo dans A Companion to Aristotlersquos Politics eacuteds David
Keyt et Fred D Miller Jr Oxford Blackwell1991 p 279-306 (p 294)
42
Selon Miller aussi la perception du juste et de lrsquoinjuste fait partie de cet laquo eacutequipement raquo de
lrsquohomme qui le rend capable de vivre dans une polis et il la possegravede en vue drsquoune telle vie
Crsquoest parce que diffeacuterentes organisation de sa vie politique requiegraverent une conception de
justice que lrsquohomme aurait eacuteteacute doteacute par la nature drsquoune telle perception Mais pourquoi les
diffeacuterentes organisations coopeacuteratives de la vie humaine requiegraverent une conception de justice
en premier lieu Pourquoi y aura-t-il toujours et ineacutevitablement une question de justice dans
ce genre drsquoorganisation Il semble que lrsquoordre des choses est lrsquoinverse selon Aristote de ce
que Miller suppose ce nrsquoest pas parce que les organisations coopeacuteratives exigent une
conception de justice que lrsquohomme est doteacute de la perception de la justice mais crsquoest parce que
lrsquohomme a une sensitiviteacute pour la justice qursquoil y a toujours et sans cesse une question de
justice agrave reacutegler au sein mecircme de ce type drsquoorganisation Le problegraveme avec lrsquoargument de
Miller est le mecircme que les preacuteceacutedents Tous ces arguments commencent par deacutecrire la vie
politique dans une polis par ce qursquoils appellent les capaciteacutes (ou lrsquo laquo eacutequipement raquo) politiques
de lrsquohomme et apregraves ils deacutetectent un laquo fitness raquo chez lrsquoindividu humain pour cette vie
politique laquelle a eacuteteacute deacutejagrave deacutecrite par ce qui rend homme lsquofitrsquo pour elle
Appendice au chapitre I
Selon Michel Narcy le fait que les dons de Promeacutetheacutee ne suffissent pas pour garantir
la vie humaine et qursquoil y faut lrsquoart de co-habiter aussi (lequel se trouvait aupregraves de Zeus selon
le mythe) montre que selon Protagoras aussi lrsquohomme est un animal politique et il ne se
deacutefinit pas comme homo faber (laquo Le contrat social raquo p 41) Cependant cette lecture du
mythe ne nous livrerait pas selon Narcy la deacutefinition aristoteacutelicienne parce que si lrsquohomme
est bien animal politique chez Protagoras il ne lrsquoest pas par nature comme chez Aristote
selon le Sophiste lrsquohomme est priveacute de nature politique et il ne devient politique que par
lrsquoeacuteducation en vertu Selon la lecture que fait Narcy du mythe de Protagoras lrsquohomme nrsquoest
politique qursquoau sein de la polis et sa politiciteacute deacutepend de lrsquoacquisition par lrsquoeacuteducation de
lrsquoaidocircs et de la dikecirc Selon Narcy aussi ecirctre un animal politique srsquoidentifie agrave ecirctre un vivant
vertueux de la polis Cette perspective deacutetermine sa compreacutehension de lrsquoanimal politique
aristoteacutelicien aussi sur ce dernier Narcy partage exactement la mecircme perspective avec Keyt
Selon lui Aristote et Protagoras ne sont pas diffeacuterents lrsquoun de lrsquoautre par le contenu qursquoils
donnent au caractegravere politique de lrsquohomme selon le Stagirite aussi lrsquohomme ne serait
politique que par la vertu La diffeacuterence entre le Sophiste et le Stagirite concerne la naturaliteacute
43
de ce contenu Narcy pense que drsquoapregraves Aristote crsquoest par nature que lrsquohomme possegravede le
contenu du don de Zeus dont lrsquoacquisition rend lrsquohomme politique selon Protagoras il srsquoagit
du sentiment du juste qui fait lrsquohomme capable de juger et drsquoagir correctement dans le
domaine de la justice Or crsquoest lagrave selon Narcy que se trouve la ligne distinguant les bonnes et
les mauvaises lectures du mythe si on comprend le don de Zeus comme attribution drsquoune
nature politique agrave lrsquohomme Protagoras ne saurait pas eacutechapper agrave lrsquoimpasse vers laquelle
Socrate essaie de le pousser si lrsquohomme est par nature politique crsquoest-agrave-dire srsquoil possegravede par
nature les vertus politiques ces derniegraveres ne srsquoenseignent pas Si on comprend le don de Zeus
de cette maniegravere laquocrsquoest selon Narcy Aristote derechef qui perce sous Protagoras raquo (laquo Le
contrat social raquo p 42) Or il est vain de chercher un Aristote sous Protagoras parce que laquo le
mythe dit pourtant bien litteacuteralement que la ou les vertu(s) politique(s) nrsquoest (ne sont) pas
inneacutee(s) crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoelles nrsquoappartenaient pas agrave la nature humaine que Zeus a
ducirc se reacutesoudre agrave en faire don aux hommes apregraves coup raquo (laquo Introduction raquo Theacuteeacutetegravete p 117)
Selon nous le problegraveme avec cette mise en position drsquoAristote par rapport agrave
Protagoras est le suivant pourquoi Aristote se pousserait-il lui-mecircme avec ses propres
mains vers une aporie dont les difficulteacutes il connait deacutejagrave tregraves bien et dont la sortie il connaicirct
eacutegalement tregraves bien agrave lrsquoinstar de Protagoras Il nous semble qursquoAristote suit lrsquoexemple de
Protagoras juste comme Protagoras le suggegravere selon Aristote aussi lrsquohomme a besoin de
lrsquoapprentissage en vertu parce qursquoil est un animal politique dont lrsquoaction politique demande
une reacutegularisation pour garantir la vie humaine Or cela suppose que lrsquohomme agit
politiquement bien avant la polis et bien avant lrsquoeacuteducation qursquoelle fournit lrsquoapprentissage en
vertu reacutepond aux besoins de la vie deacutejagrave politique de lrsquohomme il ne la creacutee pas Crsquoest
pourquoi le don de Zeus vient apregraves coup pour le dire comme Narcy Zeus a ducirc se reacutesoudre agrave
reacutepondre aux besoins politiques preacutealablement existant de lrsquohomme il ne les creacutee pas
En effet Michel Narcy lui-mecircme semble reconnaitre chez Protagoras une prioriteacute de
la vie politique sur la polis et sur la vertu Et quoiqursquoen passant il reconnait eacutegalement que le
langage nrsquoa pas un lien naturel et intrinsegraveque crsquoest-agrave-dire irreacuteversible et neacutecessaire avec
lrsquoexistence de la polis et donc avec la vertu Il affirme bien qursquoavant le don de Zeus
lrsquohumaniteacute eacutetait agrave la veille de disparaicirctre tout en eacutetant laquo pourvue de tous les arts du langage
et des premiers regroupements raquo (laquo Le contrat social raquo p 42 italiques ajouteacutes) Selon Narcy
aussi dans un certain sens les hommes avaient deacutejagrave des tentatives politiques bien que sans
succegraves et sans doute tout en parlant avant qursquoils parviennent agrave eacutetablir une polis stable Cela
dit avant le don de Zeus lrsquohomme savait bien comment agir politiquement mais il ne savait
44
pas comment le faire technikocircs Pour ce dernier il avait besoin de lrsquoart politique et selon le
mythe Zeus lrsquoa donneacute
Cependant le paralleacutelisme entre Protagoras et Aristote se termine ici Tous les deux
placent la politiciteacute humaine avant la polis et avant la vertu mais la nature de cet laquo avant raquo
diffegravere consideacuterablement selon lrsquoun et lrsquoautre Aristote considegravere la politiciteacute humaine selon
une teacuteleacuteologie naturelle et il nous livre (comme Platon avant lui) un reacutecit teacuteleacuteologique sur la
naissance de la polis comme une communauteacute naturelle Ainsi il met la famille agrave lrsquoorigine de
tout ce deacuteveloppement teacuteleacuteologique Ces aspects qui caracteacuterisent le laquo avant-la-polis raquo (agrave la
fois historique et conceptuel) aristoteacutelicien nrsquoexistent pas chez Protagoras Sur ce point voir
les excellentes analyses de Michel Narcy laquo Le contrat social raquo loc cit p 50-56 Cela dit le
rapprochement que notre interpreacutetation eacutetablit entre Protagoras et Aristote nrsquoeacutequivaut pas agrave
leur attribuer la mecircme thegravese Lrsquoaffiniteacute que nous voyons entre les deux se limite agrave reconnaitre
chez tous les deux un laquo avant-la-polis raquo et un laquo avant-la-vertu raquo pour la politiciteacute humaine
45
CHAPITRE II
Lrsquoanimal politique et ses vertus
1253a29 φύσει μὲν οὖν ἡ ὁρμὴ ἐν 1253a30
πᾶσιν ἐπὶ τὴν τοιαύτην κοινωνίαν ὁ δὲ
πρῶτος συστήσας μεγίστων ἀγαθῶν αἴτιος
ὥσπερ γὰρ καὶ τελεωθὲν βέλτιστον τῶν
ζῴων ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω καὶ χωρισθὲν
καὶ νόμου καὶ δίκης χείριστον πάντων
χαλεπωτάτη γὰρ ἀδικία ἔχουσα ὅπλα ὁ δὲ
ἄνθρωπος ὅπλα ἔχων φύεται φρονήσει καὶ
1253a35 ἀρετῇ οἷς ἐπὶ τἀναντία ἔστι
χρῆσθαι μάλιστα διὸ ἀνοσιώτατον καὶ
ἀγριώτατον ἄνευ ἀρετῆς καὶ πρὸς ἀφροδίσια
καὶ ἐδωδὴν χείριστον ἡ δὲ δικαιοσύνη
πολιτικόν ἡ γὰρ δίκη πολιτικῆς κοινωνίας
τάξις ἐστίν ἡ δὲ δικαιοσύνη τοῦ δικαίου
κρίσις
1253a29 Crsquoest donc par nature qursquoil y a
chez 1253a30 tous ˂les hommes˃ la
tendance vers une communauteacute de ce genre
mais le premier qui lrsquoeacutetablit ˂nrsquoen˃ fut ˂pas
moins˃ cause des plus grands biens De
mecircme en effet qursquoun homme accompli est
le meilleur des animaux de mecircme aussi
quand il a rompu avec la loi et justice est-il
le pire de tous Car la plus terrible des
injustices crsquoest celle qui a des armes Or
lrsquohomme naicirct pourvu drsquoarmes en vue de
prudence et 1253a35 vertu dont il peut se
servir agrave des fins absolument inverses Crsquoest
pourquoi il est le plus impie et le plus feacuteroce
quand il est sans vertu et il est le pire ˂des
animaux˃ dans ses deacuteregraveglements sexuels et
gloutons Or la ˂vertu de˃ justice est
politique car la justice ltintroduit˃ un ordre
dans la communauteacute politique et la justice
deacutemarque le juste ˂de lrsquoinjuste˃
46
I La prioriteacute de la polis et le zocircon politikon phusei
Ce passage qui clocirct les Pol I 2 est fondeacute sur une dichotomie simple il existe un
sceacutenario qui est le meilleur possible pour lhomme et un sceacutenario que lon peut qualifier de
catastrophique pour celui-ci Le premier suppose la fondation dune polis avec toutes ses lois
et son systegraveme de justice etc et le second deacutepend de labsence de ces derniers Le premier
sceacutenario reacutesulte de leffet de perfection que la polis produirait sur lhomme et le second deacutecrit
ce que serait lrsquohomme sil se trouve deacutepourvu de cet effet de perfection
David Keyt ne commente pas ce passage Or il y a des aspects dans ce passage qui
peuvent ecirctre interpreacuteteacutes dans le mecircme sens que sa compreacutehension du zocircon politikon
aristoteacutelicien De prime abord ces derniegraveres lignes des Pol I 2 semblent supposer que sans
les lois drsquoune polis un homme serait deacutepourvu de toute vertu et qursquoil deviendrait une figure si
perverse qursquoaucune vie politique ne serait plus possible pour lui srsquoil nrsquoy a pas de polis il nrsquoy
aura pas de vertu de la justice srsquoil nrsquoy aura pas de vertu de la justice il nrsquoy aura pas de vie
politique non plus
Selon Keyt Hobbes aurait saisi la nature de lrsquohomme et la raison drsquoecirctre de lEacutetat mieux
qursquoAristote1 Il suppose que puisque le zocircon politikon phusei aristoteacutelicien serait selon les
principes du Stagirite lui-mecircme deacutepourvu de toute vertu au sens plein Aristote aurait ducirc
deacutecrire lrsquoeacutetat naturel de lrsquohomme comme Hobbes parce que lrsquoon ne peut pas attendre qursquoun
animal deacutepourvu de toute vertu morale accomplisse naturellement et drsquoembleacutee des actions
convenables agrave une vie communautaire Cela eacutequivaut drsquoapregraves Keyt agrave dire que lrsquohomme
mecircme chez Aristote ne saurait vivre politiquement par nature Sur ces questions Hobbes
serait plus reacutealiste qursquoAristote celui-ci insistant sur lrsquoexistence drsquoune tendance inneacutee chez
lrsquohomme pour une vie en communauteacute il se donne la peine de deacuteduire par des arguments
divers un lien de nature entre cette tendance chez lrsquohomme et lrsquoexistence naturelle de lEacutetat
Mais il a beau le faire drsquoapregraves Keyt si Aristote veut vraiment insister sur ce point le
maximum qursquoil puisse faire selon ses propres principes au sujet du zocircon politikon phusei
crsquoest drsquoaccepter que cet animal ne devienne apte agrave une vie communautaire que par le
perfectionnement que lui fournissent les lois et la sagesse pratique drsquoun leacutegislateur Mais pour
Aristote cette conclusion signifierait se contredire lui-mecircme parce qursquoelle eacutequivaudrait agrave
accepter que lrsquohomme nrsquoest pas vraiment zocircon politikon par nature mais quil lrsquoest par art Un
Hobbes ne se trouverait jamais dans une telle situation Pour pouvoir deacutevelopper un argument
exempte des difficulteacutes auxquelles se heurte Aristote il faudrait plutocirct supposer que lrsquohomme
1 Pour des comparaisons que Keyt fait entre Aristote et Hobbes voir Keyt laquo Three Fundamental Theorems in
Aristotlersquos Politicsraquo Phronesis 32 1987 p 54 57 62-63 73 et 79
47
sans Eacutetat nrsquoest qursquoun sauvage asocial voire antisocial sans aucune tendance et sans aucune
action naturellement politique Ses actions ne seront jamais des actions politiques mais plutocirct
des eacutelans feacuteroces Selon Keyt srsquoil ne voulait pas aller aussi loin ce qursquoAristote aurait pu faire
crsquoeacutetait drsquoaccepter en bon aristoteacutelicien que comme il serait deacutepourvu dans lrsquoabsence de
lEacutetat de toute vertu lrsquohomme dans son eacutetat naturel crsquoest-agrave-dire dans son existence preacute-
Eacutetatique serait en effet priveacute de toute vie politique Aristote devait accepter quune vie
politique nest possible pour lhomme que sous lEacutetat parce que la coheacuterence de sa propre
conception de zocircon politikon humain le demande Hobbes eacutetait donc plus coheacuterent qursquoAristote
et il aurait compris lrsquoexistence politique de lrsquohomme mieux que lui
Or dans ces derniegraveres lignes du chapitre 2 des Politiques I Aristote ne se rapproche-
t-il pas le plus pregraves de Hobbes Ces lignes deacutecrivent un eacutetat dans lequel lrsquohomme eacutetant
deacutepourvu de lEacutetat se montre comme le pire des animaux avec une meacutechanceteacute complegravete
contre les autres individus de sa propre espegravece Srsquoil eacutetait possible drsquointerpreacuteter cette absence
de lrsquoEacutetat dans laquelle lrsquohomme serait lrsquoanimal le plus sauvage comme un eacutetat naturel pour
lrsquohomme on dirait que drsquoici il nrsquoy a qursquoun seul pas pour passer agrave un bellum omnium in omnes
chez les hommes ou agrave une image de lrsquohomme comme laquo un loup pour lrsquoHomme raquo Selon cette
lecture du passage la polis serait la condition mecircme de vivre politiquement pour lrsquohomme
Il y a en effet dans ces derniegraveres lignes davantage de quoi interpreacuteter en faveur de
cette lecture hobbesienne David Keyt cite les deux premiegraveres phrases de ce passage comme
les deux derniegraveres phrases de ce qursquoil appelle laquo The organic argument raquo 2 Il srsquoagit de
lrsquoargument qursquoAristote deacuteveloppe en 1253a18-29 sur la prioriteacute ontologique et logique de la
polis sur la famille et sur lrsquoindividu Selon Keyt dans cet argument Aristote aurait dit que de
mecircme qursquoune main une fois le corps est deacutetruit ne sera que main par homonymie de mecircme
lrsquohomme eacutetant une partie de la polis une fois seacutepareacute (choristeis-1253a 26) de cette derniegravere
ne sera plus qursquoun homme homonyme Drsquoougrave donc la pertinence des deux premiegraveres phrases
de notre passage agrave laquo lrsquoargument organique raquo selon ces phrases une fois seacutepareacute (choristen ndash
1253a33) de la polis de ses lois et de leur justice lrsquohomme selon Aristote cesse drsquoecirctre
homme et devient une becircte mecircme la pire des becirctes Pour expliquer ce qursquoaurait supposeacute
Aristote dans son laquo argument organique raquo Keyt se sert de lrsquoexemple du heacuteros Acheacuteen
Philoctegravet3 Selon sa reconstruction laquo lrsquoargument organique raquo drsquoAristote consisterait agrave dire
2 Ibid p 73-78 3 Lorsquil eacutetait sur le chemin de Troie avec Ulysse Philoctegravete fut mordu par un serpent Cette morsure sest
infecteacutee et Philoctegravete lanccedilait des cris qui embarrassaient ceux qui eacutetaient agrave bord du navire Cest ainsi quUlysse
deacutecida de labandonner sur une icircle deacuteserteacutee (Lemnos) Les propheacuteties disaient que larmeacutee dUlysse sans la
48
quun homme comme Philoctegravete une fois seacutepareacute de la polis serait deacutenatureacute Citant la ligne ougrave
il est dit que laquo celui qui nrsquoest pas capable drsquoappartenir agrave une communauteacute [serait] une becircteraquo
(1253a 27-29) Keyt conclut
To say that Philoctetes cannot exist without a polis is not to say that like a honey bee
separated from its colony he would perish without a polis but rather that he would
cease being a human being and sink to the level of a lower animal [hellip] Thus in
respect of the species to which he belongs Philoctetes would be [hellip] a man in name
only4
Keyt pense que cet laquo argument organique raquo est erroneacute parce qursquoil suppose une isolation
physique et contingente de lrsquoindividu de sa polis5 Or cette supposition serait en contradiction
avec un autre principe qursquoAristote formule dans le mecircme chapitre et selon lequel un homme
qui est sans polis par chance et non pas par nature ne serait pas moins homme (1253a3-4)
Rappelons que selon Keyt la capaciteacute de vivre en communauteacute ne saurait ecirctre selon
les principes drsquoAristote lui-mecircme autre chose qursquoune capaciteacute latente que lrsquohomme possegravede
en tant que zocircon politikon phusei Elle serait actualiseacutee par les lois au moyen desquelles le
zocircon politikon phusei se transformerait en un zocircon politikon en acte au sens plein Dans son
interpreacutetation de laquo lrsquoargument organique raquo Keyt suppose qursquoAristote va encore plus loin
Selon Keyt dans cet argument Aristote aurait supposeacute qursquoune fois sans polis lrsquohomme
perdrait mecircme cette capaciteacute latente de vivre en communauteacute parce quil perdrait sa qualiteacute
dhomme aussi Or cette capaciteacute ne lui appartient quen tant quhomme Autrement dit si on
suit la logique drsquoAristote un Philoctegravete cesserait mecircme drsquoecirctre un zocircon politikon phusei Selon
lrsquoAristote de Keyt drsquoune part ecirctre un zocircon politikon phusei nrsquoimpliquerait aucunement de
vivre politiquement pour lrsquohomme vivre politiquement nrsquoeacutetant que lrsquoœuvre des lois et de la
sagesse pratique du leacutegislateur et drsquoautre part une fois seacutepareacute de sa polis et de ses lois
lrsquohomme ne serait mecircme plus un zocircon politikon phusei ce dernier eacutetant une capaciteacute naturelle
de lrsquohomme mais non pas celle de la becircte que deviendra un Philoctegravete priveacute de sa citeacute
Drsquoapregraves Keyt donc pour Aristote quand il est sans polis lrsquohomme nrsquoest plus ou pas encore flegraveche de Philoctegravete ne prendrait jamais Troie Quant Ulysse a envoyeacute Neoptolegraveme agrave Philoctegravete celui-ci se
trouvait tout seul sur Lemnos depuis dix ans Dans lEN Aristote parle du Philoctegravete de Sophocle et fait une
reacutefeacuterence au mecircme personnage qui avait eacuteteacute mis en scegravene par Theacuteodecte dans une trageacutedie perdue (VII 2
1146a19-22 7 1150b7-9 et 9 1151b 17-23) Il en parle aussi dans la Poeacutetique (22 1458b 21-22 et 1459b 5) et
dans la Rheacutetorique (III 11 1413a 7) 4 Keyt laquo Three Fundamental Theorems raquo loc cit p 77-8 5 Sur ce point voir K Cherry et E A Goerner laquo Does Aristotlersquos Politics Exist lsquoBy Naturersquo raquo History of
Political Thought 27 (4) 2006 p 563-585
49
un zocircon politikon
Cette lecture peut ecirctre aussi appuyeacutee par la comparaison qursquoAristote fait dans ce
passage entre les traits de caractegravere des autres animaux et ceux de lrsquohomme Dans ce passage
il y a un eacutecho eacutevident de la psychologie compareacutee des livres dits laquo eacutethologiques raquo (VII-VIII)
de lrsquoHistoire des Animaux En HA VII 1 588a18-28 on lit
Il y a en effet chez la plupart des autres animaux des traces des eacutetats de lrsquoacircme qui
chez les hommes preacutesent des diffeacuterences plus manifestes En effet dociliteacute
(hemerotes) et sauvagerie (agriotes) douceur (proates) et rudesse (chalepotes)
courage et lacirccheteacute crainte et teacutemeacuteriteacute emportement et fourberie et (une ressemblance)
de lrsquointelligence agrave lrsquoeacutegard du raisonnement sont des ressemblances avec lrsquohomme qui
existent chez beaucoup drsquoanimaux [hellip] Car certains (eacutetats) diffegraverent selon le plus ou
moins agrave lrsquoeacutegard de lrsquohomme et il en va de mecircme pour lrsquohomme agrave lrsquoeacutegard de beaucoup
drsquoanimaux6
Le paralleacutelisme entre les superlatifs de notre passage de Politiques (χαλεπωτάτη - 1253a33
ἀγριώτατον - a36) avec ce dernier texte suggegravere que la place de lrsquohomme sur lrsquoeacutechelle
laquo eacutethologique raquo deacutepend de la preacutesence ou lrsquoabsence de lrsquoEacutetat Selon lrsquoabsence ou la preacutesence
de ce dernier lrsquohomme passe drsquoun extrecircme agrave lrsquoautre de cette eacutechelle Une lecture comme celle
de Keyt pourrait bien y trouver de quoi se justifier lhomme une fois seacutepareacute de la polis
perdrait du mecircme coup toute son humaniteacute et deviendrait une becircte Pour lhomme la
laquo chute raquo eacutethologique quil eacuteprouve dans labsence de la polis reacutesulterait dans une
transgression des limites anthropologiques il se trouverait au rang des becirctes et du coup
perdrait sa capaciteacute de vivre en communauteacute avec les autres
II La prioriteacute de la polis et la polis comme un bien
Est-il vraiment possible de lire ce passage de cette maniegravere Est-ce qursquoAristote
accorde vraiment une prioriteacute agrave la polis agrave ses lois et agrave sa justice sur toutes les qualiteacutes
politiques de lrsquohomme
Si par le sceacutenario catastrophique deacutecrit dans ce passage Aristote cherchait agrave donner un
sens de trageacutedie au destin drsquoun individu comme Philoctegravete il semblerait possible de
reconnaicirctre agrave la polis une certaine prioriteacute sur les qualiteacutes politiques individuelles de lhomme
Apregraves tout il nrsquoy a pas de grande difficulteacute agrave imaginer un Philoctegravete qui perdrait un peu ou 6 Traduction de Jean-Louis Labarriegravere laquo De la phronecircsis animale raquo dans Biologie logique et meacutetaphysique chez
Aristote eacuteds D Devereux et P Pellegrin Paris CNRS 1987 p 405-428 (p 410)
50
trop de sa civiliteacute srsquoil vivait suffisamment longtemps sans contact avec les lois et lrsquoeacuteducation
de sa polis Protagoras aurait raison de dire agrave Socrate laquo Lrsquohomme qui te paraicirct le plus injuste
de tous ceux qui ont eacuteteacute formeacutes au sein de lrsquohumaniteacute soumise aux lois tu dois le consideacuterer
comme juste et comme un expert dans le domaine de la justice par comparaison avec des
hommes qui nrsquoont ni eacuteducation ni tribunaux ni lois que rien ne contraint tout au long de leur
vie agrave srsquooccuper de vertu raquo (Prot 327c-d)7
Or dans ce passage Aristote semble parler de lrsquohomme non pas au niveau des
individus atomiques mais au niveau de lrsquoespegravece Lorsqursquoil dit laquo celui qui nrsquoest pas capable
drsquoappartenir agrave une communauteacute ou qui nrsquoen a pas besoin parce qursquoil se suffit agrave lui-mecircme nrsquoest
en rien une partie drsquoune polis si bien que crsquoest soit une becircte soit un dieu raquo (Pol I 2
1253a27-29) Aristote parle de lrsquoindividu humain en tant que membre de son espegravece cette
derniegravere eacutetant consideacutereacutee en fonction de sa place entre les becirctes drsquoune part et des dieux de
lrsquoautre part Or accorder une prioriteacute agrave la polis sur la qualiteacute politique naturelle de lrsquoespegravece
humaine telle quelle semble moins eacutevident que le faire pour un Philoctegravete seacutepareacute de
Thessalie8
En opposant le meilleur sceacutenario possible et le sceacutenario catastrophique ce passage
cherche agrave mettre en eacutevidence pourquoi la polis avec toutes ses lois et son systegraveme de justice
est un bien pour lrsquoespegravece humaine Ce faisant il met en eacutevidence la valeur de lrsquoaction du
premier fondateur pour lrsquoespegravece humaine En ce qui concerne le sceacutenario catastrophique il ne
srsquoagit donc pas de la deacutegeacuteneacuteration drsquoun individu mais il srsquoagit bien drsquoune preacutediction drsquoune
apocalypse pour lrsquoecirctre humain comme celle de la race de fer chez Heacutesiode9
7 Traduction de Paul Demont Platon Protagoras Le Livre de Poche 1993 8 Il y a un deacutesaccord entre les eacutediteurs sur la preacutesence de laquo ὁ raquo avant laquo ἄνθρωπός raquo en 1253a32 ὥσπερ γὰρ καὶ
τελεωθεὶς βέλτιστον τῶν ζῴων [ὁ] ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω καὶ χωρισθεὶς νόμου καὶ δίκης χείριστον πάντων
Dreizehnter lrsquoomet alors que Susemihl et Hicks le gardent Est-ce lrsquohomme en tant quespegravece animale qui
beacuteneacuteficie de lrsquoeffet de perfection due agrave lrsquoexistence de la polis ou est-ce un homme (les hommes nrsquoimporte
lequel et chacun individuellement) La question est pertinente parce que la fait que la qualiteacute drsquoecirctre laquo le meilleur
des animaux raquo srsquoapplique agrave un homme ne permet pas de transmettre cette qualiteacute agrave lrsquohomme en tant qursquoespegravece
laquo [C]e que dit Aristote les substances premiegraveres sont par rapport agrave tous les autres termes les espegraveces et les
genres des substances premiegraveres le sont par rapport aux termes restants car tous les termes restants srsquoappliquent
agrave eux En effet lorsqursquoon dira que tel homme est lettreacute on dira par conseacutequent qursquoun homme est lettreacute et qursquoun
animal est lettreacute et de mecircme pour les autres termes [τὸν γὰρ τινὰ ἄνθρωπον ἐρεῖς γραμματικόν οὐκοῦν καὶ
ἄνθρωπον καὶ ζῷον γραμματικὸν ἐρεῖς ὡσαύτως δὲ καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων] raquo (Cat 5 3a4-6) Cependant le fait
qursquoun homme et qursquoun animal se trouve lettreacute ne nous permet pas de preacutediquer ce mecircme qualiteacute agrave tous les autres
hommes parce qursquoils sont tous aussi un animal et un homme 9 Les Travaux et les Jours 174-202
51
Loin de suggeacuterer que la polis est la condition mecircme de vivre pour lrsquohomme comme
un animal politique la thegravese qursquoelle est un bien pour lrsquohomme suppose ndashmais nrsquoexplique pas
ndash le fait que lrsquohomme soit un animal politique Si la polis eacutetait la condition mecircme pour
lrsquohomme de toutes ses qualiteacutes politiques (drsquoecirctre zocircon politikon phusei etou drsquoecirctre zocircon
politikon) et si lrsquohomme eacutetait politiquement non-qualifieacute avant la polis pourquoi cette
derniegravere serait-elle un bien du tout pour un tel animal apolitique Posons cette derniegravere
question autrement pourquoi crsquoest un corps politique avec toutes ses institutions
gouvernementales judiciaires etc qui est un bien pour lrsquohomme mais pas autre chose Si
lrsquohomme eacutetait un solitaire et un sauvage aurait-il toujours besoin de ce bien que lui fait la
fondation drsquoune polis
La premiegravere reacuteponse que lrsquoon a pour cette question dans les Politiques I 2 est que
crsquoest parce que lrsquohomme est un animal politique que la polis est un bien pour lui Mais ce
nrsquoest qursquoune reacuteponse incomplegravete parce qursquoAristote nous rappelle que lrsquohomme nrsquoest pas le
seul animal politique et que les autres animaux politiques nrsquoont pas de polis Le fait que la
polis est un bien pour lrsquohomme ne srsquoexplique donc pas par le seul fait que lrsquohomme est un
animal politique Pourquoi alors le bien de lrsquohomme seul suppose la polis La reacuteponse
eacutevidente est que parce que crsquoest lrsquohomme seul qui possegravede un sens de justice Or toute seule
cette reacuteponse nrsquoest pas complegravete non plus Apregraves tout si lrsquohomme eacutetait un solitaire sauvage
posseacutedant tout de mecircme un sens de justice il nrsquoaurait pas de besoin des institutions pour
reacutegulariser ses rapports avec les autres membres de son espegravece10 La reacuteponse complegravete que
suggegravere Aristote dans ce chapitre semble une combinaison de ces deux faits le fait que
lrsquohomme est un animal politique par nature et qursquoil possegravede un sens une perception du juste
et de lrsquoinjuste Le deacuteveloppement de lrsquoargument de ce chapitre nous fait comprendre que crsquoest
parce que lrsquohomme est un animal politique posseacutedant une certaine perception de justice que la
polis est un bien pour lui Lrsquoaction du premier fondateur sauvegarde lrsquohomme drsquoune certaine
catastrophe or cette catastrophe nrsquoest possible que pour cet animal politique qursquoest lrsquohomme
qui a une perception de justice Il ne srsquoagit pas de la catastrophe de lrsquohomme devenant non-
homme Au contraire le sceacutenario catastrophique suppose bien ce qursquoest lrsquohomme
A partir de la ligne 1253a1 jusqursquoagrave notre passage (1253a29-39) le deacuteveloppement de
10 Il semble qursquoil ny a aucune impossibiliteacute logique pour qursquoun animal solitaire possegravede le sentiment de justice
Autrement dit il ny a aucun lien de neacutecessiteacute pour un animal entre la possession drsquoun sentiment de justice et
une vie communautaire avec les autres membres de son espegravece Un animal solitaire-sporadique doteacute du
sentiment de justice pourrait eacuteprouver des problegravemes de justice dans ses rencontres occasionnelles avec les autres
animaux et ils peuvent reacutegler leur compte occasionnellement sans organiser de communauteacutes agrave cette fin
52
lrsquoargument peut ecirctre diviseacute en trois parties La premiegravere partie (1253a1-7) ougrave on trouve la
premiegravere apparition du terme laquo zocircon politikon raquo sert de conclusion aux analyses de la genegravese
de la polis agrave partir des communauteacutes plus eacuteleacutementaires Le fait que lrsquohomme est un animal
politique par nature est deacuteriveacute ici de la naturaliteacute de la naissance de la polis Lrsquoideacutee principale
de cette partie consiste agrave dire qursquoun homme qui nrsquoest pas un animal politique de maniegravere agrave ne
pas appartenir agrave une polis nrsquoest homme que par le nom Dans la deuxiegraveme partie (1253a7-18)
quand on lit que lrsquohomme nrsquoest pas le seul animal politique on voit que la deacuterivation dans la
premiegravere partie de la nature politique de lrsquohomme agrave partir de sa possession de la polis nrsquoeacutetait
pas conclusive la possession de la polis nrsquoest pas caracteacuteristique des animaux politiques
Lrsquoexplanans et lrsquoexplanandum srsquoinversent par rapport agrave la premiegravere partie il manque une
explication pour le fait que lrsquohomme seul parmi les animaux politiques possegravede une polis
Pourquoi une polis pour cet animal politique qursquoest lrsquohomme Comme reacuteponse agrave cette
question la troisiegraveme partie (1253a19-29) offre la thegravese de la prioriteacute de la polis sur
lrsquoindividu et notre passage central semble ecirctre une prolongement de cette reacuteponse Cette
reacuteponse consiste agrave dire que la possession de la polis par lrsquohomme est ducirc agrave la nature du type
decirctre vivant qursquoest lrsquohomme Autrement dit cette partie de lrsquoargument suppose que le type
decirctre vivant qursquoest lrsquohomme (ni becircte ni dieu) renvoie agrave la polis les conditions de son
autosuffisance la suppose et il est de mecircme nature que les autres ecirctres vivants constituant cette
communauteacute crsquoest-agrave-dire quil appartient au mecircme groupe decirctres vivants qui la constituent
Notre passage central intervient pour preacuteciser que ce type decirctre vivant a ses propres
conditions drsquoecirctre politiques et crsquoest preacuteciseacutement ces conditions qui requiegraverent la polis la
reacutegularisation de ces conditions demande lrsquoorganisation drsquoun corps politique
Ce groupe drsquoargument que deacuteveloppe Aristote agrave partir de 1253a1 et surtout celui sur
la prioriteacute de la polis sur lrsquoindividu nrsquoest donc pas voulu pour expliquer ce qursquoest lrsquohomme ni
pour expliquer les conditions neacutecessaires drsquoecirctre politique pour lrsquohomme Bien au contraire
degraves le deacutebut du chapitre il srsquoagit en effet drsquoexpliquer la polis en fonction des particulariteacutes qui
caracteacuterisent lrsquohomme la naissance et lrsquoexistence de la polis srsquoexpliquent par les conditions
de lrsquoautosuffisance humaine et par la naturaliteacute de la perception morale chez lrsquohomme Agrave la
fin du chapitre le lecteur comprend que lrsquohomme possegravede la polis parce qursquoil est cet animal
politique qursquoil est non pas lrsquoinverse Cela dit contrairement agrave ce quune lecture keytienne
supposerait le rocircle que ce dernier paragraphe joue dans leacuteconomie du chapitre entier ne
consiste aucunement agrave inciter lrsquoideacutee que lrsquohomme quand il est seacutepareacute de la polis de ses lois
etc cesserait drsquoecirctre un animal politique Il ny a rien dans ce passage qui remet en question le
fait que lhomme est un animal politique par nature Au contraire le passage dit la chose
53
suivante eacutetant donneacute la nature politique de cet animal quest lrsquohomme et ayant expliqueacute ses
traits propres voyons ce qui se produirait si cet animal politique tout en restant ainsi se
trouverait deacutepourvu de ce bien que lui a fait lrsquoarcheacutegegravete en fondant une citeacute et en lui donnant
des lois en vue de la vertu Ce paragraphe nrsquoexplique pas les conditions neacutecessaires drsquoecirctre
politique pour lrsquohomme il reprend ce fait comme un fait de la nature qui ne deacutepend pas de
lrsquoaction de lrsquoarcheacutegegravete Lrsquoaction de ce dernier ne repreacutesente que le bien le plus haut qui ne
pourrait jamais exister pour cet animal politique
III Ambiguiumlteacute de lrsquoaction du premier fondateur
Crsquoest dans ce contexte que lrsquoaction du premier fondateur assume son sens Or ce
mecircme contexte la rend aussi ambiguumle Cette ambiguumliteacute vient du fait que drsquoune part lrsquoaction
drsquoun archeacutegegravete semble ecirctre consideacutereacutee comme un moment deacutecisif mais tout de mecircme
contingent dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute mais drsquoautre part la valeur attribueacutee agrave cette action
ne coiumlncide pas exactement avec sa nature contingente
Comme un fait historique cette action marque pour lrsquohumaniteacute un passage de
lrsquoabsence de la polis agrave sa preacutesence et agrave une vie de citoyenneteacute La mention de cette mecircme
action donne eacutegalement agrave Aristote lrsquooccasion drsquoeacutetablir une opposition entre le meilleur
sceacutenario possible et le sceacutenario catastrophique Crsquoest dans cette opposition que gagne sa
valeur lrsquoaction du premier fondateur elle est un eacutevegravenement tregraves beacuteneacutefique pour lrsquohumaniteacute
parce qursquoelle a eacutepargneacute les hommes drsquoune catastrophe Cette valeur salutaire de lrsquoaction de
lrsquoarcheacutegegravete est fondeacutee exactement sur la mecircme dichotomie qui la marque comme un
eacutevegravenement historique contingent la dichotomie de lrsquoabsence et la preacutesence de la polis
Cependant lrsquoaction de lrsquoarcheacutegegravete comme un fait historique contingent et son image comme
une action laquo messianique raquo ne coiumlncident pas tout simplement parce qursquoil est clair que selon
Aristote les hommes ne vivaient eacutevidemment pas dans un eacutetat de catastrophe avant la
fondation de la premiegravere polis historique
Cette asymeacutetrie dans la repreacutesentation de lrsquoaction du premier fondateur est en fait le
doublet drsquoune autre asymeacutetrie qui se produit dans la repreacutesentation de lrsquohomme drsquoun bout agrave
lrsquoautre du deuxiegraveme chapitre des Politiques I Au deacutebut du chapitre lrsquohistoire de la genegravese de
la polis commence par prendre lrsquohomme en fonction des actes vitaux qursquoil partage avec les
autres animaux agrave savoir le rapport sexuel en vue de la geacuteneacuteration et le survivre (1252a26-30)
Or quand on arrive agrave la fin du chapitre on y trouve toujours lrsquohomme dans une certaine
comparaison avec les autres animaux mais cette fois la mecircme animaliteacute est deacutecrite comme le
54
beacuteneacuteficiaire de lrsquoactiviteacute drsquoun archeacutegegravete de telle sorte qursquoavec la seule privation des lois et de
la justice elle se deacutevoile brusquement et brutalement Lrsquoasymeacutetrie entre lrsquoimage que le deacutebut
du chapitre nous donne de lrsquohomme et celle donneacutee par la fin du chapitre consiste dans le fait
que bien que ces deux images toutes les deux repreacutesentent lrsquohomme dans un eacutetat drsquoabsence
de la polis lrsquoabsence de la polis agrave la fin du chapitre nrsquoa pas pour reacutesultat un simple retour agrave
lrsquoimage du deacutebut du chapitre On ne rentre pas agrave lrsquoimage de lrsquohomme deacutecrit au deacutebut au
mecircme niveau que les autres ecirctres vivants en fonction de ses actes vitaux Au contraire avec la
disparition des lois lrsquohomme rentre dans un eacutetat de perversiteacute qui deacutepasse celle de nlsquoimporte
quel autre animal La justice ocircteacute agrave sa vie lrsquohomme passe drsquoun seul coup drsquoun extrecircme agrave
lrsquoautre de la scala naturae eacutethologique Bien qursquoagrave la fin du chapitre lrsquohomme soit toujours
envisageacute en fonction de son appartenance au monde animal il ne srsquoagit nullement drsquoun
mouvement circulaire il y rentre sous la forme la plus perverse Il y a donc une asymeacutetrie
entre ces deux images de lrsquohomme sans-polis dans ce chapitre
IV Lrsquohomme apolis
Ce deacutecalage entre le deacutebut et la fin du chapitre devient plus inteacuteressant quand on voit
que les objets de la perversiteacute de lrsquohomme qui cause le sceacutenario catastrophique agrave la fin du
chapitre sont essentiellement les mecircmes que ceux de deux premiegraveres communauteacutes humaines
deacutecrites au tout deacutebut du chapitre le rapport sexuel et la nourriture11 Le deacutecalage entre les
deux parties du chapitre semble consister dans le fait que drsquoun bout agrave lrsquoautre on passe drsquoune
perspective biologique agrave une perspective eacutethique dans la consideacuteration du rapport de lrsquohomme
agrave ces objets
Le couple homme-femme existe en vue de la procreacuteation et crsquoest un laquo instinct
naturel raquo que lrsquohomme partage avec les animaux et les plantes La procreacuteation est lrsquoacte vital
le plus primaire parce que tous les ecirctres vivants partagent cette protecirc psuchecirc qursquoest la
gennecirctikecirc12 Il srsquoagit donc bien drsquoune praxis biologique pour lrsquohomme
Quant au couple esclave-maicirctre Aristote dit qursquoil existe en vue de soteria (Pol I 2
1252a 31) Lrsquoesclave est un instrument ou plutocirct un laquo organe raquo pour des actions qui
constituent le bios du maitre (I 4 1254a 1-8) Or le bios dans le cadre limiteacute de ce rapport
entre lrsquoesclave et le maicirctre consiste en des actions de survivre qui deacutependent essentiellement 11 Voir aussi Peter Simpson A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle Chapel Hill and London
The University of North Carolina Press 1998 p 26
12 DA II 4 416a19 et b25
55
de la satisfaction du besoin de la nourriture Pour ses ideacutees sur la composition de laquo la famille
premiegravere raquo (oikia protecirc) Aristote cite un vers dHeacutesiode (I 2 1252b 10-12) laquo Dabord une
maison une femme et un bœuf de labour raquo13 Aristote explique la substitution dans cette
citation de lesclave par le bœuf de labour en disant que laquo le bœuf tient le lieu de serviteur
aux pauvres raquo (b12) Dans Les Travaux et les Jours ce vers fait partie des conseils que le
poegravete donne agrave son fregravere Perses pour eacuteviter la faim En fait le conseil dHeacutesiode est tregraves simple
pour eacuteviter la faim il faut travailler ndash une chose que Perses cherche agrave eacuteviter Le lien entre la
faim et le travail est lun des axes principaux du poegraveme Selon Heacutesiode dans la condition
humaine post-promeacutetheacuteenne travailler est ineacutevitable pour survivre Aujourdhui pour la race
de fer le travail consiste principalement agrave deacutecrypter le bios (ici la nourriture) que Zeus a
crypteacute auparavant par cause de sa fureur au Titan14 Le bœuf donc est linstrument pour le
deacutecryptage du bios cacheacute Crsquoest essentiellement pareil pour lesclave dAristote aussi
Cela dit il est eacutevident qursquoici lrsquohomme est envisageacute en fonction de ses praxeis
biologiques qursquoAristote eacutenumegravere dans lrsquoHistoire des animaux VII(VIII) 12 596b20-24 par
exemple comme lrsquoaccouplement la procreacuteation et lrsquoapprovisionnement en nourriture Les
objets dans les preacutesences desquels se trouve lrsquohomme de ces deux premiegraveres communauteacutes et
les objets envers lesquels lrsquohomme-sans-polis du dernier passage du chapitre deacuteveloppe des
dispositions perverses sont essentiellement du mecircme type La diffeacuterence cruciale consiste en
ce que les activiteacutes deacutecrites agrave un niveau biologique au deacutebut du chapitre deviennent les sujets
drsquoun problegraveme eacutethique et politique agrave la fin du chapitre
Ce deacutecalage indique aussi que pour Aristote la question de lrsquohomme apolis nrsquoeacutetait
jamais une question de lrsquoabsence ou de la preacutesence factuelle de la polis Apregraves tout pourquoi
lrsquohomme composant les deux premiegraveres communauteacutes agrave lrsquoorigine de lrsquoeacutevolution sociale
nrsquoeacutetait pas aussi pervers dans ses attitudes envers ces objets alors qursquoil nrsquoeacutetait pas moins
laquo sans polis raquo que cette figure deacutecrite dans les derniegraveres lignes du chapitre Comme la polis
nrsquoexistait pas agrave ce stade de lrsquoeacutevolution sociale il eacutetait eacutegalement deacutepourvu de tout contact
physique avec la polis Ce nrsquoest donc pas la simple absence ou la preacutesence de la polis qui fait
lrsquoeffet deacutefinitif sur lrsquoethos de lrsquohomme
Bien qursquoil ne soit pas moins laquo sans polis raquo et bien qursquoil soit deacutecrit au mecircme niveau que
les autres animaux lrsquohomme agrave lrsquoorigine de lrsquoeacutevolution sociale est repreacutesenteacute dans une
disposition stable et ordonneacutee envers les objets immeacutediats de ses actions biologiques Si le
terme laquo apolis raquo (1253a 3) est voulu par Aristote pour designer lopposeacutee de laquo zocircon 13 Le Travaux et les Jours 405 14 Les Travaux et les Jours 42
56
politikon raquo ho apolis est celui qui est deacutepourvu de toute tendance etou de tout besoin de
vivre en communauteacute avec les autres membres de lespegravece humaine Cela dit ho apolis sera
sans aucun doute laquo sans Eacutetat raquo cest-agrave-dire quil ne possegravedera pas une polis cependant tout
homme laquo sans Eacutetatraquo ne serait pas apolis Lhomme agrave lorigine de la famille ne pourrait ecirctre
qualifieacute dapolis que sil eacutetait incapable de faire partie de leacutevolution naturelle qui constitue le
passage de la famille agrave la polis Or il ne lest pas Donc ho apolis dAristote ne se deacutefinit pas
par le critegravere de lappartenance agrave une polis existante
V Un surplus du deacuteveloppement de largument du chapitre la tempeacuterance
On a vu que lrsquohomme laquo sans polisraquo du deacutebut du chapitre 2 des Politiques I deacutecrit
essentiellement en fonction de son animaliteacute ne correspond pas exactement agrave lrsquohomme laquo sans
polisraquo de la fin du chapitre comme si par le passage drsquoune perspective biologique agrave une
perspective eacutethique lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme produisait un surplus par rapport aux autres
animaux Ce surplus srsquoexplique par le fait que bien qursquoil srsquoagisse dans les deux endroits du
chapitre principalement de mecircmes types drsquoactiviteacute lrsquoimage de lrsquohomme agrave la fin du chapitre
met lrsquoaccent sur un aspect qui est absent au deacutebut le plaisir La valeur de lrsquoaction de
lrsquoarcheacutegegravete se reacutevegravele par la reacutegularisation qursquoelle fournit pour le rapport de lrsquohomme aux
plaisirs relatifs de ces activiteacutes relevant de son animaliteacute
Aristote deacutesigne le domaine des objets de la perversiteacute de lrsquohomme seacutepareacute des lois de
la polis par les mots laquo ἀφροδίσια καὶ ἐδωδὴ raquo Il nest pas sans inteacuterecirct de constater qursquoavec ces
termes Platon deacutesigne dans la Reacutepublique les objets de lacircme deacutesirante (epithumetikon) et de
la tempeacuterance Dans le troisiegraveme livre lorsque Socrate expose les regravegles qui doivent reacutegir les
propos poeacutetiques qursquoil convient de faire entendre aux jeunes gens drsquoune citeacute bien gouverneacutee
citant Homegravere il explique lrsquoimportance pour conduire les jeunes agrave la modeacuteration de
lobeacuteissance aux chefs qui seront eux-mecircmes modeacutereacutes dans le domaine des plaisirs de lrsquoamour
et de la table
Mais alors la modeacuteration nrsquoest-elle pas aussi neacutecessaire agrave nos jeunes gens ndash Sans
aucun doute ndashEn ce qui concerne la modeacuteration les points les plus importants ne sont-
ils pas pour lrsquoessentiel drsquoecirctre soumis aux chefs et pour les chefs eux-mecircmes drsquoecirctre
modeacutereacutees en ce qui a trait aux plaisirs du vin de lrsquoamour et de la table [περὶ πότους
καὶ ἀφροδίσια καὶ περὶ ἐδωδὰς ἡδονῶν] (III 389d-e)
Eacutegalement dans le neuviegraveme livre lorsque Socrate pour deacutemontrer le bonheur de lrsquohomme
juste deacuteveloppe un argument agrave partir de la structure tripartite de lrsquoacircme apregraves avoir poseacute les
57
deux premiegraveres laquo espegraveces raquo de lrsquoacircme agrave savoir celle par laquelle on apprend et celle par
laquelle on a de lrsquoardeur il ajoute
Quant agrave la troisiegraveme en raison de son caractegravere polymorphe nous nrsquoavons pas pu la
deacutesigner drsquoun nom unique qui lui soit propre mais nous lui avons donneacute le nom de ce
qursquoil y a en elle de plus important et de plus fort nous lrsquoavons en effet appeleacutee
lsquoespegravece deacutesirantersquo15 agrave cause de la force des deacutesirs relatif agrave la nourriture agrave la boisson
aux plaisirs drsquoAphrodite et agrave tout ce qui leur est associeacute [διὰ σφοδρότητα τῶν τε περὶ
τὴν ἐδωδὴν ἐπιθυμιῶν καὶ πόσιν καὶ ἀφροδίσια καὶ ὅσα ἄλλα τούτοις ἀκόλουθα]
(Reacutep IX 580d-e)
Chez Platon donc par ces deux termes (ἀφροδίσια καὶ ἐδωδὴ) ce sont les objets de la
tempeacuterance qui sont deacutesigneacutes Cet usage conjonctif de ces deux termes nrsquoapparait qursquoici dans
ces lignes des Politiques chez Aristote16 Mais lagrave eacutegalement il srsquoagit eacutevidemment des objets
de la tempeacuterance La formulation la plus proche de celles de Platon et de celle des Politiques
I 2 se trouve dans lrsquoEthique agrave Eudegraveme en 1230b31-35 ougrave Aristote pour deacutefinir la
tempeacuterance en partant de son contraire dit
[S]i quelqursquoun voit une belle statue ou un beau cheval ou un bel homme ou eacutecoute un
chanteur et ne veut ni manger ni boire ni faire lrsquoamour [μὴ βούλοιτο μήτε ἐσθίειν
μήτε πίνειν μήτε ἀφροδισιάζειν] mais veut regarder les belles choses et eacutecouter les
chanteurs on ne pensera pas qursquoil est intempeacuterant
Quelques lignes plus loin en 1231a19-23 le mecircme domaine sera deacutecrit par les mots suivants
En effet lrsquoivrognerie la gloutonnerie la deacutebauche la gourmandise [οἰνοφλυγία γὰρ
καὶ γαστριμαργία καὶ λαγνεία καὶ ὀψοφαγία] et tous les autres vices semblables [hellip]
forment les parties de lrsquointempeacuterance
Et enfin dans lrsquoEthique agrave Nicomaque III 10 lorsqursquoil deacutelimite le domaine de la tempeacuterance
aux plaisirs relevant du toucher Aristote dit
Crsquoest [hellip] la jouissance [venant] exclusivement du toucher lorsqursquoils [des
intempeacuterants] mangent lorsqursquoils boivent et lorsqursquoils se livrent aux plaisirs dits
veacuteneacuteriens (ἣ γίνεται πᾶσα δι ἁφῆς καὶ ἐν σιτίοις καὶ ἐν ποτοῖς καὶ τοῖς ἀφροδισίοις
λεγομένοις) [qui fait le plaisir des intempeacuterants] (1118a30-33)
15 La reacutefeacuterence de ce passage est agrave Rep IV 439d 16 Sauf dans les Problegravemes laquo Sur la sympathie raquo 3 886a34 crsquoest la meacutemoire qui donne la premiegravere impulsion
dans les affaires de sexe et de table
58
Il srsquoensuit que selon les Politiques I 2 la perversiteacute dans laquelle srsquoimmergerait lrsquohomme
lorsqursquoil se trouve priveacute du bien que lui fait lrsquoaction de lrsquoarcheacutegegravete porte bien sur le mecircme
domaine que la tempeacuterance Les mecircmes objets constituant le champ drsquoactions de lrsquohomme du
deacutebut du chapitre deviennent quand on arrive agrave la fin du mecircme chapitre les objets de la
tempeacuterance Le surplus que lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme produit comme un problegraveme pour
lrsquoeacutethique et pour la politique nrsquoest rien drsquoautre que la possibiliteacute de lrsquointempeacuterance
Lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme srsquoavegravere ecirctre le vrai moteur de lrsquoargument du chapitre 2 Non
seulement elle sert du point de deacutepart pour les thegraveses de la naturaliteacute de la polis et du caractegravere
politique de lrsquohomme mais lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme produit eacutegalement la question de la
tempeacuterance comme la question politique proprement humaine Il y a dans ce dernier point
quelque chose de parallegravele agrave lrsquoargument qursquoAristote deacuteveloppe en EN III 10 pour deacutelimiter
le domaine de la tempeacuterance au laquo plus commun des sens raquo agrave savoir le toucher Le
deacuteveloppement de cet argument nous permet drsquoentrevoir pourquoi la question de la vertu
srsquoimpose ineacutevitablement quand il srsquoagit des plaisirs que lrsquohomme partage avec les autres
animaux
Dans lrsquoEthique agrave Nicomaque III 10 Aristote commence par faire une distinction
entre les plaisirs du corps et ceux de lrsquoacircme et il limite le domaine de la tempeacuterance par les
premiers
Prenons par exemple le goucirct des honneurs ou le goucirct drsquoapprendre [hellip] Or ceux qui
cultivent ce genre de plaisirs ne sont appeleacutes ni tempeacuterants ni intempeacuterants Et si lrsquoon
va par lagrave ce nrsquoest pas non plus le cas de ceux qui cultivent les autres plaisirs non
corporels (1117b29-33)
Puis il preacutecise que les plaisirs corporels auxquels sinteacuteresse la tempeacuterance ne sont pas non
plus tous les plaisirs dits sensuels Il exclut les objets de la vue de lrsquoouiumle et de lrsquoodorat du
domaine de la tempeacuterance et il reacuteduit ce dernier aux plaisirs du toucher et du goucirct que
lrsquohomme partage avec les autres animaux (1118a 23-25) Aristote limite davantage le
domaine de la tempeacuterance en reacuteduisant le sens du goucirct au toucher parce que selon lui le goucirct
est une forme de toucher17 De plus ce que lrsquointempeacuterant cherche selon Aristote ce nrsquoest pas
la jouissance propre au goucirct crsquoest-agrave-dire le plaisir relevant de la discrimination des saveurs
Lrsquointempeacuterant cherche exclusivement les plaisirs du toucher lorsqursquoil mange lorsqursquoil boit et
lorsqursquoil se livre aux plaisirs veacuteneacuteriens (1118a31-33)
On constate une deacutemarche parallegravele dans lrsquoargument de lrsquoEthique agrave Eudegraveme au sujet
17 Voir DA II 3 414a 29-414b 16 III 12 434b 9-24 De Sens 2 438b 30
59
de la tempeacuterance entre 1230b21-38 Cependant le lien qursquoAristote eacutetablit ici entre la
tempeacuterance et lrsquoanimaliteacute diffegravere significativement de lrsquoEthique agrave Nicomaque18 dans lrsquoEE
Aristote se contente drsquoindiquer le fait qursquoil se trouve (τυγχάνει- 1230b37) quil y a une
correspondance entre les objets sur lesquels porte la tempeacuterance et les plaisirs auxquels les
autres animaux sont sensitifs agrave savoir les plaisirs qui viennent du toucher Tandis que dans
lrsquoEN il eacutetablit un rapport encore plus intrinsegraveque entre la tempeacuterance et lrsquoanimaliteacute Selon la
perspective de lrsquoEN srsquoil se trouve qursquoil y a cette correspondance srsquoil y a cette communauteacute
entre les plaisirs auxquels regarde la tempeacuterance et ceux auxquels les autres animaux sont
sensitifs crsquoest que lrsquohomme lui-mecircme est un animal
Par conseacutequent crsquoest le plus commun des sens (κοινοτάτη τῶν αἰσθήσεων) que met en
jeu lrsquointempeacuterance Et lrsquoon peut penser que crsquoest agrave juste titre que celle-ci se trouve
deacutecrieacutee parce qursquoelle nous caracteacuterise non en tant que hommes mais en tant
qursquoanimaux (οὐχ ᾗ ἄνθρωποί ἐσμεν ὑπάρχει ἀλλ ᾗ ζῷα) (III 10 1118b1-3)
Aristote deacutelimite donc le domaine de la tempeacuterance aux objets relevant du laquo plus commun des
sens raquo et selon lui lrsquohomme fait partie de cette communauteacute en fonction de sa propre
animaliteacute Dans la suite de ce passage derniegraverement citeacute Aristote ajoute laquo Donc aimer ces
plaisirs sensuels par-dessus tout et srsquoy complaire a quelque chose de bestial raquo (1118b 4-5) Le
rapport eacutetablit dans lrsquoEN entre les plaisirs du toucher et lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme est parallegravele agrave
celui que lrsquoon trouve agrave la fin des Politiques I 2 le sens du toucher et les plaisirs qui en
relegravevent appartiennent agrave lrsquohomme en vertu de son animaliteacute or dans lrsquointempeacuterance cette
mecircme animaliteacute montre son cocircteacute bestial Autrement dit le surplus qui se produit en Pol I 2
entre le deacutebut et la fin du chapitre se montre comme caracteacuteristique de lrsquointempeacuterance elle-
mecircme drsquoune part les objets du domaine en question sont deacutecrits en fonction du sens et des
plaisirs que lrsquohomme possegravede en commun avec les autres animaux mais drsquoautre part un
deacutefaut de la vertu dans la disposition deacuteveloppeacutee envers ces mecircmes objets reacutevegravele le cocircteacute
bestial de lrsquohomme
VI Le surplus de lanimaliteacute de lhomme une espace pour la temperance
Selon la psychologie aristoteacutelicienne la sensation en geacuteneacuterale et le sens de toucher en
particulier sont deacutefinitoires pour lrsquoanimaliteacute19 Le toucher est le premier sens qui appartient agrave 18 Pour une eacutelaboration plus deacutetailleacutee de ce point voir Charles Young laquo Aristotle on Temperance raquo The
Philosophical Review 97 (4) 1988 p 521-42
19 Voir parmi plusieurs passages DA II 2 413b 2-10 II 3 414b 6-14 III 11 433b 31-434a2 III 12 434b 18-
60
tous les animaux et crsquoest aussi pourquoi il est laquo le plus commun raquo des tous laquo manifestement
les animaux possegravedent tous la sensation tactile raquo (DA II 2 413b9)
Le toucher en tant que le sens le plus commun constitue le point nodal pour des actes
vitaux fondamentaux agrave lanimal On a vu que ce sont eacutegalement les mecircmes actes vitaux qui
deacutefinissent le champ des actions biologiques de lrsquohomme deacutecrit au deacutebut du Pol I 2 la
nutrition et la reproduction Chez les animaux ces actes ne se trouvent jamais sans sensation
et le toucher est au cœur du meacutecanisme tout entier Le toucher est indispensable pour la
nutrition et la nourriture est indispensable pour la reacutealisation de la tendance commune agrave tous
les ecirctres vivants qursquoest la reproduction Le toucher est indispensable pour la nourriture parce
que tous les animaux se nourrissent des aliments sec humides chauds ou froids et crsquoest le
sens du toucher qui perccediloit ces qualiteacutes20 le toucher est le sens de la nourriture21 La
distinction que fait le toucher entre les qualiteacutes tangibles est indispensable pour le survivre
Quant agrave la reproduction elle est lieacutee au toucher non seulement par le biais de la nutrition
Comme presque chez tous les animaux22 lrsquoaccouplement consiste en un rapport sexueacute le
toucher accompagne toujours agrave lrsquoaccouplement bien qursquoil ne soit pas un corollaire neacutecessaire
pour la reproduction comme il lrsquoest pour la nutrition
Or lagrave ougrave il y a sensation il y a aussi la peine et le plaisir et pour les ecirctres qui
connaissent la peine et le plaisir il y a aussi deacutesir (horexis) ils poursuivent naturellement ce
qui leur est plaisant Il y a des types de deacutesir et drsquoappeacutetits communs agrave tous les animaux et qui
correspondent au plus commun des sens le toucher Srsquoil est vrai que le meacutecanisme des actes
vitaux srsquoorganise chez les animaux autour du sens le plus commun et srsquoil y a un deacutesir qui va
de pair avec le toucher il srsquoensuit que toutes les instances de ce meacutecanisme crsquoest-agrave-dire la
nutrition et la reproduction sont toujours drsquoune faccedilon ou de lrsquoautre accompagneacutees du deacutesir
Elles ne seront en effet jamais deacutepourvues de la sensation et du toucher
Ce meacutecanisme naturel qui srsquoorganise autour du toucher selon une teacuteleacuteologie naturelle
et les appeacutetits qui laccompagnent constituent un systegraveme qui srsquoeacutepuise et se consomme en soi-
mecircme sans produire des excegraves Autrement dit selon la logique de la teacuteleacuteologie naturelle qui
gouverne ce meacutecanisme pour survivre ou pour reproduire il nrsquoy a aucun besoin pour lrsquoanimal
de manger ou davoir des rapports sexuels plus ou autrement qursquoil ne soit neacutecessaire Il en 25 De sens 436b 10-12
20 Voir DA II 3 414b7-9 et II 11 422b25-27 PA II 1 647a16-19 et II 3 650a2-8 21 DA II 3 414b7 22 Sauf certains insectes et tous les testaceacutes Crsquoest principalement dans la GA III 11 que lrsquoon trouve une theacuteorie
aristoteacutelicienne de la geacuteneacuteration spontaneacutee
61
reacutesulte que les actes relevant de lrsquoanimaliteacute de lrsquoanimal et les deacutesirs qui les accompagnent se
reacutegularisent eux-mecircmes dans le fonctionnement naturel de leurs propres teacuteleacuteologies Si on
retourne agrave lrsquohomme deacutecrit dans les Politiques comme eacutetant agrave lrsquoorigine de la famille on voit
clairement que son animaliteacute correspond exactement agrave ce schegraveme Lrsquoanimaliteacute de cette figure
des Politiques I 2 est constitueacutee dun ensemble des actions biologiques qui srsquoeacutepuisent dans le
cadre drsquoune teacuteleacuteologie naturelle et crsquoest au mecircme niveau que les autres ecirctres vivants On
comprend donc pourquoi le fait qursquoil soit sans polis ne pose pas un problegraveme pour la
reacutegularisation de son animaliteacute (contrairement au cas de son analogue agrave la fin du chapitre) agrave
ce niveau de repreacutesentation le mouvement naturel de lrsquoanimaliteacute nrsquoimplique aucune regravegle
reacutegulatrice parce qursquoil srsquoagit drsquoune animaliteacute qui se reacutegularise elle-mecircme Le but de ce
passage nrsquoest que de deacutemontrer les rapports laquo sociaux raquo qursquoimplique neacutecessairement la
teacuteleacuteologie naturelle de la vie selon laquelle fonctionne lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme
Cependant avec lrsquointempeacuterant on constate que chez les ecirctres humains les deacutesirs
propres aux actes vitaux les plus communs ne se consomment guegravere dans les limites de leur
teacuteleacuteologie naturelle Rappelons laquo Crsquoest le plus commun des sens que met en jeu
lrsquointempeacuterance Et lrsquoon pense que crsquoest agrave juste titre que celle-ci se trouve deacutecrieacutee parce
qursquoelle nous caracteacuterise non en tant que hommes mais en tant qursquoanimaux raquo (EN III 10
1118b1-3) Chez lhomme srsquoouvre la possibiliteacute drsquoexcegraves (ou de manque) et crsquoest malgreacute la
preacutesence constante de la teacuteleacuteologie naturelle de son animaliteacute Chez lrsquohomme les deacutesirs
propres agrave son animaliteacute ne se reacutegularisent pas automatiquement en eux-mecircmes et ce manque
drsquoauto-reacutegularisation ouvre le domaine de la tempeacuterance si lrsquohomme eacutetait un animal dont les
deacutesirs eacutemergeant du plus commun des sens pouvaient se reacutegulariser deux-mecircmes il nrsquoy aurait
pas despace pour la vertu de la tempeacuterance Les deacutesirs provenant du plus commun des sens
ouvre chez lrsquohomme une possibiliteacute de sur-indulgence et un espace pour lrsquointervention de la
tempeacuterance23 Crsquoest dans ce sens que la (in)tempeacuterance est un surplus que produit lrsquoanimaliteacute
23 Il srsquoagit bien sucircr de la distinction qursquoAristote fait entre les appeacutetits communs et les appeacutetits particuliers en EN
III 11 Les appeacutetits communs sont universels aux ecirctres humains (1118b 10-11) et ils ont la tendance naturelle de
disparaitre avec la satieacuteteacute laquo car lappeacutetit naturel consiste agrave combler le manque raquo (1118b18-19) Ce nest pas le
cas avec les appeacutetits particuliers Ces derniers concernent les plaisirs particuliers que lon obtient dune sorte
particuliegravere dobjet de deacutesir Donc ils deacutependent des preacutefeacuterences individuelles Ils ne sont pas universels et il ne
cherche pas la simple satieacuteteacute laquo En revanche aspirer agrave telle sorte daliments en particulier ou agrave telle autre nest
plus le fait de tous et tout le monde ne deacutesire pas les mecircmes choses raquo (1118b12) Sur ce sujet voir Charles
Young laquo Aristotle on Temperance raquo loc cit p 528-531 et Howard J Curzer laquo Aristotles Account of the
Virtue of Temperance in Nichomachean Ethics III10-11 raquo Journal of the History of Philosophy 35 (1) 1997 p
5-25
62
de lrsquohomme par rapport aux autres animaux
VII Deux figures laquo sans polis raquo et le rocircle de la temperance
On voit maintenant que lrsquoopposition entre le meilleur sceacutenario et le sceacutenario
catastrophique qursquoAristote eacutetablit agrave la fin du chapitre a la fonction de manifester ce que
lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme pourrait produire si elle se trouve deacutenueacutee de la tempeacuterance la valeur
de lrsquoaction de lrsquoarcheacutegegravete vient du fait que sans leffet du bien que repreacutesente son action cet
animal qursquoest lrsquohomme serait deacutepourvu des principes qui reacutegulariseraient les manifestations
horexiques de sa propre animaliteacute Si on lrsquoexprime avec les mots de Newman la valeur de
lrsquoaction de lrsquoarcheacutegegravete vient du fait que laquo He in fact gave them [les hommes] virtue raquo24 Et
comme on vient de voir cette vertu nrsquoest que la vertu de la tempeacuterance
On a vu que lrsquoabsence ou la preacutesence factuelle de la polis eacutetait impertinent pour
comprendre le sceacutenario catastrophique et la diffeacuterence entre les deux figures laquo sans polis raquo du
deacutebut et de la fin du chapitre On comprend maintenant que la diffeacuterence entre ces deux
figures tient plutocirct au rocircle que la tempeacuterance joue dans la repreacutesentation du zocircon politikon La
derniegravere figure laquo sans polis raquo du chapitre nous fait comprendre la particulariteacute du zocircon
politikon humain sa particulariteacute consiste en la diffeacuterence que creacuteerait pour cet animal
politique la preacutesence ou lrsquoabsence de la vertu de la tempeacuterance Ce paragraphe ne nous dit
pas que sans cette vertu lrsquohomme cesserait drsquoecirctre un animal politique Loin de cela il nous
dessine un sceacutenario de catastrophe qui surviendrait si cet animal politique qursquoest lrsquohomme se
retrouve sans vertu Ici la vertu est en jeu en fonction de lrsquoimportance qursquoelle porte pour la
vie politique de lhomme-animal mais non pas en tant que la condition de son ecirctre politique
Donc il en reacutesulte que dans le dernier passage de notre chapitre le rocircle principal joueacute
dans la caracteacuterisation de la figure laquo sans polis raquo eacutechoit plutocirct agrave lrsquoabsence de la tempeacuterance
lrsquoabsence ou la preacutesence de la polis nrsquoimporte que dans la mesure ougrave elle implique lrsquoabsence
ou la preacutesence de cette vertu Pour la figure laquo sans polis raquo du deacutebut de chapitre la vertu ne
joue pas le mecircme rocircle que pour la derniegravere tout simplement parce que dans la repreacutesentation
de lrsquoanimaliteacute de la premiegravere il nrsquoy en a aucun besoin25 son animaliteacute ne produit pas de
24 W L Newman The Politics of Aristotle with and Introduction two prefatory Essays and Notes Critical and
Explanatory Tome II Oxford The Clarendon Press 1887 p 131
25 Ce nrsquoest que dans le chapitre 13 des Politiques I qursquoAristote discute les vertus des membres de la famille
Lrsquoabsence drsquoune telle question dans le chapitre 2 peut ecirctre expliqueacutee par lrsquoideacutee de repreacutesenter la famille dans une
perspective plutocirct zoologique (ou biologique) qursquoeacutethique
63
surplus elle se reacutegularise elle-mecircme selon la logique de sa propre teacuteleacuteologie Alors que pour
la caracteacuterisation de la perversiteacute de lrsquoanimaliteacute de la derniegravere figure laquo sans polis raquo du
chapitre la tempeacuterance est lrsquoaspect deacutecisif Si on veut mieux comprendre le zocircon politikon
humain il faudra donc insister davantage sur la tempeacuterance que sur la polis Dans ce passage
la polis ne repreacutesente un bien pour le zocircon politikon humain que par ce qursquoelle signifie au
sujet de la vertu Ce sur quoi on doit srsquointerroger crsquoest plutocirct le rocircle que la vertu joue dans la
vie politique de cet animal qursquoest lrsquohomme
VIII Les hopla du politikon humain
La seacuteparation de lrsquohomme de la loi et de la justice aurait pour reacutesultat une situation
catastrophique parce que dit Aristote une telle seacuteparation donnerait agrave la disposition de
lrsquoinjustice les armes (hopla) que lrsquohomme est neacute pourvu laquo pour la prudence et pour la vertu raquo
(phronesie kai aretecirci) Quels sont ces hopla exactement Aristote dit qursquoils appartiennent agrave
lrsquohomme par nature (de sa naissance) et qursquoils sont pour la prudence et pour la vertu tout
eacutetant cependant susceptibles drsquoecirctre utiliseacutes pour les fins inverses
Selon Peter Simpson les hopla en question ici devraient ecirctre lintelligence et les
laquo passions raquo laquoThe weapons Aristotle is talking about would seem to be intellect and the
passions for prudence perfects the intellect26 and virtue controls passion (which otherwise
would be insatiable) by imposing on it the measure of reasonraquo27 Il semble cependant que les
passions ne peuvent pas ecirctre les hopla Drsquoabord parce que ce dont la nature nous fournit ce
ne sont pas les eacutemotions crsquoest-agrave-dire lappeacutetit la colegravere la crainte lenvie la joie la haine
lamour etc on nrsquoest pas toujours sans cesse et degraves la naissance en colegravere ou en joie Ce dont
la nature nous fournit crsquoest la capaciteacute drsquoeacuteprouver ces eacutemotions De plus il semble que la
capaciteacute naturelle des hommes pour les eacutemotions nrsquoest pas une capaciteacute qui pourrait ecirctre
susceptible drsquoecirctre servie dans les sens moralement opposeacutes ce qui est en jeu dans les
questions eacutethiques ce nrsquoest pas lrsquoactiviteacute de cette capaciteacute elle-mecircme en tant que telle mais les
dispositions que lrsquoon deacuteveloppe envers ces eacutetats eacutemotionnels Autrement dit que lrsquoon eacuteprouve
ou non ces eacutemotions quand on le doit de la faccedilon dont on doit pour des motifs envers des
personnes et dans le but que lrsquoon doit ne donne pas la qualiteacute morale de cette capaciteacute ni celle
de lrsquoeacutemotion eacuteprouveacutee ce qui est bon ou mauvais crsquoest la disposition non pas lrsquoeacutemotion 26 Par lintellect Simpson devrait comprendre le logos parce que ce dont la prudence est lexcellence ce nest
que le logistikon
27 P Simpson A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle op cit p 26
64
elle-mecircme laquo Controcircler la passion raquo crsquoest un processus psychologique dans lequel œuvrent en
commun la dianoia et lrsquoorexis Il srsquoensuit que ni notre capaciteacute naturelle pour les eacutemotions ni
les eacutemotions elles-mecircmes ne peuvent ecirctre les hopla en question Elles ne sont pas susceptibles
drsquoecirctre utiliseacutees dans les sens opposeacutes elles opegraverent dans un sens unique La vertu ne
laquo controcircle raquo pas le fait drsquoecirctre en colegravere mais elle controcircle la maniegravere (pos) dont on est en
colegravere
Tous les interpregravetes saccordent sur lrsquoeacutetrangeteacute de lrsquousage du datif dans la phrase
laquo lrsquohomme est neacute pourvu drsquoarmes phronesei kai aretecirci raquo 28 A lexception de Hicks qui
considegravere les hopla comme les eacutequipements pour lrsquoexercice de la prudence et de la vertu29 les
autres interpregravetes les prennent comme les capaciteacutes naturelles de lrsquohomme pour les vertus et
ils prennent le datif comme un datif drsquoinstrument Selon cette derniegravere lecture la datif a la
fonction drsquoindiquer la maniegravere dont les hopla en question seront utiliseacutes Bien que Peter
Simpson semble ecirctre erroneacute dans son identification des hopla avec laquo les passions raquo (agrave coteacute de
lrsquointelligence) la faccedilon dont il comprend la phrase en question en donne le bon sens Selon
lui laquo Humans have weapons that though meant to be used with prudence and virtue can
easily be used otherwise raquo30 Peter Simpson semble suivre Newman ici Selon ce dernier
laquo Aristotle does not seem to regard the hopla as means for the attainment of phronesis kai
aretecirc or instruments for their exercise but rather as powers on which they are to impress
right direction May not the words mean lsquohaving arms for prudence and virtue to usersquo (or
lsquoguide in usersquo) raquo 31 Ce nrsquoest donc peut-ecirctre pas laquo les passions raquo ni notre capaciteacute aux 28 Voir par exemple B Jowett The Politics of Aristotle Translated into English with Intoduction Marginal
Analysis Essays and Commentary Tome II Partie I Oxford The Clarendon Press 1885 p 10 et W L Newman
The Politics of Aristotle op cit Tome II p 131 29 R D Hicks The Politics of Aristotle A revised Text with Introduction Analysis and Commentary Books I-V
London Macmillan amp Co 1894 p 151 prend le datif ici comme un datif de reacutefeacuterence et il traduit la phrase en
question comme suit laquo Man is born with weapons to be used by (ie to sibserve) wisdom and virtue raquo 30 P Simpson A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle op cit p 26 31 W L Newman The Politics of Aristotle op cit Tome II p 131 J Bernays Aristotelesrsquo Politik Erstes
Zweites und Drittes Buch mit Erklaumlrenden zusaumltzen ins Deutsche Uumlbertragen Berlin Verlag von Wilhelm Hertz
1872 aussi prend le datif comme instrumental Sa traduction pour cette phrase est laquo Und der Mensch ist
geschaffen mit einer Ruumlstung zu Einsicht und Tugend kann dieselbe jedoch gar leicht zum Gegentheil
gebrauchen raquo B Jowett The Politics of Aristotle opcit p 10 approuve lrsquointerpreacutetation de Bernays bien qursquoil
souligne la difficulteacute de traduite le datif comme laquo zu raquo apregraves ὅπλα ἔχων Il donne la paraphrase suivante pour la
traduction de Bernays laquo Man has a natural capacity which may be developped into phronesis and aretecirc or may
degenerate into their opposites raquo Selon Jowett laquo In this uncertainty of the construction the general meaning is
clear viz that lsquoman has intelligence and an aptitude for virtue gifts which are in the highest degree capable of
abusersquo raquo
65
laquo passions raquo qui sont les hopla dont Aristote parle ici mais ils peuvent ecirctre bien notre aptitude
de laquo controcircler raquo nos laquo maniegraveres eacutemotives raquo Lrsquohomme est capable de laquo guider raquo ses
laquo maniegraveres raquo dans le domaine des eacutemotions aussi bien dans un sen moralement bon que dans
le sens inverse Donc crsquoest notre aptitude pour la vertu et pour le vice crsquoest-agrave-dire notre
capaciteacute aux dispositions morales qui doit ecirctre en question ici Les hopla naturels dont il est
question ici doivent ecirctre notre capaciteacute naturelle pour la vertu
Or en quoi consiste notre capaciteacute pour la vertu On ne qualifie pas les animaux de
vertueux ou de vicieux alors qursquoils sont aussi bien capables drsquoeacuteprouver le deacutesir Si on ne les
qualifie pas ainsi crsquoest qursquoils ne sont pas capables de la proairesis laquo en effet la deacutecision
nrsquoest pas une chose qursquoont eacutegalement en partage les ecirctres sans raison alors que lrsquoappeacutetit et
lrsquoardeur le sont raquo (EN III 2 1111b 11-12) Notre capaciteacute pour la vertu nrsquoest en effet que
notre capaciteacute pour la proairesis La proairesis est susceptible drsquoecirctre des qualiteacutes morales
opposeacutees la qualiteacute morale de lrsquoethos deacutepend des habitudes drsquoexercer sa capaciteacute de
proairesis avec ou sans vertu Les animaux possegravedent donc lrsquoun des aspects constitutifs de la
proairesis agrave savoir le deacutesir ce qursquoils ne possegravedent pas crsquoest lrsquoautre aspect le logos32 Il me
semble donc que les hopla en question ici doivent ecirctre le logos et la capaciteacute proaireacutetique que
le logos entraine avec lui-mecircme Dapregraves Aristote parmi les traits qui jouent un rocircle dans le
devenir vertueux de lhomme agrave savoir la nature lhabitude et la raison cette derniegravere est la
premiegravere agrave ecirctre susceptible decirctre utiliseacutee dans les sens moralement contraires de telle sorte
quelle peut agir contre les autres33
Selon la dichotomie entre deux sceacutenarios alternatifs de notre passage pour que le
meilleur sceacutenario lrsquoemporte sur le sceacutenario catastrophique crsquoest-agrave-dire pour que les hopla
soient arracheacutes de la disposition de lrsquoinjustice et donneacutes agrave celle de la justice il faudra que le
logos et tout le meacutecanisme proaireacutetique qursquoil entraicircne soient agrave la disposition de la prudence et
de la vertu Or pour que ce meacutecanisme proaireacutetique puissent ecirctre opeacuterer sous la disposition de
la vertu la tempeacuterance est indispensable De cela deacutepend la diffeacuterence entre les deux
sceacutenarios
32 Selon Aristote la proairesis srsquoaccompagne toujours de la raison (logos) et de la penseacutee (dianoia) (EN III 2
1112a15-16) Il deacutefinit la proairesis comme laquo βουλευτικὴ ὄρεξις τῶν ἐφ ἡμῖν raquo ( EN III 3 1113a10) 33 Cf Pol VII 13 1332a 35-b8
66
IX Les hopla agrave la disposition de la temperance
Selon Aristote pour que lrsquousage de notre capaciteacute agrave la raison pratique (logistikon) soit
un usage vertueux crsquoest-agrave-dire pour que lrsquoon puisse lrsquoappeler laquo phronesis raquo (diffeacuteremment de
lrsquolaquo habiliteacute raquo (deinotecircs) dont le succegraves serait lobjet dune eacutevaluation indeacutependante des critegraveres
moraux du bien et du mal ndash EN III 5 1144a23-27) la preacutesence de la vertu morale est
indispensable
Quant agrave cet eacutetat [la phronesis] il nrsquoest pas donneacute agrave ce fameux lsquoœil de lrsquoacircmersquo sans vertu
[hellip] En effet les raisonnements qui aboutissent aux actes agrave exeacutecuter sont des
infeacuterences qui ont pour point de deacutepart la preacutemisse lsquoPuisque ce genre de chose-ci est
la finrsquo crsquoest-agrave-dire ce qursquoil y a de mieux [hellip] or ce qursquoil y a de mieux nrsquoapparaicirct
qursquoagrave lrsquohomme bon car la meacutechanceteacute pervertit et produit lrsquoerreur concernant tout ce
qui sert de point de deacutepart agrave lrsquoaction Par conseacutequent lrsquoon voit clairement
lrsquoimpossibiliteacute drsquoecirctre prudent sans ecirctre bon (EN VI 12 1144a29-b1)34
Or pour que la raison puisse voir et entendre la preacutemisse major que constitue le telos
pratique elle doit ecirctre laquo eacutepargneacuteeraquo de toute distraction et capable de fixer son regard sur la
fin Autrement dit la raison doit ecirctre laquo sauveacutee raquo de la perversiteacute qui fait laquo loucher raquo lrsquoœil de
lrsquoacircme35 Or la tacircche de garantir ce service agrave la raison eacutechoit agrave une vertu speacutecifique agrave savoir la
tempeacuterance Crsquoest la tempeacuterance qui se trouve au cœur de tout ce meacutecanisme qui rend le
logistikon vertueux
[Des gens prudents comme Peacutericlegraves] sont capables de voir ce qui est bon pour eux-
mecircmes et ce qui lrsquoest pour les hommes [hellip] De lagrave vient encore que la tempeacuterance se
trouve dans notre langage porter ce nom-lagrave (socircphrosunecirc) crsquoest que pense-t-on elle
preacuteserve la prudence (socircizousan tecircn phronecircsin) Et de fait elle preacuteserve ce genre de
croyance [croyance vraie au sujet des choses bonnes ou mauvaises pour
lrsquohomme]Toute croyance indiffeacuteremment nrsquoest pas en effet sujette agrave disparaicirctre ou agrave
ecirctre pervertie sous lrsquoinfluence de ce qui est agreacuteable ou peacutenible la croyance par
exemple que le triangle contient ou ne contient pas lrsquoeacutequivalent de deux angles droits
nrsquoen est pas pervertie Mais bien celles que met en jeu lrsquoexeacutecutable Car le principe de
tout ce qui est exeacutecutable constituent lrsquoobjectif en vue duquel tout cela peut ecirctre
34 Traduction de Bodeacuteuumls leacutegegraverement modifieacutee 35 Voir R A Gauthier et J Y Jolif LEacutethique agrave Nicomaque Introduction Traduction et Commentaire - 2e
eacutedition Tome II Louvain-La-Neuve Edition Peeters 2002 p 552-53
67
exeacutecuteacute Or lrsquoindividu corrompu pour cause de plaisir ou chagrin du coup nrsquoa pas de
principe en vue et ne voit pas qursquoil faut que tel but et tel motif commandent tous ses
choix et toutes ses actions car le vice entraicircne la corruption du principe (EN VI 5
1140b8-20)
Donc pour que le logos soit exerceacute phronesei kai aretei il faut qursquoil soit capable de voir et
drsquoentendre ce qursquoune vertu concerneacutee (crsquoest-agrave-dire une vertu particuliegravere portant sur lrsquoaction
dans un cas donneacute une action particuliegravere dans le domaine dargent de la peur de lamitieacute du
sexe de lhaine etc) indique comme telos comme le bien suprecircme dans le domaine
concerneacute Mais pour cela lrsquohomme doit ecirctre tempeacuterant Sans ecirctre capable de voir et
drsquoentendre la fin reacuteveacuteleacutee par une vertu concerneacutee le logos ne saurait pas ecirctre exerceacute
phronimocircs et il ne serait pas capable de bien deacutelibeacuterer sur les moyens drsquoatteindre la fin poseacutee
par la vertu en question dans ce cas lagrave lrsquoaction vertueuse elle-mecircme sera rateacutee Donc dans
lrsquoaction drsquoun homme bon (spoudaios) la tempeacuterance joue le rocircle central pour que le rapport
entre le logos et le deacutesir soit eacutetabli de faccedilon agrave permettre agrave la fois agrave la vertu intellectuelle
(phronesis) et agrave la vertu morale
X Le fourbe intempeacuterant et le mal deacutelibeacutereacute
Cependant il y a un point agrave preacuteciser davantage on a vu que la vertu de tempeacuterance
tient le rocircle principale dans la construction de notre passage parce que la logique du scenario
catastrophique preacutesuppose le deacutefaut de cette vertu Le deacutefaut de la tempeacuterance paralyse
lusage phronimocircs du logos ce qui rend impossible lrsquousage vertueux de la capaciteacute
proaireacutetique Toutefois la question de savoir pourquoi ce scenario serait un mal pour la vie
politique de lhomme attend toujours une reacuteponse preacutecise Je pense que lon peut faire un pas
de plus vers une telle reacuteponse en distinguant deux eacutetats moraux qui se preacutesentent dans une
certaine contrarieacuteteacute avec la phronecircsis chacune correspondant agrave un eacutetat deacutefectif du logistikon
Le terme laquo aphrosunecirc raquo nest pas un terme arche-preacutesent dans le corpus aristoteacutelicien
si bien que lon ne doit peut-ecirctre pas le consideacuterer comme faisant proprement partie de la
terminologie de leacutethique aristoteacutelicienne ce terme ne figure pas dans le tableau des
dispositions morales de lEE (II 3 1220b38-1221a12) et les passages du corpus ougrave on trouve
la contrarieacuteteacute entre lrsquoaphrosunecirc et la phronecircsis sont vraiment peu nombreux Toutefois on y
trouve une conception coheacuterente de lrsquoaphrosunecirc et la contrarieacuteteacute que cette derniegravere dispose
par rapport agrave la phronecircsis peut ecirctre utile agrave mettre en relief la vraie tension qui marque le
passage des Politiques qui nous occupe ici
68
La contrarieacuteteacute entre lrsquoaphrosunecirc et la phronesis trouve son expression la plus explicite
dans le fragment 98 (Duumlring) du Protreptique
Or il apparaicirct eacutevident agrave chacun que personne ne choisirait de vivre doteacute drsquoune
fortune et drsquoune puissance sans eacutegales chez les hommes mais en renonccedilant agrave la
prudence et en devenant fou [ἐξεστηκὼς μέντοι τοῦ φρονεῖν καὶ μαινόμενος]
ducirct-on vivre en jouissant des plaisir les plus intenses auxquels se livrent
certains deacutements [παραφρονούντων] Crsquoest donc lrsquoaphrosunecirc que tout le
monde fuit par-dessus tout Or la prudence est le contraire de lrsquoaphrosunecirc
[ἐναντίον δὲ φρόνησις ἀφροσύνῃ]36
Dans le cas drsquoune absence complegravete de la phronecircsis mecircme les choses qui sont bonnes en
elles-mecircmes et par nature (par exemple lhonneur largent la vie etc) ne sauraient pas ecirctre
beacuteneacutefiques37 Un tel homme serait deacutepourvu de la capaciteacute de voir ce qui est vraiment bon
pour soi-mecircme et il serait incapable de bien raisonner agrave partir de cette fin et sur les moyens
dy atteindre Cest pourquoi en Rheacutetorique II 1 1378a10 Aristote aurait attribueacute agrave
laphrosunecirc la responsabiliteacute de lerreur dans la faculteacute laquo opinative raquo de ceux qui ne savent pas
bien deacutelibeacuterer selon Aristote ces gens δι ἀφροσύνην οὐκ ὀρθῶς δοξάζουσιν Cela dit il
semble que lauteur du traiteacute De la vertu ne tombe pas vraiment tregraves loin dAristote quand il
pose laphrosunecirc comme le vice du logistikon Ἀφροσύνη δ ἐστὶ κακία τοῦ λογιστικοῦ αἰτία
τοῦ ζῆν κακῶς (1249b29-30) Selon lauteur de ce petit traiteacute de la tradition peacuteripateacuteticienne
le mal qui naicirct de laphrosunecirc met enjeu le bien-vivre tout entier
Lrsquoaphrosunecirc cest le fait de porter de mauvais jugements sur les affaires de mal
deacutelibeacuterer de mal se comporter avec les autres de faire mauvais usage des biens dont
on dispose davoir des opinions erroneacutees agrave propos de ce qui dans lexistence est beau
et bon raquo (1250b43-46)38
Que ce passage soit dans la ligneacutee directe du fragment 98 du Protreacuteptique est clair Il est
donc eacutevident que dans leacutethique aristoteacutelicienne le terme laquo aphrosunecirc raquo deacutesigne simplement 36 Voir aussi EE VII 15 1248b 27 sq et Pol VII 1 1323a 27 sq 37 On peut faire remonter ce problegraveme agrave lApologie 30b2-4 lsquoΟὐκ ἐκ χρημάτων ἀρετὴ γίγνεται ἀλλ ἐξ ἀρετῆς
χρήματα καὶ τὰ ἄλλα ἀγαθὰ τοῖς ἀνθρώποις ἅπαντα καὶ ἰδίᾳ καὶ δημοσίᾳrsquo Un argument plus eacutelaboreacute se trouve
dans lrsquoEuthydegraveme 278e-281e voir surtout la conclusion en 280e-281e 38 Traduction de Pierre-Marie Morel laquo Pseudo-Aristote De la vertu raquo Philosophie Aristote Ontologie de
laction et savoir pratique 73 2002 p 3-11 En grec Ἀφροσύνης δ ἐστὶ τὸ κρίνειν κακῶς τὰ πράγματα τὸ
βουλεύσασθαι κακῶς τὸ ὁμιλῆσαι κακῶς τὸ χρήσασθαι κακῶς τοῖς παροῦσιν ἀγαθοῖς τὸ ψευδῶς δοξάζειν περὶ
τῶν εἰς τὸν βίον καλῶν καὶ ἀγαθῶν
69
lincapaciteacute de bien servir de sa raison en vue de bien-vivre Lhomme aphrocircn est celui qui ne
sait pas bien utiliser les ressources quil dispose parce quil est incapable de bien deacutelibeacuterer et
de trouver les bons moyens datteindre un but Drsquoougrave sa contrarieacuteteacute agrave la phronecircsis La
contrarieacuteteacute de laphrosunecirc agrave la phronecircsis nrsquoest pas celle de capaciteacute de faire usage de la raison
dans le sens opposeacute agrave son usage phronimocircs de maniegravere agrave en (bien) servir pour des buts
meacutechants Lrsquoaphrosunecirc consiste plutocirct et tout simplement en une incapaciteacute de bien utiliser sa
raison Cependant lrsquoaphrocircn nrsquoest pas le seul agrave rater lrsquousage beacuteneacutefique de la raison
[H]onneur richesse vertus du corps bonnes fortunes et pouvoirs sont bon par nature
mais il leur arrive decirctre nuisibles agrave certains par suite des dispositions de ces derniers
Car ni lrsquoaphrocircn ni linjuste ni lintempeacuterant ne tirent aucun profit de leur usage tout
comme le malade de la nourriture du bien portant ou lhomme faible et mutileacute des
parures de lhomme sain et en possession de tous ses membres (EE VII 15 1248b28-
34)
Ce passage de lEE laisse entendre que linjustice et lintempeacuterance elles aussi participent agrave
une certaine contrarieacuteteacute Or la contrarieacuteteacute de ces derniegraveres ne consiste plus en une incapaciteacute
de bien utiliser sa raison en vue de bien-vivre mais elle consiste en lutiliser pour des fins de
valeur morale contraire agrave celles de la vertu et de la prudence il sagit bien entendu de la
fourberie (panourgia)
Dans le tableau des vertus et des vices de lEE la prudence (phronecircsis) figure entre la
fourberie et la naiumlveteacute (euecircthei) (II 3 1221a 12) celle-lagrave eacutetant lexcegraves et celle-ci le deacutefaut39
La contrarieacuteteacute entre la fourberie et la prudence sexplique par le fait que comme ils
appartiennent aux genres contraires (la vertu et le vice) ils ne peuvent ecirctres preacutesents en mecircme
temps dans la mecircme chose40 Donc avec laphrosunecirc la fourberie elle aussi est dans une
certaine contrarieacuteteacute avec la prudence
Lautre passage dans lequel Aristote fait mention de la fourberie nous en donne une
ideacutee encore plus claire Il nous ramegravene aussi au rocircle que joue la tempeacuterance dans la
39 Pierre Aubenque rejette une place agrave la phronecircsis dans une liste des vertus morales (La prudence chez Aristote
Paris PUF 1963 p 137 n1) Selon lui la theacuteorie de meacutedieacuteteacute ne sappliquant quaux vertus morales la prudence
ne peut pas ecirctre prise comme un milieu entre deux vices parce quelle est une vertu intellectuelle Cependant
peut-ecirctre le problegraveme dans cette liste est moins la preacutesence de la phronecircsis que les preacutesences de ses contraires agrave
savoir la panourgia et euecirctheia Parce qursquoil est clair que la phronecircsis est bien le contraire des vices en question
ici
40 Voir Cat 7 6b15 et 14a 20 et Meacutet Δ 10 1018a 25-27
70
constitution et dans luniteacute des vertus Selon ce passage de lEthique agrave Nicomaque non
seulement la prudence et la fourberie sont contraires lune agrave lautre comme la vertu et le vice
mais le rapport entre elles peut ecirctre aussi consideacutereacute comme la contrarieacuteteacute des choses qui
laquo diffegraverent le plus parmi celles qui sont soumises agrave la mecircme puissance et celle dont la
diffeacuterence est la plus grande raquo41
[Il est donc une capaciteacute (dynamis) quon appelle habileteacute (deinotecircta)] Or elle est de
nature telle que tout ce qui contribue au but supposeacute elle peut lexeacutecuter et y atteindre
Ainsi donc si le but est beau elle est louable et sil est vilain elle est fourberie
(panourgia) Cest preacuteciseacutement pourquoi nous preacutetendons que les gens prudents sont
habiles et fourbes (panourgous) (VI 12 1144a23-28)42
La prudence est la perfection morale de cette capaciteacute intellectuelle quon appelle laquo deinotecircs raquo
alors que la fourberie correspond agrave la corruption de cette mecircme capaciteacute43 Aristote fait cette
remarque afin dexpliquer sa reacuteponse agrave lobjection des certains selon laquelle on ne serait
aucunement plus apte avec la prudence agrave faire des choses nobles et justes44 la reacuteponse du
Stagirite consiste agrave dire que cest par deacutefinition que la prudence nous rend plus capable agrave faire
des choses nobles et justes parce quon ne donne le nom de laquo prudence raquo agrave lrsquohabileteacute
intellectuelle que sous la condition quelle se mette en œuvre en vue et agrave partir de cest-agrave-dire
par le choix (dia proairesin ndash 1144a 19) dune fin noble Or on la deacutejagrave vu la valeur morale
de cette fin ne peut ecirctre assureacutee que par la vertu la prudence est la mise en œuvre de la raison
dans lintention de faire ce qui est noble Il sensuit que la fourberie eacutetant le contraire de la
prudence serait la mise en œuvre de la raison avec lintention de faire des actions mauvaises
Elle correspond agrave la corruption de lhabileteacute intellectuelle en ce quelle deacutesigne lusage de cette
derniegravere en vue des fins vilaines Le terme laquo fourberie raquo deacutesigne le raisonnement habile de
lhomme vicieux dont laquo lœil de lacircme raquo ne voit plus agrave cause de sa meacutechanceteacute les principes
que la vertu indique laquo ce quil y a de mieux napparaicirct quagrave lhomme bon car la meacutechanceteacute
(μοχθηρία) pervertit et produit lerreur (diapseudesthai) concernant tout ce qui sert de point de
deacutepart agrave laction raquo (EN VI 12 1144a 35) Donc la contrarieacuteteacute de la fourberie agrave la prudence ne
consiste pas dans une simple folie de lrsquoaphrocircn qui ne sait pas bien mener sa vie selon la
41 Meacutet Δ 10 1018a29-30 42 La traduction de Bodeacuteuumls modifieacutee 43 Ici Aristote fait une analogie entre le rapport de lhabileteacute agrave la prudence et celui qui existe entre la vertu
naturelle et la vertu au sens plein (1144b 1-17)
44 EN VI 12 1144a 11-13
71
raison mais elle consiste en ce que la fourberie nest jamais sans le choix de faire la action
vicieuse le fourbe est meacutechant Dans un passage parallegravele en lEE II 10-11 1227b12-
1228a20 bien quil nemploie pas les termes laquo prudence raquo et laquo fourberie raquo Aristote clarifie
que lessentiel de la contrarieacuteteacute entre le meacutechant et le vertueux reacuteside dans la contrarieacuteteacute des
qualiteacutes morales de leurs choix deacutelibeacutereacutes tous les deux eacutetant volontaires
La vertu est cause que soit droit la fin du choix deacutelibeacutereacute En conseacutequence nous jugeons
du caractegravere dun homme agrave son choix [hellip] De la mecircme maniegravere le vice fait que le
choix est deacutetermineacute pour les raisons contraires [τῶν ἐναντίων ἕνεκα] Si donc un
homme quand il deacutepend de lui de faire de bonnes actions et de nen pas faire de
mauvaises fait le contraire [τοὐναντίον ποιεῖ] il nest manifestement pas vertueux il
sensuit donc que le vice aussi bien que la vertu est volontaire car il ny a aucune
neacutecessiteacute de faire des actions meacutechantes [τὰ μοχθηρὰ] (II 11 1228a1- 9)45
Dans les Ethiques Aristote emploie le terme laquo μοχθηρία raquo pour designer plutocirct le vice
accompli du choix deacutelibeacutereacute46 Bien que quelque part dans lEE (II 7 1223a 36-37) ce terme
soit utiliseacute pour qualifier le vice de lincontinence du fait quelle consiste dans une action
volontaire et accomplie conformeacutement agrave lappeacutetit et contrairement agrave la raison dans un autre
passage de lEN le Stagirite en sert pour distinguer la meacutechanceteacute incurable de lintempeacuterant
du vice de lincontinent
Lintempeacuterant comme on la dit est inaccessible au repentir puisquil sen tient agrave sa
deacutecision tandis que lincontinent est toujours precirct agrave regretter [hellip] Cest le premier qui
est incurable tandis que le second est curable En effet compareacutee aux maladies la
meacutechanceteacute [μοχθηρία] ressemble agrave quelque chose comme lhydropisie ou la
consomption tandis que lincontinence ressemble aux accegraves deacutepilepsie car lune est
mal continu et lautre un mal qui ne lest pas [hellip] Par conseacutequent cest [lincontinent]
qui peut ecirctre facilement persuadeacute de changer de conduite et pas [lintempeacuterant] La
vertu et la meacutechanceteacute [μοχθηρία] sont en effet deacutecisives pour le point de deacutepart [de
laction] car lune le preacuteserve et lautre le corrompt Or dans les actions cest le but
viseacute qui constitue le point de deacutepart (VII 6-7 1150b29-1151a 16)47
45 La traduction de Deacutecarie leacutegegraverement modifieacutee 46 Voir aussi EE II 7 1223a 36-1223b 3 EN III 5 1113b14-16 V 8 1135b16-25 VII 5 1149a12-20 VII
8 1150b29-1151b 4 et MM II 6 1203a 18-29 47 La traduction de Bodeacuteuumls leacutegegraverement modifieacutee
72
Selon Aristote la diffeacuterence fondamentale entre lincontinent et lintempeacuterant consiste en ce
que chez le premier le point de deacutepart de laction (agrave savoir lopinion correcte au sujet de ce
qui meacuterite decirctre choisi) est preacuteserveacute sans ecirctre suivi tandis que chez le second il est
complegravetement corrompu et il est convaincu quil doit poursuivre comme le bien suprecircme ce
qui tient de la becircte chez lui cest-agrave-dire des plaisirs corporels Cest pourquoi dapregraves
Aristote lincontinent agit contre le choix (para proairesin) alors que le vice de lintempeacuterant
relegraveve toujours du choix deacutelibeacutereacute (kata ten proairesin ndash EN VII 7 1151a 6-7)
Apregraves avoir clarifieacute ces points si on revient maintenant agrave notre passage des Politiques
I 2 1253a29-39 et au sujet des hopla dont selon Aristote lhomme est neacute pourvu on voit
que la contrarieacuteteacute des fins absolument contraires (tanantia ndash 1253a35) pour lesquelles
lhomme pourrait servir de ces hopla (logos et la capaciteacute proaireacutetique) sexplique
parfaitement par la contrarieacuteteacute entre la prudence du vertueux et la fourberie de lintempeacuterant
la meacutechanceteacute du dernier tenant au fait quil poursuit deacutelibeacutereacutement le mal et le cherche comme
si ceacutetait le vrai bien
XI Bestialiteacute et la meacutechanceteacute du fourbe intempeacuterant
La meacutechanceteacute du fourbe intempeacuterant est une espegravece du vice humain qui se caracteacuterise
par son extreacutemiteacute Aristote note que pour cette espegravece extrecircme du vice humain (tous kakia
tocircn anthrocircpocircn huperbollontas ndash EN VII 1 1145a32) lon utilise le nom de laquo bestialiteacute raquo
comme un opprobre
En effet dapregraves Aristote la disposition bestiale proprement dite chez les ecirctres
humains peut ecirctre consideacutereacutee comme lopposeacute de leacutetat de ces hommes qui se font dieux par
excegraves de vertu et si ce dernier est une sorte decirctre deacutenatureacute pour lhomme (ex anthropon
ginontai theoi ndash 1145a23) il en irait de mecircme pour le premier aussi Cependant cet eacutetat de
bestialiteacute ne doit pas ecirctre consideacutereacute comme un vice (mecircme sil est un eacutetat agrave eacuteviter pour les
hommes) parce quune becircte na ni vice ni vertu Cette disposition extrecircme ne peut pas ecirctre
deacutesigneacutee avec le mecircme terme que lon emploie pour les dispositions proprement humaines Il
en va de mecircme pour lexcegraves divin sil est vrai comme on le preacutetend quil y a des hommes qui
se font des dieux par leur excegraves de vertu cette disposition ne peut pas ecirctre consideacutereacutee comme
une vertu parce quun dieu lui non plus na ni vertu ni vice Donc selon Aristote la
disposition qui tient de la becircte chez les ecirctres humains est geacuteneacuteriquement diffegraverent du vice
humain (he d heteron ti genos kakias ndash 1145a27) Si elle est diffeacuterente de ce dernier cest
que a) elle porte sur les choses qui ne sont pas naturellement agreacuteables mais le sont devenues
73
soit agrave la suite de deacuteficiences soit par habitudes soit sous leffet des maladies (VII 5
1148b22-1149a4) et b) quelle porte sur ses objets dune maniegravere diffeacuterente dun homme
ordinaire parce quelle tient agrave une absence totale de lintelligence et non pas agrave la perversion de
cette derniegravere (1148b34-1149a24) Il sensuit que la perversiteacute de lhomme bestial nest pas la
fourberie elle est irrationnelle alors que le vice quincarne le fourbe intempeacuterant consiste en la
perversiteacute de la capaciteacute rationnelle de lhomme Autrement dit lhomme bestial est moins
quun homme au sens propre parce quil est dans une incapaciteacute absolue drsquoaccomplir lergon
de lhomme48 si bien quil est non seulement dans une incapaciteacute absolue de preacutetendre agrave la
vertu mais il lest aussi pour ce qui est du vice Alors que le laquo vice raquo humain est le fait de cet
homme qui bien quil soit capable dans sa constitution naturelle daccomplir vertueusement
lergon de lhomme consent agrave faire le contraire Cest pourquoi laquo la bestialiteacute est un eacutetat moins
grave que le vice bien quelle effraie davantage Car chez les becirctes la faculteacute supeacuterieure nest
pas corrompue comme chez lhomme vicieux tout simplement elle nexiste pas raquo (EN VII
6 1150a1-3) R Bodeacuteuumls pense que la bestialiteacute ne reacuteduit pas lhomme agrave une veacuteritable becircte et
quelle ne constitue quune laquo deacutecheacuteance dans les limites eacutetroite de lespegravece humaine raquo49 Or il
semble que dans la mesure ougrave il serait complegravetement incapable de preacutetendre agrave lergon de
lhomme un homme bestial doit ecirctre consideacutereacute comme eacutetant moins quun homme et il serait
un exemple de monstruositeacute au sens biologique autant il seacuteloigne des diffeacuterences speacutecifiques
de lespegravece humain autant il sapprocherait de son genos agrave savoir lanimal Cest dans ce sens
que je comprends lexpression laquo ex anthropon ginontai raquo (VII 1 1145a23 ici utiliseacutee pour
lhomme divin) lhomme bestial sort de lespegravece humain vers le genos laquo animal raquo et perdant
un trait essentiel de son speacutecificiteacute humaine il devient un ecirctre plus geacuteneacuterique par rapport agrave un
homme quelconque50
Le trait caracteacuteristique de ce quAristote analyse comme laquo beacutestialiteacute raquo dans lEN VII
est donc labsence totale de laquo la faculteacute supeacuterieure raquo et cest ainsi quelle est distingueacutee du vice
du fourbe intempeacuterant Selon Aristote le vice quincarne le fourbe intempeacuterant constitue la
meacutechanceteacute humaine au sens simple (he mochteria kat anthrocircpon haplos ndash VII 5 1149a16-
17) Eacutetant donneacute que ce dernier et la bestialiteacute humaine sont des genres diffeacuterents il nest pas
leacutegitime de faire une comparaison de laquo plusmoins raquo entre les dispositions morales de ces
48 Pour lergon de lhomme voir EN I 7 1097b22-1098a20 49 R Bodeacuteuumls laquo Les consideacuterations aristoteacuteliciennes sur la bestialiteacute Traditions et perspectives nouvelles raquo dans
LAnimal dans lAntiquiteacute eacuted B Cassin et J-L Labbariegravere Paris Vrin 1997 p 247-58 (p 251) 50 Pour la monstruositeacute dans la biologie aristoteacutelicienne voir GA IV 3-4 769b8-770b28 Jadopte ici les analyses
dersquoA Zucker Aristote et les Classification Zoologiques Louvain-la-Neuve Editions Peeters 2005 p 135-37
74
deux Les valeurs laquo morales raquo de ces deux figures sont incommensurables Cest ce
quAristote veux souligner quand il dit que faire une comparaison entre ces deux serait comme
comparer une chose inanimeacutee avec un ecirctre animeacute pour savoir lequel des deux est le pire (VII
6 1150a3-4)
Toutefois juste apregraves avoir dit cela Aristote conclut son propos par une comparaison
laquo La vilenie la plus inoffensive est en effet toujours celle de lecirctre deacutepourvu de principe qui le
pousse or lintelligence est un principe [hellip] Un homme vicieux peut en effet faire mille fois
plus de maux quune becircte [ἀσινεστέρα γὰρ ἡ φαυλότης ἀεὶ ἡ τοῦ μὴ ἔχοντος ἀρχήν ὁ δὲ νοῦς
ἀρχή μυριοπλάσια γὰρ ἂν κακὰ ποιήσειεν ἄνθρωπος κακὸς θηρίου] raquo (1150a4-8) La
comparaison faite ici ne consiste pas en comparer les laquo moraliteacutes raquo incommensurables de
lrsquohomme vicieux et de lrsquohomme bestial Elle consiste agrave comparer lhomme bestial et le fourbe
intempeacuterant en fonction de leurs capaciteacutes de faire du mal agrave lautrui Cest les comparer en
fonction de leur capaciteacute decirctre une menace et de porter atteinte agrave ce quautrui considegravererait
comme un bien pour soi-mecircme Lhomme bestial eacutetant plus effrayant quun homme ordinaire
constituerait (juste comme une becircte) un danger pour la vie dautrui51 Comme la vie est
incontestablement un bien de haut degreacute pour les hommes la menace que pegravese lhomme
bestial sur la vie dautrui portera atteinte au bien de ce dernier Cependant cette menace de la
part de lrsquohomme bestial irrationnel nest pas un mal plus grave que la meacutechanceteacute intelligente
et intentionnelle du fourbe intempeacuterant compareacute agrave cette derniegravere le mal que repreacutesente la
menace du bestial ne serait quune menace unidimensionnelle simple et preacutevisible Le terme
quAristote utilise pour comparer le mal dont le fourbe intempeacuterant est capable agrave celui de
lhomme bestial agrave savoir laquo μυριοπλάσιος raquo (1150a7) possegravede des connotations beaucoup plus
riches dans le mot laquo μυριος raquo on nentend pas uniquement une deacutesignation numeacuterique
comme cest le cas pour laquo πολλαπλάσιος raquo par exemple mais ce mot contient des autres
qualifications comme decirctre indeacutefini illimiteacute sans borne de toute sorte dune maniegravere
incessante immense etc Cest dans tous ces sens que le mal dont lintempeacuterant est capable
lance des attaques aux biens dautrui et cest dans tous ces sens quil deacutepasse le mal que
pourrait produire une becircte quelconque ndash sans mentionner le reste des hommes quil deacutepasse
dans le domaine du vice (EN VII 1 1145a32)
Si on retourne de nouveau agrave notre passage des Politiques I 2 1253a 29-39 on
comprend maintenant le sens de la comparaison quAristote y fait entre lhomme et les autres
animaux On comprend pourquoi comment et dans quel sens lhomme peut ecirctre le pire des
51 Voir le dernier passage citeacute des MM dans la note suivante
75
animaux si les hopla quil possegravede degraves la naissance sont servis dans le sens inverse de la
phronecircsis et de la vertu
XII Linjustice totale
Les Magna Moralia sont en accord avec lEthique agrave Nicomaque sur le point de
qualifier le vice dont fourbe intempeacuterant est capable comme un vice au degreacute excessif Dans
lrsquoEN Aristote renvoie lrsquoutilisation du terme laquo bestialiteacute raquo pour le vice excessive agrave un usage
lacircche (comme un opprobre dit Aristote) de ce terme dans la langue commune Or les MM
semblent faire un usage plus terminologique de ce sens de bestialiteacute la bestialiteacute est le nom
drsquoune sorte de vice excessive52 Ces deux usages ne sont cependant pas incompatibles parce
que dans lrsquoEN aussi cet opprobre deacutecrie un vice qui rend lrsquohomme encore plus pire qursquoune
becircte
Selon les MM le terme laquo bestialiteacute raquo deacutesigne la meacutechanceteacute de lrsquohomme qui est
complegravetement mauvais (παντελῶς φαῦλον) dans ce sens qursquoil a une sorte de vice qui excegravede
toute mesure (ὑπερβάλλουσά τις κακία) (II 5 1200b9-12) Le paralleacutelisme entre le mot
laquo παντελῶςraquo que les MM utilisent ici pour caracteacuteriser le vice excessif et le mot
laquo μυριοπλάσιος raquo que lEN emploie pour le mal laquo pluridimensionnel raquo dont est capable le
52 Dans les MM la question de bestialiteacute est traiteacutee dans une perspective que lEN se contente de mentionner juste
en passant au tout deacutebut du livre VII dans ce dernier apregraves avoir dit que leacutetat bestial est un pheacutenomegravene rare
parmi les hommes Aristote ajoute laquo nous fleacutetrissions encore sous ce terme [bestialiteacute] les personnes dont le vice
excegravede la moyenne des hommes raquo (VII 1 1145a32-33) Dans le reste du livre lanalyse de la bestialiteacute est
eacutetablie sur lideacutee que leacutetat bestial nest pas une espegravece du vice humain Cependant les MM emploient ce terme
pour designer laquo une sorte raquo de vice humain et cest explicitement la meacutechanceteacute du fourbe intempeacuterant qui est
ainsi deacutepeinte laquo La brutaliteacute est en quelque sorte le vice pousseacute au dernier excegraves et quand nous voyons un
homme absolument deacutepraveacute nous disons que ce nest plus un homme mais une brute la brutaliteacute nous
repreacutesentant un des degreacutes du vice [Ἔστιν δὲ ἡ θηριότης ὑπερβάλλουσά τις κακία ὅταν γάρ τινα παντελῶς
ἴδωμεν φαῦλον οὐδ ἄνθρωπόν φαμεν εἶναι ἀλλὰ θηρίον ὡς οὖσαν τινὰ κακίαν θηριότητα]raquo (II 5 1200b9-12)
Et quelque ligne plus loin le mal que pourrait faire lintempeacuterant est compareacute au mal que pourrait faire une becircte
sans intelligence (ici la comparaison nest pas entre lhomme bestial et lintempeacuterant mais entre ce dernier et
une becircte) laquo Ἔτι ὥσπερ καὶ ἐπὶ τῆς θηριότητος ἧς ἐλέγομεν κακίας οὐκ ἔστιν ἰδεῖν ἐν θηρίῳ οὖσαν ἀλλ ἐν
ἀνθρώπῳ ἡ γὰρ θηριότης ὄνομά ἐστιν τῇ ὑπερβαλλούσῃ κακίᾳ ndash διὰ τί δι οὐδὲν ἢ ὅτι ἀρχὴ φαύλη ἐν θηρίῳ
οὐκ ἔστιν ἔστιν δὲ ἡ ἀρχὴ ὁ λόγος Ἐπεὶ πότερος ἂν πλείω κακὰ ποιήσειεν λέων ἢ Διονύσιος ἢ Φάλαρις ἢ
Κλέαρχος ἤ τις τούτων τῶν μοχθηρῶν ἢ δῆλον ὅτι οὗτοι ἡ γὰρ ἀρχὴ ἐνοῦσα φαύλη μεγάλα συμβάλλεται ἐν δὲ
θηρίῳ ὅλως οὐκ ἔστιν ἀρχή ἐν μὲν οὖν τῷ ἀκολάστῳ ἔνεστιν ἀρχὴ φαύλη ᾗ γὰρ πράττει φαῦλα ὄντα καὶ ὁ
λόγος σύμφησιν ταῦτα καὶ δοκεῖ αὐτῷ ταῦτα δεῖν πράττειν ἐν αὐτῷ ἡ ἀρχὴ ἔνεστιν οὐχ ὑγιήςraquo (II 6 1203b18-
28)
76
fourbe intempeacuterant meacuterite drsquoecirctre souligneacute Tous les deux nous donnent limage dune
meacutechanceteacute exhaustive et deacutevorante qui ne laisse rien en dehors delle-mecircme Cependant il
semble que lutilisation du mot laquo pantelocircs raquo pour la meacutechanceteacute excessive donne une ideacutee plus
claire sur ce quAristote en entend Srsquoil est loisible de prendre ce mot comme une flexion
adverbiale construite sur le mot laquo teleios raquo dont diffeacuterents sens sont distingueacutes par Aristote
dans les Meacutetaphysiques Δ 16 leacutetat dexcegraves ainsi deacutecrit doit ecirctre le fait dune meacutechanceteacute
englobante entiegravere et finale la meacutechanceteacute ainsi deacutecrite serait complegravete de tous coteacutes
pantelecircs Une telle meacutechanceteacute peut se comprendre donc de toutes ces trois maniegraveres a) soit
elle traduit un eacutetat excessif qui consisterait en le fait que lhomme dun tel caractegravere serait
entiegraverement inapte agrave produire quoique ce soit de vertueux agrave cause de la corruption complegravete
de sa capaciteacute morale b) soit elle exprime le fait de faire du mal de maniegravere agrave se reacutepandre
dune faccedilon englobante et sans aucune exception dans tous les domaines daction concernant
la vertu dans tous les domaines ce vice chercherait deacutelibeacutereacutement et avec deacutevouement agrave faire
ce qui est le contraire de la vertu c) ou encore si une telle meacutechanceteacute reacutevegravele un mal qui est
non seulement hors de la porteacutee des becirctes mais pousse aussi le mal dont lrsquohomme est capable
agrave son point le plus extrecircme elle traduirait le fait de faire un mal au-delagrave duquel nen existerait
aucun autre laquo supeacuterieur raquo que lon pourrait jamais connaicirctre
On peut en conclure que la meacutechanceteacute du fourbe intempeacuterant en tant quelle est
deacutecrite dans les Ethiques peut ecirctre comprise comme un vice laquo accompli raquo dans tous les sens
de ce dernier terme quAristote distingue dans les Meacutetaphysiques Δ 1653 La capaciteacute de faire
du mal du fourbe intempeacuterant serait donc laquo accomplie raquo parce que dans son genre elle est une
chose qui ne peut avoir quelque chose qui le deacutepasse et quil ny a rien en dehors (τὸ μὴ ἔχειν
ὑπερβολὴν ἐν ἑκάστῳ γένει μηδ εἶναί τι ἔξω ndash Δ 16 1021b 34- 1022a1)
On a vu agrave plusieurs reprises dans les pages preacuteceacutedentes que chez le fourbe
intempeacuterant le meacutecanisme psychologique de la vertu serait entiegraverement corrompu et il ne
servira plus quagrave produire les pires des vices Il est eacutevident que la corruption morale du
meacutecanisme psychologique de la proairesis portera atteinte agrave la vertu dans sa totaliteacute cest-agrave-
53 Meacutetaphysique Δ 16 1021b12-1022a3 Agrave ce sujet voir M-P Duminil et A Jaulin Aristote Meacutetaphysique
Livre Delta Texte Traduction et commentaire Toulouse 1991 p 243-46 et Ch Kirwan Metaphysics Book Γ
Δ and Ε Translated with Notes 2nd Edition Oxford Clarendon 1993 p 167 Pour une analyse de lopposition
entre la vertu acheveacutee et le vice acheveacute selon les sens diffeacuterents du mot laquo teleios raquo distingueacutes dans ce chapitre de
la Meacutetaphysique voir R Bodeacuteuumls laquo Vertu Acheveacute et vice acheveacute raquo dans Le veacuteritable politique et ses vertus selon
Aristote Louvain-la-Neuve Eacuteditions Peeters 2004 p 169-80
77
dire quelle reacutepandra son vice agrave tous les domaines de laction vertueuse agrave chaque occasion elle
produira le contraire de ce que la vertu indique54
Or cette deacutecheacuteance totale et englobante de la capaciteacute agrave la vertu reacutesultera aussi dans la
corruption de la capaciteacute agrave cette vertu globale quest la justice laquelle consiste dans
lexercice altruiste des vertus particuliegraveres La corruption totale de la disposition agrave la vertu
produira ineacutevitablement une corruption de la capaciteacute dexercer ces mecircmes vertus envers
lrsquoautrui parce que la vertu globale quest la justice et qui se deacutefinit relativement agrave autrui
preacutesuppose comme sa condition de possibiliteacute laquo la reacutealisation des meacutedieacuteteacutes en quoi
consistent toutes les autres vertus raquo55 Or la deacutecouverte de ces meacutedieacuteteacutes nest agrave la porteacutee que de
lhomme prudent et vertueux - ce que le fourbe intempeacuterant nest pas Sil est vrai que le vice
excessif de ce dernier se reacutepandra dans tous les domaines de la vertu qui constituent aussi
lextension mecircme de la justice geacuteneacuterale il sensuit que le fourbe intempeacuterant serait lagent de
linjustice geacuteneacuterale mettant en œuvre sa raison et sa capaciteacute proaireacutetique pour des buts
contraires agrave la vertu dans sa totaliteacute il sera une personne injuste faisant du tort selon ses
propres deacutecisions et il le fera agrave chaque occasion
On revient maintenant agrave la question de savoir pourquoi cest le fourbe intempeacuterant qui
joue le rocircle principal dans le scenario catastrophique imagineacute pour la vie politique du
politikon humain dans notre passage des Politiques I 2 1253a 29-39 Il me semble quune
reacuteponse simple et directe agrave cette question peut ecirctre la suivante la preacutesence dun tel meacutechant
constituerait une menace incessante impreacutevisible et pluridimensionnelle contre tout ce que les
autres membres de la communauteacute consideacutereraient comme bien pour eux-mecircmes Le fourbe
intempeacuterant eacutetant entiegraverement deacutepourvu de la vertu de la justice porterait les atteintes les
plus graves au sentiment de justice des autres ce dernier eacutetant eacutetroitement lieacute au sens du bien
que lhomme possegravede par nature (Pol 1253a15-18)
Dans le chapitre 5 du livre V de lEN Aristote eacutenumegravere une seacuterie des raisons pour faire
une distinction soigneuse entre deux formes de justice agrave savoir la justice globale et la justice
partielle La justice globale couvre et deacutetient comme son propre domaine cet ensemble que
constitue la totaliteacute des vertus particuliegraveres tandis que la justice partielle tout en eacutetant une
partie de la premiegravere ne porte que sur la question de leacutegaliteacute dans le partage des certains
54 On ne peut pas avoir les vices contraires agrave la fois mais on peut avoir tantocirct celui-ci tantocirct celui-lagrave 55 Annick Jaulin laquo Aristote les deux formes de la justice raquo dans La Justice eacuted Guy Samama Paris Ellipses
2001 p 56
78
biens speacutecifiques (surtout les biens comme lhonneur la richesse etc) et sur la correction des
dommages causeacutes dans les transactions priveacutees
Selon Aristote dans un certains sens ces deux formes de justice sont homonymes (V
2 1129a 2756) parce quelles portent sur les laquo objets raquo diffeacuterents Si on le dit agrave partir de leurs
contraires cest-agrave-dire agrave partir de linjustice les meacutechanceteacutes qui les produisent ne se couvrent
pas mutuellement linjustice globale se rapporte agrave toute sorte de meacutechanceteacute possible dans
lensemble du domaine de la vertu dans sa totaliteacute alors que linjustice partielle ne vient que
dune forme speacutecifique de meacutechanceteacute agrave savoir la pleonexia (V 5 1130a16-24 a28-32)
Neacuteanmoins dans un autre sens la justice partielle porte le nom de laquo justice raquo sans
eacutequivoque parce que sa deacutefinition appartient au mecircme genre que la justice globale la justice
(1130a32-1130b1) Ce qui les fait tous les deux laquo justice raquo et ce qui donc entre
communeacutement dans leurs deacutefinitions cest selon Aristote le fait de posseacuteder la disposition de
se comporter de maniegravere agrave servir le bien et linteacuterecirct dautrui De mecircme que les autres vertus
particuliegraveres lors qursquoelles sont exerceacutees relativement agrave lautrui participeront agrave ce trait de
regarder le bien et linteacuterecirct dautrui de mecircme la justice partielle parce quelle est une partie de
la justice globale elle-aussi participera agrave ce mecircme trait57 et elle sera donc lune des instances
de la justice globale Elle ne diffegravere de cette derniegravere que par le domaine sur lequel elle porte
Il en va de mecircme pour leurs contraires agrave lorigine de toute sorte dagir injustement proprement
dite se trouve un acte de meacutechanceteacute cest-agrave-dire un acte commis par son auteur de plein greacute
de maniegravere agrave endommager le bien dautrui et cest dans ce sens que linjustice globale et
linjustice particuliegravere appartient au mecircme genos58
Cependant selon Aristote faire du tort de plein greacute agrave quelquun nest pas une
deacutefinition complegravete dagir injustement Bien que cette deacutefinition remplisse les conditions de la 56 Certains commentateurs pensent quici lhomonymie ne doit pas ecirctre prise dans un sens strict voir J A
Stewart Notes on the Nicomachean Ethics Tome I Oxford The Clarendon Press 1892 p 384-85 la note pour
1129a30 Burnet The Ethics of Aristotle London Methuen amp Co 1900 la note pour 1129a27 Gauthier et
Jaulif LrsquoEacutethique agrave Nicomaque op cit Tome II la note pour 1129a27 Aristote dit que ces deux formes de
justice rentrent en effet dans un genre commun (1130b1) 57 Cf EN V 1 1129b1-6 sur les biens qui sont lobjet de la pleonexia La dernier partie de ce passage cest-agrave-
dire les lignes 1129b4-6 rend parfaitement explicite le fait que les racines de la question de la justice reacuteside dans
les sens du bien Pour le rapport du sens du bien avec le souhait (boulecircsis) voir la suite 58 EN V 2 1130b1-5 laquo Toutes deux tirent en effet agrave conseacutequence dans les relations avec autrui Mais linjustice
partielle se borne agrave un seul domaine (lhonneur les richesses le salut ou tout cela ensemble si nous avions un
mot pour saisir cet ensemble) et elle a pour ressort le plaisir qui reacutesulte du gain alors que lautre forme dinjustice
met en jeu tout ce en quoi se manifeste lhomme vertueuxraquo
79
deacutefinition dun acte volontaire cest-agrave-dire bien quelle suppose un agent qui sait agrave quelle
personne il nuit par quel moyen et de quelle maniegravere pour une deacutefinition complegravete dagir
injustement il faut encore ajouter quil agit malgreacute cette personne-lagrave cest-agrave-dire
contrairement agrave son souhait (boulecircsis) Agir injustement crsquoest agir laquo contre le souhait de celui
agrave qui lrsquoon nuit raquo (EN V 9 1136b4-5)
Le souhait cible toujours ce que lhomme considegravere comme bien pour soi-mecircme (que
ce soit reacuteel ou apparent peu importe pour notre argument)59 cest pourquoi personne ne
souhaite se nuire et personne ne consentira agrave subir une action nuisible contrairement agrave son
souhait cest-agrave-dire malgreacute ce quil considegravere comme bien pour soi-mecircme Il sensuit que
laquo agir injustement raquo ne sera jamais sans nuire le sentiment du bien dautrui linjustice
proprement dite est eacutetroitement lieacutee au sentiment du bien et du nuisible dautrui
On comprend donc parfaitement bien pourquoi le fourbe intempeacuterant incarne le rocircle
principale dans le scenario catastrophe des Politiques I 2 1253a29-39 sil est vrai que
lhomme est cet animal qui megravene une vie collective avec les autres membres de son espegraveces et
sil est de mecircme vraie quil possegravede le sentiment du nuisible du bien et du juste par nature il
est donc eacutevident que la meacutechanceteacute dont le fourbe intempeacuterant est capable transformerait cette
vie collective en enfer jusquau point de le rendre insupportable voire impossible Mais que la
forme de vie agrave laquelle un animal est naturellement destineacute devienne impossible agrave vivre
devrait ecirctre le pire des maux pour ce mecircme animal Cela serait contre la nature
Le sceacutenario catastrophe de notre passage repreacutesente donc un eacutetat des choses dans
lequel tout ce que lhomme considegravere comme bien pour soi-mecircme et son sentiment du juste
seraient sous la menace incessante dautrui si ce dernier savegravere ecirctre corrompu au sujet de tout
ce qui regarde la justice Cest notre reacuteponse agrave la question de savoir pourquoi le sceacutenario
catastrophe est un mal du tout
XIII Lhomme est politique bien avant lEacutetat ou la naturaliteacute de lrsquohormecirc politique chez
lrsquohomme
Il nest nous reste que les derniegraveres lignes de notre passage des Pol I 2 1253a29-39 agrave
examiner laquo Or la vertu de justice (dikaiosunecirc) est politique car la justice (dikecirc) introduit un
ordre (taxis) dans la communauteacute politique et la justice (dikecirc) deacutemarque le juste (tou dikou)
de ltlinjustegt raquo (a37-39) Lexamen de ces lignes nous donnera la reacuteponse de la question que
59 Les textes principaux sont EN III 4 1113a15-b1 EE II 7 1223b32-33 et II 10 1227a28-30
80
lon sest poseacutee au tout deacutebut de ce chapitre laquo pourquoi exactement la polis est un bien pour
lhomme raquo
Il est un lieu commun entre les commentateurs deacutetablir une analogie entre dune part
le rapport qui existe entre la physikecirc aretecirc et la kyria aretecirc et dautre part celui entre la
tendance naturelle (he hormecirc phusei) de lhomme pour une vie communautaire et lEacutetat Selon
cette analogie comme lhomme naissant doteacute dune capaciteacute naturelle pour la vertu nest pas
vertueux dembleacutee par nature mais il doit ecirctre eacuteduqueacute agrave ecirctre vertueux de mecircme malgreacute la
preacutesence dune tendance naturelle chez lhomme pour une vie communautaire cette tendance
naturelle ne lui eacutequivaut pas agrave une vie politique lhomme na une vie politique proprement
dite que sous lEacutetat Autrement dit de mecircme que la vertu naturelle de lhomme attend decirctre
reacutealiseacutee en vertu au sens plein par le moyen deacuteducation de mecircme sa capaciteacute agrave ecirctre politique
attend decirctre reacutealiseacutee par la fondation dun Eacutetat la communauteacute politique au sens plein La
tendance naturelle de lhomme pour une vie politique ne suffit pas agrave le rendre politique au
sens plein lexercice de son potentiel politique vient apregraves cest-agrave-dire par la possession de la
citoyenneteacute
Je pense que le meilleur exemple de cette approche est donneacute par JA Stewart dans la
note quil a reacutedigeacutee pour la ligne 1103a19 de lEN II 1 Apregraves avoir expliqueacute lenjeu de la
diffeacuterence entre la vertu naturelle et la vertu au sens plein (ici ecircthikecirc aretecirc) Stewart ajoute
When man is said to be phusei politikon zocircon it is not meant that he is produced by
Nature in ready-made correspondance with a complex social environment His
correspondence is only the final result of prolonged contact with society but he has
natural tendency to correspond In other words the uncivilized man is not civilized
already but has it in him to become civilized60
Le problegraveme avec cette approche est quelle confond laquo ecirctre civiliseacute raquo avec laquo ecirctre politique raquo
pour un animal Juste comme Keyt Stewart aussi semble supposer une distinction entre zocircon
60 J A Stewart Notes on the Nichomachean Ethics Tome I op cit p 169 En effet dans cette note Stewart
passe au-delagrave dune simple analogie Selon lui le passage de la vertu naturelle agrave la vertu eacutethique (vertu au sens
plein) rend possible le passage pour lhomme decirctre animal politique par nature agrave la vie politique reacuteelle laquelle
est celle du citoyen Cest pourquoi D Keyt cite cette note de Stewart toujours avec la mecircme intention et en
accordant le mecircme rocircle explicatif au sujet de lrsquoanimal politique agrave la diffeacuterence entre la vertu naturelle et la vertu
au sens plein D Keyt laquo Three Fundemantal Theorems raquo loc cit p 62 Pour une approche parallegravele voir Peter
Simpson A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle op cit p 24-25
81
politikon phusei et zocircon politikon le dernier est toujours le produit de la civilisation On a vu
les problegravemes de cette position
Pour anticiper un peu les discussions des chapitres suivants de notre travail chez
Aristote lhormecirc que lhomme possegravede pour une vie communautaire avec les autres membres
de son espegravece est un fait zoologique au sujet de cet animal politique qursquoest lrsquohomme Elle
nest pas un potentiel qui attend decirctre reacutealiseacute part lrsquoart politique mais elle est un trait naturel
concomitant du fait que lrsquohomme est zoologiquement politique Pour le dire comme W
Kullmann on dirait que cette hormecirc est dans le laquo plan raquo (Bauplan) de lhomme dans la mesure
ougrave il est un animal politique du fait de sa constitution naturelle61 Cette hormecirc doit ecirctre
consideacutereacutee comme le correspondant psychologique du fait zoologique auquel elle est
coextensive tous les deux appartiennent universellement agrave tous les hommes Aussi long
temps que lhomme reste cet animal preacutecis quil est actuellement autrement dit aussi long
temps quil garde son statut zoologique actuel il possegravedera cette hormecirc et il vivra et se
comportera politiquement cest-agrave-dire dune maniegravere communautaire avec les autres membres
de son propre espegravece et cela sans attendre decirctre reacutealiseacute mais dembleacutee
Ce point au sujet de lhormecirc politique de lrsquohomme a eacuteteacute souligneacute conciseacutement par J
Depew agrave propos de lrsquoHistoire des Animaux I 1 487b33-488a14 ougrave le Stagirite explique ce
quil comprend par les termes agelaia monodikon sporadikos et politikos
[W]e should avoid the temptation to view the predicates gregarious solitary
political and scattered as naming dispositions governing the desire or tendency to
associate with or dissociate from others of their kind [] [T]hese traits do not describe
what animals tend to do or want to do unlike the traits Aristotle classifies as ethecirc
but what they in fact do [] Thus humans at least in HA are not politikos because
they latently desire to live in cities but because (exceptions notwithstanding) they
typically cooperate in making a living and in other matters of common concern and
most often and most successfully do so in poleis If they are to be politikos in this
61 W Kullmann laquo Man as a Political Animal raquo dans A Companion to Aristotlersquos Politics eacuteds David Keyt amp
Fred D Miller Oxford Blackwell 1991 p 94-117 pour la reacutefeacuterence voir p 99 Crsquoest aussi le problegraveme avec
lrsquoanalogie entre la physikecirc aretecirc et zocircon politikon phusei En effet la physikecirc aretecirc nrsquoattend pas drsquoecirctre reacutealiseacutee
sinon cela introduirait un problegraveme de reacutegression agrave lrsquoinfini Lrsquohomme est activement crsquoest-agrave-dire par nature et
drsquoembleacutee sans attendre aucune intervention de la part de lrsquoart politique capable de faire les actions vertueuse
Crsquoest en effet ce qui fait lrsquoeacuteducation possible La prioriteacute de lrsquoacte sur la puissance dans le domaine des vertus
suppose bien que lrsquohomme est activement capable de faire les actions vertueuses
82
inclusive sense they must naturally be well disposed toward other humans or even
have a drive (hormecirc) for city-life62
Cette approche avait eacuteteacute deacutejagrave deacuteveloppeacutee par W Kullmann A propos dun passage tregraves connu
des Politiques ougrave il est eacutegalement question de cet laquo instinct social raquo de lhomme agrave savoir
1278b17-2563 Kullmann dit laquo Par linstinct deacutecrit ici Aristote nentend certainement rien de
rationnel mais bien un instinct social semblable agrave linstinct de procreacuteation qui agit sans
deacutecision deacutelibeacutereacutee preacutealable Mais cest instinct nest pas latent raquo64
XIV Conclusion
De toutes ces consideacuterations on peut conclure quil existe bien selon Aristote un
laquo avant lEtat raquo pour lhomme mais cela neacutequivaut aucunement agrave un laquo avant la vie
politique raquo Lhomme ne doit pas sa politiciteacute agrave lEacutetat et il est politique bien avant lEacutetat il vit
politiquement bien avant devenir un citoyen Bien que la citoyenneteacute corresponde agrave un eacutetat
speacutecifique de la politiciteacute humaine la vie politique elle-mecircme relegraveve dun registre biologique
pour cet animal quest lhomme Lhomme est un animal politique par nature il ne le devient
pas
Aristote nous dit que la perception du juste de linjuste du bien du mal de
lavantageux et du nuisible sont propre agrave lhomme-animal Elle est propre agrave cet animal parce
quil est le seul agrave posseacuteder cette forme preacutecise de lacircme il srsquoagit bien drsquoune sorte drsquoaisthecircsis
Les perceptions du bien du mal de lavantageux et du nuisible sont toutes lieacutees agrave la question
du juste (to dikaion) Si cette question de laquo ce qui est juste raquo est preacutesente dans la vie de
62 D J Depew laquo Humans and Other Political Animals in Aristotles History of Animals raquo Phronesis 40 (2)
1995 p156-180 (p 167) 63 Pol III 6 1278b17-25 laquo Nous avons dit dans nos premiers exposeacutes traitant de ladministration familiale et
du pouvoir du maicirctre entre autres choses quun homme est par nature un animal politique Cest pourquoi mecircme
quand ils nont pas besoin de laide des autres les hommes nen ont pas moins tendance agrave vivre ensemble (οὐκ
ἔλαττον ὀρέγονται τοῦ συζῆν)raquo 64 W Kullmann laquo Limage de lHomme dans la penseacutee politique dAristote raquo Aristote Politique Eacutetudes sur la
Politique dAristote sous la direction de P Aubenque et publieacutees par A Tordesillas Paris PUF 1993 p160-84
(p 171) Dans ces pages de son article Kullmann explique pourquoi Keyt (laquo Three Fundamental Theorems raquo
loc cit) aurait du tort agrave prendre cet instinct social comme une inclination latente Dans une autre article toujours
agrave propos du mecircme passage des Politiques Kullmann dit laquo At any rate men according to him [Aristote] have an
innate social instinct which is the best indication of the naturalness of human social conductraquo laquo Man as a
Political Animal in Aristotle raquo loc cit p 102
83
lhomme-animal de par la forme de lacircme qui lui est propre il en reacutesulte que pour cet animal
la question de justice est indeacuteracinable Pour cet animal la vie collective quil megravene avec les
autres membres de son espegravece ne sera jamais sans la question de justice La question de
justice fait naturellement partie de sa vie politique et elle sera preacutesente dans toutes les
instances de cette vie Si cette naturaliteacute de la perception du juste est un concomitant naturel
de la vie politique humaine qui preacutecegravede lEacutetat du fait de son statut biologique il en reacutesulte
que la question de justice elle aussi est preacutesente dans la vie de lhomme-animal bien avant
lEacutetat
Or que lhomme possegravede naturellement une perception du juste ne lui rend pas
naturellement juste Sa perception du juste se preacutesenterait sous la forme dune question agrave
reacutegler et cette reacutegularisation ne saurait ecirctre que lœuvre de la vertu (plus preacutecisement celle de
dikaiousunecirc) dun systegraveme de justice (dikecirc) et des lois On a vu avec le fourbe intempeacuterant
quun manque de reacutegularisation de cette question de justice met seacuterieusement en peacuteril la vie
politique de lhomme une vie collective dans laquelle les biens des participants seraient sous
une menace incessante et totale ne sera pas vivable Cependant il faut souligner le pont
suivant un deacutefaut dans la reacutegularisation de la question de justice ne reacutesultera pas dans une
modification du statut zoologique de lhomme-animal cest-agrave-dire quil ne cessera pas de vivre
politiquement Seulement la vie collective agrave laquelle il est naturellement destineacute sera une vie
malheureuse gardant toujours sa qualiteacute zoologique decirctre politique Si lhomme eacutetait (ou
devenait) un animal solitaire-sporadique mais gardait toujours la perception du bien et du
mal il neacuteprouverait probablement pas le besoin de reacutegulariser la question de justice Donc
cest parce que lhomme est un animal politique qui eacuteprouve le besoin de reacutegler la question de
justice dont il fait naturellement expeacuterience que la vertu de la justice est politique Le systegraveme
de justice (dikecirc) la vertu de justice et les lois donnent un ordre (taxis) agrave cette vie politique par
ce qursquoils tranchent (krisis) la question de laquo ce qui est juste (to dikaion) raquo Si lEacutetat avec toutes
les lois et le systegraveme de justice quil incarne est un bien pour lhomme cest quil donne une
reacuteponse agrave ce besoin de reacutegler la question de justice qui surgit naturellement entre ces animaux
politiques que sont les hommes Si lhomme navait pas une question de justice agrave reacutegler il
neacuteprouverait pas le besoin deacutetablir un ordre pour la reacutegularisation de cette question
84
CHAPITRE III
Diviser lrsquoanimal politique
I Introduction
Il est une tendance geacuteneacuterale parmi les commentateurs contemporains drsquoAristote
drsquoexpliquer le plus haut degreacute du caractegravere politique de lrsquohomme par reacutefeacuterence agrave sa rationaliteacute
agrave sa capaciteacute langagiegravere et agrave sa moraliteacute Dans les chapitres preacuteceacutedents certaines difficulteacutes de
cette approche ont eacuteteacute examineacutees
Une autre conseacutequence de cette tendance est de ne plus prendre le plus haut degreacute de
la politiciteacute humaine comme la diffeacuterenciation drsquoun trait que lrsquohomme possegravede en commun
avec les autres animaux politiques Autrement dit on ne considegravere plus le pheacutenomegravene du
degreacute supeacuterieur du caractegravere politique humain comme le reacutesultat drsquoune speacutecification de la
diffeacuterentia laquo politikos raquo qui qualifie en commun certains animaux dont lrsquohomme Au
contraire dans cette approche on considegravere la supeacuterioriteacute politique de lrsquohomme comme le
reacutesultat drsquoun seuil qualitatif que constituent les traits qui distinguent lrsquohomme de tous les
autres animaux et par lequel lrsquohomme les deacutepasse tous de loin et cateacutegoriquement Or cette
faccedilon drsquoexpliquer la supeacuterioriteacute politique de lrsquohomme a pour reacutesultat une deacuteviation des
principes de la diairesis aristoteacutelicienne Selon les principes drsquoune bonne diairesis
aristoteacutelicienne le fait que lrsquohomme est plus politique que les autres animaux politiques doit
ecirctre expliqueacute comme le reacutesultat de la forme speacutecifique que prend chez lrsquohomme le trait
deacutefinitoire - et donc commun ndash des tous les animaux politiques agrave savoir le trait drsquoavoir une
œuvre collective avec les autres membres de son espegravece Deux formes principales de ce
problegraveme peuvent ecirctre distingueacutees dans la litteacuterature Certains commentateurs considegraverent le
plus haut degreacute de la politiciteacute humaine comme un fait suppleacutementaire agrave son politiciteacute
animale et on lrsquoexplique comme un trait que lrsquohomme possegravede autrement qursquoanimal Un
seconde type drsquointerpreacutetation rapporte ce fait aux speacutecificiteacutes de lrsquoacircme humaine et agrave la
supeacuterioriteacute des certaines capaciteacutes psychiques humaines Or cette fois on risque drsquoexpliquer
le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine par les diffeacuterences qui sont accidentelles agrave laquo ecirctre
politique raquo
Cette ligne drsquointerpreacutetation peut ecirctre consideacutereacutee mutatis mutandis comme le retour
des certains aspects drsquoune autre approche traditionnelle Certains commentateurs
contemporains des Politiques eacuteprouvent le besoin de faire une distinction entre un sens litteacuteral
85
et un sens meacutetaphorique du terme politikos Parce que selon eux la politiciteacute humaine se
caracteacuterise par un pheacutenomegravene qui ne saurait pas srsquoexpliquer par le sens donneacute au terme
politikos dans lrsquoHA il srsquoagit du pheacutenomegravene exclusivement humain de la polis Comme la
polis ne saurait pas ecirctre reacuteduite agrave cette sorte drsquoœuvre collective dont les abeilles les fourmis
etc sont aussi capables lrsquousage du terme politikos pour les animaux autres que lrsquohomme doit
ecirctre consideacutereacute comme un transfegravere meacutetaphorique de ce terme dans le domaine zoologique Les
repreacutesentatives les plus forts de cette approche sont Richard Mulgan et Richard Bodeacuteuumls On
peut donc commencer par examiner leurs arguments
II Le sens litteral versus le sens zoologique
IIA Mulgan et le sens meacutetaphorique de lrsquoexpression laquo πολιτικὸν ζῷον raquo
La difficulteacute pour laquelle R G Mulgan1 entreprend de trouver une explication est la
suivante Dans presque tous les passages des Ethiques et des Politiques ougrave Aristote emploie
lrsquoexpression laquoπολιτικὸν ζῷονraquo il le fait de maniegravere agrave renvoyer exclusivement agrave cette
communauteacute uniquement et speacutecifiquement humaine qursquoest la polis Cela dit comment peut-
on rendre compte du fait que lrsquoHistoire des Animaux I 1 488a 7-10 qualifie de politika
drsquoautres animaux comme lrsquoabeille la guecircpe la fourmi et la grue De plus en Politiques I 2
1253a 7-8 Aristote fait une comparaison entre lrsquohomme et les autres animaux greacutegaires en
disant que celui-lagrave est mallon politikon que ceux-ci ce qui revient agrave dire que lrsquohomme nrsquoest
pas le seul animal politique il ne lrsquoest que davantage (mallon) que les autres Comment alors
reacuteconcilier le sens uniquement humain du terme avec son usage pour les autres animaux
La position de Mulgan sur cette question peut ecirctre reacutesumeacutee comme suit selon lui il
nrsquoexiste aucun sens zoologique litteacuteral du terme politikon ni pour lrsquohomme ni pour les autres
animaux quand on emploie ce terme pour lrsquohomme il nrsquoa pas de sens zoologique et quand
on lrsquoemploie au sujet des autres animaux il nrsquoest plus litteacuteral mais meacutetaphorique Agrave la
question de savoir comment expliquer la coexistence dans le corpus de deux usages
lsquoincompatiblesrsquo (le sens humain et lrsquousage zoologique) du terme la reacuteponse de Mulgan
consiste agrave dire qursquoil nrsquoest pas leacutegitime de supposer comme le Stagirite semble lrsquoavoir fait une
diffeacuterence de degreacute entre lrsquohomme et les autres animaux quand il srsquoagit de leurs caractegraveres
1 R Mulgan laquo Aristotlersquos Doctrine That Man is a Political Animal raquo Hermes 102 1974 p 438-445
86
politiques Or crsquoest exactement lrsquoerreur qursquoAristote aurait commise par lrsquousage de lrsquoadverbe
laquo mallon raquo en 1253a8 des Politiques
Il semble que dans ses analyses Mulgan srsquoappuie essentiellement sur lrsquoeacutetymologie du
mot laquo politikon raquo Lrsquoeacutetymologie du mot ne nous permet de qualifier de politikon que ceux qui
possegravedent la polis Si drsquoapregraves Mulgan lrsquoemploi de cette expression dans HA I 1 488a 7-10
pour certains animaux posseacutedant une œuvre une et commune ne peut pas ecirctre pris dans ce
sens strict crsquoest tout simplement parce que la polis est une institution exclusivement humaine
Les autres animaux dits politika ne peuvent pas laquo appartenir agrave la polis raquo Drsquoougrave le besoin de
faire une distinction entre le sens litteacuteral et le sens meacutetaphorique du terme selon Mulgan Le
sens meacutetaphorique nrsquoest qursquoun laquo sens eacutetendu raquo du sens litteacuteral de πολιτικὸν ζῷον et il ne
renvoie aucunement agrave la polis en tant que telle Ce qui nous permet drsquoeacutetendre le sens litteacuteral
du terme aux autres animaux crsquoest la preacutesence chez eux aussi du besoin de coopeacuterer ou de
travailler ensemble autour drsquoune entreprise commune
Mecircme si ce besoin de travailler ensemble avec les autres membres de sa propre espegravece
est un trait que les humains partagent avec les autres animaux laquo politika raquo ce nrsquoest pas en
fonction de ce trait qursquoon le qualifie de laquo politique raquo mais crsquoest en fonction de son
appartenance agrave la polis Selon Mulgan une lecture analytique des passages dans lesquels
Aristote utilise le terme laquo πολιτικὸν ζῷονraquo exclusivement pour lrsquohomme nous montrerait qursquoil
y a mecircme lieu de faire une distinction entre deux sens litteacuteraux laquo drsquoappartenir agrave la polis raquo Srsquoil
nrsquoest pas illeacutegitime de faire une telle distinction crsquoest qursquoil y a des passages (EE VII 10
1242a21-26 EN VIII 14 1162a16-19) ougrave Aristote met explicitement en contraste le besoin
que lrsquohomme eacuteprouve pour la polis en tant qursquoEacutetat et son besoin drsquoappartenir aux autres
associations non-eacutetatiques comme la famille Dans ces passages Aristote reacuteserverait
lrsquoadjectif laquo politikon raquo pour deacutesigner lrsquoappartenance de lrsquohomme agrave la citeacute-Eacutetat agrave lrsquoexclusion de
ses qualiteacutes laquo koinoniques raquo qursquoil distingue lorsqursquoil qualifie lrsquohomme drsquoοἰκονομικόν et
lorsqursquoil souligne sa nature conjugale et le rocircle de lrsquoamitieacute dans les rapports familiaux Drsquoougrave
la distinction entre un sens litteacuteral-exclusif et un sens litteacuteral-inclusif de notre terme Le sens
litteacuteral-exclusif du terme πολιτικὸν ζῷον sert agrave mettre en relief le contraste entre lrsquoaspect
eacutetatique drsquoecirctre destineacute agrave vivre dans une polis et la nature communautaire de lrsquohomme deacutecrite
en fonction de son appartenance aux associations autres que lrsquoEacutetat alors que dans le sens
litteacuteral-inclusif ce premier contraste est remplaceacute par le contraste inheacuterent agrave lrsquoideacutee
drsquoappartenir agrave une communauteacute par rapport agrave la vie solitaire (EN I 5 1097b8-12 EN IX 9
1169b17-19 Pol III 6 1278b17-21) Dans le sens inclusif ecirctre politikon deacutesigne plutocirct le
87
besoin que lrsquohomme eacuteprouve pour la vie sociale organiseacutee et crsquoest plutocirct la notion de vivre
ensemble (suzen) avec les autres membres de lrsquoespegravece humaine qui est accentueacutee
Le point commun entre ces deux aspects du sens litteacuteral consiste en ce que tous les
deux reacutefegraverent agrave la vie dans la polis en tant qursquoinstitution proprement et exclusivement
humaine ce qui est en effet le seul vrai sens de mot Leur distinction ne consiste que dans
lrsquoextension qursquoassume la signification du mot
[M]an is described as politikon in two senses one lsquoexclusiversquo the other lsquoinclusiversquo
the difference depending on whether the polis is contrasted with other social
institutions or is regarded as including all of them within its organization Both of
these senses however imply the actual human institution of the polis2
Crsquoest donc dans cette reacutefeacuterence constante agrave la polis en tant qursquoinstitution exclusivement
humaine que consiste la diffeacuterence cateacutegorique entre les sens litteacuteraux et le sens meacutetaphorique
du terme πολιτικὸν ζῷον Quant au lien entre le sens litteacuteral-inclusif et le sens meacutetaphorique
bien que tous les deux supposent une sorte de laquo vivre-ensemble raquo le premier garde la
reacutefeacuterence litteacuterale agrave la polis tandis que lrsquousage zoologique eacutetend lrsquoemploi du terme dans un
domaine ougrave il nrsquoest plus possible de tenir cette reacutefeacuterence litteacuterale Bien que cette diffeacuterence
soit insurmontable Mulgan pense qursquoil existe tout de mecircme un certain parallegravele entre le sens
litteacuteral-inclusif et lrsquousage zoologique en ce que le premier sous-entend une activiteacute
zoologique le besoin geacuteneacuteral de lrsquohomme de vivre et de travailler ensemble avec les autres
membres de son espegravece fournirait un parallegravele entre ces deux sens
Il est cependant crucial de ne pas charger cette activiteacute zoologique drsquoune qualiteacute
politique Le paralleacutelisme entre le sens inclusif et lrsquousage zoologique ne nous permettrait de
faire un passage de lrsquoun agrave lrsquoautre que dans un sens meacutetaphorique parce qursquoil nrsquoest pas possible
de passer du politique au zoologique sans perdre lrsquoideacutee de la polis au sens litteacuteral Mecircme dans
le cas de lrsquohomme son besoin de partager une activiteacute collective avec les autres membres de
lrsquoespegravece ne suffirait pas agrave deacutecrire cette activiteacute comme une vie politique et donc il ne suffirait
pas pour le qualifier de politikon au sens propre Pourtant dans les Politiques I 2 1253a 7-8
Aristote commettrait lrsquoerreur drsquoun transfert illeacutegitime par son usage du mot laquo mallon raquo
lorsqursquoil compare lrsquohomme avec les autres animaux greacutegaires Avec lrsquoemploi de ce petit mot
il chercherait agrave faire comme si la diffeacuterence cateacutegorique entre le sens zoologique et le sens
litteacuteral-inclusif eacutetait une diffeacuterence de degreacute
2 Mulgan laquo Aristotlersquos Doctrine raquo loc cit p 441
88
Selon Mulgan lorsqursquoAristote deacuteduit dans une premiegravere eacutetape de lrsquoargument de ce
deuxiegraveme chapitre du livre I le fait drsquoecirctre un animal politique pour lrsquohomme de son
appartenance agrave cette communauteacute naturelle qursquoest la polis neacutee agrave son tour agrave partir des autres
associations naturelles et plus eacuteleacutementaires comme la famille et le village il pense clairement
au sens inclusif du terme Cependant quelques lignes plus loin quand il dit laquo διότι δὲ
πολιτικὸν ὁ ἄνθρωπος ζῷον πάσης μελίττης καὶ παντὸς ἀγελαίου ζῴου μᾶλλον δῆλον raquo il est
eacutevident qursquoil cherche agrave concilier le sens inclusif qursquoil vient de deacutevelopper avec le sens
zoologique employeacute dans lrsquoHA Or cela aurait eacuteteacute une erreur de la part drsquoAristote car il srsquoagit
en effet de deux sens inconciliables Drsquoapregraves Mulgan dans cette phrase Aristote aurait
vraiment voulu soutenir une diffeacuterence de degreacute entre le caractegravere politique de lrsquohomme et
celui des autres animaux Si dans ce chapitre du premier livre des Politiques Aristote
srsquoefforccedilait de concilier le sens litteacuteral-inclusif qursquoil a deacuteveloppeacute jusqursquoen 1253a3 (ougrave on
trouve la premiegravere occurrence de πολιτικὸν ζῷον) avec lrsquousage zoologique du terme et srsquoil
eacuteprouvait le besoin de soutenir une diffeacuterence de degreacute entre ces deux sens crsquoest que
Perhaps he realised that he had been using the term politikon zoon of man in a
different sense from that used of other animals in the Historia Animalium and hoped to
reconcile the two by saying that man was more politikon thus preserving the
zoological similarity between man and other lsquopoliticalrsquo animals and at the same time
maintaining that man is politikon in a special unique sense3
Mulgan soulignons-le ne dit pas que lrsquousage zoologique du terme laquo πολιτικὸν ζῷον raquo nrsquoa
aucun sens pour lrsquohomme Apregraves tout lrsquohomme fait partie de la liste des animaux politiques
donneacutee dans lrsquoHA Ce qursquoil dit crsquoest que mecircme pour lrsquohomme lrsquousage zoologique ne saurait
avoir qursquoune signification meacutetaphorique Il srsquoensuit que selon Mulgan le πολιτικὸν ζῷον
aristoteacutelicien ne possegravederait aucun sens zoologique litteacuteral et que la diffeacuterence entre lrsquohomme
et les autres animaux dits politiques ne pourrait pas avoir une signification zoologique
3 Ibid p 444
89
IIB Bodeacuteuumls et la critique aristoteacutelicienne du projet politique de Platon
Dans lrsquoarticle qursquoil a consacreacute agrave notre question Bodeacuteuumls4 entreprend de montrer que la
vie politique de lrsquohomme constitue un domaine relativement autonome par rapport agrave sa vie
eacuteconomique et qursquoelle se caracteacuterise par une speacutecificiteacute ontologique et eacutepisteacutemologique
proprement humaine Selon Bodeuumls cette speacutecificiteacute du caractegravere politique de lrsquohomme ne
srsquoeacutepanouissant que dans la polis ne saurait se justifier par une explication qui prendrait son
modegravele sur le greacutegarisme animal Drsquoougrave la critique aristoteacutelicienne du projet de Platon tel
qursquoon le trouve dans la Reacutepublique et les Lois un projet inspireacute du modegravele de la fourmiliegravere
ou de la ruche
Comme Mulgan Bodeuumls pense lui aussi que lrsquoutilisation de lrsquoexpression laquo πολιτικὸν
ζῷονraquo dans lrsquoHistoire des Animaux pour qualifier certains drsquoanimaux greacutegaires et laborieux
preacutesente lrsquoinconveacutenient de se rapporter agrave cette institution exclusivement humaine qursquoest la
polis Une telle utilisation du terme dans un contexte zoologique laquo tend selon Bodeuumls agrave
masquer le caractegravere speacutecifique raquo5 de la polis Bodeuumls et Mulgan divergent cependant sur
lrsquointerpreacutetation qursquoil faut donner au mot laquo mallon raquo de la ligne 1253a 7-8 Contrairement agrave
Mulgan Bodeuumls ne pense pas qursquoAristote lrsquoemploie dans le but de soutenir une diffeacuterence de
degreacute entre le caractegravere politique de lrsquohomme et celui des autres animaux Selon lui il srsquoen
sert pour souligner le fait que le caractegravere politique en tant que tel nrsquoest le propre que de
lrsquoespegravece humaine laquo crsquoest elle plutocirct que nrsquoimporte quelle espegravece drsquoabeille ou drsquoanimal
greacutegaire qui possegravede ce caractegravereraquo6 Autrement dit ce petit mot aurait eacuteteacute voulu par Aristote
pour marquer non pas une diffeacuterence de degreacute mais une diffeacuterence de nature Malgreacute cette
diffeacuterence entre Mulgan et Bodeuumls sur la signification de cet adverbe en ce qui concerne la
diffeacuterence entre lrsquohumain et les autres animaux ils partagent la mecircme position dans la
mesure ougrave ecirctre politikon ne deacutesigne que la vie dans la polis lrsquohomme seul meacuteriterait drsquoen ecirctre
qualifieacute dans un sens veacuteritable ou laquo non-masqueacute raquo
Drsquoapregraves Bodeuumls la speacutecificiteacute de la vie politique humaine proviendrait de ce qursquoelle ne
peut pas ecirctre modeleacutee sur le greacutegarisme animal fondeacute sur la division du travail Une seconde
diffeacuterence majeure entre Bodeuumls et Mulgan fait jour Bodeuumls nrsquoentend nullement dans
laquo politikon raquo ce que Mulgan appelle laquo le sens inclusif raquo drsquoappartenir agrave la polis Selon lui
4 R Bodeuumls laquo Lrsquoanimal politique et lrsquoanimal eacuteconomique raquo Aristotelica Meacutelanges offerts agrave Marcel de Corte
Cahiers de Philosophie Ancienne 3 1985 p 65-81 5 Ibid p 66 6 Ibid
90
refuser drsquoaccorder une politiciteacute aux aspects familiaux et eacuteconomiques de la vie humaine et
distinguer ceux-lagrave de la vie de citoyen sans cependant imposer une dualiteacute dans la nature
humaine constitue en effet le cœur de la critique aristoteacutelicienne du projet de Platon
Selon Bodeuumls lorsque Platon modelant la polis sur le greacutegarisme animal et sur lrsquoideacutee
de division du travail qursquoincarne ce greacutegarisme constituait une hieacuterarchie entre les
laquo gardiens raquo seuls veacuteritables citoyens de la citeacute platonicienne et ceux qui srsquooccupent de
lrsquoeacuteconomie de la citeacute il projetait en fait un pheacutenomegravene zoologique sur la polis humaine
Dans le projet platonicien les deux aspects de lrsquoexistence humaine agrave savoir les aspects
familiaux et eacuteconomiques et la vie de citoyenneteacute forment une dualiteacute incompatible lagrave ougrave il
y a lrsquoun lrsquoautre se trouve aboli Ce faisant Platon chercherait selon Bodeacuteuumls agrave construire sa
citeacute comme un ensemble des erga organiseacute sur le modegravele des animaux greacutegaires Pour le dire
autrement chez Platon le modegravele politique serait transfeacutereacute vers le monde humain agrave partir du
monde animal alors que chez Aristote crsquoest le contraire Si on pousse ce raisonnement un peu
plus loin on dirait que chez Platon crsquoest le sens humain de πολιτικὸν ζῷον qui serait
laquo meacutetaphorique raquo par rapport au sens zoologique
Aristote remettrait les choses en ordre Selon Bodeuumls Aristote agrave travers la critique de
Platon deacutebarrasserait le caractegravere politique de lrsquohomme de cet inconveacutenient drsquoecirctre consideacutereacute
selon une dualiteacute incompatible Avec lrsquoideacutee que seul lrsquohomme parmi des animaux est doueacute
du logos et avec lrsquoaccent mis par le mot laquo mallon raquo sur sa diffeacuterence qualitative par rapport
aux autres animaux le sens laquo meacutetaphorique raquo fonctionnerait dans la direction inverse de
lrsquohomme aux animaux Quand Aristote dit que lrsquohomme nrsquoest pas seulement un animal
politique mais il est aussi un animal eacuteconomique (EE VII 10 1242a22-23) il chercherait agrave
reacuteconcilier deux aspects de la nature humaine il chercherait une notion drsquoecirctre humain destineacute
agrave vivre agrave la fois dans une citeacute et dans une famille Le projet aristoteacutelicien consisterait donc agrave
eacutetablir un certain rapport teacuteleacuteologique entre ces deux aspects de la vie humaine dans sa vie
familiale lrsquohomme cherche agrave srsquointeacutegrer dans la citeacute et cela drsquoune maniegravere reacutefleacutechie parce que
la famille vise toujours le salut de ses membres Dans ses activiteacutes eacuteconomiques au-delagrave de la
famille le travail est toujours organiseacute selon les fins que se pose la citeacute Bodeuumls en conclut
que laquo Par lagrave encore nous voyons se dissiper lrsquoapparente dualiteacute de nature chez lrsquoecirctre humain
srsquoil est vrai qursquoen sa qualiteacute drsquooikonomikon zocircon lrsquohomme exerce une fonction pour la
Citeacute raquo7
7 Ibid p 69
91
Ainsi le trait distinctif du projet drsquoAristote consiste en ce que ce rapport teacuteleacuteologique
entre lrsquoanimal eacuteconomique et la citeacute ne reacutesulte ni dans lrsquoabolition de la famille ni dans la
reacuteduction du politique agrave lrsquoeacuteconomique comme crsquoeacutetait le cas chez Platon Dans leur rapport
teacuteleacuteologique ces deux domaines se lient lrsquoun agrave lrsquoautre tout en restant distincts et autonomes
preacuteservant leurs modes drsquoexistence et drsquointelligence propres En ce sens lrsquoanimal eacuteconomique
est laquo un organe de la Citeacute raquo8 Cet organe est au service de lrsquoautre aspect de la nature humaine
lequel exige laquo le bios politikos pour le perfectionnement de lrsquoecirctre humain raquo Chez Aristote
crsquoest la politique qui laquo offre agrave la nature humaine le terrain ougrave se deacuteploient au mieux ses
virtualiteacutes raquo9
Le projet aristoteacutelicien face agrave celui de Platon consisterait donc agrave construire la
politique comme le domaine exclusif du bien-vivre humain Crsquoest un domaine dont les
activiteacutes constitutives ne sauraient aucunement ecirctre reacuteduites agrave une forme de greacutegarisme
animal Bodeuumls et Mulgan sont donc drsquoaccord sur lrsquoideacutee que le caractegravere politique de
lrsquohomme relegraveve drsquoune nature tout agrave fait diffeacuterente du greacutegarisme animal il ne peut avoir
aucune signification zoologique du fait que la polis est un type de socieacuteteacute dont lrsquoenjeu
ontologique et intellectuel est exclusivement humain Il srsquoensuit que la diffeacuterence
laquo politique raquo entre lrsquohomme et les autres animaux greacutegaires ne saurait ecirctre nullement une
diffeacuterence explicable dans un cadre zoologique Il semble que selon la lecture de Bodeuumls le
seul sens zoologique que lrsquoon pourrait trouver chez le Stagirite pour πολιτικὸν ζῷον crsquoest
celui qursquoil critique seacutevegraverement celui de Platon
III La laquo decouverte raquo du sens zoologique de laquo πολιτικὸν ζῷον raquo
On a vu que ni pour Mulgan ni pour Bodeuumls le caractegravere politique de lrsquohomme ne
pouvait ecirctre dit dans un sens biologique ou zoologique puisque lrsquohomme serait le seul agrave
posseacuteder la polis Une conseacutequence de cette position est le rejet drsquoune explication biologique
ou zoologique de la diffeacuterence entre lrsquohomme et les autres animaux dits politika
Malgreacute sa force analytique et sa capaciteacute explicative il me semble que lrsquoapproche de
Mulgan laisse de cocircteacute le problegraveme de fond Comment sait-on apregraves tout que ce que Mulgan
appelle laquo le sens litteacuteral-inclusif raquo du πολιτικὸν ζῷον et de la polis nrsquoa pas une signification
zoologique pour cet animal qursquoest lrsquohomme Dire que les autres animaux nrsquoont aucun accegraves agrave
8 Ibid p 70 9 Ibid p 71-2
92
la vie laquo socieacutetale raquo dont lrsquohomme fait lrsquoexpeacuterience dans le cadre de la polis au sens inclusif
ne nous prouve pas que ce dernier ne possegravede aucune signification zoologique pour lrsquohomme
Autrement dit le fait que les autres animaux dits politika ne sont pas capables de fonder les
mecircmes communauteacutes que lrsquohomme ne prouve pas que la capaciteacute humaine de fonder des
communauteacutes propres agrave son espegravece ne saurait ecirctre expliqueacutee comme un trait zoologique de
lrsquohomme-animal Si donc un sens zoologique pour le caractegravere politique de lrsquohomme pouvait
ecirctre eacutetabli on pourrait eacutegalement accorder un caractegravere politique agrave ce que Mulgan prendre
comme le sens zoologique (et non politique sauf meacutetaphoriquement) de laquo πολιτικὸν ζῷονraquo
Aujourdrsquohui avec le travail de Wolfgang Kullmann et apregraves lui de Jean-Louis
Labarriegravere la question de savoir si Aristote quand il disait que lrsquohomme eacutetait un animal
politique par nature entendait cette formule en un sens biologique (ou zoologique) a trouveacute
une reacuteponse positive et selon nous deacutefinitive Bien que lrsquoarticle de Bodeuumls soit posteacuterieur agrave la
fameuse eacutetude de Kullmann10 consacreacutee agrave notre question lrsquoapproche de Bodeuumls sur le sens agrave
donner au πολιτικὸν humain constitue un tregraves bon exemple de la position critiqueacutee par
Kullmann au deacutebut de son article Quand Bodeuumls restreignant le domaine de la vie politique
humaine agrave la citoyenneteacute et comprenant le rapport entre la nature eacuteconomique et nature
politique de lrsquohomme comme un rapport de moyen agrave fin rend compte de lrsquoenjeu de la
diffeacuterence irreacuteductible entre ces deux domaines de lrsquoexistence humaine il eacutecrit
Aussi lrsquointelligence dont se sert lrsquoanimal eacuteconomique se trouve-t-elle mobiliseacutee par la
fin suprecircme que se propose tout homme Aristote observe mecircme quelque chose de
spontaneacute dans ce mouvement par lequel lrsquoanimal eacuteconomique se mue en animal
politique qui peut dit-il compter sur un intendant pour geacuterer sa maison et ses
affaires se dirige vers la politique [hellip] [La science politique] en fonction des fins de
lrsquoexistence srsquoattache agrave prescrire les actions conformes au bien humain vis-agrave-vis
desquelles les actes eacuteconomiques sont des moyens Ces derniers en mecircme temps que
toutes les activiteacutes qui impliquent le travail apparaissent donc lieacutes pour le philosophe
agrave la condition servile dans lrsquoexacte mesure ougrave ils sont le fait drsquoun animal infeacuterieur
(eacuteconomique) auquel commande un animal supeacuterieur (politique) qui lui assigne un
10 Premiegravere apparition en allemand Wolfgang Kullmann laquo Der Mensch als politisches Lebenwesen bei
Aristoteles raquo Hermes 108 1980 p 419-43 article traduit en anglais et repris sous le titre laquo Man as a Political
Animal in Aristotle raquo dans A Companion to Aristotlersquos Politics eacuteds David Keyt et Fred D Miller Jr Oxford
Blackwell1991 p 94-117 Je consulte la traduction anglaise de cet article
93
rocircle Lrsquoideacuteal aristoteacutelicien semble donc correspondre agrave un souci drsquoaffranchissement de
lrsquohomme11
Eacutelevant ainsi lrsquolaquo animal politique raquo agrave un ideacuteal de lrsquoeacutethique aristoteacutelicienne Bodeuumls semble
reprendre une perspective tregraves reacutepandue dans les eacutetudes classiques des anneacutees 60 laquelle
relegraveve selon Kullmann drsquoun usage laquo lacircche raquo et indeacutependant de lrsquo laquo occurrence originelle raquo de
lrsquoideacutee que lrsquohomme est un πολιτικὸν ζῷον12 Selon cet usage dit Kullmann ecirctre un πολιτικὸν
ζῷον eacutequivaut agrave ecirctre un citoyen politiquement actif et il cite dans une note le passage
suivant de V Ehrenberg preacutecurseur de lrsquoapproche deacuteveloppeacutee par Bodeuumls
The fact that slaves metics and the rest played such an active and independent part in
the statersquos economic life made it largely possible for the citizen to devote his life to
the state to be indeed a zocircon politikon13
La recherche de la signification biologique ou zoologique du caractegravere politique de lrsquohomme-
animal commence pourrait-on dire avec la question suivante poseacutee par Labarriegravere lorsqursquoil
srsquointerroge au sujet de la validiteacute de lrsquoopposition entre le sens litteacuteral et meacutetaphorique
laquo lrsquohomme lui-mecircme ne serait-il pas un animal politique pour des raisons drsquoordre biologique
ou zoologique avant de lrsquoecirctre si lrsquoon ose dire pour des raisons drsquoordre politique crsquoest-agrave-dire
relevant de la science politique raquo14
IIIA Kullmann et la laquo deacuteduction biologique raquo des Politiques I 2
Lrsquoun des cibles principales de la position de Kullmann est cette ligne drsquointerpreacutetation
qui identifie les notions de laquo politique raquo et de laquo raisonnable raquo Contre cette tendance drsquoorigine
heacutegeacutelienne Kullmann deacutemontre que selon Aristote le caractegravere politique est
laquo geacuteneacutetiquement raquo enracineacute chez lrsquohomme Selon son interpreacutetation drsquoAristote crsquoest
seulement au degreacute speacutecifique de la nature politique de lrsquohomme que renvoie sa nature
raisonnable
Dans lrsquoargument du deuxiegraveme chapitre des Politiques I Kullmann voit
essentiellement une laquo deacuteduction biologique raquo Selon lui la deacutesignation de lrsquohomme par
11 Bodeuumls laquo Lrsquoanimal politique et lrsquoanimal eacuteconomique raquo loc cit p 80-1 12 Kullmann laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 95 13 V Ehrenberg The Greek State Oxford Blackwell 1960 p 38 citeacute par Kullmann laquo Man as a Political
Animal raquo loc cit p 94 n 1 14 Jean-Louis Labarriegravere Langage vie politique et mouvement des animaux Paris J Vrin 2004 p 108
94
laquo ζῷον raquo dans lrsquoexpression laquo πολιτικὸν ζῷον raquo le range parmi les animaux Ce fait au sujet de
lrsquohomme est deacuteduit dans ce chapitre agrave partir de son appartenance aux communauteacutes plus
eacuteleacutementaires que la polis dont les naissances sont expliqueacutees par reacutefeacuterence aux faits
biologiques de la reproduction et de la survie humaines Le paralleacutelisme enfin entre Pol I
2 1253a7-8 et HA I 1 488a7-10 montrerait clairement qursquoAristote considegravere la qualiteacute
politique de lrsquohomme selon une perspective biologique deacuteveloppeacutee dans ses travaux sur
lrsquohistoire naturelle Ce rapport avec lrsquoHA rendrait manifeste le fait que la formule laquo πολιτικὸν
ζῷον raquo doit ecirctre prise comme la description de la condition biologique drsquoun ensemble de
groupes drsquoanimaux En ce qui concerne la laquo deacuteduction biologique raquo lrsquoessentiel est de voir que
cette formule qualifie un groupe drsquoanimaux plus eacutetendu que lrsquoespegravece humaine Lrsquohomme
nrsquoest donc politique que par son appartenance agrave la famille des animaux greacutegaires qui ont une
activiteacute commune entre eux comme lrsquoaffirme la deacutefinition du passage concerneacute de lrsquoHA La
qualiteacute drsquoecirctre politikon loin drsquoecirctre une diffeacuterence speacutecifique agrave lrsquohumain ne teacutemoigne en effet
que de la possession par lrsquohomme laquo de certaines caracteacuteristiques drsquoun animal greacutegaire qui lui
sont inneacutees comme elles le sont agrave drsquoautres animaux raquo15 Lrsquohomme en tant qursquoecirctre politique
est agrave rapprocher des animaux greacutegaires
Jusqursquoici il nrsquoy a rien de nouveau pour ceux qui ont une connaissance des traiteacutes
zoologiques drsquoAristote La particulariteacute de la lecture de Kullmann provient du rocircle et de la
signification qursquoil assigne agrave cet aspect biologique de la qualiteacute politique de lrsquohomme Selon
lui cet aspect biologique nrsquoest que lrsquoune des dimensions constitutives de la vie politique de
lrsquohomme et il ne la deacutetermine pas inteacutegralement Comme en teacutemoigne drsquoapregraves Kullmann
Pol I 2 1253a29-30 cette dimension biologique de la qualiteacute politique humaine nrsquoest qursquoun
laquo eacutelan instinctif (horme) poussant les hommes vers la communauteacute politique raquo16 Cet instinct
social geacuteneacutetiquement enracineacute atteste bien la naturaliteacute du comportement social chez
lrsquohomme Or il nrsquoest jamais plus qursquoune tendance inconsciente preacutesente dans la constitution
mecircme de lrsquohomme degraves la naissance Lrsquohomme ne lrsquoapprend pas ce nrsquoest pas non plus une
potentialiteacute qui attend drsquoecirctre reacutealiseacutee par lrsquoeacuteducation etc17 Par lrsquoinstinct preacutecise Kullmann
15 Wolfgang Kullmann laquo Lrsquoimage de lrsquohomme dans la penseacutee politique drsquoAristote raquo dans Aristote politique
Etudes sur la Politique drsquoAristote sous la direction de Pierre Aubenque ed Alonso Tordesillas Paris PUF
1993 p 161-184 (p 166) 16 Ibid p 170 17 Pour la critique de Kullmann sur les analyses de Keyt voir Kullmann opcit p 169-170
95
laquo Aristote nrsquoentend certainement rien de rationnel mais bien un instinct social semblable agrave
lrsquoinstinct de procreacuteation qui agit sans deacutecision deacutelibeacutereacutee preacutealable raquo18
Cependant comme il nrsquoest qursquoun instinct inconscient et bien qursquoil soit neacutecessaire pour
une forme de vie collective qui ressemblerait agrave celle des autres animaux cet eacuteleacutement
biologico-geacuteneacutetique seul ne saurait pas constituer une vie politique humaine Crsquoest-agrave-dire que
mecircme si le seul eacutelan instinctif pour une vie collective suffit deacutejagrave agrave pousser les hommes agrave creacuteer
une communauteacute19 la seule vie collective ne suffit pas agrave expliquer la speacutecificiteacute de la maniegravere
dont lrsquohomme est politique Kullmann veut dire ici que la vie collective seule ne suffit pas agrave
rendre compte du degreacute speacutecifique auquel lrsquohomme est politique par rapport aux autres
animaux politika Selon Kullmann donc le degreacute speacutecifique auquel lrsquohomme est politique ne
saurait pas srsquoexpliquer en fonction (ou comme une speacutecification) de sa nature greacutegaire (-
politique) Le degreacute speacutecial de sa politiciteacute ne reacutesiderait aucunement dans une modaliteacute de sa
vie collective animale Donc le fait que lrsquohomme est politique agrave un plus haut degreacute que les
autres animaux ne peut pas ecirctre expliqueacute par lrsquoaspect biologique du caractegravere politique de
lrsquohomme mais il doit lrsquoecirctre par reacutefeacuterence au logos agrave la raison Il semble donc que Kullmann
explique par deux aspects diffeacuterents la qualiteacute politique de lrsquohomme drsquoune part et le degreacute
speacutecial auquel il lrsquoest drsquoautre part Il faut srsquoattarder sur les deacutetails de ce dernier point
Les analyses de Kullmann ont pour but de montrer que mecircme si lrsquoaspect biologique du
caractegravere politique de lrsquohomme lui suffit pour construire une communauteacute politique il ne
suffit pourtant pas agrave la constitution de la communauteacute politique humaine agrave savoir la polis
Lrsquoexpression propre du Stagirite en Pol I 2 1252b30 selon laquelle la polis existe en vue
du bien-vivre atteste souligne Kullmann que lrsquoexistence de la polis ne srsquoexpliquerait jamais
correctement si on ne prend pas en compte la poursuite consciente du bien vivre par ce seul
animal lrsquohomme capable par sa raison de distinguer lrsquoutile du nuisible et donc le juste de
18 Ibid p 171 19 Kullmann renvoie agrave Pol III 6 1278b17-25 ougrave Aristote dit laquo Nous avons dit dans nos premiers exposeacutes
traitant de lrsquoadministration familiale et du pouvoir du maicirctre entre autres choses qursquoun homme est par nature un
animal politique Crsquoest pourquoi mecircme quand ils nrsquoont pas besoin de lrsquoaide des autres les hommes nrsquoen ont pas
moins tendance agrave vivre ensemble [οὐκ ἔλαττον ὀρέγονται τοῦ συζῆν] [hellip] Tel est assureacutement le but qursquoils ont
avant tout tous ensemble comme seacutepareacutement Mais ils se rassemblent et ils perpeacutetuent la communauteacute politique
aussi dans le seul but de vivre raquo
96
lrsquoinjuste (I 2 1253a14-18) Donc la polis existe en vertu de deux facteurs
compleacutementaires 20
[D]eux eacuteleacutements sont responsables de lrsquoexistence des Eacutetats ou peuvent lrsquoecirctrehellip un
eacuteleacutement instinctif (horme) et un eacuteleacutement rationnel (logos) capable de consideacuterer lrsquoutile
et le nuisible et par conseacutequent aussi le juste et lrsquoinjuste et visant agrave bien vivre Le
premier eacuteleacutement est commun agrave lrsquohomme et agrave lrsquoabeille Le deuxiegraveme signifie sans
aucun doute lrsquoaspiration agrave la vie heureuse la vie en eudeacutemonie que lrsquohomme peut
atteindre dans la mesure ougrave il dispose du logos et du noucircs21 (p 171)
Selon Kullmann la diffeacuterence speacutecifique qursquoAristote conccediloit pour le caractegravere politique de
lrsquohomme par rapport aux autres animaux politiques devrait srsquoexpliquer par ce second eacuteleacutement
Le facteur biologique qui deacutetermine le deacutesir que lrsquohomme possegravede pour vivre ensemble avec
les autres membres de son espegravece repreacutesente ce cocircteacute de la qualiteacute politique qui rapproche
lrsquohomme des animaux greacutegaires Donc au niveau biologique la capaciteacute politique humaine
ne se diffeacuterencierait pas de celle des autres animaux crsquoest-agrave-dire qursquoagrave ce niveau on ne saurait
dire de lrsquohomme qursquoil est plus politique que ces derniers Le degreacute supeacuterieur de la politiciteacute
humaine devrait se rapporter agrave la raison Crsquoest une conclusion que Kullmann deacuteduit
directement du texte des Politiques I 2
The political is a characteristic which necessarily results from the special biological
nature of man [hellip] It is only when compared with certain other animals that men are
political to an especially high degree [hellip] It also follows from the description of man
as zocircon that lsquopoliticalrsquo above all describes a biological condition of a group of animals
[hellip] According to the text the greater degree to which man is political is due to the
fact that as a being endowed with reason he has a perception of the beneficial and
harmful and hence as Aristotle infers also of the just and unjust22
20 Il semble qursquoil y a une ambiguiumlteacute dans les eacutenonceacutes de Kullmann au sujet de lrsquoimportance qursquoil faut accorder agrave
la raison dans lrsquoeacutetablissement de lrsquoEacutetat Drsquoune part il dit que le discernement gracircce agrave la raison du bien et du
mal et donc du juste et de lrsquoinjuste par lrsquohomme est selon Aristote laquo la condition sine qua non de
lrsquoeacutetablissement de lrsquoEacutetat et de la famille raquo (laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo loc cit p167) mais drsquoautre art quelques
pages plus loin il dit que laquo cet eacuteleacutement rationnel raquo nrsquoest pas indispensable pour lrsquoexistence de lrsquoEacutetat (ibid p
171) 21 laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo loc cit p 171 Pour un passage parallegravele voir aussi Kullmann laquo Man as a Political
Animal raquo loc cit p 102 22 Kullmann laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 100-1
97
Du fait qursquointervient dans la constitution de la communauteacute politique proprement humaine un
deuxiegraveme aspect (la raison) diffeacuterent de celui que lrsquohomme partage avec les autres animaux
greacutegaire-politiques (lrsquohorme social) Kullmann conclut que crsquoest en fonction de cet aspect
suppleacutementaire que lrsquohomme serait plus politique que les autres animaux Autrement dit du
fait que la raison a un rocircle agrave jouer dans la constitution de la polis Kullmann deacuteduit que le fait
que lrsquohomme est plus politique srsquoexpliquerait agrave partir de sa possession de la polis en tant
qursquoœuvre de la raison visant agrave bien vivre Lrsquohomme est plus politique au niveau de la polis
non pas avant Il srsquoensuit que selon Kullmann le plus haut degreacute du caractegravere politique de
lrsquohomme nrsquoest pas un fait que le Stagirite considegravere en fonction de lrsquoappartenance de lrsquohomme
au monde animal il srsquoexpliquerait laquo au-delagrave raquo de son animaliteacute
Donc drsquoapregraves cette interpreacutetation la vie politique humaine srsquoexpliquerait dans son
inteacutegraliteacute (crsquoest-agrave-dire en tenant aussi compte de la speacutecificiteacute dont elle dispose) par deux
aspects distincts drsquoune part par son aspect biologique et drsquoautre part par le logos ce dernier
ne faisant pas partie de lrsquoexplication biologique23
Le reacutesultat principal de cette approche agrave la conception aristoteacutelicienne de πολιτικὸν
ζῷον est une laquo deacutesolidarisation raquo du πολιτικὸν ζῷον de la polis La diffeacuterence entre cette
lecture deacuteveloppeacutee par Kullmann et celles de Mulgan et de Bodeuumls est tregraves significative
lrsquoapproche de Kullmann a le grand meacuterite drsquoaffirmer de par sa fideacuteliteacute au texte de Pol I 2
que lrsquoexpression laquo πολιτικὸν ζῷονraquo deacutesigne un trait biologique appartenant agrave un groupe
drsquoanimaux plus eacutetendu que lrsquoespegravece humaine crsquoest-agrave-dire qursquoelle deacutesigne aussi bien la
condition biologique de lrsquohomme que celle de certains animaux qui ne possegravedent pas de
polis 24 Ces animaux sont tous politiques et la possession de la polis nrsquoest donc pas
deacutefinitoire pour ecirctre politique
23 Il en va de mecircme selon Kullmann pour la formation de la famille humaine Elle srsquoexplique eacutegalement par un
meacutelange laquo des dons naturels et de raison raquo cette derniegravere eacutetant drsquoune disposition distincte et parfois opposeacutee agrave la
nature Par une reacutefeacuterence aux lignes 1162a17-26 de lrsquoEN il dit que drsquoune part lrsquohomme est naturellement enclin
agrave srsquoaccoupler mais drsquoautre part crsquoest toujours par une poursuite consciente du salut et du bonheur qursquoelle gagne
sa speacutecificiteacute humaine par rapport agrave la vie familiale des autres animaux laquo Dans le mariage humain tout se passe
donc comme dans la communauteacute politique les deux communauteacutes naissent drsquoun instinct auquel vient srsquoajouter
un eacuteleacutement rationnel agrave savoir lrsquointeacuterecirct commun et le bonheur qui deacutepend de lrsquoaretecirc raquo (laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo
loc cit p174) 24 Jean-Louis Labarriegravere fait une bonne synthegravese de la position de Kullmann laquo Or pour pouvoir soutenir cela il
nrsquoest drsquoautre moyen que drsquoinsister fortement sur le caractegravere naturel de cette qualiteacute [drsquoecirctre politique] afin de
pouvoir montrer qursquoelle nrsquoest en rien en propre agrave lrsquohomme et qursquoelle est au contraire partageacutee par certains autres
animaux Il en reacutesulte qursquoil faut encore en deacutepit de lrsquoeacutetymologie parvenir agrave deacutesolidariser politikon de polis afin
98
Le motif principal de Mulgan et de Bodeuumls lorsqursquoils niaient une signification
zoologique au caractegravere politique de lrsquohomme eacutetait drsquoeacuteviter de reacuteduire ce qui eacutetait speacutecifique
agrave lrsquohomme Kullmann en lisant une laquo deacuteduction biologique raquo dans lrsquoargument du Pol I 2
entend montrer que le Stagirite cherchait en fait une signification biologique crsquoest-agrave-dire une
signification issue de lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme pour rendre compte de sa qualiteacute politique sans
cependant reacuteduire ce qui lui est propre
IIIB Ebauche des problegravemes
Cependant la faccedilon dont Kullmann rend compte du plus haut degreacute auquel lrsquohomme
est politique nrsquoest pas sans poser problegraveme On peut commencer par une simple question
comment deacuteduit-on exactement du fait que la raison joue un rocircle capital dans lrsquoexistence de la
polis et que la preacutesence de la raison est une speacutecificiteacute de la vie politique humaine que
lrsquohomme est plus politique que drsquoautres animaux qualifieacutes comme tels Autrement dit mecircme
srsquoil est eacutevident que lrsquoexpeacuterience politique propre agrave lrsquohomme ne saurait srsquoexpliquer par sa seule
greacutegariteacute et exclusivement en fonction de son animaliteacute comment sait-on exactement que ce
sont les caracteacuteristiques qui lui sont propres (ici le logos) qui rendent lrsquohomme plus
politique Pourquoi une caracteacuteristique propre manquant aux autres animaux aurait-elle
pour reacutesultat la possession agrave un laquo plus raquo haut degreacute drsquoun mecircme trait qursquoun animal partage
avec certains autres
Il semble que Kullmann a deux reacuteponses agrave ces questions Bien qursquoil ne fournisse pas
une explication analytique du lien qui pourrait exister entre ses reacuteponses il nrsquoest pas difficile
de le discerner
Sa premiegravere reacuteponse est issue de ce que nous venons de voir jusqursquoici crsquoest agrave cause
drsquoun telos que lrsquohomme se propose par sa raison qursquoil est plus politique Comme lrsquohomme a
une preacutetention agrave la vie heureuse gracircce agrave son logos et agrave son noucircs il choisit de vivre dans une
polis25 parce que ce but ne saurait ecirctre atteint que dans le cadre de cette derniegravere Donc de par
son aspiration agrave la vie heureuse lrsquohomme va au-delagrave de la seule vie collective26 (trait commun
agrave tout animal greacutegaire-politique) et il fonde lrsquoEacutetat le type de socieacuteteacute dont lui seul est capable
de pouvoir soutenir que la notion drsquoanimal politique ne doit pas malgreacute lrsquoapparence srsquoentendre
preacutefeacuterentiellement par rapport agrave polis raquo (Langage vie politique op cit p 117) 25 Kullmann renvoie agrave Pol III 9 1280a 34 (laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo loc cit p 171) 26 La vie collective en tant que telle ne suffit pas dit Kullmann (laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 106)
99
De cette premiegravere reacuteponse il srsquoensuit que selon Kullmann lrsquohomme nrsquoest guegravere plus
politique pour une raison qui relegraveverait de son caractegravere greacutegaire-politique En effet malgreacute
lrsquoapparence contraire on revient sur la position deacutepasseacutee la diffeacuterence de nature agrave laquelle
Mulgan et Bodeuumls font appel est rappeleacutee chez Kullmann pour lrsquoexplication du plus haut
degreacute de la politiciteacute humaine Mais il reste encore une nuance entre la position des premiers
et celle de Kullmann Mulgan et Bodeuumls faisaient eux aussi recours agrave lrsquoadverbe laquo mallon raquo
afin drsquoexpliquer qursquoil existe non pas une diffeacuterence de degreacute mais bien une diffeacuterence de
nature entre le politikon humain et les autres animaux (meacutetaphoriquement) politiques Certes
Kullmann voit et lrsquoexprime nettement que πολιτικὸν ζῷον doit se comprendre en fonction
drsquoune constante biologique qui nrsquoest aucunement speacutecifique agrave lrsquohomme Toutefois il affirme
que cette constante biologique ne suffit pas agrave rendre compte du degreacute speacutecial auquel lrsquohomme
est politique son caractegravere plus politique ne serait pas une speacutecification de son caractegravere
greacutegaire-politique lrsquohomme serait plus politique autrement que lrsquoanimal Deux sens drsquoecirctre
politique entrent donc en jeu
Selon cette approche le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine srsquoexpliquerait par le
fait que lrsquohomme passe au-delagrave de la seule vie collective et ne se comprendrait donc pas en
fonction de son activiteacute zoologique Mecircme si les diffeacuterentes communauteacutes humaines (la
famille le village et enfin la polis elle-mecircme en tant que communauteacute des communauteacutes des
espegraveces diffeacuterentes etc) pouvaient ecirctre envisageacutees comme les produits de lrsquoactiviteacute
zoologique de lrsquohomme il semble que selon Kullmann ce nrsquoest pas agrave ce niveau qursquoAristote
qualifie lrsquohomme de laquo plus politique raquo il le ferait en revanche en prenant lrsquohomme en tant
qursquoun ecirctre raisonnable qui fonde un Eacutetat poursuivant son aspiration agrave la vie heureuse gracircce agrave
sa capaciteacute de consideacuterer lrsquoutile et le juste et lrsquoinjuste Lrsquohomme choisissant deacutelibeacutereacutement de
vivre dans un Eacutetat choisit drsquoecirctre plus politique
Outre le problegraveme de sa conformiteacute agrave la theacuteorie aristoteacutelicienne de la diairesis cette
premiegravere reacuteponse de Kullmann ne nous dit rien sur la question de savoir comment ce trait
propre agrave lrsquohomme (la raison) peut eacutelever agrave un plus haut degreacute un caractegravere (ecirctre politique)
qursquoil partage avec certains autres animaux Elle nous dit uniquement que lrsquohomme dispose de
ce trait laquo suppleacutementaire raquo au-delagrave (ou en dehors) de ce qursquoil partage avec les autres animaux
Crsquoest pourquoi jrsquoestime que sa seconde reacuteponse est plus importante Jusqursquoagrave un certain
point elle atteacutenue les difficulteacutes auxquelles la premiegravere reacuteponse nous expose Selon cette
deuxiegraveme reacuteponse lrsquohomme est laquo especially political because of his speech raquo Kullmann
reconnaissant que le langage joue un rocircle capital dans le comportement social humain Crsquoest
100
toujours par reacutefeacuterence agrave la laquo deacuteduction biologique raquo du Pol I 2 que Kullmann srsquoexprime sur
le rocircle politique du langage
In this passage at least it is clear that Aristotle arrives at the point of characterizing
man insofar as he is a biological being as political by nature In this context Aristotle
uses the basic proposition of his zoology - that nature does nothing in vain - in order to
elucidate the following idea it is anticipated in the lsquoplanrsquo (Bauplan) of the human
species that it is by means of the psychosomatic property of logos that man carries out
his characteristically political works and functions We learn that there are also other
animals which are political but that man is especially political because of his speech27
Dans lrsquoarticle drsquoougrave vient cette derniegravere citation Kullmann nrsquoeacutelucide pas davantage le sujet de
savoir comment le langage rapporte exactement le caractegravere politique de lrsquohomme agrave un plus
haut degreacute Crsquoest dans le second article que lrsquoon trouve une explication plus approfondie
Selon Kullmann chez lrsquohumain le langage laquo intensifie raquo son trait biologique drsquoecirctre politique
Cette qualiteacute de lsquopolitiquersquo que lrsquohomme possegravede en commun avec certains
animaux est intensifieacutee par le logos la langue qui comme Aristote lrsquoexplique
ensuite en 1253a 9 sq nrsquoappartient qursquoagrave lrsquohomme tandis que la voix exprimant la
douleur ou le plaisir existe aussi chez les animaux La langue peut rendre manifestes
lrsquoutile et le nuisible et par lagrave aussi le juste et lrsquoinjuste [hellip] Agrave nouveau ces explications
preacutesentent un aspect nettement biologique La langue apparaicirct comme une particulariteacute
biologique de lrsquohomme et nrsquoest consideacutereacutee que sous lrsquoaspect de son utiliteacute dans le
cadre du comportement social28
Il termine ce passage en empruntant une ideacutee agrave lrsquoeacutethologie contemporaine laquo la socieacuteteacute
humaine possegravede en la langue un moyen drsquointeacutegration distinguant lrsquohomme des animaux qui
eux ne disposent que de moyens de communication tregraves restreints raquo29 Que Kullmann prenne
cette ideacutee drsquolaquo intensification raquo comme la signification adeacutequate pour le mot laquo mallon raquo
ressort de ce qursquoil donne quelques pages plus loin en guise de traduction approximative des
27 laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 99 28 laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo loc cit p 166-7 29 Il fait reacutefeacuterence agrave Konrad Lorenz Uber tierisches und menschliches verhalten Aus dem Werdegang der
Verhdtenslehre Munich 1965 1973 I p 279
101
lignes 1253a7-8 laquo ougrave il est dit entre autres que lrsquohomme est politique drsquoune maniegravere plus
intense que lrsquoabeilleraquo30
Les meacuterites par rapport agrave la premiegravere de cette seconde reacuteponse de Kullmann pour la
question de savoir quel lien existe exactement entre les traits propres agrave lrsquohomme et le plus
haut degreacute de sa politiciteacute sont les suivants
Accorder un rocircle au langage agrave cette laquo particulariteacute biologique raquo de lrsquohomme dans la
performance drsquoune activiteacute biologique (comportement social) semble ecirctre en conformiteacute avec
les explications fonctionnelles et teacuteleacuteologiques que le Stagirite fournit pour les parties des
animaux dans ses traiteacutes biologiques et surtout dans les PA31 Il est un principe geacuteneacuteral de la
biologie aristoteacutelicienne drsquoexpliquer les parties des animaux en vue de la fonction agrave laquelle
elles servent (voir par exemple PA I 5 645b15-18 et Cael II 3 286a8 Ἕκαστόν ἐστιν
ὧν ἐστιν ἔργον ἕνεκα τοῦ ἔργου) La reacutefeacuterence au principe teacuteleacuteologique capital (laquo la nature ne
fait rien en vain raquo) de la biologie aristoteacutelicienne rend ce point assez clair
Kullmann souligne qursquoen Pol I 2 1253a9 cette particulariteacute naturelle de lrsquohomme est
consideacutereacutee laquo comme une forme plus eacuteleveacutee de la voix que possegravedent les animaux raquo (1993
p173)32 Expliquer le degreacute eacuteleveacute dont dispose lrsquohomme pour un trait biologique commun agrave
certains animaux (ecirctre politique) par le moyen drsquoune autre diffeacuterence de degreacute qursquoexhibe un
autre trait naturel et commun (des moyens de communication la voix la langue) renforce
lrsquoideacutee drsquoune diffeacuterence de degreacute entre la politiciteacute de lrsquohomme et celle des autres animaux
Lrsquoideacutee que le langage produit un effet drsquointensification sur le caractegravere politique de
lrsquohomme manifeste lrsquointention de la part de Kullmann drsquointerpreacuteter le degreacute eacuteleveacute de ce
caractegravere chez lrsquohomme comme une speacutecification drsquoun trait appartenant communeacutement agrave un
groupe drsquoanimaux plus eacutetendu que lrsquoespegravece humaine Cette approche est en conformiteacute avec
lrsquoideacutee aristoteacutelicienne de comparer selon le plus ou le moins (crsquoest-agrave-dire suivant une
diffeacuterence de degreacute) certaines diffeacuterences qursquoexhibe une mecircme differentia commune agrave un
groupe drsquoanimaux 30 Kullmann laquo Lrsquoimage de lrsquohomme raquo loc cit p 170 31 David Keyt laquo Three Fundamental Theorems raquo loc cit p 72 fait une explication similaire au sujet du rocircle
que la langue jouerait dans la vie politique de lrsquohomme 32 Kullmann fait cette remarque lorsqursquoil deacuteveloppe un argument agrave partir de lrsquoambiguiumlteacute de la notion de logos
elle-mecircme Le but de cet argument est drsquoindiquer qursquoalors que logos en tant que langue doit ecirctre consideacutereacute
comme laquo une particulariteacute naturelle de lrsquohomme raquo le logos en tant que raison humaine est un eacuteleacutement distinct de
la nature et peut laquo ecirctre directement opposeacute agrave la nature raquo Le passage de reacutefeacuterence eacutetant ici Pol VII 13 1132a39
sq
102
Cependant il me semble que cet argument agrave partir du langage nrsquoest pas exempt
drsquoambiguiumlteacutes qui reacuteduisent sa force explicative La premiegravere question qui se pose porte
eacutevidemment sur le lien entre la raison et la langue et sur leurs rocircles dans la deacutetermination du
plus haut degreacute de la politiciteacute humaine Sont-elles bien deux raisons distinctes ou existe-il un
lien intrinsegraveque entre les deux En effet Kullmann ne nous fournit aucune analyse deacutetailleacutee agrave
ce propos
Si drsquoune part lrsquohomme est plus politique de par son laquo eacuteleacutement rationnel raquo capable de
discerner le juste et lrsquoinjuste et dont lrsquoEacutetat est lrsquoœuvre il serait naturel de supposer que la
manifestation par le langage du juste et de lrsquoinjuste soit au service et au beacuteneacutefice de la vie
civique de cet animal politique-rationnel vivant dans lrsquoEacutetat Mais drsquoautre part il est eacutevident
qursquoil est impossible qursquoun Eacutetat existe sans qursquoune telle fonction soit accomplie par le langage
Drsquoougrave lrsquoambiguiumlteacute de dire que laquo lrsquohomme est plus politique de par sa langue raquo quand on
considegravere le langage laquo sous lrsquoaspect de son utiliteacute dans lrsquoaccomplissement des fonctions et des
œuvres politiques propres agrave lrsquohomme raquo est-ce que lrsquoon considegravere lrsquoexeacutecution de la fonction
du langage comme la condition du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme ou est-elle
seulement et uniquement un laquo outil raquo dont lrsquohomme en tant que cet animal politique (crsquoest-agrave-
dire animal deacutejagrave plus politique parce que vivant dans une polis) se sert pour accomplir ses
œuvres politiques Preacutecisons
Lorsque Kullmann affirme que lrsquohomme se sert du langage dans lrsquoexeacutecution de ses
œuvres et ses fonctions politiques il semble dire que le langage fonctionne au beacuteneacutefice de cet
animal rationnel qursquoest lrsquohomme La finaliteacute sous laquelle fonctionne le langage se montre degraves
qursquoon aperccediloit qursquoil permet agrave lrsquohomme de manifester sa perception du juste et de lrsquoinjuste etc
Selon Kullmann il srsquoagit drsquoune forme de finaliteacute assigneacutee par Aristote au langage agrave un titre
secondaire dans le cadre de la nature globale de lrsquohomme33 Elle nrsquoest pas intrinsegraveque laquo au
plan originel raquo de cet organe (glocirctta) (voir DA II 8 420b 16-24) Une fois qursquoon accepte que
33 Il srsquoagit de la distinction qursquoAristote fait entre deux sens de τὸ οὗ ἕνεκα οὗ ἕνεκα τινός (le but viseacute) et οὗ
ἕνεκα τινι (le sujet servi ou lsquoce au beacuteneacutefice de quoirsquo) Il fait cette division plusieurs fois dans le corpus (voir
Phys II 2 194a 34-b1 DA II 4 415b 2-3 415b 20-21 Meacutet XII 7 1072b 1-3 et EE VII 15 1249b 13-
16) Selon Kullmann la finaliteacute qui deacutetermine le rocircle du langage dans la vie politique humaine serait du type laquo οὗ
ἕνεκα τινι raquo Lrsquohomme serait donc le sujet servi par lrsquoaccomplissement de la fin agrave laquelle sert le langage en
manifestant les sentiments moraux dont lrsquohomme possegravede la perception Pour les analyses de Kullmann sur ces
deux types de finaliteacute voir Kullmann laquo Different Concepts of Final Cause in Aristotle raquo dans Aristotle on
Nature and Living Things eacuted A Gotthelf Pittsburgh and Bristol Bristol Classical Press 1985 p 173-4 Plus
reacutecemment MR Johnson Aristotle on Teleology Oxford OUP 2005 prend cette distinction au centre de son
eacutetude sur la teacuteleacuteologie drsquoAristote
103
lrsquohomme est plus politique parce qursquoil est le seul parmi les animaux agrave posseacuteder la polis se
pose la question de savoir agrave quel niveau le langage est beacuteneacutefique agrave la vie (plus) politique de
lrsquohomme est-ce agrave un niveau englobant la possibiliteacute mecircme de la polis ou est-ce plutocirct dans
le cadre de la polis deacutejagrave existante et en fonction du rocircle qursquoil joue dans la vie de lrsquohomme-
citoyen Plus encore comment le beacuteneacutefice que lrsquohomme tire de sa capaciteacute langagiegravere nous
expliquera-t-il le rocircle qursquoelle joue dans la deacutetermination du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique
de lrsquohomme La reacuteponse de Kullmann semble dire que lrsquohomme est plus politique par sa
perception du juste et de lrsquoinjuste et il est encore plus politique gracircce agrave lrsquoeffet
drsquointensification creacuteeacute par le langage agrave travers la mise en commun de ces sentiments moraux
Cependant srsquoil est vraiment impossible qursquoune polis soit constitueacutee sans la mise en
commun de ces sentiments moraux (Pol I 2 1253a18) il ne suffirait pas de dire simplement
que le langage fonctionne au beacuteneacutefice de lrsquohomme-citoyen Il semble qursquoil faudrait ecirctre plus
preacutecis sur le fonctionnement de la finaliteacute entre la fonction politique exeacutecuteacutee par le langage et
la constitution de la polis Apregraves tout pourquoi lrsquohomme utiliserait le langage pour la
manifestation de sa perception du juste et de lrsquoinjuste alors que qursquoil pourrait exprimer bien
drsquoautres choses Il faudrait donc preacuteciser la finaliteacute particuliegravere agrave lrsquoœuvre dans le
fonctionnement politique du langage et srsquointerroger sur la nature preacutecise du rapport entre la
capaciteacute langagiegravere humaine et la constitution mecircme de la communauteacute politique qui lui est
propre
Drsquoune faccedilon ou drsquoune autre le problegraveme reste le mecircme le fait que lrsquohomme beacuteneacuteficie
du langage dans le maintien et le fonctionnement de sa vie politique nrsquoexplique pas comment
il le rend encore plus politique que les autres animaux Une chose est de dire que la fonction
exeacutecuteacutee par le langage est indispensable pour la vie politique de lrsquohomme une autre que le
langage fait de lrsquohomme un animal plus politique Il en va de mecircme pour cette notion
drsquolaquo intensification raquo Mecircme srsquoil semble eacutevident que le partage des sentiments moraux lequel
nrsquoest possible qursquoagrave travers le langage creacutee un effet drsquointeacutegration dans la vie politique
humaine cette notion de laquo intensification raquo est loin de clarifier les choses Comment sait-on
exactement que la communauteacute des abeilles est moins intense et moins inteacutegreacutee que celle des
hommes Dans perspective platonicienne lrsquoabeille serait plus politique que lrsquohomme parce
que lrsquoordre y regravegne agrave un plus haut degreacute que dans la polis humaine Une chose est dire que le
langage modifie lrsquoexpeacuterience communautaire de lrsquohomme en lrsquointensifiant une autre de dire
que cette modification rend lrsquohomme encore plus politique Agrave moins que lrsquoon nrsquoeacutetablisse et
nrsquoexplique un lien encore plus intrinsegraveque entre le langage et le degreacute speacutecial du caractegravere
politique de lrsquohomme je ne vois pas comment les modifications (intensification inteacutegration
104
etc) qursquoapporteraient le langage et la raison agrave la vie politique de lrsquohomme expliqueront que
cette derniegravere est plus intense ou plus inteacutegreacutee que celles des autres animaux
Dans le reste de ce chapitre laissant la question du langage aux chapitres suivants je
me pencherai sur la premiegravere des difficulteacutes que jrsquoai preacutesenteacutees dans cette eacutebauche des
problegravemes concernant les analyses de Kullmann Je voudrais expliquer auparavant comment
lrsquoideacutee de discerner une laquo deacuteduction biologique raquo dans lrsquoargument des Politiques I 2 nous
permet de faire un lsquoprogregravesrsquo dans lrsquointerpreacutetation de ce chapitre comme une piegravece de zoologie
IIIC Lire les Politiques I 2 comme une piegravece de zoologie
Le rapport entre la pratique scientifique drsquoAristote dans ses traiteacutes zoologiques et
physiques et sa theacuteorie de la deacutemonstration scientifique en tant qursquoelle est exposeacutee dans les
Analytiques est sujet agrave un deacutebat tregraves vaste dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines34
Selon le reacutesultat geacuteneacuteral de ce deacutebat la meacutethode scientifique qursquoAristote emploie dans ses
investigations et explications zoologiques reflegravete pour une grande partie35 une application des
34 On peut prendre comme le point de deacutepart de ce deacutebat le fameux article de David Balme laquo Genos and Eidos in
Aristotlersquos Biology raquo The Classical Quarterly 12 (1) 1962 p 81-98 lequel sera baptiseacute vingt-cinq ans plus
tard par Pierre Pellegrin comme laquo epoch making raquo dans laquo Logical difference and biological difference the
unity of Aristotlersquos Thought raquo dans Philosophical Issues in Aristotlersquos Biology eacuteds A Gotthelf et J G Lennox
Cambridge Cambridge University Press 1987 p 313-337 [p 314] On peut aussi remonter agrave J-M Le Blond
Logique et meacutethode chez Aristote Paris Vrin 1939 35 Une diffeacuterence importante entre les Analytiques et les investigations biologiques meneacutees dans les PA et la GA
est lrsquoabsence dans les premiegraveres drsquoune distinction nette entre la matiegravere et la forme ce qui nrsquoest pas sans rapport
avec lrsquoabsence toujours dans les Analytiques de la notion de laquo neacutecessiteacute conditionnelle raquo Sur ce sujet voir
James G Lennox Aristotlersquos Philosophy of Biology Studies in the Origins of Life Science Cambridge
Cambridge University Press 2001 p xxii-xxiii et p 102 Leunissen Explanation and Teleology in Aristotlersquos
Science of Nature Cambridge Cambridge University Press 2010 p 78-9 Les autres points de divergence les
plus cruciaux entre la theacuteorie scientifique de lrsquoAPo et la pratique scientifique des traiteacutes comme les PA sont a)
lrsquoabsence dans le dernier des syllogismes explicites requis selon lrsquoAPo pour une explication scientifique
proprement dite et b) lrsquoabsence toujours dans les PA drsquoune structure axiomatique drsquoexplication Pour cette
question voir Jonathan Barnes laquo Aristotlersquos Theory of Demonstration raquo Phronesis 14 (2) p 123-152 (repris
dans Articles on Aristotle I Science eacuteds J Barnes et M Schofield London Duckworth 1975 p 65-87) J
Barnes laquo Proof and Syllogismraquo dans Aristotle on Science ed Enrico Berti Padua 1981 p 17-59 et Allan
Gotthelf laquo First Principles in Aristotlersquos Parts of Animals raquo dans Philosophical Issues in Aristotlersquos Biology
eacuteds A Gotthelf et J G Lennox Cambridge Cambridge University Press 1987 p 167-198 A Gotthelf laquo The
Elephantrsquos Nose Further reflections on the Axiomatic Structure of Biological Explanations in Aristotle raquo dans
105
ideacutees qursquoil preacutesente dans les Analytiques sur la recherche et sur lrsquoexplication scientifique36 Le
travail de Kullmann fait sans doute partie de ce deacuteveloppement Crsquoest avec cet arriegravere plan
qursquoil faut comprendre la laquo deacuteduction biologique raquo qursquoil lit dans le Pol I 2 Lrsquoimportance de la
lecture que Kullmann propose pour le deuxiegraveme chapitre des Politiques I vient de ce qursquoelle
nous invite agrave le relire comme une piegravece de zoologie Cette approche nous fournit une nouvelle
perspective et des moyens analytiques pour regarder drsquoun œil neuf lrsquoargument du chapitre
Une relecture de ce chapitre dans la continuiteacute des traiteacutes zoologiques et agrave la lumiegravere de la
meacutethode drsquoexplication scientifique employeacutee dans ces traiteacutes nous permettra de trouver de
nouveaux points de repegravere pour eacuteclairer davantage certains aspects cruciaux de son argument
Le lien entre le langage et le principe teacuteleacuteologique laquo la nature ne fait rien en vain raquo sera un
tregraves bon exemple Il est donc crucial drsquoexaminer de plus pregraves comment Kullmann reconstruit
la laquo deacuteduction biologique raquo de ce chapitre et tester la validiteacute de cette reconstruction
A cette fin je me permets de citer longuement le paragraphe (citeacute partiellement
jusqursquoici) dans lequel Kullmann nous fournit sa reconstruction de la laquo deacuteduction biologique raquo
drsquoAristote par laquelle il deacutemontrerait drsquoabord le fait que lrsquohomme est un animal politique
et apregraves qursquoil est plus politique que les autres animaux greacutegaires
The political is a characteristic which necessarily results from the special political
nature of man In this connection Aristotle proceeds as if it is self-evident that this
concept is not coextensive with the concept of man but has a wider scope It is only
when compared with certain other animals that men are political to an especially high
degree37
Apregraves cette premiegravere remarque Kullmann propose un argument sur le rapport entre ce qursquoil
prend comme la deacutefinition de lrsquohomme et son caractegravere (plus) politique
It also follows from the description of man as zocircon that lsquopoliticalrsquo above all describes
a biological condition of a group of animals So the precise connection of this human
characteristic with the essence of man as it is expressed in the definition becomes
clear The definition of man includes the genus animal (zocircon) and differentia having
Aristoteliche Biologie Intentionen Methoden Ergebnisse eacuteds W Kullmann et S Foumlllinger Stuttgart Verlag
1997 p 85-95 36 Pour une vue globale des arguments principaux portant sur cette question voir Lennox Aristotlersquos Philosophy
of Biology op cit p 1-6 Voir aussi Mariska Leunissen Aristotlersquos Science of Nature op cit p 77-81 37 Kullmann laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 100-1
106
reason38 Insofar as one follows the preceding text only the special degree to which
the political element is found in man may be traced to this specific differentia of man
Politikon is neither a specific differentia of man as has been thought nor it is
interchangeable with the differentia According to the text the greater degree to which
man is political is due to the fact that as a being endowed with reason he has a
perception of the beneficial and harmful and hence as Aristotle infers also of the just
and the unjust39
Kullmann complegravete ces analyses par une note laquo Politikon and agathou kai kakou kai dikaiou
kai adikou aisthecircsin echon are thus sumbecircbekota kathrsquo hauta of man in the sense of the theory
of science in An Post I4 and I6 ie necessary nondefining features which are derivable
from his definition raquo40
Selon la reconstruction proposeacutee ici lrsquoargument biologique du chapitre comporte deux
eacutetapes drsquoabord il est dit que le caractegravere politique de lrsquohomme lui appartient non pas en tant
qursquohomme mais parce qursquoil appartient agrave un groupe drsquoanimaux plus eacutetendu que lrsquoespegravece
humaine un groupe se caracteacuterisant par la possession du deacutesir de vivre en communauteacute avec
les autres membres de son espegravece Ensuite il serait dit que bien que lrsquohomme soit politique de
par sa nature animale puisqursquoil est un animal raisonnable lrsquohomme aurait de maniegravere
distincte de tous les autres le propre drsquoavoir la perception du bien et du mal et du juste et de
lrsquoinjuste crsquoest donc par reacutefeacuterence agrave ce dernier trait que lrsquoon devrait comprendre le degreacute
speacutecial de son caractegravere politique
La premiegravere eacutetape de cette reconstruction a le meacuterite de reacuteveacuteler que le Stagirite
lorsqursquoil affirme que laquo lrsquohomme est un animal politique par nature raquo cherche en effet agrave
deacutepasser une connaissance accidentelle ou laquo sophistique raquo de ce fait et il nous conduit agrave le
savoir drsquoune faccedilon absolue (haplos) Il srsquoagit bien entendu de la distinction qursquoAristote fait
entre ces deux faccedilons de savoir dans APo I 2 71b9-12
38 Je laisse ici du cocircteacute la question de savoir si laquo animal rationnel raquo est selon Aristote une deacutefinition complegravete de
lrsquohomme ou si la possession de la raison nrsquoest que lrsquoun des traits (mecircme si le plus essentiel) qui doivent se
trouver dans sa deacutefinition Comme lrsquoideacutee de la division selon plusieurs differentiae constitue le cœur de la
reacuteforme aristoteacutelicienne de la diairesis et comme selon cette ideacutee un animal ne se deacutefinirait pas par une seule
differentia (cf PA I 3 644a6-8) la seconde option me semble plus raisonnable 39 Ibid p 101 40 Ibid p 101 n 22
107
Nous pensons connaicirctre scientifiquement (episthasthai) chaque chose au sens absolu
(haplos) et non pas agrave la maniegravere sophistique par accident lorsque nous pensons
connaicirctre la cause du fait de laquelle la chose est savoir que crsquoest bien la cause et que
cette chose ne peut pas ecirctre autrement qursquoelle nrsquoest
Cette distinction entre le savoir accidentel et le savoir scientifique est eacutelucideacutee davantage dans
APo I 5 Dans ce dernier chapitre sont indiqueacutees les sources drsquoerreur sur la deacutemonstration
universelle drsquoun preacutedicat pour un sujet41 Pour obtenir la connaissance absolue drsquoun fait
(comme laquo A appartient universellement agrave B raquo) il faut que soit appreacutehendeacute le sujet auquel le
preacutedicat en question appartient agrave titre premier universellement (πρῶτον καθόλου ndash 74a5)
crsquoest-agrave-dire comme tel Le sujet agrave titre premier du preacutedicat est ce en vertu de quoi ce preacutedicat
se dira des autres lsquoindividusrsquo qui acceptent le nom et la deacutefinition du sujet premier Autrement
dit pour que notre connaissance drsquoun preacutedicat appartenant universellement agrave un lsquoobjet partielrsquo
soit une connaissance scientifique il faut connaicirctre le sujet auquel le preacutedicat appartient agrave titre
premier universellement le sujet dont lrsquoobjet partiel sera une lsquoinstancersquo Une erreur dans la
deacutetermination du sujet premier conduira agrave une connaissance accidentelle du fait parce que
lrsquoon ne connaicirctra pas ce en vertu de quoi le preacutedicat tient du sujet Crsquoest-agrave-dire qursquoil faut
drsquoabord ecirctre dans la connaissance de ce qui nous permet drsquoidentifier le sujet comme eacutetant
drsquoune nature approprieacutee pour recevoir le preacutedicat Par exemple le fait drsquoavoir ses angles
eacutegaux agrave deux droits (ci-apregraves 2D) nrsquoappartient pas agrave lrsquoisocegravele en tant qursquoisocegravele mais en tant
que triangle Il ne lui appartient pas non plus en tant que figure tout court (parce qursquoil y a des
figures qui nrsquoacceptent pas le 2D) mais en tant que cette figure preacutecise qursquoest le triangle et il
appartient agrave tous les triangles des types particuliers non pas en tant qursquoobjets partiels mais de
par leur triangulariteacute crsquoest ce qui est triangle dans un isocegravele qui est le sujet duquel le 2D est 41 Aristote indique trois types drsquoerreur Le premier type drsquoerreur est deacutecrit en 74a7-8 et illustreacute en 74a16-17 si
le seul triangle que lrsquoon connaissait eacutetait par exemple lrsquoisocegravele on aurait pu croire que la proprieacuteteacute drsquoavoir ses
angles eacutegaux agrave deux droits lui appartenait universellement crsquoest-agrave-dire en tant qursquoisocegravele parce que eacutetant
deacutepourvu du concept de triangle en tant que tel laquo on ne peut rien prendre de plus haut en dehors du particulier
[παρὰ τὸ καθ ἕκαστον] ou des cas particuliers raquo Le deuxiegraveme type est preacutesenteacute en 74a8-9 et illustreacute en 74a17-
25 il se produit quand laquo une telle classe [plus haute que des cas particuliers] existe mais qursquoelle nrsquoa pas de
nom srsquoappliquant agrave des choses qui diffegraverent par la forme raquo Dans ce cas lrsquoabsence du nom conduit agrave prendre
chaque cas particulier seacutepareacutement lrsquoun de lrsquoautre alors qursquoils sont des membres drsquoune classe commune et qursquoils
sont tous en effet un laquo ceci (τοδί ndash 74a24) raquo qui tient par soi la proprieacuteteacute deacutemontreacutee seacutepareacutement Le troisiegraveme
type drsquoerreur est deacutecrit en 74a9-10 et illustreacute en 74a13-16 il se produit quand le sujet pour lequel on deacutemontre
qursquoune proprieacuteteacute lui appartient universellement se trouve nrsquoecirctre que partiel par rapport agrave un sujet plus haut dont il
nrsquoest qursquoune espegravece ou une instance Si par exemple deux droites perpendiculaires agrave une troisiegraveme sont
parallegraveles ce nrsquoest pas parce que les angles ont 90deg mais parce qursquoils sont des angles eacutegaux
108
dit Ce nrsquoest qursquoune fois qursquoon identifie lrsquoisocegravele comme triangle que lrsquoon obtient la
connaissance scientifique du fait que le 2D lui appartient
Quand donc ne connaicirct-on pas universellement et quand connaicirct-on absolument Il
est clair que lrsquoon connaicirctrait absolument ltqursquoavoir ses angles eacutegaux agrave deux droits appartient agrave
lrsquoeacutequilateacuteralgt si crsquoeacutetait la mecircme chose drsquoecirctre un triangle et drsquoecirctre eacutequilateacuteral ou drsquoecirctre
chacune des sortes de triangle ou toutes Mais srsquoils ne sont pas une seule mecircme chose mais
des choses diffeacuterentes et que la proprieacuteteacute appartienne agrave lrsquoeacutequilateacuteral en tant que triangle nous
ne la connaissons pas Lui appartient-elle en tant que triangle ou en tant qursquoisocegravele et quand
lui appartient-elle agrave titre premier et agrave quoi la deacutemonstration srsquoapplique-t-elle
universellement Il est clair que la proprieacuteteacute appartient agrave un terme premier quand les autres
ont eacuteteacute enleveacutes Par exemple avoir ses angles eacutegaux agrave deux droits appartient au triangle
isocegravele de bronze mais cela est vrai mecircme quand le fait drsquoecirctre bronze et celui drsquoecirctre isocegravele
ont eacuteteacute enleveacutes par contre pas quand la figure ou son peacuterimegravetre ont eacuteteacute enleveacutes Mais ils ne
sont pas premiers Qursquoest-ce qui est donc premier Si crsquoest lsquotrianglersquo crsquoest en vertu de cela
que la proprieacuteteacute appartient aussi aux autres et crsquoest agrave cela que la deacutemonstration srsquoapplique
universellement (5 74a32-b4)
Du triangle comme le sujet auquel laquo la deacutemonstration srsquoapplique universellement raquo il
faut entendre laquo ce qui est triangle dans un isocegravele de bronze raquo le 2D ne peut ecirctre deacutemontreacute au
sens strict pour lrsquoisocegravele que si on sait que cette proprieacuteteacute appartient au triangle comme tel et
que lrsquoisocegravele est un triangle42
Il srsquoensuit donc que lrsquoidentification du sujet premier du preacutedicat est le point crucial qui
deacutetermine la valeur eacutepisteacutemologique drsquoune deacutemonstration universelle (apodeixis katholou)43
42 Crsquoest ainsi que je comprends APo I 5 74a25-33 laquo Crsquoest pourquoi mecircme si lrsquoon prouvait pour chaque
triangle par une deacutemonstration unique ou par une deacutemonstration diffeacuterente pour chacun que chacun a ses angles
eacutegaux agrave deux droits lrsquoeacutequilateacuteral le scalegravene et lrsquoisocegravele agrave part on ne saurait pas encore que le triangle a la
somme de ses angles eacutegale agrave deux droits sinon drsquoune maniegravere sophistique ni que cela srsquoapplique au triangle
universellement mecircme srsquoil nrsquoexiste aucune autre triangle en dehors de ceux-ci Car on ne le sait pas en tant que
crsquoest un triangle ni de tout triangle sinon numeacuteriquement mais selon la forme on ne le sait pas de tout triangle
mecircme srsquoil nrsquoy en avait aucun que lrsquoon ne connucirct pas raquo Donc mecircme si on deacutemontre seacutepareacutement pour chaque
espegravece de triangle qursquoelle a ses angles eacutegaux agrave deux droits agrave moins que lrsquoon ne sache que crsquoest en vertu de leur
laquo forme raquo qursquoelles possegravedent toutes cette proprieacuteteacute notre connaissance ne serait que sophistique 43 La question des valeurs eacutepisteacutemologiques de la deacutemonstration universelle et de la deacutemonstration particuliegravere
(kata meros) est le sujet du APo I 24 La premiegravere nous procure la connaissance drsquoune chose par quelque
chose drsquoautre (κατ ἄλλο ndash 85a24) la deacutemonstration universelle nous dit que le 2D appartient agrave lrsquoisocegravele par le
triangle Alors que la deacutemonstration particuliegravere preacutetend agrave montrer laquo par le fait que la chose elle-mecircme a telle
109
Or il y a une limite infeacuterieure et une limite supeacuterieure agrave observer dans la deacutetermination du
sujet premier Drsquoune part connaicirctre par exemple que les espegraveces du triangle ces objets pris
partiellement (ta en merei) possegravedent une proprieacuteteacute (2D) sans savoir que leur possession de
cette proprieacuteteacute est une conseacutequence immeacutediate de leur triangulariteacute nrsquoest en effet qursquoune
connaissance sophistique Il srsquoagit ici de la limite infeacuterieure Pour une connaissance absolue il
faut poser que la proprieacuteteacute appartient aux objets partiels en vertu drsquoune chose commune agrave tous
(kata koinon ti- APo I 23 84b7) et qursquoelle appartient universellement et premiegraverement agrave
cette derniegravere comme un sujet plus large (epi pleon - I 4 74a1-3 5 74a10-13 24 85b10)
qui srsquoeacutetend au-delagrave des objets partiels Cela eacutequivaut agrave deacuteterminer un genre dont diffeacuterentes
sortes drsquoobjet partiel seront les espegraveces Ce serait le genre le plus proche concernant le
preacutedicat et le premier terme en vertu de quoi le preacutedicat appartiendra aux autres choses Cela
eacutequivaut eacutegalement agrave deacuteterminer le preacutedicat dans son universaliteacute il srsquoagit de le deacuteterminer
comme une proprieacuteteacute qui appartient neacutecessairement agrave tous ces objets partiels tout en
deacutepassant leur particulariteacute crsquoest-agrave-dire comme un preacutedicat qui serait au moins coextensif
avec cette lsquochosersquo commune aux objets partiels Ce dernier point marque la limite
eacutepisteacutemologique supeacuterieure il ne faut pas passer au-delagrave du terme auquel le preacutedicat se dit
comme tel et immeacutediatement Comme par exemple cela serait dans le cas drsquoattribuer le 2D
non pas au triangle mais agrave la figure44 Autrement dit il ne faut pas deacutepasser au-delagrave du genre
le plus proche agrave lrsquoeacutegard du preacutedicat en question Et il faut garder la condition de preacutedication
universelle entre la proprieacuteteacute et son sujet premier et eacuteviter drsquoentrer dans un domaine ougrave ce
rapport de preacutedication universelle serait dissout et ne serait plus possible
Parmi les attributs qui toujours appartiennent agrave chaque chose certains srsquoeacutetendent plus
loin que la chose sans toutefois sortir du genre Par attributs qui srsquoeacutetendent plus loin (epi
pleon) que la chose je veux dire tous ceux qui sans doute appartiennent agrave chaque chose
universellement mais aussi agrave une autre [hellip] [L]rsquoimpair appartient agrave toute triade mais plus
proprieacuteteacute raquo (a28) Dans ce chapitre du APo par des arguments divers Aristote affirme la supeacuterioriteacute de la
deacutemonstration universelle sur la particuliegravere 44 Crsquoest ainsi que je comprends le APo I 3 73b32-74a1 laquo Quelque chose appartient universellement chaque
fois qursquoil est prouveacute drsquoun sujet quelconque et premier Par exemple le fait drsquoavoir ses angles eacutegaux agrave deux droits
nrsquoappartient pas universellement agrave la figure Certes il est possible de prouver agrave propos drsquoune figure qursquoelle a ses
angles eacutegaux agrave deux droits mais pas pour nrsquoimporte quelle figure et celui qui le montre ne sert pas non plus de
nrsquoimporte quelle figure car un carreacute est bien une figure mais il nrsquoa pas ses angles eacutegaux agrave deux droits Par
ailleurs un isocegravele quelconque a ses angles eacutegaux agrave deux droits mais pas agrave titre premier le triangle est
anteacuterieur Ainsi la reacutealiteacute quelconque premiegravere dont on prouve qursquoelle a ses angles eacutegaux agrave deux droits ou
nrsquoimporte quelle autre proprieacuteteacute crsquoest agrave cela agrave titre premier que lrsquoattribut appartient universellement raquo
110
qursquoagrave la triade (epi pleon huparchei) (car il appartient aussi agrave la pentade) mais sans sortir du
genre La pentade en effet est un nombre et rien nrsquoest impair en dehors du nombre (II 13
96a24-32)45
Sortir du genre crsquoest entrer dans un domaine ougrave se dissout le genre qua le sujet
premier du preacutedicat et crsquoest donc perdre de vue la preacutedication universelle On risquerait la
mecircme erreur si lorsque lrsquoon fait une deacutemonstration pour le 2D on lsquomontersquo au-delagrave du
triangle le premier sujet du 2D vers la figure parce qursquoil existe des figures qui ne possegravedent
pas le 2D Dans ce cas on perdrait la vue du genre comme le sujet premier du
preacutedicat concerneacute et la condition de preacutedication universelle se trouverait abolie Pour une
telle deacutemonstration universelle il faut bien deacuteterminer le niveau de la laquo chose commune raquo en
vertu de laquelle lrsquoattribut appartient aux choses diffeacuterant eidei Crsquoest-agrave-dire qursquoil faut
chercher au-delagrave de leur alteacuteriteacute eideacutetique sans tout de mecircme dissoudre leur communauteacute (ou
lrsquoidentiteacute) geacuteneacuterique 46
Le fait drsquoavoir ses angles eacutegaux agrave deux droits appartient agrave lrsquoisocegravele et au scalegravene en
vertu de quelque chose de commun (car cela leur appartient en tant qursquoils sont une
certaine sorte de figure et non en tant qursquoautre chose [καὶ οὐχ ᾗ ἕτερον])47 (I 23
84b7-8)
Donc pour τὰ καθ ἕκαστα la possession drsquoune certaine proprieacuteteacute sera expliqueacutee par leur
appartenance agrave un groupe plus laquo large raquo qui srsquoeacutetend au-delagrave de leur alteacuteriteacute eacuteideacutetique chacun
pris individuellement crsquoest-agrave-dire ᾗ ἕτερον Dans ce type de deacutemonstration le genos servira
moyen terme de lrsquoexplication du fait deacutemontreacute Agrave ce genre de demonstration James G
Lennox donne le nom laquo explication du type A raquo laquo The realisation that different forms of a
kind have certain features in virtue of those features belonging primitively48 to that kind
45 Cf APo II 17 99a23-25 laquo Par exemple le fait de perdre ses feuilles agrave la fois srsquoattache agrave la vigne et a plus
drsquoextension qursquoelle et srsquoattache aussi au figuier et a plus drsquoextension que lui mais cette proprieacuteteacute ne deacutepasse
pas toutes les espegraveces raquo 46 Crsquoest les reconnaicirctre ᾗ τοδί cf APo I 5 74a24 47 Les diffeacuterences exhibeacutees par les espegraveces drsquoun genre constituent lrsquoalteacuteriteacute de ce mecircme genre laquo Ainsi donc cette
diffeacuterence [sc diffeacuterence par espegravece] est neacutecessairement une alteacuteriteacute du genre car jrsquoappelle diffeacuterence du genre
une alteacuteriteacute qui fait que ce genre lui-mecircme est autre [hellip] Toute diffeacuterence par lrsquoespegravece est diffeacuterence drsquoune
chose en un point de sorte que cette chose est la mecircme dans les deux cas et est leur genre raquo Meacutet Ι 9 1058a7-13
Je reviendrai sur ce passage dans la suite de ce chapitre 48 Lennox Aristotle On the Parts of Animals Translated with a Commentary Oxford Clarendon Press 2004
traduit le mot laquo πρώτῳ raquo comme laquo primitively raquo
111
points toward a sort of demonstration which I will simply refer to as lsquotype Arsquo raquo49 Donc pour
notre exemple de 2D une deacutemonstration du type A sera
2D appartient agrave tous les triangles
La triangulariteacute appartient agrave toutes les figures isocegraveles
Donc 2D appartient agrave toutes les figures isocegraveles50
Si on revient sur la reconstruction par Kullmann de lrsquoargument sur le caractegravere
politique de lrsquohomme on voit que cette qualiteacute est un attribut qui srsquoeacutetend plus loin que
lrsquohomme-animal parce que le sujet auquel il appartient per se est un sujet plus eacutetendu que
lrsquoespegravece humaine lrsquohomme nrsquoest pas le seul animal politique Lrsquoattribut laquo politikon raquo eacutetant
coextensif avec le groupe constitueacute par des animaux qui possegravedent le deacutesir de vivre en
communauteacute avec les autres membres de leur propre espegravece lrsquoexplication de type A pour la
qualification de lrsquohomme de laquo politikon raquo sera donc
Le caractegravere politique appartient agrave tous les animaux posseacutedant le deacutesir de vivre en
communauteacute avec les autres membres de leur propre espegravece51
49 J G Lennox laquo Divide and Explain The Posterior Analytics in Practice raquo dans Aristotlersquos Philosophy of
Biology op cit p 9 50 Lennox caracteacuterise les explications du type A par ces trois traits laquo 1 The predication to be explained is the
predication of a feature which belongs to its subject necessarily but to other subjects as well what Aristotle
describes in APo as the least restricted sort of universal predicate as 2R belongs to isosceles triangles 2 The
predication is explained by showing that the subject is an instance of the kind to which the predicate belongs
primitively as such as 2R belongs to triangle 3 Thus were one to syllogize the explanation the middle term
would identify the proximate kind of the subject with respect to the predicate in question raquo (laquo Divide and
Explain raquo loc cit p 10) 51 On pourrait trouver agrave redire dans lrsquoutilisation drsquoune phrase si longue pour deacutesigner une classe drsquoanimaux qui
aurait la fonction drsquoun genos dans la deacutemonstration On dirait que ce nrsquoest pas un nom tout-fait (comme par
exemple laquo oiseau raquo) pour le groupe drsquoanimaux plus large que lrsquoespegravece humaine et posseacutedant per se et
universellement le trait drsquoecirctre politique En fait on a ici le cas qursquoAristote indique en APo I 5 74a8-9 (illustreacute
en 74a17-25) comme lrsquoune des sources drsquoerreur dans les deacutemonstrations universelles dans lrsquoabsence drsquoun nom
approprieacute pour deacutesigner le commun on pourrait eacutechouer agrave voir que le trait eacutetudieacute pour des items particuliers leur
appartient en vertu de quelque chose plus large et commune Cependant comme Gotthelf (laquo First principles in
Aristotlersquos Parts of Animals raquo loc cit p 178 n 33 et p 187 n49) et Lennox (laquo Divide and Explain raquo loc cit
p 30-32) le soulignent il est freacutequent dans la biologie aristoteacutelicienne drsquoidentifier un groupe posseacutedant un
certain trait communeacutement par une description srsquoil se trouve qursquoon manque un nom propre pour deacutesigner le
groupe en question Par exemple au sujet des animaux doteacutes de poumon en PA III 6 669b8-12 Aristote dit
112
Ce deacutesir appartient agrave lrsquohomme-animal
Le caractegravere politique appartient agrave lrsquohomme-animal
James G Lennox a consacreacute une grande partie de son travail agrave eacutetudier le rapport entre
la theacuteorie de la deacutemonstration scientifique des Analytiques et la laquo philosophie de la biologie raquo
drsquoAristote Selon lui les explications du type A tiennent un rocircle majeur dans lrsquoorganisation et
dans la preacutesentation de lrsquoinformation recueillie dans lrsquoHistoria Animalium En fait le travail
de Lennox srsquoinscrit dans cette ligneacutee drsquointerpreacutetation qui prend son grand deacutepart dans La
Classification des Animaux chez Aristote de Pierre Pellegrin et selon laquelle lrsquoHA loin
drsquoecirctre une compilation encyclopeacutedique et deacutesordonneacutee drsquoinformations sur les animaux fait
partie drsquoun programme de recherche visant agrave eacutetablir un statut de science deacutemonstrative pour la
biologie52 Selon cette lecture mecircme srsquoil est vain de chercher une classification taxonomique
du type linneacuteen dans lrsquoHA cela nrsquoeacutequivaut aucunement agrave dire que ce texte est entiegraverement
deacutepourvu des instruments logiques qui lui permettent de laquo classifier raquo lrsquoinformation dont il
laquo Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale donc le poumon est en vue de la respiration mais il est deacutepourvu de sang et comme
tel il est en vue ltde la surviegt drsquoun certain genre drsquoanimaux mais le genre qui est commun agrave ces animaux nrsquoa
pas de nom crsquoest-agrave-dire qursquoun nom nrsquoa pas eacuteteacute donneacute agrave ces animaux contrairement agrave lrsquooiseau Crsquoest pourquoi de
mecircme qursquoecirctre un oiseau vient de quelque chose pour ces animaux aussi le fait drsquoavoir un poumon appartient agrave
leur substance raquo Lennox pense que laquo What does seem at least to be under consideration here however is the
possibility that the lunged group which has a good deal in common though diverse in so many ways (eg some
fly some live continuously in the water some have feathers some hair) ought to be considered a kind in its own
name raquo (laquo Divide and Explain raquo loc cit p 32) 52 James G Lennox ainsi reacutesume les laquo conclusions raquo des eacutetudes reacutecentes sur lrsquoHistoire des Animaux laquo [i] HA is
a crucial part of Aristotlersquos systematic scientific study of animals [ii] in terms of the views of the Posterior
Analytics about scientific investigation it represents a pre-causal data organization of that larger enterprise ndash it
seeks to hoti rather than to dioti [iii] its form of organization is nevertheless dictated in large part by Aristotlersquos
aim of demonstrative science of animals [iv] the data is thus organized most broadly in terms of general
differentiae and division is used systematically in order to find universal correlations including co-extensive
correlations among differentiae [v] in so far as animal kinds play a role in the discussion they are loci for these
related sets of differentiae and finally and perhaps most controversially [vi] it appears as if the HA took
something like its current form after the research for the De partibus animalium was completed and many have
been continuously added to throughout Aristotlersquos second period in Athens raquo (laquo Bios praxis and the Unity of
Life raquo dans Aristotele Was ist Leben Aristoteles Anschauungen zur Entstehungsweise und Funktion von
Leben Akten der Tagung vom 23-26 August 2006 in Bamberg eacuted Sabine Foumlllinger Stuttgart Franz Steiner
Verlag 2009 p 239-259 [p 244 n 7])
113
dispose Lrsquoabsence drsquoune logique de hieacuterarchie taxonomique dans lrsquoHA nrsquoeacutequivaut pas
forceacutement agrave lrsquoabsence de toute logique classificatoire
Le programme de recherche dont lrsquoHA fait partie et le rocircle que ce texte y tient trouve
une expression concise dans le passage ci-dessous Apregraves avoir donneacute dans les premiers six
chapitres du livre I un laquo avant-goucirct raquo de ce qursquoil fera dans le reste de lrsquoHA Aristote fait une
remarque sur la meacutethode de sa recherche
Tout cela vient drsquoecirctre dit sommairement pour donner un avant-goucirct des sujets qursquoil
faut eacutetudier et de leur nombre et on en parlera avec preacutecision par la suite mais il faut
en saisir drsquoabord les diffeacuterences et les attributs communs agrave chaque cas Apregraves on
tentera drsquoen trouver les causes Il est ainsi conforme agrave la nature de mettre en œuvre
cette meacutethode en constituant drsquoabord une information sur chaque point car cela nous
rend clairs les points agrave propos desquels et agrave partir desquels la deacutemonstration doit ecirctre
meneacutee [περὶ ὧν τε γὰρ καὶ ἐξ ὧν εἶναι δεῖ τὴν ἀπόδειξιν ἐκ τούτων γίνεται φανερόν]
(HA I 6 491a 7-13)53
Selon ce passage donc la recherche zoologique commence par eacutetablir drsquoabord laquo ce sur quoi
[περὶ ὧν] raquo elle portera il srsquoagit drsquoinvestiguer de collecter et drsquoenregistrer des faits du
monde animal de maniegravere agrave saisir drsquoabord les attributs et les diffeacuterences qursquoexhibent les
animaux Les attributs et les diffeacuterences des animaux seront eacutetudieacutes selon quatre grands types
de differentiae regroupant tous types de diffeacuterences possibles que le monde animal pourrait
exhiber les parties des animaux leur mode de vie leur caractegravere et leur activiteacute (HA I 1
487a11-12) Or Aristote nrsquoenregistre pas les faits du monde animal drsquoune maniegravere hasardeuse
et deacutesordonneacutee mais il le fait drsquoune maniegravere agrave eacutetablir des correacutelations universelles et geacuteneacuterales
entre eux Crsquoest-agrave-dire qursquoil essaie agrave chaque fois (πᾶσι ndash a10) drsquoindiquer au niveau le plus
geacuteneacuteral possible quelle diffeacuterence suit quelle autre Il eacutetablit ainsi les paires des faits
biologiques que lrsquoon trouve souvent ensemble dans la nature Pour en prendre un exemple
Les animaux agrave quatre pieds donnant naissance agrave des animaux possegravedent tous un
œsophage et une tracheacutee-artegravere qui sont disposeacutes de la mecircme faccedilon que chez les
hommes Il en va de mecircme chez ceux des animaux agrave quatre pieds qui donnent
naissance agrave des œufs et aussi chez les oiseaux Mais ils se diffeacuterencient par la forme
de ces parties En regravegle geacuteneacuterale tous ceux qui recevant lrsquoair lrsquoinspirent et lrsquoexpirent
ont un poumon une trancheacutee un œsophage [] Tous les animaux pourvus de sang
53 Cf aussi PA I 1 639a 12-15 et GA II 6 742b 23-36
114
nrsquoont pas de poumon ainsi le poisson nrsquoen a pas non plus que tout autre animal qui
serait pourvu de branchies (HA II 15 505b32-506a13)54
Dans ce passage la correacutelation se trouve entre la possession de trois parties (poumon
trancheacutee œsophage) et une activiteacute agrave savoir respiration Aristote ainsi identifie la differentia
dont la preacutesence implique celle drsquoune autre Crsquoest lagrave que les explications du type A jouent un
rocircle dans lrsquoorganisation de lrsquoinformation collecteacutee La meacutethode drsquoorganisation des donneacutees
dont on dispose sur les diffeacuterentes sortes drsquoanimaux consiste agrave identifier drsquoabord le groupe le
plus geacuteneacuteral possible auquel une differentia particuliegravere appartient universellement ensuite
on cherche agrave savoir comment cette differentia se diffeacuterencie davantage pour chaque sous-
groupe Or mecircme agrave ce niveau (donc en fait agrave chaque niveau) on cherche le groupe le plus
large auquel ces diffeacuterenciations appartiennent Donc pour un sorte drsquoanimal donneacute
lrsquoexplication de la possession drsquoune differentia par lrsquoidentification du groupe le plus large
posseacutedant cette differentia universellement et agrave titre premier et dont lrsquoanimal en question fait
partie de par sa possession de la differentia en question est ce que Lennox nomme
lrsquoexplication du type A Dans lrsquoexemple du dernier passage citeacute la possession drsquoun groupe
drsquoorganes est identifieacutee comme le fait des animaux sanguins qui respirent Mais il est ajouteacute
drsquoembleacutee que ce nrsquoest pas le cas pour tous animaux sanguins le poisson nrsquoa pas de poumon
et donc il nrsquoa pas non plus les autres organes qui srsquoensuivent de la preacutesence du poumon en
effet aucun animal qui possegravede une branchie nrsquoest pourvu de poumon Ces animaux marquent
donc la limite de lrsquoeacutetendue du groupe des animaux sanguins auquel la possession de poumon
appartient universellement Or lrsquohomme et lrsquooiseau eacutetant des animaux sanguins qui respirent
ont un poumon une tracheacutee et un œsophage bien que ces organes se diffeacuterencient selon la
forme chez lrsquoun et chez lrsquoautre de ces sous-groupes
Pour le projet zoologique drsquoensemble drsquoAristote la conseacutequence la plus importante de
lrsquoorganisation des donneacutees par ce type drsquoexplication est que cette derniegravere permet au
naturaliste de deacutecouvrir ces correacutelations des differentiae qui seront lrsquoobjet des explications
causales plus fondamentales LrsquoHistoria Animalium se contente pour ainsi dire de deacutecrire et
drsquoindiquer les differentiae qui vont ensemble sans donner une deacutemonstration causale de ces
correacutelations exposeacutees Mais ce faisant il pave la voie de hoti agrave dioti Donc dans lrsquoeacutetape
suivante de sa recherche le naturaliste cherchera agrave identifier une cause pour la correacutelation que
sa recherche preacuteparatoire (lrsquoHA) aura reacuteveacuteleacutee entre par exemple la possession du poumon et
54 Pour une analyse plus deacutetailleacutee de ce passage voir J G Lennox laquo Divide and Explain raquo loc cit p 21-22 et
Lennox 2006 p 13-14
115
la respiration Pourquoi les animaux sanguins qui respirent possegravedent-ils tous un poumon
Crsquoest ce que Lennox appelle lrsquoexplication du laquo type B raquo 55 Donc lrsquoHA a une prioriteacute
meacutethodologique sur les explications causales que lrsquoon trouve dans les traiteacutes comme Parties
des Animaux et la Geacuteneacuteration des Animaux56
Si on revient sur lrsquoanimal politique les passages du corpus aristoteacutelicien qui portent
directement sur ce sujet sont trop limiteacutes et disperseacutes De plus la plus grande partie de ces
passages se trouve dans les traiteacutes consacreacutes aux laquo choses humaines raquo Etant donneacute la rareteacute
des contextes directement zoologiques portant sur cette question le deuxiegraveme chapitre du
premier livre des Politiques acquiert une importance plus consideacuterable pour celui qui cherche
agrave lsquoreacutearrangerrsquo lrsquoinformation dont il dispose au sujet de lrsquoanimal politique selon la meacutethode
geacuteneacuterale de la recherche scientifique qursquoAristote emploie dans ses traiteacutes zoologiques Crsquoest
donc pour cette raison que la correacutelation que Kullmann eacutetablit entre la qualiteacute de laquo politikon raquo
et la possession du deacutesir de vivre en communauteacute avec les autres membres de son espegravece
meacuterite drsquoecirctre eacutetudieacutee de plus pregraves Elle nous permet drsquoaller au-delagrave drsquoun simple paralleacutelisme
entre ce chapitre des Politiques et les autres textes zoologiques Elle nous montre en effet
qursquoil existe une affiniteacute eacutepisteacutemologique entre la recherche zoologique drsquoAristote et
lrsquoargument de notre chapitre Crsquoest dans ce sens que les analyses de Kullmann nous
permettent de lire ce chapitre comme une piegravece de zoologie
IIID laquo Politikon raquo accident per se de lrsquohomme
Il srsquoagit maintenant drsquoexaminer la seconde partie de la reconstruction par Kullmann de
lrsquoargument sur le politikon humain Si je fais une distinction entre une premiegravere partie et une
deuxiegraveme partie de lrsquoanalyse de Kullmann crsquoest que dans la suite de ce que nous venons de
55 Selon Lennox lrsquoexplication du type B se caractegraverise par les traits suivants laquo 1The predication to be
explained is the predication of a feature which belongs to its subject primitively and as such as 2R is predicated
of triangle 2 This primitive predication is explained by identifying some aspect of the subjectrsquos specific nature
as responsible for it 3 Thus the middle terme identifies not a wider kind of which the subject is a sub-kind but
an aspect of that subjectrsquos specific nature ie something proper to it which makes it that sort of thing raquo
(laquo Divide and Explain raquo loc cit p 10) 56 laquo The overarching purpose of HA [is] to organize information about animal likenesses and differences in
precisely the form required for the modes of explanation we find in the explanatory biological treatises ndash Parts of
Animals Generation of Animals Pregression of Animals On Respiration and so on raquo (JG Lennox Aristotlersquos
Philosopy of Biology op cit p 2)
116
voir il semble violer agrave la fois la limite infeacuterieure et la limite supeacuterieure de sa propre
explication du type A
La seconde partie de la reconstruction de Kullmann peut ecirctre diviseacutee en deux drsquoabord
il explique comment il comprend la lsquonaturersquo de la preacutedication de laquo politikon raquo agrave lrsquohomme
apregraves il donne une explication pour le degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute humaine Dans une note
(citeacutee plus haut) il dit que politikon et agathou kai kakou kai dikaiou kai adikou aisthecircsin
echon sont des sumbecircbekota kathrsquo hauta deacuterivables de la deacutefinition de lrsquohomme laquo animal
rationnel raquo Pour le sens qursquoil faut donner ici agrave sumbecircbekota kathrsquo hauta il fait reacutefeacuterence agrave
APo I 4 et 6
En APo I 4 73a34-b16 Aristote distingue quatre sens pour laquo appartenir par soi
[καθ αὑτὰ ὑπάρχειν] raquo Ce sont les deux premiers qui sont essentiels pour notre propos57
Conformeacutement agrave la tradition Kullmann identifie la preacutedication sumbebekos kathrsquo hauto avec
le deuxiegraveme sens drsquoappartenance laquo par soi raquo qursquoAristote donne dans le passage ci-dessous 58
Est dit appartenir lsquopar soirsquo agrave une chose tout ce qui lui appartient comme eacuteleacutement de
son lsquoce que crsquoestrsquo [ὅσα ὑπάρχει τε ἐν τῷ τί ἐστιν] par exemple la ligne appartient par
soi au triangle le point agrave la ligne [hellip] On parle aussi drsquoappartenance lsquopar soirsquo dans
tous les cas ougrave des choses appartiennent agrave drsquoautres lesquelles sont contenues dans la
formule qui montre ce que sont les premiegraveres [ὅσοις τῶν ὑπαρχόντων αὐτοῖς αὐτὰ ἐν
τῷ λόγῳ ἐνυπάρχουσι τῷ τί ἐστι δηλοῦντι] par exemple le rectiligne et le courbe
appartient par soi agrave la ligne et lrsquoimpair et le pair le premier et le divisible le carreacute et
lrsquooblong appartiennent par soi au nombre (73a34-b1)
Jonathan Barnes dans la note qursquoil eacutecrit pour 73a 3459 donne la formulation suivante pour
ces deux sens de kathrsquo hauto et il nomme le premier (73a34-5) comme laquo preacutedication-I1 raquo et
le deuxiegraveme (73a37-8) comme laquo preacutedication-I2 raquo
A holds of B in itself = df A holds of B and A inheres in the definition of B
A holds of B in itself = df A holds of B and B inheres in the definition of A
57 Le reacutesumeacute qursquoAristote donne en 73b 16-24 pour ces quatre sens de laquo par soi raquo suggegravere que les deux premiers
sens sont les plus cruciaux 58 W Kullmann Wissenshaft und Methode Interpretationen zur aristotelischen Theorie der Naturwissenschaft
Berlin 1974 p 181-183 59 J Barnes Aristotle Posterior Analytics Translated with a commentary Oxford Clarendon Press 2002 p
112
117
Kullmann prends les accidents per se (sumbecircbekota kathrsquo hauta) comme une
preacutedication du type I2 parce qursquoils appartiennent agrave leur sujet en vertu de la substance de leur
sujet crsquoest-agrave-dire en vertu de ce qursquoest leur sujet sans ecirctre une partie de leur substance60 Cela
dit selon Kullmann laquo politikon raquo eacutetant un sumbebekos kathrsquo hauto serait un attribut
preacutediqueacute de la faccedilon I2 agrave lrsquohomme et laquo politikon raquo appartiendrait agrave lrsquohomme en vertu de sa
deacutefinition sans ecirctre sa deacutefinition Pour preacuteciser cette ideacutee Kullmann souligne avec insistance
que laquo politikon raquo nrsquoest jamais la deacutefinition de lrsquohomme et qursquoil nrsquoest qursquoun trait non-
deacutefinitionnel de lrsquohomme61 Apregraves cela Kullmann rapportant ce qursquoAristote donne en Pol I
2 1253a16 comme lrsquoidion de lrsquohomme (agrave savoir la proprieacuteteacute de laquo agathou kai kakou kai
dikaiou kai adikou aisthecircsin echon raquo) agrave la differentia de lrsquohomme (logon echon) il accorde agrave
cet idion aussi le statut drsquoaccident per se62 toujours deacuterivable de la deacutefinition de lrsquohomme63
60 Barnes Aristotle Posterior Analytics op cit p 114 montre que cette classification des accidents per se
comme preacutedication-I2 est logiquement fallacieuse 61 Ce qui semble en conformiteacute avec la seule deacutefinition de laquo sumbebekos kathrsquo auto raquo qursquoAristote donne dans le
Meacutet V 30 1025a 30-34 laquo tout ce qui est la proprieacuteteacute de chaque chose par soi sans ecirctre dans sa substance [ὅσα
ὑπάρχει ἑκάστῳ καθ αὑτὸ μὴ ἐν τῇ οὐσίᾳ ὄντα] raquo Lrsquoexemple qursquoil donne pour cette deacutefinition est la proprieacuteteacute
de laquo avoir ses angles eacutegaux agrave deux droits raquo pour le triangle 62 Pour le statut drsquoaccident per se de cet idion de lrsquohomme Kullmann devrait penser plutocirct au passage parallegravele
de APo I 6 74b5-12 Ce qui correspond dans ce dernier passage au premier sens drsquoappartenance laquo par soi raquo
donneacute en APo I 4 est formuleacute comme laquo ce qui appartient au lsquoce que crsquoestrsquo du sujet [τὰ μὲν γὰρ ἐν τῷ τί ἐστιν
ὑπάρχει - 74b7-8] raquo le deuxiegraveme sens qursquoon accepte traditionnellement comme la formule drsquoaccident per se
comprend les preacutedicats pour lesquels laquo ce dont ils sont preacutediqueacutes appartient agrave leur lsquoce que crsquoestrsquo et pour ceux-ci
lrsquoun des opposeacutes appartient neacutecessairement au sujet [τοῖς δ αὐτὰ ἐν τῷ τί ἐστιν ὑπάρχει κατηγορουμένοις αὐτῶν
ὧν θάτερον τῶν ἀντικειμένων ἀνάγκη ὑπάρχειν - 74b8-10] raquo Kullmann devrait penser agrave ce deuxiegraveme sens parce
que les perceptions du bien et du mal et du juste et de lrsquoinjuste eacutetant des antikeimena ne sauraient pas ecirctre
tenues agrave propos drsquoune mecircme chose en mecircme temps mais lrsquoun de ces opposeacutes appartiendra neacutecessairement agrave la
perception quand il srsquoagit de quelque chose susceptible drsquoecirctre bonne mauvaise et donc juste ou injuste Voir
Kullmann laquo Man as a Political Animal raquo loc cit p 113 63 Il y a un deacutebat sur la question de savoir si ta kathrsquo hauta sumbebecirckota sont des accidents ou plutocirct des propres
Drsquoune part comme ils leur manquent le trait drsquoecirctre contre-preacutedicable (cf APo I 19 82a15ff 22 83b18-19 et
84a11-27) ils sont deacutepourvus du trait deacutefinitoire drsquoun propre (Top I 5) mais drsquoautre part lrsquoexemple de 2D
lequel est le seul qursquoAristote donne en Meacutet V 30 pour expliciter ce qursquoil entend drsquoaccident per se possegravede le
trait de contre-preacutedictibiliteacute il nrsquoest eacutevidement pas un accident non-neacutecessaire du triangle Pour cette question
voir W D Ross Aristotlersquos Metaphysics vol I Oxford 1924 p 349 n 30 J Barnes laquo Property in Aristotlersquos
Topics raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 52 1970 p 136-155 VE Wedin laquo A Remark on Per Se
Accidents and Properties raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 55 1973 p 30-35 W Graham
laquo Counterpredicability and per se accidents raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 57 1975 p 182-187 H
Granger laquo The Differentia and the Per Se Accident in Aristotle raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 63
118
Kullmann nrsquoeacutelucide pas davantage le meacutecanisme logique qui serait en œuvre entre la
deacutefinition de lrsquohomme et ses accidents per se politiques Cependant eacutetant donneacute qursquoil fait ces
analyses dans le but drsquoeacutelaborer la laquo deacuteduction biologique raquo de la proprieacuteteacute drsquoecirctre politique de
lrsquohomme qursquoil reconstruit sous la forme drsquoune explication du type A il me semble qursquoil
cherche plutocirct agrave montrer que laquo politikon raquo deacuterive de ce qui est animal chez lrsquohomme (tout
comme la possession du 2D deacuterive de ce qui est triangle dans lrsquoisocegravele de bronze) alors que
laquo agathou kai kakou kai dikaiou kai adikou aisthecircsin echon raquo deacuterive de ce qui est rationnel
chez cet animal Lrsquohomme donc eacutetant un laquo animal rationnel raquo par deacutefinition est politique de
par son laquo animaliteacute raquo et de par sa laquo rationaliteacute raquo il possegravede la perception du juste et de
lrsquoinjuste On pourrait repreacutesenter le raisonnement de Kulmann par le schegraveme suivant
Homme = animal rationnel
politikon agathou kai kakou kai dikaiou
kai adikou aisthecircsin echon
Cette reconstruction est parfaitement compatible avec les motifs principaux de lrsquointerpreacutetation
qursquoil essaie de deacutevelopper au sujet de lrsquoanimal politique aristoteacutelicien en I-preacutediquant la
qualiteacute de laquo politikon raquo agrave ce qui est animal chez lrsquohomme il parvient agrave faire deacutependre cette
qualiteacute drsquoune constante biologique qui relegraveve de lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme Ce faisant il croit
aussi prouver agrave la fois que le caractegravere politique de lrsquohomme ne deacuterive pas de sa nature
raisonnable mais lui appartient en tant qursquoanimal et que laquo politikon raquo nrsquoest pas la deacutefinition
de lrsquohomme mais un trait qui provient de sa deacutefinition De plus en rapportant laquo politikon raquo agrave
lrsquohomme-animal il montre que ce trait nrsquoest pas propre agrave lrsquohomme (le point marqueacute par son
explication du type A) Le raisonnement de Kullman me semble ecirctre le suivant si
laquo homme raquo il est neacutecessaire qursquoil soit politique si laquo politique raquo il est neacutecessaire qursquoil soit
animal parce que tout ce qui est politique est animal et comme lrsquohomme est un animal par
deacutefinition il est justifieacute qursquoil soit politique La faute de logique est manifeste Kullmann viole
agrave la fois la limite inferieure et la limite supeacuterieure de sa propre explication du type A 1981 p 118-129 Pour la question sur le 2D voir J E Tiles laquo Why the Triangle Has Two Right Angles Kathrsquo
Hauto raquo Phronesis 28 (1) 1983 p 1-16
119
Le problegraveme concernant la limite infeacuterieure est le suivant les deacutemonstrations du type A ne
donnent jamais des preacutedications du type I Tout simplement parce que les conclusions des
deacutemonstrations du type A ne sauraient jamais ecirctre kathrsquo hauto Dans une deacutemonstration du
type Barbara ougrave AaB BaC donc AaC lrsquoappartenance drsquoA agrave C nrsquoest jamais en vertu de C
laquo soi-mecircme raquo mais elle est toujours kata B Par exemple le 2D appartient agrave lrsquoisocegravele non pas
en tant qursquoisocegravele mais en tant qursquoune sorte de figure agrave savoir le triangle Si donc A
appartient agrave C crsquoest en vertu drsquoun laquo sujet plus large raquo drsquoun genos Comme Barnes le preacutecise
dans ses remarques sur les deacutemonstrations des types A et B de Lennox laquo A holds of C in
itself if and only if (i) AaC and (ii) there is no higher kind K under which C falls such that
AaK raquo 64 Or on a vu que dans la premiegravere partie de sa reconstruction de lrsquoargument
drsquoAristote Kullmann suppose qursquoil existe bien laquo un genre supeacuterieur raquo sous lequel tombe
laquo homme raquo il srsquoagit du groupe des animaux qui se caracteacuterise par la possession du deacutesir de
vivre en communauteacute Crsquoest en effet en vertu de son appartenance agrave ce groupe que le caractegravere
politique appartient agrave lrsquohumain selon Kullmann Il srsquoensuit que laquo politikon raquo nrsquoest pas kathrsquo
hauto agrave lrsquohomme Drsquoougrave la violation de la part de Kullmann de la limite infeacuterieure qui
deacutetermine la valeur eacutepisteacutemologique de son explication du type A
Le problegraveme concernant la limite supeacuterieure de son explication du caractegravere politique
de lrsquohomme par une deacutemonstration du type A vient du fait de deacuteriver ce caractegravere de ce qursquoil
prend comme la deacutefinition de lrsquohomme Lorsque Kullmann rapporte la politiciteacute de lrsquohomme agrave
son animaliteacute il commet lrsquoerreur suivante laquo Hommeraquo nrsquoa pas laquo politikonraquo dans sa deacutefinition
mais laquo animal raquo est inheacuterent agrave la deacutefinition de laquo politikon raquo car apregraves tout si un individu est
politique il est neacutecessairement (une sorte drsquo) animal
politique = df hellip animal hellip
Kullmann en conclut avec preacutecipitation que comme lrsquohomme aussi est un animal il est
donc politique Pour rendre compte de la faute de son argument prenons la formule suivante
qui traduit laquo accident per se raquo
Σ (A B) harr ~ E (A B) amp (x) (AxrarrBx)65
ougrave Σ (AB) veut dire laquo A est un per se accident de B raquo E (AB) laquo A montre lrsquoessence de
B raquo et la flegraveche signifie une implication stricte Dans notre cas A serait laquo politikon raquo B
laquo animal raquo et x laquo homme raquo Lorsqursquoil deacuterive la qualiteacute politique de lrsquohomme de son animaliteacute
64 J Barnes Aristotle Posterior Analytics op cit p 121-2 65 Jrsquoemprunte cette formulation agrave Graham laquo Counterpredicability and per se accidents raquo loc cit p187
120
Kullmann semble prendre le dernier conjoint agrave lrsquoinverse (BxrarrAx)66 laquo Politikon raquo prendra
laquo animal raquo dans sa deacutefinition parce que laquo politikon raquo est une sorte drsquoanimal et donc
neacutecessairement animal Cependant du fait que laquo animal raquo est inheacuterent agrave laquo politikonraquo on ne
peut pas deacuteduire que tout animal est politique il peut ecirctre sporadique solitaire etc
Drsquoougrave le problegraveme avec la limite supeacuterieure de son explication du caractegravere politique de
lrsquohomme par une deacutemonstration du type A le genre le plus proche pour lrsquohomme agrave lrsquoeacutegard
du preacutedicat laquo politikon raquo nrsquoest pas laquo animal raquo tout court mais une sorte drsquoanimal agrave savoir
celui qui a le deacutesir de vivre en communauteacute avec les autres membre de son espegravece Donc le
moyen terme drsquoune explication deacutemontrant lrsquoappartenance du preacutedicat laquo politikon raquo agrave cet
individu qursquoest lrsquohomme ne peut pas ecirctre laquo animal raquo tout court Lrsquohomme nrsquoest pas politique
parce qursquoil est animal tout court Lorsqursquoil prend laquo animal raquo comme le genre le plus proche
pour ce preacutedicat Kullmann perd de vue le sujet auquel le preacutedicat appartient agrave titre premier
immeacutediatement et universellement Cela faisant il deacutetruit eacutegalement la condition de
possibiliteacute drsquoune preacutedication universelle entre le preacutedicat et le sujet il entre dans un lsquouniversrsquo
ougrave existent des sujets qui nrsquoaccepteront pas le preacutedicat laquo politikon raquo il existe des animaux
qui ne sont pas politiques67
66 Pour une erreur semblable de la part de J Barnes voir Wedin laquo A Remark on Per Se Accidents and
Properties raquo loc cit p33 et Graham laquo Counterpredicability and per se accidents raquo loc cit p 187 n 12 67 Dans un tel lsquouniversrsquo on ne peut plus formuler des propositions-a mais uniquement des propositions-i pour
lrsquoattribut laquo politikon raquo Or dans ce cas on ne peut pas deacutemontrer la preacutedication de laquo politikon raquo agrave laquo homme raquo
Parce que de ces deux preacutemisses AiB BaC on nrsquoobtient jamais AaC En ce qui concerne laquo politikon raquo de ces
deux preacutemisses laquo lsquopolitikonrsquo appartient agrave certains drsquoanimaux raquo et laquo lsquoanimalrsquo appartient agrave tout homme raquo on
nrsquoobtiendrait jamais la conclusion laquo lsquopolitikonrsquo appartient agrave tout homme raquo (cf APr I 4 26a30-36) En effet
crsquoest lrsquoideacutee principale de la critique aristoteacutelicienne en APr I 31 de ceux qui prennent la division pour une
deacutemonstration un syllogisme qui suivrait lrsquoordre drsquoune division par genos [ἡ διὰ τῶν γενῶν διαίρεσις ndash 46a31]
neacutecessite qursquoon prenne lrsquouniversel comme le moyen terme Or dans ce cas lagrave le moyen terme sera plus large que
le majeur et le rapport entre le majeur et le moyen ne saurait ecirctre formuleacute que dans une propsosition-i Or un tel
rapport entre le majeur et le moyen ne nous permettra pas drsquoen conclure un rapport universel entre le majeur (A)
et le troisiegraveme terme (C)
121
IV Diviser le laquo politikon raquo Partie I
Quelle division suppose la reconstruction par Kullmann du raisonnement du Stagirite
au sujet du caractegravere politique de lrsquohomme Etant donneacute que selon Kullmann Aristote aurait
deacuteriveacute le caractegravere politique de lrsquohomme de son animaliteacute tout court il faudrait supposer que
le genos laquo animal raquo est diviseacute en animaux politiques et ceux qui sont priveacutes de cette qualiteacute
abeille fourmis etchellip homme [(df animal rationnel) rarr agathou kai
kakou kai dikaiou kai adikou aisthecircsin echon]
Comme on lrsquoa dit Kullmann suppose que lrsquohomme et les autres animaux politiques ne se
diffeacuterencient pas agrave lrsquoeacutegard du deacutesir qursquoils possegravedent de vivre en communauteacute avec les autres
membres de leurs espegraveces Autrement dit il pense qursquoen ce qui concerne cet aspect geacuteneacutetico-
biologique drsquoecirctre politique il nrsquoexiste aucune diffeacuterence eideacutetique entre diffeacuterents animaux
politiques Pour expliquer par exemple comment lrsquohomme se diffeacuterencierait des autres
animaux par le plus haut degreacute de sa politiciteacute il ne dit pas qursquoil est plus politique parce qursquoil
possegravede ce deacutesir plus que ou plus intenseacutement qursquoeux Selon le schegraveme ci-dessus lrsquohomme se
diffeacuterencierait des autres animaux sur une base extra-biologique sur la base de sa rationaliteacute
Il srsquoensuit que le groupe des animaux politiques serait constitueacute des individus qui ne se
diffeacuterencient pas les uns des autres en terme de ce trait biologique caracteacuterisant ce groupe
mais laquo animal politique raquo aurait le statut drsquoune espegravece ultime tout comme laquo homme raquo qui ne
se diffeacuterencie plus eacuteideacutetiquement Or cela ne semble guegravere admissible parce qursquoil existe
eacutevidemment des diffeacuterences essentielles entre le politikon humain et les autres animaux
politiques La solution que Kullmann produit pour surmonter cette difficulteacute semble ecirctre la
suivante comme ces animaux ne se diffeacuterencient pas agrave lrsquoeacutegard de lrsquoaspect biologique drsquoecirctre
politique pour expliquer ce qui diffeacuterencie lrsquohomme dans ce groupe il recourt agrave un trait
(extra-biologique) qui regarde la vie politique de lrsquohomme et que seul lrsquohomme possegravede parmi
les individus de ce groupe
Animal
apolitique politique
122
Cela ne saurait guegravere ecirctre le sens biologique qursquoAristote aurait chercheacute pour le
caractegravere politique de lrsquohomme Drsquoabord parce que laquo politikon raquo est une instance de quatre
types de differentiae selon lesquelles le naturaliste doit mener ses investigations et ses
divisions (cf HA I 1 487a11-12) Ce sont de grandes cateacutegories de differentia selon
lesquelles un bon diaireticien doit organiser lrsquoinformation dont il dispose Une bonne division
procegravederait en suivant les diffeacuterences eacuteideacutetiques que ces differentiae montreront pour
diffeacuterentes sortes drsquoanimaux Crsquoest-agrave-dire qursquoil srsquoagit de prendre plutocirct ces differentiae
comme genos et drsquoexaminer comment elles se diffeacuterencient eidei pour diffeacuterents animaux qui
possegravedent la differentia en question68 Il srsquoensuit que laquo politikon raquo eacutetant une instance de lrsquoune
de ces grandes cateacutegories de differentia agrave savoir le laquo mode de vie raquo69 doit ecirctre consideacutereacute
comme laquo une differentia geacuteneacuterale raquo englobant des diffeacuterences eideacutetiques en elle-mecircme
Il doit y avoir des formes drsquoune diffeacuterence geacuteneacuterale car srsquoil nrsquoy en avait pas pourquoi
serait-elle geacuteneacuterale et non particuliegravere Or parmi les diffeacuterences certaines sont
geacuteneacuterales et admettent des formes [Δεῖ δὲ τῆς καθόλου διαφορᾶς εἴδη εἶναι εἰ γὰρ μὴ
ἔσται διὰ τί ἂν εἴη τῶν καθόλου καὶ οὐ τῶν καθ ἕκαστον Τῶν δὲ διαφορῶν αἱ μὲν
καθόλου εἰσὶ καὶ ἔχουσιν εἴδη] (PA I 1 642b24-27)
Prendre laquo politikon raquo comme un trait biologique qui ne se diffeacuterencierait pas en diffeacuterentes
eidecirc est en fait tomber dans lrsquoerreur qursquoAristote reproche au dichotomiste platonicien
manquer le fait que le caractegravere politique diffegravere speacutecifiquement chez homme et chez par
exemple lrsquoabeille Aristote reproche au dichotomiste de ranger par exemple lrsquooiseau et
lrsquohomme ensemble sans diffeacuterenciation dans la classe laquo bipegravede raquo alors que chez eux laquo la
bipeacutedie est autre et speacutecifiquement diffeacuterente (ἡ διποδία γὰρ ἄλλη καὶ διάφορος) raquo
(643a3)70 Il en va de mecircme pour laquo politikon raquo ce nrsquoest pas parce que le mode de vie
laquo politique raquo appartient en commun aux animaux diffeacuterents et que tout individu politique est
neacutecessairement animal qursquoil appartient agrave tous de la mecircme maniegravere Au contraire on devrait le
consideacuterer comme une diaphora geacuteneacuterale selon laquelle les animaux diffegravereront lrsquoun de
lrsquoautre Crsquoest-agrave-dire que le caractegravere politique de lrsquohomme deacutejagrave au niveau biologique se
68 Le fonctionnement de ce processus de la division sera exposeacute en plus de deacutetail dans le reste de ce chapitre lors
de lrsquoexamen des analyses de Jean-Louis Labarriegravere 69 En effet en HA I 1 laquo ecirctre politique raquo est donneacute comme exemple pour les diffeacuterences se rapportant non
seulement au laquo mode de vie raquo (bios) mais aussi agrave lrsquoaction (praxis) (487b32) Cette conjonction du bios avec la
praxis nrsquoest pas fortuite parce que selon Aristote laquo ὁ δὲ βίος πρᾶξις ἐστιν raquo (Pol I 4 1254a7) Le rapport
entre le bios et la praxis est discuteacute en deacutetail dans le chapitre 5 de ce travail 70 Cf PA IV 12 693b2 et HA II 12 503b33-4
123
trouvera dans la nature comme lrsquoune des diffeacuterenciations drsquoun trait commun et comme une
laquo alteacuteriteacute raquo de laquo cette chose commune raquo laquo toute diffeacuterence par lrsquoespegravece est diffeacuterence drsquoune
chose en un point [ἡ δὲ διαφορὰ ἡ εἴδει πᾶσα τινὸς τί] de sorte que cette chose est la mecircme
dans les deux cas et est leur genre raquo (Meacutet I 8 1058a12)
Cela dit pour pouvoir rendre compte de la speacutecificiteacute du caractegravere politique de
lrsquohomme il faudra deacuteterminer laquo le point raquo sur lequel il diffeacuterencie laquo le mecircme raquo et en constitue
une alteacuteriteacute par rapport aux autres eidecirc Cependant il faudra le faire sans lsquodeacutetruirersquo lrsquoidentiteacute
du genos uniteacute au sein de laquelle se deacuteploient ses diffeacuterences En drsquoautres termes lorsqursquoon
cherche agrave deacuteterminer par quelle diffeacuterence speacutecifique se constitue lrsquoun des eidecirc drsquoun mecircme
genos il faut eacuteviter de le faire drsquoapregraves une differentia qui nrsquoappartient pas deacutejagrave au groupe des
differentiae qursquoenglobe le genos la bipeacutedie ne se divise pas en laquo domestique raquo et
laquo sauvage raquo ces derniers ne comptent pas parmi des differentiae possibles de la bipeacutedie et ils
sont accidentels agrave ce genos Or un genos est ce laquo qui ne contient pas une diffeacuterence
accidentelle raquo (1058a1) Crsquoest ce point crucial de la division aristoteacutelicienne dont Kullmann
semble ne pas avoir tenu compte lorsqursquoil cherche la diffeacuterence speacutecifique du politikon
humain dans un domaine extra-biologique et qursquoil attribue le mecircme trait biologique sans
diffeacuterenciation agrave tous les animaux dits politiques Tandis que pour pouvoir dire que diffeacuterents
animaux constituent des espegraveces drsquoanimal politique il faudrait au moins dire que lrsquoaspect qui
les rend laquo politique raquo se diffeacuterencie sur un point preacutecis pour chacun Parce que dire que tout
homme est un animal politique ne suffit pas lrsquohomme est une certaine sorte drsquoanimal
politique
On pourrait bien sucircr objecter que Kullmann prend lrsquoidion (la perception du juste et de
lrsquoinjuste) de lrsquohomme comme la diffeacuterence speacutecifique de son caractegravere politique Cette
objection aurait sans doute une certaine force Parce qursquoil semble que lorsqursquoil rapporte la
perception du juste et de lrsquoinjuste agrave lrsquoeacuteleacutement rationnel de cet animal rationnel Kullmann
croit qursquoil donne une speacutecification du caractegravere politique de lrsquohomme sans sortir du genos
drsquoougrave il deacuterive ce caractegravere cet idion serait deacuteriveacute de la diffeacuterence speacutecifique de lrsquohomme
(logon echon) sans malgreacute tout sortir de son animaliteacute Apregraves tout lrsquohomme est un animal
rationnel En fin de compte il deacuterive lrsquoidion de lrsquohomme de la mecircme source que son caractegravere
politique lrsquohomme-animal
Mais agrave y regarder de plus pregraves lrsquoerreur est encore plus grave Si Aristote avait
vraiment identifieacute la diffeacuterence speacutecifique du politikon humain par sa perception du juste et de
lrsquoinjuste il srsquoensuivrait que lrsquohomme et les autres animaux politiques se diffeacuterencient lrsquoun de
124
lrsquoautre par la possession et la privation de cette perception Or cette diffeacuterence preacutesuppose la
diffeacuterence drsquoavoir et drsquoecirctre priveacute de la raison Pourtant comme cette perception est assigneacutee agrave
lrsquohomme comme la diffeacuterence speacutecifique de sa politiciteacute cela supposerait que le groupe
drsquolaquo animal politique raquo soit diviseacute en logon echon et alogon Donc la differentia qui divise les
animaux politiques serait laquo possession de la raison raquo Kullmann semble preacutesumer qursquoAristote
raisonne selon une division comme suit
Je viendrai agrave lrsquoexamen deacutetailleacute du problegraveme que pose cette division par privation dans la
section suivante ougrave seront analyseacutees les positions de Jean Louis Labarriegravere relativement agrave leur
conformiteacute agrave la dairesis aristoteacutelicienne La position de Kullmann sera mieux appreacutecieacutee agrave la
fin de la section prochaine En guise drsquointroduction agrave la probleacutematique des sections qui
suivent on peut se contenter de souligner les points suivants Kullmann deacuterive le caractegravere
politique de lrsquohomme de son animaliteacute puis lorsqursquoil entreprend de montrer ce qui
diffeacuterencie le politikon humain des autres animaux politiques pour eacuteviter de sortir de
lrsquoanimaliteacute de lrsquohomme il remonte encore une fois vers cet universel plus eacutetendu que le
laquo politikon raquo agrave savoir vers le genos animal Bien qursquoun tel proceacutedeacute de division nous permette
de voir que la possession de la raison et de ses corollaires est le fait drsquoune certaine sorte
drsquoanimal il ne nous permet pas de voir qursquoelle est le fait drsquoune certaine sorte drsquoanimal
politique Or ce dernier est ce que cherche une bonne division aristoteacutelicienne
Mais de plus il faut aussi agrave coup sucircr diviser la diffeacuterence de la diffeacuterence par exemple
lsquopourvu de piedsrsquo est une diffeacuterence de lrsquoanimal de nouveau il faut savoir la diffeacuterence de
lrsquoanimal pourvu de pieds en tant qursquoil est pourvu de pieds de sorte qursquoon ne doit pas dire que
pourvu de pieds se divise en aileacute et aptegravere si lrsquoon veut parler correctement (ou si lrsquoon fait
Animal
apolitique politique
logon echon alogon
homme rarr agathou kai kakou kai dikaiou kai adikou aisthecircsin echon Abeilles fourmis etc
125
cela ce sera par incapaciteacute) mais qursquoil se divise en pied fendu et pied non fendu De fait ce
sont lagrave les diffeacuterences de pied parce que le pied fendu est une faccedilon drsquoecirctre du pied [ἡ γὰρ
σχιζοποδία ποδότης τις] (Met Z 12 1038a9-15)
Si on reconsidegravere lrsquoideacutee principale de ce passage dans les termes de Met I 9 on dirait
que pour que la division soit juste il faudrait diviser le genre laquo bipegravede raquo en ses espegraveces par le
moyen de ces points en lesquels il se diffeacuterencie tout en restant le laquo mecircme raquo Il en va de mecircme
pour laquo politikon raquo la diffeacuterence politique de lrsquohomme se montrera comme ce point eu eacutegard
auquel laquo animal politique raquo se diffeacuterencie en tant qursquoanimal politique
Or selon la division que Kullmann suppose pour la deacuteduction biologique des
Politiques I 2 la diffeacuterence de la possession de la raison ne srsquoobtient pas dans la continuiteacute
de la division progressive venant du laquo politikon raquo Comme elle suppose qursquoon remonte vers
laquo animal raquo son origine se trouve sur un autre axe de division On a donc ici une intersection
des diffeacuterents axes de division il est certes vrai que tout animal politique est ou rationnel ou
alogon mais non pas en tant que politique Il en va de mecircme pour la perception du juste et de
lrsquoinjuste Mais il srsquoagit pour Aristote drsquoune division accidentelle parce qursquoon ne divise pas
par la diffeacuterence de la diffeacuterence
Il suffira pour lrsquoinstant de dire que le fond du problegraveme consiste en ce que cette
division par privation marque un niveau drsquoopposition ougrave le genos laquo politikon raquo se dissout Si
toute contrarieacuteteacute est une forme de privation (Met I 4 1055a33 1055b13-14) les contraires
restent tout de mecircme ἐν τῷ αὐτῷ γένει71 Lrsquoineacutegal est ce qui ne possegravede pas lrsquoeacutegaliteacute et
71 Cf Cat 6 6a18 ougrave on trouve la deacutefinition usuelle des contraires comme laquo les termes qui sont les plus eacuteloigneacutes
lrsquoun de lrsquoautre parmi ceux qui appartiennent agrave un mecircme genre raquo Cette deacutefinition est en conformiteacute avec celle
donneacutee dans le livre I de la Meacutetaphysique selon laquelle la contrarieacuteteacute est la plus grande diffeacuterence (ἡ μεγίστη
διαφορά ndash 4 1055a5) ou la diffeacuterence complegravete (ἡ τελεία διαφορά ndash a13) laquo les choses qui diffegraverent le plus dans
le mecircme genre sont des contraires car la diffeacuterence complegravete est la diffeacuterence maximale entre ceux-ci raquo
(1055a27-29) Cependant en Cat 11 14a 19 sq il est dit que les contraires existent aussi dans des genres
contraires (ἐν τοῖς ἐναντίοις γένεσιν) Lrsquoexemple donneacute pour ce dernier cas est celui de la justice et de lrsquoinjustice
lrsquoune appartenant agrave la vertu et lrsquoautre au vice comme leur genos Dans leur note pour ce passage Pellegrin et
Crubellier (Aristote Cateacutegories Paris GF Flammarion 2007 p 242) citent la solution que Ammonius propose
pour cette difficulteacute Ammonius (102 6) aurait dit que bien que la vertu et le vice fussent des genres opposeacutes il
existait tout de mecircme un mecircme genre auquel ils appartenaient agrave savoir celui des laquo eacutetats raquo (hexeis) O Hamelin
Le systegraveme drsquoAristote Paris Vrin 1976 p 135-136 pense que la deacutefinition donneacutee dans la Metaphysique I 4
est laquo lrsquoexpression de la penseacutee deacutefinitive drsquoAristote raquo Selon lui laquo Aristote nous laisse voir la raison et la source
de la deacutefinition dont il srsquoagit Il deacutefinit les contraires en vue de la physique et en fonction de consideacuterations
physiques (cf Met I 4 1055a6 et b11) Ainsi les termes qui srsquoopposent comme contraires ce sont les extrecircmes
126
lrsquoimpair est ce qui ne possegravede pas la pariteacute Cependant lrsquoimpair nrsquoest pas nrsquoimporte quoi qui
soit priveacute de la faculteacute drsquoadmettre la pariteacute mais il srsquoagit bien drsquoun nombre Quant agrave lrsquoanimal
politique il est sans doute vrai que tout animal politique sera ou raisonnable ou priveacute de la
raison Cependant lrsquoalogon nrsquoest pas neacutecessairement un animal politique Si lrsquoalogon est un
animal mais non pas neacutecessairement un animal politique il srsquoensuivra que laquo politikon raquo nrsquoest
pas ce laquo mecircme genos raquo agrave lrsquointeacuterieur duquel lrsquoalogon et le logon echon srsquoopposent comme des
contraires Le fait que lrsquoun des animaux politiques (ici lrsquohomme) se trouve posseacuteder une
proprieacuteteacute dont les autres sont priveacutes ne garantit pas qursquoil la possegravede en tant que politique
Comment sait-on que la possession drsquoune telle proprieacuteteacute nous donne la diffeacuterence speacutecifique
de lrsquoanimal politique qui la deacutetient En fait on ne peut le savoir Nous le supposons tel Pour
pouvoir mieux appreacutecier lrsquoimportance de ce dernier point il convient drsquoexaminer les analyses
de Jean-Louis Labarriegravere sur lrsquoanimal politique
V Labarriegravere comparer les animaux politiques selon le plus et le moins
On a vu que malgreacute son intention originale de rendre compte du caractegravere politique de
lrsquohomme chez Aristote sur une base biologique commune partageacutee par lrsquohomme et les autres
animaux dits politiques Kullmann finissait par recourir agrave une diffeacuterence de qualiteacute pour le
degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute humaine Selon lui lrsquoaspect biologique qui rend politique aussi
bien lrsquohomme que les autres animaux ne se diffeacuterencie pas agrave ce niveau et la diffeacuterence
politique de lrsquohomme srsquoexplique sur une base extra-biologique par reacutefeacuterence agrave son logos
Selon cette approche lrsquohomme serait drsquoabord animal politique (comme tous les autres) puis
plus politique ce qui est propre agrave cet animal politique particulier ne se comprendrait pas agrave un
niveau zoologique le degreacute speacutecial de sa politiciteacute ne serait pas un fait de son eacutetat
zoologique Crsquoeacutetait ce que jrsquoai consideacutereacute comme un retour de la perspective de Mulgan et de
Bodeuumls
On pourrait appeler cette perspective laquo saltatoire raquo72 Selon cette perspective si on
pouvait projeter les diffeacuterences entre les animaux politiques sur une eacutechelle constitueacutee des
laquo sauts raquo marquant les points de diffeacuterenciation la hieacuterarchie entre ces animaux ne serait pas drsquoun mecircme genre pair et impaire blanc et noir raquo Pour une excellente analyse de Met I 4 voir Pellegrin La
classification des animaux chez Aristote Statut de la biologie et uniteacute de lrsquoaristoteacutelisme Paris Les Belles
Lettres 1982 p 73-103 Pour la notion de genos comme le substrat des contraires cf Met Γ 2 1004a9-16 72 Jrsquoemprunte cette expression et son application agrave lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme dans lrsquoEN agrave Andrew
Coles laquo Animal and Childhood Cognition in Aristotlersquos Biology and the Scala Naturae raquo Aristoteliche
Biologie Intentionen Methoden Ergebnisse op cit p 287-291
127
le reacutesultat des diffeacuterenciations croissantes et continues des traits communs agrave tous mais serait
plutocirct deacutetermineacutee par ce qursquoils ne possegravedent pas en commun chaque saut serait deacutetermineacute
par son exclusiviteacute Dans la lecture de Kullmann il nrsquoy a qursquoun seul saut le logos de
lrsquohomme Tous les autres animaux moins politiques que lrsquohomme le sont parce qursquoils sont
tous exclus du partage de cette proprieacuteteacute humaine qursquoest le logos
Cette perspective laquo saltatoire raquo est illustreacutee le plus nettement par lrsquoargument sur
lrsquoergon de lrsquohomme dans lrsquoEN I 7 Selon cet argument les plantes sont seacutepareacutees
cateacutegoriquement des animaux par leur possession limiteacutee de lrsquoacircme nutritive et geacuteneacuterative Ce
qui seacutepare les animaux des plantes crsquoest leur possession en plus de la faculteacute nutritive de la
faculteacute sensitive agrave laquelle les plantes nrsquoont aucun accegraves Et la vie que manifestent les
animaux compareacutee agrave celle de lrsquohomme est limiteacutee par la nutrition et la sensation Lrsquohomme
se diffeacuterencie par la possession de toutes les autres faculteacutes que possegravedent les autres vivants
plus le logos (1098a1-5) Le principe de cette eacutechelle est lrsquoexclusion cateacutegorique de ceux qui
se trouvent aux niveaux infeacuterieurs de lrsquoeacutechelle de ce qui caracteacuterise les niveaux supeacuterieurs73
Lrsquoalternative agrave cette approche saltatoire est une perspective laquo graduelle raquo qui envisage
le monde des vivants selon un laquo changement continu raquo drsquoune eacutechelle naturelle Cette
perspective est illustreacutee le plus nettement dans le corpus par les passages en HA VII (VIII) 1
588b4-589a9 et en PA IV 5 681a12-15 Ce sont des passages ougrave on croit drsquohabitude
trouver lrsquoideacutee aristoteacutelicienne drsquoune scala naturae74 Ce passage drsquointroduction du HA VII
73 Il me semble que lrsquoideacutee de hieacuterarchiser les animaux politiques sur une eacutechelle saltatoire est en conformiteacute avec
la division par privation agrave laquelle Kullmann semble avoir recouru Lrsquoun des sens de la privation selon Aristote
est laquo ne pas posseacuteder une des choses qursquoil est naturel de posseacuteder mecircme srsquoil nrsquoest pas dans sa propre nature de la
posseacuteder par exemple on dit qursquoune plante est priveacutee drsquoyeux raquo (Met Δ 22 1022b22-24) Cet exemple illustre
en fait le niveau ougrave la privation est une forme de contradiction (Met I 4 1055b3 et b7) mecircme si la plante ne
possegravede pas la vue on ne dit cependant pas qursquoelle est aveugle mais on pourrait dire que la plante nrsquoest pas (un
vivant) voyant ndash ce qui est une neacutegation (apophasis) Hamelin Le systegraveme drsquoAristote op cit p 137 donne une
interpreacutetation semblable pour ce sens de la privation laquo Lorsqursquoon dit que la plante est priveacutee de la vue on
nrsquoexprime pas sans doute lrsquoabsence drsquoun attribut que la plante devrait posseacuteder mais (telle semble ecirctre du moins
la penseacutee drsquoAristote) on nrsquoexprime pas non plus la simple absence de la vue dans la plante on exprime que cette
absence est une limitation une impuissance de sa nature raquo 74 Arthur Lovejoy The Great Chain of Being A Study of the History of an Idea Transaction Publishers 2009
p 55-59 (premiegravere apparition en 1936 Harvard University Press) pense que chez Aristote agrave coteacute de lrsquoideacutee drsquoune
continuiteacute graduelle du changement dans la nature et dans le monde des vivants on trouve aussi lrsquoideacutee drsquoune
graduation des vivants le long drsquoune hieacuterarchie lineacuteaire Dans lrsquoanalyse de Lovejoy les animaux qui
laquo dualisent [ἐπαμφοτερίζειν]raquo entre deux genres diffeacuterents tient une place importante Herbert Granger laquo The
Scala Naturae and the Continuity of Kinds raquo Phronesis 30 (2) 1985 p 181-200 critiquant Lovejoy pense que
128
(VIII) ougrave Aristote cherche agrave justifier la possibiliteacute de comparer les caractegraveres (ethos) des
animaux selon le plus ou le moins donne lrsquoimage drsquoune nature qui change graduellement en
passant des choses inanimeacutees au monde des vivants et agrave lrsquointeacuterieur de ce dernier du genre des
plantes jusqursquoaux animaux les plus complexes qui se caracteacuterisent et se diffeacuterencient par
rapport aux laquo eacutetapes raquo preacuteceacutedentes principalement par lrsquoajout (ou lrsquoavancement ndash 588b28)75
de la sensation
Ainsi la nature passe peu agrave peu des ecirctres inanimeacutes aux animaux de sorte que en raison
de la continuiteacute leur frontiegravere et le statut de la forme intermeacutediaire nous
eacutechappent [Οὕτω δ ἐκ τῶν ἀψύχων εἰς τὰ ζῷα μεταβαίνει κατὰ μικρὸν ἡ φύσις ὥστε
τῇ συνεχείᾳ λανθάνει τὸ μεθόριον αὐτῶν καὶ τὸ μέσον ποτέρων ἐστίν] (588b4-6)
Selon ce passage les laquo corps raquo qui se trouvent aux niveaux supeacuterieurs de cette eacutechelle de
nature sont laquo plus vivants raquo que ceux qui se trouvent aux niveaux infeacuterieurs Cette
diffeacuterenciation se manifeste la plus nettement entre le laquo genre raquo des choses inanimeacutees et le
genre des plantes et les animaux
Car apregraves le genre des ecirctres inanimeacutes il y a drsquoabord celui des plantes et parmi celles-
ci lrsquoune diffegravere de lrsquoautre en ce qursquoelle semble participer davantage agrave la vie [τούτων
ἕτερον πρὸς ἕτερον διαφέρει τῷ μᾶλλον δοκεῖν μετέχειν ζωῆς] mais le genre des
plantes tout entier compareacute au reste des corps [πρὸς μὲν τἆλλα σώματα] apparaicirct cette interpreacutetation est fausse parce qursquoune telle ideacutee de laquo continuiteacute des genres raquo constitue une menace pour
lrsquouniteacute substantielle des genres drsquoanimaux et pour lrsquoessentialisme qursquoAristote deacutefend dans ses traiteacutes logiques et
meacutetaphysiques Sur la mecircme question voir aussi Friedrich Solmsen laquo Antecedents of Aristotlersquos Psychology and
Scale of Beings raquo The American Journal of Philology 76 (2) 1955 p 148-164 William F Fortenbaugh
laquo Aristotle Animals Emotion and Moral Virtue raquo Arethusa 4 (2) 1971 p 137-165 Andrew Coles laquo Animal
and Childhood Cognition in Aristotlersquos Biology and the Scala Naturae raquo loc cit 75 Il y a une difficulteacute textuelle concernant le participe de cette ligne faut-il lire laquo prosousecircs raquo ou laquoproiousecircs raquo
Balme adopte la premiegravere leccedilon Dans ce cas lagrave il srsquoagira du seuil de changement qui marque le passage des
plantes au monde animal en geacuteneacuterale Si on adopte la leccedilon alternative il srsquoagira drsquoun changement agrave lrsquointeacuterieur
mecircme du monde animal et il faudra placer le seuil plutocirct entre les animaux qui nrsquoont que des fonctions de
geacuteneacuteration et de nutrition et ceux qui possegravedent une faculteacute de sensation encore plus deacuteveloppeacutee et compliqueacutee
avec un degreacute consideacuterable de plaisir (voir la note de Balme dans sa traduction Aristotle History of Animals
Loeb Classical Library Cambridge-London Harvard University Press 1991 p 65 n e) Cependant la leccedilon
laquo prosousecircs raquo pourrait avoir un sens pour les diffeacuterenciations agrave lrsquointeacuterieur mecircme du monde animal parce que tout
animal ne possegravede pas les cinq sens (HA IV 8 532b29-33) Cependant on peut encore justifier la lecture de
laquo proiousecircs raquo ainsi la participation des animaux agrave la sensation est compareacutee en fonction de la finesse et de
lrsquoacuiteacute des sens qursquoils possegravedent ce nrsquoest donc pas uniquement une question de nombre de sens cf GA V 1
780b12 sq
129
presque comme animeacute tandis que compareacute aux animaux il paraicirct inanimeacute Et le
passage des plantes aux animaux est continu [Ἡ δὲ μετάβασις ἐξ αὐτῶν εἰς τὰ ζῷα
συνεχής ἐστιν] (588b6-11)76
Alors que lrsquoenjeu de lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme est de distinguer les formes de vie
drsquoune maniegravere cateacutegorique et non-comparative dans ce passage de lrsquoHA Aristote cherche agrave
eacutetablir la possibiliteacute drsquoune comparaison entre les vivants en tant que vivants et agrave montrer que
certaines diffeacuterences entre les animaux (surtout celles qui concernent leurs caractegraveres et leurs
modes de vie77) pourraient ecirctre envisageacutees sur cette eacutechelle78
Bien que Jean-Louis Labarriegravere dans ses analyses sur lrsquoanimal politique ne srsquoexprime jamais
directement sur ces lignes de lrsquoHA79 on peut je crois dire que son approche de la question de 76 Voir aussi PA IV 5 681a12-15 laquo La nature en effet va de maniegravere continue en partant des inanimeacutes vers
les animaux en passant par des ecirctres vivants qui ne sont pas des animaux drsquoune faccedilon telle qursquoon a lrsquoimpression
qursquoils diffegraverent tregraves peu les uns des autres du fait de leur proximiteacute reacuteciproque [Ἡ γὰρ φύσις μεταβαίνει συνεχῶς
ἀπὸ τῶν ἀψύχων εἰς τὰ ζῷα διὰ τῶν ζώντων μὲν οὐκ ὄντων δὲ ζῴων οὕτως ὥστε δοκεῖν πάμπαν μικρὸν
διαφέρειν θατέρου θάτερον τῷ σύνεγγυς ἀλλήλοις] raquo 77 Il y a des passages ougrave certaines diffeacuterences entre les parties des animaux sont consideacutereacutees selon une ideacutee
semblable drsquoeacutechelle graduelle cf PA II 9 655a17-23 IV 10 68621-6872 Le dernier passage porte
eacutegalement sur la supeacuterioriteacute de lrsquointelligence humaine Voir aussi la reacuteserve de James G Lennox Aristotle On
the Parts of Animals op cit p 218 au sujet de lrsquoexistence drsquoune ideacutee de scala naturae chez Aristote 78 Contrairement agrave Andrew Coles laquo Animal and Childhood Cognition raquo loc cit p 290-291 je ne pense pas que
lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme et lrsquoideacutee drsquoune eacutechelle graduelle telle qursquoelle est preacutesenteacutee dans ce passage de
lrsquoHA constituent deux perspectives alternatives incompatibles Dans le premier en effet lrsquointention drsquoAristote
est plutocirct de montrer que les plantes ne sont pas (et ne peuvent pas ecirctre consideacutereacutees comme eacutetant) un peu
animales et que les animaux ne sont pas un peu humains Dans lrsquoHA il ne srsquoagit pas drsquoenvisager les plantes
comme eacutetant un peu des corps inanimeacutes et certains drsquoanimaux comme eacutetant un peu des plantes Ce qui est
compareacute crsquoest le niveau de la participation des diffeacuterents corps agrave la vie et ce niveau est deacutetermineacute en termes de
complexiteacute des manifestations de cette participation La vie constitue donc ici une mesure inteacutegrante pour la
hieacuterarchie de lrsquoeacutechelle relativement agrave laquelle tout corps se mesure agrave la manifestation de vie dont il est capable
Tandis que lrsquointention de lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme est de montrer la speacutecificiteacute de chaque forme de
vie lrsquoabsence drsquoune mesure une et inteacutegrante est donc essentielle pour cet argument 79 Le passage citeacute de lrsquoHA fait partie drsquoune introduction (VII 1 588a16-589a9) ougrave Aristote eacutelabore diffeacuterentes
modaliteacutes de comparer (selon le plus ou le moins et selon lrsquoanalogie) les caractegraveres (ecircthecirc) des animaux
Labarriegravere laquo De la phronecircsis animale raquo dans Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote eacuteds D Devereux
et P Pellegrin Paris Edition du CNRS 1990 p 405-428 fait une excellente analyse de ce passage
drsquointroduction (p 410-420) Voir aussi J G Lennox laquo Aristotle on the Biological Roots of Virtue The Natural
History of Natural Virtue raquo dans Biology and the Foundation of Ethics eacuteds Jane Maienschein et Michael Ruse
Cambridge Cambridge University Press 1999 p10-31 et A Coles laquo Animal and Childhood Cognition raquo loc
cit p 311-320
130
la diffeacuterence entre lrsquohomme et les autres animaux politiques chez Aristote srsquoinspire
profondeacutement de lrsquoideacutee de changement graduel et continu dans lrsquoordre de la nature80
Ses eacutetudes sur lrsquoanimal politique cherchent agrave reacuteveacuteler diffeacuterents aspects zoologiques de
ce mode de vie et il argumente lui aussi contre laquo une certaine tradition meacutetaphysique raquo qui
laquo srsquoautorise preacuteciseacutement de la Politique pour justifier une diffeacuterence de nature entre lrsquoanimal
et lrsquohomme ce dernier eacutetant politique parce que seul doueacute de logos ougrave lrsquoon se plaicirct alors agrave
entendre lsquola Raisonrsquo raquo (1984 pp 41-42) Contre cette conception traditionnelle de lrsquoanimal
politique Labarriegravere montre que la politiciteacute en tant que telle ne peut faire diffeacuterer lrsquohomme
de lrsquoanimal que selon le plus et le moins
Lrsquoargument de Labarriegravere sur la diffeacuterenciation selon le plus ou le moins des
caractegraveres politiques de lrsquohomme et des autres animaux se deacuteveloppe autour de deux ideacutees
lieacutees lrsquoune agrave lrsquoautre et qui peuvent ecirctre reacutesumeacutees comme suit
Dans un premier temps Labarriegravere explique cette diffeacuterenciation selon le plus ou le
moins en la projetant sur une eacutechelle qui dispose les animaux dans un ordre hieacuterarchique agrave
partir de ceux doueacutes seulement de la sensation jusquagrave celui qui est le seul agrave posseacuteder la
phantasia logistikecirc-bouleutikecirc agrave savoir lrsquohomme Selon cette premiegravere explication le degreacute
speacutecial de la politiciteacute humaine se comprendrait agrave partir de ce seuil hieacuterarchique qui marque le
passage de la phantasia aisthetikecirc que possegravedent certains animaux agrave la phantasia logistikecirc-
bouleutikecirc Cette diffeacuterence entre les phantasiai en nous permettant de rendre compte drsquoune
autre diffeacuterence agrave savoir celle entre la phocircnecirc et le logos qui agrave son tour sert agrave marquer en
Pol I 2 1253a7-8 la diffeacuterence politique entre lrsquohomme et les autres animaux donnerait
enfin la diffeacuterence speacutecifique du caractegravere politique de lrsquohomme La laquo plus-value raquo
expliquant la diffeacuterence politique humaine laquo est agrave rapporter selon Labarriegravere agrave la supeacuterioriteacute
de lrsquoimagination humaine sur lrsquoimagination animale raquo (1986 p 36)
Le second fil de son argument cherche agrave comprendre plutocirct le caractegravere politique des
animaux que celui de lrsquohomme Or la diffeacuterence de la politiciteacute humaine sert bien entendu de
point de deacutepart pour cette tacircche Labarriegravere essaie de reacuteveacuteler contre Mulgan et Bodeuumls un
sens non-meacutetaphorique drsquoecirctre politique pour les animaux autres que lrsquohomme Cependant au
lieu de faire appel agrave la logique usuelle de la comparaison selon le plus ou le moins expliqueacutee
et illustreacutee maintes fois dans les traiteacutes zoologiques Labarriegravere recourt au Protreacuteptique 80 Pour la position de Labarriegravere sur la question de la diffeacuterence entre lrsquohomme et des autres animaux chez
Aristote voir Labarriegravere laquo Aristote penseur de la diffeacuterence entre lrsquohomme et lrsquoanimal raquo Chapitre X dans La
condition animale Etudes sur Aristote et les Stoiumlciens Louvain-la-Neuve Edition Peeters 2005 p 225-238
131
drsquoAristote ndash ce qui est tregraves inteacuteressant Il srsquoagit des fragments (Duumlring B 78-92) ougrave Aristote
emploie le vocabulaire de laquo plus ou moins raquo pour expliquer la diffeacuterence entre lrsquohomme
eacuteveilleacute et lrsquohomme qui dort ou celle entre le savant qui nrsquoutilise pas sa science et celui qui
lrsquoexerce activement ou encore entre celui qui exerce une capaciteacute seulement et celui qui
lrsquoexerce bellement Lrsquoargument de Labarriegravere srsquoeacutetablit ainsi lrsquohomme eacuteveilleacute doit ecirctre
consideacutereacute comme eacutetant laquo plus vivant raquo que lrsquohomme dormant lrsquohomme qui exerce une
capaciteacute bellement (kalocircs) et correctement (eu) sera dans le mecircme rapport de plus et de moins
avec celui qui lrsquoexerce seulement Les premiers possegravedent eacutegalement une prioriteacute logique par
rapport aux seconds parce que ces derniers srsquoexpliquent par reacutefeacuterence aux premiers qui
donnent le sens souverain et propre de la capaciteacute en question Labarriegravere suivant la mecircme
logique srsquointerroge
Plutocirct que drsquoen appeler agrave la distinction entre un sens litteacuteral et meacutetaphorique ne
pourrions-nous plutocirct comprendre que crsquoest au sens souverain propre ou strict que
lrsquohomme est un animal politique car crsquoest lui qui exerce au mieux cette capaciteacute
tandis que les autres animaux politiques ne seraient dits tels que parce que par
reacutefeacuterence agrave lrsquohomme ils sont capables drsquoexercer certaines de ces capaciteacutes 81
La reacuteponse de Labarriegravere sera affirmative Ce second fil drsquoargument nrsquoest pas sans rapport
avec le premier Comme en atteste le fait que le langage humain (logos) a comme sa fonction
la communication du bien et du mal et donc du juste et de lrsquoinjuste la politiciteacute humaine
prend agrave la diffeacuterence des autres animaux politiques une forme eacutethique et selon Labarriegravere
crsquoest dans ce sens que lrsquohomme exerce la capaciteacute politique plus correctement plus bellement
et plus exactement82 Crsquoest ce dernier point qui sera examineacute dans le reste de cette section
Il nrsquoest pas lieu ici drsquoentrer dans tous les deacutetails des analyses que Labarriegravere a
deacuteveloppeacutees sur la psychologie animale Seront examineacutees dans ce qui suit uniquement ses
interpreacutetations agrave partir des reacutesultats auxquels il aboutit dans ce domaine sur le degreacute eacuteleveacute du
caractegravere politique de lrsquohomme
Nous avons dit que Labarriegravere projetait la diffeacuterenciation des animaux politiques selon
le plus ou le moins sur une eacutechelle Il faudra drsquoabord voir comment il constitue exactement
cette eacutechelle Selon Aristote tous les animaux par le fait drsquoecirctre doueacutes de la sensation ont
accegraves agrave une sorte de gnosis (Met A 1 980b21 sq APost II 19 99b34-100a14 cf aussi
GA I 23 731a24 sq) Chez certains animaux srsquoajoute agrave cette forme minimale de connaicirctre la 81 J-L Labarriegravere Langage vie politique op cit p 114 82 Ibid p 119-120 et p 126
132
meacutemoire qui srsquoobtient gracircce agrave la persistance de lrsquoaisthema Il srsquoagit lagrave drsquoun seuil ougrave apparaicirct
une premiegravere diffeacuterence de degreacute entre les intelligences des animaux ceux pour qui la
meacutemoire naicirct de la sensation sont plus intelligents que ceux qui ne la possegravedent pas (Met A
1 980b21) Pourtant il existe encore une diffeacuterence de perfection entre ceux qui possegravedent la
seule meacutemoire sans posseacuteder la capaciteacute drsquoapprendre et ceux qui sont aussi aptes agrave apprendre
Ce dernier seuil de perfection est lrsquoœuvre de lrsquoouiumle selon Aristote (b21-25) Lrsquoabeille est
lrsquoexemple drsquoAristote pour ces animaux qui posseacutedant la meacutemoire sont intelligents83 mais
eacutetant deacutepourvu de lrsquoouiumle deacutepourvus par conseacutequence de la capaciteacute drsquoapprendre Or lrsquoabeille
nrsquoest pas deacutepourvue uniquement de lrsquoouiumle et donc de la capaciteacute drsquoapprendre elle est
eacutegalement deacutepourvue de la phantasia (DA III 3 428a11)84 Comme le note Labarriegravere la
phantasia marque un niveau de perfection dans le monde animal comme en teacutemoignent
lrsquoexemple de lrsquoabeille et le fait qursquoAristote ne reconnaicirct la possession de la phantasia qursquoagrave
certains animaux sans lrsquoaccorder agrave tous (DA II 3 415a6-11) Il souligne que les animaux qui
ne possegravedent pas de phantasia sont en mecircme temps deacutepourvus de la phocircnecirc le paradigme de la
communication animale selon Aristote La voix eacutetant laquo un son chargeacute de signification
(psophos secircmantikos) raquo et non pas nrsquoimporte quel son ou bruit reacutepond agrave quelque
laquo phantasia raquo (DA II 8 420b 32) Il en reacutesulte donc que la phocircnecirc avec lrsquoouiumle correspond agrave
un niveau de perfection pour la communication animale laquo Or dit Labarriegravere la voix et lrsquoouiumle
sont des perfections crsquoest-agrave-dire des faculteacutes non indispensables qui soutient le De Anima
ont pour fonction lsquola perception de certains signesrsquo et lsquola communication par signes avec
83 Selon Aristote lrsquoabeille animal non sanguin est plus intelligent que certains animaux sanguins cf PA II 4
650b24-27 84 DA III 3 428a8-11 laquo Ensuite le sens est toujours preacutesent [chez tout les animaux] mais non la
repreacutesentation Or si crsquoeacutetait en acte la mecircme chose on pourrait admettre que toutes les becirctes soient doueacutees de
repreacutesentation Mais il semble que ce ne soit pas le cas Ainsi chez la fourmi lrsquoabeille ou le ver [εἶτα αἴσθησις
μὲν ἀεὶ πάρεστι φαντασία δ οὔ εἰ δὲ τῇ ἐνεργείᾳ τὸ αὐτό πᾶσιν ἂν ἐν δέχοιτο τοῖς θηρίοις φαντασίαν ὑπάρχειν
δοκεῖ δ οὔ οἷον μύρμηκι ἢ μελίττῃ ἢ σκώληκι] raquo Certains eacutediteurs (Labarriegravere cite Torstrik [Berlin 1862])
corrigent le MS et donnent pour la derniegravere ligne laquo μύρμηκι ἢ μελίττῃ σκώληκι δ οὔ raquo Si on fait cette
correction crsquoest qursquoil semble difficile de nier la phantasia aux animaux comme la fourmi et lrsquoabeille qui sont
doteacutes du mouvement local et donc on cherche agrave eacutelargir le groupe drsquoanimaux posseacutedant la phantasia Labarriegravere
preacutefegravere de garder le texte original et il souligne qursquoil est possible selon Aristote drsquoexpliquer le mouvement
local par la seule aisthesis parce qursquoelle suffit sans lrsquointervention de la phantasia agrave creacuteer le deacutesir neacutecessaire
pour qursquoil y ait mouvement local (laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo Phronesis 29
1984 p 17-49 [p 23])
133
autruirsquo (hopocircs segravemainetai ti autocirc hopocircs segravemainegrave heterocirc ti) raquo 85 Labarriegravere obtient ainsi
lrsquoeacutechelle suivante
Le fait que lrsquoabeille soit donneacutee comme exemple drsquoanimal deacutepourvu drsquoouiumle et
drsquoimagination incite agrave lier phantasia et akoegrave de telle sorte que ces derniegraveres
repreacutesentent lagrave-aussi une lsquoplus-valuersquo par rapport agrave la seule meacutemoire instaurant ainsi
une hieacuterarchie entre les animaux seulement sensitifs les animaux doueacutes de meacutemoire
donc intelligents et les animaux doueacutes drsquoimagination drsquoouiumle et de voix donc
intelligents capables drsquoapprendre voire drsquoenseigner86
Retenons pour y revenir ulteacuterieurement que lrsquoabeille lrsquoautre paradigme de lrsquoanimal politique
pour le Stagirite est un animal deacutepourvu de lrsquoouiumle de la phantasia de la phocircnecirc de la capaciteacute
drsquoapprendre et donc drsquoenseigner
Labarriegravere eacutetaye ses analyses au sujet de la diffeacuterence politique entre lrsquohomme et les
autres animaux sur une lecture du deacuteveloppement de lrsquoargument geacuteneacuteral du deuxiegraveme chapitre
du livre I des Politiques Selon Labarriegravere lrsquoargument de ce chapitre se deacuteveloppe en deux
temps Il appelle la premiegravere partie laquo lrsquoargument par nature raquo87 dont la conclusion serait
annonceacutee en 1253a1-3 laquo Drsquoapregraves ces consideacuterations (ek toutocircn) il apparaicirct donc clairement
(phaneron) que la citeacute fait partie des choses naturelles et que lrsquohomme est un animal politique
par nature raquo Ce premier argument deacuteduit donc la naturaliteacute du caractegravere politique de lrsquohomme
de la naissance progressive de la polis agrave partir des communauteacutes plus eacuteleacutementaires et toujours
naturelles Ce fait eacutetant ainsi eacutetabli drsquoapregraves Labarriegravere en 1253a7-9 lrsquoargument du chapitre
prend une tournure avec la locution laquo diotihellip degravelon raquo Ce deuxiegraveme argument qursquoil nomme
laquo lrsquoargument par logos raquo88 est introduit par la phrase suivante laquo Ainsi il est eacutevident que
(dioti de degravelon) lrsquohomme est un animal politique agrave un plus haut degreacute que (mallon) toute
abeille ou tout animal greacutegaire raquo Apregraves cette phrase drsquointroduction Aristote explique qursquoalors
que la phocircnecirc suffit pour la communication du plaisir et de la douleur et que les autres
animaux eux aussi en sont doueacutes seul lrsquohomme seul animal posseacutedant lrsquoaisthecircsis du bien et
du mal et donc du juste et de lrsquoinjuste est doueacute du logos le langage89 Selon Labarriegravere avec
85 J-L Labarriegravere laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo Philosophie 11 1986 p 25-46 [p 36] 86 J-L Labarriegravere laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo loc cit p 34 87 J-L Labarriegravere laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo loc citp 27 88 Ibid p 33 89 Labarriegravere (ibid p 34) ainsi explique les fonctions de ces deux modes de communication laquo En tant
qursquoanimaux et non pas seulement lsquovivantsrsquo humains et becirctes sont doueacutes drsquoaisthesis de perception sensible
134
ce deuxiegraveme argument Aristote ne chercherait plus agrave consolider la conclusion du premier
mais aurait maintenant une nouvelle viseacutee prouver que lrsquohomme est politique agrave un plus haut
degreacute que les autres Agrave cette fin il introduirait un nouvel aspect dans son argument geacuteneacuteral
la diffeacuterence entre la phocircnecirc et le logos Cette diffeacuterence entre deux modes de communication
nous donnerait selon Labarriegravere la diffeacuterence de degreacute entre la politiciteacute humaine et celle des
autres animaux
Drsquoapregraves Labarriegravere la possession de lrsquoaisthecircsis du bien et du mal compareacutee agrave
lrsquoaisthecircsis des autres animaux limiteacutee agrave la douleur et au plaisir constitue chez lrsquohomme une
laquo plus value raquo par rapport agrave ceux-ci Cette diffeacuterence se double de la diffeacuterence entre la phocircnecirc
et le logos Cette laquo plus valueraquo qui nous donnera la diffeacuterence politique de lrsquohomme est agrave
rapporter selon Labarriegravere agrave la diffeacuterence entre les phantasiai des animaux parce que crsquoest la
phantasia qui produit en premier lieu ce que la phocircnecirc et le logos sont supposeacutes communiquer
Donc la diffeacuterence principale qui manifesterait la diffeacuterence politique de lrsquohomme est celle
entre les phantasiai
Comme la phantasia chez Aristote est cette faculteacute qui preacutesente agrave un animal ce qursquoil
laquo phantasme raquo comme eacutetant quelque chose agrave poursuivre (ou agrave fuir) crsquoest-agrave-dire deacutesirable (ou
deacutetestable) Labarriegravere cherche la diffeacuterence entre la phantasia humaine et la phantasia
animale dans la psychologie du mouvement90 Selon le Du mouvement des animaux 8
702a17-19 la phantasia qui preacutepare le deacutesir deacuteclenchant le mouvement chez les animaux se
produit soit par la penseacutee (noecircsis) soit par la sensation Labarriegravere note que cette derniegravere
distinction se fait lrsquoeacutecho de la distinction faite en De Anima III 11 434a5-7 et 10 433b 29
entre phantasia aisthetikecirc et phantasia logistikecirc-bouleutikecirc Selon Aristote alors que la
premiegravere appartient agrave beaucoup drsquoanimaux (y compris lrsquohomme) la seconde nrsquoest le fait que
de cet animal posseacutedant la faculteacute calculatrice de lrsquoacircme crsquoest-agrave-dire le logistikon Drsquoougrave enfin
la possibiliteacute de lrsquoopinion (doxa) chez lrsquohomme car il est capable gracircce agrave sa faculteacute
calculatrice de former un seul laquo phantasme raquo agrave partir de plusieurs et de syllogiser (434a9-11)
laquo Opinion calcul et deacutelibeacuteration en conclut Labarriegravere preacutecisent la diffeacuterence que nous
recherchons raquo91 Si donc lrsquolaquo opinion raquo creuse la diffeacuterence entre lrsquohomme et lrsquoanimal crsquoest
que son meacutecanisme entraicircne une seacuterie drsquoautres processus psychiques que la phantasia
seulement aisthetikecirc nrsquoimplique pas
mais agrave qui ne possegravede que lrsquoaisthesis de la douleur et du plaisir la phocircnegrave suffit tandis qursquoagrave qui possegravede
lrsquoaisthesis du bien et du mal il faut le logos raquo 90 J-L Labarriegravere laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo loc cit p 26-30 91 J-L Labarriegravere laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo loc cit p 38
135
Mais en fait lrsquoopinion srsquoaccompagne de conviction (pistis) On ne saurait en effet se
forger des opinions sans en ecirctre convaincu Or la conviction ne se precircte agrave aucune des
becirctes tandis que la repreacutesentation se precircte agrave beaucoup De plus si toute opinion
entraicircne la conviction et celle-ci la persuasion (to pepeisthai) la persuasion de son
cocircteacute entraicircne le logos (DA III 3 428a19-23)92
Labarriegravere note que dans la mesure ougrave la conviction et la persuasion impliquent la capaciteacute
drsquoeffectuer un raisonnement (logismon - DA III 11434a 8) elles supposent agrave la diffeacuterence du
caractegravere immeacutediat de ce qui relegraveve de la phantasia aisthetikecirc une certaine meacutediation La
notion de laquo pistis raquo en tant qursquoune forme drsquohypolepsis (Top IV 5 126b17-19) montre que les
deacutesirs que lrsquohomme eacuteprouve venant drsquoune persuasion (ek tou peisthecircnai ndash Rheacutet 1 11
1370a18-25) sont en effet preacutepareacutes par une phantasia qui est elle-mecircme deacutelibeacuterative et
calculatrice Cela dit la phantasia-logistikecirc produite par la noecircsis deacutepassant lrsquoimmeacutediate
laquo estheacutetique raquo de la phantasia aisthetikecirc va note Labarriegravere laquo jusqursquoagrave (re)preacutesenter quelque
chose de quelque chose (ti kata tinos De Anim III 6 430b26) et a donc partie lieacutee avec
lrsquoeacutenonciation (phasis) raquo 93 tandis que celle-lagrave nrsquoeacutetant qursquoimmeacutediate ne permet que de
repreacutesenter quelque chose Cette diffeacuterence entre les capaciteacutes communicationnelles de la
phocircnecirc et du logos constitue ce que Labarriegravere appelle un laquo critegravere rheacutetorique raquo94 un critegravere qui
marquerait la diffeacuterence politique de lrsquohomme Le critegravere rheacutetorique nous permet de
comprendre que
[les signes de logos] ne soient pas seulement des simples signes indicatifs comme le
sont ceux de la phocircnegrave animale mais qursquoils soient des symboles composeacutes articuleacutes et
conventionnels (De Int 1-4 Poeacutet 20)95
Le fait que le logos nrsquoest pas simplement laquo signe de raquo mais qursquoil dit laquo quelque chose de
quelque chose raquo rend selon Labarriegravere laquo possible le partage des opinions dans lrsquoouverture
drsquoune espace public gracircce agrave une hermegraveneia forte ne se reacuteduisant pas agrave une simple lsquotraductionrsquo
en signes indicatifs et immeacutediats de ce qursquoil y a agrave signifier raquo96
Du fait que les animaux sont deacutepourvus de la perception du bien et du mal et de toute
oratio qui leur permettrait drsquoouvrir un espace ethico-politique pour la communication des
92 Labarriegravere renvoie agrave ce passage dans laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo loc cit p 38 93 J-L Labarriegravere laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo loc cit p 30 94 Ibid p 42-45 95 J-L Labarriegravere laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo loc cit p 38 96 Ibid
136
opinions au sujet du juste et de lrsquoinjuste Labarriegravere conclut que le type de phantasia propre agrave
lrsquohomme et son logos entraicircnent une laquo plus value raquo qui constitue le degreacute eacuteleveacute de son
caractegravere politique97
VI Reconnaicirctre lrsquoanimal politique
Le but ici nrsquoest pas drsquoexaminer les analyses de Labarriegravere concernant la psychologie
de la phocircnecirc et du logos bien que la conclusion qursquoil en tire soit drsquoun inteacuterecirct capital pour
expliquer le degreacute speacutecial de la politiciteacute humaine Mon objection principale est la suivante il
est certain que les diffeacuterences des phantasiai et la diffeacuterence entre la phocircnecirc et le logos rendent
compte drsquoune certaine diffeacuterenciation entre la vie politique de lrsquohomme et celle des autres
animaux politiques Cependant il nrsquoest pas aussi certain qursquoelles expliquent aussi que
lrsquohomme est plus politique que les autres Autrement dit la pertinence de ces diffeacuterences pour
cette derniegravere question nrsquoest pas aussi eacutevidente que le preacutetend Labarriegravere Il srsquoagit du mecircme
problegraveme qursquoavec Kullmann il nrsquoest pas neacutecessaire que les diffeacuterences qui apportent des
modifications radicales et incommensurables dans la vie politique de lrsquohomme soient
eacutegalement les diffeacuterences qui nous permettront de rendre compte du degreacute eacuteleveacute de sa
politiciteacute par rapport aux autres animaux
Pour eacutevaluer les analyses de Labarriegravere je pense qursquoil est indispensable de srsquointerroger
sur le cas de lrsquoabeille Il constate que le cas de lrsquoabeille animal sourd deacutepourvu de la
phantasia et de la phocircnecirc pose un problegraveme pour ses analyses Lorsqursquoil aborde le rocircle de la
phocircnecirc dans la politiciteacute animale il dit
Bien que dans un texte plus que ceacutelegravebre (Pol I 2 1253a7-18) Aristote semble lier la
lsquopoliticiteacutersquo humaine au logos tandis qursquoil rapporte la lsquopoliticiteacutersquo ou lsquosociabiliteacutersquo
animale agrave la phocircnegrave il faut cependant remarquer que la meacutemoire suffit agrave rendre
lsquopolitiquesrsquo certains animaux Crsquoest en effet au moins le cas de lrsquoabeille toujours
classeacutee parmi les animaux lsquopolitiquesrsquo et lsquointelligentsrsquo bien qursquoelle soit on lrsquoa vu
priveacutee de phantasia drsquoakouegrave et de phocircnegrave Qursquoen ce passage de la Politique elle soit le
seul animal nommeacute nrsquoautorise pour autant pas agrave la doter de phocircnegrave afin de la rendre
lsquopolitiquersquo puisque la meacutemoire y suffit98
97 J-L Labarriegravere laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo loc cit p 43-44 98 J-L Labarriegravere laquo Imagination humaine et imagination animale chez Aristote raquo loc cit p 41 Pour une
explication parallegravele voir Labarriegravere laquo Aristote vers une poeacutetique de la politique raquo loc cit p 36
137
Il me semble que le cas de lrsquoabeille pose un problegraveme plus profond
On a deacutejagrave vu que Labarriegravere mettait les animaux sur une eacutechelle hieacuterarchique geacuteneacuterale
agrave partir de ceux qui sont seulement sensitifs jusqursquoagrave ceux qui sont doueacutes de la phantasia Les
animaux doueacutes uniquement de la meacutemoire se situeraient donc au niveau peacutenultiegraveme de cette
eacutechelle geacuteneacuterale On a aussi vu qursquoil deacuteterminait le degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute humaine agrave
lrsquointeacuterieur mecircme du niveau occupeacute par les animaux doueacutes de la phantasia tout en la
rapportant agrave la diffeacuterence entre la phocircnecirc et le logos deux traits qui font leur apparition agrave ce
mecircme niveau Il srsquoensuit donc que la hieacuterarchie des animaux politiques suit et se comprend
selon lrsquoeacutechelle geacuteneacuterale du monde animal Labarriegravere projette la seconde sur la premiegravere et
crsquoest ainsi que srsquoobtiennent les diffeacuterences de degreacute entre les politiciteacutes des animaux
diffeacuterents Comme la diffeacuterence politique de lrsquohomme se manifesterait au seuil ougrave lrsquoon passe
de la phantasia aisthetikecirc agrave la phantasia bouleutikecirc lrsquohomme se situerait donc au sommet non
seulement de lrsquoeacutechelle geacuteneacuterale mais eacutegalement de la hieacuterarchie des animaux politiques
Lrsquoabeille ne satisfaisant que la condition laquo suffisante raquo drsquoecirctre politique (agrave savoir la meacutemoire)
prend sa place au pied de cette hieacuterarchie politique Bref selon ce schegraveme lrsquoabeille sera
lrsquoanimal le moins politique et lrsquohomme le plus politique La diffeacuterence politique la plus
grande serait donc entre lrsquohomme et lrsquoabeille99
Le premier problegraveme avec la projection drsquoune telle eacutechelle sur les diffeacuterences de plus
et de moins entre les animaux politiques est qursquoAristote ne nous dit nulle part que lrsquoabeille est
moins politique que tel ou tel autre animal (sauf lrsquohomme) ni ne dit ou laisse entendre que
lrsquoabeille est lrsquoanimal le moins politique Nous ne sommes donc pas en position drsquoaffirmer que
la meacutemoire et lrsquointelligence qursquoelle entraicircne sont laquo suffisantes raquo pour ecirctre politique Comme
on ne sait pas si lrsquoabeille est vraiment lrsquoanimal le moins politique le plus que lrsquoon peut dire au
sujet du rapport entre la possession de la meacutemoire et ecirctre politique est que la premiegravere est une
condition neacutecessaire Qursquoelle soit suffisante ou non nous ne le savons pas
Cependant cette premiegravere constatation indique un problegraveme plus profond celle de la
pertinence des critegraveres obtenus sur une telle eacutechelle agrave ecirctre un animal politique
99 Et la fourmi aussi eacutetant donneacute qursquoelle est aussi deacutepourvue de la phantasia La question de savoir srsquoil existe
pour Aristote des animaux politiques autre que ceux qursquoil eacutenumegravere dans lrsquoHA nrsquoinfirme pas la pertinence de ces
analyses parce qursquoil nrsquoy a aucune impossibiliteacute logique pour lrsquoexistence des autres animaux politiques dont les
constitutions psychiques pourraient manifester des diffeacuterences correspondant aux diffeacuterentes niveaux de cette
hieacuterarchie Labarriegravere semble supposer une telle possibiliteacute parce qursquoil est drsquoavis qursquoAristote lie la politiciteacute
animale agrave la phocircnecirc (1986 p 36 passage citeacute supra) et la grue et lrsquohomme ne sont eacutevidemment pas les seul
animaux doteacutes de la phocircnecirc
138
Commenccedilons par cette question si Aristote avait vraiment voulu en Pol I 2
1253a7-18 insister sur le rocircle que jouerait la diffeacuterence entre la phocircnecirc et le logos dans la
deacutetermination du plus haut degreacute du caractegravere politique de lrsquohomme et srsquoil cherchait vraiment
agrave construire un argument (laquo argument par logos raquo) agrave partir drsquoune comparaison entre ces
animaux doueacutes uniquement de la phocircnecirc et lrsquohomme pourquoi aurait-il choisi comme son
exemple de comparaison un animal deacutepourvu de tout ce qui donnerait les termes drsquoune telle
comparaison Pourquoi au lieu de nommer lrsquoabeille il nrsquoa pas donneacute lrsquoexemple de la grue
qui fait partie de la liste des animaux politiques de lrsquoHA La grue eacutetant un animal doueacute des
cinq sens serait eacutegalement doueacutee de la phantasia Elle aurait donc eacuteteacute un meilleur exemple
pour reacuteveacuteler une diffeacuterence de degreacute tout simplement parce qursquoelle se situe au mecircme
laquo eacutetage raquo de la hieacuterarchie agrave lrsquointeacuterieur duquel se manifesterait le degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute
humaine le niveau des animaux doueacutes de la phantasia Avec lrsquoabeille la comparaison donne
plutocirct lrsquoimpression drsquoune diffeacuterence de nature parce que lrsquohomme et lrsquoabeille se trouvent aux
extrecircmes opposeacutes de la hieacuterarchie Avec lrsquoexemple de la grue qursquoil srsquoagisse bien drsquoune
diffeacuterence de degreacute se voit plus clairement parce que lrsquoabsence de ce qui est requis pour la
laquo plus value raquo constitutive drsquoune telle diffeacuterence se voit beaucoup plus facilement et drsquoune
maniegravere plus intelligible En outre avec ses cinq sens et avec sa phantasia la grue est un
oiseau qui saurait satisfaire le critegravere de communication un autre lsquodomainersquo agrave lrsquointeacuterieur
duquel se dresse la diffeacuterence de degreacute de lrsquohomme En effet nrsquoimporte quel oiseau doueacute
drsquoune langue large satisfera cette derniegravere condition Lisons le passage suivant du PA II 17
sur le rocircle joueacute par les caracteacuteristiques de la langue dans la formation de la voix 100
Le fait drsquoecirctre large inclut la possibiliteacute drsquoecirctre eacutetroite car dans le grand il y a aussi le
petit mais pas le grand dans le petit Et crsquoest pourquoi parmi les oiseaux ceux qui
prononcent le mieux des phonegravemes ont la langue plus large que les autres [hellip]
Certains oiseaux en revanche eacutemettent beaucoup de sons et les rapaces ont la langue
plus large Ce sont les plus petits qui eacutemettent beaucoup de sons Tous se servent de
leur langue aussi pour se comprendre mutuellement mais certains mieux que drsquoautres
si bien qursquoil semble mecircme que dans certains ils apprennent les uns des autres
(660a27-b1)101
100 Pour la physiologie de la voix animale voir Labarriegravere Langage vie politique op cit ch 1 p19-59 101 Ἔν τε τῷ πλατεῖαν εἶναι καὶ τὸ στενήν ἐστιν ἐν γὰρ τῷ μεγάλῳ καὶ τὸ μικρόν ἐν δὲ τῷ μικρῷ τὸ μέγα οὐκ
ἔστιν Διὸ καὶ τῶν ὀρνίθων οἱ μάλιστα φθεγγόμενοι γράμματα πλατυγλωττότεροι τῶν ἄλλων εἰσίν [hellip]Τῶν δ
ὀρνίθων ἔνιοι πολύφωνοι καὶ πλατυτέραν οἱ γαμψώνυχοι ἔχουσιν Πολύφωνοι δ οἱ μικρότεροι Καὶ χρῶνται τῇ
γλώττῃ καὶ πρὸς ἑρμηνείαν ἀλλήλοις πάντες μέν ἕτεροι δὲ τῶν ἑτέρων μᾶλλον ὥστ ἐπ ἐνίων καὶ μάθησιν εἶναι
139
Si on considegravere ce passage agrave lrsquoaune de la question de lrsquoanimal politique on y verra en fait le
mecircme problegraveme qursquoavec lrsquoabeille mais inverseacute on peut supposer que les oiseaux aux ongles
recourbeacutes eacutetant doteacutes drsquoune langue large soient de laquo bons prononceurs raquo et que relativement
au haut niveau de leurs capaciteacutes phoniques ils auraient eacutegalement une haute capaciteacute
hermeacuteneutique Enfin le niveau eacuteleveacute de leurs capaciteacutes hermeacuteneutiques les rendrait aptes agrave
enseigner et agrave apprendre en communiquant avec talent des informations entre eux (mecircme
srsquoils sont agrave cet eacutegard infeacuterieurs aux petits oiseaux) Cependant selon HA I 1 488a4-5
aucun oiseau agrave ongles recourbeacutes nrsquoest greacutegaire et comme les animaux politiques constituent
un sous-groupe des animaux greacutegaires il srsquoensuit que aucun oiseau agrave ongles recourbeacutes nrsquoest
politique non plus
Pour clarifier le problegraveme que pose le cas de lrsquoabeille aux analyses de Labarriegravere le
fait que lrsquoabeille soit un animal sourd deacutepourvu de la phantasia et donc de la phocircnecirc et de la
capaciteacute drsquoenseigner et drsquoapprendre (par voie de communication langagiegravere) montre que tous
les critegraveres que Labarriegravere mobilise pour construire une eacutechelle rangeant les animaux selon
une hieacuterarchie et cela de maniegravere agrave obtenir par la suite une gamme de plus et de moins entre
les animaux politiques nrsquoappartiennent pas en effet en commun agrave ces derniers En drsquoautres
termes ces critegraveres nrsquoappartiennent pas aux animaux politiques en tant qursquoanimaux
politiques et ils ne sont pas pertinents pour identifier le groupe laquo animal politique raquo en tant
que tel Formulons le point inverse comme il existe des animaux non-politiques qui sont tout
de mecircme doteacutes de la phantasia et de la phocircnecirc et donc drsquoune certaine capaciteacute de
communication ces critegraveres ne sont pas pertinents pour la reconnaissance de lrsquoanimal
politique
On pourrait objecter que lrsquoeacutechelle construite par Labarriegravere dans la mesure ougrave elle est
une eacutechelle extensive couvrant tous les animaux qursquoils soient politiques ou non demeure
pertinente pour les animaux politiques puisque la hieacuterarchie qui regravegne entre ces derniers
suivra elle aussi cette mecircme eacutechelle srsquoil est vrai qursquoil y a une hieacuterarchie dans le monde
animal geacuteneacuteral entre la possession limiteacutee de la meacutemoire et la possession de la phantasia-
logistikecirc-bouleutikecirc la hieacuterarchie des animaux politiques ne serait qursquoune instance laquo locale raquo
de la hieacuterarchie globale Cela est sans doute vrai et il semble que Labarriegravere fonde ses
analyses sur cette supposition Pourtant lrsquoexistence des animaux qui alors qursquoils tiennent une δοκεῖν παρ ἀλλήλων Voir aussi HA II 13 504a35-b3 laquo Tous les oiseaux ont une langue mais ils lrsquoont
dissemblable les uns lrsquoont allongeacutee les autres courte Mieux que les autres animaux ce sont quelques oiseaux
qui prononcent le mieux apregraves lrsquohomme les phonegravemes et parmi eux encore ce sont surtout ceux dont la langue
est large raquo (traduction de Bertier modifieacutee)
140
place sur lrsquoeacutechelle globale ne peuvent pas se voir accorder une place dans la hieacuterarchie
laquo locale raquo des animaux politiques prouve que les raisons qui nous permettent de reconnaicirctre
leur place sur lrsquoeacutechelle geacuteneacuterale ne nous expliquent pas leur absence dans lrsquoeacutechelle laquo locale raquo
tout simplement parce qursquoelles impliquent le contraire Elles requiegraverent en fait que ces
animaux tiennent une place deacutetermineacutee et preacutecise sur lrsquoeacutechelle restreinte des animaux
politiques parce que cette derniegravere est construite selon le mecircme rationale que lrsquoeacutechelle
globale Pourquoi donc leur nier une place dans lrsquoune alors que lrsquoon lrsquoaccorde dans lrsquoautre
Il nrsquoy a aucune raison et pourtant crsquoest le cas les animaux non politiques sont des animaux
non politiques Qursquoil existe des animaux non politiques qui meacuteriteraient tout de mecircme (crsquoest-
agrave-dire si on suit la logique imposeacutee par les critegraveres employeacutes) drsquoavoir une place parmi les
animaux politiques nous montre que notre eacutechelle laquo locale raquo des animaux politiques ne les
range pas en tant qursquoanimaux politiques
Mais comment sait-on vraiment que certains animaux bien qursquoils satisfassent les
critegraveres de lrsquoeacutechelle locale des animaux politiques ne peuvent pas tout de mecircme avoir une
place sur cette eacutechelle Il nrsquoy a qursquoun seul moyen de le savoir la connaissance preacutealable du
fait que les uns sont politiques et les autres non Ce nrsquoest ni la meacutemoire ni la phantasia ni la
phocircnecirc ni le logos qui nous permet drsquoidentifier notre sujet drsquoeacutetude Le seul moyen de justifier
que ces critegraveres concernent bel et bien les animaux politiques est de se dire preacutealablement
qursquoil srsquoagit bel et bien des animaux politiques Crsquoest nous qui rendons ces critegraveres pertinents
aux animaux politiques sinon il nrsquoexiste aucune diffeacuterence politique entre les animaux
politiques et les animaux non politiques qui pourrait ecirctre expliqueacutee en faisant recours agrave ces
critegraveres Donc lorsqursquoon travaille avec ces critegraveres la seule possibiliteacute de savoir que lrsquoon
travaille bien sur les animaux politiques est de preacutesupposer que lrsquoon travaille bien sur les
animaux politiques Sinon les critegraveres ne nous diront rien sur ce point Drsquoougrave leur
laquo impertinence raquo pour reconnaitre le groupe drsquoanimaux politiques On revient donc avec
Labarriegravere au mecircme point selon son approche ces animaux seront drsquoabord politiques (on
preacutesuppose ce fait) et ce nrsquoest qursquoapregraves qursquoils seront plus (ou moins) politiques et cela selon
les critegraveres qursquoils ne partagent pas en commun et en tant qursquoanimaux politiques
Or mecircme ce dernier point nrsquoest pas sans poser problegraveme Comment un trait accidentel
au caractegravere politique drsquoun animal peut-il ecirctre pertinent agrave son ecirctre plus (ou moins) politique
par rapport agrave un autre animal politique Comment peut-on suggeacuterer qursquoil explique une telle
diffeacuterence Comme la hieacuterarchie globale qursquoeacutetablit Labarriegravere tient une extension plus large
que le groupe drsquoanimaux politiques et comme ce ne sont pas uniquement les animaux
politiques qui manifestent les diffeacuterences constitutives de cette hieacuterarchie globale le seul
141
moyen de voir que la comparaison faite entre les animaux politiques selon les critegraveres
emprunteacutes agrave cette hieacuterarchie globale correspond vraiment agrave une diffeacuterenciation de plus et de
moins entre les animaux politiques est de preacutesupposer cette derniegravere diffeacuterence La
comparaison hieacuterarchique faite entre les animaux politiques selon les critegraveres de la hieacuterarchie
globale est en effet accidentelle aux diffeacuterenciations entre les animaux politiques en tant
qursquoanimaux politiques En teacutemoigne le passage suivant des Cateacutegories
Et en geacuteneacuteral lorsque de deux termes ni lrsquoun ni lrsquoautre nrsquoadmet lrsquoeacutenonciation drsquoun
objet donneacute on ne dira pas que lrsquoun des deux est plus cela que lrsquoautre (11a12-13)
Pour que cette diffeacuterence entre la meacutemoire et la phantasia-logistikecirc soit valide entre lrsquoabeille
et lrsquohomme il nrsquoest pas neacutecessaire que ces derniers admettent lrsquoappellation laquo politikon raquo De
mecircme pour qursquoelle corresponde agrave une certaine hieacuterarchie de perfection entre ces deux
animaux il nrsquoest pas neacutecessaire non plus que lrsquoun des deux soit plus laquo cela (ie politique) raquo
que lrsquoautre Or pour qursquoelle puisse ecirctre intelligiblement projeteacutee sur le groupe drsquoanimaux
politiques de maniegravere agrave correspondre agrave une diffeacuterenciation de plus et de moins entre ces
animaux notre projection doit preacutealablement savoir identifier ses viseacutees et leurs positions
relatives de lrsquoun agrave lrsquoautre Donc contrairement agrave la preacutetention de Labarriegravere la diffeacuterence
entre la meacutemoire et la phantasia drsquoune part et celle entre la phocircnecirc et le logos de lrsquoautre part
loin drsquoexpliquer la diffeacuterence de degreacute entre les animaux politiques pour ecirctre intelligiblement
lieacutees agrave cette derniegravere diffeacuterence la preacutesupposent
Pourquoi les analyses de Labarriegravere se heurtent-elles agrave ces difficulteacutes Le problegraveme de
fond est le suivant ce nrsquoest pas que les animaux politiques ne possegravedent pas les traits dont
parle Labarriegravere crsquoest qursquoils ne les possegravedent pas en tant qursquoanimaux politiques Ces
difficulteacutes sont ineacutevitables pour celui qui cherche agrave expliquer pour les membres drsquoun mecircme
groupe drsquoanimaux les diffeacuterences selon le plus ou le moins non pas en suivant les
diffeacuterenciations des traits qursquoils partagent en commun mais suivant les traits qursquoils ne
partagent pas102 Du moins crsquoest ce qursquoAristote nous dit dans certains passages de ses traites
zoologiques Pour ce dernier point il nous faut revenir un moment sur le sens de la division
aristoteacutelicienne 102 Pour la question de savoir comment selon Aristote on arrive agrave identifier un groupe drsquoanimaux dans sa
diffeacuterence avec un autre cf PA I 4 644a14-22 5 645b3-28 et HA I 1 486a14-487a10 Ces passages seront
au centre des analyses du reste de cette section Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale on doit distinguer les degreacutes de
similariteacute et de diffeacuterence entre les animaux Les animaux entre lesquels il nrsquoexiste que des diffeacuterences de degreacute
(crsquoest-agrave-dire les animaux qui sont plus ou moins identiques) doivent ecirctre traiteacutes dans la mecircme classe alors que
ceux dont les similariteacutes ne sont qursquoanalogiques doivent ecirctre traiteacutes seacutepareacutement
142
VII La rigueur de la division aristoteacutelicienne
Aujourdrsquohui la plupart des eacuterudits srsquoaccordent agrave dire que lrsquoHA ne cherche ni une
classification systeacutematique des animaux ni agrave fournir des descriptions exhaustives pour des
animaux dont elle traite On cite souvent le passage ci-dessous de David Balme pour sa faccedilon
concise de preacutesenter lrsquointention du Stagirite dans lrsquoHistoria Animalium
To any reader looking for information about given genera or species the HA seems an
incoherent jumble Yet Aristotle does state his purpose lsquofirst to grasp the differentiae
and attributes that belong to all animals then to discover their causesrsquo (HA I 491a9)
The HA is a collection and preliminary analysis of the differences between animals
The animals are called in as witnesses to differentiae not in order to be described as
animals103
Pour Aristote le besoin de saisir drsquoabord les differentiae appartenant agrave tous les animaux est
en partie une question concernant lrsquoeacuteconomie de la meacutethode de division Au tout deacutebut des
PA dans un passage ougrave il srsquointerroge sur la meacutethode approprieacutee que le naturaliste doit
employer dans ses recherches Aristote dit
Il ne faut donc pas rester dans lrsquoincertitude sur la faccedilon de conduire lrsquoexamen
jrsquoentends sur cette question de savoir srsquoil faut commencer par des consideacuterations
communes suivant les genres et passer en dernier lieu agrave lrsquoeacutetude de ce qui est propre agrave
chacun ndash ou bien srsquoil faut immeacutediatement eacutetudier chaque espegravece en particulier (I 1
639b 4-6)
Aristote va opter pour la premiegravere approche Car sinon eacutetudiant chaque espegravece en particulier
on serait obligeacute de reacutepeacuteter certaines descriptions deacutejagrave eacutenonceacutees parce qursquoil y a des traits
communs appartenant universellement non seulement agrave tous les animaux mais aussi aux
espegraveces drsquoun mecircme genre deacutetermineacute Par exemple la reproduction est une activiteacute agrave laquelle
103 D Balme laquo Aristotlersquos use of division and differentiae raquo dans Philosophical Issues in Aristotlersquos Biology
op cit p 69-89 [p 88] Cf PA I 5 645b1-3 laquo Il est neacutecessaire drsquoabord de distinguer selon chaque famille
tous les attributs qui appartiennent par soi agrave tous les animaux ensuite de srsquoefforcer drsquoen distinguer les
cause [Ἀναγκαῖον δὲ πρῶτον τὰ συμβεβηκότα διελεῖν περὶ ἕκαστον γένος ὅσα καθ αὑτὰ πᾶσιν ὑπάρχει τοῖς
ζῴοις μετὰ δὲ ταῦτα τὰς αἰτίας αὐτῶν πειρᾶσθαι διελεῖνraquo Comme Pierre Pellegrin La classification des
animaux op cit p 61-62 lrsquoa bien montreacute ce qursquoAristote dit dans cette citation nrsquoest pas en contradiction avec
la prescription de ne pas diviser selon les laquo accidents par soi raquo (I 3 643a27 sq) ici il ne srsquoagit pas de diviser
selon lrsquoaccident par soi mais de diviser les accidents par soi lesquels ne sont que des differentiae
143
tous les animaux participent bien que ce soit de faccedilon diffeacuterente et il y a des traits
appartenant communeacutement agrave lrsquoaigle et au pigeon en tant qursquooiseaux Ou agrave un niveau
diffeacuterent les oiseaux sont aileacutes comme le sont certains insectes Le mecircme problegraveme de
reacutepeacutetition se montrera agrave ce niveau aussi 104 La solution qursquoAristote produit pour cette
difficulteacute meacutethodologique consiste agrave deacuteterminer les differentiae et non pas des espegraveces
drsquoanimaux seacutepareacutement au niveau le plus universel et le plus commun possible et agrave les diviser
ensuite en leurs espegraveces crsquoest-agrave-dire selon les formes speacutecifiques qursquoelles prennent selon
diffeacuterentes sortes drsquoanimaux posseacutedant la differentia en question Il srsquoagit donc de laquo diviser le
genre lsquopattersquo ou lsquoailersquo ou lsquoeacutecaillersquo en diffeacuterentes espegraveces qui diffegraverent selon les animaux raquo105
Cette faccedilon drsquoeacutetudier les differentiae constitue en effet le cœur de la critique
aristoteacutelicienne de la division dichotomique platonicienne Lrsquoun des reacutesultats de la meacutethode
aristoteacutelicienne est de marquer les genres drsquoanimaux avec plusieurs diffeacuterences agrave la fois106
Parce que lrsquooiseau par exemple nrsquoest pas seulement un animal aileacute mais qursquoil possegravede
eacutegalement un bec il est bipegravede et sanguin etc Chaque differentia pour laquelle on cherche
des speacutecifications ulteacuterieures constituant donc un laquo axe de division raquo (pour reprendre
lrsquoexpression de Pellegrin) pour pouvoir ducircment caracteacuteriser un certain trait drsquoun animal il
faudra avancer sur un mecircme axe de division jusqursquoagrave ce que lrsquoon atteigne le definiendum Car
srsquoil est vrai qursquoun animal nrsquoest pas constitueacute drsquoune seule differentia la plupart du temps il
nrsquoest pas le seul animal qui la possegravede Par exemple laquo aile raquo prend des formes diffeacuterentes
selon diffeacuterents animaux elle sera diffeacuterente pour une abeille et pour un oiseau et agrave
lrsquointeacuterieur mecircme du genre drsquooiseau elle se diffeacuterenciera pour lrsquoaigle et pour le pigeon Crsquoest
lagrave que reacuteside selon Aristote lrsquoimpuissance du dichotomiste agrave caracteacuteriser des espegraveces
particuliegraveres des animaux srsquoil veut continuer sa division pour arriver agrave lrsquoespegraveces ultime ou
bien il sera obligeacute de combiner des differentiae drsquoune maniegravere accidentelle (en divisant un
mode de vie par une partie par exemple) ou bien srsquoil opegravere selon une diffeacuterence unique il
finira par deacutefinir lrsquoanimal par un seul trait comme srsquoil ne se caracteacuterisait que par ce seul trait
comme si par exemple lrsquohomme eacutetait seulement un animal aux pieds fendus (644a5 sq) La
division par plusieurs axes est donc la reforme principale qursquoAristote a apporteacutee agrave cette
meacutethode
Je veux dire par exemple ce qui arrive agrave ceux qui divisent en aptegravere et aileacute et lrsquoaileacute en
apprivoiseacute et sauvage ou en blanc et noir Car ni lrsquoapprivoiseacute ni le blanc nrsquoest une 104 Cf PA I 1 639a15-b6 et 4 644a23 105 P Pellegrin La classification des animaux p 62 106 Cf PA I 3 643b12 et b23-24 644a7-8
144
diffeacuterence de lrsquoaileacute mais chacun est lrsquoorigine drsquoune autre division et nrsquoest ici que par
accident Crsquoest pourquoi il faut immeacutediatement diviser une famille unique selon
plusieurs diffeacuterences comme nous le disons (643b19-24)
Les diffeacuterentes sortes drsquoanimaux ou les espegraveces drsquoune mecircme sorte peuvent ecirctre consideacutereacutes
comme des laquo points nodal raquo sur diffeacuterents axes de division sous lesquels se diffeacuterencient
davantage les differentiae concerneacutees En commentant le passage que lrsquoon vient de citer
Pellegrin dit
Il faudra donc plusieurs divisions selon plusieurs diffeacuterences pour caracteacuteriser
lrsquoanimal une division ndash il vaudrait mieux dire en franccedilais lsquoun axe de divisionrsquo crsquoest-
agrave-dire un domaine dans lequel on opegravere plusieurs divisions mais qui portent sur le
mecircme objet et donc se speacutecifient les unes les autres au fur et agrave mesure que la division
avance ndash nous donnera la forme des ailes un autre axe de division son mode de vie
etc107
Crsquoest pourquoi une diffeacuterence universelle doit ecirctre drsquoabord divisible parce que laquo ce qui est
geacuteneacuteral est commun raquo et laquo nous appelons geacuteneacuteral ce qui se rencontre en plusieurs raquo (PA I 4
644a27-28) Crsquoest une caracteacuteristique qui manque aux traits deacutecrits drsquoune maniegravere privative
il nrsquoy a pas drsquoespegraveces drsquoecirctres laquo sans pied raquo
Il doit y avoir des formes drsquoune diffeacuterence geacuteneacuterale car srsquoil nrsquoy en avait pas pourquoi
serait-elle geacuteneacuterale et non particuliegravere Or parmi les diffeacuterences certaines sont
geacuteneacuterales et admettent des formes par exemple le fait drsquoavoir des ailes Une aile en
effet est non diviseacutee une autre diviseacutee De la mecircme maniegravere aussi pour le fait drsquoavoir
des pieds on trouve un pied agrave fentes multiples un pied fendu en deux comme dans
le cas du sabot fendu un pied non fendu et non diviseacute comme dans le cas des
solipegravedes (PA I 3 642b24-30)
Le dichotomiste sera obligeacute srsquoil continue sa division de diviser ce qui est en fait indivisible
alors que pour le naturaliste aristoteacutelicien une privation ne se montrera qursquoau niveau de
lrsquoespegravece ultime qursquoon ne cherchera plus agrave diviser108
107 P Pellegrin La classification des animaux op cit p 43 108 Cf PA I 3 643b24-26 Aristote nrsquoest pas contre la division par les termes privatifs il est contre la division
accidentelle Un diaireacuteticien aristoteacutelicien pour arriver agrave son definiendum ne sera pas obligeacute de diviser les
termes privatifs (lesquels en fait ne sont pas divisibles) parce qursquoau lieu de continuer sa division drsquoune maniegravere
accidentelle en brisant lrsquohomogeacuteneacuteiteacute du trait qursquoil divise il disposera des autres axes de division sur lesquels il
145
La meacutethode qui consiste agrave diviser selon plusieurs et diffeacuterents axes de division est
comme un antidote qursquoAristote a inventeacute contre la laquo division accidentelle raquo qursquoil reproche au
dichotomiste Lrsquoessentiel dans lrsquoopeacuteration de cette meacutethode consiste en effet agrave avancer sa
division continument et progressivement sur un mecircme axe de division jusqursquoagrave ce qursquoon arrive
agrave lrsquoanimal viseacute et cela sans laisser glisser les differentiae drsquoorigine des axes diffeacuterents109 dans
lrsquoaxe sur lequel on est en train de travailler Drsquoougrave donc le principe central de la division
aristoteacutelicienne ἀνάγκη πολλὰς εἶναι μὴ ὑπὸ μίαν διαίρεσιν (I 3 644a7-8) plusieurs
diffeacuterences oui mais non pas sous une mecircme division
Crsquoest ce qursquoAristote appelle une division par la diffeacuterence de la diffeacuterence (643b17)
Selon cette ideacutee un genos drsquoanimal serait constitueacute outre par les traits exclusifs par les
speacutecifications drsquoun groupe des differentiae qursquoil partage en commun avec drsquoautres types
drsquoanimal crsquoest ce qui nous permet de distinguer lrsquoaile drsquoun oiseau de celle drsquoune abeille
Lrsquoensemble du groupe de differentiae qui constitue le genos lui-mecircme appartient agrave son tour
universellement et communeacutement agrave toutes ses espegraveces Enfin ce qui constitue ses espegraveces ce
sont les diffeacuterenciations ulteacuterieures des differentiae qursquoelles partagent en tant que membres
drsquoun mecircme genos crsquoest ce qui nous permet de distinguer lrsquoaile drsquoun aigle de celle drsquoun
pigeon
Si lrsquoune des ideacutees centrales de cette meacutethode est de diffeacuterencier une differentia drsquoune
maniegravere continue et drsquoune maniegravere agrave obtenir des formes distinctes jusqursquoagrave lrsquoespegravece ultime
lrsquoautre est de faire cela tout en preacuteservant lrsquoidentiteacute geacuteneacuterique de la differentia en question
(lrsquoaile des oiseaux et celles des insectes sont toutes laquo ailes raquo et il en va de mecircme pour lrsquoaile
de lrsquoaigle et du pigeon) Si donc cette meacutethode est un laquo remegravede raquo contre la division
accidentelle crsquoest qursquoelle nous permet de rester dans lrsquoidentiteacute geacuteneacuterique de ce qursquoon divise
eacutetant donneacute qursquoun animal ne se caracteacuterise jamais par une seule differentia quand on cherche
agrave le deacuteterminer en mettant toutes ses differantiae dans une seule et mecircme ligne de division
apregraves une certaine eacutetape il sera ineacutevitable de diviser par exemple laquo pourvu des pieds raquo en
laquo solitaire raquo et laquo greacutegaire raquo parce qursquoil est indeacuteniable que certains animaux sont vraiment
pourra atteindre ce qursquoil cherche Voir la note de Lennox Aristotle Parts of Animals Translated with a
Commentary op cit p 155-158 pour PA I 3 642b21-643a6 109 Cf PA I 3 643b22-23 laquo ἀλλ ἑτέρας ἀρχὴ διαφορᾶς raquo (citeacute supra)
146
doteacutes du pied tout en eacutetant en mecircme temps solitaires ou greacutegaires Or ecirctre solitaire nrsquoest pas
une forme drsquoecirctre pourvu des pieds il srsquoagit de deux differentiae drsquoorigines diffeacuterentes110
Crsquoest lagrave que la comparaison selon le plus ou le moins montre son importance
meacutethodologique Aristote eacuteprouve le besoin de preacuteciser un point lorsqursquoon examine les
differentiae dans leur communauteacute (agrave nrsquoimporte quelle niveau de geacuteneacuteraliteacute) aux diffeacuterents
animaux il ne faut pas perdre de vue les diffeacuterences eacuteideacutetiques que disposeraient ces
differentiae selon diffeacuterentes sorte drsquoanimaux qursquoil srsquoagisse des animaux aussi eacuteloigneacutes
comme par exemple lrsquooiseau et lrsquoabeille ou de ceux appartenant au mecircme groupe comme
lrsquoaigle et le pigeon
On pourrait se demander pourquoi les gens nrsquoont pas donneacute de nom unique plus
geacuteneacuteral en rassemblant dans une famille unique (ἓν γένος) les animaux aquatiques et
les animaux volants Il y a en effet certaines proprieacuteteacutes communes agrave la fois agrave ces
animaux et agrave tous les autres (PA I 4 644a12-16)
Lrsquoerreur contre laquelle Aristote met le naturaliste en garde est la suivante dire qursquoun trait
est commun aux diffeacuterentes sortes drsquoanimaux nrsquoeacutequivaut pas agrave dire qursquoil est identique pour
tous Si un trait appartient communeacutement aux diffeacuterentes sortes drsquoanimaux cela veut dire
qursquoil est divisible et admet toujours des diffeacuterenciations eideacutetiques la bipeacutedie chez lrsquohomme
est diffeacuterente de la bipeacutedie des oiseaux (3 643a1-5) La meilleure illustration de cette ideacutee
vient drsquoun passage des PA ougrave Aristote note une diffeacuterence eideacutetique entre lrsquoaile drsquooiseau et
celle drsquoun insecte
Pris agrave part des autres animaux [les oiseaux] ne diffegraverent que faiblement entre eux par
leurs parties mais compareacutes aux autres animaux ils en diffegraverent mecircme par la forme
des parties Ainsi ils ont absolument tous des plumes et cela leur est propre par
rapport aux autres animaux En effet les parties des animaux se trouvent pour les unes
couvertes de plaques pour les autres drsquoeacutecailles alors que les oiseaux ont des plumes
110 Balme laquo Aristotlersquos use of division and diffeacuterentiae raquo loc cit p 70-71 explique bien ce qursquoil faut entendre
ici par les laquo differentiae drsquoorigines diffeacuterentes raquo lorsqursquoil resume la meacutethode platonicienne laquo For example
(Politicus 263e) after deciding that our object has the form lsquoanimalrsquo we might divide animals into tame and
wild then the tame into gregarious and solitary the gregarious into aquatic and terrestrial the terrestrial into
horned and hornless and so on until we narrow it down to a class which contains only our definiendum [hellip]
Platorsquos examples also show that each stage of division is in fact preceded by a new inductive grouping so that a
new form is added to the list [hellip] This is not therefore a progressive differentiation but a succession of
independent collection and division raquo
147
Et leur aile est diviseacutee et nrsquoest pas semblable par la forme agrave celle des animaux agrave aile
pleine111 (PA IV 12 692b3-14)
Bien que ce soit le mecircme mot grec (τὸ πτερὸν) utiliseacute pour designer agrave la fois la plume et lrsquoaile
lrsquoideacutee de ce passage est claire quoique le mecircme trait appartienne agrave lrsquooiseau et agrave certains
insectes en commun il ne leur appartient pas de la mecircme maniegravere il srsquoagit bien de
diffeacuterentes eidecirc drsquoun trait commun En outre ce passage exemplifie clairement la meacutethode
aristoteacutelicienne de diviser non pas chaque espegravece en particulier mais bien les differentiae
geacuteneacuterales
La comparaison selon le plus et le moins nrsquoest en effet qursquoun laquo cas speacutecial raquo de la
mecircme question Pour les animaux reacuteunis dans un mecircme genre les traits qursquoils possegravedent en
commun en vertu de leur identiteacute geacuteneacuterique ne les diffeacuterencieront que selon le plus ou le
moins cependant cette sorte de diffeacuterence nrsquoabolira pas la diffeacuterence eacuteideacutetique entre eux112
le bec du moineau est moins long que celui drsquoune mouette cependant tout comme un
moineau nrsquoest pas une mouette le bec du premier nrsquoest pas identique au second quoiqursquoils
soient tous les deux laquo bec raquo Ce qui nous permet de distinguer un moineau drsquoune mouette tout
en les reconnaissant comme des oiseaux crsquoest un groupe de laquo diffeacuterences geacuteneacuteriques raquo qui se
speacutecifient diffeacuteremment quoique par des diffeacuterences de degreacute seulement Crsquoest donc en
reconnaissant les similariteacutes crsquoest-agrave-dire des traits qui sont plus ou moins identiques sans ecirctre
absolument identiques que lrsquoon identifie les diffeacuterences entre les eidecirc et donc les eidecirc elles-
mecircmes113
La meacutethode agrave suivre au niveau ougrave on eacutetudie les espegraveces drsquoun mecircme genos deacutetermineacute
est donc la mecircme qursquoau niveau ougrave on examine les differentiae appartenant communeacutement agrave
tous les animaux il faut prendre les differentiae dans leur communauteacute et au niveau le plus
universel possible
111 Ἰδίᾳ δ ἐπ ὀλίγον διαφέρουσιν ἀλλήλων τοῖς μορίοις πρὸς δὲ τὰ ἄλλα ζῷα καὶ τῇ μορφῇ τῶν μορίων
διαφέρουσιν Πτερωτοὶ μὲν οὖν ἅπαντές εἰσιν καὶ τοῦτ ἴδιον ἔχουσι τῶν ἄλλων Τὰ γὰρ μόρια τῶν ζῴων τὰ μέν
ἐστι φολιδωτὰ τὰ δὲ λεπιδωτὰ τυγχάνουσιν ὄντα οἱ δ ὄρνιθες πτερωτοί Καὶ τὸ πτερὸν σχιστὸν καὶ οὐχ ὅμοιον
τῷ εἴδει τοῖς ὁλοπτέροις 112 Il est sans doute important de noter que les diffeacuterences selon le plus et le moins ne sont pas des diffeacuterences
eacuteideacutetique selon Aristote Pol I 13 1259b37-38 Mais il me semble possible de dire qursquoelles ont leurs origines
dans les diffeacuterences eacuteideacutetiques crsquoest-agrave-dire qursquoelles proviennent et deacutependent des diffeacuterences eacuteideacutetiques mecircme
si on ne possegravede pas un nom propre pour chaque diffeacuterence eacuteideacutetique 113 Crsquoest principalement en PA I 4 qursquoAristote discute cette question concernant lrsquoidentification des genecirc et des
eidecirc
148
Peut-ecirctre donc serait-il correct de proceacuteder ainsi traiter en commun de certains
animaux selon leurs familles agrave savoir tous ceux dont les gens parlent en les ayant bien
deacutefinis et qui ont agrave la fois une nature unique commune et agrave lrsquointeacuterieur de la famille
des formes qui ne sont pas trop eacuteloigneacutees oiseau et poisson et tout autre groupe qui
nrsquoa pas de nom mais qui inclut de la mecircme maniegravere qursquoune famille les formes qui sont
en lui (4 644b1-6)114
La comparaison selon le plus ou le moins avec la comparaison par analogie est un point de
vue qui permet au naturaliste drsquoidentifier les similariteacutes et les diffeacuterences entre ses objets
drsquoeacutetudes En drsquoautres termes ces modes de comparaison nous donnent les modaliteacutes de
diffeacuterence en œuvre entre les similariteacutes manifesteacutees par des animaux diffeacuterentshellipet
lrsquoinverse ils nous donnent les modaliteacutes de similariteacute entre les diffeacuterences qursquoexhibent entre
eux des animaux diffeacuterents
[T]outes les familles de fait qui diffegraverent entre elles par le degreacute crsquoest-agrave-dire par le
plus et le moins ont eacuteteacute reacuteunies en un γένος unique toutes celles qui sont dans un
rapport drsquoanalogie sont mises agrave part Je veux dire par exemple qursquoun oiseau diffegravere
drsquoun autre oiseau par le plus ou par lrsquoexcegraves (lrsquoun a les ailes plus longues un autres les
a plus courtes) alors que les poissons diffegraverent de lrsquooiseau par lrsquoanalogie (ce qui est
plume chez lrsquoun est eacutecaille chez lrsquoautre (644a16-22)
Crsquoest selon une logique de laquo lrsquoautre et le mecircme raquo que lrsquoon deacutetermine les groupes drsquoanimaux
et cette comparaison porte principalement sur leurs traits perceptibles
Crsquoest agrave peu pregraves par la configuration des parties et de lrsquoensemble du corps [τοῖς
σχήμασι τῶν μορίων καὶ τοῦ σώματος ὅλου] suivant la similitude qursquoils ont que lrsquoon
deacutefinit les familles par exemple les membres de la famille des oiseaux ont entre eux
ce genre de ressemblance de mecircme pour famille des poissons celle des mollusques et
celle des coquillages En effet les parties des membres de ces familles ne diffegraverent pas
par une similitude analogique comme crsquoest le cas pour lrsquohumain et le poisson ougrave lrsquoos
est analogue agrave lrsquoarecircte mais plutocirct par les proprieacuteteacutes corporelles [ἀλλὰ μᾶλλον τοῖς
σωματικοῖς πάθεσιν] comme la grandeur et la petitesse la mollesse et la dureteacute le
lisse et la rugositeacute et les autres proprieacuteteacutes de cette sorte et drsquoune maniegravere geacuteneacuterale le
plus et le moins (4 644b7-15) 114 Ἴσως μὲν οὖν ὀρθῶς ἔχει τὰ μὲν κατὰ γένη κοινῇ λέγειν ὅσα λέγεται καλῶς ὡρισμένων τῶν ἀνθρώπων καὶ
ἔχει τε μίαν φύσιν κοινὴν καὶ εἴδη ἐν αὐτῷ μὴ πολὺ διεστῶτα ὄρνις καὶ ἰχθῦς καὶ εἴ τι ἄλλο ἐστὶν ἀνώνυμον
μέν τῷ γένει δ ὁμοίως περιέχει τὰ ἐν αὐτῷ εἴδη
149
La comparaison selon le plus et le moins srsquoeffectue suivant les diffeacuterences quantitatives
qursquoexhibe laquo le mecircme raquo selon diffeacuterents animaux qui le partagent Dans ce type de
comparaison il srsquoagit donc de deacuteterminer les laquo alteacuteriteacutes raquo possibles porteacutees par laquo le mecircme raquo
et cela sans briser lrsquoidentiteacute du mecircme Cette logique de diffeacuterence selon le plus ou le moins est
expliqueacutee par Lennox comme suit
For two individuals to differ in degree they must both be the same general sort of
thing With respect to that sort they do not differ in degree But the general sort is
constituted of features with range ndashany sub-kind may have those features exemplified
by different specifications of that range [hellip] [S]parrows and eagles have the same
definition qua bird but the definition of bird specifies features with range thus while
sparrow and eagle may not differ with respect to having wings beaks or feathers they
may differ in having the sensible properties of those organs specified on a different
region of that range115
Cette notion de laquo traits variables (comportant une eacutechelle de variations) raquo et constitutifs drsquoun
genos nous permet drsquoeacutelaborer une image du genos comme laquo espace des lsquodiffeacuterences
speacutecifiquesrsquo raquo pour reprendre la formule de Pellegrin116 Lrsquoessentiel ici est de voir que cet
laquo espace raquo se construit agrave diffeacuterents niveaux de geacuteneacuteraliteacute drsquoune part les lsquoindividusrsquo qui
diffegraverent selon la forme ne sont que les speacutecifications progressives du mecircme dues aux
differentiae qui jouent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoespace clos du mecircme (que ce dernier soit un animal ou
une differentia geacuteneacuterale) drsquoautre part diffeacuterenciation selon le plus et le moins nrsquoest qursquoune
instance encore plus laquo reacutegionale raquo de la mecircme logique les lsquoindividusrsquo compareacutes selon le plus
ou le moins nrsquoexemplifient en fait que les diffeacuterences possibles porteacutees par le trait commun en
fonction duquel ils sont compareacutes Ils ne diffegraverent que sur un point (par exemple la largeur de
leurs ailes) tout en restant identiques (animal avec un certain type drsquoaile) Donc agrave lrsquointeacuterieur
drsquoun mecircme groupe deacutetermineacute chacune de ses diffeacuterentiae constitutives pourrait se montrer
comme une espace de diffeacuterenciation elles sont comme les lsquomicrorsquo- espaces des diffeacuterences
speacutecifiques
Lrsquoune des conseacutequences immeacutediates de cette perspective est que les choses qui
diffegraverent eacuteideacutetiquement ne peuvent diffeacuterer qursquoagrave lrsquointeacuterieur de leur identiteacute geacuteneacuterique crsquoest-agrave-
dire que lrsquoon ne saurait pas les diviser par une diffeacuterence qui ne soit pas incluse dans lrsquoespace
115 J G Lennox laquo Kinds Forms of Kinds and the More and the Less in Aristotlersquos Biology raquo dans Aristotlersquos
Philosophy of Biology op cit p 160-181 [p 167] 116 P Pellegrin La classification des animaux op cit p 83
150
clos de leur genos parce que laquo il nrsquoy a pas de diffeacuterence relativement aux choses exteacuterieures
au genre [πρὸς τὰ ἔξω τοῦ γένους οὐκ ἔστι διαφορά]raquo (Meacutet I 4 1055a26)117 Les choses qui
diffegraverent selon leur genre ne partagent pas ce laquo mecircme raquo dont le naturaliste cherche les
laquo alteacuteriteacutes raquo et en conseacutequence elles ne diffeacutereront pas non plus selon le plus ou le moins
De tout cela on peut donc retirer les reacutesultats suivants
a) Les espegraveces drsquoun genre ne peuvent pas ecirctre deacutetermineacutees par une differentia qui ne fait
pas partie du groupe des differentiae constitutives du genre consideacutereacute
b) La comparaison selon le plus ou le moins entre les espegraveces appartenant agrave un mecircme
genre ne peut pas ecirctre faite selon des differentiae extrinsegraveques au genre concerneacute
c) Lorsqursquoon cherche agrave diviser lrsquoune des differentiae constitutives drsquoun genre consideacutereacute
on cherche ses diffeacuterenciations ulteacuterieures qui ne peuvent ecirctre deacutetermineacutees autrement
que par la gamme des diffeacuterences que cette differentia elle-mecircme peut accepter
Autrement dit il faut rester agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoespace clos de la differentia concerneacutee ndash
crsquoest ce qui est demandeacute agrave ce niveau speacutecifique de geacuteneacuteraliteacute par le principe de diviser
par la diffeacuterence de la diffeacuterence cela constitue en effet la condition de possibiliteacute
mecircme drsquoune comparaison selon le plus et le moins
Ces consideacuterations attestent que la division aristoteacutelicienne est plus rigoureuse qursquoelle ne
semble au prime abord Cette rigueur est illustreacutee au mieux par un exemple classique
qursquoAristote donne souvent quand il srsquoagit drsquoexpliquer ce qursquoil entend par une bonne division
Il srsquoagit de la division du laquo pourvu de pieds raquo
Il est en effet impossible qursquoil y ait une seule diffeacuterence pour les particuliers obtenus
par division que lrsquoon prenne des divisions simples ou combineacutees (jrsquoentends par
lsquosimplersquo les cas ougrave il nrsquoy a pas de diffeacuterenciation par exemple lsquopied fendursquo et
117 Crsquoest de cette phrase que Pellegrin tire lrsquoideacutee du genos comme laquo espace des lsquodiffeacuterences speacutecifiquesrsquo raquo et il
en propose deux lectures qui deacutependent de la traduction que lrsquoon fait de lrsquoexpression laquo τὰ ἔξω τοῦ γένους raquo (La
classification des animaux op cit p 83-4) Si elle deacutesigne laquo ce qui est hors du genos raquo on doit traduire la
phrase laquo pour les choses situeacutees hors du genos il nrsquoy a pas de diffeacuterence raquo en sous-entendant laquo dans le genos
consideacutereacute raquo Dans ce cas-lagrave la phrase voudrait dire laquo qursquoon ne pourra pas attribuer agrave une reacutealiteacute extra-geacuteneacuterique
une diffeacuterence qui joue agrave lrsquointeacuterieur du genos dans lequel cette reacutealiteacute nrsquoest pas raquo Par exemple on ne pourrait
pas attribuer la pariteacute aux figures geacuteomeacutetriques (An Post I 10 76b7) Mais la phrase peut aussi comprendre
ainsi laquo pour les choses situeacutees de part et drsquoautre de la clocircture geacuteneacuterique [τὰ ἔξω τοῦ γένους] elles nrsquoont pas
entre elles de diffeacuterence raquo Selon cette traduction la phrase signifie que les choses ne peuvent avoir une
diffeacuterence speacutecifique qursquoagrave lrsquointeacuterieur des limites de leur identiteacute geacuteneacuterique un nombre ne peut diffeacuterer drsquoune
figure du point de vue de la pariteacute
151
lsquocombineacuteersquo celui ougrave il y en a une par exemple lsquopied agrave fentes multiplesrsquo par rapport agrave
lsquopied fendursquo) Crsquoest en effet ce que reacuteclame la continuiteacute des diffeacuterences qui viennent
drsquoune famille quand on la divise parce que le tout est quelque chose drsquoun mais
malgreacute la maniegravere dont on srsquoexprime il semble bien que seule la derniegravere diffeacuterence
lrsquoest vraiment par exemple lsquopied agrave fentes multiplesrsquo ou lsquobipegravedersquo [οἷον τὸ πολυσχιδὲς ἢ
τὸ δίπουν ndash 643b36] et que lsquodoueacute de piedsrsquo et lsquopolypodersquo sont superflus Qursquoil soit
impossible qursquoil y ait plusieurs diffeacuterences de cette sorte cela est clair Car en
avanccedilant toujours on arrive agrave la diffeacuterence ultime mais pas agrave la derniegravere diffeacuterence
crsquoest-agrave-dire agrave la forme Cette diffeacuterence ultime est soit lsquopied agrave fentes multiplesrsquo soit
tout le complexe si divisant humain on combinait lsquopourvu de piedsrsquo lsquobipegravedersquo lsquoagrave
pied fendursquo [οἷον εἴ τις συνθείη ὑπόπουν δίπουν σχιζόπουν -644a5] Or si lrsquohumain
eacutetait seulement un animal agrave pied fendu on atteindrait ainsi cette diffeacuterence unique
Mais puisqursquoen fait ce nrsquoest pas le cas il y a neacutecessiteacute qursquoil y ait plusieurs diffeacuterences
qui ne sont pas dans une seule division (PA I 3 643b28-644a8)
La difficulteacute avec la division deacutecrite dans ce passage est que dans lrsquoexemple donneacute en 644a5
laquo agrave pieds fendus [σχιζόπουν] raquo nrsquoimplique pas laquo agrave deux pieds [δίπουν] raquo alors que dans une
division progressive les termes plus speacutecifiques doivent impliquer les termes plus geacuteneacuteraux
On a exactement la mecircme difficulteacute dans lrsquoautre occurrence du mecircme exemple en I 2
642b8118 Pour toutes les deux David Balme propose un laquo ἢ raquo entre δίπουν et σχιζόπουν
Donc selon lui il srsquoagirait ici de deux lignes de division distinctes 119
Avec piedssans pied Avec piedssans pied
118 Cf aussi Meacutet Z 14 1039a30-b5 119 D Balme Aristotlersquos De Partibus Animalium I and De Generatione Animalium I (with pages from II 1-3)
Oxford Clarendon Press 1972 p 106-7 Lennox Aristotle Parts of Animal Translation with a Commentary
op cit p 153-154 pense que cette lecture nrsquoa pas de support textuel Il srsquoagirait ici drsquoune version condenseacutee de
lrsquoargument preacutesenteacute en 643b28-644a8 qui vise agrave montrer que lrsquoanimal ne peut pas ecirctre identifieacute par une seule
diffeacuterence (par la forme de ses pieds selon lrsquoexemple) Selon Lennox dans cet argument Aristote ne se soucie
pas de savoir si son exemple est conforme aux regravegles de la division progressive En ce qui concerne le support
textuel de la solution proposeacutee par Balme il faut indiquer qursquoen 643b36 du passage citeacute un ἢ est donneacute dans le
MS entre δίπουν et σχιζόπουν (cf Balme Aristotlersquos De Partibus Animalium I op cit p 107)
agrave deux pieds agrave pieds fendus
152
Reprenant lrsquointerpreacutetation de Balme P Pellegrin affirme qursquoil srsquoagit ici de deux axes de
division selon lesquels sont distingueacutes deux caracteacuteristiques du trait humain drsquoecirctre pourvu de
pieds lrsquohomme est un animal agrave deux pieds et ses pieds sont fendus Or selon Pellegrin le
point crucial de cette division est le suivant on a ici deux axes de division parce qursquoil srsquoagit
de diviser le laquo pourvu de pieds raquo selon deux points de vue diffeacuterents lrsquoune divise ce trait en
fonction du nombre des pieds et lrsquoautre en fonction de leur forme Pellegrin ainsi conclut son
interpreacutetation du passage
Returning to the basic criticism of dicothomy [hellip] he [Aristotle] asserts that these two
characteristics biped and toed cannot be found in the same division if that is correctly
carried out ie carried out in a homogeneous domain From a theoretical point of
view we have here the same problem as that raised by the division of winged animals
into wild and tame Things are less clear here because the two axes of division which
Aristotle distinguishes deal with the same organ ndash the foot That proves that for
Aristotle the homogeneity of the domain in which division is carried out must be very
rigorous to delimit an axis of division it is not enough to limit it to one function or
even to one organ one must also apply division to that organ according to the same
point of view raquo120
Cette interpreacutetation de Pellegrin montre qursquoon a besoin de nuancer davantage la notion de
laquo traits variables et constitutifs drsquoun genos raquo agrave laquelle Lennox recourt pour expliquer la
logique de la comparaison selon le plus et le moins les traits variables engloberaient selon le
cas plusieurs laquo eacutechelles de variation raquo eu eacutegard au point de vue duquel on les compare
logiquement parlant il nrsquoy a aucune impossibiliteacute de comparer les ailes de deux animaux
selon leurs largeurs ou selon leur longueur Il me semble que la rigueur de la division
aristoteacutelicienne fonde la logique mecircme de la comparaison selon le plus ou le moins dans une
telle comparaison il nrsquoy a pas que deux choses que lrsquoon compare mais on les compare en
fonction drsquoun troisiegraveme point crsquoest-agrave-dire selon un point de vue deacutetermineacute
Ces consideacuterations sur la division aristoteacutelicienne permettent de mieux appreacutecier
lrsquoimportance des toutes premiegraveres lignes drsquointroduction de lrsquoHA Ce passage que je cite ici
longuement est marqueacute par la logique des termes ταὐτός ἕτερος et ἐναντίωσις drsquoune part et
γένος εἶδος et διαφορά drsquoautre part Il srsquoagit en fait exactement de la mecircme question dont
Aristote traite principalement dans la Meacutetaphysique I 34 et 8
120 P Pellegrin laquo Aristotle A Zoology without Species raquo dans Aristotle on Nature and Living Things op cit
p 95-115 [p 102-103]
153
Des animaux certains ont toutes leurs parties identiques les unes aux autres et
drsquoautres les ont diffeacuterentes Certaines de ces parties sont identiques par la forme [hellip]
Drsquoautres parties sont identiques mais elles diffegraverent selon lrsquoexcegraves et le deacutefaut ce sont
celles des animaux dont le γένος est identique Jrsquoappelle γένος par exemple lrsquooiseau
le poisson car chacun de ces deux termes se diffeacuterencie selon le γένος car il existe de
nombreuses espegraveces drsquooiseaux et de poissons La plupart des parties des animaux dans
ces groupes tiennent leurs diffeacuterences drsquooppositions drsquoeacutetats comme la couleur ou la
configuration qui les affectent en plus ou en moins Elles diffeacuterent aussi par
lrsquoabondance et la rareteacute par la grandeur et la petitesse et en geacuteneacuteral par lrsquoexcegraves et le
deacutefaut Certains animaux sont doteacutes de chair molle drsquoautres de chair dure certains
ont le bec long drsquoautres le bec court certains sont pourvus de nombreuses plumes
drsquoautres de peu de plumes De plus certaines parties sont le fait de certains animaux
et drsquoautres parties appartiennent agrave drsquoautres Certains ont un ergot drsquoautres nrsquoen ont
pas certains ont une crecircte drsquoautres nrsquoen ont pas En bref la plupart des parties dont
toute la masse du corps est constitueacutee ou bien sont identiques ou bien diffegraverent par des
caractegraveres opposeacutes et par le plus et le moins car on peut consideacuterer le plus et le moins
comme une sorte drsquoexcegraves et de deacutefaut (486a14-b17)121
laquo Drsquoautres parties sont identiques mais elles diffegraverent selon lrsquoexcegraves et le deacutefaut ce sont
celles des animaux dont le genre est identique [Τὰ δὲ ταὐτὰ μέν ἐστιν διαφέρει δὲ καθ
ὑπεροχὴν καὶ ἔλλειψιν ὅσων τὸ γένος ἐστὶ ταὐτόν] raquo Cette phrase vient juste apregraves
lrsquoaffirmation de lrsquoidentiteacute formelle de certaines parties entre certains animaux comme par
exemple lrsquoidentiteacute du nez de cet homme-ci agrave celui drsquoun autre Cette phrase est introduite donc
pour indiquer un autre type drsquoidentiteacute que lrsquoidentiteacute formelle selon cette phrase lrsquoidentiteacute des
parties en question suit lrsquoidentiteacute geacuteneacuterique des animaux dont elles sont parties Il srsquoagit donc
121 Ἔχει δὲ τῶν ζῴων ἔνια μὲν πάντα τὰ μόρια ταὐτὰ ἀλλήλοις ἔνια δ ἕτερα Ταὐτὰ δὲ τὰ μὲν εἴδει τῶν μορίων
ἐστίν hellip Τὰ δὲ ταὐτὰ μέν ἐστιν διαφέρει δὲ καθ ὑπεροχὴν καὶ ἔλλειψιν ὅσων τὸ γένος ἐστὶ ταὐτόν Λέγω δὲ
γένος οἷον ὄρνιθα καὶ ἰχθύν τούτων γὰρ ἑκάτερον ἔχει διαφορὰν κατὰ τὸ γένος καὶ ἔστιν εἴδη λείω ἰχθύων καὶ
ὀρνίθων Διαφέρει δὲ σχεδὸν τὰ πλεῖστα τῶν μορίων ἐν αὑτοῖς παρὰ τὰς τῶν παθημάτων ἐναντιώσεις οἷον
χρώματος καὶ σχήματος τῷ τὰ μὲν μᾶλλον αὐτὰ πεπονθέναι τὰ δ ἧττον ἔτι δὲ λήθει καὶ ὀλιγότητι καὶ μεγέθει
καὶ σμικρότητι καὶ ὅλως ὑπεροχῇ καὶ ἐλλείψει Τὰ μὲν γάρ ἐστι μαλακόσαρκα αὐτῶν τὰ δὲ σκληρόσαρκα καὶ
τὰ μὲν μακρὸν ἔχει τὸ ῥύγχος τὰ δὲ βραχύ καὶ τὰ μὲν πολύπτερα τὰ δ ὀλιγόπτερά ἐστιν Οὐ μὴν ἀλλ ἔνιά γε καὶ
ἐν τούτοις ἕτερα ἑτέροις μόρια ὑπάρχει οἷον τὰ μὲν ἔχει πλῆκτρα τὰ δ οὔ καὶ τὰ μὲν λόφον ἔχει τὰ δ οὐκ ἔχει
Ἀλλ ὡς εἰπεῖν τὰ πλεῖστα καὶ ἐξ ὧν μερῶν ὁ πᾶς ὄγκος συνέστηκεν ἢ ταὐτά ἐστιν ἢ διαφέρει τοῖς τ ἐναντίοις
καὶ καθ ὑπεροχὴν καὶ ἔλλειψιν τὸ γὰρ μᾶλλον καὶ ἧττον ὑπεροχὴν ἄν τις καὶ ἔλλειψιν θείη Traduction de
Bertier leacutegegraverement modifieacuteeacute
154
bien de lrsquoidentiteacute geacuteneacuterique des parties qui diffeacuterent selon le plus ou le moins Ce qui est
inteacuteressant crsquoest de voir que dans un certain sens on est en fait toujours au mecircme niveau de
geacuteneacuteraliteacute dont il est question dans la phrase preacuteceacutedente parce que le fait que le bec de cet
oiseau-ci soit identique selon eidos agrave celui drsquoun autre oiseau nrsquoempecircche pas que lrsquoun soit plus
(ou moins) long que lrsquoautre Mais dans un autre sens dans notre phrase le niveau de
geacuteneacuteraliteacute change par rapport agrave la phrase preacuteceacutedente le niveau qui dans la phrase preacuteceacutedente
deacuteterminait lrsquoidentiteacute eideacutetique est devenu le niveau de lrsquoidentiteacute geacuteneacuterique et du mecircme coup
il est devenu le niveau de la diffeacuterence de plus et de moins En conseacutequence il ne srsquoagit plus
de lrsquoidentiteacute eideacutetique mais bien de la diffeacuterence eideacutetique agrave lrsquointeacuterieur mecircme de lrsquoidentiteacute
geacuteneacuterique ce qursquoon compare maintenant selon le plus et le moins ce sont des eidecirc drsquoun
mecircme genos On a donc ici le mecircme principe qui deacutetermine la possibiliteacute de diffeacuterence
eideacutetique en tant que telle ce nrsquoest qursquoagrave lrsquointeacuterieur du genos que se produisent les diffeacuterences
eidei [διαφέρει] εἴδει δὲ ὧν τὸ αὐτὸ γένος122 et cela agrave tous les niveaux de geacuteneacuteraliteacute Crsquoest
pourquoi les diffeacuterences eideacutetiques entre les animaux (le genos eacutetant identique) se doublent
des diffeacuterences eideacutetiques entre les differentiae (leur genos aussi eacutetant identique) le pigeon
nrsquoest pas le mecircme animal aileacute que lrsquoaigle Dire donc agrave propos de deux animaux qursquoils
diffegraverent relativement agrave un certain trait selon le plus ou le moins est dire en fait qursquoils sont
toujours relativement au mecircme trait plus ou moins le laquo mecircme raquo Chaque sorte drsquoanimal
exemplifie diffeacuterentes articulations des traits communs geacuteneacuteriques selon diffeacuterents degreacutes de
plus et de moins
De tout cela une chose ressort avec certitude quel que soit le niveau de geacuteneacuteraliteacute les
diffeacuterences agrave lrsquointeacuterieur drsquoun mecircme genos se font par la diffeacuterenciation de ce qui est commun
sur un point Le meacutecanisme de diffeacuterenciation drsquoun genos en tant qursquoil est deacutecrit dans le
passage citeacute ci-dessous du Met I 8 est valide tant pour des autres niveaux de geacuteneacuteraliteacute
qursquoau niveau des diffeacuterences selon le plus et le moins
En effet non seulement il faut qursquoil existe le caractegravere commun par exemple que les
deux choses soient des animaux mais aussi que ce caractegravere commun lrsquoanimal lui-
mecircme soit diffeacuterent pour chacune des deux par exemple que lrsquoune soit cheval lrsquoautre
un humain crsquoest pourquoi ce caractegravere commun est par lrsquoespegravece diffeacuterent pour lrsquoune
de ce qursquoil est pour lrsquoautre [hellip] Ainsi donc cette diffeacuterence est neacutecessairement une
alteacuteriteacute du genre car jrsquoappelle diffeacuterence du genre une alteacuteriteacute qui fait que ce genre lui-
mecircme est un autre [hellip] et toute diffeacuterence par lrsquoespegravece est diffeacuterence drsquoune chose en
122 Je suis toujours Pellegrin La classification des animaux op cit p 84
155
un point de sorte que cette chose est la mecircme dans les deux cas et est leur genre
(1058a2-13)
Pour discerner le rapport de ce passage avec le passage drsquointroduction de lrsquoHA il suffit de
continuer agrave lire encore quelques lignes de ce dernier laquo Drsquoautres parties sont identiques mais
elles diffegraverent selon lrsquoexcegraves et le deacutefaut ce sont celles des animaux dont le genre est
identique hellip La plupart des parties des animaux dans ces genres tiennent leurs diffeacuterences
drsquooppositions drsquoeacutetats comme la couleur ou la configuration qui les affectent en plus ou en
moins raquo Certains traits eacutetant ainsi geacuteneacuteriquement le mecircme chez certains animaux ils diffegraverent
du fait que ce mecircme trait affecte davantage certains animaux et moins les autres La longueur
par exemple pourrait ecirctre cette affection qui rend le mecircme (le bec par exemple) diffeacuterent
chez un animal que chez un autre la longueur donc est le point sur lequel le mecircme est
diffeacuterent pour lrsquoun et pour lrsquoautre de ces animaux123
VIII Peut-on vraiment diviser lrsquoanimal politique
Avant de passer agrave lrsquoexamen des analyses de Labarriegravere au sujet du degreacute eacuteleveacute du
caractegravere politique de lrsquohomme lrsquoexamen de lrsquoune des suppositions principales de notre eacutetude 123 Il est certain que les parties des animaux ne sont pas de substances selon Aristote (Met Z 12 1040b5-15)
elles ne peuvent pas ecirctre traiteacutees seacutepareacutement des animaux sinon dans un sens homonyme Donc une eacutetude de
leurs qualiteacutes physiques comme la couleur et la largeur prises seacutepareacutement du corps entier nrsquoa aucun sens pour le
naturaliste De cela il nrsquoy a qursquoun pas agrave lrsquoobjection eacutetudier les pathemata de lrsquoaile ne peut pas ecirctre une ideacutee
aristoteacutelicienne Apregraves tout les pathemata des differentiae des animaux ne sont que des accidents ils sont
exteacuterieurs agrave lrsquoessence de lrsquoanimal Il est vrai que certaines differentiae (et leurs pathemata) sont des accidents des
animaux mais elles le sont kathrsquo hauto Les eacutetudes des modifications qursquoexhibent ces diffeacuterentiae est
indispensable pour le naturaliste dans le mesure ougrave leurs genegraveses etou leurs preacutesences sont laquo en vue de quelque
chose raquo laquo ὀφθαλμὸς μὲν γὰρ ἕνεκά του γλαυκὸς δ οὐχ ἕνεκά του πλὴν ἂν ἴδιον ᾖ τοῦ γένους τοῦτο τὸ πάθος
οὔτε δ ἐπ ἐνίων πρὸς τὸν λόγον συντείνει τὸν τῆς οὐσίας raquo (GA V 1 778a32-35) Donc ce qui est en jeu dans
lrsquoexamen des modifications des parties (ou celles drsquoune autre type de differentia) crsquoest laquo lrsquoeacuteconomie de cette
partie raquo pour le dire comme Buffon Comme le passage du GA le montre ce genre des modifications a rapport
au logos de la substance de lrsquoanimal elles jouent un rocircle dans lrsquoeacuteconomie geacuteneacuterale de lrsquoessence de lrsquoanimal
(voir J G Lennox laquo Kinds Forms of the Kinds and the More and the Less raquo loc cit et J G Lennox laquo Form
Essence and Explanation in Aristotlersquos Biology raquo dans A Companion to Aristotle eacuted Georgios
Anagnostopoulos London Blackwell Publishing 2009 pp 348-67) Cela dit lrsquoexamen des modifications drsquoune
aile ne revient pas agrave eacutetudier lrsquoaile comme une substance seacutepareacutee Il srsquoagit drsquoeacutetudier les diffeacuterences entre les
animaux aileacutes Donc quand je dis laquo la longueur donc est le point en lequel le mecircme est diffeacuterent pour lrsquoun et
pour lrsquoautre de ces animaux raquo ce que je veux deacutesigner par le laquo mecircme raquo crsquoest drsquoabord laquo ecirctre un animal aileacute raquo et agrave
un niveau plus speacutecifique crsquoest laquo oiseau en tant qursquoanimal aileacute raquo
156
semble neacutecessaire Est-ce que la differentia laquo politikos raquo peut vraiment ecirctre lrsquoobjet drsquoune
division aristoteacutelicienne Comme forme de bios etou de praxis le fait drsquolaquo ecirctre politique raquo
appartient agrave des animaux qui sont tellement eacuteloigneacutes les uns des autres qursquoil semble difficile
de les consideacuterer comme les eidecirc drsquoun mecircme genos Bien qursquoAristote parle drsquolaquo ecirctre
politique raquo comme un trait laquo transgeacuteneacuterique raquo la classification aristoteacutelicienne des animaux
permet-elle vraiment de faire une comparaison selon le plus et le moins entre des animaux
aussi eacuteloigneacutes Selon Aristote la comparaison selon le plus et le moins se fait entre les eidecirc
drsquoun mecircme genos Mais les animaux comme la fourmi lrsquoabeille la grue et lrsquohomme
constituent-ils un genos Peut-on les consideacuterer comme les espegraveces drsquoune mecircme classe
naturelle de telle sorte que lrsquoon peut les comparer selon le plus et le moins
Selon Devin Henry 124 (2011) Aristote est reacutealiste au sujet des classes naturelles
(natural kinds) mais pluraliste au sujet de leur classification Aristote est reacutealiste selon Henry
au sens ougrave les classes naturelles sont des groupes drsquoanimaux qui partagent en commun
certaines proprieacuteteacutes objectives et indeacutependamment de lrsquoesprit humain crsquoest-agrave-dire que ces
proprieacuteteacutes ne leur sont pas attribueacutees par une convention quelque conque Crsquoest en vertu de
ces similariteacutes objectives que les membres drsquoune classe naturelle la forment
Il est par ailleurs pluraliste quant agrave classification des classes naturelles Le pluralisme
au sujet de classification prend le domaine des classes naturelles comme un espace
multidimensionnel divisible selon une multipliciteacute drsquoaxes Selon ce type de pluralisme la
complexiteacute multidimensionnelle de la nature ne peut pas ecirctre saisie par une seule
classification universelle Aristote donc est pluraliste au sujet de la diversiteacute naturelle Selon
lui affirme Henry la nature contient une diversiteacute des classes biologiques qui se recouvrent et
se croisent partiellement
[H]e denies that there is only one true set of biological kinds and that a natural
classification will divide those kinds into a single set of exhaustive and
nonoverlapping categories Instead there are many equally legitimate ways of
classifying living things though no single way of classifying them is privileged over
the other (2011 p 199)125
124 D Henry laquo Aristotlersquos Pluralistic Realism raquo The Monist 94 (2) p 197-220 125 Henry (ibid p 199) reconnait la similariteacute entre sa propre approche et celle de Pellegrin Sa diffeacuterence
consiste dit-il en ce que selon Pellegrin Aristote aurait traiteacute la classification des animaux comme un exercice
pragmatique dans laquelle la division des animaux en classes exhibe une plasticiteacute selon les besoins de lrsquoexposeacute
157
Donc selon Aristote il nrsquoy a pas une seule et universelle faccedilon de laquo deacutecouper raquo la nature Il en
existe une multipliciteacute parce qursquoil existe dans la nature une multipliciteacute des classes
naturelles qui se croisent mutuellement
Henry souligne le fait qursquooutre les sept megista genecirc identifieacutees en HA I 6 Aristote
parle de plusieurs groupes unifieacutes partageant un trait commun et contenant des formes qui ne
diffegraverent que selon le plus et le moins Outre le serpent les vivipares les ovipares les
animaux pourvus du poumon ceux pourvus de la branchie les bipegravedes les quadrupegravedes les
animaux sans pied etc Henry recense eacutegalement les animaux politiques 126 mais
contrairement aux autres exemples il ne les analyse pas dans son article
Comme preuve du pluralisme aristoteacutelicien Henry souligne les occurrences de
laquo cross-division raquo entre diffeacuterentes classes drsquoanimaux127 Par exemple la classification des
animaux selon leur mode de reproduction donne quatre classes extensives vivipares
ovipares ceux qui font des larves et ceux qui se produit spontaneacutement Or ces groupes se
constituent par les croisements entre les classes autrement seacutepares y compris quelques unes
des megista genecirc les poissons les oiseaux et les serpents sont groupeacutes comme ovipares
alors que les ceacutetaceacutes sont groupeacutes avec lrsquohomme les eacuteleacutephants et la chauve-souris comme
vivipares Certains insectes se produisent par les larves alors que certains autres se produisent
spontaneacutement128
Un autre exemple de croisement entre les classes naturelles vient de la classification
selon le mode et les parties de la locomotion Le leacutezard et la tortue sont rangeacutes avec les
hommes les eacuteleacutephants et les crabes dans les laquo marcheurs raquo parce qursquoils se deacuteplacent par les
mouvements partiels de leurs corps Les ceacutetaceacutes sont groupeacutes avec les poissons et les
crustaceacutes comme laquo nageurs raquo et les oiseaux la chauve-souris et certains insectes
constituent le groupe de laquo voleurs raquo129
Lrsquoautre preuve selon Henry du reacutealisme pluraliste drsquoAristote vient des fameux
eacutepamphoterecircs Ces animaux constituent les meilleurs exemples de croisements des classes
naturelles et de la permeacuteabiliteacute des frontiegraveres des megista genecirc Certains traits du moineau de
scientifique alors que selon lui Aristote eacutetait un reacutealiste au sujet des classes naturelles crsquoest-agrave-dire qursquoelles
existent indeacutependamment des besoins de la recherche scientifique cette derniegravere les explore 126 Ibid p 201 127 Pour lrsquoensemble de ses analyses et ses exemples du pluralisme drsquoAristote voir Henry (ibid p 200-206) 128 Les reacutefeacuterences de Henry sont GA II 1 732a26-733a1 et HA I 5 et III 1 129 Pour les autres exemples voir Henry (ibid p 202)
158
Libye par exemple srsquoexpliquent mieux si on le classe comme oiseau alors que certains
autres srsquoexpliquent en le rangeant dans la classe des vivipares quadrupegravedes130
Ainsi selon Henry Aristote ne privileacutegie pas les megista genecirc et nrsquoaffirme pas que
leurs frontiegraveres sont infranchissablesinviolables comme si toute autre division ne leur
correspondant pas eacutechouait agrave repeacuterer les vraies classes Au contraire suggegravere Henry Aristote
divise les megista genecirc quand il en a besoin pour des causes explicatives Il srsquoensuit drsquoapregraves
Henry que ces grandes classes nrsquoont en fait aucun privilegravege ontologique sur les autres
classes quoiqursquoelles peuvent ecirctre plus importantes que les autres en tant que concepts
organisationnels
Suivant lrsquointerpreacutetation de Devin Henry je considegravere eacutegalement Aristote comme un
pluraliste et reacutealiste au sujet de la classification des animaux En conseacutequence comme les
exemples de Henry le suggegraverent je considegravere le groupe des animaux politiques comme une
classe naturelle constitueacutee par le croissement entre des classes qui demeureront autrement
seacutepareacutees Jrsquoaccepte donc que le laquo politikos raquo constitue une diaphora qui peut ecirctre diviseacutee
selon les principes de la diairesis aristoteacutelicienne en drsquoautres termes jrsquoadmets qursquoil y a des
espegraveces drsquolaquo ecirctre politique raquo et qursquoil est possible de les comparer entre elles selon le plus et le
moins
IX Diviser le laquo politikon raquo Partie II
Si lrsquoon revient aux analyses de Labarriegravere au sujet du degreacute eacuteleveacute du caractegravere
politique de lrsquohomme il ressort maintenant plus clairement le fait suivant marquer la
diffeacuterence de politiciteacute en termes de plus et de moins par les critegraveres de la phocircne et du logos
drsquoune part et de la phantasia de lrsquoautre part et cela malgreacute les diffeacuterences que lrsquoabeille et
lrsquohomme en tant qursquoanimaux politiques exhibent agrave ces eacutegards crsquoest violer les regravegles drsquoune
bonne division aristoteacutelicienne Car les diffeacuterences entre lrsquoabeille et lrsquohomme nous montrent
que ces differentiae ne sont pas celles qui constituent lrsquoidentiteacute du groupe drsquoanimaux
politiques et qursquoelles nrsquoappartiennent pas communeacutement et universellement aux espegraveces
drsquoanimal politique Autrement dit ces diffeacuterences ne constituent pas des axes de division sur
lesquels pourraient apparaicirctre des diffeacuterences de degreacute entre les animaux politiques elles sont
extrinsegraveques au groupe drsquoanimaux politiques
130 Pour le moineau de Libye voir PA IV 14 697b13-28
159
Une objection persiste En 486b 12-14 dans le passage drsquointroduction citeacute plus haut de
lrsquoHA qui est un exemple de diffeacuterenciation selon le plus et le moins Aristote dit laquo Certains
[animaux] ont un ergot drsquoautres nrsquoen ont pas certains ont une crecircte drsquoautres nrsquoen ont pas raquo
Donc pourrait-on dire la diffeacuterence par la possession et la privation est une modaliteacute de la
comparaison selon le plus et le moins le fait que lrsquoabeille soit priveacutee de la phocircnecirc et de la
phantasia ne nous empecircche non seulement pas de la comparer avec les autres animaux
politiques selon le plus et le moins mais il semble que cette diffeacuterence selon la privation
puisse ecirctre la base mecircme drsquoune telle comparaison
Cependant la comparaison dans ces lignes de lrsquoHA nrsquoest pas faite entre nrsquoimporte quel
animal doteacute de lrsquoergot et de la crecircte et nrsquoimporte quel autre qui en soit priveacute Il srsquoagit ici de
comparer les oiseaux en tant qursquooiseaux Les oiseaux qui sont deacutepourvus drsquoergot sont ceux
qui sont doteacutes drsquoongles recourbeacutes Cette derniegravere differentia est donc une limitation pour
lrsquouniversaliteacute de la premiegravere mais cela agrave lrsquointeacuterieur du groupe drsquooiseaux
Et certains genres drsquooiseaux ont aussi un ergot Mais aucun oiseau pourvu drsquoongles
recourbeacutes ne possegravede en mecircme temps drsquoergot131 (HA II 12 504b7)
Expliquer comme Labarriegravere et Kullmann les diffeacuterences de degreacute entre les animaux
politiques en recourant non pas aux diffeacuterenciations selon le plus ou le moins des traits
partageacutes par ces animaux naturellement en commun mais aux traits qursquoils ne partagent pas et
qui constituent des laquo plus (ou moins) values raquo relativement lrsquoun agrave lrsquoautre contrevient en fait agrave
un principe encore plus fondamental de la logique de la division aristoteacutelicienne Ce problegraveme
est plus visible dans le cas de Kullmann selon cette compreacutehension de la diffeacuterence les
laquo plus-values raquo qui deacutetermineraient la diffeacuterence de plus sont dues aux traits extra-
geacuteneacuteriques qui srsquoajoutent agrave ce caractegravere geacuteneacuterique deacutetermineacute drsquoecirctre animal politique
appartenant agrave son tour de la mecircme maniegravere crsquoest-agrave-dire sans diffeacuterenciation agrave toutes les
espegraveces drsquoanimal politique laquo Ecirctre plus politique raquo pourrait donc se formuler ainsi posseacuteder
le caractegravere geacuteneacuterique drsquoecirctre animal politique (comme tous les autres) plus un trait non
impliqueacute au niveau geacuteneacuterique (et dont par conseacutequent les autres sont priveacutes) 132 Cette
131 Pour lrsquoexplication causale de ce pheacutenomegravene voir PA IV 12 694a12-21 132 Cette approche se voit plus clairement dans le cas de Kullmann parce que selon lui on lrsquoa vu le plus du
caractegravere politique de lrsquohomme se deacutetermine par lrsquoajout du logos agrave un trait biologique commun de la mecircme
faccedilon agrave tous les animaux politique alors que chez Labarriegravere les ajouts se font agrave chaque niveau de lrsquoeacutechelle
drsquoune maniegravere cumulative et srsquoeacuteloignant progressivement de ce qui pourrait ecirctre commun
160
perspective (laquelle ne peut pas ecirctre accepteacutee par le Stagirite pour une raison fondamentale
regardant la nature du rapport entre un genos et ses eidecirc) est bien deacutecrite par Lennox
[According to this picture of kind-form relation] the kind does not consist of features
with range but rather completely determinate features and the features of the forms of
the kind are not determinate realizations of the generic features but features lsquoadded-
onrsquo to the generic features133
Aristote nrsquoaccepterait pas cette laquo image raquo tout simplement parce que selon lui la nature ne
srsquoarticule pas de cette maniegravere Drsquoougrave vient en fait la raison de lrsquoinsistance drsquoAristote sur la
division par les diffeacuterenciations continues et progressives sur un axe de division la derniegravere
diffeacuterence impliquent toutes celles qui preacutecegravedent et crsquoest elle qui est deacutecisive (αὕτη γὰρ μόνη
κυρία PA I 2 642b9) Les eacutetapes de diffeacuterenciation qui preacutecegravedent la derniegravere diffeacuterence ne
sont pas des stratifications existantes de la nature elles ne sont que des eacutetapes analytiques
requises par la meacutethode de la division134 Crsquoest pourquoi la derniegravere diffeacuterence rend superflues
(περίεργα b8) toutes celles qui la preacutecegravedent Si on reprend lrsquoexemple du laquo pourvu de pieds raquo
ce trait nrsquoexiste pas dans la nature indeacutependamment de ses eidecirc mais ses eidecirc ne se forment
pas non plus par le chevauchement reacuteel des differentiae de laquo pourvu de pieds raquo qui se
succegravedent sur la ligne de division si crsquoeacutetait le cas les diffeacuterences serait aussi nombreuses que
les branches de la ligne de la division cela poserait exactement le mecircme problegraveme que
rencontre le dichotomiste agrave cause de sa division accidentelle135 seulement ici ce problegraveme
prend une forme encore plus fantasmagorique puisque si toutes les coupures de la ligne de la
division existaient reacuteellement dans la nature une inflation incroyable dans le nombre actuel
des espegraveces des animaux (portant les mecircmes differentiae plusieurs fois et en mecircme temps sur
eux-mecircmes) serait ineacutevitable Bref selon Aristote laquo pourvu de pieds raquo nrsquoexiste dans la nature
que jusqursquoagrave ce qursquoil soit deacutetermineacute comme laquo deux pieds raquo ou comme une autre forme drsquoecirctre
pourvu de pieds et laquo agrave deux pieds raquo ne srsquoobtient pas par lrsquoajout du laquo agrave deux pieds raquo au
laquo pourvu de pieds raquo Il en va de mecircme entre laquo agrave deux pieds raquo et laquo agrave pieds fendus raquo parce que
laquo le genre nrsquoexiste absolument pas en dehors des formes comme espegraveces du genre raquo (Met Z
12 1038a6)
133 J G Lennox laquo Kinds Forms of Kinds and the More and the Less raquo loc cit p 169 134 Balme (1987 p 73) 135 Met Z 12 1038a16 sq laquo [Dans une division] on cherche toujours agrave continuer ainsi jusqursquoaux termes sans
diffeacuterence Il y aura alors autant de formes de pied que de diffeacuterences et les animaux pourvus de pieds seront
eacutegaux en nombre aux diffeacuterences [hellip] Si on divise au contraire par coiumlncidence par exemple si on divisait
pourvu de pieds en blanc drsquoun cocircteacute noir de lrsquoautre les diffeacuterences seraient aussi nombreuses que les coupures raquo
161
Il en va de mecircme pour la comparaison des espegraveces selon le plus ou le moins comme
lrsquoaile nrsquoexiste dans la nature qursquoen tant que lrsquoaile drsquooiseau ou en tant que lrsquoaile drsquoinsecte
lrsquoaile drsquooiseau nrsquoexiste que dans des deacuteterminations speacutecifiques de sa largeur ou de ses
plumes Il en ressort que les comparaisons entre diffeacuterentes formes de lrsquoaile ne srsquoopegraverent pas agrave
un niveau suppleacutementaire qui srsquoobtiendraient par lrsquoajout des laquo plus-values raquo qui nrsquoexistent pas
drsquoores et deacutejagrave dans les ailes que lrsquoon compare et en tant qursquoelles se trouvent dans la nature Je
pense que lrsquoinexactitude de cette notion de laquo plus value raquo agrave laquelle Labarriegravere et Kullmann
recourent pour rendre compte du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme est
maintenant suffisamment claire si lrsquohomme est plus politique il lrsquoest drsquoores et deacutejagrave dans son
eacutetat naturel crsquoest-agrave-dire il lrsquoest suite aux diffeacuterenciations speacutecifiques des traits qui le rendent
animal politique tout court et qursquoil partage en commun avec les autres animaux politiques par
nature
Il me semble que Kullmann et Labrriegravere recourent agrave une ideacutee de laquo plus-value raquo pour
surmonter deux difficulteacutes que lrsquoon rencontre quand on cherche agrave voir comment pourrait
fonctionner la comparaison de plus et de moins pour la differentia laquo politikon raquo
Drsquoabord il nrsquoest pas facile de srsquoimaginer comment les diffeacuterenciations possibles de
lrsquoun des traits constitutifs du groupe animal politique pourraient produire une diffeacuterence de
degreacute Disons que les traits qui constituent le groupe laquo animal politique raquo et qui deacuteploient une
gamme de diffeacuterenciations sont la possession drsquoune œuvre une et commune la division du
travail le partage drsquoun lieu commun le deacutesir de vivre en ensemble et la preacutesence drsquoun reacutegime
de vie commune (certains avec un chef drsquoautres anarchiques) Il nrsquoest pas facile de voir
comment lrsquoexemplification par un animal de lrsquoun de ces traits agrave un plus haut degreacute pourrait
le rendre plus politique Pour prendre un exemple le fait qursquoun animal ait plus de plumes sur
ses ailes ne le rend pas plus oiseau que les autres ni son aile plus laquo aile raquo ni plus laquo aile
drsquooiseau raquo ni lrsquoanimal lui-mecircme un animal plus aileacute qursquoun autre On compare les differentiae
des animaux en fonction de leur largeur de leur longueur ou de leur nombre etc Mais dans le
cas des animaux politiques crsquoest la classe mecircme de ces animaux dont on essaie de trouver le
plus haut degreacute Au fond la question est quel devrait ecirctre ce eu eacutegard agrave quoi on compare les
caractegraveres politiques des animaux Car on a besoin drsquoun troisiegraveme terme en fonction duquel
seront compareacutees leurs politiciteacutes Ma reacuteponse agrave cette premiegravere difficulteacute est la suivante Ce
problegraveme peut trouver une solution si on visualise la division agrave un niveau supeacuterieur en effet
on compare certains animaux greacutegaires en fonction de leur politiciteacute crsquoest leur politiciteacute que
lrsquoon compare et crsquoest elle qui constitue notre troisiegraveme terme Rappelons qursquoen Pol I 2
162
1253a8 lorsqursquoAristote compare lrsquoabeille avec lrsquohomme il en parle comme un animal
greacutegaire
Drsquoougrave la seconde difficulteacute on compare les animaux en fonction des modifications de
leur pathemata Il nrsquoest pas facile de srsquoimaginer comment un mode de vie pourrait se
diffeacuterencier selon le plus ou le moins sur un tel modegravele qui deacutepend des traits perceptibles Il
semble plus commode de recourir aux capaciteacutes psychologiques pour expliquer les
diffeacuterences de degreacute entre les politiciteacutes des animaux Mais cette approche nous pose des
problegravemes concernant la diairesis aristoteacutelicienne136
X Lrsquoergon de lrsquoanimal politique
Il srsquoagit maintenant drsquoexaminer le deuxiegraveme argument de Labarriegravere Cet argument ne
vise pas tant agrave parvenir agrave une entente du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme qursquoagrave
comprendre lrsquoinfeacuterioriteacute de la politiciteacute des autres animaux Or cette tacircche ne peut se remplir
qursquoen partant de lrsquohumain crsquoest eacutevident
Labarriegravere cherche un sens non-meacutetaphorique drsquoecirctre politique pour les animaux Selon
les approches concurrentes deacutejagrave eacutetudieacutees qui nrsquoacceptent qursquoun sens meacutetaphorique agrave la
politiciteacute des animaux comme la qualiteacute politique ne se deacutefinit proprement que relativement agrave
la polis et comme lrsquohumain est le seul animal qui possegravede la polis les autres animaux dits
laquo politika raquo ne sauraient lrsquoecirctre que dans un sens meacutetaphorique Il ne srsquoagirait donc que drsquoun
transfert de ce nom (laquo animal politique raquo) aux animaux qui ne possegravedent pas de polis Mulgan
et Bodeuumls expliquaient ainsi lrsquousage de ce terme pour les autres animaux dans lrsquoHA et dans la
comparaison que le Stagirite fait dans les Politiques I 2 Labarriegravere afin de reacuteveacuteler un sens
non-meacutetaphorique de lrsquoattribution de ce caractegravere aux autres animaux entreprend drsquoeacutetablir un
sens non-meacutetaphorique de la communauteacute politique pour ces autres animaux si on peut
parvenir agrave trouver chez Aristote un sens litteacuteral de la communauteacute politique pour les autres
animaux cela permet de cerner un sens litteacuteral de leur ecirctre politique Dans ce cas la
diffeacuterence de degreacute entre leur caractegravere politique et celui de lrsquohomme deacutecoule de la diffeacuterence
entre ces deux sens deacutesormais litteacuteraux drsquoecirctre politique
136 Je discute ma solution pour cette difficulteacute dans le dernier chapitre de ce travail Selon ma solution lrsquohomme
est plus politique que les autres animaux parce qursquoil est laquo un animal politique agrave multiple communauteacutes raquo
Jrsquoexplique donc le degreacute supeacuterieur de sa politiciteacute en termes quantitatifs
163
Agrave cette fin au lieu de se servir des traiteacutes biologiques et de leur logique de
comparaison selon le plus ou le moins Labarriegravere fonde son argument sur le Protreacuteptique Le
fragment principal qursquoil utilise pour ses analyses est le suivant137
En effet au sujet des choses pour lesquelles il nrsquoy a qursquoun seul nom (logos) nous ne
disons (legomen) pas laquo plus raquo (mallon) seulement drsquoapregraves la supeacuterioriteacute (kathrsquo
huperochecircn) mais aussi drsquoapregraves lrsquoanteacuterioriteacute et la posteacuterioriteacute (kata to proteron einai
to drsquo husteron) ainsi nous disons (phamen) que la santeacute est un bien (agathon) plus que
(mallon) les choses saines et qursquoune chose choisie par nature pour elle-mecircme est
ltplus un biengt que ce qui la produit cependant nous voyons (horomen) que le nom lt
lsquobienrsquogt est attribueacute aux deux mais pas au sens strict car ltnous parlonsgt de bien au
sujet des choses utiles et de lrsquoexcellence Il faut donc dire (phateon) que lrsquohomme
eacuteveilleacute vit plus que (mallon) lrsquohomme endormi et celui dont lrsquoacircme est en acte ltplus
quegt celui qui ne fait que la posseacuteder car crsquoest agrave cause du premier que nous disons
(phamen) que le second vit parce que le second peut subir ou produire agrave la maniegravere du
premier (B 82-83)138
Selon ce fragment si lrsquohomme eacuteveilleacute vit plus que lrsquohomme dormant ce nrsquoest pas
parce qursquoil existe entre les deux une diffeacuterence de nature au niveau biologique La diffeacuterence
ici est entre le sens plus propre et le sens moins propre de laquo vivre raquo humainement lrsquohomme
eacuteveilleacute son acircme (ou son humaniteacute) eacutetant en acte reacutealise le vivre humain dans un sens plus
strict et plus propre par rapport agrave lrsquohomme dormant et lrsquolaquo humaniteacute raquo de ce dernier ne se
deacutefinit qursquoagrave la mesure du premier lrsquohomme eacuteveilleacute tient une anteacuterioriteacute deacutefinitionnelle par
rapport agrave lrsquohomme dormant Cette perspective paraicirct applicable aux animaux politiques aussi
parce qursquoil srsquoagit des choses pour lesquelles il nrsquoy a qursquoun seul nom Comme la diffeacuterence de
plus et de moins entre lrsquohomme eacuteveilleacute et lrsquohomme dormant nrsquoest pas eacutenonceacutee dans un sens
meacutetaphorique si on parvient agrave montrer un rapport analogue entre lrsquohomme-animal-politique
et les autres animaux politiques on trouvera selon Labarriegravere un sens non-meacutetaphorique
drsquoecirctre politique pour les autres animaux
Plutocirct que drsquoen appeler agrave la distinction entre un sens litteacuteral et meacutetaphorique ne
pourrions-nous plutocirct comprendre que crsquoest au sens souverain propre ou strict que
lrsquohomme est un animal politique car crsquoest lui qui exerce au mieux cette capaciteacute
tandis que les autres animaux politiques ne seraient dit tels que parce que par
137 Les autres fragments qursquoil consulte sont Duumlring B 78 B 80 B 81 84 B 87 B 91 138 La traduction de Labarriegravere Langage vie politique op cit p 113
164
reacutefeacuterence agrave lrsquohomme ils sont aussi capables drsquoexercer certaines de ces capaciteacutes
Ainsi de mecircme que lrsquohomme eacuteveilleacute est plus vivant que lrsquohomme endormi de mecircme
lrsquohomme serait un animal politique plus que les autres animaux politiques (et a fortiori
greacutegaires) car il exerce plus correctement cette qualiteacute crsquoest-agrave-dire plus bellement et
plus exactement Nous devrions donc pouvoir dire que lrsquohomme est lsquodavantagersquo
(malista) un animal politique qursquoil lrsquoest lsquoplus (intenseacutement)rsquo (mallon)139
Dans quel sens selon Labarriegravere lrsquohomme exerce la capaciteacute politique laquo plus bellement et plus
exactement raquo Le sens que Labarriegravere donne agrave cette faccedilon humaine drsquoexercer la capaciteacute
politique nous montrera que recourir au Protreacuteptique pour reacuteveacuteler un sens non-meacutetaphorique
de la diffeacuterence entre la politiciteacute humaine et celle des autres animaux ne peut convenir
En effet dans ce second fil drsquoargument Labarriegravere continue ses analyses en mettant
lrsquoaccent sur cette faccedilon laquo plus belle et plus exacte raquo dont lrsquohomme exerce sa capaciteacute
politique Si lrsquohomme est un animal politique agrave un plus haut degreacute que les autres animaux
politiques ce serait toujours en fonction de sa capaciteacute de langage tout simplement parce que
la possession de cette derniegravere de par son objet (crsquoest-agrave-dire la perception de lrsquoutile et du
nuisible et donc du juste et de lrsquoinjuste) prouve lrsquoexistence pour lrsquohomme drsquoun domaine
ethico-rheacutetorico-politique dont les autres animaux politiques sont deacutepourvus Puisque la vie
collective de lrsquohomme serait marqueacutee deacutejagrave agrave son niveau familial par la preacutesence drsquoun
laquo espace moral raquo constitueacute par le partage des sentiments moraux cet aspect moral qui
explique la diffeacuterence de la famille humaine de celle des autres animaux nous montrerait
eacutegalement que lrsquohomme est plus politique que ces derniers deacutejagrave au niveau familial Crsquoest agrave
partir de cette perspective de diffeacuterence politique que Labarriegravere entreprend de deacuteceler un sens
non-meacutetaphorique de la qualiteacute laquo politique raquo pour les communauteacutes des autres animaux
Agrave cette fin Labarriegravere convoque Politiques III 6 et 9 Dans ces chapitres du troisiegraveme
livre ougrave il distingue les conditions neacutecessaires pour lrsquoexistence drsquoune citeacute des parties propres
et constitutives drsquoune citeacute humaine digne de ce nom Aristote affirme qursquoil ne faut pas
confondre une simple communauteacute de vivre-ensemble avec la citeacute en tant que communauteacute de
bien-vivre Parmi les conditions neacutecessaires et minimales pour qursquoil y ait une citeacute Aristote
cite la communauteacute de lieu les mariages entre les membres de la communauteacute lrsquoexistence
des sacrifices publics et la garantie des eacutechanges et de la justice dans les rapports mutuels Si
la fin de la vie politique humaine nrsquoeacutetait qursquoun vivre-ensemble la satisfaction de ces
conditions suffirait pour accorder le nom de laquo polis raquo agrave la communauteacute qursquoelles rendent
139 Ibid p 114 Je souligne
165
possible Or comme la veacuteritable fin de la citeacute selon Aristote est la vie heureuse la seule
satisfaction des conditions neacutecessaires pour une telle vie ne suffit pas pour lrsquoeacutetablissement
drsquoune communauteacute politique humaine digne de ce nom Pour que la vraie fin de la citeacute puisse
ecirctre atteinte il faut des lois destineacutees agrave creacuteer des citoyens bons et justes en rendant leur ethos
vertueux Crsquoest cette derniegravere condition qui souligne Labarriegravere est indispensable pour
lrsquoexercice laquo correct raquo crsquoest-agrave-dire laquo beau et exact raquo de la capaciteacute politique par lrsquohomme
(2004 pp 125-126) Labarriegravere pense que crsquoest cette distinction entre deux notions de la polis
qui nous permet drsquoentrevoir la diffeacuterence de degreacute entre lrsquohomme et les autres animaux
politiques selon Labarriegravere lorsqursquoil critique les approches qui reacuteduisent la polis aux
conditions neacutecessaires de vivre-ensemble (comme la premiegravere citeacute de Platon et Lycophron)
Aristote citerait et critiquerait en fait une conception de la polis apparemment courante agrave son
eacutepoque laquo laquelle renvoie bien plus au vivre-ensemble qursquoau bien-vivre raquo (p 126) Labarriegravere
fait lrsquohypothegravese que crsquoest parce que les autres animaux savent satisfaire une partie des
conditions mateacuterielles de la polis au sens de vivre-ensemble qursquoAristote aurait pu leur
attribuer un sens non-meacutetaphorique drsquoecirctre politique Leur communauteacute politique
correspondrait agrave une certaine notion populaire de la polis de lrsquoeacutepoque Pour le dire agrave rebours
crsquoest parce que ces animaux savent remplir certaines conditions neacutecessaires et minimales pour
lrsquoexistence drsquoune polis au sens propre qursquoils meacuteritent drsquoecirctre qualifieacutes de politikon dans un sens
litteacuteral ils vivent dans une communauteacute de lieu autour drsquoune œuvre commune et il y a une
division de travail entre eux Donc puisque la capaciteacute politique de ces animaux ne leur
permet drsquoaccomplir qursquoune petite partie des conditions neacutecessaires drsquoune communauteacute
politique au sens propre ils sont moins politiques alors que lrsquohomme parce qursquoil peut
actualiser cette capaciteacute laquo bellement et exactement raquo et laquo plus correctement raquo gracircce agrave lrsquoespace
moral qui lui est propre est encore beaucoup plus (malista selon Labarriegravere) politique
qursquoeux
Or du moment qursquoon ne prend pas en consideacuteration la vraie fin de la citeacute et la vraie
deacutefinition de la citeacute chez Aristote il nrsquoy a bien qursquoune diffeacuterence de degreacute entre
lrsquohomme et les autres animaux En forccedilant un peu les choses il ne serait drsquoailleurs pas
tout-agrave-fait faux de dire que [] pour Aristote les autres animaux restent moins
politiques que les humains car ils ne satisfont pas toutes les conditions neacutecessaires agrave la
vie mateacuterielle drsquoune citeacute pour ne mecircme pas parler de celles qui font drsquoune citeacute une citeacute
digne de ce nom [hellip] Lrsquohomme est un animal politique plus que tout autre animal
166
politique car il lrsquoest davantage du fait qursquoil fait (ou peut faire) correctement passer agrave
lrsquoacte cette puissance140
Crsquoest cette derniegravere phrase qui eacutetablit le lien avec le Protreacuteptique tout comme lrsquohomme
eacuteveilleacute qui est plus vivant que lrsquohomme dormant parce qursquoil reacutealise lrsquoergon de lrsquoacircme (vivre)
plus proprement que ce dernier ou tout comme le savant exerccedilant actuellement sa science
sera plus savant qursquoun autre srsquooccupant drsquoune autre chose que la science141 lrsquohomme serait
plus politique que les autres animaux politiques parce que gracircce agrave sa capaciteacute morale il
reacutealiserait lrsquoergon de la capaciteacute politique (crsquoest-agrave-dire la polis) plus complegravetement crsquoest-agrave-
dire laquo plus bellement et plus exactement raquo qursquoeux
Les analyses de Labarriegravere peuvent ecirctre donc reacutesumeacutees en deux temps
a) la capaciteacute politique trouve sa pleine et sa propre actualisation chez lrsquohumain Crsquoest
pourquoi lrsquoanimal qui est proprement et malista politique crsquoest lrsquohomme et seulement
lui Consideacutereacutes relativement agrave ce dernier les autres animaux politiques ne le sont que
dans un sens laquo deacutefectueux raquo parce qursquoils ne peuvent pas atteindre agrave la reacutealisation
pleine de cette puissance Drsquoougrave il ressort que
b) leurs communauteacutes ne sont politiques que dans un sens laquo deacutefectueux raquo parce que
lrsquoachegravevement drsquoune communauteacute politique au sens propre nrsquoest possible que pour un
animal capable drsquoexercer laquo correctement crsquoest-agrave-dire bellement et exactement raquo la
capaciteacute requise pour lrsquoexistence drsquoune telle communauteacute Crsquoest drsquoailleurs pourquoi
Labarriegravere laisse entendre que les hommes qui se contenteraient de satisfaire les
conditions neacutecessaires de vivre-ensemble sans cibler la communauteacute de bien-vivre
sans donc honorer laquo correctement raquo leur puissance politique seraient des animaux
moins politiques mecircme srsquoils ne cessent pas drsquoecirctre animal politique (2004 p 124)
Apregraves cet exposeacute des analyses de Labarriegravere si on revient au modegravele de la comparaison qursquoil
emprunte au Protreacuteptique on voit que dans le fragment B82 Aristote distingue deux types de
comparaison selon le plus et le moins selon lrsquoexcegraves (kathrsquo huperochecircn) et selon la prioriteacute
logique ou pour mieux dire selon la prioriteacute deacutefinitionnelle Dans la Meacutetaphysique H 2 et
dans certains passages de lrsquoHistoire des animaux et des Parties des Animaux Aristote
emploie lrsquoexpression laquo kathrsquo huperochecircn raquo comme un nom geacuteneacuterique pour diffeacuterentes
modaliteacutes de comparaison selon le plus ou le moins que lrsquoon peut faire entre des aspects
140 Ibid p 124-6 Je souligne 141 Labarriegravere prend cet exemple pour son argument (ibid p 113) et il srsquoagit du fragment B81
167
quantitatifs des choses sensibles142 Mais comme on verra dans un instant Aristote lrsquoutilise
pour designer la supeacuterioriteacute drsquoun individu selon la vertu aussi Le point commun entre ces
usages diffeacuterents semble ecirctre de comparer les contraires qui acceptent un intermeacutediaire entre
eux143 Labarriegravere ne prend pas ce sens du laquo mallon raquo mais il choisit lrsquoautre et il preacutefegravere
accorder une prioriteacute deacutefinitionnelle agrave la politiciteacute humaine par rapport aux autres animaux
Pour voir comment cette prioriteacute deacutefinitionnelle deacuterive de lrsquoexercice laquo correct raquo de la capaciteacute
politique par lrsquohomme il faut lire encore un autre fragment du Protreacuteptique auquel Labarriegravere
fait reacutefeacuterence exactement pour le mecircme but144 Il srsquoagit du fragment B84
Voici alors ce que lrsquoon entend en chaque cas par lsquofaire usagersquo si la capaciteacute ne
concerne qursquoune seule chose faire usage consiste agrave accomplir preacuteciseacutement celle-ci
mais si la capaciteacute concerne une multipliciteacute de choses alors crsquoest accomplir la
meilleure de celles-ci Par exemple pour la flucircte on lrsquoutilise seulement ou surtout
quand on en joue Car crsquoest probablement sur ce modegravele que doivent aussi ecirctre
envisageacutes les autres cas Il faut donc dire aussi qursquoon utilise davantage quelque chose
142 PA I 4 644b7-9 laquo Crsquoest agrave peu pregraves uniquement par la configuration des parties et du corps tout entier en
tant qursquoelle comporte des ressemblances qursquoon deacutetermine les genres [Σχεδὸν δὲ τοῖς σχήμασι τῶν μορίων καὶ
τοῦ σώματος ὅλου ἐὰν ὁμοιότητα ἔχωσιν ὥρισται τὰ γένη] [hellip] Les parties diffegraverent alors non suivants un
rapport drsquoanalogies (ainsi dans lrsquohomme et le poisson le rapport de lrsquoos agrave lrsquoarecircte) mais plutocirct par des simples
caracteacuteristiques corporelles [ἀλλὰ μᾶλλον τοῖς σωματικοῖς πάθεσιν] ndash grandeur petitesse mollesse dureteacute
surface lisse ou rugueuse ou une autre proprieacuteteacute de ce genre ndash en geacuteneacuteral suivant le pus ou le moins raquo Un
passage parallegravele de Met H 2 se lit laquo Drsquoautres [choses] diffegraverent par les affections sensibles [τοῖς τῶν
αἰσθητῶν πάθεσιν] comme dureteacute et mollesse compaciteacute et leacutegegravereteacute seacutecheresse et humiditeacute et certaines
diffegraverent par certaines de ces affections drsquoautres par toutes et en un mot les unes par excegraves les autres par
deacutefaut raquo (1042b21-25) Quelques lignes plus loin la mecircme ideacutee est reprise laquo Il faut donc saisir les genres des
diffeacuterences (car ils seront les principes de lrsquoecirctre) par exemple ceux ltdeacutefinisgt par le plus et le moins le compact
et le leacuteger et les autres choses telles car tout cela est excegraves ou deacutefaut raquo (1042b31-35) Ces deux passages de la
Meacutetaphysique H 2 montrent une affiniteacute manifeste outre le passage du PA avec le passage principal de lrsquoHA I
(486b5-16 ndash citeacute en haut) ougrave Aristote explique ce qursquoil entend de la diffeacuterence par le plus et le moins Il
commence par preacuteciser qursquoil srsquoagit bien des pathecircmata (b5) et eacutenumegravere ensuite une seacuterie des formes diffeacuterentes
que peut prendre ce genre de diffeacuterenciation chez les animaux enfin il finit comme il fait ici dans H 2 par
lsquoreacuteduirersquo la diffeacuterence selon le plus et le moins agrave la diffeacuterence par excegraves et deacutefaut laquo on peut consideacuterer dit-il le
plus et le moins comme une sorte drsquoexcegraves et de deacutefaut raquo (b16) 143 Cf Cat 8 10b26 sq Cependant tous les contraires nrsquoacceptent pas drsquointermeacutediaire comme la vertu et le
vice Pour lrsquoenjeu de ce dernier point dans les contextes biologiques voir Pellegrin laquo Logical diffeacuterence and
biological difference raquo loc cit p 332-3 144 Labarriegravere Langage vie politique op cit p 114
168
quand on lrsquoutilise correctement car la finaliteacute et le mode naturels drsquoune chose
appartiennent agrave celui qui en fait usage de faccedilon belle et exacte145
Ce fragment sert drsquointroduction au fragment suivant (B85) qui commence par la phrase
laquo Maintenant la tacircche unique ou principale de lrsquoacircme est de penser et de reacutefleacutechir [Ἔστι δὴ καὶ
ψυχῆς ἤτοι μόνον ἢ μάλιστα πάντων ἔργον τὸ διανοεῖσθαί τε καὶ λογίζεσθαι] raquo Lrsquoenjeu de
ce dernier fragment est de deacutemontrer que lrsquohomme qui reacutefleacutechit correctement vit laquo plus raquo
parce que crsquoest lui qui accomplit effectivement bellement et exactement lrsquoergon de lrsquoacircme il
en fait un bon usage Ceci dit si le degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme srsquoexplique
par le fait drsquoactualiser correctement la capaciteacute politique cette excellence srsquoexplique agrave son
tour par le rapport entre la qualiteacute de lrsquoexercice de la capaciteacute politique et la polis lrsquoœuvre et
la finaliteacute de cette capaciteacute si crsquoest lrsquohomme qui exerce cette capaciteacute plus correctement
crsquoest que lui seul est capable drsquoaccomplir correctement son œuvre qursquoest la polis Tandis que
les autres animaux politiques ne sauraient atteindre lrsquoaccomplissement correct de cette œuvre
parce qursquoils laquo ne satisfont pas toutes les conditions neacutecessaire agrave la vie mateacuterielle drsquoune citeacute
pour ne mecircme pas parler de celles qui font drsquoune citeacute une citeacute digne de ce nom raquo Donc ils
sont moins politiques parce que la maniegravere dont ils actualisent leurs capaciteacutes politiques ne
reacutepond pas agrave lrsquousage correct de cette capaciteacute lequel est requis pour lrsquoaccomplissement de
lrsquoœuvre drsquoeacutetablir une communauteacute politique au sens propre par rapport agrave lrsquohumain ils
laquo utilisent raquo moins la capaciteacute politique et donc laquo politikon raquo se dit moins proprement pour
eux
Mais une question se pose dans le fragment B84 lrsquoadverbe laquo mallon raquo a-t-il le mecircme
sens que dans le fragment B83 Il me semble que dans le premier cet adverbe a plutocirct le sens
que Labarriegravere exclut de son analyse ici il srsquoagit du sens kathrsquo huperochecircn et il ne srsquoagit
plus de la prioriteacute de lrsquoactiviteacute sur la potentialiteacute Le laquo mallon raquo du fragment B84 nrsquoexprime
plus la diffeacuterence de lrsquohomme eacuteveilleacute par rapport agrave lrsquohomme dormant Dans le fragment B83
il srsquoagit exclusivement de la prioriteacute deacutefinitionnelle de lrsquoactiviteacute sur la potentialiteacute alors que
dans le fragment B84 la supeacuterioriteacute deacutecrite suppose au moins deux usages (to chrecircsthai)
compareacutes et il ne srsquoagit plus drsquoune comparaison entre une activiteacute et une potentialiteacute mais on
145 Traduction de Sophie Van der Meeren Exhortation agrave la philosophie Le dossier grec Aristote Introduction
traduction et commentaire Paris Les Belles Lettres 2011 En grec Οὐκοῦν τό γε χρῆσθαι παντὶ τοῦτ ἐστίν
ὅταν εἰ μὲν ἑνὸς ἡ δύναμίς ἐστιν τοῦτ αὐτὸ πράττῃ τις εἰ δὲ πλειόνων τὸν ἀριθμόν ὃ ἂν τούτων τὸ βέλτιστον
οἷον αὐλοῖς ἤτοι μόνον ὅταν αὐλῇ χρῆταί τις ἢ μάλιστα ἴσως γὰρ ἐπὶ τούτῳ καὶ τὰ τῶν ἄλλων οὐκοῦν καὶ
μᾶλλον χρῆσθαι τὸν ὀρθῶς χρώμενον φατέον τὸ γὰρ ἐφ ὃ καὶ ὡς πέφυκεν ὑπάρχειν τῷ χρωμένῳ καλῶς καὶ
ἀκριβῶς
169
compare au moins deux activiteacutes Les ambiguiumlteacutes du texte en teacutemoignent si on prend le
groupe adverbial ἤτοι μόνονhellipἢ μάλιστα comme portant non pas sur lrsquousage (χρῆταί) mais
sur la flucircte (αὐλῇ)146 on obtient le sens que Duumlring en donne
The exercising of anything then is this if something can be done only in one way ltit
is exercisedgt when one does just that thing if it can be done in more than one way ltit
is exercisedgt when one does it in the best possible way as for instance when
somebody uses a double pipe he either just plays when he uses it or plays
excellently147
Que lrsquoon accepte ou non la traduction de Duumlring il nrsquoen reste pas moins que ce fragment
suppose une comparaison entre diffeacuterentes actualisations drsquoune mecircme potentialiteacute et qursquoil ne
srsquoagit plus de comparer laquo celui qui se contente de posseacuteder une acircme et celui qui met en œuvre
son acircme raquo (B83) Avec ce changement drsquoaccent le laquo domaine raquo de la prioriteacute deacutefinitionnelle
se deacuteplace aussi il srsquoagit deacutesormais de la prioriteacute que deacutetient celui qui accomplit un ergon
selon lrsquoexcellence requise par cet ergon Lrsquousage propre drsquoune flucircte ne se deacutefinit pas selon
nrsquoimporte quel usage que lrsquoon peut en faire mais bien selon son usage excellent Or ce
niveau ougrave lrsquousage vertueux tient la prioriteacute logique dans la deacutefinition de lrsquousage propre drsquoune
chose est eacutegalement le niveau ougrave sont compareacutes diffeacuterents usages en fonction de leurs vertus
Lrsquoenjeu ici est plutocirct la supeacuterioriteacute selon la vertu laquo celui qui produit bien neacutecessairement
aussi produit alors que celui qui produit seulement ne produit pas aussi neacutecessairement bien raquo
(Met Θ 1046b26-28) Crsquoest-agrave-dire que crsquoest parce qursquoil y a cette diffeacuterence drsquoexcellence
entre deux usages que lrsquoon peut accorder une prioriteacute logique agrave celui qui laquo produit bien raquo et
qui deacutepasse selon la vertu tous les autres preacutetendants au mecircme ergon Les usages de ces
derniers se deacutefinissent par reacutefeacuterence agrave lrsquousage vertueux Agrave ce niveau de comparaison donc la
supeacuterioriteacute selon lrsquoexcellence preacutecegravede la prioriteacute deacutefinitionnelle et il en ressort qursquoagrave ce niveau
la comparaison selon la supeacuterioriteacute (kathrsquo huperochecircn) entre en jeu Or crsquoeacutetait le sens que
Labarriegravere cherchait agrave mettre de cocircteacute il ressort maintenant que le privilegravege qursquoil cherche agrave
donner agrave la prioriteacute deacutefinitionnelle preacutesuppose en effet le sens qursquoil cherche agrave eacutecarter
Le problegraveme que posera ce retour de la comparaison kathrsquo huperochecircn dans les
analyses de Labarriegravere est qursquoune telle comparaison entre deux maniegraveres drsquoactualiser une
mecircme puissance ne peut se faire que si lrsquoœuvre relativement agrave laquelle la comparaison sera
effectueacutee est geacuteneacuteriquement identique pour les possesseurs de la puissance en question En ce
146 Voir la note de Van der Meeren Exhortation agrave la philosophie Le dossier grec Aristote op cit p 191 n21 147 I Duumlring Aristotlersquos Protrepticus An Attempt at Reconstruction Goumlteborg 1961
170
qui concerne les animaux politiques si on ne suppose pas une identiteacute geacuteneacuterique entre
lrsquoœuvre politique de lrsquohomme et celle des autres animaux on se demanderait laquo De toute
faccedilon comment et drsquoougrave exactement sait-on que lrsquohomme accomplit la capaciteacute politique plus
bellement et plus correctement que lrsquoabeille raquo Pour rendre compte de ce point il suffit en
effet de rappeler que lrsquoideacutee principale des fragments B83 et B84 du Protreacuteptique trouve son
pendant direct dans lrsquoune des preacutemisses de ce que lrsquoon appelle laquo lrsquoargument sur lrsquoergon de
lrsquohomme raquo lequel se trouve dans lrsquoEN I 7
Nous soutenons que lrsquoergon drsquoun tel individu et de son homologue vertueux est
identique selon le genre [τὸ δ αὐτό φαμεν ἔργον εἶναι τῷ γένει τοῦδε καὶ τοῦδε
σπουδαίου] par exemple au cithariste et au bon cithariste (1098a8-10)
La suite de cette phrase montre que dire que lrsquohomme est plus politique de par lrsquoexercice
correct de la capaciteacute politique nous conduit agrave instaurer un rapport de supeacuterioriteacute entre
lrsquohomme et les autres animaux en fonction de leurs vertus politiques
[hellip] et il en va donc ainsi absolument dans tous les cas la supeacuterioriteacute confeacutereacutee par la
vertu srsquoajoutant agrave lrsquoergon148 car celui du cithariste est de jouer de son instrument
mais srsquoil est bon crsquoest drsquoen bien jouer (a10-12)
Lrsquoideacutee selon laquelle lrsquoexercice beau et exact de la capaciteacute politique rend lrsquohomme plus
politique que les autres animaux sous-entend de poser une œuvre geacuteneacuteriquement identique
pour tous les animaux politiques et ensuite de faire une comparaison entre ces animaux selon
un seul et mecircme critegravere de la vertu politique Lrsquohomme serait donc plus politique parce qursquoil
deacutepasserait les autres animaux selon la vertu politique Or dans ce cas il semble que lrsquoon
fait la comparaison plutocirct entre les animaux et le bon citoyen
La seule alternative agrave ces conclusions aberrantes nrsquoest pas plus reacuteconfortante pour la
position de Labarriegravere La polis digne de ce nom eacutetant lrsquoœuvre de lrsquousage propre de la
capaciteacute politique humaine il me semble qursquoagrave moins que lrsquoon ne dise que les capaciteacutes
politiques des autres animaux preacutetendent elles aussi agrave lrsquoaccomplissement de cette mecircme
148 Il semble qursquoil faut faire une distinction entre deux sens drsquoergon lsquofonctionrsquo et lsquoœuvre lsquo (ou lsquoproduitrsquo) Dans
le premier sens lrsquoergon deacutesignerait le telos que la nature ou lrsquoessence drsquoun individu lui pose Lrsquoergon dans ce
sens constituera la finaliteacute des actions ou des œuvres de lrsquoindividu parce qursquoil servira de critegravere pour la
conformiteacute entre les œuvres de lrsquoindividu (couper par exemple pour un couteau particulier) et sa nature
geacuteneacuterique Lrsquoindividu spoudaios sera donc celui qui produit ses œuvres deacutefinitoires (erga) conformeacutement agrave sa
nature Pour ces deux sens du mot laquo ergon raquo voir H H Joachim Aristotle The Nicomachean Ethics A
Commentary Oxford Clarendon Press 1951 p 48-51
171
œuvre le maximum que lrsquoon puisse faire en matiegravere de comparaison entre le caractegravere
politique de lrsquohomme et celui des autres animaux nrsquoest qursquoune comparaison par analogie ce
qursquoest lrsquoactiviteacute politique agrave lrsquohomme lrsquoactiviteacute zoologique communautaire des autres animaux
le serait agrave eux sans pourtant ecirctre une laquo vraie raquo politiciteacute parce que leur activiteacute nrsquoest pas
destineacutee par nature agrave accomplir cette œuvre politique au sens strict qursquoest la polis Et allant
toujours dans le mecircme sens on sera obligeacute de dire que leur communauteacute nrsquoest laquo politique raquo
que parce qursquoelle est un analogue de la polis humaine Or crsquoeacutetait la position de Mulgan Il
srsquoagit donc drsquoune impasse pour Labarriegravere puisque ou bien il faut dire que les autres animaux
politiques sont vraiment des laquo petits hommes politiques raquo incapables pourtant drsquoaccomplir
lrsquoœuvre de la polis bien que leur capaciteacute politique y preacutetende ou bien il faut retomber dans la
position de Mulgan Or il ne peut faire ni lrsquoun ni lrsquoautre Drsquoune part il ne peut pas accepter de
revenir en arriegravere vers Mulgan parce que son propre projet consiste agrave chercher une alternative
agrave la lecture de ce dernier Et drsquoautre part il ne peut pas dire que les animaux eux aussi sont
en effet (mecircme si potentiellement) destineacutes agrave vivre dans une citeacute Labarriegravere reconnaicirct en fait
que cette derniegravere ideacutee est insoutenable laquo il va donc de soi dit-il en concluant son
argument que qualifier certains animaux de politika ne signifie pas qursquoon ferait comme srsquoils
vivaient dans une polis raquo149 Or on voit maintenant que cela nrsquoest pas aussi clair qursquoil le
preacutetend Agrave moins que lrsquoon ne dise que les communauteacutes dont les autres animaux politiques
sont capables et qui ne satisfont que faiblement laquo les conditions neacutecessaire agrave la vie mateacuterielle
drsquoune citeacute raquo sont tout de mecircme elles-aussi des archai et des pegai de la polis humaine
(EE VII 10 1242b1) je ne vois pas comment lrsquoon pourrait se servir drsquoune perspective
emprunteacutee au Protreacuteptique pour eacutelucider un sens non-meacutetaphorique de la comparaison que le
Stagirite fait entre le caractegravere politique de lrsquohomme et celui des autres animaux En drsquoautres
termes sans supposer une œuvre geacuteneacuteriquement identique pour tous les animaux politiques il
semble que lrsquoon ne peut pas (ou ne doit pas) affirmer que lrsquohomme est mallon ou mecircme
malista politique gracircce agrave son exercice beau et exacte de la capaciteacute politique
XI Lrsquoeacuteternel retour de la meacutetaphore
Il me semble que malgreacute son intention contraire Labarriegravere risque de parler de la
politiciteacute animale en un sens meacutetaphorique On comprend bien ce que Labarriegravere veut dire
lorsqursquoil recourt aux laquo conditions neacutecessaires raquo de la polis humaine pour expliquer la politiciteacute
animale leurs communauteacutes ne satisfont pas les critegraveres pour ecirctre une polis et cela agrave aucun
149 Labarriegravere Langage vie politique op cit p 126
172
niveau Le problegraveme est qursquoon ne le comprend que si on accepte cette proposition laquo Or du
moment qursquoon ne prend pas en consideacuteration la vraie fin de la citeacute chez Aristote il nrsquoy a bien
qursquoune diffeacuterence de degreacute entre lrsquohomme et les autres animauxraquo150 laquo La vraie fin de la citeacute raquo
eacutetant le critegravere agrave satisfaire pour qursquoil y ait une polis digne de ce nom la tacircche dont lrsquohomme
seul est capable est eacutevidemment de bien-vivre
Il faut cependant souligner qursquoil y a une ambiguiumlteacute dans les analyses de Labarriegravere
drsquoune part on lrsquoa vu il soutient que lrsquohomme est plus politique gracircce agrave son exercice de la
capaciteacute politique plus bellement et plus exactement que les autres animaux mais drsquoautre
part comme on le voit maintenant dans la derniegravere phrase citeacutee il semble dire que mecircme si
on met du cocircteacute ses traits propres lrsquohomme est toujours plus politique et deacutejagrave au niveau de la
laquo vie mateacuterielle de la citeacuteraquo Agrave quel niveau lrsquoest-il alors Je le comprends comme suit il me
semble dire que si lrsquohomme est plus politique deacutejagrave au niveau de la vie mateacuterielle il lrsquoest
encore davantage (laquo malista raquo dit Labarriegravere) quant agrave sa vie politique propre crsquoest-agrave-dire
dans la polis en tant que communauteacute la plus convenable au bien-vivre Crsquoest-agrave-dire que
lrsquohomme est encore davantage politique quand il devient un bon citoyen de par son pouvoir
de reacutealiser bellement et exactement la capaciteacute politique et cela drsquoune maniegravere agrave preacutetendre agrave
eacutetablir une communauteacute de bien-vivre Il me semble qursquoil y a dans ce raisonnement une
logique de laquo meacutetaphore par analogie raquo
Aristote eacutelabore sa theacuteorie de meacutetaphore dans la Poeacutetique 21 1457a31-b33151 Selon
la Poeacutetique laquo meacutetaphore est le transport drsquoun mot qui deacutesigne autre chose [μεταφορὰ δέ ἐστιν
ὀνόματος ἀλλοτρίου ἐπιφορὰ] raquo (1457b7) Or lrsquoexemple qui convient le plus agrave notre
discussion preacutesente provient de la Rheacutetorique III 4 1406b29-32152 Crsquoest le passage dans
150 Ibid p 124 151 Le passage complet de la Poeacutetique sur la meacutetaphore selon analogie est en 21 1457b16-33 Lrsquoexemple
classique pour la meacutetaphore par analogie est la coupe est agrave Dionysos ce que le bouclier est agrave Ares Dans la
Poeacutetique la meacutetaphore par analogie est deacutefinie comme suit laquo Par lsquoanalogiersquo jrsquoentends tous les cas ougrave le second
terme est au premier ce que le quatriegraveme est au troisiegraveme on emploiera en effet le quatriegraveme au lieu du second
ou le second au lieu du quatriegraveme et parfois on ajoute aussi le terme qui se rapporte agrave celui qursquoon a remplaceacute
[τὸ δὲ ἀνάλογον λέγω ὅταν ὁμοίως ἔχῃ τὸ δεύτερον πρὸς τὸ πρῶτον καὶ τὸ τέταρτον πρὸς τὸ τρίτον ἐρεῖ γὰρ
ἀντὶ τοῦ δευτέρου τὸ τέταρτον ἢ ἀντὶ τοῦ τετάρτου τὸ δεύτερον καὶ ἐνίοτε προστιθέασιν ἀνθοὗ λέγει πρὸς ὅ
ἐστι] raquo (b16-20) Par la derniegravere phrase Aristote veut dire qursquooutre lrsquoeacutetablissement du rapport analogique entre
les termes si on appelle le bouclier laquo la coupe drsquoAregraves raquo on aussi appelle la coupe laquo le bouclier de Dionysos raquo
cf Rhet III 4 1407a14 sq 152 Aristote fait une longue eacutelaboration sur la meacutetaphore selon analogie en Rhet III 10 1411a1-b21
173
lequel le Stagirite explique dans quel sens lrsquoεἰκών serait une sorte de meacutetaphore (b20) Lrsquoun
des exemples qursquoAristote donne pour lrsquoεἰκών en tant que meacutetaphore est le suivant
Theacuteodamas a compareacute Archidamos lsquoagrave un Euxeacutenos qui ne saurait pas la geacuteometriersquo
Cela peut se faire aussi agrave partir de la proportion Euxeacutenos sera un Archidamos
geacuteomegravetre [καὶ ὡς Θεοδάμας εἴκαζεν Ἀρχίδαμον Εὐξένῳ γεωμετρεῖν οὐκ ἐπισταμένῳ
ἐν τῷ ἀνάλογόν ltἐστινgt ἔσται γὰρ καὶ ὁ Εὔξενος Ἀρχίδαμος γεωμετρικός]
Dans ce passage la logique de lrsquoanalogie constituant la meacutetaphore fonctionne comme suit153
Quand on dit agrave propos drsquoEuxegravenos qursquoil nrsquoest en effet qursquoun Archidamos geacuteomegravetre en
transfeacuterant le nom laquo Archidamos raquo agrave Euxegravenos on parle drsquoune maniegravere meacutetaphorique agrave son
sujet Il en va de mecircme pour lrsquoautre quand on dit que lrsquoArchidamos nrsquoest qursquoun Euxegravenos
ignorant de la geacuteomeacutetrie par le transfert du nom drsquoEuxegravenos agrave Archidamos on en parle drsquoune
maniegravere meacutetaphorique Or comme la proportion de connaissance geacuteomeacutetrique restera
identique et entre les personnes originales et entre leurs pendants meacutetaphoriques il srsquoagit ici
drsquoune meacutetaphore constitueacutee par analogie le type le plus reacuteputeacute des meacutetaphores (1411a1)
Voyons maintenant comment on est censeacute raisonner si on suit la proposition de
Labarriegravere qui consiste agrave suspendre laquo la vraie fin de la citeacute raquo (le critegravere drsquoapregraves lequel se dit
lrsquoexercice beau et exacte de la capaciteacute politique) quand on cherche agrave eacutelaborer la diffeacuterence
de degreacute entre la politiciteacute humaine et la politiciteacute des autres animaux
En suspendant ce qui rend lrsquohumain malista politique on lui soustrait en fait les
conditions qui nous permettent de le qualifier de laquo bon citoyen raquo Ce faisant on obtiendra
drsquoabord un homme qui serait moins politique que lui-mecircme Donc entre ce dernier et
lrsquohomme-bon-citoyen on eacutetablira un rapport semblable agrave celui entre le cithariste et le bon
cithariste La mecircme laquo abstraction raquo aura un effet sur les communauteacutes dont ces deux figures
politiques seront capables une fois qursquoon isole la preacutetention de la polis au bien-vivre au sens
propre on la laquo reacuteduit raquo au niveau de vivre-ensemble et crsquoest le niveau dans lequel la
diffeacuterence entre la politiciteacute humaine et celle des autre animaux ne se dirait plus malista mais
mallon Cette reacuteduction nous donnerait le cadre zoologique tout court dans lequel les animaux
concerneacutes (y compris lrsquohomme) pourraient ecirctre plus ou moins qualifieacutes de laquo politique raquo Crsquoest
en fait le niveau de lrsquoanimal politique tout court dans lequel lrsquohomme serait moins politique
153 Voir la note de E M Cope The Rhetoric of Aristotle with a Commentary Cambridge Cambridge Univesity
Press vol III 1877 p 49 voir aussi la note de J H Freese dans sa traduction pour lrsquoeacutedition Loeb Aristotle
The Art of Rhetoric Harvard University Press 2006 (1926 premiegravere publication) Je trouve lrsquointerpreacutetation de
Freese preacutefeacuterable
174
que lui-mecircme (parce qursquoil ne serait plus le bon citoyen de la citeacute digne de ce nom) mais plus
politique que les autres animaux politiques Si deacutejagrave agrave ce niveau les autres animaux sont
moins politiques que lrsquohomme crsquoest qursquoils ne seront capables de satisfaire que faiblement les
conditions neacutecessaires de vivre-ensemble au sens plein Seul lrsquohomme et sa citeacute (en tant que
communauteacute de vivre ensemble) en sont capables Mais en derniegravere analyse ils se
deacutefiniraient tous par reacutefeacuterence agrave un sens tout court ou non-qualifieacute de lrsquoanimal politique 154
par rapport au bon citoyen ils seront tous ce que le cithariste est par rapport au bon cithariste
Il srsquoensuit donc qursquoil y aurait drsquoune part un sens kyrios de lrsquoanimal politique que seul
lrsquohomme-bon-citoyen incarne au sein drsquoune polis digne de ce nom et drsquoautre part on aurait
lrsquoanimal politique tout court qursquoincarnent plus ou moins selon le cas tous les animaux qui
vivent ensemble avec les autres membres de leur espegravece Or cette diffeacuterence de plus et de
moins se doublerait entre lrsquoanimal politique kyrios et lrsquoanimal politique tout court parce que
selon la perspective du Protreacuteptique ce dernier se comprendrait drsquoapregraves le premier ce qui est
kyrios le serait plus veacuteridiquement que celui qui lrsquoest tout court
Or cette derniegravere diffeacuterence ne se voit que si on accepte les regravegles de lrsquoexpeacuterience de
penseacutee proposeacutee par Labarriegravere crsquoest-agrave-dire si drsquoabord laquo en forccedilant les choses un peu raquo (p
124) on isole un sens kyrios drsquoecirctre animal politique puis mettant ce premier du cocircteacute on
accepte de regarder ce qui reste comme le cadre zoologique immeacutediat de lrsquoanimal politique
Mais comment raisonne-t-on exactement dans la premiegravere eacutetape de cette expeacuterience
lorsqursquoon isole le sens kyrios pour en arriver agrave lrsquoanimal politique tout court Il me semble
que lrsquoon accepte le raisonnement suivant laquo Pourquoi ne pas accepter drsquoappeler lrsquoanimal
politique tout court lsquocitoyen sans vertu politique (ou sans citeacute au sens propre)rsquo et pourquoi
donc ne pas appeler le citoyen lsquoanimal politique tout court plus vertu politique (ou plus polis
au sens propre)rsquo raquo Voilagrave la logique du jeu de laquo plus-value raquo qui nous expliquerait selon
Labarriegravere le plus haut degreacute de la politiciteacute humaine lrsquoanimal politique tout court serait le
citoyen laquo ignorant raquo de la vertu politique (Archidamos par rapport agrave Euxegravenos) et le citoyen
serait animal politique tout court doteacute de la vertu politique (Euxegravenos par rapport agrave
Archimados) Ce jeu consiste agrave transfeacuterer ce qui est propre de lrsquohomme-bon-citoyen (sa polis
et sa vertu politique) agrave lrsquoanimal politique tout court et cela dans le but drsquoattester et drsquoindiquer
lrsquoabsence dans le cas de celui-ci de ce qui est preacutesent chez celui-lagrave On pourrait peut-ecirctre
appeler cela laquo un transfert neacutegatif raquo Crsquoest par le moyen drsquoun tel transfert neacutegatif que
Labarriegravere produit une laquo plus-value raquo chez lrsquohomme Crsquoest en effet le premier pas agrave franchir
154 Cf Top II 11 115b3 sq laquo Si un preacutedicat se dit affecteacute de plus ou de moins drsquoun sujet il lui appartient
absolument parlant [εἴ τι μᾶλλον καὶ ἧττον λέγεται καὶ ἁπλῶς ὑπάρχει] raquo (b3-4)
175
par tous ceux qui chercheront agrave expliquer le caractegravere politique des autres animaux par
meacutetaphore par rapport au bon citoyen non seulement lrsquohomme tout court mais tous les
autres animaux politiques deviennent un Archidamos par rapport agrave Euxegravenos
Ce jeu de laquo plus-value raquo apparaicirct jouable car malgreacute ses intentions au contraire on
raisonne drsquoapregraves une seule image drsquoanimal politique celle de lrsquohomme En prenant notre
modegravele sur lrsquoimage de lrsquohomme ce raisonnement nous permet de preacutesupposer une identiteacute
drsquoergon entre lrsquoanimal politique au sens haplos et lrsquoanimal politique au sens kyrios le bon
citoyen Cela serait correct si lrsquohomme eacutetait le seul animal politique Or lrsquohomme nrsquoest pas le
seul animal politique et les autres sont par nature deacutepourvus non seulement de toute vertu
politique qui rendrait un citoyen bon mais aussi de toute polis Il est impossible de savoir ce
qui est non-meacutetaphorique dans une image drsquoanimal politique constitueacutee par un transfert
neacutegatif des traits constitutifs du bon citoyen aux animaux qui en sont deacutepourvus par nature Si
lrsquoon part drsquoune telle image il est ineacutevitable de penser que lrsquohomme est mallon politique agrave un
niveau zoologique et qursquoil lrsquoest malista par lrsquoaccomplissement orthocircs de ses fonctions
politiques or lrsquohomme est invincible dans ce jeu parce qursquoil est le seul parmi les animaux
qui saurait satisfaire ces regravegles
Cela me ramegravene agrave un autre point crucial Comme Labarriegravere prend son modegravele sur
lrsquohomme il semble qursquoil pense selon un seul ergon unique pour lrsquoanimal politique Lrsquoanimal
qui lrsquoaccomplit plus bellement et plus correctement serait lrsquoanimal le plus politique cet
animal nrsquoest que lrsquohomme Or il ressort maintenant que lrsquoanimal le plus politique ne saurait
ecirctre homme tout court mais lrsquohomme en tant que bon citoyen parce que crsquoest ce dernier qui
possegravede la vertu politique Consideacuterons cette ideacutee sous la lumiegravere de lrsquoargument du dernier
paragraphe du deuxiegraveme chapitre du livre I des Politiques Dans ce paragraphe (I 2 1253a29-
39) Aristote deacutecrit un sceacutenario catastrophe pour lrsquohomme lequel peut ecirctre compareacute agrave
lrsquoapocalypse que Heacutesiode preacutevoit dans Les Travaux et les jours pour les hommes de lrsquoacircge de
fer que nous sommes (174-202) Selon Aristote un tel sceacutenario sera ineacutevitable pour lrsquohomme
srsquoil utilise les hopla dont la nature lrsquoa doueacute et qui lui sont propres selon lrsquoinjustice le
contraire de la vertu politique par excellence Dans ce cas lrsquohomme sera le pire des animaux
laquo car la plus terrible des injustices crsquoest celle qui a des armes [χαλεπωτάτη γὰρ ἀδικία ἔχουσα
ὅπλα]raquo (1253a33) Selon Labarriegravere lrsquoexercice correct beau et exact de la puissance
politique qui rendrait lrsquohomme plus politique devrait donc consister dans lrsquousage correct et
vertueux de ces hopla Or comme Aristote semble lrsquoaffirmer dans la suite de ce passage un
tel usage vertueux des hopla nrsquoest pas agrave la disposition de lrsquohomme par nature mais il est
lrsquoœuvre de la science politique Il srsquoagit drsquoun eacutetat acquis par les lois et par lrsquoeacuteducation et il
176
nrsquoest pas naturel Jrsquoen conclus donc que selon Labarriegravere la qualiteacute drsquoecirctre plus politique de
lrsquohomme nrsquoest pas un fait de nature mais deacutepend de la science politique Il nrsquoest pas plus
politique par nature mais il le devient par lrsquoacquisition de la vertu politique Il ne srsquoagit donc
que drsquoune reacutepeacutetition de la position de Keyt agrave un niveau supeacuterieur selon Keyt on lrsquoa vu
lrsquohomme nrsquoeacutetait pas politique par nature contrairement agrave ce qursquoAristote affirmait agrave plusieurs
reprises mais il le devenait par lrsquoacquisition de la vertu Selon les analyses de Labarriegravere il
en irait de mecircme quant au plus haut degreacute de sa politiciteacute Je pense avoir deacutejagrave suffisamment
expliqueacute pourquoi selon Aristote la nature ne saurait pas proceacuteder de cette maniegravere La
possession drsquoune differentia agrave un plus haut degreacute par un animal ne srsquoexplique que par
reacutefeacuterence agrave ces traits en fonction desquels on dit qursquoil la possegravede tout court Si lrsquoaile drsquoun
oiseau est plus large qursquoun autre cela est ducirc agrave la forme qursquoil possegravede par nature et avant
mecircme que lrsquoon fasse cette comparaison De mecircme donc pour le caractegravere politique de
lrsquohomme il est plus politique gracircce aux mecircmes traits (quoi qursquoils soient) par reacutefeacuterence
auxquels on le qualifie de laquo animal politique raquo
Pour donner une vue globale de notre critique des analyses de Labarriegravere lorsqursquoil
reacutesume les conclusions qursquoil a tireacutees de lrsquoapplication de la perspective du Protreacuteptique agrave la
question de la diffeacuterence politique entre les animaux Labarriegravere dit que si certains animaux
sont moins politiques que lrsquohomme crsquoest qursquoils laquo participent un peu agrave quelque chose qui
relegraveve du bien-vivre car ils ne se contentent pas de paicirctre les uns agrave coteacute des autres et prennent
eacuteventuellement plaisir et inteacuterecirct agrave vivre entre eux raquo 155 Cependant leurs communauteacutes ne
satisfont pas les conditions neacutecessaires et suffisantes pour une participation pleine agrave la
communauteacute la plus convenable au bien-vivre Labarriegravere en conclut laquo participer un peu agrave la
lsquovie politiquersquo ne revient pas agrave nrsquoy pas participer du tout raquo156 Les autres animaux participent
un peu agrave la communauteacute politique donc ils participent un peu au bien-vivre On a vu qursquoune
telle comparaison preacutesuppose une identiteacute geacuteneacuterique de lrsquoergon entre tous les animaux
politiques Or comme lrsquohomme seul est capable drsquoaccomplir pleinement correctement
bellement etc cet ergon commun il serait plus politique que les autres animaux De par son 155 Notons que cette ideacutee suppose que seuls les animaux plus ou moins politiques participent au bien-vivre Dans
le chapitre 5 de ce travail nous argumentons pour le contraire 156 J-L Labarriegravere Langage vie politique p 126-7
177
pouvoir drsquoaccomplir parfaitement cet ergon lrsquohomme participe pleinement au bien-vivre et il
est le seul agrave laquo produire raquo la communauteacute la plus convenable pour une telle participation pleine
au bien-vivre
Malgreacute la neacutecessiteacute de supposer une communauteacute drsquoergon entre les diffeacuterentes espegraveces
drsquoanimal politique Labarriegravere eacuteprouvait on lrsquoa vu le besoin de relever une reacuteticence au sujet
de la laquo polis animale raquo cela souligne Labarriegravere nrsquoexiste pas Dire que les autres animaux
politika participent un peu agrave la communauteacute de bien-vivre ne signifie pas selon lui qursquoils
vivent comme dans une polis Pourtant cela est ineacutevitable
Il semble que son argumentation nous conduit agrave raisonner comme suit Puisqursquoon ne
devrait pas deacutefinir lrsquoergon propre de lrsquoanimal politique sur le modegravele de nrsquoimporte quel
individu politique qui lrsquoaccomplirait de nrsquoimporte quelle faccedilon on doit drsquoabord deacuteterminer
lrsquoanimal qui lrsquoaccomplit comme il faut Ce nrsquoest que lrsquohomme (qua bon citoyen) lrsquoanimal
malista politique Cela dit les autres animaux ne seraient politiques qursquoagrave proportion de leur
plus ou moins grande participation agrave ce qui est accompli pleinement par lrsquohomme agrave savoir la
communauteacute la plus convenable au bien-vivre Lrsquoergon de lrsquoanimal politique en tant que tel
doit donc srsquoidentifier agrave lrsquoergon propre au politikon humain Cependant (lagrave commence la
difficulteacute) srsquoil y a plusieurs espegraveces drsquoindividu qui preacutetendent agrave un plus ou moins grand
accomplissement drsquoun mecircme ergon on ne saurait pas dire que ce dernier est le propre drsquoun
seul entre eux Pourtant on ne peut absolument pas nier le fait que la communauteacute la plus
convenable au bien vivre nrsquoest autre que la polis et la polis est le propre drsquoun seul de ces
animaux politiques qursquoest lrsquohomme parce que lrsquoaccomplissement correct (orthocircs) de cet
ergon ne saurait se deacutefinir que par lrsquousage correct des capaciteacutes propres agrave lrsquohomme son
langage (sa capaciteacute rheacutetorique) sa perception du juste et de lrsquoinjuste (sa capaciteacute morale)
etc Mais (et voilagrave lrsquoimpasse) si on ne peut pas identifier un ergon propre agrave lrsquoanimal politique
en tant que tel et commun agrave tous ceux qui meacuteritent drsquoecirctre qualifieacutes tels on perd tout moyen de
faire une comparaison selon le plus ou le moins en fonction de leurs plus ou moins grands
accomplissements de cet ergon commun (crsquoest ce que suggegraverent les fragments du
Protreacuteptique) Pour le dire plus conciseacutement drsquoune part ayant pris son deacutepart du
Protreacuteptique Labarriegravere a besoin drsquoidentifier un ergon propre pour lrsquoanimal politique tout
court lequel sera commun agrave toutes les espegraveces drsquoanimal politique et nous permettra de les
comparer drsquoautre part il ne consent pas (parce qursquoon ne peut pas) agrave abandonner lrsquoideacutee que
cet ergon nrsquoest en effet propre qursquoagrave lrsquohomme Or si on lrsquoon tient agrave cette derniegravere ideacutee il sera
presque impossible de soutenir la premiegravere laquo Presque raquo impossible car il y aura un prix Il
faudra accepter ou bien drsquoavoir parleacute meacutetaphoriquement du caractegravere politique des autres
178
animaux ou bien que cette qualiteacute se dise avec laquo plus de veacuteriteacute raquo pour lrsquohomme que pour les
autres animaux Or dans ce dernier cas participer un peu agrave ce qui relegraveve du bien-vivre
eacutequivaudrait pour les autres animaux agrave participer litteacuteralement un peu agrave ce qui relegraveve de la
polis humaine Leurs communauteacutes seront un peu polis
Je pense donc que crsquoest parce qursquoil constate cette impasse que Labarriegravere cherche agrave
exprimer une reacuteserve contre lrsquoideacutee tentante drsquoattribuer une polis aux autres animaux Pourtant
il me semble le faire parce que cette conclusion semble ineacutevitable une fois avoir eu recours
au Protreacuteptique et accepteacute de proceacuteder pour comparer diffeacuterentes espegraveces drsquoanimal politique
selon le plus ou le moins avec une sorte drsquolaquo argument sur lrsquoergon propre de lrsquoanimal
politique raquo157
Appendice au Chapitre III
Jean-Louis Labarriegravere exprime une reacuteserve contre lrsquoideacutee drsquoattribuer une polis aux
autres animaux Mais cette conclusion me semble ineacutevitable agrave partir de son interpreacutetation
Crsquoest au moins ce que suggegravere un passage des Topiques qui fait partie drsquoune longue section
(V 5 134a26-135a8) dans laquelle Aristote examine une seacuterie des fautes que lrsquoon peut
commettre en tant que reacutepondant si on neacuteglige quand on eacutenonce un propre de preacuteciser laquo de
quelle faccedilon et de quelles choses on assigne le propre [πῶς καὶ τίνων] raquo (134a26-7) Jacques
Brunschwig note que le premier terme (πῶς) indique le besoin de preacuteciser laquo quel type de
relation entre le propre et son sujet on entend proposer raquo et le deuxiegraveme (τίνων) laquo de quels
propres et de quels sujets on entend parler raquo158 La partie qui nous concerne dans cette section
des Topiques se trouve entre les lignes 134b22 et 135a5 ougrave le type de relation (πῶς) examineacutee
est celle du propre εἴδει et il srsquoagit drsquoanalyser les erreurs de preacutedication par rapport agrave deux
principaux types de sujet le premier est eacutetudieacute en 134b22-25 ougrave lrsquoon a en mecircme temps un
lsquoavant-goucirctrsquo du problegraveme qui concerne le deuxiegraveme type de sujet lequel sera traiteacute dans le
reste du passage
157 Dans un appendice agrave ce chapitre jrsquoexamine par un argument agrave partir des Topiques une autre difficulteacute pour
lrsquointerpreacutetation de Labarriegravere Jrsquoai choisi de le preacutesenter comme un Appendice parce qursquoil srsquoagit drsquoun argument
qui arrive au mecircme reacutesultat 158 Aristote Topiques Tome II Livres V-VIII texte eacutetabli et traduit par Jacques Brunschwig Paris Les Belles
Lettres 2007 p 172 n2
179
Pour commencer par la premiegravere partie
[On commet une faute] si lrsquoon nrsquoa pas deacutetermineacute de faccedilon explicite lsquospeacutecifiquementrsquo
parce qursquoalors le propre sera le cas pour une seule des choses qui tombent sous ce
dont on assigne le propre en effet un propre donneacute au superlatif nrsquoest le cas que pour
une seule des choses par exemple pour le feu lsquoce qursquoil y a de plus leacutegerrsquo [μὴ
διαστείλας δὲ τὸ τῷ εἴδει διότι ἑνὶ μόνῳ ὑπάρξει τῶν ὑπὸ τοῦτο ὄντων οὗ τὸ ἴδιον
τίθησι τὸ γὰρ καθ ὑπερβολὴν ἑνὶ μόνῳ ὑπάρχει καθάπερ τοῦ πυρὸς τὸ κουφότατον]
Selon Brunschwig par ces laquo choses qui tombent sous ce dont on assigne le propre raquo il faut
entendre des masses individuelles plus ou moins leacutegegraveres selon leur volume comme par
exemple des quantiteacutes plus ou moins grandes de feu159 Il srsquoagit donc des individus qui sont
speacutecifiquement identiques Crsquoest le premier type de sujet pour lequel Aristote examine la
maniegravere de preacutediquer un propre Peu importe en fait pour notre propos le statut du sujet car
le problegraveme logique qui marque ce premier cas restera mutatis mutandis le mecircme pour le reste
de cette section qui nous inteacuteressera principalement Cependant dans cette premiegravere partie le
problegraveme est le suivant si ce qui est attribueacute comme un propre est plus vrai pour lrsquoune des
choses (une quantiteacute individuelle de feu) qui acceptent le nom du sujet (feu) et si on neacuteglige
drsquoajouter laquo speacutecifiquement raquo agrave notre eacutenonciation on nrsquoaura dit que le propre de cette chose
pour laquelle la deacutefinition du propre srsquoavegravere ecirctre plus vraie qursquoelle lrsquoest pour les autres qui
sont de mecircme espegravece et qui nrsquoacceptent pas moins le nom et la deacutefinition du sujet il faut dire
le propre au niveau geacuteneacuterale de lrsquoespegravece
La deuxiegraveme partie de cette section traite essentiellement du mecircme problegraveme mais
cette fois Aristote examine le cas ougrave on ne sera pas agrave lrsquoabri de lrsquoerreur mecircme si on ajoute la
preacutecision laquo speacutecifiquement raquo et il srsquoagit des choses speacutecifiquement diffeacuterentes mais
geacuteneacuteriquement identiques
Mais parfois aussi mecircme en ajoutant lsquospeacutecifiquementrsquo on commet une erreur Encore
faudra-t-il en effet qursquoil nrsquoy ait qursquoune seule espegravece des choses dont on parle
lorsqursquoon ajoute lsquospeacutecifiquementrsquo or crsquoest ce qui dans certains cas nrsquoarrive pas
comme preacuteciseacutement dans le cas du feu Il nrsquoy a pas en effet une seule espegravece de feu
speacutecifiquement autres sont la braise la flamme et la lumiegravere bien que chacune drsquoelles
soit du feu La raison pour laquelle il ne faut pas lorsque lrsquoon ajoute lsquospeacutecifiquementrsquo
qursquoil y ait plus drsquoune espegravece de ce dont on parle crsquoest qursquoalors le propre mentionneacute
159 Ibid p 176 n 2
180
sera plus le cas pour certaines espegraveces et moins pour drsquoautres comme dans le cas du
feu lsquocomposeacute des particules les plus finesrsquo car la lumiegravere a des particules plus fines
que la braise et que la flamme Or crsquoest ce qui ne doit pas arriver160 (b25-34)
Le problegraveme est le suivant quand on deacutesigne plusieurs choses avec un seul nom srsquoil srsquoagit
des choses speacutecifiquement diffeacuterentes mais geacuteneacuteriquement identiques crsquoest en fonction de
leur identiteacute geacuteneacuterique qursquoelles accepteront le nom en question Dans ce cas lagrave si ce qui est
attribueacute comme un propre au genos srsquoavegravere ecirctre plus vrai pour lrsquoune de ses espegraveces alors
bien que le logos du genos auquel le propre est preacutediqueacute soit vrai agrave un degreacute eacutegal pour toutes
les espegraveces qui acceptent son nom le logos du propre ne sera pas vrai au mecircme degreacute pour
toutes mais il le sera agrave un plus haut degreacute pour une seule entre elles et agrave un moindre degreacute
pour les autres Il y aura une discordance entre le sujet et le preacutedicat lrsquoeacutechelle de la validiteacute
du propre ne sera pas refleacuteteacutee par celle de son sujet Cela correspondra agrave la situation deacutecrite
dans la premiegravere partie de cette section (134b22-25) reacutepeacuteteacutee cette fois agrave un niveau
taxonomique supeacuterieur La seule issue de ce problegraveme est de reconnaicirctre diffeacuterents degreacutes de
veacuteriteacute pour le nom (du genos) lorsqursquoon lrsquoapplique aux sujets diffeacuterents qui acceptent le
propre agrave des degreacutes diffeacuterents Tout simplement parce que srsquoil se trouve qursquoelles acceptent le
propre agrave des degreacutes diffeacuterents cela devrait ecirctre pour chacune ducirc aux degreacutes diffeacuterents par
lesquels le nom leur appartient il faut que plus le propre soit vrai plus le nom le soit et
inversement Crsquoest-agrave-dire qursquoil faudra ajuster les degreacutes de veacuteriteacute que tient la deacutefinition du
genos pour les diffeacuterentes espegraveces aux degreacutes par lesquels ces derniegraveres acceptent la
deacutefinition du propre Dans ce cas le nom (par exemple laquo feu raquo) sera plus vrai pour certains
sujets qui lrsquoacceptent alors qursquoil le sera agrave un moindre degreacute pour certains autres mais pour un
seul uniquement au plus haut degreacute La lumiegravere sera donc laquo plus feu raquo que la flamme et la
flamme sera laquo plus feu raquo que la braise etc Crsquoest ce qursquoaffirme Aristote dans la suite de notre
passage
Or crsquoest ce qui ne doit pas arriver agrave moins que le nom lui aussi ne se preacutedique
davantage de ce dont la formule est davantage vraie sinon le nom ne sera pas
davantage le cas pour ce pour quoi la formule est davantage le cas [τοῦτο δ οὐ δεῖ
160 ἐνίοτε δὲ καὶ τὸ τῷ εἴδει προσθεὶς διήμαρτεν δεήσει γὰρ ἓν εἶδος εἶναι τῶν λεχθέντων ὅταν τὸ τῷ εἴδει
προστεθῇ τοῦτο δ ἐπ ἐνίων οὐ συμπίπτει καθάπερ οὐδ ἐπὶ τοῦ πυρός οὐ γὰρ ἔστιν ἓν εἶδος τοῦ πυρός ἕτερον
γάρ ἐστι τῷ εἴδει ἄνθραξ καὶ φλὸξ καὶ φῶς ἕκαστον αὐτῶν πῦρ ὄν διὰ τοῦτο δ οὐ δεῖ ὅταν τὸ τῷ εἴδει
προστεθῇ ἕτερον εἶναι εἶδος τοῦ λεχθέντος ὅτι τοῖς μὲν μᾶλλον τοῖς δ ἧττον ὑπάρξει τὸ λεχθὲν ἴδιον καθάπερ
ἐπὶ τοῦ πυρὸς τὸ λεπτομερέστατον λεπτομερέστερον γάρ ἐστι τὸ φῶς τοῦ ἄνθρακος καὶ τῆς φλογός τοῦτο δ οὐ
δεῖ γίνεσθαι
181
γίνεσθαι ὅταν μὴ καὶ τὸ ὄνομα μᾶλλον κατηγορῆται καθ οὗ ὁ λόγος μᾶλλον
ἀληθεύεται εἰ δὲ μή οὐκ ἔσται καθ οὗ ὁ λόγος μᾶλλον καὶ τοὔνομα μᾶλλον]
(134b34-135a1)
La lumiegravere eacutetant donc davantage feu elle possegravede le propre en question plus veacuteridiquement
que les autres laquo feus raquo Le propre se dirait de ces derniers agrave proportion de leurs participations
agrave la deacutefinition de feu
Revenons au cas de lrsquoanimal politique si avec Labarriegravere on dit que lrsquohomme est
malista politique parce qursquoil accomplit et possegravede malista lrsquoergon propre de lrsquoanimal
politique (lequel eacutetant laquo la communauteacute la plus convenable au bien-vivre raquo) le seul moyen
drsquoeacuteviter les difficulteacutes qursquoAristote indique ci-dessus dans les Topiques est comme le Stagirite
le montre drsquoaccepter que ce nom laquo animal politique raquo se preacutedique davantage agrave lrsquohomme Il
faudra donc dire non que lrsquohomme est un animal plus politique que les autres mais qursquoil est
plus animal politique que les autres
Ce dernier point peut sembler ecirctre en faveur des arguments de ceux qui nient une
diffeacuterence de degreacute entre lrsquohomme et les autres animaux politiques et affirment agrave la place
une diffeacuterence de nature entre eux Cependant un tel argument tireacute des Topiques ne donnera
pas la conclusion chercheacutee parce que les Topiques ne justifient pas un sens uniquement
meacutetaphorique drsquoecirctre politique pour les autres animaux bien qursquoelles soutiennent une
diffeacuterence de nature entre lrsquohomme et les autres animaux politiques En fait un argument tireacute
des Topiques supposerait une diffeacuterence de degreacute entre les participations des diffeacuterents
animaux dans la deacutefinition drsquoanimal politique Crsquoest-agrave-dire que les Topiques ne justifieraient
qursquoune diffeacuterence de degreacute entre les sens litteacuteraux drsquoecirctre politique Crsquoest exactement ce que
Labarriegravere fait bien qursquoil ne recoure pas agrave ces passages des Topiques
Cependant les passages des Topiques indiquent une difficulteacute agrave lrsquoideacutee drsquoexpliquer la
diffeacuterence de degreacute entre les animaux politiques par la diffeacuterence de degreacute entre leurs
participations dans la deacutefinition drsquolaquo animal politique raquo Si les diffeacuterences entre les
participations agrave la nature drsquoanimal politique indiquent comme supposent les Topiques une
diffeacuterence entre les participations agrave lrsquoergon propre de lrsquoanimal politique - agrave la laquo communauteacute
la plus convenable au bien-vivre raquo par exemple - dans ce cas on est obligeacute drsquoaccepter que les
communauteacutes des animaux politiques autres que lrsquohomme participent plus ou moins agrave la
deacutefinition de la communauteacute qui est malista propre agrave lrsquohomme Si donc on suit le
raisonnement que Labarriegravere nous propose nous sommes eacutegalement obligeacutes drsquoaffirmer que
les communauteacutes des autres animaux sont vraiment un peu polis
182
Si on nrsquoeacutetablit pas un tel accord entre les degreacutes de veacuteriteacute du propre et du nom il y
aurait une identiteacute de facto entre le propre du sujet haplos et le propre de ce qui le possegravede au
sens malista parce que ce dernier serait le seul sujet dans lequel se correspond le propre et son
sujet tout court Crsquoest ce qursquoAristote affirme dans la derniegravere partie de notre passage
Outre cela il srsquoensuivra qursquoil y aura identiteacute entre le propre du sujet pris purement et
simplement et celui de ce qui est davantage tel au sein du sujet pris purement et
simplement comme il en va de lsquocomposeacute des particules les plus finesrsquo dans le cas du
feu en effet ce mecircme terme sera aussi un propre de la lumiegravere puisque la lumiegravere est
composeacutee des particules les plus fines [ἔτι δὲ πρὸς τούτοις ταὐτὸν εἶναι συμβήσεται τὸ
ἴδιον τοῦ τε ἁπλῶς καὶ τοῦ μάλιστα ὄντος ἐν τῷ ἁπλῶς τοιούτῳ καθάπερ ἐπὶ τοῦ
πυρὸς ἔχει τὸ λεπτομερέστατον καὶ γὰρ τοῦ φωτὸς ἔσται ταὐτὸ τοῦτο ἴδιον
λεπτομερέστατον γάρ ἐστι τὸ φῶς] (a1-5)
Ce passage indique en effet qursquoil nrsquoexiste pas une sortie des difficulteacutes que rencontrent les
analyses de Labarriegravere Selon ce passage lorsque lrsquoon assigne un ergon commun et propre agrave
tous les animaux politiques tout en refusant drsquoaccepter que cela revient agrave dire que les
animaux autres que lrsquohomme accomplissent eux aussi un peu de ce qui relegraveve de la polis
humaine on aura dit en fait que cet ergon nrsquoest que celui de qui pourrait lrsquoaccomplir malista
agrave moins que lrsquoon nrsquoeacutetablisse une correspondance veacuteridique entre leur nom (laquo animal
politique raquo) et lrsquoergon propre assigneacute agrave ce nom lrsquoanimal politique au sens haplos ne sera autre
que lrsquohomme et le bon citoyen sera malista animal politique de par sa puissance de preacutetendre
correctement agrave cet ergon Cependant on lrsquoa vu dans ce cas lagrave on risque de parler
meacutetaphoriquement de la politiciteacute animale
En tout eacutetat de cause il srsquoagit drsquoune vraie impasse pour Labarriegravere
183
CHAPITRE IV
Moraliser lrsquoanimal politique
I Introduction
Nous avons examineacute diffeacuterentes interpreacutetations de lrsquoaffirmation aristoteacutelicienne selon
laquelle lrsquohomme est un animal plus politique que les autres animaux greacutegaires-politiques
Malgreacute leur diffeacuterences toutes ces interpreacutetations srsquoaccordent sur un point elles expliquent
toutes lrsquoadverbe laquo mallon raquo non pas comme la diffeacuterentiation drsquoun trait partageacute communeacutement
par tous les animaux politiques mais comme la possession par lrsquohomme drsquoun trait de plus
dont les autres animaux sont naturellement deacutepourvus si laquo animal politique raquo se caracteacuterise
par X lrsquohomme est plus politique parce qursquoil est X+a Ainsi selon certains interpregravetes le plus
haut degreacute de la politiciteacute humaine srsquoexplique par la possession exclusive de la polis par
lrsquohomme selon les autres il srsquoexplique par la possession de la raison et de ses concepts
moraux concomitants qui mettent lrsquohomme agrave la recherche drsquoune communauteacute dont les autres
animaux sont priveacutes et selon encore une autre interpreacutetation la capaciteacute eacutethico-rheacutetorique de
lrsquohomme lui permettant drsquoouvrir une espace eacutethico-politique dont les autres animaux sont
priveacutes le rend capable drsquoaccomplir pleinement lrsquoœuvre politique par excellence agrave savoir la
communauteacute la plus convenable au bien-vivre au sens propre la polis Au fond toutes ces
interpreacutetations srsquoaccordent agrave dire que lrsquohomme est plus politique parce qursquoil est le seul animal
agrave posseacuteder la polis la laquo plus-value raquo (quoi qursquoelle soit) est finaliseacutee vers la polis et elle
srsquoincarne dans la polis Crsquoest parce que la vie politique de lrsquohomme exhibe cette particulariteacute
drsquoecirctre ainsi finaliseacutee qursquoil serait plus politique que les autres animaux
Ces interpreacutetations supposent donc un certain rapport causal entre la raison les
sentiments moraux et le langage drsquoune part et la possession de la polis de lrsquoautre part Elles
attribuent une fonction causale agrave la laquo plus-value raquo humaine dans la diffeacuterenciation de
lrsquohomme par rapport aux autres animaux politiques Selon ces interpreacutetations la fonction
causale de la laquo plus-value raquo humaine fonctionne ainsi seul lrsquohomme cherche naturellement la
polis parce que lui seul possegravede naturellement la raison les sentiments moraux et une
capaciteacute rheacutetorique donc il est plus politique Ses traits propres agrave lui conduiraient ou
pousseraient lrsquohomme naturellement agrave fonder des poleis la lsquodynamiquersquo interne de ses traits
consisterait en une inclination naturelle vers la polis parce que lrsquolaquo espace raquo dans laquelle ces
traits trouvent leur pleine reacutealisation ne saurait ecirctre autre chose que la polis Lrsquoexercice plein
des capaciteacutes propres agrave lui eacutetant le telos mecircme de lrsquohomme il chercherait agrave reacutealiser sa propre
184
humaniteacute et crsquoest pourquoi il tendrait naturellement vers la communauteacute qui lui permet
drsquoatteindre cette fin Or lrsquohomme est le seul animal qui peut preacutetendre agrave une telle
communauteacute parce qursquoil est le seul animal qui en dispose des moyens et des capaciteacutes de la
fonder Lrsquohomme chercherait la polis parce qursquoil est le seul animal qui peut la chercher
comme son telos Lrsquohomme est aussi le seul agrave la trouver les autres animaux ne le peuvent pas
parce qursquoils sont agrave la fois priveacutes de la notion du telos en question et des moyens de
lrsquoatteindre donc ils sont moins politiques Bref selon ce type drsquointerpreacutetation drsquoune part le
plein exercice de ses traits propres est le telos de lrsquohomme et crsquoest pourquoi il cherche la
polis et drsquoautre part lrsquoexercice de ces capaciteacutes est la condition mecircme de lrsquoexistence de la
polis elle-mecircme Lrsquoanimal qui tombe hors de cette eacutequation serait moins politique que
lrsquohomme
Malgreacute la circulariteacute eacutevidente qui les caracteacuterise ces explications ne paraicircssent
certainement pas inacceptables pour nos oreilles aristoteacuteliciennes selon Aristote les animaux
et les esclaves eacutetant deacutepourvus de la proairesis sont eacutegalement priveacutes de la polis Donc on
ne srsquoattendrait pas qursquoun animal priveacute de la raison de sentiments moraux et de langage puisse
fonder et posseacuteder une polis En plus comme on le verra dans la suite ce type drsquoexplication
nrsquoest vraiment pas eacutetranger agrave lrsquohorizon intellectuel de lrsquoeacutepoque drsquoAristote lui-mecircme Cela dit
on est precircte agrave accepter comme une explication pour le degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de
lrsquohomme la connaturaliteacute entre les laquo plus-values raquo humaines et la polis comme leur telos
naturel
Cependant on ne peut pas srsquoempecirccher de se poser les questions suivantes pourquoi
vraiment lrsquohomme chercherait-il agrave se compliquer la vie Apregraves tout les traits en question sont
tous en œuvre et en exercice aussi au niveau de la famille lrsquohomme ne sent pas la justice
moins dans la famille que dans drsquoautres sphegraveres sociales1 Pourquoi lrsquohomme chercherait-il
donc sortir de la sphegravere familiale et pourquoi se compliquerait-il la vie plus qursquoil nrsquoest
neacutecessaire Est-ce justement parce qursquoil est capable de converser au sujet des questions
morales avec ses enfants ou avec ses voisins qursquoil est ineacutevitablement obligeacute drsquoaller jusqursquoagrave
fonder des Eacutetats Est-ce que lrsquohomme fonde des poleis simplement parce qursquoil est capable de
le faire Est-ce que lrsquohomme est plus politique pour cette simple raison qursquoil peut lrsquoecirctre
1 Cf EE VII 10 1242a26 il y aura une sorte de justice dans la famille mecircme sans la polis et 1241a40 les
commencements et les sources de la justice dans la polis se trouve dans la famille
185
Lrsquohomme est-il un animal politique qui veut ecirctre plus politique 2 Est-ce que sa capaciteacute de
fonder une polis peut expliquer agrave elle seule la raison pour laquelle il la fonde Bref comment
la correspondance entre ses capaciteacutes de fonder une polis et sa possession de la polis
explique-t-elle exactement la neacutecessiteacute entre ces deux
II Critique du privilegravege politique du langage
William Sclater un clergeacute de lrsquoAngleterre du deacutebut du dix-septiegraveme siegravecle dans
son A Sermon Preached at the general Assise holden for the County of Sommerset at Taunton
un plaidoyer datant de 1616 pour la naturaliteacute de la socieacuteteacute et du gouvernement et pour la
diviniteacute de lrsquoautoriteacute du Roi reproche agrave Ciceacuteron drsquoavoir accordeacute le privilegravege et la primauteacute
qursquoil accorde au rheacuteteur dans la naissance de la communauteacute politique
Let it be true that Tully had in commendation of his Oratory that it first drew into
civil communion the dispersed and brutish companies of men yield that others have
that fiction of divine visions procured authority to laws let these be means some
principle there must be acknowledged in manrsquo s nature fit to acknowledge equity of
such constitutions Aristotle said there is in every man horme an affectuous and no
less than impetuous inclination to such society And if any be unfitted for that state he
is therion a bruit if any need it not he is theos God
En lrsquoAngleterre du tout deacutebut du dix-septiegraveme siegravecle juste avant les anneacutees tumultueuses de
la guerre civile lrsquoideacutee de la naturaliteacute de la socieacuteteacute humaine et du gouvernement eacutetait un point
drsquoaccord mecircme entre les adversaires Le deacutebat portait plutocirct sur lrsquoorigine de lrsquoautoriteacute
politique eacutetait-elle une prescription de lrsquoauteur de la nature le Dieu ou elle reacutesidait-elle dans
la communauteacute du peuple 3 Il nrsquoy a donc rien de surprenant agrave voir qursquoun royaliste comme
Sclater srsquoindigne de penser la communauteacute politique comme le produit de lrsquoart de rheacutetorique
Abstraction faite du contexte historique et culturel dans lequel eacutecrivait Sclater la critique
qursquoil adresse agrave Ciceacuteron nous permet drsquoentrevoir qursquoil y a dans la position de ce dernier
quelque chose qui ne va pas de soi comme il est preacutetendu La critique de Sclater met en
question un preacutesupposeacute fondamental inheacuterent agrave lrsquoattribution drsquoun rocircle causal (cause motrice ) 2 Ma reacuteponse agrave cette question est celle de Michel Narcy laquo Le contrat social drsquoun mythe moderne agrave lrsquoancienne
sophistique raquo Philosophie 28 1990 p 32-56 laquo Chez Aristote comme chez Platon agrave aucun moment de son
histoire lrsquohomme nrsquoa agrave vouloir ecirctre social il lrsquoest initialement sans avoir jamais agrave le devenir raquo [p 51] 3 Pour les deacutebats theacuteoriques et ideacuteologiques qui ont lieu en lrsquoAngleterre avant lrsquoanneacutee 1640 voir Johann P
Sommerville Politics and Ideology in England 1603-1640 London Longman 1986
186
agrave la capaciteacute langagiegravere et rheacutetorique de lrsquohomme dans la fondation originelle de la
communauteacute politique Dans le passage citeacute ci-dessus lrsquoideacutee que Sclater deacuteveloppe
briegravevement consiste agrave affirmer que si les hommes nrsquoeacutetaient pas naturellement destineacutes agrave vivre
en communauteacute et srsquoils nrsquoavaient pas naturellement besoin de vivre dans une telle
communauteacute aucun moyen rheacutetorique ne parviendrait agrave les convaincre ni agrave les inciter agrave eacutetablir
un Eacutetat Selon lui lrsquoanimal politique a une primauteacute sur la fonction politique du logos Dans
son explication de lrsquoexistence de lrsquoEacutetat il privileacutegie la nature politique de lrsquohomme sur le
logos Je pense que cette explication teacutemoigne drsquoune bonne compreacutehension de la position
drsquoAristote sur ces mecircmes questions
La situation deacutecrite par Sclater suppose que les hommes auxquels srsquoadresse le rheacuteteur-
politique le comprennent 4 La force de la critique de Sclater vient de ce qursquoelle reacutevegravele
lrsquoimpuissance de la rheacutetorique agrave convaincre les hommes agrave se mettre en socieacuteteacute alors mecircme
qursquoelle se fait comprendre Mais qursquoest-ce que ces hommes comprennent exactement On
peut imaginer que les grands titres du grand discours du rheacuteteur porteraient sur les avantages
de vivre en socieacuteteacute sur le bien et sur le mal et donc sur la justice et sur lrsquoinjustice
Cependant selon Sclater le problegraveme ne relegraveve pas du contenu des discours du rheacuteteur il est
ailleurs si lrsquoauditoire nrsquoeacutetait pas politique par nature il ne reconnaitrait pas ce qursquoil y a de
bon dans cet appel agrave se mettre en socieacuteteacute Ces hommes ne verraient pas la neacutecessiteacute et
lrsquolaquo eacutequiteacute raquo drsquoaccepter de se soumettre agrave un gouvernement Lrsquoauditoire (apolitique) du rheacuteteur
arriverait bien agrave un jugement sur le contenu de son discours Or bien qursquoil comprenne ce dont
le rheacuteteur parle ce que ce dernier preacutesente comme un bien ne constituerait pas un bien agrave
poursuivre aux yeux de lrsquoauditoire Ces hommes comprendraient la litteacuteraliteacute de lrsquoargument
du rheacuteteur mais ils ne comprendront pas son laquo moral raquo Sclater conccediloit ce sceacutenario pour dire
lrsquohomme-animal-politique le comprendrait Lrsquohomme eacutetant un animal naturellement destineacute
agrave vivre dans une communauteacute verrait et appreacutecierait ce qui est bien pour lui dans une
constitution Lrsquoart politique et lrsquoart rheacutetorique suivent lrsquohomme-animal-politique et ses
problegravemes mais ils ne les inventent pas
Cette interpreacutetation suppose aussi que lrsquoauditoire de notre rheacuteteur soit bien des
hommes capables de raisonner et elle nrsquoexclut pas la possibiliteacute qursquoils possegravedent eacutegalement
les sentiments moraux et particuliegraverement celui de la justice apregraves tout dans une perspective
aristoteacutelicienne il nrsquoexiste aucun rapport de neacutecessiteacute entre le fait drsquoecirctre un animal politique et 4 Sans cette supposition la force de lrsquoargument de Sclater se deacutemunirait parce qursquoil nrsquoy a rien drsquoinattendu agrave ce
qursquoune troupe de becirctes ne comprenne un homme parlant cela ne constituerait mecircme pas un point de deacutepart pour
un argument
187
la possession du sentiment de la justice5 Lrsquoimportance de la critique de Sclater vient me
semble-t-il de ce qursquoelle nous permet de faire cette expeacuterience de penseacutee si lrsquoauditoire de
notre grand rheacuteteur nrsquoest pas priveacute de la raison et donc de sentiments moraux et du langage
on peut bien lui reconnaitre cette capaciteacute eacutethico-rheacutetorique dont Labarriegravere accorde tant
drsquoimportance dans ses analyses Cependant agrave moins que lrsquohomme ne soient par nature cette
sorte drsquoanimal politique qursquoil est maintenant sa seule capaciteacute eacutethico-rheacutetorique nrsquoaurait
aucune fonction politique crsquoest-agrave-dire que cette capaciteacute seule ne conduira pas lrsquohomme agrave
eacutetablir des poleis ni un autre type de communauteacute agrave laquelle il ne serait naturellement destineacute
La vie politique humaine ne srsquoidentifie pas agrave ses capaciteacutes eacutethiques etou rheacutetoriques
III Lrsquoeacuteloge du langage Ciceacuteron et Isocrate
Ce dernier point ressortira plus clairement si on lit le passage ciceacuteronien auquel Sclater
semble faire reacutefeacuterence Quand il est interpreacuteteacute agrave la lumiegravere de la critique de Sclater au sujet du
privilegravege politique du logos le passage suivant appartient agrave De lrsquoorateur de Ciceacuteron devient
moins convaincant
Notre plus grande supeacuterioriteacute sur les animaux crsquoest de pouvoir converser avec nos
semblables et traduire par la parole nos penseacutees Qui donc nrsquoadmirerait agrave bon droit ce
privilegravege Qui ne croirait devoir faire tous ses effort pour que lagrave principalement ougrave
lrsquohomme lrsquoemporte sur la becircte il lrsquoemporte agrave son tour sur les hommes eux-mecircmes Et
puis venons au point capital Quelle autre force a pu reacuteunir en un mecircme lieu les
hommes disperseacutes les tirer de leur vie grossiegravere et sauvage pour les amener agrave notre
degreacute actuel de civilisation fonder les socieacuteteacutes y faire reacutegner les lois les tribunaux le
droit (I 32-33)6
Dans le sillage de Sclater on incline agrave reacutepondre agrave la question formuleacutee dans la derniegravere
phrase surtout pas la parole Dans ce passage Ciceacuteron suppose explicitement que les
sauvages sauveacutes de la vie grossiegravere par lrsquoorateur eacutetaient des hommes raisonnables posseacutedant
le langage et des notions morales Ils avaient la capaciteacute eacutethico-rheacutetorique Ce qui leur
manquait crsquoeacutetait lrsquoespace eacutethico-politique pour le dire comme Labarriegravere Lrsquoobjection de
5 Srsquoil peut y avoir des animaux politiques (comme lrsquoabeille) sans ce sentiment il peut aussi y avoir des animaux
avec ce sentiment sans ecirctre politique 6 Les autres passages ougrave Ciceacuteron fait lrsquoeacuteloge du logos comme le civilisateur le plus efficient sont De Offic 1 50
et 2 66 De Inv 1 1
188
Sclater agrave lrsquoargument de ce passage ciceacuteronien consiste agrave dire que cette espace ne se
construirait jamais si lrsquohomme nrsquoeacutetait pas toujours deacutejagrave cette sorte drsquoanimal politique qursquoil est
maintenant
Dans ce passage Ciceacuteron reproduit en fait lrsquoeacuteloge de la parole que lrsquoon trouve au tout
deacutebut du Nicoclegraves drsquoIsocrate7 Ce passage drsquoIsocrate est dans un paralleacutelisme eacutevident avec les
Politiques I 2 1253a7-188 Cependant consideacutereacute avec du recul pris par rapport agrave la primauteacute
politique du logos on srsquoaperccediloit maintenant plus clairement lrsquoabsence drsquoun preacutesupposeacute
fondamental
En effet de tous nos autres caractegraveres aucun ne nous distingue des animaux Nous
sommes mecircme infeacuterieurs agrave beaucoup sous le rapport de la rapiditeacute de la force des
autres faciliteacutes drsquoaction Mais parce que nous avons reccedilu le pouvoir de nous
convaincre mutuellement et de faire apparaicirctre clairement agrave nous-mecircmes lrsquoobjet de nos
deacutecisions non seulement nous nous sommes deacutebarrasseacutes de la vie sauvage mais nous
nous sommes reacuteunis pour construire des villes nous avons fixeacutes des lois nous avons
deacutecouvert des arts et presque toutes nos inventions crsquoest la parole qui nous a permis
de les conduire agrave bonne fin9 Crsquoest la parole qui a fixeacute les limites leacutegales entre la
justice et lrsquoinjustice entre le mal et le bien si cette seacuteparation nrsquoavait pas eacuteteacute eacutetablie
nous serions incapables drsquohabiter les uns pregraves des autres (sectsect 5-9)10
7 Sur lrsquoinfluence drsquoIsocrate sur Ciceacuteron lrsquoouvrage principal est deacutejagrave assez ancien H M Hubbel The Influence
of Isocrates in Ciceron Dionysius and Aristides New Haven Yale University Press 1913 Un article
volumineux sur le mecircme sujet est celui de S E Smethurst laquo Ciceron and Isocrates raquo The Transactions and
Proceedings of the American Philological Association 84 1953 p 262-320 Pour le passage ciceacuteronien en
question ici voir p 278 de ce dernier article 8 Selon W L Newman The Politics of Aristotle vol II Oxford Clarendon Press 1887 p 122-3 dans ce
passage des Politiques Aristote aurait penseacute agrave Isocrate de Antid sectsect 253-7 et Nicocle sect 5 sqq 9 Ce passage a sans doute des affiniteacutes aves les ideacutees protagoriennes sur les origines de la civilisation Mais il en
diffegravere sensiblement sur certains points cruciaux Dans le mythe de Protagoras (Prot 320d-324d) lrsquohomme
invente le langage bien avant le don de la justice Cela montre qursquoavant le don de la justice lrsquohomme nrsquoeacutetait pas
agrave mecircme de reacutesoudre ses problegravemes concernant la justice bien qursquoil eut posseacutedeacute le langage Autrement dit selon
Protagoras le langage ne suffit pas par lui-mecircme pour une vie politique et civiliseacutee Deuxiegraveme point de
diffeacuterence entre Protagoras et Isocrate concerne lrsquoorigine du langage Selon le premier ce nrsquoest pas le langage
qui rend lrsquohomme capable aux technai En effet selon Protagoras le langage nrsquoest qursquoune invention il a eacuteteacute
rendu possible par la technecirc pas lrsquoinverse 10 Pour un autre eacuteloge de la parole chez Isocrate voir aussi Paneacutegyrique sectsect 48-49
189
Aristote nrsquoaurait pas eu des grandes objections agrave lrsquoideacutee principale de ce passage sauf un seul
point il dirait que si les hommes eacutetaient des sauvages (ou des Dieux) parlant ils
nrsquoutiliseraient jamais leur pouvoir au langage en vue de se convaincre mutuellement pour
sortir de leur vie sauvage et drsquoaller fonder des poleis Si Sclater a raison drsquoune perspective
aristoteacutelicienne la possession de la capaciteacute langagiegravere ne saurait expliquer par elle-mecircme la
preacutetention de lrsquohomme agrave vivre dans les poleis Au contraire la fonction politique du langage
preacutesuppose la vie politique de lrsquohomme Drsquoougrave lrsquoambiguumliteacute de la derniegravere phrase du passage
drsquoIsocrate Les hommes peuvent vivre ensemble dans la polis parce que le langage a ce
pouvoir de laquo nommer raquo ce qui est juste et ce qui ne lrsquoest pas Autrement dit crsquoest le langage
qui nous rend la vie dans la polis possible Sur ce point il est plus ou moins clair qursquoIsocrate
aborde la question drsquoune perspective protagorienne il cherche agrave dire que sans mettre les
choses au point au sujet de la justice lrsquohomme serait incapable de vivre ensemble dans les
poleis Cependant Isocrate srsquoappuie sur une ambiguiumlteacute inheacuterente aux eacuteloges du pouvoir
politique de la parole et Ciceacuteron voit bien la leccedilon agrave tirer Pour ces deux auteurs lrsquoeacuteloge de la
parole consiste agrave mettre le langage agrave lrsquoorigine de la vie politique humaine lrsquohomme peut
vivre dans la polis parce qursquoil a le langage Cette derniegravere affirmation peut se comprendre de
deux maniegraveres ou bien elle donne agrave entendre que lrsquohomme vit dans la polis parce qursquoil peut
le faire et cela gracircce agrave sa capaciteacute langagiegravere (donc crsquoest parce que lrsquoon a le langage et que
lrsquoon peut reacutesoudre nos problegravemes de justice par cette capaciteacute que lrsquoon cherche la polis - quant
aux autres animaux la vie dans la polis leur est impossible parce qursquoils nrsquoont pas cette
capaciteacute) ou bien elle dit que lrsquohomme eacutetant un animal politique destineacute agrave vivre dans une
polis ne saurait atteindre cette fin que par lrsquointermeacutediaire du langage lui permettant de mettre
les choses au point sur les problegravemes de la justice Dans la derniegravere phrase du dernier passage
citeacute ci-dessus Isocrate semble adheacuterer agrave la deuxiegraveme option mais ce nrsquoest pas la leccedilon que
Ciceacuteron en tire et Sclater le voit bien
Mettre le langage agrave lrsquoorigine de la vie politique humaine revient agrave dire en derniegravere
analyse que lrsquohomme vit dans la polis preacuteciseacutement parce qursquoil peut le faire Le mecircme
problegraveme se pose aussi pour la raison et pour le sentiment de la justice que lrsquoon les
caracteacuterise comme lrsquoorigine de la polis nrsquoexplique pas pourquoi lrsquohomme la fonde
IV Moraliser lrsquoanimal politique
Cela nous ramegravene agrave lrsquoidentification de la possession de la polis avec le degreacute eacuteleveacute de
la politiciteacute humaine Nous avons vu que cette identification prend une forme particuliegravere
190
dans les analyses de Labarriegravere Selon lui gracircce agrave ses sentiments moraux et la capaciteacute
langagiegravere lrsquohomme est toujours deacutejagrave plus politique au niveau de la famille Or lrsquohomme ne
reacutealiserait complegravetement son laquo ecirctre plus politique raquo que dans la polis parce que ces traits qui
le rendent plus politique ne se reacutealiseraient complegravetement que dans la polis Selon cette ligne
drsquointerpreacutetation la vie dans la polis serait lrsquoachegravevement de lrsquohumaniteacute de lrsquohomme et la forme
particuliegravere que prend son caractegravere politique serait une fonction de ses capaciteacutes eacutethiques et
rheacutetoriques Dans cette perspective la polis en tant que reacutealisation de son humaniteacute et du
degreacute eacuteleveacute de sa nature politique serait une vocation morale pour lrsquohomme et crsquoest cette
vocation drsquoachever sa moraliteacute qui conduirait lrsquohomme agrave fonder la polis
Cette conception du politikon humain identifie le degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique
humain agrave lrsquoaccomplissement de son humaniteacute comme un ideacuteal eacutethique Selon cette approche
lrsquohomme chercherait agrave ecirctre plus politique parce que ses fins morales ne srsquoatteignent que sous
cette condition ecirctre plus politique est une question de moraliteacute pour lrsquohomme Il srsquoagit de
moraliser le politikon humain Dans la suite trois versions de cette approche moralisante
seront examineacutees
Afin drsquoexpliquer la comparaison qursquoAristote fait entre lrsquohomme et les autres animaux
greacutegaire-politiques Fred D Miller fait aussi une distinction entre un sens eacutetroit et un sens
large drsquolaquo animal politique raquo Envisageacute au sens eacutetroit lrsquoanimal politique serait celui qui
possegravede la polis Crsquoest le sens large qui nous expliquerait la comparaison et il repose sur la
reconnaissance de lrsquoexistence des animaux politiques autres que lrsquohomme Selon Miller
laquo lsquopoliticalrsquo applies to other kinds of animals besides humans but human beings are allegedly
satisfy the definition more fully raquo parce que
It is possible to satisfy the definition of lsquopoliticalrsquo as lsquohaving some one common
functionrsquo to a greater or lesser degree Having a common function involves co-
operation and it is possible to engage in more complex and effective forms of co-
operation to the extent that the co-operative grouprsquos members are rationally
coordinating their activity A beehive satisfies the definition to some extent a human
household satisfies it to a greater extent and a human polis satisfies it most of all11
Selon Miller aussi bien que le sens biologique de lrsquoanimal politique srsquoeacutetende jusqursquoaux autres
animaux que lrsquohomme les premiers sont moins politiques parce qursquoils le sont de maniegravere
deacutefectueuse Lrsquoargument de Miller est le suivant
11 Fred D Miller Nature Justice and Rights in Aristotlersquos Politics Oxford Clarendon Press 1995 p 31
191
(1) Ecirctre plus politique se deacutefinit par la coopeacuteration autour drsquoune œuvre une et commune mais
de maniegravere plus complexe et selon une rationaliteacute de plus haut niveau
(2) Lrsquohomme seul possegravede par nature la capaciteacute pour une telle coopeacuteration
(3) Donc lrsquohomme est plus politique que les autres animaux politiques
Lrsquohomme est plus politique parce qursquoil est naturellement doteacute des potentialiteacutes pour la
forme la plus eacuteleveacute de la vie politique et il reacutealise cette potentialiteacute par la polis La ruche serait
moins politique que la maison humaine et cette derniegravere bien qursquoelle soit humaine serait
moins politique que la polis Si la ruche et la maison ne sont pas aussi complexes que la polis
crsquoest qursquoelles correspondent agrave une forme de rationaliteacute moins eacuteleveacutee Quelle est la raison
drsquoapregraves Miller de cette complexiteacute de la rationaliteacute en œuvre dans la polis Miller invoque agrave
titre de reacuteponse lrsquoargument des Politiques I 2 1253a7-18
In this argument lsquopoliticalrsquo animal can be understood in terms of the broader
biological sense Political animals are able to co-operate with a view to a common end
or function and through communication humans are able to co-operate more
effectively and at a higher level than other animals For human beings alone possess
moral perception and above all the perception of advantage and justice This enables
human beings to co-operate in the pursuit of goods higher than mere pleasure and pain
(most notably ethical and intellectual virtues) and to do so by means of far more
complex and effective social arrangements than bees or ants12
Selon ce passage ecirctre plus politique consiste agrave coordonner rationnellement une œuvre une
commune et complexe au plus haut niveau en vue des biens plus eacuteleveacutes les vertus eacutethiques et
intellectuelles Cela dit la maison est moins politique que la polis parce qursquoelle nrsquoest pas
cette communauteacute qui existe en vue de ces fins morales eacuteleveacutees Lrsquohomme est plus politique
que lrsquoabeille et la fourmi parce que a) il est capable de poursuivre les biens plus eacuteleveacutes et b) il
le fait par les moyens plus complexes et plus effectivement arrangeacutes en vue de cette fin Ainsi
lrsquoexplication deacutefinitive pour laquo ecirctre plus politique raquo serait selon Miller la suivante la vie plus
politique est lrsquoaffaire de celui qui est capable de se poser comme fin les biens les plus eacuteleveacutes
et qui les poursuit par les moyens les plus complexes et les plus effectifs
Drsquoapregraves Miller ces moyens sont au nombre de deux 1) le langage parce qursquoil est le
moyen drsquoune communication plus complexe et 2) la polis parce qursquoelle est un arrangement
12 Ibid p 32
192
social plus complexe que la ruche Or la complexiteacute de ces moyens deacutepend de la complexiteacute
de la fin agrave laquelle ils servent Si la communication gagne un haut niveau de complexiteacute
crsquoest selon Miller le sujet de la communication qui lrsquoeacutelegraveve agrave ce niveau lrsquohomme parle en
vue du bien et du mal et donc de la justice Si les hommes srsquoengagent dans une œuvre une
commune et plus complexe crsquoest leur capaciteacute morale qui les en rendent capables Mais ce
dernier point doit se comprendre dans un sens preacutecis si lrsquohomme nrsquoavait pas par nature cette
capaciteacute de se poser comme fin les biens moraux il ne chercherait pas la polis et il ne
chercherait pas agrave ecirctre tant politique En teacutemoigne le cas des autres animaux politiques la
polis est possible parce qursquoelle correspond et reacutepond agrave lrsquoaccomplissement des capaciteacutes et agrave
lrsquoaboutissement des fins morales de lrsquohomme or dans le cas des autres animaux il nrsquoy a rien
auquel la polis peut servir Crsquoest pourquoi ces animaux nrsquoont pas de polis - ce qui atteste
drsquoailleurs le fait qursquoils sont moins politiques Pour le dire drsquoune maniegravere neacutegative selon
Miller la comparaison entre lrsquohomme et les autres animaux sert agrave reacuteveacuteler lrsquoincapaciteacute
naturelle de ces derniers agrave se poser des fins dont lrsquoaccomplissement requiert une communauteacute
comme la polis Les autres animaux sont moins politiques parce qursquoils ne sont pas des ecirctres
moraux par nature
Crsquoest ainsi que conclut Miller son argument sur la diffeacuterence de politiciteacute entre homme
et les autres animaux politiques
Aristotlersquos argument at Pol I 2 1253a7-18 [assumes] that human beings possess a
first-level capacity for moral perception requiring habituation and education to attain
the higher levels They thus differ from a colony of bees held together by natural
behavioral instinct However nature has endowed human beings alone of all the
animals with the first-level potential to acquire the ethical virtue that makes the polis
possible Invoking his teleology Aristotle theorizes that nature has uniquely adapted
them for political activity This is what he means when he elsewhere states lsquopolitics
does not make human beings but uses them having received them from naturersquo (Pol I
10 1258a21-3)13
Par laquo la capaciteacute de premier niveau pour la perception morale raquo Miller veut dire tout
simplement le fait drsquoecirctre neacute de maniegravere agrave posseacuteder la nature minimale requise pour la
perception morale Donc lrsquohomme seul parmi les animaux preacutesenterait la nature approprieacutee
pour la vie politique de la polis parce qursquoil est le seul agrave ecirctre capable de percevoir des fins
auxquelles une polis peut reacutepondre plus la fin morale est eacuteleveacutee plus seront eacuteleveacutes le
13 Ibid p 34-35
193
caractegravere et la fin politique Ce principe nous expliquerait agrave la fois la diffeacuterence entre les
autres animaux et lrsquohomme et celle entre la maison et la polis Il expliquerait eacutegalement la
diffeacuterence entre un enfant et un chef de famille La vertu de la justice et la polis se
trouveraient au sommet de cette eacutechelle
Maintenant si on passe en revue lrsquoun apregraves lrsquoautre tous les passages citeacutes de Miller jusqursquoagrave
ce point on voir clairement la circulariteacute de son interpreacutetation Lrsquoideacutee de base de sa
compreacutehension du politikon humain aristoteacutelicienne est la suivante laquo crsquoest la vertu eacutethique
qui rend la polis possible raquo Miller attend que lrsquoon comprenne cette affirmation dans ces deux
sens et cela simultaneacutement
a) Comme lrsquohomme est le seul animal doteacute par nature de la capaciteacute de la vertu eacutethique
il est son telos naturel de reacutealiser cette capaciteacute Or lrsquoaccomplissement drsquoun tel telos
naturel nrsquoest peut ecirctre atteint que par le moyen drsquoune communauteacute suffisamment
complexe et cette communauteacute nrsquoest rien drsquoautre que la polis La polis existe en vue
de la vie morale de lrsquohomme Crsquoest donc la vertu eacutethique qui rend la polis possible
b) Lrsquohomme est le seul animal doteacute par nature de la capaciteacute morale Or la vie politique
dans la polis requiert une telle capaciteacute Comme lrsquohomme est le seul agrave satisfaire cette
condition requise il est le seul animal adapteacute agrave la vie politique dans la polis
Lrsquoexistence mecircme de la polis deacutepend de cette laquo nature moraleraquo chez lrsquohomme Crsquoest
donc la vertu eacutethique qui rend la polis possible
Selon Miller drsquoune part donc la polis existe en vue de la capaciteacute morale de lrsquohomme et
drsquoautre part pour son existence la polis deacutepend de cette capaciteacute Miller donne cette
circulariteacute agrave son argument comme une reacuteponse aux critiques de Keyt14 Sa reacuteponse consiste agrave
montrer que lrsquohomme en tant qursquoecirctre moral et la polis sont congeacutenegraveres15 drsquoune part la polis
en tant que communauteacute naturelle existant en vue du bien-vivre trouve ses origines dans la
capaciteacute naturelle pour la moraliteacute chez lrsquohomme drsquoautre part la fin naturelle de lrsquoactiviteacute
politique eacutetant bien-vivre lrsquohomme est le seul animal qui pourrait reacutepondre agrave cette fin Crsquoest
14 Ibid p 34 n 60 Pour sa deacutefense complegravete da la naturaliteacute de la citeacute contre les critiques de Keyt voir p 37-
45 15 Cette connaturaliteacute entre la polis et la capaciteacute morale de lrsquohomme constitue selon Miller une reacuteponse agrave D
Keyt laquo Three Fundemantal Theorems in Aristotlersquos Politics raquo Phronesis 32 1987 p 54-79 parce que ce
dernier dit que la perception de ce qui est juste nrsquoest pas naturelle agrave lrsquohomme mais qursquoelle est acquise par
lrsquoeacuteducation et lrsquohabituation De lagrave il conclut que lrsquohomme ne peut pas ecirctre un animal politique par nature parce
que la capaciteacute qui le rend politique crsquoest-agrave-dire qui lrsquoadapte agrave la vie politique de la polis nrsquoest acquise que par
lrsquoart politique lequel nrsquoest pas naturel
194
ainsi que srsquoexpliquerait lrsquoorigine naturelle de la correacutelation entre le degreacute eacuteleveacute de la politiciteacute
humaine et sa possession de la polis lrsquohomme cherche naturellement agrave reacutealiser ses capaciteacutes
naturelles pour la vertu et agrave cette fin il rend sa vie communautaire plus politique en fondant
des poleis
V Moraliser la nature Julia Annas
Derriegravere ces analyses de Miller se trouve une reacutefeacuterence16 agrave la distinction que Julia
Annas fait entre la nature simple (laquo mere nature raquo) et la nature au sens plein chez Aristote17
Annas etablit cette distinction en partant de celle qursquoAristote fait entre la vertu naturelle et la
vertu au sens kyrios18 Elle lrsquoapplique particuliegraverement au premier livre des Politiques et aux
questions de lrsquoesclavage de la chreacutematistique et de la polis en tant qursquoentiteacute naturelle Selon
Annas la nature au sens simple deacutesigne chez Aristote laquo the basic material of human beings
which so far from having its own reliable built-in goals can be developed in quite opposite
directions by habit and reason raquo19 Nature dans ce sens nrsquoa aucune implication normative
mais elle deacutesigne tout simplement la naissance humaine Annas contraste cette notion de
nature avec la nature au sens kyrios qui eacutetablit laquo a norm by virtue of being the appropriate
end-point of a thingrsquos development raquo20 Nature dans ce sens repreacutesente un ideacuteal eacutethique et elle
sert drsquoun guide normatif agrave lrsquohomme en lui indiquant le bien vers lequel il doit deacutevelopper sa
nature simple La nature dans ce sens normatif sert donc agrave deacuteterminer ce qui est moralement
16 F D Miller Nature Justice and Rights op cit p 45 17 J Annas laquo Aristotle Nature and Mere Nature raquo le chapitre 4 dans The Morality of Happiness Oxford NY
Oxford University Press 1993 p 142-58 laquo Aristotle on Human Nature and Political Virtue raquo The Review of
Metaphysics 49 1996 p 731-53 laquo Ethical Arguments from Nature Aristotle and After raquo dans Beitraumlge zur
antiken Philosophie Festschrift fuumlr W Kullmann eacuteds H-C Guumlnther et A Rengakos Stuttgart 1997 p 185-97 18 La reacutefeacuterence principale pour cette distinction est EN VI 13 1144b1-12 mais voir aussi EN II 1 1103a18-
26 et Pol VII 13 1332a40-b7 19 J Annas laquo Aristotle on Human Nature and Political Virtue raquo loc cit p 734 Ailleurs (laquo Ethical Arguments
from Nature raquo loc cit p 187) elle la deacutefinit comme suit laquo Nature [in this sense] is simply the basic material
to be developed being a human being rather than some other kind of creature having certain tendencies of
character rather than othershellipit all depends on the way it is developed by reason-guided habituation raquo 20 J Annas laquo Aristotle on Human Nature and Political Virtue raquo loc cit p 735
195
correct et elle constitue un fondement pour la justification morale21 Agrave cet usage normatif de
la notion de la nature Annas donne le nom laquo appel eacutethique agrave la nature raquo22
Annas pense que la notion de la nature agrave laquelle Aristote fait appel dans ses analyses
sur la genegravese de la polis dans les Politiques I 2 ne peut pas ecirctre la nature au sens simple
Dans ce chapitre des Politiques I Aristote aurait fait un appel eacutethique agrave la nature parce que
[w]hen Aristotle says that the city-state is a natural institution he clearly does not
mean that the city-state provides us with morally indifferent material that can be
developed for good or bad He means that the city-state is itself a kind of norm23
Par laquo la polis comme norme raquo Annas veut dire en fait que la polis constitue la fin et la mesure
en fonction de laquelle on eacutevalue les autres communauteacutes naturelles (comme la famille et le
village) et juge leur valeur drsquoideacuteal crsquoest-agrave-dire leur valeur eacutethique selon qursquoelles
correspondent ou pas agrave la compleacutetion de la nature humaine crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoaccomplissement
de ce que lrsquohomme est destineacute agrave ecirctre moralement
Families come together in villages and villages in turn combine into city-states At
each stage the form of life that the association enables its members to live becomes a
wider one which permits the development of a wider range of capabilities and virtues
The city-state Aristotle claims is the widest point at which the coalescing of smaller
units remains natural At this point everything is provided for a human life to be lived
in such a way that it can be the good life the life according to virtue [hellip] The city
state is not in the same way a stage on the development of a wider context needed for
humans to live the good life Human nature requires city-states for full development of
its potential for virtue24
Selon Annas donc la polis existe en vue de la vertu Certes Annas ne parle pas
speacutecifiquement du degreacute eacuteleveacute du caractegravere politique de lrsquohomme mais Miller le fait en
srsquoappuyant sur les analyses drsquoAnnas Selon cette approche en geacuteneacuterale lrsquohomme est aussi
politique que nrsquoimporte quel autre animal politique en ce qursquoil vit autour drsquoune œuvre une et
commune avec les autres membres de son espegravece Cependant agrave la diffeacuterence des autres
animaux politiques il devient plus politique dans sa poursuite de la vertu crsquoest-agrave-dire en
21 J Annas laquo Aristotle Nature and Mere Nature raquo loc cit p 142 22 J Annas laquo Ethical Arguments from Nature raquo loc cit p 186 23 Ibid p188 24 Ibid p 192
196
complexifiant sa vie communautaire par fonder des poleis en vue de la reacutealisation de ses
capaciteacutes morales Lrsquohomme possegravede la polis et il est agrave ce point politique en vue drsquoecirctre
vertueux parce qursquoil est un ecirctre moral avant drsquoecirctre autre chose la polis est une fin morale
pour lrsquohomme La possession de la polis et devenir plus politique correspondent agrave
lrsquoaccomplissement de la nature humaine dans le sens normatif lrsquohomme est accordeacute par
nature lrsquooffice drsquoecirctre vertueux et il le devient par la polis Crsquoest dans ce sens preacutecis que ces
deux traits (polis et ecirctre plus politique) de la vie politique humaine sont naturels
VI Moraliser la polis lrsquohomme doit ecirctre plus politique
Cette approche moralisante agrave ecirctre plus politique et donc agrave la possession de la polis
trouve une expression encore plus inteacuteressante dans lrsquointerpreacutetation que Maurice Defourny
donne pour les lignes 1253a9-18 des Politiques I Apregraves avoir citeacute ce dernier passage
Defourny conclut que selon Aristote la nature nous a donneacute le sentiment de la justice parce
qursquoelle veut que nous glorifions la justice en fondant des Eacutetats
De tous les animaux lrsquohomme est seul ainsi qursquoen teacutemoigne le don exclusif de la
parole agrave posseacuteder le sentiment de la justice Ce sentiment nrsquoest drsquoaucune utiliteacute en
dehors de la vie collective justice implique relation entre plusieurs individus Si la
nature ne fait rien en vain se trouve par lagrave attesteacute une fois de plus notre vocation
sociale En nous reacuteservant ce sentiment et en lrsquoimpriment profondeacutement dans notre
cœur en nous donnant une faculteacute speacuteciale pour le manier et le communiquer la
nature a marqueacute son vœu intime de nous placer dans une civilisation ougrave lrsquoideacutee de la
justice puisse srsquoeacutepanouir et vivifier tous les rapports25
Lrsquoaspect le plus inteacuteressant de ce passage est le glissement de sens que subit dans les mains
de Defourny le principe aristoteacutelicien de la teacuteleacuteologie naturelle selon lequel laquo la nature ne
fait rien en vain raquo Selon Defourny le don que la nature a accordeacute agrave lrsquohomme selon ce
principe nrsquoest plus le langage comme Aristote lrsquoexprime explicitement dans le passage de
reacutefeacuterence des Politiques mais il est le sentiment de la justice
Plus inteacuteressant pour notre sujet est le fait que ce mecircme glissement change la
teacuteleacuteologie de lrsquoEacutetat aussi Defourny ne dit pas que le sentiment de la justice est donneacute en vue
de la vie politique Il dit lrsquoinverse selon lui dans une perspective aristoteacutelicienne lrsquoEacutetat
25 Maurice Defourny Aristote Etudes sur la laquo Politique raquo Paris Beauchesne 1932 p 386
197
existerait en vue de notre sentiment de la justice La nature nous destine agrave vivre dans
lrsquoEacutetat parce que ce dernier est pour notre sentiment de la justice La justice implique par
deacutefinition le rapport agrave autrui La nature aurait donc donneacute ce sentiment agrave lrsquohomme pour qursquoil
eacutetablisse des rapports avec autrui Pour que cette volonteacute de la nature ne soit pas en vain on
doit ecirctre plus politique et aller fonder des Eacutetats LrsquoEacutetat reacutepond et correspond agrave
lrsquoaccomplissement de notre laquo vocation sociale raquo laquelle consiste agrave eacutetablir des rapports entre
les individus par lesquels le sentiment de la justice peut srsquoexercer et se reacutealiser selon
lrsquoAristote de Defourny la vocation sociale de lrsquohomme serait une (con)vocation morale Si
donc lrsquohomme est destineacute agrave aller jusqursquoagrave fonder des Eacutetats crsquoest qursquoil est destineacute par nature agrave
ecirctre un lsquoagentrsquo de la justice Lrsquohomme vit dans les communauteacutes parce que son sentiment de
la justice le requiert La justice cherche lrsquoautrui et elle le cherche jusqursquoelle se reacutealise
pleinement ce qui nrsquoest possible que dans lrsquoEacutetat Crsquoest ainsi qursquoexplique aussi Defourny le
reacutecit aristoteacutelicienne sur la genegravese de la polis aussi La nature chercherait agrave deacutepasser la famille
et le village parce qursquoagrave ces niveaux de sociabiliteacute elle ne peut satisfaire que meacutediocrement
son vœu de placer lrsquohomme dans une civilisation marqueacutee par la pleine reacutealisation de la
justice 26 Les communauteacutes plus eacuteleacutementaires sont certes utiles agrave la justice mais pas
suffisamment Bref pour Aristote lrsquohomme serait cet animal politique preacutecis qursquoil est parce
que ce nrsquoest qursquoainsi qursquoil peut rendre de maniegravere satisfaisante son service agrave ses sentiments
moraux
Ce glissement atteste parfaitement lrsquoambiguumliteacute de dire que lrsquohomme possegravede la polis
(et donc qursquoil est plus politique) parce qursquoil a le sentiment de la justice Selon lrsquointerpreacutetation
de Defourny lrsquohomme vit dans la polis et il parle pour que ce don (le sentiment de la justice)
de la nature ne soit pas en vain crsquoest donc parce qursquoil a le sentiment de la justice que
lrsquohomme possegravede la polis et devient tant politique La nature nous a donneacute un trait qui ne peut
ecirctre utiliseacute que socialement Drsquoougrave suppose Defourny le devoir social de lrsquohomme chez
Aristote Cet emploie du principe teacuteleacuteologique laquo la nature ne fait rien en vain raquo est lrsquoinverse
de ce qursquoAristote lui-mecircme entend par ce principe Selon Aristote ce nrsquoest pas parce que
lrsquoanimal possegravede tel ou tel trait qursquoil fait aussi lrsquoaction ou lrsquoergon correspondant crsquoest
lrsquoinverse Autrement dit un animal ne poursuit pas une fin parce qursquoil a un trait qui le rend
capable agrave poursuivre cette fin mais il a ce trait en question parce qursquoil a une certaine fin27 Or
crsquoest un problegraveme geacuteneacuteral dans lrsquointerpreacutetation moralisante de lrsquoanimal politique
aristoteacutelicien dans toutes les versions de cette approche lrsquohomme serait plus politique parce
26 Ibid p 386-7 27 Cf PA IV 12 694b13
198
qursquoil peut lrsquoecirctre et il fonderait la polis parce qursquoil peut le faire Selon lrsquointerpreacutetation
moralisante du politikon humain crsquoest parce que ce dernier peut parler drsquoune maniegravere agrave mettre
en commun ses sentiments moraux qursquoil possegravederait la polis et se diffeacuterencierait de cette
maniegravere preacutecise par rapport aux autres animaux politiques
Lisons la suite des analyses de Defourny au sujet de la neacutecessiteacute de lrsquoEacutetat Pour rendre
compte de ce qursquoAristote aurait entendu de la naturaliteacute de la naissance de la citeacute Defourny
revient sur cette eacutetape de lrsquoeacutevolution sociale ougrave lrsquohomme passe au-delagrave de la famille et
rencontre les familles autres que la sienne
Deux familles distinctes sont deux mondes indeacutependants Aucun code aucune loi ne
deacutefinit leurs rapports Il nrsquoy a pas crime agrave verser le sang de lrsquoeacutetranger il nrsquoy a pas faute
agrave lui deacuterober son bien il nrsquoy a pas souillure agrave ravir ou agrave violer ses femmes Crsquoest le
regravegne de la force brute et tous les conflits se liquident par la force Lrsquohomme sauf
dans une certaine mesure vis-agrave-vis des siens nrsquoy obeacuteit pas au sentiment de la justice
Bien mieux ce sentiment est obliteacutereacute Il y a confusion du bien et du mal [hellip] Pour que
la justice reacutecupegravere ses droits et regravegne universellement il faut des lois il faut des juges
il faut une organisation politique [hellip] LrsquoEacutetat est le milieu ougrave se deacuteveloppe et se reacutealise
le sentiment de la justice La nature ne nous trompe pas crsquoest le principe le plus ferme
de la philosophie drsquoAristote tout impreacutegneacutee de teacuteleacuteologie Elle nous tromperait si nous
octroyant ce sentiment privileacutegieacute elle nous refusait inexorablement lrsquoaccegraves agrave la
civilisation politique28
Dans le passage du Pol I 2 auquel renvoient ces analyses de Defourny il srsquoagit bien drsquoune
correacutelation entre le sentiment de la justice et la polis en tant qursquoinstitution politique Ce que
Defourny entend par cette correacutelation est le suivant Lrsquoexistence de lrsquoEacutetat suit neacutecessairement
notre sentiment de la justice Crsquoest le vœu de la nature parce que sans Eacutetat notre sentiment de
la justice se trouve obliteacutereacute LrsquoEacutetat serait donc lrsquoœuvre de la nature parce que
lrsquoeacutepanouissement de la justice eacutetant la fin naturelle de lrsquohumaniteacute lrsquohomme serait
naturellement destineacute (parfois malgreacute lui-mecircme si jamais son sentiment de la justice se trouve
obliteacutereacute) agrave reacutealiser cette fin ndash ce qui nrsquoest possible que par lrsquoagencement de lrsquoEacutetat Donc
lrsquoEtat reacutesoudrait par nature et vertueusement tous les problegravemes concernant la justice il serait
lrsquoincarnation de la vertu de la justice Une telle naturaliteacute pour la polis eacuteliminerait toute
possibiliteacute de la stasis dans cette communauteacute Or cela est loin drsquoecirctre le cas et Aristote le
savait Les deacutemocrates et les partisans de lrsquooligarchie bien qursquoils parlent de ce qui est juste
28 M Defourny Aristote Etudes sur la laquo Politique raquo op cit p 387
199
jusqursquoagrave un certaine point (Pol III 9 1280a21) ils sont tous erroneacutes dans leur jugement au
sujet du juste absolu et la nature nrsquoen prend pas soin
Drsquoune faccedilon ou drsquoune autre il est eacutevident que dans le Pol I 2 il srsquoagit drsquoeacutetablir pour
Aristote une correacutelation entre la possession de la polis par lrsquohomme son sentiment du juste et
de lrsquoinjuste sa capaciteacute langagiegravere et son ecirctre plus politique par rapport aux autres animaux
greacutegaires Or la difficulteacute qui nous occupe ici concerne lrsquoexplication qursquoil faut donner pour
cette correacutelation Selon lrsquointerpreacutetation moralisante cette correacutelation doit se comprendre selon
une finaliteacute morale le degreacute speacutecifique de sa politiciteacute et sa possession de la polis
constitueraient un bien moral pour lrsquohomme Lrsquoexplication de ce pheacutenomegravene requerrait donc
une analyse normative de la finaliteacute qui deacutetermine la correacutelation entre les traits politiques de
lrsquohomme
VII Vers une interpreacutetation non-normative du politikon humain
Lrsquoanalyse moralisante de la teacuteleacuteologie du politikon humain deacutepend drsquoune fausse
substitution du laquo bien-vivre raquo par la laquo vertu raquo dans la fameuse formulation aristoteacutelicienne
selon laquelle laquo la polis existe en vue de bien-vivre raquo (Pol I 2 1252b30) Je ne pense pas
que ces commentateurs veulent vraiment identifier la vertu avec le bonheur parce que dans le
premier livre de lrsquoEthique agrave Nicomaque Aristote pose une distinction nette et drsquoailleurs tregraves
connue entre la vertu et le bonheur selon lui la vertu est en vue du bonheur et ces deux ne
sont pas identiques Cependant cette substitution semble toujours faisable dans la mesure ougrave
dans un autre passage de lrsquoEN Aristote affirme que la communauteacute politique existe en vue
des actions vertueuses29 Agrave partir drsquoici il pourrait sembler loisible de dire avec Annas par
exemple que la polis existe en vue du deacuteveloppement de la potentialiteacute de lrsquohomme pour la
vertu Apregraves tout Aristote accepte qursquolaquo avec ceux qui plaident [dans leur deacutefinition du
bonheur] en faveur de la vertu ou drsquoune certaine vertu notre argument est en accord puisque
crsquoest elle que manifeste lrsquoacte vertueux [hellip] Parce que la vertu en exercice neacutecessairement
agira et elle agira bien raquo30
Or il faut revenir sur ce preacutesupposeacute principal de lrsquoapproche moralisante parce
qursquoAristote ne dit pas laquo La polis existe en vue de bien-vivre crsquoest-agrave-dire en vue de la
29 Pol III 9 1281a2-3 30 EN I 8 1098b30-1099a3
200
vertu raquo Il ne dit pas non plus qursquoelle existe pour le deacuteveloppement de la potentialiteacute de
lrsquohomme pour la vertu
Dans le premier livre de lrsquoEthique agrave Nicomaque ougrave Aristote discute le statut du bien
suprecircme du bonheur il nie plusieurs fois le statut du bien suprecircme agrave la vertu Dans lrsquoun de ces
passages Aristote souligne explicitement lrsquoerreur de prendre la vertu comme la fin ultime de
la vie de citoyenneteacute et de la vie politique Au sujet des gens qui se donnent agrave lrsquoaction
politique Aristote dit que dans leur poursuite de lrsquohonneur ces gens poursuivent la vertu
comme leur bien ultime parce qursquoils cherchent agrave ecirctre appreacutecieacutes comme des hommes de bien
Il est donc eacutevident que drsquoapregraves eux crsquoest la vertu qui lrsquoemporte et du coup crsquoest
plutocirct celle-ci la fin de lrsquoexistence politique (tou politikou biou) agrave ce qursquoon peut
supposer Cependant elle apparaicirct trop peu comme une fin elle aussi Il semble en
effet qursquoon puisse encore dormir tout en ayant la vertu ou rester inactif la vie durant et
par surcroicirct subir des malheurs et les infortunes les plus grandes Or nul dirait de celui
qui vit de la sorte qursquoil est heureux (I 5 1095b29-1096a2)
Au prime abord il semble qursquoil y a une divergence entre le mode de vie dont il est question
dans ce passage et la raison pour laquelle Aristote nie agrave la vertu le statut drsquoecirctre le bien
suprecircme La vertu est ἀτελεστέρα pour ecirctre la fin ultime parce qursquoelle nrsquoest qursquoune disposition
et elle est marqueacutee par la possibiliteacute drsquoἀπρακτεῖν Or la vertu des hommes politiques laquo agit raquo
parce qursquoils sont des gens drsquoaction Lrsquoideacutee est la suivante les hommes politiques attendent
drsquoecirctre honoreacutes dans la citeacute en fonction de leur capaciteacute drsquoagir vertueusement A priori ils sont
des hommes vertueux et ils se considegraverent comme vertueux parce qursquoils peuvent ainsi agir
Les hommes politiques considegraverent les honneurs comme une reacutecompense pour les traits de
caractegravere qui les font capables drsquoagir de maniegravere agrave meacuteriter ces honneurs Ils veulent que leurs
actions soient reconnues et appreacutecieacutees comme les manifestations de leur vertu
Il y a plusieurs passages surtout dans le livre I de lrsquoEN ougrave on trouve cette distinction
entre la vertu et le bonheur31 Or chaque fois il ne srsquoagit en fait pas seulement de distinguer
la vertu du bonheur mais (comme il ressort deacutejagrave du dernier passage sur les hommes
politiques) une distinction plutocirct tripartite se deacutegage la vertu lrsquoaction conforme agrave la vertu et
le bonheur Aristote parle mecircme de maniegravere agrave preacutevoir un deacutecalage de temps entre laquo le
31 Voir surtout EN I 7 1097a34-b6 et 8 1098b30-1099a3
201
truchement des vertus raquo32 et le bonheur crsquoest par lrsquointervention des vertus que lrsquoon sera
heureux
Le bonheur est certes la chose la plus divine pour lrsquohomme mais cela ne veut pas dire
qursquoil est impossible de lrsquoatteindre par le soin humain dit Aristote Si le bonheur est agrave la porteacutee
de lrsquohomme crsquoest qursquoil peut ecirctre attient agrave travers la vertu et agrave travers drsquoun certain
apprentissage et drsquoexercice Le bonheur est en effet un laquo surproduit raquo de lrsquoeffort humaine il
en paraginetai 33
Mecircme si [le bonheur] nrsquoest pas envoyeacute par les dieux et [mecircme srsquoil] advient au
contraire agrave travers de la vertu crsquoest-agrave-dire drsquoun certain apprentissage ou drsquoun exercice
[δι ἀρετὴν καί τινα μάθησιν ἢ ἄσκησιν παραγίνεται] le bonheur fait partie des biens
les plus divins car la reacutecompense de la vertu et sa fin sont manifestement le bien
suprecircme [] Neacuteanmoins ce peut ecirctre aussi un bien partageacute par beaucoup puisqursquoil
est accessible agrave tous ceux qui nrsquoont pas de handicap pour la vertu moyennant un
certain apprentissage et de lrsquoapplication raquo (EN I 9 1099b14-20)
VIII La nature du rapport entre le bonheur la vertu et lrsquoaction vertueuse
Cependant cette ideacutee du bonheur comme un laquo surproduit raquo de la vertu ou de lrsquoactiviteacute
vertueuse pose un autre problegraveme concernant la nature du rapport entre ces trois Srsquoagit-il
drsquoun rapport de moyens-fin entre les vertus et lrsquoaction vertueuse drsquoune part et le bien-vivre
de lrsquoautre part Est-ce que leur lien relegraveve de lrsquoordre des technai ougrave lrsquousage que lrsquoon fait des
32 EN I 7 1097b5 Dans le contexte geacuteneacuteral (1097a25-b6) il srsquoagit drsquoindiquer la diffeacuterence de degreacute entre les
finaliteacutes de nos actions 33 Le paragraphe suivant est en effet la reacuteponse drsquoAristote agrave lrsquoaporie suivante laquo [O]n se demande [au sujet du
bonheur] srsquoil srsquoagit drsquoun bien qursquoon peut acqueacuterir par lrsquoapprentissage lrsquohabitude ou encore quelque autre
exercice ou encore srsquoil eacutechoit comme le sort par quelque divine faveur voire en raison de la fortune [ἀπορεῖται
πότερόν ἐστι μαθητὸν ἢ ἐθιστὸν ἢ καὶ ἄλλως πως ἀσκητόν ἢ κατά τινα θείαν μοῖραν ἢ καὶ διὰ τύχην
παραγίνεται] raquo (I 9 1099b9-11) Un passage du Protreptique (Duumlring B 41 1-5) eacutetablit un rapport semblable
entre la phronesis et le bien humain Or dans ce passage la distinction est tripartite entre la phronesis lrsquoenergeia
conforme agrave la phronesis et lrsquoagathon laquo La sagesse et la connaissance doivent ecirctre choisies pour elles-mecircmes
par les hommes (car sans elles il nrsquoest pas possible de vivre en hommes) mais elles sont eacutegalement utiles pour
lrsquoexistence rien de bon en effet ne nous vient qui ne soit le reacutesultat drsquoun raisonnement et drsquoune activiteacute
conforme agrave la sagesse [τὸ φρονεῖν καὶ τὸ γιγνώσκειν ἐστὶν αἱρετὸν καθ αὑτὸ τοῖς ἀνθρώποις (οὐδὲ γὰρ ζῆν
δυνατὸν ὡς ἀνθρώποις ἄνευ τούτων) χρήσιμόν τ εἰς τὸν βίον ὑπάρχει οὐδὲν γὰρ ἡμῖν ἀγαθὸν παραγίγνεται ὅ
τι μὴ λογισαμένοις καὶ κατὰ φρόνησιν ἐνεργήσασιν τελειοῦται] raquo
202
moyens vise une fin ou une œuvre au-delagrave (para) du simple exercice de lrsquoart Crsquoest lagrave que
Gauthier et Jolif voient une laquo incoheacuterence fonciegravere raquo de la theacuteorie aristoteacutelicienne de lrsquoaction
morale Selon eux cette incoheacuterence vient de ce qursquoAristote prend son modegravele pour lrsquoaction
morale sur la structure de lrsquoactiviteacute technique
[Aristote] applique agrave lrsquoaction morale des analyses conccedilues pour rendre compte de la
production et il se trouve par lagrave ameneacute agrave lrsquoexpliquer en termes de relativiteacute au lieu de
drsquoecirctre sa fin agrave elle-mecircme lrsquoaction morale devient un moyen de faire autre chose
qursquoelle-mecircme le bonheur34
Un passage crucial sur cette question du rapport entre la vertu et le bonheur vient du chapitre
12 de lrsquoEN I Ce chapitre srsquooccupe de la question de savoir si le bonheur se range parmi les
choses louables (τῶν ἐπαινετῶν) ou plutocirct parmi les choses honorables (τῶν τιμίων ndash
1101b10-11) Selon Aristote on loue les choses parce qursquoelles sont drsquoune certaine qualiteacute ou
parce qursquoelles sont relatives agrave quelque chose bonne (πᾶν τὸ ἐπαινετὸν τῷ ποιόν τι εἶναι καὶ
πρός τι πῶς ἔχειν ἐπαινεῖσθαι ndash b12-14) La vertu fait partie des choses louables parce qursquoelle
est une qualiteacute qui rend lrsquohomme capable drsquoaccomplir des actions nobles On la loue donc agrave la
fois du fait de son ecirctre une certaine qualiteacute et par reacutefeacuterence agrave son œuvre35 Quant au bonheur
comme il est le principe par reacutefeacuterence auquel tout ce que lrsquohomme fait est exeacutecuteacute il meacuterite
quelque chose de plus et mieux que la louange laquo Nul en effet ne loue le bonheur comme on
loue ce qui est juste au contraire on le tient pour un bien plus divin et meilleur qursquoon
ceacutelegravebre en termes de feacuteliciteacute [ὡς θειότερόν τι καὶ βέλτιον μακαρίζει] raquo (b26-27) Le bonheur
34 R A Gauthier et J Y Jolif Aristote LrsquoEthique agrave Nicomaque Tome II ndash Premiegravere Partie Commentaire
Livres I-V Louvain-La-Neuve Edition Peeters 2002 p 7 Ils font cette remarque en commentant EN I 1
10945a16-18 David Ross deacutejagrave en 1923 dans son Aristotle London Methuen amp Co 1923 fait eacutetat de la mecircme
difficulteacute laquo Aristotlersquos ethics is definitely teleological morality for him consists in doing certain actions not
because we see them to be right in themselves but because we see them to be such as will bring us nearer to the
lsquogood for manrsquo This view however cannot really be reconciled with the distinction he draws between action or
conduct which is valuable in itself and production which derives its value from the lsquoworkrsquo [hellip] The distinction
is not without influence on his ethics but in the main the category of means and end is that by which he
interprets human action raquo (p 198)
35 Voir aussi EE II 2 1220a7-8 laquo ἐπαινετὸν γὰρ ὑπέκειτο ἡ ἀρετὴ ἢ τὸ ἔργον ταῦτα δ οὐκ ἐνεργεῖ ἀλλ εἰσὶν
αὐτῶν ἐνέργειαι raquo Lrsquoœuvre agrave laquelle la vertu est relative est loueacutee non pas en tant qursquoaccomplie mais en tant
que quelque chose de bon en elle-mecircme qui meacuterite drsquoecirctre choisie pour elle-mecircme Crsquoest dans ce sens qursquoil faut
comprendre lrsquoaffirmation de EN I 12 1101b14-16 laquo Car si nous louons le juste le courageux ou globalement
lrsquohomme bon et sa vertu crsquoest en raison de leurs actes et de leurs œuvres [τὸν γὰρ δίκαιον καὶ τὸν ἀνδρεῖον καὶ
ὅλως τὸν ἀγαθόν τε καὶ τὴν ἀρετὴν ἐπαινοῦμεν διὰ τὰς πράξεις καὶ τὰ ἔργα] raquo
203
fait donc partie des choses honorables et acheveacutees (ἐστὶν ἡ εὐδαιμονία τῶν τιμίων καὶ τελείων
ndash 1102a1) Cette distinction entre la louange et la feacutelicitation est introduite ici afin de reacuteveacuteler
le statut de fin ultime du bonheur Agrave part cette distinction entre le louable et le honorable
dans ce mecircme chapitre de lrsquoEN I Aristote fait mention en passant de lrsquoeacuteloge (ἐγκώμιον) qui
appartiennent aux œuvres des vertus36 Il srsquoagit bien drsquoune distinction tripartite drsquoune part il
y a les dispositions que lrsquoon loue drsquoautre part il y a les œuvres de ces derniegraveres auxquelles
on adresse ses eacuteloges et il y a enfin la preacutedication de laquo bienheureux raquo (la feacutelicitation) qui
constitue le fin ultime de ces preacuteceacutedents et qui meacuterite une ceacuteleacutebration plus divine que la
louange et lrsquoeacuteloge Ces trois choses sont bien agrave distinguer selon Aristote Dans un passage
correspondant de lrsquoEthique agrave Eudegraveme Aristote fait cette distinction drsquoune maniegravere encore
plus explicite
En outre pourquoi le bonheur nrsquoest-il pas objet de louanges Crsquoest que les autres
choses sont loueacutees gracircce agrave lui ou bien en srsquoy rapportant ou bien en en constituant des
parties Crsquoest pourquoi la feacutelicitation la louange et lrsquoeacuteloge sont diffeacuterents en effet
lrsquoeacuteloge parle drsquoune œuvre particuliegravere la louange porte sur le caractegravere en geacuteneacuteral
tandis que la feacutelicitation porte sur la fin [διὸ ἕτερον εὐδαιμονισμὸς καὶ ἔπαινος καὶ
ἐγκώμιον τὸ μὲν γὰρ ἐγκώμιον λόγος τοῦ καθ ἕκαστον ἔργου ὁ δ ἔπαινος τοιοῦτον
εἶναι καθόλου ὁ δ εὐδαιμονισμὸς τέλους] (II 1 1219b11-16)37
Ce passage nous conduit agrave un autre passage de la Rheacutetorique ougrave Aristote dissertant sur les
sujets du genre eacutepidictique du discours oratoire ouvre une parenthegravese et fait une remarque
plus preacutecise sur le rapport mutuel entre la vertu lrsquoacte vertueux et le bonheur
La louange est un discours qui met en relief la grandeur dune vertu [hellip] Leacuteloge porte
sur les actes [τὸ δ ἐγκώμιον τῶν ἔργων ἐστίν] [hellip] Crsquoest pourquoi nous faisons
leacuteloge dapregraves les actes [διὸ καὶ ἐγκωμιάζομεν πράξαντας] mais les actes sont des
indices de lhabitude morale puisque nous ceacuteleacutebrons les louanges dun tel
indeacutependamment des choses quil a faites si nous sommes fondeacutes agrave le croire capable
de les faire [hellip] La beacuteatification et la feacutelicitation ne font quun seul genre deacuteloge par
rapport agrave celui qui en est lobjet mais ces genres diffegraverent des preacuteceacutedents [la louange et
lrsquoeacuteloge] de mecircme que le bonheur comprend la vertu la feacutelicitation comprend aussi
36 EN I 12 1101b31-34 laquo La louange en effet srsquoadresse agrave la vertu puisque lrsquoaptitude agrave exeacutecuter les belles
actions vient de celle-ci et les eacuteloges vont aux œuvre [ὁ μὲν γὰρ ἔπαινος τῆς ἀρετῆς πρακτικοὶ γὰρ τῶν καλῶν
ἀπὸ ταύτης τὰ δ ἐγκώμια τῶν ἔργων] raquo 37 La traduction de Deacutecarie modifieacutee
204
ces genres [μακαρισμὸς δὲ καὶ εὐδαιμονισμὸς αὑτοῖς μὲν ταὐτά τούτοις δ οὐ ταὐτά
ἀλλ ὥσπερ ἡ εὐδαιμονία τὴν ἀρετήν καὶ ὁ εὐδαιμονισμὸς περιέχει ταῦτα] (I 9
1367b28-35)
Selon la derniegravere phrase de ce passage il srsquoagit drsquoun rapport de compreacutehension entre la vertu
et lrsquoaction vertueuse drsquoune part et le bonheur de lrsquoautre part et les discours relatifs agrave ces
eacuteleacutements reflegravetent ce mecircme rapport Cependant il y a une asymeacutetrie dans la formulation de
cette phrase En ce qui regarde le niveau des discours il est deux aspects enveloppeacutes par la
feacutelicitation (εὐδαιμονισμὸς) la louange portant sur la disposition vertueuse et lrsquoeacuteloge portant
sur lrsquoœuvre relative de cette disposition Alors qursquoau niveau des laquo objets raquo de ces discours le
bonheur est dit comprendre la vertu toute seule Or cette asymeacutetrie ne peut ecirctre qursquoapparente
la deacutefinition aristoteacutelicienne du bonheur ἡ κατ ἀρετήν ἐνέργεια fait reacutefeacuterence agrave la fois agrave la
disposition et agrave son activiteacute correspondante38 Cela dit la structure qui attend une explication
est la suivante drsquoune part la vertu et lrsquoaction vertueuse en geacuteneacuterale sont en vue du bonheur
(ce qursquoon fait on le fait en vue du bonheur) et lagrave il srsquoagit drsquoun rapport teacuteleacuteologique mais
drsquoautre part crsquoest un rapport de periechein qui les lie Il srsquoagit donc drsquoun rapport teacuteleacuteologique
qui se structure comme un rapport drsquoenveloppement Dans quel sens donc le bonheur
enveloppe drsquoune maniegravere teacuteleacuteologique lrsquoaction vertueuse et la vertu
IX Le laquo contenu raquo du bonheur
Les choses se compliquent davantage par la question de savoir si dans la deacutefinition du
bonheur on a affaire agrave une seule vertu et agrave une seule sorte drsquoaction ou bien aux plusieurs
vertus et aux plusieurs sortes drsquoaction Dans le livre X de lrsquoEthique agrave Nicomaque cette
38 Voir EN I 8 1098a30-33 ougrave Aristote se met agrave montrer la correspondance partielle entre sa propre conception
du bonheur et celles des autres et tregraves probablement celles des Acadeacutemiciens contemporains laquo Ainsi donc avec
ceux qui plaident en faveur de la vertu ou drsquoune certaine vertu notre argument est en accord puisque crsquoest elle
que manifeste lrsquoacte vertueux Mais une diffeacuterence qui nrsquoest peut-ecirctre pas neacutegligeable seacutepare nos conceptions du
bien suprecircme faut-il le placer dans une disposition ou dans un acte raquo Burnet voit dans ce passage une
reacutefeacuterence agrave Speusippe et agrave Xeacutenocrate laquo This is where Aristotle parts company with Speusippos who defined
eudaimonia as hexis teleia and Xenocrates who defined it as ktecircsis tecircs oikeias arecirctesraquo (The Ethics of Aristotle
edited with an Introduction and Notes London Methuen amp Co 1900 p 42 n 9) Alexander Grant pense que
cette deacutefinition aristoteacutelicienne du bonheur est drsquoaccord avec inclut et rencheacuterit sur la deacutefinition selon laquelle
laquo la vertu est bonheur raquo (The Ethics of Aristotle illustrated with Essays and Notes TI London Longmans
Green and Co 1885 p 456 n 7) Lrsquoenrichissement selon Grant et selon Burnet apregraves lui consiste dans la
substitution de laquo hexis raquo ou de laquo ktesis raquo par laquo energeia raquo ou laquo chresis raquo
205
question semble ecirctre trancheacutee en faveur de la seule activiteacute contemplative et de sa vertu
propre agrave savoir la sophia Cependant dans le livre I certaines formulations drsquoAristote
suggegraverent une multipliciteacute drsquoactiviteacute pour le laquo contenu raquo du bonheur
La question se pose deacutejagrave agrave partir de la deacutefinition de lrsquoergon de lrsquohomme comme ζωή
πρακτική τις τοῦ λόγον ἔχοντος (EN I 7 1098a3-4) Lorsqursquoil donne agrave la fin de son
argument sur lrsquoergon de lrsquohomme une premiegravere deacutefinition du bien humain Aristote dit laquo Le
bien humain [est] un acte de lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus lrsquoacte qui
traduit la plus parfaite et la plus finale raquo (1098a16-18) Plusieurs vertus suggegraverent plusieurs
activiteacutes Bien que cette premiegravere formulation exprime une reacuteticence au sujet du nombre des
vertus Aristote opte ici pour la meilleure des vertus Or quelque lignes plus loin au deacutebut du
chapitre suivant Aristote srsquoexprime drsquoune maniegravere moins trancheacutee et affirme que sa deacutefinition
du bonheur est en conformiteacute avec les opinions accepteacutees par laquo les eacutetudiants de philosophie raquo
et selon lesquelles le bien suprecircme consiste dans les praxeis et les energeias de lrsquoacircme (8
1098b15-16) Et vers la fin de ce mecircme chapitre ougrave il reprend sa propre deacutefinition du bonheur
Aristote parle en pluriel et laisse ouverte la possibiliteacute que le bonheur puisse ecirctre constitueacute de
plusieurs activiteacutes Il affirme que le bonheur tient ensemble des qualiteacutes drsquoecirctre le plus noble
le plus plaisant et le plus belle et dit que laquo tous ces caractegraveres appartient en effet aux activiteacutes
les meilleurs Or ce sont elles ou lrsquoune drsquoentre elles la meilleure nous lrsquoavons dit qui
constituent le bonheur [ἅπαντα γὰρ ὑπάρχει ταῦτα ταῖς ἀρίσταις ἐνεργείαις ταύτας δέ ἢ μίαν
τούτων τὴν ἀρίστην φαμὲν εἶναι τὴν εὐδαιμονίαν]raquo (1099a29-31)39
Cette question est lieacutee agrave la difficulteacute portant sur le sens exacte de lrsquoadjective laquo teleios raquo
qursquoAristote emploie pour qualifier agrave la fois lrsquoactiviteacute dans laquelle consiste le bonheur et sa
vertu relative40 Ces questions donnent lieu agrave une poleacutemique tregraves connue entre les interpregravetes
depuis lrsquoAntiquiteacute au sujet du laquo contenu raquo du bonheur aristoteacutelicien41 le bonheur selon
Aristote a-t-il un contenu exclusif ou inclusif Pour ceux qui prennent le mot laquo teleios raquo
comme deacutesignant la perfection qualitative drsquoune chose le bonheur consisterait dans un seul
type drsquoactiviteacute Cette activiteacute serait lrsquoactiviteacute humaine la plus haute et elle serait accomplie de
maniegravere laquo indeacutepassable raquo selon son excellence propre laquelle serait ducirc agrave sa relativiteacute agrave
39 Voir aussi EN I 10 1100b12-13 40 Dans un passage qui correspond agrave lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme de lrsquoEN lrsquoEthique agrave Eudegraveme donne la
deacutefinition suivant pour le bonheur le bonheur est laquo lrsquoactiviteacute drsquoune vie parfaite selon la vertu parfaite raquo (II 1
1219a38-39) 41 Sur cette question voir Pierre Destreacutee laquo Bonheur et compleacutetude raquo dans Aristote Bonheur et vertus eacuted Pierre
Destreacutee Paris PUF 2003 p 43-77
206
lrsquoactiviteacute humaine la plus haute la vertu la meilleur et la plus parfaite (aristecirc kai teleiocirctate ndash
EN I 6 1098a18)42 Cette entente exclusiviste du bonheur aristoteacutelicien donne lieu agrave deux
possibiliteacutes interpreacutetatives soit on deacutefend lrsquoideacutee que le bonheur consiste dans lrsquoactiviteacute
contemplative et dans sa vertu correspondant agrave savoir la sophia soit on dit qursquoil srsquoagit de
lrsquousage laquo deacutelibeacuteratif raquo de la raison dans le domaine de la moraliteacute et de sa vertu relative agrave
savoir la phronesis En revanche une deuxiegraveme voie interpreacutetative srsquoouvre si on comprend le
mot laquo teleios raquo dans le sens drsquoune perfection plutocirct quantitative drsquoecirctre complet43 Dans ce cas-
lagrave selon Pierre Destreacutee le bonheur serait laquo constitueacute de lrsquoensemble des activiteacutes humaines
dirigeacutees par la raison ainsi que des conditions mateacuterielles qui rend possibles ces activiteacutes raquo
cela dit lrsquoexpression laquo la vertu la plus complegravete raquo deacutesignerait laquo lrsquoexcellence de lrsquoensemble des
activiteacutes de la raison aussi bien theacuteoreacutetique que pratique raquo44
Cependant en ce qui concerne le problegraveme du rapport du bien suprecircme agrave ces aspects
constitutifs (les vertus et les actions vertueuses) les interpreacutetations exclusiviste et inclusiviste
ne sont pas de vrais alternatifs parce qursquoil y a une dimension temporelle du bien suprecircme
qursquoelles ne prennent pas en compte Mecircme si on accepte que le bonheur ne consiste que dans
une seule et unique sorte drsquoactiviteacute dans la mesure ougrave une seule instance de ce type drsquoactiviteacute
ne nous permettra pas de qualifier son agent de bienheureux45 le bonheur requerrait une
continuiteacute de cette activiteacute le long de la vie de lrsquoagent et cela de faccedilon agrave produire une certaine
maniegravere drsquoexistence (bios) Ce qui est vrai pour lrsquointerpreacutetation exclusive lrsquoest pour
lrsquointerpreacutetation inclusive aussi on ne saurait atteindre le bonheur que si on perpeacutetue
lrsquoensemble de ses activiteacutes constitutives Drsquoune faccedilon ou de lrsquoautre le fait que le bonheur
laquo enveloppe raquo ses activiteacutes constitutives aura une dimension temporelle Quelque soit donc
notre interpreacutetation pour le laquo contenu raquo du bonheur en raison de cette dimension temporelle
42 Cette interpreacutetation srsquoappuierait sur lrsquoun des sens qursquoAristote donne dans le livre Delta de la Meacutetaphysique
pour lrsquoadjectif laquo teleion raquo laquo Accompli se dit [hellip] de ce qui dans lrsquoordre de lrsquoexcellence et en bien ne peut ecirctre
deacutepasseacute relativement agrave son genre par exemple un meacutedecin est accompli et un flucirctiste est accompli quand ils
nrsquoont aucun deacutefaut selon la forme de leur excellence particuliegravere raquo (16 1021b14-17) 43 Ce sens correspondrait agrave celui qursquoon dit pour les choses dont laquo aucune partie de leur grandeur naturelle ne fait
defaut raquo (MetΔ 16 1021b33) 44 P Destreacutee laquo Bonheur et compleacutetude raquo loc cit p 44-45 Destreacutee deacutefend cette deuxiegraveme strateacutegie inclusive 45 Comme la conclusion de lrsquoargument sur lrsquoergon de lrsquohomme on lit laquo Le bien humain est donc un acte de
lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus lrsquoacte qui traduit la plus parfaite et la plus finale Encore
faut-il que ce soit dans une existence qui atteint sa fin car une seule hirondelle ne fait pas le printemps non plus
qursquoun seul beau jour Or de la mecircme faccedilon la feacuteliciteacute et le bonheur ne sont pas donneacutes non plus en un seul jour
ni mecircme en peu de temps raquo (EN I 7 1098a16-20)
207
du bonheur il y aura toujours un groupe drsquoactiviteacutes temporellement seacutepareacutees et dont le
rapport au bien suprecircme comme telos aura une structure drsquoenveloppement teacuteleacuteologique
De toute faccedilon il semble que dans le livre I de lrsquoEN crsquoest un ensemble de trois sens
possibles de laquo teleion raquo qui caracteacuterise le statut du bonheur par rapport aux autres biens que
lrsquoon poursuit en vue de lui
a) Le bonheur est teleios dans ce sens qursquoil est une activiteacute parfaite et finale en vue de
laquelle lrsquohomme fait tout46
b) le bonheur est complet et auto-suffisant dans ce sens qursquoil comprend tout ce qui le
constitue47
La dimension temporelle de ce dernier peut ecirctre formuleacutee comme suivant
c) le bonheur relegraveve drsquoune compleacutetude qui ne peut ecirctre atteint qursquoagrave moins qursquoune certaine
seacuterie de ses activiteacutes constitutives produise une maniegravere drsquoexistence (bios)
Ces trois sens se trouvent ensemble dans une deacutefinition reacuteviseacutee du bonheur qursquoAristote donne
vers la fin du chapitre EN I 11
Par conseacutequent qursquoest-ce qui empecircche de dire heureux celui dont lrsquoactiviteacute traduit une
vertu finale et qui possegravede en suffisance les ressources exteacuterieures non pendant
nrsquoimporte quelle peacuteriode mais dans une existence qui atteint sa fin Peut-ecirctre faut-il
ajouter lsquoet qui conservera ce genre drsquoexistence puis connaicirctra une fin analoguersquo du
fait que lrsquoavenir nous est obscur et que le bonheur que nous posons est une fin
absolument finale de toutes les faccedilons Mais dans ces conditions nous devons dire
lsquobienheureuxrsquo parmi les vivants ceux qui possegravedent et peuvent conserver les
caracteacuteristiques qursquoon a mentionneacutees (1101a14-21)
X Les laquo ingreacutedients raquo du bonheur
Cependant il est crucial de noter que bien que le bonheur relegraveve drsquoune faccedilon ou de
lrsquoautre drsquoun ensemble des biens que lrsquoon possegravede et conserve en vue de lui Aristote souligne
que le bonheur lui-mecircme ne srsquoidentifie pas agrave une somme arithmeacutetique de cet ensemble
46 Pour ce sens drsquoecirctre accompli voir Meacutet Δ 16 1021b23-28 47 Le bonheur est donc au nombre des choses qui sont accomplies en bien Pour ce sens drsquoecirctre accompli voir
Meacutet Δ 16 1021b31-33
208
Autrement dit le bonheur selon Aristote nrsquoest pas un bien qui tout en eacutetant de la mecircme
nature que les autres serait plus grand que leur ensemble et chacun drsquoeux Le bonheur est le
bien le plus digne de choix sans cependant ecirctre un bien de mecircme nature que les autres qui
assistent agrave sa reacutealisation Il nrsquoest pas le plus grand bien de tous les biens Ni il est plus grand
dans ce sens drsquoecirctre plus grand que nrsquoimporte quel ensemble des autres biens qui le
constituent Le bonheur ne srsquoeacutequivaut agrave aucune accumulation des biens qui le constituent il
ne doit ecirctre consideacutereacute ni comme la somme totale drsquoune telle accumulation ni comme un bien
que lrsquoon peut posseacuteder comme les autres Il nrsquoest pas une sorte de bien que lrsquoon peut
augmenter et rendre plus digne de choix ndash cela contredirait son caractegravere indeacutepassable
De plus nous pensons par ailleurs que [le bonheur] est de tous les biens le plus digne
drsquoeacutelection sans ecirctre associeacute agrave leur nombre [πάντων αἱρετωτάτην μὴ
συναριθμουμένην] Quand il est en revanche associeacute agrave leur nombre il est eacutevident que
le moindre bien le rendra encore plus deacutesirable car celui-ci qui srsquoy ajoute creacutee un
excegraves de biens mais le plus grand des deux reste toujours preacutefeacuterable (EN I 7
1097b16-20)48
Lrsquoauteur des MM souligne la difficulteacute que pose pour lrsquoeacutetude du bien suprecircme le rapport
entre le bonheur et les autres biens
[C]omment faut-il nous y prendre pour eacutetudier et connaicirctre le bien suprecircme Est-ce
par hasard en supposant quil doit faire compte lui aussi avec dautres biens Mais ce
serait absurde et voici comment Le bien suprecircme le bien le meilleur est une fin
finale et parfaite et la fin parfaite de lhomme pour le dire dun seul mot ne peut pas
ecirctre autre chose que le bonheur Mais comme dautre part nous composons le bonheur
dune foule de biens reacuteunis si en eacutetudiant le bien le meilleur vous le comprenez aussi
dans le reste du compte alors le meilleur sera meilleur que lui-mecircme puisquil est le
meilleur de tout Je prends un exemple si en eacutetudiant les choses qui donnent la santeacute
et la santeacute elle-mecircme on regarde ce qui est dans tout cela le meilleur et quon trouve
que le meilleur eacutevidemment cest la santeacute il en reacutesulte que la santeacute qui est la meilleure
de toutes ces choses est aussi la meilleure en comparaison delle-mecircme ce qui nest
quun non-sens49 Peut-ecirctre aussi nest-ce pas par cette meacutethode quil convient deacutetudier
48 Traduction de Bodeacuteuumls modifieacutee 49 La premiegravere corne de cette difficulteacute est difficile agrave comprendre et il me semble que lrsquoauteur des MM ne lrsquoa pas
proprement formuleacutee Supposons que les biens dont le bonheur est composeacute sont a b c d Supposons aussi
qursquoagrave cette liste on ajoute lrsquoeudaimonia (e) elle sera le meilleur de tous les cinq a b c d e Je ne vois pas
209
la question du bien suprecircme du bien le meilleur Mais faut-il dailleurs leacutetudier en
lisolant pour ainsi dire de lui-mecircme Et cette seconde meacutethode ne serait-elle pas
eacutegalement absurde Ainsi le bonheur se compose de certains biens mais rechercher
sil est encore le meilleur en dehors des biens dont il se compose cest absurde puisque
sans ces biens le bonheur nest rien seacutepareacutement et quil nest que ces biens mecircmes (I
2 1084a15-30)
Il me semble que cette difficulteacute trouve sa solution la plus satisfaisante si on srsquointerroge sur la
structure relationnelle exprimeacutee en Rheacutetorique I 9 1367b28-35 (citeacute plus haut) par le verbe
laquo periechein raquo lorsqursquoAristote disait que le bonheur comprenait la vertu (ἡ εὐδαιμονία
περιέχει τὴν ἀρετήν) comme la feacutelicitation (eudaimonismos) comprenait la louange et lrsquoeacuteloge
Bien qursquoil ne mette pas un accent particulier sur ce verbe ni sur le passage relatif de la
Rheacutetorique le modegravele proposeacute par Pierre Rodrigo50 pour le rapport entre les vertus leurs
exercices et le bonheur est eacuteclatante et utile agrave comprendre ce que le Stagirite veut dire par ce
verbe dans le passage concerneacute de la Rheacutetorique
Selon Rodrigo entre les vertus et le bonheur il ne srsquoagit pas drsquoune relation de type
instrumental mais drsquoune laquo relation drsquoingreacutedience raquo et selon lui le passage de lrsquoEN I 7
1097b16-20 (citeacute plus haut) atteste que laquo le bonheur nrsquoest pas du mecircme ordre logique que ses
ingreacutedients raquo Rodrigo emprunte le modegravele de son explication agrave la theacuteorie laquo meacutereacuteologique raquo
de Stanislaw Lesniewski51 selon laquelle reacutesume Rodrigo la relation entre les parties drsquoune
totaliteacute est comme laquo une relation entre lsquoingreacutedientsrsquo et non entre eacuteleacutements [atomiques] lrsquoideacutee
eacutetant qursquoune lsquoingreacutedientrsquo est deacutefini par la relation elle-mecircme et ne lui preacuteexiste nullement
comme le ferait un eacuteleacutement atomique raquo52 Lrsquoecirctre des ingreacutedients eacutetant entiegraverement relatifs lrsquoun
agrave lrsquoautre et agrave la totaliteacute dont ils font partie la totaliteacute qui englobe les ingreacutedients vaut comme
un laquo pheacutenomegravene enveloppe raquo de ceux-ci et elle relegraveve drsquoun ordre logique diffeacuterent par rapport
aux parties qui y sont contenues Cela dit on peut consideacuterer selon Rodrigo le bonheur
pourquoi e sera meilleur qursquoe quand on dit laquoe est le meilleur de tous les cinq raquo Pour le groupe 235 il nrsquoy a
aucune absurditeacute agrave dire que le 5 est le plus grand que les autres nombres dans ce groupe Lrsquoabsurditeacute que cherche
lrsquoauteur de ce passage ne se voit que si on prend e comme lrsquoaccumulation des autres eacuteleacutements Dans ce cas-lagrave
a b c d sera deacutejagrave e et il sera absurde de dire pour e dans a b c d e qursquoil est plus grand que abcd qui
est deacutejagrave e 50 P Rodrigo laquo Lrsquoordre du bonheur raquo dans Aristote Bonheur et vertus op cit 17-42 51 St Lesniewski Sur les fondements de la matheacutematique tr Fr G Kalinowshi Paris Hermegraves 1989 (citeacute par
Rodrigo ibid p 37 n 2) 52 P Rodrigo laquo Lrsquoordre du bonheur raquo loc cit p 37-8
210
comme laquo le lsquopheacutenomegravene enveloppersquo des diffeacuterents biens et des diffeacuterentes vertus raquo Le
bonheur serait donc laquo le pheacutenomegravene qui enveloppe lrsquoexercice effectif des vertus raquo53
Il faut pourtant compleacuteter cette analyse de Rodrigo par une remarque sur le rapport
teacuteleacuteologique des vertus au bonheur parce que comme nous lrsquoavons dit il srsquoagit en fait drsquoun
rapport teacuteleacuteologique qui se structure comme un rapport drsquoenveloppement Il srsquoagit donc de
reacuteveacuteler ce qui relegraveve du telos dans une totaliteacute qui ne srsquoidentifie pas agrave la somme arithmeacutetique
de ses laquo ingreacutedients raquo Outre le fait qursquoil enveloppe des vertus diffeacuterentes le bonheur doit
aussi ecirctre la fin agrave lrsquoaccomplissement de laquelle toutes les vertus contribuent particuliegraverement
Le bonheur est donc la possession de tous les teloi particuliers poursuivis par les vertus
particuliegraveres Lrsquohomme bienheureux meacuteritera cette appellation parce qursquoeacutetant spoudaios il
sera dans la possession du telos de toutes ses actions vertueuses54 Son bonheur enveloppera
tout ce qui relegraveve des vertus et de leurs teloi Ce qursquoon laquo feacutelicite raquo chez lrsquohomme bienheureux
ce nrsquoest plus son accomplissement de telle ou telle action accomplie selon telle ou telle vertu
partielle mais chez lui on feacutelicite son ecirctre dans la possession de la totaliteacute des teloi de toutes
les actions qursquoil a accompli vertueusement Pour revenir sur la Rheacutetorique I 9 1367b28-35
on loue sa possession de telle ou telle vertu et on fait eacuteloge de son tel ou tel accomplissement
vertueux mais on feacutelicite son arriveacute au point ultime impliqueacute par la totaliteacute de tous ces
premiers types de discours que lrsquoon lui a adresseacute pour ses accomplissements partiels
Il en ressort donc qursquoil nrsquoest pas une action une et ultime qui serait lrsquoaction de bonheur
et qui compleacuteterait la seacuterie des actions entreprises en vue drsquoun dernier coup de feacuteliciteacute
Lrsquoexistence mecircme de diffeacuterentes sortes de vertus portant sur diffeacuterents domaines drsquoaction (les
plaisirs du corps lrsquoargent lrsquoamitieacute le juste la penseacutee etc) qui ne sont pas neacutecessairement
lieacutes lrsquoun agrave lrsquoautre de maniegravere agrave constituer une chaine lineacuteaire de causaliteacute menant vers
lrsquoaccomplissement drsquoune seule et ultime action de bonheur atteste en effet le fait que ce
nrsquoest qursquoavec la bonne conduite de la totaliteacute de tous ces domaines que srsquoobtient le bonheur
sans srsquoidentifier ni agrave lrsquoune ni agrave lrsquoautre des vertus De plus la totaliteacute elle-mecircme de ces
domaines ne constitue pas un objet unifieacute deacutefini et seacutepareacute pour une vertu unique quelle
conque Il nrsquoexiste donc pas une vertu unique et speacuteciale qui preacuteside agrave la bonne conduite de
cette totaliteacute le bien dans lequel consiste le bonheur nrsquoest objet drsquoaucune vertu speacuteciale et
53 Ibid 54 Il sera donc un homme laquo accompli raquo dans ce sens speacutecifique qursquoAristote donne en Meacutet Δ 16 1021b23-28
laquo [L]es choses auxquelles appartient accomplissement sont dites accomplies si cet accomplissement est bon car
on les dit accomplies en ce qursquoelles possegravedent leur accomplissement [οἷς ὑπάρχει τὸ τέλος σπουδαῖον ltὄνgt
ταῦτα λέγεται τέλεια κατὰ γὰρ τὸ ἔχειν τὸ τέλος τέλεια]
211
drsquoaucune action particuliegravere Cela constitue le point de deacutepart de la critique aristoteacutelicienne de
la conception platonicienne de lrsquoagathon55 Le bonheur srsquoidentifie agrave la bonne conduite de la
totaliteacute des domaines drsquoaction Ou il vaut mieux peut-ecirctre dire qursquoil suit lrsquoensemble des
bonnes conduites dans ces domaines Cependant ce rapport entre les deux nrsquoest nullement
accidentelle laquo ecirctre heureux en effet va neacutecessairement avec la vertu [τὸ μὲν γὰρ
εὐδαιμονεῖν ἀναγκαῖον ὑπάρχειν μετὰ τῆς ἀρετῆς] raquo (Pol VII 9 1329a22-23)
XI laquo La polis existe en vue des belles actions raquo (Pol III 9 1281a2-3)
Si on retourne au problegraveme concernant la conception moralisante du politikon humain
aristoteacutelicien on voit maintenant que cette interpreacutetation de lrsquoaffirmation aristoteacutelicienne
selon laquelle la polis existe en vue du bien-vivre (Pol I 2 1252b29-30) repose sur une
inversion du rapport entre le bonheur et les vertus si dit-on le bonheur consiste dans
lrsquoaction vertueuse et si la polis existe en vue du bonheur on en conclut dans cette
interpreacutetation que la polis existe pour la vertu et pour lrsquoactualisation des capaciteacutes naturelles
de lrsquohomme pour lrsquoaction vertueuse Et crsquoest ainsi que lrsquoon eacutetablit un rapport entre la
formulation de Pol I 2 1252b29-30 et celle de III 9 1281a2-3 ougrave il est dit que la
communauteacute politique existe en vue des belles actions
Or il faut prendre Aristote pour ce qursquoil dit le rapport entre lrsquoaffirmation des lignes
1252b29-30 et celle de 1281a2-3 doit ecirctre compris en sens inverse de lrsquointerpreacutetation
moralisante la polis nrsquoest pas en vue du bien-vivre parce qursquoelle a comme telos lrsquoaction
vertueuse mais elle est en vue de lrsquoaction vertueuse parce qursquoelle a comme telos le bien-
vivre Ce qursquoAristote dit nrsquoest pas plus que cela la polis existe en vue du bien-vivre et pour
lrsquohomme le bien-vivre ne peut ecirctre atteint que par la vertu et par lrsquoaction vertueuse Tout
deacutepend de la diffeacuterence entre dire que la polis existe en vue de la vie morale acheveacutee et dire
qursquoelle existe en vue du bien-vivre et que ce dernier ne peut srsquoobtenir pour lrsquohomme que par
la vie morale acheveacutee 55 En EN I 4 1095a26-28 Aristote donne avant le longue exposeacute de son critique dans chapitre 6 1096a11-
1097a14 une premiegravere description de la conception platonicienne du Bien avec les mots suivants laquo Selon
certains au-delagrave de ces multiples bonnes choses il faudrait distinguer une autre chose lsquoen soirsquo qui serait
preacuteciseacutement la cause pour laquelle toutes celle-lagrave sont bonnes [ἔνιοι δ ᾤοντο παρὰ τὰ πολλὰ ταῦτα ἀγαθὰ ἄλλο
τι καθ αὑτὸ εἶναι ὃ καὶ τούτοις πᾶσιν αἴτιόν ἐστι τοῦ εἶναι ἀγαθά] (trad de Bodeacuteuumls modifieacutee) Je pense que pour
la Stagirite le vrai problegraveme avec la conception platonicienne du laquo Bien raquo concerne moins sa position au-delagrave de
la multipliciteacute des autres biens ou lrsquoattribution drsquoun statut de cause au Bien que la consideacuteration de la Forme du
Bien comme quelque chose en soi et au-delagrave de la multipliciteacute des autres biens
212
Cette diffeacuterence est de premiegravere importance pour la penseacutee politique drsquoAristote parce
qursquoelle nous sert du critegravere pour expliquer la diffeacuterence entre un bon reacutegime et un reacutegime
deacutevieacute Quand Aristote affirme que la polis existe en vue du bien-vivre il en parle au niveau
geacuteneacuterique toutes citeacutes en tant que choses existant par nature existent en vue du bien vivre
Mais il nrsquoen va pas de mecircme pour toutes sortes de constitution selon Aristote celles qui
gouvernent en vue de la fin pour laquelle la polis existe par nature sont les bons reacutegimes
tandis que celles qui gouvernent contre la fin naturelle de la polis sont contre la nature et elles
sont par conseacutequences deacutevieacutees Cela dit mecircme la polis gouverneacutee par tyrannie a comme sa
fin naturelle le bien-vivre Cependant comme le bien-vivre humain ne peut ecirctre atteint que par
la vertu et par lrsquoaction vertueuse seule les reacutegimes qui prennent soin des caractegraveres de ses
citoyens peuvent preacutetendre agrave lrsquoaccomplissement de la fin naturelle de cette communauteacute
naturelle des hommes (cf Pol III 9 1280b5-12) ils sont conformes agrave la nature56 parce
qursquoils servent agrave - et ne vont pas contre - la poursuite de la fin naturelle de la communauteacute Que
la polis existe en vue de bien-vivre est donc un fait de nature selon Aristote et ce fait ne
deacutepend pas de la forme du gouvernement Au contraire ce fait naturel sert de critegravere pour
distinguer les bons reacutegimes et les reacutegimes deacutevieacutes On peut en conclure que crsquoest dans un sens
deacuterivatif que la polis existe en vue des belles actions son existence naturelle pour le bien
vivre possegravede une prioriteacute explicative sur son existence en vue des belles actions
XII Conclusion
Les interpreacutetations moralisantes du politikon humain deacutependent drsquoune distinction
entre drsquoune part le fait que lrsquohomme est un animal politique et drsquoautre part le fait qursquoil est
plus politique et qursquoil possegravede la polis Ces interpreacutetations reconnaissent le caractegravere 56 Au sujet de la distinction entre les constitutions droites et les constitutions deacutevieacutees cf Pol III 6 1279a19-20
7 1279a22-b10 IV 2 1289a26-b26 En III 17 1287b37-41 Aristote dit laquo Car par nature certains [des gens]
sont destineacute agrave ecirctre gouverneacutes despotiquement les autres monarchiquement les autres constitutionnellement et
cela leur est juste et avantageux Le ltpouvoirgt tyrannique par contre nrsquoest pas conforme agrave la nature pas plus
qursquoaucune de celles des constitutions qui sont des deacuteviations Toutes en effet sont contre nature [ἔστι γάρ τι
φύσει δεσποτικὸν καὶ ἄλλο βασιλευτικὸν καὶ ἄλλο πολιτικὸν καὶ δίκαιον καὶ συμφέρον τυραννικὸν δ οὐκ ἔστι
κατὰ φύσιν οὐδὲ τῶν ἄλλων πολιτειῶν ὅσαι παρεκβάσεις εἰσί ταῦτα γὰρ γίνεται παρὰ φύσιν]raquo Selon ce
passage un reacutegime est deacutevieacute (ou droit) selon sa conformiteacute aux diffeacuterences (et aux similariteacutes) naturelles entre
les gouverneacutes parce que crsquoest cette conformiteacute qui deacutetermine la qualiteacute de la justice dans une citeacute La poursuite
de la fin naturelle de la citeacute neacutecessite que la constitution soit conforme et fasse justice aux qualiteacutes naturelles de
la population gouverneacutee Donc crsquoest toujours le gouvernement qui est censeacute se conformer agrave la nature et agrave la fin
naturelle de la communauteacute qursquoil gouverne
213
zoologique du premier mais pour les deuxiegravemes elles ne proposent qursquoune explication en
termes de moraliteacute Selon cette approche le degreacute supeacuterieur de la politiciteacute humaine et sa
possession de la polis ne sont plus les faits de lrsquoanimal politique qursquoest lrsquohomme Ces
pheacutenomegravenes ne srsquoexpliquent qursquoen fonction de lrsquoecirctre moral de lrsquohomme et ils ne relegravevent plus
de la zoologie de la politiciteacute humaine Ecirctre plus politique devient une vocation morale pour
lrsquohomme lrsquohomme nrsquoest pas plus politique par nature mais il cherche agrave lrsquoecirctre De plus selon
cette interpreacutetation il doit chercher agrave ecirctre plus politique Lrsquoaccomplissement de son humaniteacute
par la politique est maintenant un devoir de moraliteacute pour lrsquohomme
Cependant si laquo ecirctre politique raquo et laquo ecirctre plus politique raquo ne sont pas deux faits
distincts (comme nous avons essayeacute de montrer dans les chapitres preacuteceacutedents) et si lrsquohomme
est plus politique en tant que cet animal politique qursquoil est deacutejagrave (ou si cet animal plus
politique est deacutejagrave ce qursquoest lrsquohomme en tant qursquoanimal politique) on peut se demander la
question suivante avec toute leacutegitimiteacute lrsquohomme ne serait-il pas plus politique pour des
raisons drsquoordre biologique ou zoologique avant de lrsquoecirctre pour des raisons drsquoordre morale ou
eacutethique 57
Or une reacuteponse agrave cette question suppose que lrsquoon la pose au sujet du bien-vivre aussi
parce que selon lrsquointerpreacutetation moralisante du politikon humain la fin de la polis en tant que
forme finale que prend lrsquoecirctre-plus-politique de lrsquohomme est lrsquoeacutepanouissement de lrsquoexistence
morale de lrsquohomme Donc notre critique de cette interpreacutetation suppose que notre recherche
drsquoun sens zoologique pour lrsquoecirctre-plus-politique de lrsquohomme se complegravete avec une notion
zoologique de bien-vivre Nrsquoest-il pas possible de discerner chez Aristote un sens zoologique
et un sens plus large que le sens exclusivement eacutethique de bien-vivre en tant que fin ultime de
la polis (et de lrsquoecirctre-plus-politique de lrsquohomme)
Il semble qursquoun tel sens est preacutesent quoiqursquoimplicitement chez Aristote Jusqursquoici
nous avons parleacute comme si le bonheur (eudaimonia) et le bien-vivre humain sont identiques et
coextensives pour Aristote Toutefois il semble qursquoAristote suppose en fait un sens plus
large pour le bien-vivre humain que lrsquoeudaimonia Et il semble aussi qursquoil possegravede une
57 Jrsquoimite ici pour laquo ecirctre plus politique raquo la question que Jean-Louis Labarriegravere Langage vie politique et
mouvement des animaux Paris Vrin 2004 p 108 se pose lorsqursquoil srsquointerroge sur la validiteacute de lrsquoopposition
entre le sens litteacuteral et le sens meacutetaphorique drsquoecirctre animal politique laquo Lrsquohomme lui-mecircme ne serait-il pas un
animal politique pour des raisons drsquoordre biologique ou zoologique avant de lrsquoecirctre si lrsquoon ose dire pour des
raisons drsquoordre politique crsquoest-agrave-dire relevant de la science politique raquo
214
certaine notion zoologique de bien-vivre non seulement pour les hommes mais pour les
autres animaux aussi
Aristote nie lrsquoeudaimonia aux animaux autres que lrsquohomme Or le passage ci-dessous
de lrsquoEthique agrave Eudegraveme suggegravere qursquoAristote leur reconnait une certaine participation au-bien-
vivre et je prends ce passage comme une attestation pour la preacutesence drsquoune notion zoologique
de bien-vivre chez Aristote
On srsquoaccorde en somme pour reconnaicirctre que le bonheur est le plus grand et le
meilleur des biens humains lsquohumainrsquo disons-nous car il pourrait peut-ecirctre exister un
bonheur appartenant agrave quelque ecirctre supeacuterieur par exemple agrave une diviniteacute en effet
parmi les autres vivants infeacuterieurs aux hommes par nature aucun nrsquoa part agrave cette
appellation (car il nrsquoy a pas de cheval heureux ni drsquooiseau ni de poisson ni aucun
autre ecirctre) puisque nul ne participe en accord avec le mot et dans sa nature agrave quelque
chose de divin mais crsquoest selon quelqursquoautre mode de participation aux biens que tel
drsquoentre eux vit mieux et lrsquoautre mal (I 7 1217a21-29)
Si donc les autres animaux ne participent pas agrave lrsquoeudaimona crsquoest parce qursquoils nrsquoont aucune
part de cette quelque chose divine agrave laquelle seul lrsquohomme parmi les vivants sublunaires
participent (quoiqursquoil nrsquoy participe pas comme un Dieu) Or le passage suivant de lrsquoEthique agrave
Nicomaque suggegravere qursquoil y a dans la nature humaine aussi une part qui nrsquoest pas aussi
divine Selon ce passage il y a une part de lrsquoexistence humaine qui ne participe pas agrave la
feacuteliciteacute du bonheur et lrsquohomme ressemble aux autres animaux agrave cet eacutegard bien qursquoil ait sa
part en quelque maniegravere de ce qui est bien ce nrsquoest pas gracircce agrave cette part laquo profane raquo de son
existence qursquoil participe agrave lrsquoeudaimonia Autrement dit selon Aristote bien qursquoelle ne soit pas
une part feacuteliciteacutee de lrsquoexistence humaine cette part moins divine et plus animale de la vie
humaine nrsquoest pas exclue de toute participation au laquo bien raquo juste comme les autres animaux
Dans le passage ci-dessous de lrsquoEN Aristote affirme que crsquoest la science politique qui
srsquooccupe du laquo bien raquo de cette part profane de lrsquoexistence humaine Ce passage est aussi une
autre attestation pour la preacutesence drsquoune notion zoologique - bien que maigrement eacutelaboreacutee -
de bien-vivre chez Aristote
Il serait en effet deacuteplaceacute drsquoaller croire que la politique ou la prudence serait la plus
noble des sciences degraves lors que la reacutealiteacute suprecircme dans lrsquoUnivers nrsquoest pas lrsquohomme
Alors si on appelle saine et bonne une chose diffeacuterente selon qursquoon a affaire agrave des
hommes ou agrave des poisons mais que ce qursquoon appelle blanc ou rectiligne est toujours la
mecircme chose tout le monde doit aussi parler de la mecircme chose lorsqursquoil parle de ce qui
215
est sage mais de choses diffeacuterentes lorsqursquoil parle de ce qui est prudent On peut en
effet preacutetendre que ce qui est prudent crsquoest de bien voir aux choses particuliegraveres qui
nous concernent et si lrsquoon srsquoen remet agrave la prudence ce sera pour des choses qui nous
sont particuliegraveres Crsquoest preacuteciseacutement pourquoi si lrsquoon dit que parmi les becirctes
quelques-unes sont prudentes crsquoest en parlant de toutes celles qui manifestent dans
leur propre genre de vie une capaciteacute de preacutevoyance Par ailleurs il est eacutegalement
eacutevident que la sagesse et la politique ne peuvent pas ecirctre la mecircme chose Car si lrsquoon
va jusqursquoagrave dire sagesse la preacuteoccupation qursquoont les hommes des inteacuterecircts qui leur sont
propres il y aura plusieurs sagesses Il nrsquoy a pas en effet de science qui agrave elle seule
prenne en compte le bien de tous les ecirctres vivants mais il y en a une diffeacuterente selon
chaque genre de mecircme qursquoil nrsquoy a pas non plus une seule science meacutedicale portant sur
tous les ecirctres Et le fait que lrsquohomme deacutepasse de tregraves loin les autres animaux nrsquoa
aucune importance car au-dessus de lrsquohomme il y a drsquoautres ecirctres beaucoup plus
divins de nature ne serait-ce que par exemple les plus visibles dont lrsquoUnivers se
compose Tout ce qursquoon vient de dire montre donc que la sagesse est agrave la fois science
et intelligence des choses les plus honorables par nature Crsquoest pourquoi lrsquoon dit
drsquoAnaxagore de Thalegraves et de leurs semblables qursquoils sont des sages mais non des
hommes prudents vu qursquoils sont ignorants de leurs propres inteacuterecircts Ils savent dit-on
des choses exceptionnelles stupeacutefiantes difficiles mais sans utiliteacute parce qursquoils ne
cherchent pas les bien humains (EN VI 7 1141a20-b8)
Nous nous sommes permis de citer ce long passage parce que crsquoest le passage le plus fort qui
suggegravere que lorsqursquoAristote affirme en Pol I 2 que la polis existe en vue du bien-vivre il
nrsquoa peut-ecirctre pas utiliseacute ce concept (bien-vivre) comme un simple substitut pour
lrsquoeudaimonia La science du gouvernement de la polis a comme sa fin le bien
accomplissement de la fin pour laquelle la polis existe Or ce passage suggegravere que la science
politique a comme son objet propre le bien anthropinon qui nrsquoest pas exactement le mecircme
bien que vise la sagesse des philosophes Avec cette affirmation du fait que la polis existe en
vue du bien-vivre il semble qursquoAristote nrsquoa pas voulu dire laquo bonheur raquo agrave lrsquoexclusion drsquoun
autre sens plus large de bien-vivre que lrsquohomme partage agrave sa maniegravere agrave lui avec les autres
animaux qui participent au laquo bien raquo
Dans le chapitre suivant il srsquoagit donc de deacutecouvrir les eacuteleacutements drsquoune notion
zoologique de bien-vivre chez Aristote
216
CHAPITRE V
La biologie du bien-vivre chez Aristote
I Introduction
Outre les arguments et les discussions dans les Ethiques et les Politiques sur le
bonheur humain nulle autre part dans le corpus le Stagirite fait drsquoeacutelaborations sur le bien-
vivre des autres animaux On ne saurait exageacuterer si on dit que le seul animal dont il discute le
bien-vivre crsquoest lrsquohomme De plus dans ces contextes eacutethiques et politiques le bien-vivre
humain nrsquoest pas traiteacute en fonction de traits que lrsquohomme partage en commun avec les autres
animaux crsquoest surtout sous les aspects de sa capaciteacute rationnelle de faire des choix deacutelibeacutereacutes
et de son intelligence que lrsquohomme est objet de deacutebat dans ses traiteacutes On ne dispose donc pas
de discussion zoologique sur le bien-vivre chez Aristote ni pour lrsquohomme ni pour les
animaux autres que lrsquohomme Cependant comme tous les lecteurs des traiteacutes zoologiques
drsquoAristote lrsquoaccepteraient il ne serait pas complegravetement juste de dire que le bien-vivre des
animaux autres que lrsquohomme et le bien-vivre dans un sens zoologique en geacuteneacuteral sont
absolument hors de la perspective drsquoAristote Bien qursquoil ne fasse pas de longues remarques
eacutelaboreacutees sur ce sujet on ne peut pas srsquoempecirccher de se dire qursquoAristote semble supposer une
notion zoologique du bien-vivre car il dit tregraves souvent qursquoun tel ou tel autre trait de lrsquoanimal
existe en vue du meilleur (beltion) du bien (eu) ou encore en vue du beau (kalocircs)
Dans la suite de ce chapitre je veux explorer les eacuteleacutements agrave partir desquels on peut
reconstruire une notion aristoteacutelicienne du bien-vivre dans le sens zoologique1 Pour ce faire
1 Le passage ougrave lrsquoon se rapproche le plus drsquoentrevoir ce qursquoAristote aurait supposeacute comme bien-vivre des autres
animaux se trouve assez curieusement dans lrsquoEthique agrave Nicomaque laquoIl serait en effet deacuteplaceacute drsquoaller croire
que la politique ou la prudence serait la plus noble des vertus degraves lors que la reacutealiteacute suprecircme dans lrsquounivers
nrsquoest pas lrsquohomme Alors si lrsquoon appelle saine et bonne une chose diffeacuterente selon qursquoon a affaire agrave des hommes
ou agrave des poissons mais que ce qursquoon appelle blanc ou rectiligne est toujours la mecircme chose tout le monde doit
aussi parler de la mecircme chose lorsqursquoil parle de ce qui est sage mais de choses diffeacuterentes lorsqursquoil parle de ce
qui est prudent On appelle prudent celui qui discerne son propre bien particulier et crsquoest agrave celui-ci que lrsquoon srsquoen
remet pour ce genre de choses Crsquoest preacuteciseacutement pourquoi si lrsquoon dit que parmi les becirctes quelques-unes sont
prudentes crsquoest en parlant de toutes celles qui manifestent dans leur propre genre de vie une capaciteacute de
preacutevoyance Par ailleurs il est eacutegalement eacutevident que la sagesse et la politique ne peuvent ecirctre la mecircme chose
Car si on va jusqursquoagrave dire sagesse la preacuteoccupation qursquoont les hommes des inteacuterecircts qui leur sont propres il y aura
plusieurs sagesse Il nrsquoy a pas en effet de science qui agrave elle seule prenne en compte le bien de tous les ecirctres
vivants mais il y en a une diffeacuterente selon chaque genre de mecircme qursquoil nrsquoy a pas non plus une seule science
217
je vais mrsquoappuyer sur une lecture commune du De Anima et des Parties des Animaux Or la
tacircche de faire une lecture coordonneacutee du DA et des PA en vue de deacuteceler une notion
zoologique du bien-vivre se heurte agrave une difficulteacute majeure il nrsquoest pas du tout eacutevident
drsquoobtenir et de passer agrave une compreacutehension complegravete coheacuterente et globale du bien-vivre
humain agrave partir drsquoune eacutetude du bien-vivre dans le sens zoologique parce que celui-lagrave srsquoeacutetablit
sur les eacuteleacutements que celui-ci nrsquoimplique mecircme pas la capaciteacute rationnelle de lrsquohomme dans
toutes ses formes et sa capaciteacute naturelle agrave la vertu sont indispensables pour le bien-vivre
humain Donc lrsquoeacutetude sur le bien-vivre animal dans les PA resterait obligatoirement
insuffisante (pour ne pas dire sans rapport) pour deacuteceler une structure geacuteneacuterale du bien-vivre
de tous les animaux parce que lrsquoun des animaux agrave savoir lrsquohomme aura toujours un excegraves qui
nrsquoentre pas dans une telle structure Pour le dire autrement le bien-vivre humain serait laquo trop
humain raquo pour ecirctre modeleacute sur la mecircme structure que le bien-vivre zoologique Drsquoougrave la
difficulteacute de coordonner les PA au DA dans le cadre drsquoune telle enquecircte Un veacuteritable objet de
lrsquoeacutetude dans le DA et lrsquoaspect indispensable mecircme principal du bonheur humain se trouve
exclu de lrsquoenquecircte zoologique des PA il srsquoagit bien sucircr du noucircs et de son activiteacute la dianoia
Dans le DA Aristote consacre une partie consideacuterable du livre III au noucircs alors que dans PA
I 1 641a32-b10 il reacutefute drsquoinclure le noucircs et la dianoia parmi les objets de la science
naturelle Selon lui la science naturelle ne srsquooccupe pas de toute acircme mais seulement de
lrsquoacircme en tant qursquoelle est principe du mouvement et du changement2 Or lrsquointellect nrsquoest agrave
lrsquoorigine drsquoaucun changement laquo toute acircme nrsquoest pas nature raquo (641b9)3 dit Aristote Donc la
meacutedicale portant sur tous les ecirctres raquo [ἄτοπον γὰρ εἴ τις τὴν πολιτικὴν ἢ τὴν φρόνησιν σπουδαιοτάτην οἴεται
εἶναι εἰ μὴ τὸ ἄριστον τῶν ἐν τῷ κόσμῳ ἄνθρωπός ἐστινεἰ δὴ ὑγιεινὸν μὲν καὶ ἀγαθὸν ἕτερον ἀνθρώποις καὶ
ἰχθύσι τὸ δὲ λευκὸν καὶ εὐθὺ ταὐτὸν ἀεί καὶ τὸ σοφὸν ταὐτὸ πάντες ἂν εἴποιεν φρόνιμον δὲ ἕτερον τὰ γὰρ
περὶ αὑτὸ ἕκαστα τὸ εὖ θεωροῦν φησὶν εἶναι φρόνιμον καὶ τούτῳ ἐπιτρέψει αὐτά διὸ καὶ τῶν θηρίων ἔνια
φρόνιμά φασιν εἶναι ὅσα περὶ τὸν αὑτῶν βίον ἔχοντα φαίνεται δύναμιν προνοητικήν φανερὸν δὲ καὶ ὅτι οὐκ ἂν
εἴη ἡ σοφία καὶ ἡ πολιτικὴ ἡ αὐτή εἰ γὰρ τὴν περὶ τὰ ὠφέλιμα τὰ αὑτοῖς ἐροῦσι σοφίαν πολλαὶ ἔσονται σοφίαι
οὐ γὰρ μία περὶ τὸ ἁπάντων ἀγαθὸν τῶν ζῴων ἀλλ ἑτέρα περὶ ἕκαστον εἰ μὴ καὶ ἰατρικὴ μία περὶ πάντων τῶν
ὄντων] ( VI 7 1141a20-28 trad de Bodeacuteuumls modifieacutee) 2 Dans ce sens le DA III 9-10 semble ecirctre en effet en conformiteacute avec les PA pour nier au noucircs la position
drsquoecirctre source de changement et de tout mouvement Voir aussi EN VI 2 1139a35-36 διάνοια δ αὐτὴ οὐθὲν
κινεῖ ἀλλ ἡ ἕνεκά του καὶ πρακτική Sur cette question voir James G Lennox laquo The Place of Mankind in
Aristotlersquos Zoology raquo Philosophical Topics 27 (1) 1999 p 1-16 et J G Lennox laquo Aristotle on Mind and the
Science of Nature raquo dans Greek Research in Australia Proceedings of the Eighth Biennial International
Conference of Greek Studies eacuteds M Rossetto M Tsianikas G Couvalis et M Palaktsoglou Flinders
University Department of Languages p 1-16 3 Voir aussi quelques lignes plus haut 641a19-33 pour lrsquoacircme de lrsquoanimal comme sa nature elle lrsquoest comme
motrice et comme fin
218
recherche zoologique ne portera pas sur toute acircme Ce sont la partie nutritive la partie
sensitive et celle responsable du mouvement local qui sont les principes de changement et
donc objets de la theoria du naturaliste (641b5-9)4
En ce qui concerne la notion de bien-vivre il y aura donc neacutecessairement une
asymeacutetrie entre le DA et les PA celle que lrsquoon extrairait du dernier serait restreinte agrave la vie
biologique alors que celle extraite du premier comprendrait les instances de vie qui vont au-
delagrave de la vie en tant qursquoobjet de la science naturelle parce que dans le DA le pheacutenomegravene de
vie srsquoeacutetend au-delagrave de la vie biologique
Il est sans doute vrai que ce bannissement de lrsquoeacutetude theacuteoreacutetique sur lrsquointellect de la
science naturelle ne revient pas agrave exclure lrsquohomme tout entier de lrsquoeacutetude zoologique Lrsquoacircme
humaine en tant qursquoobjet de lrsquoeacutetude zoologique et lrsquoacircme humaine en tant qursquoobjet de la
psychologie ne sont certainement pas incompatibles Or cette compatibiliteacute ne semble
possible que dans la mesure ougrave on exclut la question de lrsquointellect et celle de bonheur de son
eacutetude de lrsquoacircme David Balme souligne ce point
[M]an is as complete and explainable a thing as other animals are without taking
account of intellect similarly as an animal he is complete without happiness even
though this is most clearly his proper end as man Throughout his zoology Aristotle
treats man just as one other animal (albeit the most lsquoperfectedrsquo animal) but this is
because he deliberately excludes from zoology what he himself thinks the most
important aspects of man5
4 Pour la reconstruction et lrsquoanalyse plus deacutetailleacute de cet argument voir Lennox laquo The Place of Mankind in
Aristotlersquos Zoology raquo loc cit p 3-5 Lrsquoargument preacutesenteacute ici est le deuxiegraveme de deux arguments qursquoAristote
donne dans ce mecircme passage (PA I 1 641a32-b10) contre lrsquoinclusion de lrsquointellect parmi les objets de lrsquoeacutetude
zoologique Dans le premier argument (PA I 1 641a32-b4) Aristote deacutefend lrsquoideacutee que si la science naturelle
eacutetudie lrsquointellect et ses objets aussi toute philosophie se noierait dans elle Or suppose Aristote les objets de
lrsquointellect sont les seuls objets drsquoeacutetudes au-delagrave de ceux de la science naturelle Pour la reconstruction de cet
argument et son analyse deacutetailleacutee voir Lennox ibid p 2-3 Un reacutesumeacute de lrsquoargument de cet article de Lennox
se trouve dans la note qursquoil a eacutecrite dans son commentaire pour ces lignes des PA (Aristotle On the Parts of
Animals translated with a Commentary Oxford Clarendon Press 2001 p 142-144) Sur le mecircme passage voir
aussi D Balme Aristotle De Partibus Animalium I and De Generatione Animalium I (with passages from II 1-
3) Oxford Clarendon Press 1992 p 89 et 91-92 Pour une autre discussion du meme sujet voir W Charlton
laquo Aristotle on the Place of Mind in Nature raquo dans Philosophical Issues in Aristotlersquos Biology eacuteds A Gotthelf et
James G Lennox Cambridge Cambridge University Press 1987 p 408-423 5 D Balme Aristotle De Partibus Animalium I op cit p 89
219
Selon ce passage lrsquoeacutetude zoologique de lrsquohomme et la question de son bonheur seraient
mutuellement exclusives drsquoune part quand on prend lrsquohomme zoologiquement crsquoest-agrave-dire
comme un animal aussi complet que les autres on ne dirait plus rien sur son bonheur drsquoautre
part quand on parle de son bonheur on ne le traite plus en fonction de ses aspects animaux
Lrsquoeacutetude zoologique traiterait donc lrsquohomme drsquoune maniegravere assez complegravete comme animal
mais drsquoune maniegravere incomplegravete comme humain crsquoest-agrave-dire sans prendre son bonheur en
compte Comme le bonheur humain impliquera neacutecessairement lrsquointellect lrsquoexclusion de la
question de bonheur accorde selon Balme une coheacuterence agrave lrsquoeacutetude zoologique de lrsquohomme
Lrsquoorigine de cette divergence entre la question de bonheur humain et lrsquoeacutetude
zoologique de lrsquohomme se trouve sans doute dans le conflit entre la deacutefinition
hyleacutemorphique de lrsquoacircme et la theacuteorie de lrsquointellect comme une faculteacute seacuteparable du corps
Selon cette derniegravere theacuteorie qui va contre la conception anti-dualiste de la vie deacuteveloppeacutee
dans le livre II du DA par la deacutefinition de lrsquoacircme comme la forme du corps naturel lrsquointellect
nrsquoest forme drsquoaucun corps et fonctionne indeacutependamment de tout corps (DA III 4-5) Pour la
theacuteorie de lrsquoacircme du DA cette divergence vaut donc plus qursquoune simple asymeacutetrie entre deux
notions de vie et elle devient une incoheacuterence et une menace pour la validiteacute de la deacutefinition
du livre II6 Srsquoil y a une telle incoheacuterence au sein mecircme du DA lrsquoideacutee de reconstruire la
notion aristoteacutelicienne de bien-vivre dans le sens zoologique agrave partir drsquoune lecture commune
du DA et des PA ne megravenerait et ne servirait agrave rien pour expliquer le cas de lrsquohomme parce que
sont incoheacuterents voire incompatibles le bien-vivre zoologique et le bien-vivre proprement
humain qui englobe le noucircs et ses activiteacutes le bien-vivre hyleacutemorphique et le bien-vivre
humain ne sauraient pas partager une structure commune parce que le bien-vivre propre agrave
lrsquohomme comprend un eacuteleacutement non-corporel qui ne saurait pas ecirctre expliqueacute par une approche
anti-dualiste et hyleacutemorphique de la vie Le bien-vivre proprement humain serait incompatible
avec le bien-vivre zoologique7
6 La litteacuterature sur lrsquointellect dans le DA est immense Mais la faccedilon habituelle drsquoexpliquer lrsquoincoheacuterence entre la
deacutefinition hyleacutemorphique de lrsquoacircme et la theacuteorie de seacuteparabiliteacute de lrsquointellect consiste en attribuer la derniegravere agrave la
jeunesse drsquoAristote et agrave lrsquoinfluence de Platon Outre W Jaeger Aristotle Fundamentals of the History of his
Development Oxford Clarendon Press 1948 p 217-219 et 332-34 voir aussi W D Ross laquo The Development
of Aristotlersquos Thought raquo Proceedings of the British Academy 43 1957 p 65-67 7 En effet les PA et le DA ne se contredisent pas sur le fait de nier agrave lrsquointellect tout seul le statut drsquoecirctre une
source de mouvement Le DA III 9 examine diffeacuterente faculteacute de lrsquoacircme pour savoir quelle partie de lrsquoacircme est
responsable de sa fonction motrice Ce chapitre finit par reconnaitre que le mouvement local est lrsquoœuvre drsquoune
certaine uniteacute du noucircs et de lrsquoorexis Dans le chapitre suivant Aristote nuance cette premiegravere conclusion et il
affirme que lrsquoinstance ultime qui imprime le mouvement local chez les animaux crsquoest la partie deacutesirative de
220
Tous ces points vont agrave lrsquoencontre de lrsquoideacutee de trouver une structure transversale et
commune de bien-vivre entre la vie zoologique et la vie proprement humaine Or je pense
que cette image drsquoincoheacuterence et drsquoincompatibiliteacute entre deux notions de bien vivre nrsquoest pas
adeacutequate Et bien que les extensions des eacutetudes de la vie dans le DA et dans les PA soient
asymeacutetriques les notions de bien-vivre que lrsquoon peut extraire de ces deux ouvrages ne sont
pas mutuellement exclusifs Lorsque Aristote parle dans le DA de lrsquoacircme comme la cause de
la vie chez les ecirctres animeacutes il parle de la vie dans toute sa diversiteacute Lrsquoacircme est donc la cause
de la vie dans tous les sens ougrave elle srsquoentend Selon le DA la vie srsquoentend dans les sens nutritif
sensitif locomotif dianoeacutetique et intellectif8 Bien que le DA se diffegravere du PA par lrsquoextension
dans laquelle il prend le pheacutenomegravene de vie je vais essayer de montrer dans la suite que ces
deux textes partagent en effet la mecircme perspective sur le rapport entre le corps lrsquoacircme et la
vie Dans tous les deux le corps vient agrave ecirctre et existe en vue des actions dont le vivant est
capable de faire en vertu de lrsquoacircme qursquoil possegravede Les PA examinent les animaux selon les sens
de vivre tels qursquoils sont distingueacutes dans le DA (sauf lrsquointellect) dans ce texte les animaux
sont repreacutesenteacutes et analyseacutees en fonction de leurs organisations corporelles et en fonction de
leurs actions lieacutees agrave leurs capaciteacutes nutritives sensitives et locomotives QuoiqursquoAristote ne se
pose pas comme tacircche de parler de tous les animaux connus et de tous leurs traits
connaissables on nrsquoaurait pas tort de dire que lrsquoensemble du corpus biologique donne lrsquoimage
drsquoune totaliteacute inteacutegreacutee pour lrsquoœuvre de vivre des animaux traiteacutes Dans la suite de ce chapitre
je vais essayer de deacutevelopper lrsquoideacutee suivante le bon accomplissement de son œuvre de vivre
comme une totaliteacute inteacutegreacutee serait le bien-vivre pour un animal Pour le dire autrement je
pense que selon la notion de bien-vivre qursquoAristote suppose ndash sans la formuler explicitement -
agrave travers le corpus biologique un animal vivrait bien si sa vie est bien veacutecue dans tous les
sens dans lesquels lrsquoanimal la possegravede
lrsquoacircme et laquo le noucircs de son cocircteacute ne deacuteclenche pas de mouvement sans deacutesir raquo (DA III 10 433a22-23) Aristote
preacutecise que la sorte drsquointellect qui joue un rocircle dans la production du mouvement local nrsquoest pas le noucircs
theorecirctikos mais crsquoest le noucircs qui raisonne en vue drsquoune fin pratique crsquoest le noucircs praktikos Lennox laquo The
place of Mankind raquo loc cit p 5 pense que selon ce chapitre du DA mecircme le noucircs praktikos est inapte agrave
deacuteclencher le mouvement sans lrsquoorexis Je trouve que crsquoest une faccedilon redondante de poser ce qursquoAristote veut
dire ici (III 10 433a10-31) Comme je comprends ces lignes le noucircs ne participe dans la production du
mouvement que srsquoil est praktikos et il nrsquoest praktikos que quand il est en reacuteunion avec le deacutesire Donc je pense
qursquoAristote nrsquoexclut pas le nocircus praktikos du mouvement mais cherche agrave souligner que le noucircs en tant que tel ne
produit mouvement que dans la preacutesence drsquoun objet de deacutesire Sinon le noucircs praktikos fait drsquoores et deacutejagrave partie
de la psychologie du mouvement 8 DA II 2 413a22-25 et 413b11-13
221
Si cette deacutefinition du bien-vivre est acceptable lrsquoasymeacutetrie entre le DA et les PA et
lrsquoexclusion du noucircs de la recherche zoologique poseront moins de problegraveme parce que ce qui
est dit pour les sens de vivre agrave lrsquointersection des eacutetudes du DA et des PA peut ecirctre eacutegalement
dit pour la vie intellective aussi ce dont nous avons besoin pour rendre compte du bien vivre
complet de lrsquohomme ce nrsquoest pas de changer la perspective extraite des PA mais de lrsquoeacutetendre
vers le noucircs En conseacutequence le bien-vivre complet de lrsquohomme comprendrait (outre le bon
accomplissement de lrsquoœuvre de vivre dans ses sens biologiques et hyleacutemorphiques) le bon
accomplissement du vivre intellectif aussi Sans doute les conditions et le contenu du bien-
vivre biologique et ceux de lrsquointellectif seront diffeacuterents Cependant au niveau ougrave lrsquoon ne les
prend que comme les diffeacuterents sens ou comme les diffeacuterentes faccedilons de vivre une structure
commune srsquoappliquera agrave tous9
Le passage ci-dessous citeacute de lrsquoEthique agrave Eudegraveme peut donner une ideacutee sur ce qui
serait une structure commune du bien-vivre qursquoAristote semble supposer agrave travers ses traiteacutes
biologiques et qui serait applicable agrave tous les sens de vivre srsquoil eacutetait loisible drsquoaccorder un
sens biologique aux concepts laquo aretecirc raquo et laquo spoudaios raquo
En outre admettons que lrsquoœuvre de lrsquoacircme est de faire vivre [ἔτι ἔστω ψυχῆς ἔργον τὸ
ζῆν ποιεῖν] et que cela10 consiste dans lrsquousage et ecirctre eacuteveilleacute (car le sommeil est une
certaine inaction et un repos) lrsquoœuvre de lrsquoacircme et de sa vertu eacutetant neacutecessairement
une et identique lrsquoœuvre de sa vertu sera donc la vie excellente [ζωὴ σπουδαία] (EE
II 1 1219a23-27)11
A propos de ce passage il y a lieu pour dire qursquoil serait plus correct de le consideacuterer
davantage comme un texte de science naturelle que comme un texte drsquoeacutethique parce que
selon Aristote lui-mecircme dans le DA il nrsquoy a pas une seule forme de vivre pour laquelle lrsquoacircme
est cause lrsquoacircme est la cause de toutes sortes drsquoactiviteacute qui nous permettent de reconnaicirctre la
vie chez un vivant Bien qursquoil soit vrai que lrsquoœuvre de lrsquoacircme (crsquoest-agrave-dire la vie elle-mecircme)
est une œuvre une et unifieacutee il nrsquoest pas moins vrai surtout pour un organisme comme
lrsquohomme que cette œuvre totale est constitueacutee des œuvres de diffeacuterentes faculteacutes qursquoenglobe
9 Drsquoougrave je pense la possibiliteacute des analogies entre la santeacute et le moral Les exemples pour cette analogie sont
innombrables Juste pour en citer quelques uns qui sont les plus pertinents pour le contexte discuteacute ici EE I 5
1216b19-25 7 1217a35-40 8 1218a32 1218b12-22 II 1 1219a13-28 1220a2-4 et 22-31 VIII 3
1249a22-1249b3 EN II 2 1104a11-27 III 4 1113a26-29 11 1119a11-20 V 1 1129a15-17 VI 7 1141a20-
28 12 1143b25-28 et 1144a3-6 10 Je lis touto au lieu de tou 11 Traduction de Deacutecarie modifieacutee
222
son acircme Et crsquoest pour chacune de ces faculteacutes psychiques que lrsquoacircme est une cause elles sont
toutes lrsquoœuvre de lrsquoacircme Chez lrsquohomme par exemple son acircme nrsquoest pas la cause de sa seule
faculteacute cognitive Et cela est vrai pour tous les animaux leur vie globale et toutes leurs
faculteacutes de vivre sont lrsquoœuvre de leurs acircmes propres unifieacutees Donc srsquoil eacutetait loisible de
prendre les mots laquo aretecirc raquo et laquo spoudaios raquo dans un sens moins moral et au sens de laquo reacuteussite raquo
ou de laquo succegraves raquo ce passage serait tout agrave fait pertinent dans un contexte biologique pour
chaque sorte drsquoanimal le bien-vivre serait le bon accomplissement de son propre œuvre de
vivre dans tous les sens que lrsquoanimal la possegravede - les sens pour chacun desquels son acircme est la
cause et le principe Ce passage deacutepasse le contexte eacutethique immeacutediat ougrave on le trouve il parle
drsquoun rapport causal entre lrsquoacircme et la vie et ce point le place dans une perspective biologique
Cependant il nrsquoest biologique que maladroitement parce que drsquoun point de vue biologique
lrsquoacircme est cause des laquo vivres raquo en pluriel dans tous les sens que la vie se trouve dans la nature
Toutefois la preacutesence drsquoun tel passage dans un contexte eacutethique nous indique la possibiliteacute de
surmonter la difficulteacute concernant la seacuteparabiliteacute de lrsquointellect Ce passage se place dans
lrsquointersection des perspectives eacutethique et zoologique sur le bien-vivre il dit agrave la fois ce que
les textes zoologiques ne disent pas et refusent de dire sur le bien-vivre complet de lrsquohomme
et ce que ne disent les textes eacutethico-politiques sur le bien-vivre zoologique de lrsquohomme Il dit
un peu de cela et un peu de ceci Ce faisant il nous indique la possibiliteacute drsquoune structure
commune agrave toutes les instances (les faculteacutes non-corporelles comprises) du bien-vivre
humain le bon fonctionnement des faculteacutes de lrsquoacircme cause le bien-vivre de lrsquohomme et cela
dans tous le sens de vivre pour lesquels lrsquohomme possegravede la vie Ce qui est correct pour
lrsquohomme devrait lrsquoecirctre a fortiori pour les autres vivants qursquoils soient deacutepourvus ou non de
capaciteacutes cognitives non-corporelles
II Robert Bolton la deacutefinition de lrsquoacircme et le noucircs seacuteparable du corps
Pour ma discussion du bien-vivre dans ce chapitre je mrsquoappuie sur les analyses de R
Bolton au sujet de la deacutefinition aristoteacutelicienne de lrsquoacircme12 Pour la deacutefinition de lrsquoacircme donneacutee
en DA II 1 comme la forme drsquoune certaine sorte de corps Bolton offre une interpreacutetation qui
la rend compatible avec la doctrine drsquoun intellect seacuteparable du corps Outre lrsquointellect en tant
qursquoune sorte de laquo vivre raquo non-corporelle lrsquointerpreacutetation de Bolton reacutevegravele une deacutefinition
coheacuterente pour le premier moteur immobile (comme un ecirctre vivant immateacuteriel) et pour les
eacutetoiles aussi (lesquelles quoique mateacuterielles ne possegravedent pas drsquoorganes)
12 Robert Bolton laquo Aristotlersquos definition of the soul De Anima II 1-3 raquo Phronesis 23 1978 p 258-278
223
Selon Bolton les deacutefinitions de lrsquoacircme qursquoAristote donne en DA II 1 sont des
deacutefinitions nominales 13 et elles doivent ecirctre comprises ducircment Ces deacutefinitions sont
nominales selon Bolton en ce qursquoelles indiquent laquo [the] most familiar instances of soul by
means of a description which exhibits only sufficient conditions for being an instance of soul
and defines the soul as the generic form possessed by those instances raquo 14 En tant que
deacutefinitions nominales les deacutefinitions que lrsquoon trouve en DA II 1 ne donnent que les
conditions suffisantes pour la preacutesence de lrsquoacircme et pour reconnaicirctre les formes de certains
types de corps comme les instances de cette forme geacuteneacuterique qursquoest lrsquoacircme Donc la
deacutefinition laquo Lrsquoacircme est la reacutealisation premiegravere drsquoun corps naturel qui possegravede la vie en
puissance raquo ne dit pas selon Bolton que ces corps sont les seuls agrave posseacuteder cette
laquo enteacuteleacutechie raquo mais elle dit plutocirct que cette laquo enteacuteleacutechie raquo est celle qursquoils possegravedent15 Ou la
deacutefinition laquoLrsquoacircme est la reacutealisation premiegravere drsquoun corps naturel pourvu drsquoorganes raquo elle
aussi identifie lrsquoacircme comme lrsquoactualiteacute geacuteneacuterique agrave laquelle appartiennent les formes de ces
corps organiques comme ses instances mais elle ne dit pas que les corps organiques sont les
seuls agrave ecirctre animeacutes Bolton pense qursquoAristote donne ces deacutefinitions parce qursquoelles deacutecrivent
les plus eacutevidents exemples des choses animeacutees dont les formes remplissent les conditions
suffisantes pour ecirctre acircme
Bolton affirme que cette lecture des deacutefinitions donneacutees en DA II I reacutesout aussi les
difficulteacutes regardant la seacuteparabiliteacute de lrsquointellect du corps parce que ces deacutefinitions ne
requiegraverent pas que toutes choses animeacutees soient corporelles Dans la mesure ougrave lrsquoactiviteacute drsquoun
intellect en œuvre est de mecircme forme geacuteneacuterique que les autres choses animeacutees (les corps
organiques par exemple) cet intellect serait aussi animeacute et vivants bien qursquoil soit sans corps
Selon lrsquointerpreacutetation de Bolton pour Aristote la corporaliteacute nrsquoest pas une condition
neacutecessaire pour ecirctre acircme toute acircme nrsquoappartient pas agrave un corps
Bolton trouve la vraie deacutefinition de lrsquoacircme en DA II 2 413b11-12 laquo Lrsquoacircme est le
principe des faculteacutes suivantes et elle se trouve deacutefinie par elles la nutrition la sensibiliteacute la
13 Les deacutefinitions dont il srsquoagit sont les suivantes 412a19-21 Lrsquoacircme est la substance comme forme drsquoun corps
naturel qui a la vie en puissance 412a27-28 Lrsquoacircme est lrsquoenteacuteleacutechie premiegravere drsquoun corps naturel qui a la vie en
puissance 412b5-6 Lrsquoacircme est lrsquoenteacuteleacutechie premiegravere drsquoun corps naturel pourvu drsquoorganes 412b15-17 Lrsquoacircme
est le logos drsquoun corps naturel ayant en lui-mecircme le principe du mouvement et du repos Pour Aristote sur la
deacutefinition nominale voir An Post II 7-10 14 R Bolton laquo Aristotlersquos definition of the soul raquo loc cit p 264 15 Ibid p 265
224
penseacutee et le mouvement raquo16 Aristote dit que pour dire drsquoun ecirctre qursquoil vit il suffit qursquoil
performe une seule de ces faculteacutes (cf 413a22-25) Bolton suggegravere que cette deacutefinition ne
suppose pas une corporaliteacute pour tous les sens de laquo vivre raquo elle suppose que certaines choses
peuvent ecirctre dites animeacutees mecircme si lrsquoexercice de leurs faculteacutes de laquo vivre raquo ne deacutepend pas
drsquoune organisation corporelle Cette deacutefinition deacutefinit donc lrsquoacircme comme la forme geacuteneacuterique
de toute chose srsquoengageant dans nrsquoimporte quelle activiteacute de vivre Bolton souligne aussi que
cette deacutefinition de lrsquoacircme ne requiegravere pas qursquoaucune faculteacute drsquoune acircme appartenant agrave un corps
ne soit pas seacuteparable du composite dont cette acircme fait partie ni qursquoune faculteacute seacuteparable ne
soit pas capable de srsquoengager dans une activiteacute de laquo vivre raquo et ecirctre vivant Crsquoest ainsi que
srsquoexplique selon Bolton la doctrine de lrsquointellect seacuteparable lequel est drsquoapregraves Aristote une
sorte de lrsquoacircme Dans la mesure ougrave la deacutefinition de lrsquoacircme chez Aristote ne suppose pas un
attachement neacutecessaire pour toute acircme agrave un certain corps la seacuteparabiliteacute de lrsquointellect trouve
dit Bolton une place propre dans la theacuteorie aristoteacutelicienne de lrsquoacircme
Suivant les analyses de Bolton je suggegravere aussi que lrsquoon peut trouver
(quoiqursquoimplicitement) chez Aristote une notion de bien-vivre commune agrave toutes sortes
drsquoacircme et pour tous les sens de vivre dont elles sont les causes
III Diffeacuterents sens de laquo vivre raquo et les diffeacuterences drsquoanimaux
Apregraves avoir donneacute en DA II 1 412a27-28 la deacutefinition de lrsquoacircme comme laquo la
reacutealisation premiegravere drsquoun corps naturel qui a potentiellement la vie raquo Aristote consacre une
grande partie de ses arguments entre les chapitres 2-4 agrave montrer que cette deacutefinition tient bien
quelque chose de commune pour toutes les acircmes Il srsquoagit de montrer qursquoelle fonctionne avec
toute sorte de vivant et qursquoelle peut expliquer le pheacutenomegravene de vie dans toute sa diversiteacute des
plantes agrave lrsquohomme et peut-ecirctre mecircme Dieu aussi17 Aristote constate que srsquoil est vrai que
lrsquoanimeacute se distingue de lrsquoinanimeacute par le fait qursquoil est en vie (413a21-22) laquo vivre raquo ne se dit
pas drsquoune seule et unique faccedilon mais elle se dit de plusieurs faccedilon 16 Bolton (ibid) affirme que les deacutefinitions en DA II 1 sont ou peuvent ecirctre deacuteriveacutees de cette deacutefinition Les
premiegraveres sont nominales par rapport agrave cette deuxiegraveme deacutefinition 17 Voir DA I 1 402b5-8 Cf aussi Meacutet Λ 7 1072b26-27 laquo Et la vie aussi lui [Dieu] appartient car lrsquoacte de
lrsquointellect est vie raquo Contrairement agrave Bolton laquo Aristotlersquos Definition of the Soul raquo loc cit R Polansky
Aristotlersquos De Anima Cambridge Cambridge University Press 2007 p 173-174 pense que dans le DA Aristote
ne cherche pas particuliegraverement une deacutefinition de la vie applicable au-delagrave de la vie mortelle Selon lui ce dont
Aristote a besoin dans sa recherche drsquoune deacutefinition commune de lrsquoacircme crsquoest de srsquoassurer qursquoelle comprenne
toutes sortes de vie mortelle comme leurs causes
225
Mais comme le fait de vivre srsquoentend de plusieurs faccedilons nous preacutetendons qursquoil y a
vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule quelconque des manifestations telles que
lrsquointelligence la sensation le mouvement local et le repos ou encore le mouvement
nutritif deacutepeacuterissement et croissance18 (413a22-25)
Cette multipliciteacute de faccedilons de dire laquo vivre raquo fournit un instrument conceptuel tregraves riche pour
lrsquoexamen drsquoAristote sur la nature de lrsquoacircme et lui sert de point de deacutepart pour eacutelaborer lrsquoideacutee
drsquoune correacutelation entre la diversiteacute de sens de laquo vivre raquo et la diversiteacute reacuteelle du monde des
vivants Il srsquoagit de justifier la deacutefinition de lrsquoacircme par la deacutemonstration de sa vraie porteacutee
ontologique pour lrsquoeacutetude de la nature animeacutee Les diffeacuterentes faculteacutes psychiques sont agrave
lrsquoorigine des diffeacuterents sens de vivre dans ce sens qursquoelles sont principes et causes de
diffeacuterentes sortes de laquo vivre raquo Si lrsquoacircme est la cause du pheacutenomegravene de vie chez les vivants
comme les plantes les becirctes et lrsquohomme tous les ecirctres vivants cependant ne sont pas animeacutes
de la mecircme maniegravere et ils vivent tous diffeacuteremment Mais srsquoils vivent diffeacuteremment crsquoest
qursquoils ne possegravedent pas la mecircme sorte drsquoacircme et qursquoils ne sont pas animeacutes par le mecircme
principe19
En effet lrsquoideacutee que diffeacuterentes sortes de vivants sont coextensives avec diffeacuterentes
sortes drsquoacircme et que les ecirctres vivants sont ce qursquoils sont en vertu de la sorte drsquoacircme qursquoils
possegravedent est preacutesumeacutee par Aristote depuis le commencement de sa recherche sur lrsquoacircme
Crsquoest cette ideacutee qui conduit Aristote agrave reprocher agrave certains de ses contemporaines de nrsquoavoir
porteacute leur examen que sur lrsquoacircme humaine comme si toute acircme eacutetait de mecircme sorte (DA I 1
402b1-9)20 Au deacutebut de son enquecircte lrsquoideacutee drsquoune correacutelation entre la pluraliteacute des acircmes et la
pluraliteacute des formes drsquoecirctre animeacute a eacuteteacute exprimeacutee hypotheacutetiquement sous la forme drsquoune
question laquo Est-ce que la formule (logos) qui exprime lrsquoacircme est unique comme celle qui
exprime lrsquoanimal ou est-ce qursquoil y en a une diffeacuterente pour chaque acircme comme pour le
cheval le chien lrsquohomme et le dieu [hellip] raquo (402b6-7) Or apregraves la formulation de la
deacutefinition de lrsquoacircme dans le livre II 1 et la position du rapport causal entre lrsquoacircme et la vie cette
question trouve une reacuteponse bien qursquoil soit possible de trouver une formule commune qui
18 πλεοναχῶς δὲ τοῦ ζῆν λεγομένου κἂν ἕν τι τούτων ἐνυπάρχῃ μόνον ζῆν αὐτό φαμεν οἷον νοῦς αἴσθησις
κίνησις καὶ στάσις ἡ κατὰ τόπον ἔτι κίνησις ἡ κατὰ τροφὴν καὶ φθίσις τε καὶ αὔξησις 19 Sur ce mecircme point Annick Jaulin laquo Lrsquoacircme et la vie selon Aristote raquo Kairos 9 1997 p 121-40 dit laquo Lrsquoacircme
a autant de formes que la vie lrsquoacircme est la vie en ses formes diverses Il y a autant de formes drsquoacircme que de sortes
drsquoanimeacutes raquo (p 125) 20 Sur ce point voir aussi Mariska Leunissen Explanation and Teleology in Aristotlersquos Science of Nature
Cambridge Cambridge University Press 2010 p 51
226
srsquoappliquerait agrave toute acircme il existe cependant diffeacuterents sens de laquo vivre raquo et il existe aussi
une correacutelation entre ces diffeacuterents sens de laquo vivre raquo et la vie que vit chaque sorte de vivant
Vers la fin du chapitre 3 du mecircme livre (II) les diffeacuterents sens dont la vie srsquoentend devient la
perspective fondamentale du philosophe enquecirctant la nature animeacutee de sorte laquo qursquoil faut dit
Aristote pour chaque ecirctre animeacute rechercher quelle est son acircme ainsi quelle est celle drsquoune
plante et quelle est celle drsquoun homme ou drsquoune becircte raquo (414b32-33)
Cependant la vraie porteacutee ontologique de la distinction entre diffeacuterents sens de
laquo vivre raquo nrsquoest pas limiteacutee agrave la seule deacutetermination des frontiegraveres entre les grandes formes du
monde vivant comme les plantes les becirctes et lrsquohomme Cette distinction accorde en fait une
certaine plasticiteacute theacuteoreacutetique agrave la deacutefinition commune de lrsquoacircme et le naturaliste peut servir de
cette plasticiteacute pour rendre compte de diffeacuterences plus speacutecifiques entre diffeacuterentes sortes de
vivants
La distinction entre diffeacuterents sens de vivre permet au naturaliste de rendre compte de
certaines diffeacuterences formelles entre diffeacuterentes faccedilons drsquoecirctre animeacute Parce qursquoavec cette
distinction les diffeacuterentes faculteacutes de lrsquoacircme commencent agrave fonctionner comme des piegraveces
indeacutependantes qui peuvent srsquoemboicircter les unes dans les autres des maniegraveres qui nrsquoenferment
pas drsquoimpossibiliteacute Il serait par exemple impossible pour un animal de posseacuteder la capaciteacute
de sentir sans posseacuteder lrsquoacircme nutritive La sensation entraine avec elle lrsquoaccegraves au plaisir et agrave la
peine et ceux-ci donnent neacutecessairement naissance agrave lrsquoepithumia Il nrsquoest pas possible de
posseacuteder le deacutesir et la phantasia sans lrsquoacircme sensitive Cependant bien que tous les animaux
aient accegraves gracircce agrave leur acircme sensitive au plaisir et agrave la peine ils ne sont pas tous doteacutes de la
phantasia En plus les autres sens ne seraient jamais donneacutes sans le sens du toucher alors
que ce dernier peut ecirctre seacutepareacute des autres dans lrsquoordre de la nature Il existe des animaux qui
ne possegravedent que le sens du toucher tous les animaux ne sont pas doteacutes de tous les sens
Quant agrave la capaciteacute locomotive elle nrsquoest pas un fait universel du monde animal Quant agrave la
capaciteacute rationnelle bien qursquoelle soit distincte du sensitive et du nutritive elle nrsquoest jamais
donneacutee sans eux pour les ecirctres mortels etc Plusieurs fois et dans diffeacuterents endroits agrave travers
les chapitres II 2-3 Aristote reacutepegravete ces conditions de seacuteparation et combinaison entre
diffeacuterentes faculteacutes de lrsquoacircme21 Cette plasticiteacute de la deacutefinition de lrsquoacircme devient ainsi un
meacutecanisme permettant au philosophe drsquoappliquer cette deacutefinition agrave toute sorte de vivants
bien que laquo vivre raquo soit le pheacutenomegravene commun de la nature animeacutee les faculteacutes psychiques par
lesquelles lrsquoacircme se deacutefinit ne sont pas uniformeacutement distribueacutees Diffeacuterentes faculteacutes de lrsquoacircme
21 Voir surtout DA II 2 413b13-414a4
227
sont distribueacutees diffeacuteremment agrave travers le monde vivant juste comme il en est ainsi pour les
sens (sauf le toucher qui appartient neacutecessairement agrave tous les animaux) A certains des
animaux toutes les faculteacutes de lrsquoacircme et tous les sens sont attribueacutes alors que drsquoautres ne
possegravedent que quelques-uns drsquoentre eux laquo Crsquoest au reste ce qui peut faire la diffeacuterence des
animaux [τοῦτο δὲ ποιεῖ διαφορὰν τῶν ζῴων] raquo (DA II 2 413b33-414a1) dit Aristote
Il est vrai que le niveau des diffeacuterences marqueacutees par les combinaisons possibles de
diffeacuterents sens de vivre reste toujours trop geacuteneacuterique pour donner des diffeacuterences eideacutetiques
Il est aussi vrai que lrsquoinvestigation des diffeacuterences eideacutetiques entre les animaux nrsquoest pas le
projet drsquoAristote dans le DA Cependant la reacuteponse que donne la theacuteorie aristoteacutelicienne de la
geacuteneacuteration agrave la question de savoir comment il se fait que de la semence naisse une certaine
plante ou un certain animal deacutetermineacute 22 suppose une preacutesence potentielle drsquoune acircme
deacutetermineacutee dans la semence en fait la semence selon Aristote est acircme en puissance (GA II
1 735a8-9) Comme Annick Jaulin le preacutecise lrsquoeacutetat en acte de cette acircme en puissance qursquoest
la semence se manifeste dans lrsquoeacutetat accompli de lrsquoorganisme crsquoest-agrave-dire dans lrsquoorganisme en
tant que membre mature de sa propre espegravece23 Selon Jaulin Aristote laquo ne semble pas seacuteparer
les sortes drsquoacircme des espegraveces vivantes auxquelles elles appartiennent raquo24
La distinction des diffeacuterents sens de vivre et la plasticiteacute qursquoelle accorde agrave la deacutefinition
de lrsquoacircme permettent aussi de rendre compte de lrsquoorganisation corporelle des vivants La
communauteacute qursquoAristote veut qursquoassume sa deacutefinition de lrsquoacircme comme laquo la reacutealisation
premiegravere drsquoun corps naturel qui a potentiellement la vie raquo semble en fait supposer une
eacutequivalence entre diffeacuterentes sortes drsquoacircme et diffeacuterents sens de laquo vivre raquo pour les corps
naturels Crsquoest drsquoailleurs pourquoi elle a lrsquoair drsquoune tautologie selon cette eacutequivalence
lrsquoacircme nutritive par exemple est la reacutealisation premiegravere drsquoun corps qui a la potentialiteacute de se
nourrir lrsquoun des sens selon lesquels le laquo vivre raquo srsquoentend La circulariteacute qui marque cette
conception non-dualiste de la vie est le reacutesultat de lrsquoidentification de la reacutealisation premiegravere
qursquoest lrsquoacircme avec la capaciteacute de vivre que possegravede le corps25 Autrement dit cette circulariteacute
reacutesulte de la difficulteacute de distinguer la potentialiteacute qursquoest la laquo reacutealisation premiegravere raquo par
22 GA II 1 733b23-24 πῶς ποτε γίγνεται ἐκ τοῦ σπέρματος τὸ φυτὸν ἢ τῶν ζῴων ὁτιοῦν 23 A Jaulin laquo Lrsquoacircme et la vie raquo loc cit p 129-130 24 Ibid p 133 n 20 Pour cette ideacutee Jaulin cite le GA II 2 736a33-b4 25 Je crois que cette circulariteacute nrsquoest pas le problegraveme mais le point que la deacutefinition aristoteacutelicienne de lrsquoacircme
cherche agrave faire Lrsquoexemple de la cire et la figure donneacute en DA II 1 412b6-8 juste apregraves la deacutefinition dite laquo la
plus commune raquo de lrsquoacircme sert agrave expliquer drsquoune faccedilon plus syntheacutetique cette circulariteacute caracteacuteristique de la
deacutefinition de lrsquoacircme
228
rapport agrave la dite laquo reacutealisation secondaire raquo et la potentialiteacute de vivre que possegravede le corps en
tant que matiegravere
Cependant cet air tautologique gagne un caractegravere plus syntheacutetique une fois
consideacutereacutee la fonction de lrsquoacircme dans la deacutetermination du rapport entre la vie et son corps
relatif Le rapport qursquoAristote assume entre la vie et le corps se fait voir quand on compare la
deacutefinition de lrsquoacircme donneacutee en DA II 1 412a27-28 agrave celle en 412b4-6 Dans cette espace de
quelques lignes Aristote reformule sa deacutefinition de lrsquoacircme drsquoune maniegravere significative La
reformulation drsquoAristote procegravede comme suit Lrsquoacircme dit Aristote drsquoabord est la reacutealisation
premiegravere drsquoun corps naturel qui a potentiellement la vie (412a27-28) laquo or tel est tout corps
pourvu drsquoorganes raquo ajoute-t-il immeacutediatement apregraves (a28-29) et il finit en 412b4-6 par
remplacer la premiegravere deacutefinition par la suivante lrsquoacircme est la reacutealisation premiegravere drsquoun corps
naturel pourvu drsquoorganes Ce que je trouve significatif dans ce deacuteveloppement crsquoest la
substitution de laquo un corps naturel qui a potentiellement la vie raquo par laquo un corps naturel pourvu
drsquoorganes raquo26 Ce qursquoAristote fait ici ce nrsquoest pas seulement une substitution des eacutequivalents
mais cette substitution nous permet eacutegalement drsquoentrevoir un rapport teacuteleacuteologique entre
diffeacuterents eacuteleacutements dans la deacutefinition de lrsquoacircme
Cette substitution suppose qursquoun corps qui a potentiellement la vie est toujours un
corps pourvu drsquoorganes relatifs Pour un tel corps ecirctre pourvu de tels et tels organes
eacutequivaudra agrave posseacuteder potentiellement la vie correspondant Selon cette reformulation de la
deacutefinition de lrsquoacircme ce qui est commun agrave toute acircme en tant que reacutealisation drsquoun corps naturel
particulier serait le suivant ce dont une telle acircme est la reacutealisation crsquoest un corps ducircment
organiseacute pour vivre la vie dont elle est la raison Le corps laquo organique raquo est la matiegravere
organiseacutee de maniegravere agrave ecirctre capable de vivre la vie correspondant agrave la sorte de lrsquoacircme
responsable de la preacutesence potentielle de cette sorte de vie La possession potentielle de la vie
nutritive par exemple nrsquoest preacutesente qursquoavec la preacutesence drsquoun corps pourvu drsquoorganes lieacutes agrave
la nutrition Il en va de mecircme pour les autres sortes drsquoacircme et pour les autres sens de laquo vivre raquo
Si lrsquoacircme animant le corps possegravede plusieurs et diffeacuterentes fonctions psychiques le corps serait
donc organiseacute drsquoune maniegravere agrave posseacuteder tous les instruments requis pour ducircment vivre les
laquo vies raquo dont son acircme unifieacutee est responsable Pour le dire autrement le corps ne posseacutedera
pas les organes relatifs agrave une sorte de vie qursquoil ne possegravede pas potentiellement Les eacuteponges
nrsquoont pas drsquoinstruments de locomotion parce que laquo vivre raquo de maniegravere agrave changer sa place ne
26 Bodeuumls pense qursquoavec cette substitution Aristote eacutelimine le caractegravere tautologique de sa deacutefinition (Aristote
De lrsquoacircme traduction et preacutesentation Paris GF Flammarion 1993 p137 n4)
229
leur appartient pas Donc pour le corps la possession potentielle de la vie correspond agrave ecirctre la
matiegravere approprieacutee pour recevoir la sorte de(s) vie(s) imprimeacute(es) par son principe
drsquoanimation Le corps auquel appartient une acircme est un corps qui a la potentialiteacute drsquoagir
conformeacutement agrave sa forme et agrave la vie imprimeacutee par cette forme Lrsquoacircme est la reacutealisation du
corps qui a la faculteacute drsquoecirctre tel dit Aristote27 Crsquoest drsquoailleurs le point qursquoAristote reproche agrave
ses preacutedeacutecesseurs drsquoavoir rateacute dans leur consideacuteration de lrsquoacircme comme harmonie
Lrsquoharmonie entre le corps et lrsquoacircme ne va jamais sans qualification parce que nrsquoimporte quelle
acircme ne va pas avec nrsquoimporte quel corps
Car la reacutealisation de chaque chose se produit naturellement dans ce qui lrsquoinclut
potentiellement et au sein de la matiegravere approprieacutee (DA II 2 414a25-27)28
Pour un corps ecirctre organiseacute de telle ou telle faccedilon preacutecise eacutequivaut agrave posseacuteder potentiellement
tel ou tel vie preacutecise Une telle acircme et la vie qursquoelle entraicircne avec elle-mecircme appartiennent agrave
ce corps qui est potentiellement convenable agrave cette sorte de vie Il est donc naturel que cette
vie preacutecise se produise dans ce corps preacutecis parce qursquoil srsquoagit drsquoune vie agrave vivre avec ce corps
avec cette organisation corporelle preacutecise ce corps est convenablement organiseacute pour les
activiteacutes propres agrave cette vie que deacutetermine sa forme Le corps pourvu drsquoorganes existe en vue
de lrsquoactualisation de la vie qursquoil possegravede potentiellement Le corps animeacute est le corps qui a
actuellement la puissance de vivre ainsi il est precirct agrave vivre ainsi crsquoest-agrave-dire comme il est
deacutefini par sa forme29 Pour reprendre lrsquoexemple de la nutrition crsquoest lrsquoacircme nutritive qui fait
que ce corps a actuellement la capaciteacute de nutrition crsquoest-agrave-dire la capaciteacute de faire les
praxeis propres agrave cette sorte de laquo vivre raquo Lrsquoacircme nutritive est la reacutealisation de la vie nutritive
pour un tel ou tel corps lequel est ducircment et suffisamment organiseacute en vue de vivre une telle
vie Il en va pareillement pour les autres sortes de lrsquoacircme et les autres sens de laquo vivre raquo (sauf
lrsquointelligence)30
27 DA II 2 414a27 28 ἑκάστου γὰρ ἡ ἐντελέχεια ἐν τῷ δυνάμει ὑπάρχοντι καὶ τῇ οἰκείᾳ ὕλῃ πέφυκεν ἐγγίνεσθαι 29 Voir R Bolton laquo Aristotlersquos Definition of the Soul raquo loc cit p 261 30 Selon A Jaulin ce que lrsquoon peut dire de commun agrave propos de lrsquoacircme crsquoest une formule lsquoteacuteliquersquo comme la
suivante laquo lrsquoacircme est lrsquoensemble acheveacute des diffeacuterences qui deacuteterminent un corps organique comme tel ou tel
corps raquo (laquo Lrsquoacircme et la vie raquo loc cit p134)
230
IV Lrsquoacircme et lrsquoaction totale de lrsquoanimal
Cette perspective sur le rapport entre lrsquoacircme le corps et la vie est partageacutee par les PA et
elle est prise comme le point de deacutepart de lrsquoinvestigation de ce texte Dans un passage tregraves
bien connu du livre I Aristote dit
Mais puisque tout instrument est en vue de quelque chose et que chacune des parties
du corps est en vue de quelque chose que ce en vue de quoi elles sont est une certaine
action il est manifeste aussi que le corps tout entier a eacuteteacute constitueacute en vue drsquoune
certaine action totale Le sciage en effet ne se fait pas en vue de la scie mais la scie
en vue du sciage car le sciage est une certaine utilisation de la scie De sorte que le
corps est en vue de lrsquoacircme et les parties en vue des fonctions pour lesquelles chacune
drsquoelles existe par nature Il faut donc drsquoabord parler des actions (PA I 4 645b14-
21)31
Dans ce passage aussi il y a une substitution parallegravele agrave celle que lrsquoon a entre deux deacutefinitions
de lrsquoacircme en DA II 1 412a27-28 et 412b4-6 Drsquoabord il est dit que le corps existe en vue
drsquoune certaine action totale apregraves vers la fin du passage lrsquolaquo action totale raquo est remplaceacutee par
lrsquolaquo acircme raquo Or cette substitution nous megravene vers la mecircme conclusion que le DA si lrsquoacircme est la
reacutealisation drsquoun corps qui possegravede potentiellement la vie elle est du mecircme coup la
reacutealisation de cette mecircme vie posseacutedeacutee en potentiel par le corps Pour un tel corps lrsquoacircme est la
reacutealisation de sa capaciteacute de vivre Le corps de par son existence en vue de lrsquoacircme existe en
fait en vue de la vie que lrsquoacircme reacutealise Le corps est toujours le corps drsquoune certaine vie il
existe pour lrsquoensemble des faculteacutes qui constituent cette vie il existe pour vivre cette vie
pour vivre de telle ou telle faccedilon selon les faculteacutes de son acircme Or les faculteacutes sont
logiquement preacuteceacutedeacutees par leurs activiteacutes et par leurs actions (DA II 4 415a18-20) Le mecircme
type de rapport de prioriteacute doit ecirctre eacutegalement supposeacute entre lrsquoaction totale et le corps entier
aussi Ce dernier existe en vue drsquoun ensemble drsquoactions dont lrsquoacircme possegravede les faculteacutes
Lrsquolaquo action totale raquo deacutesigne et englobe donc toutes les manifestations de laquo vivre raquo dont ce
corps animeacute possegravede les faculteacutes gracircce agrave son acircme En tant que vie globale de lrsquoorganisme
31 Ἐπεὶ δὲ τὸ μὲν ὄργανον πᾶν ἕνεκά του τῶν δὲ τοῦ σώματος μορίων ἕκαστον ἕνεκά του τὸ δ οὗ ἕνεκα πρᾶξίς
τις φανερὸν ὅτι καὶ τὸ σύνολον σῶμα συνέστηκε πράξεώς τινος ἕνεκα πολήρους Οὐ γὰρ ἡ πρίσις τοῦ πρίονος
χάριν γέγονεν ἀλλ ὁ πρίων τῆς πρίσεως χρῆσις γάρ τις ἡ πρίσις ἐστίν Ὥστε καὶ τὸ σῶμά πως τῆς ψυχῆς
ἕνεκεν καὶ τὰ μόρια τῶν ἔργων πρὸς ἃ πέφυκεν ἕκαστον Λεκτέον ἄρα πρῶτον τὰς πράξεις
231
lrsquoaction totale consiste dans lrsquoensemble organiseacute des actions propres agrave chacun des sens dans
lequel la vie appartient agrave cet organisme32
Toutes ces consideacuterations jusqursquoici permettent de se faire une premiegravere ideacutee de ce que
serait la conception aristoteacutelicienne du bien-vivre chez les animaux Bien-vivre serait pour un
animal le bon accomplissement de lrsquoaction totale dont il est capable gracircce agrave son acircme33 Il
serait le bon accomplissement de laquo vivre raquo dans tous les sens qursquoil le possegravede en fonction de
son acircme agrave lui On nrsquoattendrait pas qursquoun animal qui ne possegravede pas la faculteacute de mouvement
local se deacuteplace bien Si lrsquoon peut prendre les actions propres agrave chacun des diffeacuterents sens de
vivre dans lesquels un animal possegravede la vie comme les composants de la vie globale et de
lrsquoaction totale de cet animal le bon accomplissement de cette action serait le bien-vivre pour
cet animal Le rapport entre diffeacuterents sens de vivre et la vie globale de lrsquoanimal doit ecirctre
parallegravele agrave celui entre lrsquoacircme et ses laquo parcelles raquo De la mecircme maniegravere que tous les animaux
ont une seule acircme une et unifieacutee avec plusieurs faculteacutes qui sont diffeacuterentes et distinctes en
raison (sans lrsquoecirctre ni selon le lieu ni selon la grandeur34) les diffeacuterents sens de laquo vivre raquo sont
les diffeacuterentes fonctions et les diffeacuterentes activiteacutes drsquoune seule vie unifieacutee de lrsquoanimal La vie
de lrsquoanimal ne serait donc pas plus deacutepartementaliseacutee que son acircme35
Lrsquoexemple des insectes diviseacutes peut ecirctre utile pour illustrer ce point En effet leur cas
ne semble pas ecirctre le meilleur exemple pour illustrer lrsquointeacutegriteacute de la vie chez les animaux car
le principe de lrsquouniteacute de vie semble un peu laquo lacirccheacute raquo chez ces creacuteatures En tant qursquoanimal non
32 Lrsquointerpreacutetation que J G Lennox fait de ce passage reconnaicirct le rocircle que peut jouer la distinction de diffeacuterents
sens de vivre dans lrsquoexplication de diffeacuterentiae des vivants Lennox dit laquo The idea here is something like an
over-arching teleological explanation in which one looks at the entire anatomy of an animal asks why it is
organized that way and answers lsquobecause that is what an animal like that needs to perform the nutritive
reproductive perceptive locomotive etc activities of the soul raquo (laquo Bios praxis and the Unity of Life raquo dans
Aristotele Was ist Leben Aristoteles Anschauungen zur Entstehungsweise und Funktion von Leben Akten der
Tagung vom 23-26 August 2006 in Bamberg ed Sabine Foumlllinger Stuttgart Franz Steiner Verlag 2009 p
239-259 [p 253]) Voir cependant ses reacuteserves sur la validiteacute logique de lrsquoargument de ce passage dans
Aristotle On the Parts of Animals op cit p 176 33 Lrsquoideacutee populaire dont Aristote fait mention dans lrsquoEN (I 2 1095a18-20 et I 8 1098b21-22) et qui identifie
euprattein et eudzen avec lrsquoeudaimonia nrsquoest pas complegravetement deacutepourvue du sens drsquoun point de vue biologique
aussi 34 DA II 2 413b13-414a3 35 Crsquoest ainsi que D Balme explique son choix de πολήρους au lieu de πολυμεροῦς en PA I 4 645b17 lrsquoaction
totale de lrsquoanimal nrsquoest pas une agglomeacuteration des activiteacutes dont lrsquoanimal est capables mais elle est une activiteacute
coordonneacute complegravete et compreacutehensive de lrsquoanimal comme un tout (Aristotle De Partibus Animalium I op cit
p 124)
232
sanguin segmenteacute chez les insectes la vie nrsquoest pas aussi bien articuleacutee selon Aristote qursquoelle
lrsquoest chez les grands animaux sanguins (De Juv 2 468b10-15) Mais exactement pour la
mecircme raison leur cas peut constituer un bon exemple parce que la laquo lacirccheteacute raquo de leur principe
vital permet drsquoexpliquer qursquoil est toujours possible pour un animal de rester en vie sans bien-
vivre pour Aristote
Les parties segmenteacutees de certains des insectes36 continuent agrave vivre selon Aristote
parce que dans chacune de ces parties srsquoactualise la mecircme espegravece de lrsquoacircme qursquoavant la
division A cet eacutegard ces insectes ressemblent aux plantes
Par ailleurs on peut encore voir que les veacutegeacutetaux qursquoon segmente restent en vie ainsi
que chez les animaux certains des insectes Crsquoest comme si leur acircme restait identique
speacutecifiquement quoique non numeacuteriquement [ὡς τὴν αὐτὴν ἔχοντα ψυχὴν τῷ εἴδει εἰ
καὶ μὴ ἀριθμῷ] car chacun des deux segments est doueacute de sensation et de mouvement
local jusqursquoagrave un certain temps [hellip] [C]hacun des deux segments comporte toutes les
parties de lrsquoacircme Et lrsquoon a affaire agrave des acircmes qui offrent une ressemblance speacutecifique
lrsquoune avec lrsquoautre et avec lrsquoacircme entiegravere [καὶ ὁμοειδῆ ἐστιν ἀλλήλοις καὶ τῇ ὅλῃ] (DA
I 5 411b19-27)37
Selon ce passage chaque partie segmenteacutee restant en vie vit en tant qursquoanimal et non pas
comme quelque chose de moins qursquoun animal laquo Des animaux de cette sorte dit Aristote pour
36 Aristote semble penser que les conditions et les dureacutees de rester en vie apregraves la division change pour
diffeacuterentes sortes drsquoinsecte Parmi les insectes dont parle Aristote il semble que ce sont les longs insectes
comme scolopendrae qui vivent le plus long temps apregraves avoir eacuteteacute diviseacute en plusieurs parties (IA 707a27-31)
alors que les insectes laquo supeacuterieurs raquo comme les abeilles ne peuvent supporter une division que si la tecircte ou le
ventre reste lieacute agrave la partie meacutediane ougrave se trouve le principe de lrsquoacircme nutritive et crsquoest la partie restant lieacutee au
principe de lrsquoacircme nutritive qui continuent agrave vivre (De Juv 2 468a27-28) Peu importent cependant ces
diffeacuterences pour mes tacircches ici parce que ce que je cherche dans le cas des insectes diviseacutes nrsquoest qursquoun bon
exemple pour mon argument sur le bien-vivre animal Sur ces points voir R K Sprague laquo Aristotle and Divided
Insectsraquo Meacutethexis 2 1989 p 29-40 David Lefebvre laquo Lrsquoargument du sectionnement des vivants dans les
Parva Naturalia le cas des insectes raquo Revue de Philosophie Ancienne 20 (1) 2002 p 5-34 et Abraham P Bos
laquo Aristotle on Dissection of Plants and Animals and His Concept of the Instrumental Soul-body raquo Ancient
Philosophy 27 2007 p 95-106 37 Les autres passages sur les insectes diviseacutes DA I 4 409a9-10 II 2 413b16-22 HA IV 7 531b30-532a4
PA III 5 667b22-31 IV 5 682a3-8 IA 7 707a23-b5 De long 6 467a18-29 De Juv 2 468a23-b15 De
Resp 3 (9) 471b19-29 De Vit 1 (17-23) 478b32-479a7 Meacutet Z 16 1040b10-16 Sprague laquo Aristotle and
Divided Insectsraquo loc cit pense que les animaux qui vivent apregraves la division dont il est question dans ce dernier
passage de la Meacutetaphysique ne sont pas insectes mais des grands animaux sanguins
233
les insectes sont en effet comme une pluraliteacute drsquoanimaux composant une mecircme nature raquo (De
Juv 2 468b9-10 ndash italique ajouteacute)38 Quand diviseacute lrsquoinsecte ne se divise donc jamais drsquoune
part en une sorte de plante qui ne serait doueacutee que de lrsquoacircme nutritive et drsquoautre part en une
creacuteature impossible quelconque qui serait doueacutee de la seule sensation sans toutefois posseacuteder
lrsquoacircme nutritive39
Or les parties segmenteacutees de lrsquoinsecte ne continuent pas agrave vivre comme nrsquoimporte
quel animal Dans les parties segmenteacutees la correacutelation et la coordination vitale entre lrsquoacircme et
le corps sont briseacutees et perdues Du point de vue exclusif de leurs formes ces parties sont
toujours le mecircme insecte qursquoavant la division parce que chacune a la mecircme espegravece de lrsquoacircme
que lrsquoinsecte drsquoorigine Mais au niveau de la substance composeacutee bien qursquoelles ne soient pas
toujours nrsquoimporte quel animal quelconque et qursquoelles possegravedent toujours lrsquoacircme drsquoun insecte
deacutesormais elles sont nrsquoimporte quel insecte Car elles ne possegravedent plus un corps qui leur
permettrait de vivre la mecircme vie que celle de lrsquoinsecte drsquoorigine Elles ne sont plus aptes agrave
accomplir les actions propres agrave la vie que menait lrsquoinsecte drsquoorigine Les parties segmenteacutees
de lrsquoinsecte existent comme si elles eacutetaient coinceacutees dans lrsquoespace drsquoune reacutealisation premiegravere
purement formelle sans la matiegravere approprieacutee Elles ne sont pas complegravetement sans matiegravere
mais la matiegravere qursquoelles possegravedent nrsquoest pas (ou nrsquoest plus) convenablement organiseacutee pour
vivre la vie dont leur acircme est capable Ces laquo insectes raquo vivent et au niveau formel elles
possegravedent tous les laquo vivres raquo que posseacutedait lrsquoinsecte avant la division Mais tout de mecircme
elles nrsquoont plus les organes pour vivre ces vies ducircment en tant qursquoinsecte elles ne vivent pas
bien
V La structure de lrsquoaction totale chez lrsquoanimal
Lrsquoexemple des insectes diviseacutes donnent aussi une ideacutee sur la structure de lrsquoaction
totale drsquoun animal Comme Balme le souligne 40 cette action totale nrsquoest pas une
agglomeacuteration des diffeacuterentes actions dont lrsquoanimal est capable gracircce agrave ses faculteacutes
psychiques De mecircme pour le corps aussi le corps nrsquoest pas une agglomeacuteration des parties
38 Voir aussi IA 7 707a23-b5 laquo Ce qui fait quils vivent mecircme apregraves avoir eacuteteacute coupeacutes cest que la constitution
de chacun deux ressemble beaucoup agrave celle dun animal que lon formerait de la reacuteunion de plusieurs animaux raquo
(707b1-3 trad Bartheacutelemy Saint-Hilaire) 39 Voir les analyses de Polansky sur la division des plantes et les insectes (Aristotlersquos De Anima op cit p179-
180 et p 195-196) 40 Voir la note 31 en haut
234
dont chacune a sa propre action comme sa fin indeacutependante et autonome des autres parties du
corps Lrsquoaction totale de lrsquoanimal est constitueacutee des teacuteleacuteologies subordonneacutees lrsquoune agrave lrsquoautre
et lrsquoensemble de cette structure a comme fin la preacuteservation de la vie et la nature propre de
lrsquoanimal41 Si les parties segmenteacutees des insectes ne peuvent pas continuer agrave vivre pour un
long temps apregraves la division crsquoest que la teacuteleacuteologie de leur action totale est briseacutee et a perdu
son inteacutegriteacute Pour le dire du point de vue de la vie si elles vivent (quoique pour une courte
dureacutee) sans toutefois bien vivre crsquoest qursquoelles ne peuvent plus accomplir leur action totale
faute de lrsquoorganisation corporelle neacutecessaire agrave leur preacuteservation
Toutefois pour ce qui est de preacuteserver leur nature [apregraves la division] les plantes y
parviennent tandis que ces ecirctres-lagrave [les insectes] ne le peuvent pas faute drsquoorganes
destineacutes agrave leur sauvegarde Aux uns il manque un organe capable de srsquoapproprier la
nourriture aux autres un organe pouvant la recevoir et agrave drsquoautre encore drsquoautres
organes en plus de ces deux-lagrave [ἀλλὰ πρὸς τὸ σῴζεσθαι τὴν φύσιν τὰ μὲν φυτὰ
δύναται ταῦτα δ οὐ δύναται διὰ τὸ μὴ ἔχειν ὄργανα πρὸς σωτηρίαν ἐνδεᾶ τ εἶναι τὰ
μὲν τοῦ ληψομένου τὰ δὲ τοῦ δεξομένου τὴν τροφήν τὰ δ ἄλλων τε καὶ τούτων
ἀμφοτέρων] (De Juv 2 468b5-7)42
Comme les bovins agrave face humaine drsquoEmpeacutedocle les insectes diviseacutes eux aussi ne sont plus
capables de se diriger vers un telos lequel consiste dans leur nature comme forme43 ils ne
sont plus ce qursquoils sont
La division corporelle drsquoun animal ne segmente donc pas son acircme en ses diverses faculteacutes
mais en brisant lrsquointeacutegriteacute organique de lrsquoanimal la division brise la meacutecanique de la
nutrition elle rend impossible lrsquoaccomplissement de la teacuteleacuteologie du processus physiologique
relative agrave la nutrition44 Lrsquoactiviteacute nutritive a donc sa propre teacuteleacuteologie et ses propres organes
concourants Quoique donc chaque segment retienne lrsquoidentiteacute speacutecifique de lrsquoacircme propre agrave
lrsquoanimal diviseacute la sauvegarde du mode de vie global de lrsquoanimal requiert comme sa condition
41 Crsquoest le point qursquoAristote preacutecise dans toutes derniegraveres lignes des PA I laquo Pour toutes les actions donc qui
sont en vue drsquoautres actions il est claire que les instruments dont elles sont les actions diffegraverent de la mecircme
maniegravere que les actions De mecircme si certaines actions se trouvent ecirctre anteacuterieures agrave drsquoautres actions et en ecirctre la
fin il en ira ainsi eacutegalement de chacune des parties dont ces actions sont les actions raquo (645b28-32) 42 Cf DA I 5 411b22-24 laquo [Srsquoils les insectes diviseacutes ne survivent pas] cela nrsquoa rien drsquoeacutetrange crsquoest qursquoils
nrsquoont pas drsquoorganes capables de preacuteserver leur nature [ὄργανα γὰρ οὐκ ἔχουσιν ὥστε σώζειν τὴν φύσιν] raquo Voir
aussi De Long 6 467a20-21 43 Phys II 8 199a30-b7 44 Cf De Juv 3 469a2-10
235
neacutecessaire le bon fonctionnement de la teacuteleacuteologie du meacutecanisme de la faculteacute nutritive Crsquoest
sous le rapport drsquoune neacutecessiteacute hypotheacutetique que le fonctionnement de la faculteacute nutritive est
lieacute agrave la preacuteservation et agrave la continuation de la nature globale de lrsquoanimal45
Or agrave la fin du passage derniegraverement citeacute du De juventute agrave la liste des organes requis pour la
preacuteservation de lrsquoanimal Aristote ajoute agrave coteacute de ceux par lesquels lrsquoanimal srsquoapproprie sa
nourriture (la tecircte) et ceux qui servent agrave sa reacuteception (le ventre) laquo drsquoautres organes en plus raquo
Parmi ces laquo autres organes raquo on doit peut ecirctre compter la partie analogue du cœur ougrave reacuteside
le principe de la vie Mais il faut aussi compter je pense les organes qui servent au
mouvement local Ceux-ci sont indispensables pour lrsquoappropriation de la nourriture dans le
cas des animaux doueacute de la locomotion Or outre les organes de locomotion il faut aussi
compter les organes des sens agrave distance lesquels servent au bon accomplissement du
mouvement 46 Donc le bon accomplissement de lrsquoaction totale de lrsquoanimal deacutepend de
lrsquoaccomplissement des teacuteleacuteologies de ces deux autres faculteacutes agrave savoir la faculteacute de
mouvement et la faculteacute de sensation Or ce nrsquoest pas leurs accomplissements indeacutependants
dont il srsquoagit ici Il faut qursquoelles srsquoaccomplissent drsquoune maniegravere agrave srsquoarticuler au meacutecanisme de
la nutrition elles font partie de la teacuteleacuteologie de la nutrition Chez les animaux la nutrition
devient une activiteacute plus complexe qursquoelle lrsquoest chez les plantes parce que la teacuteleacuteologie de la
nutrition chez les animaux comprend les actions des autres faculteacutes au-delagrave des actions
propres agrave lrsquoacircme nutritive Outre les sens agrave distance le toucher et le goucirct eux aussi sont au
service de la vie nutritive de lrsquoanimal Les activiteacutes des faculteacutes motrice et sensitive
contribuent donc aux fins poursuivies par la faculteacute nutritive47
Or les actions propres agrave la faculteacute nutritive ne sauraient constituer la fin ultime de toutes les
autres capaciteacutes laquo supeacuterieures raquo de lrsquoanimal Elles ne peuvent pas ecirctre lrsquoinstance ultime de la
teacuteleacuteologique de tous les autres laquo vivres raquo de lrsquoanimal48 parce que selon Aristote laquo crsquoest en
effet en tant qursquoil est un animal que nous disons que tel ltanimalgt est vivant mais crsquoest en tant
qursquoil est capable de sensation que nous disons du corps qursquoil est un animal raquo (De Juv 3
469a18-20) La vie animale est par deacutefinition sensitive49 Crsquoest donc la vie animale en tant
45 Voir Pierre-Marie Morel De la matiegravere agrave lrsquoaction Aristote et le problegraveme du vivant Paris Vrin 2007 p 84-
85 46 DA III 11 434a30-b8 47 Cf Leunissen Arostotlersquos Science of Nature opcit p 59 48 Pace Leunissen ibid p 63-74 49 Les textes qui constituent les PN privileacutegient la sensation sur les autres faculteacutes de lrsquoanimal Comme il est dit
deacutejagrave dans le preacuteambule du De sensu (1 436b1-12) ces textes traitent soit de caracteacuteristiques qui suivent
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que vie animale qui constitue la cause finale qui deacutetermine toute organisation fonctionnelle de
lrsquoacte de vivre de lrsquoorganisme
Entre les faculteacutes laquo supeacuterieures raquo et les faculteacutes laquo inferieures raquo de lrsquoanimal il y a donc
bien un rapport drsquointerdeacutependance Il srsquoagit des neacutecessiteacutes hypotheacutetiques liant reacuteciproquement
un niveau et lrsquoautre50 Crsquoest ce complexe des neacutecessiteacutes hypotheacutetiques que reflegravete ce qui est
laquo total raquo dans lrsquoaction totale de lrsquoanimal Il semble qursquoil y a bien une pluraliteacute des neacutecessiteacutes
hypotheacutetiques et qursquoelles se coupent mutuellement drsquoune part les activiteacutes de la capaciteacute
motrice et celles de la capaciteacute sensitive sont neacutecessaires pour que lrsquoanimal puisse se nourrir
sinon laquo il va peacuterir sans parvenir agrave sa fin qui est lrsquoœuvre de la nature raquo (DA III 12 434a34-
b1)51 Mais drsquoautre part il est impensable qursquoun animal se meuve et sente sans se nourrir En
plus lrsquoanimaliteacute de lrsquoanimal est une fin supeacuterieure pour et par rapport agrave sa vie nutritive
Ce qui est dit ici agrave un niveau plus ou moins geacuteneacuteral peut ecirctre eacutegalement dit au niveau
de la nature propre de chaque espegravece de lrsquoanimal Chaque sorte drsquoanimal a sa propre maniegravere
speacutecifique de manifester les diffeacuterents sens de vivre Il nrsquoy a pas de laquo vivre raquo abstrait tout
vivre est vivre drsquoune certaine faccedilon preacutecise crsquoest-agrave-dire selon une forme preacutecise Cela est un
autre point que lrsquoexemple des insectes diviseacutes nous permet de voir Les insectes ressemblent
aux plantes par le fait que ses parties segmenteacutees sont capables de vivre apregraves la division dit
Aristote Cependant ils sont dissemblables sur un point important les parties segmenteacutees de
lrsquoinsecte ne peuvent rester vivant que jusqursquoagrave un certain moment laquo alors que les plantes
recouvrent leur nature complegravete [ἐκεῖνα δὲ καὶ τέλεια γίνεται τὴν φύσιν] crsquoest-agrave-dire que
deux ou un nombre supeacuterieur de plantes se forment agrave partir drsquoune seule raquo (PA IV 6 682b31-
32) Les parties segmenteacutees de la plante peuvent retrouver leur eacutetat de maturiteacute Pour les
plantes la division peut fonctionner comme une reproduction52 On peut assumer qursquoapregraves la
division les plantes perdent elles aussi leur identiteacute speacutecifique et les parties segmenteacutees
logiquement de la nature sensitive de lrsquoanimal soit de celles que supposent la preacutesence et le maintient de cette
mecircme nature sensitive Bien qursquoils portent plutocirct sur la meacutecanique de vivre les PN ne perdent jamais la vue de la
nature sensitive de lrsquoanimale comme la cause laquo en vue de quoi raquo existent et fonctionnent certaines autres faculteacutes
de lrsquoanimal Sur ce point voir P-M Morel De la matiegravere agrave lrsquoaction op cit p 71-89 50 Ce qui est dit dans le passage suivant du De Somno doit ecirctre correct reacuteciproquement entre les actions des
faculteacutes lsquoinfeacuterieuresrsquo et lsquosupeacuterieuresrsquo laquo Je veux parler de la neacutecessiteacute conditionnelle consideacuterant que srsquoil doit y
avoir un animal pourvu de sa nature propre il faut par neacutecessiteacute que certains ltattributsgt lui appartiennent et que
ceux-ci lui appartenant drsquoautres encore lui appartiennent raquo (2 455b26-28) 51 Je pense que lrsquoœuvre de la nature dans laquelle consiste le telos de lrsquoanimal est lrsquoeacutetat mature crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetat
accompli de sa forme speacutecifique Je comprends ce passage en parallegravele avec Phys II 8 199a30-32 52 R K Sprague laquo Aristotle and Divided Insectsraquo loc cit p 31
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deviennent comme les insectes laquo nrsquoimporte quelle plante raquo Mais la simpliciteacute de leur nature
leur permet de regagner leur identiteacute speacutecifique et la nature drsquoun membre mature de leur
propre espegravece Elles retrouvent leur perfectionnement speacutecifique53 Crsquoest cette possibiliteacute de
regagner le perfectionnement de leur eacutetat mature que perdent les parties segmenteacutees de
lrsquoinsecte Ce qui peut ecirctre pour une plante une meacutethode pour reproduire la vie finit pour les
animaux par la mort Les parties segmenteacutees de lrsquoinsecte perdent agrave jamais la possibiliteacute drsquoecirctre
dans le meilleur eacutetat de leur nature Elles perdent la possibiliteacute de vivre conformeacutement agrave la
nature de leur espegravece En effet dans la mesure ougrave ces segments ne perdent pas lrsquoidentiteacute
speacutecifique de leur acircme on pourrait dire qursquoau niveau formel ils nrsquoont pas perdu leur nature
comme telos Agrave ce niveau formel ils ont le mecircme telos que lrsquoinsecte avant la division Or
comme ils ne sont plus capables drsquoagir drsquoune maniegravere agrave manifester les laquo vivres raquo qursquoils sont
laquo psychologiquement raquo capables il est impossible pour eux drsquoatteindre leur telos Leur action
ne peut pas ecirctre aussi bien totale et complegravete que celle drsquoun membre mature de leur espegravece
Aristote ne donne nulle part une formulation pour le bien-vivre des animaux Mais eut-il agrave en
donneacute une je crois qursquoelle aurait eacuteteacute quelque chose somme la suivante bien-vivre pour tous
les animaux consiste agrave ecirctre dans la meilleure de sa nature drsquoune maniegravere agrave pouvoir ducircment
accomplir lrsquoaction totale qui constitue la vie propre et caracteacuteristique de son espegravece
VI laquo Vivre seulement raquo et la complexiteacute de lrsquoaction totale
Or cette derniegravere conclusion a besoin drsquoune preacutecision parce que par cette conclusion
on perd un peu la diffeacuterence entre les animaux qui laquo vivent seulement raquo et ceux qui ont
preacutetention au bien vivre54 Apregraves tout toute substance aura atteint ce qui est beltion pour elle
dans la mesure ougrave elle possegravede sa forme et est ducircment composeacutee Une plante ou une eacuteponge
ne serait pas moins accomplie qursquoun homme
Selon Aristote les plantes et certaines des creacuteatures marines ne font que laquo vivre
simplement raquo55 non pas parce qursquoelles sont deacutepourvues de tout beltion Elles sont deacutepourvues
53 Le meacutecanisme de cette reacutegeacuteneacuteration est deacutecrit en De Juv 3 468b16-28 54 Ce nrsquoest pas une distinction qursquoAristote fait explicitement En PA II 10 655b37- 656a8 Aristote eacutetend le
groupe drsquoanimaux participant au bien-vivre au-delagrave de lrsquohomme Or cet eacutelargissement de la participation au
bien-vivre ne couvre pas tous les animaux et Aristote suggegravere drsquoune faccedilon plus ou moins tacite lrsquoexistence de
certains animaux qui sont restreints agrave laquo vivre seulement raquo sans participer au bien-vivre 55 Pour ce qui est de la distinction entre les animaux qui participent au bien-vivre et ceux qui laquo vivent
seulement raquo ces derniers sont groupeacutes en PA II 10 655b37- 656a8 avec les plantes Cela suggegravere que ces
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de toute participation au bien-vivre parce que chez elles la diffeacuterence entre vivre comme
lrsquoopposeacute simple et immeacutediat de non-vivre et vivre comme le vivant qursquoelles sont (crsquoest-agrave-dire
conformeacutement agrave sa nature comme forme et dans la reacutealisation complegravete de sa forme56) nrsquoest
pas aussi grande qursquoelle lrsquoest pour les animaux plus complexes Lrsquoaction constitutive et
caracteacuteristique de leur vie ne les distingue de la nature inanimeacutee que dans le sens le plus
minime qursquoil puisse ecirctre Srsquoil est impossible qursquoune plante en tant que plante ne vive pas57
son vivre ne consiste cependant que dans lrsquoactualisation la plus simple possible drsquoune
capaciteacute qui distingue la vie de la non-vie selon Aristote Donc en ce qui concerne les
animaux qui laquo vivent seulement raquo ce qui les fait si simple crsquoest le fait de ne vivre qursquoune
forme de vie aussi simple que celle des plantes (malgreacute leur nature sensitive) et de la vivre de
la maniegravere la plus simple et immeacutediate possible pour un animal
Chez ces animaux simples il nrsquoy a donc pas de diffeacuterence consideacuterable entre la simple
actualisation et la bonne actualisation de la capaciteacute qui les distingue de lrsquoinanimeacute Quant aux
animaux plus complexes il semble que chez eux vivre comme un simple opposeacute du non-
vivant et vivre comme ce qursquoil est ne sont pas aussi simultaneacutes Drsquoabord parce qursquoils
possegravedent le vivre dans plusieurs sens Chez ces animaux plus complexes comme la vie se
trouve doteacutee de plusieurs faculteacutes leur acte de vivre est loin drsquoecirctre une diffeacuterenciation
immeacutediate de lrsquoinanimeacute
Cependant cela ne permet pas de dire que ces animaux vivent bien par deacutefinition et
tout sens de laquo vivre seulementraquo est exclu de leurs vies Si lrsquoanimeacute se distingue de lrsquoinanimeacute
par le fait drsquoecirctre en vie et si la vie srsquoentend dans plusieurs sens il srsquoensuit que lrsquoanimeacute se
distingue de lrsquoinanimeacute non pas dans un seule sens mais dans plusieurs sens Pour chacun de
ces sens seacutepareacutement la vie et le vivant peuvent ecirctre seacutepareacutes de la non-vie et du non-vivant
animaux soient selon Aristote comme les plantes agrave certains eacutegards En HA VII (VIII) 1 588b10-27 Aristote
parle de cinq sortes de creacuteatures marines qui occupent la frontiegravere entre ecirctre une plante et ecirctre un animal Ces
creacuteatures sont les ascidies les eacuteponges les aneacutemones les pinna et les solens 56 En ce qui concerne les creacuteatures marines produites de la geacuteneacuteration spontaneacutee comme leur geacuteneacuteration et leur
croissance ne sont pas lrsquoaccomplissement drsquoune forme en puissance transmise dans la semence par le geacuteniteur en
vue de la reproduction bien-vivre comme vivre conformeacutement agrave leur forme ne saurait pas ecirctre dit pour eux
Cependant on peut dire qursquoils vivraient bien quand le reacutesultat du processus de leur geacuteneacuteration laquo tombe bien raquo
comme les animaux drsquoEmpeacutedocle qui parviennent agrave vivre La diffeacuterence entre les animaux qui laquo vivent
seulement raquo et ceux qui participent au bien-vivre peut ecirctre entrevue si on compare la complexiteacute de la meacutediation
dans la geacuteneacuteration drsquoun eacuteponge agrave celle requise pour eacuteviter qursquoun bovin laquo tombe bien raquo et ne soit pas agrave face
humaine 57 Crsquoest une expression qursquoAristote utilise pour les animaux en De Juv 1 467b22-23