l'homme de* guerre

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L'HOMME DE* GUERRE DEUXIÈME PARTIE I La compagnie Mallet attaqua par la vallée de l'oued. Les postes, que les rebelles avaient placés dans les buissons qui bor- daient le lit desséché du cours d'eau, se replièrent sur la kasbah. A trois heures, la source de l'oued, mince filet d'eau qui dispa- raissait dans les cailloux vingt mètres après sa sortie de terre, fut aux mains de Mallet. Vasseur fit organiser une corvée d'eau. Les hommes, désaltérés, tirèrent mieux. Ils ajustaient les-meurtrières, de la kasbah. Les rafales des fusils-mitrailleurs de la section Bernier interdisaient aux défenseurs l'accès des toits. A quatre heures les fellaghas tentèrent une sortie. Une trentaine d'hommes se ruèrent hors du réduit de pisé dans la direction du col. Le fusil-mitrail- leur de Chiron les cloua au sol. Quelques-uns d'entre eux levèrent les bras pour se rendre. Exaspérés par le souvenir du carnage de la ferme, les voltigeurs les auraient abattus à coups de mousqueton comme des pipes de tir forain si Vasseur n'était intervenu pour empêcher le massacre. La fusillade qui venait de la kasbah faiblissait. — Ils doivent manquer de munitions, dit Vasseur à Mesmin. Résumé de la livraison du 1" juillet. — Le bataillon du commandant Vasseur, auquel le jeune sous-lieutenant de Saint-Sylvain, frais émoulu de Técple, vient d'être affecté, a été alerté : des fellaghas ont attaqué une terme de la région ouest de l'Algérie, non loin de la frontière marocaine, massacré les soldats qui l'occupaient ainsi que la famille du fermier. Le commandant donne des ordres afin de gagner rapidement la ferme et de cou- per la route aux fellaghas ; une partie du bataillon part dans la nuit. Le commandant Vasseur, qui manifeste une certaine prévention à l'égard du sous-lieutenant de Saint- Sylvain, ne lui a pas confié une section, mais l'a gardé auprès de lui à la section de com- mandement. Après avoir marché toute la nuit la troupe arrive en fin de matinée devant la kasbah de Tizi N'Gaïr où les rebelles ont fait halte. Le commandant prend ses dispositions pour les surprendre et les empêcher de fuir. Lui-même s'avance pour observer la position : le sous-lieutenant de Saint-Sylvain le suit. Un fusil mitrailleur tire sur les deux officiers : le commandant n'est pas touché ; le sous-lleutenant est tué.

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L'HOMME DE* GUERRE

DEUXIÈME PARTIE

I

La compagnie Mallet attaqua par la vallée de l'oued. Les postes, que les rebelles avaient placés dans les buissons qui bor­daient le lit desséché du cours d'eau, se replièrent sur la kasbah. A trois heures, la source de l'oued, mince filet d'eau qui dispa­raissait dans les cailloux vingt mètres après sa sortie de terre, fut aux mains de Mallet. Vasseur fit organiser une corvée d'eau. Les hommes, désaltérés, tirèrent mieux. Ils ajustaient les-meurtrières, de la kasbah. Les rafales des fusils-mitrailleurs de la section Bernier interdisaient aux défenseurs l'accès des toits. A quatre heures les fellaghas tentèrent une sortie. Une trentaine d'hommes se ruèrent hors du réduit de pisé dans la direction du col. Le fusil-mitrail­leur de Chiron les cloua au sol. Quelques-uns d'entre eux levèrent les bras pour se rendre. Exaspérés par le souvenir du carnage de la ferme, les voltigeurs les auraient abattus à coups de mousqueton comme des pipes de tir forain si Vasseur n'était intervenu pour empêcher le massacre.

La fusillade qui venait de la kasbah faiblissait. — Ils doivent manquer de munitions, dit Vasseur à Mesmin.

Résumé de la livraison du 1" juillet. — Le bataillon du commandant Vasseur, auquel le jeune sous-lieutenant de Saint-Sylvain, frais émoulu de Técple, vient d'être affecté, a été alerté : des fellaghas ont attaqué une terme de la région ouest de l'Algérie, non loin de la frontière marocaine, massacré les soldats qui l'occupaient ainsi que la famille du fermier. Le commandant donne des ordres afin de gagner rapidement la ferme et de cou­per la route aux fellaghas ; une partie du bataillon part dans la nuit. Le commandant Vasseur, qui manifeste une certaine prévention à l'égard du sous-lieutenant de Saint-Sylvain, ne lui a pas confié une section, mais l'a gardé auprès de lui à la section de com­mandement. Après avoir marché toute la nuit la troupe arrive en fin de matinée devant la kasbah de Tizi N'Gaïr où les rebelles ont fait halte. Le commandant prend ses dispositions pour les surprendre et les empêcher de fuir. Lui-même s'avance pour observer la position : le sous-lieutenant de Saint-Sylvain le suit. Un fusil mitrailleur tire sur les deux officiers : le commandant n'est pas touché ; le sous-lleutenant est tué.

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— Si nous avions eu les mortiers, nous les aurions écrabouillés depuis une heure...

— Si nous avions pris les mortiers, nous serions arrivés trop tard...

— En attendant ils ne sortent pas... Vous ne faites pas donner l'assaut ?...

— Non... c'est bien assez d'avoir perdu un officier, dit Vasseur, j'attends qu'ils se rendent.

— Ils peuvent tenir longtemps ! — Je ne crois pas... Ils devaient attendre quelque chose qu'ils

n'ont pas reçu... Il y a deux mois qu'ils opèrent dans la région... nous les avons accrochés sept fois... comptez ce que nous avons brûlé comme cartouches... et dites-vous qu'ils en ont moins que nous...

Les échanges de coups de feu continuèrent pendant une heure. Puis on vit apparaître des torchons blancs aux meurtrières de la kasbah.

— Ils se rendent, dit Mesmin. — Attendez un peu, répondit le commandant. Il donna néanmoins l'ordre de cesser le feu. La vallée retrouva

le silence sous le soleil ardent. Deux Arabes en djellaba blanche apparurent sous le porche de

la kasbah. Ils tenaient à la main des bâtons garnis de torchons qu'ils agitaient en l'air. Ils risquèrent un pas dans la lumière et restèrent. un instant immobiles, comme aveuglés par le soleil. Puis, agitant frénétiquement leurs drapeaux, ils coururent sur la piste étroite, vers le col. Quarante-neuf fusils étaient braqués sur eux, quarante-neuf tireurs les tenaient dans leur ligne de mire avec la furieuse envie de presser la détente. Lorsque les deux parlementaires furent parvenus à cinquante mètres de la ligne de feu, Vasseur leur cria en arabe de s'arrêter et d'ôter leur djellaba.

— Ils pourraient aussi bien avoir une douzaine de grenades sur eux, grommela-t-il à l'adresse de Mesmin qui approuva.

Les Arabes, debout sous le soleil, se dévêtirent de leurs longs vêtements blancs qu'ils firent passer au-dessus de leur tête. Leur attitude était si déconfite que des rires fusèrent parmi les volti­geurs. Enfin, l'un torse nu, l'autre couvert d'une chemise à plas­tron en loques, les deux rebelles approchèrent.

Vasseur sortit de l'ombre du rocher derrière lequel il s'abritait depuis le début de la fusillade, et leur fit signe d'avancer. A six

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pas de lui, les deux hommes s'accroupirent en signe de respect et l'un deux parla, dans un français écorché.

— M'sio commanda, ton chef de nous, cit grand bandit, nous ci pas d'accord avec cit grand bandit. Nous j'ii ficelé kif le cochon» J'ti donne le chef, et toi M'sio commanda, ti faire pri­sonnier, ti prends là soumission des hommes, ti fout li chef au poteau... li's hommes ji d'mande l'aman.

— Qu'est-ce qu'il raconte là ? dit Mesmin. Vasseur interrogea l'homme en arabe. — Ton chef, El Alaman, le Roumi balafré, veut se rendre ?

i — Non, dit l'homme, c'est nous qui voulons nous rendre, nous avons assommé El Alaman, et nous allons te le remettre. Si tu nous donnes la vie sauve, nous nous rendons. Si tu refusés, nous nous battrons.

L'Arabe se tut. Il resta assis sur ses talons dans la poussière. Vasseur questionna le fellagha qui était resté silencieux. Ce der­nier confirma les affirmations de son coreligionnaire. Vasseur traduisit à Mesmin l'essentiel du dialogue.

— Eh bien ! dit le lieutenant, vous avez gagné... — J'ai gagné, dit le commandant sans enthousiasme. Sa victoire ne paraissait pas le réjouir. « Il est déçu, songea

Mesmin, ils lui ont volé son baroud. Dans le fond, ce qu'il aurait voulu, c'est l'assaut final et la prise de la kasbah au corps à corps ; pour lui, ça se termine trop vite... »

Par le walkie-talkie, Vasseur donna ses ordres aux trois groupes qui encerclaient là kasbah. Il renvoya l'un des fellaghas vers la kasbah et quelques minutes après que l'Arabe se fût engouffré sous le porche, on vit apparaître, étroitement ligoté, porté par quatre rebelles, l'homme aux bottes noires. Les quatre porteurs jetèrent leur fardeau" sur le terre-plein de terre battue qui se trou­vait en face de la kasbah. L'homme aux bottes noires tomba en avant, la face contre terre et resta sans mouvement. Les uns après les autres, les fellaghas sortirent de la kasbah. Ils avançaient de quelques mètres dans la lumière et jetaient leurs armes, dont le tas grossissait. Puis, les mains jointes derrière la nuque, ils allaient se joindre au groupe des prisonniers massés auprès des oliviers.

Les hommes de Mallet sortirent de leurs abris et resserrèrent leur cercle autour de la kasbah. La section Maze commença de descendre par les éboulis de falaise pour se joindre au gros de la troupe. Vasseur laissa Mesmin à la garde du col et s'avança vers

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la kasbah. Lorsqu'il arriva à la hauteur du terre-plein, le capitaine Mallet vint à lui :

— Alors, mon commandant, on les a bien possédés... — Ils ont cru que le vent de sable nous arrêterait... — Je dois dire que j'ai bien cru qu'on ne pourrait pas conti­

nuer... — Simple question d'endurance, Mallet, simple question

d'endurance... Le commandant parlait, mais son esprit semblait ailleurs. Mallet reprit : — Le sous-lieutenant de Saint-Sylvain a été tué, m'a-t-on

dit... — Oui, bêtement... — Vous avez eu de la chance... De l'endroit où j'étais, je vous

voyais debout sur ce rocher, comme une cible pour l'école du tireur débutant... Curieux qu'ils aient tiré sur Saint-Sylvain et pas sur vous...

— Tous le monde ne peut pas se permettre ce genre de plai­santerie, Mallet, quelques-uns seulement ont la « baraka » (i). Saint-Sylvain n'était pas du nombre...

Le défilé des prisonniers semblait terminé. La section Maze descendait les éboulis, elle était à mi-pente.

— Dites-moi, Mallet, si nous jetions un coup' d'oeil sur ces armes ?

— Bien volontiers, mon commandant. Les deux officiers s'approchèrent du tas de fusil et de mitrail­

lettes qui se trouvait devant le porche de la kasbah. — Non de D... ! cria Vasseur, il y a encore des salopards là-

dedans... Regardez donc, il n'y a que deux F. M. Beretta, mais pas les nôtres, ceux qu'ils ont pris à la ferme !

Au moment où il terminait sa phrase, de l'autre côté de la kasbah, des rafales de F. M. éclatèrent, suivies de cris sauvages. Le coït à la main, Vasseur entraîna Mallet et une douzaine d'hom­mes vers l'endroit d'où venait la fusillade. Il était déjà trop tard. Une quinzaine de rebelles en kaki, menés par un des leurs, avait franchi la ligne des hommes de Mallet, trop sûrs de leur victoire. Quatre cadavres de Français témoignaient de l'effet des armes des fugitifs.

(1) La baraka, la bénédiction du prophète, la chance.

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Avant que Mallet et Vasseur eussent réussi à rétablir l'ordre dans leur troupe, les fugitifs avaient atteint les éboulis. Ils atta­quaient de front la section Maze, dispersée dans les roches. Le sous-lieutenant, débout sur un bloc, ralliait ses hommes pour barrer la route aux assaillants, mais une rafale de F. M. l'abattit. Désorienté, le soiis-officier, adjoint de Maze, levait les bras au ciel, tandis que les silhouettes des rebelles bondissaient de roche en roche. Quelques-uns des fuyards tombèrent sous les balles des hommes de Maze, mais le plus grand nombre atteignit l'éperon rocheux d'où l'officier avait commencé sa descente.

Avant de disparaître derrière la crête, le dernier des fuyards tira encore au jugé une rafale qui n'atteignit personne.

Il était trop tard et les hommes étaient trop fatigués pour que Vasseur songeât à entreprendre une poursuite. D'ailleurs, la fron­tière était proche, et il n'avait pas le droit de la franchir.

Le soleil projetait maintenant sur la kasbah des rayons obliques. L'ombre des montagnes s'étendait sur la vallée de l'oued. A l'ouest, dans la faille du Tizi N'Gaïr, le globe rouge du couchant s'enfon­çait derrière un rideau de nuages lointain.

Vasseur donna ses ordres pour assurer la sécurité de la colonne. Puis, lorsque les divers groupes destinés à protéger la kasbah contre toute surprise eurent pris position, il entra enfin dans la forteresse.

Dans les couloirs régnait une obscurité moite. L'odeur de la poudre s'y mêlait avec le fade relent du sang caillé. Des cadavres étaient étalés dans le couloir principal. Le commandant en décou­vrit d'autres dans celles des chambres qui possédaient des meur­trières. Dans une des salles obscures, deux femmes hagardes, qui serraient contre elles des nouveaux-nés, levèrent vers lui leurs grands yeux terrorisés. Il repoussa l'huis de bois mal équarri et les laissa à leurs cauchemars. Dans la courette centrale, un vieillard aveugle accroupi dans un coin continuait d'égrener entre ses doigts noueux un chapelet de noyaux de dattes et psalmodiait « Allah, il Allah Moulanah » d'une voix aigre, presque imper­ceptible.

Lorsque Vasseur ressortit, quatre hommes venaient d'amener jusqu'au porche, sur leurs fusils disposés en brancard, le sous-lieutenant Maze, touché au genou. L'officier était encore évanoui. Il avait perdu beaucoup de sang. Vasseur fit aménager une des chambres de la kasbah en infirmerie. On y installa le sous-lieute-

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nant et les six hommes qui avaient été blessés dans l'action. Dehors, devant la porte, le corps de Saint-Sylvain était étendu sur une toile de tente. Quatre autres corps étaient allongés derrière le cadavre du sous-lieutenant. Autour des morts, huit soldats et un sous-officier veillaient, immobiles, l'arme sur l'épaule. Un feu de souches brû­lait à côté d'eux et les flammes courtes jetaient sur leurs visages luisants de sueur des reflets de bronze.

Vasseur s'immobilisa devant les corps, salua et repartit vers l'autre extrémité du terre-plein. Les soixante-quatorze prison­niers étaient accroupis sur la terre battue sous la menace des mitraillettes et des fusils que leurs gardiens braquaient sur eux. A dix mètres de leur groupe, l'homme aux bottes noires, que surveillait un caporal, était toujours étendu la face contre terre. Ses liens étaient si serrés qu'il pouvait à peine respirer. Ses mains croisées dans son dos étaient bleues et gonflées à éclater.

— Relevez-le, dit Vasseur. Deux hommes s'approchèrent du captif et le saisirent par les

cordes qui enserraient sa poitrine. — Debout, crapule ! dit l'un d'eux. — Taisez-vous, Corin, nous ne sommes pas des policiers, dit

Vasseur. Le soldat jeta vers le commandant un regard désapprobateur. L'homme aux bottes noires était debout, mais si étroitement

garrotté qu'il ne pouvait garder son équilibre. — Déliez-le, dit Vasseur. — Bien, mon commandant. Les hommes sortirent lentement leurs couteaux de poche

et, sans enthousiasme, ils commencèrent à trancher les liens du captif.

Lorsqu'il eut été délivré, l'homme ramena devant lui ses deux mains bleuies et enflées et les frotta calmement l'une contre l'autre. Il était de grande taille et bien découplé. Son visage triangulaire était marqué au-dessus de l'œil droit et à Ja joue de cicatrices bleues d'éclats de grenade. Une profonde balafre lui entaillait le menton d'une joue à l'autre. Des cheveux lisses, très noirs, des yeux gris, un nez court et aquilin, une bouche mince, des pom­mettes saillantes, lui donnaient un type tzigane assez accentué. Ses yeux légèrement bridés fixaient le commandant sans haine, mais sans insolence, et il eût été totalement dénué d'expression^, saris l'esquisse de sourire qui ourlait ses lèvres.

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Les deux hommes qui avaient délié le prisonnier jetèrent vers Vasseur un regard interrogateur.

— Emmenez-le, dit le commandant, et enfermez-le dans une des chambres de la kasbah. L'un de vous, en armes, restera devant la porte.

— Bien, mon commandant. Les deux hommes encadrèrent le prisonnier. Avant de partir

l'homme aux bottes noires eut un mouvement de tête vers Vasseur,' comme s'il avait voulu dire quelque chose, mais il parut y renoncer. Il eut un imperceptible claquement de talons, une discrète raideur d'attitude pour saluer, et partit au pas cadencé entre ses deux gardiens.

— Ancien 'militaire, hein ? fit Mallet, qui s'était approché du groupe.

— Ancien légionnaire, confirma Vasseur. — A votre avis, Russe, Tchèque, Hongrois ?... — Allemand, Mallet... Allemand du Sud... •*— Vous l'avez interrogé, commandant ? — Pas encore... je verrai ça demain; pour l'instant j'en ai

marre ! — Maze a repris connaissance... j'étais venu vous le dire. — Bon, je vais le voir... Les deux officiers se dirigèrent vers la kasbah. Le long du mur,

à l'endroit même où les fellaghas s'étaient abrités du soleil avant l'attaque, les hommes s'étaient assis par terre, le dos appuyé contre' la muraille de pisé. Ils avaient ouvert leurs boîtes de rations et mangeaient lentement des conserves et du biscuit. Deux ou trois enfants, vêtus de djellabas de toile crasseuses, erraient parmi les ' soldats. Les hommes leur tendaient des morceaux de biscuit et de fromage qu'ils saisissaient d'un geste preste d'animal sauvage et qu'ils allaient grignoter à l'écart.

— T'as vu le mec aux bottes ? dit Chiron à un de ses cama­rades. Le « père » Vasseur l'a fait délier, moi je te l'aurais saigné comme un sacré goret qu'il est... Tu te rends compte de ce qu'il a fait à nos potes à la ferme ?

— Eh ben, mé, j'y en aurais fait tout autant à çû galvaudeùx ' dit une voix paysanne. Est point des chrétiens, ces types-là.

— Chrétien ou pas, c'est du pareil au même, dit encore Chi­ron... A la Bastille on est des « durs » mais on reste des hommes... Moi j'aurais pas de pitié pour ce «gonze »... et comment que je te ;

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l'aurais laissé crever tout ficelé... Vasseur, eh bien ! y baisse dans mon estime... jTavais à la bonne, pourtant... mais ça... y m'fait « gamberger »...

Dans la chambre de la kasbah où l'on avait transporté les blessés, le toubib, un jeune médecin auxiliaire, s'efforçait, avec le peu de matériel de la trousse de campagne, de soulager Maze. Le sous-lieutenant s'était soulevé sur ses coudes et serrait les dents pendant que le médecin, à la lueur d'une torche électrique, nettoyait la blessure de son genou.

— Ces vaches scient la tête de leurs balles, vous avez vu, mon commandant ?

— J'espère que ce ne sera pas trop grave... Alors, Maze, vous revenez de loin, à ce que je vois.

— Il a eu de la veine, l'artère a été entamée, mais pas complè­tement sectionnée... Dans quelques mois il courra comme un zèbre.

Le sous-lieutenant se tourna vers Vasseur : — Vous verrez que si j'arrive jusqu'à l'hôpital, ils me la cou­

peront... — Ne dites pas de bêtises. — En attendant... c'est une saloperie de journée, onze hommes

cette nuit, quatre cet après-midi... Comment va Saint-Sylvain ? Le commandant jeta vers le toubib un regard interrogateur : — Il n'est pas gravement touché. Tenez-vous tranquille et

cessez de parler, vous vous fatiguez inutilement, coupa le toubib avec un bref regard de connivence à l'adresse du commandant.

Les six hommes blessés étaient légèrement touchés. Vasseur eut pour chacun d'eux quelques brèves paroles d'encouragement...

— On vous évacuera demain par hélicoptère, dit-il avant de / sortir... Vous êtes des veinards... nous autres nous rentrerons par le train onze.

Sa voix, qui voulait être gaie, ne l'était pas, elle sonnait faux. Dans le couloir il vit la sentinelle, adossée au mur, devant la

porte de la chambre où était enfermé le déserteur. — Il faudra faire donner à manger et à boire au prisonnier,

dit-il à l'homme de garde. — Bien, mon commandant, dit la sentinelle. S'il n'y avait

que moi, il pourrait bien crever, ajouta-t-il entre1 ses dents. Le commandant sembla ne pas avoir entendu. D'un pas lent

il se dirigea vers le porche. Le capitaine Mallet vint à lui :

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— Vous venez manger quelque chose, mon conimandant ? Vasseur l'accompagna vers un olivier sous lequel les officiers

s'étaient installés. Il s'assit, le dos au tronc noueux de l'arbre, et commença d'étaler sur des biscuits des tranches de bœuf en conserve. Il n'avait pas faim et il n'avait pas envie non plus de se mêler à la conversation des autres. Cette soirée de victoire manquait de gaieté et de panache. Sur le groupe d'hommes, assis sur les quelques tapis trduvés dans la kasbah, pesait une tristesse qui n'était pas due seulement à la proximité des morts. Très vite Vasseur prit congé de ses subordonnés.

— Je vais interroger le prisonnier, dit-il. — Voulez-vous que je vous accompagne ? proposa Mallet — C'est inutile, d'ailleurs vous êtes fatigué, mon vieux..

Allez vous reposer... Le commandant s'éloigna lentement en direction de la kasbah. — Il n'a pas l'air dans son assiette, dit Mallet à ses camarades. — Moi, je sais ce qui le travaille, dit Mesmin. — Eh bien ! dites-le alors... — Avez-vous remarqué son attitude avec Saint-Sylvain

depuis hier soir ? — Pas spécialement, d'ailleurs je n'étais pas avec eux. — Eh bien... ça n'avait pas l'air de coller entre eux... Pendant

toute l'affaire il ne lui a pas adressé la parole... et puis... — Et puis quoi ? — La façon dont Saint-Sylvain s'est fait tuer... Quand j'ai vu

le commandant monter sur le rocher, je me suis demandé ce qu'il allait faire... mais quand Saint-Sylvain l'y a rejoint, j'ai compris qu'il avait voulu lui donner une leçon de courage...

— Comment ça, une leçon de courage ? Mesmin regarda les visages tendus qui, tournés vers lui, atten­

daient ses paroles. — Le commandant n'avait pas l'air de trouver que Saint-

Sylvain... enfin... Je me souviens que dans la ferme, lorsque le pauvre Saint-Sylvain a été pris de nausées, il l'a fait sortir... sans bienveillance... Il lui a dit : « Apprenez à contenir vos nerfs ».

— Saint-Sylvain est mort en brave... ' Mesmin hocha la tête : — Saint-Sylvain est mort en brave, mais il n'était pas brave...

Le commandant le savait et c'est pour cela qu'il ne lui aurait sûre­ment pas confié une section...

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— Je ne comprends pas, Mesmin, que vous parliez ainsi d'un garçon qui s'est fait tuer, debout, face à l'ennemi.

— Ne m'en veuillez pas, mon capitaine, mais... au moment où Saint-Sylvain a été tué, il n'était pas dans son état normal... et le commandant non plus... Le commandant est monté sur le rocher... il était en train de se dessiner son image d'Épinal... Il se fabriquait sa légende... Je suis certain qu'en son for intérieur il pensait à Bournazel... Vous me comprenez, c'était une façon de dire à Saint-Sylvain : « Regardez de quoi je suis capable, vous n'en feriez pas autant... » L'autre, le malheureux, qui devait remâcher sa honte depuis des heures, à voulu se rebiffer... D'ailleurs, vous savez ce qu'il a crié ? « Je vous montrerai que j'ai autant de cou­rage que vous ». Et pourtant le pauvre garçon crevait de peur... Il avait mis dans cet acte idiot tout ce qui lui restait de dignité, de respect de soi-même.

— Vous oubliez que vous parlez d'un mort, Mesmin, vos propos sont... gênants...

— Saint-Sylvain n'était pas un lâche, mon capitaine, il avait peur. Sa peur était physique. Son esprit était celui d'un brave, sa bravoure était trahie par son corps... je le sais. J'ai vu sa figure tandis que le commandant et Chiron sont allés... nettoyer les deux rebelles... j'ai cru qu'il allait s'évanouir...

Il y eut un long silence. Mesmin se tourna vers le groupe d'hommes en armes qui veillait les morts. Les flammes du feu proche jetaient leur lumière jaune et dansante sur son visage bronzé. Mallet regarda Mesmin et fut surpris de lui trouver une maturité qu'il ne lui avait pas connue auparavant. Deux rides nouvelles étaient apparues sur le visage juvénile du lieutenant. Les mêmes rides que celles du commandant Vasseur. « Les mêmes que les miennes », songea Mallet. « Les rides de ceux qui sont habitués à regarder le danger en face et à dominer leurs nerfs ».

— Je vais dormir, dit le capitaine Mallet. Il se leva lourdement et, d'un pas traînant, il se dirigea vers

la kasbah. Dans la pièce transformée en infirmerie, montait le bruit des

respirations fiévreuses des blessés veillés par le médecin auxiliaire accroupi dans un coin.

La sentinelle, à la porte de la chambre où était gardé le prison­nier, s'était adossée au mur et, par instant, son menton tombait sur sa poitrine. Le soldat se secouait alors pour chasser le som-

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meil. Mallet s'approcha de la porje. Une lumière filtrait à travers les planches mal jointes. Les voix alternées du. commandant et du pri­sonnier parvinrent jusqu'à Mallet. « Ils parlent allemand », songea-t-il.

Le capitaine ne possédait dans cette langue qu'un vocabulaire très restreint. Il tendit l'oreille, mais il put à peine reconnaître quelques mots au vol dans des phrases dont le sens lui échappait complètement.

La sentinelle qui, à son arrivée, avait rectifié la position, lui dit à voix basse :

— Le commandant a dit qu'on ne le dérange pas. Mallet, sans se soucier de ce que le soldat pourrait penser de

son indiscrétion, colla son visage sur une fente de la porte. Eclairés par une bougie fumeuse, le commandant et le prisonnier étaient assis par terre l'un à côté de l'autre. Ils parlaient à mi-voix. Ce n'était pas un interrogatoire, mais bien une conversation. Surpris, Mallet se redressa. Dans la faible lueur qui venait de la salle d'infirmerie, il vit le soldat sourire avec un air entendu qui lui fut désagréable.

Mallet entra dans l'infirmerie et s'approcha de Maze. Le sous-lieutenant ne dormait pas. Etendu sur le dos, la tête soutenue par un manteau roulé en oreiller, il fixait les poutres enfumées du plafond. La sueur ruisselait sur son visage. Mallet se pencha vers le blessé :

— Alors, Maze, comment ça va ? — Mal, mon capitaine... — On vous évacuera demain matin, par hélicoptère... et ça

ira mieux. — Pourquoi ne m'art-on pas dit que Saint-Sylvain avait

été tué ? Le médecin auxiliaire s'approcha : — Ne bougez pas, mon lieutenant, vous allez vous faire souf­

frir pour rien... et je n'ai presque plus de sédol... — Si le commandant n'avait pas interdit de tirer, le type aux

bottes n'aurait même pas eu le temps de prendre son F. M... — N'y pensez plus, Maze, dit Mallet. Le sous-lieutenant fixait le plafond. Mallet regarda son visage

aux traits tirés par la souffrance. « Lui aussi, il les a, les rides... les deux rides, comme nous tous ». Il eut, vers le jeune homme, un geste qu'il voulait apaisant .et qui ne fut que découragé. Puis il retourna dans le couloir. Le murmure des voix continuait de sour-

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dre à travers les planches disjointes de la pièce où le commandant Vasseur et le prisonnier étaient enfermés. La sentinelle était tou­jours adossée au mur et luttait difficilement contre la somnolence.

Mallet se dirigea vers la salle que l'on avait nettoyée pour que les officiers y couchent. II s'allongea sur des couvertures et mit sous sa tête son manteau en guise d'oreiller. Lorsqu'il eut débouclé son ceinturon et placé à portée de sa main sa torche électrique et son pistolet, il souffla la chandelle fumeuse qui éclairait la cham­bre. Dans l'obscurité, malgré sa fatigue, il eut du mal à trouver le sommeil. Il revivait les scènes violentes de la journée. « Quelle idée de monter sur ce rocher !... Nous ne sommes plus à l'époque de Bournazel... Il y a vingt ans que ce genre de défi à la mort n'impressionne plus l'adversaire... Il fallait, ou bien un sacré culot... ou bien... »

Le sommeil le prit au moment où la réponse allait lui apparaître. Mesmin et Bernier quittèrent le feu de camp et entrèrent

dans la kasbah. Ils passèrent devant la porte de la cellule. Le soldat de garde avait été relevé. Trop fatigués pour attacher une quelconque importance à la lumière qui filtrait à travers l'huis, ils traversèrent le couloir et, à la lueur de leurs torches, ils s'instal­lèrent pour dormir à côté du capitaine Mallet.

Une heure s'écoula, pendant laquelle on n'entendit dans la kasbah que les respirations des blessés et des dormeurs, et le murmure des voix du commandant et du prisonnier.

Soudain, un coup de feu rompit le rythme des bruits noc­turnes. Mallet bondit, le pistolet au poing, dans le couloir. La senti­nelle avait disparu. Le capitaine se précipita dans la pièce où l'on gardait le prisonnier.

L'homme aux bottes noires était étendu sur le dos, près de la chandelle. Sa tempe était défoncée par une balle. Dans sa main droite il étreignait encore le coït du commandant. La sentinelle tenait son pistolet-mitrailleur braqué sur le cadavre. Le comman­dant était debout, adossé au mur. Son visage était décomposé.

— .11 s'est tué... il m'a arraché mon pistolet et il s'est tué...

• I I

Vasseur déplia ses jambes hors de la jeep et sauta sur le trot­toir. Il était encore ankylosé de sa longue immobilité sur le siège

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dur. Le soldat qui conduisait le véhicule avait posé ses avant-bras sur le volant dans un geste de lassitude.

— Donne-moi mon sac, dit Vasseur. — Je vais vous le monter, mon commandant. Il fit un effort pour s'extraire de la jeep mais Vasseur lui fit

signe de rester à sa place. — Tu as bien compris, tu vas au casernement, tu te fais pren­

dre en subsistance. Tu as tes papiers pour cela. Tu as tes deux permissions de minuit : n'en abuse pas et ne va pas te faire pincer par un service en ville en dehors des heures réglementaires.

—- Bien, mon commandant. — Mets la jeep au garage et ne t'amuse pas à trimballer des

filles dedans... Pour le reste, attends que je te fasse demander, après-demain matin, probablement... Compris ? •

— Compris, mon commandant. — Ça va, tu peux disposer. Le chauffeur porta la main à son casque, tira sur le démarreur

et embraya. Vasseur regarda la voiture s'éloigner dans la rue déserte. Le faisceau des phares éclairait les façades blanches des immeubles neufs. Il était près de dix heures. Peu de fenêtres étaient éclairées. Une radio diffusait du jaz2. Vasseur ramassa son sac et se tourna versvla porte. Il sortit sa clef et ouvrit. Dans le couloir qu'éclaira la minuterie, il avisa les boîtes aux lettres. Celle qui portait son nom contenait du courrier. Il l'ouvrit, jeta sur les enveloppes un regard distrait et les enfouit dans sa poche. Lors­qu'il parvint au troisième étage il comprit enfin que sa femme ne devait pas être là, car, normalement, il n'aurait pas trouvé le courrier dans la boîte. Il entra dans l'antichambre. Sur la commode en bois< d'eucalyptus, appuyée contre un vase de céramique indi­gène, une enveloppe attira son regard. Il en sortit une feuille où la haute écriture de Cécile lui disait :

« Mon Chéri, « Les Marchand sont venus m'enlever pour lé week-end. Je

rentrerai mardi. Ne sachant si tu pourrais venir, j'ai accepté. Si tu rentres... ce que je n'ose espérer, viens me rejoindre chez eux. A bientôt, je t'aime. — Cécile. »

Vasseur reposa la lettre sur la commode et passa dans le studio. Il jeta son sac sur le divan garni d'une couverture marocaine, puis il ouvrit la fenêtre. La journée avait été chaude et orageuse, l'appar­tement était étouffant.

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248 LA KEVUE

Vasseur soupira. Il se sentait las, courbatu, et son malaise physique était augmenté par son désarroi moral. Lorsque le radio, le matin même, lui avait remis le message par lequel il était convo­qué à l'état-major, Vasseur avait eu l'impression que quelque chose le menaçait. Le message était laconique : « Le commandant Vasseur se présentera le... à 10 heures au P. C. du colonel pour y remettre un rapport détaillé sur l'affaire du Tizi N'Gaïr. »

« Au fond, songea Vasseur, je suis presque content que Cécile ne soit pas là... Il aurait fallu lui donner des tas d'explications... Raconter... »

Il alla jusqu'à la salle de bains. La blancheur qui y régnait dans la lumière crue du tube au néon, était rafraîchissante. Debout devant le lavabo, il vit dans la glace son visage aux traits' tirés par la fatigue. La poussière blanche des pistes du djebel N'Gaïr s'était plaquée comme un fard malpropre sur sa peau bronzée, le tour des yeux était resté plus clair, à cause des lunettes de soleil. Il ôta son képi et le posa sur le tabouret, devant la baignoire. Son front dégarni, un peu trop haut pour le reste du visage, était blanc.

« Une vraie tête de clown... je ne rajeunis pas !... » Tandis' que l'eau de son bain coulait. avec bruit dans la bai­

gnoire, il commença de se déshabiller. Cette opération lui était toujours pénible. Son avant-bras gauche était bloqué, l'articulation de l'épaule soudée de façon définitive par une blessure mal soignée qui avait laissé sur sa peau une cicatrice informe et des boursou­flures de chair mâchée.

II réussit à faire glisser son battle-dress et sa chemise puis, nu, se plongea dans l'eau chaude. Il se sentit mieux. La baignoire était un peu étroite, un peu courte aussi. Les épaules de Vasseur étaient coincées contre les parois d'émail, ses jambes à demi repliées et ses genoux sortaient de l'eau. La tiédeur du bain le pénétrait comme une drogue apaisante ; il sentait ses muscles s'assouplir. Une tor­peur salutaire l'envahissait. Ses yeux se fermèrent à demi.

— Ce n'est pas le moment de s'endormir... il faut la faire, cette saloperie de rapport...

Il se leva, faillit glisser sur le bord dé la baignoire, et il se sentit de nouveau plein de lassitude. D'un geste rageur, il tira le bouchon de vidange de la baignoire dont l'eau s'écoula bruyamment. Lors­qu'elle fut vide, il remonta dedans et ouvrit en grand le robinet d'eau froide de la douche. Le jet glacé qui le cingla lui coupa le souffle, mais après qu'il se fût vigoureusement frotté au gant de

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crin, il se sentit empli d'une vigueur nouvelle. Il prit un pyjama dans l'armoire à linge et, après avoir mis une robe de chambre, il retourna dans le studio.

Il alluma la lampe de bureau et ouvrit sa serviette. Au moment d'y plonger la main, il eut un regard vers la salle de bains. La porte était restée ouverte et la lumière allumée. Des vêtements traînaient en désordre sur le carrelage mouillé avec le drap de bain, flasques et chiffonnés. Il reposa sur le bureau la serviette ouverte qui s'abattit sur le sous-main.

— Evidemment, je range la salle de bains, j'accroche ma tenue à un porte-manteau, je ramasse mon képi, je le brosse, j'étends le drap de bain sur le bord de la baignoire, je fais tout cela avec méthode, avec précision, avec ordre, parce que je suis un homme d'ordre, n'est-ce pas ?... André Vasseur est un homme d'ordre... Ce n'est pas vrai. Je mets de l'ordre dans la salle de bains pour avoir un prétexte, pour retarder de quelques minutes encore le moment de me mettre à table... comme si j'étais un criminel... comme si ce rapport était une confession...

Lorsqu'il eut terminé son rangement, il éteignit l'électricité et ferma la porte d'un geste brutal. Le claquement du panneau de bois laqué retentit dans toute la maison comme l'eût fait un coup de feu.

•— Ils ont dû croire à un attentat... c'est idiot... Il haussa son épaule valide et marcha d'un pas ferme vers le

bureau. La serviette dont le rabat était ouvert, avait laissé son contenu se répandre sur le sous-mâin : trois grosses enveloppes de papier kraft, un paquet de situations administratives, un carnet recouvert de toile cirée, une enveloppe de cuir cousue d'un lacet, et un objet noir, agressif, qui faisait penser, dans le faible éclairage de la lampe de bureau, à un gros insecte, inquiet de se trouver là.

Vasseur, d'une main lente, repoussa les paperasses et la ser­viette sur le côté du bureau puis il saisit la Ritterkreuz, la Croix de Fer à feuilles de chêne, et la garda un instant dans le creux de sa paume. Enfin, comme à regret, il la plaça sur- le sous-main de peau de porc, bien au centre, à l'endroit le mieux éclairé. La croix était posée en équilibre sur son anneau, elle était animée d'un petit mouvement de bascule qui lui donnait une vie imprévue. La bor­dure d'argent des branches de la croix luisait sous la lueur de la lampe ainsi que le bronze doré de la couronne de feuilles de chêne.

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250 LA REVUE

—* Kurt... murmura Vasseur, pourquoi as-tu fait ça ? Le balancement de la croix cessa, comme si l'objet avait répondu

à Vasseur. La nuit était parfaitement silencieuse. La ville dormait. La

pendulette de bureau s'était arrêtée à cinq heures. Vasseur ouvrit un tiroir pour y prendre du papier. La secousse qu'il avait imprimée au meuble avait remis la croix en mouvement. Lorsqu'il se redressa pour poser ses feuilles blanches sur le sous-main, la croix se balan­çait toujours sur son anneau. « Oh ! assez ! » Il s'était entendu crier et rougit sous son hâle en pensant que les voisins l'avaient peut-être entendu.

— Assez ! dit-il encore entre ses dents et sa main droite s'abattit sur la croix, dont les angles durs pénétrèrent dans sa paume. Il referma les doigts et serra le poing. Les branches de la croix s'inscrivirent douloureusement dans ses chairs, mais l'objej ne céda pas. Vasseur ouvrit la main et considéra la Ritterkreuz comme s'il la voyait pour la première fois.

— Aussi dur, aussi tranchant que son propriétaire, murmura-t-il... Zâh tvie Leder, und hart zoie Kruppstahl... (i)

Une des branches lui avait écorché le pouce et une goutte de sang qu'il suça machinalement y perlait.

Les feuilles blanches sur le bureau semblaient attendre qu'il les prît, qu'il les couvrît de son écriture rapide et régulière. (« C'est drôle, disait Cécile, toi le baroudeur, tu as une écriture de chef-comptable »). Mais il ne pouvait se décider à commencer son rapport.

Il s'aperçut qu'il avait faim. Depuis le départ du Tizi N'Gaïr, il avait seulement bu l'eau de sa gourde et mangé un sandwich. Il entra dans la cuisine et ouvrit le frigidaire. Un reste de viande froide y voisinait avec une bouteille de Mascara entamée. Il restait du pain rassis dans le buffet. Lorsqu'il se fut assis sur un tabouret, il commença son repas sommaire. Absorber lentement de la nour­riture était aussi un prétexte pour ne pas se mettre au travail. Il n'avait pas tellement faim. Néanmoins, au fur et à mesure qu'il avalait le pain dur et la viande insipide, sa vigueur habituelle revenait en lui. Au bout de quelques instants, il regretta de n'avoir plus rien à manger.

— Prétexte... Depuis huit jours je cherche des prétextes pour ne pas penser... Ne plus agir... c'est inimaginable...

(1) « Coriace comme du cuir, et dur comme l'acier Krupp » (Extrait d'un discours d'Hitler au sujet de la jeune»*» a m a n d e , 1938).

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L'HOMME DE GUERRE , 251

Enfin, il se leva, dédaigna de ranger l'assiette sale et les miettes, termina la bouteille en buvant au goulot. Maintenant, il se hâtait.

Lorsqu'il eut éteint la lumière et refermé la porte de la cuisine, il se trouva de nouveau devant le bureau. La lampe éclairait la Ritterkreuz, toujours posée au centre du sous-main. Peut-être parce que le vin qu'il avait bu l'avait ragaillardi, la croix lui semblait avoir perdu son caractère maléfique. Il la prit encore une fois dans sa main droite, et il la regarda durant quelques Secondes avec atten­tion. Puis il la glissa dans la poche de poitrine de son pyjama. Il en sentait la forme anguleuse contre les muscles dé sa poitrine, juste au niveau du cœur. Exactement à l'endroit où Kurt Held la portait lorsqu'il était en civil... Kurt Held... Kurt le Héros. Major der Kavallerie und Ritterkreuztràger Held (Chef d'escadrons Held, décoré de la Croix de chevalier).

Vasseur se sentit rougir. Une fois de plus, ce soir, il avait parlé tout haut. C'était sa deuxième défaillance. Furieux contre lui-même, il se secoua comme un chien. Après avoir approché le fau­teuil du bureau, il fit effort pour s'asseoir lentement, alors qu'il allait se laisser tomber sur le siège de cuir. Incapable qu'il était de maîtriser le trouble moral dont il était envahi, il devait se contrain­dre pour accomplir calmement les gestes les plus simples.

Il allongea la main vers la liasse de feuilles blanches et la plaça devant lui sur le sous-main. Puis il prit le crayon à bille qui était tombé de la serviette et écrivit :

Rapport Sur les opérations du 174* Bataillon de marche entre le 10 et

le 14 août 1956 au col de Tizi N'Gaïr. C'était facile. Vasseur, d'une main rapide, décrivit le dispositif

qu'il avait mis en place lorsque le bataillon avait atteint Soukh el Khemis. Il donna, par le détail, l'emplacement des troupes et leur encadrement. Lorsqu'il eut terminé cette énumération fastidieuse, il hésita, posa son crayon et réfléchit.

Le message radio demandait, non, exigeait, Vasseur l'avait bien compris, un rapport détaillé. Le colonel voulait des détails... Qu'est-ce que Vasseur aurait encore bien pu mettre dans le rapport pour lui donner l'air « détaillé » ? Un état des approvisionnements en munitions, en vivres, en lacets de godillots ?... Les vrais détails, ceux qu'on lui demandait, il ne les mettrait pas !

— Ils me prennent vraiment pour un idiot !...

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C'était la troisième fois qu'il parlait tout haut. « Au fond pen­sait-il, qu'est-ce que ça peut bien « leur » f... ! »

Il fouilla dans la poche de sa robe de chambre, mais il n'y trouva pas les cigarettes qu'il cherchait. Il dut, pour en trouver, se lever, aller dans la salle de bains, fouiller dans la poche de son battle-dress et lorsqu'il en eut sortit le paquet de « Troupes » il constata qu'il n'avait plus d'essence dans son briquet. Il lui fallut chercher dans la cuisine des allumettes qu'il ne trouva pas. Enfin, il réussit à allumer sa cigarette en portant au rouge une des plaques de la cuisinière électrique. La première bouffée qu'il aspira, apaisa comme par enchantement l'énervement qui s'était emparé de lui au cours de sa recherche. Il se rappela qu'il n'avait pas fumé depuis plus de six heures.

Apaisé, détendu, il revint au bureau et se remit à son travail. « Ce dispositif n'a qu'un caractère transitoire et prélude à l'implan­tation d'éléments de sécurité dans toute la région, conformément aux instructions reçues. A dix-neuf heures trente, les dispositions de sécurité sont prises pour la nuit. La deuxième compagnie est placée sur pied d'alerte. La troisième compagnie prévue comme réserve en raison de l'état de fatigue des hommes après leur marche dans le djebel. Dans la soirée, vers vingt heures, le Dodge du vaguemestre, accompagné d'un G. M. C. de protection, apporte le courrier. Le sous-lieutenant de Saint-Sylvain, affecté par ordre n° ... de l'E. M. de la X... Division au 174e Bataillon, arrivé par la jeep se présente au chef de bataillon Vasseur. L'encadrement du bataillon étant au complet, et donnant toute satisfaction, le commandant décide de garder le sous-lieutenant de Saint-Sylvain à la Section de commandement, sans affectation autre que celle d'officier de liaison ».

Vasseur sentit que sa cigarette lui brûlait les lèvres. Il l'enleva de sa bouche et, avec le bout encore rouge, il en alluma une nou­velle. Ce court répit lui permit de relire la dernière phrase qu'il avait écrite.et d'en mesurer l'incongruité, l'imprudence.

« Si je, ne me surveille pas mieux, je vais me mettre dans mon tort dès le début... Attention ! songea-t-il. Il prit son crayon, relut encore une fois la phrase. Il en barra le premier membre : «L'enca­drement du bataillon étant au complet », C'était une opinion person­nelle de Vasseur. Si l'on appliquait le règlement, il y manquait plusieurs officiers. En réalité, le sous-lieutenant de Saint-Sylvain n'était pas en surnombre. S'il ne s',était pas appelé Saint-Sylvain, Vasseur eût été enchanté de le voir arriver. Il lui eût donné le

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commandement de la 3 e section de la 3 e compagnie. Rosier, l'adjudant qui la commandait, manquait d'instruction et ses ordres « vasouillaient ». Il fallait donc modifier la phrase, lui donner un tour qui ne pût trahir en aucune manière les sentiments de Vasseur à l'égard du sous-lieutenant de Saint-Sylvain. Après un instant d'hésitation, Vasseur écrivit après « se présente au chef de bataillon » en enchaînant directement « qui décide de le conserver auprès de lui contme officier adjoint ».

La phrase, ainsi remaniée, avait une autre allure. Elle faisait comprendre que le chef de bataillon se trouvait satisfait de l'arrivée du sous-lieutenant et que, soucieux de le former à bonne école, il le prenait avec lui. C'était en somme une façon comme une autre de bien l'accueillir et c'était parfaitement vraisemblable puisque Vasseur n'avait pas d'officier adjoint.

A l'instant où le mot « vraisemblable » lui traversa l'esprit, Vasseur comprit qu'il venait d'écrire un mensonge. Il avait très mal accueilli le sous-lieutenant,

Au souvenir de l'entretien qu'il avait eu avec Saint-Sylvain Vasseur sentit, comme s'il avait pu se dédoubler et se regarder agir, tout ce que son attitude avait eu de cassant, d'odieux presque, pour le jeune officier. Des détails de l'entrevue qu'il avait oubliés dans la fièvre des événements qui s'étaient succédé depuis, lui apparurent soudain, comme s'il les revivait.

L'obscurité qui régnait dans le studio était la même que celle de la salle d'école où il avait reçu le sous-lieutenant et la lampe à pétrole de- Soukh el Khemis ne diffusait pas plus de lumière qUe la lampe de bureau qui éclairait le rapport. De cette obscurité Vasseur avait vu surgir la silhouette du sous-lieutenant, son visage un peu poupin, son teint frais, le bouton d'acné au coin de la lèvre, son cou trop long et son regard, surtout son regard. Il avait les mêmes yeux que son père, mais il n'avait pas le même regard.

Le général de Saint-Sylvain avait un regard méprisant, une expression pleine de morgue, tandis que son fils avait dans les yeux un vacillement, une mollesse presque féminine.

Vasseur soupira. Il ne mentait pas souvent, pour ainsi dire jamais. Il ferma les yeux, les rouvrit. Devant lui, la pièce était vide. Vasseur ne croyait pas aux revenants, mais il croyait aux remords.

« Ce n'est tout de même pas moi qui l'ai tué », dit-il entre ses dents. Mais sa pensée démentait ses paroles. Il était moralement

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responsable de la mort du sous-lieutenant, puisque Kurt... Ce n'était pas le hasard, Kurt le lui avait dit, et Vasseur entendait encore sa voix, son intonation un peu chantante, avec une pointe d'accent badois. « J'ai reconnu votre silhouette, alors j'ai tiré à droite... mais il y avait du vent... »

Vasseur secoua la tête, comme s'il avait voulu chasser les sou­venirs sanglants qui se bousculaient dans son crâne. Puis il reprit son travail. Maintenant cela devenait plus facile.

Le commandant alignait des mots qui venaient tout seuls sous sa plume. Il n'avait plus besoin de réfléchir, les imagés étaient gravées dans sa mémoire. Lorsqu'il eut achevé son paragraphe, il lui sembla qu'il avait encore dans les narines l'odeur de sang frais qui stagnait dans Je patio de la ferme et se mêlait à l'acre fumet de viande brûlée venu des étables.

Il ne relut pas ce qu'il avait écrit. Il réfléchit un instant, retourna dans la cuisine, attendit patiemment que la plaque de la cuisinière fût portée au rouge, et alluma une nouvelle cigarette. Les phrases furieuses qu'il avait jetées sur le papier l'avaient soulagé, détendu. Il ne sentait plus sa fatigue et il se sentait lucide et maître de soi. On lui demandait un rapport détaillé, une note sur le moral de sa troupe devait y figurer. Il écrivit :

« Le spectacle barbare qui s'offre à la vue des hommes de la deuxième compagnie provoque chez eux une émotion... »

Emotion n'était pas le mot qui convenait. Vasseur chercha et trouva une formule plus militaire. Il barra émotion et remplaça le mot par « la volonté farouche de venger leurs camarades ». Il continua. Fallait-il parler du prisonnier arabe dans le rapport ? Vasseur hésita. Il y avait corrélation entre le nom du chef de bande, son signalement et l'attitude de Vasseur à l'égard du sous-lieute­nant de £aint-Sylvain. Cette corrélation s'était établie lorsque Saint-Çylvain s'était présenté à son commandant. Elle s'était affirmée après que Vasseur eût ouvert le pli confidentiel que le sous-lieutenant lui avait apporté. Il y avait dans l'enveloppe, parmi diverses notes de service, une liste de déserteurs recherchés par la Justice militaire. Le début de la liste, longue d'une quinzaine de noms, était consacré à trois légionnaires : Blankaert Max, n° Mie... blond, i m. 76, signe distinctif : tatouage au poignet ; Luxembour­geois. — Vassilief Ivan, n° Mie... châtain, 1 m. 74, signe distinc-. tif : oreille gauche tranchée ; Russe. — Mûller Kurt, n° Mie... 1 m. 92, signe distinctif : large cicatrice au menton, marque bleue

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•s

au sourcil gauche, à la pomment droite, cicatrice à la joue gauche ; Allemand.

Les autres noms étaient ceux de tirailleurs marocains ou algé­riens, des gens que l'on ne retrouverait peut-être que lors des combats, parmi les cadavres, si on avait le temps de les identifier. Vasseur n'avait remarqué qu'un seul nom et le signalement qui le suivait.

A partir de cet instant, le sous-lieutenant de Saint-Sylvain était devenu l'ennemi de Vasseur. Parce qu'il était le fils du général de Saint-Sylvain, certes, mais surtout parce qu'il incarnait le por­teur de mauvaises nouvelles. Vasseur avait eu beau se forcer à faire montre vis-à-vis du jeune homme d'une attitude normale, la violence de son tempérament avait eu raison de sa volonté.

Lorsque le murmure du fellagha mourant lui avait révélé l'identité du chef du djich (i), Vasseur avait été saisi d'un tel malaise qu'il avait pensé, l'espace d'une seconde, annuler ses ordres. La contrainte qu'il s'était imposée pour ne pas faillir à son devoir avait déclenché l'hostilité qu'il n'avait cessé de manifester à l'endroit du sous-lieutenant. « Pourquoi cet imbécile s'est-il fait affecter justement chez moi ! » songea Vasseur et, comme il se ren­dait compte de l'indécence de sa pensée, du caractère odieux de son propos, appliqué à un mort, il se sentit soudain faible et malheu­reux.

Il posa sur la table son crayori à bille et regarda le portrait de Cécile. La photographie montrait une Cécile un peu sévère, dont le regard profond semblait fixé sur lui. Vasseur eut à l'adresse-du portrait un sourire d'enfant pris en faute. Puis, soudain, la fatigue des quinze derniers jours lui écrasa les épaules. Son corps se pencha lentement en avant et, à demi couché sur le bureau, le front posé sur son avant-bras, il s'endormit.

Le jour se leva tandis que Vasseur était encore écroulé sur son bureau. Les rayons du soleil pénétrèrent obliquement dans le studio par la fenêtre, dont le commandant avait laissé le volet roulant levé. Ils projetaient sur le sol de granito verdâtre, une tache jaune, rectangulaire, qui se déplaçait lentement au fil des

(1) jDj'tc/i, corpa Iranc.

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heures. Un angle de la tache atteignit le coin de la table et s'y posa, puis glissa vers le bras et la tête de Vasseur qui se réveilla. Le soleil pénétrait à flots par la fenêtre grande ouverte. De la rue mon­tait le rire de deux civils qui se tenaient sur le trottoir devant l'immeuble.

Après avoir fermé la fenêtre, Vasseur alla dans la salle de bains. Sa montre était posée sur la tablette du lavabo. Elle marquait six heures vingt. Il avait encore plus de trois heures devant lui-avant de se présenter à son colonel, mais le rapport n'était pas terminé. Après avoir ôtésa robe de chambre et sa veste* de pyjama, il s'approcha de la glace du lavabo. La Ritterkreuz qu'il avait placée la veille dans la poche de poitrine de son pyjama, s'était trouvé coincée pendant plusieurs heures entre le bois de la table et la poitrine de Vasseur. Elle s'était imprimée dans sa peau, en dessous de son sein gauche, et les quatre branches de la croix de fer y appa­raissaient en rouge.

Vasseur se plongea le visage dans l'eau froide, puis il se rasa soigneusement. Il dut ensuite faire preuve d'énergie pour se mettre sous la douche. Le mauvais sommeil qui l'avait surpris, lui avait laissé dans la bouche un goût amer que le dentifrice ne parvint pas à faire disparaître. Il s'habilla rapidement, car il n'avait plus de temps à perdre s'il voulait terminer son travail à temps pour l'heure de sa convocation. A sept heures moins le quart, il se remit à écrire. Sa toilette l'avait tout de même un peu délassé.

Il écrivit d'un trait : « Les ordres suivants sont immédiatement donnés pour organiser la poursuite. Les deux sections du sous-lieute­nant Maze se dirigeront vers le Tizi N'Gaïr en effectuant un arc de cercle par les crêtes des djebels au nord de la vallée de l'oued Har-rouda... »

En quelques lignes il eut résumé l'essentiel de la poursuite et décrit son dispositif d'attaque. Presque sans une hésitation, il enchaîna : « A dix-sept heures trente, le commandant aperçoit deux hommes qui installent sur la terrasse d'un des bâtiments de la kasbah un fusil mitrailleur. Pour mieux les observer, il monte sur un rocher, suivi du sous-lieutenant de Saint-Sylvain. Le fusil mitrailleur tire une rafale dans leur direction, le sous-lieutenant de Saint-Sylvain est tué ».

Puis il donna en termes précis le déroulement des événements jusqu'à l'instant où il fut bien obligé de parler du suicide du déser­teur. Il fallait absolument mentionner les faits. Il ne pouvait pas y

/

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échapper. Deux lignes brèves, volontairement détâchées en bas de la page, comme un post-scriptum, servirent d'oraison funèbre à l'homme aux bottes noires. « Le légionnaire Millier, déserteur du 2e Etranger, identifié par la note n°..., qui commandait la bande, a réussi à s'emparer du pistolet du commandant et s'est suicidé au cours de son interrogatoire. » • Enfin le rapport était terminé. Le commandant regarda sa

montre. Il était huit heures vingt. Il prit quatre feuilles blanches et recopia soigneusement son brouillon. Il n'y avait plus de modifi­cations à faire. Lorsqu'il eut terminé, il le relut une dernière fois, inscrivit la date et signa. Il était alors neuf heures dix. Il aurait donc encore le temps de prendre un café avant de se rendre à l'état-major du régiment. Il glissa le rapport dans une chemise, la chemise dans sa serviette, puis il mit sa tunique et se coiffa de son képi neuf.

Au moment où il allait partir, une hésitation le retint. Il prit sur le bureau la Ritterkreuz qu'il plaça dans la pochette de sa tunique. L'enveloppe de cuir et les papiers étaient dans sa ser­viette. Un coup d'oeil qu'il jeta au portrait de Cécile lui donna l'envie d'appeler sa femme chez les Marchand. Il décrocha le combiné, mais au moment de former le numéro, il hésita et, fina­lement, reposa l'appareil sur son socle. Si, comme il en avait l'impression, il allait au-devant de quelque gros ennui; Cécile le saurait toujours assez tôt.

Quelques minutes plus tard, il pénétrait dans le garage où Cécile avait laissé la Simca à sa disposition.

— Alors, mon commandant... Ils l'ont eu dans le baba, les fellaghas !

Perez, le garagiste, un gros homme olivâtre, exultait. Il s'affaira autour de la voiture, astiqua les glaces, vérifia l'eau et l'huile, tout en discourant de la c paulitique qui se faisait à Paris ».

Vasseur ne répondit que par monosyllabes. La faconde que Perez déployait ne méritait guère plus. Enfin, il put monter en voiture, et il se dirigea vers l'état-major. L'avenue Jules Ferry était presque déserte. Toute la population musulmane était en grève. Sur les bancs, à l'ombre des palmiers, il n'y avait personne. La rue de la Libération était calme. Devant les boulangeries fran­çaises, des files de femmes attendaient, le cabas à la main. Les bou­tiques indigènes étaient fermées, il n'y avait pas de marchands ambulants. Aux carrefours, des patrouilles de sécurité, composées

LA BEVUE «• 14 . 3

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de cinq hommes, la mitraillette sous le bras, dévisageaient les passants avec indifférence. Quelques camions G. M, G circulaient, chargés d'hommes armés. Ce n'était pas l'état de siège, mais on sentait que l'atmosphère était pleine de menaces.

Devant la grille du casernement, les sentinelles avaient été doublées. Dans la cour, une douzaine de camions étaient alignés, prêts à partir. Les hommes étaient consignés dans leurs chambrées. On les voyait, accoudés aux fenêtres, par groupes, regarder dans le vague.

Vasseur franchit la grille que les hommes du poste avaient ouverte. Il traversa la cour et gara sa voiture dans le carré réservé aux véhicules de service. Il était dix heures moins cinq. Puis il se rendit au bureau du colonel qui se trouvait au rez-de-chaussée du corps de bâtiment central. Au moment où il gravissait les marches du perron, il croisa le capitaine adjudant-major, un certain Feller, qu'il connaissait à peine. Le capitaine l'arrêta au passage :

— Mes respects, mon commandant... Alors... ça a été dur ? — Pas tellement; fatigant surtout... — On avait besoin de ça... le colonel est rayonnant... les jour­

nalistes, pour une fois, ne l'ont pas embêté. — Eh bien ! tant mieux. Le capitaine « en remettait ». Pour un peu il aurait raconté lui-

même l'affaire du Tizi-N'Gaïr. Vasseur dut maîtriser son agace­ment pour lui dire poliment que le colonel l'attendait.

— Et je suis là, à vous faire perdre votre temps !... excusez-moi mon commandant... On vous voit au Cercle ce soir ? Mes hommages à madame Vasseur. ;

Il n'en finissait pas. Enfin il s'éloigna. « Ce type a toujours l'air pressé, songea Vasseur, et chaque fois que j'ai besoin de quelque chose chez lui, ce n'est jamais prêt... Il me rase avec son Cercle... »

Il était maintenant devant la porte marquée « Bureau du Colo­nel ». Il eut une hésitation très courte, puis il poussa le vantail et pénétra dans le bureau où quatre secrétaires travaillaient sous la surveillance d'un sergent-major à moustache grise. « Fixe l » cria le sous-officier. Les cinq hommes se levèrent. « Repos », répondit Vasseur et ils se rassirent, sauf le sous-officier qui vint à Vasseur.

— J'ai rendez-vous à dix heures avec le colonel, il m'a convo­qué.

— Bien, mon commandant. Sur la pointe des pieds, le sousr-afficier se dirigea vers la porte

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qui donnait sur le bureau du colonel. Il posa la main gauche sur la clenche, appliqua son oreille contre le panneau et, de la main droite, frappa légèrement avant d'entrer, ou plutôt, de se glisser dans le bureau de son chef.

« Le colonel Debret aime le protocole, songea Vasseur, je me demande si... »

Il n'eut pas le temps d'achever sa pensée. Déjà le sous-officier ouvrait toute grande la porte du colonel, et, cérémonieux comme un huissier de-ministère, invitait Vasseur à entrer.

D'un pas ferme, le commandant franchit la porte et, tandis que le sous-officier la refermait, il s'immobilisa au garde-à-vous à deux mètres du bureau derrière lequel le colonel Debret se tenait debout pour l'accueillir.

Vasseur salua, ôta son képi et prit place sur la chaise que le colonel lui désignait. Tout en accomplissant ces gestes habituels, Vasseur examinait son supérieur et cherchait à deviner son état d'esprit. Mais dans la pénombre qui régnait dans la pièce, caries volets-roulants étaient aux trois quarts baissés, le commandant, mal habitué à l'obscurité, ne pouvait distinguer que la haute silhouette de son chef. Le colonel tournait le dos à la fenêtre et, tandis que le visage de Vasseur recevait le peu de lumière qui filtrait à travers les volets, le visage du colonel était noyé d'ombre. Vasseur ne distinguait que son crâne chauve et blanc qui brillait légèrement.

— Mes respects, mon colonel, dit Vasseur avant de s'asseoir. — Vous avez voyagé sans encombre, commandant ? Le ton du colonel était courtois, sa voix un peu haute était

agréable à entendre. Vasseur se demanda si dans une prise d'armes, les troupes la distinguaient caf elle lui parut peu puissante.

—- Merci, mon colonel, tout s'est bien passé. , — Je vous ai convoqué, je m'en excuse, pour vous demander

un rapport complet et détaillé sur les opérations que vous avez si brillamment conduites au Tizi N'Gaïr. Avez-vous eu le temps de rédiger ce rapport, commandant ?

— Oui, mon colonel, je l'ai terminé ce matin... Je n'avais pas pensé qu'il était nécessaire de le faire auparavant, je pensais que mes comptes rendus journaliers suffiraient au commandement.

— Dans le principe, commandant, vous avez parfaitement raison, nous ne sommes pas ici pour faire de la paperasse, mais la Division a demandé un rapport de toute urgence ; je n'ai pu que

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transmettre. Puisque vous avez eu le temps de le préparer, tout est en ordre.

Vasseur posa ses deux mains sur sa serviette. Au moment où le colonel avait prononcé le mot de « Division » la même sensation de menace, qui l'avait étreint la veille, venait de se saisir de lui. Son geste instinctif était de retenir ces papiers, de les conserver, de les détruire, mais il n'y avait plus d'échappatoire. Il se mordit les lèvres au moment où il allait dire que le rapport n'était pas terminé. Chercher un prétexte pour gagner du temps n'était plus possible.

— Le rapport est là, mon colonel... mais il est manuscrit... Peut-être vaudrait-il mieux que je le fasse taper à la machine... S'il doit aller à la Division, sa présentation serait plus correcte...

—- Cela n'a pas d'importance, commandant. Si votre écriture n'est pas très claire, je le ferai taper ici avant de le transmettre.

Le colonel avait-il senti la réticence de Vasseur ? Ce dernier n'aurait pu le dire. Ses mains se soulevèrent, ses doigts manœu­vrèrent le fermoir qui cliqueta dans le silence de la pièce et la chemise qui contenait le rapport passa dans les mains du colonel Debret.

III

Tandis que le colonel lisait lentement le rapport, Vasseur dont les yeux s'étaient habitués à la pénombre, détaillait les traits de son supérieur. Le colonel était penché sur les feuillets qu'il avait posés à plat sur le bureau. Comme beaucoup d'hommes de grande taille, il avait le dos un peu rond. Sa calvitie lui donnait une allure de bureaucrate qu'accentuaient ses lunettes à verres sans monture. Son visage, incliné studieusement vers le document qu'il étudiait, semblait d'une longueur presque anormale.

« C'est pourtant vrai que les protestants ont l'air marqués par leur religion », se dit Vasseur en considérant la physionomie du colonel Debret. Et soudain il fut frappé de l'austérité, de la Téserve puritaine qu'exprimait ce, faciès aux méplats trop longs. Vasseur n'avait rencontré le colonel Debret que quatre ou cinq fois depuis qu'il avait été affecté au commandement du groupe de bataillons de marche, hâtivement constitué au moment où la révolte algé­rienne avait pris une tournure tragique. La nécessité dans laquelle le commandant s'était trouvé de parer à une situation dramatique,

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avait réuni au sein des unités nouvellement mises sur pied, des hommes et des officiers d'origines souvent disparates. Vasseur, à son retour d'Indochine, s'était trouvé en quelques jours promu chef de bataillon, expédié sur l'Algérie, mis à la tête de trois compa­gnies, sous les ordres d'un officier supérieur dont il ignorait tout. Sa première tâche avait été de former sa troupe, de donner un moral à des hommes qui, à leur départ de la Métropole, parlaient de mettre la crosse en l'air, et cette tâche qui venait de s'achever dans la réussite de l'affaire de Tizi N'Gaïr, l'avait empêché de connaître ses chefs. Il regrettait maintenant de n'avoir pas cherché à nouer avec le colonel Debret des relations plus cordiales pendant la période où il s'était trouvé à l'état-major. Il était trop tard maintenant.

Enfin, et le temps de la lecture avait paru interminable à Vas­seur, le colonel se redressa. Il fixa sur le commandant son regard un peu myope. Il ne parla pas immédiatement. D'un geste machi­nal, il frappait la glace du bureau avec le capuchon de son stylo, ce qui produisait à intervalles réguliers un petit claquement sec de métronome.

« Est-ce qu'il attend que je parle le premier? » se dit Vasseur, en se jurant de n'en rien faire.

Mais le colonel ne semblait pas attendre des explications complémentaires de son subordonné ; simplement il réfléchissait à ce qu'il allait dire et il essayait d'adapter ses paroles aux pensées que masquait le dur visage du commandant Vasseur. Visage appa­remment impassible, mais dont la froideur était plus le résultat d'une contrainte que d'une forme habituelle de caractère. Le colonel Debret était embarrassé. Lé rapport qu'il venait de lire ne répon-r dait pas aux questions du général. L'essentiel y était passé sous silence, escamoté, réduit à une phrase posée à la fin du texte comme un post-scriptum sans importance.

Le général avait dit : « Vous me tirerez au clair l'histoire de Tizi N'Gaïr. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond.,. J'ai entendu dire... Je compte sur votre tact pour découvrir la vérité ».

« A force de mettre du tact partout, de parler à mots couverts, on finit par tout embrouiller, on place les gens dans des situations fausses », avait songé le colonel Debret. Il avait essayé de question­ner le général, mais il avait échoué. Le général lui avait simple­ment dit « Quelque chose ne tourne pas rond... le mieux serait de demander un rapport détaillé au commandant Vasseur. Le contenu

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du rapport) s'il est sincère, répondra aux questions que nous n'aimerions pas poser ».

« S'il est sincère », avait dit le général. C'étaient là des mots qui exprimaient a priori l'idée qu'il pourrait ne pas l'être. Or, cette vérité que cherchait le général, il paraissait évident, quelle qu'elle fût, que le commandant Vasseur ne l'avait pas dévoilée dans son texte. Par malheur le général avait demandé le dossier personnel de Vasseur, de sorte qu'aucun document, n'avait pu éclairer le colonel sur le caractère du chef de bataillon. Au moment où, deux jours plus tôt, le général avait demandé le dossier, le colonel était en tournée d'inspection dans le Sud. Il n'avait qu'un souvenir très flou de ce qu'il avait lu dans les notes de son subordonné.

Vasseur attendait que le colonel Debret lui posât des questions. Le bruit de métronome du capuchon de stylo frappant la glace du bureau devenait, pour lui, de plus en plus agaçant. Le silence qui régnait dans la pièce, donnait à ce petit bruit une importance, une résonance, qui devenaient presque douloureuses pour Vasseur. Au moment où il pensa qu'il ne pourrait plus supporter le tapote­ment, le colonel leva la main qui tenait le capuchon de stylo et il le posa dans le plumier de bois verni où le stylo était couché à côté d'un crayon bleu et rouge, soigneusement taillé. Dans l'état de tension nerveuse où se trouvait le commandant, tous les détails de la pièce, toutes les petites manies, les tics de son occupant habi­tuel, s'inscrivaient dans son esprit avec une précision aiguë.

Le colonel parla enfin, et sa voix de ténor était toujours aussi mesurée, aussi courtoise. ' •

— En somme, dit-il.../En somme voilà une affaire qui va vous attirer des félicitations... C'est là, commandant, un succès, un gros succès, très spectaculaire... Sur le plan militaire, votre manœuvre a été remarquablement montée, l'exécution parfaite... le résultat excellent. Je pense, je suis persuadé qu'il est préférable de faire des prisonniers.... l'anéantissement d'une bande prend faci­lement une allure de massacre...

Vasseur acquiesça d'un mouvement de tête. Il partageait l'opi­nion du colonel, tout le monde la partageait. Comme si le colonel avait compris le tour de la pensée de son interlocuteur, il continua :

— Il est difficile, parfois, dé résister à la tentation du massacre, surtout lorsque l'on se trouve en situation d'appliquer la loi du talion...

— Je vous avouerai, mon colonelj qu'après ce qui s'était passé

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à la ferme, j'ai dû faire effort sur moi-même pour ne pas laisser mes hommes se livrer à des atrocités du même ordre sur les fella­ghas capturés.

•'••-r- Vous dirais-je, commandant, que je^ vous sais un gré tout particulier de l'autorité que vous avez montrée en cette occasion ? '

— Le bataillon est maintenant bien en mains, mon colonel, les hommes sont parfaitement entraînés. Ils se sont adaptés à leur tâche et l'effort qu'ils ont fourni dans cette affaire a vraiment été bien supporté. Nous sommes loin des flottements que nous connais­sions il. y a deux mois. L'encadrement est parfait.

Le colonel se tenait très droit dans son fauteuil de bureau. Il parvenait à dissimuler la voussure de ses épaules.

— Je vous disais, Vasseur, que je vous savais gré d'avoir évité un massacre, ce qui, dans ma pensée, n'exclut pas la nécessité de Eure un exemple. Or, il me semble que cela soit devenu difficile... à moins que les interrogatoires de prisonniers ne permettent de retrouver quelques-uns des coupables de l'assassinat des fermiers Martinez et de vos hommes.

Vasseur écoutait avec une attention aiguë les paroles du colonel. Il s'efforçait de deviner le but caché par les circonlocutions de la phrase vers lequel l'entretien s'orientait lentement.

— Les prisonniers sont à la disposition de la Justice, mon colonel, et même s'ils n'échappaient pas de cette manière à mes possibilités d'investigations, je doute que l'on puisse en tirer quel­que chose. Une douzaine d'hommes et le chef politique se sont échappés, nul doute...

— Qu'ils ne servent de bouc émissaire à leurs complices, moins chanceux...

— Vous l'avez dit, mon colonel... Le colonel soupira :

. — Enfin... c'est un succès... je pense que vous serez cité, je dirai même que j'en suis certain. Avez-vous pensé à rédiger une demande de citations pour vos officiers et vos hommes ?

— Je n?ai pas encore eu le temps de m'en occuper, mon colo­nel, vous savez que nous avons été débordés...

— Eh bien ! il faut rattraper ce retard, commandant. Mais avant tout, je dois vous demander de remplir un très pénible devoir...

Vasseur s'y attendait. Il faudrait écrire au général de Saint-Sylvain. Mais c'était pire, le colonel continuait de parler ;

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— Lé général de Saint-Sylvain est arrivé hier, accompagné de la générale. Il est descendu à l'Hôtel de Paris.,Il a demandé,à voir l'officier qui commandait son fils. Je sais, commandant, que c'est là une corvée très désagréable, mais je vous serais obligé de l'accomplir.

Vasseur serra les mâchoires, il inclina la tête en signe d'acquies­cement. Le durcissement des muscles faciaux du commandant n'avait pas échappé au colonel Debret. Mais il l'attribua spontané­ment à l'émotion, tout à fait normale, que devait éprouver Vasseur.

— Je crois que vous avez déjà servi sous les ordres du général de Saint-Sylvain, commandant ?

— C'est exact, mon colonel, en Italie et en Allemagne. — Je ne sais si vous le reconnaîtrez... il a beaucoup vieilli

depuis qu'il est à la retraite. Je l'avais rencontré à Paris en 1951, l'année où il a été atteint par la limite d'âge... je l'ai trouvé telle­ment changé, physiquement... moralement aussi, que j'en ai éprouvé presque de la gêne... Je vous donne ces détails pour que vous puissiez adopter une attitude conforme à la situation... vous me comprenez.

— J'irai rendre visite au général dès cet après-midi, s'il peut me recevoir, mon colonel.

— Je vous en remercie. Vasseur fit un mouvement pour se lever, comme si les der­

nières paroles du colonel avaient marqué la fin de l'entretien. Mais son interlocuteur lui fit signe de rester assis. Vasseur s'étonna de penser qu'il avait eu une attitude de pasteur. Le geste avait été exécuté avec une certaine onction qui, cependant, ne lui ôtait rien de son autorité.

— Nous n'avons pas terminé, commandant. Je n'ai pas encore pu commenter avec vous les termes de ce rapport.

Et, comme s'il voulait se mieux pénétrer du texte, le colonel se pencha de nouveau sur les feuillets placés sur le bureau.

« Maintenant, se dit Vasseur, nous allons entrer dans le vif du sujet ». Son cœur se mit à battre un peu plus vite, et comme il éprouvait une sensation d'étouffement, il dilata ses poumons, tendant sur sa poitrine le drap de sa tunique et il sentit la Ritter-kreuz appuyer sur son cœur.

« S'efforcer de penser à une chose simple et habituelle au moment du danger », songea Vasseur.

Par-dessus l'épaule du colonel il apercevait, par l'étroite ouver­ture, la.cour inondée de soleil et le-bâtiment du poste de police.

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Un clairon en sortit, qui tenait son instrument à la main. Le soldat marchait au pas cadencé dans la cour et il se dirigeait vers le bâti­ment du bureau, à vingt-cinq mètres de la fenêtre, il s'immobilisa au garde-à-vous, leva le bras, le clairon tournoya dans le soleil, jetant un de ses reflets d'or jusque dans le bureau. Les notes pressées de l'appel aux consignés jaillirent du pavillon de cuivre. Un écho les renvoya, assourdies dans la seconde qui suivit. Le soldat exécuta un demi-tour réglementaire et repartit au pas cadencé vers le poste de police. Vasseur, machinalement, comptait les pas. « La cour a 125 pas de large, sachant que le soldat marchant

' au pas cadencé, avance de 75 centimètres par seconde et par pas, quelle est la largeur de la cour ? »

— Trois cents mètres environ... même avec un fusil mitrail­leur... l'homme était un tireur d'élite !

Le colonel commentait le rapport. Vasseur tressaillit. Pendant quelques secondes, il avait réussi à oublier qu'il était dans le bureau du colonel. Il dut se retenir pour ne pas lui dire que Kurt Held était un des meilleurs tireurs qu'il eût jamais connus:

—• J'incline à croire que c'est le légionnaire déserteur qui a tiré... Ce qui me surprend, c'est qu'il ne vous ait pas touché !

— La chance, mon colonel... — Oui... la baraka... — Si vous préférez... — Votre rapport est assez laconique au sujet de la mort du

sous-lieutenant de Saint-Sylvain; je pense que ce sujet vous était pénible à évoquer...

Vasseur se demanda si le colonel mettait une intention dans sa phrase, s'il lui suggérait une réponse, s'il lui tendait un piège." Le regard un peu myope du colonel était impénétrable derrière ses lunettes de clergyman. Vasseur, à tout hasard, fit signe que oui.

— Je ne me doutais pas, lorsque j'ai accédé au désir de ce malheureux garçon d'être affecté à votre bataillon, qu'il y rencon­trerait la mort le lendemain même de sa prise de fonctions. Vous l'aviez pris avec vous. Je pense que vous aviez été séduit par son enthousiasme... n'est-ce pas ?

Vasseur fut frappé par le « n'est-ce pas ». Etait-ce une invité à renchérir sur l'appréciation du colonel, une marque d'ironie de la part d'un homme bien renseigné, ou tout simplement un explé­tif, une formule, un de ces mots que l'on prononce machinalement.

— Je n'ai guère eu le temps d'apprécier la façon de servir du

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sous-lieutenant de Saint-Sylvain, mon colonel, je pense qu'il avait de qui tenir et que l'armée a perdu un bon officier.

— Je suis de votre avis... vous ne me dites pas dans votre rap­port si c'est le déserteur qui a tiré... Je dois vous faire une remarque... vous êtes réellement par trop laconique au sujet du déserteur.

Vasseur mentit avec aplomb : — Je n'en ai rien tiré, mon colonel... -— Est-ce que dans cette affaire vous n'avez pas été un peu...

imprudent ?... Il paraît invraisemblable que cet Allemand ait réussi à vous arracher votre pistolet...

Il fallait mentir de nouveau. Vasseur sentait les muscles de tout son corps se contracter, la tension des tendons de son épaule brisée lui martyrisait le dos à la hauteur de l'omoplate sous laquelle était coincé un morceau de balle explosive.

— C'est pourtant ce qui s'est produit, mon colonel. — Pourquoi n'étiez-vous pas accompagné ? Vous auriez dû

prendre cette précaution. — Je n'ai pas l'habitude de prendre des précautions lorsqu'il

s'agit de moi-même ! Vasseur vit les sourcils du colonel se hausser d'étonnemënt et

il se rendit compte de la nervosité qu'il avait manifestée. Le ton qu'il avait employé frisait l'insolence. Le colonel Debret se ren­versa dans son fauteuil. Comme si l'éclat de voix de Vasseur avait eu pour effet de le dégeler, il parut soudain moins impénétrable, moins flegmatique, plus humain. S'il avait été renseigné sur le passé de Vasseur, il eût probablement engagé l'entretien tout différemment. L'attitude du commandant lui faisait entrevoir ce qui, selon les paroles du général, « ne tournait pas rond ». C'était un fait, ou un ensemble de faits concernant le déserteur. Mais il ne pouvait établir de lien entre Vasseur et le légionnaire.

Le dialogue de sourds auquel il se prêtait depuis un moment, avait assez duré. Le général exigeait un rapport sincère, et le rapport de Vasseur suait l'imposture. Le colonel en souffrait pour Vasseur. Il se pencha vers le commandant et, pour la première fois, il se départit de son attitude guindée, il mit ses coudes sur la table et ôta ses lunettes.

Vasseur vit avec surprise que les yeux de son chef étaient pleins de candeur. Son regard, débarrassé des verres qui n'en dévoilaient que la dureté, se révélait plein d'une bonté confiante lorsqu'il était nu. Le laisser-aller du colonel se manifestait aussi dans ses paroles :

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— Allons... Vasseur, qu'est-ce qu'il y a dans cette affaire du Tizi N'Gaïr qui ne tourne pas rond? Croyez-vous qu'il ne vaudrait pas mieux vous expliquer... Je suis en train de tourner autour d'un pot aux roses, on ne m'a rien dit à la Division. Croyez-vous que ce rôle d'inquisiteur me plaise ? S'il s'agit d'une faute de service, je pense qu'elle est vénielle et je vous couvrirai entière­ment et, s'il s'agit d'une erreur grave... comptez sur mon appui. Je n'ai pas eu tous les jours l'honneur d'avoir sous mes ordres un chef de bataillon onze fois cité... Alors, pourquoi ne pas jouer cartes sur table ? - Le changement d'attitude avait été trop brusque, trop inat­

tendu pour Vasseur. —'• Permettez-moi mon colonel, de vous faire remarquer,

respectueusernent, que ce rapport, demandé par la Division, plus exactement par le général, est une relation fidèle des faits... Il m'est difficile... pour ne pas dire impossible, de comprendre ce que le général entend par « quelque chose qui ne tourne pas rond ». En ce qui me concerne, je ne crois pas avoir omis de détail essen­tiel dans le texte que vous avez entre les mains. Avant de le rédiger, j'ai relu de près les ordres qui m'avaient été donnés. Je tiens à votre disposition les originaux des C. R. et des messages radio. Je tiens donc ce rapport pour «correct». Je ne vois rien à y changer...

Vasseur parlait lentement, il pesait ses mots. Il donnait l'impres­sion de l'étonnement, mais il la donnait à la façon d'un acteur médiocre.

Le colonel remit ses lunettes et se redressa dans son fauteuil. L'expression de candeur de son regard avait disparu. Son attitude n'était plus débonnaire. Il était rentré dans sa tour d'ivoire, dans l'isolement qu'exigeait sa fonction. L'homme avait fait place au chef.

— Dois-je comprendre, commandant, que vous ne désirez donner au commandant, aucun détail complémentaire sur ce rapport et qu'il doit être transmis tel quel ?

Vasseur hésita quelques secondes, puis il chercha à savoir ce que son colonel soupçonnait.

— Mon colonel, je suis navré, sincèrement navré que vous ayez l'impression d'une dérobade de ma part devant une question embarrassante, de quelque nature qu'elle soit... Mais... quelle que soit votre bienveillance pour une faute supposée de mon fait... je ne saurais m'expliquer, au besoin me défendre, que si le commandement veut bien me préciser ce dont il m'accuse...

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268 t A REVUE ! , •

Puis-je me permettre, mon colonel, de vous poser la question ? — Je crois vous avoir déjà dit que le général a été très vague... — Dans ce cas, mon colonel, je ne vois vraiment pas pourquoi

je changerais un mot à mon rapport. Que le général précise ses reproches... qu'il dise ce qu'il estime ne « pas tourner rond » et, à ce moment-là...

— A ce moment-là ? — A ce moment-là, si j'estime que je dois fournir des expli­

cations, je les fournirai... Le colonel eut un mince sourire à l'adresse de Vasseur. Un

sourire dont Vasseur fut incapable de découvrir la signification. Le silence du bureau fut de nouveau troublé par le tapotement régulier du capuchon de stylo sur la glace. Vasseur regardait la main droite du colonel se lever et s'abaisser en cadence. Le claque­ment dé, métronome le mettait hors de lui. Il avait envie de crier « Assez ! », d'abattre sa grande main musclée sur les doigts maigres et noueux de son chef. Mais, comme une demi-heure plus tôt, le bruit cessa juste à l'instant où Vasseur atteignait le paroxysme de l'exaspération et la voix du colonel, calme, courtoise, mais inflexi­ble, s'éleva :

— C'est bien. Je rendrai compte de cet entretien au général. Je vous demanderai de revenir me voir vers quatre heures... disons même à quatre heures précises. Je compte sur vous pour voir le général de Saint-Sylvain...

Vasseur se leva. Le colonel se leva également : — Avant de nous séparer, Vasseur, je tiens à vous dire que,

personnellement, je n'ai aucune prévention contre vous... Peut-être avez-vous tort de persister dans l'attitude... disons, réticente que vous adoptez. Je ne pense pas que le général m'aurait alerté s'il n'y avait rien à vous reprocher... Nous aurions pu régler l'inci­dent à l'échelon du régiment... entre nous... si toutefois il y avait un incident...

Vasseur regarda son chef bien en face, « dans le blanc des yeux ». — Merci, mon colonel... Mais il n'y a pas d'incident. Le colonel lui serra la main. Vasseur assura son képi sur sa

tête, salua, exécuta réglementairement son demi-tour et sortit.

FRANÇOIS PONTHIER.

(La troisième partie au prochain numéro.)