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LÉGENDE ET VIE D'AGOUN'CHICH

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Du même auteur

AUX ÉDITIONS DU SEUIL

Agadir Corps négatif suivi de

Histoire d'un Bon Dieu Soleil Arachnide

Moi l'aigre Le Déterreur

Ce Maroc !

Une odeur de mantèque Une vie, un rêve, un peuple,

toujours errants

AUX ÉDITIONS STOUKY (Rabat)

Résurrection des fleurs sauvages

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MOHAMMED KHAÏR-EDDlNE

LÉGENDE ET VIE D'AGOUN'CHICH

r o m a n

EDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe

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ISBN 2 - 0 2 - 0 0 6 7 8 9 - 7

© AVRIL 1 9 8 4 , ÉDITIONS DU SEUIL

La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite e t constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants d u Code pénal.

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A mon Ami Ahmed Snoussi, l'excellent comédien et auteur satirique qui sait lire la société.

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Quand vous débarquez dans un pays que vous n'avez jamais vu ou que vous avez déserté depuis longtemps, ce qui vous frappe avant tout, c'est la langue que parlent les gens du cru. Eh bien ! le Sud, c'est d'abord une langue : la tachel- hït. C'est une variété du berbère tamazight qui comprend au Maroc quatre parlers : la tachelhït, le rifin, le zaïan et le dialecte en usage dans l'Est. Mais le Sud n'est pas que cela ; son caractère géographique unique le différencie nettement des terres du Nord. A mesure que l'on s'en approche, il s'annonce géologiquement. Aux pénéplaines côtières parfois verdoyantes et parfois franchement nues, succède un sol qui se plisse insensiblement, se bourrelle et délivre d'autres essences. Une variété infinie de cactées surgit au petit jour des deux côtés de la route taillée dans la croûte sèche et

caillouteuse ; des arganiers rabougris et poussiéreux, d'un vert bouteille que jaunit l'ambre des noix pas encore mûres, élèvent au ciel une silhouette battue par les intempéries et le soleil bouillant. Arbres épineux mille fois vaincus et mille fois ressuscités. Rien ne vient jamais à bout de leur résis- tance, ni les chèvres qui y grimpent allégrement pour les dépouiller de leurs minuscules feuilles, ni les coupes meur- trières que leur infligent les bûcherons clandestins, car en dépit d'une modernisation acceptée et même recherchée, le

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bois de chauffe continue de flamber dans les kanouns. L'ar-

ganier est sans doute le symbole le plus représentatif de ce pays montueux que la légende auréole de ses mythes patinés et de ses mystères dont le moindre effet est de vous nouer imperceptiblement la tripe lorsque vous rencontrez un de ces vieillards éternels dont les rides disent une histoire de

sang versé, de lutte pour la survie entrecoupée de joies simples et fugaces.

Le Sud, c'est aussi l'habit des femmes : la tamelhaft, drap noir et ample au liséré rouge... et la tacheddat, ban- deau également noir décoré d'un rang de bâtonnets de corail et qui ceint la tête recouverte d'une large étoffe rouge. Comme on le voit, la femme chleuh, qui vit toute l'année dans sa montagne, est d'abord un être doublement coloré : un être extérieurement rouge et noir. Cependant, la moder- nisation grignote peu à peu la beauté millénaire des choses ; cela se remarque surtout à des détails infimes comme ces bâtonnets de corail remplacés depuis quelques années par des bâtonnets en matière plastique. Ou comme les fibules en argent et les lourds colliers d'ambre et de pièces de monnaie anciennes auxquels se substituent des épingles de nourrice et des cordonnets dont la femme attache son habit

noir au niveau des seins. De tout temps, la femme berbère a été pourvoyeuse des significations cachées du monde. C'est elle qui inculquait aux très jeunes enfants la culture ances- trale que l'homme, trop paresseux quand il n'était pas occupé dans les mines d'Europe ou les épiceries de Casablanca, ne leur dispensait pas. Cette culture ne se donnait pas comme un apprentissage au sens scolaire, mais comme un travail de patience et de méthode qui consiste à nourrir le cerveau de l'enfant de légendes symboliques tout en lui faisant connaître les beautés diverses et immédiates de la terre. Les

changements de saison se transformaient en festivités dio-

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nysiaques où le désir vital acquérait une dimension propre aux mythologies les plus envoûtantes. La femme apparaissait alors comme une déesse bienveillante, car elle composait avec les éléments, elle était les éléments et tout ce qui les embellissait aux yeux des hommes ; mais c'est au printemps, lorsque les torrents frangés d'écume brune et duvetés de tamaris verts roulaient un tam-tam de galets assourdis, qu'elle s'épanouissait et devenait aussi aérienne qu'une anti- lope. Elle se confondait avec la renaissance de la Nature.

Toutes ces montagnes et ces vallées habituellement arides répercutaient son chant de fibre en fibre dans un florilège d'oiseaux, de papillons et de coccinelles. Il y avait alors dans chaque maison une ou deux vaches laitières, des ânes et des mulets. On voyait les jeunes filles couper l'herbe tendre et l'entasser dans leur hotte ; elles ne se voilaient pas le visage qui resplendissait sous une frange de cheveux noirs. Elles s'égaillaient dans les champs entre les hautes tiges por- teuses de fleurs diaprées, les amandiers et les oliviers au feuillage mat. Au crépuscule, elles déposaient leur hotte sur le sable humide du torrent et s'asseyaient en cercle sur les dalles schisteuses pour s'épancher. Elles devaient parler d'amour et d'innocence ou rêver à ces villes surpeuplées où elles vivent aujourd'hui, adultes et harassées, dans l'énerve- ment, le tumulte et la pollution. Elles étaient véritablement dans un paradis qui faisait pièce avec leur corps, mais elles ne devaient pas s'en rendre compte, car le commentaire soigneusement introduit qui louait plus que de raison les bienfaits du déracinement opérait dans leur conscience cap- tatrice comme une subversion ou tout au moins y déclen- chait-il un désir de fuite irrépressible. Elles étaient alors libres de parcourir la montagne et la vallée ; cette terre pourtant très étendue n'était qu'un vaste domaine où elles évoluaient à leur guise. Maintenant elles se laissent cloîtrer dans des

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appartements exigus ou des villas, elles ne sortent qu'accom- pagnées et elles ignorent tout des dangers extérieurs. Elles savent qu'elles sont dans une ville mais elles ne comprennent pas son fonctionnement. Elles ressemblent à ces reines des termites dont l'existence au fond de l'obscurité complète est vouée aux cycles de reproduction. Elles en ont même les apparences ; elles grossissent vite par inaction et tombent souvent malades. De fines et sveltes qu'elles étaient, elles deviennent adipeuses et lourdes. Et peut-être oublient-elles de communiquer à leur progéniture ce que leur avait trans- mis leur mère.

Avec la disparition des vieillards issus du pays et imper- méables aux influences corruptrices, se pose le problème de la pérennité culturelle. Cela touche essentiellement les cultures de tradition orale, les langues minoritaires dont la richesse s'estompe faute de pouvoir échapper à l'oubli par simple retranscription. Seuls les vieillards étaient capables de mémoire : avec eux, on avait affaire à des grimoires vivants. En dehors du Sénégal, qui commence à codifier ses quatre langues nationales, les autres pays d'Afrique ont tendance à dédaigner leurs attaches au profit des cultures des autres. Cela affecte tous les niveaux, tous les genres, que ce soit le cinéma, le livre, la télévision prodigieusement pauvre ou les autres moyens de communication de masses. Or on ne peut efficacement communiquer avec les autres qu'en étant soi-même bien ancré dans sa culture, le mot culture signi- fiant ici terre et connaissance viscérale de cette terre. C'est

là que la modernité parée d'oripeaux vides apparaît aussi futile que dangereuse. Elle est non seulement mal subie, mais encore elle élimine ou relègue dans un ailleurs dont on

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a peur tout ce qui fait l'identité d'un peuple, tout ce qui fonde son unité et donne un sens à son existence. Ce pro- blème ne se pose pas qu'aux nations du tiers monde mais aussi à l'Europe et en particulier à la France où une jeu- nesse bretonne et occitane, consciente de ses racines et toujours en butte à l'expansion multinationale de l'aliénation, se tourne résolument vers ses origines dont elle décrypte les secrets qu'elle tâche d'actualiser et de rendre opératoires. C'est à peu près ce qui se passe au Maroc d'aujourd'hui où le tamazight fait son chemin dans les universités et où des chanteurs et des musiciens modernisent le registre chleuh

et apportent un souffle riche et nouveau à ce qui semblait figé et redondant. Il y a toujours des chantres classiques, mais ils ne se renouvellent pas, étant presque tous des épi- gones de l'Haj Bélaïd, véritable fondateur de la symbolique et de la rythmique berbères. Les nouveaux chanteurs et com- positeurs du groupe « Ousmane » (Éclairs) ou « Izenzarns » (Rayons solaires) sont tous scolarisés et très au fait de la musique des autres peuples. Ils ajoutent aux vieux rythmes et aux signifiants classiques une dimension universelle. Les instruments dont ils se servent sont nombreux et leurs mélo-

dies adaptées à cette nouvelle vision des êtres et des choses. Ils ne disent pas seulement la nostalgie d'un passé vécu par d'autres mais aussi la construction du futur, toujours cri- tique et improbable : ce sont les poètes de la renaissance berbère.

Curieusement, on est frappé de voir combien le déracine- ment risque de compromettre ces efforts dans la mesure où il véhicule les germes d'un éclatement ethnique encore imperceptible et cependant assez diffus pour qu'on en devine la présence dans les grandes agglomérations comme en pays chleuh où la terre arable elle-même est laissée à l'abandon

parce que plus personne ne veut la cultiver en dehors de

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la période des semailles. On n'y trouve plus ces potagers entourés de murets couverts de branchages épineux qu'irri-

guait l'eau des puits, mais on y constate partout la présence de l'eau, car les puits (toujours eux) ne sont pas taris. On ne rencontre plus ici que des gens désœuvrés qui vont faire leur marché comme les citadins dans les boutiques bordant

les axes de passage. Tout ce qu'ils consomment sur le plan alimentaire est expédié de la plaine du Souss dont ils ne sont séparés que par une montagne.

Les commerçants des villes bâtissent ici des villas de béton dont ils confient les clés à des allogènes et où ils ne viennent habiter qu'une quinzaine de jours par an ou à l'occasion d'un mariage. Ces édifices coûtent des dizaines de millions anciens ; ils sont le plus souvent au milieu de grands parcs et possèdent l'eau courante et l'électricité. Avec un groupe électrogène, on a tôt fait d'illuminer ce qui n'avait connu que la lampe à huile, le foyer de bois sec, la lampe à pétrole, à acétylène ou à carbure. Aujourd'hui le gaz butane lui-même brûle dans les maisons. On fait sa cuisine et on s'éclaire au gaz butane. On se veut résolument moderne, mais cette course effrénée à la modernité est perçue comme une mode anesthésiante parce qu'elle n'a pour but ultime que la consommation.

A voir cette terre orpheline, on ne comprend pas pourquoi ceux qui en ont vécu ne la travaillent plus, pourquoi ils n'y plantent plus de nouveaux arbres alors qu'ils disposent de bras robustes, de motopompes et de carburant. Ils y gagne- raient doublement, en économisant de l'argent et en se nour- rissant de produits sans engrais chimiques, exactement comme avant. Les amandiers, les oliviers, les figuiers et les dattiers de la vallée des Ammelns sont très anciens. On dit qu'ils furent plantés par les ancêtres, mais d'autres arbres ont dû pousser naturellement ; tous prospèrent tant bien que mal

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toute discussion. Depuis, l'aubergiste ne l'importuna plus. Agoun'chich n'avait pas de papiers ; personne n'avait d'ail- leurs de papiers à cette époque. Il était donc tranquille de ce côté-là. Les autorités n'envoyaient pas d'agent dans les lieux publics. Pour elles, tous ceux qui transitaient par cette ville étaient des vagabonds qu'il faudrait tôt ou tard contraindre au travail. « Il n'y a pas mieux que ce désert humain pour se cacher, se répétait Agoun'chich. Ici, au moins, on se sent vrai- ment seul. On a tout le temps de tirer des plans sur l'avenir. Si j'étais resté dans la montagne, ma mule serait morte de froid et j'ignore ce que je serais devenu moi-même. Ici, je mange à ma faim, je vois des spectacles hors du commun ; je m'initie à une autre vie. Il n'y a pas d'imprévu, mais je dois rester vigilant. Il y a tout de même plus à craindre des auto- mobiles que des hommes. Ces machines-là vous écrasent comme un chien ou vous estropient, ce qui est plus grave car il vaut mieux crever que d'être un cul-de-jatte comme ces mendiants qui infestent l'entrée des boutiques. »

Le spectacle de la rue l'enchantait. En se promenant un matin sur la place, il vit deux Européennes blondes suivies d'un planton armé qui portait un couffin plein de victuailles. Comme il n'avait jamais rencontré de femmes aussi jolies, il crut à une apparition, mais il réalisa très vite qu'il s'agis- sait d'étrangères. « Les Roumis ont de fameuses femmes », pensa-t-il, et il comprit tout d'un coup le fossé qui le séparait de la civilisation européenne. « Ces gens-là ne doivent pas connaître la misère, les poux et la crasse. Il n'y a qu'à regar- der leurs joues roses pour voir qu'ils se nourrissent bien. Ce blédard les suit comme un chien ! Ah ! puisqu'ils ont inventé toutes ces machines, il n'est pas dit qu'ils ne domineront pas le monde. Nous sommes bien loin d'eux ! Nous croupissons dans l'ignorance et nous barbotons dans la mare aux têtards comme une vermine insignifiante. Hélas ! nous avons forme

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humaine, mais ce n'est peut-être qu'une illusion de plus. Ils nous ont écrasés aussi facilement qu'on écrase une pu- naise. »

Comme il n'avait rien à faire sinon marcher dans les rues

ou dormir, il préférait hanter les souks extérieurs où s'attrou- paient les badauds autour des conteurs et des charmeurs de serpents. Il aimait ces hommes rudes qui n'avaient ni toit ni loi et dont la seule demeure était la Terre entière. Il écoutait leurs histoires symboliques avec plaisir et finissait toujours par leur lancer une pièce de monnaie. Il avait surtout apprécié ce conte où il était question d'un corbeau femelle (tagaïwart) qui dévorait chaque jour le foie constamment régénéré d'un supplicié enchaîné au plus haut sommet d'une montagne. Agoun'chich était fasciné par un être tel que celui-là qui n'avait cure du froid le plus glacial. Le même conteur parlait en détail des géants qui avaient autrefois peuplé la Terre. Il décrivait si bien leurs combats singuliers qu'on croyait enten- dre le tumulte des affrontements. Il ne mêlait jamais le Bien et le Mal, mais affirmait qu'en ces temps-là la force seule triomphait : « Il fallait être de plus en plus rusé pour vaincre la brute. Les plus faibles, qui étaient aussi nombreux que les fourmis, durent s'organiser, inventer des armes pour livrer une guerre longue et implacable aux titans. Mais cette guerre n'a pas été gagnée et ne le sera jamais, car les titans conti- nueront toujours de peupler nos cauchemars. »

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Depuis quelque temps, le bruit courait qu'une exécution publique aurait lieu sur le champ de tir situé hors de la ville. On disait que le condamné avait violé et assassiné la femme d'un capitaine. On l'avait jugé à huis clos dans un ancien bâti- ment transformé en caserne. Ce bâtiment occupait une grande superficie et était ceint d'un mur à toute épreuve. Il avait dû appartenir jadis à un caïd puissant qui ne contrôlait pas seulement Tiznit mais tous les environs... ou à l'une de ces

sommités religieuses venues du Sahara avec les vagues succes- sives des Almoravides et des Réformateurs. Ceux qui le connaissaient ajoutaient que ce criminel n'était qu'un vaga- bond à moitié fou qui ne s'en serait jamais pris à une femme. La rumeur s'enflait d'autres détails et de précisions tcndant à incriminer un légionnaire de qui la victime était éprise et à innocenter le malheureux dont le seul tort tenait d'un compor- tement équivoque car il allait quasi nu et exhibait sans honte son pénis d'âne pour effaroucher les petites filles et même les vieilles femmes. On savait qu'il était détraqué et on lui fichait la paix. Mais au moment des faits, il rôdait du côté des appar- tements des officiers ; il y rôdait en hurlant toutes sortes d'obscénités. Il ne fallut pas moins de quatre soldats pour venir à bout de cette brute pourtant inoffensive. Il en imposait, en effet, par une constitution physique peu commune. C'était une

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espèce de géant capable d'assommer un taureau furieux, mais sa cervelle n'égalait pas sa force prodigieuse ; bien qu'il mani- festât publiquement une agressivité sexuelle qui ne dépassait jamais le simple attentat à la pudeur, les chefs de la garnison, qui voyaient en lui un anthropoïde attardé, le crurent suffisam- ment capable d'un tel crime pour le charger. Aussi n'entamè- rent-ils aucune enquête sérieuse. D'autres insinuaient que le mari cocu aurait surpris sa femme et son amant en pleins ébats... En essayant de les séparer, elle aurait pris un coup fatal. Afin de cacher cet homicide accidentel, les deux antago- nistes inventèrent de toutes pièces cette histoire de viol. Ils trouvèrent même des témoins pour soutenir mordicus que le vagabond était le vrai coupable ; qu'ils l'avaient surpris quit- tant précipitamment l'appartement de la morte ; qu'il n'en était pas à son coup d'essai et qu'une séance prolongée de bonne torture lui délierait inévitablement la langue. C'est ainsi que procédèrent ses interrogateurs, mais, comme il ne faisait que hurler, on se passa purement et simplement d'aveux et on le condamna à mort.

Agoun'chich qui suivait de près cette affaire n'ignorait pas que le malheureux n'était qu'une victime de plus... Oui, il assisterait à l'exécution, mais pas en tant que lécheur de sang. Non ! il ne pleurerait point sur le sort de ce misérable. Il irait seulement voir comment ça se passerait. Il y aurait, disait-on, une sorte de cérémonie funèbre semblable en tout point à ce théâtre d'ombres grotesques qu'il avait souvent entrevu dans ses rêves... Le peloton se composerait d'une douzaine de sol- dats... Un gradé crierait : « En joue ! Feu ! »... et la salve faucherait le pauvre diable... On lui aurait bandé les yeux avant de l'abattre. « Faudrait surtout pas qu'il sache ce qui lui arrive, commentaient ceux qui avaient déjà assisté à des exécutions... Autrement, il se mettrait à chialer et il mourrait timbré. — Mais il n'est déjà ! répliquaient d'autres. — Pas

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assez pour ne pas craindre la mort », rectifiaient les connais- seurs. Agoun'chich ne se mêlait pas à leurs conversations. Il écoutait, notait les moindres détails ; cela lui plaisait de savoir comment fonctionnait ce monde où il était entré par la force des choses, ce monde qui lui paraissait absurde, mais dont il devait saisir toutes les ficelles pour éviter de s'y empê- trer... « Je ne suis pas une mouche qui se laisserait prendre aux soies d'une araignée ! Je suis un homme d'expérience, et ce monde-là, cet enfer plutôt, je l'étudierai à fond puisque je suis obligé d'y vivre. Ma foi, s'il faut ruser, je ruserai ! Ah ! je jetterai par-dessus bord ce qui me reste d'humanité. Il est parfois nécessaire de s'abolir pour ressusciter dans la peau d'un autre... Qu'ont donc fait les premiers hommes sinon changer d'âme ? Ils devinrent des menteurs tout en gardant leur foi initiale, des menteurs et des hypocrites car leur société était fondée sur le mensonge et l'appât du gain. Quand on ne peut plus avoir confiance en ses semblables, on se met aussitôt à leur jouer des mauvais tours. Il faut se transformer en anguille par les temps qui courent ! La seule solution, c'est d'observer sans rien dévoiler de ce que je pense. Ainsi, les autres me respecteront et me craindront. »

Il était partout question de l'exécution à venir. Cet événe- ment servirait de leçon sinon d'avertissement à quiconque enfreindrait les nouvelles lois. Les autorités l'entendaient bien ainsi : « Nous sommes tenus de montrer à cette masse de

crève-la-faim et de pouilleux que nous ne rigolons pas. Il n'y a pas à payer le prix du sang pour s'en tirer, ça nous ferait une belle jambe, hein, les gars ? La loi, c'est la loi et nul n'est censé ignorer la loi, disait le commandant de la garni- son. » Mais lui-même ignorait que « cette masse d'affamés et de pouilleux » ne connaissait pas sa langue ; il ignorait que ses lois n'étaient pas celles de ces hommes qu'on faisait mar- cher à la trique. Du reste, il n'avait aucune expérience des

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gens du Sud, bien qu'il eût servi en Algérie et en Indochine. Qu'aurait-il fait s'il avait appris la vérité ? Aurait-il ordonné l'exécution du mari trompé et de l'amant complice de la mort de cette femme ? Ou n'aurait-il condamné que l'amant si tant est qu'il fût à cheval sur les principes ? Certes, il avait une tête de puritain qui ne tolérerait aucune incartade à la religion et brûlerait plutôt la femme adultère. Son âme était celle d'un inquisiteur impitoyable, mais il n'aurait jamais pu régler leur compte aux vrais coupables. Coupables, ceux-ci ne l'étaient pas, cette mort n'étant que la conséquence d'un acci- dent. Mais ils devenaient véritablement criminels en laissant

fusiller un innocent. « Seulement, l'honneur est sauf », pen- saient-ils. L'honneur ! Ce mot n'avait plus de sens. On se cou- vrait du sang d'autrui pour camoufler sa honte et on appelait ça l'honneur. « Après tout, ce type est cinglé, se disaient les deux lascars... C'est lui ou nous, hein ! Allez ! vidons encore cette bouteille ! Il est impec, ce beaujolais ! Nous finirons par oublier. Tout s'oublie ! Il n'y a décidément pas de quoi se faire sauter le caisson. » Et ils trinquaient ou plutôt se soûlaient en évoquant de vagues souvenirs.

Le jour de l'exécution, des gardes armés conduisirent le condamné de sa prison jusqu'au champ de tir. Ils firent exprès de l'y mener à pied. On voulait que la foule fût frappée par ce spectacle peu commun et que chacun conservât dans sa mémoire l'image des cruautés que pouvait infliger une certaine justice. Le gradé qui devait lire le verdict avant d'ordonner au peloton d'ouvrir le feu chevauchait une jument noire et ouvrait le cortège. Suivait une troupe au milieu de laquelle avançait un homme de très grande taille dont on avait lié les mains derrière le dos à l'aide d'une corde trempée. Il portait

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des haillons repoussants et il souriait comme s'il allait à quel- que fête... Il n'avait pas du tout l'air de quelqu'un qui aurait peur de la mort. A le voir ainsi, détaché de toute réalité, on eût dit qu'il évoluait dans un monde parallèle. Il se tenait droit et marchait au même rythme que les autres. Il n'était point besoin de le pousser à coups de fouet pour le conduire ; il paraissait gai et allait au trépas sans rechigner. Cette incons- cience sidérait tous ceux qui fuyaient la mort. Même les soldats étaient étonnés par ce comportement étrange que leur chef appelait, en son for intérieur, du « je-m'en-foutisme ». Mais il n'en était pas moins près d'admirer un tel bonhomme. « N'était son manque d'intelligence, il aurait fait un excellent troufion, une vraie machine à tuer. C'est dommage. » On avait invité le capitaine à venir voir le supplice, mais il déclina l'offre, prétextant un chagrin intense, ce qui était sans doute vrai. En tout cas, il ne dessoûlait pas depuis l'accident.

A la sortie de la ville, le cortège se dirigea vers un immense terrain caillouteux d'où s'élevaient des cibles en ciment badi-

geonnées à la chaux. On y avait tracé à la peinture noire des cercles concentriques. Des soldats étaient déjà là. Pour l'occasion, on avait dressé un poteau entre deux cibles. On allait y attacher le condamné pour le fusiller. La foule, aussi curieuse qu'une bande de hyènes, se massait tout autour sans oser s'approcher de la haie formée par les militaires.

Agoun'chich aussi était là. Il savait ce qui allait se passer, mais il voulait tout voir de ses propres yeux. L'attitude du condamné ne l'impressionnait guère. « C'est un fou... et même pire que ça, un zombi ! » On amena le pauvre diable en écartant la foule jusqu'au poteau. Les boutons des uni- formes brillaient au soleil froid du matin. C'était l'automne...

Le vent venu de la mer proche soufflait par intermittence et soulevait des petits nuages de poussière. « C'est le signe qu'une forte pluie tombera dans pas longtemps, se dit Agoun'chich.

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La dépouille de ce malheureux ne pourrira peut-être pas. Mais qui sait ! Il existe pourtant des gens dont le corps ne se cor- rompt pas dans la mort. Les Anciens les assimilaient aux ghouls, aux vampires et à toutes ces myriades d'ombres qui infestent la nuit, malmènent les dormeurs ou les sodomi- sent. »

Au moment où on allait attacher le condamné au poteau, il se mit brusquement à ruer et à rugir comme une bête accu- lée. D'un seul coup de pied, il étendit un des soldats qui tentaient de le maîtriser, mais l'idée de fuir ne l'effleura pas. Au contraire, il les défiait, les yeux exorbités et la bouche écumante. Cela signifiait : « Si vous en avez, venez me pren- dre, tapettes ! » Le gradé tira son sabre du fourreau et l'agita en l'air ; il n'était pas descendu de sa monture qui, sentant l'énervement général et peut-être en symbiose avec le fou, commença de piaffer, manquant désarçonner le cavalier. La foule elle-même poussait des clameurs sourdes et menaçait d'investir le terrain. Quelques meneurs improvisés suggéraient à leurs voisins d'aller délivrer le prisonnier, mais personne n'osait franchir la haie formée à quelques mètres par les sol- dats prêts à faire feu sur quiconque les attaquerait : « Au moindre signe de révolte, tirez dans le tas », avait ordonné le gradé. Une demi-heure s'écoula de la sorte avant qu'on pût assommer le condamné. On le lia alors au poteau en le portant à bras-le-corps, puis on le ranima pour l'exécuter. Il fallait qu'il mourût conscient, pardi ! La suite ne fut plus qu'une simple formalité : « En joue ! Feu ! » Le bonhomme reçut une décharge terrible en pleine poitrine ; il se plia en deux de façon théâtrale en pissant des flots de sang. A la vue de ce corps disloqué, la foule reflua en désordre et les femmes ôtèrent leur voile et le lacérèrent. Tous se hâtèrent de rentrer

chez eux comme si le cadavre du supplicié les pourchassait en même temps qu'une horde de démons vengeurs. Seul

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Agoun'chich, qui en avait vu d'autres, observa encore quelques instants la scène tragique avant de regagner tranquillement l'auberge.

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L'exécution publique du vagabond, loin de le laisser indif- férent, affecta beaucoup le menu peuple dont certains éléments n'hésitaient pas à s'en prendre aux mokhaznis isolés et aux légionnaires éméchés surpris la nuit aux abords des bordels et des bouges qui s'étaient d'un coup multipliés avec l'arrivée des troupes. L'alcool coulait à flots dans ces maisons où l'on n'avait bu jusqu'ici que de l'eau fraîche et du petit-lait. Les bagarres transformaient les rues en coupe-gorge et l'on rele- vait périodiquement des cadavres du côté de l'oued, tout près du cimetière. La syphilis, le chancre mou et d'autres maladies vénériennes avaient fait leur apparition ; les charlatans expo- saient des images d'organes génitaux ravagés et suppurants et vantaient des remèdes miracles dont ils étaient seuls, affir- maient-ils, à connaître le secret. Des fillettes et des garçons de douze ans se prostituaient. Une fille de vingt ans était consi- dérée comme une vieille. Les vicieux qui avaient de l'argent réclamaient de plus en plus « de la fesse tendre » et certains exigeaient même des vierges de dix ans. « On les prendra bientôt au berceau », se disait Agoun'chich. Lui-même ne fréquentait pas les maisons closes. Pour satisfaire ses besoins sexuels, il avait une méthode particulière. Il payait comme tout le monde, mais il choisissait une partenaire au corps

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sain. Il allait surtout avec des filles de famille qui évitaient les aventures dangereuses. Ils ne se rencontraient jamais là où on pouvait les reconnaître. Pour le voir, elles recouraient à des stratagèmes compliqués. Elles lui donnaient souvent rendez-vous dans les grands vergers hors de la ville ou chez quelque amie complaisante. Il n'était pas très porté sur le sexe, n'y pensait presque jamais... Il ne se serait pas lié à une femme de la ville bien qu'il tâchât de s'adapter aux usages puisqu'il ne combattait plus dans sa montagne. Il avait certes le droit d'épouser d'autres filles, en plus de la femme qu'il avait laissée dans son village... « Mais, pensait-il, je ne vou- drais pas abandonner des enfants derrière moi... et je n'aime- rais pas que mes filles deviennent des putains. Il y a déjà trop d'enfants qui traînent dans la rue. Ils s'organisent en bandes de petits voleurs et vivent comme des chiens errants. » Il croisait tous les jours ces gosses en guenilles. Ils formaient des bandes d'une vingtaine de membres possédant une structure interne rigide. Le chef n'était pas forcément le plus âgé. Seul le plus fort et le plus intelligent commandait. Il disposait des autres à sa guise. C'était à lui que revenait la plus grosse part de butin ; lui qui sodomisait en premier les jeunes recrues. Quand il déclarait la guerre à un autre clan, il s'expliquait directement avec son chef. Cela se terminait par des coups de couteaux, mais, comme tout se passait loin de la ville, aucune autorité n'intervenait. Ces enfants grandissaient dans la misère et apprenaient tout seuls le métier de bandit. Ils n'avaient pas de famille, la bande était leur unique refuge. Il n'y avait pas non plus d'orphelinat ni d'institution de bienfaisance pour les recueillir et les éduquer. De petits délinquants, ils deve- naient au bout de quelques années des criminels endurcis. Ils quittaient alors les petites villes et se retrouvaient dans les ports du Nord où tous les trafics étaient possibles. Ceux qui n'entraient pas dans un gang finissaient dans le caniveau ou

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pourrissaient dans un quelconque pénitencier. Quand leurs compatriotes les aidaient, certains devenaient commerçants après avoir été commis. Cette forme de solidarité liée à l'ins- tinct grégaire des gens du Sud agissait contre les influences néfastes. Elle impliquait à la fois la peur d'une brutale disper- sion et une réconciliation après les guerres intestines qui avaient saigné à blanc l'ensemble de l'Atlas. Le système patriarcal était si tenace que la cohésion des groupes ne souf- frait d'aucune brisure.

Certaines prostituées étaient des poétesses et des musicien- nes qui se produisaient en public à l'occasion de fêtes ou de mariages. Quoiqu'elles eussent choisi le plus vieux métier du monde (mais était-ce vraiment un choix ?), on les respectait grâce à leur beauté et à leur talent. Chacune avait un saint protecteur qui jouait en même temps le rôle de muse et d'inspirateur. Elles tenaient de lui leur pouvoir verbal et cette aura extraordinaire qui les enveloppait, les différenciant à jamais du troupeau des femmes esclaves des mâles et des interdits séculaires. Le comportement social de ces prostituées hors du commun dénotait un sens inné de la liberté. Elles

eussent incarné les anciennes divinités si l'Islam n'avait pas balayé d'une chiquenaude les idoles et les déités. Cependant, elles représentaient aux yeux de tous les vraies gardiennes de la culture orale. Presque toutes venaient de quelque village où leur don s'était heurté à un mur de sarcasmes et où même

leurs charmes suscitèrent discordes et critiques. Elles durent fuir les leurs et vendre leur corps pour survivre. Ce faisant, elles le niaient purement et simplement et se réfugiaient dans un univers de pureté et d'innocence. Elles devenaient ainsi

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semblables à cette petite flamme brillante qui n'était autre chose que le reflet magique du paradis perdu.

Ce que voyait Agoun'chich n'était rien de moins qu'un lent processus de destruction des valeurs qu'il avait âprement défendues. Il aurait voulu continuer de lutter, mais il était trop tard. Pourtant, certains dissidents n'avaient pas encore déposé les armes. Le plus grand d'entre eux, le caïd Najm Lakhsassi, tentait de mettre sur pied une armée de libération. Mais il ne pouvait rien faire, faute de moyens. Les Espa- gnols, qui occupaient Ifni, lui promettaient des équipements militaires chaque fois qu'il s'adressait à eux. Il s'était même rendu à Madrid où il rencontra le Caudillo, mais il dut s'avouer que toutes ces promesses sonnaient creux, l'Espagne et la France s'étant entendues pour le dépeçage du Maroc. Au moment où tout le monde s'accommodait des deux pro- tectorats, ce grand caïd, qui avait infligé naguère une défaite cuisante à Bou-Hmara (l'Homme à l'Anesse) ramené par ses soins dans une cage de fer jusqu'à Fez, ne se lassait pas de combattre par tous les moyens, même par le simple refus de reconnaître le fait accompli. Au vrai, il fondait tous ses espoirs sur une lutte armée de caractère révolutionnaire. Ne s'était-il

pas opposé aux harkas du Glaoui dans le Haouz et sur le plateau de Marrakech et n'avait-il pas été le chef de guerre d'Al-Hiba ? Le colonel Mangin dont il avait affronté les trou- pes vouait une admiration sincère à ses vertus guerrières. Seul un officier de cette trempe pouvait rendre un tel hommage à un adversaire de qualité.

Agoun'chich qui voulait un culte particulier aux ancêtres dont il suivait de très près les enseignements aurait voulu s'unir à leurs ombres avec les liens invisibles de la foudre

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briseuse du roc ou avec le pis de la vache mêlée aux esprits tutélaires de la maison natale, mais il appréhendait maintenant l'imminence d'un violent éclatement ethnique, car il savait que seul l'argent compterait dès que la solidarité communau- taire aurait buté sur des obstacles tels que la faim endémique ou l'exiguïté territoriale. Il voyait en cette ville en pleine mutation l'image future de sa montagne, c'est-à-dire celle d'une lente désintégration. Et il sortait pour mieux en observer les prémices comme il sortait naguère pour flinguer. Il allait dans les taudis et les bouges où sévissaient la prostitution et l'ivrognerie pour être sûr que rien de ce qu'il avait âprement défendu ne subsisterait. Il y côtoyait des femmes dégradées et des soudards qui exhalaient des relents de meurtre... des ma- querelles obèses et des scélérats de tout poil. On parlait trop et il écoutait. Les filles et les hommes s'enivraient, chantaient, copulaient librement dans une confusion inextricable, mais il était capable de reconstituer à partir de bribes éparses des renseignements pouvant lui épargner des faux pas dans ce nouveau monde. Des nuits durant, il se mêlait à ce fretin dangereux, notait tout... Il portait toujours le deuil de sa sœur et de sa terre et cela l'affûtait comme un couteau.

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Quand l'aubergiste lui eut annoncé sans préambule qu'un camion venait de renverser sa mule, il crut devenir fou.

— Elle est sortie toute seule. Le gardien a oublié de boucler la porte de l'écurie.

Agoun'chich le saisit brutalement par le cou et serra très fort comme pour en finir, mais voyant que l'autre allait y passer, il relâcha son étreinte et se calma peu à peu.

— Où est son cadavre ? demanda-t-il.

— Sur la place. Il y a tout un attroupement autour d'elle. Le camionneur est en fuite.

— Suis-moi, ordonna Agoun'chich. Ils sortirent de l'auberge. Un attroupement formidable s'était formé sur les lieux de

l'accident. Agoun'chich joua des coudes pour arriver jusqu'à sa mule. Elle n'était pas encore morte, mais elle perdait des flots de sang par une blessure large d'un demi-bras qu'elle avait sur le flanc droit. Elle râlait doucement ; toute sa car- casse se comprimait et se détendait tour à tour comme un soufflet de forge. Dès qu'elle vit son maître, elle essaya dans un suprême effort de se redresser, mais elle retomba vite sur la terre battue. Alors, elle le regarda fixement et deux grosses larmes coulèrent de ses yeux. Agoun'chich n'en pouvait plus.