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Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Médecine & Droit 2012 (2012) 176–178 Droit civil L’expertise judiciaire n’est pas un préalable obligatoire au changement de sexe à l’état civil pour les personnes transsexuelles Legal and medical examination before a changing of the sex designation is not compulsory Philippe Roger (avocat associé Cabinet KPDB - Réseau EUROJURIS) 353, boulevard du Président-Wilson, 33073 Bordeaux cedex, France Résumé Le régime du changement de sexe à l’état civil des personnes transsexuelles a été élaboré en France par la Cour de cassation en l’absence de législa- tion spécifique. Ce régime jurisprudentiel issu des deux arrêts fameux de l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation du 11 décembre 1992 connaît aujourd’hui ses limites qui ne peuvent être dépassées par simple circulaire ministérielle ou par l’évolution jurisprudentielle. L’intervention du légis- lateur paraît souhaitable pour mettre un terme à l’inégalité de traitement entre les justiciables devant les juridictions aux pratiques parfois divergentes. Deux arrêts du 7 juin 2012 de la Cour de cassation viennent récemment de réveiller quelques inquiétudes. Il convient néanmoins de considérer que l’expertise judiciaire n’est pas un préalable obligatoire au changement de sexe à l’état civil pour les personnes transsexuelles. © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Changement de sexe (expertise) ; Transsexuel (expertise) ; Expertise (transsexuel) Abstract The changing of the sex designation on the civil status for transsexual persons in France is not governed by the legislator but by the case law, the Court of cassation. This system is now insufficient, given the unequal treatment between citizens among jurisdictions. Courts and ministerial orders cannot compensate such a situation. A legislative intervention seems to be necessary. The recent decisions from the Court of cassation have awakened fears regarding the so-called obligation of a legal and medical examination before a changing of the sex designation. We do consider that it is not a preliminary stage to succeed for such a proceeding. © 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Transsexual person (medical examination); Sex designation (medical examination) 1. Par deux arrêts fameux du 11 décembre 1992, l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation 1 , à défaut de législation spé- cifique en matière de modification du sexe à l’état civil des personnes transsexuelles, a défini trois conditions cumulatives devant être réunies pour obtenir le changement désiré : le constat médical du syndrome de dysphorie de genre ; un traitement médico-chirurgical subi dans un but thérapeutique 2 ; Adresse e-mail : [email protected] 1 Cour de cassation, Assemblée plénière, 11 décembre 1992, n o 91-11900 et n o 12373. 2 L’opération chirurgicale de réassignation sexuelle n’implique pas nécessai- rement une ablation des organes génitaux entraînant une stérilité. D’ailleurs, une apparence physique et un comportement social conformes au sexe revendiqué. 2. Une quatrième condition, très controversée, relative à la confirmation du syndrome de transsexualisme par un expert judi- ciaire désigné par la juridiction saisie, a pu être soutenue, à la lecture des deux arrêts rendus en 1992 par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation. Nous estimons qu’il n’en est rien et certaines juridictions du fond nous ont suivi sur ce point 3 . l’Assemblée plénière de la Cour de cassation n’a pas posé un tel principe. En revanche, les juridictions du fond ont des jurisprudences divergentes en la matière. 3 L’avenir de l’expertise judiciaire en matière de transsexualisme, Philippe Roger, Revue Experts, n o 89, avril 2010, p. 18–19. 1246-7391/$ see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.meddro.2012.09.003

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www.sciencedirect.com

Médecine & Droit 2012 (2012) 176–178

Droit civil

L’expertise judiciaire n’est pas un préalable obligatoire au changement desexe à l’état civil pour les personnes transsexuelles

Legal and medical examination before a changing of the sex designation is not compulsory

Philippe Roger (avocat associé Cabinet KPDB - Réseau EUROJURIS)353, boulevard du Président-Wilson, 33073 Bordeaux cedex, France

ésumé

Le régime du changement de sexe à l’état civil des personnes transsexuelles a été élaboré en France par la Cour de cassation en l’absence de législa-ion spécifique. Ce régime jurisprudentiel issu des deux arrêts fameux de l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation du 11 décembre 1992 connaîtujourd’hui ses limites qui ne peuvent être dépassées par simple circulaire ministérielle ou par l’évolution jurisprudentielle. L’intervention du légis-ateur paraît souhaitable pour mettre un terme à l’inégalité de traitement entre les justiciables devant les juridictions aux pratiques parfois divergentes.eux arrêts du 7 juin 2012 de la Cour de cassation viennent récemment de réveiller quelques inquiétudes. Il convient néanmoins de considérer que

’expertise judiciaire n’est pas un préalable obligatoire au changement de sexe à l’état civil pour les personnes transsexuelles. 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

ots clés : Changement de sexe (expertise) ; Transsexuel (expertise) ; Expertise (transsexuel)

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The changing of the sex designation on the civil status for transsexual persons in France is not governed by the legislator but by the case law,he Court of cassation. This system is now insufficient, given the unequal treatment between citizens among jurisdictions. Courts and ministerial

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1. Par deux arrêts fameux du 11 décembre 1992, l’Assembléelénière de la Cour de cassation1, à défaut de législation spé-ifique en matière de modification du sexe à l’état civil desersonnes transsexuelles, a défini trois conditions cumulativesevant être réunies pour obtenir le changement désiré :

le constat médical du syndrome de dysphorie de genre ;un traitement médico-chirurgical subi dans un butthérapeutique2 ;

Adresse e-mail : [email protected] Cour de cassation, Assemblée plénière, 11 décembre 1992, no 91-11900 et

o 12373.2 L’opération chirurgicale de réassignation sexuelle n’implique pas nécessai-

ement une ablation des organes génitaux entraînant une stérilité. D’ailleurs,

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une apparence physique et un comportement social conformesau sexe revendiqué.

2. Une quatrième condition, très controversée, relative à laonfirmation du syndrome de transsexualisme par un expert judi-iaire désigné par la juridiction saisie, a pu être soutenue, à laecture des deux arrêts rendus en 1992 par l’Assemblée plénière

e la Cour de cassation.

Nous estimons qu’il n’en est rien et certaines juridictions duond nous ont suivi sur ce point3.

’Assemblée plénière de la Cour de cassation n’a pas posé un tel principe.n revanche, les juridictions du fond ont des jurisprudences divergentes en laatière.3 L’avenir de l’expertise judiciaire en matière de transsexualisme, Philippeoger, Revue Experts, no 89, avril 2010, p. 18–19.

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P. Roger / Médecine &

Néanmoins, la disparité des pratiques demeure.3. Le débat a connu un regain d’intérêt ces deux dernières

nnées avec :

la publication d’une circulaire du 14 mai 2010 émanant de laChancellerie4 ;

une proposition de loi visant à la simplification de la procédurede changement de la mention du sexe dans l’état civil formuléepar 73 députés au cours de la précédente législature ;

plus récemment, deux arrêts rendus le 7 juin 2012 par la 1èrechambre civile de la Cour de cassation5.

La circulaire du ministère et la proposition de loi allaientoutes deux dans le même sens.

La circulaire destinée tant aux magistrats du parquet civilu’aux juges précisait : « Vous veillerez également à ne sollici-er d’expertises que si les éléments fournis révèlent un douteérieux sur la réalité du transsexualisme du demandeur. Dansous les autres cas, vous fonderez votre avis sur les diversesièces, notamment les attestations et comptes rendus médicauxournis par le demandeur à l’appui de sa requête, qui engagenta responsabilité des praticiens les ayant établis ».

Plus radicale, la proposition de loi exclut l’expertise judi-iaire. Elle insère au Code civil un nouvel article 99-2 quiispose :

« La requête en rectification de la mention du sexe est présen-ée par l’intéressé au président du tribunal de grande instancen présence d’au moins trois témoins capables, sans lien ni’ascendance ni de descendance avec l’intéressé. Ils témoignente la bonne foi du fondement de la requête.

L’abus manifeste du requérant fonde l’intervention du Minis-ère public.

Le tribunal ordonne, sauf abus manifeste, la rectification dea mention du sexe.

La rectification est définitive, sous réserve de la non intro-uction d’une nouvelle requête de l’intéressé au titre de l’alinéaremier de l’article 99-2 du présent Code.

Sans préjudice des dispositions de l’article 101 du présentode, les actes reposant sur l’acte d’état civil doivent, à peinee l’amende édictée à l’article 50 du Code civil, intégrer laectification ordonnée à la date de rectification.

La rectification de la mention du sexe confère les droits etbligations du nouveau sexe à l’intéressé sans préjudice desbligations contractées sous l’empire de l’ancien à l’égard desiers et sous réserve des droits liés au sexe antérieur.

Le mariage préexistant doit être dissout au jour de’introduction de la requête en rectification.

La filiation établie avant la rectification ne subit aucune

odification. Après la rectification, la filiation peut être éta-lie à l’égard de l’intéressé conformément aux dispositions duitre septième du présent Code ».

4 Circulaire de la DACS no CIV/07/10 du 14 mai 2010 relative aux demandese changement de sexe à l’état civil, BOMJL no 2010-03 du 31 mai 2010.5 Cour de cassation, 1ère chambre civile, 7 juin 2012, no 11-22490 et no 10-6947.

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2012 (2012) 176–178 177

Le modèle retenu, bien éloigné de celui présenté certes en982 par le sénateur Caillavet, ne paraît pas assurer la sécu-ité juridique des justiciables et fait du président du tribunal derande instance un simple bureau d’enregistrement des requêtes.ertes, et dans une telle hypothèse, on peut imaginer que la

uridiction saisie aurait la faculté de recourir aux dispositionses articles 143 et suivants du Code de procédure civile. Elleourrait ainsi ordonner une expertise judiciaire pour disposer’éléments suffisants pour statuer. Mais alors, la situation duusticiable ne serait pas améliorée et le risque de voir ordon-er systématiquement des expertises judiciaires ne pourraittre exclu. La sécurité médicale due aux patients n’est pasavantage prise en compte. En effet, aucune référence au diag-ostic de transsexualisme n’est faite, et en amont au travaile prise en charge médicale spécifique et nécessaire à ce syn-rome.

En revanche, on peut légitimement souhaiter l’élaboration’une législation spécifique qui permettrait de mettre un terme

l’hétérogénéité dans le traitement des requêtes, suivant lesuridictions saisies.

Quoi qu’il en soit, une circulaire ne saurait palier les fragilitésu système actuel.

La Cour de cassation quant à elle n’a pas révolutionné leorpus juridique applicable. Il est même permis de penser quea Cour ne pose par pour principe la nécessité de faire procéder

une expertise judiciaire préalablement au changement de sexe l’état civil.

Dans les deux décisions rendues par la Cour, il apparaît quee sont des circonstances particulières qui ont amené les juges

rejeter le pourvoi en cassation des deux justiciables.Ainsi, la Cour retient dans les deux arrêts que :« Pour justifier une demande de rectification de la mention du

exe figurant dans un acte de naissance, la personne doit établir,u regard de ce qui est communément admis par la communautécientifique, la réalité du syndrome transsexuel dont elle esttteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformatione son apparence ; ».

Ce libellé pose plus de question qu’il n’apporte de réponses.n effet, la référence à l’irréversibilité évoque l’ablation desrganes génitaux, condition d’ailleurs rejetée par la circulaireu 14 mai 2010 qui ne s’impose pas pour autant aux juridictions,ar dépourvue de force obligatoire.

Certes, l’irréversibilité concerne la transformation de’apparence. Mais quelles sont les limites de l’apparence (épila-ion, ablation des seins, ablation du pénis, etc.) ?

Puis, la Cour précise dans l’arrêt no 10-26947 :« Qu’après avoir examiné, sans les dénaturer, les documents

roduits, et relevé, d’une part, que le certificat faisant état d’unepération chirurgicale effectuée en Thaïlande était lapidaire, seornant à une énumération d’éléments médicaux sans constater’effectivité de l’intervention, d’autre part, que M. X. . . opposaitn refus de principe à l’expertise ordonnée par les premiersuges, la cour d’appel a pu rejeter sa demande de rectification

e la mention du sexe dans son acte de naissance ; que le moyen’est pas fondé ; ».

C’est donc en considération d’éléments de preuve insuf-sants et de l’attitude du justiciable hostile par principe au

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1 Droit

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78 P. Roger / Médecine &

ouvoir du juge d’ordonner une mesure d’instruction que laour d’appel de Paris a rejeté la demande de changement de

exe à l’état civil, décision confirmée par la Cour de cassa-ion.

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2012 (2012) 176–178

Au total, notre système juridique relatif au changement

’état civil de la personne transsexuelle comporte de trop nom-reuses zones d’incertitudes qui nécessitent l’intervention duégislateur.