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LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT A CLAUDE HOCHET Cher Hochet, je vois par une phrase d'une de vos lettres à Mme de S- Que vous êtes fâché contre moi de ce que je suis resté longtemps sans répondre à votre dernière lettre. Je pour- rais vous expliquer mon silence, en vous envoyant une lettre que j'avais commencée pour vpusle 27 du .mois dernier, immé- diatement après avoir reçu la vôtre, et que j'ai laissée sans la finir, quoiqu'il y en eût déjà quatre pages d'écrites. Mais il y a de certaines situations, de certains chagrins sur lesquels on se décourage d'écrire et même de penser. D'ailleurs ma vie a été assez bouleversée depuis ce temps jusqu'à il y a environ huit jours, que j'ai pris mon parti, du moins pour quelque temps, et que je me suis précipité dans le travail pour trouver une dis- traction forte et soutenue. Je serais pourtant bien affligé, mon ami, si vous étiez blessé par mon silence, ou qu'il vous eût le moins du monde changé pour moi. Je ne saurais assez vous exprimer combien votre lettre m'a pénétré d'amitié et de reconnaissance» combien je me trouve heureux de posséder un ami tel que vous, et d'être jugé par lui comme vous me jugez. J'aurais dû vous exprimer plus tôt ee sentiment profond et sincère, mais indépendamment des II Coppet, ce lfl septembre 1807. (1) Voir La Revue du 16 mai.

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Page 1: LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT A CLAUDE HOCHET...lettres qu'il se préparait à vous demander dé le mettre au fait de tout ce qui y a rapport. Tout ce qu'il saura, tout ce qu'il ap~

LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT

A CLAUDE HOCHET

Cher Hochet, je vois par une phrase d'une de vos lettres à Mme de S- Que vous êtes fâché contre moi de ce que je suis resté longtemps sans répondre à votre dernière lettre. Je pour­rais vous expliquer mon silence, en vous envoyant une lettre que j'avais commencée pour vpusle 27 du .mois dernier, immé­diatement après avoir reçu la vôtre, et que j 'ai laissée sans la finir, quoiqu'il y en eût déjà quatre pages d'écrites. Mais i l y a de certaines situations, de certains chagrins sur lesquels on se décourage d'écrire et même de penser. D'ailleurs ma vie a été assez bouleversée depuis ce temps jusqu'à il y a environ huit jours, que j 'ai pris mon parti, du moins pour quelque temps, et que je me suis précipité dans le travail pour trouver une dis­traction forte et soutenue.

Je serais pourtant bien affligé, mon ami, si vous étiez blessé par mon silence, ou qu'il vous eût le moins du monde changé pour moi. Je ne saurais assez vous exprimer combien votre lettre m'a pénétré d'amitié et de reconnaissance» combien je me trouve heureux de posséder un ami tel que vous, et d'être jugé par lui comme vous me jugez. J'aurais dû vous exprimer plus tôt ee sentiment profond et sincère, mais indépendamment des

II <»

Coppet, ce lfl septembre 1807.

(1) Voir La Revue du 16 mai.

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LETTRES A CLAUDE HOCHET 401

raisons que je vous ai dites ci-dessus, une sorte de loyauté m'a empêché de vous répondre. Je ne trouvais pas que je méritasse entièrement les éloges que vous me donniez. J'étais surtout très peu certain de continuer à les mériter. Je répugnais à me l'avouer à moi-même. De tout cela est résulté un plus long silence que je nel'àrfrais voulu.

Je suis bien aise de la nouvelle que vous mandez à Mme de S. Je suis sûr que vous ayez tout ce qu'il faut pour rendre une femme heureuse, et à une certaine époque de la vie, le mariage seul peut donner du repos. Les goûts et les rapports volontaires ne suffisent pas : if faut y joindre des intérêts communs qui remplissent tous les intervalles, et qui rapprochent les esprits, lorsque les cœurs cessent momentanément de s'entendre. La raison intervient alors, pour suspendre les querelles jusqu'à ce qu'on s'entende de nouveau.

Je ne vous parle point de mes affaires. La date de ma lettre vous apprendra que rien n'est changé dans ma situation actuelle. J'ai éprouvé de nouveau dans une circonstance importante que le bonheur de Mme de S. est plus nécessaire à ma vie que le mien propre. Quand cette conviction est acquise, i l ne faut plus se plaindre de ce qu'on ne peut changer.

Prosper vous questionnera curieusement sur toutes nos agi» tations. Il en a été instruit par Mme de S. et j 'a i vu par des lettres qu'il se préparait à vous demander dé le mettre au fait de tout ce qui y a rapport. Tout ce qu'il saura, tout ce qu'il ap~ -prendra, i l le mandera ici. C'est un homme qui est perpétuelle­ment en justification de lui-même auprès de notre amie, et qui; par conséquent, cherche à rejeter sur les autres ce qu'elle peut lui reprocher. J'en parle avec une connaissance sûre. C'est à vous à lui présenter le plus que vous pourrez la chose comme finie, effacée, oubliée, mes yeux comme la cause, votre amitié pour moi comme l'origine de vos disputes, et tout arrangé depuis longtemps. Sans cela et même avec cela, son arrivée sera le signal de plus de tracasseries qu'il n'y en a eu jusqu'à présent. Du reste, je me réjouis fort de voir Prosper, qui est toujours l'homme que je connais le plus agréable â voir et qui sera de plus à présent le plus curieux.

Le travail que j 'ai entrepris (1) est très différent de celui

U) Son adaptation en ver* du Wailenatetii, de Sobillar,

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LA REVUE

foi m'a occupé jusqu'à présent. Je suis assez content de ce que j 'ai fait, mais je ne vous en parlerai que lorsque l'ayant achevé le jugement de quelques personnes me prouvera que ce n'est pas une entreprise manquée. Il a cet avantage, qu'il me sort plus qu'aucun autre du monde réel, et a moins de rapports qu'aucun autre avec les circonstances du moment.

Adieu, mon cher ami. Malgré les intérêts nouveaux qui vous absorbent dans ce moment, je vous supplie de m'écrire, ne fût-ce que pour me prouver que vous n'êtes plus fâché contre moi. Je fais mille vœux pour votre bonheur, et je voudrais bien que l'amitié que je vous ai vouée pût y entrer pour quelque chose. Vous n'en trouverez nulle part une plus sincère et plu» invio­lable. Je vous embrasse mille et mille fois.

Ce 16 novembre 1807.

(Cachet postal : Genève, 22 novembre 1807.)

D'où vient donc votre long silence, mon cher ami ? Il y a près d'un mois que je vous ai répondu. J'ai sa par Prosper que vous vous plaigniez de n'avoir pas reçu de lettres de moi. Ma réponse doit vous être parvenue : qui peut done faire que je n'aie aucune nouvelle de vous ? Est-ce le bonheur du mariage %oi vous fait oublier tout le reste de la terre ? les maximes que contenait ma dernière lettre vous ont-elles déplu ? Enfin Prosper ou quelque antre a-t-il fait quelque nouvelle tracasserie entre notre amie et vous, et de cette tracasserie est-il retombé quel­que chose sur moi ? Je voudrais cependant bien être aussi en dehors dé toutes les choses de ce genre que j 'ai travaillé à l'être depuis la triste expérience de cet été. J'ai vu que je vous avais fait un véritable mal, en comptant de votre amitié une inter­vention qui vous a valu des choses pénibles : et je me suis promis de ne conserver de tout ce qui a trait à ces tristes explications qu'un souvenir de reconnaissance pour l'amitié que vous m'avez prouvée, souvenir qui ne finira qu'avec ma vie. Au reste, tout ce que je vous dis d'une nouvelle tracasserie est une pure con­jecture, que je n'ai formée que parce que vous gardez envers nous un silence trop rigoureux pour qu'il ne paraisse naturel. Rassurez-moi donc, mon ami, car i l est positivement vrai que lorsque je me crois-moins bien avec vous, j 'ai un sentiment de malaise qui m'est très pénible.

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LETTRES A CLAUDE HOCHET m

J'ai achevé, sauf corrections,'ma grande entreprise litté­raire, et je suis bien impatient de vous la montrer. Je compté snr vos directions pour le parti que j'en veux tirer. Il est pos­sible qtfavec le métier de poète j'aie pris un degré d'amour-pre-; pré que je n'avais pas comme prosateur. Mais je vous avouerai) qu'à en juger et par l'effet qu'elle me produit quand je l'exa­mine le plus impartialement que cela m'est possible et par celui que je l'ai vu produire sur des gens très difficiles à émouvoir, je suis tenté de croire que mon ouvrage a assez de mérite.

Prosper a t-fl quitté Paris ? Voilà bien des auditeurs nom­més à des sous-préfectures, ce qui ôte à sa nomination l'appa­rence de défaveur qu'elle avait eue au premier coup d'oàl...

L., ce 4 décembre (1807).

(Cachet postal : Lausanne, 11 décembre 1807.)

J'ai reçu avec un extrême plaisir, mon cher ami, votre lettre longtemps attendue. Je m'inquiétais de votre long silence, et j'en accusais à tort tantôt Prosper, tantôt je ne sais quelles circons­tances. Il m'est doux de voir que je me trompais, et que rien n'a dérangé une amitié, que je crois mériter par les sentiments que je vous ai voués et qui dureront autant que moi. Je vous écris au moment de ma séparation d'avec notre amie, et très près de mon propre départ. Je serai à Dôle, j'espère, dans quatre ou cinq jours. C'est là que je vous prie de me donner de vos nou­velles.

J'ignore encore combien de temps j ' y resterai parce qu« je me déterminerai d'après la santé de mon père. Mais je crois qu'une affaire qu'il a à faire suivre à Paris le portera à désirer lui-même que j 'y aille bientôt.

Je vous remercie de vous intéresser à ma tragédie. Je désire assez qu'elle soit donnée, et j 'ai consulté sous ce rapport le préfet, et toutes les personnes qui, par mes opinions et mes rap­ports avec le gouvernement, pouvaient mieux juger, d'instinct ou d'expérience, si elle contenait des choses qui puissent avoir quelque inconvénient. Il m'a paru que personne n'en apercevait* En effet, j'avais mis le plus grand soin à éviter tout ce qni aurait pu ressembler à une allusion. Il n'est pas dans mon talent d'en chercher, parce qu'elles gâtent, selon moi, le mérite réel et durable de tout ouvrage. Je compte m'occuper à Dôle de faire plusieurs changements au mien, et vous le jugerez.

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404 LA BEVUE

Tout ce que vous me. dites* sur Mme Hochet ajoute à mon désir de la connaître. Je me réjouis de vous voir•.heureux l'avenir, j'en suis convaincu, vous prouvera ; tous les jouis Plus que vous avez pris le meilleur parti, et que là régularité est plus nécessaire que toute autre chose à l'Agrément même ;dqJg,yiq. J'en juge par la raison des contraires, ce qui est peut-être la meilleure de toutes les manières de juger* , « ,

Je compte terminer,, coûte que coûte, pourvu que mes: yeux me le -permettent, mon. ouvrage des Religions cet hiver. ,

J'avais écrit i l y a longtemps à Alexandre (1>« Il ne m'a point répondu. Est-il encore à Paris et que fait-il ?

Adieu, mon cher ami, je vous embrasse tendrement et vous suis dévoué pour la vie.

Que diable veut dire une apostrophe à un certain successeur d'Auguste, à propos dés tragédies nationales dans un discours de M . Raynouard, et surtout d'où vient le soin du Journal dè l'Empire à nous apprendre qu'elle avait été couverte d'applau­dissements ?

Vous me ferez bien plaisir de m'écrire à Dôie.

Brévans, près Dôle (Jura), ce 12 janvier 1808.

Vous me forcerez, mon cher Hochet, à abjurer tous mes bons principes sur le mariage et le bonheur domestique si vous me prouvez par votre silence que ces choses sont incompatibles avec les liens antérieurs, d'amitié. Depuis que vous êtes dans les bras de votre aimable Gabrielle, c'est avec une peine horrible que j'obtiens quelques mots de vous. Vous devriez pourtant réfléchir que, si vous êtes marié je ne le suis pas, que si vous n'avez plus le besoin de m'écrire, j 'ai encore celui de recevoir de vos lettres, et que tout votre bonheur, quoiqu'il m'intéresse, ne rejaillit pas assez,sur moi pour que vous m'ôtiez la jouissance que je trouve à recevoir des preuves de votre affection et à me dire qu'elle est à l'abri des événements et de l'absence.

Je suis retenu ici par la santé de mon père et j'ignore encore quand j'en partirai. Je travaille à perfectionner mon Wall-stein que je voudrais apporter à Paris, aussi bon que je suis capable de le faire. Je me fais une vraie fête de vous le lire et d'avoir votre opinion.

f— <1) I>ans l'interligne : de Laborde, au crayon.

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Que veulent dire ces articles fâcheux contre une personne de nos amies et sa société? (1) Ont-ils pourhut de faire quIeUa soit moins bien reçue à Vienne? J'ai été d'autant plus étonné de ces1 articles que la lettre de M . de €hampagny (2) semblait indiquer des intentions toutes différentes. Donnez-moi, si vous le pouvez, le mot de cette triste énigme.

Avez-vous des nouvelles de Prosper ?. Alexandre est-il encore à Paris ? Je suis ici comme dans un désert. Prenez pitié de mon isolement, et écrivez-moi. Je vous verrai, j'espère, à la fin du mois. Je vous aime et vous embrasse.

Brévana, près Dôle (Jura), ce 27 janvier .1808. 9

Merci de votre lettre, mon cher Hochet. Je vous dois de m'avoir tiré d'une véritable peine ; depuis six semaines que je suis ici, Je n'ai reçu de nouvelles de personne, et je me trouvais comme dans un désert. Il est vrai que je ne pouvais en accuser aue moi, car, comptant toujours partir, je n'ai écrit à personne» Mais ce silence qui régnait autour de moi commençait ^ me peser.

J'ai eu des nouvelles de notre amie du 9 janvier. Elle a été reçue à Vienne (3) avec une grande bienveillance. Andréossy lui-même se montre très bien pour elle. Elle me fait de cette antique aristocratie, et de tant de pompe et de solennités sur des fondements si ébranlés, une description très piquante et presque touchante. Elle y passera, j'espère, son hiver agréable» ment. Que fera-t-elle après ? Qui est-ce qui sait ce qu'il fera dans trois mois ? Merci de votre intérêt pour ma tragédie. (Test de tout ce qui me regarde ce qui m'intéresse le plus. Je la con­sidère comme Un moyen de rentrer dans-la simple littérature pure dé toute cette politique que j'abjure plus que jamais..Je serai charmé de vous la lire, et de tous les auditeurs, Gârat est celui que je désire le plus. Mais i l y a un autre homme à qui je veux la lire parce que l'impression qu'il en recevra décidera de son sort/C'est Talma. Si comme je le crois le rôle de Wallen-

<1) Le Journal de l'Empire avait publié, 1« 15 décembre, une note, Inspirée par Napoléon, qui parlait du séjour du prince Auguste de Prusse à Coppet et des mauvais esprits qu'il y avait vus. (Cf. PAUL, GAUTIBR. Mme de Staël et Napoléon. P. 212.).

(2) Le ministre des Affaires étrangères avait écrit a Mme de Staël. le 2 no­vembre, que les représentants de la France à l'étranger lui accorderaient « tout» protection... »

(3) On trouvera des détails sur le séjour de Mme de Staël à Vienne dans notre livre : Madame de Staël et Maurice O'DonneU. (Paris, 1925),

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466 LA REVUE

stem le tente j'espérerai qu'on la recevra et la jouera bientôt. Je désire donc ardemment que vous l'invitiez. Je suppose qu'il sera curieux lui-même. Il ne m'appartient pas de juger ma pièce, liais je la crois de quelque valeur et de tout ce que j 'a i fait c'est ce dont j 'ai été le moins mécontent. Un mérita qui n'est pas littéraire mais qui est assez essentiel, c'est que tous ceux à qui je l'ai lue, et notamment M . de Barante, je vous le cite pour vous indiquer la nuance d'opinion, l'ont trouvée exempte de toute application, et même plutôt faite pour, plaire. Je n'ai pas cherché ce dernier avantage, mais quant à l'absence d'applica­tion, elle a été dans mon intention, et je me félicite d'y avoir réussi. » .

Je suis très curieux du discours de Prosper (1). Ses opinions me choqueront moins qu'elles n'auraient fait i l y a quelque temps. Chaque jour je sens plus le besoin d'autre chose que de ce qu'on appelle raison. Cette prétendue raison n'explique rien, et n'a que le mérite d'opposer des formes arbitraires et factices à tous les instincts naturels. J'en ai par-dessus la tête.

Adieu, mon ami. Je Vous aime et je serai, j'espère, à Paris peu de jours après cette lettre.

Brévans, ce 30 mai 1808.

J'ai été bien fâché, cher Hochet, de me voir forcé de partir sans vous revoir. J'ai reçu subitement des nouvelles de la santé de mon père, tellement pressantes que je n'ai pas dû tarder un moment à me mettre en route. Mille choses bouleversent ma vie; encore n'est-ce rien que les orages extérieurs. B. faut naviguer sur cette mer, ridiculement orageuse. L'ambition est plus raison­nable que l'on ne croit, car i l est aussi difficile de vivre tran­quille que de gouverner le monde. J'ai trouvé mon père heureu­sement beaucoup mieux que je ne devais l'espérer. Mais voilà mon séjour à Paris abrégé, et je n'y puis retourner avant d'aller à Genève...

Dites bien des choses de ma part, je vous prie, à Mme Suard que la précipitation de mon départ m'a empêché de revoir. Je lui écrirai pour la remercier de l'amitié qu'elle m'a témoignée J'écrirai aussi à Juliette.

<1) Son Tableau, de la littérature française au XVIII* «tôcfc,

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LETTRES A CLAUDE HOCHET 407

(Cachet postal : Coppet, 29 juillet 1808.),

Je suis resté quelque temps sans vous écrire,- mon cher Hochet. Mais apprenant par Mme de S. que Mme Hochet était heureusement accouchée, je ne veux pas perdre un moment pour vous dire combien je m'en réjouis. Vous voilà donc dans la jouissance de tous les bonheurs domestiques, et vous les méritez tous. C'est d'ailleurs le seul genre de bonheur qui soit accorde à la génération actuelle.

Je n'ai pas eu besoin de faire votre paix avec Mme de S. Elle vous avait écrit de Francfort. Vous lui avez répondu une lettre fort aimable. Je crois qu'elle vous a récrit. Voilà votra correspondance en bon train. Eugène vous verra sûrement. Sou­venez-vous qu'il redit et commente tout ce qu'on lui dit et que sûrement i l ferait ce travail sur tout ce que vous pourriez lui dire de moi. Les tracasseries de subalternes sont fécondes. Mais ce petit mot suffit pour que vous les évitiez.

Ma correspondance avec Prosper est suspendue depuis quel­que temps, parce que je ne sais où le prendre. Il m'avait dit de lui écrire à Paris. Vous dites qu'il reste encore quelque temps à Bréssuire, mais votre lettre est ancienne. On m'assure chez son père qu'ils se verront en Auvergne. Je vais pourtant à tout hasard lui adresser ma réponse dans le siège de ses Etats. Je suppose qu'on la lui fera parvenir.

J'imprime Wattstein. Je me flatte un peu que vous seres content des changements que j 'y ai faits. Ces changements ren­dent cette pièce encore moins susceptible d'être jouée, à causé de sa longueur, mais développent le caractère de Wattstein, et les mœurs de ce siècle remarquable, remédient ainsi au grand défaut qu'on m'avait justement reproché, et font de l'ouvrage une pièce historique, qui est neuve et que je «rois intéressante. Cela m'occupera cet été. L'hiver, je l'espère, je vous reverrai à Paris, ce qui vaut mieux que de faire des vers en province. Avez-vous lu les 3* et 4* volumes de Simonde Sismondi? Lisez-les. Usen valent la peine sous plus d'un rapport, et quand vous regarderez le titre et l'année, ils vous paraîtront encore plus remarquables.»

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LA BEVUE

Ce 16 octobre 1808.

> (Cachet postal : Genève, 23 octobre 1808.)

. J'ai tardé à vous répondre, mon cher Hochet, parce que Qlive (1), qui doit partir pour aller voir ses enfants; à Paris, m'avait offert de se charger d'une lettré ; mais elle renvoie son départ de jour en jour, et je ne veux plus compter sur elle, et rester sans vous écrire. J'aurais bien désiré et je désirerais bien encore que vous me disiez avec quelques détails ce que c'est que la part qu'on a voulu, à ce que vous me mandez, me faire prendre dans l'affaire de J . On ne m'a fait parvenir aucun

I détail à cet égard, je ne sais même que par une lettre adressée à-une autre personne que J. a eu une affaire.- Alexandre, qui m'a écrit le même jour que vous, ne m'en parle pas. Comme tout le monde sait que je suis parti de Paris au mois de mai, et que je n'y suis plus revenu, je crois bien que l'erreur qu'on avait voulu accréditer, autant que je puis le deviner par votre lettre, a été facilement confondue. Cependant, j'aurais aimé savoir en quoi elle consistait. Si vous pouvez m'en instruire, sans vous donner de peine, je vous en aurai une grande obligation. Mais ne me mandez que ce que vous en saviez, à l'époque où vous m'en.écriviez pour la première fois. Ne prenez d'ailleurs aucun renseignement, et n'en parlez à personne. J'aime beaucoup mieux ne rien apprendre d'une chose qui n'a au fond nulle im­portance, que si vous la tiriez de l'oubli où elle est tombée. , Je conçois très bien, mon ami, que, depuis quelque temps, y ous n'aimiez guère à écrire, et quoique j'en souffre, je ne vous le reproche pas. J'ai reçu une lettre de Prosper qui m'a parlé de votre bonheur, d'une manière qui m'a fait plaisir. Vous savez combien je m'y intéresse. J'espère en être spectateur dans quel­ques semaines d'ici. Je partirai, tel. est au moins mon projet, dès que l'impression de Wallstein sera terminée, c'est-à-dire vers le 1" de décembre. Je suis assez curieux de l'effet que cette pièce fera, si elle en fait. Je ne la crois pas sans mérite, puisque je la publie : et j 'y ai ajouté des réflexions sur le théâtre allemand qui ne seront pas, j'espère, sans intérêt, quoique je n'aie adopté aucun système, ni même recommandé

(1) Olive Complalnvllle, femme de Joseph Uglnet, et femme de chambre de Urne de Staël.

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LETTRES A CLAUDE HOCHET 400

aucune imitation des théâtres étrangers. Je crois que nous avons un genre de beautés auquel i l faut nous tenir, et je n'ai jamais vu que les emprunts du dehors nous enrichissent. Aussi ne donnê-je point mon Wallstein comme un genre nouveau, ni comme une pièce destinée à être représentée : mais comme pouvant nous faire connaître le goût allemand, que nous ne connaissions que par des parodies d'autant prasrididule^ qu'elles ne s'avouent pas pour des parodies.

J'attends avec impatience le discours que Prosper fait im­primer. Je ne suis pas sûr qu'il ait du succès; mais je suis bien convaincu d'avance qu'il y aura mille fois plus d'esprit qu'il n'en faut pour avoir le plus grand succès.

Rappelez-moi, je vous prie, au souvenir de Mme Suard, dont j 'a i vu deux lettres à notre amie* fort obligeantes pour moi, et qui m'auraient donné le mouvement de lui écrire *(à Mr&è Suard) si je n'avais craint de la fatiguer à me répondre. J'es* père que la [santé] de s[on m]ari (1) se soutient..,

Lyon, ce 3 Juillet 1809

Jë ne vous ai pas écrit depuis bien longtemps, mon cher Hochet, parce que j 'ai été perpétuellement en courses, et que je voulais pouvoir vous mander où me répondre. Je crois à présent, sauf les événements qui disposent de ma vie toujours d'une ma­nière imprévue, que je passerai quelque temps à Genève, Lau­sanne et Coppet. C'est dans ce dernier lieu que j'attends de vous avec impatience une marque de souvenir. Vous savez le prix que j 'y attache, et je ne pense pas avoir besoin de vous rien répéter à cet égard.

Mme-de S. est venue ici depuis un mois pour jouir de Tâlma, je n'y suis que depuis huit jours. Mais comme je le vois beau­coup à dîner et à souper, j 'a i fait avec lui une connaissance plus intime que je n'aurais pu la faire à Paris, pendant des années^ C'est un homme de prodigieusement d'esprit sur son art, et qui aperçoit dans tous les rôles, même dans ceux qu'il né joue pas, des intentions étonnamment neuves et profondes. Il analysait dernièrement la déclaration de Phèdre, et j 'y ai découvert, en un quart d'heure de conversation avec lui, mille choses dont je-ne me doutais pas. Mme de S. et lui se sont beaucoup plu. Je

.(1). Le papier a et* déchira,

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410 LA BEVUE

croîs que l'ouvrage qu'elle écrit sur l'Allemagne gagnera infini­ment à ce qu'elle ait vu Talma. Il a étendu ses idées sur l'art dramatique, et avec son esprit fécond et ingénieux, i l suffit qu'on fin donne un aperçu premier pour qu'elle l'entoure des plus heu­reux développements (1). Je ne voudrais pas, cher Hochet, vous parier des tracasseries qui ont eu lieu le printemps dernier. Cependant, je craindrais qu'en gardant un silence absolu sur cet article, vous n'y vissiez une réserve qui ne doit pas avoir Keu, dans une amitié comme la nôtre. Mais il me suffira, je sup­pose, de vous dire qu'ayant vu la lettre à laquelle on avait fait allusion, je n'y ai rien trouvé qui pût porter atteinte à l'atta­chement que je vous ai voué, ni à ma confiance eh vous (2). Je ne suis pas assez auteur pour que les opinions littéraires de mes amis sur le peu de choses que j'écris puissent changer mes sen­timents à cet égard. Je ne leur demande que de rendre justice à mon caractère ou dé me dire leur opinion, pour que je puisse ou les éclairer sur les faits, si elle est fausse, ou me corriger d'après leur avis, si elle est fondée. Ainsi je vous réitère que rien n'est etrne sera, j'espère, jamais changé entre nous, et que votre amitié et votre estime ne cesseront jamais de m'être du plus grand prix. i

Après cela, je voudrais bien pour ma part n'avoir plus à m'affliger d'être cause de l'interruption de votre correspondance avec une personne que l'exil rend si malheureuse, et que j 'a i peut-être à me reprocher de n'avoir pas su consoler, quoique l'affection et le dévouement aient été au fond de mon cœur.

Je lis les lettres de Mlle de. Lespinasse, curieuse et affli­geante lecture. C'est une maladie de femme, une espèce de gal­vanisme du cœur, qui les rend horriblement malheureiuses, et qui a cela de fâcheux qu'il réagit sur ce qui le cause. Car plus une femme est de la sorte impétueuse et désordonnée, plus l'homme qui se sent ballotté par cet ouragan, se roidit et paraît, dur et insensible. Le malheur est aussi que lorsque dans cette

Cl) Un chapitre de VAttemaga* est en ettet consacré & Talma. (2) Hochet avait aévèremeot Jugé WaUatei». J'ai en, entre les mains, une lettre de Constant à. Laborie, datée de Lyon,

S Juillet 1809. dont le po*t-»oriptvm, déchiré, ae présente ainsi ; P. S. Je rouvre ma lettre pour y

Hochet dont j'ignore Vad ton.

Bile a dû renfermer la présente lettre a Hochet.

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LETTRES A CLAUDE HOCHET m

situation l'homme donne le plus qu'il peut, i l semble toujours promettre plus qu'il ne donne ; la pitié a l'air d'un engagement; et la bouté devient perfidie. Je suis toujours ramené à dire qu'il n'y a au monde de bon pour les relations des hommes avec les femmes que le mariage.

Cela me ramène à vous. Parlez-moi de votre intérieur. Je ne doute pas que vous ne soyez toujours aussi heureux. Dans les positions simples, on obtient d'ordinaire ce que l'on mérite. On prétend que vous voulez marier Prosper (1). Son père vient d'éprouver un second malheur, dont l'amertume s'est fortifiée du courage même avec lequel i l avait supporté le premier (2).

Adieu, mon ami. Je vous aime tendrement, j'espère que vous en faites de même pour moi. J'attends de vos lettres avec impa­tience, et je vous embrasse de tout mon cœur.

i • •

Coppet, ce 9 août.

(Cachet postal : Coppet, 13 août ISO».)

J'ai reçu, avec bien du plaisir, mon cher Hochet, votre lettre en réponse à celle que je vous avais écrite de Lyon. Je m'affli^ geais de votre silence. Je craignais quelque tracasserie, comme on a voulu nous en faire plus d'une fois ; et en absence on ne peut jamais répondre de l'impression qu'un fait défiguré peut produire. Je suis bien aise de voir que mes craintes n'étaient pas fondées. Je vous ai prouvé que je ne croirais jamais rien qui tendît à me faire douter de votre amitié. C'est le seul parti à prendre pour que personne ne paisse la troubler.

Je n'ai point parlé de votre lettre à Mme de S. Je n'aurais pu lui en parler sans avoir à lui en faire part ou à la lui refuser. Le premier moyen, lui rappelant d'anciennes querelles entre «lie et moi, eût renouvelé des sensations pénibles pour elle. Le second l'eût blessée.

Je ne vis qu'au jour la journée, essayant de lui épargner le plus qu'il m'est possible les émotions douloureuses du moment» Le reste n'est plus en mon pouvoir; et je ne puis regretter d'avoir perdu une puissance dont les meilleures intentions du monde n'ont pas su m'apprendre à faire un usage avantageux.

(1) I l est en effet question de mariage dans plusieurs lettres de Barante à Hochet. (2) Deux des fils de Claude de Berante moururent aux armées dans l'année ISBA.

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4T2 LA REVUE

Pour la même raison, je ne lui ai rien dit de sa correspon­dance, soit avec vous, soit avec Mme Récamier, relativement au mariage de Prosper. Il est bizarre que tant de sentiments croisés ne s'affaiblissent pas mutuellement, Mais je n'ai jamais rien jugé que quand j 'y ai été forcé par une douleur vive ou la nécessité de la défense naturelle., Quand je ne suis Ras dans ce

• cas, je plains et je me tais. Au reste, je n'ai plus le droit de blâmer ce qui ne peut plus

me faire de mal. Une seule chose peut encore porter .le malheur dans ma vie, c'est que Mme de S. soit malheureuse. Tout ce qui' la console, tout ce qui la distrait, tout ce Qui l'occupe m'est bon.

Vous me faites une question positive sur ce que le profes­seur Pictet a dit à Paris. Il est dans mon désir de répondre à tout ce que votre intérêt pour moi vous fait me demander. Mais d'un côté, i l faudrait de longs détails, de l'autre j 'ai promis à la personne chez qui je demeure de ne rien dire de précis à ce sujet, pour le moment actuel. Cependant, comme j 'ai autant de confiance en vous qu'en moi-même, je vous dirai tout, si, en mé répondant, vous me donnez votre parole d'honneur de n'en parler à personne.

Je persiste dans mon système de non-justification et de non-apologie. Pendant plus de dix ans, l'on a attribué une con­duite, j'ose le dire, aâsez dévouée, à des calculs qui étaient loin de mon esprit et de mon cœur. Les faits le prouveront.. Cepen­dant jamais je n'ai daigné me fatiguer ni fatiguer les autres d'une réfutation. Ma conscience, un petit nombre d'amis, et du repos, voilà tout ce que je veux dans la vie. Le, dernier point a été longtemps difficile à obtenir.

Je vous supplie, pour ne pas renouveler des tracasseries dans lesquelles vous seriez de nouveau mêlé, de ne pas parler dé hioi dans vos lettres à Mme de S. Je voudrais n'avoir contribué en rien à l'interruption de votre amitié. Mais je désiré que rien de ee que je vous écris ne soit le sujet de votre correspondance avec elle. .

Je travaille au milieu de beaucoup d'agitations à mon ouvrage du Polythéisme. Il avance et j'en suis content. J'entrevois* la fin, d'un peu loin encore, mais le plan est arrêté, et la marche

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LETTRES A CLAUDE HOCHET 413

me paraît simple et lumineuse. J'en ai lu au baron de Voght (1) qui en est très content.

Je ne pense pas que mon séjour ici se prolonge au delà du mois de septembre. J'ignore si j ' irai droit à Paris; ou sî>jem,ar-t fêterai chez mon père. J'ai le fond du cœur triste, quoiqu'il #jj paraisse ni dans ma manière ni dans mon travail. Ce me sera un grand bonheur de causer avec vous.»

Ce 14 aottt [Çim^.

Vous aurez peut-être été étonné, mon cher ami, de ma der­nière lettre. Elle avait, relativement à une personne à laquelle j 'a i été et suis encore profondément attaché, quelque chose de sec et de sombre. Il y a dans ma situation tant de choses tristes et contradictoires que, lorsque je me laisse aller à parler, ce que j'en dis dépend de mon impression momentanée. Je voudrais que ce que j 'a i pu vous écrire ne vous laissât aucune impression quant à cette personne. Je ne l'ai malheureusement pas rendue assez heureuse pour pouvoir jamais me consoler, si je lui avais nui.

J'ignore si l'avenir nous laissera, à elle et à moi, desmOyens d'influer, d'une manière désirable, sur le sort l'un de l'autre. Ce que je sais, c'est que, tout en convenant avec vous, dans l'inti­mité de l'amitié, qu'il y a eu des parties de son caractère qui ont influé douloureusement sur ma vie, j'aime à reconnaître, et,je mets au nombre dé mes souvenirs les plus précieux, ses nom­breuses et brillantes qualités.

Je vous prie donc, cher Hochet, de ne rien dire de moi ni* d'elle à aucune de nos connaissances, rien surtout à Prosper qui le lui manderait. Vous renouvelleriez par là mille tracasse­ries, et d'ailleurs, si en effet elle part pour l'Amérique, je désire que les derniers, moments que j 'ai à passer avec elle lui laissent un souvenir doux. *

Adieu, mon cher ami. Je connais votre discrétion, ét elle me sera dans cette circonstance une preuve de plus de notre amitié.

' p t a d'août 1809.); (2)

Je remets à Auguste, mon cher Hochet, ce petit mot pour

(1) Lie baron de Voght, financier et philanthrope de Hambourg, cité avec éloge par Mme de Staël dans « l'Allemagne ».

(2) Cette lettre figure sous le numéro 17 dans le manuscrit. Parmi les lettré* de 1888.

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LA KKVUE

vous. Il va à Paris pour des affaires d'Amérique. Je vous prie instamment de ne point lui parler des bruits qui ont pu courir à Paris, ni de ce que le professeur Pictet a dit chez Mme Suard. En général, plus vous garderez avec Auguste le silence sur moi, plus vous me ferez plaisir. Il y a entre lui et moi peu de sym­pathie. Je vous conjure de ne lui parler de rien, et même de ne pas le questionner, non qu'il ait quelque chose à dire, mais parce que vos questions lui donneraient des idées, qu'il communique­rait à sa mère. Elle me soupçonnerait d'indiscrétion, et ce serait des tracasseries à n'en plus.finir. . i

Au moment où je vous écris, Mme de S. reçoit votre lettre du 18. Le voyage d'Auguste vient à propos dans cette circons­tance. J'espère qu'il empêchera une publication aussi inouïe. Ce serait une indignité sans exemple, et ce me semble du ressort des lois criminelles dans tout pays policé.

Adieu, cher ami. Je suis charmé de voir que l'avertissement que vous avez donné à Mme de S. ait amené entre vous une réconciliation que j 'ai toujours désirée et que j'aime à croire durable. Je compte assez sur votre amitié pour espérer qu'elle ne se fera pas à mes dépens.

Ce 6 septembre (1809).

(Cachet postal : Genève, 12 septembre 1809.)

- J'ai reçu, cher Hochet, votre lettre du 19 août, précisément le lendemain du départ d'Auguste, et par conséquent le lende­main aussi dé la petite, lettre qu'il vous a portée de ma part. Votre réponse à cette petite lettre m'est parvenue hier. Je vous remercie de l'une et de l'autre. La première, plus détaillée, m'a profondément touché et aurait redoublé mon amitié pour vous, si cette amitié avait encore à croître. Vous me dites dans la seconde que vous avez été presque fâché de mes recommanda^ tions de silence envers Prosper. Certes, je suis loin de ne pas rendre justice à votre discrétion, dont j 'ai eu mille preuves. Aussi n'ai-je pas eu un instant l'inquiétude que vous disiez à 'Prosper un mot de ce que je vous écrivais. Mais i l n'est pas nécessaire, pour donner lieu à des choses très douloureuses entre Mme de S. et ses amis, d'un mot positif sur quoi que ce soit. La moindre phrase, quelque insignifiante qu'elle paraisse, et mon

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LETTRES A CLAUDE HOCHET

nom seul, mis de la manière et uni à la circonstance la plus indif­férente, lui font quelquefois du mal. C'est au point que j 'a i pris le parti de ne parler absolument de moi sous aucun rap­port avec les personnes avec lesquelles je me trouve ici, parce qu'il m'est arrivé de voir que-j'avais causé beaucoup de peine en disant que je m'étais levé tard, ou que je comptais me promener achevai.

Je ne fais pas-un reproche à Mme de St de cette disposition, que j 'a i malheureusement pu fortifier par diverses circonstances de mes sentiments et de ma conduite ; et je me reprocherais de m'étendre là-dessus, si je ne croyais devoir le faire, pour détruire l'impression que mes recommandations ont produite sur vous. Prises comme crainte que vous redisiez ce que je vous aurais dit, elles auraient été superflues et déplacées ; mais expli­quées comme je viens de le faire, vous concevrez que je désiré, tant que je serai dans la situation où je suis, ce que je puis dési­rer de mieux, c'est de n'être jamais nommé à Mme de S. sur aucune chose quelque indifférente qu'elle paraisse.

Quand j'aurai le bonheur de vous revoir, je vous dirai bien des choses. Il me sera doux de n'avoir rien de caché pour vous et de vous expliquée, tout ce que j 'a i fait ou éprouvé. Au reste, une grande partie de ce que je vous dirai, cher Hochet, ne vous sera pas nouveau. Vous avez été souvent le témoin de mes agi­tations intérieures, et i l y a longtemps que je trouve du plaisir à être compris par vous. Je renvoie donc à la conversation tout ce qui me regarde. Le moment ne sera pas fort éloigné à ce que je crois. Du moins, mille raisons se réunissent pour rendre mon départ d'ici nécessaire vers la fin du mois, la santé de mon .père qui baisse, des intérêts d'argent à soigner, mille choses enfin. Après avoir passé quelque temps en Franche-Comté, j ' i ra i à Paris, et j'espère que nous aurons de longs et de bons moments ensemble.

Je travaille à mon Polythéisme avec autant d'activité que me le permettent d'une part mes yeux, de l'autre les agitations de mon âme. Mon ouvrage avance comme un vaisseau au milieu de la tempête. Mais je ne sais s'il ne se ressentira pas des vagues qui l'ont tant battu. Dieu veuille que ces vagues ne le poursui­vent pas dans le port !

Auguste est arrivé hier matin. Q a terminé heureusement

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l'affaire de Mme de Guibert; J'en suis bien aise, car la publi­cation de ces lettres (1) n'eût pas pu ne pas être fort peu agréa­ble... .

Aux Herbages, ce 7 novembre 1809.

Mme Récamier m'a écrit, cher Hochet, pour me donner avec vous, à ce que je vois par une phrase de sa lettre, un rendez-vous pour vendredi prochain. Je n'y serai pas. Mille petites affaires et des recherches que je fais à la hâte dans ma biblio­thèque pour mon Polythéisme me retiendront ici jusque à lundi. Vous verrez, en conséquence, Mme R. avant moi. Elle vous ques­tionnera beaucoup sur notre conversation et tout ce que vous lui direz sera écrit à notre amie. Je n'ai pas de plus vif désir que celui qu'elle sache avec quelle tendresse et quelle émotion je vous ai parlé d'elle. Hélas ! ce que j'éprouve ne servira pas à grand-chose.

La lassitude d'une vie si • longuement agitée est plus forte même que ma volonté. Mais ce lui sera peut-être un moment dé plaisir et je souhaite qu'elle l'ait. II n'y a qu'un seul point sur lequel je serais très fâché : qu'eîle ou Mme R. péné­trassent les impressions très fugitives que je vous ai laissé voir, parce que je me suis adressé à vous comme à mon ami le plus intime, le plus éprouvé, et au caractère, le plus sûr. En consé­quence, je vous ai laissé voir toutes mes faiblesses et plus même que je n'en ai ; car i l y a mille choses qui traversent la tête et qui, lorsqu'on ne les saisit pas au vol, ne laissent en nous-mêmes aucune impression. Ce sont des choses pareilles dont je ne voudrais pas que Mme R. ni votre amie, ni qui que ce fût au monde se doutât.

Il m'est arrivé, depuis que je suis ici, ce qui m'arrive tou­jours quand je vis quelques moments loin des hommes. Ma tête se calme, les objets perdent leur forme gigantesque, et l'orage de mon cœur s'apaise. J'étais bien destiné à être heureux et à vivre tranquille. Mais quand on a commencé par manquer sa destination, i l est rare qu'on la retrouve...

(1) Probablement un projet de publication de la correspondance entre le comte de Gulbert et Mme de Staël. L a veuve de Gulbert avait delà publié plusieurs

Oeuvres posthumes de son mari.

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LETTRES A CLAUDE HOCHET 417

Aux Herbages, ce 12 novembre.

>

(Cachet postal, Luzarches, 18 nov. 18 09) (

Je vous remercie bien sincèrement, mon cher Hochet, et de votre bonne petite lettre et de la manière dont vous défendez vos amis dans l'occasion. Ce m'est une grande douleur d'imaginer qu'il y ait des gens qui croient servir Mme de S. en attaquant un homme qui lui a été si longtemps .et si complètement dévoué, je pourrais dire, qui le lui . est encore de cœur, plus qu'aucun ' de ceux qui me cherchent des torts envers elle ne le sont ni ne le seront jamais. Ce qu'il y aurait de mieux pour elle-même, c'est qu'on ne la représentât pas comme si malheureuse d'une chose (1) qui ne change point le genre de relations qui existaient entre nous, et qui, en me donnant plus de liberté vis-à-vis d'elle, prouve mieux encore que les sentiments que je conserve sont l'effet de ses excellentes et nobles qualités, et non d'une faiblesse indi­gne d'un homme. Certes, je ne fus jamais plus loin de mécon­naître tout ce qu'elle a de bon et de supérieur; et même, indé­pendamment de tout jugement, i l y a dans mon cœur une foule de souvenirs que. la mort seule en arrachera, et qui me rendront toujours Mme de S. un objet à part.

Je chercherai peut-être à les cacher plus ou moins, ces souvenirs, parce qu'après avoir été assez malheureux pour être ou pour me croire forcé à faire de la peine à une amie de quinze ans, je ne dois pas recommencer à en faire à une per­sonne qui m'a donné des preuves d'un attachement sans bornes et qui m'a confié sa vie. Mais en cachant ces souvenirs, je ne chercherai point à les étouffer, et tout ce que je demande au ciel, c'est que Mme de S. me permette de conserver dans mon cœur ces tristes et doux restes d'une époque de ma vie qui prend un charme mélancolique, au moment où elle va finir. Je n'ai pas reçu de ses nouvelles depuis plusieurs jours et j'ignore tout à fait sa disposition pour moi.

Vous pouvez compter sur ma discrétion la plus entière, cher ami, comme sur ma reconnaissance la plus véritable. D'abord je vous dois cette discrétion, ensuite je désire par dessus tout

(1) Son mariage avec Charlotte de Hardenberg, que Mme de Staël avait appris avec un an de retard.

»

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qu'aucun bruit de ce genre ne parvienne à Mme de S. et toute mon inquiétude est que M. de Div. (1) qui est en correspondance [avec] elle ne lui mande votre dispute, pour se faire valoir. Ce sera un triste service d'ami à lui rendre, mais M. de Div. n'est guère, en amitié comme en dévotion, occupé que de lui, et je croirais même, soit dit entre nous, qu'il est occupé de lui rela­tivement à Mme de S. d'une manière assez particulière. Enfin, de ma part, i l n'y aura pas une ligne d'écrite, pas un mot de dit par moi là dessus.

Je me propose de retourner bientôt à Paris. Je m'y forcerai, car j ' y répugne. Il m'est affreux de voir les gens qui jadis se croyaient obligés de dire du bien de Mme de S. en ma présence, me questionner avec un désir si manifeste d'en entendre dire du mal. Pendant les deux jours que j 'ai passés à Paris, j 'a i eu de la part d'étrangers une curiosité si grossière et une mal­veillance si mal déguisée. Mme de S. est un sujet dont je ne puis parler qu'avec vous parce que vous la connaissez, et qu'en

.me rendant justice d'une part, vous êtes de l'autre digne de l'apprécier et de la comprendre...

Lausanne, ce 13 février 1810.

Je vous écris, cher Hochet au moment de mon arrivée ici. J'ai fait une visite à notre amie, tant pour la voir que pour arranger beaucoup d'affaires. Je suis de retour, et mon premier soin est de vous dire que je pense à vous avec reconnaissance et à notre amitié avec un grand plaisir. J'ai trouvé notre amie dans une situation d'âme très différente de celle dans laquelle je l'avais laissée. La différence est si grande qu'elle ne s'en rend pas compte elle-même. Mais elle a repris un fond de calme et une faculté de faire des projets pour l'avenir, qui m'ont surpris en même temps que rassuré. Il ne lui manque que de s'avouer ce qu'elle sent, et de ne pas croire qu'il y a du mérite à être malheureuse, pour cesser de l'être. Que tout ce que je vous mande soit entre nous, je vous prie. Ce qui est confiance vis-à-vis de vous, serait perfidie avec d'autres. Gardez-vous surtout de Prosper, dans ce qui me touche. J'ignore, i l est vrai, à quel

(1) Le comte de XMvonne, familier de Coppet, avait joué 'Alzire avec Mime de Staël, en 1806. Barante écrivait à Hochet, le 20 février : « Alvarès était M. d» Viuotme, un Français assez aimable, presque aussi dévot que M. Mathieu de M - ».

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LETTRES A CLAUDE HOCHET 419

point i l vous en parlera, mais je me crois sûr que tout ce qu'il apprendrait de vous serait mandé à C[oppet],

Actuellement que tout est fait, que toute lutte est finie, je voudrais effacer de ma mémoire et de celje de tout le monde ce qu'il peut y avoir d'amer dans une liaison que tant de rap­ports d'âme et d'esprit n'ont pu garantir de l'abîme où toutes les liaisons s'engloutissent. Ce ne sera pas ma faute, si du moins i l ne survit pas une tendre et éternelle amitié.

Je suis ici au milieu de gens qui m'aiment et me choient beaucoup. Je tâche de trouver du plaisir dans ma reconnaissance. Si j'étais arrangé pour travailler, je mènerais peut-être une vie fort douce, sauf les souvenirs d'un côté et l'absence de l'autre. Mais mon séjour ne devant être que fort court, je laisse aller mon temps sans utilité, et sans intérêt.

Ma lettre se ressentira de cette disposition insipide. Aussi n'est-elle destinée qu'à vous dire que, sur les bords du lac comme sur ceux de 1% Seine, je vous suis tendrement attaché ! Tout est convenu, mais rien n'est terminé pour mes affaires. Elles fini­ront convenablement pour tous deux.

Adieu, cher Hochet. Ecrivez-moi ici poste restante. Que fait Prosper ? Ne le travaillez pas en sens contraire du bonheur de notre amie. Tel que je le connais, i l vaut autant sious plu­sieurs rapports et sous d'autres i l vaut mieux que je ne valais pour elle.

Rappelez-moi à l'excellente Mme Suard. Vous enivrez-vous encore chez elle ? Mille hommages à Mme Hochet. Je vous em­brasse de tout mon cœur.

Ooppet, ce 3=1 mars 1810.

(Cachet postal : Genève, 4 avril 1810.)'

J'ai été bien sensible, mon cher Hochet, à votre réponse, quoiqu'un peu tardive. Lé contenu de votre lettre m'a fait un très vif plaisir. J'avais déjà écrit à Prosper, sur la maladie de son père^ et il m'avait répondu très amicalement. Je crois et j'en rendrai grâce au Ciel quand j'en serai définitivement convaincu, que je suis parvenu à regagner, de l'affection d'une amie à laquelle je ne puis pas cesser de mettre un prix extrême, ce qu'elle peut m'en accorder, sans que j'influe trop sur sa vie, et ce que j'en'puis désirer, en marchant dans la route que je

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me suis tracée. H est impossible, pour quiconque l'a connue, de ne pas désirer qu'elle soit heureuse, par tant de grandes et belles qualités. Il m'aurait été impossi[ble] d'être heureux, si j'avais eu à craindre de l'avoir fait souffrir d'une manière longue et irréparable. Aujourd'hui que toute lutte est finie, je suis prêt à reconnaître que ce sont les défauts de mon caractère, autant que les autres circonstances qui ont empêché que notre relation ne fût toujours douce, et je souffrirais beaucoup plus de la voir mal jugée à cause de moi, que si je l'étais à cause d'elle...

Je voudrais bien que, lorsque Prosper verra notre amie, i l ne lui dît rien qui pût de nouveau l'agiter ou la blesser sur nos relations passées, et sur les commérages qui ont pu circuler à Paris. Tout ce qui ne se répète pas s'oublie, et ce serait bien à pure perte qu'on agiterait notre amie-sur une chose qui n'a jamais attiré une grande attention et qui certainement n'en excite plus aucune. Je suis tout étonné du succès de ma lettre à Mme Suard. Je ne crois lui avoir dit que des choses toutes simples sur son ouvrage (1), qui a vraiment beaucoup d'intérêt et un grand mérite de convenance, de mesure et de goût. Son suc­cès m'a fait plaisir parce que je lui suis sincèrement attaché. Plus on vieillit, plus on sent que des qualités comme les siennes doivent faire passer par dessus les petites bizarreries (2) qu'on lui reproche trop sévèrement.

Prosper s'occupe-t-il de la seconde édition de son XVIII e siè­cle ? Il y a bien de la pensée dans cet ouvrage, et la tendance en est celle à laquelle se rallieront tous les esprits éclairés du XIX».

Je m'aperçois que je vous fais des questions comme si je pouvais encore recevoir ici' votre réponse, et cependant, je vous demande au contraire de ne pas m'écrire, car ce serait une lettre perdue. Je ne serais plus à Genève pour la recevoir. Je n'ai

'voulu que vous dire avant d'arriver que j'avais été agréable­ment surpris par la vôtre sur laquelle je ne comptais plus.

Je crois Mme Récamier mal pour moi. Elle a laissé sans réponse une lettre que je lui ai "adressée il y a deux mois. Je serais fâché qu'elle n'eût aucune affection pour moi, car je

(1) Madame de Maintenon peinte par elle-même. Paris, in-8, 1810. (2) Mme Suard devait cependant mourir folle.

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L E T T R E S A C L A U D E H O C H E T 421

l'aime, tout en ne la voyant que bien rarement. Ce sera d'après ce que vous m'en direz que je jugerai sa disposition. Depuis que je suis parfaitement heureux tête à tête, i l faut que je croie à quelqu'amitié pour en sortir...

Lausanne, ce 29 mars 1811.

J'ai été si incertain dans tous mes projets, mon cher ami, si contrarié dans ma marche, que je n'ai écrit à personne à Paris, faute de pouvoir indiquer où la réponse pourrait m'être adressée. Mme Récamier est la seule à laquelle j'aie donné, non pas de mes nouvelles, mais des siennes. Car c'était sur elle que je lui écrivais, comme elle l'avait désiré. Aussi l'a-t-elle bien envisagé ainsi, puisqu'elle ne m'a pas répondu, quoique je sache qu'elle a reçu ma lettre. Vous auriez été le premier à qui j'aurais écrit pour mon compte, si je n'avais pas été à la fois retenu ici par des affaires, et appelé en Allemagne, par d'autres affaires. Il n'y a pas trois jours que je suis assuré de rester encore quinze jours à Lausanne, et j'en profite aussitôt pour vous demander quelques mots après un si long silence, qui m'afflige sans que jé puisse m'en plaindre.

Que faites-vous ? Comment vivez-vous ? Vous êtes heureux sans doute du bonheur public. Le Roi de Rome est une pros­périté pour tous les individus de l'Empire et l'Empire est à pré­sent tout le monde. Mais indépendamment de cette raison de satisfaction que vous partagez avec l'univers, je voudrais savoir sur vous quelque chose d'encore plus particulier, s'il est possible, et de plus intime. Ce n'est pas que si vous m'écrivez une de vos lettres intéressantes, je puisse vous offrir le réciproque, comme on dit en Suisse. Je ne saurais que mander sur moi ni sur le pays que j'habite depuis deux mois, qui me parût valoir le papier que j'emploierais ou la peine que vous prendriez à me lire. Il est mort beaucoup de gens ici, cet hiver, et pas uni­quement d'ennui, ce qui paraîtrait la mort la plus naturelle. Ces morts et la décence que prescrivent les regrets qu'on n'a pas ont rendu les vivants tristes, d'insipides qu'ils étaient. Il résulte de ce perfectionnement que personne ne voit personne et qu'on n'apprend de nouvelles que celles que les Papiers dis­tribuent aux badauds de l'univers.

J'ai peu vu notre amie. Elle a passé deux jours ici; j'en ai passé une fois deux à Genève, une autre fois six, le reste a été

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consacré à ce repos que j 'ai tant souhaité. Notre amie est mieux de santé, de figure et d'esprit que je ne l'avais vue depuis long­temps. Elle a fait et joué des Comédies (1). On l'entoure et on la fête à Genève. Elle y a inspiré un enthousiasme général et des passions particulières <2). Elle est donc infiniment mieux qu'elle ne l'espérait de Genève où, pour la première fois, elle ne s'ennuie pas. Je crois ses projets d'Amérique sinon aban­donnés, du moins ajournés très indéfiniment. J'ai vu le Préfet (3) qui a remplacé M. de Barante. C'est un homme d'une assez belle figure, parlant avec accent et intérêt sur toutes choses sans distinction, et ayant la même émotion dans le son de voix et dans le regard, lorsqu'il s'agit de l'alignement d'une rue ou de la vie d'un homme. Du reste, i l me paraît qu'il réussit à Genève, et qu'il est satisfait des • Genevois, courtisans un peu roifles, mais de bonne volonté dans le fond du cœur...

Avez-vous [vu] M. de Barante père. Je voudrais savoir upon what Urnes i l est avec notre amie. Je n'ai pu pénétrer ce qui en était; mais j 'ai vu qu'il s'était passé quelque chose entre eux...

Il y a de bien belles pages dans l'Itinéraire de M . de Chateau­briand. Je voudrais qu'il parlât moins dé sa première vocation militaire. Il y adans ce genre trop de gloires qui éclipsent la sienne. Mais il y a un beau talent et souvent de nobles opinions...

Parlez de moi à Mme Suard dont je regrette les soirées. Mais.je regrette tout de Paris. Cependant, je vais m'en éloi­gner encore. J'étudierai tant que je pourrai à Gôttingue et je tâcherai d'y finir mon éternel Polythéisme. J'espère assez en votre amitié pour compter sur un mot de vous àVant mon départ...

BENJAMIN CONSTANT.

(A suivre?)

(1) £e Capitaine Kernadee, comédie en deux actes, et le Mannequin, proverbe. (2) John Rocca, avec qui Benjamin faillit se battre en duel quelques Jours

plus tard. (S) Le préfet Capelle, persécuteur de Mme de StaBl,