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__________________________.... : .... _ Sciences sociales et humaines L'éthique politique machiavélienne du « moindre mal » : quelle portée et quelle postérité? Tchakie Kodjo Sékpona-Médjago Faculté de théologie, d'éthique et de philosophie Université de Sherbrooke (Québec) - Canada INTRODUCTION Philosophe et historien de son temps, Machiavel était celui qui a vécu la politique avant d'y avoir réfléchi. Ce qui le préoccupait c'était l'homme, l'ac- tion politique et non pas seulement la politique. C'est ainsi qu'il dépassera ses précurseurs de la phi- losophie politique pour construire une oeuvre an- thropologique et politique. On a beaucoup écrit sur Machiavel, notamment sur son rationalisme politique, sa philosophie, le con- ditionnement social de la connaissance de sa pen- sée. On a beaucoup glosé sur son oeuvre, principa- lement sur Le Prince et les Discours. Le Prince est une leçon adressée à tout dirigeant désireux d'ins- taurer le pouvoir et de le conserver. Le souci du prince n'est pas de fonder un régime idéal, mais de s'arranger de telle sorte que le peuple ne se ré- volte pas et ne s'oppose pas à son pouvoir. Le Prince est une oeuvre didactique pour éclairer aussi bien le peuple que les princes sur l'art de la politique. En réalité, l'Italie, la patrie, est en danger de mort. Affaiblie par les divisions politiques, les guerres et les querelles intestines, convoitée par les voisins, elle fait l'objet d'incessantes invasions extérieures. Ces soubresauts politiques éloignent très loin du peuple le bonheur qui n'existe que de nom. Le bien est tout simplement idéal alors le mal devient le vécu quotidien de la population. Devant cette coexistence dichotomique du bien et du mal, il urge d'entrer au mal afin d'éviter le mal suprême. C'est ici que le principe socratique, selon lequel de deux maux, il faut choisir le moindre, a prévalu. Entre le « Souverain Bien» qui n'existe nulle part, sinon seulement dans l'esprit, et le « Mal Radical» qui a une existence réelle et qui est toujours déhiscent, Machiavel a su à sa manière opter pour la juste mesure, c'est-à-dire ce qui convient à la situation Revue,du CAMES - Série B, vol. 006 N° 1-2,2004 présente et qui n'est autre chose que le « moindre mal ». Le mal devient essentiel parce que s'y déro- ber, c'est être en butte à un mal pire, au mal su- prême. Comment alors réaliser le « moindre mal» et éviter, autant faire se peut, la déflagration, le grand dommage? Comment échapper au déluge? Par quels moyens et voies peut-on le conjurer tout en en faisant l'économie? Cette problématique constituera le fil d'Ariane de notre analyse. Nous porterons, en premier lieu, no- tre réflexion sur le fondement de l'éthique machiavélienne ; ensuite, nous mettrons en pers- pective les chemins de la philosophie du « moin- dre mal» et enfin, nous parlerons de la portée et de la postérité de l' oeuvre de Machiavel. 1. LE FONDEMENT D'UNE ÉTHIQUE POLI- TIQUE: LE RÉALISME POLITIQUE OU LA « VERlTÀ EFFETTUALE» La toile de fond de la doctrine machiavélienne est la « vertià effettuale della casa », la vérité effec- tive des choses. Machiavel s'interroge ainsi sur les rapports que le prince doit avoir avec ses sujets et rompt le pont avec la tradition. Il ne dit pas ce qui doit être, mais peint la réalité en refusant de se con- férer à la religion ou à la morale: Et comme je sais que beaucoup ont écrit là- dessus,je crains, en écrivant moi aussi, d'être tenu pour présomptueux parce que je m'écarte, surtout dans la discussion de cette manière, du chemin suivi par les autres. Mais mon intention étant d'écrire chose utile à qui l'entend, il m'a paru plus pertinent de me conformer à la vérité effective des choses qu'aux imaginations qu'on s'en fait. Et beau- coup se sont imaginé des républiques et mo- narchies qui n'ont jamais été vues ni con- 141

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__________________________....:...._ Sciences sociales et humaines

L'éthique politique machiavélienne du« moindre mal » : quelle portée et quelle

postérité?Tchakie Kodjo Sékpona-Médjago

Faculté de théologie, d'éthique et de philosophieUniversité de Sherbrooke (Québec) - Canada

INTRODUCTION

Philosophe et historien de son temps, Machiavelétait celui qui a vécu la politique avant d'y avoirréfléchi. Ce qui le préoccupait c'était l'homme, l'ac­tion politique et non pas seulement la politique.C'est ainsi qu'il dépassera ses précurseurs de la phi­losophie politique pour construire une oeuvre an­thropologique et politique.

On a beaucoup écrit sur Machiavel, notamment surson rationalisme politique, sa philosophie, le con­ditionnement social de la connaissance de sa pen­sée. On a beaucoup glosé sur son œuvre, principa­lement sur Le Prince et les Discours. Le Prince estune leçon adressée à tout dirigeant désireux d'ins­taurer le pouvoir et de le conserver. Le souci duprince n'est pas de fonder un régime idéal, maisde s'arranger de telle sorte que le peuple ne se ré­volte pas et ne s'oppose pas à son pouvoir. Le Princeest une œuvre didactique pour éclairer aussi bien lepeuple que les princes sur l'art de la politique.

En réalité, l'Italie, la patrie, est en danger de mort.Affaiblie par les divisions politiques, les guerres etles querelles intestines, convoitée par les voisins,elle fait l'objet d'incessantes invasions extérieures.Ces soubresauts politiques éloignent très loin dupeuple le bonheur qui n'existe que de nom. Le bienest tout simplement idéal alors le mal devient levécu quotidien de la population. Devant cettecoexistence dichotomique du bien et du mal, il urged'entrer au mal afin d'éviter le mal suprême. C'estici que le principe socratique, selon lequel de deuxmaux, il faut choisir le moindre, a prévalu. Entrele « Souverain Bien» qui n'existe nulle part, sinonseulement dans l'esprit, et le « Mal Radical» qui aune existence réelle et qui est toujours déhiscent,Machiavel a su à sa manière opter pour la justemesure, c'est-à-dire ce qui convient à la situation

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présente et qui n'est autre chose que le « moindremal ». Le mal devient essentiel parce que s'y déro­ber, c'est être en butte à un mal pire, au mal su­prême. Comment alors réaliser le « moindre mal»et éviter, autant faire se peut, la déflagration, le granddommage? Comment échapper au déluge? Parquels moyens et voies peut-on le conjurer tout enen faisant l'économie?

Cette problématique constituera le fil d'Ariane denotre analyse. Nous porterons, en premier lieu, no­tre réflexion sur le fondement de l'éthiquemachiavélienne ; ensuite, nous mettrons en pers­pective les chemins de la philosophie du « moin­dre mal» et enfin, nous parlerons de la portée et dela postérité de l' œuvre de Machiavel.

1. LE FONDEMENT D'UNE ÉTHIQUE POLI­TIQUE: LE RÉALISME POLITIQUE OU LA« VERlTÀ EFFETTUALE»

La toile de fond de la doctrine machiavélienne estla « vertià effettuale della casa », la vérité effec­tive des choses. Machiavel s'interroge ainsi sur lesrapports que le prince doit avoir avec ses sujets etrompt le pont avec la tradition. Il ne dit pas ce quidoit être, mais peint la réalité en refusant de se con­férer à la religion ou à la morale:

Et comme je sais que beaucoup ont écrit là­dessus,je crains, en écrivant moi aussi, d'êtretenu pour présomptueux parce que jem'écarte, surtout dans la discussion de cettemanière, du chemin suivi par les autres. Maismon intention étant d'écrire chose utile à quil'entend, il m'a paru plus pertinent de meconformer à la vérité effective des chosesqu'aux imaginations qu'on s'en fait. Et beau­coup se sont imaginé des républiques et mo­narchies qui n'ont jamais été vues ni con-

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La «verità efJettuale »joue deux rôles : elle con­trarie les humanistes qui se méprenaient sur les faitset les idéaux, et insiste sur l'utilité de l'action, c'est­à-dire sur la pratique. L'action doit aller dans le sensde l'intérêt collectif. Cette action est blâmée si elletourne au bénéfice personnel. Le prince ne vise pasle bien, il pense à l'utilité de l'action. Machiavelsubstitue les valeurs de la pratique politique à cel­les de la morale ordinaire convenue. Ainsi la« verità efJettuale » sort-elle du cadre de la véritéhistorique pour devenir la vérité d'un savoir por­tant sur les moyens de l'action politique. Elle estdonc un moyen privilégié de la participation à lavie sociale ou à la conscience collective. Elle « si­tue l'œuvre du Secrétaire florentin au contact im­médiat des événements, animée de part en part parle frémissement et par le pullulement de l'actua­lité, toujours anadyomène, en relation avec un con­texte littéraire assurément, mais plus encore avecle contexte des faits historiques, immergée dans l' ac­tion »2.

La «verità efJettuale » invite donc à l'action. Ma­chiavel se soucie comme d'une guigne de confron­ter les faits avec les principes. Pour lui, l'impératifabsolu ne tient pas le coup dans les moments diffi­ciles d'affolement, de passion, de déchaînement. Etla méthode qu'il préconise ne laisse rien dans l'om­bre pour mettre de l'ordre dans les faits. Les événe­ments en constituent le point de départ. Il s'agitd'une politique de l'action, d'un réalisme politique.Machiavel insiste sur la réalité de l'action, sur savigueur, sur son adaptation aux conditions empiri­ques et aux variations des causes et des effets quenous enseigne l'expérience. Ainsi Machiavel fait-ilune théorie de l'action politique en elle-même quis'isole des désirs et de l'allégeance aux valeurs:

Abstraite et tronquée en un sens, en un autre sensl'action selon le Secrétaire florentin est extrême­ment concrète: c'est l'action événementielle sin-,gulière, datée, localisée. Le héros machiavélien con­serve bien son «souci de gloire », mais sa gloireconsiste à se conduire jusqu'au bout comme il seconduit, quelle que soit la conduite. Machiavel ex­pose une sorte de behaviorisme historique mais il

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La vérité effective des choses a amené le diplomateflorentin à vouer un culte à la chose sociale, donc àla politique, c'est-à-dire le choix du « moindremal ».

H. LES VOIES DE LA PHILOSOPHIE DU «MOINDRE MAL»

Le bien est une valeur qui désigne toute chose outout acte qu'on approuve ou qu'on désire voir seréaliser. Quand cette propriété d'être désirable estconçue comme une forme séparée et universelle,on parle du Bien. Quand le concept est déduit dudésir individuel, on parle du bien, soulignant par làla variété possible du désir individuel. En plus decette distinction fondamentale, on peut dégager dela tradition philosophique trois approches différen­tes du mot bien. Selon la première dite téléologi­que, le bien est toujours la fin de l'activité humaine.Selon la seconde, qualifiée d'utilitariste, le bien estce qui est utile au plus grand nombre. Enfin, pourla troisième approche, dite déontologique, le bienest dérivé du devoir moral.

Au bien est opposé le mal. Le mal est ce qu'il fautfuir, ce qui ne convient pas à la nature: c'est undéfaut. Le mal n'est donc pas une pure négationd'être, une simple limitation d'existence et de per­fection, mais c'est une négation du bien, l'absenced'une perfection due à une privation. Il est un êtreréel et objectif qui limite indûment le bien. À cetitre, on peut dire que le mal est fondé sur le bien,non pas celui auquel il est opposé.

La pensée de Machiavel semble s'inscrire dans cecadre. En effet, l'Italie est en proie à des convul­sions politiques et sociales très dangereuses. Il fautagir pour limiter de manière significative les dé­gâts, pour amoindrir les effets de la tempête qui s'an­nonce imperturbable. C'est la raison du recul prispar Machiavel vis-à-vis du bien considéré par lamétaphysique et la Bible comme le « SouverainBien ». Machiavel tourne ainsi le dos à une tellemétaphysique et ne voit que le mal réel, éprouvé à

1 Machiavel, Le Prince, trad. d'Yves Lévy, Paris, GF- Flammarion, XV,

1992, p. 131., Bernard Guillemain, Machiavel. L'anthropologie politique, Genève, Droz,1977, p. 243.J Bernard Guillemain, op. cit., p. 244.

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En gros, Machiavel veut dire que lorsque l'intérêtdu peuple est en jeu, le chef doit faire fi de la mo­rale commune; il doit savoir que s'y plier, seraitcourir au-devant des déconvenues alors que s'y dé­rober, serait assurer la sécurité et le maintien del'État. Le prince doit savoir faire le jeu, jouer dou­ble jeu, piper les dés, brouiller les cartes, sauver lesapparences. Il lui faut être industrieux pour donnerle change à ses sujets, les « blouser» et exploiterleurs sentiments sans pour autant .mériter leurs re-

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la guerre; car elle est le seul art qui convienne à quicommande. Et il a une telle vertu que non seule­ment il maintient ceux qui sont nés princes, maissouvent fait monter à ce rang les hommes de con­dition privée ».3Les qualités d'un prince sont celles que lui connaîtle peuple et qui peuvent lui valoir blâme ou louange.Un prince doit paraître tel que le veut l'opinion, iln'est pas nécessaire pour lui d'être, puisque la vertun'est pas un bien en soi, et son excès peut faireperdre le pouvoir. Certes, le prince doit fuir l' infa­mie, le vice, mais il ne doit pas s'embarrasser d'userde ces défauts lorsque l'occasion l'exige pour laconservation de l'État1 • C'est dire qu'il y a des vi­ces intolérables et des vices tolérables, ou commele dit J.-F. Malherbe, il y a des violences utiles?. Sila vertu engendre la ruine et le chaos alors que levice peut apporter sécurité, paix et sérénité, il vautmieux que le prince se penche sur ce dernier. L'idéalserait que le prince n'a pas de défaut, mais la con­dition humaine étant ce qu'elle est, il a des défautscomme tout homme. ndoit savoir maintenir l'État.Cette fonction l'oblige à fermer les yeux sur certai­nes vertus qui contredisent ses fins. Le prince' estun homme politique et en tant que tel, il doit savoirchoisir ce qui va dans le sens de l'intérêt collectif.Ainsi, à défaut d'être vertueux, il doit le paraître,«car un homme qui en toute occasion voudrait faireprofession d'homme de bien, il ne peut éviter d'êtredétruit parmi tant de gens qui ne sont pas bons. Aussiest-il nécessaire à un prince, s'il veut se maintenir,d'apprendre à pouvoir n'être pas bon, et d'en useret n'user pas selon la nécessité. »3

2.1 La dialectique de l'apparence

Les premières qualités que doit avoir un prince sontcelles qui sont militaires; elles sont fondamentalespour la conquête et la conservation du pouvoir pourautant que le pouvoir soit toujours le résultat del'usage efficace de la violence. Il est nécessaire, pourqui commande, d'avoir cette vertu qu'est l'art mi­litaire: «Un prince, donc, ne doit avoir autre objetni autre pensée, ni prendre aucune chose pour sonart, hormis la guerre et les institutions et science de

une époque où les guerres, les assassinats, les vols,les viols, les incendies criminels étaient le lot quo­tidien des Italiens. Pour Machiavel, «le SouverainBien» est une utopie, c'est-à-dire qui n'existe nullepart, sinon seulement dans l'esprit. « Le SouverainBien» n'a pas de finalité et ne peut donner sens ànos actions alors que «le Mal Radical» est réel etbéant. Comment faire pour se tenir loin du grandmal? Telle est la préoccupation du Secrétaire flo­rentin. Il s'agit non pas de chercher absolument lebien, mais d'opter pour le «moindre mal », «LeMal Radical » est un désordre généralisé et touteaction qui pourrait en limiter la portée et en mettrele peuple à l'abri s'appellerait «le moindre mal »,A cet égard, note Jean-François Malherbe: «Tousles moyens sont donc bons pour instaurer cette dis­tance. Cependant, il convient d'être créatif et d'in­venter les chemins d'un mal véritablement moin­dre, sinon on fait trop de concessions au Mal Radi­cal. C'est le principe machiavélien de l'économiedu mal. »1 L'expérience du mal est quotidienne. Ilfaut en fair~, l'économie pour permettre au peuplede vaquer tranquillement à ses occupations sanscraindre quoi que soit". Le mal devient en un cer­tain sens un bien parce qu'il tient le peuple à dis­tance de l'avalanche de malheurs. Les voies pourparvenir à ce « moindre mal» sont la dialectiquede l'apparence, l'art d'user du bien et du mal, laruse et la force ... Ainsi Machiavel transforme-t-illes vices en vertus.

1 Jean-François Malherbe, Il Économiser le mal ii, séminaire de doctorat, 2003, p. 30. . .'« Pourquoi Machiavel se préoccupe-t-i1 du « moindre mal» plutôt que du « meilleur bien » ? Tout Simplement p~ce que chacun éprouve concrètement etquotidiennement l'expérience du mal qui n'a donc pas besoin d'être défini philosophiquement pour être « compnsi du peuple tandis que I~ «.bien » faitl'objet de multiples polémiques entre philosophes et théologiens qui s'arrogent le droit de le définir et prennent ainsj sur le' peuple un pouvoir Indu. PourMachiavel toute définition du Souverain bien, précisément parce qu'elle restaure des rapports de domination, raccourcit la distance à laquelle nous tentons denous tenir du mal. Pour le peuple, le bien, c'est tout simplement ce qu'il éprouve lorsqu'il peut vaquer en paix à ses activités quotidiennes, cul.tiver sa vign~.etson oliveraie sans craindre les ravages des batailles, commercer en sécurité à l'abri des pirates et voleurs de grand chemin, (... ). Lemal et le bien, parce qu Ilssont des expériences immédiates à la portée de tout un chacun, se passent des définitions cléricales. » (J.- F. Malherbe, ibid. p. 30).J Machiavel, op. cil.,XIV, p. 127.

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Par conséquent, le prince doit passer maître dansl'art de la simulation, dans l'art d'user du bien etdu mal, si besoin en est.2.2 L'art de bien user du bien et du mal

A un prince, donc, il n'est pas nécessaired'avoir en fait toutes les susdites qualités,mais il est bien nécessaire de paraître lesavoir. Et même, j'oserai dire ceci : que si onles a et qu'on les observe toujours, elles sontdommageables; et que si l'on paraît les avoir,elles sont utiles; comme de paraître pitoya­ble, fidèle, humain, droit, religieux, et del'être; mais d'avoir l'esprit édifié de telle fa­çon que, s'il faut ne point l'être, tu puisses etsaches devenir le contraire.'

Machiavel, dans Le Prince, est à la recherche de lavérité effective des choses. Il n'y est pas allé parquatre chemins. Le mal c'est le mal: l'avarice, lacruauté, la perfidie... , sont des vices, même s'ilssont des vices qui font régner. Le but de la politi­que est d'enseigner à bien user du mal dans le soucid'amoindrir le grand mal qui vient. Le prince doitdélimiter toutes les cruautés qu'il trouve utiles defaire et il faut qu'il les exécute en bloc pour ne pasêtre obligé d'y revenir tous les jours, car les cruau­tés sont d'autant plus courtes qu'elles sont moinsressenties. À ces cruautés doivent succéder les bien­faits qui effaceront les offenses. En somme, le bonSecrétaire florentin estime qu'il y a des cruautésbien pratiquées 'et des cruautés mal pratiquées. Il ya, dit-il, du bon usage ou mauvais usage des cruau­tés. On peut parler de bon usage (si du mal il estlicite de dire bien) pour celles qui se font d'un seulcoup, pour la nécessité de sa sûreté, et puis on ne

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mieux se montrer ladre que libéral; secondement,il vaut mieux se faire craindre que se faire aimer;troisièmement, le prince doit faire semblant de res­pecter la foi jurée sans qu'elle ne tienne vraiment.Il faut être honnête, mais pas au point de perdre lepouvoir. La fonction du prince est de maintenir lacouronne et la majesté de l'État. Sous ce rapport, iln'a pas besoin de réunir toutes les qualités:

proches.

La religion telle qu'enseignée par les prêtres, prê­che et recommande la tolérance, le pardon, la souf­france, le mépris des choses d'ici-bas. Or, l' expé­rience a montré que cette façon de mêler la religionà la politique aboutit à coup sûr au chaos. Pour avoirle pouvoir et le garder longtemps, il faut absolu­ment user de la force. S'instaure le divorce entre lareligion la politique. Mais cela ne signifie pas queMachiavel soit un athée. Tant s'en faut! Il dit mêmeque la religion est indispensable dans un État parcequ'elle en favorise le bon fonctionnement. Mais ilfaudrait que le prince soit athée pour bien utiliserles moyens que la religion mettra à sa disposition.Quoi qu'il en soit l'État doit être laïc.

Parmi les principes exposés par Machiavel, on peuten noter de moraux lorsqu'il dit, par exemple, quele prince ne doit pas se faire haïr ni mépriser. Il doitse garder de rapiner les biens de l'État, de ravir lesfemmes de ses sujets. Il ne doit pas être ondoyant,léger, pusillanime et irrésolu, mais au contraire, ildoit se considérer comme grand, courageux, graveet fort: « Le prince qui donne de lui-même une telleopinion a grande réputation, et contre qui a granderéputation il est difficile de conspirer, difficile departir en guerre, pour peu qu'on sache qu'il est ex­cellent et révéré. par les siens; car un prince doitavoir deux craintes: l'une au-dedans par rapport à ..ses sujets, l'autre au-dehors par rapport aux puis­sances étrangères. »4 Par-dessus le marché, le princedoit viser les résultats, s'entourer de conseillers etde ministres, car il doit prendre conseil; ceci relèved'une règle qui ne trompe jamais, et il sera appré­cié par sa capacité d'écouter les gens qui l'entou­rent. Mais il prend conseil lorsqu'il veut et non paslorsque les autres le veulent. Un ministre estd'autant plus efficace qu'il pense à son prince et àl'intérêt supérieur de l'État. Il doit être épris du bienpublic et entièrement acquis à son maître. En con­trepartie, le prince doit combler ce travail du mi­nistre d'honneurs, de dignités, de richesses et deconsidération afin que ce dernier ne souhaite pas lechangement.

Cependant, pour Machiavel, il n'est pas questionpour le prince de respecter les conduites morales,mais les conduites utiles pour la sauvegarde du pou­voir. À ce compte-là, Machiavel pose trois princi­pes qui n'ont aucun égard pour la morale: premiè­rement, il dit, parlant toujours duprince, qu'il vaut

1 La notion d'État utilisée dans le sens moderne vient de Machiavel: « Tous

les États, toutes les puissances qui ont eu et ont autorité sur les hommes, ontété et sont ou républiques ou monarchies ». (Machiavel, op. cil., J, p. 67).'Jean-François Malherbe, Violence el démocratie, Sherbrooke, CGC, 2003.'Machiavel,op. cil., XV, p. 131.• Machiavel, op.cil.,XJX, pp.145-l4.'Machiavel, op.cil.,XVllI, p.142.

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L'homme est.voué au mal. Il est double: il est demi­raison etdemi-passion et on doit, le, prendre pourtel. Et.le prince doit aussi présenter .cette doublenature comme ses sujets. Pour sauvegarder l'État,il doit être absolument centaure" unir les deux ma­nières de combattre, c'est-à-dire laruseet la force:

Ainsi Machiavel enseigne-t-ille bon usage du mal.Le prince doit avoir plus d'un tour dans son sac,avoir une double personnalité: il doit savoir jouer"... ' . ; '. .'._:..' :~.. ," l' 1 ; •

au caméléon.iau renard etau lion.

2.3 La ruse et la force

« Vous devez.donc savoir qu'il ,yadeux manières de combattre: l'uneavec les lois, l'autre avec la force;la première est propre à l'homme,la seconde est celle des bêtes; maiscomme la première, très souvent, nesuffit pas, il convient de recourir àla seconde. Aussi est-il nécessaireà un prince de savoir bien user de

Et il faut comprendre ceci: c'est qu'unprince, et surtout un prince nouveau, ne peut

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observer toutes ces choses pour lesquelles.. les hommes sonttenus pour bons, 'étant sou­~eni contraint.ipour maintenir l'État, d'agir. '. '. . 1• 1 ~; , !." 1 lI', j . ~. ,

contre la foi, contre la charité, contre l'hu-. , . : ., , .. : : ~ , 1; . . J. .,' " i

rnanité,contrela religion. Aussi faut-il qu'ilait un 'esprit disposé à tourner selon que lesvents de la fori~ne et les variations des cb.~­ses le lui commandent, .et comme j'ai dit plus

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haut, ne pas .(écarter du bien, s'il lepeut,mais savoir entrer dans le mal, s'tfie faut.'

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souvent d'user des moyens extrêmes. Dans un telmonde, Machiavel estime que pour, lemaintien deJ'État, le prince n'a pas besoin d'a~ir des quali­tés. Il doit savoir entrer dans le mal en agissantdans le seul intérêt supérieur de l'État contre la

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morale, contre la religion et même contre l'huma-nité, le cas échéant:

s'y enfonce point, mais on les fait tourner au profitdes sujets le plus qu'on peut. Il y a mauvais usagepour celles qui, encore qu'elles soient d'abord peunombreuses, vont avec le temps plutôt croissant ques'apaisant. Ceux qui suivent le premier.modèle peu­vent avec Dieu et avec les hommes avoir à leur étatquelque remède, comme eut Agathocle; les autres,il est impossible qu'ils se maintiennent' .

Au fond, Machiavel ne prêche pas la cruauté, ilmontre au prince quand, comment et pourquoi faireusage -et surtout bon usage- de la cruauté, .d'unecruauté politique qui s'oppose à. cette cruauté fé­roce, sauvage et aveugle qui conduit les tyrans audéclin. Ces tyrans oublient que les cruautés malpratiquées traînent, se renouvellent, se multiplient,lassent le peuple qui vit dans la psychose, constam­ment fouetté. Non seulement le prince ne peutcompter sur ce peuple, mais il se trouve obligé degarder l'épée en main, ce qui, à n'en pas douter, setermine toujours mal. Pour ce qui est de la techni­que de la réussite politique, Machiavel pense qu'unefaute est infiniment plus grave qu'un crime. Ou onest clément ou on est cruel. Si le prince« est obligéd'offenser des gens puissants, capables de repré­sailles, que l'offense au moins soit radicale. Ce queMachiavel exprimera en termes brutaux dans l 'His­toire de Florence (« quant aux hommes puissants,'ou il ne faut pas les toucher, ou quand on lestoucheil faut les tuer »).2 Pas de demi-mesure parce qu'elle sera regrettable. En tout état de causse, l'em­ploi de « remèdes héroïques» est indispensable dansces cas. Ainsi le jugement politique ne va-t-il pas àl'encontre dujugement moral. Il apprend au princeà faire bon ou mauvais usage des vertus et des vi:'ces. Machiavel fait, sans contredit, l' éloge'des ver­tus et l'apologie des vices. Il s'agit seulement devaincre, de sauvegarder l'État et de l' accroître pardes conquêtes comme l'ont fait Agathocle et Ferdi­nand d'Aragon". Machiavel propose qu'on suiveles exemples de ces hommes. Et le prince qui ob­serve prudemment les règles proposées connaîtrala gloire.

Le monde est fait de méchants, d'ingrats, de gensversatiles, simulateurs, 'dissimulateurs qui s'éloi­gnent des périls, mais qui sont avides de gain. Dansun tel monde sans foi ni loi, où la compétition estrude et impitoyable, la guerre toujours imminente,les alliances se font et se défont au gré des intérêts,où la ruse sert aussi bien que la force, on comprendque prédomine le parti le plus sûr, qui est le plus

1 Machiavel,op, cit., VIII, p. 102(Agathocle, fils de potier entré dans l'ar­mée de Syracuse. en devient le chef, connut les grands succès militaires.S'appuyant sur le parti populaire, il extermina le parti aristocratique prit letitre de roi en 306. Cf VIII, p. 99).2 Jean-JacquesChevallier,Les grandes œuvres politiques. De Machiavel ànos jours. 8' éd.. Paris, Armand Colin, 1964, p. 2.-'Ferdinand d'Aragon, le Catholique, était le roi d'Espagne qui a su userd' « une pieuse cruauté» pour débarrasser « son royaume des marranes».Voir XXI, p.161., Machiavel.op. cil.. XVIIl, pp. 142-143.

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la bête et de l'homme. (... ): etl'une sans l'autre n'est pas dura­ble »' .

À ce compte-là, le prince doit faire semblantd'ob­server les lois. Cependant, la loi existe autant quela force, et les deux doivent être unies dans les rela­tions d'homme à homme. La force ne joue bien sonrôle que quand elle est jointe à la ruse. Autrementdit, le prince doit unir la ruse et la force pour lemaintien du pouvoir. La ruse symbolise le renard etla force est le signe du lion. Le prince doit avoir àla fois les deux manières de lutter afin de circonve­nir ses sujets et déjouer les traquenards de ses ad­versaires. Le dédoublement est à cet égard absolu­ment important puisqu'il lui permettra de recueillirles avis des autres, de connaître leurs intentions etainsi devancer les possibles conjurations. Les hom­mes sont flatteurs, changeants et le prince doit êtreau courant de cette nature humaine, sinon il courtinévitablement à sa propre ruine:

Des hommes, en effet, on peut dire générale­ment ceci: qu'ils sont ingrats, changeants,simulateurs et dissimulateurs, ennemis desdangers, avides de gain; et tant que tu leurfais du bien, ils sont tout à toi, t'offrent leursang, leurs biens, leur vie, leurs enfants,commej'ai dit plus haut, quand le besoin estlointain; mais quand il s'approche de toi, ilsse dérobent. Et le prince qui s'est entièrementreposé sur leurs paroles, se trouvant dénuéd'autres préparatifs, succombe.'

Tout compte fait, pour diriger, il faut lier la loi et laforce, car le pouvoir est mystification et le princetrouvera toujours des raisons pour légitimer ses ac­tions contre nature. En d'autres termes, le prince nemanquera pas de trouver des excuses légitimes pourcolorer ses parjures. La fin justifiera les moyens.La politique est ainsi fondée sur la duperie, la four­berie et la violence. La mauvaise foi est une bonnearme, une aptitude nécessaire au prince. Elle estindispensable pour celui qui veut s'élever du basdegré au plus haut degré. Plus elle se dérobe au re­gard moins elle tombe sous le coup du blâme. Nonseulement Machiavel admet que le prince use de lacruauté ou faire des promesses démagogiques, nontenues, mais aussi il trace la voie pour arriver aupouvoir. Certes, cela n'exclut pas que le prince aitdes qualités; il en a sans doute, mais il ne doit pas

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2.4 La juste mesure machiavélienne

La juste mesure est ce qui exclut l'excès et le dé­faut. Ni le plus ni le moins. Lajuste mesure c'est lamoyenne entre les deux, entendue non pas commele quotient d'une division mathématiquement par­lant, mais comme ce qui convient à la situationdans laquelle on se trouve: « La vertu est donc unedisposition acquise volontaire, consistant par rap­port à nous, dans la mesure, définie par la raisonconformément à la conduite d'un homme réfléchi.Elle tient la juste moyenne entre deux extrémitésfâcheuses, l'une par excès, l'autre par défaut »1 .

Sans doute Machiavel a-t-il été influencé par Aris­tote lorsqu'il dit que le prince doit éviter d'être haïet méprisé. Ces expressions se retrouvent dans lePolitique d'Aristote. Il reste toujours redevable àAristote lorsque, parlant de la conspiration, il ar­rive à la conclusion 'que le meilleur remède pourobvier à ces éventualités, c'est la satisfaction desbesoins du peuple. Il faut alors de la modération

1 Machiavel, op. cil., XVIII, p.141.

, Machiavel, op. cit.. XVII, p.138.3 Claude Lefort, Le travail de l'œuvre Machiavel, Paris, Gallimard. 1972p.414. . . . ,

, Pierre Aubenque, Anthropologie de la prudence, Paris, PUF, 1963, p. 114.

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1.'

comme vertu cardinale. La modération conduit aujuste milieu qui est la toile de fond de tous les bonsrégimes. Le'princequi présente cette image est craintet respecté de ses sujets. Son action doit être appro­priée par rapport à la force qui la conduit. L'actionpolitique recommande la modération.

La violence qui a cours dans les cités et qui résultede l'esprit naturel de conquête des hommes, rendinévitable t'emploi de la force à l'intérieur des prin­cipautés, même lorsque celles-ci ont désigné leurprince de façon pacifique. La violence devient unenécessité. Mais le but de Machiavel n'est pas d'enlégitimer l'emploi généralisé. Tant s'en faut! Le maldont le prince a le monopole, a une fonction d'exor­cisme des maux collectifs. Il s'agit de concentrer laviolence dans l'espace et dans le temps pour en li­miter la diffusion. En ce sens, on peut dire queMachiavel a « dépéjorativé »2 le mal. Il transformele mal en un certain bien. Entre le « SouverainBien» qui fait l'objet des discussions byzantinesou théologico-philosophiques et dont les effets sontimaginaires et le « Mal Radical », aux affres des­quels sont quotidiennement exposées les popula­tions, Machiavel a choisi le « moindre mal ». Sonsouci en prenant cette voie est d'économiser le mal:

L'éthique de Machiavel est une éthi­que du moindre mal ou plus exacte­ment une éthique de la« dépéjoration » des situations vé­cues. Cette éthique consiste à respec­ter les préceptes de la morale du Sou­verain Bien tant qu'il n'y a pas deraison de craindre que les actes quien découlent, au lieu de nous tenir àdistance du Mal Radical, nous y pré­cipitent. Dans ces cas, il est néces­saire de transgresser les prescriptionsde la morale du Souverain Bien car

, elles sont trompeuses et, à propre­ment parler, diaboliques plutôt quesymboliques. L'éthique de Machiavelne peut se comprendre que sur l'ar­rière-fond d'un principe d'économiedu mal.'

Toute chose étant par ailleurs égale- le bien. suprême irréalisable et le mal absolu toujoursdéhiscent-, il apparaît nécessaire de prendrele « moindre mal» pour le juste milieu. Ma­chiavel pense ainsi amoindrir le grand mal.

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L'homme n'est pas dans le secret de la providence.Il doit s'armer contre. La Jortuna est considéréecomme ce qui surplombe l'homme et comme unehydre qui l'emporte impuissant. Personne, quelleque soit sa virtù, n'est abri de cette force aveuglequ'est ux fortuna : « Représentant tantôt la provi­dence divine, tantôt le hasard, la notion de Fortuneest comme un monstre conceptuel incarnant l'idéed'un hasard intentionnel, de sa personnalisation etsa substantification en un nom propre. Fortuna estun être qui soumet 1'homme à ses caprices, décidede son ascension ou de sa chute, et l'homme estentraîné dans sa roue. »1

LaJortuna est ce qui limite l'homme à tout point devue, lui arrache sa liberté d'action, le rive à l'inac­tion, le lie à sa finitude, bouleverse le sens de savie. Elle apparaît comme le contraire de la virtù etest ce qui échappe à la volonté de l'homme ou àson libre arbitre. Le fortuna serait alors ce qui nedépend pas de nous. Il y a bel et bien rémanencedes thèses stoïciennes. La fortuna dresse des em­bûches parce qu'elle est à géométrie variable alorsque l'homme a tendance à se reprendre dans toutesles circonstances. Elle se caractérise par l'indéter­mination et l' incertitude. Pourtant, elle n'est au fondrien malgré son apparent pouvoir. L'homme doit etpeut la vaincre et lui résister. Elle peut être domp­tée par la connaissance, l'exceptionnelle énergie del'action qu'est la virtù : « Malgré sa puissance ap­parente sefortuna n'est donc rien en soi :'elle qua­lifie l'incertaine relation, l'instabilité des rapportsentre l'idiosyncrasie d'un homme et les circonstan­ces. ( .. .) Elle peut donc être attaquée par la con-

\ Aristote, éthique de nicomaque, trad. de Jean Voilquin, Paris, OF- Flam­

marion, 1965, livre Il, Chap, VI, pp. 61-62.'Nous avons tiré ce verbe du néologisme « dépéjoration », inventé par J.-F.Malherbe dans le cadre de son séminaire de doctorat déjà cité.J J.-f. Malherbe. op. cil.. p. 25.

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naissance-car ce qui est connu et déterminé défiele hasard, ou.encore par une action vigoureuse, carune grande.vrrrè-la fascine. »2

.~ '. !; ; r , ~ .~!

Commelle" dit .métaphoriquement Machiavel lui­même,lafortuna est comme un fleuve libre qui,lorsqu'irrité.déverse sa courroux dans la plaine avecune force.impétueuse, une fougue inouïe. Pour évi­ter qu'il ne .répande sa crue dans la plaine, il fautlui imposer stoïquement des digues pour maîtriseret canaliser son action dévastatrice. Lafortuna estcomme une femme qui cède à ceux qui usent de laviolence et qui la culbutent rudement. Devant la

, ,.rI' i " ' , . ,fortuna, l'Homme doit se montrer impétueux, auda-cieux, autoriÙir~;jeune, fougueux plutôt que d'êtresage, mûr, circonspect et respectueux :

Etje la compare à un de ces fleuves, impétueux qui, lorsqu'ils se courrou­

cent: 'l'riondenf 'lès plaines, renver­sentles arbres etles édifices, arrachentde la terre ici, la déposent ailleurs;

,chacun 'fuit devant eux, tout le mondecède il leur fureur, sans pouvoir nullepart y faire obstacle. Et bien qu'ilssoient ainsi faits, il n'en reste pasmoins que les hommes, quand lestemps sont calmes, y peuvent pourvoiret par digues et par levées, de sorteque, venant ensuite à croître, ou bienils s'en iraient par un canal, ou leurfureur n'aurait pas si grande licence,ni ne serait si dommageable. Il en estde même de la fortune, qui manifeste'sa Jptii~sance où il n'y a pas de forceorganisée pour 1ui résister, et quitourne là ses assauts, où elle sait qu'onn'a pas fait de levées et de digues pourla contenir' .

Devant le pouvoir de ravage et de destruction dela fortuna, devant son courroux et sa « puissancede démesure »4, il faut, pour celui qui veut l'af­fronter, une attitude défensive, de la prudence et dela sagesse.

2.6 La prudence et la sagesse

Aristote était le premier à parler des vertus (vertusmorales distinctes des vertus intellectuelles) dontla prudence occupait le premier rang. Il définissait'la prudence comme l'habileté de l'homme vertueux.

148

. i .

Elle ne saurait être une science, parceque ce qui est de l'ordre de l'action 'est susceptible de changement, nonplus qu'un art, parce qu'action et créa- 'tion sont différentes de nature. Il reste'donc que la prudence est une disposi-tion, accompagnée de raison juste,tournée vers l' actiori el' concernant ce 'qui est bien et mal pour 1'homme:' Car ,,'le but de la création se distingue del'objet créé, mais il ne saurait èn être' . 'ainsi du but de l'action. Le fait debien ,,', .agir, en effet, est le but même de l' ac-": .tion' ,

Périclès serait ainsi le type même de la prudenceparce que dans le domaine politique, il a'su'allier laraison et la singularité, le bon naturel et.l'expériericeacquise, l'habileté et la droiture, là lucidité 'et l'hé­roïsme, l'inspiration et le travail. L'homme prudentest celui qui unit la délibération utile, la perspica­cité dans le choix des moyens au choix moral, l'ac­tion utile et bonne. En effet, le choix (Iaproairèsis)désigne une disposition intérieure, une sorte d'en­gagement éthique qui est susceptible de jugementou d'imputation morale. Aristote insiste sur le faitqu'on ne choisit pas la fin mais les moyens. Laproairèsis est alors le choix du meilleur possible,.au sens d'humainement possible ou du moindre mal.

Machiavel s'est inspiré de cette idée aristotéliciennede la prudence pour ensuite l'infléchir d'une ma­nière considérable. La connaissance est à ses yeuxla première arme avec laquelle on peut tenir vigou­reusement tête à ux fortuna. Le prince qui connaîtest dit sage ou prudent. Pour Machiavel, la pru­dence n'est pas incluse dans les vertus dianoétiques;elle est une vertu pratique et signifie habileté tech­nique dont le prince doit user afin de parer au coupde boutoir de lafortuna. C'est la prudence qui per­met l'usage de la vertu. Ainsi se présente-t-ellecomme le tact, le doigté, le talent qui peut se nour­rir de lectures et de science, mais qui se rattache

.d'abord à la capacité d'adaptation aux fluctuationsdangereuses du monde et de la fortuna. 11 faut yinsérer l'astllzia du prince civil qui n'est pas four-

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Qualité par excellence du prince nou­veau, la virtù est présentée par Ma­chiavel comme une aptitude à utili­ser le cours imprévisible de l'histoireen résistant aux aléas de la fortuna.Mise en relation avec le désordre quipréside aux choses humaines, l'habi­leté supérieure de l'homme politiquene renvoie plus... à un ordre éthiqueontologiquement fondé. La vertu éthi­que ne désigne plus dès lors la capa­cité de respecter des règles stables,mais l'aptitude à réporidre à la multi­plicité et à l'imprévisibilité des cir­constances; .

2.7 La virtù

Aucun homme, quelque prudent qu'il soit, ne peutmaîtriser les fluctuations de sefonuna.C'est dire qu'il faut ajouter à la prudence l'audace,la virtù. La virtù et la prudence vont depair. L'une sans l'autre ne donne rien. La virtù estdonc une extrême puissance d'action quidoit être suivie de qualités exceptionnelles:

Notons que la prudence chez Machiavel n'a aucunsens si elle n'est pas accompagnée de virtù, cettepuissance inouïe d'action.

Il faut donc être renard pour connaî­tre les rets et lion pour effrayer lesloups. Ceux qui s'en tiennent simple-

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ment au lion n'y entendent rien. Unsouverain prudent, par conséquent, nepeut ni ne doit observer sa foi quandune telle observance tournerait contrelui et que sont éteintes les raisons quile firent promettre. Et si les hommes'étaient tous bons, ce précepte ne se-rait pas bon; mais comme ils sont mé-chants et ne te l'observeraient pas àtoi, toi non plus tu n'as pas à l'obser-ver avec eux ... De cela l'on pourraitdonner une infinité d'exemples moder-I1l'S. ct montrer combien de paix, com-hien de promesses ont été rendues ca­duques et vaines par l'infidélité desprinces: et celui qui a su mieux userdu renard est arrivé à meilleure fin. »4

Que retenir donc des deux positions? Comme nousvenons de le voir, aussi bien pour Aristote que pourMachiavel, la prudence est une sorte de reprise éthi­que de l'habileté. Elle est la droite raison qui pro­cède du fiat. Elle est en rapport avec l'action et« peut être, en quelque sorte, la science organisa­trice. »' Mais si pour le premier, la prudence estune vertu qui concerne tout homme aussi bien privéque public, pour le second, en revanche, elle con­vient plus aux hommes politiques. Et illa concen­tre dans le domaine politique. On peut même, se­lon lui, user de la prudence au mépris de toutes con­ventions morales. Advienne que pourra. Ce quicompte, c'est la raison d'État". Ainsi Le Prince esten partie une recette de vertus et de vices proposésà tous ceux 'qui caressent l'ambition de devenirprince ou qui le sont déjà. Rappelons, par exemple,qu'au chapitre VII, Machiavel parle du virtuosoCésar Borgia qui a su, par la prudence et la sagesse,bâtir la Romagne. Il a usé d'une cruauté bénie quilui a permis d'étouffer dans l'œuf tous les coups ctdésordres, gros de dangers, de meurtres et de rapi­nes, que trop de pitié ou de clémence eût laissé écla­ter. Machiavel ne jure que par César en qui il trouvele modèle de virtuosité politique et qui « n'a com­mis aucune faute; il n'a « rien négligé de tout cequ'un homme prudent et habile », d'un grand cou­rage et d'une grande ambition, suprêmement douéde virtu, «devait faire pour s'enraciner profondé­ment dans les États que les armes d'autrui et lafortune lui avaient donnés »3. Au chapitre XV, ildit qu'un prince prudent sait user du mal commedu bien. Au chapitre XVIIl, il recommande au princed'imiter le renard et le lion:

berie, mais art d'arriver adroitement à son but sansenfreindre la loi, en devinant les désirs de ses su­jets et aussi les perizie que doit posséder le princeen matière militaire, ce jugement rapide de la va­leur tactique d'un site, qui s'acquiert par la prati­que."

1 GéraldSfez, Machiavel. la politique du moindre mal, Paris, PUF. 1999, p.

24.l Bernard Guillemain. op. cit., p. 353.J Machiavel, op. cil. , XXV, pp.173-174., L'expression est de Gérald Sfez, op. cil. . p. 28.5 Aristote, op. cil. , livre VI, Chap. V, p. 175.• Bernard Guillemain, op. cit., pp. 355-356.

Pour Machiavel, les héros doivent tout à eux-mê­mes. La fortuna ne leur offre que l'occasion. Lavirtù transforme les obstacles en moyens d'action,ressuscite ce qui était mort, « métabolise » les ins-

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C'est que la virtù, c'est d'abord unstyle d'action, ce que la Renaissanceappelle modo dei procedere, c'est-à­dire une manière d'agir. Elle ne s'ap­prend pas, ne s'enseigne pas, nes'imite pas. Ce n'est pas le résultattransitif d'une méthode récapitulativeet transférable. Et bien qu'elle exigeconnaissances, santé, exercices, calculet une discipline de fer, la virtù com­porte une composante magique qui faitla vérité de l'action, c'est-à-dire sonsuccès".

En guise d'exemple, on peut dire que Cy­rus, Moïse, Romulus et Thésée? ne sont ef­fectivenjent virtuoso qu'au moment où l'oc­casion s'est présentée pour leur virtù de semanifester. Leur force d'âme se serait éteintesi l'occasion ne s'était jamais présentée, eten même temps, elle se serait passée inaper­çue si cette force d'âme n'avait pas été vigi­lante. Il fallait donc que ïefortuna ait menéles choses là où elles sont pour que J'actiondes virtuoso devienne possible. Mais s'ilsn'avaient pas été virtuoso, rien de cette si­tuation n'aurait pu naître. Machiavel disait,dans le Discours sur la première décade deTite-Live, que laforluna « choisit» des hom­mes virtuoso pour mener à bien des desseins:ceux-ci ne peuvent se manifester commevirtuoso que lorsque la fortuna leur donnel'occasion.1 Aristote. op. cil.. livre VI, chap. VII,.p. 178.

2 L'expression la raison d'Etat est apparue au XVIe siècle sous la plume deMachiavel. mais en réalité la chose n'est pas nouvelle; Platon est lepremier avoir utilisé un terme similaire: « Le mensonge est utile aux hom­mes, comme une espèce de phannakon dont l'emploi doit être réservé auxmédecins ct interdit aux profanes. C'est donc aux gouvernants de l'Etatqu'il appartient de tromper les ennemis et les citoyens dans l'intérêt de l'Etatet personne d'autre n'y doit toucher »{Platon, La République, III '789 b.).) Jean-Jacques Chevallier, op. cit., p. 20.; Machiavel, op. cit., XVlll, p. 141-142.5 Luc Foisneau, Archives de Philosophie 60, 1997. p.372.(0 Danièle Létotcha, « Fortune et infortune de la virtù », in M.- F. Wagner etP.- L. Vaillancourt, De la grâce el des vertus, Paris, L'harmattan, 1998, p.67.; Ce sont des personnages qui ont, d'une manière ou d'une autre. marquél'histoire par leurs actions virtuose : Cyrus fut fondateur de l'empire perse:Moïse. chef des Hébreux qui les fit sortir d'Égypte; Romulus, fondateur deRome; Thésée. fondateur d'Athènes.

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La virtù est un grand talent, une grande habileté.Elle est pensée dans le but de la paix et de la con­corde sociale. Un bon dirigeant, selon Machiavel,doit être un virtuose, c'est-à-dire celui qui est àmême de donner un style à ses actions:

tincts animaux en civilité, établit la civilisation àpartir du néant. La virtù est une sagesse de l'actionpolitique effective, qui est toujours en oeuvre. ChezMachiavel, rien ne vaut s'il n'est pas efficace; etune intention équivaut à un pur néant tant qu'ellen'est pas effective et que l'action qu'elle entreprendn'a pas abouti. Le virtuoso n'essaie pas, il accom­plit, réussit là où à les autres échouent. La fortunaest la matière brute à laquelle la virtù donne forme.Le bien commun, réalisé dans l'État, est donc laseule valeur et la seule réalité, mais il n'est pas subs­tantiel, il n'est même pas matériel, il est potentiel,produit par la virtù, principe herméneutique quiconstitue toute réalité.

Ainsi toute la réalité machiavélienne semble-t-elledonc relever du phénoménal, donc de l'herméneu­tique. La virtù donne forme et existence à la ma­tière historique. La vérité des situations historiquesn'est dès lors pas à chercher dans une transcendancemorale ou objective, mais bien dans l'analyse et l'in­terprétation concrète des facteurs que ces situationsdissimulent

Tout bien considéré, la virtù, pour Machiavel, estune énergie, un pouvoir extrême, universel, infati­gable qui fait fond sur la prudence qui devine tou­tes les occasions, toutes les nécessités occurrentes.

C'est cette relation entre laforfuna et la virtù, faited'interprétation, que la phénoménologie permet depenser plus authentiquement que la métaphysique.L'interprétation est le mode humain de la saisie dela réalité. Elle ne signifie pas simplement l'arbi­traire, puisqu'elle est normée par la nécessité prag­matique du bien commun; de même la vérité peutêtre comme « effettuale », c'est-à-dire principe dela réalité visible et non plus résultat de l'adéqua­tion des discours aux réalités préexistantes.

Le moment de cette pensée politiquemachiavélienne est ascendant des faits jusqu'auxprincipes, et non descendant d'une cause transcen-

. dante à ses effets naturels. Machiavel ne construitpas un système de principes, duquel il tirerait desconclusions pour la conduite de la politique. Aucontraire, il examine les « temps », poursuit les ef­fets. les faits, et cherche à remonter à leurs causes,qu'il identifie toujours comme interprétation destemps par un homme virtuoso, La philosophie po­litique machiavélienne se bâtit à même la réalité etn'existe jamais sous forme de spéculation a priori.

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2.8 L'occasion.

L'idée d'occasion est particulièrement complexechez Machiavel qui la présente comme une gaminenaïve qui s'amuse avec les rouages de ïe fortuna.Si l'on veut sortir du langage métaphorique qu'yemploie Machiavel, on pourrait dire que l'occasionn'est en réalité rien.. Elle est absolument incons­ciente d'elle-même et des desseins des hommes.Elle est juste un instant, où le plan de lafàrtunacoupe celui des désirs humains: suvkairos qu'il fautsavoir appréhender.

.Dès lors, on pourrait se demander si la virtù desgrands bâtisseurs de la cité n'est entièrement pastributaire de lafortuna. La virtù, comme libre arbi­tre, ne serait-elle pas qu'une partie de lafortuna ?Que serait alors notre liberté? Machiavel répond àcette question en disant que nous nous faisons d'il­lusion en ce qui concerne lafortuna et le libre arbi­tre. Cette réponse est à la fois vraie et fausse. C'estpourquoi il écrit au chapitre XXV du Prince que lafortuna est maîtresse d'à peu près la moitié de nosactions. Cela ne veut pas dire qu'elle gère une ac­tion sur deux, mathématiquement parlant, mais qu'ilest vrai que certaines choses ne relèvent pas de no­tre volonté, mais du hasard; qu'il est faux, en toutcas, que ce soit la fortune qui en soit la cause. Laseule cause est notre habileté ou notre maladresse ànous conduire dans le monde. Notre finitude nousempêche de maîtriser la totalité des événements.Néanmoins, elle nous fournit le pouvoir infinimentgrand, à l'occasion, de faire de ces événements ceque nous voulons qu'ils soient. Donc, d'une part,première moitié, à cause de notre finitude, nous nepouvons pas maîtriser le devenir; mais d'autre part,une fois ce devenir advenu, nous pouvons en fairece que nous voulons. L'avenir nous appartient doncbien pour moitié: non pas que nous saurions lepré­dire, ni faire arriver ce que nous souhaitons qu'ilarrive; mais bien en tant que nous y sommes prépa­rés, nous pourrons nous en saisir pour le changer ànotre guise ..

Ce que Machiavel montre en utilisant l'occasionde cette façon originale, c'est que dès le momentoù l'homme a compris qu'il était lui-même au prin­cipe de l'interprétation du monde -même si sa fini­tude lui en interdit une maîtrise objective- il a tou­jours l'occasion d'exercer sa virtù. À condition des'y être préparé, c'est-à-dire d'avoir,irréductiblement, la conscience de l'infinité de sa

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liberté.

L'occasion est la preuve non-métaphysique del'existence de la liberté humaine. La liberté se jouedans l'interprétation du devenir et dans l'exercicede la virtù à la fois commeprudence et comme dé­termination de la volonté à l'effectivité. Nous som- .mes donc en face de cette belle idée, que pour êtrelibre, il faut d'abord le savoir, il faut avoir le senti­ment de sa liberté. Nous arrivons à la tautologieapparente que pour être libre, il faut être libre, pourêtre virtuoso, il faut être virtuoso.

Cela étant, la sagesse enseignée par Machiavel est­elle aujourd'hui périmée? Autrement dit, l'éthiquepolitique machiavélienne suscite-t-elle toujoursl'engouement? La ruse et la force, la dialectiquede l'apparence demeurent-elles encore des métho­des de gouvernement? La fin continue-t-elle àjus­tifier les moyens?

III. LA PORTÉE ET LA POSTÉRITÉ DEL'ŒUVRE DE MACHIAVEL

«Machiavel était incapable d'imaginer un seul ins­tant la rumeur que devait soulever à travers les siè­cles son petit volume ... ; on a beaucoup lu LePrince, peut-être trop.»' Disons plutôt d'abord quel' œuvre de Machiavel a été et reste un tournant dansla pensée politique pour autant qu'elle constitue uneanalyse rationnelle du pouvoir. Des philosophescomme Spinoza, Rousseau, Hegel, .. voyaient danscette œuvre un moyen d'éduquer le peuple face auxpratiques douteuses de leurs gouvernants. D'autres,et parmi lesquels les plus illustres, prennent Ma­chiavel comme le fondateur de la science politiquemoderne dans la mesure où cette science s'est éloi­gnée de la morale et de la religion. Ils en ont faitleur bréviaire.

Ensuite, il s'agit, chez Machiavel, de respecter uneéthique d'État. En effet, ce qui compte c'est la rai­son d'État, sa pérennité, sa prospérité: « Finies lesspéculations métaphysiques aventureuses. Il s'agitmaintenant d'observer et de comparer des événe­ments sociaux, d'ausculter les États, 'd'en décelerles maladies ou la santé, et de dégager avec pru­dence les lois de leur transformation. »2 Il n'estplus questio~ de l'apologie de l'enrichissement per­sonnel. Machiavel a ainsi apporté son contingentau développement de l'éthique politique.

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On pourrait continuer en disant que dans c'est laméthode de la conservation du pouvoir que l'éthi­que machiavélienne brille de tout son éclat. Nouspouvons, en guise d'exemple, rappeler qu'en FranceMitterrand fut ministre dès 1946, qu'il fut battu àl'élection présidentielle en 1965, 1974 et qu'il semaintint en 1988. Il s'agit de rappeler que Giscardd'Estaing fut ministre en 1963 qu'il fut présidenten 1974. De même Jacques Chirac fut ministre dès1967, battu à l'élection présidentielle de 1981 et1988 avant d'être enfin élu en 1995.

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on pourrait dire qu'il y a deux éthiques en matière,politique: une éthique de la conviction faite de pro­messes électoralistes, avec des discours aux envo­lées démagogiques, et une autre éthique de la res­ponsabilité appliquée en période de gouvernance.Cela signifie que dans le cours normal des grandesdémocraties, il arrive certainement aux politiciensde verser dans la ruse, dans le mensonge. De Gauleremis en pouvoir par les partisans de l'Algérie fran­çaise, recourut à la tromperie pour diriger, décevantainsi ceux qui avaient fait foi à ce qu'il disait.

En fait, c'est la modification de la nature de l'éthi­que qui est au centre de la controverse de Machia­vel. En effet, la vision machiavélienne du pouvoirfondée sur l'intérêt de l'État semble surannée.Aujourd'hui, l'éthique rime avec la démocratie,avec la transparence, avec la responsabilité.Aujourd'hui, l'acte de gouvernance s'effectue aunom du bien commun, du bonheur des citoyens etnon exclusivement au nom de la grandeur de l'État.Sur le plan philosophique, c'est la vérité qui prendle dessus sur la puissance de l'État. Sur le planjuri­dique, c'est le triomphe de la légalité au détrimentde la légitimité.

Néanmoins, aujourd'hui l'exigence démocratiquerend la pratique bien douteuse. Face à ce change­ment d'éthique, les politiques devraient égalementadapter leurs actes à l'exigence d'une éthique dé­mocratique. Cependant, il semble que les moyensd'accéder puis de se maintenir au pouvoir, puisentdans les mêmes fondements qu'au XVIe siècle. EtMachiavel n'est pas si loin. Entre Machiavel et leshommes politiques d'aujourd'hui, il n'y a pas loin.

Nous allons tenter de démontrer que plus de cinqcents ans plus tard, Machiavel sert toujours d'éclai­reur de pointe face au comportement du pouvoirpolitique. Certes, de nos jours, la méthode d'acqui­sition du pouvoir ne s'effectue plus par invasions,par échanges de territoires ou par successions mo­narchiques. C'est par J'élection au suffrage univer­sel direct que les responsables politiques accèdentaux fonctions. Mais ce qui fait qu'on se ressent desleçons de Machiavel, c'est le problème du déca­lage qui existe entre, d'une part, les promesses lan­cées au cours des réunions publiques enflamméeset, d'autre part, la dure réalité de l'exercice du pou­voir. C'est ici que gouverner, c'est tromper sur lamarchandise, c'est faire croire prend tout son sens.Tenez, il y a quelques mois, nous avons assisté àun spectacle des étudiants de l'Université de Sher­brooke au Canada en manifestation de rue, scan­dant des slogans du genre: «Monsieur Jean Charest,nous ne voulons pas être dégelés ». Et la marche apris la direction des bureaux du Premier ministre.De fait, il semblerait que ce dernier, lors de sa cam­pagne électorale, avait promis de ne pas toucher auxfrais d'inscription des étudiants. Mais une ·foisl'élection gagnée, la promesse faite semble avoirété jetée au rebut et il revient sur ce qu'il avait ditnaguère. Machiavel n'est pas loin. Et à cet égard,

Des exemples de ruse, de mensonge, des promes­ses non tenues, des accords signés mais non res­pectés sont légion. On fait feu de tout bois pouracquérir le pouvoir afin de s'y maintenir, s'y enfer­mer.

CONCLUSION

Qu'on le veuille ou non, qu'on le condamne ouqu'on s'en félicite, quelque chose a changé avec laparution de l' œuvre de Machiavel dans la façond'appréhender la politique. Machiavel a donc du­rablement marqué l'histoire. Son pouvoir sur lesgénérations postérieures est assez fabuleux: « Mais,qu'on approuve, écrit Émile Namer, Machiavel ouqu'on le condamne, qu'on voie en lui le produitd'une époque révolue ou le créateur d'une doc­trine encore utilisable dans ce qu'elle a d'essentiel,il est incontestable qu'il exerce sur ceux qui le li­sent avec attention une fascination intellectuelleirrésistible; sa présence est hallucinante. »3

Génie du « moindre mal» et visionnaire, Machia­vel est le fondateur de la science politique, conçuecomme une observation. réaliste des rapports depouvoir et des phénomènes d'opinion publique.Machiavel a ainsi opéré une véritable révolutioncopernicienne en science politique. L'intérêt dans

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Bibliographie1. Aristote, éthique de nicomaque, Traduction de JeanVoilquin, Paris. GF- Flammarion, 1965. 2. Jean­Jacques, Chevallier. Les grandes œuvres politiques. DeMachiavel à nos jours, 8e édition, Paris, ArmandColin,1964.3. Gérard, Colonna d 'Ystria & Roland, Frapet. L'art

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Le Prince a tourmenté l'humanité pendant quatresiècles. Et il continuera à la tourmenter, sinoncomme on l'a dit « éternellement ».5

Cette analyse de l'éthique politique du « moindremal» peut paraître aujourd'hui moins pratique dansla mesure où elle se limite à un cadre courant à sonépoque. Pourtant, la thèse de Machiavel sur l'ac­quisition du pouvoir, le maintien de l'État et le rôledu prince reste perceptible de nos jours. Ainsi uneobservation objective et réaliste du monded'aujourd'hui et de la vie politique de nos sociétésamène-t-elle à conclure que les principes énoncéspar Machiavel sont encore d'actualité. L'éthiquepolitique machiavélienne est passée au-dessus dutemps et du pays qui l'ont vu naître. Elle reste unesolution au problème de rapport d'homme à homme,du gouvernement des hommes." Jean-Jacques Che­vallier le dit plus admirablement lorsqu'il écrit que:

l'action politique n'est plus d'accomplir un idéalutopiste ou religieux, mais de comprendre les jeuxpolitiques des hommes: conflits d'intérêts, ambi­tion personnelle, relation avec les grands et le peu­ple. La morale et l'accomplissement de l'excel­lence humaine prônés chez les Anciens n'ont pluslieu dans le domaine politique et vont souvent àl'encontre de la raison d'État. Tous les moyens sontdésormais bons pour sauvegarder l'État et instau­rer la paix dans les cités. Et le prince ne doit pas ylésiner. C'est le « moindre mal» par rapport au« Mal Radical» puisque le « Souverain Bien» étantune pure vue de l'esprit. Le « moindre mal» n'estpas la violence sauvage, féroce, mais il apparaîtcomme le juste milieu, c'est-à-dire ce qui convientà la situation actuelle de l'Italie. Ce juste milieudoit être allié à la prudence, c'est-à-dire à l'habi­leté technique. Ainsi pour Machiavel, le prince doitêtre un virtuoso, un homme rusé, courageux, sa­vant et sage. Et pour atteindre le « moindre mal »,il doit paraître, user de la fourberie, être à la foisrenard et lion, avoir cette exceptionnelle énergie, lavirtù pour brider ou tenir en laisse la déroutante etimprédictible fortuna. De cette façon, l 'éthiquemachiavélienne est une éthique de la violence et dela ruse. L'immoralité est dissimulée sous le mas­que de vertu parce la moralité n'est qu'une illusiondestinée à tromper les naïfs. Ce qui importe c'estla réalité effective des choses.

« la force corrosive de la pensée et de style deMachiavel a dépassé d'infiniment loin l'objet dumoment. Pour avoir mis en relief si crûment le pro­blème des rapports de la politique et de la morale;pour avoir conclu à « une scission profonde, uneirrémédiable séparation» (J.Maritain) entre elles,

1Jean-Jacques Chevallier, op. cit., pp. 33-34.

, Émile Namer. Machiavel, Paris, PUF, 1961, p.18.3 Émile Namer, op. cil.,-p: 227.4 Pierre, Mesnard, L'essor de la philosophie politique au XVIe siècle, 3'éd., Paris, Vrin, 1977.5 Jean-Jacques Chevallier; op. cil. p.37.

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