l’Éthique et politique

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  • L thique : un dfi pour la politique Pourquoi l thique importe plus que jamais en politique et comment elle peut faire la diffrence

    Benot Girardin

    Focu

    s5

    L thique : un dfi pour la politiquePourquoi l thique importe plus que jamais en politiqueet comment elle peut faire la diffrence

    Par dception ou cynisme, nombreux saccordent penser que thique et politique ne font pas bon mnage ou sont mme antagonistes. Serait-ce un combat darrire-garde que de revitaliser linteraction et la tension entre thique et politique ? Louvrage sattache montrer sur des cas de politique intrieure autant quinternationale que le politique minimise ses risques ou optimise ses chances en se laissant questionner par lthique. Cest ici lpreuve de lexprience que se dmontre la pertinence de lthique en poli-tique et les risques quelle permet de grer. la condition toutefois de ne pas transposer telle quelle lthique du gouvernant ou du citoyen vers la sphre politique. Il importe donc au plus haut point de bien clarifier les termes dans lesquels se dploie lthique en politique. Le cadre de rflexion ici propos est destin des praticiens du politique : gouvernants, maires, citoyens, fonctionnaires, militants dassociations citoyennes ou de la socit civile.

    L auteurBenot Girardin dirige au Rwanda une universit prive et enseigne lthique politique la Geneva School of Diplomacy and International Relations. Ancien ambassadeur de Suisse et responsable de la coopration suisse au Pakistan, en Roumanie et Madagas-car, il est un des rares diplomates avoir travaill dans un bidonville au Cameroun. Il a pu observer de nombreuses crises, dilemmes politiques et mesurer combien ladoption ou le refus dun rfrentiel thique pouvait rduire ou accrotre les risques politiques.

    ISBN 978-2-940428-91-5

    L thique : un dfi pour la politiqueBenot G

    irardinG

    lobethics.netFocus 5

  • Lthique : un dfi pour la politique

    Pourquoi lthique importe plus que jamais en politique

    et comment elle peut faire la diffrence

  • Lthique : un dfi pour la politique

    Pourquoi lthique importe plus que jamais en politique

    et comment elle peut faire la diffrence

    Benot Girardin

    Globethics.net Focus No. 5

  • Globethics.net Focus diteur de la srie : Christoph Stckelberger. Fondateur et Directeur de Glo-bethics.net et Professeur dthique, Universit de Ble

    Traduction franaise et adaptation par lauteur de : Ethics in Politics. Why it matters more than ever and How it can make a Difference Globethics.net Focus 5 Benot Girardin, Lthique : un dfi pour la politique. Pourquoi lthique importe plus que jamais en politique et comment elle peut faire la diffrence. Genve: Globethics.net, 2014 ISBN 978-2-940428-90-8 (version en ligne) ISBN 978-2-940428-91-5 (version imprime) 2014 Globethics.net. Couverture: Juan Pablo Cisneros diteurs: Praic Ramonn, Ignace Haaz Secrtariat international de Globethics.net 150 route de Ferney 1211 Genve 2, Suisse Site web: www.globethics.net Email: [email protected] Les sites web ont tous t vrifis en date du 30 janvier 2014 Ce livre peut tre tlcharg gratuitement de la bibliothque de Globethics.net, la premire bibliothque numrique globale en thique: www.globethics.net.

    Cet ouvrage est publi sous la licence Creative Commons 2.5 : Ce qui veut dire que : Globethics.net donne le droit de tlcharger et dimprimer la version lectronique de cet ouvrage, de distribuer et de partager luvre gratui-tement, cela sous trois conditions: 1. Attribution: lusager doit toujours claire-ment attribuer louvrage son auteur et son diteur (selon les donnes biblio-graphiques mentionnes) et doit mentionner de faon claire et explicite les termes de cette licence; 2. Usage non commercial: lusager na pas le droit dutiliser cet ouvrage des fins commerciales, ni na le droit de le vendre; 3. Aucun changement dans le texte: lusager ne peut pas altrer, transformer ou r-utiliser le contenu dans un autre contexte. Cette licence libre ne restreint en effet en aucune manire les droits moraux de lauteur sur son uvre. Lusager peut demander Globethics.net de lever ces restrictions, notamment pour la traduction, la rimpression et la vente de cet ouvrage dans dautres con-tinents.

  • Table des matires Prface 9

    Avant-propos 11

    Lthique est-elle pertinente en politique? 15 1 Quelques exemples 15

    1.1 Rconciliation au terme de conflits ou guerres. Attitudes et processus institutionnels diffrentes. Rsultats opposs 15 1.2 Dfis environmentaux 19 1.3 Droits des citoyens. Information, libert et respect 23

    2 Quelques affirmations pour ou contre 25 3 Cartographie des positions sur thique et politique 26

    Rapide parcours au travers des principales traditions du monde 29 1 Une large diversit dhritages et de positionnements 29

    1.1 Traditions indiennes 29 1.2 Courants chinois 31 1.3 Les coles philosophiques grecques et latines 33 1.4 Traditions judo-chrtiennes 34 1.5 Traditions musulmanes 36 1.6 Pratiques africaines 37 1.7 Renaissance europenne, Lumires et Modernit 38 1.7 Approches contemporaines 40

    2 Principales leons de cet hritage 41 2.1 Points marquants 41 2.2 Limites et piges auxquels les traditions sont confrontes 43

    3 Dfis actuels 44 3.1 Complexit et dimension systmique 44 3.2 Durabilit environnementale empreinte cologique 46 3.3 Vers un monde multipolaire 49 3.4 Une pauvret persistante 50 3.5 Les tats qui se servent eux-mmes et la capture de ltat 52 3.6 La Dclaration Universelle des Droits de lHomme et les tribunaux pnaux internationaux 53 3.7 Communication et information globale 55

    thique politique 57 1 Une erreur courante: le copier-coller de lthique

    individuelle vers lthique politique 57

  • 2 Lthique structure porte sur les lois, les mdiations

    institutionnelles, les compromis, les rsultats 59 3 Lthique politique: vision et processus 63 4 thique de conviction et de responsabilit 65 5 La politique diffre des processus sociaux et conomiques 66 6 Lthique politique diffre de lthique sociale des

    associations et des entreprises ainsi que de lthique personnelle des gouvernants 68

    7 Lthique politique, des gouvernants aux citoyens 70 8 Courte synthse 71

    Un cadre conceptuel 73 1 Une triple fondation 73

    1.1 Limitation du pouvoir 73 1.2 Effectivit 76 1.3 Redevabilit 78

    2 Le tronc de larbre thique : la justice 79 3 Larbre thique 82

    3.1 Lhexagone thique - six grappes de valeurs cardinales 83 3.2 Lhexagone thique notation et classement 93 Marquer des points adquatement sur toutes les six valeurs 97 Comptition entre valeurs cardinales. Compromis. Dilemmes 98

    Entre des valeurs, des intrts et des risques: Une convergence malaise 103 1 Des illusions, des blocages et des avances 103 2 Viser la cohrence plutt que lalignement 106

    Trois dimensions du politique et de lthique politique 109 1 Horizon symbolique, cadre rgulateur et mise en uvre 109 2 Perspectives thiques divergentes selon les diverses

    catgories dacteurs 113 3 Valeurs thiques vis--vis des droits de lhomme 119 4 Les valeurs par rapport la gouvernance 121

    4.1 Fondamentaux 121 4.2 Modles de gouvernance 123 4.3 thique politique et gouvernance 124 4.4 Institutions 126 4.5 Partis politiques 127 4.6 Administration publique et thique 130

    Mthodologie de mise en uvre 133 1 Le maniement des instruments et des processus 133

  • tapes de la conception de politiques ou prise de dcisions politiques 134 2 Orientation vers la cohrence 135 3 valuation 137

    tudes de cas 139 1 Changements climatiques et environnement 139

    1.1 Les ngociations relatives aux changements climatiques 139 1.2 La biodiversit 144

    2 La gestion de ressources naturelles en voie de rarfaction 146 2.1 Acquisitions de terres ltranger 146 2.2 Usage et gestion de leau 149

    3 La politique et les processus politiques 153 3.1 lections 153 3.2 Ngociations 155 3.3 Rsolution de conflit. Laccord de paix en Irlande du Nord 158 3.4 Le printemps arabe: des soulvements thiques 162

    4 Faonner lconomie 164 4.1 Un cadrage rgulateur 164 4.2 Fair play fiscal 168 4.3 Combattre la corruption 171

    5 Disparits et conflits sociaux 174 5.1 La pauvret et sa rduction ont voir avec sa dfinition 174 5.2 Rconciliation post-conflit 180 5.3 Migration et intgration 182 5.4 Diversit culturelle sous un parapluie lgal cohrent 184

    6 Pour une gestion thique de linformation 186 6.1 Le droit linformation: lexemple indien 186 6.2 Communication lectronique 189

    Conclusion. Leons et thses 195 1 Leons tires 195 2 Quatorze thses 197

    Annexes 203 1 Dclaration pour une thique globale en politique 203 2 Glossaire des principaux termes utiliss 208 3 Indicateurs 211

    A Indicateurs de gouvernance publique 211 B Indicateurs de progrs conomique et social 212

    4 Petite bibliographie slective 214

  • Horatio, il y a dans les cieux et sur la terre plus de choses que ce dont notre philosophie peut rver.

    Shakespeare, Hamlet

    Ce sont les hommes qui crivent lhistoire mais ils ne savent pas lhistoire quils crivent

    Raymond Aron

    Dette de reconnaissance Les ides dveloppes dans cet ouvrage rsultent de nombreuses interac-tions intellectuelles dans diffrentes rgions du monde. Au cours de plus de vingt ans, en tant que conseiller en coopration puis diplomate en poste dans des pays aussi divers que le Cameroun, le Pakistan, la Rou-manie et Madagascar, jai pu observer des processus politiques, - aussi bien locaux quinternationaux -, prendre la mesure de leurs complexits autant que de leurs complications, et constater que lthique pouvait ici se rduire des vux pieux et l se rvler trs constructive. Depuis trois ans, je dirige une universit prive au Rwanda et y exprimente les enjeux dun long processus de rsolution de conflits ethniques. Quant llaboration dune premire synthse, en amont de la rdaction du prsent ouvrage, ma dette va au professeur Sangeeta Sharma, qui en-seigne ladministration publique lUniversit du Rajasthan Jaipur ainsi qu lambassadeur Osvaldo Agatiello, professeur dconomie in-ternationale la Geneva School of Diplomacy and International Rela-tions (GSD). Ils mont rejoint dans la rdaction dune Dclaration rela-tive lthique en Politique, publie par Globethics.net. Ma gratitude va galement au professeur Christoph Stckelberger, fondateur et directeur de Globethics.net et enseignant dthique luniversit de Ble ainsi qu ric Fuchs, professeur mrite dthique luniversit de Genve et son successeur Franois Dermange. Largumentaire du livre sest enrichi galement de ractions judicieuses et de critiques provenant dtudiantes et tudiants de GSD, ainsi que de leurs pairs Jaipur (Inde), Antananarivo (Madagascar) et Butare (Rwanda). Mon pouse Claire Falcy a relu le texte franais de sorte en amliorer la lisibilit.

  • Prface

    thique et politique : sagit-il dun antagonisme, dun enrichissement ou dune ncessit absolue ? Je suis davis quil sagit de cette dernire option. Si nous comprenons l'thique comme une fondation de rgles sur la ma-nire dont le vivre ensemble en communaut devrait fonctionner, alors ces valeurs devraient tre galement valables pour les acteurs autant de la socit que de la politique. Malheureusement, le terme dthique effa-rouche de nombreux hommes et femmes politiques. Non parce qu'ils ou elles agissent contrairement l'thique mais parce quils ont quelque scrupule sexprimer ou prendre position publiquement sur des va-leurs. Peut-tre apprhendent-ils daffronter la critique de celles et ceux qui pensent diffremment ou alors estiment-ils risqu dagir voire dtre perus en tant que moralisant. Lorsque des politiciens veulent vraiment reprsenter le peuple qui les a lus, ils se doivent de prendre en compte les valeurs, les perceptions de ce dernier ainsi que les motions qui les accompagnent. dfaut de quoi cest un dficit dauthenticit qui les menace : lidentit quils allguent ne correspond pas la ralit. Ils pro-jettent une image de leur identit qui ne colle pas. Nombreux sont les politiciens qui tombent dans ce pige et cest bien dommage, car ils au-raient pu lviter en assumant leurs valeurs et leur identit. J'ai remis la version anglaise de ce livre divers reprsentants de la classe politique, dans de nombreuses rgions du monde. Louvrage de Benot Girardin na pas seulement rencontr de la reconnaissance mais aussi de l'admiration. Voil d'abord quelquun qui ose enfin aborder cette question-l. Ensuite, le contenu du livre a un rapport pertinent la pratique et rend visible, grce de nombreux exemples, comment et o

  • 10 Lthique : un dfi pour la politique l'thique concerne la politique et quel point importent des prises de po-sition de valeurs. Le livre est enrichissant aussi de par sa structure et sa prsentation, car il permet au lecteur den poursuivre les rflexions pro-gressivement, tout en intgrant sa propre exprience en comparaison, mais galement de sen approprier le contenu en petites doses et ainsi de mieux le digrer .

    Je souhaite vivement que ce livre trouve aussi de nombreux lecteurs dans lunivers francophone, quil les invite une digression dans le monde des exemples exposs, quil nous conduise enrichir nos propres rflexions sur l'thique et la socit, l'thique et la politique, et ques-tionner dans quelle mesure des valeurs qui nous sont chres savrent encore justifies dans le contexte ou sinon nous efforcer d adapter nos propres perceptions un point de vue diffrent. Il ne sagit pas de je-ter les valeurs en bloc par-dessus bord. Certaines valeurs peuvent tre confirmes par lexprience et continuer de fournir une orientation nos vies. Elles peuvent jouer ce rle nouveau. Des positionnements de valeurs sont comprendre aussi comme quelque chose dhistorique, dont la signification peut se modifier. Lisez ce livre. Vous en tirerez grand profit et il vous aidera lire et mieux comprendre choses et vnements dans leur contexte selon une perspective de valeurs. Avec mes vux les meilleurs, Walter Fust Ancien Directeur de lAgence suisse pour le Dveloppement et la Coo-pration (SDC), Prsident de Globethics.net

  • Avant-propos

    Dans lunivers francophone, lthique se retrouve souvent rduite des questions techniques relatives des sujets mdicaux ou de gestion confine la dontologie. La philosophie sy transforme en rudition.

    Dans la sphre politique, le sentiment prdomine que lthique est soit tabou soit malvenue.

    Pourtant des vnements trs rcents tels que ceux dsigns sous le vocable de printemps arabes ou de mouvements dindigns, pointent tous vers des ressorts profonds et puissants qui ont trait des dficits dquit, un manque de respect envers le citoyen dont les votes sont truqus, un dni de service de la part des administrations, de capture du politique ou de lconomie. Il sest avr galement que ces enjeux ne se limitaient pas des comportements mais refltaient des fonction-nements institutionnels, des rgles politiques ainsi que leur mise en uvre.

    Ce texte initialement conu en anglais a du affronter au travers de sa traduction en franais des diffrences de culture politique et de dcou-page smantique.

    Le terme de politique est utilis autant pour dsigner la vie poli-ticienne que des politiques sectorielles, alors quen anglais on dispose de politics et de policies . Par ailleurs on peut en franais parler du ou de la politique, qui ne recouvrent pas exactement polity et poli-tics . On peut continuer de mme avec conomie et economics .

    Dautres termes sont pigs : parler de secular state ne saurait dclencher les bouffes dmotion que suscite ltat laque . La com-prhension de ce que signifie une structure fdrale est pratiquement di-vergente entre les rives de la Manche, et tandis quelle fait partie du

  • 12 Lthique : un dfi pour la politique paysage voire de lADN politique au Canada et en Suisse, elle suscite dans lhexagone incomprhension ou mfiance.

    La politique est une activit humaine essentielle essentielle en ce que toute construction de socit ou de communaut se fait en rfrence des rgles, des lois et un quilibre entre intrts divergents.

    La politique est complexe et difficile. Elle requiert un niveau lev de responsabilit et dengagement de la part des citoyens, des partis po-litiques, des parlementaires, des gouvernants, du judiciaire, des media et du secteur priv, des organisations non gouvernementales des institu-tions de formation ainsi que celles lies des convictions. Les enqutes menes sur tous les continents quant la confiance que les gens placent dans les institutions dmontrent toutefois la faible crdibilit des politi-ciens et de la politique. Ils sont souvent perus comme fascins par les jeux de pouvoir, gostes et corrompus, dfendant des intrts particu-liers en place et lieu du bien commun et des diffrents segments de la population. Pour beaucoup, lthique en politique semble une contradic-tion dans les termes, mme si de nombreux politiciens sefforcent donner le meilleur pour la cause commune de leur pays ou de la com-munaut internationale.

    La confiance et le respect envers la politique et les politiciens sont cependant vitaux pour les communauts et les socits particulire-ment dans les dmocraties. Lorsquils manquent, les tendances popu-listes, fascistes voire dictatoriales peuvent trouver un terrain fertile.

    Lors de la crise financire de 2008, labsence de confiance envers les banquiers et la banque a failli mener le systme financier sa faillite, aujourdhui encore il nen reste pas loin. Dans les annes rcentes, un appel plus dthique dans les affaires, plus de responsabilit des entre-prises et une gouvernance dentreprise responsable sest fait entendre de faon croissante. Des milliers de publications, dinitiatives, de standards, de labels et de codes semploient restaurer la confiance et pas sim-

  • Avant-propos 13

    plement par souci de marketing mais bien pour vraiment faire une diff-rence. Lthique dans les affaires a pass la vitesse suprieure.

    Il nen va pas de mme en politique. La littrature est bien moins d-veloppe et laffirmation que lthique soit pertinente en politique se heurte un profond scepticisme. Au mme moment de nombreux mou-vements attestent dune soif de politiques crdibles : le printemps arabe et son appel plus de libert et de dmocratie, la vaste protestation en Inde contre la corruption en politique, le remplacement de gouvernants en Grce et en Italie par des techniciens et intellectuels ayant pour man-dat de reconstruire une unit nationale, les initiatives africaines pour un leadership responsable, les mouvements sud-amricains en faveur de la participation des gens et la citoyennet (cidadania), les campagnes me-nes par les rseaux sociaux en Amrique du Nord et bien dautres.

    Ce livre se veut une affirmation : Oui, lthique en politique est pos-sible, et cela paie. Ce nest pas un rve naf. Lauteur a choisi une ap-proche pragmatique et vrifie dans quelle mesure une orientation vers les valeurs peut faire la diffrence en politique. Il prsente des cas pra-tiques et dveloppe des critres pour grer les dilemmes. Il distingue quatre valeurs thiques fondamentales raliser : la limitation du pou-voir, leffectivit, la redevabilit et la justice. Il articule une perspective globale et interculturelle, se rfrant autant aux traditions de lOrient que de lOccident ainsi quaux diverses religions mondiales. Dans un monde globalis et interdpendant, fait de socits pluralistes, lthique en poli-tique ne peut plus en rester un espace national ou se limiter une seule tradition religieuse ou culturelle. Il existe une fondation suffisamment partage pour quon puisse parler dthique globale en politique, ceci tout en respectant soigneusement la diversit thique contextuelle.

    Ce livre est le fruit de cours et de sminaires donns par lauteur dans des pays aussi divers que lInde, Madagascar, le Rwanda, la Core du Sud et la Suisse. Titulaire dun doctorat en thologie, enseignant ac-

  • 14 Lthique : un dfi pour la politique tuellement lthique, la philosophie politique et les relations internatio-nales la Geneva School of Diplomacy and International Relations et galement recteur dune universit protestante au Rwanda, il dispose dun bagage acadmique suffisant en thique. Louvrage reoit une cr-dibilit supplmentaire de la vaste exprience acquise par lauteur qui, au service du Ministre suisse des affaires trangres pendant des d-cennies, a assum des responsabilits comme directeur de la coopration au dveloppement en Roumanie, au Pakistan et au Cameroun et ambas-sadeur de Suisse Madagascar.

    Il ne sagit pas dun ouvrage acadmique, bas sur un apparat tech-nique et de nombreuses rfrences. Il est cependant solidement ancr dans les thories de lthique politique autant que dans lobservation des pratiques politiques dans de nombreux pays. Son groupe cible se com-pose de praticiens : politiciens, activistes et citoyens intresss. Glo-bethics.net est un rseau global au service de lthique, qui rassemble des participants en provenance de plus de 210 pays et territoires. Il pro-pose cet ouvrage dans sa srie Focus avec lintention de stimuler le d-bat, promouvoir la recherche de politiques crdibles et encourager les acteurs politiques uvrer ensemble cet objectif. En parallle cet ouvrage, Globethics.net publie galement la Dclaration relative lthique en politique initie par Benot Girardin en collaboration avec le professeur Osvaldo Agatiello dArgentine et la professeure Sangeeta Sharma dInde.

    De la sorte lthique en politique se fait thique globale en politique. Christoph Stckelberger Directeur excutif et Fondateur de Globethics.net Genve, le 3 mai 2014

  • 1

    Lthique est-elle pertinente en politique?

    1 Quelques exemples

    Quelques exemples permettent dillustrer pourquoi et comment lthique importe en politique.

    1.1 Rconciliation au terme de conflits ou guerres. Attitudes et pro-cessus institutionnels diffrentes. Rsultats opposs

    Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les dcisions poli-tiques et les attitudes adoptes par les pays agresseurs ont diffr de ma-nire significative.

    Le Japon sest refus reconnaitre officiellement ses mfaits et re-connatre les dommages causs. Aucune excuse na t adresse la Chine, la Core, lIndonsie ou aux Philippines. Encore aujourdhui, les relations bilatrales restent tendues et compliques faute dune admis-sion franche et officielle des manquements passs.

    LAllemagne, elle, sest montre capable deffectuer un travail de mmoire et de prsenter des excuses officielles pour les crimes commis par les Nazis; elle sest engage ne plus jamais se laisser pareillement piger. Le repentir allemand a assaini les relations bilatrales et pos les fondations de ce qui allait devenir lUnion Europenne.

    La France et lItalie senthousiasmrent pour le rle jou par leurs mouvements de rsistance mais prfrrent dabord mettre en sourdine les exactions perptres par leurs propres rgimes fascistes. Mis part le traitement juridique, peu de leons furent tires et ce pass enfoui conti-

  • 16 Lthique : un dfi pour la politique nue de peser sur les relations sociales ; il affaiblit la capacit de prvenir de semblables drives.

    Dans le dernier quart du vingtime sicle, le Zimbabwe et lAfrique du Sud sont parvenus se librer de lapartheid. Lun comme lautre vi-vait sous une discrimination raciale systmatique adosse la loi. Lun comme lautre souffrit de dispositions lgales qui autorisaient et justi-fiaient lemprisonnement dopposants, la torture et le recours la vio-lence.

    En Afrique du Sud, le Prsident Nelson Mandela estima que les crimes et mfaits ordonns et commis sous le rgime de lapartheid ne devaient ni rester impunis ni tre simplement oublis. Il tait galement soucieux dviter quune spirale de revanche senclenche.

    La Commission indpendante Vrit et Rconciliation, prside par larchevque Desmond Tutu, semploya atteindre un solide niveau de justice sans ralimenter des sentiments de revanche. Elle le fit en ren-dant possible une forme de sanction et en mettant un terme la violence. Une amnistie fut offerte sous certaines conditions pour des crimes mi-neurs commis pour des motifs politiques. Les tortionnaires devaient pu-bliquement avouer leurs pratiques et exprimer des excuses en prsence de leurs victimes ou des parents de celles-ci.

    Au Zimbabwe, une telle rconciliation ne put se produire car aucun processus de ce type ne fut dcid et mis en place. Les sentiments de re-vanche furent exploits chaque fois quun avantage politique pouvait en tre escompt.

    Lexprience1 montre ainsi que les mcanismes de la rconciliation publique sont effectifs pour autant quils soient conduits de manire in-

    1 Des tentative similaires, certes pas toujours couronnes de succs, furent mises en uvre dans de nombreux autres pays, incluant lArgentine, le Canada, la Co-lombie, le Chili, Timor-Leste, les Iles Salomon Fiji, Ghana, Guatemala, Liberia, Maroc, Panama, Prou, les Philippines, le Rwanda, El Salvador, Sierra Leone, Core du Sud, Sri Lanka et tats-Unis.

  • Lthique est-elle pertinente en politique? 17

    dpendante et crdible ainsi que rapidement mis en uvre. La volont politique et lacceptation sociale savrent essentielles leur succs.

    Les conflits intrieurs opposent des voisins, danciens proches voire des parents. Ils engendrent violence, dfiance systmatique, discrimina-tion conomique et sociale car le mchant nest pas un tranger. La violence dbouche sur une violence redouble. Lescalade, la revanche il pour il et les cercles vicieux semblent inluctables. Les trauma-tismes prennent encore plus de temps pour tre soigns que dans les conflits entre nations. Les cas de lIrlande, dIsral et la Palestine, du Rwanda, du Sri Lanka ainsi que de lancienne Yougoslavie montrent combien le rglement de conflits intrieurs peut savrer difficile et combien de temps cela peut prendre.

    Les solutions tiennent un mlange de tnacit politique, de m-thodes en vue de restaurer la confiance, la prsence de leaders renom-ms dans la socit civile, une acceptation sociale des risques encourus pour la paix, la marginalisation des faucons et des groupes arms, et par-dessus tout des mcanismes institutionnels crdibles.

    Aprs des dcennies de conflits entre communauts en Irlande du Nord, laccord du Vendredi-saint sign le 10 avril 1998 Belfast a mis en place de nouvelles institutions et renforc le niveau de coopration entre Irlande du Nord, Grande-Bretagne et Rpublique dIrlande. Laccord comprenait diffrentes tapes: la dmilitarisation des forces paramilitaires, la libration de prisonniers politiques, la rforme de la police de sorte inclure des membres des deux communauts en conflit, la rforme des institutions conomiques, sociales et politiques ainsi que la prise en compte du principe dauto-dtermination. A la base du pro-cessus se trouvait le principe dinclusion. Le succs de laccord consista transfrer le conflit de la rue vers des ngociations inclusives de toutes les parties en conflit, des compromis acceptables, une formule de rpar-tition stable du pouvoir ainsi que des rformes constitutionnelles.

  • 18 Lthique : un dfi pour la politique Laccord fut scell grce un leadership dcisif et encourag par un soutien international.

    Le Rwanda post-gnocide prsenta un dosage de rconciliations sin-cres et de mesures judiciaires: jugement des leaders Hutu qui planifi-rent et ralisrent le gnocide, retour danciens rfugis, compensations des dommages ainsi que soutiens post-traumatiques pour les survivants. La cl consiste inclure et nommer toutes les victimes: les Tutsis, les Hutus modrs qui dnoncrent le gnocide comme une impasse, les vil-lageois sans dfense et des habitants de camps de rfugis tus de ma-nire indiscrimine. Politiquement, il savre crucial de qualifier les at-taques: sagit-il de drapages individuels ou de cas systmatiques, orga-niss ou non, dcids localement ou orchestrs par les instigateurs dans les quartiers-gnraux? La responsabilit de la communaut internatio-nale ne peut tre ni exclue ni minimise.

    Au lendemain dun conflit civil, lorsque le dsir de revanche excde celui de la paix, des discussions sincres et des propositions de partage du pouvoir deviennent impossibles. Lorsque le camp dfait est humili et marginalis de faon permanente, les semences dun nouveau conflit trouvent un sol fertile dans lequel crotre et fleurir.

    Lorsque les systmes mis en place suite des conflits se rvlent trop complexes, ils conduisent dincessants incidents et les rsultats escompts sen trouvent diffrs. Le cas de la Bosnie lillustre bien: entre les deux territoires distants de la Republika Srpska , le seul cou-loir passe par le district de Brko gr par une autorit locale mais ad-ministr conjointement par ladite Rpublique et la Fdration de Bosnie-Herzgovine (bosniaque-croate). Un dispositif proprement ingrable!

    Le leadership politique joue un rle central pour surmonter la vio-lence revancharde. Toutefois, il doit pouvoir sappuyer sur une socit civile prte prendre le risque de la paix. Un soutien international repr-sente galement un atout. La rconciliation a besoin dtre enchsse

  • Lthique est-elle pertinente en politique? 19

    dans des institutions. Courir un tel risque politique ncessite bien sr du courage.

    1.2 Dfis environmentaux

    Il y a vingt ans, la Confrence des Nations unies sur lenvironnement et le dveloppement (CNUCED) connue galement sous les noms de Sommet de la Terre ou Rio 92 reconnaissait les dfis environ-nementaux du changement climatique ainsi que la perte de biodiversit relative aux espces, systmes cologiques, ressources gntiques.2 Des stratgies et des engagements furent adopts pour contrer ces change-ments et leurs consquences. Des engagements furent par la suite affins et ratifis dans le cadre du protocole de Koto sur les missions de gaz effets de serre par la plupart des pays, savoir 192 mais sans les tats-Unis et quelques autres. La Convention sur la Biodiversit fut ratifie par 193 tats, nouveau lexception des tats-Unis, mais faillit son objectif darrter le dclin de la biodiversit. Des instances scientifiques indpendantes et haut niveau furent mises en place, linstar du Groupe dexperts intergouvernemental sur lvolution du climat (GIEC) et de la Plate-forme intergouvernementale sur la biodiversit et les ser-vices co systmiques (IPBES) tablis afin de poursuivre lanalyse des causes et des consquences ainsi que de suivre la mise en uvre et leffectivit des mesures dcides. Nanmoins lensemble du systme ne fonctionne pas comme il le faudrait.

    Mme si on discute toujours du degr exact de linfluence humaine sur le changement climatique, on ne peut mettre en doute que ces in-fluences ont un impact prpondrant et constituent par consquent une part essentielle de la solution et quil nest pas impossible qu un point 2 Le Sommet de la Terre fut tenu Rio de Janeiro du 3 au 14 juin 1992. Rio+20 la Confrence des Nations unies qui en assume le suivi a pris place au Brsil du 20 au 22 juin 2012.

  • 20 Lthique : un dfi pour la politique de non retour soit atteint dans un avenir proche. La diffrence entre ceux qui surestiment et ceux qui sous-estiment les risques encourus ne se fonde pas sur des faits avrs mais sur un certain sens de responsabilit politique lendroit des gnrations futures, de prudence ou doptimisme ainsi que sur une sorte de conjecture. Selon lestimation faite, on attribue une priorit plus ou moins leve, on dfinit des objec-tifs plus ou moins ambitieux, on met en place un monitoring plus ou moins serr des processus et un ajustement plus ou moins rapide. Le principe de prcaution peut sembler trop systmatiquement appliqu et trop centr sur lvitement des risques, il nen reste pas moins quune gestion clairvoyante des risques est requise.

    Les ngociations sur le changement climatique sont et doivent tre globales. Les engagements individuels et communautaires tels qutablis dans lAgenda 21 importent, mais ce sont les engagements nationaux et internationaux qui feront la diffrence. Mme si certains pays peuvent sengager et raliser au-del de la moyenne, des disparits trop fortes entre engagements nationaux minent la comptition. Les engagements devraient rester quilibrs.

    Une diffrence norme peut tre observe au cours des discussions entre une approche se concentrant dans limmdiat sur des cibles natio-nales quantifiables ainsi que des formules de partage financier et une approche se fondant dabord sur un socle de valeurs communes. Loption thique retenue peut encourager ou gner le processus. Lexprience vcue lors du sommet de Copenhague en 2009 montre que le processus peut tre ruin ds lors quon se concentre prmaturment sur des cibles quantitatives imposes de sorte tre ensuite atteintes.

    Pour tre couronnes de succs, les ngociations internationales et les politiques nationales doivent identifier ces dilemmes et atteindre une combinaison adquate de diverses valeurs thiques telles que la solidari-t entre nations industrialises et nations en dveloppement, lquit entre les consquences passes et actuelles de lindustrialisation sur

  • Lthique est-elle pertinente en politique? 21

    lenvironnement, la responsabilit envers les citoyens et contribuables non encore ns, leffectivit et limpact, la redevabilit3 envers les ci-toyens du monde et non seulement les citoyens nationaux, la souveraine-t limites par des limitations naturelles venir. En bref, cest la justice environnementale qui est en jeu.

    Les ngociations se sont quelque peu distances dun strict engage-ment envers des cibles quantitatives pour sapprocher dengagements globaux plus inclusifs et affirmer des responsabilits. A Cancun, en d-cembre 2010 les industriels et dautres metteurs se sont mis daccord sur des buts dignes dtre atteints tels le paiement pour ladaptation aux consquences des changements, labaissement du degr de dforestation et le renforcement des capacits dans le domaine des nergies renouve-lables. A la confrence de Durban, la fin de 2011, Inde et Chine, deux des plus gros pollueurs se sont fermement engags se fixer, au plus tard en 2015, des cibles de rduction contraignantes ce qui signifie que les discussions doivent commencer sous peu. Ce sont donc des valeurs qui sont parvenues dbloquer le processus pour se recentrer sur une responsabilit commune mais diffrencie . Ltape de Rio+20 en fin 2012 peut paraitre dcevante parce que la dcision a t de dcider en 2015. Laccord de Kyoto a toutefois pu tre prolong. Il vaut la peine ici de remarquer que ce sont les lgislations nationales voire provinciales qui ont le plus progress.4

    3 Dans cet ouvrage on a choisi de traduire par redevabilit le terme anglais de accountability . Dautres prfrent responsabilit ou reddition de comptes . tre redevable ou accountable signifie devoir rendre des comptes. 4 Une tude de la London School of Economics publie en janvier 2013 pour le compte de Globe a montr que 32 des 33 conomies majeures ont adopt des l-gislations environnementales : http://www.globeinternational.org/index.php/ le-gislation-policy/policy-programmes/climate-change. Dans certains tats fd-raux: USA, Canada, certains tats membres ou provinces se montrent plus ri-goureux que ltat central.

  • 22 Lthique : un dfi pour la politique

    Quant la biodiversit, la 10e confrence des parties la Conven-tion, tenue Nagoya en octobre 2010 a conclu un accord volontaire plu-tt que contraignant pour arrter la surpche, contrler les espces inva-sives, rduire la pollution, minimiser la pression de lacidification des ocans sur les rcifs coralliens et stopper la perte de biodiversit gn-tique dans les cosystmes agricoles. Le protocole de Nagoya dtermina galement un cadre de coopration et des incitatifs. Selon Jim Leape, di-recteur de WWF International, cet accord raffirme le besoin fonda-mental de maintenir la nature comme le fondement vritable de notre conomie et de notre socit. Les gouvernements ont lanc le message puissant que la protection de la sant de notre plante a une place dans la politique internationale.5

    La frugalit promouvoir dans les pays riches, ainsi quau sein des groupes aiss dans les pays mergents ou plus pauvres nest certes pas trs attractive politiquement. Seul un appel des valeurs peut tre envi-sag.

    Un engagement sans rserve suivre de prs et vrifier ce qui a t accompli aux niveaux local, national et international ainsi que les im-pacts prsente certes un risque politique ds lors que cela doit tre con-duit de manire aussi objective, ouverte et honnte que possible. Il est impossible de lassumer sans rfrence un choix thique.

    Au cur des ngociations internationales ainsi que des politiques na-tionales se situe une tension entre dune part limportance accorde aux perspectives, intrts et risques long terme et dautre part celle attri-bue aux proccupations court terme et souvent courte vue. Une solution politique quant aux dfis environnementaux ne peut que se rf-rer des valeurs partages! Une politique sans thique, ou avec une simple pince dthique, conduira lhumanit et la Terre que nous habi-tons au dsastre. Il nest pas interdit de paraphraser Shakespeare: tre ou ne pas tre thique, l est toute la question.

    5 www.wwf.fr/.../20101029+cloture+Nagoya

  • Lthique est-elle pertinente en politique? 23

    1.3 Droits des citoyens. Information, libert et respect

    En 1984 la ville indienne de Bhopal subit une pollution grave de lair, des eaux et du sol due une fuite de gaz de lusine Union Carbide. Durant des dcennies, la responsabilit quant aux dommages fut nie et la publication dinformations au public diffre. Au sujet dautres pro-jets, par exemple de construction de barrages, le public ne disposait non plus dinformation relative aux procdures en cours. Des organisations de la socit civile sous limpulsion de Shekhar Singh, Aruna Roy et dautres exigrent que la loi puisse assurer linformation sur des proc-dures et dcisions publiques ainsi que sur lutilisation de subventions approuves. La loi sur le droit linformation de 2005 (Right to Infor-mation Act) stipule que, aprs paiement de 10 roupies indiennes (4 cen-times deuro), toute sollicitation dinformation devait obtenir de ladministration publique une rponse dans un dlai de 30 jours, faute de quoi le fonctionnaire concern serait amend. Cette loi fut passe sur la base de valeurs. Elle tait politiquement risque mais elle savre au-jourdhui comme un atout en termes de redevabilit, de partage des risques et dacceptation.

    Des systmes similaires fleurissent aujourdhui dans des pays aussi divers que la Bolivie, le Kenya, le Chili, la Grce, les tats-Unis, etc.6

    Les soulvements en 2011 dans les pays arabes ne se limitent pas des exigences conomiques formules par une jeunesse forme et pour-tant au chmage. Cest une dimension dthique politique qui constitue le cur et le dnominateur commun tous ces soulvements de citoyens exigeant quils soient traits avec respect, que leur vote ne soit pas tru-qu, leur libert de parole et dopinion assure, leur initiative et respon-sabilit valorises; ils attendent que leurs gouvernants jouent fairplay, se refusent saccaparer des pans entiers de lconomie nationale, 6 voir www.transparency.globalvoicesonline.org, un rseau lanc en 2010 par Global Voices Online.

  • 24 Lthique : un dfi pour la politique sabstiennent dorganiser leurs privilges et de dvelopper des parrai-nages clientlistes. Ils dsirent un tat qui serve la socit, non une cote-rie de gestionnaires dtat se servant eux-mmes.

    Hritant danciens rgimes autocratiques, ces transitions doivent au-jourdhui sinscrire en rgles politiques, en processus et institutions qui correspondent un tel cadrage thique. La protestation reste courte et insuffisante en elle-mme; elle doit se traduire en nouvelles rgles du jeu et en la dsignation darbitres impartiaux. Si le printemps arabe a trouv ses racines dans un dficit manifeste dthique politique, les solutions crdibles qui ont besoin dtre dveloppes exigent leur tour de sy r-frer. Un renversement de culture politique savre ncessaire.

    Le mouvement des indigns n en Espagne et stendant depuis dans de nombreuses villes en Europe et aux tats-Unis exprime clairement une protestation thique exigeant plus de dmocratie relle et moins de privilges. Toutefois, faute de relais politiques suffisamment structurs ces mouvements peinent encore transformer les conditions-cadre.

    Par contre au Qubec, les mouvements du printemps rable sem-blent avoir su trouver de tels relais et la discussion peut dsormais slargir en vue de permettre une gestion plus inclusive du conflit dont le dclencheur fut la hausse des taxes dtudes universitaires.

    En Inde au tournant de lanne 2012, les manifestations organises dans toutes les rgions du pays par la socit civile pour dnoncer le meurtre et viol abject dune tudiante physiothrapeute dsormais d-nomme fille de lInde comporte en son cur une protestation pro-fondment thique ainsi quune dnonciation du laxisme des institutions policires et judiciaire, mais aussi du dni politique et de la tolrance de la socit et des media envers la violence faite aux filles et femmes. Cette protestation thique va changer le paysage politique.

  • Lthique est-elle pertinente en politique? 25

    2 Quelques affirmations pour ou contre

    Le scepticisme quant la pertinence de lthique en politique a t depuis longtemps largement partag et il lest toujours. Parmi les dcla-rations bien connues, on trouve: - la moralit na rien faire en politique. - thique et politique ne font pas bon mnage. - en matire politique, lthique ne peut que compliquer les

    problmes, empirer les processus, drailler les politiques: lthique fait en consquence rarement partie de la solution.

    - la moralit en politique est synonyme de navet, et la navet est dangereuse car elle sous-estime les difficults et les conflits et prfre fermer les yeux sur la cruaut et la colre.

    - il y a dans les deux parties de lAmrique de nombreux hommes de principe, mais il ny existe aucun parti fidle des principes. Alexis de Tocqueville (1805-1859)

    - afin de devenir le matre, le politicien pose en serviteur. Charles de Gaulle (1890-1970)

    - on pend les petits voleurs et nomme les grands aux responsa-bilits publiques. Esope (6e sicle av. JC)

    - les bonnes lois ont leur origine dans une pitre moralit. Ambrosius Macrobius (5e sicle ap. JC)

    Il serait peu avis de prendre ces objections la lgre. Afin de gar-der le dbat ouvert, lanalyse thique des situations et des processus po-litiques a tout intrt les entendre si elle veut manifester la clair-voyance, le professionnalisme et la crdibilit de lthique politique.

    A loppos quelques affirmations sont galement bien connues: - il y a dans lhumanit plus admirer qu ddaigner. Albert

    Camus (1913-1960) - on ne doit pas sous-estimer les tres humains. Jakob Kel-

    lenberger (ancien prsident du CICR).

  • 26 Lthique : un dfi pour la politique - la politique, cest la guerre sans bain de sang, tandis que la

    guerre est la politique avec. Mao Zedong (1893-1976). Dans sa dclaration de mission en mai 1997, lancien secrtaire aux

    affaires trangres du cabinet de Tony Blair, Robin Cook, plaidait en fa-veur dune dimension thique dans la politique trangre britannique, en plaant en son cur les droits humains et dmocratiques. Cook dmis-sionna lorsque Blair dclara la guerre lIraq.

    3 Cartographie des positions sur thique et politique

    Les principales positions relatives lthique politique peuvent tre prsentes schmatiquement comme suit:

    scepticisme: montrant une forte hsitation appliquer lthique au

    politique mme si cela savrait souhaitable: position amorale; cynisme: dclarant par principe que lthique est non seulement sans

    pertinence mais quen plus elle gte le politique: position immorale; moralisme: projetant des valeurs thiques idales comme buts pour

    toute politique et les considrant comme normatives, ou du moins comme inspiratrices;

    pragmatisme: considrant lthique comme une possible valeur ajou-te au politique et vrifiant de cas en cas si cela savre vrai ou non.

    La lectrice ou le lecteur peut se positionner elle-mme ou lui-mme entre ces quatre coins ou sur lun dentre eux. La vue de lauteur se place dans le quadrant du pragmatisme mais en gardant un il sur le moralisme et restant sensible aux objections mises depuis les deux autres angles.

  • Lthique est-elle pertinente en politique? 27

    Cartographie des positionnements : Scepticisme Moralisme Cynisme Pragmatisme

    ONU, Droits de homme, ONG

    Oui, si a marche!

    tat, Politi-ciens

    Realpo-litik

  • 28 Lthique : un dfi pour la politique

  • 2

    Rapide parcours au travers des principales tra-ditions du monde

    Un parcours rapide autant que slectif au travers des traditions scu-laires de philosophie politique, nes dans diverses aires culturelles du monde rvle que dans la plupart, pour ne pas dire toutes les traditions, le politique a t explicitement mis au dfi de lthique. Ces dfis ont toutefois rarement t relevs. Un tel priple passe par lInde, la Chine, lAfrique, lEurope occidentale, les traditions judo-chrtiennes et mu-sulmanes et il permet de recueillir des perspectives substantielles mais galement didentifier leurs limitations - ceci sans prtendre lexhaustivit et tout en reconnaissant un certain degr de superficialit.

    1 Une large diversit dhritages et de positionnements

    1.1 Traditions indiennes

    Les traditions indiennes se sont cristallises entre les 6e et 3e sicles avant notre re, avec Gautama Buddha, Manu et son Code de Manu, ain-si que limmense Arthasastra de Kautilya.

    Gautama Buddha (484-404 av JC) met en exergue la libration per-sonnelle par le dtachement lendroit dillusions, dont la soif du pou-voir; il signale en outre une sorte deffet de miroir au terme duquel le gouvernant meurtrier est destin tre son tour assassin et le gouver-nant honnte tre imit.

  • 30 Lthique : un dfi pour la politique

    Qui a triomph de lui-mme est bien plus noble vainqueur que celui qui a soumis mille fois mille ennemis sur le champ de ba-taille. Dhammapada VIII, 4 8, trad. Le Dong 2002 Lorsque le gouvernant dun pays est juste et bon, ses ministres de-viennent justes et bons, [] le peuple devient juste et bon. An-guttara Nikaya, cit par le Vnrable K. Sri Dhammananda7 Manu quant lui souligne les vertus thiques du gouvernant qui lui

    permettent de conserver et dtendre son pouvoir. cet gard, la justice joue un rle cl. Un code de la guerre vise rfrner cruaut et perfidie.

    lintrieur de son royaume, le roi se doit dagir conform-ment aux rgles. [] Assujetti aux vices provenant du plaisir, un roi se coupe de la loi et de la richesse ; assujetti aux vices prove-nant de la colre il se coupe de sa propre vie. Code de Manu, ch.VII, 32 ; 46 (daprs la traduction anglaise de P. Olivelle, 2005). Kautilya (350-283) justifie dans son Arthasastra tout ce qui permet

    de prendre, conserver et tendre le pouvoir politique, sans aucune en-trave morale. Ce raliste considre toutefois quun rgime juste consti-tue la dfense la plus effective contre toute attaque trangre, en ce sens que les sujets se battront de tout cur pour garder un gouvernant juste et apprci mais lcheront rapidement un prince injuste lorsquattaqu.8

    Au 15e sicle de notre re, lempereur moghol Aqbar est salu comme le premier avoir dcoupl le politique du religieux. Avocat de la tolrance, lui-mme musulman, il est considr comme le pre fonda-teur des tats laques.

    Plus tard, sous la domination britannique, les penseurs indiens se po-sitionnrent pour ou contre des valeurs politiques telles que ltat de droit, limpartialit, lquit en les considrant tantt comme univer-

    7 Voir http://www.sinc.sunysb.edu/Clubs/buddhism/ 8 Kautilya, Arthasastra. Trait politique et militaire de lInde ancienne, trad G.Chaliand et F.Richard, Paris. Flin, 1998

  • Parcours au travers des principales traditions 31

    selles tantt comme britanniques. Ils se dclarrent galement pour ou contre la manire dont les systmes et les mesures politiques furent mis en uvre sous lempire britannique.

    Gandhi quant lui considra la non-violence comme une dmarche politique effective:

    La non-violence nest pas une vertu confine, pratiquer par lindividu pour sa paix et son salut final, mais une rgle de con-duite pour la socit dans la mesure o il sagit dy vivre en co-hrence avec la dignit humaine. Collected Works II, 237 Amartya Sen, laurat du Prix Nobel, rappelle que les traditions in-

    diennes disposent encore aujourdhui de deux concepts de justice : niti exprimant les modles dorganisation et la correction du comportement, et nyaya exprimant les consquences effectives pour une socit particu-lire. Selon lui, elles continuent dosciller entre ces deux ples.9

    1.2 Courants chinois

    Les traditions chinoises elles aussi proviennent principalement de la mme priode, entre 6e et 3e sicle av JC, alors que le chaos rgnait dans lempire en voie de dislocation. Des processus dintgration poli-tique sactivrent alors mme que des rois rivaux saffrontaient les uns les autres pour le contrle de territoires.

    Les coles philosophiques anciennes faonnrent les programmes de formation et de perfectionnement des hauts fonctionnaires, ce jusquau dbut du 20e sicle. Certaines se concentrent sur lthique individuelle et invitent les humains se distancer des motions et des passions telles que la colre ou la cupidit.

    Le taosme relve de cette filire de pense pour laquelle lthique politique se limite lthique des gouvernants et qui considre avec

    9 Sen, Amartya, The Idea of Justice, Cambridge, MA: Belknap Press, 2009, xv, 210-214; trad fr Lide de justice, Paris, Flammarion, 2010.

  • 32 Lthique : un dfi pour la politique scepticisme la prtention politique de faonner la ralit et de vouloir forcer les vnements, pourtant fluides et insaisissables comme leau.

    Je ninterviens pas, le peuple de lui-mme mne sa vie Lao Zi 57 trad. C. Larre, 2002. Confucius (551-479 av JC) met galement en exergue les vertus

    exemplaires des rois que sont justice, intelligence, sincrit, patience et dtachement; il est esprer que ceux-ci inspireront le peuple. Interrog par son disciple Zigong (Tse-kung), il fait au sujet de la confiance comme principale valeur politique cette dclaration surprenante qui mrite dtre cite dans son intgralit:

    Le Matre dit: [les prrequis de tout gouvernement sont] des vivres en suffisance, des armes en suffisance et un peuple qui a la foi. Zigong: Sil fallait renoncer lune de ces trois choses, laquelle sacrifieriez-vous ? Les armes . Lautre reprit: Sil fallait renoncer lune des deux choses qui restent, laquelle sacrifieriez-vous ? Les vivres. La mort est depuis toujours dans lordre des choses. Mais un peuple sans foi ne saurait tenir debout. Analectes XII, ch.7, trad. P. Rickmans, 1987. Deux sicles plus tard, Men Zi (Mencius) reprend lhritage de Con-

    fucius et va mme plus loin en expliquant combien la qualit des lois importe. Gouverner nexige pas seulement de lhumanit mais gale-ment des lois justes. Par exemple, une rpartition quitable des terres et de solides taxes sur les revenus constituent la base dune politique fis-cale La corruption profite de lois foncires et fiscales floues et par voie de consquence ltat devient ingrable. Ensuite de quoi, Mencius in-verse lordre hirarchique:

  • Parcours au travers des principales traditions 33

    Le peuple est le plus prcieux; les autels de la patrie viennent aprs et le souverain passe en dernier. Cest pourquoi le Fils du Ciel tient sa position du petit peuple. 10 Mme le fameux Art de la guerre de Sun Tzu, orient vers la strat-

    gie militaire, souligne que la guerre reste un dernier recours et que la paix lui est prfrable, - ce quon peut rapprocher de laffirmation ro-maine si vis pacem para bellum si tu veux la paix, prpare la guerre. La dfense se doit dtre principalement dissuasive. Le but stra-tgique majeur demeure de pouvoir vaincre sans effusion de sang.

    Les coles lgalistes en Chine, comme partout ailleurs, se sont con-centres sur les lois et lobissance aux lois, saccompagnant de sanc-tions pour les dsobissants. Elles mettent rarement en question la perti-nence des lois et subordonnent lthique au juridique, assumant que la conformit aux lois apporte lordre et la paix.

    1.3 Les coles philosophiques grecques et latines

    Les traditions grecques, nes dans le contexte de petites cits souve-raines, semblent tre les premires sintresser aux systmes politiques en les plaant en ordre de prfrence, ceci ds les 5e - 4e sicles avant notre re. Socrate considra lthique irrconciliable avec le politique et le paya de sa vie. Platon, tiquet didaliste, plaa au premier rang laristocratie base sur la sagesse plutt que sur le sang ou la richesse tandis quAristote estima que la manire la plus effective de sattaquer la tyrannie tait la dmocratie. Pour lui, les tres humains sont par es-sence des animaux politiques . La justice combine le bien, le droit et lutile.

    10 Voir Mencius, 3.A.3 and 7.B.14, trad Andr Lvy, Paris, You Feng 2003, Payot 2008.

  • 34 Lthique : un dfi pour la politique

    En politique le bien nest autre que le juste, autrement dit lavantage gnral. Le juste consiste dans une certaine galit. Politique, III.12, 1282b17, trad. Pierre Pellegrin 199211 Inscrite dans le contexte cette fois-ci dun vaste empire cosmopolite,

    la tradition romaine plaa au sommet la loi et considra ltat de droit et la responsabilit individuelle comme les principes fondamentaux du vivre ensemble, en dautre mots du politique.

    Selon Plutarque, hritier du juriste grec Pindare : la loi est le souverain de tout mortel et immortel. Les institutions politiques font galement lobjet de dveloppements.

    Vers 160 de notre re, Gaius inventa de nouveaux concepts en distin-guant le droit (jus) public du droit priv et en diffrenciant ce dernier en droit des personnes, des biens et des contrats. Ds lors, la vie publique se diffrencie de la vie prive et la loi se fonde dfinitivement sur la vo-lont populaire.

    La loi est ce que le peuple ordonne et tablit. Institutiones, 1.2.3 Il vaut ici la peine de signaler que le pouvoir politique romain ne fut

    jamais sacralis, lexception des priodes de rgimes despotiques.

    1.4 Traditions judo-chrtiennes

    Les traditions judo-chrtiennes oscillent entre limportance du pou-voir politique et celle de ses abus. Les souverains sont rgulirement in-vits une plus grande justice par les voix prophtiques. Les rois in-justes exploitent leur peuple et prtendent au rang de Dieu (Ezchiel, ch

    11 Dans sa traduction de 1962, Jacques Tricot Jacques prfrait le rendre par lintrt gnral. Peter L.P Simpson, The Politics of Aristotle: Tran-slation, Analysis, and Notes, Chapel Hill: University of North Carolina Press: 1997, opte galement pour le bien ou la fin en politique, cest le juste et lavantage gnral . La traduction classique dErnest Barker (1958) propose une version en quelque sorte diffrente: la justice est le bien politique : il comporte lgalit ou la distribution de biens gaux des personnes gales.

  • Parcours au travers des principales traditions 35

    28). Les priodes de soumission des souverains trangers sont interpr-tes comme autant de dfis en vue de rformes. Justice et solidarit comptent au nombre des valeurs politiques primordiales. De sorte mettre un terme laccumulation de richesse, des mcanismes institu-tionnels sont dfinis, en particulier grce un principe de redistribution des terres, programme tous les 49 ans sous la forme de lanne du jubi-l.

    Le message chrtien raffirme le pouvoir politique comme une di-mension inhrente de ce monde demandant considration. Le pouvoir est non pas pris mais reu, et en consquence une limitation fondamen-tale lui est impose.

    Rendez Csar ce qui est Csar, et Dieu ce qui est Dieu. Evangile de Marc 12,17 et parallles, trad. Bible de Jrusalem. Non seulement le politique est-il limit par lthique, mais les hirar-

    chies sociales sont-elles inverses, puisque celui qui dirige sera celui qui sert. La violence a, elle, besoin dtre manifeste ce que vise le geste de la joue tendue aprs la premire gifle de telle sorte quun terme puisse avoir quelque chance dtre mis la spirale de la violence.

    Une fois reconnu comme religion de lEmpire romain, le christia-nisme a dvelopp la thorie dun pouvoir spirituel contrlant le pouvoir politique et recourant des moyens similaires. Au 16e sicle, la rforme protestante mit laccent sur la responsabilit des gouvernants politiques et des citoyens. Les lois politiques et la gouvernance interne aux glises furent faonnes lune et lautre par des modles plus participatifs. Les traditions anabaptistes soulignrent le pacifisme et le refus des armes. La tradition catholique romaine, plus monarchique, tarda reconnaitre les modles dmocratiques. Quant la protestation contre linjustice, elle ne sattnua point.

  • 36 Lthique : un dfi pour la politique 1.5 Traditions musulmanes

    Les traditions musulmanes naissent dans un contexte (620-660) o le pouvoir politique est en quelque sorte adoss ou confr par lautorit religieuse. Ceci explique les divergences subsquentes quant aux mca-nismes de succession. Le renforcement des capacits administratives amliorera la gestion tatique et la rendra moins troitement dpendante du pouvoir politique et religieux du calife et de celui des sultans un ni-veau infrieur, vus comme lombre de Dieu sur terre. Le pouvoir poli-tique reste malais critiquer ou limiter dans une perspective de lga-lit. Le pouvoir na pas rendre de comptes devant la loi mais devant la sagesse et les vertus thiques que les gouvernants sont invits reflter. Les modles traditionnels fournis par des gouvernants exemplaires sont labors dans la tradition connue sous lappellation de miroirs des princes. La tradition lgale, elle, se concentre sur les normes qui permet-tent la communaut de vivre ensemble, tandis que la tradition philoso-phique souligne lamlioration humaine et le bien. Dans la priode cou-rant du 7e au 18e sicle, ces trois traditions se sont entrelaces les unes avec les autres.12 Lextension de la communaut musulmane (Umma) au-del des pays arabes a ncessit une attention spciale dans la gestion de la diversit et le respect des minorits, ce afin dcarter les menaces envers la cohrence des ensembles politiques.

    Lthique politique se concentre sur lthique des gouvernants, bien quAverros tudie dans quelle mesure les quatre systmes prsents par Aristote peuvent contribuer une socit vertueuse, ou au moins un vivre ensemble stable. Ibn Khaldun, souvent considr comme philo-sophe dtat, catgorise trois types de pouvoir politique, le premier bas sur force et honneur, le deuxime sur gouvernance rationnelle et bon-heur mondain et le troisime sur principes religieux et batitude cleste. 12 Les miroirs des princes proviennent principalement dauteurs tels quAl-Gahiz, Al-Mawardi, Avicenne et Al-Gazali, la tradition lgale trouve ses sources chez Al-Mawardi, Al-Juwayni, Al-Gazali, et la tradition philosophique chez Al-Farabi, Averros, Ibn Khaldun.

  • Parcours au travers des principales traditions 37

    En Inde, Shah Waliy Allah (1703-1762) semble tre le premier aprs Aqbar dissocier clairement affaires publiques et vie religieuse tout en continuant certes souligner combien les qualits thiques individuelles des dirigeants politiques leur permettent de prendre le pouvoir et de sy maintenir.

    Tandis que la gestion politique doit beaucoup aux traditions musul-manes, le pouvoir politique y reste malais contrler, limiter et parta-ger par des dispositions constitutionnelles et contraignantes.

    1.6 Pratiques africaines

    Quoique peu crites, les pratiques politiques africaines nen sont pas moins effectives. En gnral, un large ensemble de pouvoirs excutif, lgislatif, judiciaire, militaire y est octroy au chef. Cela se vrifie par-ticulirement au niveau symbolique. Mais les chefs sont placs sous le contrepoids des conseils danciens, dans lesquels les familles impor-tantes peuvent promouvoir leurs intrts et leurs visions. Une critique des projets du chef peut sy effectuer, dans le respect d et selon les codes13. Quant la mise en uvre, la structure administrative garde un il sur les rgles et la main sur le frein. Les mcanismes de rgula-tion fonctionnent de mme que les mcanismes de reprsentation et de consultation approfondie. Les institutions informelles de gouvernance locale jouent un rle important dans larbitrage de disputes et le main-tien de lharmonie communautaire. Dans certaines rgions, la gestion des conflits prvoit de recourir une instance extrapolitique: lors de guerres interminables les forgerons peuvent simuler des pnuries de m-

    13 Ltude publie en 2007 par la Commission Economique des Nations Unies pour lAfrique sous le titre Relevance of African Traditional Institutions of Go-vernance distingue les systmes consensuels et les systmes avec chef, parmi lesquels les systmes autocratiques et ceux, les plus nombreux, o le pouvoir du chef est limit, de manire plus ou moins contraignante.

  • 38 Lthique : un dfi pour la politique tal, asscher lapprovisionnement en armes et encourager ainsi des n-gociations de paix ! Leur influence politique est relle.

    1.7 Renaissance europenne, Lumires et Modernit

    En Europe, du 15e au 17e sicle, la philosophie politique fut mar-que par Machiavel, avocat du ralisme politique - plus que du cynisme - ainsi que Grotius rflchissant sur la guerre lgitime.

    Machiavel souligne les moyens de la conqute et du maintien du pouvoir, sans y mettre quelque limitation morale que ce soit: les fins jus-tifient des moyens tels que la manipulation, les menaces, la ruse et la d-loyaut. La raison dtat vient en premier, et le bton avant la carotte.

    [Un prince est] souvent contraint, pour maintenir ltat, dagir contre la foi, lamiti, lhumanit et la religion. Le Prince, XVIII (trad Yves Lvy). Cependant il reconnait, linstar de Kautilya, que la justice et le

    bien-tre constituent des atouts pour les dirigeants politiques affrontant des pressions de ltranger ou des menaces de conspiration.

    Thomas More, chancelier du roi dAngleterre, ensuite congdi puis dcapit, mis en avant la cupidit comme une cause majeure de faillite politique et dveloppa en termes utopiques la vision idale dune socit galitaire et prospre, libre de toute dpendance envers le pouvoir. En termes plus ralistes, Hugo Grotius se concentra sur les rgles et entre-pris de prciser quelles conditions une guerre pouvait tre considre comme juste, savoir lorsquelle tait dfensive, dclare, proportion-ne et limite.

    Le 18e sicle en Europe, appel aussi sicle des Lumires, se place sous le signe dune immense fatigue lendroit de rgimes autocratiques qui se prtendaient dorigine sacre ainsi que de guerres incessantes l-gitimes par les comptitions religieuses. De nombreux penseurs dve-lopprent une critique des pouvoirs autocratiques et de linfluence des glises, soit en idalisant des organisations pr-politiques dites natu-

  • Parcours au travers des principales traditions 39

    relles soit en soulignant le caractre contractuel des tats. Ils visrent la sparation des pouvoirs, en plaant lexcutif, le lgislatif et le judiciaire sous des autorits indpendantes les unes des autres; la redevabilit et les lections y reurent droit de cit. Quant au ressort de la dynamique thique, on continua dobserver des divergences entre les utilitaristes, tenants du critre dutilit et les Kantiens avocats dune affirmation thique en de de tout intrt particulier. Kant lui-mme considrait le caractre universalisable comme crucial:

    Agis uniquement daprs la maxime qui fait que tu puisses vou-loir en mme temps quelle devienne une loi universelle. Fon-dements de la mtaphysique des murs, trad fr V. Delbos 1985 ; cf. Akademie Ausgabe, IV, 421. Un tel principe fondamental pose le fondement dune culture cosmo-

    polite, favorisant la paix et le commerce. Au vingtime sicle, Max Weber de son ct rappelle que lthique

    politique ne peut se baser uniquement sur la seule conviction mais doit prendre galement en compte les consquences des dcisions et savrer donc responsable envers elles.

    Trois types de soupons quant lagenda thique furent soulevs par Marx, Nietzsche et Freud. Les trois suspectrent que, derrire les prten-tions morales et les dclarations objectives sur les valeurs, dautres int-rts menaient la barque, tels que les intrts conomiques particuliers (Marx), les forces vitales (Nietzsche) ou lego saffirmant lui-mme (Freud). Suite de telles vagues de dni et de dmantlement, les consi-drations thiques ne purent plus tout simplement clamer leur inno-cence. Leur pertinence et leur indpendance vritables autant que le concept mme de responsabilit appellent donc une refondation.

  • 40 Lthique : un dfi pour la politique 1.7 Approches contemporaines

    De nos jours, on peut observer que lthique politique est encore marque du traumatisme caus par deux guerres mondiales dvastatrices et plus particulirement les rgimes fascistes et dictatoriaux (Hannah Arendt, Raymond Aron, Jrgen Habermas,...). Les soupons persistent que les pouvoirs dissimulent des intrts particuliers et que les technos-tructures se mettent en place et se cimentent au travers de pratiques symboliques, psychologiques et rpressives (Ren Girard, Michel Fou-cault,...). Le dsenchantement et la prudence excessive font dsormais partie de lhritage contemporain.

    Il en rsulte que la Realpolitik la politique guide exclusivement par les intrts nationaux ou particuliers est par beaucoup considre comme la manire la plus honnte et adquate de faire de la politique, sans cder aux belles dclarations qui feignent dignorer la ralit de la politique comme un rude jeu de pouvoir, fait de marchandages, doubles standards, retournements dalliances.

    Cependant, diverses questions acquirent une importance centrale : la durabilit, la responsabilit envers les gnrations futures et les r-gions excentres aussi bien que la justice environnementale et les crimes contre lhumanit. Lmergence dun monde multipolaire plaide en fa-veur de normes ngocies plutt quimposes par la puissance et les d-monstrations de force.

    Au cours du dernier tiers du vingtime sicle, une rflexion robora-tive et radicale sest engage la recherche dune fondation solide sur laquelle les socits pourraient trouver le moyen de vivre ensemble. Lthique et la justice ont jou un rle central dans cette rflexion. Un minent chef de file de cette renaissance thique, John Rawls, dfinit la justice comme fairness ou quit. Dans ses uvres majeures: Une thorie de la justice (1971) et Justice comme quit : Une reformulation de Thorie de la justice (2001), il propose une exprimentation intellec-tuelle par laquelle chacun choisit les principes qui vont dterminer la

  • Parcours au travers des principales traditions 41

    structure fondamentale de la socit en ignorant les propres caractris-tiques particulires de sa situation ainsi que celles des autres, comme si le regard tait recouvert dun voile. Le terme de fair quon retrouve dans fairplay est compris ici comme quitable, non biais et inclusif. Un traitement quitable a besoin dtre reflt dans les institutions, les pro-cdures et la lgislation. Michael Walzer affine cette approche en accor-dant son attention la manire dont lgalit est faonne dans des do-maines spcifiques tels que lducation, le commerce, les emplois pu-bliques, la religion.

    Tout en prolongeant cet hritage, Amartya Sen choisit de souligner une approche diffrente, enracine dans des pratiques pluralistes et des expriences concrtes. Il suggre plutt de rflchir partir de diverses expriences dinjustice et refuse doctroyer la libert une priorit gn-rale. En consquence, cest lgalit relle daccs aux services, aux res-sources et aux quipements qui se trouve mise en avant et prne.

    Nous nous trouvons donc un carrefour. La politique ne peut plus congdier lthique, quelle que soit la manire de la grer. Nous pou-vons galement solliciter une inspiration en provenance de diffrentes parties du monde et raliser que toutes, tous nous sommes des minorits. Sagripper des traditions rgionales ne suffira plus.

    2 Principales leons de cet hritage

    2.1 Points marquants

    Dans toutes les traditions considres, la responsabilit thique dans le domaine politique est constamment thmatise. Certains penseurs ont mme encouru personnellement des risques. Le balancier oscille entre deux extrmes: lthique comme rfrentiel pour le politique et la poli-tique libre de toute redevabilit thique.

  • 42 Lthique : un dfi pour la politique

    Dans toutes les traditions, on constate un appel sous-jacent des politiques justes . En aucune tradition, la cruaut systmatique et la justification de limpunit ne se voient acceptes. Larbitraire est dnon-c, quoique souvent tolr.

    Les lois sont souvent rapportes voire mesures des valeurs telle que la justice, la solidarit, lquit, la responsabilit. Une telle rfrence thique est ce qui rend possible la mise en question de lois et leur modi-fication, en les adaptant au nom de ces mmes valeurs des contextes ayant volu. Cela nous rappelle galement que lthique ne peut tre dcrte.

    Dans la plupart des traditions, on trouve des coles lgalistes qui se concentrent sur la manire dont les buts politiques sont transcrits en lois et pourquoi les gens sont tenus de se conformer ces lois. Les lois elles-mmes sont vues comme un cadre imposant des limites pour assurer la paix et lordre. Elles sont considres comme allant de soi et rarement questionnes dun point de vue thique. On y considre qu elles seules, elles devraient suffire.

    Le ralisme politique qui considre que la fin justifie les moyens reste toujours partie au dbat. Il refuse de se voir marginaliser par quelque thiquement correct . Les positions prises par Kautilya, Ma-chiavel ou des avocats modernes de la realpolitik ne peuvent tre ignores. Bien que les ralistes contestent la pertinence des normes thiques en politique, ils peuvent toujours voir la justice et le bien-tre comme autant datouts en termes de continuit, de stabilit et de durabi-lit politiques.

    Le sens de limprvu et de lopportunit importe normment: orga-niser une squence temporelle adquate, dmontrer des ractions calmes et rapides, surfer sur des incidents survenant, savoir parler en maitrisant ses paroles. La chute politique peut provenir dune gestion maladroite de circonstances plus que dun dficit thique ou dune mise en uvre

  • Parcours au travers des principales traditions 43

    inapproprie. Les barils dexplosifs sont parfois mis feu par de petits ptards marginaux.

    Lthique en politique a faire avec les rsultats et les consquences des dcisions et des politiques. Lorientation vers les rsultats et les changements produits reoit une attention croissante du politique. Si lthique politique est rarement absente, elle slabore nanmoins le plus souvent de manire squelettique ou trop implicite.

    En rsum, lthique politique constitue un dfi qui requiert une at-tention srieuse, un dbat et un dialogue au sein des socits ainsi quentre les cultures.

    2.2 Limites et piges auxquels les traditions sont confrontes

    Lexprience historique montre combien il est difficile, pour ne pas dire risqu, de plaider en faveur dune limitation impose au pouvoir po-litique sur une base institutionnelle, soit par des lois ou des valeurs, au travers de la sparation institutionnelle des pouvoirs, par la dcentralisa-tion ou des formules institues de partage du pouvoir.

    La dimension idologique, religieuse ou transcendantale du pouvoir politique est difficile dnoncer. Le rsultat est que mme des pratiques dshonorantes ou des rgimes despotiques ont pu tre justifis. La cri-tique se limite donc le plus souvent la gestion politique plutt que de sen prendre la lgitimit du pouvoir.

    De nombreuses traditions rduisent lthique politique lthique individuelle des gouvernants ou des citoyens. Elles soulignent les vertus personnelles des gouvernants telles que la justice et la sagesse, la ma-gnanimit et la rigueur, le dtachement par rapport la colre, lagressivit, la cupidit ou la luxure. Elles considrent la responsabilit en se rfrant des individus indpendants et se contrlant. Les struc-tures politiques, les lois, les systmes et les institutions paraissent comme immunises contre tout examen thique.

  • 44 Lthique : un dfi pour la politique

    Pour apprcier des rgimes et des politiques, le critre principal au-quel on recourt le plus souvent est la capacit de conserver le pouvoir politique de manire efficace et effective. Une telle approche manag-riale est renforce par la rpugnance tablir un quelconque lien de cau-salit directe entre dune part moralit, valeurs, bonne volont et dautre part lois, rgles, mise en vigueur et changements, ceci du fait de lexprience des checs et des dommages collatraux de politiques morales .14

    Ce nest donc pas chose aise de composer le dosage adquat entre intrts et valeurs et dviter de se laisser coincer dans une approche al-ternative : ou bien, ou bien . Il est galement souvent difficile de sou-ligner les dimensions conomiques des choix thiques en politique.

    Il convient donc de dvelopper une approche pragmatique, vitant des positions trop thoriques et moralisantes et prenant en compte les di-lemmes concrets qui se posent aux politiciens expriments, aux leaders sociaux, aux intellectuels forms et aux citoyens engags.

    3 Dfis actuels

    La plupart des dfis daujourdhui sont sans prcdent. Ils exigent en consquence des approches innovantes et ne peuvent trouver rponse par le simple recours du copier-coller de politiques antrieures.

    3.1 Complexit et dimension systmique

    De nombreux problmes sont tellement interdpendants que nul ne peut prtendre que des solutions locales, rgionales ou sectorielles suffi-ront les rsoudre. Considrons combien sont imbriqus la croissance conomique, les difficults lies au commerce, les dfis environnemen-

    14 Un exemple extrme et souvent cit est la loi sur la prohibition de lalcool passe aux tats-Unis en 1920. Base sur des considrations morales afin de di-minuer la dpendance lalcool ainsi que ses consquences sociales, elle permit de fait la criminalit organise de se renforcer et de menacer la socit.

  • Parcours au travers des principales traditions 45

    taux, les mcanismes financiers, les banques trop grandes pour fail-lir , les constellations politiques rgionales et nationales, la confiance sociale et le respect des droits humains, les migrations, la corruption et les menaces envers la scurit. Ces dfis sont systmiques et les sys-tmes se rvlent aussi faibles que lest leur chanon le plus fragile.

    Convoquer tous les acteurs cl autour de la table, tablissant des priorits communes, dcidant de phases, de calendrier et de financement est loin dtre facile. Trois exemples lillustrent: 1. La rgion des Grands Lacs en Afrique o les ressources minires, la

    croissance agricole, la gouvernance et la corruption, les communi-cations, la scurit, les droits humains, les agendas politiques et les tensions ethniques sont des lments troitement intriqus dun con-flit sculaire et insoluble.

    2. Laccaparement de terres fertiles par des groupes trangers au nom de leur future scurit alimentaire ou de cours deau pour approvi-sionner des champs irrigus, les consommateurs, les installations industrielles, des centrales lectriques. Dans les cas du Nil bleu, du Tigre et de lEuphrate, du Danube, du Mkong et de bien dautres on peut observer une comptition croissante entre usagers, pays ri-verains en amont et en aval, entre rives elles-mmes.

    3. Le commerce quitable exigerait que les cots effectifs soient r-percuts sur le prix, que le dumping social soit rduit, que les sa-laires samliorent, que les consquences cologiques soient prises en considration. Tout ceci suppose une approche holistique et un traitement systmique.

    La justice environnementale, la croissance conomique, le bien-tre et le gagne-pain, la scurisation des ressources minrales, les sources dnergie et la nourriture aucun de ces lments ne peut tre trait en isolation, que ce soit aux niveaux local, rgional ou international. Le

  • 46 Lthique : un dfi pour la politique terme rcemment introduit au Japon de glocalisation atteste de cette prise de conscience que local et global doivent russir leur articulation.

    La dimension systmique la fameuse question de qui prcde, la poule ou luf rjouit les analystes politiques mais frustre les acteurs politiques car aucune causalit ou responsabilit linaire ne peut tre trace. Par o et par quelles actions faut-il commencer, quelles cons-quences collatrales peut-on anticiper, comment rconcilier les intrts et les risques entre le court et le long terme ? Il nexiste aucun schma de solution a priori. La plupart du temps, le meilleur pari consiste es-sayer puis corriger les erreurs, suivre les dveloppements tout en gardant un il sur la balle en jeu.

    Dans les processus politiques de dcision et de leur mise en uvre systmique, une avance significative peut se produire ds lors quon prte attention aux valeurs partages entre les principaux acteurs.

    3.2 Durabilit environnementale empreinte cologique

    Lanalyse de lempreinte cologique15 compare la demande humaine auprs de la nature avec laptitude de la biosphre de rgnrer les res-sources et de fournir des services. Elle le fait en valuant laire marine et terrestre productive biologiquement ncessaire pour produire les res-sources quune population donne consomme et absorber les dchets correspondants, en recourant aux technologies courantes. Au terme dune analyse, on catgorise les valeurs de lempreinte pour le carbone, la nourriture, lhabitat, les biens et les services; on calcule galement le nombre total de plantes Terre ncessaires pour soutenir la population mondiale ce niveau de consommation.16

    15 Elle fut initialement en 1996 dnomme capacit approprie de charge , en considrant la perspective de la rgnration. 16 Pour une orientation rapide voir www.footprintnetwork.org/fr; de UK Carbon Trust, financ par le gouvernement britannique et son Carbon Footprinting 2008; le calculateur de lempreinte tablie par le WWF: www.wwf.fr/s-informer/calculer-votre-empreinte-ecologique.

  • Parcours au travers des principales traditions 47

    Une des conclusions signale que si tous les humains vivaient selon le standard moyen de vie des Europens, il faudrait deux et demi plantes Terre pour fournir les ressources et absorber la pollution et quatre se-lon le mode de vie des tats-uniens. Dj aujourdhui le World Wildlife Fund (WWF) estime que les activits humaines totales excdent de 25% les ressources de la Terre et sa capacit dabsorption. Cela signifie quen 2011, les ressources et services disponibles annuellement ont t puiss au 27 septembre ! Nous vivons donc crdit ! Sans un changement pro-fond, un point de non-retour sera rapidement atteint. Mme sil est ac-tuellement impossible de le dater, le dpassement de la ligne rouge est une question de dcades. Lhorloge a commenc son tic-tac et il importe dinverser le cap ds maintenant.

    Le changement climatique dmontre une fois de plus quaucune r-gion du monde ne peut prtendre rester indemne des autres et sisoler delles. Limpact est bien sr diffrenci. Certains endroits, - les Mal-dives17, Tahiti, le Bangladesh ou les Pays-Bas seront les premiers souffrir de llvation du niveau des mers. La question qui mourra le premier? se fera alors pressante. Lirrversibilit des principales volu-tions telle que la fonte des calottes glaciaires exige une dcision et une mise en uvre commune et urgente.

    Les solutions seront systmiques ou ne seront pas. La pollution in-dustrielle, les missions de CO et la diminution de la biodiversit ne sont pas causes par un seul pays, des industries particulires ou des comportements individuels. En mme temps, la responsabilit est spci-fique: individuelle, locale, nationale aussi bien que globale. Il est bien fini le temps de pointer les autres du doigt ou de se renvoyer les re-proches.

    17 On se souvient du cabinet convoqu en 2011 par le premier ministre des Mal-dives: tous les ministres en tenue de plonge deux mtres en dessous du niveau de la mer pour simuler un avenir proche.

  • 48 Lthique : un dfi pour la politique

    Des valeurs thiques partages peuvent faire la diffrence. Pour la premire fois dans lhistoire de lhumanit, la responsabilit et la rede-vabilit politiques se doivent dinclure les citoyens et contribuables non encore ns autant que ceux situs hors du champ de la souverainet. Une seule Terre est disponible et ensemble nous sommes responsables de ce que nous en faisons.

    Les intrts long terme, vitaux, peuvent sopposer aux intrts court-terme. Les mesures de compensation ne peuvent tre consenties autrement quen rfrence des valeurs. Il nous faut dvelopper un mode de calcul du cot intgral des processus et des produits humains, intgrant le cot total de la production, de la distribution, de lusage et du recyclage ou de stockage, dans le cas des matriaux non dgra-dables ou se dsintgrant lentement. Lestimation du cot rel de revient peut tre contredite par la logique de la vente, du profit ou de la con-sommation; elle est toutefois exige par des valeurs telles que la durabi-lit, la responsabilit et lquit.

    Pour emprunter les termes du Secrtaire Gnral des Nations Unies Ban Ki Moon: le changement climatique est un problme thique avec de srieuses implications pour le bien-tre de notre gnration et de ceux qui suivront. Cela exige une solution globale qui prenne en compte les vues et les besoins de ceux qui partagent en commun la Mre Terre. 18

    En citant cette dclaration, Christoph Stckelberger ajoute: La question thique fondamentale aujourdhui est comment investir et dis-tribuer des ressources limites de sorte assumer le triple devoir de la prvention, de lattnuation et de ladaptation en relation au changement climatique afin de minimiser le nombre des victimes. 19

    18 Only global cooperation can prevent runaway climate change, Message to the Peoples World Conference on Climate Change and Mother Earth Rights in Cochabamba, Bolivia, in April 2010: un.org/News/Press/docs/2010/ sgsm12851.doc.htm 19 Who dies first? Whom do we sacrifice first? Ethical aspects of climate jus-tice: www.christophstueckelberger.ch/dokumente_e/climatejustice.pdf

  • Parcours au travers des principales traditions 49

    Accepter des limitations et des rductions dans les modes de vie et transformer la croissance en une conomie verte ou circulaire intgrant tous les cots encourus, - pour ne pas parler dun ralentissement - cela exige un plateau de valeurs partages lchelle internationale par les pays et les communauts. La justice environnementale en est lune delles.

    3.3 Vers un monde multipolaire

    La guerre froide est termine et des puissances mergentes arrivent. Les tats-Unis, le Japon et lUnion europenne ne peuvent plus rsoudre les problmes globaux sans discuter avec la Chine, lInde, le Brsil et la Russie. Des plateformes plus larges, tel que le G20, offre des siges des nouveaux venus dAmrique latine, dAfrique, dAsie et du Moyen-Orient. Cela peut constituer une chance pour que les relations internatio-nales soient moins marques du sceau de la confrontation.

    Mme si la dynamique menant vers un monde ouvert et multipolaire se trouve complique par le nationalisme et le protectionnisme, elle sera difficilement stoppe. Cela peut prendre plus ou moins de temps. Une base dmocratique devrait slargir et la culture politique, encore trop ractive, doit apprendre mieux anticiper.

    De plus en plus, dsaccords et divergences se verront rgls par le recours des normes ngocies et des accords sur des standards. Des ar-rangements spcifiques dans des situations exceptionnelles ou minori-taires devront tre accepts sans toutefois ouvrir la porte une compti-tion dloyale ni crer des privilges permanents. Lagriculture en fournit un bon exemple: les rgions montagneuses ou marginales ne seront ja-mais en mesure de relever la comptition de plaines vastes et fertiles en termes conomiques tant que les cots environnementaux et les rels cots de transport ne sont pas pris intgralement en compte dans les prix.

  • 50 Lthique : un dfi pour la politique

    Des ngociations rudes demandent des valeurs partages telles lquit, la solidarit et la durabilit; elles supposent de mme que les tats cdent une partie de leur monopole de pouvoir. La souverainet se voit limite par les traits internationaux, les standards et les conven-tions, les unions rgionales et une socit civile de plus en plus flam-boyante. A ct de la puissance conomique et militaire, la puissance douce ( soft power ) savoir laptitude dtats de persuader dautres pays, de forger des alliances et influencer les termes du dbat gagne en importance.

    Aujourdhui, de nombreuses guerres sont des guerres civiles ou do-mestiques, impliquant rarement directement les pays voisins. Pour y r-pondre, une manire diffrente de ngocier la paix se dveloppe : le sa-voir-faire du mouvement de la Croix-Rouge, du Croissant-Rouge et du cristal rouge latteste. Des acteurs non-tatiques reprsentants de la so-cit civile et groupes paramilitaires doivent pouvoir tre invits sasseoir autour de la table.

    3.4 Une pauvret persistante

    La rduction de la pauvret aujourdhui savre beaucoup plus ardue que prvu. Lcart entre riches et pauvres va slargissant. En 1776, lorsquAdam Smith publia ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, aucune nation connue alors ntait plus de deux fois plus riche quune autre. En 2010, le multiplicateur atteint trente. Pa-reillement dans chaque pays, lcart entre les groupes les plus riches et les plus pauvres saccrot.

    Les objectifs de dveloppement du millnaire (ODM) visent r-duire de moiti dici 2015 la proportion des gens qui vivent avec moins dun dollar US par jour et celle des gens souffrant de la faim.20

    20 Bien que les OMD trouvent leur origine dans la Dclaration du Millnaire des Nations Unies (2000) et ne furent finaliss quen 2001, ils prennent la situation de 1990 comme base de rfrence. Sur larrire-fond des OMD, voir Hulme, David, The Making of the Millennium Development Goals. Human Development

  • Parcours au travers des principales traditions 51

    Quelques pays, notoirement la Chine et lInde, ont fait des progrs con-sidrables dans la rduction de la pauvret en chiffres absolus et en pourcentage ; par contre de nombreux pays, surtout en Afrique sub-saharienne ont de fortes chances de manquer ces cibles.

    Tous les cinq ans, les institutions financires internationales et les agences de dveloppement annoncent firement quelles ont rajust et recadr leurs approches de sorte prendre en compte plus efficacement les nouvelles dimensions du dveloppement. Lemphase sest ainsi d-place de linfrastructure vers le genre, la gouvernance, le microcrdit, la formation professionnelle et rcemment lagriculture, mais pour linstant aucun succs durable et large chelle ne peut tre port au crdit de ces approches, quelles soient conomiques, techniques, poli-tiques, institutionnelles voire culturelles.

    Les solutions purement techniques qui ignorent les valeurs sont voues lchec. Il est avr que les socits qui ne sont pas piges dans la violence du fait de rivalits ethniques, de cartels de la drogue, de corruption, dimpunit, de mfiance entre gouvernants et citoyens font mieux dans la redistribution de la richesse. Quant la cooprat