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Magalie WAGNER Les traductions du Roman de Mélusine de Coudrette et la fictionnalité de Mélusine : la Melusine de Thüring von Ringoltingen, The Tale of Melusine, et les traductions en français moderne de Coudrette et Thüring von Ringoltingen 1

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Les traductions du Roman de Mélusine de Coudrette :

Magalie WAGNER

Les traductions du Roman de Mélusine de Coudrette 

et la fictionnalité de Mélusine :

la Melusine de Thüring von Ringoltingen, The Tale of Melusine, et les traductions en français moderne

de Coudrette et Thüring von Ringoltingen

A en croire le nombre de manuscrits du texte de Coudrette qui virent le jour au XVe siècle, son œuvre fut très appréciée de son temps : vingt ont survécu jusqu’à nous et ont probablement été entre les mains de familles nobles. Cependant, elle prendra, au fil du temps, ombrage du succès du roman en prose de Jean d’Arras, de dix ans son aîné, qui sera d’ailleurs le premier livre illustré imprimé en français, à Lyon, en 1478, et dont on dénombre vingt-deux éditions au XVIe siècle, avant qu’il ne fasse son entrée dans la Bibliothèque Bleue de Troyes au XVIIe siècle, puis dans la Nouvelle Bibliothèque Bleue, en 1869.

Coudrette eut apparemment plus de chance en dehors de nos frontières : parallèlement à la Mélusine de la légende, dont les

descendants vivent encore à l’heure actuelle, que ce soit en France, à Chypre, en Arménie, en Bohême, en Angleterre, en Norvège, en Hollande, dans les pays de langue allemande ou ailleurs,

la Mélusine de papier voit « ses enfants » faire fortune en Europe. En effet, le roman de Coudrette fut traduit en vers anglais au XVe siècle et en prose allemande dès 1456 par le Suisse Thüring von Ringoltingen, dont le texte sera abrégé dans un livre de colportage allemand peu avant 1484. Ce dernier sera la source d’une traduction néerlandaise, Een schoen Historie sprekende van eenre vrouwen gheheete Meluzine, van haren kinbderen eñ haren geslachte, eñ van haren wonderliken wercken (Une belle histoire d’une dame nommée Mélusine, de ses enfants et de sa lignée et de ses œuvres merveilleuses), parue à Anvers en 1500. En 1613, à Copenhague, Claude Pors livre la première traduction danoise de la Melusine de Thüring von Ringoltingen, laquelle connut le succès au moins jusqu’au XIXe siècle. Le livre danois sera ensuite traduit en suédois avant 1736, et servira de source aux traductions islandaises (Rémundar saga og Melussinù ; Rémundar saga og Mélusine) qui datent du XVIIIe siècle également. Thüring von Ringoltingen est aussi traduit en tchèque dès 1595, sous le titre Kronika kratochvilná slechetné panne Meluzine, et en polonais, toujours au XVIe siècle, par Martin Siennik, dont l’œuvre inspirera à son tour deux textes russes.

Les traductions du Roman de Mélusine

de Coudrette

Coudrette

En anglais:

The Romans of Partenay, or of

Lusignen: otherwiseknownas

The Tale of Melusine,

traducteur anonyme, XV

e

s.

En allemand:

Melusine, Thüringvon

Ringoltingen, vers 1456

En françaismoderne:

Le Roman de Mélusine,

Laurence Harf-Lancner,

1993.

Melusine, Thüringvon

Ringoltingen, vers 1456

Livre de

colportage

allemand,

avant 1484

En danois,

par Claude

Pors, en

1613

En

tchèque,

dès 1595

En polonais,

par Martin

Siennik,

XVI

e

s.

En néerlandais,

en 1500

En suédois,

avant 1736

Deux

traductions

islandaises,

XVIII

e

s.

Deux

traductions

russes

En français, par

Claude Lecouteuxet

Jean-Marc Pastré

1. Présentation des textes :

Ce sont les traductions anglaises et allemandes, ainsi que deux traductions françaises du texte allemand de Thüring von Ringoltingen (par Jean-Marc Pastré et Claude Lecouteux) et une mise en français moderne du texte de Coudrette (par Laurence Harf-Lancner) qui nous intéresserons dans cette étude.

La spécificité de Coudrette par rapport à Jean d’Arras est qu’il rédige son roman en vers, en octosyllabes. Nous ne savons pas grand-chose de l’auteur, hormis ce qu’il veut bien nous dire à de rares endroits du texte. Ainsi apprenons-nous qu’il compose son récit sur commande de son seigneur, Guillaume Larchevêque, sire de Parthenay, et pouvons-nous supposer qu’il était clerc, probablement même prêtre, à en croire certains passages, comme ses réflexions sur le repentir et le péché (v. 3844-66).

De Thüring von Ringoltingen, nous en savons un peu plus, car il occupa d’importantes charges municipales et juridiques à Berne. Il représenta notamment la ville aux cours de missions diplomatiques, et nous le verrons, dans son texte, particulièrement attaché à une forme de civilité, d’ « urbanité ». Ses ancêtres firent fortune, après leur arrivée à Berne, grâce au commerce, et des mariages avec la noblesse terrienne assoient leur position sociale. Thüring est un grand propriétaire terrien, mais son frère aîné, Heinrich, est chevalier, et l’on perçoit, dans l’œuvre de Thüring, son attachement aux valeurs chevaleresques.

Ces quelques remarques attirent l’attention sur le fait que la traduction de Thüring von Ringoltingen ne se contente pas d’être un calque du texte français. En effet, l’érudit bernois (il maîtrise très bien le latin et le français) se permet des digressions, faisant part de ses réflexions, la plupart du temps moralisantes. Mais le premier écart entre l’original français et sa translation allemande réside dans la forme : Thüring ne s’essaie pas à faire une traduction en vers du texte rimé de Coudrette. Comme le fait remarquer Elisabeth Pinto-Mathieu dans son analyse comparée des deux œuvres, la forme versifiée a été plus ou moins imposée à Coudrette par son commanditaire, choix qui probablement « trahit la nostalgie de la grande littérature épique, du féodalisme glorieux » et qui traduit « une des finalités majeures de l’œuvre de Coudrette : être lue à haute voix », tandis que le livre de Thüring, qui s’intègre dans le grand courant des Prosaromane a, semble-t-il, été composé pour être lu ou écouté, car, selon lui, « de telles histoires, belles et étranges, sont encore agréables et plaisantes à lire et à entendre ».

Autre différence entre les deux romans : celui de Coudrette est une œuvre de commande, tandis que celui de Thüring est né d’une initiative personnelle, revendiquée dans le prologue : « moi, Thüring de Ringoltingen, de Berne en Üchtland, j’ai trouvé une histoire à la fois étrange et très étonnante écrite en langue française et romane, que j’ai, de mon mieux, traduite en langue allemande et transposée ».

Quand il présente son travail, Thüring se veut avant tout traducteur et ne se reconnaît aucune prétention littéraire : il livre un produit « brut », en prose, désirant avant tout conserver l’ « essence » de l’œuvre française, « die substanz der materyen » :

Et si je n’ai pas tout à fait traduit le sens du récit selon le livre français, j’ai cependant rendu du mieux que je pouvais l’essence de la matière.

Donc, à l’inverse du style de Coudrette, qui se veut sophistiqué, en jouant avec les rimes, les mots, les sons, celui de Thüring se veut épuré de toute préciosité littéraire. Son seul souci est de donner à lire une histoire, en un style simple, clair et concis. On peut lui reprocher sa lourdeur, sa langue étant « proche de celle des archives, de la chronique et du récit de voyages » : c’est « celle d’un patriciat urbain rompu dans la rédaction d’actes officiels ». Il a une forte propension à la coordination et la pléthore de « und » étouffe le texte. Par ailleurs, son lexique est assez pauvre et il montre un goût prononcé pour les doublets de synonymes. En revanche, « réduite au factuel, à l’événementiel, la narration (…) gagne en vigueur », et surtout, Thüring s’illustre par une remarquable compréhension de la langue française.

En effet, les erreurs sont rares dans sa traduction. Tout au plus pouvons-nous relever des méprises sur des noms propres traduits comme des noms communs ou inversement. Par exemple, quand Coudrette écrit « En la tour entre de randon », Thüring, qui apparemment ne connaît pas l’expression « de randon » (qui signifie « promptement »), traduit comme s’il s’agissait d’un nom propre : « in den turn zů Randen ». Il lui arrive aussi de confondre les personnages, notamment Raymondin, le père, et Raymonnet, le fils.

Par ailleurs, l’œuvre allemande porte l’empreinte de la subjectivité de son auteur. Il ne retranche que très peu de choses au texte de Coudrette, mais ces coupes sont révélatrices d’un parti-pris de Thüring. En effet, ce que le traducteur suisse élimine, d’une manière générale, ce sont les « effets d’annonce ». Le poème de Coudrette se répète souvent ; des épisodes peuvent être racontés plusieurs fois, à divers endroits du récit. Coudrette évoque les faits avant qu’ils n’aient lieu, « le lecteur – ou plutôt l’auditeur – connaît en conséquence de manière anticipée bien des issues du roman : il attend le récit d’un événement prévu ». Cela s’explique du fait que le roman de Coudrette était probablement lu en public : la lecture s’étalant sur plusieurs jours, il fallait réussir à maintenir la curiosité de l’auditoire en lui annonçant les moments saillants de l’histoire. De plus, le public français connaissait de toute évidence les grandes lignes du récit, la légende étant célèbre avant que Coudrette ne la mette par écrit : ce faisant, il ne risquait pas de gâcher le plaisir de ses auditeurs. En revanche, le lectorat allemand était probablement bien moins au fait des tenants et des aboutissants de l’histoire. Thüring devait donc, pour le séduire et le toucher, se garder d’en dire trop, trop tôt.

S’il effectue des coupes dans le texte original, Thüring a aussi tendance à ajouter des commentaires personnels. La plupart du temps, il s’agit de réflexions à visée moralisante. Ainsi, juste avant l’arrivée du perturbateur, le comte de Forez, qui par ses insinuations va pousser Raymondin à transgresser l’interdit, Thüring fait une longue digression sur le thème, éprouvé, du « renversement de fortune », se servant d’exempla chrétiens, saint Augustin et saint Ambroise. Plus loin, quand Raymondin rompt son serment pour la deuxième fois, traitant Mélusine de « serpente » devant témoins, Thüring introduit une citation en latin de Sénèque : « Iratus nil nisi criminis loquitur », « L’homme en colère ne dit rien qui ne soit injurieux. ».

On voit là un homme soucieux de modération, dont le « moralisme (…) peut faire apparaître ce qu’il conviendrait aux deux sens de nommer “urbanité” ». Nous voyons en Thüring un homme qui se veut « civilisé », attachant une grande importance aux marques de politesse et à la diplomatie.

La fidélité de la traduction de Thüring pourrait poser question : il ne reproduit pas la forme choisie par Coudrette, retranche des passages et, surtout, fait entendre sa propre voix et se permet des digressions marquées d’une volonté personnelle qui, certes, ne modifient pas l’essence du récit, mais influencent cependant la lecture.

Mais l’on sait que la fidélité absolue est loin d’être garante d’une bonne traduction. Preuve en est la translation anglaise, dont l’auteur est anonyme : The Romans of Partenay, or of Lusignen : otherwise known as The Tale of Melusine. Cette traduction, dont il ne reste qu’un manuscrit copié datant de la fin du XVe siècle ou du début du XVIe siècle, fut éditée en 1866 par le révérend Walter Skeat. On ne connaît rien du traducteur, si ce n’est qu’il écrit sans doute en dialecte des Midlands.

Dans son prologue, il fait état de ses lacunes en langue française :

I not aqueynted of birth naturall

With fre[n]she his verray trew parfightnesse,

Nor enpreyntyd is in mind cordiall ;

O word For other might take by lachesse,

Or peradventure by vnconnyngnesse,

affichant une fausse modestie de mise dans une captatio benevolentiae, appelant le lecteur à lui pardonner ses erreurs :

Mi labor wil don After my simplenesse

Hit for to conuey As I can or may,

Beseching hertly of your highnesse

My defautes for to pardon alway

Mais, dans un article très critique à l’égard du traducteur, Colette Stévanovitch constate ironiquement qu’après lecture du texte, « [on] se rend compte (…) que le traducteur avait raison de douter de sa connaissance du français et de son talent littéraire, et que son humilité était parfaitement justifiée ».

Dans son cas non plus, il ne s’agit pas d’une œuvre de commande, mais, apparemment, d’une entreprise personnelle, dont il espère qu’elle séduira le lecteur :

For full fayne I wold do that myght you please,

Yff connyng I had in it to procede ;

To me wold it be grete pleasance and ease,

Yff aught here might fourge to youre wyl in dede

Il prend le parti de traduire le roman de Coudrette en vers anglais, contrainte à laquelle il ajoute celle de traduire en « strophe royale », c’est-à-dire des strophes de sept décasyllabes chacune, rimant ababbcc. Son travail suivra donc l’original vers par vers et se voudra le plus fidèle possible. A ceci près qu’il s’impose de traduire des octosyllabes en décasyllabes,

ne [s’étant apparemment] pas cru le droit de renoncer à ce qui était devenu, au XVe siècle, le véhicule à peu près obligé de tout poème de quelque longueur : la strophe royale, popularisée par le Troilus and Criseyde de Chaucer (fin XIVe siècle), et utilisée de façon massive par ses successeurs.

En ce qui concerne les rimes, le travail aurait pu être facilité par le fait que l’anglais, à cette époque, intégra de nombreux mots français : il aurait souvent été possible de traduire en conservant les mots de Coudrette à la rime. Mais, étant donné que le traducteur s’est imposé la structure rimique de la strophe royale, il s’est vu obligé d’inventer ses propres rimes. Au final, les rimes sont certes originales, mais apparaissent la plupart du temps comme des chevilles.

En ce qui concerne le rythme, l’allongement du vers de huit à dix syllabes contraint également le traducteur à des ajouts, qui, s’il veut respecter son « vœu de fidélité », doivent être le plus vides de sens possible, afin de ne surtout pas modifier le texte original. Pour ce faire, il aura souvent recours à des chevilles, ou à un procédé tout aussi peu recommandable consistant à former des couples de synonymes. Il lui arrivera fréquemment de dire deux fois la même chose, la plupart du temps en traduisant par un emprunt français qu’il glose à l’aide d’un synonyme censé être mieux connu de ses contemporains. Ce procédé redondant frôle l’absurde dans des syntagmes comme, par exemple, « named and called », ou dans des composés nom + adjectif, comme : « new novels ». Enfin, il choisit parfois de condenser deux vers français en un seul vers anglais.

Autant dire que le style de la traduction anglaise est loin d’être aussi agréable que le souhaite son auteur et pèche par sa lourdeur et de nombreuses maladresses. Il commet bien plus d’erreurs de traduction que Thüring, et, qui plus est, des fautes en anglais. A lui aussi, il lui arrive de prendre un nom propre pour un nom commun, ou inversement (quand, par exemple, il interprète mal le nom du commanditaire de Coudrette, « Larchevêque »). Plus grave, il commet plusieurs contresens à propos de l’histoire de l’enfermement d’Elinas, au point d’en arriver à croire que ses trois filles se sont enfermées avec lui dans la montagne ! De même, l’épisode de la mort d’Aymeri de Poitiers n’est pas compris : une confusion entre le cas régime et le cas sujet en français l’amène à croire que c’est le sanglier qui frappe, alors que dans la version originale, c’est lui qui est visé. Puis il comprend mal « adens », c’est-à-dire « à plat ventre », et croit alors qu’Aymeri est tombé sur les dents du sanglier. Du coup, on lit que c’est le sanglier qui a tué Aymeri, et non pas Raymondin, ce qui, par la suite, ne tient pas debout : pourquoi Raymondin éprouverait-il des remords s’il est innocent ?

Ainsi, le traducteur anglais, quand il ne fait pas d’erreurs, colle du plus près possible au texte source, rendant un texte anglais des plus disgracieux. Le jugement de Colette Stévanovitch est sans appel : « La traduction du Roman de Mélusine en vers moyen-anglais pourrait être présentée à tout traducteur comme modèle à ne pas suivre ».

Reste à nous pencher sur les trois traductions françaises retenues, toutes les trois en prose : deux traductions du texte de Thüring von Ringoltingen, par Claude Lecouteux et Jean-Marc Pastré, et une du texte de Coudrette, par Laurence Harf-Lancner. Tous les trois sont fidèles à leur source, mais ne peuvent manquer, parfois, d’infléchir le texte, ou de livrer une version française pesante ou appauvrie. En outre, les traductions de l’allemand suscitent de temps à autre des interrogations, Claude Lecouteux et Jean-Marc Pastré ne s’accordant pas toujours sur le sens à donner à un mot ou à une phrase. D’une manière générale, leur grande connaissance de la légende de Mélusine et de la langue de l’époque ne permet pas de mettre en doute leur compréhension du texte, mais elle peut parfois apparaître comme un défaut quand ces auteurs se prennent à « corriger » sensiblement leur source à la lumière de leur savoir.

2. Etude comparée des traductions d’un passage du Roman de Mélusine : l’arrivée du comte de Forez et ce qui précède la transgression de l’interdit :

Nous avons choisi de nous pencher sur ce qui peut apparaître comme l’épisode clé du roman, son « point de bascule » pour reprendre l’expression d’Elisabeth Pinto-Mathieu, celui de la transgression de l’interdit. Nous commençons notre étude comparée avec l’intrusion de « l’élément perturbateur », à savoir le comte de Forez qui, par ses accusations calomnieuses, va pousser Raymondin à espionner son épouse. Nous nous arrêterons juste après la scène du bain de Mélusine, alors que Raymondin s’apprête, plein de colère, à rejoindre le comte de Forez, pour l’insulter à son tour, comme par un jeu de miroir.

Dans le texte de Thüring von Ringoltingen, ce passage est précédé d’une longue digression. Laissant Mélusine, Raymondin et leurs sujets tout à leur joie de célébrer la gloire des fils de Lusignan, le traducteur allemand joue littéralement les trouble-fête, en manquant à son parti-pris de maintenir le suspense et d’éviter les anticipations, se préparant à « narrer comment un terme fut mis à cette joie ». Du ton de l’austère prédicateur, il cite saint Augustin en latin : « Successus humane prosperitatis est verum indicium eterne dampnationis », « le bonheur en ce monde est un signe certain de la damnation éternelle » et rapporte un exemplum tiré de la vie de saint Ambroise sur le même thème. Cet ajout original de Thüring ne change rien à l’histoire, mais il est révélateur non seulement des intentions moralistes du Bernois, mais surtout de la finesse d’esprit dont il peut faire preuve. En effet, l’histoire qu’il rapporte mettant en scène saint Ambroise est bien choisie pour annoncer la ruine des Lusignan. Elle nous apprend que le saint logeait chez un aubergiste qui avait été son camarade d’école. Alors qu’il prend de ses nouvelles, l’aubergiste se réjouit de son bonheur et de sa prospérité. Saint Ambroise décide alors de fuir les lieux, avec raison, puisqu’il avait à peine quitté l’auberge que celle-ci s’effondra…

« Mais revenons à notre histoire ! », puisque c’est ainsi que nous y invite Thüring dans la traduction de Jean-Marc Pastré, là où, exceptionnellement, il se permet de s’exprimer à la première personne : « Nů kum ich wider an die hystorien », lui qui d’habitude évite de reprendre à son compte les assertions de Coudrette à la première personne. On peut remarquer l’écart qu’il y a entre la traduction de Pastré et celle, plus fidèle, de Lecouteux : « Je retourne maintenant à l’histoire ». Cela semble dénoter une volonté, de la part de Pastré, de relancer l’attention du lecteur, en l’interpellant par un impératif et en l’invitant à le suivre dans l’histoire en abandonnant le pronom « je » pour la première personne du pluriel. Le traducteur nous convie à nous approprier, nous aussi, ce texte qu’il a fait sien, en lui donnant ses propres mots.

COUDRETTE

ROMANS

THÜRING

Or avint a un samedy,

Raimon Mellusigne perdy,

Ainsi qu’avoit autreffoiz [fait :

So it cam and fill in a scaturday,

That Raymounde loste the fair melusine, [lo!]

As at other days don had alway

Und fügte sich uff eynen Samstag, das Raymont Melusinen aber verloren hatte, als auch andre samstage alle.

LECOUTEUX

PASTRE

HARF

Il arriva qu’un samedi, Raymond avait perdu Mélusine comme tous les autres samedis.

Il arriva, un samedi, que Raymond ne vit plus Mélusine, comme d’ailleurs tous les samedis.

Il arriva, un samedi, que Raymondin vit disparaître Mélusine, comme bien d’autres fois.

Pour ce qui est de la traduction anglaise, ces trois vers nous

permettent dores et déjà de mettre en avant les défauts annoncés plus haut : recours redondant à des doublets de synonymes, « it cam and fill » (fill étant l’ancienne forme de fell, passé de fall) ; ajout d’un adjectif qui ne risque pas de perturber le sens original, « the fair melusine » ; ajout d’une interjection à laquelle il a fréquemment recours et dont on ne peut que dire qu’elle pollue le texte, « lo ! » (« voyez ! »). Pour le reste, il est effectivement des plus fidèles à la source.

Thüring est aussi très proche du texte de Coudrette, à ceci près qu’il insiste sur l’idée que cela s’est produit de nombreuses fois auparavant, avec « auch », « andre », et « alle » pour rendre « ainsi qu’auttrefoiz ». Peut-être faut-il y voir le souci de Thüring de ménager son lecteur, de le rassurer, afin que la surprise n’en soit que plus grande, toujours dans l’optique de maintenir un suspense que pouvait rompre le caractère irrémédiable contenu dans le verbe « verloren », lui-même déjà atténué, d’ailleurs, par l’emploi du plus-que-parfait, « verloren hatte », plutôt que le passé simple, qui aurait pu, lui aussi, alarmer le lecteur quant à une éventuelle « perte » définitive de Mélusine.

C’est d’ailleurs sur ce verbe « perdre » que les traductions françaises ne s’entendent pas : Lecouteux choisit la fidélité absolue, au risque de perturber la compréhension du lecteur ; Pastré appauvrit d’une certaine façon le texte original en employant le verbe « voir », comme s’il avait saisi l’intention de Thüring de ne pas trop anticiper et avait alors choisi de gommer toute idée de perte ou de disparition que l’on pourrait croire définitive ; Laurence Harf-Lancner préfère « disparaître » à « perdre », ce qui permet de garder l’annonce implicite de la suite, tout en effaçant une éventuelle responsabilité de Raymondin, qui n’est que spectateur passif (« vit disparaître »), alors que plus tard, il sera effectivement acteur de la disparition de Mélusine.

COUDRETTE

ROMANS

THÜRING

Mais riens n’avoit enquis du fait

Ou elle alloit ne que faisoyt,

Car riens fors que bien n’y pensoit.

But noght enquered hou the dede gan goo ;

To what place she went, or what she wolde do.

Yn absence but good never she ne thought,

But all that to hys plesaunce might be wrought.

Doch hette er sü darumb nie ersůchet noch ir nachgefraget und sin gelüpte und eide gehalten, den er ouch nie anders den gutes und nütz arges nie gedachte.

LECOUTEUX

PASTRE

HARF

Cependant, il ne l’avait jamais cherchée ni ne lui avait posé de questions : il avait tenu parole et respecté son serment car il ne pensait jamais qu’à faire le bien et ne songeait jamais à mal.

Mais n’ayant jamais pensé à mal, il avait jusque là tenu sa parole ; respectant sa promesse, il ne l’avait jamais cherchée ni ne lui avait jamais posé la moindre question.

Il n’avait jamais cherché à savoir où elle allait ni ce qu’elle faisait, car il ne pensait pas à mal.

Pour ce passage, la traduction anglaise pose problème. Sans nous étendre sur la lourdeur de la traduction « hou the dede gan goo », nous remarquons d’abord qu’un seul vers français est rendu par deux vers anglais, ce qui est révélateur d’une possible difficulté de traduction. Il est vrai que le français « car riens fors que bien n’y pensoit » peut susciter le doute : qui est-ce qui ne pense qu’au bien ? Raymond, qui a pleine confiance en son épouse ? Ou Mélusine, qui lui a promis d’œuvrer toujours à sa gloire et à sa prospérité pendant ses absences hebdomadaires ? Alors, que les cinq autres traductions comprennent que Raymondin est le sujet de « pensoit », le traducteur anglais est seul à penser que c’est Mélusine, qui « pendant son absence, ne pense jamais qu’au bien ». Il se sent alors obligé de justifier son choix de traduction par un vers supplémentaire, renvoyant à la promesse que la fée avait faite à son futur époux, à savoir qu’elle ne s’occuperait qu’à « son plaisir », à lui (« to hys plesaunce »). Même si elle est fautive, la traduction se justifie, d’autant plus que l’alternance « she », « hys » semble sous-entendre qu’elle n’œuvre qu’à son plaisir à lui, et donc qu’elle ne cherche pas son plaisir à elle, dans les bras d’un autre…

Thüring s’éloigne quant à lui de Coudrette en diluant nettement son propos, et surtout, en ajoutant une allusion insistante à la promesse qu’a faite Raymondin : « und sin gelüpte und eide gehalten » (das Gelübde, le vœu, la promesse solennelle ; der Eid, le serment). On retrouverait ici les intentions moralisantes de Thüring, laudateur à l’égard de celui qui a tenu sa parole.

Par ailleurs, sa traduction semble inscrire une hésitation quant au « bien » dont parle Coudrette. Faut-il comprendre « nütz » chez Thüring au sens d’ « utile » ? Dans ce cas-là, cela inviterait à comprendre ce « bien » comme celui que fait Mélusine.

Or, les traducteurs français infléchissent le sens, apparemment embarrassés par ce passage. Lecouteux ajoute le verbe « faire », pour bien montrer que c’est Raymondin qui est « bon ». Pastré élimine la redite, et, du même coup, les problématiques « gutes und nütz ». Laurence Harf-Lancner fait le même choix pour traduire le texte de Coudrette, maintenant certes l’hésitation « Raymondin ne pense jamais qu’à faire le bien » / « Raymondin ne pense pas que sa femme puisse mal se comporter », mais occultant l’idée que, peut-être, « Raymondin ne pense à rien si ce n’est au bien (qu’il en retirera) ».

COUDRETTE

ROMANS

THÜRING

Or advint en celle journee

Que ses frere, cui la contree

Du paÿs de Forest fut lors

Pour leur pere qui estoit mort,

Arriva ce jour a Vauvent.

Le temps fut doulx, sanz point de vent

La journee fut belle et clere.

Raimondin voit venir son frere,

Moult grandement il le reçut,

Maiz après il lui en meschut.

Tho it cam and fill As in that morning,

That hys brother, which the Erle of forest was,

For the Fader dede long biforn being,

At vavuent that day rivage gan purchas.

The thyme fair, without wynde hye or bas,

The morning right fair shuwyng, inly clere,

Raymounde his brother saw com drawing nere ;

He him resceived verray brotherly ;

But after it cam to gret mischief preste.

Und in der zit eben, do was der grave vom Vorst, Raymonds vatter, abgangen mit dode ; harumb so kam sin brůder, der elteste, der da zůmal graff was, gan Lussinien zů synem bruder, der in gar erlich und schön enpfing.

LECOUTEUX

PASTRE

HARF

C’est justement à cette époque que mourut le comte de Forez, le père de Raymond. Son frère aîné, qui était également comte, vint à Lussinien, chez son frère qui le reçut avec faste et noblesse.

Or, le comte de Forez, le père de Raymond, était mort. Le frère aîné de Raymond, devenu à son tour comte de Forez, vint alors rendre visite à son frère, qui le reçut avec grandeur et noblesse.

Mais il se trouva que ce jour-là son frère, qui possédait la terre de Forez depuis la mort de leur père, arriva à Vouvant. Le temps était doux, sans vent ; c’était une journée belle et claire. Raymondin, voyant venir son frère, le reçut dignement ; mais il devait lui en arriver malheur.

Le traducteur anglais fait ici une erreur grossière, mais qui, on le verra, pourra faire sens : il prend le nom propre « Forez » pour le nom commun « forêt » (certes, l’orthographe « Forest » peut l’excuser), faisant du frère de Raymondin « the Erle of forest ».

Il choisit de comprendre « Pour leur pere qui estoit mort », comme un événement indépendant de la venue du comte chez Raymondin, puisqu’il ajoute « long biforn », alors que Thüring comprend que le comte de Forez père est mort il y a peu et suggère que c’est le motif de la visite du frère : « in der zit eben, do was der grave vom Vorst (…) abgangen mit dode ». Lecouteux le prendra en ce sens, et mettra l’accent dessus en ajoutant l’adverbe « justement » : « C’est justement à cette époque que mourut le comte de Forez », tandis que Pastré, plus évasif, se contente d’un « or, le comte de Forez, le père de Raymond, était mort », supprimant toute précision, mais il relie tout de même la visite du comte à son « accession » récente à la seigneurie (« devenu comte à son tour, vint alors rendre visite à son frère »). Il est vrai que le texte de Coudrette peut porter à confusion : veut-il dire que le frère de Raymond est comte de Forez, parce que leur père est mort ? Ou bien que le frère vient rendre visite à Raymond, parce que leur père est mort ? Le seul élément qui permette de trancher est la virgule, qui sépare la « mort du père » de la mention de « l’arrivée de Forez », faisant plutôt de « Pour leur pere qui estoit mort » un complément du vers qui précède. C’est d’ailleurs en ce sens que le comprend Laurence Harf-Lancner.

Ainsi, pour une fois, il semblerait que le traducteur anglais ait vu juste, et que ce soit Thüring qui ait mal interprété. Incompréhension de la part du Thüring ? Ou plutôt volonté de donner une explication à tout ? En effet, il semble que ce soit une tendance du traducteur allemand que de vouloir donner une raison à chaque chose et de motiver chaque étape du récit. Ainsi, il justifie la venue du frère (et par là même la précision de Coudrette) par la mort du père. On remarque qu’il ajoute un détail : « der elteste », « l’aîné » : là encore, il semblerait que Thüring veuille justifier la possession du titre par le frère, et non par Raymondin.

On note aussi que Thüring traduit « Vauvent » par « Lussinien », sans doute par souci de son lecteur, de toute évidence peu au fait de la géographie poitevine. Mais le sens y est, le point important étant qu’il vienne lui rendre visite, ce qu’a bien saisi Pastré, qui élimine simplement la mention du lieu, là où Lecouteux traduit fidèlement « Lussinien ».

Le traducteur anglais, quant à lui, fidèle à lui-même et au texte, traduit étrangement « At vavuent that day rivage gan purchas », gardant la mention précise du lieu, mais ajoutant « rivage gan purchas » pour avoir le bon nombre de syllabes. Mais l’idée de « rivage » implique qu’il vienne par voie maritime. Or, Vauvent est situé dans les terres, à des kilomètres du moindre « rivage »… Peut-être est-ce la notation de Coudrette à propos du « vent » qui l’induit en erreur (« sanz point de vent ») ?

Les considérations « météorologiques » de Coudrette sont d’ailleurs occultées par Thüring, qui les considère sans doute de peu d’intérêt. En effet, ces deux vers ne semblent avoir été écrits qu’afin de fournir une rime à « Vauvent ». Thüring supprime aussi l’anticipation « mais apréz il lui en meschut ».

Pour le reste, il est proche du texte de Coudrette, bien qu’on puisse déplorer les répétitions pesantes de « graff » et « bruder ». Il rend bien « moult grandement » en « erlich und schön », là où le texte anglais infléchit le sens en « verray brotherly », imposant une répétition supplémentaire et superflue de « brother », et où Laurence Harf-Lancner affaiblit considérablement le sens en un simple « dignement », ce qui surprend parce qu’il est tout à fait possible de traduire « moult grandement » par « somptueusement » ou « fastueusement », par exemple.

L’arrivée du comte de Forez est suivie de l’évocation d’une fête, qui ne laisse de poser des problèmes de compréhension :

COUDRETTE

ROMANS

THÜRING

Les barons vindrent a la feste

Qui fut moult noble et moult honeste,

Et de dames tres grant foyson

Y vindrent pour celle achoyson.

Vnto this feste cam Barons full many,

Which notable were And right ful honeste,

Ther welcoming the Erle of foreste,

Als of lades cam grett fusion,

Whos coming was the festes encheson.

Und die was zů eynem hochzit, das die graffen und lantzheren zů hoff zů irem heren Raymond geritten warent.

LECOUTEUX

PASTRE

HARF

Pour cette occasion, les comtes et seigneurs du pays avaient gagné la cour de Raymond, leur seigneur.

C’était à l’occasion d’une fête pour laquelle les comtes et barons étaient venus à la cour de Raymond, leur seigneur.

Les barons étaient venus à la fête, célébrée avec faste et noblesse, avec un grand nombre de dames, qui les accompagnaient à cette occasion.

La pierre d’achoppement est cette « achoyson » mentionnée par Coudrette. Première hésitation : est-ce la venue du comte de Forez qui motive la fête ? Ou bien avait-elle lieu avant ? Deuxième hésitation : est-ce à l’occasion de la fête que les vassaux sont venus ? Ou à l’occasion de la visite du comte ? Bien sûr, cette hésitation n’a plus lieu d’être si la fête est donnée en l’occasion de la venue du comte. Troisième incertitude : les dames qui viennent à la fête en grand nombre : qui sont-elles ? D’où viennent-elles ? Pourquoi sont-elles là ? Arrivent-elles seules ou accompagnent-elles les invités ?

Ici, le traducteur anglais commet une erreur que relève Skeat dans ses notes : il comprend que c’est la venue des dames qui motive la fête (« Whos coming was the festes encheson »), alors que le texte français dit simplement que les dames viennent à cette occasion. Au vu des mots de Coudrette, l’erreur n’est pas compréhensible, mais elle devient impardonnable quand on remarque qu’à un vers d’intervalle, le traducteur se contredit. En effet, juste avant il laissait entendre que la fête était donnée pour souhaiter la bienvenue au « comte de la forêt » : « Ther welcomyng the Erle of foreste » !

On peut cependant lui laisser le bénéfice du doute : si les dames accompagnent le comte, comme le suggère « Als » en tête de vers, on peut accepter que, d’une certaine façon, leur venue motive aussi la fête. Il y aurait une certaine logique de la part du traducteur anglais : s’il comprend que le comte est le seigneur « de la forêt », il peut aisément l’assimiler à un être féérique, un homme « faé », venant, comme Mélusine, des profondeurs sylvestres. La multitude de dames qui viennent à la fête, qui pose déjà question dans le poème de Coudrette, si elle l’accompagne, se comprendrait alors comme une « foule féérique ». Cette « foison » (« fusion ») de créatures féminines à l’origine douteuse incite à voir en elles des fées, les semblables de Mélusine.

On peut aussi prêter ce sous-entendu quant à la nature féérique des dames à Coudrette, puisqu’il sépare par un vers l’évocation des « barons » et des « dames », comme si les deux groupes ne venaient pas ensemble. Ce n’est cependant pas la lecture la plus évidente, et Laurence Harf-Lancner insiste sur le fait que les dames accompagnent les barons : « avec un grand nombre de dames, qui les accompagnaient ».

A propos de cette « achoyson », le texte de Thüring est bien plus évasif : il dit simplement que les vassaux étaient venus à la cour de leur seigneur Raymond : « die graffen und lantzheren zů hoff zů irem heren Raymond geritten warent » en raison d’une fête : « die was zů eynem hochzit ». L’hésitation est sensible dans les traductions françaises, puisque Lecouteux et Pastré opte chacun pour une des deux options : Lecouteux pense que la venue du comte est la raison de la fête et que c’est pour cela que les vassaux sont venus ; Pastré pense, à l’inverse, que le comte était venu, de même que les vassaux de Raymondin, à l’occasion de la fête. La nuance se joue, en fait, sur ce qui motive la fête. Si ce n’est pas la venue du comte de Forez, qu’est-ce donc ? S’agit-il encore de fêter les victoires des fils de Lusignan à l’étranger ? Et sinon, quoi d’autre ? Thüring, qui nous a habitué à fournir une explication à chaque chose n’aurait peut-être pas laissé subsister le doute ; cela conduirait alors à comprendre que la fête est bien donnée à l’occasion de la venue du comte…

Mais les deux traductions françaises se tiennent et sont cohérentes avec elles-mêmes. Lecouteux, qui avait compris que la mort du père était récente, n’aurait peut-être pas pu comprendre que Raymondin fasse la fête, sans raison apparente. Le problème ne se posait pas pour Pastré, qui avait éludé la question temporelle à propos de la mort du comte.

Pour en revenir aux « dames », il est notable que Thüring n’y fait pas la moindre allusion. On peut légitimement se demander pourquoi, d’autant plus que le traducteur anglais leur accorde une place importante, et que le texte de Coudrette pourrait laisser voir des fées en ces dames. Soit Thüring y a perçu un sous-entendu, et a choisi de ne pas faire interférer le merveilleux dès l’arrivée du comte ; soit, il a tout simplement considéré que la mention des dames était inutile. Lui que l’on sent attaché aux valeurs de la chevalerie et dont l’ambition sociale se traduit à plusieurs reprises par le souci de plaire aux nobles, à l’aristocratie, a peut-être préféré développer le côté « hiérarchique » et féodal de la scène, avec un champ lexical orienté autour des rapports de vassalité : « graffen », « lantzheren », « hoff », « irem heren ». Peut-être, enfin, l’absence des dames chez Thüring souligne-t-elle l’absence de la dame, de Mélusine, que reproche le comte à son frère…

COUDRETTE

ROMANS

THÜRING

Lors dist le conte de Forests :

« Raimon, beau frere, or entendez ;

Par amour, vous prie et requier,

Faites venir vostre mouillier. »

Then hym said the Erle of the wild foreste,

“Raymounde, fair brother, now me here entend,

Lete your wife appere here at thys said feste.”

Do sprach der grave vom Vorst zů synem brůder : „Lieber brůder, heissent üwer gemachel herfür zů üwern und iren gesten komen und sü entpfachen und in ere tůn, als darzů gezimpt.”

LECOUTEUX

PASTRE

HARF

Le comte de Forez dit à son frère : « Cher frère, faites venir votre épouse auprès de vos invités, qui sont aussi les siens, afin qu’elle les accueille et leur fasse honneur comme il se doit. »

Le comte de Forez dit alors à son frère : - Cher frère, dites à votre femme de rejoindre vos invités, qui sont aussi les siens, et de leur faire l’honneur de les accueillir comme il convient.

Le comte de Forez dit alors : - Raymondin, cher frère, pour l’amour de moi, je vous en prie, faites venir votre femme !

Le traducteur anglais confirme son incompréhension en ajoutant la cheville « wild », « sauvage », faisant du frère de Raymond le « comte de la forêt sauvage ». Colette Stévanovitch relève cette tendance du traducteur à ajouter les adjectifs les plus banals possibles pour avoir le bon compte de syllabes : les ennemis sont toujours « cruel », les femmes « fair » et la nature « wild ». Cependant, l’adjectif témoigne bien de l’assimilation du comte à un homme « faé » dans l’esprit du traducteur. Dès lors, le texte prend une dimension nouvelle et qui n’est pas inintéressante. Cet homme, qui portera les accusations contre Mélusine, paraît en savoir plus qu’il ne veut le montrer, et semble avoir plus de liens avec Mélusine que ne le dit le texte français. Ses accointances féériques permettraient d’émettre l’hypothèse que, peut-être, le traducteur s’est laissé influencé par sa connaissance d’autres récits dits « mélusiniens » : Claude Lecouteux et Laurence Harf-Lancner rapportent ainsi un conte dans lequel la fée épouse un mortel, mais ses anciens compagnons de la forêt viennent la chercher et incitent son mari à transgresser l’interdit, afin qu’elle reparte avec eux.

Le texte anglais condense ensuite deux vers français en un seul :

Par amour, vous prie et requier,

Faites venir vostre mouillier.

deviennent : “ Lete your wife appere here at thys said feste ”, effaçant l’idée de prière dans la requête du comte. Nous pouvons faire trois remarques. D’abord, l’ajout de « said » utilisé pour renforcer le démonstratif est caractéristique de l’auteur anglais pour arriver au bon compte de pieds. Ensuite, plus intéressant est l’emploi du verbe « lete », comme si c’était Raymondin qui empêchait à sa femme d’assister à la fête, alors que l’on sait assez à quel point il est impuissant face à elle. Enfin, le choix du verbe « appere » est significatif : il souligne le caractère surnaturel de l’épouse, renvoyant à la scène de la rencontre au cours de laquelle Raymondin croyait avoir à faire à un fantôme, à une « apparition ». Peut-être faut-il y voir, encore une fois, une contamination d’autres récits mélusiniens dans lesquels la fée oblige son amant à garder le secret quant à son existence, et refuse d’apparaître en public. C’est le cas, par exemple, de la fée du lai de Lanval.

Le texte de Thüring, pour sa part, met déjà un reproche dans la bouche du comte, qui stigmatise le manque de politesse de Mélusine. Thüring allonge en effet considérablement le discours du comte de Forez. On retrouve ici l’influence du diplomate soucieux de réguler les relations de civilité. Mélusine devrait être là pour accueillir les invités de son époux, qui sont aussi les siens : l’acidité du reproche est palpable dans ce jeu sur les possessifs, « üwern und iren gesten ». La remarque du frère de Raymondin souligne bien, a contrario, que Mélusine n’a pas une attitude convenable : « heissent üwer gemachel (…) in ere tůn, als darzů gezimpt. » (geziemen signifie convenir, être convenable, décent).

Cette critique à l’encontre de Mélusine n’est certes pas totalement absente du récit de Coudrette, mais, quand le comte de Forez intime à Raymondin : « Faites venir votre mouillier », il semble davantage que ce soit afin d’amener les récriminations qui suivent, sur la lâcheté de Raymondin qui n’ose demander à sa femme où elle va et qui ne sait pas ce qu’elle fait. Le comte, en exprimant le souhait de voir Mélusine, sait très bien qu’il ne sera pas exaucé…

Les traductions de Lecouteux et Pastré ne diffèrent pas grandement, à ceci près que Pastré se montre plus fidèle en traduisant « heissent » (« ordonner, commander, enjoindre ») par « dites à votre femme de… ». Car il s’agit bien pour Raymondin d’exercer son autorité sur son épouse. En revanche, Lecouteux atténue l’ordre en traduisant plus simplement « faites venir », comme dans le texte de Coudrette et la traduction de Laurence Harf-Lancner, ce qui efface l’idée que Raymondin puisse donner un ordre à Mélusine, et a pour effet d’atténuer le reproche à son encontre. Il semble alors que sa connaissance de l’œuvre le fasse s’écarter de ce que voulait dire Thüring.

A cette demande du comte, Raymondin affirme qu’il verra Mélusine le lendemain. Puis ils assistent au festin, et, après le dîner, le comte revient à la charge, prend Raymondin à part et lui adresses ses critiques, soulignant la honte qui pèse sur lui, stigmatisant son manque de « hardiesse » face à sa femme, lui reprochant de ne pas savoir où elle est ni ce qu’elle fait. Il met particulièrement en avant le fait que sa honte est « publique » : « Chascun le dit publicquement », « On dit partout ». Les traductions anglaises et allemandes restent proches du texte français, quoique Thüring s’attarde moins sur les « rumeurs » pour se concentrer sur le « déshonneur ». On peut simplement remarquer que Laurence Harf-Lancner traduit « chascun le dit publicquement » par « c’est ce que dit la rumeur publique », ce qui n’a peut-être pas les mêmes implications : le texte de Coudrette semble plus dur à l’égard de Raymondin, qui apparaît comme la risée de ses « sujets », lesquels ne le craignent pas et se permettent de le moquer « publicquement », à voix haute, tandis que Laurence Harf-Lancner laisse courir le bruit de manière plus insidieuse.

Le comte précise ensuite ses accusations. Ici, c’est la traduction anglaise qui nous interpelle le plus :

COUDRETTE

ROMANS

On dit partout, se Dieu m’ame ait,

Qu’elle est toute desordonnee

Et qu’a un aultre soit donnee

Ce jour, et vous fait tricherie ;

Autres dïent qu’en faerie

Va celui jour, sachez pour voir.

Frere, mettez peine au savoir

Que va querant, si ferez bien.

Celer ne vous devroye rien,

Je le vous dy comme a mon frere ;

Or en faites tant qu’il y paire.

Je croy qu’elle vous fait hontage. »

Men sain overall, so god my soule saue,

That all disording is she All-way;

That day hir body Anothir man shall haue,

To you trayteresse, other so to craue ;

And som other sayn she is off the fairy.

Go thys day, brother, And know it verily ;

Putteth payn to haue off it Knowleching ;

To go And enquire good is ye do so ;

For hide shold noght she As fro you no-thing,

I say it yow now As my brother vnto,

Now do As ye seme beste vnto be do ;

I beleve she doth you shame And outrage.”

La version anglaise apparaît la plupart du temps comme un calque du français. Aussi pouvons-nous nous étonner du troisième vers de la citation : l’auteur l’allonge avec la précision « hir body » et traduit « soit donnee » par « shall haue ». Du coup, le sens (littéralement « ce jour-là un autre homme peut avoir son corps ») peut être double : le premier sens, évident, concerne l’adultère, dont la « dimension » charnelle est d’autant mieux mise en relief par « hir body » ; le second peut se déduire de la traduction du verbe « donner » en « avoir ». Ce n’est plus Mélusine qui « est donnée » (on remarque d’ailleurs que la tournure passive du français transforme presque Mélusine en objet), c’est un autre homme qui peut la « posséder ». Cela, mis en regard avec le verbe « appere » quelques vers plus haut, tend à dissocier Mélusine en deux entités, comme si son corps n’était qu’une enveloppe charnelle, dont, tel le serpent qui mue, elle peut se départir. N’importe qui (le « man » anglais peut aussi se comprendre comme un « on » général) pourrait donc s’en revêtir. Ce sens sous-jacent soulignerait la non-appartenance de Mélusine au monde des humains, et la relèguerait dans le monde animal (par le biais de la comparaison avec le serpent), dans le monde du surnaturel (en son épiphanie elle s’incarnerait dans cette « enveloppe terrestre ») ou, pire, dans le monde démoniaque (le corps de la « créature » peut être « possédée » par un autre homme, soulignant en outre son caractère luxurieux). Mais c’est là, sûrement, sur-interpréter le texte d’un auteur qui ne brille pas par sa finesse littéraire…

D’ailleurs, trois vers plus loin, il commet une faute de traduction. Quand Coudrette dit que Mélusine « en faerie / va celui jour », le traducteur comprend qu’il s’agit de deux phrases distinctes, et pense que « va celui jour » est une intimation à l’adresse de Raymondin : « Go thys day, brother, And know it verily ». N’ayant apparemment pas compris le texte source, il s’arrange pour introduire le verbe « être » là où il ne se trouve pas en français, sans, il est vrai, trahir le sens : « autres dïent qu’en faerie » devient : « she is off the fairy ».

Une autre erreur surgit, un peu plus loin : « celer ne vous devroye rien » est rendu par « For hide shold noght she As fro you no-thing », révélant que le traducteur a interpréter Mélusine comme le sujet du verbe « devroye », qui porte pourtant la marque de la première personne. La faute est compréhensible, puisque, en l’occurrence, c’est Mélusine qui a quelque chose à cacher, mais elle était aisément évitable et révèle un manque d’attention du traducteur difficilement excusable à ce moment crucial du roman.

Les paroles du comte font leur effet sur Raymondin :

COUDRETTE

ROMANS

THÜRING

Raymondin mue son courage,

Tant est irez ne scet que dire ;

Il tressue de dueil et d’ire.

Raymound blusshed, changing his corage,

So malice And wroght, wiste noght what to say ;

For wo And hevinesse full faste swatte he.

Raymont do er düse rede horte, da wart er von zorn rot und darnach bleich gefarbt und kerte sich an mer worten von synem brůder in grosser grymmikeit und in herttem zorn

LECOUTEUX

PASTRE

HARF

Entendant cela, Raymond s’empourpra puis pâlit. Tout encourroucé et furieux, il reconsidéra les paroles de son frère,…

Quand il eut entendu ces paroles, Raymond, de colère, rougit et blanchit tour à tour. Sans plus parler à son frère, il le quitta en grand courroux ; plein d’ire…

Raymondin, tremblant de chagrin et de colère, ne sait que répondre.

Il est surprenant que le traducteur anglais et Thüring aient, l’un comme l’autre, ajouté une notation sur le changement de couleur de Raymondin sous l’effet de la colère. La version anglaise note qu’il « rougit », « Raymound blusshed », et la version allemande qu’il rougit puis pâlit : « rot und darnach bleich gefarbt ». Cela est d’autant plus étonnant de la part du traducteur anglais, qui, on l’a vu, se garde bien d’ajouter quoi que ce soit à l’original… Peut-être ont-ils traduit tous deux à partir d’une autre même version du texte de Coudrette ? Ou bien se sont-ils inspirés, l’un et l’autre, de l’évocation de la colère de Geoffroy ? :

De despit a perdu le sens,

Vermoil fut d’aïr comme sangs ;

De fin aïr qu’il ot ou corps

Sue et escume comme un pors.

On retrouve dans les deux passages la mention de la sueur. Or, si la version anglaise traduit bien « swatte he », Thüring occulte cet élément (qui réapparaîtra plus tard et dans le texte de Coudrette et dans celui de Thüring).

On remarque que Thüring efface l’idée de chagrin pour se concentrer sur celle de la colère (« in grosser grymmikeit und in herttem zorn »), alors que Coudrette parle de « dueil », Laurence Harf-Lancner de « chagrin » et le traducteur anglais de « wo and heviness ». Dès lors, on peut émettre l’hypothèse que Thüring, s’attachant avant tout à évoquer la colère et ses effets, évite de mentionner la sueur, qui pour lui se rapprocherait davantage du chagrin, des pleurs, par la liquidité, ou à la peur que ressentira Raymondin à la vue de sa monstrueuse épouse.

Cet intérêt plus marqué pour la colère du héros, que souligne en outre le recours à des qualificatifs emphatiques comme « grosser » ou « herttem », semble révéler une intention moralisatrice de l’auteur. En effet, c’est à propos de la fureur de Raymondin que Thüring fera plus loin la digression dans laquelle il citera Sénèque.

A l’inverse, la traduction de Laurence Harf-Lancner, qui efface elle aussi la mention de la « sueur », semble plutôt mettre l’accent sur la douleur, nous présentant Raymondin comme une pauvre chose, « tremblant[e] de chagrin ». C’est pourtant la colère qui le pousse à agir dans la suite du texte.

3. Raymondin surprend Mélusine au bain : déshumanisation et fictionnalité de la fée :

COUDRETTE

ROMANS

THÜRING

Tantost s’en va querir s’espee

Bien scet ou sa femme est entree.

La se bouta ou n’ot esté

Ne en yver ne en esté

Anon went thens, hys swerd fet that day ;

Full well he knew where his wife made entre ;

There he faste knakked where he had noght be

und gieng gar snell und nam sin swert und lieff an eyne kammer, darin er vor nie komen was, den Melusine die ir selbs zů ir heymlicheit gebuwen hat.

LECOUTEUX

PASTRE

HARF

(…), disparut, prit son épée et courut jusqu’au seuil d’une pièce où il n’était jamais entré auparavant : c’est Mélusine elle-même qui l’avait faite construire pour y cacher son secret.

(…), il se dépêcha d’aller prendre son épée et courut vers une pièce dans laquelle il n’était jamais entré, car Mélusine l’avait bâtie exprès pour s’y retirer seule

Il court chercher son épée. Il sait bien dans quelle pièce sa femme est entrée et s’y rend, alors que jamais il ne s’en était approché.

La traduction anglaise semble poser problème à Skeat, qui comprend « knakked » comme « knocked », et, en effet, ce serait une mauvaise interprétation du verbe « bouter » qui aurait entraîné cette traduction. Bien sûr, Raymondin ne va pas « frapper » à la porte avant de forer un trou avec son épée, et, s’il est vrai que le verbe « bouter » a pour sens « heurter, frapper », la forme pronominale aurait dû indiquer au traducteur qu’il fallait le comprendre au sens de « se précipiter ». Il se rachète cependant, en ne traduisant pas le vers inutile et regrettable qui suit, « ne en yver ne en esté », ce dont se garderont aussi les autres traducteurs.

Mais c’est la traduction de Thüring qui, encore une fois, nous arrêtera. En effet, ce dernier ajoute une précision de son cru, apparemment toujours dans le souci de fournir une explication à tout. En effet, le lecteur de Coudrette ne manque pas de s’interroger en apprenant que Raymondin « bien scet ou sa femme est entree » : n’était-il pas censé ignorer où elle se trouve et ne pas chercher à le savoir ? Reste, pour autant, qu’il ne sait pas ce qu’elle fait, et ce sont ses doutes sur sa fidélité qui le « précipitent » là où il n’a jamais été. On remarque au passage que Thüring infléchit le sens : quand Coudrette écrit « ou n’ot esté », il traduit « darin er vor nie komen was », c’est-à-dire qu’il n’y est jamais entré.

La version allemande nous apprend que Mélusine avait bâtie elle-même la pièce dans laquelle elle s’est retirée, ce qui nous rappelle, au moment opportun, à savoir juste avant la découverte de son caractère « monstrueux » et surnaturel, les pouvoirs magiques de Mélusine. Au regard des traductions françaises, on s’aperçoit que Pastré se montre plus fidèle à l’original que Lecouteux, en traduisant « Mélusine l’avait bâtie », tandis que Lecouteux, qui traduit : « c’est Mélusine elle-même qui l’avait faite construire », semble se laisser guider par sa connaissance de l’histoire, sachant bien que Mélusine emploie des « ouvrier faés » pour effectuer les travaux de construction.

Thüring précise que Mélusine a construit cette chambre « zů ir heymlicheit », « pour son intimité » ou « pour son secret ». Le mot est à même de souligner le désir de Mélusine de se retrouver seule, et nous renvoie à ce qu’elle cache, à son intimité. Là encore, les traductions françaises divergent : Claude Lecouteux appauvrit la polysémie du mot par une sorte d’anticipation, « pour y cacher son secret » ; Jean-Marc Pastré l’appauvrit en se concentrant sur l’idée de solitude, « pour s’y retirer seule », délestant « heymlicheit » des références à l’intime.

Il semble que par cet ajout, Thüring traduise quelque chose d’important, que nous développerons plus loin, à savoir qu’avec le traducteur allemand, l’on passe d’un discours prétendu de vérité (le texte de Coudrette) à un discours véhiculant une réflexion sur la création littéraire. La position intermédiaire, paradoxale, de Mélusine, que l’on a mise en avant ailleurs, se retrouverait dans le fait que l’on puisse voir la fée comme une créature, mais aussi comme une créatrice de fiction…

Raymondin se retrouve face à la porte close de la chambre où Mélusine s’est enfermée, porte dans laquelle il va creuser un trou à l’aide de son épée. C’est par là qu’il va pouvoir observer son épouse dans son bain :

COUDRETTE

ROMANS

THÜRING

La regarde, si apperçoyt

Mellusigne qui se baignoit ;

Jusqu’au nombril la voit si blanche

Comme la nege sur la branche,

Le corps bien fait, fricque et joly,

Le visage fres et poli ;

Et a proprement parler d’elle,

Oncques ne fut point de plus belle.

At the hole beheld, perceyving full welle

Melusine, hou she bathed euerydell,

Unto hir navel shewing ther full white,

Like As is the snow A faire branche vppon,

The body welle made, frike in ioly plite,

The visage pure, fresh, clenly hir person,

To properly speke off hir faccion,

Neuer non fairer ne more reuerent ;

(…) und sach, das sin wip und gemachel in eynem bade nacket saß, und sü was vom nabel uf ein uß der acht schöne wiplich bilde, von libe und angesicht unsaglich schön.

LECOUTEUX

PASTRE

HARF

(…) et vit son épouse assise, nue, dans un bain. Au-dessus de la ceinture, elle était femme extraordinairement belle, avec un buste et un visage d’une indicible beauté,…

(…) et vit sa femme assise au bain, nue, et sa personne était jusqu’à la taille incroyablement belle, indiciblement belle de corps et de visage.

Il regarde et découvre Mélusine au bain : il la voit, jusqu’à la taille, blanche comme la neige sur la branche, bien faite et gracieuse, le visage frais et lisse. Certes, on ne vit jamais plus belle femme.

On peut encore critiquer certains choix du traducteur anglais, de rendre par exemple « joly » par « in ioly plite », littéralement « dans une belle condition », « plite » étant ajouté comme une cheville affaiblissant le sens de l’adjectif français avec une précision dénuée de tout intérêt.Mais la traduction la plus discutable est celle de la comparaison avec « la nege sur la branche », comparaison un peu plate que se garde bien de traduire Thüring : le traducteur anglais introduit l’adjectif « faire » pour arriver au bon nombre de pieds, et aboutit à un vers qui frôle le ridicule, avec cette mention d’une « jolie branche » : « Like As is the snow A faire branche vppon ».

Autrement plus intéressante est la traduction de Thüring. Le doublet « sin wip und gemachel » semble dramatiser la découverte que va faire Raymondin : Thüring efface le prénom Mélusine dans le texte de Coudrette et le remplace par deux synonymes mettant en relief le fait que cette « créature monstrueuse » que Raymondin va découvrir est, malheureusement, son épouse. Lecouteux a peut-être davantage ressenti ce désir du traducteur que Pastré, puisqu’il traduit par le doublet équivalent « sa femme et épouse », alors que Pastré se contente de « sa femme ».

Par la suite, à cette volonté de rendre pathétique la situation de Raymondin s’ajoute une soif de réalisme, comme pour mieux faire adhérer le lecteur à l’histoire et devancer ses doutes quant à sa véracité. Ainsi, Thüring nous précise que Mélusine « est assise », « saß », dans son bain, renvoyant à la réalité de l’époque, puisqu’on se baignait généralement assis dans des cuves en bois. Elle est, bien sûr, « nacket », précision qui attire l’attention sur le corps de Mélusine, mais également sur la dimension potentiellement érotique de la scène, érotisme qui ne fera que mieux ressortir, a contrario, la monstruosité de ce corps.

Mais là où les traductions ne s’accordent pas, c’est à propos du « nombril » : alors que Coudrette, Thüring et le traducteur anglais parlent du « nombril » de Mélusine (« hir navel », « sü was vom nabel »), les traducteurs français ont déplacé la « frontière » sur le corps de la fée : Pastré et Laurence Harf-Lancner parle de sa « taille » et Lecouteux de sa « ceinture ». Certes, il est sans doute plus correct de traduire ainsi la « jonction » des deux parties, mais il est probable que la mention du « nombril » dans le texte original ne soit pas insignifiante. D’ailleurs, Mélusine est toujours représentée avec un nombril, comme pour faire entendre son appartenance, de moitié, au monde des humains, puisqu’elle est née d’une femme. Elle n’est donc pas entièrement monstrueuse, pas intégralement serpente. Peut-être faut-il alors en conclure qu’aux alentours du XVe et du XVIe siècles, les lecteurs de l’histoire pouvaient avoir un doute quant à la demi-humanité de Mélusine : sous l’influence d’un christianisme omniprésent et de croyances superstitieuses, ils auraient pu reléguer définitivement Mélusine dans le monde surnaturel et démoniaque. Mais surtout, le nombril est ce qui relie la mère à l’enfant, et il souligne bien la capacité de Mélusine à engendrer, à créer. Tandis que sa queue fait d’elle un personnage de fiction, un être surnaturel, son nombril la rattache encore au monde des humains.

Cependant, Thüring ne tarde pas à lui dénier cette part d’humanité, la faisant glisser dans l’univers de la fiction, ce qu’invite à penser l’expression « ein (…) schöne wipliche bilde », que Lecouteux rend simplement par le mot « femme » et que Pastré traduit par « sa personne ». Or, littéralement, il faut comprendre « une belle image de femme », et le choix du mot « bilde » est des plus intéressants. Il renvoie en effet au caractère « illusoire » de Mélusine, dont l’apparence féminine ne serait qu’un leurre, un déguisement qu’elle aurait revêtu pour s’insinuer dans la société des hommes. Cette idée était déjà contenue chez Coudrette au moment de la rencontre entre Raymondin et la fée, celui-ci la prenant pour un « fantosme » (« Lors cuide que fantosme soyt » ; dans la traduction allemande : « er erschrack (…) ob dis ein gespenst oder sust ein frowe were »). Ce doute quant à la réalité de l’existence de Mélusine, dont on se demande si elle n’est pas sortie de l’imagination de Raymondin, pose aussi la question de la création littéraire, et artistique d’une manière générale. Mélusine, créature merveilleuse aux capacités créatrices surnaturelles semble avoir pour seule ambition de s’incarner, de passer de la « fiction » à la réalité, de devenir une femme « naturelle ». Cette « belle image de femme », elle paraît l’avoir endossée comme un costume de scène, pour jouer son rôle dans une œuvre dont la dimension théâtrale est sensible, par exemple, dans certaines scènes comme celle de la pamoison de Mélusine, dans sa longue tirade d’adieux au ton élégiaque pareille à celui des Ariane et autres femmes abandonnées par leur traître d’amant, ou dans les nombreux dialogues qui jalonnent le texte. Cette réflexion sur la « littérarité » de Mélusine se confirme d’ailleurs dans le choix de l’adverbe « unsaglich », « indiciblement », par Thüring. Enfin, cette expression pose aussi la question de l’évolution du mythe, devenu légende avant de se dégrader en roman pour finir par n’être plus qu’une « belle image ».

Femme « jusqu’au nombril », elle est serpente en dessous :

COUDRETTE

ROMANS

THÜRING

Maiz queue ot dessoubz de serpent,

Grande et orrible vrayement :

D’argent et d’asur fu burlee ;

Fort s’en debat, l’eaue a croulee.

But A taill had beneth of serpent !

Gret and orrible was it verily ;

With silver And Asure the tail burlid was,

Strongly the water ther bete, it flashed hy.

Aber vom nabel hin der under teil was ein grosser langer fyentlicher wurms schwantz von blawer lasur mit wisser silbrin farbe und runden silberin tropfen gesprenget.

LECOUTEUX

PASTRE

HARF

(…) mais sous la ceinture, la partie inférieure de son corps s’achevait par une queue de serpent longue et hideuse, bleu azur, tachetée de blanc argenté et parsemée de rondes gouttelettes d’argent.

Mais elle avait en dessous de la taille une grosse, longue et horrible queue de serpent burelée d’azur et d’argent.

Mais son corps se termine par une queue de serpent, énorme et horrible, burelée d’argent et d’azur. Elle l’agite violemment dans l’eau.

A nouveau, Thüring s’écarte du texte original par des ajouts. Nulle mention en effet de « wisser silbrin farbe », de « taches blanc argenté », chez Coudrette. Nulle mention non plus d’une quelconque « asper[sion] de rondes gouttelettes argentées », « runden silberin tropfen gesprenget ». Il semble que Thüring souhaite donner à voir la queue de serpent de la manière la plus précise et la plus détaillée possible. En revanche, il ne traduit pas le terme d’héraldique « burlee » (« rayée »), qui établit un parallèle entre les couleurs de la queue de Mélusine et celles du blason des Lusignan : il se contente de rendre « D’argent et d’asur fu burlee » par « von blawer lasur ». L’effacement du mot « burlée »chez Thüring paraît poursuivre son travail de dé-historicisation de Mélusine. Il sort du discours héraldique, réaliste, qui rattachait Mélusine à l’Histoire en la reliant à la famille des Lusignan, pour offrir une description davantage littéraire, artistique, la faisant quitter à nouveau la réalité pour lui faire embrasser le statut de créature de fiction uniquement.

En ce qui concerne les « wisser silbrin farbe », Thüring se serait peut-être laissé influencer par les illustrations du, ou des, manuscrits qu’il aurait eus entre les mains, car certaines d’entre elles représentent en effet la queue de serpent recouverte de taches. Peut-être alors le second ajout, celui des « gouttes rondes argentées », traduirait-il l’hésitation de Thüring face à ces images : les « taches blanc argenté » que l’on voit sur la queue de Mélusine sont-elles des taches de couleur (« farbe ») ou des gouttes d’eau dont elle se serait « aspergée » (« gesprenget ») ? Dans le doute, Thüring l’aurait traduit des deux façons.

Les traducteurs français n’ont semble-t-il pas voulu rendre ce détail des « projections d’eau ». Claude Lecouteux est le plus proche du texte de Thüring, mais il ne prend pas de risque en traduisant par « tachetée de blanc argenté et parsemé de rondes gouttelettes d’argent », le participe passé « parsemé » pouvant référer aussi bien à des « taches de couleur » (les deux éléments signifiant dès lors exactement la même chose) qu’à des gouttes d’eau. Jean-Marc Pastré, quant à lui, réduit considérablement le texte, en ne faisant allusion ni aux « wisser silbrin farbe » ni aux « runden silberin tropfen », écartant toute difficulté interprétative et retournant de plus près au texte original, celui de Coudrette. D’ailleurs, l’avantage donné au texte de Coudrette par rapport à celui de Thüring par Pastré se discerne nettement dans l’utilisation du mot « burelée », absent de la traduction allemande. Pastré fait donc une infidélité de taille à son texte source.

Il peut sembler surprenant que les traductions divergent tant de l’original à propos de cette scène qui est pourtant le cœur du roman, d’autant plus que l’écart se poursuit :

COUDRETTE

ROMANS

THÜRING

Quant Raimon l’a apperceüe,

Qui oncques ne l’avoit veüe

En tel estat ainsi baignier,

Adonc se print il a seignier

Et se doubta moult grandement.

Dieu reclama devoctement,

Mais nonpourtant tel paour ot,

Pour pou ne pouoit dire mot.

When that Raymound perceived this cas,

Which neuer beforn to sight gan purchas

In such A state to bath, ther hym blessed faste,

Gretly doubted, cried to god in haste,

But nohgt-for-that so moche of drede had,

That vnnethes might outre wurde ne say.

Raymond do er düse grüsenlich und frömde geschöpfte an synem gemachel sach, do wart er gar sere betrübet und von allem synem gemüte bekümbert und erschrack uß der achte von düser geschickt und stund also von forcht und in sorgen, das im der sweiß von not ußgieng.

LECOUTEUX

PASTRE

HARF

Lorsque Raymond reconnut son épouse en cette créature horrible et étrange, il en fut bien troublé et peiné, il s’effraya fort et resta là, debout, si rempli de crainte et de peur que la sueur perlait sur son front.

Quand il vit que sa femme était cette créature monstrueuse et bizarre, Raymond fut empli d’affliction ; étant en proie à la détresse, il conçut de cette affaire une peur immense. De crainte et de souci, il se mit à suer.

A ce spectacle, Raymondin qui jamais ne l’avait vue se baigner sous cette forme, se signe, rempli de frayeur. Il implore le secours de Dieu, il a si peur qu’il ne peut presque plus parler.

Si le traducteur anglais suit Coudrette de près, les allusions religieuses exceptées, Thüring, quant à lui, insiste avec force sur les sentiments de Raymondin, qui vont de la tristesse (« betrübet », « attristé, affligé ») et la peine (« in sorgen ») à la détresse (« von not »), en passant par le « souci » (« bekümbert », « affligé, soucieux »), la peur (« von forchte »), l’épouvante (« erschrack », « s’effraya, s’épouvanta »). Cette palette d’émotions a pour effet de le faire « suer », alors que cette précision est absente du texte de Coudrette. On se souvient que Thüring avait refusé de traduire « tressue de dueil et d’ire », au moment où Raymondin réagit aux paroles de son frère : il a fait glisser cette mention de la sueur d’avant à après la scène de la surprise au bain. La sueur apparaît comme un moyen pour Raymondin de « faire sortir » ses émotions, « ußgieng » venant de « ausgehen » signifiant « sortir » ; encore une fois, Thüring veut donner à voir, Raymondin exprimant ses sentiments par son aspect physique. De plus, cette sueur sur son corps peut aussi établir une sorte de jeu de miroir avec Mélusine, recouverte d’eau.

Le traducteur anglais, qui semble réifier Mélusine (« When that Raymound perceived this cas », les démonstratifs se référant à la queue de serpent mais pouvant être compris comme référant à Mélusine d’une manière générale), et le traducteur allemand, qui parle d’une « créature », « geschöpfte », qualifiée par un doublet insistant : « grüsenlich und frömde », sont tous deux plus explicites et plus sévères que Coudrette à l’égard de Mélusine. Tous deux effacent ce qui renvoie à la religion dans le texte de Coudrette : en anglais, les quatre vers du texte original sont condensés en moins de deux vers (« ther hym blessed faste, / Gretly doubted, cried to god in haste ») ; en allemand, il n’y a plus aucune mention de Dieu, ni du fait que Raymondin se signe. Le processus de « déshumanisation » de Mélusine se poursuit : alors qu’avant elle avait encore un nombril, elle est ensuite devenue une « belle image » chez Thüring, et se transforme à présent en « créature ».

Le choix du mot « geschöpfte » est révélateur. Le verbe « schopfen » signifie en effet « tirer, puiser de l’eau », ce qui renvoie Mélusine au milieu aquatique auquel elle pourrait appartenir, d’autant plus que Thüring avait plus haut « aspergée » sa queue de gouttes d’eau. Elle semble comme surgie des eaux, à l’instar de Vénus. Mais le verbe « schopfen » signifie aussi « créer », comme dans l’expression : « ein Werk schopfen », « créer une œuvre » : cela nous renverrait à l’idée de Mélusine/créature littéraire, Mélusine/œuvre d’art.

Après avoir découvert le secret de sa femme, une fois les premières émotions passées (sur lesquelles Thüring met l’accent), et avant de retourner auprès de son frère, Raymondin réfléchit et prend soin de reboucher le trou dans la porte :

COUDRETTE

ROMANS

THÜRING

Mais affin que le trou estouppe,

Un petit drapellet decouppe

Et de la cirë avec mesle ;

Le trou estoupe et bien sëelle,

Qu’omme ne pot veoir par la.

Adoncques se party de la,

Vers son frere voult repairier

Dolent de cuer, n’y ot qu’irier.

But to Ende the hole were stopped & faste made,

A litell cloute cute he with-out delay.

With wax melled, stopped the hole Always,

That by it might noght man perceiu no-thyng.

Fro thens departed he tho, faste going.

Towards his brother thought he to repaire,

Dolorous of hert, full of wrath that stounde.

Doch er besinte sich und vermachte das löchlin, so er mit dem swert gemachet hatt, wider mit eynem tuchlin und wachs und versach sich nit, das sin gemachel befunden hette, und kerte damit swigend von dannen in grossem zorn und widermůt über synen brůder ; und er besiglete nů das loch wol und schön widerumb, das nyeman hinin gesehen möchte, und kam wider zů sinem brůder in grossem zorn und grymmikeit.

LECOUTEUX

PASTRE

HARF

Il réfléchit toutefois et, de même qu’il avait fait un petit trou avec son épée, il le reboucha à l’aide d’un petit morceau de toile et de cire. Ne doutant point que son épouse l’ait vu, il s’en retourna, silencieux, furieux et très irrité contre son frère, après avoir fort bien scellé le trou afin que nul ne puisse regarder par là, et, courroucé, il retourna auprès de son frère.

Mais, se ravisant, il boucha, avec un bout de tissu et de la cire le trou qu’il avait fait avec son épée et, se gardant bien de rejoindre sa femme, sans mot dire, plein de colère et de hargne vis-à-vis de son frère. Après avoir rebouché hermétiquement le trou, afin que personne ne puisse regarder à l’intérieur, Raymond revint vers son frère en grand courroux.

Mais afin de boucher le trou, il découpe un petit morceau de tissu qu’il écrase avec de la cire : il bouche le trou hermétiquement, afin d’empêcher quiconque de voir à l’intérieur de la pièce. Puis il s’éloigne et rejoint son frère, plein de douleur et de colère.

Les traductions se rejoignent sur la façon dont Raymondin rebouche le trou, à ceci près que le verbe choisi par Coudrette, « sëelle[r] », est rendu différemment : le traducteur anglais recourt simplement à l’expression « stop[…] the hole » (« boucher le trou »), plutôt qu’au verbe « to seal » ; Thüring reste fidèle, écrivant que « er besiglete (…) das loch », « besiegeln » signifiant « sceller, apposer un sceau ». Lecouteux traduit bien « après avoir (…) scellé », mais Pastré et Laurence Harf-Lancner utilisent tous deux l’expression « (re)boucher hermétiquement », ce qui peut sembler critiquable non seulement parce que l’expression n’est pas très gracieuse, mais aussi parce qu’elle occulte les sous-entendus qu’implique le choix du verbe « sceller ». En effet, Coudrette précise que Raymondin bouche le trou avec du tissu et de la cire, ce qui ne manque pas de faire penser à l’apposition d’un sceau : le choix du verbe « sëeller » était justifié. Et ce d’autant plus que tout au long de l’œuvre le motif de la lettre tient une place importante. Ainsi, ce sont des lettres qui apportent d’heureuses nouvelles de leurs fils à Mélusine et Raymondin :

Et vont venir deux messagiers

Qui apportent lettres et briefz

De par Anthoine le puissant

Et Regnault le roy souffisant.

Les lettres baillent a Raimont,

Il les prent et la cire ront ;

De mot a mot les lettres list,

Dont de joye le cuer lui rit.

C’est encore par une lettre de son père que Geoffroy apprend que son frère Fromont est entré dans les ordres :

Quant le message descendy

De par son pere et luy tendy

La lettre qu’il lui envoyoit.

Gieffroy les list et quant il voit

Que son frere est moynes renduz,

Il amast mieulx qu’il fust penduz.

Encore les list derechief,

Dont au cuer ot dueil et meschief.

Mais bien avant cela, Mélusine avait insisté pour que Raymondin demande à son seigneur que son « guerredon » soit mis par écrit : « Faictes que vous en ayez lettre », et son futur mari s’exécutera. Le texte de Coudrette mettra alors en relief le « sceau » :

Ses lettres faire lui en font,

Subtillement furent devisees,

Puis escriptes et puis seellees

Du grant sëel au nouveau conte

Qui bel estoit et de grant compte.

Les haulx barons firent touz mettre

Leurs grans sëaulx en celle lettre.

Il se pourrait qu’il y ait ici une réflexion sur l’écriture et sur la lecture. Les lettres sont-elles censées être garantes de la véracité de l’histoire ? C’est en effet pour certifier de l’attribution des terres, dont l’étendue sera largement majorée par la ruse, que Mélusine exige qu’il fasse faire des « lettres ».

Par ailleurs, le verbe « sëeller » peut aussi signifier « cacher » : apposer un sceau sur la porte dans le but que personne ne puisse plus regarder par là, c’est maintenir le secret, cacher le caractère merveilleux de Mélusine, lui permettre de continuer à « jouer son rôle » de femme « naturelle ». Dès lors, le lecteur s’apparente au voyeur, brisant le sceau pour lire et regarder à l’intérieur, et, par là même, prendre connaissance du secret de Mélusine. Une fois celui-ci connu, il n’est plus guère possible de la considérer comme une femme humaine : l’acte de lecture assimilé à l’acte de voyeurisme renvoie la fée dans l’univers merveilleux de la fiction et la condamne à n’être, pour l’éternité, qu’une « créature littéraire ». Le geste de Raymondin, de boucher le trou et de poser les « scellés », permet de retarder le moment du départ obligé de Mélusine, puisque personne d’autre n’a pris connaissance de son « inhumanité ». Mais dès lors qu’il y a témoins, qu’ils soient auditifs ou visuels, Mélusine est perçue comme n’appartenant pas au monde réel. On se souvient d’ailleurs que le texte de Coudrette était récité en public, donc entendu avant d’être lu, ce qui explique pourquoi Mélusine disparaît du moment que Raymondin exprime sa « fictionnalité », son caractère surnaturel, à voix haute, devant un public.

Les quelques points qui ont attiré notre attention dans cette dernière partie donnent à penser qu’avec le texte de Thüring en particulier se traduit l’aboutissement d’un processus de démythification de Mélusine, réduite à n’être plus qu’une œuvre d’art, une « créature » littéraire au sens fort du terme. De déesse qu’elle était à l’origine, puisque c’est d’une déesse-mère primitive qu’elle hérite d’après la plupart des spécialistes, elle est devenue figure mythique, avant de passer à la légende et de s’inscrire dans l’Histoire en tant que « mère des Lusignan ». Elle est ensuite devenue personnage de roman, mais d’un roman dont son auteur, Coudrette, ne cesse de nous affirmer qu’il ne dit que la vérité. Thüring, qui tend à gommer ces assertions de véracité, semble, enfin, ne plus voir en elle qu’une « belle image ».

En effet, Thüring parle d’elle comme d’une « belle image de femme », expression qui lui dénie toute existence réelle et la réduit à une « apparence », une « illusion ». Créature de fiction, elle s’incarne dans l’œuvre d’art, littéraire et « picturale », si l’on pense aux illustrations des manuscrits. Ce sont d’ailleurs ces illustrations qui semblent avoir inspiré Thüring quand il donne tant de détails à propos de la queue de Mélusine, tout en taisant la référence à la réalité que constituait le verbe « bureler », terme d’héraldique qui renvoie au blason des Lusignan, excluant ainsi toute possibilité d’inscrire Mélusine dans l’histoire réelle. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle il gomme les prières de Raymondin et le fait qu’il se signe en apercevant Mélusine : ce serait encore donner trop de réalité à Mélusine que d’en faire un démon. Thüring préfère donc l’enfermer dans cette pièce qu’elle-même a bâti pour cacher son lourd secret, son caractère « fictionnel », alors qu’elle n’aspire, et c’est là son originalité par rapport aux autres fées, qu’à être une femme réelle, une femme naturelle, une femme humaine.

Venue des tréfonds d’un monde imaginaire aux pouvoir de création infinis, elle a construit cette chambre dans laquelle elle se cache de la même manière que le créateur littéraire construit le texte dans lequel il lui donne vie. Le choix du mot « geschöpfte » fait sens : c’est à l’intérieur de cette chambre métaphore du roman que Mélusine est créée, tirée (schopfen) de l’eau dans laquelle elle se baigne, créature aquatique dont la queue matérialise son origine « surnaturelle », hors du monde des vivants. C’est cette queue qu’il lui faut cacher, sceller, si elle veut continuer à être prise pour une femme réelle, et c’est pourquoi il faut apposer le sceau sur la porte, afin d’empêcher un éventuel « voyeur » de lire les « lettres » trahissant sa fictionnalité.

Par une mise en abyme, le lecteur est assimilé à l’époux-voyeur qui observe Mélusine à son insu, comme s’il n’avait pas le droit de lire, mais surtout, de remettre en cause la véracité de ce qu’il lit, comme si le lecteur avait fait le pacte d’accepter et de croire tout ce que raconte le roman, de même que Raymondin avait juré de faire pleine confiance à Mélusine. Le bonheur que procure Mélusine à Raymondin est comparable au plaisir que prend le lecteur et, si l’on poursuit la mise en abyme, la queue « grosse » de Mélusine remplit d’espoir celui qui accepte de la croire, lui faisant entrevoir d’autres « merveilles » à venir…

La comparaison des différentes traductions du roman de Coudrette nous a permis d’embrasser les positions les plus divergentes, entre le traducteur anglais qui s’attache à être le plus fidèle possible au texte d’origine mais dont les œillères l’empêchent de voir à quel point son texte est désagréable à lire, et le traducteur allemand qui s’éloigne considérablement du texte, au point d’en livrer plus une adaptation qu’une traduction.

Ainsi, il semble que les traductions du roman de Coudrette, en franchissant les frontières, héritent du caractère hybride de Mélusine, dont le corps fait la jonction entre deux mondes : la traduction anglaise donne un « corps », une forme typiquement anglaise à Mélusine, la strophe royale, et juxtapose des emprunts calqués du français à des termes anglais, tandis que la traduction allemande transforme le roman en vers en Prosaroman, genre typiquement germanique, et lui adjoint des préoccupations propres à son auteur et au public qu’elle vise. Les traductions apparaissent donc comme des hybrides, héritant à la fois d’un texte et d’une légende aux racines profondément ancrées dans le sol français, et de traits propres à la culture et aux attentes des lecteurs étrangers. Mais la traduction d’une manière générale n’est-elle pas toujours une « Mélusine », proprement « d’ici et d’ailleurs », les traducteurs s’efforçant toujours de cacher son caractère « étranger » afin de mieux l’intégrer à leur monde ?

ANNEXE :

Raymondin devant la porte : étude comparée des traductions :

Raymondin se retrouve devant une porte close, constituant un seuil à franchir, comme dans toute initiation (Claude Lecouteux le sent bien qui traduit : « lieff an eynem kammer, darin er vor nie komen was », par « courut jusqu’au seuil d’une pièce où il n’était jamais entré auparavant ») :

COUDRETTE

ROMANS

THÜRING

Lors a un huys apperceü

De fer devant lui et veü.

A moult de choses lors pensa,

Et puis après se pourpensa

Que sa femme fait mesprison

Et vers lui tort et traÿson.

There A dore tho perceived he certain

Of yre Aforn hym with hys eyes twain.

In moche thing thought, And after thought Anon,

That hys wife had do som misdeed tho,

And towards hym som wrong or treson.

(…), und kam an ein yserin tür. Do stunt er und bedachte, was im zů tuned were, und nach sins brůders worten do kam im zů synne und gedachte, das sin wip gegen im ungetrüwelich füre und bulery trib und villicht ietz an sollichen enden wer, deß sü und er laster hettent.

LECOUTEUX

PASTRE

HARF

Il arriva devant une porte de fer, s’y arrêta, se demandant ce qu’il devait faire et, pensant aux propos de son frère, il lui vint à l’esprit que sa femme lui était infidèle, le trahissait et agissait en ce moment peut-être en ce sens, ce qui les outrageait elle et lui.

(…) ; il trouva une porte de fer. Il s’arrêta et songea à ce qu’il devait faire, mais les paroles de son frère lui donnèrent à penser que sa femme le trahissait, qu’elle le trompait peut-être au point de se déshonorer et de lui faire partager sa honte.

Il voit devant lui une porte de fer. Il réfléchit longuement mais se disant que sa femme est criminelle et le trahit, …

La traduction anglaise est ici très fidèle, mais toujours aussi lourde : que dire de ce « twain » à la rime, précisant qu’il voit la porte devant lui « de ses deux yeux » ?

Thüring, en revanche, fait encore une fois des ajouts : il choisit de rendre la répétition « pensa » et « se pou