les traditions taoïstes dans le développement des arts
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DOMINIC LAROCHELLE
LES TRADITIONS TAOÏSTES DANS LE DÉVELOPPEMENT DES ARTS MARTIAUX CHINOIS : UN PROCESSUS DE LÉGITIMATION À TRAVERS LA
QUÊTE D’UNE ORIGINE SPIRITUELLE
Méinoireprésenté
à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval
pour !’obtentiondu grade de maître ès arts (M. A.)
Département de sciences humaines des religions FACULTÉ DE THÉOLOGIE ET DE SCIENCES RELIGŒDSËS
UNIVERSITÉ LAVAL
AOÛT 2002
© Dominic LaRochelle, 2002
Résumé
Les arts martiaux chinois, pratiqués en Chine mais également partout dans le monde,
constituent un art regroupant plusieurs aspects : une méthode de combat, une activité
sportive, une recherche d’auto-défense, un loisir. Mais les arts martiaux sont également
souvent présentés comme une manière de vivre une certaine spiritualité orientale, ou du
moins un mode de vie basé sur une philosophie et une morale bien précise. Ce mémoire se
veut une analyse anthropologique et historique des rapports entre des arts de combat chinois
et une spiritualité taoïste. À travers l’étude d’un discours spirituel, on peut voir comment les
adeptes d’arts martiaux se sont construit toute une « tradition taoïste des arts martiaux »,
c’est-à-dire une tradition d’arts de combat qui insère la pratique martiale dans le cadre plus
large de la spiritualité taoïste. C’est une quête d’origine qui s’incarne en amalgamant
différents éléments (généralement mythiques) tirés des traditions taoïstes « classiques » pour
ainsi créer un nouveau discours qui viendra légitimer la pratique des arts martiaux. Dans cette
quête d’origine spirituelle, c’est une quête de sens que l’adepte entreprend.
© Avant-propos
J’ai d’abord entrepris ce mémoire sur le rapport entre la spiritualité taoïste et les arts
martiaux chinois dans un but très personnel. Étant moi-même adepte d’arts martiaux depuis
plusieurs années, je voulais pousser un peu plus loin ma réflexion sur ma propre pratique.
Comme tout bon pratiquant, c’est en quelque sorte une quête de sens qui m’a servi de
motivation. Je suis, à ce niveau, redevable à tous mes maîtres et professeurs qui m’ont
enseigné depuis une quinzaine d’années, en particulier situ Yves Laprise, mon professeur
actuel, à qui je dois mon présent intérêt pour les arts martiaux chinois.
Je dois également remercier mon directeur de maîtrise, M. André Couture, dont les
conseils et les nombreuses relectures de mon texte m’ont permis de mener à terme cette
entreprise. J’assume, bien entendu, l’entière responsabilité des propos contenus dans cette
étude, de même que les nombreuses lacunes et interprétations erronées qu’elle pourrait
contenir.
Dans la mesure du possible, j’ai privilégié le système pinyin pour la transcription des
termes chinois utilisés dans !’ensemble du travail. Pour ce qui est des citations, j’ai cependant
respecté la transcription originale de l’auteur cité.
© Table des matières
Avant-propos................................................................................................................................3
Table des matières....................................................................................................................... 4
Introduction...................................................................... 6
Chapitre I Les sources et l’état actuel de la recherche......................................................... 11
1.1 L’état de la question.............................................................................................. 11
1.2 Le corpus de travail : un véhicule d’éléments mythiques dans les artsmartiaux........................................................................................................................ 16
1.2.1 Les ouvrages populaires....................................................................... 171.2.2 Les sites internet................................................................................. 211.2.3 La litérature romanesque chinoise...................................................... 231.2.4 Le cinéma d’arts martiaux.................................................................. 24
Chapitre Π. Les arts martiaux chinois et la quête d’origine spirituelle................................ 26
2.1 Le recours à d’anciennes pratiques de la médecine taoïste : Hua Tao et lewu xin qi........................ 27
2.2 Le recours à la philosophie du taoïsme mystique............................................... 332.2.1 La pensée des pères de la philosophie taoïste......................................342.2.2 Le Yi jing et les huit trigrammes........................................................... 412.2.3 Une philosophie taoïste des arts martiaux ?........................................ 43
2.3 Le recours à la religion taoïste : divinités et immortels...................................... 452.3.1 Les dieux martiaux de la Chine taoïste : Cuan di etHuan fian Shang-ti............................................................................................462.3.2 Les immortels taoïstes et les pratiques de longue vie............................50
2.4 Le recours à des maîtres fondateurs de traditions................................................. 542.4.1 Bodhidharma et la tradition bouddhique des arts martiauxchinois.............................................................................................................. 552.4.2 Zhang Sanfeng et la tradition taoïste des arts martiaux chinois..........60
2.5 Conclusion.......................................................................................................... 69
5
Chapitre ΠΙ. La quête d’une origine spirituelle en tant que processus de légitimation de pratiques martiale................................................................................................................. 71
3.1 La construction d’une tradition à travers une quête spirituelle............................723.1.1 Une définition de mythe.........................................................................723.1.2 Une définition de tradition......................................................................813.1.3 La construction d’une tradition martiale : un processus delégitimation...................................................................................................... 84
3.2 La spiritualité et le mythe en tant que discours pour justifier le rapport à laviolence............................................... 95
3.2.1 La justification de la violence dans le discours religieux.................... 963.2.2 La non-violence dans le bouddhisme et le taoïsme........................... 1053.2.3 Concilier art de combat et quête spirituelle : une voie de la non-violence?......................................................................................................... 110
3.3 Conclusion......................................................................................................... 117
Conclusion générale.............................................................................................................. 118
122Bibliographie
© Introduction
Les arts martiaux font partie intégrante de la culture asiatique depuis des siècles. De
l’Inde au Japon, à peu près toutes les sociétés orientales possèdent leur art de combat où se
mélangent techniques militaires, médecine traditionnelle, philosophie de vie et spiritualité. Ce
mélange de techniques, à première vue conçues pour encourager la violence, et de
philosophie spirituelle visant à élever l’être humain à un niveau supérieur d’existence, donne
un caractère paradoxal à la pratique des arts martiaux. Mais les adeptes de ces pratiques
semblent assez bien s’accommoder de ce paradoxe, justement par le fait que des éléments
spirituels et philosophiques viennent en quelque sorte contrebalancer ces méthodes de combat
brut en les expliquant, en les justifiant, en les légitimant.
Les arts martiaux chinois sont un exemple typique de ce phénomène. Il semble en
effet que la spiritualité chinoise constitue un aspect important du développement de ces arts
de combat. Traditionnellement, dans les milieux d’adeptes d’arts martiaux chinois, on sépare
les pratiques martiales en deux grandes familles (ou traditions) : celle qu’on dit issue de la
tradition bouddhique et qu’on qualifie d’école « externe » (wei jià), « exotérique » ou
« dure », et celle qu’on dit issue des traditions taoïstes et que Ton qualifie d’école « interne »
(nei jia), « ésotérique » ou « souple ». Sans complètement mettre de côté l’analyse de la
tradition bouddhique, c’est au problème de la tradition taoïste des arts martiaux chinois queje
veux principalement m’attarder dans cette étude. À travers cette tradition (dont la nature
exacte reste, comme pour la tradition bouddhique, à définir), les adeptes d’arts martiaux ont
su rapprocher la recherche de T origine de leur art à une quête spirituelle.
Dans le contexte où plusieurs éléments du taoïsme semblent donc avoir eu une grande
influence sur la pratique des arts martiaux chinois, mais où l’histoire reste sensiblement
muette, on peut se demander en quoi le recours à la quête d’une origine spirituelle où Ton
s’attache à lier les traditions taoïstes à certaines pratiques de combat, a su modeler le
développement des arts martiaux chinois tels qu’ils sont pratiqués aujourd’hui.
7
J’émettrai comme hypothèse de base qu’à travers cette quête qui cherche à faire un
lien entre les traditions taoïstes et certains arts de combat, les adeptes d’arts martiaux ont su
puiser une légitimation à leur pratique en construisant une continuité mythique avec des
origines spirituelles. Ils ont su ainsi assurer une certaine « noblesse spirituelle », un certain
prestige à leur art. Au fil des siècles, les arts martiaux chinois se sont imprégnés, de manière
souvent indirecte, d’éléments spirituels (principalement à travers des mythes). Ces éléments
ont d’abord engendré, puis alimenté tout un processus de légitimation et ont fait peu à peu
dériver les arts de guerre d’autan vers la recherche d’une « voie » à la fois spirituelle et
corporelle, donnant ainsi un sens à leur pratique.
J’ai délibérément mis de côté, dans mon hypothèse, les considérations d’espace et de
temps, qui sont tout de même essentielles dans un travail de ce type. Dans le cadre d’un
mémoire comme celui-ci, cela demande quelques précisions. Il faut d’abord comprendre que
je me concentre ici principalement sur l’analyse de certains concepts, dont ceux, centraux, de
discours, de mythe, de tradition et de «processus de légitimation», pour comprendre
comment ils peuvent s’appliquer au développement des arts martiaux chinois. Il né s’agit pas
ici nécessairement de dissocier complètement le mythe de !’histoire dans le but de faire une
histoire des arts martiaux en Chine, mais bien de comprendre et d’identifier, à travers certains
mythes et à travers un certain discours, les processus, les mécanismes qui, au fil des siècles,
ont su modeler le visage de la pratique des arts martiaux chinois, non seulement en Chine,
mais partout dans le monde. C’est pourquoi il est difficile d’identifier clairement des
variables de temps et d’espace, bien qu’il faille tenter de le faire pour bien comprendre ce
dont on parle. Cela permettra du même coup de mettre en place les divers éléments qui
constituent cette étude dans leur contexte spatio-temporel.
L’étude du mythe pose généralement un problème au niveau de l’aspect temporel,
d’abord parce le mythe est souvent un récit transmis par voie orale, ensuite parce qu’il
s’oppose souvent à l’histoire, se présentant comme un recours intemporel, une instance qui
permet d’accéder à une réalité qui remonte à la nuit des temps. Le taoïsme (au sens le plus
large des traditions spirituelles, philosophiques et religieuses qui ont développé leurs pensées
autour d’un concept typiquement chinois : le dao) est un des plus anciens, sinon le plus
ancien système de pensée en Chine. Ce qui m’occupe ici, ce sont certains repères qui
8
apparaîtront dans le discours de la tradition taoïste des arts martiaux. Au sujet du taoïsme
ancien, la datation est complexe et difficile, les premiers ouvrages fondateurs apparaissant
dans le premier millénaire av. J.C. Le Yi jing, le Classique des Mutations (on pourrait
argumenter qu’il n’est pas spécifiquement d’origine taoïste quoique son influence ait été
grande sur les traditions taoïstes et sur le développement du discours de certains arts
martiaux), un des cinq classiques chinois, était déjà utilisé à la cour des Zhou (1122-256 av.
J.C.)1. Quant aux ouvrages de Lao zi, le Dao de jing, et de Zhuang zi, ouvrage qui porte son
nom, ils semblent être tous deux de la même époque, autour du IVe siècle av. J.C., bien que la
datation de Lao zi soit plus problématique que celle de Zhuang zi.
Quant au taoïsme qu’on a qualifié de « religieux »2, il se répand à partir de la dynastie
des Han (206 av. J.C.- 220 ap. J.C.), plus précisément à la fin du IIe siècle de notre ère. Guan
di, dieu de la guerre et saint patron des commerçants et des adeptes d’arts martiaux, est
d’abord un personnage historique qui vécut à l’époque des Trois Royaumes (220-265), qui fut
divinisé à partir des Song (960-1279) et qui est monté dans la hiérarchie divine au fil des
siècles pour devenir une figure majeure du panthéon chinois contemporain3. De même, le
culte qui s’est développé autour des huit immortels taoïstes a pris sa forme définitive sous les
Ming (1368-1644/. Finalement, les pratiques de « longue vie » que l’on retrouve dans les
traditions taoïstes se développent tout au long de l’histoire du taoïsme, plongeant leurs
racines dans le taoïsme ancien et se développant pour arriver à ce qui est encore pratiqué
aujourd’hui. On peut donc affirmer que les recours au taoïsme qui seront utilisés dans
l’élaboration d’une tradition d’arts martiaux sont puisés dans une période de temps très large,
de l’Antiquité jusqu’à nos jours.
Développer une chronologie et identifier une temporalité dans les arts martiaux est
encore plus compliqué. Les arts de la guerre existent fort probablement depuis que la guerre
existe, ce qui peut remonter à très loin dans l’Antiquité (certains diront depuis que l’humanité
1 Jacques Gemet, Le monde chinois, Paris, Armand Colin, 1990 [1972], p. 83.2 L’interprétation classique des traditions taoïstes veut que l’on distingue le taoïsme philosophique ou mystique (dao jia) du taoïsme religieux (dao jiao) qui se serait développé un peu plus tard et qui serait en quelque sorte une déformation du taoïsme mystique auquel se seraient accolés des éléments de superstitions chinoises, de cultes divins et de magie. Cependant les dernières recherches tendent à reviser cette interprétation et font valoir l’aspect distinct et en même temps complémentaire des deux traditions.3 Jacques Pimpaneau, Mémoires de la cour céleste, Paris, Kwok on, 1997, p. 103-116 "#Κρ. 302.
9
existe). Par ailleurs, dans ce qu’on a appelé « arts martiaux » (wu shu), on peut ici aussi
donner quelques repères. La première mention d’exercices chinois connus qui aboutiront à un
art martial serait le wu xin qi, du médecin taoïste Hua Tao qui aurait vécu à l’époque des
Trois Royaumes (220-265). Quelques siècles plus tard, ces exercices auraient donné l’art
martial enseigné par le moine Bodhidharma au temple de Shaolin à partir du VIe siècle ap.
J.C. Dans la tradition taoïste des arts martiaux, c’est un moine taoïste élevé au rang
d’immortel, Zhang Sanfeng, que Ton considère comme le fondateur de cette tradition. Il
aurait vécu, selon les récits, sous les Song (920-1279), ou au XVe siècle sous les Ming (1368-
1644). Cependant, selon les recherches historiques les plus sérieuses, il semblerait que les arts
de combat dont on traite ici (c’est-à-dire les arts issus des traditions taoïstes tel que le taiji
quan, le bagua zhang ou le xingyi quan) ne se soient développés qu’à partir du XVIe siècle.
Toutefois, il faut dire qüe les évidences historiques se font plutôt rares dans ce domaine.
C’est pourquoi on doit généralement se rabattre sur l’étude des légendes et des mythes. Ces
mythes (soutenant le discours) qui lient les traditions taoïstes aux arts martiaux et qui
constituent mon matériel documentaire de base semblent se développer assez tardivement, au
cours des XIXe et XX siècles. Certains sont plus vieux, mais la plupart se développent
longtemps après la période à laquelle ils font référence.
On voit combien il est difficile et complexe de définir pour cet objet d’étude une
temporalité précise. On est en présence d’abord de traditions philosophiques et religieuses qui
datent de l’antiquité chinoise et qui se diffusent encore aujourd’hui. Parallèlement, on peut
observer des traditions d’arts de combat qui semblent, selon toute vraisemblance, être âgées
d’environ cinq siècles mais qui pourraient facilement être plus vieilles. Finalement, on peut
observer, dans le contexte de la quête d’une origine spirituelle des arts martiaux, des mythes
(ou plutôt un discours) qui tentent de mettre en relation ces deux univers. Ces mythes sont
assez récents mais tentent d’aller chercher le plus loin possible dans le passé des éléments
susceptibles de fonder de toutes nouvelles traditions : celle des traditions spirituelles dans les
arts dé combat.
L’identification d’un espace lié à mon objet d’étude pose également un problème. Il
ne s’agit pas ici de déterminer exactement la région d’où proviennent ces mythes ou ce
discours, mais bien de comprendre leur fonctionnement et les mécanismes qui les sous-
10
tendent. Le berceau du taoïsme, et des arts martiaux qui lui sont traditionnellement associés,
est évidemment la Chine. On peut certes s’en tenir à cette constatation très générale. Par
contre, sur le plan du discours, les choses se compliquent, car je ne pourrais faire l’économie
d’une comparaison entre l’Orient et l’Occident. Faute de ressources adéquates et de
compétences linguistiques, j’ai dû me contenter, dans la majorité des cas, de m’appuyer sur
des sources occidentales. Je devrai donc, dans la mesure du possible, me demander jusqu’à
quel point ces mythes et ce discours sont chinois et non pas occidentaux. Mais je rappelle
encore que le but de cette étude est de faire une analyse du discours et de comprendre les
mécanismes derrière un processus de légitimation à travers la quête d’une origine spirituelle
chinoise, non pas tellement de faire une histoire chronologique de ce discours, des traditions
taoïstes ou des arts martiaux chinois.
Après avoir présenté mon corpus de travail et fait état de la recherche actuelle face à
ma problématique particulière, je me propose de mettre en place les divers éléments qui
constituent cette quête d’une origine spirituelle dans les arts martiaux chinois. Ce sera
l’occasion de présenter les différents recours puisés dans les traditions taoïstes et dont se
servent les adeptes d’arts martiaux pour construire leur tradition. Dans le troisième chapitre,
j’ai l’intention de montrer comment cette construction de la tradition taoïste des arts martiaux
repose en fait sur tout un processus de légitimation. En puisant chez certains théoriciens,
j’espère affiner ce concept pour qu’il devienne applicable au cas des arts martiaux chinois. Je
pourrai ensuite appliquer les mécanismes de ce processus de légitimation à un phénomène
plus concret : celui du rapport à la violence (ou à la non-violence) dans les arts martiaux.
© Chapitre L Les sources et l’état actuel de la recherche
Ce premier chapitre de la recherche définit et présente le matériel documentaire
accessible permettant d’identifier les éléments mythiques qui constituent la quête d’une
origine spirituelle des arts martiaux chinois. Il tente également de faire un tour d’horizon de
l’état actuel de la recherche concernant ma problématique particulière. Dans un premier
temps, je présenterai les quelques auteurs qui ont traité de l’influence de la spiritualité dans
les arts martiaux chinois selon une perspective scientifique critique (ces auteurs privilégient
généralement la perspective historique ou sociologique). Ils sont peu nombreux, mais il est
important de les présenter car plusieurs de mes hypothèses sont basées sur leurs thèses.
Dans un deuxième temps, pour bien comprendre « ce dont on parle » en fait de
discours et d’éléments de mythologie, il serait bon de présenter ce qu’on pourrait nommer un
corpus de travail. Il s’agit en fait de présenter les différentes sources dans lesquelles j’ai
puisé ces éléments (on parle en somme de toute une littérature d’un genre spécifique). Par
leur popularité et la teneur de leur contenu, ces sources sont, à mon avis, un véhicule
important des mythes et du discours qui entourent la construction et la perpétuation de la
tradition qu’on nomme « taoïste » dans les arts martiaux.
1.1 L’état de la question
Travailler à l’étude des arts martiaux chinois dans le contexte d’une maîtrise en
sciences humaines, c’est d’abord se heurter à une évidence à laquelle on ne peut échapper :
les études académiques sérieuses en langues occidentales à ce sujet se comptent sur les doigts
de la main. Ce n’est pas un sujet de prédilection dans le monde universitaire occidental. Peut-
être est-ce parce que la pratique des arts martiaux est encore aujourd’hui considérée en
Occident comme une activité de contact un peu vide de sens qui vise plus ou moins à
12
encourager la violence. Le but de ce inémoire est donc de puiser dans d’autres domaines,
dans d’autres objets d’étude, chez des auteurs qui ont traité un tout autre sujet que les arts
martiaux mais dans la même perspective, des éléments conceptuels qui pourraient être
appliqués aux arts martiaux chinois, en l’occurrence, un processus de légitimation à travers la
quête d’une origine spirituelle. Il s’agit donc de prendre certains concepts (processus de
légitimation, mythe, tradition, quête spirituelle...) et de les insérer dans le contexte des arts
martiaux chinois pour mettre un peu de sens dans le lien qui pourrait exister entre des
pratiques de combat et les traditions taoïstes. Des travaux en sociologie et en anthropologie
me seront utiles, en particulier ceux de Peter Berger et de Eric Hobsbawm sur la légitimation
sociale et religieuse, ceux de Mircea Eliade et de Bronislav Malinowski sur le mythe, ainsi
que ceux de René Girard sur la violence dans le religieux. Mais je mets de côté, pour
l’instant, tout cet aspect de ma recherche. Ce que je veux présenter dans cette partie du
travail, c’est un aperçu de ce qui a été produit au niveau des études scientifiques sur les arts
martiaux chinois eux-mêmes et plus particulièrement sur ma problématique, c’est-à-dire le
rapport entre la spiritualité et des arts de combat.
On considère l’historien chinois Tang Hao comme l’un des premiers à avoir tenté une
histoire critique des arts martiaux chinois. Mieux encore, ses recherches étaient
spécifiquement axées sur le rapport entre la spiritualité et les arts martiaux, en particulier sur
les rapports entre la tradition bouddhique et la tradition taoïste des arts martiaux. En fait, ce
fut lui qui, le premier, rejeta !’interprétation mythique de l’origine du taiji quan en Zhang
Sanfeng. Il a démontré que cet art provenait plutôt de la famille Chen, originaire de
Chenjiagou, dans le nord de la Chine, dont le premier maître connu aurait été Chen Wanting
(1600-1680). La plupart des interprétations historiques qui ont cours aujourd’hui proviennent
de ses recherches.5 Mais en dehors de ces recherches (et des quelques autres auxquelles je
n’ai pas accès parce qu’elles n’ont pas été traduites en langues occidentales), très peu
d’études complètes ont été publiées. On a affaire la plupart du temps à des articles issus de
recherches sérieuses mais qui ne font souvent qu’effleurer le problème. Ils méritent
cependant qu’on les mentionne.
5 H est à noter que les références aux travaux de Tang Hao dans ce mémoire se feront par l’entremise de documentations secondaires, faute d’avoir pu, à mon grand regret, avoir accès aux ouvrages de cet auteur.
13
J’ai repéré quelques textes sur le mythe de Zhang Sanfeng. Ils sont intéressants parce
qu’ils tentent une interprétation historique du phénomène et de son lien avec les arts martiaux
chinois. Anna Seidel, dans un ouvrage collectif édité par Wm. Theodore de Bary portant sur
la pensée des Ming6 7, a produit un texte intitulé « A Taoist Immortal of the Ming Dynasty :
Chang San-feng ». Elle y présente les différents aspects du culte de ce personnage, dont celui
de fondateur du taiji quart. Elle formule l’hypothèse, non confirmée mais plausible, que le
personnage de l’immortel taoïste nommé Zhang Sanfeng ait pu servir à rehausser le prestige
d’une école particulière d’art martial (l’école ésotérique) en tirant son origine de la
spiritualité taoïste. Cette école entrait ainsi en compétition directe avec la célèbre école d’arts
martiaux du temple Shaolin qui faisait remonter sa tradition au moine bouddhiste
Bodhidharma.
Shiu Hon Wong s’est également attardé à l’étude de Zhang Sanfeng. Il a publié en
1979 un article dans le Journal of Oriental Studies’ et un ouvrage en 1982, tiré de sa thèse de
doctorat.8 Son travail a principalement porté sur les multiples hagiographies de Zhang
Sanfeng et l’importance de son culte. Pour ce qui est de l’influence du personnage dans les
arts martiaux, Wong reprend intégralement !’interprétation de Seidel. Il la complète
cependant en faisant une analyse un peu plus précise de la source historique de ce mythe,
c’est-à-dire des textes qui sont à la base même du mythe. Finalement, Stanley Henning a
publié deux excellents articles sur les arts martiaux chinois et sur le mythe de Zhang
Sanfeng : « The Chinese Martial Arts in Historical Perspective »9 10 et « Ignorance, Legend and
Taijiquan »1°. Il y présente une interprétation historique du développement des arts martiaux
chinois en montrant le rapport que ceux-ci entretiennent avec certains mythes. Il reprend
également les idées de Anna Seidel sur Zhang Sanfeng mais en poussant un peu plus loin son
hypothèse. À travers le mythe de Zhang Sanfeng, Henning voit le symbole d’une opposition
des Chinois au gouvernement mandchoue en place à partir de 1644. Il développe du même
coup l’idée de la nature arbitraire et artificielle de l’opposition entre les traditions bouddhique
6 Wm. Theodore de Bary and the Conference on Ming Thought, Self and Society in Ming Thought, New York, Columbia University Press, 1970.7 « The Cult of Chang San-feng », Journal of Oriental Studies, 17 (1979), pp. 10-53.8 Investigation Into the Authenticity of the Chang San-feng Ch ’uan-Chi. The Complete Works of Chang San- feng, Canberra, Australian National University Press, 1982.9 In Military Affairs, décembre 1981, pp. 173-178.10 In Journal of the Chen Style Taijiquan Research Association of Hawaii, vol. 2, no. 3, pp. 1-7.
14
et taoïste (externe-interne) des arts martiaux. J’aurai l’occasion d’y revenir, mon
interprétation de ce personnage reposant en grande partie sur les travaux de ces trois auteurs.
D’autres auteurs ont traité les arts martiaux dans leur ensemble. On peut mentionner
ici l’ouvrage de Howard Reid et Michael Croucher, publié en 1987, ainsi que ceux de
Emmanuel Chariot et de Florence Braunstein, tous deux publiés en 1999.11 S’ils sont plus ou
moins complets et souffrent de certaines lacunes en ce qui concerne l’histoire des arts
martiaux chinois, ils proposent quelques idées de valeur sur lesquelles il vaudra la peine de se
pencher. De même, l’ouvrage de Kim Mïn-ho12 fait une excellente analyse du rapport entre le
développement des arts martiaux et la médecine traditionnelle chinoise. On peut également
mentionner à ce sujet l’article de Arion Rosu, publié en 198113, dans lequel il traite de la
relation entre la médecine traditionnelle indienne (issue des traditions ayurvédiques) et les
arts martiaux indiens. Il fait un parallèle entre l’art du taiji quan et certains principes que l’on
retrouve dans les arts martiaux indiens, en particulier du point de vue de l’étude des points
vitaux dans la pratique martiale. Enfin, un mémoire de maîtrise produit en 1990 à l’Université
de Sherbrooke dépeint bien les rapports entre la pratique des arts martiaux japonais dans une
perspective spirituelle et les croyances chrétiennes. Le contexte est ici quelque peu différent
mais l’auteur formule des idées qui seront utiles.14
Finalement, on peut mentionner certains textes , qui ont traité de la violence dans les
arts martiaux et de son rapport avec le religieux. Paul Demiéville a écrit en 1957 un article
intitulé « Le bouddhisme et la guerre »15 qui, s’il parle plus spécifiquement de la violence
dans le bouddhisme, traite également de toutes les stratégies de justification de la violence
11 Howard Reid et Michael Croucher, Les arts martiaux. Toutes les disciplines, Paris, Librairie Larousse, 1987. Emmanuel Chariot et Patrick Denaud, Les arts martiaux, Paris, Presses Universitaires de France, 1999. Florence Braunstein, Penser les arts martiaux, Paris, Presses Universitaires de France, 1999. J’ai également inclus ces ouvrages dans mon corpus de travail, car si leur approche me semble intéressante d’un point de vue sociologique et historique, ils véhiculent généralement les mêmes mythes et le même discours que les autres ouvrages populaires. La frontière entre le discours spirituel et !’interprétation scientifique est parfois difficile à déterminer.12 L’origine et le développement des arts martiaux. Pour une anthropologie des techniques du corps, Paris, L’Harmattan, 1999.13 « Les marman et les arts martiaux indiens », Journal asiatique, 1981, no. 3-4, pp. 417-451.14 Jean-Noël Blanchette, Le croyant peut-il concilier le Christianisme et les arts martiaux japonais ?, Mémoire de maîtrise, Faculté de théologie, Université de Sherbrooke, 1990.15 « Le bouddhisme et la guerre. Post-scriptum à !’“histoire des moines guerriers du Japon” de G. Renondeau », in Choix d’études bouddhiques, 1929-1970, Leiden, E.J. Brill, 1973.
15
dans une tradition religieuse, en particulier dans le contexte des moines guerriers du
bouddhisme chinois. Le rapport entre la violence et le bouddhisme a également été traité dans un ouvrage collectif édité par Jonathan N. Lipman et Steven Harrel, Violence in China16.
Dans une perspective sociologique, les travaux de Jacques Pain sur la violence dans les arts
martiaux17 ainsi que ceux de Patrick Beaudry sur la ritualité dans les arts martiaux18 méritent
également mention. Ces travaux sur la violence serviront à mettre en évidence un aspect
important du processus de légitimation : celui du rapport à la violence dans le discours des
arts martiaux.
Au sujet de la violence et du taoïsme, j’ai relevé deux articles qui traitent de ce thème
dans des perspectives différentes. D’abord, l’article de Avron A. Boretz, « Martial Gods and Magic Swords : Identity, Myth and Violence in Chinese Popular Religion »19 montre bien la
relation entre les arts martiaux et certains rituels taoïstes, de même que l’importance de la
violence symbolique dans la religion populaire chinoise. Un peu à l’opposé, Key Sun, dans
un article intitulé « How to Overcome Without Fighting »20, tente une interprétation
psychologique de la résolution de conflit à travers l’approche taoïste de la non-violence.
On peut constater que la recherche actuelle sur la spiritualité dans les arts martiaux, du
moins en langues occidentales, reste encore relativement pauvre. L’étude d’un processus de
légitimation des arts de combat à travers la recherche d’une origine spirituelle n’a, à ma
connaissance, jamais été entrepris de manière globale et complète. On peut repérer quelques
traces du concept de processus de légitimation dans certaines études sur les traditions
religieuses en général, plus particulièrement dans l’étude de la justification de la violence
dans les traditions religieuses, mais l’étude des arts martiaux pour eux-mêmes reste encore
relativement peu abordée. B s’agira ici de développer mon hypothèse à travers des analyses et
des interprétations puisées dans d’autres domaines de recherche, principalement l’étude des
traditions religieuses. Sans prétendre vouloir donner une interprétation globale du rapport
entre la spiritualité et les arts martiaux, ce travail constitue à mon avis un point de départ
16 Violence in China. Essays in Culture and Counter culture, New York, State University of N. Y. Press, 1990.17 La non-violence par la violence : une voie difficile, Vigneux, Matrice, 1999.18 « La ritualité dans les arts martiaux », Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCII, 1992, pp. 143-161.19 In Journal of Popular Culture, 1995, vol. 29, no. 1, pp. 93-109.20 « How to Overcome Without Fighting : An Introduction to the Taoist Approach to Conflict Resolution », Journal of Theoretical and Philosophical Psychology, Vol. 15 (2), 1995, pp. 161-171.
16
intéressant du point de vue d’une étude critique sur un aspect particulier de la pratique des
arts martiaux aujourd’hui.
L2 Le corpus de travail : un véhicule d’éléments mythiques dans les arts martiaux
Dans le cadre de ce mémoire, je m’attarderai principalement à des éléments de
mythologie dans les traditions taoïstes qui s’insèrent dans la quête d’une origine spirituelle
des arts martiaux chinois. On parle ici d’ »éléments de mythologie » plutôt que de « mythes »
en tant que tels, car il s’agit vraiment d’éléments, de bribes de mythes, puisés un peu partout
dans les traditions taoïstes. Il ne s’agit pas non plus nécessairement de mythes en tant que
récits, la forme à laquelle on est habituellement confronté (bien qu’on aura l’occasion de
rencontrer certains récits mythiques dans les arts martiaux). L’important n’est d’ailleurs pas
ici de définir avec précision la nature des éléments mythiques qui concernent cette recherche
mais bien d’identifier le discours qui en est tiré et de comprendre les mécanismes qui les
sous-tend, c’est-à-dire le processus de légitimation en cause.
Je me limiterai ici à des mythes et à un discours qui sont encore véhiculés aujourd’hui,
tant dans les traditions martiales que dans les traditions taoïstes. Cela laissera quand même un
choix important d’éléments à analyser et donnera un caractère actuel à la recherche. C’est
pour cela qu’il est important, dans le cadre de cette étude, de bien identifier et de circonscrire
le corpus dans lequel j’ai puisé les éléments de mythes (c’est-à-dire l’ensemble des
documents qui ont servi de sources et qui sont d’importants véhicules de ces mythes). Cela
permettra de mieux comprendre le contexte dans lequel évolue le discours et de quelle
manière il est diffusé chez les pratiquants.
J’ai identifié quatre types de sources qui constitueront mon corpus de travail et que je
m’efforcerai de détailler ici : les ouvrages populaires traitant d’arts martiaux et de taoïsme ;
les sites internet traitant d’art martiaux et de taoïsme (ils sont généralement du même ordre
que les livres traditionnels mais en version multimédia) ; la littérature romanesque chinoise,
17
qui met souvent en scène des pratiquants d’arts martiaux et des religieux ; et le cinéma d’art martiaux, très populaire depuis une dizaine d’années.21
1.2.1 Les ouvrages populaires
Il existe une littérature abondante et variée sur le taoïsme et sur les arts martiaux
chinois. Mais bien qu’il existe des ouvrages scientifiques (universitaires) qui soient très
intéressants, ce sont surtout des ouvrages que l’on pourrait qualifier de « populaires » que
l’on retrouve sur le marché et qui passionnent les gens. Ces ouvrages mettent principalement
l’accent sur une présentation très générale et sur la pratique. Au sujet du taoïsme, cette
littérature se concentre généralement sur les points principaux ou particuliers de la pensée
taoïste (la plupart du temps pris dans la tradition du taoïsme qu’on a appelée philosophique
ou mystique, celui des « pères fondateurs » du taoïsme) et ses applications sur la vie
moderne. Par exemple, la pratique du feng shui (l’art d’organiser son environnement selon les
principes énergétiques des traditions taoïstes) est de plus en plus répandue en Occident et une
multitude de livres sont publiés chaque année sur ce phénomène. De même, la pratique du qi
gong littéralement le « travail de l’énergie », appellé parfois « yoga chinois », pratique
généralement associée aux exercices de « conduites des souffles » taoïstes (daoyïn), est de
plus en plus populaire et on peut retrouver sur le marché plusieurs ouvrages qui traitent des
pratiques reliées à cet art. Il est intéressant de noter qu’on pourrait facilement faire un
parallèle entre la popularité de ces aspects modernes du taoïsme et tout le phénomène qu’on a
qualifié de « nouvelles religions » ou de « spiritualité contemporaine », phénomène
contemporain qui regroupe, souvent sans contradiction et parfois sans grande distinction,
traditions ésotériques, renouveau chrétien et spiritualités orientales, le tout dans un contexte
21 On pourra consulter la référence complète d’un échantillon de ces sources dans la bibliographie à la fin de ce travail.
18
généralement très moderne et très occidental.22 D’ailleurs, la littérature qui constitue ce
corpus est, je l’ai déjà mentionné, presque entièrement occidentale (ou du moins, même pour
les auteurs asiatiques, destinée à une audience occidentale). Les livres traitant des arts
martiaux chinois sont souvent (peut-être malheureusement, à chacun d’en juger) présentés
dans ce contexte.
Cette littérature sur les arts martiaux est également très abondante, au point où l’on
peut parler de véritable industrie. Les magazines spécialisés regorgent de publicités de
maisons d’édition offrant des livres sur différents arts martiaux, leur histoire, la technique
derrière chacun d’eux, la philosophie, les «techniques mortelles », « secrètes » ou
« oubliées », etc. Je ne peux évidemment pas présenter une liste exhaustive de tout ce qui a
été publié dans le domaine des arts martiaux chinois. Je me concentre sur un échantillon de
livres traitant des arts martiaux issus traditionnellement du taoïsme, c’est-à-dire les arts
martiaux qu’on caractérise traditionnellement par l’appellation « styles internes » ou « école
ésotérique » : tai ji quan, xingyi quan, ba gua zhang, qi gong, etc.
Cet échantillon de livres renferme à lui seul les principaux éléments mythiques étudiés
ici. Il n’est pas nécessairement très élaboré et très volumineux, mais il m’apparaît
suffisamment représentatif. En effet, on peut constater que les auteurs de ces livres
reprennent tous à peu près systématiquement les mêmes « clichés » pour établir un lien direct
entre les arts martiaux chinois et les traditions taoïstes. Et c’est principalement à partir de ces
« clichés » (les mythes qui constituent finalement la base du discours) qu’on peut repérer la
manière dont procèdent ces auteurs (je reviendrai plus loin sur le détail de ces éléments
mythiques (chapitre II) ainsi que sur le processus de légitimation qui les sous-tend (chapitre
m)).
J’ai identifié certaines caractéristiques, généralement communes à tous les livres de
!’échantillon. L’idée n’est pas ici de faire une analyse de la structure de ces livres mais de
22 Dans cette lignée, on retrouve une multitude d’ouvrages dans lesquels on applique plus ou moins bien les éléments du taoïsme (le plus souvent le wu wei, le dao, le quiétisme, le yin-yang, etc.) à la vie moderne. Un des derniers en liste en français est le Tao de Pooh (Édition du Rocher, 2001) dans lequel on présente les grandes lignes du taoïsme à travers les histoires de Wirmie-the-Pooh. Mais on peut retrouver également le Tao des sports, le Tao de la cuisine, le Tao de la psychologie, le Tao de la physique, le Tao de l’amour, évidemment le Tao des arts martiaux, le Tao de la danse, le Tao de la sexualité, la liste est longue...
19
comprendre le discours véhiculé à travers ceux-ci, discours qui construit et maintient une
tradition taoïste des arts martiaux. On retrouve généralement dans ces livres un historique du
style ou de la pratique en question. Faute d’évidences historiques abondantes, cette partie est
généralement très courte. Les auteurs se rabattent donc sur ce que la tradition dit, sans
vraiment chercher à faire la distinction entre le mythe et l’histoire (je reviendrai, dans un
autre chapitre, sur ce rapport entre le mythe et l’histoire). Dans cette perspective, on trouve
normal que les éléments taoïstes légendaires et mythiques s’insèrent bien dans le
développement de ces arts de combat. En plus de cette partie « historique », ces livres
renferment souvent une partie plus philosophique, ou théorique, où l’auteur tente de montrer
comment la pratique de son art s’insère dans une philosophie de vie plus large, liée dans ce
cas-ci à la pensée taoïste ; on peut établir des liens avec les différentes théories naturelles du
taoïsme (théorie duyin-yang, les huit trigfammes, les cinq éléments...), avec la philosophie
du non-agir (wu wei), ou encore avec les différentes pratiques physiologiques à la base de la
branche plus mystique du taoïsme (daoyïn). Cette partie fournit donc également plusieurs
éléments mythiques qui illustrent comment s’élabore la quête d’une origine spirituelle dans
les arts martiaux chinois. Finalement, ces ouvrages renferment la plupart du temps une partie
pratique et technique. Cette partie, qui occupe généralement la plus grande part du livre, est
consacrée à la présentation de la technique et de certains enchaînements dans l’art concerné
(d’habitude avec photographie, dessins et explications). Cette partie me sera moins utile, bien
que certaines études sur les techniques ont tenté de démontrer la nature artificielle et
arbitraire de la distinction faite entre les différentes traditions dans les arts martiaux.
Bien entendu, tous les livres ne sont pas construits de la même manière et chacun a
ses particularités. Mais on retrouve, dans à peu près tous les cas, les éléments que je viens de
mentionner. La manière dont ces éléments sont présentés et la proportion qu’ils prennent dans
le livre peuvent varier, de même que certains éléments secondaires peuvent être ajoutés. Il
suffit ici de repérer les tendances générales.
L’art martial du taiji quan étant très populaire de nos jours, beaucoup de livres ont été
publiés sur ce sujet. J’en ai sélectionné quelques-uns, ceux de Tem Horwitz (1976), Bob
Klein (1984), Antoine Ly (1990), José Carmona (1995), Sophia Delza (1996) et Jean Cortáis
(1999). Certains livres se consacrent aussi à d’autres arts martiaux comme le
20
(José Carmona, 1997), le bagua zhang (José Carmona, 1997) et les différentes formes de qi
gong (Yves Requena, 1989, Yang Jwing-Ming, 1990). Comme ces arts martiaux sont très liés
au niveau de la technique, de la pratique et de la philosophie, ils sont souvent traités ensemble
avec le taiji quan, celui-ci étant considéré par les pratiquants comme la synthèse de tous les
autres appartenant à la même tradition.
Certains livres traitent des arts martiaux de façon plus globale. Les ouvrages de ce
type que j’ai privilégiés sont ceux de Paul E. Olh (1975), de David Chow et Richard Spangler
(1977), de Howard Reid et Michael Croucher (1987), de Peter Lewis (1996), de Florence
Braunstein (1999) et de Emmanuel Chariot (1999). Si ces auteurs présentent leurs recherches
d’une manière objective (généralement d’un point de vue historique ou anthropologique), ils
ont souvent tendance à reprendre et à véhiculer les mêmes mythes et le même discours qu’on
retrouve dans les autres livres sur les arts martiaux, sans vraiment chercher à les expliquer
pour ce qu’ils sont vraiment, c’est-à-dire des mythes et un discours légitimateurs. On les
présente (mais pas toujours) comme des mythes ou des légendes, mais on ne cherche pas à les
analyser pour ce qu’ils sont. Il est évidemment difficile de décider si on doit se servir de ces
ouvrages comme sources de mythe ou comme référence scientifique. Tous les ouvrages que
j’ai présentés jusqu’à présent sont intéressants dans leur gerne. Chaque auteur est, à mon avis,
sincère dans ses objectifs et apporte quelques fois des démonstrations crédibles et
intéressantes d’un point de vue scientifique. Le but visé ici reste toujours d’identifier les
différents éléments de mythe qui sont associés aux arts martiaux et aux traditions taoïstes.
J’ai finalement identifié des livres qui sont d’un autre ordre que ceux déjà mentionnés,
mais qui seront utile pour définir ces éléments de mythe. Il s’agit d’abord du livre The
Essence of Tai Ch'i Ch’uan. The Literary Tradition (édition de 1979), qui est l’édition de
textes qu’on considère comme des classiques et qui forment la base « théorique » de la
pratique du taiji quan. Il s’agit en fait d’une série de textes, d’époques différentes (du XVIIIe
au XXe siècle), qui n’ont pas vraiment de lien historique entre eux, sinon qu’ils parlent du
même art martial et de son essence. Ensuite, le petit livre de Pascal Fauliot, Les contes des
arts martiaux, présente une série de contes et reprend une multitude de récits légendaires sur
les arts martiaux. Ces légendes illustrent très bien, à mon avis, cette idée de traditions taoïstes
dans les arts martiaux (en fait, de toute une spiritualité dans les arts martiaux en général).
21
Finalement, j’inclus certains livres des traditions taoïstes anciennes qui ont servi de sources
philosophiques à l’élaboration du discours. On pense à des écrits comme le Dao dejing, le Yi
jing, le Zhuang zi, et le Traité du vide parfait, de Lie zi.
1.2.2 Les sites internet
Comme pour la documentation de type livresque, !’internet permet d’avoir accès à des
sites qui traitent de plusieurs sujets concernant le taoïsme et les arts martiaux chinois. Ce
qu’on présente dans ces sites est relativement semblable à ce qu’on peut trouver dans les
ouvrages populaires, c’est-à-dire qu’on cherche à présenter et à mettre en valeur (pour ne pas
dire souvent à « vendre ») certaines traditions, que ce soit dans le taoïsme ou dans un art
martial. On retrouve cependant sur les sites internet des éléments qui sont quelque peu
différents. D’abord, on constate que, contrairement aux ouvrages traitant des traditions
taoïstes, beaucoup de sites sur le taoïsme renvoient à d’autres sites qui, eux, traitent d’arts
martiaux. Dans la plupart des cas, on traite alors de l’influence du taoïsme sur le
développement de styles tel que le taiji quan et le qi gong. Ensuite, les sites traitant
spécifiquement d’arts martiaux vont généralement moins s’attarder à la présentation d’une
technique qu’à la présentation d’une école, avec ses origines, ses grands maîtres et sa
philosophie. Mais leur contenu reste sensiblement le même que dans les ouvrages populaires ;
la facilité d’accès qu’offre !’internet permet simplement d’élargir un peu plus le corpus. De
plus, on trouve plus facilement sur internet de la documentation sur les styles d’arts martiaux
moins connus comme le xingyi quan, le yi quan, le bagua zhang, etc. Cependant, lorsqu’on
fait un examen attentif, il est facile de voir apparaître les mêmes éléments mythiques et le
même discours que celui qu’on retrouve dans les ouvrages populaires.
Concernant les traditions taoïstes, j’ai relevé trois sites importants qui m’ont été utiles.
Il en existe évidemment beaucoup d’autres, mais ceux dont je parle ici sont généralement
considérés comme les plus complets, les plus crédibles d’un point de vue académique, et, à
22
cause des liens qu’ils font avec d’autres sites, ils constituent en même temps de bons outils de
recherche. À partir de ces trois sites, on peut donc avoir accès à une très grande partie des
informations sur le taoïsme figurant sur internet. Le site Taoism Information Page est, à mon
avis, un des plus complets qu’on puisse consulter, sans compter qu’il propose une section
sous le thème « Taoism and Martial Arts ». On peut y trouver des informations tant sur la
pensée générale et sur les différents thèmes reliés au taoïsme que sur les principaux textes
fondateurs. Ce site est également lié au site de Fabrizio Pregadlo, Taoist Studies in the WWW,
dans lequel il est possible de trouver une multitude de textes et d’articles, de niveau
universitaire, sur différents aspects de l’étude des traditions taoïstes. Finalement, le site
Daoist Studies Home Page est intéressant parce qu’il permet de jeter un coup d’œil aux
dernières recherches qui se font dans le domaine des études taoïstes, que ce soit en milieu
universitaire ou ailleurs. Ce site a d’ailleurs créé tout un réseau de chercheurs à travers le
monde.
H existe une quantité assez impressionnante de sites internet qui traitent d’arts
martiaux, des bons et de moins bons, de toutes les formes et avec des contenus souvent
variés. Bien entendu, il est impossible d’en faire une liste exhaustive, mais je peux présenter
une vision globale de ce qu’on y trouve généralement (encore une fois, le but est d’identifier
certains éléments de mythes qui sont véhiculés pour s’en faire une espèce de banque, et non
de faire le tour de tout ce qui a été écrit sur les arts martiaux). Il est sûrement possible de
trouver sur internet des sites traitant d’à peu près tous les arts martiaux existant aujourd’hui.
La plupart de ces sites ont été construits par des particuliers, pratiquants ou professeurs.
Certains autres ont été construits par des associations d’arts martiaux ou, dans le cas
spécifique du qi gong, par des associations de médecine traditionnelle chinoise qui veulent
faire connaître leurs pratiques. On trouve évidemment beaucoup de sites qui se concentrent
sur le taiji quan et les différentes familles qui le composent, mais également des sites qui
présentent des écoles moins connus et peu présents dans la littérature, comme le bagua
zhang, le xing yi quan, le liu ho ba fa, etc. On notera que, dans le cas des sites internet, on
présente très souvent les différents styles dans le cadre d’une tradition complète, c’est-à-dire
celle des « boxe internes », soi-disant issues des traditions taoïstes. Étant donné que les écoles
d’arts martiaux enseignent souvent plusieurs styles en même temps, on présente ces différents
styles comme un tout. On retrouve peu souvent ce genre d’arrangement dans les ouvrages
23
populaires, les auteurs traitant généralement d’un art martial à la fois. Par le contenu et par la
facilité de leur accès, les sites internet viennent donc bien compléter la documentation fournie
par les ouvrages populaires.
1.2.3 La littérature romanesque chinoise
Il existe tout un courant de la littérature chinoise qui s’est distingué en mettant en
scène des héros, adeptes d’arts martiaux et de guerre, en quête de renommée ou combattant le
pouvoir impérial et ses abus. Cette littérature fut très florissante à l’époque de la dynastie
Ming (1362-1644) alors que certains romans sont vite devenus des classiques du genre,
encore très populaires aujourd’hui. Ces récits épiques ont été de grands véhicules de mythes
au fil des siècles, en particulier dans les milieux populaires chinois. Entre autres, ils furent
une des principales sources d’inspiration pour les groupes révolutionnaires du XIXe siècle
(j’y reviendrai). J’en ai retenu trois qui sont considérés comme les plus populaires et qui ont
été particulièrement influents sur toute la société chinoise.
Le Roman des trois royaumes {San guo zhi yan yî), écrit par Luo Guanzhong sous la
dynastie des Song (920-1279), raconte l’histoire du général d’armée Guan Yu et de ses
acolytes Zhang Fei et Liu Pei, à l’époque des Trois Royaumes. Le pèlerinage vers l’Ouest {Xi
you ji), écrit par Wou Tch’eng Ngen vers 1550, raconte l’histoire du moine Tripitaka qui fut
chargé de ramener des textes sacrés bouddhiques de l’Inde. H est aidé dans son périple par
des immortels parmi lesquels figure Souen wou Long, le roi-singe. Enfin, Au bord de l’eau
{Shut huzhuan), écrit vraisemblablement par Shi nai an vers le XIVe siècle, raconte l’histoire
d’honorables gens devenant, par la force des choses, des brigands luttant contre les forces
impériales corrompues.
Tous ces romans ont un caractère fantastique et font entrer des éléments de la religion
chinoise dans leurs récits (divinités, démons, immortels, magie, etc) en les mélangeant avec
24
des personnages adeptes d’arts martiaux. C’est tout un monde imaginaire qui s’est développé
autour de ces romans et qui ont souvent influencé le cours de l’histoire chinoise.
1.2.4 Le cinéma d’arts martiaux
Le cinéma d’arts martiaux chinois existe depuis environ une trentaine d’années. Venu
d’abord de Hong Kong, il fut popularisé principalement par les films de l’acteur Bruce Lee au
début des années 1970. Cette popularité a quelque peu diminuée dans la décennie qui a suivi,
mais on peut constater une nouvelle vague qui est apparue depuis une dizaine d’années.
Cependant, même depuis l’époque de Bruce Lee, le cinéma a grandement contribué à
publiciser les arts martiaux, surtout en Occident. Si j’intègre le cinéma d’arts martiaux à mon
corpus, c’est évidemment parce qu’il a contribué à diffuser, à sa manière, des éléments de
mythes que l’on retrouve dans les traditions d’arts martiaux.
Le cinéma d’arts martiaux est considéré en Chine, et maintenant partout dans le
monde, comme un genre cinématographique. On le compare souvent aux films de « capes et
d’épées » que l’on a souvent vus en Occident. Bien entendu, ces films sont surtout axés sur la
démonstration d’arts martiaux, sur la prouesse des acteurs, et, au début, reflétaient peu les
différents aspects de la culture chinoise. Mais depuis une dizaine d’années, peut-être sous
l’effet général du recul du communisme et de la remontée du nationalisme et des traditions
anciennes en Chine, les dernières productions ont davantage cherché à replacer le récit dans
un contexte culturel et historique qui fait mieux comprendre tout le phénomène des arts
martiaux -autrement que deux belligérants se tapant l’un sur l’autre sans raison. On voit alors
apparaître des personnages historiques célèbres, des grands maîtres d’arts martiaux, des
personnages légendaires.
Bien entendu, on reprend dans ces films les mêmes histoires et légendes qui circulent
chez les pratiquants d’arts martiaux, et particulièrement toutes les légendes en rapport avec le
contrôle et !’utilisation du qi (le souffle, l’énergie vitale), phénomène plus ou moins
25
surnaturel qui justifie que ces héros soient capables d’exploits extraordinaires. La relation
entre les arts martiaux et le taoïsme est également souvent évoquée dans le cinéma d’arts
martiaux. Les personnages passent souvent par une période « mystique » ou spirituelle pour
revenir plus fort et vaincre leurs ennemis. Je retiendrai ici quatre titres qui touchent
particulièrement ces points : The Tai Chi Master, de Yuen Woo Ping (1994), qui montre
vraiment la relation entre le taoïsme et le développement du taiji quart ; Once Upon a Time in
China II, de Tsui Hark (1993), qui traite des troubles reliés à la secte du Lotus blanc à la fin
du XIXe siècle ; The Drunken Master de Yuen Hoping (1978), qui illustre bien comment le
mythe des huit immortels fut intégré à un art martial ; et finalement le récent film de Ang Lee
(2000), Crouching Tiger, Hidden Dragon, qui illustre bien toute la tradition taoïste du mont
Wu dang (Wu dang shan) et met en évidence son lien avec les arts martiaux.
Le corpus que je viens de présenter ici ne constitue qu’un échantillon de l’immense
documentation disponible. Les limites d’un mémoire de maîtrise obligent à réduire au
minimum cet échantillon qui ne sera pas, de toute façon, analysé dans sa structure (c’est-à-
dire pour lui-même). Le but n’est pas ici d’analyser en profondeur chaque document et
chaque type de source mais plutôt de mettre en place, à travers le discours véhiculé dans ce
corpus, les différents éléments qui sont à la base de la quête d’une origine spirituelle. C’est
pourquoi il est difficile d’établir une grille d’analyse bien déterminée. Ce corpus n’ayant
jamais été analysé d’une manière critique et scientifique, ce sont surtout des tendances
générales que je tenterai de faire ressortir. C’est un message d’ensemble que je veux
identifier à travers le corpus. Il s’agit donc d’avantage d’un travail de débroussaillage que
d’une analyse complète et en profondeur des sources. C’est donc vraiment sur une analyse du
discours qu’il faut se concentrer. Il en ressortira que dans cette quête spirituelle, on fait appel
à trne série de recours puisés dans les traditions taoïstes et qui servent à construire et à
perpétuer une tradition martiale. C’est ce queje présenterai maintenant.
© Chapitre Π. Les arts martiaux chinois et la quête d’origine spirituelle
La tradition des arts martiaux qu’on appelle communément « tradition taoïste » doit
évidemment son nom à l’intégration à l’intérieur de celle-ci d’éléments taoïstes. Dans le
troisième chapitre de ce travail, je tenterai de faire valoir la fonction de ces éléments à
travers la construction de cette tradition taoïste des arts martiaux. Mais avant, il serait bon de
présenter la nature et la teneur de celle-ci et de son discours. Je l’ai déjà mentionné, on a ici
affaire à des éléments « empruntés » aux traditions taoïstes. Ils peuvent être de plusieurs
ordres (philosophique, religieux, pratique, physiologique. ..)et s’intégrent à un grand mythe :
celui qui rattache certains arts martiaux à une origine spirituelle, en Γ occurrence une origine
taoïste. À travers cette quête d’origine spirituelle, les pratiquants d’arts martiaux vont
développer tout un discours qui mettra en place une légitimation et qui viendra, à leurs yeux,
donner un sens à leur pratique.
Pour mettre en place cette légitimation, les pratiquants ont donc recours à des
éléments taoïstes. Ces éléments mythiques, qu’il faut d’abord présenter, sont de nature très
hétéroclite. Je les ai regroupés en quatre « types » de recours, ce qui correspond en gros aux
grandes tendances traditionnelles du taoïsme : le recours à la médecine traditionnelle taoïste,
le recours à la philosophie taoïste, le recours à la religion taoïste et le recours aux maîtres
fondateurs de traditions. Dans la mesure du possible, je tenterai de présenter ces éléments de
façon objective et critique, c’est-à-dire en les présentant d’abord dans la perspective de la
tradition des arts martiaux (perspective du discours que l’on retrouve à l’intérieur du corpus)
pour ensuite les confronter (encore une fois quand cela est possible) à ce qu’en dit la science
historique.
27
2.1 Le recours à d’anciennes pratiques de la médecine taoïste : le cas de Hua Tao et le wu
xin qi
Les arts de combat en Chine ont très certainement une origine ancienne, mais le
manque de documentation et de sources ne permet pas aux historiens d’en avoir une idée
précise. Si on se fie à Reid et Croucher, les quelques sources disponibles laissent croire que
les arts martiaux chinois auraient été développés entre le Ve siècle av. J.C., époque où sont
fabriqués en grand nombre les premiers sabres chinois, et le IIIe siècle ap. J.C., époque des premières transcriptions des exercises fondamentaux des arts martiaux.23 Ce n’est
évidemment pas très précis, mais on peut supposer que les Chinois ont cherché, très tôt, des
méthodes pour se défendre, l’histoire mettant en évidence les nombreuses querelles et guerres
qui sévissaient entre les populations avant Γ unification en -221.
Mais ce que je désire étudier ici, c’est le lien entre les arts de combat et le monde
religieux. Dans son ouvrage Penser les arts martiaux, Florence Braunstein suggère que la
danse puisse être à l’origine des arts martiaux. En effet, « les danses peuvent être tenues
comme !’intermédiaire entre les jeux et les arts martiaux, elles constituent le plus souvent une
gymnastique mystique dans les sociétés archaïques »24. Par la danse, l’être humain entre en
communication avec le monde du divin. Elle reprend Reid et Croucher en faisant remarquer
que certaines danses, particulièrement en Inde, ont beaucoup de points communs avec
certains arts martiaux, en l’occurrence le kalarypayat, l’art martial hindou. De même, les
anciennes danses d’Okinawa pourraient être à l’origine de l’art qui deviendra le karaté.25
Faute de sources accréditant cette hypothèse, le cas de la Chine est plus problématique. De
toute façon, si la danse rituelle fut un moyen d’intégrer des éléments spirituels dans les arts
de combat chinois, la tradition (de même que Γhistoire) n’en a gardé aucun souvenir.
D’ailleurs, certains auteurs, comme Stanley Henning, rejettent cette idée. Ils pensent plutôt
que le lien qui a pu être fait entre la danse et les arts martiaux serait complètement arbitraire,
23 Reid et Croucher, op. cit., p. 20.24 Braunstein, op. cit., p. 77.25 Ibid., p. 77. Elle reprend, au sujet du kalarypayat, ce que Reid et Croucher disent {op. cit., p. 37). Joseph Needham apporte également cette hypothèse de la danse dans le deuxième volume de Science and Civilization in China.
28
c’est-à-dire qu’il ne serait pas basé sur des correspondances historiques et culturelles mais sur
des observations techniques qui sont, plus souvent qu’autrement, incorrectes et faussement
interprétées.26
La plupart des auteurs qui ont traité le sujet des arts martiaux chinois font référence à
un personnage de l’époque des Trois Royaumes (220-265 ap. J.C.) associé à certaines
pratiques taoïstes. Dans la plupart des versions, ce personnage, Hua Tao, aurait en effet vécu
à cette époque. Braunstein est plus précise encore ; il serait né en 190 et mort en 265. Reid et
Croucher le placent également à la même époque, autour des années 200. Dans tous les cas, il
s’agit d’un médecin, vraisemblablement issu des traditions taoïstes (comme la plupart des
médecins de cette époque). On ne sait à peu près rien d’autre sur sa vie sinon qu’il serait à
l’origine d’un exercise curatif soi-disant à la base de plusieurs arts martiaux. Chow et
Spangler résument bien l’apport de ce médecin :
During the following Era of the Three Kingdoms (A.D. 220-65) a celebrated physician, Hua t’o was said to have developed the use of anesthetics in treating painful afflictions. Known for his legendary cures, the good doctor became one of the first advocate of preventive medicine. Hua t’o wanted to avoid or curtail illness through his exercises which he called « Five Animals Play ». The physical movements, designed to strengthen the body, were created from his observation of the tiger, deer, bear, ape and bird [...] These basic exercises obviously were not practiced to enhance fighting prowess, but they can be considered to be preliminary initiators of later forms of kung fu based on animal movements.27
Pour beaucoup d’auteurs, cet exercise qu’est la « forme des cinq animaux » (wu xin qî)
est l’ancêtre de plusieurs systèmes de combat et plus particulièrement d’un des plus célèbres
d’entre eux, le shaolin quart, l’art martial des moines du temple Shaolin (shao lin si) et ses
cinq animaux traditionnels : le dragon, le tigre, la panthère, la grue et le serpent.28 Selon
26 Stanley Henning, 1981, loe. eit, p. 173-174.27 David Chow et Richard Spangler, Kung fu. History, Philosophy, Technique, Californie, Unique Publication, 1977, p. 6.28 Chariot, op. cit., p. 19-20.
29
Braunstein, c’est très tôt que les moines du temple de Shaolin ont été mis en contact avec le
wu xin qi de Hua Tao.29
On voit donc qu’ici, un élément qui serait, à l’origine, issu de la tradition taoïste, est
d’abord associé à la tradition bouddhique des arts martiaux. Mais le wu xin qi est également
associé à d’autres arts martiaux. Kristofer Schipper fait remarquer dans son ouvrage Le corps
taoïste qu’il pourrait exister un lien entre des exercises qu’on retrouve dans le taoïsme et
certains arts martiaux, et ce à travers le wu xin qi. La conduite des souffles (daoyin), écrit-il,
« peut être activée non Seulement par la concentration et par les massages, mais encore grâce
à une gymnastique. La plus ancienne connue est celle de la Danse des Cinq Animaux. [...]
Destinés à !’assouplissement et à la détente autant qu’à l’amélioration de la circulation, ces
exercises sont à l’origine de gymnastiques taoïstes courantes dont le t’ai-ki k’iuan (boxe du
Grand Faîte) est un exemple »30. Pour leur part, Reid et Croucher attirent !’attention sur un
manuscrit qui date de 1621, premier manuscrit connu où sont reproduites les illustrations du
wu xin qi. Ils font remarquer que les illustrations de l’ours, du singe et du tigre sont
aujourd’hui reproduit aussi bien dans les mouvements que l’on retrouve dans le taiji quan que
dans ceux du bagua zhang et du xing yi quan.31 De même, pour Chariot, comme pour
beaucoup d’auteurs, l’origine du xing yi quan (litéralement la boxe de la « forme » (xing) et
de 1’ »esprit » (yi) ) peut être attribuée au général Yue Fei (1103-1142) qui aurait élaboré de nombreux styles de kung fu à partir des enchaînements de Hua Tao.32
Dans Science and Civilization in China, Joseph Needham fait remarquer qu’en Chine
les techniques respiratoires du type du wu xin qi remontent fort probablement à une époque
lointaine de !’antiquité, peut-être aussi loin que le milieu du Vf siècle av. J.C., à l’époque de
la dynastie Zhou.33 De même, il formule lui aussi l’hypothèse d’un lien entre les anciennes
pratiques taoïstes et les arts de combat ultérieurs : « Various kinds of comparatively mild
gymnastics were practised ; this was called tao yin, i.e. extending and contracting the body.
Perhaps it derived from the dances of the rain-bringing shaman. In later times the names kung
29 Braunstein, op. cit, p. 93.30 Kristofer Schipper, Le corps taoïste. Corps physique-corps social, Paris, Fayard, 1982, pp. 182-183.31 Reid et Croucher, op. cit., p. 113.32 Chariot, op. cit, p. 20.33 Joseph Needham, Science and Civilization In China. Vol. 2, History of Scientific Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1962 [1956], p. 143.
30
fu and nei kung, implying work, or inwardly-directed work, came into use for it [...] Chinese
boxing (chhuan po), an art with rules different from that of the West, and embodying a
certain element of ritual dance [...] probably originated as a department of Taoist physical
excercises. »34 Ici aussi, les evidences historiques font défaut à l’analyse de Needham.
Cependant, je ne crois pas que T intérêt soit ici de déterminer l’exactitude du lien
historique et technique entre un exercise du If siècle et une tradition d’arts martiaux, lien qui
semble d’ailleurs invérifiable historiquement Ce qui importe, c’est de comprendre ce qui se,
cache derrière un discours qui veut absolument intégrer un exercise taoïste spécifique dans sa
tradition. Au-delà du personnage et de l’exercise lui-même, l’analyse du discours montre
surtout comment on a su intégrer à la pratique martiale, toute une dimension « médicale »
issue, bien entendu, des traditions taoïstes. « En réalité, nous ne savons pas exactement qui de
la philosophie, de la médecine et des arts martiaux est né le premier. Dans l’antiquité, des
sages comme Lao Tseu, Confucius, ainsi que le canon de la médecine traditionnelle évoquent
des techniques respiratoires de longévité. Bien que nous supposions que l’élaboration
théorique soit une œuvre bien postérieure à la pratique des techniques originelles, les arts martiaux sont toujours rattachés aux deux domaines précédents. »35
Dans la Chine traditionnelle, le taoïsme est considéré comme une tradition d’ordre
« médical », ayant le pouvoir d’apporter la santé, le bonheur et même l’immortalité du corps
(je reviendrai sur cet aspect d’immortalité dans le discours des arts martiaux). C’est souvent
cet aspect « médical » qui est aujourd’hui retenu dans la perception qu’on se fait du taoïsme,
en particulier en Occident. À ce sujet, J. J. Clarke écrit : « Livia Kohn’s assertion that “Taoist
practice begins by becoming physically healty” seems a refreshing novelty to many in a
culture where religion has often been seen to be indifferent and even hostile to bodily
needs. »36 Les arts martiaux (en particulier la pratique du taiji quan et du qi gong) sont, en
effet, généralement présentés comme des pratiques visant d’abord à améliorer la santé de
l’individu (ce qui est d’ailleurs le cas) ; l’aspect martial vient souvent après quelques années
de pratique. Pour sa part, Kim Min-ho fait remarquer que, les mouvements des arts martiaux
s’effectuant sous le fondement et le contrôle du qi, le rapport avec les principes de la
34 Ibid., p. 145.35 Kim, op. cit., p. 135.36 JJ. Clarke, The Tao of the West, New York, Routledge, 2000, p. 117.
31
médecine traditionnelle chinoise semble assez évident (bien que lui non plus ne puisse
expliquer historiquement l’évolution de ce rapport). Pour lui, il ne peut pas s’agir d’une
simple imitation ou d’une répétition de mouvements ; tout mouvement dans les arts martiaux
implique une manifestation énergétique. La connaissance des principes énergétiques que l’on
retrouve en particulier dans l’acupuncture, celle des différents méridiens d’énergie, devient
ici essentielle à la maîtrise complète de l’art.37
Kim montre bien que la médecine traditionnelle chinoise se caractérise par la
représentation de la relation entre l’être humain et le cosmos. Dans cette perspective, le
rapport fondamental entre les arts martiaux et la spiritualité viendrait d’un rapport que la
pratique martiale entretient avec le concept de qi, l’énergie universelle. Et ce concept se
présente principalement dans le contexte du taoïsme.
L’univers est une totalité animée par le qi, l’énergie universelle. Tous les êtres et toutes les choses issus du qi sont reliés. Par conséquent, l’être humain fait partie intégrante de la nature. C’est pour cela que l’influence de 1 ’environnement est décisive sur la vie humaine. Le corps humain suit en effet le mouvement de l’univers. Ce dernier est un macrocosme alors que l’homme est un microcosme. S’inspirant de cette théorie, les anciens maîtres ont compris que les techniques martiales devaient s’inspirer de la circulation du qi dans le corps en relation avec le rythme de la nature.38
Ce rapport avec le concept de qi s’incarne donc dans un rapport à la santé mais également
dans l’efficacité même des techniques martiales. « En arts martiaux, la connaissance de ces
méridiens permet aux pratiquants de débloquer ces canaux pour réveiller le corps et l’esprit.
Ces derniers peuvent se concentrer momentanément ou longtemps sur certains points pour
dégager une puissance extraordinaire. Si on accepte cette réalité, la théorie cosmique et la médecine traditionnelle vont s’appliquer à des techniques martiales. »39 On peut d’ailleurs
37 Kim, op. rit., p. 137-138.38 Ibid., p. 265.
134.
32
remarquer que ce rapport entre les techniques martiales et l’étude des méridiens se retrouve dans à peu près toutes les traditions d’arts martiaux, en Chine ou à l’extérieur de la Chine 40
Mais en quoi la médecine traditionnelle chinoise se rattache-t-elle à une forme de
spiritualité ? Au fait que cette médecine se réfère en grande partie à une cosmogonie taoïste
(qu’on pourrait qualifier de plus ou moins « spirituelle »), J J. Clarke ajoute qu’il se pourrait
que la pratique de certains arts dans une perspective de santé joue un rôle spirituel, en
particulier en Occident où l’on constate de plus en plus un recul de la pratique religieuse.
Its [Clarke parle du taiji quan\ integration of mind and body, along with emphasis on mental concentration and its meditational quality, are designed to produce a sense of inner harmony and well-being along with a heightened state of consciousness, both of which have traditionally been associated with religious experience and have been seen as at least the accompaniements, if not the goals, of the religious quest. From this point of view, Chinese callisthenics might be seen as part of a tendency, albeit a minority one, toward a religiosity without gods or beliefs, a cultivation of a sense of well-being and self-transcendance that implies no credal commitment or institutionnal identification, and which sees no clear break between the cultivation of physical and spiritual excellence.41
De même, la relation que Kim voit entre les arts martiaux et le concept de qi reflète, selon lui,
une certaine dimension spirituelle, ou du moins transcendante. En insistant sur le rôle du qi
dans la pratique martiale, l’adepte s’inscrit dans une pratique qui cherche à transcender l’état
humain vers un état « supérieur » d’existence et de conscience.
Ce qui est important dans les arts martiaux, c’est la maîtrise du corps par l’esprit pour assurer et contrôler ce mouvement [le contrôle du qï\. Mais l’esprit est nourri par le qi, qui est lui-même entretenu par le corps physique. Cette relation montre, d’une part l’importance du rôle du qi dans le cas des exercises corporels, du qigong (travail de l’énergie), du zen (méditation), du yoga, et d’autre part l’importance de la médecine traditionnelle dont le fondement repose sur une métaphysique vitaliste qui
40 On peut consulter à ce sujet l’article de Arion Rosu, « Les marman et les arts martiaux indiens », Journal Asiatique, 1981, no. 3-4, pp. 417-451.41 J.J. Clarke, op. cit., p. 138-139.
33
embrasse tout Γunivers. La maîtrise du corps par le souffle doit permettre aux « religieux » de transcender leur condition humaine, vers un état que l’on décrit souvent comme une forme d’(»invulnérabilité » ou même d’immortalité ».
{L
Cette idée de replacer la pratique des arts martiaux dans un cadre plus universel et
transcendant deviendra très importante dans la construction de la légitimité, j’y reviendrai
plus loin. Quoi qu’il en soit, dans cette perspective, le rapport entre le corps et l’esprit semble
évident dans la pratique, rapport qui s’entretient ici à travers la médecine traditionnelle
taoïste.
2.2 Le recours à la philosophie du taoïsme « mystique »
Si la pratique des arts martiaux met en avant tout un « travail du corps », celui-ci
s’accompagne souvent de tout un aspect philosophique et moral dont l’origine remonte à des Ws, philosophes de l’Antiquité. Dans Les arts martiaux, Reid et Croucher présentent un
chapitre intitulé « Les arts souples de la Chine », arts soi-disant influencés par la pensée
taoïste. Dans ce contexte, ils présentent le philosophe Lao zi de cette manière : « Lao Tseu,
sage chinois qui aurait été le premier à énoncer les principes de la philosophie taoïste vers
300 av. J.C., est représenté ici monté sur un buffle. Il passa la majeure partie de sa vie en
ermite, perdu au milieu de la nature. Les arts souples chinois, le hsing-i, le pa-kua et le t’ai-
chi, sont fondés sur ses enseignements, eux-mêmes inspirés par !’observation de la nature. »42 43
Les auteurs sont donc formels sur le lien qui existe entre la philosophie taoïste et certaines
traditions martiales. Et à peu près tous les ouvrages populaires qui traitent des arts martiaux,
s’ils ne sont pas tous aussi clairs, abondent dans le même sens, et présument de Γinfluence du
42 Kim, op. cit., p. 51.43 Reid et Croucher, op. cit., p. 87. L’ouvrage de Chow et Spangler, Rung fu. History, Philosophy and Technique, comporte également un chapitre qu’ils ont intitulé « Taoist contribution to kung fu ».
34
taoïsme sur les arts de combat chinois. Mais à l’examen, on se rend compte que le lien n’est
pas aussi évident qu’on le laisse croire.
2.2.1 La pensée des pères de la philosophie taoïste
À l’instar de Zhuang zi et de Lie zi, Lao zi est considéré comme le père fondateur du
taoïsme qu’on a appelé « philosophique » ou « mystique » (dao jia). L’ouvrage qui lui est
attribué, le Dao de jing, est considéré comme un document de base pour comprendre la
pensée chinoise et est aujourd’hui un des ouvrages les plus édités dans le monde.
L’enseignement de Lao zi est considéré comme pouvant toucher tous les aspects de la vie et
c’est cette qualité du Dao de jing qui a permit aux pratiquants d’arts martiaux de l’intégrer à
leur tradition.
Dans les ouvrages populaires sur les arts martiaux, il n’est pas rare de retrouver des
passages du livre de Lao zi insérés par les auteurs dans le but d’expliquer le contexte
philosophique et spirituel dans lequel se seraient développés ces arts de combat (le cas
s’applique le plus souvent à l’art du taiji quan). On constate que c’est souvent les mêmes
passages qui se retrouvent chez ces auteurs. Le plus fréquemment cité est le chapitre 68 :
Un véritable chef militaire n’est pas belliqueux.Un véritable guerrier n’est pas coléreux.Un véritable vainqueur ne s’engage pas dans la guerre.Un véritable conducteur d’hommes se met en dessous d’eux. On retrouve là la vertu de non-rivalité et la capacité de conduire les hommes.Tout cela est en parfaite harmonie avec la loi du Ciel.44
44 J'utilise ici, sauf mention contraire, la traduction de Liou Kia-hway (Gallimard, 1967).
35
Si les implications de ce passage semblent assez évidentes, d’autres sont plus difficiles à
interpréter, comme ce passage du chapitre 78 :
Rien n’est plus souple et plus faible que l’eau,Mais pour enlever le dur et le fort, rien ne la surpasse Et rien ne saurait la remplacer.La faiblesse a raison de la force ;La souplesse a raison de la dureté.
Ou bien le chapitre 76, qui va dans le même sens :
Les hommes en naissant sont tendres et frêles.La mort les rend durs et rigides ;En naissant les herbes et les arbres sont tendres et fragiles, la mort les rend desséchés et amaigris.Le dur et le rigide conduisent à la mort ; le souple et le faible conduisent à la vie.Forte armée ne vaincra ; grand arbre fléchira.La dureté et la rigidité sont inférieures ; la souplesse et la faiblesse sont supérieures.
Et encore ce passage du chapitre 64, cité par Chow et Spangler:
Those who actively initiate will be defeated.Those who hold fast to anything will lose it.Therefore, the Sage is never defeated because he is passive, and never loses because he is detached.45
45 Chow et Spangler, op. cit., p. 20. Les auteurs prennent une traduction de Raymond B. Blakney. Il est à remarquer si celui-ci utilise le terme defeated en parlant du sage qui ne peut être vaincu, Liou Kia-hway utilise le terme échoué : « Qui agit échoue. Qui retient perd. Le Saint n'agit pas et n’échoue pas ». D’ailleurs, tout le passage traduit par Blakney semble avoir un caractère qui s’applique à un combat entre deux personnes. Donc, selon la traduction et le contexte qu’on donne, !’interprétation peut sembler différente.
36
Tous ces passages tirés du Dao de Jing font référence à un point important qu’on
retrouve dans la pratique des arts martiaux issus de la tradition taoïste. C’est l’idée que, dans
le taiji quan, comme dans tous les autres styles de cette tradition, l’emploi de la force
musculaire brute ne convient pas. On privilégie la souplesse pour rediriger la propre force de
Γadversaire et ainsi le vaincre. C’est ainsi que les pratiquants d’arts martiaux ont vite associé
ce phénomène à la notion de wu wei (qu’on traduit généralement par non-agir, non-action ou
non-intervention), notion très importante dans le taoïsme et à la base de la pensée de Lao zi.
En effet, en plus de traiter de l’aspect technique, les auteurs d’arts martiaux s’attardent
également à tout ce qui touche à l’état d’esprit de la pratique martiale. Il semblerait alors que
Ton soit en présence d’un cas où une notion morale et spirituelle se soit transposée dans la
pratique physique et technique. Une notion qui, dans la pensée taoïste, est perçue comme une
manière d’agir en société, une morale de conduite, une manière de vivre en harmonie avec
l’Ordre universelle, est transposée dans la pratique martiale pour venir définir !’application
pratique du mouvement. Dans un petit livre où il a rassemblé une série de contes et
d’histoires sur les arts martiaux de Chine et du Japon, Pascal Fauliot raconte une histoire qui
illustre bien !’application des principes de la pensée de Lao zi à la pratique martiale, en
particulier celle des passages queje viens de mentionner.
Le médecin Shirobei Akyama était parti en Chine pour étudier la médecine, l’acupuncture et quelques prises de Shuai-Chiao, la lutte chinoise.
De retour au Japon, il s’installe près de Nagasaki et se met à enseigner ce qu’il avait appris. Pour lutter contre la maladie, il emploie de puissants remèdes. Dans sa pratique de la lutte, il utilise beaucoup la force. Mais devant une maladie délicate ou trop forte, ses remèdes sont sans effet. Contre un adversaire trop puissant, ses techniques restent inefficaces. Un à un ses élèves !’abandonnent. Shirobei, découragé, remet en question les principes de sa méthode. Pour y voir plus clair, il décide de se retirer dans un petit temple et de s’imposer une méditation de cent jours.
Pendant ses heures de méditation, il bute contre la même question, sans pouvoir y répondre : « Opposer la force à la force n’est pas une solution car la force est battue par une force plus forte. Alors, comment faire ? »
Or un matin, dans le jardin du temple où il se promène, alors qu’il neige, il reçoit enfin la réponse tant attendue : après avoir entendu les craquements d’une branche
37
de cerisier qui cassa net sous le poids de la neige, il aperçoit un saule au bord de la rivière. Les branches souples du saule ployent sous la neige jusqu’à ce qu’elles se libèrent de leur fardeau. Elles reprennent alors leur place, intactes.
Cette vision illumine Shirobei. 11 redécouvre les grands principes du Tao. Les sentences de Lao-Tseu lui reviennent en tête :
Qui se plie sera redressé. Qui s’inéline restera entier.
Rien n’est plus souple que l’eau. Mais pour vaincre le dur et le rigide, rien ne la surpasse.
La rigidité conduit à la mort. La souplesse conduit à la vie.
Le médecin de Nagasaki réforme complètement son enseignement qui prend le nom de Yosinryu, l’école du cœur du saule, l’art de la souplesse qu’il apprend à de nombreux élèves.46
Le saint taoïste évite donc à tous prix les conflits directs car ils mènent necéssairement
à la défaite : « Un véritable vainqueur ne s’engage pas dans la guerre », « Those who actively
initiated will be defeated ». De même l'adepte d'arts martiaux ne recherchera jamais le
conflit ; son intérêt n'est pas dans une interaction avec une autre personne ou un adversaire
mais bien avec lui-même. L'attention n'est plus dans la finalité du mouvement mais dans le
mouvement lui-même. De là, la spontanéité se reflète dans toute action. Le wu wei amène
chez les adeptes d'arts martiaux l'idée de développer un réflexe naturel à travers les exercises
de combat. Dans une situation donnée, une réponse intuitive et naturelle viendra contrecarrer
une attaque. Par la pratique on crée donc un lien étroit entre l'intention (yi) et le mouvement.
Le yi et l'être (le corps) ne font alors qu'un.47 On élimine la pensée pour qu'il ne reste que le
mouvement et l’efficacité.
Florence Braunstein dépeint bien l'influence du wu wei sur les pratiques martiales,
bien que son interprétation soit quelque peu particulière. Pour elle, « les grands préceptes
religieux contenus dans le taoïsme ou le confucianisme vont exercer sur la mentalité des
guerriers un fort impact, en abolissant la peur de la mort et en la sacralisant du même coup en
46 Pascal Fauliot, Les contes des arts martiaux de Chine et du Japon, Paris, Albin Michel, 1988 (1981), pp. 158-159.47 Chow et Spangler, op. eit, p. 19.
38
tant que vertu la plus noble»48. Ces grands préceptes auront des répercussions sur la
technique même des arts martiaux. À travers la notion de wu wei, c’est une recherche de vide
qui s’incarne, tant dans l’attitude du guerrier que dans sa technique même. Cette recherche du
vide entraîne un calme de l’esprit qui est nécessaire pour développer la maîtrise et la
meilleure efficacité de l’art martial. Les pratiques, en particulier les arts martiaux « souples »
(Braunstein s'attarde beaucoup aux arts martiaux japonais comme Y aïkido, mais ses
remarques s'appliquent généralement aussi aux arts martiaux chinois), trouvent leurs
justifications dans le fait qu'elles permettent de s’adapter rapidement, physiquement et
corporellement à un monde où la violence est souvent présente et où les risques d'aggression
de toutes sortes sont élevées.
Le pratiquant domine les événements en se mouvant avec eux. Les mouvements circulaires, ascensionnels ou descendants ne s'opposent jamais à la force de l'adversaire. Au contraire, ils servent à faire unité avec lui, ils créent le vide, démultiplient la force engagée par le protagoniste et servent à le projeter au loin [...] Lorsque l'un des aïkidoka [on pourrait parler d'un adepte de taiji quan ou d'un autre art martial chinois de style interne] est engagé dans le combat, il ne rencontre pas quelqu'un à qui il fait violence, mais le vide créé par son adversaire. Il ne rencontre rien, aucun obstacle à frapper, il est entraîné par le vide tourbillonnant. Son Moi de violence et d'agression ne trouve rien pour s'imposer.49
Lorsqu’on s’attaque au vide, on s’attaque en fait à rien du tout, l’aggressivité déployée se
retourne alors nécessairement contre soi.
Dans Science and Civilization in China, Needham souligne l’importance des symboles
de l’eau et de la féminité dans le taoïsme parce que ceux-ci symbolise tout l’aspect yin du
taiji. Traditionnellement, ces deux symboles sont perçus comme des éléments malléables et
faibles mais d’où peut être tirée une grande puissance. Ils ont donc leur importance dans la
pratique des arts martiaux qui s’insèrent dans la tradition dite « taoïste ». Mais si dans le
monde des arts martiaux on a toute de suite associé les représentations de ces symboles au
principe du wu wei, Needham s’en sert plutôt pour introduire la notion de rang, qui semble
Braunstein, op. cit, p. 133.Ibid., p. 133-134.
48
49
39
d’avantage refléter l’idée de « céder » (yieldingness) ou d’abandon recherchée dans la
pratique de certains arts martiaux.50 Pour Needham, le wu wei consiste moins en une « non-
action » ou une « non-intervention » qu’en une tentative « d’éviter les actions contre la
nature ». Cependant, qu’on parle de wu wei ou de rang, le principe reste sensiblement le
même face à la pratique martiale. Ces notions sont mises en évidence pour souligner la
puissance de celui qui les met en application. En cédant face à son adversaire, on utilise toute
la puissance de celui-ci pour la rediriger contre lui. « In China, the magical virtue, social
prestige, and ultimately “face”, derived from ceding and yielding, became a dominant element
in the culture, as everyone knows who has himself lived in China and experience the
difficulty of passing through any doorway with a group of people, or seen scholars positively
struggling for the least honourable places at a dinner party. »51 52
Le successeur allégué de Lao zi, Zhuang zi, reprend la pensée qu’on retrouve dans le
Dao de jing, mais dans un format où il met en scène les dialogues de différents personnages.
II s’attarde lui aussi à la notion de wu wei et un passage de son livre est généralement repris
dans les ouvrages sur les arts martiaux parce qu’il possède (du moins dans la traduction
qu’ utilise Chow et Spangler) une certaine dimension martiale :
When an archer is shooting for nothing he has all his skills.If he shoots for a brass buckle, he is already nervous.If he shoots for a prize of gold, he goes blind or sees two targets.He is out of his mind !His skill has not changed but the prize divides him.He cares.He thinks more of winning than of shooting and the need to win drains him of
59power.
L’archer, ou le pratiquant d’arts martiaux, doit, pour arriver à la maîtrise parfaite de son art,
se détacher de toute contrainte et attachement émotionnel ou physique qui le détournerait de
50 Needham, op. eit, p. 57-63. Je n’ai pas retrouvé cette notion de rang (c’est-à-dire sous cette appellation) dans les traditions d’arts martiaux, on se réfère toujours au wu wei.
62.52 Traduction de Thomas Merton in The Way of Chuang Tzu, ΧΓΧ, 4, cité par Chow et Spangler (op. eit, p. 20). En fait, dans la traduction de Liou Kia-hway (Gallimard, 1969), qui semble plus précise, on ne fait pas mention d’un archer mais d’un joueur quelconque.
40
son but final, seule chose qui doit importer pour lui. Pascal Fauliot, dans un conte intitulé
« Au bord du gouffre », reprend le même thème, mais dans un contexte un peu différent.
Un attroupement s’était formé sur la place du village pour admirer l’habileté d’un archer renommé. Au cours de sa démonstration, il exécutait des tours d’adresse qui témoignaient d’une grande habileté. Par exemple, il était capable de tirer plusieurs flèches de suite tout en gardant une coupe remplie d’eau en équilibre sur son avant- bras.
Chaque exploit était applaudi par une foule enthousiaste. Mais l’archer fut très troublé de constater qu’un homme qui se tenait au premier rang n’avait pas manifesté la moindre admiration depuis le début de la démonstration. Il ne put s’empêcher de l’interpeller et de lui en demander la raison. Un murmure parcourut la foule car l’homme en question était visiblement un adepte taoïste, donc dans !’imagination populaire, un puissant magicien. Quel tour allait-il jouer ?
Le Taoïste se contenta de déclarer : « Votre tir à l’arc n’est pas mal, techniquement,... mais vous êtes loin de pratiquer le tir sans tirer. »
L’archer se dit en lui-même que c’était bien là une parole de taoïste : hermétique et obscure. Une façon comme une autre de se rendre intéressant. Il se hasarda tout de même à demander une explication : « Où voulez-vous en venir avec cette histoire de tir sans tir ? »
- « Si nous étions en équilibre sur un rocher surplombant un précipice qui tombe à pic sur plus de 100 mètres, seriez-vous capable de tirer aussi bien ? »
L’archer releva le défi. Il suivit le Taoïste dans la montagne. Celui-ci escalada un rocher et il avança au bord d’un gouffre qui faisait plus de 100 mètres de profondeur. Alors, il se retourna et recula jusqu’à ce que les deux tiers de ses pieds dépassent du rocher et restent ainsi dans le vide. Saisissant ensuite la main du fameux archer, il le tira vers lui. L’autre ne se laissa pas faire : il résista de toutes ses forces et il finit par se mettre à plat ventre pour mieux s’agripper au roc. Inondé de sueur de la tête au pied, il n’osait plus bouger.
Après lui avoir laissé le temps de se remettre un peu de ses émotions, le Taoïste déclara : « L’homme accompli s’élance dans l’immensité azurée du Ciel ou plonge dans les tourbillons des sources jaunes, ou même, il s’aventure au-delà des huit limites du Monde sans manifester le moindre signe d’inquiétude. Et vous, bien que fermement cramponné à ce rocher, vous tremblez encore et votre corps est paralysé. Dans ces conditions, comment pouvez-vous espérer atteindre la cible? »53
53 Fauliot, op. cil, pp. 119-123.
41
L’apparence passive et détachée du taoïste est, pour le pratiquant d’arts martiaux,
la clé de l’efficacité. L’adepte, pour arriver à une efficacité parfaite, doit adopter une
attitude complètement détachée face à sa cible (son adversaire). L’intention ne doit pas
être dans la volonté d’atteindre cette cible, mais dans le simple accomplissement du
mouvement. Seul le mouvement compte. Tout ce qui en est extérieur doit être oublié et
mis de côté. C’est lorsque que Y être et l’intention ne font plus qu’un avec le mouvement
que celui-ci peut être exécuté à la perfection.
2.2.2 Le Y! jing et les huit trigrammes
Si la pensée des pères du taoïsme, et plus particulièrement de Lao zi, peut fort bien
servir à incorporer une dimension spirituelle à la pratique, d’autres sources du taoïsme
antique ont été utilisées pour chercher des liens spirituels avec certains arts martiaux. C’est le
cas de la « théorie des mutations » que l’on retrouve dans le classique du Yi jing, le Livre des
Mutations. Le taiji quan est, encore ici, souvent cité en exemple comme étant un art martial
qui aurait été influencé par cette pensée qui forme en fait un outil de divination pour
comprendre l’univers et la place que l’être humain y occupe. Antoine Ly en fait mention dans
son petit ouvrage sur le taiji quan en soulignant simplement que cet art « a été formé à partir
de la “théorie des mutations”, des “principes médicaux” (de la médecine traditionnelle
chinoise) et des “techniques de la boxe”... »54 De même, Tem Horwitz abonde dans le même
sens face à la création du tai ji quan. Il explique l’origine d’un des enchaînements de
mouvements de cet art à travers le mythe de Zhang Sanfeng. « Supposedly, Chang San-Feng
created the thirteen postures, said to correspond with the eight trigrams of the I Ching and the
five basics elements of ancient chínese cosmology. »55 Ces « treize postures » du taiji quan
54 Antoine Ly, L ’art du Tai ji quan. Le dao et le qi, Paris, Lierre et Coudrier, 1990, p. 64.55 Tem Horwitz et Susan Kimmelman, Tai chi ch’uan. Ίhe Technique of Power, Chicago, Chicago Review Press, 1976, p. 60. H est important de noter que les auteurs nuancent grandement ce fait, mentionnant que la correspondance entre les mouvements et les éléments ou les trigrammes du Yi jing semble être tout à fait arbitraire.
42
sont constituées en définitive de huit mouvements de base (correspondant aux huit
trigrammes) et de cinq déplacements (correspondant aux cinq éléments). Le rapport semblé
ici arbitraire.
Les huit trigrammes
Mais c’est principalement au bagua zhang, l’art des huit trigrammes, que cette
correspondance fait référence. En effet, le nom de l’art lui-même, bagua (littéralement les
« huit trigrammes »), fait directement référence à la théorie des mutations. Le bagua zhang,
comme le xing yi quan et le tai ji quan, fait partie de cette tradition qu’on dit issue du
taoïsme. Cet art, encore peu populaire en Occident, n’a pas fait l’objet de beaucoup d’étude.
Certains auteurs en ont quand même traité, comme José Carmona, qui s’est spécialisé dans
l’histoire des arts martiaux chinois et a écrit plusieurs ouvrages sur le sujet.
Il a entre autres écrit un ouvrage intitulé Sur les traces du bagua zhang. L’art martial
des huit trigrammes. Pour lui, il existe une relation directe entre le principe lié aux soixante-
quatre hexagrammes et le style du bagua zhang. Ce style comporte huit techniques majeures qui débouchent sur soixante-quatre mouvements.56 Carmona montre que, s’il existe plusieurs
manières de mettre en relation le corps humain et les trigrammes qui varient selon les maîtres,
celles-ci se ressemblent en fait beaucoup. «Les postures et les mouvements illustrent la
génèse cosmogonique des trigrammes [...] Ainsi, l’attitude préparatoire représente le Wuji, le
« Sans faîte » qui précède le Taiji. Celui-ci est représenté par le cercle de la marche, les deux
principes Yin et Yang (Liangyi) se manifestant dans le premier changement des paumes et les
« quatre images » (Sixiang) apparaissant au cours du changement double des paumes dont
découlent les mouvements associés aux huit trigrammes. »57
56 José Carmona, Sur les traces du bagua zhang. L'art martial des huit trigrammes, Paris, Guy Trédaniel, 1997, pp. 44-45.57 Ibid., pp. 46-47. D’après l’ouvrage Bagua quan xue (Z ’étude de la boxe bagua) de Sun Lutang (1916).
43
Reid et Croucher font également mention du lien qui existe entre le pratiquant de
bagua zhang et la pensée qui fonde le Yi jing. Us font remarquer comment cet art reflète
Γ étemel mouvement qui régit Γunivers et Γ existence humaine et comment Γ adepte
s’imprime de la théorie des mutations pour exécuter ses mouvements. « Cet art est imprégné
de la croyance taoïste dans le caractère éternellement mouvant de l’univers. L’existence est
un mouvement perpétuel, et l’élève qui étudie le pa-kua apprend à faire corps avec ce
changement, à suivre le cours des choses [...] Lorsqu’il exécute les enchaînements du pa-kua,
il tourne en cercle, abandonne la première position en un point précis et adopte une nouvelle position qui correspond au point où il rentre à nouveau dans le cercle. »58 Certains auteurs,
comme Frank Allen et Clarence Lu dans un article publié dans la revue Inside Kung-fu,
proposent même l’hypothèse selon laquelle ce style particulier d’art martial a été développé
directement à partir d’une ancienne marche circulaire taoïste de méditation. Cette affirmation
n’est évidemment pas prouvée historiquement.59
2.2.3 Une philosophie taoïste des arts martiaux ?
Il y a donc d’un côté une (ou même plusieurs) pensée de l’antiquité chinoise, pensée
qui sera une des bases de cette civilisation, et de l’autre des pratiques qui ont été élaborées
beaucoup plus tard et qui prétendent se réclamer de cette pensée. Si l’on en croit les auteurs
qui ont traité du sujet, on pourrait en effet y voir certaines connexions. Dans un autre numéro
du magazine Inside Kung-fu (2001), un article est consacré à l’influence du taoïsme dans les
arts martiaux60 Cet article illustre exactement ce que viens d’expliquer. On y présente
d’abord les éléments principaux de la pensée taoïste pour ensuite présenter les différents arts
martiaux qui y sont traditionnellement rattachés. Mais comme les autres auteurs sur lesquels
58 Reid et Croucher, op. cil, p. 102.59 Frank Allen et Clarence Lu, « Bagua’s Double Palm Change. The Developmental Stage of Bagua Zhang’s Foundation », Inside Kungfii, Janvier 1995, p. 73.60 Alex et Amellen Simpkins, « Simple Taoism. A simple training guide to a most-complex subject », Inside Kung-fu, janvier 2001, pp. 44-46.
44
je travaille ici, on ne présente pas d’évidence, historique ou autre, qui démontrerait un lien
explicite entre les arts martiaux et la pensée taoïste.
Les auteurs que j’ai cités jusqu’à présent ne vont pas vraiment plus loin. J’ai montré
que la pensée taoïste est souvent d’abord présentée à travers le Dao de jing de Lao zi. Mais
lorsqu’on examine de près les passages utilisés, on se rend compte que, pris en dehors de tout
contexte, ils ne réfèrent nullement à des pratiques martiales. En fait, le grand mérite du Dao
de jing, et c’est ce qui fait sa grande popularité encore aujourd’hui, c’est qu’il réussit à
toucher à une dimension universelle de l’existence humaine. La pensée de Lao zi est une
pensée où chacun peut puiser des réponses concernant sa vie en général. C’est de la lecture
globale de ce texte et de sa compréhension générale qu’on peut espérer tirer des leçons, non
en tentant d’interpréter chacune des phrases en les insérant, un peu de force, dans le contexte
de la pratique des arts martiaux, comme tente de le faire le discours des arts martiaux.
Bien sûr, si le Dao de jing porte en lui un « message universel », les adeptes d’arts de
combat chinois ont certainement pu en retirer quelque chose. L’histoire du « Cœur du saule »
relatée par Fauliot montre bien un exemple de la façon dont la théorie a pu se greffer à des
pratiques qui existaient déjà. Le pratiquant de taiji quan ou de xing yi quan se retrouve
certainement dans les paroles de Lao zi, de même que n’importe qui, peu importe la
perspective qu’il adopte, s’y retrouvera. C’est ce qui a fait toute la force du Dao de jing. Mais
cela ne prouve pas de relation directe avec ces arts. Rappelons que ce petit texte a été écrit
aux alentours du IVe siècle avant J.C. et que les arts qui y font référence ont été élaborés
beaucoup plus tard, soit entre le XVe et le XXe siècles. On peut donc difficilement prétendre,
avec des documents historiques à l’appui, que la pensée de Lao zi puisse être à l’origine de
certains arts martiaux. Ce qu’on peut affirmer, bien entendu, c’est que l’étude de la
philosophie taoïste peut certainement aider un adepte à comprendre certains éléments de sa
pratique. La philosophie taoïste met en évidence tout un état d’esprit dans lequel peut être
inséré l’art martial. Même si on ne peut identifier formellement la pensée taoïste comme étant
à Y origine des arts martiaux, elle permet quand même de mettre en place tout un contexte qui
éclaire sur la pratique. Dans le troisième chapitre, je tenterai de montrer pourquoi on
s’acharne à vouloir présenter le taoïsme comme étant à l’origine des arts martiaux.
45
De même, la notion de wu wei, primordiale dans la pensée de Lao zi, peut facilement
s’appliquer à la pratique des arts martiaux, dans la mesure où on reste dans un contexte d’arts
martiaux chinois. Mais dans le contexte du taoïsme, le wu wei est d’abord une manière d’agir
en harmonie avec le dao, l’Ordre universel. C’est une manière de vivre dans une société qui,
à l’époque où il a été élaboré, était déchirée par des luttes féodales incessantes, mais
également une manière pour les souverains de diriger un Etat. Encore ici, si le wu wei amène
tout un état d’esprit à la pratique des arts martiaux, il est difficile de le présenter comme un
concept ayant fonder un art martial. On a considéré une notion déjà existante pour tenter de
comprendre, d’expliquer et de mettre un contexte autour de pratiques martiales, qui
probablement existaient déjà depuis un certain temps. Les mêmes remarques peuvent être
faites en ce qui a trait à l’art des huit trigrammes, le bagua zhang, et le Yi jing, le « Livre des Mutations ». D’une part, l’écart temporel qui les sépare est encore plus grand.61 D’autre part,
les liens qui sont établis ne font pas référence à la pensée même du Yi jing mais bien à son
agencement technique, c’est-à-dire à l’agencement des huit trigrammes formant les soixante-
quatre hexagrammes correspondant, semble-t-il, à tous les aspects possibles de l’existence
humaine. Les techniques que l’on retrouve dans le bagua zhang ne font que reprendre cet
agencement en présentant huit techniques de base débouchant sur soixante-quatre techniques
secondaires. Donc, « the correspondence of the movements to the elements, or to the
trigrams, appears to be one of arbitrary coincidence. »62 On est donc ici en présence d’un
discours qu’on pourrait qualifier de métaphorique. On cherche à expliquer (à donner un sens)
à des techniques, à leur agencement logique en système, en se référant à un autre système,
plus large, plus global. Je le rappelle encore, le caractère universel et absolu d’éléments
comme le dao, le wu wei et les huit trigrammes fait que les pratiquants d’arts martiaux ont
très bien su intégrer ceux-ci dans leurs systèmes pour ainsi lui fournir une logique, un sens,
une légitimation.
61 Le Yi jing pourrait avoir plus de trois mille ans, tandis que les premières traces historiques de l’art de bagua zhang remonte au début du XIXe siècle.62 Horwitz et Kimmelman, op. cil, p. 60. Les auteurs parlent ici principalement du taiji quan mais la même remarque peut être fait pour les autres arts martiaux. La relation entre les 64 hexagrammes et les 64 mouvements du bagua zhang n’est sûrement pas, par contre, une coincidence. La corrélation qui a été taif a sûrement été voulu. On a repris le modèle d’agencement du Yi jing et on l’a appliqué à la structure de la pratique du bagua zhang. Je reviendrai plus loin sur les motivations qui peuvent inciter à créer artificiellement des liens de ce type.
46
2.3 Le recours à la religion taoïste : divinités et immortels
Plusieurs divinités que l’on retrouve dans la religion chinoise ont un statut de
guerriers, de protecteurs face aux êtres humains. Ils ont généralement un rôle de protection
contre les esprits malins, mais ce peut être aussi contre toute forme de menace, épidémies,
invasions, intempéries, etc. C’est pourquoi ils sont souvent représentés sous la forme de
généraux d’armée, avec armes et armures. On constate que certains de ces personnages divins
ont été repris comme figure emblématique par certaines écoles et associations d’arts
martiaux. Je retiens ici deux personnages importants du panthéon chinois, qui ont été intégrés
au panthéon taoïste : Gu an di et Huan-t’ien Shang-ti. Ces deux figures ont su se frayer un
chemin chez les pratiquants d’arts martiaux au point d’en devenir les saints patrons. De
même, le culte des immortels taoïstes en Chine a su développer tout un imaginaire. Si ces
êtres surnaturels ne tiennent pas nécessairement une grande place dans les traditions d’arts
martiaux, ils amènent quand même avec eux tout le principe d’mmmortalité », qui aura un
impact considérable dans le discours.
2.3.1 Les dieux martiaux de la Chine taoïste : Guan di et Huan fian Shang-ti
Il n’est pas rare de voir dans les écoles d’art martiaux chinois un espace réservé au
« culte » de Guan di, le dieu de la guerre dans le panthéon chinois. Il s’agit en général d’une
sorte d’ »autel » (l’expression est mal choisie, j’expliquerai plus loin pourquoi) comprenant
une icône de la divinité (généralement représentée avec ses deux acolytes, Liu Bei et Zhang
Fei) et un encensoir. Guan di représente la droiture, le courage, l’honnêteté, le respect, des
qualités qu’une école d’arts martiaux cherchera à diffuser à ses élèves. Mais les implications
religieuses ou spirituelles d’une icône divine dans un endroit où l’on enseigne un art de
combat ne sont pas aussi évidentes qu’il peut sembler.
47
Jacques Pimpaneau a publié en 1997 un ouvrage très intéressant sur la mythologie
populaire chinoise.63 Il y dépeint les principaux éléments de cette mythologie qui demeurent
encore en vigueur aujourd’hui. Un chapitre de son livre est consacré à « La divinisation des
personnages historiques », dont Guan Yu. Celui-ci a vécu à la fin des Han, à l’époque des
Trois Royaumes (220-265). On retient principalement de lui qu’il a participé à la répression
de la révolte populaire des Turbans Jaunes (en 184).
Il devint un officier qui fut un modèle de rectitude et de dévouement pour son chef.
Ayant été chargé de garder une place forte prêtée jadis par un allié, mais que celui-ci voulait
reprendre, il avait reçu ordre de ne pas quitter son poste. Apprenant que le chef allié était
malade et ne pourrait donc rien faire, il voulut se distinguer en partant avec ses troupes en
expédition contre l’ennemi. En fait, la maladie du chef allié était un faux bruit destiné à
T éloigner en lui faisant croire qu’il pouvait impunément s’absenter. Quand il apprit que la
place forte avait été reprise pendant son départ, il revint à bride abattue, tomba dans une
ambuscade tendue par cette armée alliée qui voulait que lui soit rendue la région prêtée, et fut
tué. On envoya sa tête à l’ennemi pour tenter une réconciliation.64
Le récit de l’histoire de cette période a souvent été repris et marque encore
aujourd’hui la culture littéraire des Chinois. En particulier, la littérature populaire, et surtout
orale, en fit un récit romanesque particulièrement prisé des Chinois. La version définitive du
récit prit la forme d’un roman écrit par Luo Guanzhong sous la dynastie Song (960-1279) et
intitulé L’Histoire des Trois Royaumes (San guo zhi yan yi). C’est à cette époque qu’on voit
apparaître les personnages de Zhang Fei, « dévoué, mais rustre et impulsif » et de Liu Bei, « assez faible de caractère, qui reste relativement à !’arrière ».65 C’est donc Guan Yu qui se
prêtait le mieux à la déification et la légende s’en empara peu à peu.
Guan Yu fut honoré par la cour impériale à partir de la dynastie des Song (920-1279).
C’est l’empereur Zhizong qui lui conféra le titre de Souverain exemplaire, et à partir de ce
moment, Guan Yu commença à accumuler les titres officiels. Il obtint celui de « Grand
empereur saint (di) Guan, guerrier et dieu de la rectitude et de la fidélité » sous la dynastie
Pimpaneau, op. cit.Ibid., p. 103Ibid., p. 105.
63
64
65
48
mandchoue (16441911־). Au XVïïT siècle, le dixième des temples de la capitale lui était
consacré et il était le personnage le plus élevé de la hiérarchie militaire, face à Confucius
dans la hiérarchie civile. Selon certaines sources médiumniques, il occuperait même
aujourd’hui le poste d’Empereur céleste.66 « Absorbé dans le confucianisme étatique et élevé
au rang le plus haut sur le même pied que Confucius, il fut aussi revendiqué par les
bouddhistes et les taoïstes qui ne voulaient pas qu’un héros si populaire ne fasse pas partie de
leur panthéon. »67
Sous les Qing (1644-1911), Guan di « devint le dieu officiel de la guerre que
vénéraient les troupes et, modèle de courage, celui des sociétés d’arts martiaux...Les
légendes postérieures qui firent de lui, au ciel, un dominateur des démons ajoutèrent à ses
fonctions celle de gardien et protecteur ».68 Le rapport formel entre Guan di les pratiquants
d’arts martiaux semble donc assez tardif.
Un autre personnage divinisé a inspiré les pratiquants d’arts martiaux qui en ont fait
aussi une sorte de saint patron. Il s’agit de Huan-t’ien Shang-ti, l’empereur du Nord. Le
personnage est intéressant en particulier parce que son histoire rejoint un autre mythe que
j’examinerai plus loin, celui du taoïste Zhang Sanfeng. Dans son ouvrage intitulé Le
continent des esprits, John Lagerway retrace la légende de Huan-t’ien Shang-ti et montre
l’influence qu’elle a exercée dans les milieux taoïstes et les milieux d’arts martiaux : « Ce
dieu était et reste le saint patron des arts martiaux et des exorcistes. C’est à ce titre qu’il est
invité à tout rituel taoïste important et qu’il a même en permanence sa place sur l’aire sacrée.
(...]Le Vrai Guerrier est l’empereur du Nord parce qu’il a su vaincre les forces ténébreuses
que sont la maladie, la démence, le banditisme et les barbares. On comprend que les
exorcistes et les praticiens des arts martiaux lui rendent un culte. »69 Encore ici, les qualités
de protecteur sont mises à F avant-plan pour qualifier la popularité de la divinité.
Le cas de ce personnage est également intéressant pour une autre raison; sa légende
est associée au wudang shan, l’une des montagnes sacrées du taoïsme et un lieu légendaire
66 Ibid., pp. 106-107, 112.^/W,p. 107.6*Ibid, pp. 111-112.69 John Lagerway, Le continent des esprits. La Chine dans le mirroir du taoïsme, Paris, Maisonneuve et Larose, 1993, p. 75.
49
important pour les pratiquants d’arts martiaux chinois de styles dits « internes ». En effet, tout
le principe d’organisation de la montagne70 est inscrit dans la légende de l’empereur du Nord.
Chaque lieu est une référence à son intronisation dans le monde divin.71 Pour les pratiquants
d’arts martiaux, le witdang shan est important parce qu’il constitue, selon la légende, le lieu
d’origine des arts martiaux « souples » ou « internes », qu’on nomme souvent « boxes de
wudang»72 J’aurai l’occasion d’élaborer davantage cet aspect lorsque je me pencherai sur le
cas de Zhang Sanfeng, l’immortel taoïste qui aurait vécu sur ces montagnes et qui serait,
selon la tradition, le fondateur du style taiji quan.
Ce que l’on peut remarquer dès maintenant, c’est le rapport qu’entretiennent les
pratiquants d’arts martiaux d’aujourd’hui avec ces figures divines. Tout d’abord, on voit que
si ces personnages sont considérés comme les saints patrons des pratiquants d’arts martiaux,
ils ont aussi un rôle plus large et possèdent d’autres attributs (dieu de la guerre, dieu de l’état,
saint patron des marchands, divinité exorciste et protectrice...). Les adeptes se sont
appropriés le « culte » de ces divinités, mais ils ne sont pas les seuls. Guan di et Huan t’ian
Shan-ti ne sont pas exclusifs aux pratiquants d’arts martiaux. De plus, ce « culte » rendu à ces
figures par les adeptes d’arts martiaux, si on peut l’appeler ainsi, ne semble pas tant faire
référence au caractère divin des personnages qu’à ce qu’ils représentent, c’est-à-dire les
qualités pour lesquelles ils se sont distingués, soit la loyauté, l’honneur, le courage,
l’honnêteté, le respect, la protection des plus faibles, etc. C’est principalement en cela qu’on
s’identifie à ces figures, bien avant un culte de type religieux (du genre qu’on retrouve dans
le cas des saints catholiques). Le pratiquant s’approprie les qualités de Guan di ou de Huan
t’ian Shang-ti pour faire progresser son art dans un esprit de droiture. Encore ici, cette
identification aux personnages divins dirige l’adepte dans sa pratique et vient donner un sens
à son art.
70 Durant son règne (1403-1424), l’empereur Chengzu des Mng a fait construire huit palais associés à des divinités, deux abbayes, trente-six sanctuaires, soixante-douze petits temples, trente-neuf ponts, douze pavillons sur une route pavée de quelque cinquante kilomètres. Ibid., p. 76.71 Lagerway fait faire une visite guidée du pèlerinage habituel au Mont Wudang et établit les Mens avec la légende du dieu. Ibid., pp. 76-89.72 Sur ce sujet, le film Tigre et Dragon, réalisé en 2000 par Ang Lee, est très éclairant. On y voit très bien l’influence de cette tradition sur les personnages.
50
2.3.2 Les immortels taoïstes et les pratiques de « longue vie »
Kristofer Schipper parle des huit immortels taoïstes en ces termes : « Qui ne connaît
pas les Huit Immortels, ces êtres liminaires [...] dont le kong-fou, la maîtrise des arts du
corps, permet tous les exploits? »73 Le terme de kong-fou (kung-fu ou gong fu) utilisé ici peut
paraître ambigu. Littéralement, il signifie un accomplissement personnel dans quelque
discipline que ce soit.74 Quand Schipper parle du kung-fu comme de la maîtrise du corps, ce
n’est donc peut-être pas nécessairement dans un contexte d’arts de combat. Les huit
immortels taoïstes ne sont d’ailleurs pas connus pour leur pratique martiale mais d’avantage
pour la maîtrise des pratiques taoïstes qu’on nomme « nourrir le principe vital ».75 Cependant,
on peut quand même en dire quelques mots, car ils apportent avec eux le concept de
l’immortalité taoïste qui deviendra important dans la construction du discours des arts
martiaux.
Les chinois distinguent les dieux {sheri) et les immortels (xian). Les dieux sont
généralement considérés comme l’incarnation d’une puissance céleste qui descend sur terre.
Les immortels sont plus souvent des humains qui ont atteint, par certaines pratiques
spirituelles et physiologiques, une grande longévité au plan physique.76 Ils sont entre autre
réputés pour la maîtrise de l’alchimie, que ce soit l’alchimie «externe» (waidan), qui
consiste en l’absorption de diverses drogues, ou l’alchimie « interne » (neidan), qui se
compose principalement de techniques respiratoires et de méditation.77 Mais dans tous les
cas, l’alchimie sert à atteindre l’état de xian^ d’immortel. Il existe une énorme quantité de
récits sur les immortels. En 1953, Max Kaltenmark a traduit en français un manuscrit qui date
73 Schipper, op. cit., p. 209.74 Dans la langue chinoise, on utilise généralement le terme plus précis de w shu (art de la guerre) pour désigner l’ensemble des arts martiaux. Le terme kung-fu (gongfu) a d’avantage été popularisé en Occident par le cinéma.75 Henri Maspero décrit bien toutes les pratiques qui consistent à « nourrir le principe vital » dans son texte « Les procédés de “nourrir le principe vital” dans la religion taoïste ancienne » in Le taoïsme et les religions chinoises, Paris, Gallimard, 1971, pp. 479-589. Oü peut également consulter Joseph Needham, Sdence and Civilisation in China, Vol. 5, Part. 5 : Spagyrical Discovery and Invention : Physiological Alchemy, Cambridge, Cambridge University Press, 1962 [1956].76 Pimpaneau, op. cit., p. 299.77 Pour une description détaillée des différentes techniques de l’alchimie taoïste, on se référera aux travaux d’Henri Maspero et de Joseph Needham {op. cit).
51
probablement du Ier siècle avant J.C., le Lie-sien (chouan, Biographie des immortels taoïstes
de l’antiquité*. L’ouvrage présente quelques soixante-dix récits qui relatent les exploits
d’immortels taoïstes. De même, Kwok Man Ho et Joanne O’Brien ont publié un ouvrage réunissant une série d’histoires mettant en scène les huit immortels.78 79 Formation constituée
sous les Song et qui a pris sa forme définitive sous les Ming, ces huit personnages sont probablement les plus connus de tous les immortels et ont souvent été l’objet d’un culte.80 81
Si les immortels du taoïsme ne sont pas réputés pour leur habilité au combat, on les
retient pour leurs attributs d’immortels, et ces attributs ont favorisé tout un imaginaire chez
les pratiquants d’art martiaux. J’ai tout de même pu identifier un site internet qui présente un style d’art martial appelé « boxe des huit immortels ivres » (zui baxian quan)m Cet art serait
inspiré de la légende des huit immortels. « Chaque enchaînement a une spécificité martiale et
mimétique selon l’immortel qu’il représente. » Mais encore ici, le lien entre les deux
éléments semblent être de nature plus culturelle que technique et historique. L’auteur de ce
site fait d’ailleurs remarquer que cet art est relativement jeune. De même, le film The
Drunken Master, de Yuen Hoping, met en évidence comment les attributs de chacun de ces
huit personnages (l’éclopé, le joueur de flûte, 1’androgyne, celui qui transporte la cruche de
vin, etc.) ont servi à créer des techniques de combat, bien que ces attributs n’aient, de prime
abord, rien de martial. Ce qui est important, à mon avis, c’est beaucoup moins l’apport
technique de ces personnages que ce qu’ils représentent et l’idée d’immortalité qui leur est
attribuée. C’est ce qui a permit de créer toute une image et tout un imaginaire qui ont
caractérisé les arts martiaux tout au long de leur histoire, mais plus précisément dans certains
cas particuliers. Dans cette perspective, le cas des Boxers en Chine au tournant du XXe siècle
paraît significatif et mérite qu’on s’y attarde un peu pour comprendre cet aspect du taoïsme
dans les arts martiaux. En fait, « the “boxing” which earned them [les Boxers] their name was
rather the system of exercises of a purely Taoist origin which was the means of endowing
those initiated with supernatural powers. It was known as “Spirit Boxing” (Shen Ch ’üarí),
78 Paris, Diffusion, 1987 [1953].79 The Eight Immortals of Taoism. Legends and Fable of Popular Taoism. New York, Meridian Book, 1990.80 Le cas le plus connu est sûrement celui de Γ immortel Lu Dong Bin. Isabelle Ang y a consacré un article intéressant : « Le culte de Lü Dongbing sous les Song du Sud », Journal Asiatique, 285.2 (1997), pp. 473-507.81 Web : http://daoiia.free.fr/kungfi1/kungfu.11tm
52
“Supreme Ultimate Boxing” (T’ai Chi Ch’iian) or “Righteous Harmony Boxing” (/ Ho
Ch ’iian) ».82
Victor Purcell a publié en 1963 un ouvrage traitant de ce mouvement anti-impérialiste
( yi he quan), dont deux chapitres analysent plus spécifiquement les sectes religieuses et les
croyances des Boxers. Ces adeptes étaient en grande majorité illettrés ou semi-illettrés. Peu
d’entre eux avaient d’ailleurs accès à des ouvrages classiques comme le Dao de jing. La
vision qu’ils avaient du sage était généralement tirée de la littérature romanesque populaire et
du théâtre. On pense à des romans comme Le pèlerinage vers l’Ouest, Les Trois Royaumes,
Au bord de l’eau et L’investiture des dieux. Ils y puisaient les principales idées religieuses,
les incantations et les rituels qui leur étaient utiles.83 « The gods whom the Boxers
worshipped and the incantations they recited varied from place to place. All of them came
from the popular novels. From the The Romance of the Three Kingdom came Liu Pei, Kuan
Yti (the god of war), Chang Fei, Chu-ke Liang, Chao Yim, etc., from Pilgrimage to the West
came “Monkey”, the Pig and the Êrh-lang Shên; from Prefect P ’êng ’s case came Huang San-
t’ai and Tou Êrh-tun; from Tung Chou Lieh Kuo came Sun Pin; from Hsiieh Chia Chang
came Fan Li-hua, and from The Enfoeffment of the Gods came Lao Chun and many
others. »84
Le Roman des Trois Royaumes et l’histoire de Guan Yu qu’il présente, se base sur des
événements et des personnages historiques. Mais l’auteur des Ming y a ajouté les dimensions
romantique, dramatique et chevaleresque qui mettent en valeur les personnages comme des
modèles de fidélité, de courage et d’honneur. Il met peu l’accent sur le caractère divin de
Guan Yu.85 Comme les Boxers (et autres révolutionnaires et adeptes du XIXe siècle) tiraient
leurs croyances de ces romans populaires, c’est probablement ces qualités qui ont d’abord
attiré !’attention. « The societies and sects were all based on the principle of sworn-
brotherhood as typified in the Peach Garden Legend... »86 Je l’ai mentionné, on retrouve un
phénomène semblable dans les écoles d’arts martiaux. C’est d’abord pour ces qualités que
82 Victor Purcell, The Boxer Uprising, Cambridge, Cambridge University Press, 1963, pp. 162-163..TW, p. 223״**Aid, pp. 225-226..ΛΜ,ρ. 227״86 Ibid, p. 140. Il s’agit en fait d’un passage célèbre du San guo zhi yan yi dans lequel Guan Yu, Liu Pei et Zhang Fei font un pacte d’amitié et de loyauté les uns envers les autres.
53
Guau di, Zhang Fei et Liu Pei sont représentés, bien avant le culte divin qu’on pourrait leur
rendre. Les personnages perdent en quelque sorte leur caractère religieux pour être remplacé
par une sorte de code moral.
Ce sont ces qualités qu’ont retenues les Boxers. Mais ceux-ci ont poussé les principes
tirés du taoïsme à leurs limites, et même au-delà de la mort. H. G. Creel a bien résumé l’idée
taoïste face à la douleur et la mort dans History of philosophical systems : « The Taoist
reasoned, being absorbed in the Tao he could not be hurt because he recognized no hurt ; one
who cannot be hurt is impregnable ; and one who is impregnable is more powerful than all of
those who would hurt him. Thus the Taoist sage is the chief and the most powerful of all
creatures, imbued with the majestic power of the Tao, the universe, itself».87 De même, le yi
he quan tirait principalement des pratiques taoïstes le concept d’immortalité. Par différentes
techniques (respiratoires, héliothérapeutiques, gymnastiques, sexuelles, alchimiques,
diététique), les taoïstes aspiraient à rendre leur corps immortel, ou du moins à augmenter
sensiblement leur espérance de vie, à augmenter la résistance aux maladies, à rendre leurs
muscles et leurs os insensibles à la fatigue et à la douleur, à rendre leur vie plus heureuse.
Dans le cas des Boxers, « the physical and spiritual exercises together constituted what
European observers in a somewhat oversimplified way called “boxing”. But “boxing” was by
no means the whole of the Boxer cult. Incantations and magical practices, for example, could
summon down millions of spirits soldiers to fight against the enemies of the sect ».88
La recherche de l’immortalité devient donc un moyen pour les Boxers d’allier
l’atteinte de leur but révolutionnaire à une légitimation religieuse :
The immortality in question was the perpetuation of the physical body. It might be possible, by special means, for one already in the tomb to be resurrected, but best of all was during life to become a hsien, for ever deathless and ageless. Many ways, too, were believed to conduce to that happy State. One of the most important was to take drugs, sometimes herbal but more frequently, it seems, the products of alchemy. Complex techniques involving breath control and gymnastics, which have been compared to the Hindu yoga, are prominent [...] « Immortality » and « invulnerability » were different aspects of the same thing. If you had achieved
87 In Chow et Spangler, op. cit., p. 25.88 Purcell, op. cit., pp. 163-164.
54
immortality as a hsien, it was obvious that shot and shell could have no effect on you. But a Boxer could attain temporary hsien-hood only when he was possessed by a spirit or god. Then he became invulnerable to either guns or swords, and he could in this state, moreover, block the enemy’s gun-barrels and command the divine fire to bum down the churches or houses belonging to Christians.89
Pour atteindre cet état temporaire d’invulnérabilité, les Boxers ont généralement recours
à un rituel, le lien-ch ’üan ou « boxe » (boxing). Purcell décrit un rituel typique ; il est
pratiqué dans une aire de boxe. Quelques jours avant le rituel, la recrue apprend une formule
magique qui doit être récité le moment venu. Cette formule est reprise trois fois jusqu’à ce
qu’un confrère boxer crie : « dieu, descend ! » « At this point the recruit became possessed
and acquired invulnerability, supernatural skill with sword and lance, and all the other
qualities of the Boxer. »9° Dans la pratique contemporaine des arts martiaux, on ne tient
généralement pas compte de tous ces aspects qu’on pourrait qualifier de plus ou moins
superstitieux. Cependant, les arts martiaux restent un travail sur le corps (dans le langage
contemporain, on parle de bodybuilding) et s’intégre bien au phénomène du culte de la forme
physique et du corps qui se répand dans les sociétés modernes. Cette recherche de l’étemelle
jeunesse par divers moyens peut être rapproché de la recherche de l’immortalité chez les
anciens Chinois. Cette idée d’immortalité n’est pas spécifiquement recherchée en tant que
technique martiale mais elle met en place tout un imaginaire qui rattache la pratique des arts
martiaux à des pratiques physiologiques taoïstes et à des phénomènes surnaturelles, presque
transcendants. D’ailleurs tous les éléments de la religion taoïste qui se retrouvent dans le
discours des arts martiaux se présentent de cette manière. Le caractère relîgiêmr de ces
éléments est toujours beaucoup moins important que !’imaginaire qu’il développe et le cadre
qu’il introduit. La pratique des arts martiaux se définit d’abord par une recherche d’efficacité
technique. Et cet imaginaire s’insère dans cette recherche, que ce soit à travers une morale
dictée par une divinité ou un principe surnaturel qui incite à un travail constant sur son propre
corps.
"* *ΛήΖ,ρρ. 237-238.*mZ,p. 238.
55
2.4 Le recours à des maîtres fondateurs de traditions
L’art du taiji quan est un art martial de plus en plus populaire, particulièrement en
Occident. Cet art est souvent associé à une méditation orientale conçue pour des personnes
qui sont à leur retraite et qui Cherchent une activité pour se distraire. Mais il s’agit bien d’un
art de combat des plus efficaces si on en croit les pratiquants et les histoires qui gravitent
autour de ce sujet. Dans ce qu’on a appelé les arts martiaux « internes » ou « souples », le
taiji quan est considéré comme !’aboutissement et la synthèse de tous les grands arts de cette
tradition. Le lien établi entre le taiji quan (et toute la tradition « interne » des arts martiaux) et
le taoïsme se présente d’abord à travers un mythe, celui de l’immortel taoïste Zhang Sanfeng.
En effet, on attribue traditionnellement la création du taiji quan à ce personnage, bien que la
légende semble s’être élaborée assez tardivement. Mais avant d’aborder ce mythe, il serait
bon de faire un parallèle avec uñe autre légende à l’origine d’une autre tradition d’arts
martiaux, celle du moine bouddhiste Bodhidharma. Ce parallèle permettra de voir que les
mécanismes de construction des deux légendes sont sensiblement les mêmes.
2.4.1 Bodhidharma et la tradition bouddhique des arts martiaux
« Despite the legends and tradition still speaking for much of the vague early history
of Chinese martial arts, it can be asserted with fair certainty that unarmed defense principles
were advanced through Ch’an Buddhist religious practices during the sixth century. The holy
man considered by most modem sources to be the father of the martial arts is Bodhidharma,
the formidable and enigmatic twenty-eighth Indian patriarch exalted by orthodox Ch’an
tradition. »91 Cette phrase de Chow et Spangler résume bien ce qui circule dans les milieux de
pratiquants d’arts martiaux. Même si Γhistoricité de ce personnage est aujourd’hui contestée,
91 Chow et Spangler, op. tit, p. 7.
56
sa légende est à l’origine d’un mythe qui a formé non seulement toute une tradition religieuse
(le bouddhisme chati) mais également toute une tradition d’art martiaux.
Cette légende peut différer quelque peu pour ce qui est des dates, des lieux et du détail
des évéments, selon les versions et les auteurs qui la présentent. On peut cependant en relever
les éléments principaux.92 On place l’arrivée de Bodhidharma (Pu ti Da mo en chinois) en
Chine au VIe siècle ap. J.C. Il serait un moine bouddhiste de la tradition chart issu d’une
famille aristocratique de l’Inde, le 3e fils d’un roi brahmane du sud de l’Inde. Pendant son
voyage en Chine, il se rendit d’abord à Nankin (en 520 ou 527), où il fut invité à la cour du
roi Wu Ti (502-549) de la dynastie des Liang. L’entrevue se soldant par un échec, il se
dirigea vers le Nord, à Luoyang, la capitale de la province du Henan, où il trouva, à
proximité, le temple de Shaolin (shao lin si). Ce temple aurait été construit durant la dynastie
des Wei (386-534). En raison de difficultés avec le moine en chef du temple, il se serait
d’abord retiré dans une grotte pour méditer durant neuf années.
Cet élément de la légende resta célèbre. « Once, during meditation, sleep overcame
him. This so offended his profond sense of discipline that when he awoke, according to a
most certainly apocryphal description, he cut off his eyelides to forever thwart sleep. Tea
shrubs sprand up in the same spot where he had cast away his eyelids. »93 Quand il fut enfin
accepté dans le temple, il constata la mollesse et l’apathie des moines auxquel il aurait
enseigné diverses exercises et techniques de méditation issus de la tradition chan.
Imagine this strict disciplinarian’s grim disapproval when he saw his monks constantly drowsy or slumbering during the vital meditation exercises. He realized that their flaccid and emaciated bodies could not stand the test of prolonged mental austerity. Although Buddhism is aimed specifically at the salvation of the soul, Bodhidharma explained to the monk that body and soul are inseparable. This unity must be invigorated for enlightment. The legend continues that physical fitness became a part of Shaolin life with his introduction of systematized exercises to strenghthen the body and mind.94
92 J’ai emprunté ces éléments de cette légende dans trois ouvrages, ceux de Chow et Spangler, de Reid et Croucher et de Braunstein.93 Chow et Spangler, op. eit, p. 11.*ΛκΖ,ρ. 11.
57
Bodhidharma est donc devenu important surtout à cause de ce qu’il a apporté en
matière de pratiques religieuses et d’arts martiaux. « Bodhidharma primary concern was the
cultivation of Ch’i (intrinsic energy), the acquisition of control over this internal force and
using its power to mold superior monks [...] This emphasis on Ch’i should he considered to
be Bodhidharma’s main contribution to the art of empty hand fighting. For without this basic
and essential energy source, Kung Fu development would have remained as hollow as an
automaton, employing mere physical motions, lacking mental mastery. »95 C’est pourquoi les
exercises élaborés par Bodhidharma et transmis aux moines étaient en grande partie basés sur
la respiration, comme c’est le cas des pratiques martiales contemporaines.
On lui attribue également l’écriture de deux ouvrages, le Yi jin jing, le Traité
d’assouplissement des muscles, et le Xi sui jing, le Traité de purification de la moelle
épinière. Finalement, on lui attribue !’introduction d’une certaine « vertu martiale », c’est-à-
dire une sorte de code moral pour la pratique des arts martiaux. « C’est un maître des arts
internes chinois, le maître Hung Yi-hsiang, qui nous fait finalement comprendre la
signification réelle des enseignements de Bodhidharma. Le maître explique que c’est
Bodhidharma qui a introduit en Chine la notion de wu-te, la vertu martiale. Par là, il faut
entendre les qualités de disciplines, de retenue, d’humilité et de respect de la vie humaine du véritable guerrier. »96
Plusieurs légendes racontent les nombreuses fois où l’on aurait tenté d’empoisonner
Bodhidharma, mais celui-ci aurait toujours survécu, n’étant plus sujet à la douleur physique.
On affirme cependant qu’il aurait quand même ingurgité du poison, probablement de sa
propre main, à l’âge de 150 ans. Certaines légendes racontent également qu’il serait revenu à
la vie, un peu à la manière des immortels taoïstes de cette époque.
On peut donc dire que la légende de Bodhidharma relève de deux traditions : la
tradition du bouddhisme chan, qui a été introduite en Chine, et le développement de toute une
tradition d’arts de combat qui seront connus en tant que la tradition du temple Shaolin (shao
lin quari). Mais qu’en est-il de cette légende du point de vue de la critique historique? Je
laisserai de côté, pour l’instant, tout l’aspect du chan pour me concentrer sur l’apport du
12.96 Reid et Croucher, op. cit., p. 27.
58
personnage en matière d’arts martiaux. La majorité des auteurs scientifique s’entendent pour
affirmer que l’historicité de Bodhidharma est difficilement vérifiable et qu’il faut se baser sur
des sources qui sont souvent douteuses. Et même si on admet l’existence d’un personnage
appelé Bodhidharma, il est peu probable que celui-ci ait enseigné un art martial. « C’est,
cependant, coïncidant avec son arrivée à Shaolin [autour de 520] que la boxe dite de Shaolin
se développe, ainsi que d’autres techniques de combat tel le Shi ba luo han Shou, “les 18
mains des disciples de Bouddha”, sorte de gymnastique, qui associée au Wu qinXi, “l’art des
cinq animaux” [...] aurait donné le Kung Fu, “technique du poing”. Pourtant, avant celles-ci,
les cinq monastères qui composent Shaolin possédaient déjà une tradition guerrière, ce qui
n’est pas étonnant, puisque les moines avaient dû apprendre à se défendre contre
d’incessantes attaques. »97
Bernard Faure a travaillé sur l’histoire de la tradition chan en Chine. Les résultats de
ses travaux se retrouvent surtout dans deux ouvrages, d’abord dans La volonté d’orthodoxie
dans le bouddhisme chinois (1988), mais aussi dans sa traduction du Damolun, le Traité de
Bodhidharma (1986), dans lequel il fait une courte mais circonspecte analyse de la légende
de Bodhidharma et de l’ouvrage qui porte son nom.
Faure fait remarquer que toutes les tentatives des historiens du chan pour cerner
l’historicité de Bodhidharma repose sur un extrait du Luoyan Qielanjie, compilé en 547 par
Yang Xuanzhi, et qui mentionne un moine de ce nom. Il montre cependant que cette source,
comme les autres qui vont suivre au cours des siècles, est peu fiable d’un point de vue
historique et biographique et qu’on y trouve finalement peu de choses sur le personnage lui-
même.98 Dans le cas plus particulier de l’apport de Bodhidharma aux arts martiaux chinois,
Faure dit peu de choses mais ses propos sont significatifs et reprennent ce qu’il dit sur
l’apport de Bodhidharma à la tradition chan.
Un autre détail « biographique » important, le séjour de Bodhidharma au Shaolin si, le premier monastère bouddhique du Songshan (près de Luoyang), semble résulter
97 Braunstein, op. cit, p. 76.98 Le Traité de Bodhidharma (Damolun), Traduit et commenté par Bernard Faure, Paris, Le mail, 1986, p. 13- 14.
59
d’un amalgame entre Bodhidharma et Huike d’une part, Futuo (le maître de dhyâna occidental en l’honneur duquel avait été fondé le Shaolin si) et son disciple Sengchou (le rival heureux de Bodhidharma) d’autre part. Cet amalgame lui-même était motivé par le désir des adeptes de l’école du Dongshan (bientôt qualifié d’école du Nord) de consacrer rétrospectivement le Songshan -où leur communauté était en train de prospérer- par la visite de leur « premier patriarche ». C’est ainsi que, de fil en aiguille, Bodhidharma deviendra le fondateur du gonfu ou « boxe de Shaolin » (japonais : shorinji kempo), technique martiale développée par les moines du Shaolin si pour répondre aux attaques fréquentes dont le Songshan -situé en avant poste de la capitale- était l’objet."
Pour Faure, le problème de l’historicité de Bodhidharma est mal posé. Ce qui importe,
ce n’est pas tant de rechercher la vérité historique derrière le personnage mais le pourquoi de
sa popularité dans l’évolution et le développement de la tradition (et plus tard d’une
orthodoxie) chan. Les premières sources relevant principalement du genre hagiographique,
c’est la seule perspective d’étude possible.
En cherchant à recréer, par une synthèse des divers matériaux, une biographie vraisemblable, l’historien n’a fait que reprendre les procédés de l’hagiographie, guidé lui aussi par le souci de combler les lacunes de ses sources. Tous deux participent de la même naïveté épistémologique. La « vie » de Bodhidharma relève avant tout d’une analyse structurale, qui montre par exemple la symétrie -voire la mimesis antagoniste, pour reprendre l’expression de René Girard- entre Bodhidharma et Sengchou (chez Daoxuan), ou entre Bodhidharma et divers autres thaumaturges comme Fu Dashi, Gunabhadra, etc. Tous ces personnages occupaient une position à ־peu près analogue dans la première tradition Chan, et c’est en raison de circonstances fortuites que Bodhidharma en est venu à occuper le premier rang. Au sein de l’école du Nord, par exemple, certains moines comme Jingjue, l’auteur du Lengqie shiziji, considéraient apparemment Bodhidharma et Sengchou comme les patriarches des deux tendances principales du Chan. Les légendes des deux personnages se fondent d’ailleurs par la suite dans l’imagerie populaire. En définitive, tous ces personnages doivent être considérés essentiellement comme des paradigmes textuels. Leur éventuelle historicité n’a qu’un intérêt très secondaire pour la compréhension de la tradition Chan. Ce sont, selon la formule de Lévi- Strauss, des « foyers virtuels », des objets virtuels dont l’ombre seule est réelle, et donne à la tradition naissante du Chan sa teinte particulière.* 100
18.
21-22.
60
Cette analyse s’attarde surtout au développement de la tradition du chan, mais
pourrait tout aussi facilement s’appliquer à la légende de Bodhidharma par rapport au
développement des arts martiaux qu’on qualifiera plus tard de tradition « externe » ou
« bouddhique ». C’est dans cette perspective que je me propose d’analyser la légende de
Zhang Sanfeng, de même que ses rapports avec la légende de Bodhidharma dans le
développement de traditions martiales spécifiques.
2.4.1 Zhang Sanfeng et la tradition taoïste des arts martiaux
Le mythe le plus important qui rattache le taiji quan aux traditions taoïstes est celui
de l’immortel taoïste Zhang Sanfeng. Mais bien que ce personnage soit en effet aujourd’hui
surtout connu par la légende qui le relie à la pratique du taiji quan, il fut, et est encore
aujourd’hui, l’objet d’un culte religieux important en Chine, surtout pour un immortel. B
semble que ce culte, plus religieux, et le « culte » que lui rendent les adeptes de taiji quan,
soient distincts l’un de l’autre et n’aient que peu de rapport entre eux, autre le fait qu’on
retrouve au centre un personnage du nom de Zhang Sanfeng.
Le cas de la légende de Zhang Sanfeng est intéressant parce que c’est l’un des
immortels sur lequel il existe le plus de « biographies » (on parle plus d’hagiographies). Ces
biographies ont été compilées pour former le Chang Sanfeng Ch ’üan-chi. Shiu Hon Wong y a
consacré une étude publiée en 1982.101 Si le contenu de cet ouvrage provient principalement
de la période des Ming (1368-1644), la légende qui relie le taoïste à la pratique du taijiquan
semble être beaucoup plus tardive. Stanley Henning a identifié trois phases dans le
développement de la légende de Zhang Sanfeng : la phase 1 (avant 1669) présente Zhang
Sanfeng uniquement comme un immortel taoïste ; la phase 2 (après 1669) le présente comme
étant à l’origine de 1’ »école interne » de boxe (nei jia quan) ; et finalement la phase 3 (au
101 Investigation into the Authenticity of the Chcmg San-feng Ch ’üan-chi. The Complete works of Chang San- feng, Canberra, Australian National University Press, 1982.
61
XXe siècle) le présente comme le fondateur de l’art du taiji quart.102 C’est aux deux dernières
phases que je m’attarderai ici. Il suffit simplement de dire qu’avant 1669, on ne fait
aucunement référence à Zhang Sanfeng en tant que pratiquant d’art martial.
Dans un article précédant103, Wong s’attarde non seulement à l’étude des diverses
biographies, mais également à l’historicité de Zhang Sanfeng et de son lien historique avec les
arts martiaux. Il reprend dans cette perspective les idées déjà formulées par Anna Seidel
quelques années plus tôt.104 Avant qu’on lui attribue l’origine du taiji quan, Zhang Sanfeng a
d’abord été présenté comme le fondateur de la tradition de 1’ « école interne » de boxe, {nei jia
quan). Wong rapporte à ce propos deux sources (semblables) qui font référence à cette lignée
d’artistes martiaux. Seidel précise les noms des principaux artistes composant cette lignée :
Zhang Sanfeng—» Wang Zong—> Chen Chou-t’uttg—► Chang Smg-chi—> Yeh Chin-chuan—>
Tan Ssu-nan—» Wang Zheng-nan—» Huang Baijia. On reprend dans ces deux sources le
contexte de base que l’pn retrouve dans les « biographies » du Chang Sanfeng Ch ’üan-chi,
c’est-à-dire un moine taoïste, Zhang Sanfeng, et le décor montagneux de Termite, le wudang
shan. Mais cette fois, on y ajoute un élément, plus surnaturel, issu du panthéon chinois ; le
secret de l’art martial de Zhang Sanfeng lui est divulgué par l’Empereur du Nord (dont on a
déjà parlé), Huan-t’ien Shang-ti.
La première source rapportée par Wong est une épitaphe écrite par Huang Zongxi
(1610-1695, le père de Huang Baijia, dernier adepte de la lignée) en l’honneur de Wang
Zhengnan (voir la lignée), un boxer né en 1617, mort en 1669, et publiée dans son ouvrage
Nan-lei wen-ting ch ’ien-chi. Un passage de l’épitaphe parle de l’origine de son ait que Huang
qualifie d’ »école ésotérique à105 (nei jia):
[In the art of boxing] there is the esoteric school which emphasizes the skill of subduing the movement of your opponent by remaining in repose, so that your opponent will collapse as soon as you lay your hand on him.... This was originated by Chang San-feng of the Sung dynasty. Satt-feng was a Taoist priest at Mount Wu-
102 Stanley Henning, 1994, op.cit., p. 1.103 Shiu Hon Wong, « The Cult of Chang San-feng », Journal of Oriental Studies, 17 (1979), pp. 10-53. ,104 Anna Seidel, « An Immortal Taoist of the Ming Dynasty : Chang San-feng », Self and Society in Ming I Thought, Wm. Theodore de Bary, éd., New York, Columbia University Press, 1970, pp. 483-531.105 U expression viendrait de lui.
62
tang. He was summoned by Emperor Hui-tsung to court. On his way he was confronted with obstruction and could proceed no further. [He stopped for the night] and dreamed of the Dark God who imparted to him the skill of boxing. In the following day, he was able to kill over one hundred bandits single-handed.1 6
La deuxième source d’information est la biographie d’un boxer du nom de Chang
Sung-ch’i (voir la lignée), ayant vécu à Ning-po au XVIe siècle. On retrouve cette biographie
dans l’édition de 1741 du Ning-po fu chih compilé par Ts’ao Ping-jen et d’autres auteurs.
Encore ici, on attribue à Zhang Sanfeng des habilités de combat.
Chang Sung-ch’i, of the district of Yin was versed in the skill of boxing, which he learned from Sun Shih-san-lao whose techniques originated from Chang San-feng of the Sung dynasty. San-feng was a Taoist priest at Mount Wu-tang. He was summoned by Emperor Hui-tsung to court. [On the way] he was obstructed and could not proceed any further. [He stopped for the night] and dreamed of the Dark God who taught him boxing technique. The next day, he was able to kill a hundred bandits single-handed, and ever since then he was known far and near for his excellent boxing technique.106 107
Les fortes ressemblances entre ces deux textes peuvent facilement laisser supposer que le
deuxième ait pris sa source dans le premier, bien que Wong n’explique pas historiquement
cette similitude.
En résumé, on a d’un côté un taoïste du nom de Zhang Sanfeng qui a vécu selon toute
apparence sous les Ming. Si Ton se fíe aux travaux de Wong sur les diverses biographies
contenues dans le Chang San-feng Ch ’üan-chi, « there is no direct statement that he was
versed in boxing technique »108. Cependant, il est devenu au fil du temps l’objet d’un culte
important en tant qu’immortel taoïste, les travaux de Wong et de Seidel le montrent très bien.
D’un autre côté, on a deux sources qui datent du XVTT et XVIIIe siècles, et qui mentionnent
un Zhang Sanfeng, taoïste lui aussi. Celui-ci aurait vécu sous les Song et serait à l’origine de
la diffusion d’un art martial nommé « école ésotérique », art qui lui aurait été transmis par le
106 Wong, 1979, loc. cit., pp. 40-41.107 Wong, 1979, loc. cit., p. 41. Wong fait remarquer qu’on ne retrouve pas cette biographie dans l’édition de 1560 du Ning-po fu chih.mIbid, p. 41.
63
« Dark god», Huan-t’ien Shang-ti. Ce même Zhang Sanfeng est aujourd’hui, quelques
siècles plus tard, considéré comme le fondateur et le « saint patron » (c’est l’expression
employée par Seidel) de l’art martial du taiji quart, qui, selon Wong, n’a rien à voir avec
1’ »école ésotérique » {nei jia) dont on parle ici.109
Seidel suggère l’hypothèse, non vérifiable mais qui reste plausible, que Sung Chang-ch’i
(dont la biographie se retrouve dans le Nirtg-po fu chih) ait pu nommer son école
« ésotérique » {nei jia) pour l’opposer à la tradition bouddhique du temple Shaolin qu’elle
qualifie d’exotérique (wai jia). La technique du nei jia quan était inspirée par la conception
taoïste qui consiste à vaincre un opposant en ayant l’air de céder pour le déséquilibrer et en
utilisant la connaissance des points faibles, et non pas en utilisant la force brute. Sung Chang-
ch’i aurait choisi Zhang Sanfeng, un taoïste populaire à cette époque, comme saint patron de
son école ésotérique pour rivaliser avec la branche bouddhique des boxers de Shaolin qui font
remonter leur tradition à Bodhidharma.110 Que ce Zhang Sanfeng de la dynastie Song ait
historiquement vécu ou non, on lui aurait accolé les attributs de l’immortel taoïste des Ming,
dont le prestige était apparemment assez considérable à cette époque pour rivaliser avec la
légende de Bodhidharma. Ces deux personnages auraient fini par ne faire qu’une seule
personne. Wong Shiu-hon accepte cette hypothèse comme plausible ; Stanley
Henning abonde également dans ce sens.
While Shaolin was the ideal symbol to represent the more numerous, popular styles of boxing, this gave rise to serious misunderstanding and, as a result, later works, beginning with Zhang Kongzhao’s manual (1794), attributed the origins of Chinese boxing to Shaolin Monastery (there is no mention of Bodhidharma until much later -c. 1900). At the same time, the mythical Zhang Sanfeng, blessed with sainthood by a Ming emperor, provided the ideal counterpoint to Shaolin boxing. After all, since Zhang himself could not be proven to have ever existed let alone anything he was claimed to have done, it could not hurt to claim he also invented a style of boxing.111
109 Wong fait remarquer que si on fait souvent la comparaison entre les deux arts, certaines recherches tel que celles effectuées par Tseng Chao-jan et Chuang Shen (Taipei 1968) « have clearly shown that there is no definite relation between T’ai-chi ch’ilan and the esoteric school, whether viewed from the historical or technical standpoints ». Ibid., p. 41.110 Seidel, op. cit., p. 505-506.111 Henning, 1994, loc. cit., p. 2.
64
Mais si cette légende raconte comment Zhang Senfeng est à l’origine d’une « école
ésotérique », c’est principalement à travers une autre version de la légende (qui ne se
développe pas avant la fin du XIXe siècle selon Henning et Seidel) que ce personnage est lié à
la fondation du taiji quan. La plupart des ouvrages populaires qui font partie du corpus de
travail reprennent cette légende, en tout ou en partie. En faisant le tour de ces ouvrages, on
peut en faire ressortir les principaux éléments.
Pascal Fauliot, dans ses Contes des arts martiaux, raconte à sa manière cette version
de la légende de Zhang Sanfeng.
Chang San Pong, le Maître des Trois Pics, avait une haute stature, un corps élancé et une constitution robuste qui lui donnaient un air redoutable. Son visage, à la fois rond et carré, était orné d’une barbe hérissée comme une forêt de hallebardes. Un chignon épais trônait au sommet de son crâne. Si son allure était impressionnante, son regard exprimait cependant une douce tranquilité, avec une lueur de bonté.
Il portait été comme hiver la même tunique fabriquée dans une seule pièce de bambous tressés et il tenait le plus souvent un chasse-mouches fait d’une crinière de cheval.
Assoiffé de connaissance, il passa la plus grande partie de sa vie à pérégriner sur les pentes des monts Sen-Tchouan, Chansi et Houe-Pe. Il visita ainsi les plus hauts lieux du Taoïsme, allant d’un monastère à l’autre, séjournant dans des sanctuaires et des temples que les pentes escarpées de la montagne rendaient difficilement accessibles. Il fut très tôt initié par les Maîtres taoïstes à la pratique de la méditation. Partout où il passait, il étudiait les livres sacrés et il interrogait sans relâche sur les mystères de l’Univers.
Un jour, alors qu’il méditait déjà en silence depuis des heures, il entendit un chant merveilleux, surnaturel... Observant autour de lui, il aperçut sur la branche d’un arbre un oiseau qui fixait attentivement le sol. Au pied de l’arbre, un serpent dressait sa tête vers le ciel. Les regards de l’oiseau et du reptile se rencontraient, s’affrontaient... Soudain, l’oiseau fondit sur le serpent en poussant des cris perçants et entreprit de l’attaquer avec de furieux coups de pattes et de bec. Le serpent, ondulant et fluide, esquiva habilement les violentes attaques de son agresseur. Ce dernier, épuisé par ses efforts inefficaces, regagna sa branche pour reprendre des forces. Puis, il repartit à l’assaut. Le serpent continua sa danse circulaire qui se mua peu à peu en une spirale d’énergie tourbillonante, insaisissable. La légende nous dit que Chang San Fong s’inspira de cette vision pour fonder le Wu Tang-Pai, le style de « la main souple » qui, façonné par des générations de Taoïstes, devint le Tai Chi Chuan.
65
C’est pourquoi les mouvements du Tai Chi n’ont ni début ni fin. Ils se déroulent souplement comme le fil de soie d’un cocon et ils s’écoulent sans interruption comme les eaux du fleuve Yang-Tsé.112
Cette version de la légende de Zhang Sanfeng est généralement la plus répandue dans
les milieux de pratiquants d’arts martiaux. C’est d’ailleurs cette version qu’ont retenu Chow
et Spangler, ceux-ci prenant soin de bien décrire en détail le combat entre les deux animaux.
Chang saw a snake coiled for action, his head raised, hissing in defiance at a predatory hawk perched in the pine tree above. The strong bird swooped down in expectations of catching an easy dinner. While trying to pin down the snake with his viselike gripping talons, the bird began a vigourous pecking attack, but the reptile repeatedly evaded the onslaught by circular twisting and windind away from the direct thrusts of the hawk’s sharply hooked bill. The snake attempted to secure the bird’s neck with its slithering tail. The hawk raised it’s wing to parry the attack. Then the snake coiled partially around the bird’s left leg. The hawk roughly shook the leg and violently fluttered its wings to disengage the limbness creature. Fiercely stabbing again and again, the hawk tried to poke and pierce the snake’s head. The reptile, in its constant wavy and spiral movements, never offered a vital target to the powerful beak of curved talons. As the bird became fatigued from it’s continuous but fruitless attacks, it’s movements became momentarily unbalanced. In that second before the hawk was going to fly away, the snake struck back with his whip- like elongation of its coiled form. So accurate was its venomous aim that the unprepared bird fell dead almost instantly. After observing this life-and-death struggle, Chang realized that he has witnessed a perfect example of a yielding force overpowering a superior strength. He recalled the ancient adage : « What is more yielding than water ? Yet it returns to wear down the rock. » Supported by his knowlegde of the Shaolin martial arts, Chang commenced study and organize the actions of the snake and bird, along with the movements of clouds, water and trees swaying in the wind. From this inspiration, the classic T’ai Chi Ch’uan system of exercise was formed.113
L’explication de Chow et Spangler est intéressante sur plusieurs points. D’abord, par la
description détaillée qu’ils présentent, les auteurs cherchent à montrer cette idée de wu wei
112 Fauliot, op. cit, p. 74.113 Chow et Spangler, op. cit, pp. 23-24.
66
déjà rencontrée et qui servirait de concept de base à la pratique martiale du taiji quan.
D’ailleurs, la version des auteurs utilise un passage du Dao de jing, celui de l’eau (en
référence au chapitre 78). J’ai déjà traité cet aspect du taoïsme dans les arts martiaux au
chapitre 2.2. Ensuite, les auteurs suggèrent que Zhang Sanfeng aurait séjourné au monastère
Shaolin et serait déjà familier avec cette tradition des arts martiaux114. Ce détail a son
importance, car il pose le problème de l’origine commune de toutes les traditions martiales en
Chine et du rapprochement entre les traditions taoïstes et les traditions bouddhiques. J’aurai
l’occasion de revenir sur ce point.
Braunstein mentionne également cette version de la légende qu’elle prend chez
Robert Herbersetzer, qui a beaucoup écrit sur les arts martiaux, mais nuance ses propos en
disant que les sources historiques du taiji quan remontent aujourd’hui tous à un homme, Chen Wanting (1597-1664), général durant la dynastie des Ming.115
Il est difficile de retrouver l’origine de cette version de la légende, mais il semble
qu’elle soit assez tardive, peut-être de la fin du XIXe siècle ou même du début du XXe. C’est
du moins dans ce sens que Chariot semble aborder le problème : « Au XIXe siècle, les experts
du Taiji Quan firent de Zhang Senfeng, moine taoïste célèbre du mont Wudang et créateur
d’une “Boxe interne” d’inspiration taoïste, le fondateur de leur style. Le Taiji Quan reçut
ainsi en héritage le double épithète de taoïste et d’interne ».116
Comment donc le saint patron de 1’ »école ésotérique » est-il devenu le fondateur du
taiji quan, un art qui semble n’avoir aucune relation avec le neijia quan ? Anna Seidel
formule à ce sujet certaines hypothèses éclairantes. Pour elle, l’étiquette taiji pour désigner un art martial date d’un boxer nommé Yang Luchan117 qui aurait combiné aux enseignements
de l’école du temple (bouddhique) Shaolin les techniques de boxe de la famille Chen (du
Henan), famille qui aurait cultivé durant quatorze générations la tradition martiale d’un
114 « During his itinerant quest for physical perfection he spent ten years at the Shaolin Monastery mastering Ch’an Buddhist meditation and self-defense. Despite becoming a revered Shaolin Ch’uan master, Chang felt that his personal goal remained unfulfilled » (ibid, p. 23).115 Braunstein, op. cit., p. 200.116 Chariot, op. cit., p. 32. On remarque que Chariot semble quand même donner à Zhang Sanfeng le crédit d’une boxe d’inspiration taoïste, ce qui reste encore à prouver historiquement.117 Fondateur du style yang du taiji quan, très populaire encore aujourd’hui. Π vécut de 1799 à 1872.
67
certain Wang Zongyue.118 Selon Seidel, il est fort possible qu’il y ait eu confusion entre
Wang Zong de Shensi (le soi-disant disciple de Zhang Sanfeng dans la lignée de P »école
ésotérique ») et Wang Zongyue de Shansi (apparement le fondateur de la boxe de la famille
Chen).119 Wong et Henning entendent appuyer cette hypothèse de Seidel sur la relation entre
le neijia quan et le taiji quan, bien qu’il ne s’agit que d’une hypothèse invérifiable
historiquement.
Généralement, les quelques auteurs (ils sont évidemment peu nombreux) qui ont
étudié le cas de Zhang Sanfeng abondent également dans ce sens. Stanley Henning s’est
consacré à l’étude de l’histoire des arts martiaux chinois. Il a publié deux articles qui résument bien sa pensée, l’un en 1981 et l’autre en 1994.120 II propose de rechercher les
origines des arts martiaux chinois dans une histoire militaire qui serait antérieure à l’origine
religieuse. Pour lui, il est clair que la relation entre les arts martiaux et une mystique
spirituelle est le résultat d’un grand malentendu qui va dans le sens de ce que j’essaie ici de
démontrer ־. « This misunderstanding has arisen as a result of two widely accepted, deeply
ingrained, and hard to quash myths : one attributing the origins of Chinese boxing to the
Indian monk, Bodhidharma, who, according to tradition, is said to have resided in the famous
Shaolin Monastery around 525 A.D. ; and the other attributing the origins of taijiquan, or
Chinese shadow boxing as it is sometimes called in the West, to the mythical Taoist hermit,
Zhang Sanfeng ».121
Henning propose une autre hypothèse originale : l’épitaphe de Wang Zhengnan
composé par Huang Zongxi pourrait être une forme de résistance à l’autorité étrangère des
Qing en place depuis 1644. D’une manière symbolique, Huang ferait part de ses sentiments
anti-mandchous. Les références à l’école externe de Shaolin et à l’école interne de Wudang
seraient davantage des références aux éléments extérieurs ou étrangers à la Chine (les
118 D aurait été le premier à intégrer le terme « taiji » dans la théorie des techniques de combat. On peut consulter le texte qui lui est attribué dans The Essence of Tai Chi Oman, BP. Lo, M. Inn, R. Amacker et S. Foe, éd., Berkeley North Atlantic Books, 1979, pp. 29-40.119 Le fait que la lignée du neijia quan remonte à un immortel taoïste prestigieux a peut-être ici aussi influencé l’interprétation proposée par la famille Yang qui cherchait, elle aussi, une origine plus « noble » à son art.120 « The Chinese Martial Arts in Historical Perspective », Military Affairs, décembre 1981, pp. 173-178. « Ignorance, Legend and Taijiquan », Journal ofChen Style Taijiquan Research Association of Hawaii, Vol. 2, no. 3, 1994, pp. 1-7.121 Henning, 1981, loe. cil, p.173.
68
Mandchous, le bouddhisme) face aux éléments internes (le taoïsme, les Chinois, Γ ancienne
dynastie Ming). Huang proclame d’ailleurs la supériorité de l’école taoïste, le neijia quart, sur
l’école du shaolin quan : « Huang further infers the superiority of the “internal ” school
which uses Taoist yielding concepts to defeat an opponant as opposed to the aggressive
techniques of the “external” school. »122 L’épitaphe serait d’ailleurs la première mention de
cette séparation interne-externe dans les arts martiaux, séparation qui a encore cours
aujourd’hui dans la tradition. Cette explication reste tout de même assez pauvre du point de
vue historique. Les sociétés secrètes qui se sont formées au cours du XIXe siècle ont
beaucoup contribué à diffuser de tels mythes. Leurs activités incluaient un échange de
pratiques populaires du taoïsme et du bouddhisme avec un entraînement martial dans le but
de lutter contre les envahisseurs du gouvernement officiel, j’en ai déjà parlé. « Eventually,
possibly as early as the middle of the Qing period, boxing manuals began to refer to Shaolin
Monastery as Chinese boxing’s place of origin. Stories varied in the secret society
atmosphere. Some groups attempted to identify with the patriotic example of the Shaolin
Monk Soldier. »123
Cette interprétation amène à s’interroger sur la possible origine commune de tous les
arts martiaux. Aujourd’hui, la distinction entre les arts martiaux dits externes (c’est-à-dire
ceux issus de la tradition bouddhique, « dures », « musculaires ») et ceux dit internes (c’est-à-
dire ceux issus de la tradition taoïste, « souples », « énergétiques ») semble évidente aux
pratiquants. Les mythes de Bodhidhapna et de Zhang Sanfeng tendent à le démontrer. Mais
en dehors du mythe, cette distinction ne semble pas avoir d’existence concrète. En effet, un
certain nombre de recherches124 ont été effectuées concernant l’évolution des techniques
pratiques des arts martiaux de ces différentes traditions. Les similitudes entre ces techniques
sont trop frappantes et trop nombreuses pour ne pas en tenir compte. Je n’ai pas les
ressources linguistiques qui me permettraient de présenter ici une démonstration complète. Je
me contenterai de renvoyer le lecteur à un ouvrage de T. Dufresne et J. Nguyen, qui résume
!’argumentation le plus vraisemblable.125 À partir de concordances techniques, historiques et
122Ibid, p. 176.p. 176.
124 Malheureusement souvent en langue chinoise mais dont F argumentation générale est accessible à travers les auteurs déjà mentionnés.125 T. Dufresne et J. Nguyen, Taijiquan, art martial de la famille Chert, Paris, Budostore, pp. 40-60.
69
géographiques, ils en viennent à la conclusion qu’il y ait de fortes chances que le taiji quan
provienne d’un shaolin quan qui aurait été réorganisé au XVIe siècle sous l’influence de
divers enseignements indépendants. « Bref, si notre hypothèse est la bonne, le taiji quan
descendrait de la boxe de Yu126 et de Qi127, par !’intermédiaire du shaolin quan du 16e ou 17e
siècle. »128
L’historicité de Bodhidharma ou de Zhang Sanfeng n’est pas ici en cause. On est en
présence de cas où il n’existe pas de documents qui rendent compte de la vie historique de
ces personnages. Même dans la mesure où ils auraient vraiment existé, l’étude qui en est fait
actuellement ne vise pas le Bodhidharma historique ou le Zhang Sanfeng historique, mais se
fonde sur des documents de type exclusivement hagiographique, c’est-à-dire des documents
qui visent à légitimer une tradition, son origine et ses pratiques. C’est donc dans cette
perspective qu’il faut axer la recherche. Puisqu’il n’y a pas de documents permettant
d’accréditer cette hypothèse, toute autre perspective serait en quelque sorte futile. Ce que ces
deux mythes montrent, c’est qu’au-delà d’une explication historique, la construction de ces
deux différentes traditions d’arts martiaux répond en quelque sorte à un besoin spirituel. Au-
delà d’une vérité historique (ou en parallèle à celle-ci), on construit un discours qui vise tout
simplement à donner un sens à ce que le pratiquant accompli.
2.5 Conclusion
On constate que les différents recours au taoïsme que je viens de présenter et qui forment
l’essentiel du discours spirituel associé à la tradition taoïste des arts martiaux sont puisés dans
l’ensemble des traditions taoïstes. Dans le cadre de ce travail j’ai été amené à distinguer
différents «types» de recours (pratiques médicales, philosophie, religion...), mais il ne
126 Le général Yu Dayou (1503-1579) aurait enseigné à des moines son propre style de baton, d’épée et de boxe à une époque où la boxe de Shaolin n’aurait été encore que peu développée.127 Qi Jiguang (1528-1588), général dont le traité de boxe contenant 32 techniques illustrées marque de fortes similitudes avec les techniques qui se retrouvent dans les enchaînements du taijiquan ancien.128 Dufresne et Nguyen, op. cit., p. 57.
70
semble pas que cette distinction apparaisse dans le discours de la tradition taoïste des arts
martiaux. Que l’élément mythique provienne de la pensée d’un philosophe du IVe siècle av.
J .C. ou qu’il soit récupéré à travers le culte contemporain d’une divinité populaire ou celui
d’un immortel du XVe siècle, cela importe peu. Ce qui compte, c’est que ces différents
éléments, ces différents recours provenant de tout un évantail de traditions taoïstes d’époques
diverses, apparaissent ensemble pour créer un tout nouveau discours, appuyé par de nouveaux
mythes (ou plutôt d’anciens mythes réinterprétés), et construisant une toute nouvelle
tradition.
C’est pourquoi je pense qu’il est important ici de bien distinguer les choses. Bien qu’il
s’agisse d’éléments tirés des différentes traditions taoïstes, on ne parle plus à mon avis des
traditions taoïstes à proprement dit. On parle vraiment d’une tradition d’arts martiaux qui
s’est construite en s’appuyant sur des éléments spirituels (en l’occurrence ici le taoïsme, mais
le même exercise pourrait être fait pour une tradition bouddhique des arts martiaux). Ces
divers éléments étant désormais bien en place, il faut maintenant tenter de comprendre les
mécanismes qui sous-tendent le discours de cette tradition.
© Chapitre HL La quête d’une origine spirituelle en tant que processus de légitimation
de pratique martiale
Dans la mesure où on a ici affaire à une « nouvelle » tradition (il faut entendre ici une
tradition distincte des traditions taoïstes mais dans laquelle apparaissent les éléments de cette
tradition), à quoi peut bien servir le discours qui sous-tend cette quête d’une origine
spirituelle des arts martiaux ? C’est essentiellement à cette question que ce chapitre du travail
cherchera une réponse. Je tenterai ici de montrer que ce discours sert tout simplement à
légitimer la tradition et à justifier la pratique martiale. Deux approches seront privilégiées.
D’abord, je m’attarderai à la construction de cette tradition des arts martiaux à travers la
quête spirituelle, c’est-à-dire à montrer en quoi le spirituel et le religieux peuvent servir de
base à la construction d’une tradition, en d’autres mots, en quoi ils viennent conférer un sens
à une pratique. Ensuite, je m’attaquerai à un aspect plus concret de la pratique des arts
martiaux, celui du rapport à la violence. Je tenterai de montrer comment le spirituel et le
religieux servent d’éléments légitimateurs dans le rapport à la violence.
Pour les raisons déjà invoquées, l’analyse historique de la construction de la tradition
taoïste des arts martiaux et de son discours légitimateur est très difficile à réaliser. C’est
pourquoi je m’attarde ici à une analyse plus anthropologique, qui se situe au niveau des
structures et des mécanismes. Mais même dans cette perspective¡ peu de travaux d’analyse
ont été réalisés. Mon but sera donc surtout de voir ce qui s’est fait dans d’autres domaines au
sujet de la légitimation de la tradition et de la légitimation de la violence, principalement à
travers la perspective religieuse ou spirituelle. Il en ressortira certaines idées générales ou
certaines lignes directrices qui pourront être adaptées au cas de la tradition taoïste des arts
martiaux.
72
3.1 La construction d’une tradition à travers une quête spirituelle
Pour bien comprendre les mécanismes qui entrent en jeu dans la construction d’une
tradition spirituelle, il faut d’abord mettre en place certains concepts. Le concept de mythe est
très important car c’est la variable de base. À travers une analyse du mythe, on verra ressortir
les fonctions qui servent à la fondation d’un discours et à la légitimation de toute une
tradition spirituelle des arts martiaux. Par conséquent, la notion de tradition en elle-même
devra également être abordée. Il s’agit du cadre dans lequel évoluent les mythes et le
discours. Ce rapport entre le mythe, le discours et la construction d’une tradition constitue ce
que j’appelle le processus de légitimation (c’est-à-dire un processus de mise en sens, de
cohérence). Mon hypothèse est que ce processus s’incarne en s’appropriant divers éléments
(principalement mythiques) des traditions taoïstes pour les réinterpréter et ainsi pouvoir les
appliquer à la construction d’une tradition taoïste des arts martiaux.
3.1.1 Une définition du mythe
« La philosophie naît de l’émerveillement, qui est un sentiment d’ignorance conjugué
à un désir de connaissance [...] Le mythe peut donc être entendu comme une tentative, alternative à la philosophie, pour dépasser l’ignorance. »129 Récits, légendes, contes, fables,
mythes, le vocabulaire est très varié lorsqu’on parle de l’imaginaire humain et il est souvent
difficile de faire une distinction précise entre tous ces termes qui visent à faire entrer dans le
monde du surnaturel. Si les chercheurs dans ce domaine distinguent généralement un mythe
d’une légende, d’un conte, d’une fable ou d’un récit historique, les frontières qui les
distinguent ne sont pas nécessairement hermétiques (et même entre le mythe et le récit
historique, comme on aura l’occasion de le voir). Sans qu’il soit nécessaire de faire un
129 Natale Spineto, « Le mythe », Encyclopédie des religions, Paris, Bayard, 2000 [1997], p. 2209.
73
examen exhaustif de toute la recherche qui a été faite en ce domaine, je tenterai de formuler
ici une définition de ce concept de mythe qui me permettra de caractériser les éléments
taoïstes que j’ai présentés dans la partie précédente de cette étude. Mon but n’est pas de
développer une définition générale du mythe, mais bien de mettre en évidence certains traits
de ce concept qui seront utiles pour l’analyse du processus de légitimation à l’œuvre dans le
discours entourant les arts martiaux chinois.
Le mythe et la mythologie ont fait l’objet d’une multitude d’études en sciences
humaines. Mais c’est principalement en anthropologie et en ethnologie que se sont faites les
recherches les plus poussées sur le sujet. Bien que l’étude de la mythologie chinoise soit bien
amorcée130, c’est surtout celle de l’antiquité grecque et romaine qui a été privilégié et qui a
longtemps fourni le modèle de base pour l’étude des mythes. J’ai eu quelques difficultés à
trouver une définition du mythe correspondant parfaitement aux cas sur lesquels je travaille.
J’ai donc dû sélectionner chez plusieurs auteurs quelques éléments de définition, de façon à
me constituer un concept plus personnel du mythe susceptible de s’appliquer au cas
particulier des arts martiaux chinois. Compte tenu de la perspective dans laquelle se fait ma
recherche, j’ai privilégié une définition qu’on pourrait qualifier de fonctionnaliste. En effet, je
m’intéresse principalement aux fonctions des mythes et du discours au sein d’un processus de
légitimation des pratiques martiales, plutôt qu’à la structure même de ces mythes et de ce
discours.
S’il est possible de réunir une multitude de définitions du mythe (élaborées dans des
perspectives souvent opposées) en parcourant les auteurs qui ont traité de ce sujet, il suffira
dans un premier temps de mettre en place une définition générale, un peu simpliste mais qui
fournira un premier point de repère avant de se former une définition plus complète et plus
appropriée. Dans sa signification la plus élémentaire, le mythe petit se défini*־ comme un récit
portant sur l’origine des choses et qui sert à expliquer les croyances et les pratiques,
religieuses ou non, d’un peuple ou d’un groupe d’individus. Bronislaw Malinowski donne
une définition qui s’inscrit dans cette perspective : « Le mythe [...] constitue une résurrection
narrative d’une réalité ancienne, destinée à satisfaire de profonds besoins religieux, des
aspirations morales, à appuyer des exigences et des revendications sociales, voire à venir en
130 Les travaux de Marcel Grauet, Jacques Pimpapeau et de John Lagerway sont à consulter dans ce domaine.
74
aide à des nécessités politiques [...] Il exprime, rehausse et codifie les croyances ; il
sauvegarde et favorise la morale ; il garantit Γ efficacité du rituel et contient des règles
pratiques pour la conduite de l’homme ».131 Natale Spineto donne une définition générale du
mythe qui va dans le même sens : « Le mythe se définit alors, par contraste avec l’histoire,
comme une forme de savoir qui identifie les causes à l’origine des choses par un retour au
temps paradoxal des commencements [...] Le mythe s’oppose donc à l’histoire en tant que
récit des fondements des choses indifférent à la logique, qui se réfère à une temporalité extra-
ordinaire et extra-humaine ». 132 Cette définition constitue une bonne base pour l’analyse des
mythes sur lesquels repose cette recherche, mais elle demande à être quelque peu approfondie
pour pouvoir bien servir à mon analyse.
Mircea Eliade constitue certainement une référence de base pour une définition de
type fonctionnaliste. C’est lui qui a mis en évidence les fondements élémentaires de la
fonction du mythe. Pour lui, le véritable mythe porte sur l’origine des choses. « Tout mythe
d’origine raconte et justifie une “situation nouvelle” -nouvelle dans le sens qu’elle n’était pas
dès le début du Monde. Les mythes d’origine prolongent et complètent le mythe
cosmogonique; ils racontent comment le Monde a été modifié, enrichi ou appauvri».133
Devant cette situation nouvelle qui peut être angoissante pour l’être humain, celui-ci
cherchera, à travers les mythes d’origine, une certaine sécurité. « ...il est significatif de
constater une certaine continuité du comportement humain à l’égard du Temps à travers les
âges et dans de multiple cultures. On peut définir ce comportement de la façon suivante :
pour se guérir de l’œuvre du Temps, il faut “revenir en arrière” et rejoindre le
“commencement du Monde ” . »134 Par le retour à l’origine, le mythe a donc chez Eliade une
fonction de régulation et de sécurisation face au monde temporel, historique, en constante
évolution. Un des aspects importants, et même central, des mythes est donc le « retour à
l’origine ». L’auteur montre d’ailleurs que ce « retour à l’origine » a servi de modèle dans
d’autres contextes et qu’il peut, en l’occurrence, donner un fondement « à des techniques
physiologiques et psycho-mentales visant aussi bien à la régénération et à la longévité qu’à la
131 Bronislav Malinowski, Trois essais sur la vie sociale des primitifs, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1980, p.103.132 Spineto, loe. eit, p. 2196.133 Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Galimard, 1963, p. 33-34.134Ibid, p. 110.
75
guérison et la délivrance finale ».135 On retrouve ce modèle en particulier dans les pratiques
yogiques de l’Inde et dans Γalchimie taoïste en Chine.
Les auteurs fonctionnalistes ont mis en relief deux fonctions du mythe136 : une
fonction fondatrice et une fonction de légitimation et de régulation. Le mythe possède
d’abord une fonction de fondation. Natale Spineto définit bien cet aspect. Pour lui, la réponse
la plus simple que l’on donne à la question de la fonction du mythe est qu’il fonde quelque
chose. Et ce quelque chose est la société. C’est d’ailleurs des auteurs comme Émile Durkheim
en sociologie et Marcel Mauss en anthropologie qui ont déjà fait valoir la fonction sociale de
la religion à travers le mythe. « Le mythe n’explique pas, mais fonde. Toutefois, pourrait-on
répondre, la raison aussi fonde, en s’étant émancipée du mythe, précisément comme
recherche d’un arché, d’un principe des choses. Le fait est que le mythe fonde la réalité
présente à sa façon : en se réclamant d’un temps des origines, où les choses sont passées du
néant, ou du chaos, à l’être, et ont fourni un modèle pour les actions, les pratiques, les
croyances et, en général, l’ensemble de la vie actuelle. »137 Dans l’article « Mythe » de
Y Encyclopaedia Universalis, Paul Ricoeur adopte également l’hypothèse de travail selon
laquelle le mythe est un récit des origines. Reprenant Eliade, et insistant sur la dimension
temporelle, il attribue au mythe une fonction d’instauration. « Il n’y a mythe que si
l’événement fondateur n’a pas de place dans l’histoire mais dans un temps avant l’histoire, in
illo tempore : c’est essentiellement le rapport de notre temps avec ce temps qui constitue le
mythe... »138 Le mythe fonde donc la société en se réclamant d’un passé qui est autre que
notre temps actuel: Cette définition peut facilement servir de base pour comprendre les
mythes dans les arts martiaux, à condition d’y apporter quelques nuances.
En effet, dans le contexte des arts martiaux chinois, le mythe ne fonde pas la société
en général ; le mythe fonde d’abord certaines traditions particulières (je reviendrai plus loin
sur la définition de tradition). Le recours aux mythes a servi à construire des traditions en se
réclamant, bien sûr, d’un temps des origines, mais surtout en se réclamant d’une origine
135 Ibid, p. 104.136 La définition proposée ici se fonde principalement sur ce qui est dit de la fonction du mythe chez Eliade, dans Y Encyclopaedia Universalis et dans Y Encyclopédie des religions.137 Spineto, loe. eit, p. 2180.138 Paul Ricoeur, « Mythe », Encyclopaedia Universalis, 15, Paris, 1989, p. 1045.
76
spirituelle chinoise. Il s’agit de fonder spirituellement la valeur même des arts martiaux en les
rapportant au plus ancien taoïsme. Cette idée de retour à l’origine s’applique particulièrement
bien au rapport que les arts martiaux entretiennent avec la médecine traditionnelle chinoise.
J’ai déjà souligné comment la médecine traditionnelle en Chine était liée à tout un système
cosmogonique qui cherche à expliquer le fonctionnement de F univers et la place de l’être
humain dans celui-ci (voir le chapitre 2.1). En insérant la pratique des arts martiaux dans le
contexte des anciennes pratiques de la médecine traditionnelle, on établit un lien avec toute
une cosmogonie mythique. Ce retour à l’origine à travers les pratiques médicales anciennes
vient en quelque sorte affirmer et confirmer l’existence et la place des arts de combat dans un
univers ordonné, cohérent et déterministe.
Le cas des mythes de Zhang Sanfeng et de Bodhidharma appuie également cette
hypothèse. Ces deux personnages, d’abord issus de traditions religieuses (Bodhidharma
serait, du moins selon un autre mythe, à l’origine de la tradition chan du bouddhisme chinois
et Zhang Sanfeng a été élevé au statut d’immortel taoïste), ont été récupérés par les milieux
de pratiquants d’arts martiaux qui en ont fait les fondateurs de deux traditions martiales. Ce
mélange de traditions spirituelles avec des pratiques de combat a abouti aux deux traditions
principales que l’on retrouve dans les arts martiaux d’aujourd’hui et qui se caractérisent par
un lien avec des origines soi-disant spirituelles : la tradition bouddhique et la tradition taoïste.
Cependant, ces deux cas, comme la plupart des mythes identifiés, font référence à un
temps historique précis, ce qui constitue, à mon avis, une particularité des mythes chinois qui
n’est pas à négliger. Contrairement à ce qu’en dit Ricoeur, les mythes qui concernent les arts
martiaux ont leur place dans l’histoire et sont même renforcés par leur rapport avec un temps
historique précis. Des personnages comme Bodhidharma, Zhang Sanfeng, ou même des
personnages de caractère plus divin comme Guan di ou les huit immortels, relèvent souvent,
avant d’entrer dans l’univers mythique, d’une temporalité historique bien déterminée. Guan
di est d’abord un personnage historique de l’époque des Trois Royaumes (Guan Yu) dont le
récit de la vie a été diffusé pendant des siècles avant de devenir ce qu’il est aujourd’hui : le
récit d’une des principales divinités à laquelle plusieurs groupes distincts rendent un culte. De
même, on ne conteste généralement pas l’historicité d’un moine taoïste du nom de Zhang
77
Sanfeng ; ce sont les récits et les légendes139 qui lui ont été accolés, qui en ont fait un
immortel pouvant accomplir des exploits et susceptible de devenir le fondateur d’une
tradition martiale.
Ce constat montre bien que, contrairement aux définitions traditionnelles du mythe
(qui sont généralement basées sur l’étude de mythes occidentaux, et plus particulièrement
ceux de l’antiquité gréco-romaine), le mythe en Chine ne s’oppose pas nécessairement à
l’histoire, ou du moins, la distinction entre le logos et le mythos devient ici très floue et très
difficilement repérable. Dans à peu près chaque mythe, il y a une part de vérité historique, ou
du moins un rapport à un temps historique. C’est pourquoi l’idée d’une temporalité
anhistorique s’applique moins bien à la description des mythes dans les arts martiaux et doit
par conséquent être nuancée. Au contraire, les mythes chinois semblent souvent se renforcer
en misant sur leur aspect historique. La continuité qui est créée avec un passé historique vient
donner une base plus rationnelle, et vient donc (du point de vue de la raison moderne qui
caractérise la société contemporaine) conférer une base plus solide au mythe. Ce qui
n’empêche pas, par contre, la civilisation chinoise de posséder aussi ses mythes d’origine qui
remontent à une temporalité extérieure à notre histoire (c’est le cas en particulier dans le
bouddhisme et le taoïsme). Mais je reviendrai sur cette opposition entre le mythe et l’histoire
en Chine.
Le deuxième aspect du mythe qui m’intéresse ici est sa fonction de légitimation et de
régulation. Le mythe, on vient de le voir, fonde la tradition, mais crée en même temps une
continuité à la fois dans le temps de l’histoire et dans un temps au-delà du temps et qui se
situe dans l’absolu. Les pratiques et les croyances d’aujourd’hui sont justifiées et légitimées
par un soi-disant recours à des temps anciens. Dans le cas des mythes présents dans les arts
martiaux, les traditions et les pratiques de combat sont légitimées par le fait qu’elles
remontent à des traditions spirituelles anciennes qui étaient déjà bien intégrées à la culture
chinoise. Cette continuité crée l’illusion d’une certaine stabilité. D’ailleurs, dans un sens
général, les auteurs s’entendent pour dire que les mythes sont un moyen de se sécuriser face à
un monde imprévisible et en constant changement. Pour Mircea Eliade, le mythe est un
139 À travers les différentes hagiographies qui lui sont dédiées et qui ont été diffusées au cours des XVe et XVIe siècles, puis à travers le mythe de la création du taiji quan.
78
moyen pour l’être humain d’échapper à ses responsabilités, d’échapper à ce qu’il appelle la
« terreur de l’histoire ». Pour Eric Hobsbawm, les « inventeurs de tradition » tentent d’éviter
l’anxiété d’un monde en constant changement en s’accrochant à un passé invariant. De
même, pour William H. McNeill, la soi-disant histoire scientifique n’est que le résultat d’un
système de croyances basées sur des « vérités » incontestées. Et tous ces systèmes sont aussi
pour lui de nature mythique. Dans un monde où les « vérités » s’affrontent constamment,
chaque groupe cherche à affirmer ses propres croyances dans le but de mieux vivre.140 « Les
mythes ont pour fonction, non d’expliquer, de répondre à une curiosité de type scientifique,
philosophique ou littéraire, mais de justifier, de renforcer, de codifier les Croyances et les
pratiques qui constituent les ressorts de l’organisme social. » 141 En forgeant une continuité
temporelle ou spirituelle, on crée une stabilité qui fait contrepoids à la constante évolution de
la société humaine et aux constants changements qui s’en suivent. «Bref, la fonction du
mythe consiste à renforcer la tradition, à lui conférer un prestige et une valeur plus grande, en
la faisant remonter à une réalité initiale plus élevée, meilleure, d’un caractère plus
surnaturel. »142
Le mythe fonde donc la tradition et en même temps crée une continuité qui légitime
cette même tradition et régularise les croyances et les pratiques qui en constituent la raison
d’être. Et c’est principalement à travers certains mythes qui insèrent des éléments spirituels
dans la pratique d’arts de combat chinois qu’on a pu construire les traditions que nous
connaissons aujourd’hui dans les arts martiaux. Si ces mythes et ces traditions se sont si bien
intégrés aujourd’hui (non seulement dans les milieux de pratiquants d’arts martiaux en Chine
mais partout à travers le monde), c’est en grande partie à cause de la particularité des mythes
chinois et de leur caractère quelque peu ambivalent face au récit historique.143
Dans un article publié en 1994, Peter Heehs reprend les idées de William H. McNeill
à ce propos. Ce dernier s’attaque au problème de la vérité et de l’histoire. Selon McNeill, il
n’est plus possible pour !’historien, dans notre monde post-moderne, de prendre position pour
140 Peter Heehs, « Myth, History, and Theory », History and Theory, Vol. 33, no. 1, 1994, p. 2-3.141 Pierre Smith« Mythe », Encyclopaedia Universalis, 15, Paris, 1989, p. 1038.142 Malinovski, op. cit, p. 152.143 Tai déjà abordé plus haut le problème du mythe et de l’histoire en Chine en rappelant que la frontière entre les deux phénomènes n’est généralement pas évidente.
79
dire quelle vérité est « vérité » et laquelle est « mythe ». Le mieux que F historien puisse faire
est d’atteindre le meilleur équilibre historiographique possible entre la « Vérité », des vérités
et le mythe. Le rôle de l’historien dans ce contexte est d’être capable de déterminer quelle
interprétation (quelle « mythistoire », selon l’expression de McNeill) est la plus crédible et
constitue le meilleur reflet des faits. « When historians exert themselves to produce a
presentation of “truths” (not Truth) that is credible and intelligible to a given audience, the
result is what “might best be called mythistory”. »144 Dans ce contexte, si la vérité n’existe
pas en soi, si on n’est en présence que d’interprétations du réel, on peut se demander si les
fonctions du mythe (qui viennent d’être présentées) ne sont finalement pas plus importantes
que la vérité derrière ce mythe ? Je serais fortement tenter de répondre par l’affirmative. Et
l’étude des sources des arts martiaux tend à le confirmer. L’important n’est pas, dans la
plupart des cas, de rechercher une vérité historique sur le développement des arts martiaux
mais bien de mettre en place un discours visant à légitimer un art.
En 1988, Erasen;it Duara a publié un article qui illustre également très bien cette
relation entre le mythe et l’histoire dans l’évolution des mythes chinois. À travers le mythe de
Guan di, il introduit un concept qu’il nomme superscribing symbols. Duara étudie plus
spécifiquement la relation entre les changements qui surviennent dans le monde symbolique
des mythes et ceux qui surviennent dans les groupes sociaux du monde historique. Il suggère
que la complexité de cette relation puisse reposer non pas sur la radicale nature discontinuelle
des mythes mais bien sur le fait que les mythes sont à la fois continus et discontinus.145 Le
mythe de Guan di devient un excellent exemple de superscribing symbols. Le personnage de
Guan di est en lui-même un élément « continu » dans le mythe, en ce sens qu’il demeure
invariable tout au long de l’évolution historique du mythe. Mais la représentation que l’on se
fait de Guan di (ce que Duara qualifie de « symboles culturels ») peut être modifiée selon les
besoins des groupes sociaux qui lui rendent un culte ou s’adapter à chaque époque qui en
parle. Les bouddhistes en ont fait le protecteur de leur foi ; les taoïstes, une divinité
exorciste ; l’État chinois en a fait d’abord le dieu de la guerre et l’a ensuite élevé au rang de
divinité majeure (shang-ti). Les marchands ont repris la figure de Guan di pour en faire leur
144 Heehs, loc. rit, p. 3-4.145 Prasenjit Duara, « Superscribing Symbols : The Myth of Guandi, Chinese God of War », The Journal of Asian Studies, 47, no. 4 (novembre 1988), p. 779.
80
saint patron. De la même façon, au cours du XIXe siècle, le personnage est devenu le saint
patron de plusieurs associations d’arts martiaux.146
C’est dans cette perspective que je parle d’appropriation et de réinterprétation
d’éléments de spiritualité taoïste. On s’approprie ces éléments (Zhang Sanfeng, le concept de
qi, la cosmogonie taoïste, le wu wei, l’immortalité taoïste, etc.) mais on en réinterprète le sens
en les intégrant à des symboles culturels particuliers pour ainsi légitimer la pratique
« nouvelle » des arts martiaux. J’ai souligné de quelle manière Zhang Sanfeng et
Bodhidharma sont devenus les fondateurs de deux traditions d’arts martiaux. Ces deux
personnages, d’abord intégrés respectivement aux traditions taoïstes et bouddhiques, ont été
repris par les pratiquants d’arts martiaux pour construire des traditions d’arts de combat et
légitimer celles-ci en leur concédant une origine spirituelle. Et tous ces éléments, c’est-à-dire
les différents recours présentés précédemment, s’insèrent dans la même dynamique : ce sont
d’abord des éléments qui forment les traditions taoïstes. La représentation qu’on s’en fait
dans les arts martiaux sert principalement à donner un sens à des pratiques martiales et à toute
la tradition dans laquelle s’insèrent ces pratiques.
What we have is a view of myth and its cultural symbols as simultaneously continuous and discontinuous. To be sure, the continuous core of the myth is not static and is itself susceptible to change. Some elements of the myth may and do become lost. But unlike many other forms of social change, mythic and symbolic change tend to be radically discontinuous. Rather, change in this domain takes place in a way that sustains and is sustained by a dense historical context. In this way cultural symbols are able to lend continuity at one level to changing social groups and interests even as the symbols themselves undergo transformations. This particular modality of symbolic evolution is one I call the superscription of symbols.147
Ce jeu entre continuité (continuité spirituelle, continuité historique) et discontinuité
(symboles culturels) dans les mythes de la tradition taoïste des arts martiaux est à mon avis
146 Pimpaneau, op. cil, 1997, p. 106-112.147 Duara, loc. cit., p. 779-780.
81
propice à la construction d’une tradition et à l’alimentation d’un processus de légitimation et
de mise en sens des pratiques martiales.
3.2.2 Une définition de la tradition
Le concept de mythe est complexe. Il se prête à plusieurs formes d’analyse
concurrentes en sciences humaines (structurale, fonctionnaliste, etc). Bien que j’aie tenté une
définition qui s’applique le mieux possible à la présente étude, le mythe restera toujours une
notion relativement vague et imprécise. Le concept de tradition est plus facile à cerner, du fait
principalement que les auteurs s’entendent généralement sur sa définition. Dans le contexte
de ce travail, il faudra tout de même emprunter certaines voies et en délaisser d’autres. Bien
entendu, celles-ci sont en continuité directe avec le concept de mythe que je viens de
formuler et c’est principalement !’interaction entre les deux concepts qui permettront de bien
comprendre le processus de légitimation qui alimente aujourd’hui la réalité des arts martiaux
chinois.
La voie que j’emprunte ici est celle qui place au centre de la notion de tradition, dans
la même perspective où j’ai abordé le mythe, l’idée de continuité, ou d’invariance. La notion
de temps est donc primordiale dans la définition de la tradition. Pour Jean Pépin, « la tradition
est [en effet] une notion historique ; elle est l’appel que le présent adresse au passé, ou
l’héritage par lequel le passé se survit dans le présent ; quelle que soit la rapidité avec laquelle elle se constitue parfois, il n’y a pas de tradition dans l’instant».148 Dans son
ouvrage The Invention of Tradition (1982), Eric Hobsbawm met également l’accent sur la
continuité dans la tradition en faisant la comparaison avec la notion de coutume.
« “Tradition” in this sense must be distinguished clearly from “custom” which dominates so-
called “traditional” societies. The object and characteristics of “tradition”, including invented
148 Jean Pépin, « Tradition », Encyclopaedia Universalis, 22, Paris, 1989, p. 827-828.
82
ones, is invariance. The past, real or invented, to which they refer imposes fixed (normally
formalized) practices, such as repetition. »149 150 La tradition met donc en evidence un lien, un
relais entre le présent et le passé. La définition de tradition dans VEncyclopédie des religions
va dans le même sens, mais selon une autre perspective. Derrière la notion de tradition, est-il
écrit, se « dessine[nt] deux lignes sémantiques : l’une met l’accent sur l’ensemble des
contenus que l’on reçoit ; l’autre sur l’acte même de transmettre, le don et la reception. L’une
appelle la définition et le recensement des expériences et des savoirs accumulés ; l’autre
évoque les êtres humains qui, de génération en génération, constituent des relais
personnalisés ».15° Bien que l’on mette l’accent sur le côté continu et invariant de la tradition,
cette définition montre bien que la tradition évolue toujours dans un contexte actif. Elle
évolue dans un contexte de constante transmission et réception. Elle est un mouvement
continue entre ces deux pôles.
Cette idée d’invariance se retrouve dans la construction de la tradition taoïste des arts
martiaux (on pourrait peut-être davantage parler d’une volonté de présenter la tradition dans
une perspective d’invariance). Le fait de rattacher la pratique des arts martiaux à des éléments
des traditions taoïstes donne cette impression, en particulier lorsqu’on fait un lien avec la
médecine traditionnelle chinoise et la cosmogonie qui lui est rattachée. En effet, quand on
affirme que les arts martiaux ont été développés, par exemple, à partir de la médecine
traditionnelle ou à partir de la philosophie de Lao zi, on cherche ainsi à affirmer que le sens et
l’origine de la pratique se trouvent inscrits dans la cosmogonie taoïste. Dans ce contexte, les
arts martiaux sont perçus comme un reflet, à l’échelle biologique humaine, des éléments qui
constituent cette cosmogonie : le dao, le taiji, le yin-yang, les cinq éléments, les huit
trigrammes... On replace ainsi l’origine des arts martiaux non chez l’être humain, mais bien à
un niveau plus universel, absolu, invariant. Par l’intégration d’éléments spirituels dans la
pratique, on n’est plus en présence d’une série de techniques de combat disparates mises
l’une à la suite de l’autre ; on est maintenant en présence d’un système cohérent, qui
« produit » du sens et qui s’érige sur la base de principes universels et absolus.
149 Eric Hobsbawm, éd., The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 2.150 Introduction à la section « Les traditions religieuses », Encyclopédie des religions, Paris, Bayard, 2000 [1997] p. 1331.
83
Dans un article publié dans VEncyclopédie des religions, André Couture montre
Γ importance des contacts existant entre les traditions religieuses. En rigueur de termes, ce ne
sont pas pour lui les traditions religieuses qui entrent elles-mêmes en contact avec d’autres
traditions. Ce sont les individus, ayant chacun des croyances, qui sont en contact. Du point de
vue historique, « ce ne sont pas les traditions religieuses qui entrent en contact les unes avec
les autres comme si elles existaient en soi ; il existe plutôt des situations de contact qui
produisent l’apparition de ce qu’on appelle des traditions ».151Ce sont même ces contacts qui
donnent à ces traditions une sorte de conscience d’exister : « Les traditions religieuses
prennent conscience de leur existence propre dans la mesure où elles entrent en interaction
avec d’autres traditions, dans la mesure où elles se voient confirmées par d’autres dans cette
identité. L’existence autonome d’une religion coïncide avec la prise de conscience d’une
identité, identité qui se forge dans les conflits, dans la concurrence, dans l’opposition à la
culture ambiante ».152
L’interprétation que j’ai adoptée jusqu’à présent tend à montrer que ce genre de
contacts pourrait facilement expliquer la création d’une tradition spirituelle des arts martiaux.
Bien qu’il s’agisse d’une hypothèse personnelle très difficilement vérifiable, elle mérite
quand même mention. À la lumière de ce qui a été dit précédemment, on pourrait facilement
croire que les arts martiaux tels qu’ils sont pratiqués aujourd’hui, sont davantage le résultat
du contact entre plusieurs traditions indépendantes (traditions spirituelles, traditions
philosophiques, traditions médicales, techniques de combats et même traditions sportives)
que le fait d’un développement uniforme ayant une seule origine. Cela expliquerait entre
autres la très grande diversité dans la pratique martiale de même que la multitude de
perspectives selon laquelle la pratique est possible. D’ailleurs, à l’intérieur même des arts
martiaux, ces contacts entre les traditions sont bien visibles. Le lecteur est ici renvoyé à
l’analyse des rapports entre la tradition boudddhique et la tradition taoïste des arts martiaux
présentée précédemment (chapitre 2.4). fl semble bien que ces deux traditions se soient
formées au contact de différentes écoles d’arts martiaux indépendantes, du moins du point de
vue technique.
151 André Couture, citant Smith, « La tradition et la rencontre de l’autre », Encyclopédie des religions, Paris, Bayard, 2000 [1997], p. 1376..TW, p. 1380״*
84
Dans une société dite traditionnelle (ou dans une tradition d’arts martiaux), toute
nouveauté peut être perçue comme une erreur, ou comme un danger à la stabilité de la
société. La « Vérité » n’est jamais nouvelle, elle est quelque chose d’oublié ou de perdu par
l’être humain. La tradition vise à créer une continuité entre le monde contemporain et cette
période oubliée où l’être humain était plus près des dieux et de la nature, l’âge d’or.153 De
même, dans les arts martiaux, les « nouveautés » sont généralement assez mal perçues. On
privilégie davantage ce qui existe (du moins dans le discours) depuis longtemps. Ce qui vient
du passé, des anciens maîtres, des anciennes traditions est vu comme quelque chose de plus
« authentique », de plus légitime et de plus efficace. On peut donc définir la tradition comme
un ensemble de croyances, de pratiques, de rituels qui sont transmis et vécus dans un groupe
donné, dans le but de faire un lien entre le passé et le présent pour ainsi créer une continuité,
continuité relevant généralement du mythe. Si la transmission de la tradition se fait le plus
souvent par l’acte rituel154, la légitimation de cette même tradition (et des pratiques qui lui
sont associées) est généralement soutenue par le mythe. Le problème que je veux maintenant
aborder face aux arts martiaux chinois est celui de la construction de la tradition à travers un
discours spirituel. En effet, il est souvent difficile de déterminer dans quelle mesure la
tradition peut être authentique (s’il existe une telle chose qu’une tradition authentique) ou
dans quelle mesure la tradition est construite, créée artificiellement, certains diront même
inventée de toute pièce. Le cas des traditions martiales me semblent assez problématique à ce
niveau.
3.1.3 La construction d’une tradition martiale : un processus de légitimation
Ce mémoire n’a pas la prétention de vouloir régler le problème de l’authenticité des
traditions spirituelles dans les arts martiaux chinois. Au mieux, il tente de comprendre et de
démontrer les mécanismes qui sous-tendent le processus par lequel une tradition produit du
3 Pépin, loc. cit., p. 828.154 René Alleau, « Tradition », Encyclopaedia Universalis, 22, Paris, 1989, p. 827.
85
sens et se légitime. La tradition dite « taoïste » des arts martiaux (de même que la tradition
dite « bouddhique ») est bien réelle, l’analyse du corpus le montre bien, et tout adepte d’arts
martiaux n’aura que peu ou pas de problème à en convenir. Le problème se pose plutôt de
cette manière : comment légitime-t-on ou justifie-t-on l’existence de cette tradition et de
quelle manière s’est construite cette légitimation ? Encore ici, la perspective historique pose
un problème en raison même du manque de sources historiques. Il sera difficile de faire une
histoire précise de la façon dont cette légitimation s’est construite dans les milieux d’arts
martiaux chinois. Le but ici recherché est de faire, dans la mesure du possible, un peu de
lumière sur cette évolution et surtout d’en comprendre le fonctionnement intrinsèque. Il est à
noter que les exemples sur lesquels je m’appuie pour démontrer mon point de vue traitent
surtout des diverses façons dont certaines traditions religieuses légitiment leur existence,
leurs croyances et leurs pratiques. Même s’il s’inscrit dans la même perspective, mon point
de vue est, pourrait-on dire, inverse. Il s’agit de comprendre comment des traditions qui, au
premier abord, ne semblent avoir rien de religieux, ont su puiser leur légitimité dans la
spiritualité. Les mécanismes sont, à mon avis, les mêmes pour les deux phénomènes. Cela
tend d’ailleurs à démontrer que l’évolution des traditions d’arts martiaux peut facilement être
comparée, d’un point de vue historique et anthropologique, à l’évolution des traditions
religieuses. En fin de compte, le processus de légitimation s’incarne dans une quête de sens.
Dans son ouvrage The sacred canopy (1969), Peter Berger s’est attardé à l’étude des
traditions, religieuses ou non, selon une perspective sociologique. Comme cet auteur traite en
particulier de la légitimation de traditions religieuses (mais également du concept
sociologique plus général de légitimation sociale), il paraît pertinent de présenter son point de
vue. Berger s’attarde d’abord, dans un premier chapitre, à élaborer une théorie de la
construction de la société humaine. Selon lui, la société se définit en trois points : (1) une
extériorisation (externalization) : la société n’est pas quelque chose d’inné chez l’être
humain, il doit la construire ; (2) une objectivation (objectivation) : une fois construite, la
société devient un objet indépendant de son producteur, l’humain ; et finalement, (3) une
intériorisation (internalization) : la facticité objective de la société devient également une
facticité subjective. L’individu se fait sa propre image de la société et essaie de s’y intégrer
86
par divers moyens, dont le plus important est le dialogue.155 « Man, because of the peculiar
character of his biological makeup, is compelled to externalize himself. Men, collectively,
extemalyse themselves in common activity and thereby produce a human world. This world,
including that part of it we call social structure, attains for them the status of objective reality.
The same world, as an objective reality, is internalized in socialization, becoming a
constituent part of the subjective consciousness of the socialized individual. »156
De là, il en conclut que la société « is a dialectic phenomenon in that it is a human
product, and nothing but a human product, that yet continuously acts back upon its
producer ». Sans être contradictoire, on peut dire que la société est un produit de l’être
humain, mais également que l’être humain est un produit de la société. Contrairement à
l’animal, l’être humain est, pour Berger, un être qui naît non fini, incomplet. Le processus par
lequel il crée son monde complète en quelque sorte son existence. Donc, en produisant son
monde (la société), l’être humain se produit lui-même. « More precisely, he produce himself
in a world [...] Society is constituted and maintained by acting human beings. It has no being,
no reality, apart from this activity. »157
Si la société n’a pas d’existence en elle-même, si elle n’est que pure construction de
l’être humain et non pas quelque chose d’inné, cet être humain doit donc trouver une
légitimité à son existence dans la société, au fait qu’il ait sa place dans celle-ci. De même, les
différentes institutions et les traditions qui composent la société doivent également trouver
une légitimation pour justifier leur raison d’être. En fait, il s’agit pour l’être humain de
trouver un sens, une cohérence dans sa relation avec la société (sa place). De même, le
pratiquant cherchera à trouver un sens, une cohérence dans son rapport avec les arts martiaux,
d’où un besoin de légitimer ces pratiques en se construisant une tradition qui se dit
spirituelle.158 Ce qui est inné n’a finalement pas besoin d’être justifié. Mais en face de
quelque chose qui n’est pas inné, qui est construit, on cherche à donner des justifications à
155 Peter Berger, The Sacred Canopy. Elements of a Sociological Theory of Religion, New York, Anchor Books, 1969, p. 3-20
81.
157 Ibid., p. 3-7. Cela rejoint ce que André Couture dit sur l’existence (ou la non-existence en soi) des traditions religieuses, et que j’ai fait remarquer dans ma définition de tradition.158 II est à noter que si la spiritualité constitue une manière de légitimer la pratique martiale, mais il en existe d’autres. Certaines personnes pratique dans une perspective sportive ou de compétition, d’autres pour des besoins d’auto-défense, d’autres par simple loisir.
87
son existence, à trouver un pourquoi. C’est ce que Berger appelle le processus de
légitimation. Pour expliquer son concept, il pose comme problème de base la question du
comment un nouvel ordre social réussit à légitimer son pouvoir. Cette définition s’inscrit
parfaitement dans le rapport qu’entretiennent les adeptes d’arts martiaux avec leur art.
The problem would best be solved by applying the following recipe : Let the institutionnal order be so interpreted as to hide, as much as possible, its constructed character. Let that which has been stamped out of the ground ex nihilo appear as the manifestation of something that has been existent from the beginning of the time, or at least from the beginning of this group. Let the people forget that this order was established by men and continues to be dependent upon the consent of men. Let them believed that, in acting out the institutional programs that have been imposed upon them, they are but realizing the deepest aspirations of their own being and putting themselves in harmony with the fundamental order of the universe. In sum : Set up religious legitimation.159
On retrouve dans cette description du processus de légitimation, les éléments que j’ai
identifiés dans les concepts de «mythe» et de « tradition » : la continuité, l’invariance, le
retour à l’origine et le rapport à une cosmogonie absolue. À travers la tradition, on construit
un lien entre l’être humain et quelque chose d’universel et d’absolu ; telle est la base de ce
processus de légitimation. À ce sujet, les exemples ne manquent pas dans l’histoire, que ce
soit la monarchie de droit divin en Europe ou le principe du mandat céleste en Asie. Dans
tous les cas, le pouvoir et la stabilité politique du dirigeant deviennent un reflet de la volonté
divine et la relation entre le pouvoir étatique et le pouvoir divin devient dès lors très étroite.
Au sujet de la légitimité politique par le religieux en Asie, l’ouvrage de Peter A. Jackson,
Buddhism, Legitimation, and Conflict (1985) est très éloquent et montre bien la diversité
d’application de ce processus dans le contexte du bouddhisme thaï.
Pour Berger, il existe donc une relation étroite entre la légitimation et le religieux,
même si le premier terme a pour lui un sens plus large que le second. La religion est,
historiquement, !’instrument de légitimation le plus efficace et le plus répandu. Cette
efficacité vient du fait que le religieux rapproche la société (construite et précaire) d’une
159 Berger, op. cil, p. 33.
88
réalité ultime, inhérente.160 « Religion legitimates social institutions by bestowing upon them
an ultimately valid ontological status, that is, by locating them within a sacred and cosmic
frame of reference. »161 Cela rejoint ce qu’Eliade affirme sur la fonction du mythe : « ... ces
modèles sont véhiculés par les mythes auquel il revient surtout d’éveiller et de maintenir la
conscience d’un autre monde, d’un au-delà, monde divin ou monde des Ancêtres. Cet “autre
monde” représente un plan surhumain, “transcendant”, celui des réalités absolues. C’est dans
l’expérience du sacré, dans la rencontre avec la réalité trans-humaine, que prend naissance
l’idée que quelque chose existe réellement, qu’il existe des valeurs absolues, susceptibles de
guider l’homme et de conférer une signification à l’existence humaine. »162
Berger distingue différents niveaux de légitimation. Entre le niveau qu’il appelle
préthéorique, qui explique simplement « comment les choses sont faites », et un niveau de
théorisation élevé, où la société prend conscience d’elle-même, il existe un niveau
« théorique » médian qui concerne les éléments de légitimation s’appliquant bien aux
éléments de légitimation qui concernent la présente recherche. « There follows an incipiently
theorical level (hardly to be included, though, in the category of “ideas”) on which
legitimation takes the form of proverbs, moral maxims and traditional wisdom. This type of
legitimating lore may be further developped and transmitted in the form of myths, legends or
folk tales. Only then may one come upon explicitly theoretical legitimation, by which
specific sectors of the social order are explained and justified by means of specialized bodies of “knowledge”. »163
Pour résumer le concept de processus de légitimation de Berger, on peut dire que c’est
tout ce qui a été mis en place (dans une société ou à l’intérieur d’un groupe donné) pour
expliquer et justifier l’existence de l’Ordre en cours. Et dans la plupart des cas, ce qui est mis
en place, c’est un cadre cosmique, une référence à l’absolu, un rapport ontologique avec une
autorité suprême, extra-humaine et incontestable. Par conséquent, la légitimation appartient
au domaine de « Tobjectivisation sociale », c’est-à-dire de ce qui passe pour une
« connaissance » dans une collectivité donnée. La légitimation a donc un caractère objectif
"*ΛκΖ,ρ. 32.p. 33.
162 Eliade, op .eit, p. 171.163 Berger, op. eit, p. 31-32.
89
évident et déterminant du point de vue de celui qui s’en sert. Elle sert non seulement à
expliquer « ce qui devrait être » mais également « ce qui est ».164 Le processus, la quête de
sens, consiste à présenter et à faire en sorte de développer cette objectivisation sociale. « To
put it a little crudely, legitimation begins with statements as to “what’s what”. Only in this
cognitive basis is it possible for the normative propositions to be meaningful. »165
Qu’en est-il de ce processus de légitimation par rapport à la quête d’une origine
spirituelle des arts martiaux ? En créant une continuité avec une tradition spirituelle ancienne
et bien établie dans la culture chinoise, les adeptes construisent ainsi une tradition qui s’insère
dans ce que Berger appelle « a sacred and cosmic frame of reference ». Dans le cas des
références à la médecine traditionnelle chinoise, on insère les arts martiaux dans une
cosmogonie taoïste. Dans le cas des références à la philosophie taoïste, on se légitime en
donnant un cadre théorique et un sens moral à la pratique (on verra mieux cette relation au
sens moral dans le chapitre suivant qui s’attarde au rapport à la violence). À travers le culte
des divinités et immortels de la religion taoïste, les pratiquants se dotent de tout un univers
plus fantastique qui les met en lien avec le principe d’immortalité. Finalement, à travers la
légende de Zhang Sanfeng, on retrouve un peu de tous les aspects (principes cosmogoniques,
philosophie, immortalité, divinités taoïstes, etc.) À travers ces différents éléments, on
construit donc toute une tradition qui est légitimée par un discours qui vise à replacer cette
tradition dans un cadre plus large (le taoïsme), plus universel, absolu.
Le problème est, à mon avis, que dans ce discours, on ne semble pas faire la
distinction entre deux niveaux d’interprétation. Est-ce que l’art martial tire les ORIGINES de
son existence directement du taoïsme ou est-ce que l’art martial, en tant que tradition
indépendante qui a été à un moment ou à un autre en contact avec le taoïsme, a subi son
INFLUENCE ? L’histoire n’étant d’aucune utilité pour comprendre le développement exact
des arts martiaux, les adeptes privilégient généralement la première interprétation parce
qu’elle offre une base plus solide à la légitimation. Dans cette perspective, le discours procure
164 Ibid, p. 29. Heehs écrit à propos du mythe : « We may define it as a set of propositions, often stated in narrative form, that is accepted uncritically by a culture or speech-community and that serves to found of affirm its self-conception » {op. cit., p. 3).165 Berger, op. cit., p. 30.
90
ime légitimation ontologique à l’art martial en reliant son origine à une tradition spirituelle
vieille de quelques 2500 ans et parfaitement bien intégrée à la culture chinoise.
C’est ce discours, formé principalement d’éléments mythiques et mettant certaines
pratiques de combat en lien avec une réalité extra-humaine, ultime et métaphysique, qui
forme ce qu’on appelle aujourd’hui la tradition taoïste des arts martiaux chinois. Mais si ce
discours légitimateur relève principalement du domaine mythique, on peut aussi facilement se
demander si cette tradition n’a pas été construite de toute pièce, certains iront même jusqu’à
dire « inventée ». Cette idée de « traditions inventées » a été mise de l’avant par l’historien
Eric Hobsbawm dans un ouvrage intitulé The Invention of Tradition (1982). Une courte
analyse de ce concept pourra éclairer un peu plus le développement de la tradition taoïste des
arts martiaux et de tout le processus de légitimation.
Le concept d’invention de tradition est relativement simple et Hobsbawm le décrit très
bien dans !’introduction de son ouvrage. « “Invented tradition” is taken to mean a set of
practices, normally governed by overtly or tacitly accepted rules, and of a ritual or symbolic
nature, which seek to inculcate certain values and norms of behavior by repetition, which
automatically implies continuity with the past. In fact, where possible, they normally attempt
to establish continuity with a suitable historic past. »166 On remarquera ici l’importance
accordée à la continuité temporelle. Les mécanismes mis en branle dans l’invention des
traditions visent d’abord à tisser une continuité avec le passé. Mais bien que les traditions
inventées relèvent de références à un passé historique, cette continuité n’en reste pas moins
factice. Les traditions inventées sont donc des réponses à des situations nouvelles mais qui
prennent la forme de référence à des situations anciennes ! Dans cette perspective, la tradition
taoïste des arts martiaux est-elle une « tradition inventée »? À la lumière de ce qui a été dit
jusqu’à présent et dans le contexte dans lequel les arts martiaux ont ici été présentés, je serais
tenté de répondre par l’affirmative. J’ai déjà montré que l’histoire reste peu bavarde sur les
origines exactes des arts martiaux. Dans la forme qu’ils prennent aujourd’hui, il est difficile
de remonter plus loin que le XVIe siècle. On peut même penser que beaucoup d’arts martiaux
datent plutôt du XIXe et du XXe siècles. Pourtant, ces arts de combat n’hésitent pas à
rattacher la pensée qui sous-tend leur pratique à des temps anciens, à l’époque du début du
166 Hobsbawm, op. cit., p. 1.
91
développement même du taoïsme dit « philosophique » (vers le Ve siècle av. J.C.). Mais il
faut aller plus loin dans l’analyse que le simple écart temporel.
Du point de vue de Hobsbawm, l’invention des traditions est essentiellement un
processus de formalisation et de ritualisation, caractérisé par la référence au passé et en
imposant des répétitions. L’auteur s’attarde à des traditions qui ont été inventées récemment.
Il se concentre principalement sur l’étude des rites et sur des traditions qui reflètent le
développement de sentiments nationaux. De plus, son étude se limite exclusivement à
l’Europe. Dans l’étude des traditions d’arts martiaux, on est en présence de traditions
récentes, certes, mais qui sont construites autour de mythes. Ces traditions ne font
généralement pas appel à des sentiments nationaux ou patriotiques, mais se situent dans un
contexte plus restreint, à une communauté plus petite et plus fermée. Mais comme dans le cas
de Berger, l’idée est ici d’adapter à mon objet d’étude la thèse d’un auteur qui ne traite ni des
arts martiaux ni du taoïsme. Dans la construction de la tradition taoïste des arts martiaux,
cette réponse à des situations nouvelles (qui prennent la forme de situations anciennes) ne
s’inscrit pas autour de rituel mais bien autour de mythes. Le discours tourne autour
d’éléments de mythe tirés des traditions taoïstes et s’intégrant à cette situation nouvelle que
sont les arts martiaux.167
En dehors de leur lien avec les traditions martiales, ces éléments proviennent à
l’origine de traditions taoïstes. Par exemple, tous les éléments de philosophie puisés à des
ouvrages comme le Dao de jing, le Zhuang zi ou le Yi jing (la notion de wu wei, les huit
trigrammes, etc.) font d’abord partie du développement des traditions taoïstes et non pas de
visées martiales en tant que tel. De même, la notion d’immortalité inspirée par les divinités,
par les immortels, ainsi que par les pratiques physiologiques, s’insèrent d’abord dans un
contexte de recherche spirituelle taoïste et non dans celui de pratiques pour devenir plus fort
physiquement, plus résistant, comme l’ont souvent perçu les pratiquants d’arts martiaux.
Finalement, j’ai souligné comment les légendes des deux fondateurs que l’on retrouve dans
les arts martiaux chinois, Zhang Sanfeng et Bodhidharma, sont d’abord issus de traditions
spirituelles qui ont été reprises plus tardivement et incorporées au discours des arts martiaux
167 Pour un exemple de cette adaptation du concept de Hobsbawm dans la perspective du mythe, on peut consulter l’article de Peter Heehs, op. cit. À travers un cas indien, il montre comment on invente toute une tradition mythique en présentant celle-ci comme une vérité historique.
92
dans le but d’y trouver une origine spirituelle et de pouvoir ainsi contribuer à la construction
de traditions nouvelles.
Par ailleurs, tous les éléments mythiques qui entrent dans la quête d’une origine
spirituelle proviennent de matériaux qui, s’ils relèvent souvent de la croyance religieuse,
restent très bien identifiables dans le temps historique et dans la culture chinoise. On peut
remarquer, ce qui a d’ailleurs déjà été fait, que la plupart des personnages en cause, que ce
soit le médecin taoïste Hua Tao, Bodhidharma, Zhang Sanfeng, ou des personnages à
caractère plus divin comme Guan Yu ou les huit immortels, ont tous une origine historique
relativement certaine. Cette caractéristique est importante dans le concept de «traditions
inventées » proposé par Hobsbawm. « For all invented traditions, so far as possible, use
history as a legitimator of action and cement of group cohesion. »168 En fait, pour Hobsbawm,
c’est le principal élément de légitimation. La majorité des exemples de son ouvrage, puisés
principalement à des traditions politiques et nationales d’Europe, s’appuient sur la
construction d’une continuité historique. Les mécanismes sont à mon avis les mêmes dans la
construction des traditions d’arts martiaux, à ceci près que la continuité historique n’en est
pas l’élément central (bien qu’elle soit un des éléments constituants de cette légitimation). En
fait, la continuité que l’on recherche, le lien que l’on tente d’établir ici, est beaucoup plus
avec une spiritualité qu’avec l’histoire. Bien entendu, cette spiritualité, en l’occurrence celle
qui est issue des traditions taoïstes, relevant elle-même d’un absolu, d’une réalité ultime, la
continuité historique se fait tout de même, bien qu’un peu indirectement. De ce point de vue,
cela rejoint davantage Berger, qui met l’accent sur la religion comme élément légitimateur
majeur, que Hobsbawm, du moins dans la perspective de ma recherche.169
Cependant, la dimension historique du concept de Hobsbawm devient utile si on la
met en relation avec le concept de superscribing symbols que j’ai déjà abordé en traitant du
mythe. Hobsbawm prétend que les traditions qui apparaissent ou prétendent être vieilles ont
souvent une origine récente et sont même souvent inventées. Ces traditions inventées sont la
168 Hobsbawm, op. cit, p. 12.169 Concernant !’utilisation de Γhistoire comme élément légitimateur, on peut consulter l’article de P. Steven Sangren, « History and the Rhetoric of Legitimacy : The Ma Tsu Cult of Taiwan », qui décrit très bien comment une tradition religieuse, en l’occurrence le culte de la déesse Ma tsu, a su bâtir une grande partie de sa légitimité par le recours à l’histoire et par ses liens avec l’ordre impérial. In Comparative Studies in Society and History, no 30, 1988.
93
plupart du temps le fait d’une adaptation à un changement dans la société. « Adaptation took place for old uses in new conditions and by using old models for new purposes. »170 Les
périodes de changements rapides et brutaux sont propices à l’invention de nouvelles
traditions. Ces périodes, qui sont généralement des périodes d’affaiblissement de la société
ou d’ébranlement de l’ordre social sont génératrices d’angoisse et d’anxiété face aux
changements. On cherche donc à se rattacher à de nouvelles fondations, à de nouvelles bases.
Les anciennes traditions, qui ne répondent plus aux besoins du temps, sont donc éliminées et
remplacées par de nouvelles, plus appropriées.171
More interesting, from our point of view, is the use of ancient materials to construct invented traditions of a novel type for quite novel purposes. A large store of such material is accumulated in the past of any society, and an elaborate language of symbolic pratice and communication is always available. Sometimes new traditions could be readily grafted on old ones, sometimes they could be devised by borrowing from the well-supplied warehouses of official ritual, symbolism and moral exhortation -religion and princely pomp, folklore and free masonry.172
Dans le cas des arts martiaux, on est en présence de traditions spirituelles, intégrées à la
civilisation chinoise depuis plus de deux millénaires et qui ont été « greffées » à des arts de combat173 pour former les traditions que l’on connaît aujourd’hui.
Ces notions viennent rejoindre en partie, à mon avis, ce que Duara disait des mythes
chinois. Les mythes chinois s’insèrent dans un mécanisme qui permet de créer une continuité.
Mais cette continuité est toujours sujette aux besoins du moment et d’un certain groupe
d’individus. C’est ce qui fait que si les éléments du mythe en question (par exemple, des
éléments taoïstes comme Guan di, les immortels, le concept d’immortalité, la philosophie et
170 Hobsbawm, op. cit., p. 5.171 Ibid, p. 4-5. Pour des raisons que j’invoque depuis le début, il est difficile, du point de vue historique, de vérifier cette assertion de Hobsbawm dans le contexte historique du développement des traditions d’arts martiaux. Les interprétations de Henning sur la légende de Zhang Sanfeng sont intéressantes à ce sujet. Les travaux fait sur les révoltes et les sectes révolutionnaires montrent également qu’en temps de trouble, on aura tendance à aller puiser dans les pratiques et les croyances typiques et anciennes de la civilisation chinoise, et ici, dans les traditions taoïstes (pratiques qui sont d’ailleurs souvent adaptées à un contexte sectaire et millénariste).™ΛκΖ,ρ. 6.173 Encore ici, il est difficile de déterminer l’évolution historique précise de cette « greffe ». On ne peut qu’en constater les résultats et émettre des hypothèses de type anthropologique et sociologique.
94
la morale des pères du taoïsme, etc.) sont toujours présents, Γinterprétation, l’image
symbolique qu’on s’en fait change au fil des époques et d’un groupe à l’autre. On se trouve
donc en présence de nouveaux mythes, supportant de nouvelles traditions, et répondant à de
nouvelles réalités (c’est-à-dire le besoin de donner un sens à la pratique martiale). On ne fait
qu’appliquer les mêmes éléments taoïstes à la pratique des arts martiaux. Duara prend
l’exemple de Guan di, tandis que Hobsbawm utilise l’exemple de Γuniversité occidentale.174
L’université fait partie de la tradition médiévale. Mais il fait remarquer que l’université
médiévale et celle d’aujourd’hui sont complètement différentes. On a gardé le même terme,
qui est chargé d’une importante signification, pour préserver la tradition.
Cela rejoint un peu ce que André Couture dit, en reprenant un anthropologue, à propos
des stratégies d’identité dans les traditions religieuses. «Herskovits a bien décrit les
processus de réinterprétation qui font partie du dynamisme de chaque culture. L’être humain
est capable d’innover à l’intérieur même de sa culture, de sa tradition religieuse, de trouver de
nouvelles solutions à des problèmes inédits. Mais en général, rappelle l’anthropologue, il
“trouve plus simple d’adopter ce qu’un autre a fabriqué que de résoudre lui-même ses problèmes”« .175 Plus loin, au sujet des rapports et des contacts entre les différentes traditions,
Couture ajoute : « Chaque tradition modifie, plus ou moins consciemment les croyances, les
rites avec lesquels elle entre en contact pour se les réapproprier. S’ouvrir au changement,
c’est entrevoir une réelle continuité entre l’ancien et le nouveau ; c’est aussi se sentir en
mesure de réinterpréter les fondements de l’ancienne tradition ».176 C’est à mon avis un bon
reflet de ce qui se passe dans le cadre des arts martiaux chinois et qui constitue finalement
l’essence même de ce processus de légitimation que j’essaie de circonscrire ici.
Dans le discours de la tradition taoïste des arts martiaux, on est vraiment en présence
d’une APPROPRIATION de traditions spirituelles anciennes et d’une
RÉINTERPRÉTATION des différents éléments qui la composent pour les adapter à une toute
nouvelle réalité. Il en ressort un tout nouveau mythe, un amalgame d’éléments martiaux et
174Hobsbawm, op. rit., p. 5.175 Couture, loc. citp. 1381-1382.176 Ibid., p. 1383.
95
spirituels, qui s’insèrent dans le cadre de la construction d’une toute nouvelle tradition. Ce
nouveau mythe permet de fonder cette tradition. Mais il a également la fonction de la
légitimer, de la justifier, de donner un sens à son existence, de même qu’il en régule la
cohérence dans un cadre cosmogonique plus large, plus universel. Ce cadre crée en fin de
compte une distance entre l’être humain et la pratique pour que celle-ci acquiert une existence
propre, ce qui caractérise finalement la tradition. Le rapport entre la tradition et l’individu
s’inscrit alors dans un contexte absolu. L’élément qui est à retenir dans la construction de
cette tradition est celui de continuité. Le discours présente toujours le rapport entre la
spiritualité et les arts martiaux comme un rapport de continuité historique et théorique. Le
processus de légitimation consiste d’abord à montrer que la tradition relève de quelque chose
de continu, qui se situe souvent au-delà de l’être humain. Mais ce processus peut aussi
permettre de donner un sens à des éléments plus concret de la pratique des arts martiaux.
C’est le cas du rapport à la violence.
3.2 La spiritualité et le mythe en tant que discours pour justifier le rapport à la violence
Le rapport à la violence est un aspect très important de l’art martial parce qu’il touche
aux fondements même de la pratique et de la pensée_quLlui est sous-jacente. De plus, cet
aspect touche à la raison d’être de la pratique des arts martiaux dans la société actuelle.177 Je
propose ici l’hypothèse que la spiritualité (j’entends ici les éléments taoïstes qui ont servi à la
construction d’une tradition taoïste des arts martiaux) a en quelque sorte forgé le rapport que
les arts martiaux entretiennent actuellement avec la violence en créant une confusion entre
violence et non-violence. La justification de la pratique martiale passe donc à la fois par un
éloge de la non-violence et par une légitimation de la violence. J’aborderai ici trois thèmes
principaux : la justification de la violence dans le discours religieux en général, la non-
177 Comment justifier aujourd’hui la pratique d’un art de combat dans une société où, premièrement, il existe un système de justice développé (ou du moins qu’on considère comme tel) qui interdit formellement de se faire justice soi-même, et où, deuxièmement, il est possible de se procurer une arme à feu presque à chaque coin de rue ?
96
violence dans le bouddhisme et dans le taoïsme, et finalement la conciliation des arts de
combat avec la quête spirituelle.
Le processus de légitimation déjà abordé s’appuyait jusqu’ici principalement sur des
récits mythiques et sur des problématiques historiques (ce qu’on retrouvait dans les chapitres
2.1, 2.3 et 2.4). La problématique de la violence touche davantage à l’aspect moral du
taoïsme (ce qu’on retrouve dans le taoïsme philosophique, au chapitre 2.2). En fait, elle
touche à la morale en général. L’analyse fera ressortir une sorte d’ambivalence dans tout ce
qui touche les rapports entre violence, traditions spirituelles et arts martiaux. Dans à peu près
tous les cas, cette ambivalence entraîne une «transformation» de la violence en non-
violence. Encore ici, on cherchera à adapter aux arts martiaux les thèses de certains auteurs,
principalement dans le domaine de l’étude des traditions religieuses.
3.2.1 La justification de la violence dans le discours religieux
Les événements du 11 septembre 2001 ont remis sur la table le sujet (peut-être
toujours présent) de la violence religieuse. Selon certains experts, il semble que l’extrémisme
et le terrorisme religieux soit le nouveau défi de la civilisation occidentale dans le prochain
siècle. Mais en dehors des considérations politiques, militaires et religieuses, il reste une
question sur laquelle tout le monde bute sans vraiment être capable d’y répondre, celle du
pourquoi. De prime abord, toutes les traditions religieuses prônent la non-violence, l’amour
du prochain, la tolérance, le respect et la compassion. Pourtant, toutes les traditions
religieuses ont eu, dans leur histoire, des épisodes où !’utilisation de la violence a été
acceptée, voire encouragée. Qu’est-ce qui peut amener, mais surtout justifier, de tels
dérapages ? Le discours religieux, appuyé par les faits historiques, montre que la frontière
entre la violence et la non-violence est souvent très mince et qu’il est facile de trouver des
raisons, en tant que groupe, pour user de violence, de même que pour la justifier et la
97
légitimer. La notion de guerre cosmique devient ici un élément de justification extrêmement
fort.
Je ne cherche pas ici à développer une théorie générale de la violence. Mais il serait
bon de faire d’abord un bref tour d’horizon des principales notions utilisées pour aborder le
rapport entre la violence et le religieux. Les travaux de René Girard à ce sujet sont
fondamentaux.
La question de l’origine de la violence est complexe et ne peut se résumer en quelques
lignes. On constate cependant que la plupart des auteurs abordent le sujet dans la même
perspective. La violence est généralement perçue, soit comme quelque chose ayant une
existence propre, soit comme une réalité naturellement présente dans l’être humain. Dans
cette perspective, on dira que la violence n’a ni commencement ni fin, qu’elle est même
essentielle. La violence existe, point ; il faut vivre avec sa réalité, d’une manière ou d’une
autre. C’est dans ce contexte qu’entre enjeu le rôle du religieux. Dans La violence et le sacré,
René Girard développe explicitement ce thème.
Une société primitive, une société qui ne possède pas de système judiciaire est exposée, on l’a dit, à l’escalade de la vengeance, à l’anéantissement pur et simple que nous nommons désormais violence essentielle ; elle se voit contrainte d’adopter à l’égard de cette violence certaines attitudes pour nous incompréhensibles. C’est toujours pour les deux mêmes raisons que nous ne comprenons pas : la première, c’est que nous ne savons absolument rien au sujet de la violence essentielle, pas même qu’elle existe ; la seconde c’est que les peuples primitifs eux-mêmes ne connaissent cette violence que sous une forme presque entièrement déshumanisée, c’est-à-dire sous les apparences partiellement trompeuses du sacré. »178
Pour les peuples primitifs, le religieux (et en particulier le sacrifice rituel) sert (comme le
système judiciaire des sociétés modernes) de soupape, d’exutoire à une violence qui pourrait
dégénérer dans le cercle vicieux de la vengeance.
178 René Girard, La violence et le sacré, Paris, Hachette/Pluriel, 1988 [1972], p. 49-50.
98
Au sujet du sacrifice rituel, Girard reprend l’hypothèse, déjà évoquée chez d’autres
auteurs avant lui, de la substitution. Le sacrifice serait une manière de substituer une violence
symbolique à une violence réelle qui, autrement, toucherait les fondements même de la
société. Girard refuse de distinguer entre la culpabilité et l’innocence du sacrifié. Pour lui, le
sacrifié doit nécessairement avoir un caractère arbitraire. Ou, pour reprendre son expression,
la société perçoit toujours le sacrifié comme une « victime de rechange ». Le sacrifice ne vise
donc pas spécifiquement à expier une faute ; c’est simplement un moyen de détourner la
violence vers une victime « sacrifiable ».179 Dans un contexte religieux, le sacrifice est donc
essentiellement un acte de violence, mais sa nature même (son caractère religieux) trompe la violence en cela que le sacrifice dissimule la violence de l’acte.180 « Seule une transcendance
quelconque, en faisant croire à une différence entre le sacrifice et la vengeance, ou entre le système judiciaire et la vengeance, peut tromper durablement la violence. »181
On voit donc tout de suite le caractère ambivalent que le religieux vient donner à la
violence. J’entends ici le terme ambivalence dans son sens usuel, c’est-à-dire l’expression du
caractère de ce qui comporte deux valeurs contradictoires, voire paradoxales, mais qui ne
s’opposent pas nécessairement (Robert). On peut dire que le spirituel enveloppe les arts
martiaux dans un discours que je qualifie d’ambivalent car à la fois il justifie la violence et à
la fois il prône la non-violence. En raison de son caractère religieux, le sacrifice présente
également un double aspect, quasi contradictoire, de légitimité et de non-légitimité. C’est ce
problème que Girard traduit, sans toutefois vraiment le résoudre, par le terme d’ambivalence.
Le sacrifice devient un jeu subtil entre l’acte sacré et l’acte criminel.182
Le religieux vise toujours à apaiser la violence, à l’empêcher de se déchaîner. Les conduites religieuses et morales visent la non-violence de façon immédiate dans la vie quotidienne et de façon médiate, fréquemment, dans la vie rituelle, par !’intermédiaire paradoxale de la violence. [...]Le religieux primitif domestique la
179 Ibid., 1972, p. 13.180 Pour un exemple concret, on peut consulter l'article de Malamoud « La dénégation de la violence dans le sacrifice védique ». Il y traite d’un aspect particulier du sacrifice de l’Inde védique : la dénégation de la violence. Le discours qu’il fait ressortir semble être le même que dans la plupart des rituels sacrificiels mentionnés par Girard. On remplace une violence réelle par une violence symbolique (Gradhiva, 15, 1994).181 Girard, op. cit, p. 41.182Ibid, pp. 9-10.
99
violence, il la règle, il l’ordonne et il la canalise afin de l’utiliser contre toute forme de violence proprement intolérable et ceci dans une atmosphère générale de non-violence et d’apaisement. Π définit une combinaison étrange de violence et de non-violence.183
Mais si le religieux (ou plus spécifiquement le sacrifice rituel) sert à atténuer la
violence, et si les traditions religieuses, bien qu’ayant souvent recours à une violence
symbolique, prônent d’abord la paix, l’amour et la tolérance, comment se fait-il qu’il y ait
fréquemment, dans l’histoire, des dérapages de violence ? Pourquoi certains groupes font de
l’acte violent un élément (souvent fondamental) de leurs pensées et de leurs activités ? C’est
la question à laquelle se sont penchés plusieurs auteurs, dont Mark Jurgensmeyer. Il a entre
autres publié deux ouvrages sur le sujet, dont l’un traite plus spécifiquement du terrorisme
religieux.184
D’emblée, Jurgensmeyer s’inscrit dans !’interprétation traditionnelle de la violence
queje viens de présenter. Mais il s’attarde particulièrement au contexte de la violence réelle
dans les traditions religieuses. À l’intérieur de celles-ci, les images de sacrifice et les
symboles de la violence sont généralement régis par un cadre universel d’ordre que fournit le
langage religieux. L’auteur pose donc la question ־. si le symbole violent sert à conquérir la
violence, à l’étouffer, pourquoi et comment ces représentations symboliques de la violence
peuvent-elles être quelques fois liées à de réels actes de violence ?185 II y répond
principalement à travers le concept de « guerre cosmique » (cosmic war). Cette guerre
cosmique est selon lui la principale et la plus forte justification de la violence dans une
tradition religieuse : « Thus violent images have been given religious meaning and
domesticized. These acts, although terribly real, have been sanitized by becoming symbols ;
they have been stripped of their horror by being invested with religious meaning. They have
been justifié and thereby exonerated as part of a religious template that is even larger than
myth and history. They are elements of a ritual scenario that makes it possible for the people
involved to experience safely the drama of cosmic war. »186
36.184 Violence and the Sacred in the Modern World, London, Frank Cass, 1992. Terror in the Mind of God The Global Rise of Religious Violence, Berkeley, University of California Press, 2000.185 Jurgensmeyer, op. cit., 2000, p. 160."*JW,p. 160.
100
Jurgensmeyer résume bien la justification de la violence chez les terroristes religieux à
travers l’exemple d’un jeune homme à la veille de devenir un martyr dans une opération
suicide du Hamas. En déclarant qu’il agissait au nom d’Allah, il met en évidence un point
essentiel de la violence religieuse : ces individus sont prêts à faire à peu près n’importe quoi
s’ils pensent que leurs actions ont été sanctionnées par un mandat divin ou soutenues par la
volonté de Dieu.187 C’est dans cette perspective qu’intervient la notion de guerre cosmique.
L’état permanent de guerre permet de légitimer, d’un point de vue civil autant que religieux,
des actions qu’on ne se permettrait pas en tant normal (et même que l’on condamnerait). Les
mouvements religieux radicaux se présentent souvent eux-mêmes comme des armées (on
peut penser au Québec à l’Armée de Marie). Au même titre que la société admet et accepte de
conférer une légitimité à des citoyens qui participent à une guerre en leur donnant un permis
légal et moral de tuer (ce sont des militaires), ces groupes à visées religieuses justifient aussi
leurs actions violentes en faisant appel à un cadre militaire. C’est à travers cette structure
militaire qu’on trouve une légitimation morale et, en quelque sorte, légale.188 « One of the
reasons a state of war is preferable to peace, is that it gives moral justification to acts of
violence. Violence, in turn, offers the illusion of power. »189 L’acte violent devient alors un
moyen légal de défendre ses convictions, car il s’inscrit dans un cadre de guerre, un cadre
qui, généralement dans toutes les sociétés, légitime, justifie et accepte la nécessité d’utiliser la
violence.
Qui plus est, cette légitimité est renforcée par le caractère absolu, cosmique de cet état
de guerre.
À l’origine, le fanatique s’imagine donc avoir des révélations ou des inspirations venant directement de Dieu lui-même. Fort de cette conviction, il s’arroge le droit d’imposer ses idées, par tous les moyens, précisément parce qu’elles ne sont justement pas, croit-il, les siennes mais celles du Très-Haut, omniscient et omnipotent. Confident de l’absolu, pourquoi ne serait-il pas également son agent dans l’histoire ? La subjectivité, on le voit, s’efface ici au profit d’un référent absolu, transcendant, supra-humain. L’autorité du fanatique ne procède donc pas de la volonté changeante des hommes mais directement d’une volonté plus haute,
Ibid., p. 216.Ibid., pp. 188-189.Ibid., p. 154.
187
188
189
101
indiscutable, suprêmement idéale et suprêmement existante. Dès lors, il ne s’estime plus lié par aucune autorité ni aucune loi humaine puisqu’il prétend naïvement être en communication directe avec la source même de toute autorité. Comme l’Absolu duquel il se croit inspiré, il se croit absolutus, délié de tout lien humainement institué, donc au-dessus des lois.190
Le soldat de Dieu fanatique se dit qu’il incarne la volonté même de l’Absolu. De ce fait, non
seulement il croit pouvoir se placer au-dessus de toute norme humaine, mais en plus, il se
déresponsabilise complètement de ses actions, n’agissant pas selon sa volonté mais selon
celle d’une autorité supérieure, invisible, à laquelle finalement lui seul (ou un petit nombre
d’initiés) a accès. La légitimation, dans ce contexte, devient non seulement extrêmement forte
et efficace mais également presque incontestable du point de vue du fanatique.
Cette idée de l’extrémisme est évidemment loin de l’image de la pratique des arts
martiaux qui a été dépeinte jusqu’à présent. Ce qui est important de souligner par l’exemple
de la violence fanatique, c’est que le religieux, de même que le discours (souvent biaisé) qui
en découle, permet de donner un sens à la violence en la légitimant et en la justifiant dans un
cadre cosmique et absolu. Le discours spirituel vient donner un caractère ambivalent à l’acte
violent de !’extrémisme religieux en cela qu’il détourne de l’acte lui-même pour se
concentrer sur le symbole et la représentation de cet acte. C’est seulement à ce niveau queje
suggère ici ce parallèle.
Quand on parle de violence dans les traditions religieuses, comme c’est le cas de
Jurgensmeyer, on traite généralement des extrémistes occidentaux ou des extrémistes
islamiques. Mais l’histoire chinoise a eu aussi son lot de violence religieuse avec ses
justifications.191 Ces justifications sont d’ailleurs souvent du même ordre que celles que l’on
retrouve dans les traditions religieuses de l’Occident. La notion de la guerre cosmique revient
ici aussi comme un argument très important : « Le principal argument qu’on relève chez les
Roy, 1992, p. 198.191 Dans le domaine de la littérature chinoise par exemple, on peut consulté le texte de Brandauer publié dans l’ouvrage Violence in China (State University of New York Press, 1990). Brandauer montre bien comment, dans le roman Xi you ji {Le pèlerinage vers l’Ouest), la violence sert à mettre en valeur l’idéal du bouddhisme. H montre très bien le caractère ambivalent dont je parlais plus haut. Au sujet du bouddhisme japonais, on peut consulter l’ouvrage de Brian Victoria, Le zen en guerre (Le Seuil, 2001), qui analyse la participation des moines bouddhistes japonais à l’effort de guerre entre 1868 et 1945.
102
apologistes bouddhistes, le plus simple et le plus préremptoire, c’est que la Vrai Loi doit être
défendue contre ses ennemis. »192 Et en effet, une multitude de divinités chinoises se sont fait
« enrôler » comme protecteurs du Bouddha. Ces divinités, comme en particulier Guan di,
sont des divinités d’abord défensives. « Or, toute guerre ne se justifie-t-elle pas lorsqu’elle est
défensive ? Conception largement répandue en Extrême-Orient, où la guerre se présente
généralement comme une répression destinée à rétablir la paix. [...] Mais, de la défensive à
l’offensive par le biais de la guerre préventive, le passage est aisé : l’hérésie doit être
prévenue, et le mal écrasé dans l’œuf. »193
De même, le concept de guerre cosmique se retrouve également dans le thème de
l’Âge d’or, très répandu dans les milieux bouddhiques chinois. Ce thème est basé sur un
vieux mythe bouddhique qui annonce l’arrivée d’un saint sauveur qui inaugurera une ère de
bonheur et de paix sur Terre. Ce mythe est lié à l’idée que, selon les bouddhistes, le temps
mythique de l’univers se divise en trois « époques cosmiques » (kalpa). Le premier kalpa est
celui du bouddha Randeng et le second celui du bouddha historique Gautama. Le troisième
kalpa, celui à venir, sera le règne de Maitreya, le bouddha de l’avenir, dont la venue signifiera le salut définitif du monde.194 Tout au long de l’histoire chinoise, et particulièrement aux
XV1ne et XIXe siècles, des mouvements apocalyptiques se sont servis de ce mythe pour
justifier leurs actions violentes : « While sectarian scriptures portray the apocalyptic
destruction as a cosmic happening principally carried out by spirits and demons, some
sectarians felt compelled to take it upon themselves to participate in the violence in order to
expedíate the arrival of the millenium. Thus eschatology of the sectarians seemed to have
provided a major motivation for their engagement in violence against the state, the
established church, and all non-believers. »195
Mais le bouddhisme donne également des justifications à la violence qui sont d’un
autre ordre. Dans un article publié en 1957, Paul Demiéville analyse le rapport du
bouddhisme à la guerre ainsi que les diverses justifications que Ton donne de la violence. Il
192 Paul Demiéville, « Le bouddhisme et la guerre. Post-scriptum à !’“Histoire des moines guerriers du Japon” de G. Renondeau », Choix d’études bouddhiques, 1929-1970, Leiden, EJ. Brill, 1973, p. 375.'*7W,p.376.194 Dunstheinmer, 1970, p. 68.195 Richard Shek, « Sectarian Eschatology and Violence » in Violence in China. Essays in Culture and Counter- culture, New York, State University ofN.Y Press, 1990, p. 103.
103
constate que certains adeptes (sectateurs) bouddhistes ont depuis longtemps cherché des
justifications au meurtre à l’intérieur même de la doctrine bouddhique. Demiéville présente
une multitude d’exemples ; mais de façon générale, on constate que tout revient à la même
rhétorique : la notion d’impermanence. Élément fondamental dans la doctrine bouddhique,
elle permet, par exemple, de nier le meurtre : « ...tout est illusion, tout est vacuité, il n’y a
pas plus de Moi que d’autrui, il n’existe ni personne humaine (pugdala) ni être vivant (sattva)
ni père ni mère, ni saint (Arhat) ni Buddha, ni Loi ni communauté... Il n’y a donc pas
d’avantage ni crime ni criminel, et si Manjusri avait assassiné le Buddha c’eut été là un bon
assassinat : le Buddha lui-même, en effet, qu’est-il d’autre qu’un nom, sans substance, sans
réalité, trompeur, vide, comme une fantasmagorie (maya) ? Il n’y a pas plus de pécheur que
de péché. Qui pourrait être puni d’avoir tué ? »196
On retrouve plusieurs justifications du même ordre un peu partout dans la littérature
bouddhique : « La condamnation de la vie est patente, et la logique naïve serait en faveur de
ces sectateurs chinois du XIe siècle qui massacraient leurs contemporains en déclarant que, la
vie étant douleur, tuer son prochain, c’est lui rendre service. »197 Ou encore : « Le meurtre est
permis si en tuant un seul homme on en sauve beaucoup d’autres. [...] commettre le péché de
meurtre pour l’éviter à autrui : plutôt pécher que laisser pécher. »198 Bien sûr, ces
justifications un peu naïves sont rejetées par la tradition officielle du bouddhisme et sont
généralement le fait de sectateurs. Mais on voit quand même qu’il peut être facile de justifier
la violence dans le bouddhisme (dont le principe premier de la doctrine est de ne pas attenter
à la vie d’autrui) selon !’interprétation que l’on fait de la doctrine et des textes
Le taoïsme possède lui aussi toute une symbolique militaire. Comme les bouddhistes
chinois, les taoïstes ont « recruté » une foule de divinités qui jouent le rôle de protecteurs de
la tradition. D’ailleurs, dans le complexe de ce qu’on a appelé la « religion chinoise », le
taoïsme est perçu comme la tradition qui joue le rôle de protection auprès de la population ;
c’est le taoïste qui dispense les charmes, les exorcismes, les amulettes protectrices, etc. Il est
également considéré comme une personne aux grands pouvoirs, en particulier au plan de
196 Demiéville, op. cit., p. 381.197 Ibid,, p. 349. On peut également consulter Shek op. cit. qui reprend la même justification avec un autre exemple.198 Demiéville, op. cit., p. 379.
104
l’habileté physique. Je donnerai ici un exemple. À chaque année est célébré à Taiwan le
Festival des lanternes. À cette occasion, qui a lieu à la première pleine lune de la nouvelle
année, on procède à un rituel qu’on nomme « blasting Han-tan la »199, dans lequel est intégré
le concept de « man of prowess », la personification du pouvoir martial. C’est Aaron Boretz
qui a pris ce rituel comme exemple pour illustrer l’importance de la symbolique martiale dans
les rituels de la religion populaire. Le concept de « man of prowess » fait selon lui partie de la
culture chinoise en tant que projection idéologique de la violence imposée par la production
et la reproduction de la collectivité dans des circonstances hostiles continuelles.200 Dans ce
contexte, le « man of prowess » peut prendre différentes formes et différentes
représentations : le maître d’arts martiaux, le chef de la milice local, le général de terrain ou
le dieu martial. Tous ont pour rôle de protéger la collectivité des attaques extérieures. Il n’est
donc pas étonnant de retrouver cette même conception dans les traditions religieuses, en
particulier dans le taoïsme, que ce soit des dieux martiaux commandant des hordes d’esprits-
soldats, des spécialistes de rituels, des prêtres taoïstes arborant l’épée rituelle, ou des
médecins spirites s’adonnant à l’auto-mutilation corporelle. Tous peuvent être catégorisés
comme des « men of prowess » et ont un lien avec un certain type de violence. Il ne s’agit
que de variations sur un même archétype culturel.201
Que ce soit d’une manière purement symbolique ou très réelle, il semble que la
violence entretienne des rapports étroits avec le religieux. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’à
travers le discours religieux ou spirituel, la violence et la non-violence perdent en quelque
sorte leur caractère définitif. Ils ne sont plus nécessairement des éléments qui s’opposent,
mais plutôt qui se mélangent à l’intérieur d’un même discours.
199 Lors de ce rituel, un homme désigné se place sur un promontoire et doit subir une épreuve d’endurance physique. La plupart du temps, ce sont des pétards qui explosent très près de lui ou des objets qui lui sont lancés.200 Avron A. Boretz, « Martial Gods and Magic Swords : Identity, Myth and Violence in Chinese Popular Religion», Journal of Popular Culture, Vol. 29, no. 1, 1995, p. 97.201 Ibid, p. 97-98. On peut citer un exemple typique de cet archétype culturel dans le monde bouddhique, les célèbres moines shaolin qui réussisent, à travers un entraînement physique et mental intensif, de nombreux exploits (accrobatie, cassage de planches ou de briques, contrôle du qi.. .).
105
3.2.2 La non-violence dans le bouddhisme et le taoïsme
Si les traditions religieuses, quelles qu’elles soient, ont toutes, à un moment ou à un
autre, senti le besoin de justifier certains actes de violence, il n’en reste pas moins que toutes,
sans exceptions, condamnent généralement la violence sous toutes ses formes. C’est le cas en
particulier du bouddhisme et du taoïsme. J’ai choisi de présenter le cas de ces deux traditions
pour deux raisons : d’abord parce qu’ils sont en lien direct avec le sujet de ma recherche,
ensuite parce que le discours de ces traditions (qui est sensiblement le même à ce propos)
accorde une très grande importance à la non-violence ; ils en font même un des éléments
primordiaux de leurs doctrines. Par contre, tant dans le bouddhisme que dans le taoïsme, on
se rend compte que cette notion si importante de non-violence s’inscrit dans une pratique plus
large qui est commune aux deux traditions spirituelles,202 celle de l’extinction des désirs.
Notion peut-être plus claire dans le bouddhisme que dans le taoïsme, l’extinction des désirs et
des passions reste au centre de la préoccupation de la doctrine de ces deux traditions. Pour
bien comprendre la non-violence, il faut d’abord prendre conscience de cet aspect. Le désir
est perçu comme un carcan qui plonge inévitablement l’individu dans un cercle vicieux. Pour
atteindre une liberté spirituelle, mentale et physique, il faut d’abord se libérer de ses désirs et
de ses passions. Dans ce contexte, la violence devient l’expression directe des désirs humains
non assouvis. Se libérer de ses désirs amène donc automatiquement à se libérer de la
violence.
L’enseignement bouddhique, comme celui de la plupart des religions, met en valeur
l’amour, la compassion, la patience et la tolérance. Π serait trop long et probablement inutile
de définir chacun de ces termes, qui, s’ils prennent une signification particulière dans le
bouddhisme, sont somme toute assez clairs. Il est par ailleurs facile d’observer quel type de
rapport le bouddhisme entretient avec la violence : quelle que soit sa forme, il la rejette
intégralement. Par exemple, le discours du Dalaï-Lama est en cela un bon indicateur,
202 Je me concentrerai ici sur la doctrine générale du bouddhisme, c’est-à-dire principalement ce qu’on retrouve dans le sermon de Bénarès (les quatre vérités). Pour ce qui est du taoïsme, je me référerai principalement à la tradition dite philosophique (dao jia) ou mystique.
106
simplement par les titres des ouvrages qu’il a publiés.203 La non-violence est, en effet, à la
base de la vie des moines bouddhistes. D’ailleurs, la première règle de la vie monacale, et la plus importante, est de s’abstenir de détruire la vie, sous quelque prétexte que ce soit.204 De
même, les bouddhistes cherchent à s’éloigner le plus possible de la vie militaire et politique.
Sakyamuni lui-même a refusé une vie de monarque pour se consacrer à !’établissement d’une
société idéale sous l’influence spirituelle du bouddhisme. Dans cette perspective, les règles
monacales du bouddhisme primitif défendent aux moines même de regarder des militaires (y
compris les parades, les entraînements, les combats...).205 Autre exemple fourni par Weiner à
propos du bouddhisme primitif : l’ordre monacal fondé par Sakyamuni n’a jamais recours à la
punition forcée, contrairement à la plupart des autres traditions religieuses. La punition était
toujours infligée avec le consentement du puni.206
Mais l’idéal de non-violence bouddhique n’est pas seulement un enseignement passif.
Elle a également un caractère actif d’engagement au niveau social et politique. L’exemple le
plus fréquemment donné pour souligner l’influence de l’enseignement du Bouddha sur un
gouvernement est celui du roi Asoka en Inde. Celui-ci vécut au IIIe siècle av. J.C. D’abord
conquérant et tyran, il devint laïc bouddhiste et réforma tout son gouvernement selon les
principes de bienveillance et de non-violence.
Cette non-violence, que l’on retrouve dans toutes les traditions bouddhiques,
s’explique bien quand on comprend le contexte doctrinal dans lequel elle s’est développée.
Pour bien la comprendre, il faut analyser cette prescription à l’intérieur des quatre vérités
fondamentales proposées par le Bouddha dans son sermon de Bénarès. Pour faire un court
résumé, le Bouddha dit que (1) Tout est douleur ; (2) La cause de la douleur est le désir ; (3)
On peut faire cesser la douleur et atteindre le nirvana en se libérant de ses désirs ; (4) Il existe
un chemin qui conduit à la cessation de la douleur.207 Puisque la douleur se définit par le
203 Les voies du cœur : non-violence et dialogue entre les religions (1993), La puissance de la compassion (1997), Guérir la violence (1998), La compassion universelle (1999), Paix des âmes, paix des cœurs (2001), L’initiation du kalachakra pour la paix dans le monde (2001).204 Dennis Gira, Comprendre le bouddhisme, Paris, Bayard, 1989, p. 97.205 Philip Weiner et John Fisher, Violence and Aggression in the History of Ideas, New Jersey, Rutgers University Press, 1974, p. 175.206Ibid., p. 174-175.207 On trouvera le texte complet du sermon de Bénarès ainsi que des explications pertinentes du texte dans le petit ouvrage de Dennis Gira, op. cit, chapitres 2 et 3.
107
caractère éphémère de toutes choses, les besoins créés par les désirs et les passions peuvent
possiblement être comblés pour un certain temps, mais ils ne le sont jamais pour toujours. On
finit toujours par perdre ce que l’on a. La violence devient alors pour les bouddhistes la
conséquence directe de certains désirs inassouvis et qui peuvent prendre plusieurs
formes comme l’envie, la cupidité, la vanité, l’égocentrisme, la jalousie, etc. L’extinction des
désirs, des passions, élimine du coup ces sentiments et la violence qui n’a logiquement plus
sa raison d’être.
Le rapport à la non-violence dans le taoïsme est sensiblement du même ordre que dans
le bouddhisme, c’est-à-dire qu’il s’inscrit dans la doctrine même de la pensée taoïste. Bien
évidemment, le taoïsme évolue dans un autre contexte et fait appel à d’autres concepts ainsi
qu’à un autre vocabulaire. Mais l’essentiel du discours qui me préoccupe ici est, à mon avis,
très comparable. Dans le taoïsme, le rapport à la violence s’inscrit dans le cadre d’une notion
plus large et plus universelle de la philosophie taoïste : le wu wei. C’est dans le quiétisme
recherché par les sages mystiques et ermites du taoïsme qu’on voit le mieux comment est
perçue la non-violence. Je me suis déjà étendu sur le thème du wu wei dans le chapitre sur la
philosophie taoïste, je ne reviendrai pas sur ces notions et leurs rapports avec la pratique des
arts martiaux. Je me contenterai de faire un parallèle avec cette idée d’extinction des désirs
que l’on retrouve dans le bouddhisme. Le wu wei est au centre de la pensée de Lao zi et celui-
ci le développe assez bien dès le premier chapitre du Dao de jing : « La voie qui peut être
exprimée par la parole n’est pas la Voie étemelle ; le nom qui peut être nommé n’est pas le
Nom étemel. (L’être) sans nom est l’origine du ciel et de la terre ; avec un nom, il est la mère
de toutes choses. C’est pourquoi, lorsqu’on est constamment exempt de passions, on voit son
essence spirituelle ; lorsqu’on a constamment des passions, on le voit sous une forme
bornée. »208 Ce premier chapitre donne le ton au reste de l’ouvrage : l’atteinte du dao, la
compréhension de la voie, passe d’abord par l’extinction des passions.209
208 Traduction de Stanislas Julien.209 Dans le chapitre XLVI, on peut également lire : « Si le monde est en bonne voie, les coursiers dessellés travaillent dans les champs. Si le monde n’est pas en bonne voie, les chevaux de combat pullulent au faubourg. Pas de plus grande erreur que d’approuver ses désirs. Pas de plus grand malheur que d’être insatiable. Pas de pire fléau que l’esprit de convoitise. Qui sait se borner aura toujours assez ». Traduction de Liou Kai-hway.
108
Les premiers philosophes du taoïsme se sont évidemment attardés au problème de la
guerre (qui était monnaie courante à l’époque où leur pensée fleurissait, soit vers le IVe siècle
av. J.C.).
...au sujet de la guerre et de la paix, nous voyons que le Tao se prononce résolument en faveur de la paix, tout naturellement. Cette paix ne doit pas provenir seulement de la considération des malheurs de la guerre, déplorée de toute éternité par les hommes mêmes qui la font. Elle doit découler de l’imitation du Principe [le dad] dont la parfaite impartialité se manifeste par une parfaite neutralité [wu wei]. C’est une paix qui dérive de la nature des choses, comme la loi, selon Montesquieu. Elle n’a rien qui soit à proprement parlé « voulu », si elle était voulue véritablement, elle ne serait pas efficace : reposant sur des traités, qui sert des œuvres artificielles, elle serait à la merci d’un changement dans l’équilibre des forces. Elle procède donc d’une vue métaphysique et quasi religieuse de l’Univers, et de son étemelle stabilité à travers ses incessantes fluctuations.210
On voit ici que la non-violence et la recherche de la paix ont, dans le taoïsme, un caractère
plus passif que dans le bouddhisme. Elles s’inscrivent davantage dans une sorte de quiétisme.
Là où le bouddhisme dira : « faites la paix à tout prix », le taoïste dira plutôt : « ne recherchez
pas la guerre, ne recherchez pas la paix, l’harmonie s’installera de façon naturelle ».
Dans le Dao de jing, Lao zi traite souvent de politique. Il s’attarde principalement à
l’attitude que le souverain doit adopter dans le gouvernement de l’État, et ce dans plusieurs
chapitres. « Étant donné le système, l’homme d’État taoïste semble avoir peu à faire. Il n’en
est rien, puisqu’il joue le rôle de régulateur, rôle qui nécessite une perpétuelle activité dans la
non-activité. Son influence devra, dans ce but, être lointaine pour être efficace : car, si elle est
proche, elle sera contaminée par la fièvre des événements et annulée par elle. Son action sera
proportionnelle à la distance qui la séparera de l’objet ou de la personne sur laquelle il
agit. »211 En se référant au principe du wu wei, l’homme d’État adopte une attitude quiétiste,
détaché, et n’intervient qu’en tant que modérateur.212 C’est pourquoi on dit qu’en
210 Jean Grenier, L'esprit du Tao, Paris, Flammarion, 1973, p. 141.211Ibid, pp. 142-143.212 Et en effet, le wu wei, que l’on traduit couramment par non-agir, non-action, ou non-intervention est en fait beaucoup plus un principe de modération, de juste milieu.
109
n’intervenant pas directement et personnellement dans la politique du pays, il n’entre en
conflit avec personne.
C’est cette attitude que doit d’ailleurs adopter chaque personne qui s’engage dans la
recherche de la voie (dao). Mais le wu wei, s’il est une forme de quiétisme, est aussi une
manière pour le saint taoïste de manifester sa puissance. « Par le non-agir, il n’y a rien qui ne
se fasse. C’est par le non-faire que l’on gagne l’univers. »213 « Le Tao lui-même n’agit pas, et
pourtant tout ce fait par lui. »214 Le saint taoïste, en pratiquant le wu wei, conserve ses forces,
ses énergies, pour les utiliser au moment opportun. Je renverrai ici le lecteur au chapitre 2.3
où il est expliqué comment tout le concept d’immortalité tiré des principes taoïstes a permis
de légitimer les actions de certains groupes et a développé tout un imaginaire, un état d’esprit
de la pratique martiale. H.G Creel visait juste lorsqu’il écrivait : « The Taoist reasoned, being
absorbed in the Tao he could not be hurt because he recognized no hurt ; one who cannot be
hurt is impregnable ; and one who is impregnable is more powerful than all of those who
would hurt him. » Pour les taoïstes, le wu wei et la recherche de la voie (dao) amène un
détachement tel qu’il permet d’éviter tous les dangers. « Je sais, dit Lao tseu, que celui qui est
expert à prendre soin de sa vie (che cheng), ne rencontrera dans ses voyages ni rhinocéros, ni
tigres et, dans les combats, n’aura point à détourner de lui les armes. Un rhinocéros ne
trouverait en lui nul endroit pour enfoncer sa come ! ni un tigre où planter ses griffes ! ni une
arme où faire pénétrer son tranchant ! Et pourquoi donc ? Il n’y a point en lui de place pour
la mort ! »215 Cet extrait, bien qu’un peu ambigu, montre toute l’ambivalence du concept de
wu wei. Le taoïste afíjente la violence par la non-action.
Granet donne un autre exemple du même type : « L’homme suprême (tche jen) a une
telle puisance (chéri) qu’on ne peut lui donner chaud en mettant le feu à une immense
brousse, ni lui donner froid en faisant geler les plus grands fleuves ; les plus violents coups de
tonnerre ruineront les montagnes, les ouragans déchaîneront les mers sans pouvoir l’étonner-
mais lui, qui se fait porter par l’air et les nuées, et qui prend pour coursier le Soleil et la Lune,
s’ébat par-delà l’Espace (hors des Quatre Mers) ! Et la mort et la vie ne changent rien pour
213 Dao de Jing, chapitre 48.214 Dao de jing, chapitre 37.215 Marcel Granet, La pensée chinoise, Paris, Albin Michel, 1968 [1934], p. 415.
110
lui ! Et que lui importe ce qui peut nuire ou être utile. »216 Ce passage, au caractère un peu
fantastique, fait vite penser à l’état d’esprit des « Boxers » du tournant du XXe siècle qui se
prétendaient invincibles face à leurs ennemis.
En fait, il faut nuancer tout cet univers fantastique. Le wu wei est plus simple et plus
terre-à-terre. Il explique davantage une manière d’agir qu’une finalité. C’est une façon de
vivre en interaction avec les autres, mais en évitant le plus possible les situations propices aux
conflits interpersonnels. «Les cas où il faut intervenir sont ainsi des exceptions qui
confirment la règle générale : le Saint refuse toujours la lutte, de sorte que personne ne peut
entrer en conflit avec lui. »217 C’est un peu de cette façon que doit être abordée la pratique
des arts martiaux qu’on dit issus des traditions taoïstes.
3.2.2 Concilier art de combat et quête spirituelle : une voie de la non-violence ?
Ce petit détour sur la violence et la non-violence dans les traditions religieuses me
permettra maintenant de me pencher sur la question suivante : existe-t-il une voie de la non-
violence dans les arts martiaux ? Ou si l’on préfère : comment concilier un art de combat et
une quête spirituelle ? Ce que j’ai présenté jusqu’à maintenant dans ce chapitre n’avait pas
tant pour but d’élaborer une théorie de la violence que d’en faire ressortir un élément
particulier. En effet, ce qui ressort d’abord de mon analyse, c’est une sorte d’ambivalence
qu’on constate dans le rapport entre le religieux et la violence. Girard en faisait déjà mention
dans La violence et le sacré, mais sans pousser très loin son analyse dans cette perspective.
En fait, pour résumer simplement, les auteurs s’entendent généralement pour dire qu’au
contact du religieux, la violence perd son caractère illégal et immoral ; elle perd, finalement,
son caractère violent. Dans la société de tous les jours, la violence n’est pas tolérée ; mais
dans un cadre religieux, contrôlé, elle sera acceptée et même, dira-t-on, nécessaire.
216 Granet (citant Zhuang zi), Ibid, p. 415.217 Max Kaltenmark, Lao Tseu et le taoïsme, Paris, Le Seuil, 1965, p. 69. En référence aux chapitres 22 et 66 du Dao de fing.
Ill
Dans des traditions religieuses où Ton véhicule d’abord des valeurs de bienveillance,
de tolérance, de compassion et de non-violence (valeurs qui constituent l’essentiel de
certaines doctrines, comme c’est le cas dans le bouddhisme et le taoïsme), on se rend donc
compte que la violence peut facilement être légitimée. Que cette violence soit symbolique
(comme c’est le cas du sacrifice rituel) ou bien réelle (comme dans le cas du terrorisme des
extrémistes religieux), le discours religieux sert toujours à justifier cette violence en en
atténuant la portée. Au contact du religieux, la violence devient un concept un peu flou,
ambigu, ambivalent. Dans le cas du sacrifice rituel, elle devient symbolique ; dans le cas de
l’extrémisme religieux, elle est réelle mais sa portée devient symbolique : on la justifie par
une nécessité voulue par l’état de guerre et par une déresponsabilisation des actions au nom
du divin. Je ne crois pas qu’on ait ici affaire à un double discours, mais bien à un discours
ambivalent qui, à la fois prône la non-violence et, à la fois légitime la violence.
On retrouve exactement le même phénomène dans les traditions spirituelles des arts
martiaux chinois (que ce soit la tradition bouddhique ou la tradition taoïste). La tradition
taoïste est, je l’ai montré, une tradition qui cherche à justifier la pratique d’arts de combat en
faisant reposer ses fondements sur certains éléments des traditions taoïstes. Dans ce contexte,
ces éléments taoïstes viennent en quelque sorte détourner l’élément à première vue
fondamental des arts martiaux (c’est-à-dire le développement d’habiletés martiales) vers la
recherche d’une voie spirituelle à travers cette pratique. Celle-ci reste la même
(l’apprentissage d’une méthode de combat), mais on se détourne du but recherché par l’art
martial. L’intention dans la pratique n’est alors plus dirigée vers l’autre et contre sa violence ;
elle est maintenant dirigée vers le pratiquant lui-même. Π cherche à contrôler sa propre
violence. L’ambivalence, l’ambiguité qui se crée entre la pratique elle-même et le but
recherché par celle-ci se caractérise par un discours lui aussi ambivalent face à la pratique des
arts martiaux. L’art martial est toujours à la fois une méthode de défense et une méthode
d’attaque. C’est une pratique qui vise à élever l’individu en tant qu’être humain et qui vise
également à « détruire » l’autre. La connaissance de l’art martial peut aussi bien guérir que
tuer. « Kung Fu is just like fire. If it is used beneficially, it will help one survive. If it is
abused, it will destroy the user. As old Chinese masters said : “Misusing fire leads to
112
destruction ; misusing Rung Fu leads to self-destruction”. »218 Dans ce contexte, on pourrait
voir les arts martiaux comme un outil. En les considérant comme tel, on sépare alors l’art de
l’être humain. Un outil n’a pas de valeur en soi, c’est son application qui lui confère une
valeur, bonne ou mauvaise. Le problème de la violence, ou plutôt les conflits interpersonnels,
surviennent généralement lorsqu’on place le respect de l’outil avant le respect de l’être
humain, c’est-à-dire qu’on considère l’art au-dessus de l’humain. Le discours de la tradition
taoïste des arts martiaux, en se référant à une réalité ultime (à travers la cosmogonie, le culte
divin, l’immortalité... ), tend souvent à mettre l’art au-dessus de l’être humain, ce qui peut, à
mon avis, constituer une source de conflit.
Est-ce à dire que la construction d’une tradition spirituelle (en l’occurrence taoïste)
des arts martiaux ne peut être considérée que comme de la poudre aux yeux ou comme un
arnaque destiné simplement à masquer une violence qui constituerait, en fin de compte,
l’essentiel de la pratique ? Je ne le crois pas du tout. En mettant en évidence la quête d’une
origine spirituelle, cette tradition apporte une nouvelle dimension à la pratique qui se
caractérise par un renversement de l’intention. L’élément central de la pratique n’est plus une
extériorisation de sa puissance martiale dans une interaction avec un adversaire autre que soi,
mais bien l’occasion d’un retour sur soi-même. Prendre conscience de ses capacités et de ses
limites, prendre conscience de sa place dans l’univers, se dépasser soi-même en tant qu’être
humain, voilà, en fin de compte, l’intention finale dans la pratique des arts martiaux. C’est
pourquoi on dit souvent que l’adversaire ultime et le plus redoutable à vaincre est soi-même.
« Cet adversaire suprême, c’est l’ego attaché et jaloux de ses possessions et qui entend faire
respecter ses acquis par la violence. Le dernier adversaire à combattre se trouve être la
personnalité du guerrier. Vaincre ses propres travers donne la victoire définitive. Un guerrier
ordinaire voit en toute personne un adversaire, un guerrier taoïste n’a plus d’adversaire
lorsqu’il a éliminé ses propres points faibles. »219
Patrick Beaudry a publié, en 1992, un article intitulé «La ritualité dans les arts
martiaux »220, dans lequel il tente une analyse sociologique des rituels dans la pratique des
arts de combat. Pour lui, «... la pratique d’un art martial permet de situer dans une dimension
218 Chow et Spangler, op. eit, p. 211.219 Gérard Edde, Le chemin du Tao, Paris, La Table Ronde, 1997, p. 58.220 Cahiers internationaux de Sociologie, Vol. XCII, 1992, pp. 143-161.
113
d’échange et de réciprocité la forme archaïque du combat, de la lutte ou de la guerre. Ce n’est
pas une sécurité qui se cherche, mais une relation à la violence (et à la mort) qui se
négocie. »221 La ritualité met donc en place un cadre bien défini dans lequel la violence est
contrôlée. Mais, selon lui, pour participer à cette ritualité, il faut d’abord prendre conscience
de cette violence. «La pratique d’un art martial consiste donc bien moins en une dérivation
de la violence qu’en une occasion dynamique de prendre part à ses désordres. [...] ...les
pratiquants d’arts martiaux ne se mettent nullement en quête d’une maîtrise totale ou
totalitaire de leur environnement. Dans une remise en cause répétée de soi-même, dans une
mise en doute ou presque en suspens de cette existence même, il s’agit de s’affronter à ses
propres limites et au vide. »222 Certains auteurs ont tenté d’appliquer cette vision aux réalités
concrètes de la vie de tous les jours. C’est le cas entre autres de Jacques Pain, qui a publié
plusieurs ouvrages sur la violence dans les écoles et qui a développé une méthode
thérapeuthique, les « stages violence », qu’il explique dans un ouvrage intitulé La non-
violence par la violence, une voie difficile223. Le titre lui-même montre le caractère
ambivalent du problème. Selon Pain, pour atteindre la non-violence, il faut d’abord
développer une pédagogie de la violence. Dans cette perspective, il rejoint Beaudry en
affirmant que l’art martial se définit avant tout par une relation à la violence.
Dans ce contexte, il est plus facile de mettre en évidence ce que serait une voie de la
non-violence dans les arts martiaux. On pourrait identifier deux aspects à cette voie de la non-
violence soit un aspect théorique et un aspect technique. Ces deux aspects s’incrivent, à mon
avis très bien dans le discours que présente la tradition taoïste des arts martiaux. Au niveau de
l’aspect théorique, je m’inscris dans la perspective qu’adoptent Pain et Beaudry, c’est-à-dire
que la pratique des arts martiaux se définit d’abord par son rapport direct avec la violence.
Mais cette violence ayant pour origine l’être humain, celui-ci a la possibilité (on pourrait dire
la responsabilité) de la contrôler, de la « gérer ». Dans le contexte qui me préoccupe ici, je
considère l’art martial davantage comme un outil. La violence s’exprime, à mon avis, d’abord
par l’intention que l’être humain exprime par rapport à son outil. Je ne dis pas que la
spiritualité dans les arts martiaux fait disparaître tout élément de violence. Au contraire, et
221Ibid, p. 150.222 JW, p. 152.223 Matrice, 1999
114
Beaudry le montre très bien, il faut d’abord reconnaître cette violence pour pouvoir bien la
gérer.
Finalement, oii se trompe en voyant dans l’esthétique des arts martiaux la preuve d’une logique de pacification qui serait d’emblée acquise. La visée non violente de ces combats ne doit pas tromper. En aïkido224 notamment (puisque c’est là l’art martial dont on dit communément qu’il n’est pas violent, qu’il est de « défense » et non point d’ »attaque » comme le serait le karaté), 1’ »harmonie » est bien moins une donnée de départ, une convention, que le résultat d’un apprentissage patient de techniques qui permettent bien plus que la « manipulation » d’un adversaire, la mise en scène de deux violences qui se rencontrent. L’allure chorégraphique de l’aïkido ne correspond pas à la décision tacite de se ménager en sublimant la violence dans une esthétique de bon aloi. Elle masque, aux yeux du non-pratiquant, la mise en commun de deux forces -parce qu’il y a ritualité- l’occasion d’une réunion et d’une expérience efficace. On ne peut pas sérieusement parler de l’aïkido comme d’une pratique martiale « non-violente » sans oublier l’étape capitale (et toujours à renégocier) d’une reconnaissance de la violence à partir de laquelle cette harmonie se fonde.225
Mais tout en reconnaissant l’existence de la violence chez l’être humain, le pratiquant la
refuse. Non qu’il la fuie ; au contraire, il l’affronte, mais dans un esprit de non-aggressivité et
de maîtrise de soi.
J’ai déjà parlé un peu de comment cela se traduit au niveau technique. Dans la
pratique d’un art martial dit « issu de la tradition taoïste » (tai ji quan, xing yi quan, bagua
zhang... ), on n’applique pas une force contre une autre force adverse, on cherche toujours à
absorber la force de l’adversaire pour la rediriger vers celui-ci. C’est généralement sur cette
224 Beaudry se concentre surtout sur les arts martiaux japonais, comme c’est le cas pour l’aïkido, mais ses propos s’applique aussi pour les arts martiaux chinois. On fait d’ailleurs souvent des comparaisons entre l’aïkido et le taiji quan.™Æ«Z,p. 151.
115
base qu’on dira que ces arts martiaux sont « non-violents ».226 C’est toute l’idée du wu wei
qui est appliquée ici à l’art martial. Mais je crois qu’il faut pousser l’explication un cran plus
loin pour bien mettre en lumière une « voie » de la non-violence, au niveau de la maîtrise de
l’art. Comme le dit Edde : « Comment concilier la pratique martiale et la recherche
spirituelle ? Ce paradoxe est résolu par le travail sur la discipline et la concentration qui
développent la maîtrise. Mais, surtout, le Gung Fu est caractérisé par des mouvements
souples qui, en faisant circuler le Qi sans entrave, rendent le pratiquant conscient de
l’harmonie des souffles et le plongent dans une méditation qui calme son ardeur aggressive.
Par ce moyen habile, l’agressivité est transformée en non-action ». 227
En d’autres termes, le maître qui est conscient de la maîtrise qu’il a acquis par ses
longues années de pratique ne ressent plus le besoin de démontrer et de prouver ses capacités.
Il en vient à ne plus avoir aucune prétention ni même aucune intention. Même cette intention
envers soi-même que la pratique amenait initialement finit par disparaître. Il ne reste que
l’efficacité, dénuée de toute intention, bonne ou mauvaise. Il est difficile de rendre compte
directement de ce phénomène en des mots. Beaudry le fait assez bien quand il parle du non-
vouloir que le pratiquant développe : « un non-vouloir, voisin d’apparence de l’absence de
volonté du paresseux ou de l’homme fatigué, permet de tendre l’arc ou de dégainer le sabre.
La vitesse des mouvements ne se résulte pas de la décision d’être rapide. La puissance du
coup ne procède pas de la volonté de frapper fort. Au contraire, la décision prise
“maintenant” de se déplacer paralyse. C’est parce que je voudrais frapper fort et bien droit
que la lame de mon sabre dévie. C’est !’application queje mets à bien attaquer ou riposter qui
affaiblit le coup ou qui rend vaine la parade. C’est parce que l’efficacité m’obsède queje suis
inefficace. »228
226 En fait, si on prend l’exemple du taiji quart, on se rend compte que les auteurs du corpus présentent majoritairement cet art comme une pratique pacifique, non-aggressive et qui, d’un point de vue martial, ne sert strictement qu’à Γauto-défense. De plus en plus dans la société d’aujourd’hui, les arts martiaux ont tendance à se « cacher » derrière cette étiquette d’auto-défense en l’associant automatiquement à la non-violence. Cela ne règle pas, à mon avis, le problème de la violence, c’est beaucoup plus un problème légal. L’auto-défense est en fait une forme de violence légitimée légalement par la société. En droit criminel, on parle de « légitime défense ». Elle reste cependant une réponse (plus souvent qu’autrement violente) à une aggression physique violente.227 Edde, op. cit., p. 57.228 Beaudry, op. cit., p. 153.
116
Dans Les Contes des arts martiaux, Pascal Fauliot raconte une série d’histoires qu’il
place sous le thème : « Vaincre sans combattre ». Dans la plupart de ces histoires, c’est le
haut niveau de maîtrise qui attire le respect de l’opposant. En clair, celui qui atteint un niveau
de maîtrise élevé ne sent plus le besoin de se prouver à lui-même et aux autres ses capacités.
Et celui qui cherche à s’opposer au maître de haut niveau ne peut que se rendre compte, par
l’attitude de celui-ci, de l’inutilité de son action. Toute violence est alors éliminée. Le maître
d’arts martiaux applique ce principe à sa pratique pour atteindre une parfaite efficacité, mais
l’applique aussi à tout son être et à toutes ses actions quotidiennes. On voit bien dans ce
contexte !’influence de la notion de wu wei.
Le rapport que les arts martiaux entretiennent avec la violence met en lumière une
sorte de paradoxe, ou du moins une contradiction, qui se traduit par la phrase que l’on entend
souvent : «Je pratique un art martial pour éviter le combat ». Ce que j’ai essayé de faire
ressortir ici, c’est que la construction d’une tradition taoïste des arts martiaux (c’est-à-dire
!’introduction d’éléments des traditions taoïstes dans la pratique de certains arts martiaux qui
amène une dimension spirituelle) crée une certaine ambiguïté, une certaine ambivalence dans
les rapports entre la pratique martiale et la violence, au même titre que dans les traditions
religieuses à proprement parlé. Dans ce contexte, le discours présenté par la tradition taoïste
des arts martiaux joue sur plusieurs plans à la fois. D’un côté, on présente les arts martiaux
comme un art de combat (les appellations de « sport de combat » ou d’ »auto-défense » ne
règlent pas le problème de la violence) : on apprend une méthode de combat. D’un autre
côté, on présente les arts martiaux comme un art totalement non-violent qui vise d’abord un
retour sur soi-même. C’est principalement à travers ce jeu violence/non-violence que se
légitime la pratique.
117
3.3 Conclusion
J’ai essayé dans ce chapitre de définir une certaine structure, un pattern dans le
discours de la tradition taoïste des arts martiaux. À travers l’étude d’auteurs qui ont travaillé
dans le même domaine mais sur d’autres sujets, je crois avoir pu discerner ces structures qui
caractérisent les rapports qu’entretiennent la tradition et le religieux. En présentant un
discours dans lequel la pratique des arts martiaux s’est développée au sein d’un cadre
spirituel, il se crée ainsi une distance entre l’art et le pratiquant, comme si cet art acquérait
une existence en elle-même, une existence au-delà de l’existence humaine, transcendant
celle-ci et relevant d’une instance suprême et absolue. Cette existence que l’on donne à l’art
martial lui donne finalement tout son sens et lui donne une cohérence par rapport au
pratiquant. Le recours au mythe devient alors essentiel pour construire cette tradition qui
relève d’une réalité extra- humaine. De même, par la construction de cette tradition, le
pratiquant définit tout son rapport à la violence. Le rapport que le pratiquant entretient avec
ces mythes se définit alors par tout un processus de mise en sens, de légitimation de la
pratique martiale à l’intérieur d’une tradition spirituelle. À travers le discours, ce rapport va
au-delà du choix de l’être humain quant à son comportement mais il est défini par une
transcendance qui donne au rapport à la violence tout son caractère ambivalent.
© Conclusion générale
J’ai tenté, dans le cadre de ce mémoire, d’offrir une certaine interprétation des arts
martiaux chinois, ou plus précisément une interprétation de la pratique martiale dans la
perspective d’une quête spirituelle. Cette perspective n’est évidemment pas partagée par tous
les adeptes d’arts martiaux. En fait, on peut affirmer que personne ne pratique les arts
martiaux pour les mêmes raisons. La spiritualité n’est qu’un des discours proposant un cadre
théorique à une pratique. Mais qu’ils se pratiquent dans un but sportif, d’auto-défense, de
quête spirituelle, ou simplement par loisir, les arts martiaux se caractérisent toujours par un
accomplissement et un dépassement de soi. Chaque être humain cherche à s’y dépasser, à
devenir un meilleur individu. On comprend que, pour beaucoup de gens, une spiritualité (ou
simplement une philosophie de vie) ne soit pas du tout étrangère et incompatible avec des arts
de combat orientaux.
Trois possibilités (trois hypothèses de base) sont à considérer dans l’étude du
développement des arts martiaux chinois et de leur lien avec la spiritualité taoïste : (1) Les
arts martiaux chinois forment des pratiques qui sont issues de traditions spirituelles
(bouddhisme ou taoïsme), c’est-à-dire qu’ils ont été développés exclusivement dans les
milieux taoïstes et servent à la base des besoins exclusivement spirituels avant d’être des arts
de combat. Ces pratiques deviennent ici l’expression directe des pratiques taoïstes. (2) Les
arts martiaux ont été développés dans un but exclusivement martial et militaire et toute
connexion avec le spirituel ou le religieux est une invention, une construction arbitraire visant
à masquer la vraie nature de la pratique derrière un soi-disant cheminement spirituel. (3) Les
traditions taoïstes et les arts martiaux se sont développés paralèllement et se sont influencés
réciproquement pour former un mélange de pratiques de combat et de recherche spirituelle.
Bien que j’aie privilégié cette troisième hypothèse tout au long de cette étudè, on a pu
constater que les recherches historiques n’apportent aucune preuve tangible supportant hors
de tout doute l’une ou l’autre de ces possibilités. Il ne reste donc que l’étude du discours pour
tenter de comprendre la nature de ces rapports.
119
Pour se contraire une nouvelle tradition qui est la tradition taoïste des arts martiaux,
ce discours emprunte d’abord aux traditions taoïstes « classiques ». Cette tradition, ou ce
discours, se construit en amalgamant des éléments de discours déjà existants et ayant leur
cohérence propre : la médecine traditionnelle, la philosophie, la religion, des méthodes de
combat... Dans cette nouvelle tradition, on replace la pratique des arts martiaux dans un
cadre spirituel. C’est ce qui constitue l’essentiel de ce que j’ai appelé le processus de
légitimation. Dans la construction de cette tradition d’arts martiaux, on s’approprie donc ces
éléments de traditions taoïstes, on les réinterprète selon de nouveaux besoins spécifiques (la
pratique martiale) et on se crée ainsi un contexte, un cadre, dans lequel s’insère l’art martial.
Ce processus crée alors une distance entre l’art martial et l’humain. On donne une existence
propre à l’art martial en lui conférant une origine extra-humaine, cosmique, universelle. On
lui confère donc une légitimité propre. En replaçant les arts martiaux dans un cadre spirituel
plus large, on confère tout simplement à ces pratiques un sens. Du même coup, l’adepte, en
s’intégrant lui-même à cette tradition, à ce discours, donne du sens à sa propre existence.
L’étude de ce processus de légitimation dans le discours a mis en lumière plusieurs
problèmes qui n’ont peut-être pas été approfondis comme je le souhaitais. Les limites mêmes
d’un mémoire de maîtrise comme celui-ci (limite de temps et manque de ressources
linguistiques appropriées) ne permettaient d’abord pas de faire une étude historique poussée
du rapport entre les arts martiaux et les traditions taoïstes, étude qui aurait permis d’appuyer
de manière plus concrète la thèse du processus de légitimation. Une analyse historique plus
approfondie aurait permis de bien comprendre l’évolution et les détails concrèts du processus
qui a conduit à construire la tradition taoïste des arts martiaux. Dans le contexte de ce
mémoire, l’étude des mythes sur lesquels s’appuie ce discours rendait le problème encore
plus complexe : le rapport particulier qu’entretiennent les mythes chinois avec l’histoire
n’était pas pour en faciliter l’analyse.
De plus, l’étude des arts martiaux chinois et de leur discours fait surgir tout le
problème de l’orientalisme, ou celui des rapports entre l’Orient et l’Occident. Il aurait été
intéressant de pouvoir mieux approfondir la question de l’origine géographique et culturelle
exacte de ce discours. La nature du corpus de travail montre du moins une chose : ce discours
s’intégre de plus en plus à l’Occident et cette vision spirituelle des arts martiaux est de plus
120
en plus appréciée des adeptes occidentaux. Tous les éléments du discours sont évidemment
typiquement chinois. Mais ce qu’il resterait à faire, c’est analyser plus spécifiquement les
transformations de ce discours lorsqu’il passe en Occident. Encore ici, cela demanderait une
étude à plus grande échelle comportant l’analyse des sources chinoises, de même qu’une
analyse plus détaillée de la structure du corpus.
De manière un peu instinctive, naturelle, l’être humain cherche à donner un sens à ce
qu’il est et à ce qu’il fait. En conséquence, en tant que collectivité, il cherche à donner un
sens aux traditions qu’il s’est construites. Le processus par lequel il légitime ses traditions et
ses pratiques qui lui sont associées consiste à faire croire ( et plus souvent qu’autrement il
s’agit de se faire croire à soi-même) que le sens ne vient pas de lui mais est en quelque sorte
généré par la tradition elle-même, autrement dit de se faire croire que la tradition produit
spontanément du sens. Quoi de mieux alors que d’instituer une légitimation d’ordre spirituel,
qui met de l’avant une transcendance, qui insère la tradition et l’être humain dans un cadre
extra-humain, absolu ou divin.
De façon générale, l’analyse que j’ai présentée tend à montrer que le rapport entre la
spiritualité taoïste et les arts martiaux est un rapport qui, plus souvent qu’autrement, est
arbitraire. J’entends par cela que les liens qui sont construits n’ont pas comme but premier
d’améliorer la pratique martiale martiale du point de vue de son efficacité mais bien de
justifier, de légitimer ces pratiques, de leur donner un sens. Mettre en liens certaines écoles
d’arts martiaux avec des personnages légendaires, avec des divinités ou avec des éléments de
philosophie ne change finalement pas grand chose à la pratique, à part le fait que cela ajoute
un certain état d’esprit dans lequel l’art martial peut se pratiquer. Par contre, ce discours
identifie clairement l’origine de ces pratiques. Encore ici, une analyse plus approfondie de
l’évolution historique et du rapport Orient-Occident à l’intérieur de ce discours permettrait
d’avoir une vision plus nette du problème.
Un point me semble plus délicat : le rapport qu’ entretiennent les arts martiaux avec la
médecine traditionnelle chinoise. Il semble que les éléments qu’on retrouve dans la médecine
permettent de discerner des liens plus concrèts avec la spiritualité taoïste. La connaissance de
certains aspects de cette médecine (points d’acupuncture, méridiens d’énergie, techniques
respiratoires...) devient un élément important de la maîtrise d’un art de combat. Un maître
121
digne de ce nom doit maîtriser « l’art de tuer » mais doit également maîtriser « l’art de
guérir ». Certaines pratiques physiologiques semblent communes à plusieurs traditions
chinoises.
Quoi qu’il en soit, l’efficacité, ou plutôt la recherche d’efficacité, restera toujours pour
l’adepte l’aspect primordial de la pratique de son art. Avant la recherche d’une origine
spirituelle ou d’un sens au mouvement, il y a toujours le mouvement lui-même. Ce n’est pas
dans le discours que se cache l’efficacité du mouvement. Pascal Fauliot vise juste lorsqu’il
décrit de façon simple mais efficace ce discours : « N’étant pas des leçons de morale, ces
récits exemplaires n’ont rien à démontrer. Leur but est autre : provoquer des questions qui
n’ont que la pratique pour réponse ».229 On peut spéculer sur l’origine, spirituelle ou non, des
arts martiaux ; leur raison d’être, l’essence de ces arts ne se trouvera jamais dans un discours.
L’adepte qui se concentre sur son travail de qi gong ou sur son enchaînement de taiji quan
n’a que faire des débats théoriques sur la spiritualité au moment même où il effectue ses
mouvements. L’essence de son art, de son travail, se définit avant tout par une pratique, par
un entraînement concret, constant et efficace du corps et de l’esprit.
229 Fauliot, op. cit, p. 17.
122
© Bibliographie générale
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Toute liste sur les arts martiaux serait ici incomplète et ne refléterait pas l’ampleur de la documentation disponible sur internet, même si on ne parle que d’un échantillion. Je donne cependant ici quelques mots- clés qui donneront accès à la majorité des sites.
« arts martiaux », « martial arts »« kung fii »« wu shu »« tai chi », « taiji quan »« shaolin »« wudang »« arts internes », « internai martial arts », « nei jia »« arts externes », « external martial arts », « wai jia »
Ouvrages de référence et ouvrages spécialisés
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