les théologiens face aux prophéties à l'époque des papes d'avignon et du grand...

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André Vauchez Les théologiens face aux prophéties à l'époque des papes d'Avignon et du Grand Schisme In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 102, N°2. 1990. pp. 577-588. Résumé André Vauchez, Les théologiens face aux prophéties à l'époque des papes d'Avignon et du Grand Schisme, p. 578-588. L'essor du prophétisme, aux derniers siècles du Moyen Âge, a suscité des réactions dans l'ensemble plutôt négatives de la part des théologiens universitaires qui prétendaient monopoliser l'interprétation des textes sacrés. Particulièrement typique à cet égard est le traité rédigé en 1392 par Henri de Langenstein, alors professeur à L'Université de Vienne, contre les prophéties de Télesphore, ouvrage d'inspiration joachimite et profrançaise qui alimentait diverses spéculations eschatologiques et politiques. Mais la sévérité de son jugement ne doit pas faire illusion : comme le montre bien l'attitude des théologiens français qui intervinrent, lors du procès en nullité de la condamnation de Jeanne d'Arc, en faveur du caractère prophétique de sa mission, les meilleurs esprits du temps n'excluaient nullement la possibilité de révélations particulières, à condition qu'elles ne soient pas en contradiction avec l'Écriture. Citer ce document / Cite this document : Vauchez André. Les théologiens face aux prophéties à l'époque des papes d'Avignon et du Grand Schisme. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 102, N°2. 1990. pp. 577-588. doi : 10.3406/mefr.1990.3132 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_1123-9883_1990_num_102_2_3132

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André Vauchez

Les théologiens face aux prophéties à l'époque des papesd'Avignon et du Grand SchismeIn: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 102, N°2. 1990. pp. 577-588.

RésuméAndré Vauchez, Les théologiens face aux prophéties à l'époque des papes d'Avignon et du Grand Schisme, p. 578-588.

L'essor du prophétisme, aux derniers siècles du Moyen Âge, a suscité des réactions dans l'ensemble plutôt négatives de la partdes théologiens universitaires qui prétendaient monopoliser l'interprétation des textes sacrés. Particulièrement typique à cetégard est le traité rédigé en 1392 par Henri de Langenstein, alors professeur à L'Université de Vienne, contre les prophéties deTélesphore, ouvrage d'inspiration joachimite et profrançaise qui alimentait diverses spéculations eschatologiques et politiques.Mais la sévérité de son jugement ne doit pas faire illusion : comme le montre bien l'attitude des théologiens français quiintervinrent, lors du procès en nullité de la condamnation de Jeanne d'Arc, en faveur du caractère prophétique de sa mission, lesmeilleurs esprits du temps n'excluaient nullement la possibilité de révélations particulières, à condition qu'elles ne soient pas encontradiction avec l'Écriture.

Citer ce document / Cite this document :

Vauchez André. Les théologiens face aux prophéties à l'époque des papes d'Avignon et du Grand Schisme. In: Mélanges del'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 102, N°2. 1990. pp. 577-588.

doi : 10.3406/mefr.1990.3132

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_1123-9883_1990_num_102_2_3132

ANDR VA CHEZ

LES TH OLOGIENS FACE AUX PROPH TIES POQUE DES PAPES AVIGNON

ET DU GRAND SCHISME

Un des faits majeurs de histoire religieuse médiévale est constitué sans aucun doute par la renaissance partir de sainte Hildegarde de Bin gen 1179 un courant prophétique non sacerdotal cet égard la décision prise par Eugène III en 1147 il parcourait la Rhénanie avec saint Bernard approuver après enquête les révélations dont avait bénéficié la sibylle rhénane et encouragement il lui donna écrire et publier ce que le Saint-Esprit lui aurait dicté représentent la fois un tournant et un point de départ1 Jusque-là en effet on ne trouve guère de trace de la reconnaissance par la hiérarchie un charisme prophéti que exer ant en dehors du sacerdoce ministériel Certes les textes hagio graphiques des XIe et XIIe siècles mentionnent bien dans certains cas existence chez leurs héros un spiritus prophetiae mais ce don était le plus souvent réservé aux saints évêques et se réduisait en fait la capaci té avait le serviteur de Dieu de lire dans les urs et de révéler les pensées cachées est-à-dire ce que on appellera ultérieurement le don de clairvoyance spirituelle2 Quelques années plus tard Joachim de Flo re 1202 se vit reconnaître par les papes Lucius III et Urbain III la charge expliquer les critures dans un sens différent de celui de la glo se ordinaire onus interpretandi Sacram Scripturam Muni de ces ap-

importance de ce tournant été bien mise en évidence par ALPHAND RY De quelques faits de prophétisme dans les sectes latines antérieures au Joachimisme dans Revue de histoire des religions 52 1905 177-218 et surtout dans son arti cle posthume Prophètes et ministère prophétique dans le Moyen ge latin dans Revue histoire et de philosophie religieuses 12 1932 334-359

Voir par exemple pour les saints évêques du Latium les cas cités par TOUBERT Les structures du Latium médiéval II Rome 1973 823 et

VAUCHEZ La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen ge 2e éd. Rome 1988 446 et 555

MEFRM 102 1990 577-588

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probations abbé calabrais devait comme on le sait appliquer surtout son esprit intelligence des textes sacrés au livre de Apocalypse auquel il accorda une dimension historique faisant elle ultime message chré tien la fois tourné vers le passé et vers le nouvel âge venir celui qui verrait le triomphe de Esprit3 Ainsi dès la fin du XIIe siècle la fonc tion prophétique loin de se réduire une simple prévision de avenir se définit comme elucidation des mystères cachés de la révélation et inter prétation des signes des temps la lumière de la Parole de Dieu

Au cours du XIIIe siècle cependant la fonction explication et en seignement des critures fut bientôt accaparée par une nouvelle catégo rie de personnes les maîtres en théologie des universités en particulier celle de Paris et la papauté elle-même par la voix Innocent III et de Grégoire IX ne tarda pas accorder le monopole de interprétation des textes sacrés du christianisme Vordo doctorum est-à-dire ceux qui dans les principaux centres études de la chrétienté exer aient collecti vement le magistère doctoral Du coup et très rapidement le courant pro phétique qui était affirmé dans la seconde moitié du XIIe siècle se trou va marginalisé4 Certes il fut loin de disparaître mais dut se contenter une survie semi-clandestine sous le nom de personnages comme Joa chim ou même Merlin dont autorité ne pouvait rivaliser avec celle des grands théologiens scolastiques Thomas Aquin dans sa Somme théo logique ne nie pas la possibilité ni même existence un prophétisme non doctoral Mais ses yeux la prophétie est un moyen excep tionnel édification dont le critère authenticité est son utilité pour le salut commun ce titre la hiérarchie ecclésiastique est seule compétente pour se prononcer sur cette dernière5

Cette méfiance des théologiens vis-à-vis de la prophétie et plus géné ralement du phénomène des révélations privées qui se multipliaient cet te époque ne fit que accentuer au cours des premières décennies du XIVe siècle On en trouvera la preuve dans le fait que lors du procès de canonisation de sainte Claire de Montefalco 1308) les révélations de la

Cf età dello Spirito la fine dei tempi in Gioacchino da Fiore nel Gioa- chimismo medievale Atti del II congresso di studi gioachimiti San Giovanni in Fio re 1986 536

Sur les étapes de ce processus cf VAUCHEZ op cit. 460-473 THOMAS AQUIN Summa theologiae IIa lias CLXXIV sur attitude des

théologiens scolastiques face la prophétie au XIIIe siècle on se reportera avec profit excellente étude de TORRELL Théorie de la prophétie et de la connais sance aux environs de 1230 La contribution Hugues de Saint-Cher Louvain 1977

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mystique ombrienne firent objet une enquête particulière surtout pen dant la phase cur ale du procès 1329/30)6 Quelques années plus tard une demande de canonisation de abbé Joachim adressée au pape par ordre de Flore devait se heurter une fin de non-recevoir7

Dans ces mêmes années ermite de Saint Augustin Agostino Trionfo ou Augustin Anc ne 1328) disciple de Duns Scot et un des princi paux tenants du courant hiérocratique époque de Jean XXII aborda la question de la valeur religieuse de la prophétie dans le cadre du chapitre il consacra la canonisation des saints au sein de son importante Summa de ecclesiastica potestate composée vers 13208 Dans le fil de sa démonstration il est amené un moment donné se demander si le pape devait canoniser un comme saint cause de son don de pro phétie9 Après avoir selon la méthode scolastique aligné trois textes scripturaires en faveur de cette proposition et un seul contre Cor. 13

Si ai la capacité de prophétiser et si je connais tous les mystères si je ai pas la charité je ne suis rien il résout le doute de fa on totale ment négative en développant les arguments suivants certes les mé chants entendons par là des non-chrétiens peuvent prophétiser et même annoncer des choses vraies comme on le constate dans le cas de Balaam et de la Sibylle mais souvent de nombreuses prophéties sont en fait inspirées par le démon soit directement soit par intermédiaire des anges où la nécessité pour glise de se garder des faux prophètes non que ceux-ci annoncent pas de choses vraies mais parce ils le

font dans intention de tromper Car le don de prophétie convient parfois davantage aux hommes mauvais aux bons en raison une certaine dis position esprit que requiert la révélation prophétique 10 Aussi conclut- il que les prophètes ne doivent pas être considérés comme des saints même si leurs annonces se vérifient moins que autres signes attes-

II subsiste importants fragments de ce procès qui fait objet une édition critique encore incomplète par MENESTO et LEONARDI II processo di canonizzazione di Chiara da Montefalco 1.1 Florence-Pérouse 1984 Sur attitu de de la hiérarchie ecclésiastique face aux révélations et aux prophéties au XIVe siècle cf LEONARDI Committenze agiografiche nel Trecento dans Patronage and Public in the Trecento sous la dir de Moleta Florence 1986 37-58

A4.SS.Mu VI 445-474 Augustini Triumphi Summa de potestate ecclesiastica Rome 1582 sur ce

personnage et ses conceptions doctrinales cf WILKS The Problem of Sovereign ty the Later Middle Ages The Papal Monarchy with Augustinus Triumphus and the Publicists Cambridge 1963

Augustini Triumphi ..op cit. XV art 103-105 10 ID. ibid. 105

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tent leur bonté et leur perfection morale et spirituelle La prophétie en effet appartient au domaine de Yintellectus et non de Vaffectus qui seul peut être touché par la charité

En fait est seulement partir de la seconde moitié du XIVe siècle et surtout après 1378 que le problème de la prophétie et des révélations pri vées commencera retenir vraiment attention des théologiens universi taires dans la mesure où le Grand Schisme et le conflit entre les diverses obédiences feront fleurir ce que Alphandéry appelé un terme heu reux les apocalypses de factions est-à-dire des textes prophétiques forte tonalité eschatologique et comminatoire émanant des tenants de tel ou tel camp11 est dans ce contexte il faut sans doute situer le traité de Pierre Ailly intitulé De falsis prophetis dont la date de composition est inconnue avant 1414 selon Tschackert mais doit se situer au début de la carrière du prélat probablement autour de 138012 Cet ouvrage fort long avère au total décevant pour historien dans la mesure où il demeure très théorique et abstrait au point on se demande parfois il ne agit pas simplement un brillant exercice école sur le verset évan- gélique Mat 15 Attendue falsis prophetis Il déchaîne en tout cas contre les loups ravisseurs qui déconseillent obéir aux docteurs universitaires et simulent la sainteté De fa on très classique il souligne que le fait un homme possède le don de prophétie implique pas il ait été envoyé par Dieu et oppose les visionnaires authentiques qui ont prophétisé ad utilitatem Ecclesiae comme Hildegarde de Bingen aux hypocrites et aux auteurs de faux miracles qui ne peuvent que se multi plier approche de la fin des temps13 On notera simplement au passa ge que Pierre Ailly parle avec faveur des prophéties de la Sibylle au sujet du Christ et même de astrologie ses yeux celle-ci est légitime si elle est pratiquée avec modération et sans prétentions excessives mais elle vaut surtout communibus eventibus qui dépendent ex multitudi- ne 14

Beaucoup plus intéressant en revanche est le traité de Henri de Lan genstein qui dans édition de Pez porte le titre Invectiva contra quemdam eremitom de ultimis temporibus vaticinantem nomine Telespho- rum tant en raison de la personnalité de son auteur que de ouvrage

ALPHAND RY Prophètes et ministère prophétique .. art cité 354 12 PIERRE AILLY De falsis prophetis dans lohannis Gersonis opera omnia éd

Ellies du Pin Anvers 1706 490-603 Cf TSCHACKERT Péter von Ailly Gotha 1877 p.358

13 PIERRE AiLLY De falsis prophetis éd citée 496-504 14 ID. ibid 602-603

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visé15 Henri Heinbuche de Langenstein appelé parfois Henri de Hesse ce qui lui valu être confondu avec le chartreux 1427 du même nom est en effet un personnage particulièrement représentatif du milieu des théologiens universitaires de la fin du XIVe siècle16 Né vers 1325 il fit de brillantes études Paris et appartint dans les années 1363 et sui vantes au cercle intellectuels qui avec Jean Buridan et Nicolas Oresme gravitaient autour de Charles Maître es arts en 1375 vice-chancelier de Université de 1371 1381 il se signala en publiant une Epistola pacis qui constitua une des premières tentatives pour mettre fin au schisme qui venait éclater sur la base une solution conciliaire17 Ses idées ayant pas eu de succès dans immédiat et la France étant ralliée de fa on apparemment définitive Clément VII il quitta Paris en 1382 et se retira pendant un an environ abbaye cistercienne Eberbach dont abbé Jacques de Eltville était son ami18 Il rédigea un traité mystique le Spéculum animae qui devait circuler plus tard en traduction fran aise sous le nom de Miroir de rn ainsi que son De discretione spirituuml9 De la même période datent deux lettres une de 1383 relative au Schis me autre il adressa évêque de Worms Eckard von Ders en 1384 Dans la première il fit un vif éloge propos du schisme de la Theotoni-

15 Ed PEZ Thesaurus anecdotorum novissimus 1.1 Augsbourg 1721 505- 564 ouvrage est parfois cité sous un autre titre Liber contra vaticinici Telesphori eremitae de ultimis temporibus REEVES The Influence of Prophetism in Later Middle Ages Oxford 1969 425-427 déjà souligné intérêt de ce texte pour histoire du prophétisme médiéval

16 Sur Henri de Langenstein sa carrière et son uvre voir ZEMB s.v Lan genstein Henri de) dans Dictionnaire de théologie catholique VIII Paris 1925

2574/76 KREUZER s.v Langenstein Heinrich von) dans Theologische Realen zyklopädie XV Berlin 1986 11-13 et VANDERJAGT s.v Henry of Langenstein dans Dictionary of the Middle Ages VI New York 1985 166-167 Sur la confu sion entre les deux Henri de Hesse cf HEILIG Studien der beiden Heinrich von Hessen dans Römische Quartalschrift 40 1932 105-176

17 Sur les prises de position de Henri de Langenstein propos du Schisme cf KNEER Die Entstehung der konvlarischen Theorie dans Römische Quartalschrift

1893 Supplément) 106 sq. et OAKLEY Natural Law Conciliarism and Consent in the Late Middle Ages Londres 1984

ls Ce séjour abbaye Eberbach est attesté par Henri de Langenstein lui- même dans son traité éd citée 516 propos de la fin lamentable un moine fran ais nommé Guillaume qui trouvait en même temps que lui doctus apparens magnae sanctitatis et religionis perfectae qui avait annoncé deux repri ses la date de la fin du Schisme et qui étant trompé chaque fois jeta le froc aux orties et enfuit dans les forêts voisines

19 HENRI DE LANGENSTEIN Le miroir de âme éd Mistien Paris 1923 ID. De discretione spirituum éd et trad Th Hohmann Heinrichs von Langenstein Un terscheidung der Geisten Latein und Deutsch 1977

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corum sibilla sainte Hildegarde de Bingen qui en avait selon lui pro phétisé le déclenchement20 Par la suite il fut appelé Université de Vienne dont il devint le recteur en 1393 et où il mourut en 1397 est là il rédigea en 1392 son traité contre les vaticinations de Télespho- re

Les prophéties de Télésphore de Cosenza contre lesquelles Henri de Langenstein écrivit sont bien connues grâce aux travaux de Donckel21 Rappelons en quelques mots il agit une compilation de textes pro phétiques datée de 1386 mais composée en fait dans les années 1356/65 sans doute Gênes par un franciscain italien de tendance spirituelle et surtout pro-fran aise22 ouvrage connut un grand succès et une large diffusion manuscrite avant être plusieurs fois traduit en fran ais et imprimé au XVIe siècle sous le titre de Livre merveilleux23 Comme bien montré Reeves on trouve une synthèse originale de la tradition messianique fran aise et du prophétisme italien inspiration joachimi- te24

Dans son ouvrage passionnant et passionné aussi précis que Pierre Ailly était vague dans le sien Henri de Langenstein commence par constater que les faux prophètes se sont multipliés de fa on inquiétante depuis le début du Grand Schisme comme si le diable les avait envoyés en ce monde pour accroître la confusion Rien de plus normal fait-il remarquer il est écrit approche de la venue de Antéchrist

que Langenstein comme beaucoup de ses contemporains considère

20 SOMMERFELD Die Prophetien der Hl Hildegard von Bingen in einem Schreiben des Meisters Heinrich von Langenstein 1383 und Langensteins Trostbrief über den Tod eines Bruder wormser Bischofs Eckard von Ders dans Historisches Jahrbuch 30 1909 43-61 et 297-307

21 DONCKEL Studien über die Prophezeiung des Fr Telesphorus von Cosenza 1365-1386) dans Archivùm Franciscanum Historicum 26 1933 86-92

22 ouvrage de Télésphore se présente comme Datum in heremo agri Hercu- lani prope Thebas die III septembris MCCCLXXXVI Cf ms Paris B.N lat 3184 f0 106 et DONCKEL art cité 282

23 En fait il agit moins de traductions que de compilations dans lesquelles oeuvre de Télésphore se retrouve mélangée autres textes prophétiques est le cas la fois du Mirabilis liber Venise 1516 Paris 1524 et 1530 et du Livre mer veilleux qui malgré son titre est pas la traduction fran aise du précédent ce dernier fut édité Paris en 1561 1565 et 1588 ainsi Lyon en 1588 Le texte de Télésphore est mieux conservé que dans le premier Cf BEAUNE Naissance une nation mythes et symboles du pays de France la fin du Moyen ge Thèse dactyl. Paris 1984 178-180

24 REEVES The Influence of Prophecy the Later Middle Ages Oxford 1969 325-331

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comme imminente Dieu laissera Satan une plus grande liberté ac tion25 Mais le cas de Télésphore lui paraît beaucoup plus grave dans la mesure où ce dernier se réclame une révélation que Dieu lui aurait accordée pour lui permettre de savoir qui était le vrai pape un ange lui était apparu qui lui avait conseillé de se référer aux prophéties de Cyrille et de Joachim ermite du Mont Carmel pour trouver la réponse ses perplexités Parvenu ce point Henri de Langenstein se gausse de cet auteur qui serait bien le premier prophète que Esprit-Saint aurait appelé

se référer des prophéties antérieures au lieu de lui en délivrer!26 Il ne faut selon lui accorder aucune confiance ces prétendues révélations qui appuient sur des prophéties douteuses ainsi que sur des textes astrologiques comme le Liber de baroscopio attribué un mystérieux auteur du nom de Dandalus27 Comme il est de règle dans ce genre de réfutation le théologien viennois oppose les vrais prophètes parmi les quels il nomme évidemment sainte Hildegarde mais aussi de fa on plus étonnante Arnaud de Villeneuve il qualifie de vir doctissimus aux faux au premier rang desquels il place Joachim de Flore28 Ici se pose en vérité un problème important que nous avons ni la prétention ni les moyens de résoudre au niveau de cette étude mais il convient de met tre en évidence dans ce traité de 1392 Henri de Langenstein parle en termes très sévères de Joachim auquel il reproche avoir soutenu des propositions délirantes et proféré des affirmations suspectes et il ne sait de toute évidence pas quand il vécu il dit que abbé eu aucun mérite prévoir la destruction des Templiers alors que celle-ci était imminente de son temps29 Tout se passe comme il pla ait sous ce

25 HENRI DE LANGENSTEIN Invectiva .. éd citée 516 26 ID. ibid. 517-518 27 Sur cet ouvrage voir GRUNDMANN Liber de Flore Eine Schrift der Franzis-

kaner-Spiritualen aus dem Anfang des 14 Jahrhunderts dans Ansgewälte Aufsätze II Munich 1977 109-110 le Livre de horoscope se présente comme une tra

duction de hébreu en latin qui serait uvre de Dedalus de Lérida Il agit en fait un traité rédigé en 1304 par des Franciscains Spirituels ou par des laïcs catalans influencés par les idées Arnaud de Villeneuve HENRI DE LANGENSTEIN op cit.

524 reproche aussi Télésphore de être appuyé sur les écrits un certain Raban qui est autre que Rabanus Anglicus le mystérieux auteur des Vaticinia de summis pontificibus Voir ce propos la mise au point de LERNER On thé Origins of the Earliest Latin Pope Prophecies Reconsideration dans Fälschungen im Mittelalter Hanovre 1988 626-626 Schriften der MGH 33 V)

28 HENRI DE LANGENSTEIN op cit éd citée 519-520 29 ID. ibid. 521 ïCeterum qualis fuit abbas Joachim quem iste Telespho-

rus sanctum Dei prophetam magnum asserii fuisse) Parisiensis schola non ignorât

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nom ensemble de la tradition joachimite en particulier certains textes prophétiques de la fin du XIIIe et du début du XIVe siècle qui avaient évidemment rien voir avec ermite calabrais30 Or dans les lettres de consolation il avait écrites en 1383/84 évêque Eckard von Ders Langenstein avait fait éloge de Joachim Calabria abbatem Florensis cenobii fundatorem qui edam spiritum prophecie habuisse dicitur le pla ant parmi les grandes figures du XIIe siècle avec saint Bernard Hugues

et Richard de Saint-Victor et saint Thomas Becket!31 Dans un autre passage de sa lettre de 1384 il appuie encore sur

Joachim et Hildegarde pour soutenir idée que glise sera régénérée avant la fin du monde et avènement de Antéchrist en citant un passage du De semine scripturarum32 Cette dernière référence nous donne peut- être la clef de la contradiction existant entre son attitude de 1383/84 et celle de 1392 vis-à-vis de Joachim de Flore Comme la plupart de ses contemporains commencer par Jean de Roquetaillade Henri de Lan genstein attribuait abbé de Flore toute une série uvres beaucoup plus tardives qui circulaient sous son nom tout en sachant parfaitement par ailleurs il avait vécu et prophétisé la fin du XIIe siècle et que certains papes de cette époque avaient tenu en grande estime Il est fort possible que le maître de Vienne exaspéré par usage que le pseudo- Télésphore avait fait des textes joachimites ait révisé son jugement sur ce personnage mystérieux que on ne savait pas très bien où et comment situer dans la mesure où son uvre ne cadrait guère avec les données communément admises de sa biographie et il ait remis en question en 1392 authenticité de son inspiration prophétique33

Ibi enim est nuîlius auctoritatis sed habetur pro quodam suspecta conjecturatore de futuris ex industria humana Un peu plus loin op cit. 525 il critique vigoureu sement la méthode exégétique de Joachim avec citations appui Le passage sur les Templiers se trouve 526

30 II lui reproche par exemple avoir traité glise de meretrix op cit. 521

31 Epistola de schismate 1383) éd G.SOMMERFELD art cité 43-61 32 Lettre de 1384 ibid. 306 ouvrage est cité sous le titre De seminario

scripturarum Il agit en fait un traité pseudo-joachimite qui selon Reeves aurait été composé en 1292 et qui fut commenté par Arnaud de Villeneuve Voir ce sujet Manselli éd Magistri Arnaldi de Milionov introductie in libro Joachim de semine scripturarum dans ID. La religiosità Arnaldo di Villanova dans BISI- ME 63 1951 1-100

33 Pour lever ce doute il faudrait étudier la tradition manuscrite de ouvrage de Henri de Langenstein ce que je ai pas fait afin de vérifier que édition de Pez donne un texte tout fait satisfaisant On trouvera une liste des manuscrits conser-

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De fa on systématique Henri de Langenstein efforce enlever tout crédit aux sources sur lesquelles appuyait Télésphore dont il met en cause le caractère sacré Cyrille auteur de Oracle ne peut rien avoir de commun avec saint Cyrille de Jérusalem contemporain de saint Au gustin et de saint Jérôme les oracles sibyllins ne valent pas mieux puis que Ciceron déjà doutait de leur véracité et que selon Grégoire le Grand aux païens avaient été donnés que des signa tandis que les prophéties étaient réservées Israël et glise quant Merlin jadis con en Angleterre un démon incube comment pourrait-on expliquer il soit demeuré si longtemps inconnu de glise et des saints docteurs si ses prophéties avaient été réellement inspirées par Dieu?34 Allant plus loin il dénonce avec beaucoup de verve les fausses prophéties post eventum que plusieurs auteurs contemporains avaient pas hésité mettre en circula tion ainsi que leur contenu souvent subversif Ainsi Télésphore fait dire Dieu que les richesses temporelles du clergé lui seront bientôt enlevées pour être rendues aux princes ce il juge téméraire et dangereux pour glise car dit-il les laïcs vont finir par imaginer ils accomplis sent la volonté de Dieu en spoliant les clercs Faire circuler de telles fables est le meilleur moyen de faire échouer la réforme de glise qui devra suivre la fin du Schisme mais dont Langenstein avoue ne plus savoir si elle se produira avant la venue de Antéchrist35 En tout cas il

pas de raison dit-il contrairement ce écrit Télésphore pour que le schisme se termine en 1393 Il élève vivement contre affirmation de cet auteur selon laquelle en 1390 Allemands Fran ais Espagnols et Italiens seraient en guerre et que le vainqueur serait celui qui soutien drait le vrai pape savoir un roi de France du nom de Charles Or fait-il remarquer il ne est rien passé de tel depuis deux ans et il est faux affirmer que les rois de France avaient toujours adhéré au pape légiti me Urbain VI même il était insensé était bien un pape dont la légitimité ne pouvait être mise en doute36

Au total le traité de Henri de Langenstein constitue une critique radi cale sur des fondements rationnels de la prophétie de Télésphore et travers elle des courants prophétiques qui aux XIIIe et XIVe siècles étaient réclamés de Joachim et du Joachimisme la base de ce rejet on

vés de cette uvre dans PASTOR Geschichte der Papste im Zeitalter der Renaissan ce 1.1 Fribourg en 129-130 Un des meilleurs témoins paraît être le ms Basel U.B. IV 24 109 sq

34 HENRY DE LANGENSTEIN op cit. éd citée 523-524 35 ID. ibid. 528-529 36 ID. 535-536

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trouve chez lui la volonté de se référer uniquement des textes authenti ques soigneusement distingués des flots boueux une littérature apocry phe qui véhiculait souvent des idées subversives Le théologien de Vienne va beaucoup plus loin que ses contemporains dans la mesure où il met en doute inspiration des oracles sibyllins peu près unanimement admise jusque-là et où il attaque Merlin en termes virulents37

Mais si Langenstein est montré plus critique que la plupart des clercs de son temps face aux textes prophétiques il serait excessif de croi re que son attitude négative procède uniquement une volonté de ratio nalisation de la pensée religieuse Comme nous avons vu propos de évolution de appréciation il portait sur Joachim de Flore son com portement dans cette affaire est lié ses prises de position dans la querel le du Schisme il dénonce Télésphore et les auteurs dont il inspire avec tant de véhémence est surtout parce que ces textes apportaient de eau au moulin de obédience avignonnaise tandis il avait choisi pour sa part celle de Rome Ne voyons donc pas uniquement en lui un savant une froide objectivité mais également un homme engagé que certains textes trop unilatéraux avaient bon droit exaspéré Il en ira de même pour son contemporain et collègue Jean Gerson qui après avoir écrit de remarquables traités sur le discernement des esprits ne pourra dissimu ler son enthousiasme pour Jeanne Arc et sa foi dans le caractère surna turel de sa mission au soir de sa vie38

Un autre exemple plus marquant encore que celui du chancelier de Université de Paris qui atteste que malgré les critiques de Henri de Lan genstein la prophétie avait pas sombré dans le discrédit même aux yeux des théologiens nous est fourni par le procès en nullité de la condamna-

î7 Pierre Ailly par exemple évoque en termes positifs les oracles sibyllins dans son De falsis prophetis Ci supra note 14

33 Gerson était montré hostile aux révélations privées et aux prophéties comme le montrent plusieurs de ses traités le De distinctione verarum falsis 1401) éd GLORIEUX uvres complètes de Gerson III Tournai-Paris 1961

36-56 et le De examinatione doctrinarum il composa Lyon en 1423 sur le thème <iAttendite falsis prophétisa éd citée 1973 458-475 En 1425 il rédigea en outre une Admonitio brevis et necessaria contre le Joachimisme éd citée II 1960 259-263 Sur attitude de Gerson face la parole inspirée voir COMBES La théologie mystique de Gerson Profil de son évolution Rome 1964 490-492 et VAUCHEZ Les laïcs au Moyen ge Paris 1987 272-274 La traduction fran aise du Traité sur la Pucelle 1429) où le chancelier reconnaît élection divine de Jeanne Arc été éditée par Monnoyeur Paris 1930 Le texte latin été repris dans le Procès en nullité de la condamnation de Jeanne Arc Paris éd Duparc II 33-39

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tion de Jeanne Arc Dans édition de ce texte par Duparc un volume entier le tome II est consacré aux dépositions de théologiens aussi emi nents que Guillaume Bouille Robert Ciboule Jean Bréhal de canonistes comme Jean de Montigny et évêques comme Jean Bouchard et Thomas Basin portant entre autres choses sur la question de savoir si la Pucelle avait bien été comme on en avait accusé en 1431 une divinatrix qui avait abusé des prophéties et qui avait mensongèrement attribué sa connaissan ce des choses futures des révélations que lui auraient faites les saintes Catherine et Marguerite39 On pourrait attendre après les mises en gar de de Henri de Langenstein et de Gerson ce que les grands clercs qui abordèrent cette question délicate en 1455/56 aient épuré leurs références et ne citent que des textes bibliques ou émanant auteurs dont authenti cité et inspiration étaient unanimement reconnues par la tradition chré tienne En fait il en fut rien si Jean Bréhal dans sa Récapitulation ap puie certes sur des passages zéchiel de Jeremie et de Apocalypse ainsi que sur saint Bernard et les décrétalistes il hésite pas par ailleurs citer en faveur de authenticité de la mission prophétique de Jeanne quelques vers de Merlin un texte Eugelide en fait sainte Elisabeth) fille du roi de Hongrie et même une pronostication de Giovanni da Montalcino astrolo gue siennois qui avait prédit Charles VII en 1429 la victoire il obtien drait grâce la Pucelle40 Revenant sur le cas de Merlin dans la mesure peut-être où autorité de ce dernier pouvait être contestée Jean Bréhal appuya sur le témoignage de Sigebert de Gembloux et sur celui de Vin-

39 Procès en nullité de la condamnation de Jeanne Arc éd Duparc vol. Paris 1977-1988

Procès en nullité... éd citée II 410-412 et 470-471 Les vers attribués Merlin vates anglicus sont les suivants

Ex nemore canuto puèila eliminabitur ut medeie curam adhibeat etc

Quant Eugélide on lui attribue la prophétie insigne lilium roratum principi- bus. en particulier le passage sed puella oriunda unde primùm brutale vene- num effusum est Sur importance de la figure de sainte Elisabeth de Hongrie

Eugélide) morte en 1231 et sur les révélations on lui attribua aux derniers siècles du Moyen ge cf BEAUNE Prophétie et propagande le sacre de Charles Vil dans Idéologie et propagande en France sous la dir de Yardeni Haifa-Paris

63-73 en particulier 68 Enfin sur Pierre et non Jean de Montalcino cf L.THORNDIKE History of Magic and Experimental Science IV New York 1934

90-93 et SIMON DE PHARES Recueil des plus célèbres astrologues éd Wickers- heimer Paris 1929 241 Je remercie J.-P Boudet qui aimablement fourni ces informations sur ce personnage

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cent de Beauvais41 et finit par conclure il ne fallait pas mépriser les prophètes surtout quand on ne trouve chez eux rien qui répugne la foi catholique et aux urs bonnes et honnêtes 42..

Pour conclure on remarquera donc que si indubitablement on cons tate aux derniers siècles du Moyen ge une méfiante croissante de la part des théologiens et de la hiérarchie ecclésiastique face la prophétie dans la mesure où elle mettait en cause le magistère ordinaire des prélats et autorité des docteurs universitaires qui estimaient seuls compétents pour interpréter les critures cette réaction fut surtout marquée épo que du Grand Schisme et de la crise conciliaire comme en témoignent les débats très vifs qui opposèrent les partisans et les adversaires des révéla tions de sainte Brigitte de Suède tant Constance Baie43 Mais cela empêcha pas la prophétie de reprendre ensuite et de continuer au moins au milieu du XVIe siècle une belle carrière aux confins du religieux et du politique Tout se passe comme il était agi un domaine où les opinions variaient une personne autre et parfois chez un même théologien dans le cadre une existence mais qui demeurait au total relativement libre Tout comme le théâtre religieux faisait grand usage des évangiles apocryphes en principe rejetés et condamnés par glise la réflexion chrétienne admettait implicitement et même parfois explicite ment côté de la Révélation contenue dans les critures canoniques il existait des textes inspirés dont le statut demeurait flou mais qui véhicu laient leur part de vérité et il était pas interdit de solliciter en cas de besoin si du moins cela était conforme utilitas fidelium dont les clercs estimaient les juges les plus qualifiés Tant demeurait forte la conviction exprimée par Henri de Langenstein lui-même que les prophètes sont des lumières envoyés aux hommes par Dieu pour éclairer leur route obscure et leur révéler le sens de leur destinée approche de la fin des temps

André VAUCHEZ

41 Procès en nullité... éd citée II 471 Selon lui Sigebert aurait écrit mais la référence précise est pas indiquée Multa obscura revelavit Merlinus multa predixit ventura quorum aliqua vix intelligi possuni donee apparer inci- piunt Solet enim spiritus Dei per quos voluerit mysteria sua îoqui sicut per Sibyl- lam per Barlaam et ceteros hujusmodi La référence Vincent de Beauvais est Speculum histor ale XXI 30 La composante prophétique de la mission de Jeanne Arc été étudiée par VAUCHEZ Les laïcs au Moyen ge Paris 1987

277-286 42 Procès en nullité... éd citée II 475 43 Cf VAUCHEZ Les laïcs au Moyen ge 265-275 en particulier 271/2