les technologies absorbantes

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Post on 06-Aug-2015

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Internet


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Pour essayer de répondre à cette question, il nous faut d’abord répondre à deux autres questions un peu complexes …

Première question :

Qu’est ce qu’Oculus ?

Seconde question :

Qu’est ce que Facebook ?

À première vue, Facebook est une entreprise construite autour d’un réseau social, qui permet de se connecter les uns avec les autres.

… Un réseau organisant aujourd’hui plus d’un milliard d’êtres humains.

A première vue, Oculus est une entreprise construite autour d’un hardware destiné au jeu solitaire et permettant de se plonger dans des mondes virtuels.

L’un relie, l’autre isole.

Un premier élément superficiel les relie, néanmoins. Les deux sont des contes de fées à l’américaine, portés à la fois par l’individualisme d’un entrepreneur et le soutien collectif d’un très grand nombre d’”early adopters”.

L’histoire de Mark Zuckerberg est déjà devenue un film. Elle fait partie de notre mythologie moderne.

Celle de Palmer Luckey a le même potentiel narratif …

C’est l’histoire d’un jeune homme de moins de vingt ans qui, lassé par l’immobilisme de l’industrie du jeu vidéo, décide de construire des drôles de casques dans son garage.

En 2012, Palmer Luckey propose le projet sur Kickstarter en fixant comme objectif d’atteindre 250 000$.

Les donateurs obtiennent des T-shirts et des posters.

Pour 300$, le premier “developer kit” leur est envoyé.

Oculus convainc 9500 donateurs.

Au lieu de 250 000, Luckey obtient 2.4 millions de dollars, et fournit à Kickstarter, sa première vraie “success story”.

En 2013, John Carmack rejoint Oculus.

John Carmack a déjà transformé l’industrie du jeu video, il y a 20 ans.

En 2014, Mark Zuckerberg annonce que Facebook rachète Oculus pour 2 milliards de dollars. Il explique ce rachat dans un post sur Facebook.

“After games, we're going to make Oculus a platform for many other experiences. Imagine enjoying a

courtside seat at a game, studying in a classroom of students and teachers all over the world or consulting with a doctor face-to-face — just by putting

on goggles in your home.”

“This is really a new communication platform. By feeling truly present, you

can share unbounded spaces and experiences with the people in your

life. Imagine sharing not just moments with your friends online,

but entire experiences and adventures”

“These are just some of the potential uses. By working with developers and partners across the industry, together we can build many more. One day, we

believe this kind of immersive, augmented reality will become a part of daily life for billions of people.”

Le rachat fait l’effet d’un séisme. La course à l’immersion commence.

Pourtant, les casques immersifs ont une longue histoire

Eric Howlet (1926-2011) en inventa les principes dès 1983.

1985

2015

La première vague de la réalité virtuelle a lieu à la fin des années 1980s.

La seconde vague, 20 ans plus tard, est essentiellement due à l’industrialisation massive des smartphones qui ont rendu les composants plus performants et moins chers.

Les performances nouvelles permettent enfin de donner un sentiment d’immersion satisfaisant.

Elles permettent un effet d’absorption total.

Deux grands familles de technologies s’opposent : les technologies absorbantes et les technologies fulgurantes.

Les technologies fulgurantes projettent les images vers la foule.

Elles sont “grandeur nature” et leurs effets s’insèrent dans le monde, sans que nous ayons besoin de nous y adapter.

Les technologies absorbantes sont, au contraire, immersives.

Elle propose des espaces d’immersion proche, pour lesquelles il faut accommoder notre distance focale.

Les portraits de Robbie Cooper montrent les visages des enfants gamers durant les périodes d’immersion alors qu’ils jouent à des jeux vidéos.

Comme la télévision, les pages des livres et les écrans de nos téléphones sont des surfaces absorbantes.

Quand la distance focale est accommodée, une incorporation momentanée dans l’espace virtuel est possible.

Les phases d’immersion et d’extraction se succèdent.

Notre vision périphérique nous alerte des dangers et nous permet de contrôler notre immersion.

Les lunettes sont des prothèses nécessaires pour compenser les longues heures d’accommodation

Au moyen-âge, on les appelait parfois “oculus diaboli” car elles donnaient accès à des espaces démoniaques.

Les masques immersifs permettent d’entourer le monde autour du spectateur, de le faire vivre dans une bulle.

Oculus en intégrant la vision périphérique dans l’espace virtuel permet une immersion totale et longue, un espace onirique et hallucinogène.

Les potentialités de métamorphoses et d’incorporation nouvelles sont immenses.

Chaque incorporation correspond à un changement d’espace. D’autres lieux régis par d’autres lois.

Ces nouvelles incorporations seront potentiellement l’occasion d’expériences délicieuses et addictives, libératrices ou aliénantes.

A ce stade, l’espace des possibles est ouvert.

A sa manière, Facebook vous invite aussi à vivre quotidiennement dans une bulle.

Le monde auquel il donne accès tient dans la main, accessible par l’intermédiaire d’images sous le verre de nos smartphones.

Facebook n’est pas vraiment un réseau social. C’est avant tout une interface qui optimise la pertinence.

La pertinence est rare, c’est pour cela qu’elle est addictive.

Notre évolution nous a donné un goût immodéré pour le sucre et le gras, jadis si rare et maintenant si communs. Aujourd’hui, nous devons lutter pour apprivoiser cette appétence au risque de devenir obèses.

De la même manière, il est possible que nous ayons un appétit naturel pour les informations pertinentes (ce qui est amusant, étonnant, sexuellement intéressant, ce qui se dit sur nous, ce qui nous permet d’apprendre plus, voir le livre de J-L. Dessalles sur cette question).

“Un écureuil qui meurt dans votre jardin est peut-être plus important pour vous maintenant que des personnes qui meurent en Afrique”

Mark Zuckerberg

Eli Pariser parle de “Filter Bubble”, pour décrire le mécanisme qui nous conduit progressivement à vivre dans des bulles numériques indépendantes les unes des autres.

La fenêtre Facebook nous donne accès n’ont pas à un grand univers partagé, mais à des univers parallèles.

… comme Oculus

Dan Saelinger

Facebook est une autre type de technologie absorbante.

L’acquisition d’Oculus procède d’une logique cohérente.

L’établissement progressif d’une société segmentée et délicieuse…

… très différente de l’esprit original de l’Internet.

Souvenez-vous : l’accès égal à l’information partagée, la grande encyclopédie, l’idéal des Lumières, l’autonomisation de chacun dans la constitution du sens …

Au contraire, la société segmentée et délicieuse est toujours susceptible de progressivement nous entrainer vers le grand sommeil.

Avec son milliard d’utilisateurs, Facebook est sans doute le plus grand empire médiatique de notre époque.

A ce titre, il porte une responsabilité sociétale importante.

Celle de continuer à nous exposer à des informations que nous ne souhaitons pas connaitre, celle de nous proposer des incorporations qui ne nous font pas simplement quitter le monde, mais nous le font voir de manière différente …

Mais cette responsabilité est aussi partagée avec tous les utilisateurs qui par leur enthousiasme ont permis à Facebook et Oculus de devenir ce qu’ils sont …

… et avec tous les créateurs qui inventent ce monde qui vient et les expériences nouvelles offertes par les technologies absorbantes.

Il nous étudier avec attention les conséquences psychologiques et sociologiques de ces nouveaux dispositifs et les transformations qu’ils induisent.

Comprendre, maitriser et transformer ces nouvelles technologies sera la manière la plus efficace de nous tenir éveillés.