les stocks de phosphore dans les sols agricoles : origine et devenir€¦ · julia le noë1*,...

12
PIREN-Seine phase VII - rapport 2018 Stocks de P dans les sols agricoles 1 Les stocks de phosphore dans les sols agricoles : origine et devenir Julia Le Noë 1* , Gilles Billen 1 , Nicolas Roux 1 , Josette Garnier 1 , Vincent Thieu 1 , Marie Silvestre 1 1 Sorbonne-Université/CNRS, UMR Metis * [email protected] Résumé On peut distinguer 3 phases dans l’histoire de l’agriculture française depuis le milieu du XIXe siècle. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, le système de polyculture-élevage et de fertilisation organique des terres arables domine partout, avec seulement un très faible recours aux engrais de synthèse notamment phosphorés. L’usage de ceux-ci explose de 1950 à 1980, conduisant à l’accumulation de stocks de phosphore hérités, qui peuvent représenter, dans certaines régions, jusqu’à 80% du stock de phosphore présent aujourd’hui dans les 30 premiers cm des terres arables. L’analyse des circuits d’approvisionnement de l’industrie française des engrais permet de définir l’origine géographique de ces apports, et ainsi de mieux cerner la dette écologique contractée par la France vis-à-vis des pays d’où a été extraite cette ressource non renouvelable. Points clefs La période 1950-1980 s’est caractérisée en France par une utilisation massivement excédentaire de fertilisants phosphorés minéraux. Ces excédents ont constitué dans les sols arables des stocks de phosphore hérités représentant jusqu’à 80% du contenu en phosphore actuel des sols. Ces stocks hérités constituent une dette écologique vis-à-vis des pays d’où ils proviennent, principalement le Maroc, le Moyen-Orient et l’Afrique sub-saharienne. Introduction Bien que son cycle soit très différent de celui de l’azote puisqu’il n’a pas de forme gazeuse et que son insolubilité réduit fortement sa mobilité hydrique, le phosphore a connu une histoire biogéochimique assez similaire à celle de l’azote. Elément constitutif de l’ADN, de l’ATP et des phospholipides, le phosphore est lui aussi indispensable à la vie. Comme pour l’azote, ce sont les plantes qui font entrer le phosphore dans le cycle biogéochimique terrestre par l’assimilation des ions phosphates présents dans la solution du sol, tandis que les processus hétérotrophes de décomposition de la matière organique restituent au sol le phosphore minéral. Cette complémentarité des métabolismes autotrophes et hétérotrophes constitue l’essentiel du cycle du phosphore dans l’agriculture pré-industrielle, un cycle quasiment fermé, avec cependant des pertes de phosphore des sols, essentiellement par érosion, compensées par la lente dissolution du phosphore contenu dans la roche mère lors de la pédogenèse (Figure 1a). La découverte au milieu du XIXème siècle du guano, excréments d’oiseaux fossilisés dans les îles du pacifique, puis la découverte de gisements fossiles sous forme de roche riche en phosphates a permis d’augmenter la production des cultures, et a rendu obsolète la nécessité du recyclage du phosphore contenu dans les fumiers d’élevage, engendrant ainsi une agriculture à cycle ouvert (Figure 1b). Néanmoins, les gisements fossiles ne sont pas illimités. Et bien que les ressources soient encore considérables (Elser and Benett, 2011), mais très inégalement réparties à la surface de la planète, l’ouverture du cycle du phosphore conduit inexorablement à la perte du phosphore dans les océans où le phosphore est infiniment dilué et où les

Upload: others

Post on 30-Jun-2020

2 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Les stocks de phosphore dans les sols agricoles : origine et devenir€¦ · Julia Le Noë1*, Gilles Billen1, Nicolas Roux 1, Josette Garnier , Vincent Thieu 1, Marie Silvestre 1

PIREN-Seine phase VII - rapport 2018 – Stocks de P dans les sols agricoles

1

Les stocks de phosphore dans les sols agricoles : origine et devenir

Julia Le Noë

1*, Gilles Billen

1, Nicolas Roux

1, Josette Garnier

1,

Vincent Thieu1, Marie Silvestre

1

1 Sorbonne-Université/CNRS, UMR Metis

* [email protected]

Résumé

On peut distinguer 3 phases dans l’histoire de l’agriculture française depuis le milieu du

XIXe siècle. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, le système de polyculture-élevage et de

fertilisation organique des terres arables domine partout, avec seulement un très faible

recours aux engrais de synthèse notamment phosphorés. L’usage de ceux-ci explose de

1950 à 1980, conduisant à l’accumulation de stocks de phosphore hérités, qui peuvent

représenter, dans certaines régions, jusqu’à 80% du stock de phosphore présent

aujourd’hui dans les 30 premiers cm des terres arables. L’analyse des circuits

d’approvisionnement de l’industrie française des engrais permet de définir l’origine

géographique de ces apports, et ainsi de mieux cerner la dette écologique contractée par

la France vis-à-vis des pays d’où a été extraite cette ressource non renouvelable.

Points clefs

La période 1950-1980 s’est caractérisée en France par une utilisation massivement

excédentaire de fertilisants phosphorés minéraux.

Ces excédents ont constitué dans les sols arables des stocks de phosphore hérités

représentant jusqu’à 80% du contenu en phosphore actuel des sols.

Ces stocks hérités constituent une dette écologique vis-à-vis des pays d’où ils

proviennent, principalement le Maroc, le Moyen-Orient et l’Afrique sub-saharienne.

Introduction

Bien que son cycle soit très différent de celui de l’azote puisqu’il n’a pas de forme gazeuse et que son

insolubilité réduit fortement sa mobilité hydrique, le phosphore a connu une histoire biogéochimique assez

similaire à celle de l’azote. Elément constitutif de l’ADN, de l’ATP et des phospholipides, le phosphore est

lui aussi indispensable à la vie. Comme pour l’azote, ce sont les plantes qui font entrer le phosphore dans le

cycle biogéochimique terrestre par l’assimilation des ions phosphates présents dans la solution du sol, tandis

que les processus hétérotrophes de décomposition de la matière organique restituent au sol le phosphore

minéral. Cette complémentarité des métabolismes autotrophes et hétérotrophes constitue l’essentiel du cycle

du phosphore dans l’agriculture pré-industrielle, un cycle quasiment fermé, avec cependant des pertes de

phosphore des sols, essentiellement par érosion, compensées par la lente dissolution du phosphore contenu

dans la roche mère lors de la pédogenèse (Figure 1a).

La découverte au milieu du XIXème siècle du guano, excréments d’oiseaux fossilisés dans les îles du

pacifique, puis la découverte de gisements fossiles sous forme de roche riche en phosphates a permis

d’augmenter la production des cultures, et a rendu obsolète la nécessité du recyclage du phosphore contenu

dans les fumiers d’élevage, engendrant ainsi une agriculture à cycle ouvert (Figure 1b). Néanmoins, les

gisements fossiles ne sont pas illimités. Et bien que les ressources soient encore considérables (Elser and

Benett, 2011), mais très inégalement réparties à la surface de la planète, l’ouverture du cycle du phosphore

conduit inexorablement à la perte du phosphore dans les océans où le phosphore est infiniment dilué et où les

Page 2: Les stocks de phosphore dans les sols agricoles : origine et devenir€¦ · Julia Le Noë1*, Gilles Billen1, Nicolas Roux 1, Josette Garnier , Vincent Thieu 1, Marie Silvestre 1

PIREN-Seine phase VII - rapport 2018 – Stocks de P dans les sols agricoles

2

stocks de phosphore mettront ensuite des centaines de milliers d’années à se reconstituer. En outre, comme

pour l’azote, l’accroissement de phosphore apporté aux sols agricoles conduit à des pertes importantes vers

les hydrosystèmes causant un phénomène d’eutrophisation des eaux de surface. La perturbation induite par

cette ouverture du cycle du phosphore à l’échelle globale est considérée par Steffen et al (2015) comme

dépassant les limites soutenables du fonctionnement planétaire (Figure 1c).

Cette vision d’ensemble, si elle pose le problème de la soutenabilité de la gestion du phosphore dans les

systèmes agricoles, ne permet cependant pas d’appréhender les enjeux locaux liés aux trajectoires

particulières des territoires où sont pratiquées les activités agricoles. L’avantage de l’échelle du territoire par

rapport à d’autres échelles macroscopiques est qu’elle permet de considérer ensemble les conditions

biophysiques d’un espace géographique donné (p.ex., les conditions pédo-climatiques) et les aspects socio-

économiques qui régissent ou contraignent les activités agricoles à l’échelle du territoire (p.ex., densité de

population, zone portuaire) mais s’intégrant dans un contexte politico-économique plus large (p.ex., les

politiques agricoles, l’organisation des chaînes de production et de distribution agro-alimentaire).

Dans le présent rapport, nous nous proposons donc de questionner les enjeux de durabilité liés à la gestion du

phosphore dans les systèmes agricoles dans les territoires français depuis 1852 jusqu’à 2014. Les questions

scientifiques auxquelles nous tentons de répondre sont les suivantes : (i) comment la gestion des ressources

en phosphore dans les territoires agricoles français a-t-elle évolué depuis 1852 ? (ii) quels héritages en

phosphore dans les terres arables ont résulté de ces différentes trajectoires ? (iii) d’où proviennent ces stocks

de phosphore accumulés dans les terres arables ?

Figure 1. a. Le cycle relativement fermé du phosphore à l’époque pré-industrielle.

b. Le cycle ouvert du phosphore induit par la déconnexion de la production agricole et

de la consommation, et la substitution du recyclage des fumiers par le recours à des

ressources minières. c. Croissance des extractions minières de P à l’échelle mondiale.

P sol

Minéralison

hétérotrophe

Hydrosystèmesérosion

Prélèvement

autotrophe

Altératon

des

roches

Phosphore

de roche

Bio-

masse

a.

P sol

Minéralison

hétérotrophe

Hydrosystèmesérosion

Phosphore

de roche

Extraction

transformon

industrielle

Prélèvement

autotrophe

Consommaton

urbaine

85 % des gisements de P

dans 3 pays du monde

Altératon

des

roches

Bio-

masse

b.

c.

Page 3: Les stocks de phosphore dans les sols agricoles : origine et devenir€¦ · Julia Le Noë1*, Gilles Billen1, Nicolas Roux 1, Josette Garnier , Vincent Thieu 1, Marie Silvestre 1

PIREN-Seine phase VII - rapport 2018 – Stocks de P dans les sols agricoles

3

1. Le bilan phosphore des terres arables en France

1.1. Les phases de la fertilisation phosphorée

L’approche GRAFS appliquée à l’échelle de 33 régions françaises de 1852 à 2014 (Le Noë et al., 2018)

permet de retracer l’évolution de la fertilisation en phosphore des terres agricoles françaises (Figure 2).

Longtemps, les excréments animaux (et humains) ont constitué, dans le cadre d’un système de polyculture-

élevage dominant, le seul mode de fertilisation des terres arables, tout juste bon à compenser, souvent de

manière imparfaite, les pertes inévitables de phosphore liés à l’exportation de la récolte.

Figure 2. Evolution de la nature des apports de P aux terres arables dans les 4

principaux types de systèmes agricoles français tels qu’identifiés par Le Noë et al,

(2018). Les systèmes Grandes cultures et élevage intensif n’existent en tant que tels

que depuis 1900 et 1980, respectivement.

Vers la fin du XIXe siècle, l’usage du guano, puis des roches phosphatées, d’abord brutes, puis traitées par

l’acide sulfurique pour accroitre leur solubilité (super phosphates), devient une pratique courante en Europe

mais son usage reste limité en France. En France, le tournant du passage d’une agriculture fonctionnant sur le

mode de la polyculture-élevage à une agriculture beaucoup plus intensive et qui se spécialise dans certaines

régions va s’observer à la sortie de la seconde guerre mondiale et cette tendance se renforce véritablement à

partir du milieu des années 50. Dans la période allant de 1955 à 1975, on assiste à une « Grande

Accélération » de la production agricole et de la « modernisation » de l’agriculture Française impulsée à la

fois par les politiques publiques de l’Etat et de l’Europe mais aussi par une frange organisée de la nouvelle

génération des agriculteurs. La fertilisation phosphorée prend alors une ampleur inégalée.

La période post-chocs pétroliers, depuis les années 1980, voit se réduire considérablement la fertilisation

phosphorée minérale.

0

20

40

60

80

100

1850 1900 1950 2000

Ap

po

rts

P a

nn

uels

, kg

P/h

a/a

n

mineral P

feed & additives

manure

Polyculture-élevage herbager

0

20

40

60

80

100

1850 1900 1950 2000

Ap

po

rts

P a

nn

ue

ls,

kg

P/h

a/a

n

mineral P

feed & additives

manure

Polyculture-élevage fourrager

0

20

40

60

80

100

1850 1900 1950 2000

Ap

po

rts

P a

nn

uels

, kg

P/h

a/a

n

mineral P

feed & additives

manure

Grandes Cultures

0

20

40

60

80

100

1850 1900 1950 2000

Ap

po

rts

P a

nn

uels

, kg

P/h

a/a

n

mineral P

feed & additives

manure

Elevage intensif

Page 4: Les stocks de phosphore dans les sols agricoles : origine et devenir€¦ · Julia Le Noë1*, Gilles Billen1, Nicolas Roux 1, Josette Garnier , Vincent Thieu 1, Marie Silvestre 1

PIREN-Seine phase VII - rapport 2018 – Stocks de P dans les sols agricoles

4

1.2. Le bilan P des terres arables

Le bilan phosphore des sols arables (différence entre les apports de P au sol et les sorties liées à

l’exportation par la récolte) (Figure 3) sont souvent négatifs au début du XIXe siècle, malgré un transfert de

fertilité depuis les prairies permanentes à travers les déjections animales issues du pâturage. Ils deviennent

positifs avec l’introduction de la fertilisation minérale. La période des « Trente Glorieuses » conduit à des

bilans phosphore très largement excédentaires. Ces bilans diminuent fortement à partir des années 1980 et

deviennent même négatifs dans beaucoup de régions de grande culture (Figure 4).

Figure 3. Evolution du bilan P des terres arables des différents types de systèmes

agricoles (selon la typologie biogéochimique, Le Noë et al., 2018).

Figure 4. Distribution géographique du bilan phosphore des terres arables et des

prairies en 2006 (Le Noë et al., 2017)

-10

10

30

50

1850 1900 1950 2000

Cro

pla

nd

P b

ala

nc

e, k

gP

/ha

/yr

Specialized crop farming

Extensive mixed farming

Intensive mixed farming

Intensive crop, extensive livestock farming

Specialized intensive livestock farming

Terres arables Prairies permanentes

Page 5: Les stocks de phosphore dans les sols agricoles : origine et devenir€¦ · Julia Le Noë1*, Gilles Billen1, Nicolas Roux 1, Josette Garnier , Vincent Thieu 1, Marie Silvestre 1

PIREN-Seine phase VII - rapport 2018 – Stocks de P dans les sols agricoles

5

2. Constitution des stocks de phosphore dans les sols arables

A cause de la faible mobilité de cet élément, les bilans de phosphore des sols peuvent conduire sur le long

terme à une modification significative du stock total présent. Le seul mécanisme qui interfère avec ce

processus est l’érosion des sols, particulièrement importante en ce qui concerne les sols arables.

2.1. L’érosion des sols

Jusqu’ici, les travaux disponibles sur l’érosion des sols évaluaient l’érosion brute (par ex.. Cerdan, 2010) qui

conduit souvent à une redistribution du matériel érodé à l’échelle du paysage, sans exportation réelle vers

l’hydrosystème. Le passage par la calibration d’un « sediment delivery ratio », rapport entre la charge

sédimentaire exportée par les cours d’eau et l’érosion brute du bassin versant (Delmas et al., 2009) était alors

nécessaire pour évaluer, encore qu’avec beaucoup d’incertitude, l’érosion nette. Le modèle

WATEM/SEDEM de Borelli et al. (2018) fournit pour la première fois des données de flux érosifs nets

moyens pluriannuels finement spatialisés à l’échelle européenne. L’intégration de ces flux par bassins

versants élémentaires a permis d’estimer un flux total d’apport de matériel érodé au réseau hydrographique,

et partant, un taux d’érosion nette des terres arables par région agricole (Figure 5).

Figure 5. Taux d’érosion nette des terres arables par région agricole, selon les

données de Borelli et al (2018). Les taux d’érosion moyens annuels sont exprimés en

fraction du stock de terre dans les premiers 30 cm de profondeur.

2.2. Bilans phosphore cumulés des sols arables

L’estimation des bilans annuels des apports et des sorties de phosphore et des taux d’érosion nette à

l’échelle régionale permet de calculer les bilans cumulés du phosphore ajouté au stock des sols

arables, corrigés des pertes par érosion au cours de la période 1850-2014. La figure 6 montre le

résultat de ce calcul pour le bassin de la Seine.

Br

N-PdC

L Am

LC

L Av

Pic

B

Al

S

A

CC

DL

M

SM

COGde L

Gd J

AR

I-D-A

Gd MG-HGar

POcc

Lan

Gir

VC

AL

POrr

IdF

E

E&L

ton/ha/yr

< .5

.5 – 1

1 – 2

2 - 5

> 5

yr-1

< .0001

.0001-.0002

.0002-.0004

.0004-.001

> .001

CdA

Page 6: Les stocks de phosphore dans les sols agricoles : origine et devenir€¦ · Julia Le Noë1*, Gilles Billen1, Nicolas Roux 1, Josette Garnier , Vincent Thieu 1, Marie Silvestre 1

PIREN-Seine phase VII - rapport 2018 – Stocks de P dans les sols agricoles

6

Figure 6. Bilan cumulé, corrigé de l’érosion nette, du phosphore ajouté au stock de P des sols

arables pour le bassin de la Seine.

Au total, depuis 1850, ce sont des quantités importantes de phosphore apportées en surplus à l’exportation

par la récolte et aux pertes érosives, qui se sont accumulées dans les sols arables. Traduits en concentration

de P dans les 30 premiers cm de la colonne de sol, ces apports cumulés représentent 100-à 800 mgP/kgsol

selon les régions françaises (Figure 7).

Figure 7. Cumul du phosphore apporté aux sols arables en surplus de l’exportation par la

récolte et des pertes par érosion depuis 1850, exprimé en concentration dans les 30 premiers

cm de sol.

2.3. Part héritée des stocks de phosphore des sols arables

Le contenu moyen en phosphore total actuellement observé dans les 30 premiers cm des sols arables des

régions agricoles françaises a été calculé à partir des données spatialisées publiées par Delmas et al. (2015)

(Figure 8). La comparaison avec les données de la figure 7 permet d’estimer la part héritée de ce stock

actuel, et de déduire par différence du stock total et du stock hérité la concentration pré-industrielle en P

(Figure 9). Ces données révèlent que les stocks de phosphore accumulés dans les terres arables sont

constitués pour une part significative, variant selon les régions entre 7 et 80%, de l’héritage d’une

fertilisation exogène excédentaire appliquée depuis la fin du XIXe siècle et plus particulièrement au cours

des 30 années d’après-guerre.

-200

0

200

400

600

800

1000

1850 1900 1950 2000sto

ck

P a

rab

le, k

gP

/ha

Bilan P cumulé,

corrigé pour l’érosion

23% du stock

est hérité

Stock actuel

(<30cm):

3865 kgP/ha

Stock

pré-industriel:

2970 kgP/ha

Br

N-PdC

L Am

LC

L Av

Pic

B

Al

S

A

CC

DL

M

SM

COGde L

Gd J

AR

I-D-A

Gd MG-HGar

POcc

Lan

Gir

VC

AL

POrr

IdF

E

E&L

CdA

Ptot

mgP/kgsol

<150

150 - 300

300 - 450

450 - 600

600 - 750

750 - 900

> 900

Page 7: Les stocks de phosphore dans les sols agricoles : origine et devenir€¦ · Julia Le Noë1*, Gilles Billen1, Nicolas Roux 1, Josette Garnier , Vincent Thieu 1, Marie Silvestre 1

PIREN-Seine phase VII - rapport 2018 – Stocks de P dans les sols agricoles

7

Figure 8. Teneur en phosphore dans les 30 premiers cm des sols arables, d’après les données

du RMQS (Delmas et al., 2015).

Figure 9. a. Part héritée en % du stock actuel de phosphore dans les sols agricoles.

b. Estimation de la teneur pré-industrielle en P des sols arables.

3. Origine du phosphore dans les sols et dette écologique L’importance de la partie héritée du contenu actuel des sols arables pose la question de l’origine

géographique du phosphore accumulé. Une partie des apports aux terres arables provient du recyclage de la

production végétale, via les déjections animales issues des fourrages cultivés localement ou des prairies

permanentes, induisant un transfert de fertilité des prairies vers les terres arables d’une même région. Dans

les régions où une part significative de l’alimentation du bétail est assurée par des aliments importés, la

partie correspondante des déjections animales résulte d’un transfert de longue distance depuis les terres

arables d’où proviennent ces aliments importés. Cependant, dans tous les cas, les apports de phosphore

minéral constituent la partie dominante du cumul de la fertilisation. Il y a donc lieu de s’interroger sur

l’origine de cette ressource.

Ptot

mgP/kgsol

<150

150 - 300

300 - 450

450 - 600

600 - 750

750 - 900

> 900

Br

N-PdC

L Am

LC

L Av

Pic

B

Al

S

A

CC

DL

M

SM

COGde L

Gd J

AR

I-D-A

Gd MG-HGar

POcc

Lan

Gir

VC

AL

POrr

IdF

E

E&L

CdA

Br

N-PdC

L Am

LC

L Av

Pic

B

Al

S

A

CC

DL

M

SM

COGde L

Gd J

AR

I-D-A

Gd MG-HGar

POcc

Lan

Gir

VC

AL

POrr

IdF

E

E&L

CdA

% current stock

< 5 %

5 – 15 %

15 – 25 %

25 – 50 %

50 – 75 %

75 – 100%

P tot pré-industriel (mgP/kgsol)

(= Ptot actuel – Surplus cumulé)

conc pré-industr.

mgP/kgsol

<150

150 - 300

300 - 450

450 - 600

600 - 750

750 - 900

> 900

Br

N-PdC

L Am

LC

L Av

Pic

B

Al

S

A

CC

DL

M

SM

COGde L

Gd J

AR

I-D-A

Gd MG-HGar

POcc

Lan

Gir

VC

AL

POrr

IdF

E

E&L

CdA

P hérité en % du stock actuel

a. b.

Page 8: Les stocks de phosphore dans les sols agricoles : origine et devenir€¦ · Julia Le Noë1*, Gilles Billen1, Nicolas Roux 1, Josette Garnier , Vincent Thieu 1, Marie Silvestre 1

PIREN-Seine phase VII - rapport 2018 – Stocks de P dans les sols agricoles

8

3.1. La notion de dette écologique

La notion de dette écologique permet de passer des flux aux stocks accumulés et d’intégrer le passé jusqu’au

présent pour penser de manière plus internationaliste les enjeux de durabilité future. Une définition concise

de cette notion a été proposée par Martinez-Allier (2002) :

« The first cause of ecological debt is ecologically unequal exchange, or the fact that exports of raw

materials and other products from relatively poor countries are sold at prices that do not include

compensation for local or global externalities. Ecologically unequal exchange is responsible for the

following components of ecological debt: the (unpaid costs of reproduction or maintenance or sustainable

management of the renewable resources that have been exported: for instance the nutrients incorporated in

agricultural products ».

Pour les transferts locaux de phosphore depuis les prairies permanentes vers les terres arables, il n’est pas

pertinent de parler de dette écologique même si ces transferts peuvent soulever des questions concernant la

durabilité de la gestion des prairies. En revanche, l’accumulation dans les sols français de phosphore

provenant de ressources importées rentre parfaitement dans le cadre de la définition de la dette écologique,

qu’il convient donc de caractériser et de quantifier.

3.2. L’approvisionnement Français en phosphore minéral

L’approvisionnement en phosphore minéral de la France a connu une histoire complexe, qu’il est nécessaire

de retracer pour en appréhender l’origine (Figure 10). Les ressources primaires sont constituées par les

gisements de roches phosphatés et par les scories de déphosphoration issues des aciéries. Au début du XXe

siècle, ces ressources sont utilisées telles quelles en agriculture, et la France exploite essentiellement ses

gisements locaux et ceux de ses colonies du Maghreb. Dès les années 30, cependant, le traitement des roches

phosphatés et des scories par l’acide sulfurique devient la règle, et la France traite elle-même les minerais

locaux ou importés, toujours essentiellement de ses colonies d’Afrique du Nord (Figure 11a). Cette industrie

se développe considérablement dans les années 1960-1970, et l’on assiste à une certaine diversification des

sources d’approvisionnement en minerais, même si le Maroc reste le principal fournisseur, avec les pays

d’Afrique sub-saharienne. Les scories de déphosphoration issues de l’activité sidérurgique encore florissante

jouent également un rôle significatif. Après le choc pétrolier, l’augmentation du prix de l’énergie conduit à

un renchérissement considérable des engrais phosphorés, dont l’usage décroit considérablement.

Parallèlement, les importations directes de super-phosphates ou d’acide phosphorique prennent

progressivement le pas sur la production locale, au fur et à mesure que les pays disposant de ressources

minières développent eux-mêmes leur industrie de transformation. Aujourd’hui, la France a cessé toute

activité de traitement des roches phosphatées (Figure 10).

Page 9: Les stocks de phosphore dans les sols agricoles : origine et devenir€¦ · Julia Le Noë1*, Gilles Billen1, Nicolas Roux 1, Josette Garnier , Vincent Thieu 1, Marie Silvestre 1

PIREN-Seine phase VII - rapport 2018 – Stocks de P dans les sols agricoles

9

Figure 10. Production et importations françaises de minerais de phosphore et de super-phosphates depuis

la fin du XIXe siècle.

Synthèse de nombreuses sources : Annuaire Statistique de l’ONU (1954),

FAOstat (http://www.fao.org/faostat/), Mineral Yearbook USGS

(https://minerals.usgs.gov/minerals/pubs/myb.html), World mineral Statistics Archives (British geological

survey)( http://www.bgs.ac.uk/mineralsuk/statistics/worldArchive.html), Pluvinage C (1912), Musset R

(1939), Slansky M. (1975), Maïza S. (1984). BIPE (1998),

A partir de cette analyse, on peut retracer l’origine des phosphates utilisés en agriculture (Figure 11). Le

phosphore étant une ressource non renouvelable, les stocks accumulés à une époque où la ressource était

encore peu coûteuse représentent autant de phosphore qui ne sera plus disponible pour d’autres pays n’ayant

pas eu les possibilités de fertiliser leurs sols par la passé. Dans un avenir plus ou moins proche où la

raréfaction et le renchérissement des ressources minières risque de limiter la disponibilité du phosphore au

niveau international, la gestion future de la fertilisation phosphorée des terres arables devrait donc tenir

compte à la fois des besoins des plantes, des stocks hérités pouvant y subvenir, de la biodisponibilité du

phosphore dans les sols et des besoins des plantes dans d’autres régions et pays n’ayant pas pu bénéficier des

mêmes apports par le passé que les régions aujourd’hui les mieux dotées.

4. Conclusion

L’analyse sur la longue durée des flux d’apport, de prélèvement et d’accumulation du phosphore dans les

terres arables révèle quelques traits marquants de l’écologie territoriale du système agro-alimentaire

français. Cette analyse confirme tout d’abord la périodisation de l’évolution de l’agriculture française établie

essentiellement sur l’analyse des flux d’azote (Le Noë et al, 2018). Après une longue période de polyculture

– élevage dominante, la fin du XIXe siècle marque un début timide de la fertilisation minérale, mais ce n’est

que dans les années 1950 que s’accélère cette fertilisation minérale à un niveau d’excédent sans précédent

par rapport aux besoins des cultures. Il en résulte l’établissement en quelques décennies de stocks hérités de

phosphore dans les terres arables, qui suffisent aujourd’hui à assurer les besoins de la production agricole

avec des apports fertilisants nettement plus faibles qu’auparavant. L’analyse des sources

d’approvisionnement de l’industrie française des engrais permet de retracer l’origine de ces stocks de

phosphore accumulé, qui constituent une forme de dette écologique que nous avons contractée. Les pays du

Maghreb, du Moyen Orient et de l’Afrique sub-saharienne sont nos principaux créditeurs en cette matière.

0

200

400

600

800

1000

1850 1900 1950 2000

pro

du

cti

on

et

imp

ort

P, k

tP/a

n

import super P et engrais

production super P et engrais

scories

import P roches

extraction France P de roches

Page 10: Les stocks de phosphore dans les sols agricoles : origine et devenir€¦ · Julia Le Noë1*, Gilles Billen1, Nicolas Roux 1, Josette Garnier , Vincent Thieu 1, Marie Silvestre 1

PIREN-Seine phase VII - rapport 2018 – Stocks de P dans les sols agricoles

10

Figure 11. Structure et origine géographique de l’approvisionnement en phosphore de la France en 1937,

1975 et 2012.

2012 final pdcts

FranceEurope (excl France)MaghrebAfr sub sahMiddle EastUSAFSU

Alim

élevage

autres

Usage

engrais P

France Import

P roche

ImportsuperP & engrais

2012

220

220

P

Roche

traitmnt

35

ktP/an

2012 imp Procks

Europe (excl France)

Maghreb

Afr sub sah

Middle East

USA

FSU

2012 imptd superP

FranceEurope (excl France)MaghrebAfr sub sahMiddle EastUSAFSU

acier

P roche

Alim

élevage

extr.

autres

Usage

engrais P

France Import

P roche

scoriesImport/export

Imp/expsuperPengrais

1975

650

20048

700Traitmt

P roche

180Min Fe

450

ktP/yr1972 imp Procks

Europe (excl France)

Maghreb

Afr sub sah

Middle East

USA

FSU

50

1975 imptd superP

FranceEurope (excl France)MaghrebAfr sub sahMiddle EastUSAFSU

Scories

déphosphor.

1975 final pdcts

FranceEurope (excl France)MaghrebAfr sub sahMiddle EastUSAFSU

acier

extract

Autres

usages

Usage

engrais P

France Import

P roche

dePscor

Import/export scories

Imp/expsuperPengrais

1937

120

150

70

ktP/an

5

25 4 2 4

1937 final pdcts

FranceEurope (excl France)MaghrebAfr sub sahMiddle EastUSAFSU

P roche

Min Fe

Scories

déphosphor.

Traitmt

P roche

1900 final pdcts

FranceEurope (excl France)MaghrebAfr sub sahMiddle EastUSAFSU

Page 11: Les stocks de phosphore dans les sols agricoles : origine et devenir€¦ · Julia Le Noë1*, Gilles Billen1, Nicolas Roux 1, Josette Garnier , Vincent Thieu 1, Marie Silvestre 1

PIREN-Seine phase VII - rapport 2018 – Stocks de P dans les sols agricoles

11

Figure 12. Importance et Origine géographique des fertilisants phosphorés utilisés en France depuis le

début du XXe s. a. flux annuels, b. flux cumulés.

Bibliographie

Annuaire Statistique de l’ONU, (1954).

BIPE, 1998. Evolution à long terme des structures de production et de consommation en France (1950-

2010). Recherche effectuée pour le MATE. Rapport final 1998.

Borrelli, P., Van Oost, K., Meusburger, K., Alewell, B., Lugato, E., Panagos, P. (2018). A step towards a

holistic assessment of soil degradation in Europe: Coupling on-site erosion with sediment transfer and

carbon fluxes. Environmental Research 161:291-298.

Cerdan, O., Govers, G., Le Bissonnais, Y., Van Oost, K., Poesen, J., Saby, N., Gobin, A., Vacca, A.,

Quinton, J., Auerswald, K., Klik, A.., Kwaad, F., Raclot, D., Ionita, I., Rejman, J., Rousseva, S., Muxart, T.,

Roxo, M.J., Dostal, J., Cerdan, E. (2010). Rates and spatial variations of soil erosion in Europe: A study

based on erosion plot data. Geomorphology 122: 167-177.

Elser, J., Bennett, E., 2011. Phosphorus cycle: a broken biogeochemical cycle. Nature 478, 29–31. DOI:

10.1038/478029a.

Delmas, M., Cerdan, O., Mouchel, J.M., Garcin, M., 2009. A method for developing a large-scale sediment

yield index for European river basins. J. Soils Sediments 9,613–626.

Delmas, M., Pak, L.T., Cerdan, O., Souchère, C., Le Bissonnais, Y., Couturier, A., Sorel, L. (2012). Erosion

and sediment budget across scale: A case study in a catchment of the European loess belt. Journal of

Hydrology 420-421: 255-263.

Delmas, M., Saby, N., Arrouays, D., Dupas, R., Lemercier B, Pellerin S, Gascuel-Odoux C. (2015).

Explaining and mapping total phosphorus content in French topsoils. Soil Use and Management. 31:259-269.

FAOstat (http://www.fao.org/faostat/).

Le Noë, J., Billen, G., Garnier, J. (2017). How the structure of agro-food systems shapes nitrogen,

phosphorus, and carbon fluxes: the Generalized Representation of Agro-Food System applied at the regional

0

200

400

600

800

1000

1850 1900 1950 2000

Ap

po

rts

P a

nn

uels

, ktP

/an

FranceEurope (hors France)MaghrebAfrique sub saharienneMoyen OrientUSAURSS/Russie

0

10000

20000

30000

40000

1850 1900 1950 2000

Ap

po

rts

P c

um

ulé

s,

ktP

FranceEurope (hors France)MaghrebAfrique sub saharienneMoyen OrientUSAURSS/Russie

a. b.

Page 12: Les stocks de phosphore dans les sols agricoles : origine et devenir€¦ · Julia Le Noë1*, Gilles Billen1, Nicolas Roux 1, Josette Garnier , Vincent Thieu 1, Marie Silvestre 1

PIREN-Seine phase VII - rapport 2018 – Stocks de P dans les sols agricoles

12

scale in France. Science of the Total Environment 586: 42–55.

http://dx.doi.org/10.1016/j.scitotenv.2017.02.040

Le Noë, J., Billen, G., Garnier, J. (2018). Phosphorus management in cropping systems of the Paris Basin :

from farm to regional scale. J. Environ. Management 205: 18-28.

https://doi.org/10.1016/j.jenvman.2017.09.039

Le Noë, J., Billen, G., Esculier, F. & Garnier, J.. (2018). Long-term socioecological trajectories of agro-food

systems revealed by N and P flows in French regions from 1852 to 2014. Agr Ecosyst Env. 265: 132-143.

https://doi.org/10.1016/j.jenvman.2017.09.039

Maïza, S.. (1984). Le commerce mondial des phosphates de 1973 à 1980. Les Cahiers de l’Analyse des

Données. 9 : 7-32

Martinez-Allier, J. (2002). Marxism, social metabolism and ecologically unequal exchange. Document for

World Systems Theory and the Environment, Lund University, 19-22 Sept. 2003. 21/2004 UHE/UAB-

0303.2004. https://ddd.uab.cat/pub/estudis/2004/hdl_2072_1194/UHE21-2004.pdf

Mineral Yearbook USGS (https://minerals.usgs.gov/minerals/pubs/myb.html).

Musset, R. (1939). L'agriculture française et les engrais. Annales de Géographie, 48, 199-202. doi :

https://doi.org/10.3406/geo.1939.11552

Pluvinage, C. (1912). Industrie et commerce des engrais. Baillère et fils, Paris

Slansky, M. (1975). Disponibilité et besoins futurs en minerais phosphatés compte tenu de la lutte anti-

pollution et de nouvelles applications possibles. BRGM. Commission des Communautés Européennes. 75

SGN 219 GEO.

Steffen, W., Richardson, K., Rockström, J., Cornell, S.E., Fetzer, I., Bennett, E.M., et al. (2015). Planetary

boundaries: Guiding human development on a changing planet. Science 347, 6223, 1259855

doi: 10.1126/science.1259855

World mineral Statistics Archives (British geological survey)

http://www.bgs.ac.uk/mineralsuk/statistics/worldArchive.html