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Les seconds des chefs, héros méconnus Le Monde.fr | 23.10.2015 à 06h46 | Par Christian Roudaut Ils n’ont pas les honneurs de la télé-réalité. Pourtant, sans eux, bien des tables étoilées ne seraient pas ce qu’elles sont. Animation de la brigade, gestion des stocks, voire de l’entreprise… Les seconds de cuisine, ou chefs exécutifs, jouent un rôle essentiel. Censés être des hommes de l’ombre, les seconds des grands chefs ont une fâcheuse tendance à se retrouver sous les feux des projecteurs, ces derniers temps. Fâcheuse, car certains se passeraient volontiers de cette soudaine gloire médiatique. Il y a d’abord eu l’affaire de La Grande Maison, à Bordeaux. En février dernier, Tomonori Danzaki, le bras droit de Joël Robuchon, était visé par une plainte pour harcèlement et insultes en cuisine. Plus récemment, un reportage de « Complément d’enquête », sur France 2, mettait en cause le chef exécutif de Yannick Alléno, Sébastien Lefort, accusé de coups et brûlures sur des employés. Quand la réalité (supposée) rejoint la fiction… « Chefs », la très bonne série de France Télévisions, diffusée au printemps dernier, mettait précisément en scène un jeune sous-chef adepte d’un management excessivement musclé. Dans la vraie vie, les seconds ne sont pas forcément des disciples trop zélés, ni d’ailleurs des Iznogoud des fourneaux rêvant de devenir chef à la place du chef. Bras droit loyal et dévoué Au service de Pierre Gagnaire depuis trente-deux ans, Michel Nave correspond ainsi au portrait type du bras droit loyal et dévoué. Depuis leur rencontre en 1983, que de chemin parcouru par ce fantastique duo culinaire. Michel Nave avait été embauché comme simple commis de cuisine dans le premier restaurant de Pierre Gagnaire, ouvert deux ans plus tôt à Saint-Etienne. Seulement trois personnes travaillaient alors aux fourneaux de la rue Georges-Teissier. Nave en connaîtra les joies (les trois macarons du guide Michelin) et les peines (la faillite en 1996), avant de suivre son patron à Paris pour un nouveau départ en fanfare. « Etre reconnu dans la rue, ce n’est pas ma tasse de thé. On n’est pas forcé d’être en haut de l’affiche pour s’épanouir. » Michel Nave, second de Pierre Gagnaire

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  • Les seconds des chefs, héros méconnus

    Le Monde.fr | 23.10.2015 à 06h46 | Par Christian Roudaut

    Ils n’ont pas les honneurs de la télé-réalité. Pourtant, sans eux, bien des tables étoilées ne seraient pas ce qu’elles sont. Animation de la brigade, gestion des stocks, voire de l’entreprise… Les seconds de cuisine, ou chefs exécutifs, jouent un rôle essentiel.

    Censés être des hommes de l’ombre, les seconds des grands chefs ont une fâcheuse tendance à se retrouver sous les feux des projecteurs, ces derniers temps. Fâcheuse, car certains se passeraient volontiers de cette soudaine gloire médiatique. Il y a d’abord eu l’affaire de La Grande Maison, à Bordeaux. En février dernier, Tomonori Danzaki, le bras droit de Joël Robuchon, était visé par une plainte pour harcèlement et insultes en cuisine. Plus récemment, un reportage de « Complément d’enquête », sur France 2, mettait en cause le chef exécutif de Yannick Alléno, Sébastien Lefort, accusé de coups et brûlures sur des employés. Quand la réalité (supposée) rejoint la fiction… « Chefs », la très bonne série de France Télévisions, diffusée au printemps dernier, mettait précisément en scène un jeune sous-chef adepte d’un management excessivement musclé. Dans la vraie vie, les seconds ne sont pas forcément des disciples trop zélés, ni d’ailleurs des Iznogoud des fourneaux rêvant de devenir chef à la place du chef.

    Bras droit loyal et dévoué

    Au service de Pierre Gagnaire depuis trente-deux ans, Michel Nave correspond ainsi au portrait type du bras droit loyal et dévoué. Depuis leur rencontre en 1983, que de chemin parcouru par ce fantastique duo culinaire. Michel Nave avait été embauché comme simple commis de cuisine dans le premier restaurant de Pierre Gagnaire, ouvert deux ans plus tôt à Saint-Etienne. Seulement trois personnes travaillaient alors aux fourneaux de la rue Georges-Teissier. Nave en connaîtra les joies (les trois macarons du guide Michelin) et les peines (la faillite en 1996), avant de suivre son patron à Paris pour un nouveau départ en fanfare.

    « Etre reconnu dans la rue, ce n’est pas ma tasse de thé. On n’est pas forcé d’être en haut de l’affiche pour s’épanouir. » Michel Nave, second de Pierre Gagnaire

  • Dans d’autres milieux professionnels, l’aventure aurait fait naître une relation amicale. Pas dans le monde très hiérarchisé de la haute gastronomie, où persiste l’esprit de brigade. Les deux hommes n’ont jamais abandonné le vouvoiement. Michel Nave ne voit pas en Pierre Gagnaire un ami mais « mon patron ». Il se contente de parler, sans forcer sur les hyperboles, d’une « bonne entente », d’un « respect mutuel » et d’une « complicité évidente avec M. Gagnaire ». Dans le métier, chacun sait pourtant qu’il s’agit là d’un des binômes les plus parfaitement huilés de la haute gastronomie. Fondée sur l’instinct, la spontanéité, le risque et même la dissonance, la « cuisine immédiate » de Pierre Gagnaire est une partition notoirement difficile à mettre en musique. Avec l’expérience, le second de cuisine parvient désormais à s’y retrouver dans les méandres de la pensée du maestro. « Ce n’est pas toujours facile », sourit-il en repensant à ces services qui démarrent sans menu à la carte, trois heures avant le coup de feu. « Mais avec le temps, on y arrive un petit peu, on commence à connaître ses goûts, on anticipe ses réactions, disons à… 80 %. »

    Michel Nave a passé les trente-deux ans de sa carrière au service de Pierre Gagnaire. Photo Benjamin Schmuck pour M Le magazine du Monde

  • Trente-deux ans plus tard, l’ancien commis de cuisine stéphanois est « chef exécutif » de la maison Gagnaire (douze établissements à travers le monde), avec pour mission de superviser l’ouverture des nouveaux restaurants. Traduit de l’américain « executive chef », le titre donne une connotation plus business et moins artisanale à la fonction de second. On le retrouve de préférence dans l’organigramme de maisons à dimension internationale, chez Robuchon, Ducasse, Gagnaire… Il est choisi autant pour son talent au piano que pour sa capacité à faire tourner une affaire. A mesure que l’empire gastronomique grandit, empêchant les rois de la cuisine d’être au four et au moulin, ces fidèles missi dominici deviennent un rouage essentiel de l’organisation.

    Illustre inconnu

    Malgré ce rôle crucial, ces seconds restent les inconnus d’illustres restaurants. S’ils passent une tête en salle, aucun client ne viendra leur mendier un selfie. Quant aux sollicitations médiatiques, elles se comptent sur les dix doigts de leurs mains, pourtant prodigieusement habiles. Michel Nave a eu le temps de s’habituer à la règle du jeu. « Je n’ai pas de frustration de ce point de vue-là. Etre reconnu dans la rue, ce n’est pas ma tasse de thé. On n’est pas forcé d’être en haut de l’affiche pour s’épanouir. On peut le faire différemment, sans être devant les caméras », confie ce quinquagénaire discret que l’on imagine, de fait, assez mal dans la peau du chef cathodique.

    Dans la cuisine de Pierre Gagnaire (vidéo) :

    Manières discrètes, propos sans fioritures, coupe de cheveux classique… l’homme de confiance de Pierre Gagnaire n’a pas la fantaisie, le lyrisme ni la pilosité rebelle du chef planétaire aux treize étoiles. Une bonne nature de second scotché à la deuxième marche du podium ? Michel Nave veut bien être d’un naturel modeste, il remet tout de même quelques points sur les « i ». « Je n’ai pas à rougir de ce que j’ai fait dans ma carrière. J’avais trois buts dans ma vie : devenir chef de cuisine d’un 3-étoiles, j’y suis arrivé ; être Meilleur Ouvrier de France, j’y suis arrivé ; ouvrir mon restaurant, ça, malheureusement je n’y suis pas arrivé. Mais deux sur trois, ce n’est pas si mal. Et puis, j’ai ouvert plein de restaurants au titre de Pierre Gagnaire… »

    « Jamais je ne tenterai de débaucher un second. Un second, c’est trop important. D’ailleurs, mieux vaut recruter quelqu’un à un niveau assez bas dans la hiérarchie pour qu’il s’imprègne de votre cuisine avant d’en devenir le responsable. » Bertrand Grébaut, chef du Septime

    Ces chefs prouvent surtout qu’on peut être reconnu sans être connu. Financièrement, tout d’abord : le chef exécutif d’un grand restaurant parisien peut allègrement dépasser les 6 000 à 7 000 euros mensuels. Ces hommes et femmes de l’ombre commencent d’ailleurs à prendre un peu la lumière grâce aux sites des restaurants, aux réseaux sociaux et aux blogs. Enfin, dans le petit monde de la grande cuisine, nul n’ignore le rôle crucial joué en coulisses par ces bras droits tellement indispensables qu’ils en deviennent intouchables. « Il n’y a pas de mercato des seconds, constate Bertrand Grébaut, le chef étoilé du Septime, dans l’est de Paris. En théorie, un second ne part pas comme ça, ce n’est pas comme un chef de

  • partie [cuisinier confirmé qui a une responsabilité particulière : les entrées, les viandes, les poissons ou les sauces]. Jamais je ne tenterai de débaucher un second. Un second, c’est trop important. D’ailleurs, mieux vaut recruter quelqu’un à un niveau assez bas dans la hiérarchie pour qu’il s’imprègne de votre cuisine avant d’en devenir le responsable. »

    Gardien du temple

    C’est précisément cet itinéraire pas à pas que Régis Saint-Geniez a emprunté avant de devenir le second d’une lignée de grands cuisiniers : les Bras, installés à Laguiole, en Midi-Pyrénées. Formé sur le tas, ce fils de paysan aveyronnais a tout appris du métier avec Michel Bras, « presque un père pour moi ». Il parle avec la même affection de la grand-mère (« Mémé Bras »), dont le restaurant ouvrier, ouvert au centre-ville en 1965, s’inscrit dans la préhistoire de l’épopée hôtelière des Bras. Six années séparent Régis Saint-Geniez et Sébastien Bras. « Il m’a vu entrer en 6e », se souvient le fils de Michel, aujourd’hui aux commandes de l’entreprise. Les deux hommes travaillent côte à côte en cuisine depuis bientôt trois décennies. Régis considère « Séba » comme « un frère ». L’un a été le témoin de mariage de l’autre et vice versa. « Entre nous, il n’y a pas de relation hiérarchique, de rapport patron-employé », constate le grand chef du Suquet, magnifique hôtel-restaurant aérien posé sur les hauteurs de l’Aubrac.

  • L’ami de trente ans a accompagné les grandes étapes de la « success story » familiale : la deuxième étoile au guide Michelin en 1988 ; le déménagement du centre-ville de Laguiole en 1992 ; le troisième macaron du Suquet en 1999 ; l’ouverture d’un restaurant gastronomique sur l’île d’Hokkaido, au Japon ; le passage de relais entre le père et le fils en 2009… « Régis est la mémoire vivante de la maison », résume Sébastien Bras. Aux côtés du fils et du père (toujours actif au piano), il joue volontiers les gardiens du temple familial. « J’assure une forme de transmission entre Michel, Sébastien et l’équipe. Il me paraît important de véhiculer cette image Bras : une façon de cuisiner mais aussi de manager. Ici, on veut donner l’envie aux jeunes de faire ce métier, les impliquer dans le groupe sans en faire des numéros. Je dois à la fois donner l’exemple et être à l’écoute de mes gars. » En l’occurrence, une brigade de 20 à 25 cuisiniers, dans leur vingtaine pour la plupart. Pour maintenir cet esprit de corps proche du compagnonnage, Régis Saint-Geniez organise même des sorties à VTT, des raids sportifs à l’étranger, des virées gastronomiques et un repas annuel de charité dans le cadre de l’association Les Bras cassés, dont il est le président. « Président autoproclamé à vie », le taquine gentiment Sébastien Bras.

    Un « mec réservé »

  • A midi, une cinquantaine de couverts ont été réservés dans l’élégante salle au décor granitique ouvrant sur de beaux paysages d’automne. Le spectacle sera bientôt dans l’assiette, avec un menu long comme le bras où figurent le mythique « gargouillou de jeunes légumes » et le non moins légendaire « Sur une interprétation du coulant, originel 81 ». Il faut croire que, à 1 200 mètres d’altitude, le bon air de l’Aubrac adoucit des mœurs réputées brutales en cuisine. Dans un vaste espace de 250 mètres carrés, Régis Saint-Geniez joue « l’aboyeur », égrenant les instructions sans jamais forcer la voix : « Deux menus à 130 », « Allergie à la roquette à la 11 », « Sans crème ajoutée à la 22 ». Ce « mec réservé », comme il se définit lui-même, ne serait pas un bon client pour l’émission « Cauchemar en cuisine ». Même aux fourneaux, on peut être un bon meneur d’hommes sans semer la terreur. Durant le coup de feu, Sébastien Bras et Régis Saint-Geniez, côte à côte « au passe », échangent à peine. Les mots et même les regards sont superflus. « Régis travaille pour cette maison comme si c’était la sienne. Il est investi à 200 %, constate Sébastien Bras. On dit que nul n’est irremplaçable. Mais s’il décidait demain de faire autre chose, si je devais lui trouver un successeur, ce serait de gros soucis d’organisation en perspective… » Mais pas trop d’inquiétude pour le chef étoilé. A 50 ans, Régis Saint-Geniez a bien l’intention de finir sa carrière dans la maison pour laquelle il a toujours travaillé.

  • Chloé Charles, ancienne seconde de Bertrand Grébaut, au Septime, prend son envol : elle sera aux commandes lors de l’ouverture de Fulgurances, à Paris, un lieu ayant pour vocation de faire découvrir de nouveaux talents. Photo Benjamin Schmuck pour M Le magazine du Monde

    Nouvelle garde

    Effet de génération : la nouvelle garde des seconds semble avoir plus de fourmis dans les jambes que ses glorieux aînés. La tentation de voler de ses propres ailes, de devenir son propre patron paraît plus forte que par le passé. « Plus qu’avant, il y a un esprit entrepreneur aujourd’hui », observe Sophie Cornibert, cofondatrice du magazine gastronomique en ligne Fulgurances. Parallèlement, le champ des possibles pour les seconds en mal d’émancipation s’est élargi avec l’apparition de tables offrant une cuisine milieu de gamme : « Il y a vingt-cinq ans, entre le grand restaurant gastronomique et la brasserie pas terrible, vous n’aviez rien », constate-t-elle. Avec son acolyte Hugo Hivernat, Sophie Cornibert encourage l’émancipation de ces talents encore cachés du grand public avec l’opération « Les seconds sont les premiers ». Une fois par mois, l’un d’entre eux a carte blanche pour (dixit le site) « donner du plaisir à soixante-dix convives venus assister à ce grand baptême du feu ». C’est d’ailleurs une ex-seconde de chez Septime, Chloé Charles, qui a essuyé les plâtres dans le restaurant ouvert par l’équipe de Fulgurances le 14 octobre, à Paris. Concept original du lieu : pour six mois, la baguette est confiée à un grand chef en devenir.

    Mieux vaut être premier au village que second à Rome. Bertrand Grébaut, 33 ans, ne partage pas forcément la sentence de Jules César, même si le chef étoilé n’a pas hésité à griller les étapes avant de connaître la consécration avec Septime. L’accélération des rythmes et l’explosion des ambitions prématurées le laissent un peu sceptique : « A tous les sous-chefs qui ont le mal de la notoriété, qu’ils n’hésitent pas à ouvrir leur restaurant. Mais ça peut donner des choses géniales comme des affaires qui se cassent la gueule. On peut aussi prendre son mal en patience. C’est une place noble de faire tourner un navire. J’ai envie de dire à un jeune second : “Prends ton temps : apprends ! Fais tes armes avec mes sous, à la rigueur, et quand tu seras chez toi, alors tu auras ton heure de gloire.” »

    Au four, au jardin, au stock et au potager…

    Anthony Beldroega, 33 ans, préfère ainsi donner du temps au temps. Au service d’Alain Passard depuis douze ans, ce surdoué des fourneaux dit avoir « trouvé son bonheur » à l’Arpège, restaurant 3 étoiles de la rue de Varenne, situé à deux pas de l’Hôtel Matignon, à Paris. Avec Matthieu Lecomte, le deuxième second de l’établissement, « Tony » occupe la fonction multitâche de chef exécutif. Il se retrouve au four et au jardin à gérer les commandes, les livraisons, les stocks, les relations avec le personnel, l’arrivée des nouveaux à qui il faut inculquer la « ligne Passard », l’élaboration des menus, le service en cuisine et enfin la supervision des deux potagers de la maison, situés dans l’Eure et dans la Sarthe. A l’occasion, ce jeune homme à la barbe de trois jours (très en vogue dans les brigades) s’occupe de la décoration de la salle et jette un œil aux travaux de rénovation de la façade en cours.

  • « On est là pour qu’Alain Passard puisse s’épanouir dans sa cuisine. S’il prend un second, c’est aussi pour se décharger de certaines choses et se concentrer sur la création. » Anthony Beldroega, second de l’Arpège, à Paris

    A H-2, avant l’arrivée des premiers clients, il accompagne d’un pas pressé un ouvrier venu changer une vitre. « On est là pour qu’Alain Passard puisse s’épanouir dans sa cuisine. S’il prend un second, c’est aussi pour se décharger de certaines choses et se concentrer sur la création. » Ces moments de recul permettent à l’artiste d’affiner sa « cuisine légumière » et de sortir de sa toque des recettes inédites telles que la tarte bouquet de roses, devenue une marque déposée de l’Arpège. Mais pas question pour Anthony Beldroega d’accréditer l’idée d’un grand cuisinier éloigné du théâtre des opérations et déléguant à tour de bras. « On a la chance d’avoir un chef présent en cuisine à chaque service. Il se met à un poste et il cuisine. C’est son truc : il faut qu’il touche, qu’il coupe, qu’il cuisine. A ma connaissance, chez les grands chefs, c’est le seul à faire ça. »

    Anthony Beldroega officie à Paris aux côtés d’Alain Passard, à l’Arpège. Il s’occupe aussi bien des fourneaux que de la gestion des stocks ou de la décoration de la salle. Photo Benjamin Schmuck pour M Le magazine du Monde

  • Entre les voyages d’affaires, les émissions télévisées, les sorties de livres et les engagements mondains, certaines stars étoilées brillent en effet par leur absence aux fourneaux. De quoi frustrer des seconds lassés de ramer en sous-sol. Du temps où il travaillait pour Alain Ducasse, Jean-François Piège s’amusait de voir le patron débouler dans les cuisines du Plaza Athénée inévitablement suivi d’une caméra. « Il va se perdre ! », ricanait-il sous cape.

    « Relation fusionnelle »

    Ce jour-là, au Quinzième, à Paris, le menu a des saveurs d’automne : cèpe bouchon d’Auvergne, cabillaud de Roscoff, bœuf Simmental, noisette du Piémont. Les clients peuvent jeter un œil sur l’action en cuisine à travers de larges vitres transparentes. Ils peuvent suivre du regard notre « celebrity chef » hexagonal, Cyril Lignac, qui passe d’un poste de travail à l’autre. En revanche, la plupart des clients ignorent sûrement l’identité de la cuisinière qui, solide comme une tour de contrôle, valide les plats avant l’envoi en salle. Au milieu d’une brigade jeune et majoritairement masculine, Aude Rambour se détache du tableau. Signe distinctif : un énorme tatouage en cours de finition sur l’un des avant-bras. « Une nature morte, période Renaissance », précise la chef exécutive du groupe Lignac.

    « Parfois, je me dis qu’il est dans mon cerveau. Je sais très bien ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. Mais comme dans toutes les relations, il arrive qu’on se loupe. » Aude Rambour, chef exécutive du groupe Lignac

    « Derrière chaque homme se cache une femme, dit-on ; ça s’applique vraiment à nous ! On fonctionne comme un couple. C’est ma moitié, mon bras droit et mon bras gauche », s’amuse Cyril Lignac, heureux d’avoir trouvé la perle rare. Avec son accent chantant de l’Aveyron, le chef étoilé ne se fait pas prier pour raconter son coup de foudre culinaire avec Aude Rambour : « A notre deuxième entretien, je lui ai fait goûter ma cuisine, dans mon restaurant. A la fin du repas, je lui dis : à notre troisième rendez-vous, vous me ferez un plat à vous en fonction de ce que vous avez ressenti. On verra si nos cuisines peuvent s’emboîter. Elle m’a préparé une coquille Saint-Jacques accompagnée d’asperges blanches avec une sauce réglisse. C’était délicieux. Je lui ai dit : c’est bon, on prend la route ! » Ni l’un ni l’autre n’a été déçu de ce voyage qui dure depuis plus de cinq ans.

  • Aude Rambour, seconde de Cyril Lignac : « Parfois, je me dis qu’il est dans mon cerveau. Maintenant, je sais très bien ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. » Photo Benjamin Schmuck pour M Le magazine du Monde

    Admiration

    De son côté, Aude Rambour, 38 ans, parle d’une « relation fusionnelle » : « Parfois, je me dis qu’il est dans mon cerveau. Maintenant, je sais très bien ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. Même la musique dans le restaurant ! Mais, comme dans toutes les relations à deux, il arrive parfois qu’on se loupe. » La distance professionnelle reste malgré tout de mise : pas de « Cyril » ni de tutoiement qui tienne. A l’occasion, Cyril Lignac peut reprendre sa chef au caractère trempé et à la taquinerie facile. « Il me dit parfois “Aude, t’es borderline.” » Le chef reste le boss, celui auquel revient le dernier mot : « S’il me dit “Tu fais vert”, je fais vert, mais je peux lui montrer des nuances et lui faire des propositions. Il y a un vrai dialogue. Il est très à l’écoute. »

    S’il veut garder un précieux second à ses côtés, un grand chef doit savoir maintenir son intérêt pour le job. Cyril Lignac en est très conscient : « Je fais évoluer le poste en fonction

  • des attentes d’Aude », confie-t-il, associant son indispensable seconde à l’organisation d’événements, à la rédaction de livres de recettes, à des voyages gastronomiques, en plus de la gestion quotidienne des trois enseignes du groupe. Intérêt pour le poste, salaire conséquent, bonne entente, reconnaissance… Ce sont, bien sûr, des ingrédients nécessaires pour un fonctionnement parfait du binôme. Mais, selon Aude Rambour, la mayonnaise ne peut pas prendre sans un condiment subtil mais essentiel : l’admiration. « Quand je dis de Cyril Lignac qu’il est mon maître, ça le fait rire. Bien sûr, ce n’est pas Dieu sur terre. Mais franchement, un second ne peut pas travailler dur s’il n’a pas un minimum d’admiration pour son chef. Ce n’est tout simplement pas possible ! »

    Christian Roudaut