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Septembre 2009
Master 2 Recherche en Science politique Spécialité « Études africaines »
Les représentations de l’Afrique et des Africains : une étude postcoloniale en milieu scolaire
Muriel ARMIJO
Sous la direction de Jérôme VALLUY
À Monsieur Thillay et Madame Valentini, qui m’ont ouvert les yeux sur l’histoire,
À celles et ceux qui m’ont raconté des histoires,
Je remercie Jérôme Valluy et Johanna Siméant, qui m’ont accompagnée dans ma recherche et dans l’écriture de ce mémoire.
Je tiens à remercier les enseignants qui ont accepté de me rencontrer pour ce travail.
Sommaire
Introduction………………………………………………………………………………………………………… 9
Parcours d’histoire et histoire d’un parcours……………………………………………………….. 9
Consensus national et critique postcoloniale……………………………………………………… 12
Loi, histoire et politique : l’émergence de questions « sensibles »………………………... 16
Le champ historique, entre articulations politiques et mémorielles…………………….. 22
Partie I : Des manuels scolaires et leur étude reflétant la société postcoloniale… 28
1. Des institutions récentes pour une prise en charge consensuelle………………… 30
1.1. Un appareil d’Etat de recherche…………………………………………………………………… 31
1.2. Des voix discordantes………………………………………………………………………………….. 32
1.3. Premières études prospectives sur des sujets apparus comme sensibles……...... 33
1.4. Une étude politique de taille commandée par la CNHI…………………………………… 37
1.5. Le rapport de la HALDE, un outil d’appel médiatique, peu exploité sur le plan
méthodologique………………………………………………………………………………………….. 42
2. Une littérature scientifique précise et critique, à la marge…………………………… 46
2.1. Des enseignants et formateurs qui intègrent la scène publique de débat………... 47
2.2. Des analyses didactiques venues du milieu enseignant…………………………………. 49
2.3. Des jeunes chercheurs défrichant des terrains sensibles……………………………….. 52
2.4. Des auteures installées pour des publications plus globales et périphériques… 57
14
Partie II : Des enseignants peu mobilisés dans la lutte contre ces référentiels
postcoloniaux…………………………………………………………………………………………………….. 62
3. Des attitudes postcoloniales aux attitudes proactives, en passant par la
gamme du passif…………………………………………………………………………………………… 64
3.1. Concepts, dimensions et indicateurs : un continuum d’attitudes autour du
« problème de l’Afrique »……………………………………………………………………………... 65
3.2. Le rapport à l’enseignement, un facteur d’action ou d’inaction………………………. 67
3.3. L’intérêt personnel exprimé, un facteur de mobilisation activable…………………. 69
3.4. Le vocabulaire employé, la pédagogie en action……………………………………………. 71
3.5. Agenda thématique, un choix didactique et politique……………………………………. 73
3.6. Tradition d’universalisme et problématique de l’Islam et du Maghreb :
réminiscence du « hussard noir » ou peur du « choc des civilisations » ?.............. 75
4. L’influence des caractéristiques sociales……………………………………………………… 78
4.1. Âge : l’effet de génération sur les méthodes comme sur les représentations…... 78
4.2. Origine géographique : sensibilité à la problématique…………………………………… 80
4.3. CSP des parents : contre l’origine populaire du racisme, un contre‐exemple…... 81
4.4. Etablissement et public : problématique imposée ou éludée………………………….. 82
4.5. Activité politique, l’engagement comme facteur de mobilisation………...…………. 84
4.6. Confession religieuse : un lien avec la problématique de l’Islam et du
Maghreb ?............................………………………………………………………………………………. 85
5. Le rôle des connaissances théoriques et pratiques………………………………………. 88
5.1. Diplômes et formations universitaires : de la connaissance à la compétence….. 88
5.2. Lectures et parcours personnels : des références inégales…………………………….. 90
5.3. Connaissance empirique : des séjours au modalités variées…………………………... 92
5.4. Connaissance pratique interposée : entre familiarité et légitimité…………………. 94
Partie III : Des représentations du monde influant sur les mobilisations des
enseignants………………………………………………………………………………………………………... 98
6. Schèmes hiérarchiques et schèmes culturels : de la structure à la
représentation…………………………………………………………………………………………...… 99
6.1. Concepts, dimensions et indicateurs : des tendances schématiques partagées, qui
peuvent marquer des valeurs politiques opposées…………………………………….... 100
6.2. Le vocabulaire employé, un révélateur de représentations………………………….. 102
6.3. L’agenda thématique, un indicateur mineur (ou à chacun son dada)……………. 104
6.4. Unité du continent ? : une question difficile à résoudre……………………………….. 105
6.4.1. La vision culturelle distingue les ensembles culturels « arabes » et
« noirs »..…………………………………………………………………………………………...…….. 106
6.4.2. La vision hiérarchique associe le tout dans un magma de pauvreté,
« emblématique du Tiersmonde »……………………………………………………….…… 107
6.4.3. Un marqueur de postcolonialisme : l’insistance sur le Maghreb, symbole de la
« grande France » et de la grande vague migratoire des années 1960………. 109
6.4.4. Deux variantes de la vision proactive : une version scientifique, mettant en
évidence les contradictions internes, ou déculturaliser l’Afrique, par la
valorisation de l’engagement politique…………………………………………………….. 111
7. Une tendance hiérarchique favorisant le conformisme………………………………. 115
7.1. Un rapport hiérarchique à l’institution scolaire : bloque l’expérimentation et
l’innovation………………………………………………………………………………………………. 115
7.2. Représentation hiérarchique du monde : une reproduction des stéréotypes
coloniaux…………………………………………………………………………………………………... 117
7.3. La mise en évidence des inégalités sociales, un non‐indice de mobilisation….. 119
8. Des schèmes nuancés, un facteur de mobilisation………………………………………. 121
8.1. Prolifération de stéréotypes dans l’entretien : des schèmes marqués…………... 122
8.2. Trop de culturalisme tue la culture : la quête des identités………………………….. 124
16
8.3. Distanciation par rapport aux schèmes : des opinions réfléchies…………………. 125
8.4. Rapport critique à ses propres pratiques, réflexion préalable à l’entretien…... 126
Conclusion……………………………………………………………………………………………………….. 128
Bibliographie…………………………………………………………………………………………………… 130
Annexes…………………………………………………………………………………………………………… 143
1. Représentation graphique de la position des enseignants…………………………….. 145
2. Tableau synthétique…………………………………………………………………………………… 147
3. Entretiens………………………………………………………………………………………………….. 157
• Entretien préliminaire, Pauline et Thomas……………………………………………... 157
• Entretien n° 1, Jeanne……………………………………………...………………………..…… 161
• Entretien n° 2, Antoine……………………………………………...…………………...……… 172
• Entretien n° 3, Hervé……………………………………………...……………………………… 183
• Entretien n° 4, Dominique…………………………………………………...………………… 198
• Entretien n° 5, Isabelle………………………………………………………...………………… 211
• Entretien n° 6, Fabienne……………………………………………...………………………… 223
• Entretien n° 7, Nicole…………………………………………………………..………………… 248
• Entretien n° 8, Chantal………………………………………………………...………………… 271
• Entretien n° 9, Sophie………………………………………………………….………………… 291
• Entretien n° 10, Benjamin…………………………….…………………………...…………… 316
• Entretien n° 11, Evelyne……………………………………………………...………………… 326
• Entretien n° 12, Viviane……………………………………………….……...………………… 341
4. Récapitulatif des établissements par enseignant………………………………………….. 370
9
Introduction
Parcours d’histoire et histoire d’un parcours
Depuis les débuts de ma vie scolaire, j’ai été confrontée à un constat récurrent,
celui de ne pas me sentir concernée par une grande partie de l’enseignement professé en
histoire. En effet, il m’a toujours paru évident que l’histoire enseignée, en particulier sa
composante contemporaine la plus proche, ne concernait pas mes ascendants, et n’était
donc pas mon histoire. Certes, l’enseignement de l’histoire dans le système scolaire
relève d’une construction historique collective, et ne peut donc être ramené à des
considérations idiosyncrasiques. Pourtant, c’est bien le sentiment d’exclusion de cette
communauté imaginée qui primait, et avec l’ignorance de l’histoire de mes ancêtres,
l’ignorance d’autres espaces plus lointains.
Il m’a fallu attendre la classe de terminale, pour entendre mon professeur
dévoiler à l’ensemble de ma classe l’intimité de mon histoire, en marge des programmes
scolaires. Cette histoire que j’avais dû rechercher par moi‐même, que j’avais jalousement
protégée de l’ignorance des autres, était enfin reconnue comme partie des
connaissances dont un jeune Français devait avoir conscience en arrivant à l’âge adulte,
une partie de l’histoire mondiale, un fragment d’injustice universelle. Je me souviens
avoir versé quelques larmes d’émotion du fond de la classe.
En m’inscrivant en histoire à l’université, j’espérais élargir mon horizon,
découvrir de nouveaux mondes, différents de la répétition des périodes historiques
ressassées depuis la primaire. Et, pourquoi pas, apprendre des éléments de mon histoire
si longtemps cachée. Ce fut une déception de constater qu’encore une fois, on nous
servait les grandes phases de l’histoire européenne, en plus approfondi, certes, mais ce
qui nous amèneraient logiquement, dans l’idée d’une transmission des savoirs propre à
l’université, à enseigner les mêmes programmes à nos futurs élèves.
10
Les enseignements extra européens apparaissaient sous la forme d’options à
partir de la deuxième année, puis avec plus de liberté dans le choix des cours en
troisième année. Pourtant, je n’ai vu qu’un cours qui ose dépasser les clivages entre les
aires géographiques, culturelles ou même historiques, en proposant un enseignement
transversal, en histoire contemporaine, à travers l’exploration du concept de nation.
Cette introduction vous semblera bien autocentrée, mais elle vise à attirer votre
attention sur plusieurs points.
D’une part, la continuité de l’enseignement de l’histoire dans le système éducatif
français, et sa naturelle reproduction de génération en génération, dans le cadre de la
formation des enseignants, sans réflexion sur sa construction elle‐même.
D’autre part, vous serez surpris d’apprendre qu’alors même que je cherchais à
connaître mon histoire, j’ai délibérément évité de me frotter aux enseignements ou aux
travaux qui touchaient de près ou de loin à mon aire géographique. Afin d’éloigner le
risque de tomber dans un nouveau champ d’étude fermé, une communauté d’intérêts où
je constituerais un acteur privilégié, mais aussi parce que j’avais bien intégré une règle
fondamentale de la recherche scientifique, la nécessaire objectivité par rapport à son
objet. Dès lors que votre auditoire vous sait touchée de près par le terrain que vous
étudiez, vos conclusions sont susceptibles d’être discréditées.
C’est pourquoi j’ai focalisé mon intérêt sur une aire qui m’était étrangère, et
pourtant si proche, le continent africain. Parisienne depuis toujours, vous comprendrez
que la présence d’Africains dans mon entourage ou mon milieu ne m’est pas
surprenante, tout comme celle de jeunes originaires d’autres horizons. Le choix de cet
espace a sans doute correspondu à des affinités culturelles personnelles, alors même
que mes voyages en Afrique de l’Ouest utilisant les voies des liens hérités de la
colonisation, notamment par le véhicule de la langue.
Je ne suis jamais allée en terre africaine pour enseigner ou proposer mes
compétences, mais bien pour apprendre, comprendre, découvrir. J’ai en effet beaucoup
appris sur moi‐même en me trouvant confrontée à la différence, et en particulier, à
l’étrangeté. Les réflexions de Franz Fanon portant sur les masques et les couleurs de
11
peau1 ont fait un grand écho en moi, même si lui ne parlait pas de l’expérience vécue
d’un Blanc en monde noir, et encore moins celle d’une femme blanche. L’expérience
d’une femme blanche, pourtant, qui ne se reconnaît pas dans l’héritage colonial et qui
n’assume aucune ascendance dans l’histoire de la colonisation africaine, mais bien dans
l’histoire coloniale américaine.
Il ne vous aura pas échappé que je ne corresponds pas sous tous aspects à l’image
que l’on se fait de la descendante d’immigrée se sentant exclue de la nation française,
pour une simple et bonne raison, c’est que je suis blanche. Sans doute les conditions
socio‐économiques de mes parents tendent également à me distinguer des populations
immigrées marginalisées, et mon habitat entre les murs de Paris m’éloigne de la
conception idéal‐typée des jeunes de banlieue.
Pourtant, je ne me sens pas totalement française, c’est‐à‐dire intégrée à la
communauté française, parce que je perçois concrètement mes différences, et je ne me
sens pas totalement chilienne, c’est‐à‐dire intégrée à la communauté chilienne, car je
perçois nettement mes différences quand je me trouve avec de « vrais » Chiliens. Cette
absence d’identification nette à une communauté semble commune chez les
descendants d’immigrés, notamment ceux qui n’ont pas vécu dans leur pays d’origine.
Bien évidemment, toutes les identités sont multiples, et repérables dès l’enfance, comme
j’ai pu le constater lors de mon étude sur les identifications collectives des enfants en
20072.
L’idée m’est donc venue de reporter mes problématiques personnelles sur des
jeunes ayant une expérience similaire à la mienne, mais dont les identifications
comportent plus de contradictions, du fait de leur origine, de sa visibilité et du poids de
l’héritage colonial qui les englobe toutes deux.
1 Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952 2 Muriel Armijo, La socialisation politique primaire : les identifications collectives des enfants, Master 1 de science politique, Paris 1, sous la direction de Yves Déloye, 2007
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Consensus national et critique postcoloniale
D’autres que moi ont démontré que la société française était traversée par des
conflictualités héritées de son passé colonial. Pour la nation française, toute
conflictualité interne est difficile à admettre, forte qu’elle est de son ambition unitaire et
universaliste forgée par la tradition chrétienne, les idéaux des Lumières et leur
interprétation jacobine. Pourtant, le fait colonial lui‐même est l’objet de conflictualités
dans l’histoire de la pensée politique.
Dénoncé comme conservateur par les mouvements indépendantistes du XXe
siècle, et combattu par les défenseurs de l’anti colonialisme marxiste pendant la période
de la guerre froide, le fait colonial fut pourtant longtemps considéré en France comme
l’apanage des libéraux, républicains et humanistes, engagés dans une mission de
civilisation bardée de bonnes intentions. En réalité, la recherche historique a mis en
évidence ces contradictions et les réelles motivations matérielles et de puissance qui ont
poussé les nations européennes à se partager le reste du monde lors du siècle des
nationalismes impériaux3. En effet, les arguments opposés à la colonisation sont, au XIXe
siècle comme dans l’après‐guerre, ceux du poids économique des colonies sur le
développement de la métropole. La question de la grandeur de la France reste au centre
du débat, les conflits portant sur le meilleur moyen d’y parvenir. On pourrait croire que
le marxisme est intrinsèquement opposé à l’inégalité de la situation coloniale, comme
semblent le démontrer les appuis des régimes dit communistes aux mouvements
indépendantistes pendant la guerre froide, ainsi que le soutien des intellectuels du
même bord, mais c’est une idée qui dénature la pensée de Karl Marx, pour qui le
développement industriel était un préalable à l’émancipation des classes dominées. Sa
conception des sociétés non industrialisée était parfaitement hiérarchique lorsqu’il les
considérait selon leur degré de développement industriel, de même que ses positions
face à l’expansionnisme européen étaient parfaitement fidèles à son temps4.
3 Eric Hobsbawm, L'Ère des empires : 18751914, Fayard, 1989 [1ère éd. The Age of Empire, 1987] et Nations et nationalismes depuis 1780. Programmes, mythe et réalité, Gallimard, 1992 (1ère éd. 1990] ; Christopher Bayly, La naissance du monde moderne (17801914), Editions de l’Atelier, 2007 [1ère éd. Blackwell Publishing, Oxford, 2004] 4 Robert J. C. Young, Postcolonialism. An historical introduction, Blackwell Publishing, 2001
13
Si finalement les territoires coloniaux de l’empire français sont presque tous
devenus indépendants, la formalité en droit de cette autonomie ne garantit en rien
l’évolution des relations entre ces nouvelles entités politiques, encore moins entre les
groupes sociaux définis par leur position dans la conception coloniale. En effet, la
« situation coloniale » décortiquée par George Balandier en 19515 est caractérisée par
des représentations coloniales, partagées par les peuples coloniaux comme les peuples
colonisés. Les écrits politiques et littéraires, comme ceux de Franz Fanon, Aimé Césaire
ou Albert Memmi6, révèlent la violence de ces représentations pour les colonisés. Il
serait naïf de croire que les présupposés associés aux populations vivant dans les
territoires coloniaux, en particulier ceux associés à la couleur de peau et aux caractères
physiques ou moraux supposés, ont disparu du jour au lendemain. En témoignent
aujourd’hui la visibilité des discours racistes dans l’espace public et les discriminations
objectives dans les secteurs de l’emploi, de l’habitat et que sais‐je encore.
Les études culturelles ou cultural studies sont celles qui ont introduit dans le
champ de la recherche sociologique des questionnements portant sur les
représentations culturelles et les systèmes sociaux de pensée7. Elles proviennent
notamment des études sur les médias, des gender studies – études d’origines féministes
centrées sur les discriminations liées au genre – mais aussi des études ethniques,
raciales, noires, indian etc. plus globalement regroupées sous le terme de postcolonial
studies, pour insister sur l’origine coloniale de ces discriminations. Ces catégories de
recherche n’ont traversé la Manche en passant par l’Atlantique qu’avec de grandes
difficultés, et aujourd’hui encore elles peinent à s’imposer dans le champ scientifique
français. Seule une « chaire » d’études culturelles s’est ouverte récemment à l’université
Paris 1 dans l’UFR des Arts, sous la forme d’un master recherche. Le postcolonial n’a fait
quant à lui son entrée qu’à la marge, en particulier chez les historiens de l’Université de
5 Georges Balandier, « La situation coloniale: approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11, Presses universitaires de France, 1951, p. 44‐79. 6 Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952 et Les Damnés de la terre, Maspéro, 1961 ; Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Buchet/Chastel, 1957 ; Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 1955 7 Armand Mattelard et Erik Neveu, Introduction aux Cultural Studies, La Découvertes, coll. « Repères », 2003
14
Strasbourg8, décrié qu’il fut par la science politique parisienne, du fait notamment de
l’aura d’un de ses détracteurs9.
Il faut entendre le terme de « colonial » ou de « postcolonial » dans une
dialectique de la conquête et de la domination, ce que le terme d’ « impérial » rendrait
mieux, en tant qu’il insiste bien sur le caractère culturel de cette domination10. Si le
terme de « colonisation » renvoie avant tout à la dimension économique et matérielle de
la conquête, l’ « impérialisme » indique immédiatement la dimension culturelle de
l’hégémonie. Inutile de s’attarder donc sur les critiques qui seront opposées à cet
emploi, puisque nous nous appuierons sur la contribution de Jacques Chevallier au
colloque organisé en 200511, qui soutient la pertinence de la perspective postcoloniale
dans la science politique, pour penser le « poids de l’héritage colonial dans les
institutions, les pratiques et les représentations, non seulement des ex‐colonisés, mais
surtout des ex‐colonisateurs », et d’autre part, parce qu’ « elle permet de prendre en
compte les réinterprétations de cet héritage et de mesurer les transformations que
connaissent les sociétés contemporaines à l’âge de la modernité »12.
Ce cadre d’analysé étant posé, nous allons nous intéresser particulièrement au
milieu scolaire, construit en France comme une énorme machine depuis plus d’un siècle,
avec la vocation assumée de renforcer la cohésion nationale et favoriser l’exercice
éclairé de la citoyenneté. En particulier l’enseignement formé par le couple histoire‐
géographie, spécificité française qui articule les délimitations spatiales et temporelles de
la communauté nationale, le fleuron de la construction nationale (même si d’autres vous
diront que la langue et la littérature en constituent le point d’orgue). Quoi qu’il en soit, le
lien consubstantiel entre la république qui a forgé l’Ecole, et la colonisation, a été mis en
évidence par les historiens de l’ACHAC13. Plusieurs études se sont attachées à étudier les
programmes et surtout les manuels scolaires, porteurs d’images qui ont form(at)é des
8 Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (dir.), La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, La Découverte, 2005 9 Jean‐François Bayart, « En finir avec les études postcoloniales », Le débat, n°154, mars‐avril 2009 10 Young, op. cité 11 Marie‐Claude Smouts (dir.), La situation postcoloniale. Les postcolonial studies dans le débat français, Presses de Sciences Po, 2007 12 Jacques Chevallier, « L’héritage politique de la colonisation », in Marie‐Claude Smouts (dir.), op. cité 13 Association pour la Connaissance de l’Histoire de l’Afrique Contemporaine, www.achac.com
15
milliers d’écoliers. L’Ecole comme un lieu de structuration des représentations
nationales, comme lieu de reproduction des images sociales concernant divers groupes
sociaux. L’Ecole comme lieu de cristallisation et d’homogénéisation, c’est ce que ces
études bibliographiques ont cherché à nous démontrer. Pourtant, on ne peut ignorer que
l’uniformité en matière d’enseignement n’existe pas, et que les motivations des acteurs,
les situations de classe, ou les effets d’établissement contribuent à façonner des
enseignements particuliers. Nous y reviendrons par la suite.
Si l’objectif de consolidation nationale par l’Ecole est aujourd’hui moins
prépondérant que sous la IIIe République, il n’en reste pas moins sous‐jacent, et
réapparaît dans les textes législatifs visant à restaurer l’Ecole14 :
Introduction : « le socle commun est le ciment de la Nation » (en gras)
Culture humaniste : « En sachant d’où viennent la France et l’Europe et en sachant
les situer dans le monde d’aujourd’hui, les élèves se projetteront plus lucidement
dans l’avenir. »
Compétences sociales et civiques : « Il s’agit aussi de développer le sentiment
d’appartenance à son pays, à l’Union européenne, dans le respect dû à la diversité
des choix de chacun et de ses options personnelles. »
À côté de cette auto persuasion nationale, l’enseignement d’histoire‐géographie a pour
vocation de transmettre un ensemble de connaissances sur le reste du monde, ainsi
appréhendé comme l’Autre, l’élément extérieur. Hier il était envisagé sous le prisme
colonial, remplacé aujourd’hui par la doctrine du « développement », c’est‐à‐dire de la
progression des systèmes de production et d’échange vers une économie de marché
libéralisée et mondialisée15. Ainsi, le critère économique mesuré avec les indices créés
par les institutions financières internationales (PNB, PIB, IDH… ) permet de structurer le
monde enseigné en le hiérarchisant selon son degré de « développement ». Nouvelle
« croyance », celle du développement semble prolonger celles du christianisme
occidental et des Lumières, et s’ancre elle aussi dans les règlementations officielles :
14 Décret du 11 juillet 2006 relatif au socle commun de connaissances et de compétences et modifiant le code de l’éducation, pp. 3, 17 et 20 15 Gilbert Rist, Le développement, histoire d’une croyance occidentale, Presses de la FNSP, 2001
16
« Maîtriser le socle commun […] c’est être en mesure de comprendre les grands défis
de l’humanité, la diversité des cultures et l’universalité des droits de l’Homme, la
nécessité du développement et les exigences de la protection de la planète. »16
Un consensus qui semble pourtant bien fragile, au regard des controverses relatives à
certaines questions devenues « sensibles ».
Lois, histoire et politique : l’émergence de questions « sensibles »
De même que le choix d’un sujet n’est pas neutre, comme le démontre Jérôme
Valluy dans son Habilitation à Diriger des Recherches17, le choix d’un programme
d’enseignement résulte également d’une stratégie éducative. Parce que ces programmes
sont élaborés au niveau national et parce que cette élaboration est le fruit d’une
négociation stratégique, l’enseignement de l’histoire devient proprement politique. Ce
choix devient un enjeu de la construction d’une représentation de ce que sont le national
et son histoire.
Dans le contexte actuel, certaines questions historiques sensibles deviennent
l’objet de controverses politiques. On peut le voir tant sur le plan de leur connaissance et
de la production de savoirs dont elles devraient faire l’objet, que sur le plan de leur
transmission et de la place qu’elles occupent dans les programmes scolaires18. C’est le
cas notamment de l’esclavage, avec la polémique qui eut lieu autour de la publication
d’Olivier Pétré‐Grenouilleau en 200419 et qui fit rebondir le débat sur les lois
mémorielles, comme sur les enseignements relatifs à cette question.
En intégrant la traite coloniale dans une histoire de longue durée de l’esclavage et
des traites africaines, Pétré‐Grenouilleau met en évidence les acteurs orientaux et
16 Décret du 11 juillet 2006, op. cité, Introduction, p. 3 17 Jérôme Valluy, Sociologie politique de l’accueil et du rejet des exilés, Thèse d’Habilitation à Diriger des Recherches, Soutenue le 12 mai 2008 à l’Université Robert Schuman, Strasbourg 18 Cf. « loi Taubira » du 23 mai 2001 et loi du 23 février 2005. 19 Olivier Pétré‐Grenouilleau, Les traites négrières : essai d'histoire globale, Gallimard, 2004
17
africains et l’historicité économique du phénomène, chiffres à l’appui. Il relativise ainsi
le poids de la traite triangulaire menée par les Européens, et est à ce titre accusé de nier
l’importance de la traite coloniale et de nier sa qualification de crime contre l’humanité.
Il entre alors en contradiction avec cette loi du 23 mai 2001, dite « loi Taubira », qui
porte reconnaissance de la traite et de l’esclavage comme crime contre l’humanité20.
Cette loi recommande également d’accorder la place correspondante à l’esclavage dans
les programmes scolaires et scientifiques, induisant une intrusion du politique dans le
champ historique, à la fois dans la recherche et dans l’enseignement.
Les lois dites « mémorielles » sont celles qui, en France, légifèrent sur l’histoire.
Ainsi, la loi Gayssot du 13 juillet 1990 interdit toute discrimination fondée sur la race ou
la religion, et pénalise le négationnisme concernant des crimes contre l’humanité fondés
sur de telles considérations (définis dans son article 6)21. La loi du 29 janvier 2001,
reconnaît officiellement le génocide arménien de 191522. La loi Taubira du 23 mai 2001,
précédemment évoquée, légifère sur l’esclavage. Enfin la loi du 23 février 2005, sur la
présence française outre‐mer, reconnaît dans son article 4 le rôle positif de la
colonisation, qui doit être mentionné dans les programmes scolaires et mis à l’agenda de
la recherche scientifique23.
C’est cette dernière loi qui déclenche la polémique et dont l’alinéa 2 de l’article 4
finit par être abrogé par le Président Jacques Chirac24 après de nombreuses
contestations venues des milieux universitaires et enseignants25. À ce moment se met en
20 Loi n°2001‐434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité (publiée dans le JO n°119 du 23 mai 2001, consolidée au 23 mai 2001) 21 Loi n°90‐615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe (publiée dans le JO n°162 du 14 juillet 1990, consolidée au 24 février 2004) 22 Loi n°2001‐70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 (J.O. du 30 janvier 2001) 23 Loi n° 2005‐158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés (publiée dans le JO n°46 du 24 février 2005, consolidée au 29 décembre 2007) 24 Décret n° 2006‐160 du 15 février 2006 portant abrogation du deuxième alinéa de l’article 4 de la loi n° 2005‐158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés (publié dans le JO n°40 du 16 février 2006) 25 Pétition « Colonisation : non à l’enseignement d’une histoire officielle », contre l’article 4 de la loi du 23 février 2005, lancée par Claude Liauzu, Gilbert Meynier, Gérard Noiriel, Frédéric Régent, Trinh Van Thao et Lucette Valensi, dans l’édition du Monde du 25 mars 2005, soutenue par le MRAP, la LDH, la LICRA, la Ligue de l’Enseignement, le Syndicat de la Magistrature, le SNES‐FSU.
18
place une opposition entre spécialistes. Certains, signataires de la pétition « Liberté pour
l’histoire »26, dénoncent toute forme d’écriture politique de l’histoire par voie législative,
exigeant le retrait des quatre lois mémorielles mentionnées. Alors que d’autres tiennent
à faire la distinction entre les lois mémorielles assumant un aspect négatif de l’histoire,
et la loi de 2005 qui affirme le caractère positif de présence coloniale27. En effet, la
présence coloniale est plutôt l’objet de critiques dans le champ historique comme dans
le champ politique. L’affirmation d’un rôle positif est qualifiée de négationnisme
historique, qui donne une tonalité à l’histoire que les historiens ne lui reconnaissent pas.
À ce moment, le politique tente de faire l’histoire, et se trouve désavoué sur le fond par
les spécialistes, quand il n’est pas délégitimé sur le principe, quel que soit le contenu de
son message.
À travers ces lois dites mémorielles se dessinent certains sujets « sensibles » de la
recherche et de l’enseignement historiques en France. Il peut s’agir du génocide juif,
comme le montre la loi Gayssot, il peut s’agir de l’esclavage, comme le montre l’exemple
de Pétré‐Grenouilleau, ou il peut s’agir de l’histoire coloniale française, comme le montre
les mobilisations autour de la loi de février 2005. D’autres sujets apparaissent
également comme sensibles, du fait de leur lien évident avec ces questions, en
particulier l’immigration, dont l’image reste associée aux anciennes possessions
coloniales.
Dès le début des années 1990 germe l’idée de la création d’un musée de
l’immigration française, soutenue par une association composée d’historiens. L’idée est
inspirée du musée d’Ellis Island, aux Etats‐Unis, qui valorise les apports des différents
migrants à la constitution d’une nation « américaine »28. Le projet n’est pas pris en
charge par le politique avant 1998, quand le gouvernement de Lionel Jospin met en
26 Appel signé le 12 juin 2005, à l’initiative de René Rémond, par Jean‐Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean‐Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean‐Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean‐Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal‐Naquet et Michel Winock. L’Association « Liberté pour l’Histoire », présidée par Pierre Nora, a été créée suite à cet appel. URL : http://www.lph‐asso.fr/ 27 Manifeste du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, à l’initiative de Gérard Noiriel, Michèle Riot‐Sarcey et Nicolas Offenstadt, adopté le 17 juin 2005, mis en ligne le 6 février 2007, URL : http://cvuh.free.fr/spip.php?article5. 28 Laure Barbizet‐Namer, Nathalie Héraud, « Au Palais de la porte Dorée, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration », in Diversité, Ville école intégration, n° 149, « Enseigner l’histoire de l’immigration », juin 2007
19
place une commission d’experts qui rend son rapport en 2001. C’est finalement le
Président Jacques Chirac qui reprend le projet et le confie à Jacques Toubon en 2003, en
vue d’une ouverture en 2007. Or, lors de sa campagne présidentielle en 2007, Nicolas
Sarkozy propose la création d’un Ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale,
sous la tutelle duquel serait placée la Cité nationale de l’Histoire de l’immigration, lors
de son ouverture en 2007. Alors que le candidat Sarkozy est élu et que le Ministère est
créé, huit historiens, impliqués dans le projet depuis le début, démissionnent
collectivement le 18 mai 200729. Cette démission est un acte fort qui marque le refus
d’une définition par le politique de « l’identité nationale », mais aussi l’orientation
donnée par le gouvernement au projet de musée de l’immigration. En effet, l’association
des termes dans l’intitulé du ministère contribue à renforcer une représentation de
l’immigration comme un problème dans la construction nationale, alors que le projet du
musée visait précisément à mettre en évidence l’aspect fondateur de l’immigration en
France, constitutive de son identité particulière. Deux visions idéologiques s’affrontent,
qui perpétuent les ruptures observées en 2002 avec l’arrivée du candidat du Front
National au second tour de l’élection présidentielle, et la récupération de cet électorat
par Sarkozy lors de sa campagne en 2007. Du côté de la recherche, nombre de
manifestations sont organisées, préoccupées de l’utilisation politique de concepts
sociologiques et des amalgames historiques qui contribuent à renforcer une xénophobie
de gouvernement de plus en plus institutionnalisée30.
De manière plus générale, le rapport à l’altérité et à cet autre colonial, aujourd’hui
intégré dans le national à travers l’outre‐mer et l’immigration, est mis en question avec
la dénonciation des discriminations qui lui sont liées. Les vocables pour désigner les
objets de ces discriminations sont multiples et dénotent la difficulté à les nommer :
minorités visibles, minorités ethniques, personnes issues de l’immigration, premières,
deuxièmes, troisièmes générations, personnes d’origine étrangère, étrangers, immigrés,
Africains, Noirs, Arabes. Autant de noms que de représentations.
29 Texte et dossier de presse disponibles en ligne, URL : http://www.ldh‐toulon.net/ spip.php?article2047 30 Jérôme Valluy, « Quelles ont les origines du ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration ? », Cultures&Conflits, n°69, « Xénophobie de gouvernement, nationalisme d’Etat », printemps 2008, disponible en ligne, URL : http://www.conflits.org/index10293.html
20
Suite à son élection en mai 2007, le Président Nicolas Sarkozy entreprend un
voyage en Afrique pour rencontrer ses homologues et prononcer un discours adressé à
« la jeunesse africaine », en l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, le 26 juillet 200731.
Cette intervention, rédigée par son conseiller, Henri Guaino, est très mal accueillie sur le
continent et par les historiens de l’Afrique notamment, car elle dénote une
méconnaissance profonde des savoirs accumulés concernant l’Afrique. Ce discours est
très rapidement suivi de réactions officielles (notamment celle d’Abdoulaye Wade,
Président du Sénégal), comme d’avis de spécialistes publiés dans des tribunes32. Plus
encore, on note la publication d’ouvrages visant à rectifier cette représentation erronée
de l’histoire africaine, diffusée par le discours de Dakar33.
Plus qu’un recueil d’inexactitudes historiques, il s’agit d’un discours qui véhicule
des stéréotypes relatifs aux populations africaines, héritées de la période coloniale.
L’inspiration du conseiller de Sarkozy provient à l’évidence de la conception historique
de Hegel, philosophe allemand du XIXe siècle, pour qui l’Afrique est « le pays de l’enfance
qui, au‐delà du jour de l’histoire consciente, est enveloppé dans la couleur noire de la
nuit »34. Peu d’originalité dans le discours, donc, mais un grand retentissement
médiatique qui pousse les scientifiques à vouloir diffuser plus largement leurs
connaissances accumulées sur l’Afrique. L’histoire de l’Afrique entre alors dans la
catégorie des sujets « sensibles » de l’historiographie française.
En janvier 2009 éclate une crise sociale d’une grande ampleur en Guadeloupe,
marquée par plusieurs semaines de grève générale, et la satisfaction finale des
revendications des grévistes. La grève, déclenchée par la baisse du niveau de vie, s’étend
à plusieurs départements et communautés d’outre‐mer français : la Martinique, la
31 Allocution de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, prononcée à l'Université de Dakar, le 26 juillet 2007, disponible en ligne, URL : http://www.elysee.fr/elysee/elysee.fr/francais/ interventions/2007/juillet/allocution_a_l_universite_de_dakar.79184.html 32 Achille Mbembe, « L’Afrique de Nicolas Sarkozy », Africultures, 1er août 2007, revu pour une deuxième publication dans la revue Mouvements, n°52, novembre‐décembre 2007, p. 65‐73. 33 Adame Ba KONARE (dir.), Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy, Paris, La Découverte, oct. 2008 ; Jean‐Pierre Chrétien (dir.), Pierre Boilley, Achille Mbembe, Ibrahima Thioub (et al.), L'Afrique de Sarkozy : un déni d'histoire, Paris, Karthala, 2008 ; Makhily Gassama (dir.), L'Afrique répond à Sarkozy : contre le discours de Dakar, Paris, P. Rey, 2008 34 Olivier Pironet, « Les sources hégéliennes du discours de Nicolas Sarkozy à Dakar, Le philosophe et le Président, une certaine vision de l’histoire », Le Monde Diplomatique, novembre 2007, disponible en ligne, URL : http://www.monde‐diplomatique.fr/2007/11/PIRONET/15274
21
Guyane, Saint‐Martin et la Réunion s’agitent jusqu’en avril. Les inégalités économiques
et sociales éclatantes sont mises en évidence et portées sur le devant de la scène
médiatique en métropole. L’opposition historique réapparaît entre « békés », anciens
descendants des colons esclavagistes, et le reste de la population, descendants
d’esclaves, majoritaires dans ces régions. Le LKP, collectif guadeloupéen menant la
grève35, accuse la France de maintenir une situation économique qui reproduit les
inégalités sociales du siècle dernier, en calquant ses représentations sur la distinction
raciale Blancs / Noirs. Cette dernière irruption de l’actualité dans le travail historique
relatif aux sujets sensibles que nous avons évoqué, achève de mettre à jour l’importance
d’un travail rigoureux sur les héritages du passé colonial africain de la France.
35 LKP (Liyannaj Kont Pwofitasyon, du créole signifiant "le fait d'abuser outrageusement"), « Alliance contre les profiteurs », collectif guadeloupéen, créé entre le 5 décembre 2008 et le 20 janvier 2009, regroupant une cinquantaine d'organisations syndicales, associatives, politiques et culturelles de la Guadeloupe.
22
Le champ historique, entre articulations politiques et mémorielles
Pourtant, l’enseignement de l’histoire‐géographie et la recherche historique sont
des domaines relativement étanches, entre lesquels les connaissances ne circulent pas si
facilement. Ainsi, comme le note l’historien Benjamin Stora, spécialiste de l’Algérie
coloniale et de l’émigration algérienne, les avancées historiographiques prennent
plusieurs décennies à s’intégrer dans l’enseignement, que ce soit dans le premier cycle
comme à l’université ou dans la formation des maîtres36. Le travail historique lui‐même
nécessite souvent plusieurs années de recul pour être entamé, puis s’ajoute le temps de
la reconnaissance politique et l’intégration dans l’enseignement. L’exemple aujourd’hui
le plus flagrant en France reste celui de la guerre d’Algérie, étudiée à partir des années
1980, pour que soit remplacé en 1999 le terme de « crise » par celui de « guerre »37, et
intégrée de telle sorte dans les manuels.
Le champ historique est donc traversé par plusieurs niveaux d’acteurs, qui
participent tous à la construction de l’histoire. On pourrait ainsi établir un spectre allant
de la production à la transmission historique, avec une variable transversale
correspondant aux enjeux politiques ou mémoriels de la définition de l’histoire. Cela ne
signifie pas que les pôles soient contradictoires, mais ils permettent de dégager des
tendances, avec des nuances qui seraient à établir pour chaque discours historique, au
cas par cas.
Au plus près de la recherche et de la réalité historique sans doute, on placerait les
historiens chercheurs, précurseurs dans les débats, responsables de la production.
Tandis qu’à l’autre extrémité du spectre, on trouverait les enseignants, responsables de
la transmission, dont l’enseignement peut intégrer les avancées de la recherche, ou
rester figé sur les savoirs acquis à un temps donné de leur formation. Entre ces deux
pôles, on situerait les différents acteurs politiques impliqués dans la formulation de
l’histoire, à la fois comme relais médiatiques mais aussi comme législateurs et
36 Benjamin Stora, « Un besoin d’histoire », in Marie‐Claude Smouts (dir.), La situation postcoloniale. Les postcolonial studies dans le débat français, Presses de Sciences Po, 2007 37 Loi relative à la substitution, à l'expression "aux opérations effectuées en Afrique du Nord", de l'expression "à la guerre d'Algérie ou aux combats en Tunisie et au Maroc" (n° 99‐882 du 18 octobre 1999), parue au JO n° 244 du 20 octobre 1999
23
producteurs de normes. Cependant il faut aussi mettre en évidence les tensions
mémorielles liées à l’écriture de l’histoire, qui font entrer en jeu un certain nombre
d’acteurs de nature moins institutionnelle (familles, acteurs culturels, associations de
type « les Indigènes de la République », anciens combattants etc.).
En effet, la mémoire est véhiculée par tous les acteurs sociaux, en tant qu’une
histoire personnelle inscrite dans le collectif, liée aux groupes d’appartenance (famille,
voisinage, communauté, nation, groupes religieux ou politiques… ). Elle peut de ce fait se
décliner au pluriel, « les mémoires », alors que l’histoire reste singulière et a vocation à
l’universalité. Pourtant, la mémoire ne remplace pas l’histoire, qui est un discours ayant
fait l’objet d’une étude scientifique, critique et contradictoire. L’histoire cherche à
prendre ses distances vis‐à‐vis des mémoires, tout en les utilisant, en tant qu’objets
historiques et sociaux, parfois en demande de reconnaissance. La mémoire, elle, est
vécue comme un absolu, une accumulation d’images et de discours reproduits38, et non
une analyse critique. Ainsi l’histoire contribue en retour à renforcer les mémoires en les
nourrissant de discours de nature scientifique.
De la même manière, l’écriture de l’histoire cherche à se dégager des enjeux
politiques, c’est‐à‐dire plus sociétaux et idéologiques, tout en n’y parvenant
qu’inégalement. Toute écriture de l’histoire comporte une part d’orientation politique,
qui doit être explicitée par l’auteur du discours, afin de s’en libérer le plus possible et
tenter de parvenir à « l’objectivité historique » exigée dans ce champ. En effet,
l’orientation politique ramène directement à l’idée de norme ou de jugement de valeur,
qui ne doit pas entrer en compte dans la définition de l’histoire.
Les pôles politiques et mémoriels font donc partie de l’histoire, mais ils doivent
s’en distinguer, pour permettre d’attribuer sa valeur spécifique à l’histoire en tant que
science historique. Pourtant, politique et mémoire ne s’opposent pas, elles peuvent se
compléter et aller de paire. Elles ne sont pour l’historien que deux écueils de l’histoire à
éviter, pour les laisser aux acteurs qui souhaitent s’en saisir. Les historiens eux‐mêmes
reconnaissent qu’ils ne sont pas les seuls habilités à produire des discours historiques
de type normatif ou mémoriel, bien au contraire (cf. Comité de vigilance face aux usages
38 Denis Collin, « Histoire ou mémoire ? », intervention prononcée lors du colloque "Quelle histoire pour quelle mémoire?", Châteauroux, 31 mars 2001, texte intégral en ligne, URL : http://pagesperso‐orange.fr/denis.collin/histoire.htm,
24
publics de l’histoire – CVUH – fondé en juin 2005)39. Ces discours font partie du champ
historique, et méritent leur place, même s’ils doivent rester distincts de l’histoire.
De plus, dans l’action de transmission, il est aussi une forme de production de
l’histoire. D’abord parce que la transmission est un acte social, avec ses effets
historiques et sociaux, qui agissent sur l’histoire enseignée et retenue par les élèves.
Mais aussi parce que tout récit est une re‐formulation plus ou moins exacte, et en ce
sens, est également une re‐production historique. La production et la transmission de
l’histoire ne s’opposent donc pas, et les acteurs que nous avons situés sur ce spectre
peuvent y être mobiles.
On pourrait illustrer ces tensions liées à l’écriture de l’histoire par un schéma en
deux dimensions, dessiné autour de deux axes : un axe horizontal qui représente le
spectre de la production à la transmission de l’histoire, et un axe vertical qui indiquerait
le degré de proximité avec le pôle politique ou le pôle mémoriel. Il est bien entendu que
dans cette représentation, le discours historique devrait se trouver le plus près de l’axe
horizontal, en une sorte d’équilibre entre le politique et le mémoriel, dont les enjeux
l’éloignent de la rigueur scientifique.
39 Catherine Coquery‐Vidrovitch, Gilles Manceron et Gérard Noiriel, « Les historiens n’ont pas le monopole de la mémoire », site du CVUH, mis en ligne le 8 novembre 2008, URL : http://cvuh.free.fr/spip.php?article210, [paru dans Le Monde du 7 novembre 2008]
25
POLITIQUE
Législation
Partis
politiques
Programmes
scolaires
Médias
PRODUCTION TRANSMISSION
Historiens Enseignants
Manuels scolaires
Culture
Associations
Familles
MÉMOIRE
Les historiens et les enseignants, qui devraient idéalement être les acteurs les
plus proches de l’histoire, situés aux deux extrémités du spectre, peuvent pourtant
s’éloigner de l’axe horizontal pour tendre vers le politique ou le mémoriel. De même,
tous les acteurs que nous avons ajoutés dans cette représentation du champ historique,
participent de près ou de loin à l’articulation entre la production et la transmission de
l’histoire, selon leurs orientations :
• les acteurs académiques impliqués dans la définition des programmes,
• les acteurs éditoriaux, souvent issus des deux pôles précédemment définis,
responsables des outils scolaires en particulier des manuels,
• les acteurs du champ médiatique, journalistes et experts,
• les acteurs du champ culturel, responsables de représentations construites de
l’histoire, comme des musées ou des films, éventuellement documentaires,
• les acteurs politiques, partis, représentants, et législateurs,
26
• les acteurs associatifs, producteurs de discours souvent particuliers,
• les familles, cellules de base de la transmission mémorielle intergénérationnelle.
En tant qu’acteur principal de la transmission de l’histoire – et exemple idéal‐
typique – l’enseignant semble être un objet d’étude particulièrement intéressant. En
effet, le discours historique produit au moment de la transmission sera le fruit
d’interactions avec tous les éléments et les acteurs de l’articulation, qu’ils tendent plus
vers le politique ou vers le mémoriel. L’enseignant partira d’un savoir établi par la
recherche historique, reformulé au moment de son propre apprentissage, puis travaillé
par son environnement, et il pourra à son tour produire une nouvelle version du savoir
en le transmettant à ses élèves.
Comment les enseignants se représententils ces questions répertoriées
comme « sensibles » ? Nous admettrons comme postulat de départ que l’ensemble de
la société française, et en particulier son émanation proprement politique sous la forme
de programmes et de manuels scolaires, véhiculent un certain nombre de
représentations héritées de la période coloniale, ce qui sera l’objet d’une première mise
au point (partie I). Nous verrons à cette occasion que l’étude même des manuels reflète
un certain ordre postcolonial.
Ce postulat accepté, on peut s’interroger sur la conscience qu’ont les enseignants
des problématiques postcoloniales, et en particulier ceux chargé de l’enseignement
d’histoire‐géographie, dans le cadre de leur discipline. Que ce soit à travers leur
enseignement proprement dit, ou à travers leurs interactions quotidiennes et à la marge
des cours, avec leurs élèves, on peut se demander quelles vont être les représentations
qu’ils vont eux‐mêmes véhiculer. Ainsi, nous nous intéresserons à leurs perceptions,
leurs motivations et leurs intentions, sans chercher à avoir de réelle prise sur leur
action, leur transmission et son contenu (qui auraient nécessité une enquête plus
approfondie). Est‐ce que les enseignants sont conscients des représentations circulant
dans la société ? Sont‐ils conscients des référentiels postcoloniaux présents dans leur
27
cadre de travail, leurs programmes, leurs outils ? En admettant qu’ils aient un rapport
critique à ces problématiques, ont‐ils des aspirations à les contrecarrer ? Quels moyens
se donnent‐ils pour y arriver ?
Nous ferons l’hypothèse que les enseignants d’histoire‐géographie ne sont
majoritairement pas mobilisés dans les luttes contre les référentiels postcoloniaux
présents dans les manuels scolaires. Pour mesurer leur degré d’engagement, nous
utiliserons le concept d’attitude tel que décrit par les tenants de la sociologie
électorale40, sans pour autant employer de méthodes quantitatives comme des échelles
d’attitudes normées. Nous mettrons en évidence la variété de ces attitudes, en même
temps qu’un premier élément d’explication de leur mobilisation, constitué par leurs
trajectoires sociales, ce que nous présenterons dans un deuxième temps d’analyse
(partie II). Nous assumons l’absence de données sur le champ et les systèmes d’action
concrets, qui pourraient établir des explications complémentaires.
Cependant, la seule position des enseignants face aux problématiques
postcoloniales et ses explications structuralistes comme constructivistes ne nous
satisfont pas. Nous aimerions comprendre d’un point de vue cognitiviste comment se
structurent les représentations des enseignants concernant les questions postcoloniales,
et quels effets ces schèmes peuvent‐ils avoir sur les mobilisations des enseignants face
au référentiel postcolonial. Pour ce faire, nous nous appuierons sur la théorie des
schèmes cognitifs, utilisée par les recherches sur la socialisation politique et la mesure
de la compétence politique41 (partie III).
40 Norman H. Nie, Sidney Verba, John R. Petrocik, The Changing American Voter, Cambrigde, Mass ; London, Harvard University Press, 1976 ; CEVIPOF, Daniel Boy, Nona Mayer (dir.), L’électeur français en questions, Presses de la FNSP, 1990 41 Alfredo Joignant, « Pour une sociologie cognitive de la compétence politique », Politix, vol. 17, n°65, 2004, p. 148‐173
28
Partie I : Des manuels scolaires et leur étude reflétant la société
postcoloniale
De nombreux travaux se sont consacrés à étudier la problématique des inégalités
liées à l’origine géographique, ethnique ou sociale, et ce, en particulier dans le champ
scolaire. Considéré comme le temple de l’égalitarisme républicain, celui‐ci a été mis à
mal depuis les années 1960, avec les travaux de Bourdieu et Passeron portant sur la
reproduction sociale à travers l’Ecole42. Par la suite, les recherches de Marie Duru‐
Bellat43, Agnès Van Zanten44, Françoise Lorcerie45 et Fabrice Dhume46 notamment, se
sont penchées sur les discriminations présentes en milieu scolaire, en insistant sur le
caractère racial de celles‐ci. Puis, à la croisée de la sociologie politique, de l’histoire et
des recherches didactiques en sciences de l’éducation est apparue une littérature qui se
penche sur l’évolution des enseignements, tant sur la méthode que sur les contenus.
L’analyse systématique des manuels scolaires, sur les traces d’Alain Choppin47, permet
de mettre en perspective ces enseignements, en comparant les auteurs et les éditions.
Le manuel scolaire est considéré comme un reflet de la société qui l’a produit et
des préoccupations propres à son temps. Il fige l’état des savoirs selon l’orientation
politique de ses concepteurs, en fonction des programmes scolaires d’abord, puis des
lignes éditoriales et des choix propres à chaque équipe de rédaction. Comme l’a montré
Françoise Lantheaume dans ses travaux48, la conception des manuels d’histoire‐
42 Pierre Bourdieu, Jean‐Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Éditions de Minuit, 1964 ; La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Éditions de Minuit, 1970 43 Marie Duru‐Bellat, Les inégalités sociales à l’école, PUF, 2002 44 Agnès Van Zanten, L’école de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue, PUF, 2001 45 Françoise Lorcerie (dir.), L’école et le défi ethnique, approche cognitive et politique des processus ethniques, ESF & INRP, 2003, 46 Fabrice Dhume, Racisme, antisémitisme et « communautarisme » ? L’école à l’épreuve des faits, L’Harmattan, 2007 47 Alain Choppin, Les Manuels scolaires, histoire et actualité, Hachette Éducation, 1992 48 Françoise Lantheaume, L’enseignement de l’histoire de la colonisation et de la décolonisation de l’Algérie depuis les années trente : Étatnation, identité nationale, critique et valeurs. Essai de sociologie du curriculum, thèse de doctorat, EHESS, 2002 ; « Manuels d’histoire et colonisation.
29
géographie a vu des transformations au cours du siècle, passant de l’ouvrage portant les
idées de son auteur, à un patchwork consensuel de points de vue présentés comme
équivalents. Elle met en évidence aujourd’hui la formation d’un réseau d’acteurs, où se
recoupent l’univers éditorial et celui des jurys de concours, mais aussi le milieu des
formateurs et celui des inspecteurs, contribuant à une « homogénéisation des
approches, des discours et des dispositifs textuels ». De plus, elle dénonce l’enjeu
économique majeur des manuels pour le secteur de l’édition, et la logique
concurrentielle de marketing en découlant, qui incite les éditeurs et les auteurs à une
approche de type consensuel.
Cependant, le contenu des manuels scolaires semble être devenu un réel objet
d’intérêts, tant du point de vue des institutions que des chercheurs. Il suscite
controverses et débats, cristallisant les enjeux autour des contenus d’enseignement.
Ainsi, la Haute Autorité pour la Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité, après
avoir rendu son rapport portant sur les manuels scolaires, préconise la création d’une
institution chargée de vérifier la conformité des manuels édités aux recommandations
en termes de lutte contre les discriminations et la reproduction des stéréotypes49.
Pourtant, la manière d’aborder ces objets sociaux, ainsi que les conclusions qui en
sont tirées, diffèrent notablement d’un chercheur à un autre. En particulier concernant
les sujets « sensibles » que nous traitons dans ce mémoire, regroupés sous leur
dénominateur commun lié à la colonisation – le continent africain – l’enjeu des savoirs
produits en devient politique. Ainsi, les manières de traiter l’objet sont largement
tributaires du type de commande et de l’espace de publication, perpétuant un certain
ordre postcolonial.
Nous verrons d’abord quelles sont les institutions mises en place depuis la
Seconde Guerre mondiale et plus particulièrement au cours de ces dernières années,
avec l’apparition de ces questions sensibles sur la scène médiatique et politique. Nous
présenterons avec elles certains de leurs travaux portant sur l’enseignement de
Les forces et faiblesses de la polyphonie de l’auteur‐réseau, ses effets sur la formation de l’esprit critique », Lidil, n°35, « Figures de l'auteur en didactique », 2007 49 Cf. dossier de presse sur le site : http://www.halde.fr/Etude‐sur‐les‐stereotypes‐dans‐les,12608.html
30
l’esclavage, de la colonisation, des décolonisations, de l’immigration et sur les
discriminations.
Puis dans un deuxième temps nous présenterons les recherches scientifiques
issues des champs de la sociologie, de la science politique et des sciences de l’éducation,
parfois aux croisements de ceux‐ci. Les travaux les plus pertinents que nous ayons
recensés ont été publiés très récemment dans des revues marginales dans le champ
scientifique. Leurs objets se déclinent plutôt sous les termes d’altérité,
d’ethnocentrisme, d’images et de représentations.
1. Des institutions récentes pour une prise en charge consensuelle
Lointain héritier du Musée pédagogique fondé en 1879, l’Institut National de
Recherche Pédagogique (INRP) connaît après la Seconde Guerre mondiale une forte
expansion liée à l’accroissement du secteur éducatif. Il est alors chargé de la
documentation pédagogique (qui sera confiée en 1977 au Centre National de
Documentation Pédagogique – CNDP), mais aussi du perfectionnement et de la
distribution des moyens d’enseignement, dans cette période de modernisation.
Différentes réformes permettent de le décharger progressivement de certaines de ses
missions afin qu’il deviennent un institut exclusivement centré sur la recherche et la
formation. Il dispose d’une image de marque d’organisme de recherche appliquée, mais
il est concurrencé par les laboratoires du CNRS et des centres universitaires, dont les
modes de fonctionnements sont propres au champ scientifique. A contrario, les
chercheurs de l’INRP sont soit détachés de leurs fonctions habituelles dans l’Éducation
nationale (enseignants ou formateurs), soit associés, en poste dans des établissements
du premier et du second degré. Cette composition implique à la fois un manque de
légitimité par rapport au reste de la communauté scientifique, en même temps qu’une
dimension originale par l’implication des acteurs de terrain.
31
1.1. Un appareil d’Etat de recherche
Placé sous la tutelle des Ministères de l’Education nationale et de l’Enseignement
supérieur et de la Recherche, l’INRP peut valider certaines innovations dans le système
éducatif, en même temps qu’il est chargé de valoriser les travaux de la communauté
scientifique. Composé de 4 Unités mixtes de recherche (UMR, associées à des centres de
recherche universitaires, ENS ou CNRS), de 5 équipes sur projet, et d’un centre
spécialisé sur l’éducation prioritaire, il publie des travaux touchant presque tous les
aspects de l’éducation. L’un des projets qui nous intéresse le plus ici est basé à Lyon,
sous la direction de Nicole Allieu‐Mary, il s’agit de l’ECEHG (Enjeux Contemporains de
l’Enseignement de l’Histoire‐Géographie). L’origine de cette équipe semble provenir
d’une création ad hoc en 2006, regroupant des chercheurs travaillant sur les questions
didactiques générales en histoire‐géographie, d’autres dont les travaux portent sur la
problématique histoire‐mémoire, mais aussi une mission centrée sur l’identité
européenne et l’enseignement de l’Europe.
Or, si nous étudions les productions de cette équipe, force est de constater
qu’elles n’abordent les thématiques qui nous occupent que du point de vue dominant,
sans remettre en cause les présupposés de la recherche, ou devrais‐je dire, de la
commande. Le point de vue est celui de membres du corps enseignant, formés à la
recherche sous l’axe de la didactique, en tenant compte des évolutions les plus récentes
en ce domaine. Mais le traitement n’a rien de politique, et consiste au mieux en un
travail rigoureux d’observation et de description des outils et des pratiques
enseignantes. Ces études se révèlent utiles pour dresser un bilan d’une thématique au
sein des programmes scolaires ou des manuels, ou pour dévoiler les pratiques cachées
au regard des profanes, isolées dans la « boîte noire » scolaire. Pourtant, elles ne
satisfont pas les questionnements fondés sur une analyse préalable du réel, en
particulier les questionnements relatifs aux héritages coloniaux présents dans la société
française.
Ainsi, une intervention de Nicole Allieu‐Mary révèle cet angle d’analyse, au sujet
de l’enseignement relatif à l’Europe50. Elle n’interroge en aucun cas la pertinence de la
50 Nicole Allieu‐Mary, « Les enseignants d’histoire‐géographie en France : agents ou ”acteurs” de la construction d’une identité et d’une citoyenneté européennes ? », Assises de Poitiers 2008, « Vivre l’Europe : enjeux citoyens et éducatifs »
32
transmission d’un sentiment d’appartenance européen dans l’enseignement d’histoire‐
géographie, puisque cela fait partie des programmes et que ceux‐ci commandent. Elle se
place ainsi d’un point de vue interne à l’institution, et ne peut remettre en cause ses pré‐
notions, comme l’exige la méthodologie durkheimienne. De même, un de ses outils de
mesure de l’adhésion à l’Europe est constitué par un vote positif au référendum sur le
Traité Constitutionnel Européen en 2005, ce qui dénote une représentation normée du
politique, sans recul critique concernant les motivations des acteurs.
1.2. Des voix discordantes
À l’inverse, l’enseignante associée en 2006‐2007 pour des travaux portant sur la
place de l’esclavage dans les programmes scolaires, auteure également d’un compte‐
rendu de lecture sur le même sujet, Anne‐Catherine Porte, n’apparaît pas dans
l’organigramme de l’ECEHG, ce qui laisse supposer qu’elle ne fait plus partie de l’équipe.
Cela ne semble pas surprenant à la lecture de son rapport51. Celui‐ci, après un
recensement des mentions sur l’esclavage dans les programmes scolaires de 1997 et
2002, pour le primaire, le secondaire et l’enseignement professionnel, s’autorise une
analyse critique.
Le premier constat est celui d’une absence globale, malgré quelques progrès sur
les programmes les plus récents. Ainsi, en primaire, ils recensent des mentions explicites
et des personnages à étudier (« esclaves des plantations », Victor Schœlcher). Pour le
collège, ils ne relèvent aucune mention explicite, sauf dans l’adaptation pour les
Départements d’Outre‐Mer publiée en 2000. De même, au lycée, l’esclavage est abordé
en 2nde avec Athènes et sur le thème « la révolution et les expériences politiques en
France jusqu’en 1851 », et il est décliné pour les DOM avec un approfondissement
concernant les régions concernées (en 2004). Pour l’enseignement professionnel, les
programmes divers publiés entre 2002 et 2006 ne font aucune mention de l’esclavage.
L’équipe d’Anne‐Catherine Porte étudie également les diverses instructions officielles
publiées depuis la loi Taubira en 2001 : circulaires officielles (2005), notes de service
(2005 et 2006) et textes de la Direction générale de l’Enseignement scolaire (2006). Ce
51 Anne‐Catherine Porte (coord.), B.Falaize, A. Hours, S. Ledoux et C. Pousse, L’esclavage dans les programmes scolaires, INRP, 2006
33
dernier document, présenté comme le plus important à ce jour sur le sujet dans la
littérature officielle, n’a pourtant pas la même valeur juridique que les précédents. Il
constitue un corpus de propositions pour les enseignants, sans être impératif.
Les conclusions de cette étude attaquent directement les instances officielles, en
refusant de se contenter des efforts accomplis entre 1997 et 2002, attribués aux débats
ayant eu lieu dans l’espace public. Anne‐Catherine Porte accuse les programmes de
rester franco‐centrés et de ne pas proposer de réflexion sur l’ensemble de l’esclavage,
réservant ce sujet aux élèves censés en être issus (avec les adaptations locales dans les
DOM). Plus encore, Anne‐Catherine Porte critique l’entrée de la thématique par le biais
de la mémoire, inférant ainsi directement dans les controverses politiques
contemporaines. Elle met à jour les stratégies gouvernementales, rappelant la situation
de la date de la première journée de commémoration de l’esclavage dans le calendrier
des textes officiels52. En finissant son rapport par cette touche explosive, elle achève de
nous convaincre que sa contribution ne pouvait être la bienvenue au sein de l’INRP :
« Ainsi, l’accélération de la publication des textes14 fait apparaître une ambivalence.
S’agit‐il ici de donner du sens, de “ refroidir ” cette histoire en mettant à distance ce
passé douloureux ou de répondre aux débats publics ou même de satisfaire des
groupes de communautés mémorielles ? S’agit‐il de favoriser la transmission d'un savoir historique en construction ou d’utiliser l’histoire enseignée pour réduire
certaines fractures de l’identité nationale ? »53
1.3. Premières études prospectives sur des sujets apparus comme sensibles
Au printemps 2000, une équipe pluridisciplinaire de l’Académie de Versailles
composée d’enseignants du primaire, du secondaire et du supérieur, répond à un appel à
coopération de l’INRP. Dans le cadre du pôle 4, « questions scolaires, enjeux
philosophiques et de société », disparu aujourd’hui, l’INRP avait proposé un sujet intitulé
52 Anne‐Catherine Porte, op. cité, note de bas de page n°14, p. 8 : « En effet, la loi Taubira date du 21 mai 2001, les programmes du primaire datent de février 2002, la première journée de commémoration pour “ honorer le souvenir des esclaves et commémorer l’abolition de l’esclavage ” a eu lieu le 10 mai 2006 tandis que le 6 mai 2006, la Direction générale à l’enseignement scolaire publiait son rapport sur “ l’esclavage dans les programmes scolaires ”, sous la forme parfois d’une justification recherchant ce qui implicitement pouvait conduire les enseignants à aborder cette question en classe. » 53 Anne‐Catherine Porte et al., op. cité, p. 9
34
« mémoire et histoire : comment enseigner les refoulés du temps présent ? ». Inscrite
dans la sphère du questionnement philosophique, cette problématique regardait
pourtant en priorité l’enseignement de l’histoire, en particulier l’histoire récente.
L’équipe de Versailles ayant répondu à l’appel se composait d’enseignants de
philosophie, d’histoire, de sciences de l’éducation, et de professeurs des écoles ou de
maîtres de conférence en IUFM.
Après 3 ans de recherche, ce travail aboutit à la publication d’un rapport
interne54 qui ouvre la voie à d’autres travaux du même ordre et amorce des carrières. En
particulier on peut noter la présence sur toutes les publications de l’INRP dont nous
allons parler dorénavant, d’un enseignant détaché en 2006 à l’ECEHG, Benoît Falaize.
Agrégé d’histoire et diplômé en sociologie politique à Paris 1, Falaize a été formateur à
l’IUFM de Versailles avant d’être détaché comme chargé de mission à l’ECEHG. Si ses
travaux à l’INRP et ses interventions médiatiques (Le Monde diplomatique, le café
pédagogique, diverses conférences…) apportent une dimension qualitative importante à
l’étude de l’enseignement, les outils de recherche sociologique ne lui semblent pas
familiers. En particulier la mise à distance des pré‐notions et l’analyse des motivations
des acteurs manquent à ses travaux. Cette critique se fond avec le constat d’une
recherche commandée par le politique, à travers ces institutions récemment créées par
le haut.
Ainsi, l’équipe de Versailles propose d’étudier deux évènements majeurs du XXe
siècle, à savoir la Shoah et les décolonisations, et la manière dont elles sont traitées dans
l’enseignement primaire, secondaire et professionnel, dans 3 principales disciplines
(français, philosophie, histoire). L’hypothèse de départ était que cet enseignement était
perturbé par l’influence des questions émotionnelles et mémorielles, voire identitaires,
qui pouvaient traverser à la fois le débat public, mais aussi le quotidien des enseignants
ou des élèves. L’idée de l’équipe de Versailles était de mettre en évidence cette
interférence de la mémoire dans l’histoire, comme le suggérait l’intitulé de l’appel à
contributions. Elle a de ce fait assimilé l’intervention de l’émotivité dans l’enseignement
comme un facteur de dénaturation de ce que devrait être l’enseignement de l’histoire,
54 Laurence Corbel, Jean‐Pierre Costet, Benoît Falaize, Alexandre Méricskay, Krystel Mut, Entre mémoire et savoir : L'enseignement de la shoah et des guerres de décolonisation, Rapport de recherche de l'équipe de l'académie de Versailles, 2003
35
perpétuant ainsi la tradition objectiviste et neutraliste propre à la fois à l’écriture de
l’histoire, mais aussi à l’enseignement en France. Or ce postulat nous semble dès le
départ discutable, dans la mesure où l’on ne peut nier les influences politiques,
culturelles et sociales qui nous amènent à réfléchir et à écrire l’histoire, a fortiori à
l’enseigner. L’illusion objectiviste d’une construction nationale homogène à travers
l’éducation est adoptée sans déconstruction par l’équipe de Versailles. Dans cette
logique, l’Etat est appelé à nouveau à définir l’histoire objective et nationale et à la
diffuser à travers son monopole éducatif.
Dans cette étude, les auteurs semblent se satisfaire de la place respectivement
accordée dans les programmes et les manuels à ces deux sujets par eux choisis, mais non
pas de la manière dont les enseignants les traitent dans leurs salles de classe. Ils
réutilisent ainsi une problématique classique en sciences de l’éducation, à savoir l’écart
entre le curriculum prescrit et le curriculum réel. Le rapport montre la place privilégiée
de l’enseignement de la Shoah, puis insiste sans préavis sur l’enseignement de la guerre
d’Algérie, alors que l’étude partait sur l’ensemble des guerres de décolonisation –
focalisation particulièrement spécifique à la nation française. Tout en louant les efforts
accomplis par les programmes scolaires, l’équipe de Versailles insiste sur la nécessité de
formation initiale et continue des enseignants. En conclusion de ce rapport, les auteurs
remarquent le flou lexical chez les enseignants lorsqu’il s’agit de désigner les élèves dont
ils parlent :
« immigrés », « maghrébins », « élèves arabes », « élèves musulmans », « élèves
d’origine arabe », « élèves d’origine maghrébine », « enfants de la seconde
génération »… le flou et le nombre de désignations différentes, parfois au sein du
même entretien, nous a semblé révéler quelque chose de plus profond qu’une
simple hésitation lexicale.55
En notant cette difficulté des enseignants, l’équipe de Versailles touche du doigt
l’analyse des représentations des enseignants qui fera l’objet de notre mémoire.
Suite à cette recherche, les auteurs proposent de s’intéresser au sujet le moins
abordé dans l’enseignement, à savoir la partie concernant les guerres de décolonisation.
55 Laurence Corbel et al., op. cité, p. 67
36
Dans le double contexte d’ébullition autour de l’article de loi controversé sur le rôle
positif de la colonisation, et d’élaboration des nouveaux programmes scolaires, une
équipe de l’ECEHG tente de mettre en évidence la place de l’enseignement relatif à la
colonisation et à la décolonisation. Les études succinctes dont nous disposons sont de
moindre importance quantitative que celle de Versailles, et ne sont pas datées, si ce n’est
grâce à la documentation citée.
Il s’agit d’une étude des programmes de 1995 et 2002 du cycle 3 de l’école
primaire, et d’une analyse des manuels correspondants56. Dans le premier rapport, les
auteurs font une analyse descriptive des programmes de 1995 et 2002, en relevant les
points faisant appel aux colonisations et aux décolonisations au sens large. Ils constatent
qu’en 1995 les programmes manquent cruellement de références à ces évènements,
mais ils semblent se satisfaire des évolutions des nouveaux programmes de 2002. En
effet, les programmes de 2002 mentionnent explicitement l’enseignement du fait
colonial au cycle 3, chose qui n’existait pas en 1995. Pourtant, la simple mention
explicite du fait colonial ne paraît être qu’un présupposé nécessaire dans les
programmes, et n’indique en rien les orientations politiques de cet enseignement. Le
rapport traitant des programmes scolaires fait preuve d’un consensualisme flagrant,
légitimant les positions gouvernementales.
Concernant les manuels, les auteurs étudient les éditions publiées entre 1996 et
2007 (date probable de l’étude). Ils notent que les manuels intègrent progressivement
au cours de cette période, non seulement les préconisations officielles précédemment
évoquées, mais également les avancées de la recherche, en particulier au sujet de la
guerre d’Algérie. Cette évolution correspondante à l’air du temps ne satisfait pourtant
pas la nécessité d’un enseignement critique sur l’histoire nationale. En effet, les auteurs
du rapport notent eux‐mêmes la présence d’un regard ethno centré et de commentaires
colonialistes dans les manuels, avec des images stéréotypées et une insistance
disproportionnée sur les rapatriés de la guerre d’Algérie. Malgré ces constats, le rapport
56 Anne‐Marie Benhayoun et Gilles Boyer (coord.), Benoit Falaize, Colonisation et décolonisation dans les programmes de l’école primaire (19952002), cycle 3, cycle des approfondissements : CE2, CM1, CM2, INRP et Gilles Boyer (coord.), Anne‐Marie Benhayoun, Carine Eizlini et Benoît Falaize, La colonisation et la décolonisation dans les manuels de l’Ecole primaire 19962007, Ministère de l’Education Nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, INRP
37
s’achève par une conclusion favorable concernant les évolutions des manuels au cours
de la décennie étudiée, dans une logique consensuelle à peine voilée.
Du point de vue purement méthodologique, l’étude est essentiellement
descriptive et ne propose que quelques remarques analytiques en guise de conclusion,
sans problématisation de fond. D’autre part, l’un des auteurs du rapport, à savoir Benoît
Falaize, a participé à l’écriture d’un des manuels étudiés57, ce qui ne plaide pas en faveur
de la distance critique du chercheur face à son objet, dite neutralité axiologique.
D’autant plus que cette proximité n’est nullement précisée, et l’ouvrage en question n’est
l’objet d’aucune critique au regard du thème étudié.
Si l’équipe de Versailles était consciente des difficultés de distanciation critique
du fait de la position de ses membres, issus du corps enseignant, les auteurs de l’INRP
chargés de cette étude sur les colonisations/décolonisations ne sont pas revenus sur ce
point. Ils ont au contraire éludé cet aspect, pour proposer une vision consensuelle de
l’enseignement, et finalement imposer une légitimation des décisions gouvernementales
du moment. Face aux critiques concernant la transmission historique officielle, le
rapport commence par insister sur la mention du fait colonial dans les prescriptions
depuis les débuts de la IIIe République, sans être interpelé par le contenu idéologique de
celles‐ci. Ce rapport dénote un refus d’analyse critique propre aux institutions étatiques,
dans une volonté de désamorcer les questions apparues comme sensibles dans le débat
public.
1.4. Une étude politique de taille commandée par la CNHI
La Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration (CNHI), officiellement créée en
juillet 2004 par le Premier ministre Jean‐Pierre Raffarin, ouvre ses portes au public en
juin 2007. Entre‐temps, des projets se sont mis en place, notamment le lancement d’une
étude concernant l’enseignement de l’histoire de l’immigration, avec la collaboration de
l’INRP. Cette étude, confiée à l’ECEHG et dirigée par Benoît Falaize, dure deux ans et
conduit à la publication d’un rapport d’enquête publié en interne octobre 2007, puis
édité pour le grand public en 2009 par le couple INRP / CNHI.
57 Jean Hébrard, Benoît Falaize, Nouchka Cauwet, Les savoirs de l’Ecole, Hachette, 2002
38
Organes de recherche et de diffusion des savoirs contrôlés par le gouvernement,
ces deux institutions s’accommodent des présupposés nationalistes inscrit dans
l’impensé national français, même s’ils engagent des travaux jusqu’à présent
inaccomplis en ce domaine. En effet, si la revue électronique conséquente, Actes de
l’Histoire de l’Immigration (AHI), hébergée par la revue d’histoire Clio, propose depuis
1999 un espace de partage et d’informations pour les chercheurs et les enseignants,
l’étude de l’enseignement de l’histoire de l’immigration n’a pas été entamée. Et pour
cause, on peut s’interroger sur l’opportunité d’un enseignement de l’histoire de
l’immigration, c’est‐à‐dire encore une fois d’une histoire de l’intrusion, du point de vue
national. Les concepteurs du projet de musée avaient bien évoqué l’idée d’un musée des
migrations, et d’une histoire mondiale des migrations, au‐delà des focalisations
nationales et de l’occultation des migrations régionales. Pourtant, dans le contexte
actuel, c’est bien le concept couplé d’immigration et d’identité nationale qui a été retenu
pour désigner le ministère en charge de la Cité.
Quoi qu’il en soit, une première intervention de Falaize permet de cerner tous les
points des programmes scolaires d’histoire, géographie et éducation civique, du
primaire au secondaire, qui pourraient donner lieu à des développements sur l’histoire
de l’immigration en France58. Il relève ainsi qu’au primaire il est simplement conseillé de
partir de l’expérience des élèves pour aborder les diversités. Au niveau du collège, le
mot « immigration » n’est mentionné qu’à un seul moment du programme d’éducation
civique, en 6e, lorsque dans le chapitre « les droits et les devoirs de la personne » est
abordé le thème de la citoyenneté et de la nationalité, avec notamment une fiche
consacrée à « la nationalité, dimension de l’identité personnelle ». En 4e et en 3e, dans les
programmes de géographie sur la France et le monde, une place est faite aux flux
migratoires. De la même manière, les programmes de lycées insistent sur les flux
internationaux et la citoyenneté, à l’exception notable de la 1ère STG (Sciences et
Techniques de Gestion), où une entrée sur « immigration et immigrants » est proposée
en 2005. Ce relevé minutieux dans les prescriptions officielles a été utilisé par la suite
58 Benoit Falaize, Présentation de la place de l’histoire de l’immigration dans les programmes scolaires en histoire, géographie et éducation civique, Document préparatoire à la journée académique du 29 mars 2006, co‐organisée par le Rectorat de l’académie de Créteil et la Cité nationale d’histoire de l’immigration
39
par d’autres chercheurs pour analyser les points des programmes concernés, dans les
manuels ou dans les classes.
Au cours de cette recherche commandée par la CNHI, nombre de discussions ont
eu lieu, entre les deux instituts chargés de l’enquête (INRP et CNHI), mais aussi avec le
Rectorat de l’Académie de Créteil, dont la direction était proche du projet. Ainsi, en
2006, Falaize publie déjà un premier article de sa recherche sur l’histoire de
l’immigration59, dans la revue du Rectorat de Créteil. Il s’inspire de la lecture des travaux
d’Abdelmalek Sayad pour montrer la nécessité de valoriser des jeunes issus de
l’immigration, qui sont un peu rapidement, nous semble‐t‐il, qualifiés d’ « élèves de
banlieue ». Il insiste sur les évolutions de l’histoire nationale « remise en cause par ses
marges », mais n’interroge pas l’idée d’histoire centrée sur le national, contrairement à
Suzanne Citron – qui est pourtant largement citée dans le rapport final60 – ce sur quoi
nous reviendrons par la suite.
Aboutissant les recherches de deux années complètes dédiées à l’observation et
l’analyse de l’enseignement de l’histoire de l’immigration dans les classes, le rapport
d’enquête est finalisé par l’ECEHG en 200761. Il repose sur une étude quantitative
composée de 49 entretiens semi‐directifs de 20 à 40 minutes en face‐à‐face ou par
téléphone avec des enseignants du primaire, du secondaire et de l’enseignement
technologique. Une deuxième partie qualitative est composé de prises de notes sur des
situations de classes inscrites dans des projets mis en œuvre dans le cadre institutionnel
et repérés par l’Education nationale (CNHI, Académie de Créteil…). Un troisième volet
qualitatif plus systématique est élaboré à partir du suivi sur 2 ans des travaux du groupe
de réflexion et de pratiques pédagogiques, mis en place au sein du département
éducation de la CNHI, en vue de l’élaboration de séquences pédagogiques de type
ordinaire. A ce suivi s’ajoutent quelques observations de classe quand c’était possible.
Par ailleurs, le corpus s’est élargi de démarches pédagogiques innovantes ou
répertoriées comme telles par la CNHI et le CRDP (Centre régional de Documentation 59 Benoit Falaize, « L'histoire de l’immigration dans les classes, entre reconnaissance politique et estime de soi », Education et Management, SCEREN ‐ CRDP Créteil, n°31, mai 2006 60 Suzanne Citron, Enseigner l’histoire aujourd’hui, Editions ouvrières, Paris, 1984 et Le Mythe national. L’histoire de France en question, Les éditions ouvrières / Etudes et documentation internationales, Paris, 1987 61 Benoit Falaize (dir), Olivier Absalon et Pascal Mériaux, L’enseignement de l’histoire de l’immigration à l’école, INRP, Enjeux contemporains de l’enseignement de l’histoire‐géographie (ECEHG), octobre 2007
40
pédagogique) de Créteil, en vue de la diffusion d’un DVD pédagogique. Plusieurs projets
pluridisciplinaires ont été élaborés et pratiqués en classe, dont 25 démarches
pédagogiques ont été analysées dans leur déroulement didactique.
La particularité de ce rapport est d’être une prospection dans un domaine
inexistant de l’enseignement, ce qui implique différents points. D’abord, cette recherche
se distingue des analyses traditionnelles en sciences de l’éducation, en cela qu’elle ne
peut comparer le curriculum réel au curriculum prescrit, étant donné l’absence de
prescription. Le rapport cherche donc d’abord à faire un état des lieux de l’existant en ce
domaine, à travers le relevé des opportunités dans les programmes scolaires, premier
pas de l’étude, puis à travers une analyse descriptive des pratiques concrètes recensées.
Ces limites sont mentionnées par l’équipe de rédaction. Une chose qu’elle ne relève pas
pourtant, c’est la faiblesse de l’échantillon qualitatif, dans la mesure où les situations
observées sont recrutées sur la base du catalogue institutionnel, et ne laissent donc pas
de place aux pratiques plus cachées. La dépendance des chercheurs aux institutions
commanditaires, à savoir la CNHI et l’INRP, explique cette absence de recul critique par
rapport à la sélection des sources.
Les conclusions du rapport enfoncent certaines portes ouvertes, comme de
remarquer que l’enseignement relatif à l’histoire de l’immigration se fait à la marge des
programmes, dans des projets souvent pluridisciplinaires qui échappent à l’ordinaire
des classes. Leur deuxième point central réside dans la critique de la confusion entre
histoire et mémoire, reprenant le thème de l’étude menée précédemment par l’équipe
de Versailles, et en particulier ici, le « présentisme » de cet enseignement. L’histoire de
l’immigration est abordée concrètement comme une question plus sociale qu’historique,
et liée pour les enseignants à la gestion effective de leurs classes. Ils tendent à utiliser
ainsi les histoires personnelles de leurs élèves comme pédagogie, en une sorte de
« réhabilitation symbolique ». De la même manière, en éducation civique, c’est « la loi du
sport » qui permet de valoriser les immigrés dans la communauté nationale, employant
un vecteur familier aux élèves. Pour l’équipe de l’ECEHG, il s’agit d’une « logique
d’intégration et d’exclusion », au nom d’un « ici et maintenant », qui conduit à une forme
de « stigmatisation positive », inadéquate à leurs yeux.
En effet, le rapport considère que les évènements historiques comme la
colonisation ne sont abordés que du point de vue d’une mémoire traumatique, et que
41
lors de ces enseignements, les rapports scolaires et sociaux sont cristallisés en une
dualité symbolique. Le « nous », collectif de la communauté éducative et nationale, se
distinguant du « eux », réification de l’identité supposée des élèves. Ces remarques sont
extrêmement pertinentes, insistant sur le caractère explicatif de la situation coloniale,
trop rarement approfondie avec les élèves, mais aussi sur la complexité des
identifications des élèves, bien trop souvent figées par les représentations médiatiques.
Alors que les intentions des enseignants sont souvent bienveillantes, le rapport soulève
la question d’un « impensé de l’histoire migratoire en France, qui concerne la nation
elle‐même, et fait de l’Autre irréductible une figure équivoque ». Les auteurs plaident
finalement en faveur de la construction d’un « nous » collectif sur une histoire longue,
plutôt que de l’insistance sur les « autres ».
Cependant, si ces réflexions semblent proposer un enseignement réellement
critique de l’histoire de l’immigration, bien que toujours centré sur une construction
nationale, elles restent paradoxales, et ce pour deux raisons. D’une part, d’un point de
vue purement pédagogique, les évolutions récentes conseillent de rapprocher les
contenus des enseignements des élèves, et bien souvent de partir de ce qu’ils savent.
Ainsi, la méthode adoptée par nombre d’enseignants pour traiter de l’immigration ne se
distingue pas des autres enseignements. D’autre part, d’un point de vue pratique, les
critiques de l’équipe de l’ECEHG ne cadrent pas avec ce qui est proposé par la CNHI. En
effet, si les enseignants mentionnent l’absence de musée ou d’espace de travail
concernant la question migratoire, manque que la Cité vise à combler, la conception du
musée repose sur les mêmes bases que les enseignements vilipendés. A savoir les
témoignages personnels qui foisonnent sur une superficie réduite, avec une « galerie des
dons » explicitement dédiée aux objets personnels des impersonnels, et les expressions
artistiques liées au vécu migratoire. Les espaces publics culturels et de réflexion ne
proposant pas d’autre approche, il semble un peu présomptueux de condamner le
travail de bricolage qu’ont engagé des enseignants jusqu’à présent démunis d’outils.
Pourtant, cette incohérence pratique ne révèle pas une divergence de points de
vue entre l’ECEHG et la CNHI, dont le travail est valorisé par le rapport. En effet,
reprenant le concept du « nous » à développer, les auteurs écrivent :
« Dans un contexte ou les discours sur les immigrés s’affirment avec un « eux »
parfois agressif dans son expression politique, Suzanne Citron définit un « nous »
42
collectif et national, image différente de la nation, démythifiée et proche des
préoccupations actuelles de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. »62
Tout en félicitant le travail de la CNHI, les auteurs s’appuient sur une vision déformée de
l’approche de Suzanne Citron, comme nous l’avions relevé plus haut. En effet, en 2004,
Citron écrivait, condamnant ainsi le projet de la CNHI :
« L’ajout de l’histoire des immigrations à l’ancien schéma non révisé ne construirait
pas une « nouvelle histoire » sans révision du legs de la mémoire gauloise imposée
aux petits Provençaux, Basques, Bretons, Alsaciens, Corses, Antillais en même temps
qu’aux enfants d’immigrés italiens, espagnols, juifs. La révolution éthique et
historiographique rêvée par Gérard Noiriel n’aboutirait qu’à un flop. »63
Certes l’idée d’une dénationalisation devrait passer par une réflexion sur les migrations
qui ont traversé l’histoire de l’humanité, mais le projet de la CNHI, focalisé sur une re‐
construction nationale – particulièrement hostile à l’immigration64 – ne semble pas en
mesure de se défaire des écueils des représentations précédentes.
Cette enquête menée de concert par l’INRP et la CNHI a le mérite d’aborder un
sujet sensible et encore peu exploré par le champ scientifique, et de nous permettre
d’avoir un premier matériel de travail sur la question de l’enseignement de l’histoire de
l’immigration en France, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Pourtant, le rapport
final ne parvient à se défaire de présupposés nationalistes et postcoloniaux latents.
L’origine politique des institutions qui le commandent contribue sans doute à renforcer
le consensualisme de ses analyses.
1.5. Le rapport de la HALDE, un outil d’appel médiatique, peu exploité sur le plan
méthodologique
En février 2007, la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour
l’égalité (HALDE), lance un appel d’offre en vue d’une « étude sur la place des
stéréotypes et des discriminations dans les manuels scolaires ». Créée par la loi du 30
62 Benoit Falaize et al., op. cité, p. 14 63 Suzanne Citron, « Dénationaliser l’histoire de France », Libération, 30 décembre 2004, disponible en ligne, URL : http://www.ldh‐toulon.net/spip.php?article460. 64 Du fait de son rattachement au ministère du même nom (cf. introduction).
43
décembre 2004, la HALDE est une autorité administrative indépendante de nature
collégiale, dont les 11 membres sont désignés par le Président de la République, le
Premier ministre, et d’autres présidents d’institutions étatiques. Son président actuel,
Louis Schweitzer, choisi par le Président de la République, énarque et inspecteur des
finances, a dirigé des grandes entreprises nationales comme Renault et occupé de
nombreuses fonctions sur la scène économique. Il diversifie ses actions en s’impliquant
dans le champ culturel et social, par la participation à des présidences ou conseils
d’administration en vue (festival d’Avignon, Musée du Quai Branly, Fondation nationale
des sciences politiques).
Les missions de la HALDE sont de garantir l’égalité à tous, en recevant les plaintes
et en agissant en justice, particulièrement dans les domaines du logement, de l’emploi,
de l’éducation, de l’accès aux services publics et aux biens et services. De plus, elle a une
action de sensibilisation et d’information, à travers des rapports d’étude et des guides de
bonnes pratiques, ainsi qu’un rôle de consultation et de recommandation auprès des
instances officielles. Du fait de sa composition et de la précarité des pouvoirs qui lui sont
alloués, elle reste une institution de façade pour le gouvernement, canalisant ainsi des
questions brûlantes dans le débat social. Ainsi, elle touche aux discriminations touchant
tous types de groupes sociaux, discriminations de genre, sexuelles, de générations,
d’origines géographiques ou ethniques supposées, ou bien liées à un handicap
personnel.
Aussi, la HALDE n’effectue pas directement les enquêtes qu’elle commande, mais
les délègue à des chercheurs. Dans le cas du rapport qui nous intéresse, une équipe
universitaire de Metz a répondu à l’appel d’offre et travaillé de juin 2007 à mars 2008
sur un rapport d’enquête rendu public65. Il s’agit d’une équipe pluridisciplinaire qui
mêle 3 approches de sciences sociales (juridique, cognitive et socio‐psychologique), et
étudie la place des stéréotypes et des discriminations dans les manuels scolaires pour
les 5 catégories dont s’occupe la HALDE (femmes, minorités visibles, handicapés,
65 Pascal Tisserant et Anne‐Lorraine Wagner (dir.), Place des stéréotypes et des discriminations dans les manuels scolaires, Rapport Final réalisé pour le compte de la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité, Université Paul Verlaine, Metz, 2008
44
homosexuels, personnes âgées). Outre les parties générales, nous nous intéresserons à
la partie concernant les « minorités visibles », selon la terminologie ainsi définie66.
Dans un premier temps, l’équipe de Metz s’attache à décrire ses termes d’analyse,
en définissant les supports utilisés, puis en s’attachant à l’aspect juridique du concept de
discrimination. Puis elle étudie l’impact des manuels scolaires, leur lecture, leur
structure et leurs champs sémantiques. Elle démontre ainsi que les manuels, outils
complexes construits autour d’exemples, ne sont pas utilisés par les élèves de façon
autonome. Enfin, elle aborde sa méthodologie d’enquête et ses résultats par catégorie.
L’étude s’appuie sur des données observées dans les manuels, mais également sur des
attitudes d’utilisateurs recueillies par entretiens et questionnaires auprès d’élèves et
d’enseignants. L’équipe de recherche a également consulté des professionnels de
l’édition et des acteurs associatifs ou représentatifs des catégories sociales retenues.
Une première critique vise les sources de l’enquête, qui sont peu fiables. En effet,
outre l’implication de professionnels de l’édition et d’acteurs de la lutte contre les
discriminations, dont les opinions sont nécessairement dépendantes de leur statut,
l’analyse même des manuels est sujette à caution. C’est une chose que d’étudier les
modalités de lecture et d’utilisation d’un manuel en consultant les enseignants, c’en est
une autre que d’utiliser leur avis sur les manuels comme source d’information et outil
d’analyse. Les enseignants deviennent alors dans cette recherche des enquêteurs à
moindre coût, alors que leur propre discours n’est à aucun moment mis à distance
critique.
L’équipe de Metz élabore un outil d’analyse original, inspiré des théories de
l’acculturation, qui constitue une grille de lecture intitulée MODEL (modèle d’ouverture
à la diversité et à l’égalité dans les livres). Son objectif est d’évaluer la présence
éventuelle de stéréotypes à l’aide de critères pré‐établis et de vérifier la conformité des
stéréotypes présents dans les manuels à ceux existants dans la société française, le
manuel en constituant une projection culturelle. L’utilisation du modèle allie donc
théoriquement des méthodes quantitatives et qualitatives d’enquête.
66 Pascal Tisserant et al., op. cité, p. 9 : « l’origine et/ou l’appartenance vraie ou supposée à une ethnie, une nation ou une race avec le cas des ‘’minorités visibles’’ et plus précisément celui des personnes noires et des personnes dont une caractéristique évoque une appartenance (réelle ou supposée) et/ou une origine de type maghrébin, d’Afrique du Nord »
45
Cet outil semble fort intéressant, c’est pourquoi nous allons en présenter les
principes. Il reprend le modèle d’acculturation interactive (MAI) de Bourhis et al.67,
initialement conçu pour mesurer les choix des personnes immigrées ou issues de
l’immigration en terme de rejet et conservation de leur culture d’origine et de la culture
dominante du pays d’accueil, ainsi que des attentes du groupe dominant vis‐à‐vis de ces
mêmes dimensions. L’équipe de Metz reprend le point de vue de la communauté
d’accueil et ses 6 orientations d’acculturation68, qui définissent un niveau global
d’ouverture à la diversité. Le MAI prévoit également les relations intergroupes induites
par la convergence ou la divergence des attitudes des groupes minoritaires et
majoritaires, menant à des discriminations lorsque ces relations sont conflictuelles.
L’objectif était donc de mesurer les stéréotypes dans les manuels afin de qualifier leur
tendance en termes d’ouverture à la diversité, selon une typologie détaillée offrant une
palette de nuances, au lieu de l’opposition dichotomique classique. Pour chaque critère,
l’équipe de Metz a transposé le MAI et définit des indicateurs de mesure typologiques,
puis les a appliqué à 7 disciplines (éducation civique, histoire‐géographie, français,
anglais, mathématiques, sciences de la vie et de la Terre et sciences économiques et
sociales).
Pourtant, si l’outil MODEL laissait présager une analyse fine et originale, les
résultats sont décevants. D’une part, comme nous l’avons mentionné plus haut, l’équipe
s’est contentée de recenser les opinions des enseignants, considérant leur degré de
satisfaction face aux manuels comme un indicateur de non discrimination. D’autre part,
on ne voit apparaître nulle part une utilisation rigoureuse du modèle sur les manuels,
pour chaque critère sélectionné. Alors qu’une telle analyse aurait pu mêler
67 R.Y. Bourhis, C.L. Moïse, S. Perreault, S. Sénécal, « Towards an Interactive Acculturation Model : A Social Psychological Approach », International Journal of Psychology, n°32, 1997, p. 369‐386 68 L’intégrationnisme, qui consiste à souhaiter que la minorité conserve sa culture d’origine tout en acquérant la culture d’accueil ‐ L’intégrationnismetransformation, qui consiste pour la majorité à modifier ses habitudes pour les adapter à celles de la minorité ‐ L’assimilationisme, où le groupe majoritaire souhaite que les immigrés abandonnent leur culture d’origine au profit de la culture d’accueil ‐ Le ségrégationnisme consiste en une volonté de maintient de la culture d’origine au détriment de la culture d’accueil ‐ L’exclusionnisme correspond à un positionnement contre l’immigration ‐ L’individualisme correspond à une indifférence vis‐à‐vis de l’appartenance des sujets des autres groupes, avec un intérêt porté aux caractéristiques personnelles
46
intelligemment le relevé quantitatif et les nuances qualitatives, les résultats ne sont pas
développés, du moins dans le rapport diffusé par la HALDE. La conclusion générale de
l’étude est de constater qu’en dépit de quelques absences ou de persistance de certains
stéréotypes, les manuels apparaissent globalement de plus en plus ouverts à la diversité.
Menée dans un temps réduit (et prévue à l’origine sur 6 mois), cette étude est
victime d’un manque de cadrage. Elle peine à définir son objet sous 3 angles différents,
pour finalement n’arriver qu’à des conclusions vagues qui reprennent les travaux
antérieurs en enfonçant des portes ouvertes, en particulier sur la question des minorités
visibles. Le rapport s’embourbe dans sa bibliographie certes très importante, et sa
méthodologie, certes très prometteuse, mais ne parvient réellement à présenter des
résultats neufs. En s’appuyant sur les opinions des enseignants, elle ne répond pas à la
question initialement posée, à savoir la présence concrète de stéréotypes discriminants
dans les manuels scolaires. Les exigences institutionnelles de la commande ont sans
doute encore une fois contribué à faire de ce travail un outil d’appel médiatique vide de
contenu.
2. Une littérature scientifique précise et critique, à la marge
Si les institutions prenant en charge les questions dites sensibles dans le débat
public ne procurent pas de réponses satisfaisantes en terme d’analyse critique, il n’en
est pas de même de certains travaux menés indépendamment par des chercheurs issus
des champs universitaires ou enseignants. En effet, les questions vives qui animent
notre recherche, regroupées autour des représentations de l’Afrique et des Africains,
sont interrogées et étudiées sous différents angles d’attaque. De la même manière que
dans les études que nous avons précédemment évoquées, les recherches portent
principalement sur les manuels scolaires, et parfois l’usage qui en est fait. Les disciplines
convoquées sont les sciences de l’éducation, la sociologie et la science politique, avec des
traitements quantitatifs et qualitatifs. Nous verrons quels sont les acteurs qui
s’approprient chaque espace pour publier leurs réflexions et leurs travaux.
47
2.1. Des enseignants et formateurs qui intègrent la scène publique de débat
De nombreux enseignants s’interrogent sur leurs pratiques de classes et les
moyens de les améliorer – en particulier les enseignants d’histoire‐géographie pour
notre sujet. Après quelques années d’enseignement, la voie de progression dans la
profession est le passage à la formation en IUFM ou la participation à l’écriture de
manuels scolaires. A ce moment‐là, ces enseignants sont nécessairement amenés à
questionner la pédagogie et les outils pédagogiques fournis par l’institution, voire même
à critiquer les instructions officielles. Les controverses qui agitent le monde enseignant
ces dernières années au sujet des réformes scolaires et les mouvements sociaux qui ont
eu lieu, en particulier depuis 2008, ne sont pas sans lien avec ce type de démarche. En
effet, les enseignants, confrontés chaque jour à des difficultés et à des réussites que le
monde politique et médiatique ne peut réellement appréhender, sont les premiers à
formuler des critiques et des recommandations au sujet de leurs pratiques. Ce sont les
premiers à souhaiter des espaces de discussion et de formation continue. Ce sont les
premiers à s’informer des avancées de la recherche dans les domaines qui les
passionnent et à innover en matière d’enseignement.
Il n’est donc pas surprenant de constater qu’en matière de questions
« sensibles », des enseignants d’histoire‐géographie soient présents dans notre corpus
bibliographique, comme des inspecteurs d’académie, des formateurs, des rédacteurs
d’ouvrages, des intervenants dans des colloques etc. Pourtant, ces interventions restent
souvent cantonnées au monde enseignant, et ne dépassent pas forcément les limites, au
mieux, du cadre associatif. Nous avons vu notamment dans la première partie l’exemple
de Benoît Falaize, qui a été happé par sa carrière en milieu institutionnel et reste peu
armé pour une enquête de type sociologique. En plus de ses publications
institutionnelles, Falaize a multiplié les interventions médiatiques et conférences,
diversifiant son spectre de diffusion.
Nous avons noté l’intervention publique médiatique d’un formateur de
l’Académie de Créteil, rédacteur de manuels, intervenant en colloques et membre
associatif, mais peu présent sur la scène publique large et proprement politique.
Spécialisé dans l’histoire des sociétés antillaises, il s’intéresse particulièrement à la
question de l’enseignement de l’esclavage, qui fait partie bien évidemment de nos
48
questions « sensibles ». Dans un article publié dans Le Monde diplomatique en 200769,
Eric Mesnard revient sur les programmes du primaire qui font une place nouvelle à cet
enseignement depuis 2002, au détriment d’autres points forts, ce qui les rend largement
incohérents. Tout en valorisant cet effort, il pointe sans détour la logique générale des
réformes scolaires de « retour à une histoire scolaire dont la finalité première
redeviendrait la transmission du “mythe national” ».
Pour les programmes du collège, Mesnard fait un relevé similaire à celui d’Anne‐
Catherine Porte, démontrant qu’aucune mention explicite de la traite et de l’esclavage
des Noirs n’existe, bien que les manuels les évoquent plus ou moins succinctement. Dans
la plupart des manuels, l’esclavage n’est pris en compte qu’au moment de son abolition,
et seuls les abolitionnistes sont mis en avant, au détriment des révoltes des esclaves
pour leur liberté et de l’histoire de l’esclavage colonial proprement dit. Il dénonce cette
tradition d’enseignement persistante depuis la IIIe République, « qui a cherché à
marginaliser, voire à effacer, tout ce qui pouvait ternir l’image d’une France unie et
généreuse ».
Mesnard plaide pour un enseignement plus approfondi et plus pertinent,
construit en relation avec les cours de géographie et le peuplement des continents. Il va
même jusqu’à faire le lien entre ce constat scolaire et ses effets sociaux, intégrant de ce
fait le débat politique sociétal :
« Quant à la connaissance des sociétés africaines, elle demeure un des “angles morts” de nos programmes. Cette ignorance contribue à la persistance de stéréotypes racistes. »
Revenant sur les « formes contemporaines d’asservissement », qui prolongent
nécessairement les réflexions sur l’esclavage colonial, il attaque directement les Etats, en
rappelant qu’ils ne se donnent pas les moyens de faire respecter les conventions
internationales correspondantes. A travers cette conclusion, Mesnard ne cache pas ses
positions, que l’on sent désabusées, vis‐à‐vis de l’institution étatique.
69 Eric Mesnard, « Mémoire de la traite négrière, Ce qu’on enseigne à l’école », Le Monde Diplomatique, novembre 2007
49
2.2. Des analyses didactiques venues du milieu enseignant
D’autres enseignants publient des analyses destinées au public enseignant, et
sont basées sur une expérience concrète d’enseignement dans les classes. Elles
constituent une base d’analyse didactique, à partir d’une étude des manuels scolaires
issue d’une expérimentation pratique avec les élèves. Elles utilisent ainsi les réactions
observées chez les élèves, tout en prenant une distance critique vis‐à‐vis des outils et
des programmes proposés. Nous en présenterons deux exemples précis.
Le premier article est le travail d’un enseignant – simplement – certifié, qui publie
ses réflexions dans une revue interne à l’IUFM de Rouen, à destination des enseignants
en formation initiale ou continue et des formateurs70. L’étude de Nicolas Prévost porte
sur l’image de l’Afrique dans l’enseignement en classe de 5e, dans le cadre du cours de
géographie prévu à cet effet. Notons que l’article ne fait aucune allusion ou commentaire
sur l’Afrique du Nord, qui semble exclue de l’analyse de manière injustifiée. Dans cet
article, Prévost déconstruit la notion de représentation et insiste sur sa démarche
d’analyse fondée sur son expérience d’enseignement et les questionnements que celle‐ci
lui a inspirés :
« Ainsi les élèves de cinquième possèdent une représentation que l’on peut qualifier
de classique de l’Afrique. Elle apparaît comme un continent pauvre et sauvage, à
l’opposé d’une Amérique, riche et maîtrisée par les hommes. »71
Ainsi, il exprime la difficulté à remettre en cause les représentations communes
de l’Afrique chez les élèves, et cherche à en identifier les sources, à travers une
démarche inspirée des cultural studies. De même que les recherches de sciences de
l’information et de la communication, Prévost identifie le vecteur de la télévision et des
films, d’un côté, et les livres, bandes dessinées et manuels scolaires fréquentés par les
élèves, de l’autre côté.
Il insiste particulièrement sur le classique Tintin, dont un épisode se situe au
Congo, pendant la période coloniale belge. Prévost reprend ici une critique reconnue de
l’idéologie colonialiste de Hergé, véhiculée par sa fameuse bande dessinée, avec ses 70 Nicolas Prévost, « Image et enseignement de l’Afrique en classe de cinquième : entre réalité, imaginaire et représentations », in revue Trames, IUFM de Rouen, juin 2001, n°9, "Retours d'Afrique" 71 Nicolas Prévost, op. cité, p. 115
50
poncifs raciste éculés sur les populations africaines (la paresse), et l’image d’un
continent sauvage, « dominé par la nature, et d’une Afrique pauvre, qui ne peut s’en
sortir sans l’aide des Européens »72. Puis il s’intéresse aux manuels scolaires, en
particulier aux images iconographiques qui sont choisies par les éditeurs. Il a donc
étudié sommairement 4 éditions différentes et élaboré une cartographie des
photographies recensées. Il démontre ainsi que les régions d’Afrique ne sont pas
également représentées : l’Afrique de l’Ouest est particulièrement représentée, reflétant
l’ancienne puissance coloniale de la France ; les pays de l’intérieur de l’Afrique, colonisés
plus tardivement, représentent encore l’Afrique inexplorée et inexploitée, donc oubliée
et absente des manuels ; enfin l’Afrique de l’Est et du Sud montre l’ “autre” Afrique, celle
des conflits (Rwanda) ou celle de la possibilité d’une richesse (Afrique du Sud).
Puis Prévost propose une analyse thématique des images de l’Afrique dans les
manuels, où il dégage 3 thèmes se chevauchant en partie. Le thème de la nature est
utilisé de manière démonstrative sur le continent africain, dans une vision déterministe
qui montre les populations « contraintes par leur environnement, leur faible
développement ne leur permettant pas de s’en affranchir ». Puis vient le thème de la
pauvreté, rarement contrebalancé par des images de réussite qui pourraient suggérer
des capacités de développement, confortant l’afro‐pessimisme ambiant. Prévost
argumente en comparant cette image avec celle de l’Asie, où « la charge démographique
est encore plus pesante et la pauvreté fortement présente, et pourtant les manuels
insistent lourdement sur les réussites ». Enfin le troisième thème véhiculé par les images
des manuels est celui de la ville, qui connaît une attention de plus en plus soutenue dans
la géographie universitaire, aux dépens des campagnes. Cette évolution qu’il qualifie de
positive répond surtout pour lui à une nouvelle orientation de la discipline.
Finalement, Prévost conclue par une réflexion tout à fait pertinente sur le travail
de l’enseignant, qui doit être « conscient des opinions qu’il véhicule ». Il rappelle que
malgré des intentions bienveillantes et une volonté de neutralité institutionnalisée,
l’enseignement reste orienté par l’individualité de l’enseignant et ses représentations,
qu’il lui appartient de déconstruire « avant d’entreprendre l’étude d’un chapitre de
géographie » (et je rajouterais, ou d’histoire). Ainsi, au lieu de proposer un guide
méthodologique de l’enseignement de l’Afrique en 5e, Nicolas Prévost incite les
72 Nicolas Prévost, op. cité, p. 116
51
enseignants à douter de leurs certitudes, et à utiliser cette méthode de travail stimulante
et efficace avec leurs élèves.
Marie Lavin nous propose une analyse des images des immigrés dans les manuels
scolaires, en utilisant le recensement de Benoît Falaize concernant les thématiques des
programmes qui offrent des opportunités de développement sur ce sujet73. Inspectrice
pédagogique, Marie Lavin publie son travail d’analyse dans une revue interne à
l’institution scolaire, éditée par le SCÉRÉN – CNDP, réseau national d’édition de produits
et de services correspondant aux grandes orientations de la politique éducative, de mise
à disposition de ressources pédagogiques pour les professionnels et d’accompagnement
des arts et de la culture à l’École74. La revue Diversité, Ville école intégration, créée en
1973 sous le nom de Migrants Formation, constitue à la fois un label, un centre de
ressources ouvert au public et une équipe de conseil pédagogique.
Lavin aborde dans son article l’iconographie des manuels d’histoire‐géographie
et d’éducation civique en se focalisant sur les photographies, les gravures et les tableaux,
ainsi que le paratexte qui les accompagne. Elle précise qu’elle ne s’intéresse pas aux
cartes et aux graphiques, autre catégorie d’images négligées pour cette étude. Les
tendances profondes que révèle son étude permettent de dégager une typologie des
images qui sont présentées aux élèves. Ce sont majoritairement des images porteuses
d’une information « négative », soit parce qu’elles montrent des individus en souffrance,
soit parce qu’elles présentent les immigrés sous une forme qui les rend invisibles.
En effet, Lavin détaille son analyse par des commentaires d’images précises,
représentant la traite des Noirs, des groupes d’immigrants misérables « chargés de
ballots et de paquets hétéroclites », ou bien victimes de la persécution ou de la guerre.
Elle rappelle ici que cette image n’est pas sans évoquer celle, emblématique, de l’Exode
biblique, ainsi que la figure occidentale familière du Juif errant. Cette remarque est
particulièrement pertinente et inspirée des études culturelles, qui puisent dans les
73 Marie Lavin, « L’image des immigrés dans les manuels scolaires », Diversité, Ville école intégration, n° 149, « Enseigner l’histoire de l’immigration », juin 2007 74 SCÉRÉN – CNDP : Établissement public sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale, composé du Centre national de documentation pédagogique, des 31 centres régionaux de documentation pédagogique et de leurs centres départementaux et locaux, il a pris en 2002 l’appellation de SCÉRÉN : Services Culture, Éditions, Ressources pour l’Éducation Nationale.
52
imaginaires propres aux civilisations occidentales pour expliquer des réalités
contemporaines. Une deuxième figure qui traverse les manuels et véhicule l’image
négative de la souffrance passe par la représentation au travail, où l’immigré est souvent
représenté avec une connotation négative, chargé de tâches subalternes. Dans d’autres
cas, c’est la différence religieuse qui est mise en avant, suggérant un refus d’intégration
de la part des immigrés.
Mais la seconde forme négative que Lavin repère est bien plus surprenante et
dérangeante, lorsqu’elle montre l’invisibilité des immigrés, conduisant à une
déshumanisation de ceux‐ci. Que ce soit à travers la représentation collective, qui retire
toute individualité, ou bien à travers des symbolisations, des images floues ou de dos,
l’immigré est réifié. Pires encore sont les représentations de zones frontières, sans
aucune présence humaine, où les immigrés sont désignés comme clandestins et donc
occultés, définis comme une menace. De même, l’image de squelettes, détectés dans un
camion lors d’un passage en douane, inspire un sentiment de déshumanisation.
Pourtant, certaines images « positives » existent, comme on peut les trouver dans
les chapitres consacrés aux Etats‐Unis, où la réussite économique l’emporte. Dans le cas
français, la diversité culturelle représentée dans le monde culturel ou politique est
rarement mentionnée (Picasso), malgré des exceptions notables, en particulier dans le
domaine du sport (« Zizou »). Enfin, Lavin décrit une image de jeunes immigrés en Italie,
qui « propose de l’immigration une image neuve » et permet une éventuelle
identification des élèves avec ces adolescents.
Cette étude amène les lecteurs enseignants à s’interroger sur les représentations
classiquement véhiculées par les manuels, et incite comme le précédent article à une
mise à distance critique des représentations traditionnelles, en vue d’un enseignement
plus averti.
2.3. Des jeunes chercheurs défrichant des terrains sensibles
Dans un autre cadre d’écriture, de publication et d’analyse, on trouve quelques
chercheurs distincts du corps enseignant, qui apportent une critique plus sociologique
et rigoureuse, inscrite dans un corpus théorique et détaché de l’expérience de terrain.
53
Leurs études se fondent sur une analyse méthodique des manuels scolaires, en prenant
comme cadre de référence des concepts sociologiques construits. A l’inverse des
enseignants qui partent de l’expérimentation, ces chercheurs prennent les manuels
scolaires comme de réels objets sociologiques et les étudient littéralement. Ils ne
s’intéressent pas ici à la réception des manuels, mais bien à leur conception et à leurs
contenus, et aux présupposés que ceux‐ci véhiculent.
Ces deux articles ont été publiés dans des revues en ligne du réseau TERRA,
secteur de publication scientifique de sciences humaines et sociales centré sur les
migrations et les thèmes qui leur sont liés. Bien que sont audience soit importante, le
réseau TERRA reste un acteur marginal du champ scientifique, notamment du fait qu’il
s’oppose explicitement à la doxa dominante dans l’espace public sur ces thématiques, et
ce pour des raisons politiques. Tous deux doctorants en science politique, les chercheurs
dont nous allons présenter les travaux abordent les manuels scolaires à partir de sujets
totalement différents. Leurs articles s’inscrivent dans des recherches de plus grande
ampleur, et participent à des projets plus larges, comme notamment l’écriture de ce
mémoire, qui s’appuie sur ces analyses pour critiquer les manuels et les représentations
sociales qu’ils reflètent.
Le premier s’inscrit dans des recherches sur la construction du sentiment
européen, à travers des comparaisons entre l’enseignement d’histoire‐géographie dans
différents pays. L’auteur, Alexandre Blanc, a exercé comme enseignant d’histoire‐
géographie en lycée pendant les deux années de son DEA. Pourtant, son article n’en
laisse rien paraître, bien que les manuels qu’il étudie soient des manuels de lycée75.
Partant d’une réflexion sur le couple exceptionnel formé par l’histoire et la géographie
en France, Blanc cherche à analyser comment cet enseignement est construit. Il insiste
sur le fait que cet enseignement constitue un vecteur de compréhension de la société,
dont les contenus sont sélectionnés par des choix plus idéologiques et politiques que
didactiques. En effet, Blanc n’ignore pas que l’histoire « véhicule des valeurs et porte des
jugements sur certains évènements, certaines figures historiques, certaines
traditions… »76, alors que la géographie « territorialise et donne à comprendre une
75 Alexandre Blanc, « Images de l’Autre dans les manuels scolaires d’Histoire et de Géographie des années 1950 au début des années 1980. Vision d’une génération ? », Observ.i.x. (dir.), Asylon(s), n°4, « Institutionnalisation de la xénophobie en France », mai 2008 76 Alexandre Blanc, op. cité, p. 1
54
vision compartimentée de la société ». Observant ainsi la construction d’un imaginaire
collectif, Blanc s’interroge donc sur l’image de l’Autre que ce couple propose.
Il définit le regard géographique comme celui des civilisations comparées, alors
que l’histoire se référerait plutôt aux nations (souvent européennes). Il montre ainsi que
dans les manuels des années 1950 à 1980, le concept de “race” est largement employé
pour distinguer les populations humaines, alors que les tenues vestimentaires sont
estimées en termes de sophistication dans la construction d’une typologie des races. De
même, ce qui caractérise le “primitif” serait son incapacité à maîtriser la nature,
rappelant la thématique évoquée par Nicolas Prévost sur les représentations de
l’Afrique. Représentant l’Autre par des définitions stéréotypées et des généralisations
qui relèvent pour Blanc du pittoresque, les auteurs de manuels conçoivent les
comparaisons entre groupes en termes de niveaux de développement, et reconnaissent
parfois la nécessité d’une aide extérieure « pour qu’ils évoluent plus vite dans le “bon
sens” »77.
Dans cette représentation hiérarchique, la France ressort alors comme le pays de
l’équilibre, pendant que le « nous » collectif est couramment employé pour désigner la
population française dans les manuels d’histoire comme de géographie. Au sein du
continent européen, l’Autre a atteint le “même degré de civilisation” mais les nations
permettent de distinguer les peuples. Ainsi, la nouvelle notion d’Occident, observée en
période de guerre froide, révèle une conception regroupant l’Europe occidentale et les
Etats‐Unis, mais excluant l’Europe orientale, bien que développée. Le « nous » désignant
la population française devient alors le « nous » socioculturel de la civilisation
européenne voire occidentale, qui permet de se distinguer de l’Autre, inférieur sur la
“pyramide des civilisations”.
Il est curieux de noter que Blanc insiste sur les manuels dont Fernand Braudel est
auteur, sans doute pour contredire l’idée selon laquelle les avancées historiographiques
indéniables que Braudel a impulsée en matière d’étude des civilisations le protégeraient
des représentations développementalistes de l’altérité propres à son temps.
77 Alexandre Blanc, op. cité, p. 5
55
Le deuxième article que nous allons présenter s’inscrit dans des recherches sur
« l’accueil et l’accompagnement social des enfants (de) migrants », à travers un
partenariat avec le CASNAV de Dijon (Centre Académique de Scolarisation des Nouveaux
Arrivants et des enfants du Voyage)78. Valérie Lanier s’intéresse aux représentations
culturelles des migrants, reprenant le thème de l’altérité, mais avec un regard
spécifiquement aiguisé sur l’ethnocentrisme occidental. Pour ce faire, elle étudie la
manière dont les manuels d’histoire de collège abordent les colonisations et les
décolonisations, c’est‐à‐dire les périodes d’interactions entre les civilisations. Nous
remarquerons tout de suite qu’elle distingue le bloc de civilisation occidental du bloc
non‐occidental, qu’elle qualifie indifféremment de Tiers‐monde, attribuant une
coloration sociale à son analyse. Les raisons de ce choix ne sont pas explicitées.
L’étude de Valérie Lanier se concentre sur 11 manuels d’histoire‐géographie de
4e et de 3e publiés entre 2002 et 2004, appliquant les programmes de 1997‐1998. Elle
émet l’hypothèse que la guerre d’Algérie est traitée différemment des autres
décolonisations du fait de sa proximité avec la France, chose qui se vérifie à travers
l’inclusion de cette question dans divers chapitres de l’histoire de France, et non dans
une histoire des mouvements de libération ou du pays libéré. Lanier constate que le
phénomène des colonisations est présenté de manière limité, centré sur l’Afrique dans
un premier temps, puis sur l’Asie. Elle met en évidence le décalage surprenant lorsque
l’on observe les décolonisations, qui, elles, sont plutôt envisagées avec les exemples du
Maghreb, en particulier l’Algérie. De la même manière que Prévost l’expliquait sur
l’image de l’Afrique en 5e, les colonisations et les décolonisations dans les manuels de 4e
et 3e sont focalisées sur les territoires anciennement colonisés par la France, et ne
cherchent pas à rendre compte des phénomènes dans leur ensemble. Pourtant, on
remarque ici encore un choix injustifié dans le vocabulaire, où l’ « Afrique » est
remplacée par l’ « Afrique noire » lorsqu’elle est opposée au Maghreb.
Comme le mentionnait Mesnard sur l’esclavage, Lanier note que la situation
coloniale est peu explicitée, conduisant à des incohérences et des lacunes sur les
revendications d’indépendance et les causes des conflits. Les caractères de la
colonisation mis en avant sont ses ”effets positifs” sur l’économie des grandes 78 Valérie Lanier, « Les colonisations et décolonisations dans les manuels d’histoire de collège : une histoire partielle et partiale », TERRA‐Ed., Coll. "Esquisses", sept. 2008, URL : http://terra.rezo.net/article823.html
56
puissances et ses “bienfaits” sur le développement des colonies. A partir d’une analyse
lexicale systématique, Lanier remarque que le vocabulaire à valeur positive est employé
bien plus fréquemment que le vocabulaire à valeur négative pour parler de la période
coloniale. En effet, le point de vue présenté dans le texte est celui des Européens, tout
comme dans la majeure partie des documents et leurs paratextes.
Ainsi ces chapitres sont prétextes à démontrer la logique de structuration du
monde actuel. En insistant sur les rivalités entre colonisateurs, les manuels introduisent
les grandes puissances contemporaines, pendant que les conséquences des
décolonisations sont traitées du point de vue de l’incapacité des nouveaux Etats à se
gouverner et de l’instabilité des pays du Tiers‐monde nouvellement constitué. Cette
forme d’aborder les décolonisations est interprétée comme une manière de légitimer la
colonisation, d’autant plus que le déclenchement des conflits est attribué aux colonisés,
comme le montre superbement l’exemple de l’Algérie.
Lanier qualifie donc cet enseignement de partiel et partial, avec un vocabulaire et
une syntaxe qui permettent de neutraliser le discours, mettre à distance la réalité
coloniale et occulter la violence du phénomène. Elle reprend ici l’analyse de Marlène
Nasr – dont nous reparlerons plus loin – qui dénonce des procédés grammaticaux visant
à valoriser le colonisateur tout en occultant le colonisé :
« Ainsi par ces différents processus, les manuels livrent aux élèves une histoire
déformée, partielle et partiale, légitimant les conquêtes et atténuant les violences des Occidentaux à l’égard des extra‐occidentaux. Il faut ajouter que ces derniers ne sont pas présentés de la même manière dans les manuels : les premiers étant généralement caractérisés par leur omniprésence, leur individualisation, leur
supériorité, leur domination et leur activité, alors que les seconds sont eux généralement montrés comme quasi‐absents, dépersonnalisés, inférieurs, soumis et passifs. »79
79 Valérie Lanier, op. cité, p. 10
57
2.4. Des auteures installées pour des publications plus globales et périphériques
Face aux jeunes doctorants dont nous avons étudiés les premiers articles, on
trouve également quelques chercheuses attitrées qui travaillent sur ces sujets
« sensibles ». Du fait de leur assise scientifique, elles publient dans des revues ou des
éditions reconnues, bien qu’elles n’atteignent pas les médias publics des profanes. Leurs
sujets de recherche soit restent décalés par rapport au sujet de notre mémoire, soit
montent bien plus en généralité, tout en touchant à nos questions « sensibles ». Leurs
travaux s’appuient toujours en priorité sur les manuels scolaires et sur leurs
conceptions.
Marlène Nasr, sociologue et enseignante à l’Institut des sciences sociales de
l’Université de Beyrouth, a travaillé en lexicologie politique sur le vocabulaire national
arabe dans les discours de Nasser (1982). Elle publie en 2001 un ouvrage sur le
traitement des Arabes et de l’Islam dans les manuels scolaires français80. Elle recherche
les caractéristiques de l’image des Arabes et de l’Islam pour faire apparaître les
stéréotypes et les évolutions. Sa recherche porte principalement sur les manuels utilisés
durant l’année 1986, puis elle montre une évolution notable dans les manuels de 1997‐
1998. Elle s’interroge sur la confusion ou la distinction entre Arabes et Islam dans les
manuels, sur la représentation de la civilisation islamique et la présence des
mouvements nationaux arabes dans les manuels. Ainsi, Nasr confronte les images des
Français et des Arabes durant la conquête islamique, les croisades, la guerre d’Algérie,
les conflits israélo‐arabes et l’immigration contemporaine. Elle consulte des manuels du
primaire et du secondaire, en français, histoire‐géographie et instruction civique.
A travers cette étude, Nasr constate que l’image des Arabes véhiculée par les
manuels scolaires reste très stéréotypée en 1986 et correspond à ce que Edward Saïd a
qualifié d’ « orientalisme », avec l’attraction du désert et l’exotisme81. La présentation de
populations nomades ou misérables répond à « un refus de la ressemblance » et une
« quête de la différence ». Ainsi, l’image des paysages urbanisés et irrigués est délaissée
au profit des déserts pétroliers, seule source de richesse imaginable sur ces territoires
arides. Nasr remarque que l’espace urbain est islamique, et non arabe, dans les manuels,
80 Marlène Nasr, Les Arabes et l’islam vus par les manuels scolaires français (1986 et 1997), Paris, Karthala / Beyrouth, Center for Arab Unity Studies, 2001 81 Edward Said, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, 1978 [1ère trad. française, Seuil, 1980]
58
tout comme les arts. L’image du désert rappelle encore celle évoquée par Nicolas
Prévost de la nature indomptable et de l’espace sauvage encore indéterminé. Valérie
Lanier elle aussi suggérait que la description dans les manuels de terres inoccupées
devenait une forme de légitimation de la colonisation par les Européens.
D’autre part, Marlène Nasr met en évidence la nature autocentrique du discours
historique, qui ne laisse aucune place au point de vue arabe ou musulman. Ainsi, les
acteurs arabes sont associés dans un collectif uniformisant, pour lequel l’appellation
souvent religieuse (« musulmans ») permet de confondre les identifications ethniques,
nationales ou linguistiques. Cette vision monolithique est rarement contrebalancée par
des développements sur les Musulmans non arabes ou les Arabes non musulmans. De
même, le caractère « esclavagiste » de la société islamique est fréquemment mentionné,
sans lien avec les pratiques des civilisations antiques, et sans équivalence pour les
sociétés dites occidentales où le phénomène a pourtant duré des siècles. Concernant la
guerre d’Algérie et les conflits israélo‐palestiniens, les représentations des manuels
scolaires insistent tous sur les responsabilités arabes dans le déclenchement des
conflits. Enfin, concernant l’enseignement de l’Islam, Nasr dénonce clairement la
présentation passéiste d’un Islam arabe relégué à la période médiévale, et une vision
monolithique d’un Islam de soumission ignorant les évolutions actuelles.
Dans un dernier chapitre où elle étudie l’évolution des manuels après la
publication de nouveaux programmes en 1995, Marlène Nasr constate que les
représentations des Arabes et de l’Islam ont changé. A la fin des années 1990, les
stéréotypes directement hérités du colonialisme ont disparu dans leur forme explicite et
le discours antiraciste est présent dans les manuels. Cependant, les relations entre
« Français » et « Arabes » restent le plus souvent antinomiques et le stéréotype de
l’Arabe en situation d’infériorité persiste.
Si le sujet étudié par Marlène Nars reste périphérique par rapport aux
représentations de l’Afrique et des Africains qui nous occupe, son étude permet de
défricher un terrain au cœur de l’actualité. La relation qu’elle étudie entre les images
d’une population et d’une religion reviendra au cours de notre recherche sur les
représentations des enseignants.
59
Nous reviendrons maintenant sur l’article de Françoise Lantheaume évoqué plus
haut, concernant la conception des manuels et l’écriture à plusieurs mains, formant un
réseau d’auteurs82. Rappelant que la fréquentation de l’univers fermé des auteurs de
manuels scolaires contribue à une certaine homogénéisation des approches et des
discours, Lantheaume dénonce leur connexion « dans le but de fabriquer une histoire
publique qui “enrôle” les nouvelles générations dans la cause républicaine, celle de la
démocratie libérale et de ses valeurs »83. Le foisonnement des auteurs participe lui à la
dilution de la fonction d’auteur et à la déresponsabilisation de l’écriture scolaire, qui
reste, elle, pourtant idéologiquement orientée.
A travers ses recherches de thèse de doctorat, Françoise Lantheaume a développé
une typologie de l’évolution des manuels au cours du XXe siècle84. Elle distingue « trois
façons d’aborder la conquête coloniale (la quatrième étant de ne pas l’aborder) »85 : des
années 1930 aux années 1960, un auteur central est le maître du récit illustré par
quelques documents ; avec les programmes dits Braudel apparaît une deuxième type de
manuel, où la réinterprétation de la question selon un point de vue plus critique se
couple dans les années 1980 avec l’apparition d’un multi‐auteur insaisissable, dévolu
aux documents ; puis, la dernière période à partir des années 1990 est caractérisée par
une polyphonie d’auteurs aux points de vue multiples, et une tentative de mise en
équivalence de tous ces univers, oscillant entre dénonciation et relativisme.
Dans la deuxième partie de cet article, Lantheaume prend l’exemple de la
colonisation pour illustrer cette évolution de l’écriture scolaire à travers le temps. Dans
le premier temps, à quelques nuances près, la défense de la colonisation domine. Elle est
justifiée par les progrès à venir, censés bénéficier aux populations victimes des violences
coloniales. Ce type de discours a entraîné des réactions critiques inspirées du tiers‐
mondisme, ne remettant pas en cause les représentations développementalistes mais
seulement la violence coloniale.
82 Françoise Lantheaume, « Manuels d’histoire et colonisation. Les forces et faiblesses de la polyphonie de l’auteur‐réseau, ses effets sur la formation de l’esprit critique », Lidil, n°35, « Figures de l'auteur en didactique », 2007 83 Françoise Lantheaume, op. cité, p. 5 84 Françoise Lantheaume, L’enseignement de l’histoire de la colonisation et de la décolonisation de l’Algérie depuis les années trente : Étatnation, identité nationale, critique et valeurs. Essai de sociologie du curriculum, thèse de doctorat, EHESS, 2002 85 Françoise Lantheaume, op. cité, 2007, p. 6
60
Dans le deuxième temps, la conquête a été analysée comme relevant du processus
de colonisation envisagé à l’échelle mondiale, la violence coloniale devenant une
évidence abstraite. Le cadre critique étant posé, il est « marqué du sceau de la culpabilité
de l’homme blanc dans un “nous” incluant auteurs, enseignants et élèves »86. L’écriture
est froide et distanciée, peu informée et peu réflexive par rapport aux documents,
évoquant malgré tout des résultats « globalement positifs ».
Enfin le troisième temps coexiste avec le précédent et le prolonge, réunissant
dans une même catégorie les colons et les colonisés, victimes de la violence, par une
mise en équivalence des violences subies par l’une et l’autre population. Cette dernière
approche est à la fois abstraite et humanitaire, les principes moraux universels
remplaçant l’analyse contextualisée des phénomènes. A ce moment, l’histoire culturelle
et les théories tiers‐mondistes sur l’origine des inégalités de développement sont
implicitement mobilisées pour introduire un certain relativisme culturel, qui équilibre la
violence coloniale.
Pour Françoise Lantheaume, l’évolution dans la conception des manuels scolaires
a certes rompu avec la tradition coloniale, mais elle conduit à une déresponsabilisation
et une dépolitisation de l’histoire collective :
« Le nouveau cadre interprétatif de l’histoire diffusé dans l’enseignement à partir des années soixante, d’une histoire plus structurale et moins étroitement politique, a sorti les manuels d’un ethnocentrisme écrasant, les a ouverts sur des analyses autres que politiques, sur la décolonisation, mais a partiellement refermé l’épisode de la conquête coloniale française tout en tentant de réactualiser la définition du bien commun proposé aux élèves. Celui‐ci prend pour référence les principes universels des droits de l’Homme relevant plus de la morale que de l’histoire, plutôt que ceux, politiques, de l’Etat‐nation républicain. »87
La critique que Lantheaume dresse des manuels et de leur conception est ainsi une
attaque globale des représentations en vigueur dans la société française, qui va au‐delà
du simple cadre scolaire.
86 Françoise Lantheaume, op. cité, 2007, p. 8 87 Françoise Lantheaume, op. cité, 2007, p. 10
61
Cette première partie nous a permis de mettre en évidence les référentiels
postcoloniaux présents dans les manuels scolaires, à la fois du point de vue de leur
contenu, comme du point de vue de leur conception. Nous avons également observé que
les critiques des manuels émanent de secteurs marginaux du champ de la recherche
dans ce domaine. En effet, un certain ordre postcolonial subsiste, qui contrôle l’analyse
et la critique de l’institution scolaire, à travers des organismes d’Etat. Voyons ce qu’en
pensent les enseignants et ce qu’ils tentent d’en faire dans leurs pratiques
professionnelles.
62
Partie II : Des enseignants peu mobilisés dans la lutte contre ces
référentiels postcoloniaux
En tenant compte des études menées sur les manuels scolaires d’histoire‐
géographie, nous nous sommes interrogés sur la position des enseignants concernant les
questions sensibles, que nous avons regroupées sous la représentation « générale » de
l’Afrique et des Africains. Formés par l’institution, puis sommés de répondre à ses
exigences, en appliquant les instructions officielles, et en utilisant les outils scolaires qui
en sont le reflet, les enseignants disposent sans doute d’une marge de manœuvre
limitée. Pourtant, nous avons estimé que leur point de vue constituait un élément crucial
de l’enseignement prodigué dans les salles de classes. Nous n’avons pas tenté d’étudier
leurs pratiques au concret, ce qui aurait signifié des séances d’observation approfondies,
ni n’avons analysé les relations internes aux établissements, matrices de comportements
professionnels qui peuvent influer dans les classes.
Notre étude repose sur un entretien préliminaire avec un couple d’enseignants, et
sur une série d’entretiens semi‐directifs – plus ou moins – approfondis (1/2 heure à 2
heures environ), avec des enseignants d’histoire‐géographie de collège. Le choix de cette
tranche scolaire est dû à des considérations liées aux élèves. En effet, pour avoir mené
une étude auprès d’élèves du primaire concernant leurs identifications collectives, nous
savons que, bien qu’elles existent, ces identifications restent floues et peu construites.
Quoi que nous nous intéressions pour ce mémoire aux représentations des enseignants,
nous n’ignorons par que leurs attitudes et leurs comportements en classe sont
largement déterminés par le public qu’ils ont face à eux. La tranche d’âge concernée par
le collège est donc celle d’un public adolescent ou pré‐adolescent, en plein
questionnement identitaire. L’enseignement en France étant théoriquement obligatoire
jusqu’à 16 ans, on peut supposer que la quasi totalité de la tranche d’âge est présente
dans les classes. D’autre part, la particularité du collège « unique » en France permet de
limiter les effets d’établissement ou de filière, comme cela aurait pu être le cas en lycée,
où les établissements se diversifient en fonction des formations proposées, et les
orientations définissent le recrutement social des classes.
63
Etant donné que notre étude s’intéresse au rôle de l’Etat dans la constitution de
représentations collectives et dans la construction d’un imaginaire national, nous avons
privilégié les établissements publics, bien qu’ils ne soient pas les seuls concernés par cet
enseignement. En effet, au niveau du collège, les effectifs d’élèves scolarisés dans les
établissements privés hors et sous contrat représentent 21,5 % de l’ensemble des élèves
scolarisés88. Pour l’ensemble du secondaire (collège et lycée), ces proportions sont bien
supérieures pour l’Académie de Paris (35,7 %), mais relativement inférieures pour les
autres académies de la région : Créteil (13,7 %) et Versailles (17,2 %)89. Sachant que le
pourcentage d’élèves scolarisés dans le privé est sensiblement identique en collège et en
lycée, on peut supposer que ces chiffres par académies pour le secondaire sont
représentatifs de la proportion d’élèves de collège scolarisés dans le privé à Paris,
Créteil et Versailles. Ces pourcentages ne sont pas négligeables, mais nous n’avons pas
tenu compte de cette spécificité pour notre enquête.
Nous avons donc tenté de diversifier notre échantillon d’enseignants rencontrés,
au niveau des académies, des établissements, des âges et des parcours professionnels et
sociaux, mais en ne retenant que le secteur public. Sur 13 enseignants interviewés, 5 ont
enseigné à Paris, et seulement 3 ne parlent presque exclusivement que de cette
expérience. Les autres personnes rencontrées enseignent ou ont enseigné dans
l’académie de Créteil essentiellement, certains dans d’autres régions, voire dans d’autres
pays pour une ancienne coopérante. Tous se réfèrent à leur expérience d’enseignement
dans le secteur public, sans même mentionner l’existence du secteur privé.
Nous allons tenter dans un premier temps d’analyser la position des enseignants
face aux référentiels post‐coloniaux présents dans les programmes et les manuels
scolaires, mis en évidence par les diverses études que nous avons présentées dans la
première partie. Nous ébaucherons d’abord une forme de typologie des attitudes
enseignantes, puis nous présenterons des éléments d’explication liés à leurs
caractéristiques sociales, et enfin des éléments liés à leurs trajectoires personnelles.
88 Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), L’éducation nationale en chiffres, MEN, octobre 2008, site URL : www.education.gouv.fr 89 Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, MEN, septembre 2008
64
3. Des attitudes postcoloniales aux attitudes proactives, en passant par la
gamme du passif
Les positions des enseignants au sujet des questions dites sensibles de leur
enseignement se révèlent fort inégales. En proposant une discussion autour du
« continent africain et des populations africaines », nous avons laissé une large place au
choix des enseignants pour définir les termes de l’entretien. A travers leurs propos, nous
avons constaté des écarts dans les représentations et dans la place que chacun accorde à
ces sujets dans son enseignement. Nous sommes conscients que nous n’avons de
données que sur ce que les enseignants perçoivent de leur enseignement, a posteriori, et
non sur leurs pratiques concrètes. Pourtant, il reste intéressant d’observer comment ils
parlent de leurs cours et de leurs élèves, comment ils choisissent leurs anecdotes et
quelles sont les problématiques qu’ils soulèvent.
Nous avons tenté d’analyser ces opinions en termes d’attitudes face aux
problématiques postcoloniales, en reprenant le concept élaboré par les tenants de la
sociologie électorale états‐unienne. Philip Converse écrivait en 1964 que les choix
politiques des électeurs états‐uniens étaient peu contraints par des idéologies politiques
constituées, ce qui l’amenait à définir le concept d’absence de structure de vote ou de
« non‐attitude »90. Mais l’équipe de Cambridge réévalue ce concept quinze ans plus
tard91, à l’aune des nouvelles élections, et constate que des attitudes politiques se sont
progressivement constituées, dépassant la simple identification partisane
préalablement établie92. Ainsi, si les attitudes politiques sont basées sur des facteurs
sociologiques et psychologiques profonds (dont font partie les identifications
partisanes), elles sont également liées aux expériences personnelles et aux niveaux
d’éducation. Dans les années 1970 aux Etats‐Unis, les attitudes politiques deviennent de
plus en plus cohérentes et permettent de prévoir les choix électoraux du public, grâce à
l’ « attitude consistency », « attitude coherence » ou « attitude constraint ».
90 Philip Converse, « The Nature of Belief Systems in Mass Publics », in David Apter Ideology and Discontent, New York, Free Press, 1964 91 Norman H. Nie, Sidney Verba, John R. Petrocik, The Changing American Voter, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts and London, England, 1979 [1ère éd. 1976] 92 Angus Campbell, Philip Converse, Waren Miller, Donald Strokes, The American Voter, University of Michigan, 1960
65
C’est ce concept d’attitude que nous allons utiliser de manière moins rigoureuse
que les sociologues états‐uniens, dans la mesure où nous ne prétendons ni à
l’exhaustivité quantitative, ni à l’évaluation statistique qui caractérise leurs travaux.
Nous avons simplement défini 3 positions sur un continuum d’attitudes face aux
problématiques postcoloniales présentes en milieu scolaire. La première serait une
attitude que nous qualifierons de « postcoloniale », dans la mesure où elle ne remet pas
en cause ces représentations culturelles dominantes. Ce choix lexical est fait pour des
raisons d’intelligibilité, ce qui ne signifie pas que les autres attitudes ne soient pas
postcoloniales, si l’on entend par là qu’elles existent en contexte postcolonial. La
deuxième attitude serait une attitude passive face à ces référentiels postcoloniaux, en
particulier au niveau de l’enseignement que les personnes entretenues cherchent à
mettre en œuvre. Enfin, la troisième attitude pourrait être qualifiée de « proactive »93,
dans la mesure où les enseignants remettent en question les représentations
postcoloniales et tentent de faire passer ces critiques à travers leur enseignement.
Nous allons expliciter les éléments d’analyse qui nous ont amené à concevoir
cette typologie, en nous référant au tableau synthétique présenté en annexe.
3.1. Concepts, dimensions et indicateurs : un continuum d’attitudes autour du
« problème de l’Afrique »
A partir des entretiens effectués, nous avons mis en évidence 3 attitudes idéales‐
typiques correspondant à des positions sur une échelle d’adhésion aux référentiels
postcoloniaux présents dans les manuels. En réalité, nous distinguons de manière plus
nuancée les positions des enseignants rencontrés, en les plaçant sur un continuum
d’attitudes. Ainsi, pour chaque situation idéale‐typique, on pourra expliciter la position
particulière de l’enseignant concerné.
En reprenant les conseils méthodologiques de Madeleine Grawitz94, nous avons
élaboré ces catégories conceptuelles, relevant de la qualité essentielle, pour que ces
93 Viktor E. Frankl, Man's search for meaning : an introduction to logotherapy, London, Hodder and Stoughton, 1969 [1ère éd. …trotzdem Ja zum Leben sagen : Ein Psychologe erlebt das Konzentrationslager, 1946 ] 94 Madeleine Grawitz, Méthodes des sciences sociales, 11e édition, Dalloz, coll. « Précis », 2001 [1ère éd. 1972]
66
typifications nous permettent d’organiser la réalité en en retenant les caractères
significatifs pour notre objet. Ces assignations catégorielles ne constituent pas pour
autant des jugements de valeur, et ne concernent que les données qu’il nous a été permis
d’analyser, à travers ces entretiens approfondis.
Les dimensions que nous avons retenues pour mesurer les éléments distinctifs
des concepts chez les enseignants tournent autour de plusieurs axes :
• Le rapport à l’enseignement
• Le rapport au sujet « Afrique et Africains »
• Le vocabulaire employé
• L’agenda des thèmes évoqués
• La représentation des élèves et le type d’anecdotes rapportées
Ces dimensions ne peuvent être effectivement mesurées en termes quantitatifs, mais
certains indicateurs, se déclinant en données observables, permettent d’appréhender un
aspect de chaque dimension. Bien entendu, ces indicateurs peuvent varier suivant les
milieux, et souvent ils ne prennent sens que corrélés à d’autres données. Quoi qu’il en
soit, la relation établie entre un indicateur de donnée et le concept idéal‐typique reste
une relation en terme de probabilité, et non de certitude.
Une question de vocabulaire générique sur l’ensemble de la thématique évoquée
nous a interpelée systématiquement sur chaque entretien. Les données saisies sur cet
indicateur sont révélatrices pour tous les enseignants de la position que nous lui avons
attribuée sur le continuum d’attitudes. Il s’agit de l’expression « le problème de
l’Afrique » ou de ses équivalents, qui dénotent une représentation négative de l’Afrique
chez ces enseignants. Ainsi, si l’on prend la ligne correspondante dans le tableau en
annexe, on remarque que 7 des enseignants rencontrés emploient cette expression et 1
emploie un équivalent, 3 d’entre eux ne l’emploient pas du tout, 1 enseignante emploie
un terme alternatif à connotation scientifique, et 1 enseignante exprime une opposition
face à cette expression couramment employée.
Si l’on regroupe ces données en 2 catégories (positif ou négatif), on obtient un
total de 8 enseignants positifs et 5 enseignants négatifs sur cet indicateur. Parmi les 8
enseignants positifs, nous en avons classé 4 dans la catégorie postcoloniale (Antoine,
Viviane, Chantal et Nicole), et 4 dans la catégorie passive (Dominique, Hervé, Benjamin,
67
Jeanne), sur la base d’autres indicateurs. Les 5 autres enseignants sont tous classés dans
le type pro‐actif, en accord avec les autres indicateurs utilisés (Sophie, Isabelle, Evelyne,
Fabienne, Pauline)95. Cette première évaluation succincte nous permet de mettre en
évidence la majorité d’enseignants, dans notre corpus, non mobilisés contre les
référentiels postcoloniaux présents dans les manuels. Cependant, comme nous l’avons
évoqué plus haut, toutes ces attitudes ne se valent pas, certaines modalités ayant été
regroupées, alors que les spécificités de chaque enseignant les distinguent les unes des
autres.
Nous verrons tout au long de notre étude les particularités de chaque position sur
le continuum d’attitudes que nous avons élaboré.
3.2. Le rapport à l’enseignement, un facteur d’action ou d’inaction
Nous avons élaboré une dimension d’analyse autour du type de relation
entretenue avec le travail d’enseignement, c’est‐à‐dire la manière dont les enseignants
rencontrés envisagent leurs pratiques. Ici, 3 indicateurs sont particulièrement
significatifs : les méthodes que les enseignants prétendent utiliser dans leurs classes, le
regard qu’ils portent globalement sur les capacités de leurs élèves, et enfin les
justifications qu’ils apportent à ce qu’ils considèrent comme des lacunes dans leurs
enseignement.
En effet, en faisant un simple relevé des pratiques déclarées par les enseignants
rencontrés, on constate 3 types de comportement. Certains déclarent employer des
méthodes tout à fait traditionnelles, ou les méthodes qu’ils décrivent nous semblent
traditionnelles, avec l’emploi d’outils classiques (manuels, cartes, photographies de
paysages) et la méthode frontale. D’autres décrivent des projets pédagogiques menés
sur différentes années, des visites de musées ou d’expositions, des rencontres,
l’utilisation d’outils pédagogiques originaux (films, littérature, articles), avec souvent
une méthode interactive dans les classes. Et puis on trouve quelques enseignants qui
proposent à la fois une pédagogie traditionnelle et quelques projets innovants dans une
moindre mesure. Bien entendu, tous les projets présentés ne se valent pas, et
95 Cf. représentation graphique en annexe, p. 145
68
l’indicateur en terme de positif ou négatif reste assez limité, mais à l’aide de cette simple
donnée déclarée, on peut constater que les pratiques de classe varient
considérablement. Cet indicateur nous semble révéler que les enseignants ayant des
pratiques plus innovantes sont ceux qui ont des attitudes plus pro‐actives.
Si l’on observe maintenant le regard que les enseignants portent sur les capacités
de leurs élèves, on constate que peu d’entre eux ont un postulat ambitieux. On remarque
même que 4 enseignants rencontrés parlent des limites de leurs élèves en termes de
compréhension et de réussite scolaire. En mentionnant ce point de vue, les enseignants
nous révèlent qu’ils ne cherchent pas à aller au‐delà des représentations communes
avec leurs élèves, et qu’ils ne visent pas à mettre en pratique une réflexion sociale
critique dans leur enseignement, quand bien même ils l’auraient eux‐mêmes. Parmi
celles qui ont de l’ambition pour leurs élèves, 3 d’entres elles, à des degrés divers,
considèrent que leurs élèves, bien qu’ils aient des difficultés scolaires, sont parfaitement
capables de comprendre des phénomènes très complexes. En revanche, la première,
Jeanne, ne peut que postuler la capacité chez ses élèves lorsque l’on sait que son
établissement est particulièrement favorisé socialement et culturellement96.
Le dernier indicateur repose sur les arguments que certains enseignants se
sentent obligés de donner pour justifier leur absence de projets innovants ou
d’investissement sur la thématique africaine. Presque tous mentionnent le temps
imparti en classe d’abord, puis les contraintes institutionnelles qui les lient à travers les
programmes surchargés. En effet, comme l’énonce Thomas, « on a une logique
comptable, avec nos heures et nos programmes »97. Les 4 qui mentionnent l’âge des
élèves et celui qui parle des problèmes de discipline se confondent globalement avec
ceux qui n’avaient pas d’ambition pour leurs élèves. Ceux qui se justifient le plus sont
globalement ceux qui en font le moins, ce qui semble cohérent, dans la mesure où la
question de la justification ne leur était pas posée, mais relevait de la remarque
spontanée.
Nous pouvons donc dire que les manières d’appréhender leur enseignement en
classe est un facteur décisif d’action ou d’inaction des enseignants, au regard des
96 Cf. récapitulatif des établissements par enseignant en annexe (p. 370) et typologie des établissements et des publics, partie II, chapitre 4.4 (p. 83) 97 Entretien préliminaire, Pauline et Thomas, p. 160
69
référentiels postcoloniaux présents dans les programmes. Encore faut‐il qu’ils en fassent
eux‐mêmes la critique.
3.3. L’intérêt personnel exprimé, un facteur de mobilisation activable
Le champ disciplinaire pour les enseignants d’histoire‐géographie est
extrêmement vaste, non seulement parce que les programmes scolaires sont largement
au‐dessus de ce qu’il est concrètement faisable d’enseigner, mais surtout parce que la
discipline elle‐même pourrait être enrichie continuellement. Il n’est pas aisé de
déterminer ce qui doit faire partie d’un programme, tant pendant la scolarité que dans la
formation universitaire, pour la simple et bonne raison que le champ est étendu en
espace et en temps. Si les programmes dits Braudel ont cherché à décloisonner la
discipline afin qu’elle s’ouvre à d’autres civilisations, l’enseignement reste globalement
centré sur la France, du fait de l’objectif de consolidation nationale. L’ouverture
internationale est surtout faite au niveau de la géographie, et à travers des
enseignements transverses ou l’étude de phénomènes régionaux ou mondiaux, qui
permettent de varier les angles d’analyse. Pourtant, le point de vue reste le même,
franco‐centré, comme le démontrent les travaux sur les manuels scolaires
précédemment étudiés.
Dans ce contexte, les centres d’intérêts individuels des enseignants valent plus
que les instructions officielles. En effet, les programmes sont constamment réadaptés
par les enseignants, en fonction de leur public, de leurs opportunités, de leurs projets
d’établissement, ou des aléas de l’année scolaire. Ainsi, les choix effectués par les
enseignants relèvent plus d’une stratégie éducative privée que de raisonnements
administratifs. Bien entendu, les évaluations finales et les examens de fin de cycle
modifient les approches, comme plusieurs enseignants l’ont mentionné :
« bon les inspecteurs sont plus… sont plus pénibles sur les programmes, quand j’ai
commencé alors c’était… finir le programme c’était pas du tout euh… une priorité…
mais bon, on est quand même extrêmement libres… sauf une année de terminale où
on est vraiment obligés de… de faire le programme de A à Z et de faire tout c’qui
70
peut tomber euh.. mais autrement on est quand même extrêmement libres hein…
donc euh… puis on on a aussi la liberté pédagogique… »98
Pourtant, le système d’établissement les amène à se spécialiser dans les domaines qui
leur sont les mieux connus, préférant alors retravailler les mêmes questions chaque
année.
« et en plus t’sais comme ça fait longtemps qu’j’ai pas eu d’5e j’essaie d’pas en
prendre en fait, c’est un peu débile, mais parce que ça m’obligerait à faire tout
l’programme d’un coup quoi, faire les cours machin… et c’est pour ça qu’les profs
d’histoire t’sais ils essayent de prendre 3 niveaux machin, parce que si t’enseignes
trop d’niveaux différents bah tu t’y perds quoi… une fois j’ai dû enseigner 4 niveaux
différents bah j’vais t’dire qu’c’est pas évident quoi… c’est c’est chaud quoi, donc tu
vois entre profs on s’répartit aussi les niveaux quoi… j’ai des collègues ils aiment
bien les 5e, tu vois les programmes ils aiment bien… une autre collègue tu sais elle
adore prendre les 6e, parce que elle adore l’Antiquité… s’tu veux c’est ça qui est un
peu vicieux, parce que s’tu veux vue notre formation, bah si tu l’as pas étudié, bah tu
vas pas trop aimer, donc du coup tu prends pas la classe de 5e, et du coup t’es encore
plus nul euh sur l’Afrique quoi… et ça s’creuse euh au fur et à mesure, et finalement,
l’enseignement d’l’Afrique ça tombe que sur 2‐3 profs quoi au final, et c’est toujours
les mêmes… c’est eux qui eux ils adorent ça parce qu’ils l’ont étudié ou j’sais pas
quoi… y’a eu euh… quand on est tombé dessus tu sais sur un sujet CAPES euh… »99
C’est pourquoi l’intérêt exprimé des enseignants pour le sujet se révèle être un
facteur de mobilisation activable. En effet, sur nos 13 enseignants, 7 se disent intéressés
personnellement par « l’Afrique », et parmi ceux‐là, on trouve les 5 dont l’attitude nous
semble pro‐active, du fait notamment de leurs méthodes pédagogiques. Les 2 autres
enseignantes qui expriment un intérêt personnel sur l’Afrique nous ont semblé passives
dans leur attitude, ce qui se justifie sans doute pour l’une d’entre elles par son public
(Jeanne, cf. note n° 96). Les cadres formels de l’institution pesant sur les enseignants
dans leurs pratiques professionnelles, on peut supposer que l’intérêt personnel n’est
activé en vue d’une mobilisation contre les référentiels postcoloniaux que lorsque
d’autres facteurs sont réunis.
98 Entretien n°12, Viviane, p. 355 99 Entretien n° 10, Benjamin, p. 321
71
3.4. Le vocabulaire employé, la pédagogie en action
Dans une pratique de classe, la démarche pédagogique passe inévitablement par
le discours proposé par l’enseignant, qu’il soit dans une situation de dictée ou dans des
échanges plus interactifs. De ce fait, la transmission des représentations de l’enseignant
se fait notamment par son choix de vocabulaire, qui n’est en aucun cas anodin. Le
langage de l’enseignant véhicule un certain nombre d’indices qui composent sa praxis et
indiquent ses opinions et ses représentations plus profondes. Pour les élèves, tous ces
indices sont évalués au cours de l’année, en particulier lorsque l’enseignant est
« nouveau », afin de se positionner et agir en conséquence.
C’est pourquoi nous avons considéré que l’analyse du vocabulaire employé par
les enseignants au moment de l’entretien était un indicateur de leur attitude face aux
problématiques postcoloniales. Bien que nous soyons prudents par rapport à
l’utilisation de ce vocabulaire, qui reste tributaire de la situation spécifique de
l’entretien, les expressions choisies diffèrent d’un enseignant à l’autre, nous permettant
de les comparer sur ce point.
En effet, les questions de vocabulaire semblent interpeller les enseignants eux‐
mêmes. Concernant la distinction proposée dans les manuels entre « Afrique blanche »
et « Afrique noire », Dominique et Pauline se disent choquées par ce vocabulaire qui leur
semble colonial et raciste :
« j’trouve que… (respire) ça ça fait vraiment euh… (respire) 1900 euh… post
colonisation… f j’sais pas j’suis pas… (silence) On dira pas ça d’l’Europe par
exemple ? l’Europe des Blancs, l’Europe des… Bruns, on dit pas ça ! alors pourquoi
on va dire ça d’l’Afrique ? »100
Pourtant, 8 enseignants utilisent le vocable « Afrique noire » au cours de leur entretien,
sans que l’on puisse le relier à une attitude particulière.
En revanche, la contradiction concernant l’utilisation du terme « pays » à la place
de « continent », en parlant de l’Afrique, semble autrement plus révélatrice. Deux
enseignantes l’ont employé, Nicole se reprenant, mais Chantal scandant cette utilisation,
ce qui dénote une représentation fort peu scientifique, voire même coloniale de
100 Entretien n°4, Dominique, p. 202
72
l’Afrique. A l’inverse des Etats‐Unis, pays souvent désigné par le vocable continental
« Amérique », l’ensemble du continent africain est réduit à la catégorie géographique
inférieure, en une sorte de métonymie inappropriée. Sophie en revanche prend de la
distance face à cet usage inapproprié :
« c’est vrai qu’on entend beaucoup parler, j’ai l’impression qu’ce terme d’Afrique est
beaucoup utilisé, ‘fin de façon large, à tel point que les gamins euh souvent utilisent
le mot pays à la place de continent, ‘fin c’est vraiment pour eux l’Afrique ça
représente un tout parce que euh… ‘fin j’pense que c’est c’qu’ils entendent parler
quoi »101
Enfin, la manière de désigner les populations africaines vivant en France (élèves
et parents) est fortement révélatrice des représentations, comme l’évoquait Benoît
Falaize dans son travail sur l’enseignement de l’histoire de l’immigration. En effet, si l’on
regarde les termes utilisés par chaque enseignant, on relève une utilisation cristallisant
l’identité supposée des élèves sous l’appellation d’ « Africains », « Maghrébins », voire
« petits Africains » ou « petits Maghrébins », et qui se réfère étrangement au vocabulaire
colonial. Une autre hypothèse repose sur l’idée que les enseignants ont du mal à
nommer ces élèves dont ils ressentent l’altérité, et que ceux qui peinent à les qualifier
sur la base de leur couleur de peau ne sont pas tranquilles avec leurs représentations.
Soit qu’ils se sentent menacés de l’accusation de racisme, soit qu’ils veuillent
homogénéiser leurs élèves par crainte des discriminations, nous considérons que la
difficulté à nommer les élèves du fait du seul indice objectif qu’ils aient, relève d’une
tendance postcoloniale. De fait, 5 enseignants utilisent le lexique « noir » ou « blanc » en
le mettant à distance, c’est‐à‐dire en l’attribuant à d’autres personnes, comme si cette
utilisation pour eux serait ambiguë. Enfin, l’utilisation de vocabulaire plus lourd et
nuancé se retrouve dans une tendance plus pro‐active. Pourtant, il faut distinguer
certaines expressions très prévenantes et hésitantes, qui semblent plutôt relever de la
difficulté à nommer, dans la peur de l’interprétation qui pourrait en être faite :
« Si euh… si, il nous est arrivé de… (silence) de réfléchir euh… (silence) au rapport
euh… que nous pouvons avoir avec euh… (silence) nos élèves euh issus de familles
euh africaines. »102
101 Entretien n° 9, Sophie, p. 297 102 Entretien n° 2, Antoine, p. 175
73
3.5. Agenda thématique, un choix didactique et politique
D’autre part, comme nous l’avons vu plus haut, le choix des parties du
programme qui sont plus approfondies et de celles qui sont laissées de côté, faute de
temps, reste l’apanage des enseignants. Parfois ils se coordonnent au niveau de
l’établissement, en particulier dans les classes à examen comme la 3e, où l’harmonisation
se fait tout au long de l’année pour garantir le bon fonctionnement des brevets blancs.
Etant donnée notre méthode d’entretien, nous obtenons un aperçu de l’agenda
thématique effectif des enseignants, à travers les thèmes qu’ils jugent opportun
d’aborder au cours de l’entretien lui‐même, se référant à leur enseignement. Nous
avions préalablement établi une liste des points des programmes susceptibles de
provoquer des développement à l’annonce du sujet d’entretien : « la place du continent
africain et des populations africaines dans votre enseignement ».
Ainsi, nous pouvons relever la mention très fréquente de la colonisation (en 5e,
4e, 3e), la décolonisation (3e), les esclavages et la traite atlantique (5e, 4e). Ici, nous
considérons que c’est l’absence de mention de ces thèmes qui révèle une attitude
postcoloniale, dans la mesure où ils constituent des points fondamentaux de la relation à
l’Afrique. Si la colonisation n’est « oubliée » qu’une seule fois, l’esclavage et la
décolonisation sont omis à 4 reprises, par des enseignants parfois distincts. On
remarque l’utilisation systématique du terme « colonialisme » pour parler de la
colonisation chez Chantal, confondant le phénomène historique et l’idéologie. Nous
verrons plus tard quelle interprétation nous faisons de cet emploi, au vu d’autres
constats. La mention de la guerre d’Algérie s’ajoute souvent à l’intitulé général des
décolonisations, sous la forme d’une exemplification, comme le faisait l’équipe de
Versailles dans son rapport de recherche.
Nous n’avions pas relevé dans les programmes la mention d’un point soulevé par
plusieurs enseignants, qui tend à montrer une attitude pro‐active. Il s’agit de
l’implication de troupes coloniales dans les guerres mondiales, ainsi que les rébellions
qui eurent lieu à leur retour au pays, quand les payes se sont fait attendre. En effet, 3
enseignants développent ce point de leur agenda d’enseignement, parfois comme un
élément central de la mise en cohérence globale du programme annuel, et traité avec des
supports innovants. Ainsi, Fabienne propose le visionnage et l’analyse pédagogique d’un
court‐métrage animé, intitulé « L’ami y’a bon » (Rachid Bouchareb, 2005), qui traite du
74
massacre de tirailleurs sénégalais casernés à Thiaroye, au Sénégal, en 1943, et dont
l’armée française refuse de payer le solde. Elle l’introduit à la fin de son cours sur la
Seconde guerre mondiale, pour passer à la période des décolonisations :
« Et bah en fait c’est un truc que j’fais euh… ça m’permet d’faire un rappel euh de…
d’la Seconde guerre mondiale… on a déjà évoqué l’truc… et je fais ça quand on fait la
décolonisation… [...] Et je leur… fais un travail euh… en fait euh qu’est‐ce qui a
amené euh les colonies… surtout après la Seconde guerre mondiale… à réclamer
euh… plus… clairement la décolonisation que… si on regarde un p’tit peu avant
guerre, on parle d’égalité, on réclame le droit de vote ou… des choses comme ça, et
après guerre y’a… y’a un changement radical de discours on est plus dans la
demande de décolonisation… »103
Cet élément du cours n’est donc pas amené comme une revendication mémorielle, mais
bien en termes de cohérence historique et d’analyse scientifique. L’outil du film est
utilisé comme un support documentaire et sert également à enseigner la méthode
d’analyse documentaire :
« tu vois j’reprends… et puis après j’ai sélectionné des trucs comme ça où j’leur
demande… où j’leur demande en fait de commenter les images… où on est, quand
est‐ce qu’on est… voir vérifier, tu sais c’est des 3e, donc euh, et puis c’est des 3e
d’établissement sensible donc euh… des fois ça peut être très dur euh… pour eux… et
puis euh… voilà… on travaille sur euh… sur la… donc ils sont sur l’front, ils sont
même euh… internés en Allemagne… et puis ça c’est l’image symbolique de la… [...]
C’est des pieds qui écrasent la médaille militaire… »104
Bien entendu, le choix de ces thématiques sur l’agenda d’enseignement relève
d’une certaine forme d’engagement face aux référentiels postcoloniaux présents dans la
société, que les enseignants cherchent à contrecarrer par leur travail. De la même
manière, 3 enseignantes insistent en classe sur l’engagement et les choix politiques des
acteurs historiques étudiés, mais aussi en développant le thème de l’héritage colonial et
de la dette des pays du « Tiers‐monde ». Il s’agit de Fabienne, Sophie et Evelyne, toutes 3
classées sur le pôle pro‐actif du continuum d’attitudes face aux référentiels
postcoloniaux. Nous reviendrons plus tard sur ce point.
103 Entretien n° 6, Fabienne, p. 227 104 Entretien n° 6, Fabienne, p. 227
75
Enfin, concernant les thèmes abordés au cours de l’entretien, il faut revenir sur la
mention des parents par certains enseignants, ce qui dénote une prise en compte
intégrale des élèves. En effet, certains enseignants élargissent les questions posées sur
les élèves aux relations entretenues avec les parents d’élèves. Le souci de
compréhension du milieu familial, social et culturel de l’élève va dans le sens d’une
adaptation plus harmonieuse aux besoins des élèves. C’est ce qui nous fait dire que cette
mention explicite au cours de l’entretien, outre le fait qu’elle prouve l’existence de
relations avec les familles, relève d’une attitude pro‐active face aux référentiels
postcoloniaux.
3.6. Tradition d’universalisme et problématique de l’Islam et du Maghreb :
réminiscence du « hussard noir » ou peur du « choc des civilisations » ?
Nous avons été interpellés par le fait que plusieurs enseignants mentionnent la
religion dans l’entretien, en particulier la religion musulmane attribuée aux enfants
d’origine plus ou moins africaine. Certes, dans le programme de 5e où l’on trouve le
chapitre de géographie explicitement consacré au continent, il y a aussi un chapitre
d’histoire portant sur la naissance et la diffusion de l’Islam. Du fait de cette coïncidence
géographique partielle, les enseignants traitent souvent des deux chapitres en parallèle.
Certains considèrent que les programmes ont été dessinés dans le but précis de rendre
l’enseignement plus harmonieux. Pourtant, on peut s’interroger largement sur la
cohérence et le lien entre la diffusion de l’Islam médiéval dans le nord de l’Afrique, et la
géographie actuelle du continent africain, notamment en matière de religion. En effet, la
diffusion de l’Islam à l’intérieur du continent, les royaumes africains musulmans, comme
les relations sociales en Afrique ne sont nullement explicitées.
Quoi qu’il en soit, pour un certain nombre d’enseignants, le lien est évident entre
questions traitant du « continent et des populations africaines », et problématiques
religieuses. Le second argument avancé ici serait qu’une grande partie des élèves
d’origine africaine dans les classes sont précisément originaires du Maghreb, et
globalement de confession musulmane. Ce point renvoie à l’association habituelle des
Arabes à l’Islam, comme le note Marlène Nasr dans l’ouvrage que nous avons étudié plus
76
haut105. Mais cette affiliation relève également d’une expérience vécue de revendication
religieuse et identitaire dans les salles de classes. En effet, l’étude de cas sur le continent
africain porte sur le Maghreb, ce qui donne parfois lieu à l’expression d’opinions et de
récits personnels.
« non, là, c’qui posait des difficultés, alors ça peut concerner l’Afrique mais c’était
pas dans l’cadre du cours sur l’Afrique, c’est quand on faisait l’cours sur l’Islam…
euh… y’a des élèves qui supportaient pas… euh… des élèves musulmans euh… qui
supportaient pas parce que euh… certains ne savaient ri ne savaient pas grand chose
sur l’Islam… voire rien, et c’était moi qui leur apprenais un certain nombre de choses
et ça ils le supportaient pas… [...] ils trouvaient ça euh pas normal que moi je… j’fasse
un cours euh… ou alors ils voulaient carrément que j’fasse du prosélytisme »106
Comme l’exprime Sophie, « le ciment commun c’est vraiment leur religion »107, et par
effet « copain », certains élèves non musulmans s’associent aux mouvements de leurs
amis d’origine maghrébine, africaine, ou musulmans, créant une dynamique de classe108.
Face à ces comportements identitaires, l’attitude des enseignants repose sur une
tradition laïque et universaliste, qui cherche à traiter les questions identitaires d’un
point de vue scientifique, et multiplier les sources d’information et les points de vue
auprès des élèves. Peu nombreux sont ceux qui utilisent un vocable religieux pour
désigner leurs élèves, cette attitude dénotant une tendance à reproduire les référentiels
postcoloniaux présents dans la société française109. En revanche, l’esprit universaliste et
mondialiste reste très présent, comme le démontre son occurrence chez 6 à 8
enseignants rencontrés. Cette opinion ne peut être directement corrélée avec une
attitude postcoloniale, mais pose tout de même des questionnements relatifs à cette
philosophie. En effet, nous en avions parlé dans notre introduction, la tradition
universaliste s’ancre dans des représentations chrétiennes et développementalistes
proprement occidentales et coloniales. Pourtant, la phraséologie universaliste a été
largement reprise du côté socialiste et réappropriée par les tenants de
l’altermondialisation, sans les croyances développementalistes qui l’accompagnaient.
105 Cf. Marlène Nasr, Les Arabes et l’islam vus par les manuels scolaires français (1986 et 1997), op. cité 106 Entretien n° 8, Chantal, p. 284‐285 107 Entretien n° 9, Sophie, p. 302 108 Entretien n° 10, Benjamin, p. 323 109 Cf. Marlène Nasr, op. cité
77
Cependant, si la question de l’universalité ne permet pas de résoudre la
problématique de l’Islam et du Maghreb, des tendances postcoloniales sont exprimées
par d’autres biais. Ainsi, Hervé rappelle ses premiers pas dans l’éducation, à l’époque où
les enseignants affirmaient bien plus leurs convictions laïques, face notamment au port
du voile chez les élèves :
« Bah entre jeunes t’avais une forte cohésion… et euh… remarque tu l’as encore
aujourd’hui hein… un esprit laïc, mais euh… laïc offensif… pas euh… pas on tolère…
tout, parce qu’on remet en cause le… (silence) dans l’dernier chapitre de euh… euh…
L’essence de l’athéisme d’Onffray… quelque chose comme ça… il dit que euh… tout
n’se vaut pas… aujourd’hui qu’est‐ce qu’on fait, on dit euh… religion, athéisme,
agnosticisme, ça s’vaut hein… ça euh… faut pas gratter très longtemps les profs pour
que euh… pour qu’ça se… effectivement ça s’vaille pas… [...] ca c’est un… des aspects
positifs… de de l’esprit prof… euh on est pas hussards noirs mais… assez proches
quand même… »110
Sa position se révèle ici radicalement laïque, dans la tradition républicaine, alors que
Chantal développe plutôt un questionnement relatif aux inégalités de traitement des
groupes sociaux ou religieux et insiste sur la concurrence entre les enseignements,
exprimée chez les élèves :
« c’que j’peux dire, c’est à propos d’la traite des Noirs… c’est vrai que… y’a eu des
tensions… euh, notamment l’année où ils ont fêté euh… l’anniversaire de la… [...] Où
ils ont fêté l’anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz… euh… là y’a eu
quelques tensions parce que… bon on avait énormément euh parlé d’Auschwitz euh
à la télévision… euh… bon finalement bon on s’arrête toujours aussi en cours à un
moment sur ce sujet… et cette année‐là, y’a des élèves qui m’ont dit euh ouais… y’a
des élèves qui m’ont dit, des p’tits Africains, à Azalée, c’était y’a… 4‐5 ans… qui m’ont
dit ouais, y’en a marre, on parle toujours des Juifs mais on parle jamais d’la traite des
Noirs euh… euh nous aussi on a souffert… [...] donc j’avais essayé d’discuter euh…
dire que… tout l’monde était euh… concerné… que… fallait pas ça fait partie
d’l’histoire aussi de de l’humanité que que ça concernait tout l’monde »111
Cet argument concurrentiel semble résolument actuel, illustrant les débats politiques et
médiatiques concernant les grands ensembles culturels supposés, dont Samuel
110 Entretien n° 3, Hervé, p. 197‐198 111 Entretien n° 8, Chantal, p. 287
78
Huntington est l’auteur112. La référence implicite à ces théories teintées d’universalisme
– républicaines comme civilisationnelles – dénote une tendance postcoloniale plus ou
moins développée.
4. L’influence des caractéristiques sociales
Ayant explicité les éléments qui nous amènent à proposer une typologie des
attitudes face aux référentiels postcoloniaux, nous allons en examiner les facteurs
explicatifs. En effet, le continuum que nous avons élaboré trouve des échos dans
certaines caractéristiques sociales recensées. En nous inspirant des théories de la
reproduction sociale développées par Pierre Bourdieu et Jean‐Claude Passeron113 et
reprises par Daniel Gaxie sur le vote114, nous allons tenter de mettre en évidence les
effets de différents facteurs sociaux sur les attitudes des enseignants. Nous allons
développer ainsi les effets de l’âge, des origines géographiques et sociales, du type de
public rencontré, de l’activité politique et des croyances religieuses.
4.1. Âge : l’effet de génération sur les méthodes comme sur les représentations
L’observation des tranches d’âge des enseignants et de leurs années d’expérience
professionnelle révèle l’importance de l’effet générationnel sur les attitudes face aux
référentiels postcoloniaux. En effet, si les plus jeunes ne sont pas nécessairement actifs
et mobilisés contre ces référentiels, comme le montre l’exemple de Benjamin, les plus
âgés en revanche sont tous passifs voire postcoloniaux dans leurs attitudes. La césure
s’effectue au niveau de la cinquantaine et d’une expérience professionnelle supérieure à
20 ans, c’est‐à‐dire de personnes nées pendant ou peu après la Seconde guerre
mondiale, et donc construites sur des bases proprement coloniales.
112 Samuel Huntington, Le choc des civilisations et l’avenir du monde, Plon, 1994 113 Pierre Bourdieu, Jean‐Claude Passeron, op. cité 114 Daniel Gaxie, Le cens caché, inégalités culturelles et ségrégation politique, thèse publiée en 1978
79
En effet, à ce niveau d’analyse, on peut dire que les personnes nées dans les
années 1940‐50 sont porteuses des représentations présentes jusqu’aux indépendances
et au‐delà. Bien que ces personnes n’expriment pas une adhésion face aux préceptes
coloniaux, ni ne se revendiquent partisans de l’Empire français, on peut supposer que
les conceptions en vogue pendant leur enfance les ont marqués. Ce sont également des
personnes qui ont vécu les bouleversements sociaux de la fin du XXe siècle, et connu les
luttes politiques qui ont traversé la société française pendant les guerres
d’indépendances que furent l’Indochine puis l’Algérie. Leur éducation a été basée sur les
manuels scolaires qu’Alexandre Blanc a étudiés, avec cette représentation de l’altérité et
des autres coloniaux primitifs que nous avons étudiée plus haut. Rien de surprenant
donc à ce qu’ils ne se distinguent pas par des attitudes pro‐actives, mais restent plutôt
cantonnés à la gamme du passif, si ce n’est plus franchement à des attitudes
postcoloniales latentes.
D’autre part, l’effet de génération se fait également sentir lorsque l’on observe
leurs méthodes d’enseignement, qui sont également restées traditionnelles. Les
réflexions concernant les méthodes d’enseignement et l’évolution vers l’innovation et les
pratiques interactives centrées sur l’enfant restent très récentes au regard de leur
parcours professionnel et des pratiques qu’ils ont connues dans leur enfance. La
création des IUFM datant de 1989, leur formation professionnelle initiale est
sensiblement différente des enseignants formés dans ces instituts. De même, les études
de sciences de l’éducation se sont essentiellement développées à partir des années 1970,
et ne sont réellement entrées dans les établissements que dans les années 1980, alors
que leur carrière était déjà entamée.
Plus que l’âge lui‐même, c’est bien l’effet de génération qui influe sur les attitudes
que nous avons vues. Il n’empêche que parmi les enseignants que nous avons
rencontrés, tous ne se tiennent pas à cette règle générationnelle, et que l’on pourrait
trouver des enseignants âgés qui auraient des attitudes pro‐actives. Il nous est pourtant
apparu dans notre corpus que l’effet de génération pouvait expliquer certaines
variations dans les attitudes enseignantes face aux référentiels postcoloniaux.
80
4.2. Origine géographique : sensibilité à la problématique
Le second facteur que nous avons mis à jour relève de l’origine géographique des
enseignants rencontrés. Nous tenons à signaler que cette information ne nous a pas
toujours été fournie, soit que nous ne l’ayons pas demandée, soit que les indications
restent vagues. Pourtant, certaines variables peuvent coïncider avec certaines attitudes,
ce que nous allons présenter maintenant.
En observant les origines géographiques des enseignants, selon une typologie
simplifiée, nous constatons que les enseignants qui déclarent une origine étrangère plus
ou moins proche sont ceux qui s’avèrent être les plus mobilisés contre les référentiels
postcoloniaux. Soit que ces origines soient le fruit d’une migration passée, soit qu’elles
relèvent d’un attachement à l’idéal d’altérité, nous constatons que l’étrangeté favorise la
critique postcoloniale. Ainsi, Isabelle et Fabienne déclarent une origine italienne, sans
doute liée à la grande vague migratoire du XIXe siècle, pendant que Sophie mentionne sa
naissance et ses 13 premières années de vie en Suisse. Evelyne, elle, parle de l’origine
« pied‐noire » de sa mère, qui lui vaudrait un lien particulier à l’Algérie :
« Bah j’pense que ça crée une euh… ‘fin c’est important. Ouais, ça fait un lien en plus
ouais, bien sûr. J’pense que c’est pas la même chose que si elle avait été bretonne.
(silence) Forcément ça fait s’poser des questions. Voilà. La guerre d’Algérie elle est
euh… elle est euh… oui elle est présente dans mon histoire familiale. »115
Elle exprime ainsi la sensibilité particulière que lui procure son histoire familiale et son
origine géographique lointaine face aux problématiques liées à l’altérité ou à la
migration.
Le tableau nous montre que les enseignants dont l’origine géographique est
associée à l’indicateur « province » ne sont pas fortement mobilisés face aux référentiels
postcoloniaux. En revanche, ceux qui ont vécu dans la capitale ou dans ses alentours
sont globalement plus présents du côté pro‐actif ou passif. On peut supposer que la vie
dans les quartiers plus métissés des grandes villes, où les habitants sont généralement
issus de régions très diverses, leur offrent une vision plus large en terme de rapport à
l’autre, que ceux qui ont vécu en province, dans des zones moins brassées.
115 Entretien n° 11, Evelyne, p. 340
81
De plus, les enseignants qui déclarent avoir vécu dans des villes défavorisées de
banlieue parisienne, sans doute les espaces de plus grande mixité géographique en
France, sont également ceux qui semblent le plus à l’aise avec les questions relatives à la
diversité culturelle ou géographique :
« c’est plus une question de… de profil, j’habite une rue ou euh… si il doit y avoir, 10,
15, allez, 20% de… de gens d’origine européenne… donc tu vois c’est euh… c’est
vraiment personnel quoi… »116
En effet, Hervé n’hésite pas à qualifier ses élèves de toutes sortes de termes qui
pourraient sembler provocateurs, alors que Fabienne et Isabelle s’engagent activement
dans la lutte contre les référentiels postcoloniaux.
L’étude sommaire à partir des origines géographiques des enseignants nous
révèle donc bien une incidence de ce facteur sur les attitudes des enseignants face aux
référentiels postcoloniaux présents dans la société française. Cependant, cette origine
géographique semble directement corrélée avec l’origine sociale des personnes
rencontrées.
4.3. CSP des parents : contre l’origine populaire du racisme, un contreexemple
Concernant les origines sociales des enseignants rencontrés, nous ne nous
étendrons pas, étant donné la faiblesse des informations dont nous disposons. En effet,
le corpus restant assez restreint, et l’ensemble des données n’étant pas disponibles,
nous nous contenterons d’une remarque.
La grande majorité des enseignants dispose d’un profil typique chez cette
catégorie sociale, avec des parents de catégorie socio‐professionnelle moyenne élevée, à
savoir des enfants d’enseignants, de journalistes ou de fonctionnaires. Pour 6 à 7 d’entre
eux, les deux parents travaillent, ce qui dénote une situation sociale plutôt élevée, dans
la mesure où les professions sont de niveau intermédiaire ou supérieur.
Trois enseignants déclarent une situation familiale intermédiaire, avec un père
exerçant une profession intermédiaire ou supérieure, et une mère au foyer. Cette
116 Entretien n° 3, Hervé, p. 194
82
configuration reste tributaire de l’effet de génération que nous avons mentionné
précédemment, à savoir que dans certaines catégories sociales, le travail des femmes ne
s’est imposé que tardivement. Pourtant, sur l’un d’entre eux un doute subsiste quant à la
profession du père, qui pourrait relever d’une CSP plus base (Hervé).
Finalement, deux enseignantes déclarent des catégories socio‐professionnelles
inférieures, soit explicitement, comme Fabienne (« employés à la Sécu », entretien n° 6,
p. 247) soit de manière plus implicite, comme Jeanne (« je suis quand même issue d’une
famille euh de braves gens mais euh… marqués par le racisme primaire des classes popu
quoi », entretien n° 1, p. 169). Or il est intéressant de noter que ces deux enseignantes
ont des attitudes pro‐active ou passive, et non franchement postcoloniales. Cet élément
tend à contredire le mythe de l’origine populaire du racisme, comme l’avait déjà
démontré Annie Collovald dans ses travaux117. En particulier concernant Fabienne, qui
se révèle être l’enseignante la plus engagée dans la lutte contre les référentiels
postcoloniaux dans ses pratiques professionnelles, le contre‐exemple est saisissant.
En effet, Fabienne nous explique par la suite qu’elle a toujours été elle‐même
scolarisée dans des établissements « sensibles », où les méthodes de travail étaient
adaptées à des publics difficiles. Elle envisage donc l’enseignement selon des modalités
innovantes :
« en allant chercher tes documents euh… t’es un peu plus acteur de ton… tu vois de…
je sais pas moi… c’est une manière de… j’sais pas c’est comme un boulanger qui
ferait d’la baguette congelée et puis un qui fait sa pâte quoi… (rire) »118
4.4. Etablissement et public : problématique imposée ou éludée
C’est une chose de regarder d’où viennent les enseignants, c’en est une autre de
voir où est‐ce qu’ils pratiquent leur activité professionnelle, et particulièrement, auprès
de quel public. En effet, nous l’avions mentionné plus haut, les enseignements s’adaptent
à différents facteurs, et notamment le cadre de travail et le type de public rencontré.
L’action d’enseigner est rarement déterminée à l’avance, mais opère plutôt en situation,
117 Annie Collovald, Le populisme du FN : un dangereux contresens, Ed. du Croquant, 2004 118 Entretien n° 6, Fabienne, p. 231
83
et se définit dans l’interaction. C’est pourquoi nous avons cherché à caractériser les
établissements visités et les villes où ils recrutaient leurs élèves, ainsi que
l’environnement dans lequel ils se trouvaient.
Nous avons ainsi sommairement distingué 3 types d’établissements et de
publics :
• ceux qui sortent de la norme par le haut, du fait de leur situation favorisée
socialement et de leur recrutement privilégié dans les classes supérieures de la
société, dotées économiquement comme culturellement (Jeanne au lycée
Coquelicot à Paris et Viviane au lycée Orchidée à Paris) ;
• ceux qui semblent correspondre à une norme assez largement établie, du fait de
l’absence de distinction particulière, de leur situation dans des zones urbaines
résidentielles relativement calmes ou des banlieues pavillonnaires (Antoine au
collège Tournesol à Paris, Hervé, Dominique et Isabelle au collège Œillet à Cerise‐
sur‐Seine (94), Nicole au lycée Tulipe à Paris, Chantal au collège Azalée à Paris et
Evelyne au collège Géranium à Pastèque‐la‐Reine (93)) ;
• ceux enfin qui se distinguent par leur classement national et académique dans les
réseaux prioritaires d’éducation (ZEP pour 2005, RAR pour 2008), et qui se
situent dans des villes très défavorisées socialement et économiquement
(Fabienne au collège Jacinthe à Nectarine‐le‐Pont (94), Sophie au collège Dahlia à
Fraise‐la‐Jolie (93), Benjamin au collège Camélia à Fraise‐la‐Jolie (93) et Pauline
aux collèges Dahlia et Camélia à Fraise‐la‐Jolie).
Cette simple typologie nous montre déjà que la majeure partie des enseignants
travaille en zone « normale », et que parmi ceux‐ci on trouve des enseignants aux
attitudes diverses. Pourtant, si l’on s’intéresse aux marges, c’est‐à‐dire aux
établissements particulièrement favorisés, on constate que parmi ces deux enseignantes,
on ne trouve pas de personne mobilisée dans la lutte contre les référentiels
postcoloniaux. En effet, le recrutement de ces établissements est socialement privilégié,
ce sont des élèves qui ne posent globalement pas de problèmes de compréhension ou de
discipline, et qui sont de surcroît moins souvent déchirés par des questionnements
identitaires, du fait d’une origine étrangère. Les enseignantes concernées expriment
bien l’absence de questionnements de la part de leurs élèves, l’absence de dynamique
lorsque les problématiques postcoloniales sont abordées, ce qui ne provoque pas de
84
réaction conséquente dans leur enseignement. Ainsi, Jeanne, qui dispose de
caractéristiques la prédisposant à l’action, est notamment retenue par son public
scolaire, qui élude la problématique postcoloniale.
D’autre part, si l’on observe la zone marginale inverse, à savoir les établissements
prioritaires de zone « sensible », on constate que l’on trouve parmi ces enseignants 3
attitudes pro‐actives. Fabienne, Sophie et Pauline sont ainsi fortement mobilisées contre
les référentiels postcoloniaux présents notamment dans les manuels scolaires. Isabelle,
quant à elle, déclare avoir enseigné pendant de nombreuses années en ZEP, qu’elle s’y
plaisait beaucoup et qu’elle y enseignerait encore si le poste n’avait pas été fermé. La
confrontation à des élèves en difficulté scolaires comme sociales, et aux
questionnements identitaires liés à des origines géographiques et culturelles très
diverses, semble favoriser l’action des enseignants contre les référentiels postcoloniaux,
en s’imposant d’elle‐même. Les deux enseignants qui travaillent ou ont travaillé dans
des établissements prioritaires et restent passifs voire postcoloniaux dans leurs
attitudes, sont des enseignants qui ont une conception très élitiste de l’enseignement.
Nous y reviendrons par la suite.
4.5. Activité politique, l’engagement comme facteur de mobilisation
De même que pour les origines sociales des enseignants, nous ne disposons pas
de toutes les informations concernant l’activité politique des enseignants rencontrés,
dans la mesure où nous n’avons pas osé les interroger à ce sujet dans les premiers
moments de notre enquête. Pourtant, nous avons eu des discussions sur ce point par la
suite, et certains enseignants militants ont affirmé leurs positions très tôt dans
l’entretien (Sophie et Evelyne). D’autres enseignants n’ont pas d’activité politique
particulière, ou bien nous l’ignorons, mais ont un discours très politisé, ce qui nous a
amené à les compter partiellement comme engagés politiquement.
Cet indicateur nous montre que tous les enseignants pro‐actifs déclarent une
activité politique, syndicale et/ou associative, ce qui semble opportun à signaler. Isabelle
nous signale qu’elle est engagée dans plusieurs associations de la ville (Vivre Ensemble,
MRAP…) et qu’elle a participé à la campagne électorale municipale de 2008, ce qui influe
évidemment à ses yeux dans ses relations professionnelles avec les élèves. Fabienne est
85
syndiquée à Sud‐Education et participe à deux à trois associations locales dans la ville de
son établissement et dans la sienne, mais considère ces activités comme « normales ».
Sophie est déléguée syndicale et impliquée dans une école pédagogique innovante, le
Groupe français d’éducation nouvelle (GFEN), depuis qu’elle l’a découvert au cours de
ses études universitaires. Enfin Evelyne nous indique qu’elle est militante trotskyste
depuis sa jeunesse, et que ses activités politiques influent largement sur ses opinions et
ses méthodes de travail. Toutes se disent politiquement orientées à gauche de
l’échiquier politique.
Parmi les enseignants tenant un discours informé et politisé se retrouvent des
attitudes passives, mais non aveugles aux problématiques postcoloniales (Hervé et
Dominique). Seule Viviane tient un discours très politisé, mais garde une attitude qui
nous a semblé postcoloniale, sans doute à cause de l’effet générationnel dont nous avons
parlé plus haut, mais aussi d’autres facteurs que nous verrons plus loin.
D’autre part, nous remarquons la forte implication politique de Nicole, militante
d’extrême gauche pour le soutien aux sans‐papiers. Elle n’a pas voulu nous préciser plus
avant quel était son collectif d’appartenance, mais en effectuant des recherches, nous
avons établi la correspondance avec le « Collectif 12 », collectif de vigilance de Paris 12
pour le droit des étrangers, membre du réseau RESF. Nos recherches sur la toile nous
ont amenés à découvrir d’autres correspondances et activités para‐politiques de Nicole,
qui nous semblent expliquer son attitude ambiguë.
4.6. Confession religieuse : un lien avec la problématique de l’Islam et du Maghreb ?
En effet, le discours de Nicole nous avait interpellé à plusieurs reprises, et nous
avons « découvert » par la suite qu’elle participait à des collectifs religieux catholiques et
qu’elle accordait une grande place à la religion dans sa philosophie personnelle. Des
remarques incomprises au cours de l’entretien sont devenues limpides, une fois cette
information connue :
« Ah toujours… oui, c’est parce qu’ils ont beaucoup d'enfants qu’ils sont pauvres.
(silence) c’est un cliché euh européen, mais c’est c’est la colonisation hein… ça reste
euh très fixé dans la mémoire des enfants… donc j’essaie de casser ça d’ailleurs
86
euh… récemment… c’qui s’est passé… donc euh… avec le Pape euh… expliquant
justement qu’l’utilisation des préservatifs n’était pas la solution qui s’adaptait à
l’Afrique… évidemment ça a fait un tollé du côté de l’Europe parce que… on peut pas
entendre ça… on arrive avec nos solutions à nous, ça c’est sûr… voilà… alors c’est
vrai que c’est pas évident de leur faire comprendre ça surtout… pour des 6 pour des
5e quoi c’est quand même pas… c’est pas facile… qu’il existe autre chose… »119
De même, son insistance sur l’universalisme et l’intérêt égal pour toute partie du monde,
ainsi que le soutien aux sans‐papiers de toutes origines, s’intègrent parfaitement dans
cette représentation chrétienne du monde.
Nous avons donc estimé que le facteur religieux pouvait avoir un effet sur les
pratiques professionnelles concernant les référentiels postcoloniaux présents dans les
manuels scolaires. Nous l’avons par la suite scruté chez les enseignants, sans aller
jusqu’à leur poser directement la question de leur confession. Nous nous en sommes
tenus aux indices visibles dans la décoration ou dans les discours, pour imputer une
confession chrétienne, voire catholique, à plusieurs enseignantes rencontrées.
Ainsi, nous avons observé chez Viviane, à l’occasion de son entretien, qu’elle
décorait son salon d’une peinture d’inspiration religieuse, ce qui nous a semblé refléter
un attachement certain aux valeurs chrétiennes, bien que son discours soit parfois
provocateur (« j’avais pas la mentalité d’une bonne sœur, moi j’avais pas envie de rester
là et me priver d’tout », entretien n° 12, p. 350). De même, au cours de son entretien,
Sophie s’exclame « oh mon Dieu » (entretien n° 9, p. 303), vocabulaire que l’on attribue
généralement à des personnes attachés aux valeurs chrétiennes, bien que cette
expression soit passée dans un langage relativement courant.
La confession religieuse ne semble pas se corréler immédiatement avec une
attitude postcoloniale, comme le montre l’exemple de Sophie, pourtant, elle contribue à
nuancer des profils qui pourraient se montrer pro‐actifs. En effet, Nicole comme Viviane
tiennent des discours politisés, et sont plus ou moins engagées dans des activités
militantes, ce qui tendrait à les orienter vers une attitude pro‐active. C’est ce facteur
religieux qui nous semble pouvoir expliquer leur différence d’attitude par rapport aux
autres enseignants traversés par les mêmes caractéristiques sociales.
119 Entretien n° 7, Nicole, p. 251‐252
87
De plus, on constate chez ces 3 enseignantes la même tendance universaliste120,
qui peut être associée à leur croyance religieuse, distinguant ainsi plusieurs catégories
de conceptions universalistes, comme nous l’avions évoqué plus haut. Ainsi, l’idée que
l’universalisme serait lié à une valeur traditionnellement chrétienne et occidentale est
corroborée, en même temps que d’autres attachements à l’universalisme peuvent être
attribués aux autres enseignants concernés par cet indicateur.
De même, dans l’entretien avec Sophie, la distinction des élèves selon leur
religion et l’insistance sur leur identification religieuse, paraissent plus cohérents
lorsque l’on tient compte de son possible attachement à la religion chrétienne.
Cependant, la formation de Sophie à l’université de Créteil, spécialisée en histoire des
religions, peut également favoriser son regard aigu sur les problématiques religieuses,
en dehors de tout attachement personnel à la confession chrétienne.
Apparue comme un élément inattendu, la confession religieuse chrétienne
observée chez ou attribuée à certains enseignants permet d’appréhender leurs
représentations et leurs discours avec plus de précisions, et semble constituer un
facteur explicatif de leurs attitudes.
120 Cf. tableau synthétique en annexe, partie II, chapitre 3.6, p. 148
88
5. Le rôle des connaissances théoriques et pratiques
Plus que les simples caractéristiques sociales des enseignants et des
établissements dans lesquels ils travaillent, nous avons considéré les connaissances de
chacun sur l’objet de l’étude, à savoir sur « le continent africain et les populations
africaines ». En reprenant les travaux de Daniel Gaxie sur les différents niveaux de
compétence politique, qui insiste sur le niveau d’instruction comme facteur majeur de la
politisation121, nous nous sommes intéressés aux parcours de formation de chaque
enseignant, ainsi qu’à ses lectures personnelles, substituts de l’action scolaire.
Mais la seule appréhension théorique de notre sujet de nous satisfaisant pas,
nous avons porté une attention particulière à la connaissance pratique du sujet, qui peut
prendre différentes formes. En effet, en réutilisant la distinction entre compétence
technique et compétence statutaire proposée par Bourdieu122, nous avons cherché à
savoir quel était le degré de familiarité empirique des enseignants rencontrés avec le
sujet. Nous avons ainsi pu ré‐établir le lien énoncé par Bourdieu où la compétence
statutaire semble octroyer des garanties de compétence technique.
5.1. Diplômes et formations universitaires : de la connaissance à la compétence
Les enseignants font des choix pendant leur cursus universitaire, qui les amènent
à se spécialiser dans certains domaines particulièrement approfondis. En réalité, pour
beaucoup d’entre eux, des pans entiers de l’histoire nationale ou mondiale leur sont
inconnus, pour la simple raison qu’ils ne les ont jamais étudiés dans leur formation. C’est
ce qu’exprime Benjamin :
« bah tu vois les UV alors, c’est vachement spécialisé quoi… et tu peux passer à coté
de… d’époques complètes ! ‘fin moi la Révolution j’l’ai jamais fait par exemple… la
121 Daniel Gaxie, op. cité 122 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Les Editions de Minuit, 1980, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Fayard, 1982 et La noblesse d’Etat : grandes écoles et esprit de corps, Editions de Minuit, 1989
89
Révolution française… (rire) c’est chaud quoi… y’a un autre truc comme ça… histoire
du XXe siècle, j’en ai jamais fait non plus… ouais j’suis passé à travers les mailles du
filet… »123
C’est pourquoi tous les enseignants ne se valent pas, dans la mesure où ils n’ont pas eu la
même formation à proprement parler. Les cours qu’ils auront suivis dépendront d’un
choix personnel, mais aussi des opportunités qu’ils auront eues dans leur établissement
de formation. Telle spécialité se trouve dans telle université, parce qu’il existe un groupe
de recherche et des enseignants‐chercheurs spécialistes de cette question. Plusieurs
enseignants rencontrés évoquent ainsi la possibilité d’une évolution, dans la recherche
et dans l’enseignement sur les problématiques liées à l’Afrique, par rapport à l’époque
où ils étudiaient, pour justifier leur absence de formation spécifique.
Ainsi, ceux qui ont fait des choix de cursus tournés vers l’étude de l’Afrique en
parlent volontiers, comme d’une orientation qui a marqué leurs études, ils citent des
noms de professeurs (Coquery‐Vidrovitch, Ageron, M’Bokolo…) etc. Parmi ceux‐là, on
trouve des enseignants pro‐actifs (Fabienne, Evelyne et Pauline) et des enseignants
passifs (Jeanne et Hervé), mais aucune attitude postcoloniale. En effet, les
enseignements relatifs à l’Afrique au moment de leur formation étaient globalement
d’obédience anti coloniale, comme leurs références l’indiquent.
Si l’on s’intéresse maintenant à leur niveau d’études et à leur diplôme, considéré
comme l’élément principal de la politisation chez Gaxie, on constate que seuls 3
enseignants ont entamé des études doctorales, soit en DEA, soit en thèse. Or dans les 3
cas, leur recherche a porté sur un sujet « africain », à savoir la décolonisation de la
Tunisie, le Maroc et l’Algérie dans la presse française hebdomadaire (Hervé, entretien n°
3, p. 194) et la construction du grand Maghreb et les relations militaires au Maghreb
entre 1919 et 1939 (Fabienne, entretien n° 6, p. 223). Les 3 enseignants concernés se
retrouvent parmi les attitudes pro‐actives ou passives, et non postcoloniales.
Le niveau de diplôme ne semble pas en lui‐même correspondre avec une attitude
pro‐active plus éclairée, puisque l’on trouve des enseignantes pro‐actives au niveau de
diplôme le plus bas (licence pour Isabelle et Sophie). Pourtant, dans ces cas‐là, le
manque de formation théorique est comblé par une activité militante importante, ainsi
123 Entretien n° 10, Benjamin, p. 319
90
que par des lectures personnelles sur le sujet. En effet, l’intérêt porté aux
problématiques africaines et le choix de formations spécialisées indiquent plus
sûrement une acquisition de connaissances théoriques en mesure de favoriser une
attitude pro‐active face aux référentiels postcoloniaux.
5.2. Lectures et parcours personnels : des références inégales
Ainsi, si l’on observe les lectures personnelles concernant les sujets
postcoloniaux, on constate que plusieurs enseignants compensent leur manque de
formation théorique spécifique par ce biais (Dominique, Isabelle, Sophie et Viviane). Les
autres enseignantes pro‐actives qui disposaient déjà d’une formation particulière
continuent de se former à travers des lectures personnelles également (Fabienne et
Evelyne).
Pourtant, on constate que les choix de lectures varient selon les enseignants. Il
peut s’agir de lectures historiques et culturelles (Isabelle, Fabienne), d’actualité
politique et sociale (Evelyne, Fabienne, Sophie, Dominique) ou d’ouvrages d’analyse
historique et politique (Sophie, Nicole, Viviane). Ainsi, Dominique et Sophie indiquent
utiliser leurs lectures pour travailler en classe avec leurs élèves (articles du Monde,
extraits d’ouvrages d’économie du développement) et illustrer ainsi la problématique du
cours.
Mais si les problématiques postcoloniales sont traitées, elles ne le sont pas sous le
même point de vue. Ainsi, le traitement du développement par des auteurs comme
Sylvie Brunel, qui a travaillé dans l’humanitaire pendant de nombreuses années, diffère
de celui de Daniel Lefeuvre, historien se positionnant contre la repentance coloniale124.
La lecture de Sylvie Brunel, spécialiste du développement d’un point de vue interne à
l’humanitaire, révèle un intérêt affirmé pour l’action humanitaire, qui semble associée à
des valeurs chrétiennes de charité et remplace les missions religieuses des siècles
précédents. En effet, nous avons attribué une confession religieuse chrétienne aux deux
enseignantes qui la citent dans leur entretien.
124 Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale, Flammarion, 2006
91
En revanche, le parcours théorique de Viviane est tout à fait particulier au regard
des autres enseignants, sans doute également à cause de l’effet de génération. Ainsi, elle
indique successivement la lecture et la référence théorique d’Yves Lacoste – géographe
et géopoliticien anti colonialiste et critique, de Jacques Marseille – historien économiste
libéral qui a montré le poids économique des colonies pour la France – et Raymond
Cartier – journaliste à l’origine d’un anticolonialisme pragmatique (« la Corrèze avant le
Zambèze ») – et enfin de Daniel Lefeuvre. De plus, elle cite Gaston Kelman, écrivain de
centre gauche libéral, qui a soutenu la création du Ministère de l’immigration et de
l’identité nationale par Nicolas Sarkozy. Viviane montre par cette énumération les
motivations qui portent ses lectures et ses orientations politiques face aux
problématiques coloniales et postcoloniales. Ces précisions concernant les sources
d’information écrites des enseignants rencontrés nous éclairent sur les attitudes qu’ils
adoptent face aux problématiques postcoloniales.
Enfin, les références de Dominique ne sont élucidées que de manière globale
(lecture principale du Monde, entretien n° 4, p. 200), mais son insistance sur les sujets
écologiques pendant l’entretien nous incite à quelques réflexions. En effet, elle porte un
grand intérêt aux problématiques de l’eau et de la sécheresse, des contraintes naturelles
sur la population, et en particulier du problème de surpopulation, en même temps
qu’elle insiste sur les caractères économiques (richesse, développement, croissance). Or,
cette focalisation n’est pas sans rappeler une critique établie par Daniel Tanuro,
ingénieur‐chercheur agronome, qui s’attaque à la logique néo‐malthusienne en vogue
dans les pays dits développés125. Malgré une position radicalement anti raciste,
Dominique s’approprie, sans nécessairement les utiliser, des arguments propres à
l’idéologie dominante, qui fondent les représentations et les relations postcoloniales.
Ainsi, les lectures des enseignants nous éclairent sur leurs représentations des
problématiques postcoloniales, et révèlent l’adéquation de celles‐ci par rapport aux
représentations dominantes. Comme nous l’avions vu en introduction, les prescriptions
officielles préconisent les mêmes focalisations que certains enseignants qui adoptent
une attitude passive voire franchement postcoloniale :
125 Daniel Tanuro, « L’inquiétante pensée du mentor écologiste de M. Sarkozy », Le Monde Diplomatique, décembre 2007
92
« Maîtriser le socle commun […] c’est être en mesure de comprendre les grands défis
de l’humanité, la diversité des cultures et l’universalité des droits de l’Homme, la
nécessité du développement et les exigences de la protection de la planète. »126
5.3. Connaissance empirique : des séjours au modalités variées
Parmi les enseignants rencontrés, 6 indiquent avoir séjourné en Afrique, mais
dans des cadres très divers. Trois d’entre elles ont voyagé dans leur jeunesse dans des
pays africains et quatre à un âge plus avancé. Pour les premières, il s’agissait soit d’un
séjour de découverte touristique avec des amies en Algérie (Chantal), soit d’une
expérience de découverte professionnelle, à travers le cadre de la coopération française
en Tunisie et en Côte d’Ivoire (Viviane), soit en visite auprès de son père, expatrié en
Côte d’Ivoire (Sophie). Pour les secondes, il s’agissait de voyages touristiques organisés
(Jeanne et Chantal) ou de voyages personnels dont le cadre n’était pas mieux spécifié
(Dominique et Fabienne).
On constate des niveaux d’appréhensions différents, à partir du cadre de voyage.
En effet, celles dont le séjour correspond à la définition occidentale du tourisme, dans un
cadre normé, ne tirent de leur séjour que peu d’enseignements, et reconnaissent le
caractère superficiel de leur connaissance des pays visités :
« j’y suis allée en touriste, donc j’suis allée au Sénégal dans un hôtel euh… en Egypte
une croisière euh… voilà. Et euh… j’connais pas euh… de personne euh… qui euh…
avec qui j’aurais pu aller euh… plus à la… en aventurier quoi. Donc j’y suis allée dans
des voyages organisés. »127
« Boah, j’connais, c’est un bien grand mot, j’y suis allée 2 fois quoi… [...] après c’était
purement touristique… (silence) truc vraiment touristique… j’étais dans l’Sud de la
Tunisie et puis à Djerba… (silence) et là bon c’était vraiment là c’était vraiment du
pur tourisme… »128
Comme Dominique, Jeanne et Chantal ne s’appuient pas sur leur expérience personnelle
en Afrique pour parler des problématiques postcoloniales. En revanche, Viviane, elle
126 Décret du 11 juillet 2006, op. cité, introduction, p. 16 127 Entretien n° 1, Jeanne, p. 169 128 Entretien n° 8, Chantal, p. 289
93
évoque très souvent son expérience professionnelle en Tunisie et en Côte d’Ivoire. En
effet, elle y a séjourné 2 et 4 ans, en tant que jeune enseignante, ce qui constitue pour
elle une expérience quasi initiatique. Elle insiste lourdement sur son expérience et
déclare avoir raconté de nombreuses anecdotes à ses élèves, en même temps qu’elle leur
projetait des photographies de paysages qu’elle avait elle‐même prises :
« mais la compréhension quand même de… de c’qu’est l’Afrique moi j’pense que… on
n’la perçoit que quand on y a vraiment vécu… [...] déjà expliquer les difficultés euh…
‘fin les difficultés d’l’Afrique euh, on les mesure beaucoup plus quand on a vécu
hein… »129
Ainsi, pour Viviane, c’est la connaissance empirique qui a le primat dans l’appréhension
de la réalité sociale, économique ou politique de l’Afrique, plus que la connaissance
théorique.
À l’inverse, Fabienne et Sophie, qui ont visité l’Afrique dans un cadre amical, en
visite ponctuelle auprès de personnes connues (famille ou amis), n’accordent pas tant
d’importance à leurs connaissances empiriques :
« Ouais, alors j’ai été au Maroc, j’ai été au Mali, et puis au Sénégal c’est tout…
j’connais que ça… [...] J’suis pas une grande voyageuse… [...] La dernière fois c’était
c’t’été là… [...] depuis quinze ans en fait… [...] mais pas très régulièrement…
ponctuellement… »130
En revanche, Sophie note que pour ses élèves, sa connaissance pratique de ce qu’elle
enseigne en cours est importante, en particulier quand il s’agit d’un sujet qui semble les
concerner :
« oui j’ai vu un p’tit peu euh… ça c’est aussi une question qu’ils m’posent beaucoup
les élèves, vous connaissez vous y êtes déjà allée euh… c’est comme si c’était euh…
un cachet quoi… comme si c’était euh… j’pense que… ils… ils ont tellement
l’impression aussi que… on les aime pas en fait (sourire) les élèves, que c’est aussi un
moyen d’se dire quand euh j’leur dis oui oui j’y suis allée ils s’disent bon bah elle
s’intéresse à nous et c’est enfin c’est un peu comme ça qu’j’le ressens quoi… »131
129 Entretien n° 12, Viviane, p. 348 et 350 130 Entretien n° 6, Fabienne, p. 243 131 Entretien n° 9, Sophie, p. 310
94
Ainsi, la relation affective qui s’établit du fait de la connaissance pratique se révèle
parfois plus importante que la simple connaissance théorique. Il en est de même quand
il s’agit d’une connaissance empirique interposée.
5.4. Connaissance pratique interposée : entre familiarité et légitimité
En effet, pour 8 enseignants, la connaissance interposée est mentionnée, comme
un élément d’appréhension des populations africaines, illustrant ainsi la théorie du
« twostepflow communication»132. Le concept de l’équipe de Columbia est adapté à
notre problématique, avec des leaders d’opinion ici remplacés par des personnes
ressources en matière de connaissance empirique.
Il s’agit de camarades, pour les enseignants ayant suivi une formation spécialisée
sur l’Afrique (Jeanne), d’amis (Jeanne, Dominique, Fabienne, Evelyne, Nicole, Isabelle),
de collègues (Hervé), de voisins (Hervé, Isabelle) ou de connaissances militantes
(Evelyne, Nicole) qui sont originaire d’Afrique. Dans ce cas, la connaissance est directe,
dans le sens où la simple relation avec des personnes d’origine africaine plus ou moins
lointaine implique une appréhension de la « culture africaine », à travers les discussions
et les échanges :
« j’ai bon j’ai des amis africains (rit) qui m’parlent euh… de… de l’Afrique… des
royaumes, ça ils m’en parlent… donc j’peux leur euh j’peux leur… demander… »133
En effet, les enseignants concernés indiquent une certaine familiarité aux populations
africaines, à leur point de vue sur certaines questions touchant à l’Afrique, aux pratiques
culturelles, etc. Cette familiarité leur garantie une sorte d’habilitation134, d’une part à
parler des problématiques africaines, et d’autre part à ne pas être suspecté de racisme :
« Moi j’ai grandi là… [...] avec leurs pères, avec euh… leurs oncles, avec euh… donc
euh… c’est vrai qu’j’connais très (avale) bien les familles… »135
132 Paul Lazarsfeld, Bernard Berelson, Hazel Gaudet, The People’s Choice, How the voter makes up his mind in a presidential campaign, New York, Columbia University Press, 1948 [1ère éd. 1944] 133 Entretien n° 4, Dominique, p. 209 134 Cf. concept de Daniel Gaxie, op. cité 135 Entretien n° 5, Isabelle, p. 218
95
Cette connaissance amicale est souvent liée à un attrait affectif pour la culture,
comme l’exprime Jeanne :
« et euh et j’aime bien les Africains aussi, parce que j’aime bien euh… j’aime bien
euh… j’aime bien, j’adore danser, j’aime bien leur rapport au corps, voilà. Donc j’ai
des raisons voilà, on va dire un p’tit peu psycha… psychanalytiques… (rire) [...]
souvent on trouve, je trouve des points communs dans l’amour de la danse avec des
gens du Sud, hein, Brésiliens, Africains. Pas pas qu’Africains, d’ailleurs, spécialement.
Alors, j’suis pas en train d’dire les Africains ont la… les Africains savent danser par
nature, mais y’a un rapport au corps, qui est réel, voilà, et qui les, qui leur donne, pas
le sens du rythme, (rire), mais qui comme moi j’ai ce rapport au corps un peu,
comme, qui, on a un rapport qui je pense que j’ai pas autant qu’eux,
malheureusement, hein, parce que je suis blanche (sourit) ‘fin j’suis une occidentale,
quoi, j’ai un rapport au corps qui qui… qui a des points communs avec euh… les
Africains, et qu’ça s’retrouve dans la danse, voilà. C’est ça qu’j’voulais dire quoi. Et
y’a une vraie euh, connivence, mais bon… (sourit) »136
L’aspect affectif s’exprime également par des relations amicales quasi familiales, comme
celles qu’entretiennent Fabienne et Isabelle avec des Maliennes, la première depuis
l’enfance, la seconde depuis son engagement et sa tutelle auprès d’une élève dont la
mère avait été expulsée. Dans ce cas, la familiarité avec des personnes africaines les
pousse à développer leurs connaissances théoriques sur le continent et les civilisations
africaines (« en fait c’est c’est ma rencontre avec Aminata qui fait qu’j’ai lu des choses
par rapport à ça »137), comme elle leur permet de maîtriser les codes sociaux pratiques
de ces sociétés :
« je suis depuis très longtemps amie av tu vois le parrain d’mon fils euh il est
sénégalais euh… une de mes meilleures amies est… est malienne euh… euh… on part
très souvent en vacances ensemble euh… ses enfants sont scolarisés ici… moi je…
mes enfants et ses enfants sont très amis… (respire) déjà par c’milieu par ça…
j’connais très bien le milieu euh… Afrique de l’Ouest, immigré ici… et j’connais pas
mal la culture euh… une certaine culture euh… sénégalaise et… et malienne… quand
j’te dis la culture voilà, j’suis pas novice euh, je sais qu’ils mangent euh, je sais
comment ils s’habillent euh… je sais euh la langue qu’ils parlent euh… j’vais savoir
euh… me comporter en société euh… savoir des p’tits mots euh… à c’moment‐là on 136 Entretien n° 1, Jeanne, p. 169 et 171‐172 137 Entretien n° 5, Isabelle, p. 220
96
passe nos… nos fêtes euh importantes euh… mutuelles c’à‐dire euh… j’vais on va
fêter les fêtes importantes pour eux chez eux et eux… chez nous… bon voilà… »138
Pourtant, la connaissance pratique interposée peut prendre une forme de
légitimation bien distincte de la familiarité et de l’affectivité qui l’accompagne. C’est le
cas de Chantal, dont le mari a été coopérant pendant plusieurs années avant de la
connaître, et qui a beaucoup voyagé en Afrique de l’Ouest. Ici, ce n’est pas une
appréhension directe, dans la mesure où elle ne peut entendre que le discours d’un
étranger en Afrique, biaisé par ses propres représentations. Malgré cela, Chantal accorde
une grande importance à cette connaissance, qui lui permet de s’octroyer une certaine
forme de légitimité pratique, sans pourtant se la permettre explicitement :
« non, sinon, j’connais pas… mon mari connaît très bien parce qu’il a été prof euh… il
a vécu 5 ans en Côte d’Ivoire… donc il m’a parlé pas mal de l’Afrique… euh et puis il a
beaucoup voyagé en Afrique… [...] mais lui il a été coopérant en Afrique euh… euh et
puis bon il a beaucoup circulé dans toute l’Afrique de l’Ouest quoi… donc il connaît
assez bien la ré… il connaît bien la réalité africaine… ça il connaît bien ouais… »139
À ce moment‐là, l’informateur pratique interposé joue bien le rôle de leader d’opinion,
dans la mesure où il transmet des opinions et des représentations sur un objet extérieur
à lui, et qu’il n’est pas en lui‐même une source d’information empirique.
Nous avons établi, dans cette deuxième partie, une typologie des attitudes face
aux référentiels postcoloniaux présents dans les manuels scolaires, dans laquelle nous
avons intégré les enseignants que nous avions rencontrés. Cette typologie a pu être
construite à partir d’éléments contenus dans les entretiens, et expliquée à partir de
caractéristiques sociales des enseignants et des établissements concernés. D’autre part,
d’autres facteurs explicatifs ont pu être trouvés dans les parcours théoriques et
pratiques de chaque enseignant, et les diverses appréhensions qu’ils leur procurent.
138 Entretien n° 6, Fabienne, p. 242 139 Entretien n° 8, Chantal, p. 288‐289
97
Cependant, un certain nombre de variations entre les enseignants restent injustifiées,
c’est pourquoi nous aimerions à présent proposer une lecture cognitive de leurs
représentations.
98
Partie III : Des représentations du monde influant sur les
mobilisations des enseignants
Nous avons présenté les travaux montrant l’existence de référentiels
postcoloniaux dans les manuels scolaires, puis étudié les attitudes des enseignants
d’histoire‐géographie de collège face à ces référentiels, en établissant un continuum
d’attitudes. Nous avons vu que nous pouvions classer les enseignants sur ce continuum
en allant des attitudes postcoloniales aux attitudes pro‐actives, en passant par une
gamme d’attitudes passives. Nous avons pu mettre en évidence un certain nombre de
facteurs expliquant ces attitudes, à la fois sur les trajectoires sociales des enseignants et
sur leurs trajectoires politiques face aux problématiques postcoloniales. Pourtant, il
nous a semblé qu’un certain nombre de variations restaient inexpliquées à partir d’un
regard structuraliste et constructiviste. C’est pourquoi nous avons établi une seconde
analyse des discours des enseignants à partir d’une démarche cognitiviste, intéressée
dans les représentations des enseignants.
La sociologie électorale états‐unienne a importé des concepts de psychologie
politique pour mettre en évidence l’utilisation d’outils cognitifs par les électeurs pour
faire leurs choix de vote140. Ainsi, John Zaller s’oppose à une vision trop intellectualiste
de la politique et s’intéresse aux cognitions, connaissances pratiques permettant de se
forger une opinion sur un sujet méconnu. En effet, selon Alfredo Joignant, les schèmes
constituent des structures cognitives composées de différents niveaux de perception,
qui sont faits d’apprentissages préalables et s’actualisent continuellement141. Il postule
une continuité entre le monde social et le monde politique, qui permet aux acteurs de
s’orienter dans le second à partir du premier. Nous pensons donc que les schèmes de
140 John R. Zaller, The Nature and origins of mass opinion, New York, Cambridge University Press, 1992 141 Alfredo Joignant, « Stratégies d’analyse, enjeux théoriques et nouveaux agendas de recherche », RFSP, vol. 47, n° 5, 1997, p. 535‐559 et « Pour une sociologie cognitive de la compétence politique », Politix, vol. 17, n°65, 2004, p. 148‐173
99
représentation élaborés par les enseignants leur permettent de se positionner par
rapport aux référentiels postcoloniaux et à adopter une attitude adéquate dans leurs
pratiques professionnelles.
Notre hypothèse repose sur l’idée que certaines configurations des structures
cognitives tendraient à favoriser les mobilisations des enseignants face aux référentiels
postcoloniaux, alors que d’autres schèmes pourraient entraîner une plus grande
conformité aux représentations dominantes. Bien entendu, nous n’épuiserons pas la
totalité des interprétations possibles concernant les structures cognitives des
enseignants rencontrés, mais nous essaierons d’en proposer une analyse sommaire.
Nous allons tenter de distinguer différentes structures schématiques qui
pourraient éclairer les attitudes des enseignants face aux référentiels postcoloniaux, en
indiquant les indices qui nous permettent d’établir ces distinctions. Puis nous
montrerons les effets paralysants d’une certaine structure sur les mobilisations des
enseignants. Enfin, nous analyserons une configuration des schèmes cognitifs qui
semble favoriser les mobilisations enseignantes.
6. Schèmes hiérarchiques et schèmes culturels : de la structure à la
représentation
À partir des entretiens effectués et de leur analyse globale, nous avons identifié
deux structures cognitives dominantes qui pourraient nous éclairer dans la
compréhension des représentations enseignantes sur l’Afrique et les Africains. Ces
schèmes cognitifs pourraient également expliquer les variations rencontrées entre des
enseignants aux caractéristiques sociales relativement proches. Notre analyse cognitive
repose sur une observation des représentations du monde et des institutions chez les
enseignants. En effet, le sujet de notre étude s’appuie sur des concepts tels que l’altérité
et l’ethnocentrisme, notions fondées sur le rapport personnel au monde et à la norme.
100
En observant les échelles d’attitudes établies par l’équipe du CEVIPOF (Centre
d’études de la vie politique française contemporaine), en particulier celles que Nonna
Mayer a retenues142, nous avons constaté des connivences avec les thématiques de nos
entretiens. En effet, à partir d’échelles d’attitudes hiérarchiques – c’est‐à‐dire évaluées
en termes de positif ou de négatif – Nonna Mayer explore les attitudes autoritaires et
ethnocentriques pour analyser les raisons du vote raciste. Ces deux axes d’analyse des
attitudes nous ont semblé coïncider avec les tendances schématiques des enseignants
que nous avons rencontrés. Nous avons donc distingué globalement des schèmes
hiérarchiques de représentation du monde, basés sur une conception verticale des
structures sociales, et des schèmes culturels, c’est‐à‐dire plus orientés vers une
représentation horizontale des relations sociales.
Nous allons tenter d’expliquer quels sont les éléments qui nous permettent de
distinguer de tels schèmes cognitifs en exploitant divers aspects présents dans les
entretiens.
6.1. Concepts, dimensions et indicateurs : des tendances schématiques partagées, qui
peuvent marquer des valeurs politiques opposées
Les concepts qui nous servent à définir des schèmes de représentation du monde
se caractérisent par le choix d’une grande simplicité. En effet, à ce niveau d’analyse, nous
ne disposons pas de suffisamment d’informations pour nous aventurer plus avant. Ils ne
sont pas des alternatives, comme les attitudes, mais bien des niveaux de structuration
cognitive qui peuvent être complémentaires. Ainsi, certains enseignants dénotent des
tendances partagées, ce qui nous a conduit à les situer à un niveau intermédiaire entre
les deux pôles (cf. représentation graphique en annexe, p. 145).
De plus, les schèmes ne définissent pas nécessairement une attitude, et l’on
pourrait trouver des enseignants aux structures cognitives similaires dont les pratiques
professionnelles seraient tout à fait différentes. En effet, les schèmes ne correspondent
pas non plus à des valeurs ou des positions politiques particulières. Nous avons ainsi
constaté que les attitudes hiérarchiques se retrouvaient chez des personnes qui étaient 142 Nonna Mayer, « Ethnocentrisme, racisme et intolérance », in Daniel Boy, Nonna Mayer (dir.), CEVIPOF, L’électeur français en questions, Presses de la FNSP, 1990
101
tout à fait opposés idéologiquement (droite conservatrice ou gauche révolutionnaire).
De même, le « culturalisme » peut être attaqué par son aile gauche – parce qu’il
cristallise des identités supposées – comme par son aile droite – parce qu’il entraîne un
délitement communautaire.
Les dimensions que nous avons exploitées pour établir ces schèmes
correspondent partiellement aux dimensions utilisées dans la première partie pour
définir les attitudes des enseignants face aux référentiels postcoloniaux :
• Le rapport à l’enseignement et à l’institution scolaire
• Le vocabulaire employé
• L’agenda thématique développé
• La représentation de la problématique, à savoir l’Afrique et les Africains
Nous allons d’abord observer deux indicateurs qui nous ont semblé refléter une
structure cognitive de type culturel, dans la première dimension énoncée. Nous
reviendrons sur des indicateurs proprement hiérarchiques dans la suite de notre
démonstration.
Nous avons cherché à savoir au cours de l’entretien si les enseignants étaient
informés sur les nouveaux programmes de collège publiés en août 2008. En particulier,
l’une de nos questions portait sur un nouveau point du programme dédié à l’étude d’une
civilisation d’Afrique subsaharienne médiévale ou moderne, en classe de 5e. Nous
n’avons pas systématiquement posé la question en ces termes, mais en fonction de la
situation particulière de l’entretien. Cependant, nous avons pu constaté que seuls
quelques enseignants se sont informés à ce sujet, ce qui nous est apparu comme une
marque d’initiative et d’autonomie face à l’institution scolaire. Nous avons donc
considéré que la réponse à cet indicateur pouvait être significative d’une représentation
culturelle (positif) ou hiérarchique (négatif) du monde143.
D’autre part, au cours de l’entretien, les enseignants mentionnent la manière
d’aborder les problématiques postcoloniales en classe avec les élèves. Certains
proposent une vision en terme de positif ou de négatif (« points forts / points faibles »),
d’autres s’y opposent. Certains ajoutent l’idée force de leur cours de chercher à nuancer,
143 Cf. tableau synthétique en annexe, p. 151
102
établir un équilibre entre les différentes positions concernant les sujets « sensibles »,
parvenir à contrebalancer les arguments devant des élèves. Cette manière
d’appréhender les problématiques postcoloniales nous paraît également marquer des
schèmes culturels, c’est‐à‐dire horizontaux, dans une vision d’équilibre.
Enfin nous avons retenu un troisième élément concernant la structuration des
schèmes, il s’agit de la manière d’appréhender le continent et les populations africaines.
Il nous a semblé à la lecture des entretiens que certains enseignants envisageaient
l’ « africanité » avant tout comme une altérité irréductible, une forme de type culturel et
de système de pensée global, distinct de la « civilisation occidentale ». Cette
représentation de l’Autre relève quasiment du culturalisme, au sens critique du terme,
c’est‐à‐dire de fixisme culturel :
« le milieu les intéresse plus que l’homme, que l’Africain, voilà… »144
Nous avons proposé quelques traits distinctifs des deux schèmes cognitifs –
hiérarchique et culturel – utilisés par les enseignants pour s’orienter face aux
problématiques postcoloniales. Pourtant, notre construction s’appuie sur d’autres
observations que nous allons développer progressivement.
6.2. Le vocabulaire employé, un révélateur de représentations
À travers le vocabulaire employé par les enseignants au cours des entretiens,
nous avons identifié des tendances structurelles regroupées autour des deux concepts
que nous avons définis plus haut. Le tableau présenté en annexe indique des indicateurs
qui nous ont servi à établir les tendances de chaque enseignant.
Ainsi, nous avons reconnu dans l’utilisation du terme « Tiers‐monde » un indice
de représentation hiérarchique du monde. En effet, ce terme renvoi à une construction
politique établie en période de guerre froide, qui se voulait distincte des deux « blocs » –
occidental et soviétique – mais surtout un équivalent du Tiers‐Etat pendant la
Révolution française, c’est‐à‐dire le regroupement des populations dénuées de
privilèges. La notion de « Tiers‐monde » se réfère ainsi à une vision marxiste des
144 Entretien n° 1, Jeanne, p. 165
103
relations sociales, qui repose sur la distinction entre classes sociales, groupes dominants
et dominés, dans une perspective hiérarchique145. De plus, le mouvement « tiers‐
mondiste » qui s’est construit à partir de cette dénomination est associé
idéologiquement au communautarisme chrétien, en témoigne une nouvelle forme de
tiers‐mondisme incarné par l’action humanitaire, dont nous avons déjà souligné
l’héritage chrétien. Or, nous considérons également que la pensée chrétienne repose sur
une conception hiérarchique du monde, en particulier sa version catholique, basée sur la
hiérarchie ecclésiastique. Pourtant, l’utilisation de ce terme ne correspond pas
nécessairement à une attitude postcoloniale, comme le montre l’exemple d’Evelyne,
dont la référence serait plutôt marxiste (trotskyste).
Nous avons également relevé une série de termes proches, qui relèvent d’une
dénomination plus contemporaine des mêmes régions dites pauvres. Il s’agit des
expressions construites sur la notion de « développement », dont nous avons déjà établi
l’origine coloniale dans notre introduction146 : « sous‐développement », « en
développement », « mal‐développement ». La représentation développementaliste du
monde permet de hiérarchiser les régions du monde selon leur niveau économique,
dénotant ainsi un schème hiérarchique de représentation mentale. De fait, les
enseignants concernés par ces indicateurs sont globalement les mêmes (Nicole, Chantal,
Evelyne, Viviane pour les deux, Dominique et Benjamin pour un seul des deux
indicateurs).
D’autre part, nous nous sommes intéressés à la manière de désigner le continent
africain ou certaines de ses régions au cours de l’entretien, ainsi qu’à la distinction
opérée entre leurs élèves selon des critères géographiques ou culturels. Bien entendu,
on peut considérer que certains termes sont inévitables, comme le « Maghreb »,
puisqu’une partie du cours porte cet intitulé, et pourtant, tous les enseignants ne l’ont
pas employé. Nous avons établi une mesure sommaire de l’indicateur, en estimant que le
nombre d’occurrence des différents termes possibles dénote une certaine tendance
culturelle, attentive aux différences. Ainsi, on constate un écart important entre Antoine,
qui n’utilise que le terme générique pour le continent et n’effectue aucune distinction
145 Maxime Szczepanski‐Huillery, « “L’idéologie tiers‐mondiste”. Constructions et usages d’une catégorie intellectuelle en “crise” », Raisons politiques, n° 18, Presses de la FNSP, mai 2005, p. 27‐48 146 Cf. Gilbert Rist, op. cité
104
entre ses élèves, et Fabienne, qui mentionne les diverses origines de ses élèves et
distingue différentes régions africaines au cours de l’entretien. Cependant, le
vocabulaire de Chantal, prolixe en dénominations, semble relever d’une autre tendance,
sur laquelle nous reviendrons plus tard.
L’étude du vocabulaire employé par les enseignants au cours de l’entretien nous
permet de les situer sommairement au regard des schèmes cognitifs que nous avons
établis. Cependant, cette analyse pourrait gagner à être approfondie.
6.3. L’agenda thématique, un indicateur mineur (ou à chacun son dada)
De la même manière que pour les attitudes, nous avons considéré l’agenda
thématique évoqué par les enseignants, s’agissant ici à de ce qu’ils déclarent développer
concrètement dans leurs cours. Nous avons relevé une quinzaine de thématiques qui
pourrait être classées selon leur tendance schématique hiérarchique ou culturelle147. Il
s’agit généralement de parties du cours de géographie, dans la manière d’aborder le
continent et les populations africaines, mais aussi du cours d’histoire portant sur
l’Egypte antique. En effet, cette mention dénote une prise en compte de la diversité du
continent, et rappelle également l’attrait « orientaliste » propre à la culture européenne,
ce pourquoi nous l’avons considéré comme un indicateur de tendance culturelle (au
sens de « culturaliste »). Bien entendu, d’autres interprétations pourraient être faites à
partir de la synthèse des informations contenues dans nos entretiens. Nous n’en avons
établi qu’une analyse parcellaire et réductrice.
Ainsi, nous constatons un nombre important d’entrées possibles sur la
problématique géographique du continent, qui ne sont pourtant pas toutes exploitées
par l’ensemble des enseignants. La prolixité pourrait relever du désir de s’exprimer ou
de la richesse du contenu, et inversement pour l’absence de mentions. Par exemple,
Antoine, Benjamin ou Isabelle restent discrets sur le contenu de leurs cours de
géographie sur le continent africain. Pourtant, un trop grand nombre de mentions,
comme c’est le cas chez Chantal, relève plutôt d’un manque d’approfondissement,
comme nous le reverrons plus loin. C’est pourquoi la lecture horizontale par thématique
147 Cf. tableau synthétique en annexe, p. 152
105
ne semble pas pertinente, étant donnée la multitude d’angles abordés par les
enseignants.
Au contraire, si on lit le tableau de manière verticale, en cherchant à voir quelles
sont les priorités de chaque enseignant, on constate certaines tendances. Chacun semble
avoir son domaine de prédilection, et à l’inverse, parfois des thématiques oubliées,
exclues, voire critiquées. Cette remarque illustre parfaitement une de nos précédentes
réflexions concernant l’appropriation par chaque enseignant de son programme et la
marge de manœuvre personnelle qu’il s’octroie. Cependant, si l’on regroupe certaines
thématiques, on constate que certains enseignants se focalisent sur des problématiques
à tendance hiérarchique : économie, démographie, industrialisation, ressources et
conflits (Hervé, Dominique, Nicole, Sophie, Evelyne), alors que d’autres valorisent des
thématiques plus culturelles : ethnies, modes de vie, arts (Jeanne, Antoine, Fabienne).
Il reste que ces tendances sont dégagées de manière très générale et que les
thématiques valorisées par les enseignants gagnent à être analysées pour elles‐mêmes
et pour les représentations qu’elles véhiculent, ce que nous tentons de faire tout au long
de notre démonstration, en en tirant progressivement les fils.
6.4. Unité du continent ? : une question difficile à résoudre
Au cours de nos entretiens, une question concernant la représentation du
continent africain nous a interpelés. En effet, comme nous l’avons vu plus haut sur la
dimension langagière des attitudes, puis des schèmes cognitifs, les termes employés
pour désigner le continent ou les distinctions opérées entre régions d’Afrique sont
nombreux et varient d’un enseignant à l’autre. Ils sont même parfois l’enjeu de
controverses sourdes, certains critiquant les dénominations employées
indépendamment par d’autres148.
La question de l’unité du continent a ainsi été posée à plusieurs reprises, en
particulier par des enseignants qui pensent que leurs élèves n’intègrent pas le continent
comme une unité dans leurs représentations personnelles :
148 Cf. partie II, chapitre 3.4, « Le vocabulaire employé, la pédagogie en action », p. 71
106
« une certitude par exemple, euh… les élèves qui sont d’Afrique sub‐saharienne et
les élèves qui sont du Maghreb, ne s’sentent pas venir d’un continent commun,
c’qu’ils peuvent avoir en commun c’est, pour certains, par pour tous, l’Islam, mais il
s’sentent pas euh… j’veux dire je pense pas qu’ils se sentent d’un continent
commun »149
Nous allons donc tenter de montrer les tendances que chaque représentation révèle
chez les enseignants, à partir de la question de l’unité du continent.
6.4.1. La vision culturelle distingue les ensembles culturels « arabes » et « noirs »
Pour un certain nombre d’enseignants comme apparemment pour les élèves, le
continent africain n’a pas d’unité culturelle, mais se divise en deux zones culturelles
« arabe » et « noire ». Ainsi, on considère que l’utilisation du terme « Afrique noire »
dénote ce type de conception. De même, l’utilisation métonymique du terme « Afrique »
pour désigner sa partie sub‐saharienne, ou « Africain » pour les ressortissants d’Afrique
sub‐saharienne, relève d’une tendance culturelle. En effet, la représentation culturelle
des enseignants en terme de « continent noir » est illustrée par l’utilisation du terme
global pour la partie concernée.
Ainsi, dans la représentation dominante, les termes « Afrique » et « Africains »
renvoient à l’image du « Noir », construction imaginaire coloniale s’il en est. Comme
l’explique Jean‐Louis Sagot‐Duvauroux150 dans ce bel essai, l’identité « noire » est une
identité stigmatisante imposée, bâtie sur une représentation coloniale de l’ « indigène »
africain, caractérisé par ses traits « primitifs ». Les représentations véhiculées par
l’enseignement à travers les typologies des races contribuent à perpétuer ces
conceptions jusqu’aux années 1960, comme l’a montré Alexandre Blanc151 dans l’article
que nous avons étudié en première partie.
À travers cette distinction se dessine la hiérarchie des races établie par les
scientifiques du XIXe siècle, qui voyaient dans les « Arabes » des êtres plus civilisés que
149 Entretien n° 11, Evelyne, p. 338 150 Jean‐Louis Sagot‐Duvauroux, On ne naît pas Noir, on le devient, Albin Michel, 2004 151 Alexandre Blanc, « Images de l’Autre dans les manuels scolaires d’Histoire et de Géographie des années 1950 au début des années 1980. Vision d’une génération ? », in Observ.i.x. (dir.), Asylon(s), n°4, « Institutionnalisation de la xénophobie en France », mai 2008
107
les « Noirs », du fait notamment de leur degré de pigmentation. Ainsi, Viviane décrit bien
la différence qu’elle voit entre la Tunisie et la Côte d’Ivoire où elle a enseigné :
« la Tunisie elle a quand même eu une histoire en tant que Tunisie avant… puisque…
y’avait le bey d’Tunis euh… enfin elle f elle constituait un ensemble… un ensemble
administratif aussi avant la colonisation… tandis que… en Afrique les frontières sont
complètement artificielles… en Afrique noire… donc ça c’est euh… la langue, enfin
le… même les problèmes là en Côte d’Ivoire, les problèmes récents euh… ça
s’explique très bien entre le… l’opposition Sud‐Nord quoi… puisqu’au… autrefois
euh… y’a plusieurs siècles c’est… les zones dynamiques euh c’était le le Nord, c’était
les empires sahéliens etc… avec la colonisation c’est le Sud qui s’est développé, le
Nord s’est désertifié, appauvri euh… ça explique en partie euh… le conflit
j’pense… »152
De même, elle explique les différences économiques entre les continents par une
comparaison culturelle du développement :
« c’que j’ai lu dans des livres euh… à savoir que des civilisations qui étaient plus plus
organisées euh… s’en sont mieux sorties, comme les civilisations asiatiques… elles
étaient plus organisées, les luttes pour l’indépendance ont été beaucoup plus
précoces euh… beaucoup plus structurées euh… et finalement ils s’en sont plutôt
mieux sortis… il me semble que c’est un des éléments d’réponse hein… »153
La vision culturelle de l’Afrique tire ainsi de nombreuses images de la représentation
coloniale et raciale des continents, basée sur les degrés d’organisation administrative et
sociale, dans une perspective développementaliste.
6.4.2. La vision hiérarchique associe le tout dans un magma de pauvreté,
« emblématique du Tiers‐monde »
Une seconde représentation est perceptible dans la réification du continent sous
l’étiquette tiers‐mondiste de la pauvreté. Ainsi, nous avons retenu l’emploi des termes
« Tiers‐monde » et les variantes du « développement » comme des marqueurs de vision
152 Entretien n° 12, Viviane, p. 345‐346 153 Entretien n° 12, Viviane, p. 345
108
hiérarchique154. De plus, si l’on revient sur les thématiques abordées en classe155, on
peut observer la mise sur agenda de la thématique de la pauvreté et du développement,
déclarée par 5 enseignants et décriée par 2 d’entre eux.
En effet, pour un certain nombre d’enseignants, Afrique rime avec pauvreté, ce
qui est transmis aux élèves, quand les exemples de pauvreté sont systématiquement pris
sur le continent africain :
« l’Afrique revient dans le planisphère comme le continent de tous les maux »156
« Alors il faut bien reconnaître, t’sais souvent, tu vas dans les cours d’éducation
civique on parle d’la pauvreté… d’l’éducation machin… et faut bien reconnaître que
les élèves ils aiment pas trop ce cours‐là parce que à chaque fois c’est l’Afrique où on
prend les mauvais exemples… tu vois tout c’qui a trait au Tiers‐monde, les
difficultés, ça je reconnais ça râle… p’t’être tu vois il faudrait faire les programmes
un peu autrement… mais j’ai regardé t’sais ils sont en train de refaire les
programmes là, on commence l’année d’6e bah l’année prochaine quoi… et ils ont
essayé de prendre des exemples en Asie quoi, pour faire équilibrer quoi… […] dans
les manuels surtout les vieux manuels, des exemples surtout africains quoi pauvreté,
tout ça. Et de nos jours, ‘fin, dans les manuels que j’ai eu, depuis 5‐6 ans, bah ils
avaient tendance à tu vois à… vouloir équilibrer. Ça c’était plutôt sympa j’ai trouvé.
Mais je sais pas si les élèves ils s’en rendent bien compte ça si tu veux. Bah dans
leurs têtes c’est tellement ancré l’idée selon laquelle l’Afrique c’est l’continent
pauvre par excellence, parce que c’est vrai qu’en géographie on prend souvent nos
exemples là‐dedans quoi… ça c’est vrai qu’ils aimaient vraiment pas quoi… »157
Pourtant, si de nombreux enseignants se rendent compte de cet état de fait, peu
nombreux sont ceux qui tentent réellement de contrecarrer ces représentations
hiérarchiques :
« c’était un souci pour moi voilà quand je faisais l’Afrique en 5e comme c’est la cata
quoi c’est… l’Afrique c’est la cata quoi tu tu… en gros euh… bah tous les gamins oui,
bah c’est pauvre, oui, ils ont l’sida, oui euh… i i ils ont tous les malheurs du monde…
(respire) et ben euh… jjj… j’ai toujours essayé de faire un pendant avec quelque 154 Cf. partie III, chapitre 6.2, « Le vocabulaire employé, un révélateur de représentations », p. 102 155 Cf. tableau synthétique en annexe, partie III, chapitre 6.3, p. 152 156 Entretien n° 8, Chantal, p. 277 157 Entretien n° 10, Benjamin, p. 317‐318
109
chose de super beau quoi… donc là c’est c’est l’art souvent, je passe par l’art
souvent… »158
Dans le cas de Chantal, son vocabulaire renforce les représentations hiérarchiques et
postcoloniales en même temps qu’elle tente de les dénoncer :
« Voilà, l’Afrique c’était considéré comme le pays emblématique de tous les… de
toutes les difficultés du Tiers‐monde quoi… »159
En effet, en utilisant le terme de pays pour désigner le continent, Chantal reproduit la
métonymie postcoloniale dont nous avons parlé plus haut160, renforçant ainsi les
référentiels postcoloniaux qu’elle identifie elle‐même dans les manuels scolaires.
6.4.3. Un marqueur de postcolonialisme : l’insistance sur le Maghreb, symbole de
la « grande France » et de la grande vague migratoire des années 1960
Lorsque l’on aborde le sujet de l’Afrique, un certain nombre d’enseignants,
songeant à leurs élèves, se réfèrent implicitement ou explicitement au Maghreb, et
généralement aux élèves musulmans. En effet, souvent, lorsqu’ils s’interrogent sur le
recrutement de leurs classes, les enseignants commencent par parler des élèves
originaires d’Afrique du Nord :
« Bah ça dépend en fait beaucoup de leur origine je pense. T’sais on a beaucoup de…
d’élèves originaires Maghreb, eux ils sont au taquet quoi, lorsqu’on fait l’monde
musulman ils sont présents, et les autres déjà moins quoi. Eux j’ai l’impression que
par leur origine ils se sentent un peu obligés de s’y intéresser t’sais montrer qu’ils
viennent de là‐bas quoi, que c’est leur coin. Mais en général ils aiment tous bien
quoi… mais j’sais pas dans une classe, dans un groupe j’sais pas 10 élèves qui
s’sentent concernés, bah faut bien reconnaître que ça tire la classe quoi… donc y’a ça
aussi qui joue… et c’est vrai que y’a beaucoup d’Maghrébins, y’a ça aussi qui joue…
beaucoup de d’élèves de originaires d’Afrique noire… et euh si y’en a 10‐15 bah ça
va tirer l’ensemble de la classe quoi… »161
158 Entretien n° 6, Fabienne, p. 232 159 Entretien n° 8, Chantal, p. 272 160 Cf. partie II, chapitre 3.4, « Le vocabulaire employé, la pédagogie en action », p. 71 161 Entretien n° 10, Benjamin, p. 323
110
Ce réflexe est sans doute lié à la présence majoritaire des Nord‐Africains dans les classes
par rapport aux Sub‐sahariens, malgré cela, on peut y voir une référence à l’imaginaire
national de la grande vague migratoire des années 1960. Les descendants de Nord‐
Africains – qu’ils soient arrivés alors ou non – ont été assimilés à une menace pour
l’identité nationale, construisant la figure du « garçon arabe » décrite par Nacira Guénif‐
Souilamas162. De plus, elle démontre – à partir d’une analyse lexicale rigoureuse – que
l’utilisation même du terme « Maghrébin » constitue un euphémisme xénophobe163.
En effet, la fin de l’Empire colonial français, symbolisée par l’indépendance de
l’Algérie en 1962, est illustrée par l’appel à la main d’œuvre algérienne et la grande
vague migratoire qui s’ensuit. La représentation dominante, qui homogénéise les
populations arabes vivant en France, perpétue la vision coloniale de l’« indigène », défini
légalement par sa confession musulmane. Ainsi, comme le note Marlène Nasr, Arabes et
musulmans sont confondus, dans un ensemble acquis à la cause palestinienne.
C’est pourquoi il nous a semblé que la focalisation sur l’Afrique du Nord et sur les
élèves auxquels cette origine est imputée relevait de représentations postcoloniales.
Ainsi, le programme de géographie préconise l’étude du continent, puis l’étude de cas
sur le Maghreb. De même, en histoire, la période des décolonisations est illustrée par un
exemple britannique (l’Inde), et un exemple français (l’Algérie) :
« pour la décolonisation on te demande de voir deux cas spécifiques, la
décolonisation euh non violente, et on te demande de d’étudier euh l’Inde… et
violente entre guillemets euh… l’Algérie… […] T’as l’choix mais… comme y’a un
brevet à la fin d’l’année et qu’on t’posera jamais rien ni sur la guerre d’Indochine ni
sur euh... le Sénégal donc tu fais ça quoi… »164
Comme pour l’équipe de Versailles lorsqu’elle traitait des guerres de décolonisation, la
focalisation sur l’Algérie semble évidente et reflète des conflits mémoriels encore
vivaces autour de la « grande France ».
162 Nacira Guénif‐Souilamas, Eric Macé, Les féministes et le garçon arabe, La Tour‐d'Aigues (Vaucluse), Éd. de l'Aube, 2004 163 Nacira Guénif Souilamas, Des "beurettes" aux descendantes d'immigrants nordafricains, Grasset, 2000 [thèse de doctorat en sociologie, EHESS, 1998] 164 Entretien n° 6, Fabienne, p. 227‐228
111
6.4.4. Deux variantes de la vision pro‐active : une version scientifique, mettant
en évidence les contradictions internes, ou dé‐culturaliser l’Afrique, par la
valorisation de l’engagement politique
Les visions que nous avons précédemment présentées restent tributaires de
représentations qui dépassent le seul choix des enseignants. Elles correspondent à des
réalités économiques, historiques et culturelles que l’on ne peut ignorer. Pourtant,
certains enseignants déclarent faire des choix dans la présentation qu’ils font à leurs
élèves du continent africain, en essayant de contrecarrer les visions postcoloniales que
nous avons vues, qu’elles paraissent hiérarchiques ou culturelles.
Ainsi, deux positions semblent se dégager de l’analyse des entretiens. L’une serait
une posture rigoureusement scientifique, qui refuse d’amputer le continent d’une de ses
zones géographiques. C’est le cas de Sophie, qui voit une grande cohérence dans
l’analyse globale du continent, et cherche à mettre en évidence les contradictions et les
déséquilibres à l’échelle continentale et mondiale. Elle vise à travers cette étude à
empêcher une vision partielle de l’Afrique :
« dans un premier temps moi c’que j’fais j’essaye de leur faire trouver la
problématique, ‘fin en tous cas d’mettre en avant deux grandes oppositions c’t’à‐dire
euh l’opposition entre les richesses naturelles qui touchent euh une partie
d’l’Afrique et puis euh… la la confrontation avec euh la… richesse/pauvreté
justement, d’l’Afrique… donc ça ça passe euh… ça marche assez bien… et ensuite euh
en fait en fait euh c’que j’trouve qui est bien c’est que… qu’cette introduction leur fait
euh mettre en avant justement leurs idées reçues… donc euh justement je euh c’est…
j’pars de leurs idées pour essayer de tirer pour aller un p’tit peu plus loin et puis
revérifier si leurs hypothèses elles sont bonnes ou pas… donc ça en général ça
permet de de l’mettre en avant, en particulier les richesses, ‘fin montrer quand
même les richesses en Afrique… euh sur euh dans dans l’sous‐sol euh… qu’est‐ce
que… qu’est‐ce que j’peux encore leur faire… après c’est plus euh… là y’a pas
d’opposition… ah oui après oui en fait aussi j’leur fait trouver euh les causes, donc
c’t’à‐dire les causes historiques… euh et puis utiliser finalement tout c’qui relève de
la géographie physique euh uniquement euh… en expliqua en pour expliquer
112
justement certains phénomènes mais euh… tout en s’rendant compte que finalement
c’est assez limité quoi… »165
De même, Pauline, rencontrée en entretien préliminaire, travaillait le continent africain
avec une démarche de déconstruction des idées reçues, partant du constat de pauvreté.
La deuxième posture, plus politique, consiste à affirmer la primauté de
l’engagement dans le regard porté à l’Afrique, refusant tout culturalisme. Elle s’exprime
de différentes manières, à travers un cours centré sur l’engagement des acteurs – qu’ils
soient Africains ou non – à travers une insistance sur les aspects politiques du
« développement », ou à travers l’appel à la littérature africaine et à un engagement
personnel. Ainsi, Isabelle travaille à partir d’auteurs africains, historiens, ethnologues ou
écrivains, proposant un regard endogène sur l’Afrique (Maryse Condé, Amadou
Hampâté Bâ, Ahmadou Kourouma). Mais elle s’appuie surtout sur son propre
engagement politique dans la ville et auprès des migrants, pour garantir l’attention des
élèves :
« Non, parce que j’suis d’ici, j’ai grandi ici… j’ai un engagement euh… à la fois
politique et social dans la commune qui est suffisamment connu pour que… ils
imaginent pas que j’puisse faire des… que j’puisse être raciste ou discriminante par
rapport à la religion j’crois pas… […] Donc euh par rapport à ça euh… j’pense qu’ils
sont en confiance mais parce que j’suis quelqu'un de… de de de connue ici en fait…
[…] c’est des sujets qui sont toujours sensibles… »166
Fabienne, elle, insiste sur l’engagement des acteurs historiques, et propose des travaux
qui valorisent les choix individuels des acteurs (Alleg, Vautier, tirailleurs sénégalais
massacrés à Thiaroye…) :
« J’trouve qu’il est pas mal, parce que bon… c’est un journaliste français qui est
torturé… et donc, pareil… ça renvoie… sur la question de l’engagement si tu veux…
[…] …qui est un engagement pour des valeurs et non pas parce que t’es algérien ou
t’es noir ou t’es… discriminé quoi tu vois… »167
« par exemple quand j’te disais je mets euh Vautier… c’est pour montrer aussi qu’la
décolonisation ça a été une prise de position euh on peut être euh… on est pas le
165 Entretien n° 9, Sophie, p. 293‐294 166 Entretien n° 5, Isabelle, p. 217 167 Entretien n° 6, Fabienne, p. 229
113
méchant colonisateur et le gentil colonisé… tu vois euh… moi voilà, ça va être plutôt
a mon truc, c’est essayer de qu’y’ait une balance, donc euh… quand j’parle des
malheurs de l’Afrique et bah on va aller au… au musée Dapper… quand j’pars quand
j’parle de la décolonisation bah on va voir Vautier aussi qui a donné de… ou Henri
Alleg et puis euh… euh… si… j’fais toujours… c’est plutôt comme ça qu’j’le verrais…
essayer de toujours par… de ne pas stigmatiser euh… un… un rapport de… tu vois de
domination de… ‘fin je sais pas comment te dire… euh… y’a quelques années on nous
a dem euh on nous a demandé par on a légiféré en France pour nous demander
d’enseigner l’bon côté d’la colonisation alors surtout euh… moi je j’ai… signé toutes
les pétitions contre ça… mais en même temps je… j’veux pas stigmatiser aussi… tu
sais en banlieue t’as… euh… les Français c’est les Gaulois hein on les appelle aussi les
Gaulois quoi… et pis ils ont aussi… il peut y avoir une image euh ‘fin une
discrimination anti… Français anti‐Blancs donc moi j’essaie de… de toujours
préserver euh… ça quoi. Et dire que euh… c’est une question de prise de position,
d’opinion, et pas de… de que j’suis Africain… j’peux être Africain et être un gros
raciste, un gros Raymond quoi… et je peux être un… Blanc et être un gros Raymond
et un Blanc et avoir à une période de ma vie défendu la démocratie euh… être euh…
j’sais pas moi, avoir participé euh… aux manifs contre la guerre d’Algérie etc…
voilà… j’pense que c’est comme ça qu’je… j’aborde l’Afrique… »168
Enfin, Evelyne travaille l’aspect politique du « développement », en insistant
particulièrement sur les facteurs politiques et économiques qui expliquent la situation
actuelle de « pauvreté » africaine :
« c’est pas un continent pauvre parce que c’est un continent aride, puis y’a des
causes qui sont pas… euh ni climatiques ni géophysiques quoi… parce que ça je sais
pas d’où ça leur vient, je sais pas comment ils l’ont intégré mais… c’est présent dans
la tête de plein d’élèves… voilà, qu’les causes elles sont historiques, elles sont
politiques, elles sont économiques au sens plus large mais qu’elles sont pas euh…
[…] en montrant euh qu’y’a une forêt euh… enfin voilà, qu’y’a des climats différents…
en expliquant qu’y’a des ressources minières, qu’y’a des richesses, dans les paysages
par exemple en faisant la comparaison entre les paysages de plantations et les
paysages euh des villages euh du Mali, pour montrer que sur le même, dans des
régions pas tel pas si différentes que ça, avec euh quand même des différences de
climat mais pas tant qu’ça, y’a un type d’agriculture différente, donc voilà c’est euh…
168 Entretien n° 6, Fabienne, p. 238‐239
114
le problème il est technique, industriel euh, ça c’est pour la 6e, principalement parce
qu’on peut pas vraiment aller plus loin… après y’a la 3e. […] à un moment on parle de
l’organisation du monde actuel, donc l’existence des inégalités sociales à l’échelle
euh d’la planète, et puis d’l’existence de plusieurs Tiers‐monde… alors là on
rediscute euh à peu près des mêmes thèmes, c’t’à‐dire le sous‐développement
quelles sont ses causes ? là en 3e on reprend plus l’aspect climat etc, par contre
c’qu’on reprend plus c’est l’héritage de la colonisation, la monoculture, la dette,
l’agriculture d’exportation, voilà, c’est quand même euh… donc là on fait pas
vraiment d’paysages mais j’montre des schémas d’l’agriculture, d’l’organisation
d’l’espace dans un pays comme la Côté d’Ivoire, avec euh pareil des plantations, avec
euh l’organisation des transports en direction des ports et en direction
d’l’exportation, on fait euh… on utilise des graphiques pour expliquer euh le
fonctionnement d’l’endettement, la dette euh, l’endettement euh… le problème euh…
le problème de l’échange inégal, voilà c’qu’on essaye d’faire aborder aux élèves c’est
quand même la question d’l’échange inégal euh… des hydrocarbures par exemple,
alors là, de l’autre côté du Sahara mais pour l’Maghreb, pour l’Algérie comme elle
passe de… d’un endettement à 45% d’son PIB à un endettement à 90% avec la chute
du cours euh… du pétrole et du gaz quoi… »169
En observant les méthodes décrites par ces enseignantes, nous constatons
qu’elles sont directement liées à leur propre activité politique, voire militante, que nous
avions effectivement identifiée comme facteur déterminant de la mobilisation face aux
référentiels postcoloniaux (cf. partie II, chapitre 3.5, p. 73).
169 Entretien n° 11, Evelyne, p. 327‐328
115
7. Une tendance hiérarchique favorisant le conformisme
Nous avons tenté de présenter succinctement les deux tendances schématiques
que nous avions pu identifier chez les enseignants rencontrés, l’une hiérarchique, l’autre
culturelle. À la différence des attitudes étudiées dans la deuxième partie, les schèmes
cognitifs ne sont pas exclusifs, mais tendent plutôt à se compléter. Pourtant, tant sur le
plan idéologique que pratique, il nous a semblé que les schèmes cognitifs de chaque
enseignant pouvaient contribuer à expliquer son attitude face aux référentiels
postcoloniaux. Ainsi, nous allons nous pencher particulièrement sur le schème
hiérarchique, qui favorise globalement l’inaction et le conformisme dans les pratiques de
classes déclarées.
7.1. Un rapport hiérarchique à l’institution scolaire : bloque l’expérimentation et
l’innovation
Nous avons retenu comme indicateur de schème hiérarchique le parcours
professionnel des enseignants, en particulier leur volonté d’ascension professionnelle et
sociale. En effet, quatre enseignants rencontrés nous ont parlé de leur volonté de passer
l’agrégation ou bien de leurs tentatives pour l’obtenir. Nous avons considéré que la
velléité d’obtenir un diplôme supérieur au CAPES (Certificat d’aptitude au professorat
de l’enseignement du second degré), dont la valeur est essentiellement honorifique –
bien qu’elle procure également des avantages concrets – relevait d’une tendance
hiérarchique. En effet, l’agrégation reste un diplôme particulièrement élitiste, propre au
système éducatif français. Ainsi, Nicole et Chantal ont échoué à l’agrégation, alors que
Viviane n’avait pas pu la passer pour des raisons administratives. Benjamin, lui, explique
qu’il veut prendre une année de formation afin de se réorienter, ou alors passer
l’agrégation, comme une progression dans sa carrière.
De même, la référence constante au lycée nous a interpelés chez certains
enseignants, qui se sont avérés être les mêmes que ceux qui parlaient de l’agrégation.
Bien entendu, ces références étaient liées au fait qu’ils avaient également une expérience
116
en lycée, mais tous ceux qui avaient cette expérience ne se référaient pas autant au
lycée. Ainsi, elle nous a parfois semblé s’associer à un dénigrement du collège et des
petites classes où « on ne peut pas faire grand chose » :
« c’est vrai que c’est moins simple de pouvoir les utiliser avec euh… les élèves de
collège où là c’est quand même euh… c’est pas c’est d’un niveau quand même euh…
assez élevé quoi… pour qu’les élèves puissent l’utiliser… »170
« mais moi j’suis au lycée hein, c’est pas des élèves de 5e hein… »171
« en revanche euh, le contenu scientifique on l’met beaucoup plus en avant quand on
est au lycée quoi, là entre profs on discutait beaucoup plus de ça, parce que les
classes, les lycéens ils sont beaucoup plus mûrs quoi… et si j’étais dans un lycée
général, ‘fin y’avait vraiment moyen d’bosser »172
Or, ces conceptions élitistes se confondent chez les enseignants avec un rapport
hiérarchique à l’institution scolaire, à travers l’absence de critique à l’encontre des
instructions officielles. En effet, nous avons distingué dans le tableau synthétique, 3
indicateurs relatifs à cette dimension : un rapport critique permanent à l’institution, un
rapport critique ponctuel, lié à la situation d’entretien, de moindre valeur, et un rapport
d’adhésion à l’institution. Là encore, on retrouve les mêmes enseignants qui valorisent
l’élitisme scolaire en mentionnant l’agrégation : Nicole, Chantal, Viviane et Benjamin,
mais aussi Antoine, dont nous ignorons le parcours social et professionnel.
L’adhésion à l’institution et l’absence de critique conduisent logiquement les
enseignants à se conformer aux instructions et aux méthodes traditionnelles
d’enseignement, selon leurs déclarations. Si l’on revient sur la partie correspondant aux
méthodes dans le tableau synthétique173, on constate une congruence entre les
enseignants aux schèmes hiérarchiques et ceux qui ont une attitude que nous avons
qualifiée de postcoloniale.
À l’inverse, si l’on observe les enseignants mentionnant un travail d’équipe à
l’intérieur du collège ou avec d’autres établissements, on constate qu’ils se confondent
partiellement avec ceux qui développent des méthodes expérimentales d’enseignement. 170 Entretien n° 7, Nicole, p. 262‐263 171 Entretien n° 8, Chantal, p. 277 172 Entretien n° 10, Benjamin, p. 320 173 Cf. tableau synthétique en annexe, partie II, chapitre 3.2, p. 147
117
En effet, le travail collectif relève d’une tendance plutôt culturelle, préférant les pairs à la
hiérarchie. Ainsi, la représentation de l’institution, où s’opposent la hiérarchie et le
collectif de travail, est un facteur qui semble significatif dans la mobilisation des
enseignants face aux référentiels postcoloniaux.
7.2. Représentation hiérarchique du monde : une reproduction des stéréotypes
coloniaux
Nous avons vu que la représentation en terme de pauvreté relevait d’un schème
hiérarchique des relations sociales et qu’elle conduisait à associer l’ensemble du
continent dans un magma de pauvreté, « emblématique du Tiers‐monde »174. La
représentation en termes de richesse/pauvreté s’inscrit également dans une conception
développementaliste des civilisations et des races, selon les typologies coloniales
dénoncées par Alexandre Blanc175. Nous avons donc considéré que la représentation que
les enseignants se font de leurs élèves, à travers les anecdotes qu’ils rapportent,
constitue un indicateur sommaire de l’importance que les enseignants accordent à cette
notion. Nous avons retenu une mesure simpliste en cumulant les occurrences
d’anecdotes sur les élèves évoquant leur représentation de la pauvreté en Afrique ou
ailleurs. Ainsi, on constate que Chantal, Benjamine et Evelyne sont ceux qui s’y réfèrent
le plus pendant leur entretien, dénotant une tendance hiérarchique, déjà établie
auparavant.
Cette représentation en terme de richesse/pauvreté nous a semblé faire écho aux
représentations coloniales, qui justifiaient les exactions par la mission civilisatrice de la
France. En effet, certains enseignants nous parlent des missions humanitaires qui
œuvrent pour le « développement », et remplacent aujourd’hui les missions chrétiennes
des siècles précédents comme la mission civilisatrice de la colonisation française et ses
« bienfaits ». Parmi les enseignants qui les mentionnent, on trouve 2 enseignants
élitistes176, 2 enseignantes supposées chrétiennes177, 2 enseignants passifs178 et une
enseignante pro‐active (Fabienne).
174 Cf. partie III, chapitre 6.4.2, p. 107 175 Cf. partie I, chapitre 2.3, p. 53‐55 176 Cf. partie III, chapitre 7.1, p. 115
118
Or cette dernière est la seule à avoir mis en œuvre avec ses élèves un projet de
développement parmi ceux qui en parlent. Dominique et Nicole aussi déclarent avoir
mis en place des projets d’échange avec l’Afrique, dont les résultats ont été mitigés. Mais
seules Dominique et Fabienne ont un regard critique sur les pratiques humanitaires, en
dénonçant l’inégalité des échanges qu’elles ont essayé de mettre en place :
« et souvent bah… le retour est… pas très réalisable tu vois… c’t’à‐dire que nous on
fait des trucs mais eux ils ont pas vraiment l’fric euh pour assurer euh… pour
assurer même un envoi quoi tu vois… »179
« Mais bon, ça ça a pas duré trop longtemps, parce que… (respire) les élèves africains
demandaient aux élèves français d’leur envoyer des tas d’trucs euh… (sourit) qu’ils
pouvaient pas toutes façons donc euh… ils ont… ça les a découragés. »180
D’autre part, Nicole, qui a mis en place une communication régulière avec un motard du
rallye Paris‐Dakar, a subi des pressions anonymes de la part de ses collègues. En
essayant de comprendre quelles étaient les critiques des ses collègues et ce qu’elle en
pensait, nous avons constaté qu’elle était consciente des représentations coloniales
perpétuées par ce rallye. En revanche, nous avons été surpris de constater que pour
justifier la légitimité de son travail, malgré la mort d’un enfant écrasé cette année‐là, elle
introduise un élément « humanitaire » de son échange :
« j’crois qu’y’en a eu un, dans un village ouais, effectivement… quand ils sont passés
euh… un a un incident c’est tout euh… c’est… c’est… c’est c’est vrai qu’on l’a évoqué
en cours avec les élèves euh… c’est vrai qu’on a expliqué euh… c’est on on a fait un
boulot qui a permis euh… quelle était euh… la place de la scolarisation parce qu’on
avait dit euh… voilà on peut laisser aussi des bouquins on peut… dans dans le… dans
tout c’qui partait sur place euh… ils nous avaient proposé si… si ils rencontraient des
gens de pouvoir emporter certaines choses… il m’a relancé plusieurs fois après en
m’disant si les élèves veulent apporter des choses euh… au Sénégal ou à tel endroit…
donc euh… voilà… ça c’était… y’a eu un vrai… »181
177 Cf. partie II, chapitre 4.6, p. 85 178 Cf. partie II, chapitre 3.1, p. 65 179 Entretien n° 6, Fabienne, p. 234 180 Entretien n° 4, Dominique, p. 204 181 Entretien n° 7, Nicole, p. 256
119
Cette association d’idées sur les « bienfaits » de l’échange, qui le légitiment malgré
l’« incident », résonne comme une tentative de déculpabilisation. Celle‐ci fonctionne
selon les mêmes mécanismes que la justification de la violence coloniale, établie par
Françoise Lantheaume dans l’article étudié plus haut182.
C’est pourquoi nous avons considéré que la conception hiérarchique, parce
qu’elle tendait à reproduire les stéréotypes coloniaux, constituait un terreau favorable à
une attitude postcoloniale face aux référentiels postcoloniaux.
7.3. La mise en évidence des inégalités sociales, un nonindice de mobilisation
Si l’on s’en tient à notre définition du schème hiérarchique, attaché aux
différences de niveaux économiques selon une conception développementaliste, on
devra également s’intéresser à la prise en compte des inégalités sociales. En effet,
nombreux sont les enseignants qui sont conscients des inégalités économiques et
sociales parmi leurs élèves, et non seulement à travers leurs cours relatifs à l’Afrique ou
au « Tiers‐monde ». En effet, parmi les enseignants rencontrés, 8 distinguent leurs
élèves selon leur origine sociale ou leur niveau scolaire – associé dans leur esprit à une
origine sociale et culturelle. Pourtant, ce ne sont pas nécessairement ceux qui ont les
attitudes les plus pro‐actives face aux référentiels postcoloniaux (Jeanne, Hervé, Nicole,
Chantal, Viviane).
De même, nombreux sont les enseignants qui ont conscience du malaise que
peuvent ressentir certains de leurs élèves face à des discriminations économiques,
sociales ou culturelles. Hervé décrit la représentation que les élèves se font d’eux‐
mêmes, selon lui liée à une configuration économique plus que culturelle :
« est‐ce qu’ils s’considèrent comme des citoyens de s… ‘fin comme des futurs
citoyens d’seconde z catégorie ? Souvent… pas complètement intégré alors qu’ils
sont Français… depuis des lustres... et qu’on leur dit qu’on leur répète… ça a rien à
voir à la limite ça a rien à voir avec l’Afrique… avec des origines euh africaines euh
lointaines… blanches ou noires… mais c’est plus sociétal qu’autre chose… »183
182 Cf. Françoise Lantheaume, op. cité et son analyse partie I, chapitre 2.4, p. 59‐60 183 Entretien n° 3, Hervé, p. 191
120
Au contraire, Isabelle, Fabienne et Nicole insistent sur la dévalorisation culturelle
dominante de l’Afrique, et déclarent tenter d’œuvrer en sens contraire :
« le… côté redresseur de torts donc euh… parce que cette culture elle est dévalorisée
que j’vais la… oui voilà, la raison ce serait ça… »184
« donc c’est valorisant pour euh… pour euh effectivement l’enfant qui a… des
origines qu’ils ont pas toujours valorisées dans la vie s… sociale euh actuelle
quoi… »185
D’autres enseignants remarquent le malaise des élèves lorsque l’on parle de sujets qui
leurs sont proches, en particulier si cela correspond pour eux à une origine étrangère ou
à un sentiment d’infériorité intériorisé :
« si on sent une gêne on sent, c’est comme si on… on entr… comme si la salle de
classe elle doit, en classe on doit parler d’choses qui sont extérieures aux élèves.
Quand on parle de choses, quand y’a une connexion, c’qui est fou hein, entre l’cours
d’histoire‐géo et leur vraie vie, ça crée un décalage, alors qu’ça devrait être le but.
Mais ils ont tellement, y’a… c’phénomène que c’qu’on raconte en cours ça doit être
très très loin… d’leur vie, ça doit pas, pas il faut hein, mais pour eux, ça doit l’être,
que du coup, quand ça s’percute, ça crée un malaise… et les ados, le malaise ils
rigolent, voilà, enfin ils s’protègent du malaise par le rire… ah le plus terrible qu’on
puisse faire c’est d’leur montrer un film, avec des gens qui pourraient avoir l’âge de
leurs parents, qui parlent avec leur accent… ho… alors là, super malaise dans la clase
là, c’est sûr. »186
« Bah, pour reprendre l’exemple que j’donnais tout à l’heure, sur le problème de
l’esclavage dans la Grèce Antique… lorsque j’ai abordé l’problème euh… j’ai senti
euh… euh… une attention plus grande… […] Donc il y avait quelque chose au fond
d’eux qui… comme on dirait qui les interpellait, entre guillemets. […] c’est par euh…
leur attitude et la densité du silence que j’ai… j’l’ai ressenti…[…] des questions sur
euh… la façons dont on devenait esclave etc… […] des questions d’ailleurs qui m’ont
permis de voir que… ils n’avaient pas dans l’ensemble euh, quelque soit leur origine,
une claire euh, une claire notion de c’qu… de c’qu’est vraiment l’esclavage, c’t’à‐dire,
ils confondaient l’esclavage et… et différentes sortes de dépendance… C’t’à‐dire, bon,
184 Entretien n° 6, Fabienne, p. 244 185 Entretien n° 5, Isabelle, p. 218 186 Entretien n° 11, Evelyne, p. 331‐332
121
certains n’arrivent pas bien à faire la différence, entre la situation de l’ouvrier
actuellement, et puis l’esclave antique… »187
Les enseignants semblent donc globalement attentifs à ce que peuvent ressentir
leurs élèves et n’ignorent pas les cordes qu’ils meuvent lorsqu’ils abordent certains
sujets sensibles. Pourtant, la prise de conscience de problématiques postcoloniales ne
semble pas suffisante pour entrainer une mobilisation active contre ces référentiels
postcoloniaux.
8. Des schèmes nuancés, un facteur de mobilisation
Si nous avons établi un semblant de corrélation entre la structure cognitive plus
hiérarchique et les attitudes postcoloniales, cela ne signifie pas pour autant que le
schème culturel implique nécessairement une attitude pro‐active. En effet, nous avons
démontré les effets pervers de conceptions culturelles trop marquées : culturalisme et
répétitions de représentations issues de la période coloniale188. Dans ce cas extrême, les
schèmes hiérarchiques et culturels se combinent parfaitement pour conforter une vision
développementaliste et racialiste du monde, illustrée par la typologie des races
contenue dans les manuels scolaires jusqu’aux années 1960.
Notre hypothèse serait plutôt de considérer que la mise à distance critique des
schèmes constitue un facteur déterminant de la mobilisation, plus que la tendance
schématique elle‐même. Ainsi, nous allons voir comment les structures cognitives se
combinent et comment émergent des opinions enseignantes.
187 Entretien n° 2, Antoine, p. 178 188 Cf. partie III, chapitre 6.4.1 et 6.4.3, p. 106 et 109
122
8.1. Prolifération de stéréotypes dans l’entretien : des schèmes marqués
Au cours de ces entretiens avec les enseignants, nous nous sommes interrogés
sur une possible imposition de problématique concernant le sujet. En effet, la majorité
des enseignants étaient troublés par l’ampleur du sujet et son manque de précision.
Pour nous, il était pourtant essentiel de laisser un flou dans le questionnement, afin
d’observer les réflexions qui pouvaient émerger spontanément chez les enseignants.
Ainsi, certains ont démontré une réflexion préalable face aux problématiques
postcoloniales, et une attention à contrecarrer ces référentiels dans leur enseignement,
comme l’ont illustré les attitudes pro‐actives observées.
Cependant, d’autres enseignants ont illustré des représentations postcoloniales
par leurs discours, ainsi qu’un manque de mobilisation dans leur enseignement déclaré,
ce qui nous a permis de les situer sur le pôle postcolonial des attitudes. En effet, si les
problématiques postcoloniales sont des sujets sensibles d’actualité, peu d’enseignants
les ignorent. Mais le fait d’être attentif aux problématiques médiatiques ne constitue pas
un gage d’engagement. En effet, l’image véhiculée par les médias est fortement
simplifiée et nourrie de stéréotypes qui n’offrent pas de réelle réflexion critique ou
d’alternative au « choc des civilisations ».
C’est pourquoi, nous avons été attentifs à la reproduction de stéréotypes dans les
entretiens, par des enseignants peu mobilisés dans la lutte contre les référentiels
postcoloniaux. En effet, la critique portant sur l’ethnocentrisme des manuels scolaires,
démontrée à maintes reprises dans la littérature, semble être une déclaration d’affichage
plus qu’une réelle réflexion. En témoigne la difficulté à l’exprimer parfois :
« dans les programmes euh l’Afrique est très présente, mais… de manière
dispersée… et toujours un peu de manière euh européocentrique, c’est hein c’est euh
du point de vue de d’l’histoire de… de l’Europe… »189
« t’sais on fait une histoire vachement centrée sur l’Europe […] c’est ça qui est un
peu… c’est trop… européano‐centré j’trouve… »190
« cette ouverture qui est une ouverture sur les autres civilisations et pas seulement
centrée sur la civilisation européenne… ou occidentale… »191
189 Entretien n° 2, Antoine, p. 173 190 Entretien n° 10, Benjamin, p. 318 et 322
123
Ainsi, les enseignants qui se mobilisent le plus contre cette tendance ethnocentrique ne
sont pas nécessairement ceux qui la dénoncent, avec une conviction assez inégale.
D’autre part, nous reviendrons sur le cas de Chantal, qui nous a semblé révéler le
plus cette tendance à la prolifération des stéréotypes dans son entretien. En effet, elle
multiplie les références et propose quantité de thématiques, mais sans réellement aller
au fond de l’analyse. Ainsi, elle reproduit un certain nombre de représentations
coloniales et postcoloniales, comme nous l’avons vu à plusieurs reprises dans cette
étude192. Cette tendance dénote un manque de réflexion critique et une adhésion aux
schèmes hiérarchiques et culturels diffusés par les médias. En effet, au cours de son
entretien, elle fait une référence à une émission de télévision grand public, traitant de
sujets postcoloniaux de manière grossière :
« parce qu’à l’automne y’avait eu euh… mais je sais pas d’où ça venait… euh…
(silence) j’sais pas si ça venait d’associations qui s’étaient plaintes que on donnait
une image de l’Afrique euh très négative, dans les livres scolaires… […] Et
effectivement euh… après j’l’ai vu ça a été relayé par des élèves en classe euh qui
m’l’ont redit quoi… […] Parce que ça m’avait un peu frappée bon euh j’avais… su
‘fin… y’avait eu quelques ‘fin j’sais pas c’était aux informations quoi, tout
simplement… euh… le le débat avait été lancé euh, comme quoi euh… voilà parce
que, en fait ça partait du fait que du coup, ils considéraient qu’y’avait une sorte de
racisme, à toujours présenter l’Afrique euh… sous la forme d’un pays d’un continent
à l’écart euh… à la périphérie euh… pas intégré dans la mondialisation… c’qui est pas
complètement… vrai non plus, l’Afrique est plus intégrée qu’on l’croit, mais
euh… »193
Ainsi, si l’on peut considérer que les enseignants sont globalement attentifs aux
discriminations sociales et raciales, il n’empêche que leurs représentations restent
parfois stéréotypées et peu analytiques.
191 Entretien n° 7, Nicole, p. 264 192 Cf. partie II, chapitres 3.4 (p. 71), 3.5 (p. 73), 3.6 (p. 75) et partie III, chapitres 6.2 (p. 102), 6.3 (p. 104), 6.4.2 (p. 107) 193 Entretien n° 8, Chantal, p. 276‐277
124
8.2. Trop de culturalisme tue la culture : la quête des identités
De même, nous avions insisté sur les risques de culturalisme liés à des schèmes
culturels trop marqués. Ils se révèlent effectivement lorsque l’on observe les réflexions
des enseignants concernant leurs élèves d’origine africaine supposée. En effet, deux
positions divergent lorsqu’il s’agit de faire parler les élèves de ce qu’ils connaissent
personnellement en classe. Ainsi, Nicole et Chantal déclarent essayer de les faire
s’exprimer devant les autres, présenter les conditions climatiques ou les modes de vie
africains, afin d’illustrer le cours. Elles s’interrogent sur le refus des élèves originaires
d’Afrique à accepter d’apporter des connaissances concrètes à la classe, dans ce qu’elles
considèrent comme une valorisation de l’élève. Or, les déclarations de Fabienne et
Sophie divergent sur ce point, puisqu’elles voient à l’inverse de nombreux témoignages
spontanés dans leurs classes. Et Fabienne de s’interroger justement sur l’effet de sa
propre attitude dans l’expression libre de ses élèves :
« ça va susciter des témoignages… voilà… […] Spontanés ouais… […] Mais il f… je
crois qu’c’est parce que j’l’amène… je crois que c’est parce que je dis mais vous avez
cette histoire en vous vous pouvez l’apporter… […] Parce que tu vois si j’faisais
grand I, l’Afrique euh, petit 1 ceci petit 2… mais moi c’est un truc que j’aime bien
c’est… euh… mais j’le fais aussi euh… je sais pas quand on fait euh… quand on fait
l’identité avec les gamins en 6e et bah j’leur fait faire une p’tite enquête sur euh… sur
leurs origines euh régionales ou euh… tu vois, bon voilà… et donc j’ai dit bon voilà,
profitons… parce qu’en fait mon souci c’est plus de… de dire que l’histoire euh elle
commence par l’histoire euh mon histoire… donc euh… exprime‐toi quoi… »194
En effet, en reprenant la réflexion de Jean‐Louis Sagot‐Duvauroux195, nous
insisterons sur le risque de culturalisme lié à la quête de culture chez les élèves. Comme
il l’explique dans cet essai, l’expression libre des élèves dépend surtout de la manière
d’aborder le sujet et de poser les questions. Il évoque ainsi les demandes maladroites
des adultes, trop souvent entendues : « alors mon petit, parle‐nous de ta culture » – ce
que l’on ne demande jamais à un enfant qui semble français – renforçant les stéréotypes
postcoloniaux et la représentation discriminante.
194 Entretien n° 6, Fabienne, p. 239‐240 195 Jean‐Louis Sagot‐Duvauroux, On ne naît pas Noir, on le devient, Albin Michel, 2004
125
Nous avons vu que le vocabulaire employé révélait la praxis des enseignants, et
que les élèves étaient attentifs aux opinions de leurs enseignants196. Ainsi, on peut
supposer que dans les cas de Chantal et Nicole, c’est bien leur praxis qui bloque
l’expression des jeunes. Les élèves de collège, du fait de leur âge, sont dans une phase de
questionnements identitaires, qui implique une grande fragilité dans ce domaine. Leur
propre quête identitaire ne doit pas devenir une quête des identités pour les
enseignants, au risque de perpétuer les référentiels postcoloniaux.
8.3. Distanciation par rapport aux schèmes : des opinions réfléchies
Face à ces tendances à reproduire les stéréotypes postcoloniaux, nous avons
observé des regards plus distanciés, qui ont semblé favoriser la mobilisation contre les
référentiels postcoloniaux présents dans les manuels.
En effet, si l’on prend la dimension du regard porté sur les élèves, par rapport à
leur appréhension de l’institution scolaire, on peut voir deux tendances. D’une part, une
indication sur la présence de stéréotypes, de clichés et de simplifications dans les
représentations apparentes des élèves, relevant d’un schème plutôt culturel, et d’autre
part, la mention de la passivité des élèves face à l’enseignement, dénotant la prise en
compte de la relation hiérarchique établie entre les élèves et l’institution. Ces deux
indications semblent refléter une réalité, puisqu’on les retrouve à plusieurs reprises,
sous des formes différentes, chez la quasi totalité des enseignants. Pourtant, seules deux
enseignantes cumulent les deux réflexions (Fabienne et Evelyne), dénotant une analyse
réfléchie de la position des élèves. Ainsi, le cumul des deux indicateurs semble relever
d’une distanciation par rapport aux schèmes, en contrebalançant les hypothèses et les
arguments, au sujet de la représentation des élèves.
Si l’on observe à présent la dimension de l’agenda thématique, sur les sujets
abordés en éducation civique, juridique et sociale, on constate également l’importance
de la mise à distance critique des schèmes. Ainsi, on a classé certains indicateurs en
fonction de leur inscription dans une structure cognitive plus hiérarchique (enfants dans
le monde) ou plus culturelle (immigration, nationalité, racisme). On peut d’ores et déjà
196 Cf. partie II, chapitre 3.4, « Le vocabulaire employé, la pédagogie en action », p. 71
126
affirmer que la mise à l’agenda de ces thématiques constitue une marque d’attitude pro‐
active, bien que cela reste tributaire de la manière dont elles sont abordées. À la lecture
du tableau, on constate que Hervé, Fabienne et Sophie sont les enseignants qui font le
plus référence aux sujets énoncés dans le cadre de leurs enseignements déclarés, en
tenant compte des deux tendances cognitives.
L’observation sommaire de ces deux dimensions nous permet de confirmer
l’intuition selon laquelle une attitude pro‐active serait favorisée par une prise de
distance par rapport aux schèmes cognitifs identifiés, à l’inverse de la tendance à
l’adoption aveugle, porteuse de stéréotypes. En effet, nous émettons l’hypothèse que les
opinions les mieux constituées le sont en dehors de schèmes de structuration cognitive
rigides, et à travers leur confrontation.
8.4. Rapport critique à ses propres pratiques, réflexion préalable à l’entretien
Finalement, nous reviendrons sur un aspect plus périphérique des entretiens, à
savoir l’appréhension de la situation d’entretien par les enseignants eux‐mêmes.
Nous avons constaté que certains d’entre eux prenaient grand soin de réfléchir
aux questions posées, tout en mettant en cause leurs propres pratiques au cours de
l’entretien, ce qui nous a semblé une attitude à tendance pro‐active. Pour certains, la
problématique de l’entretien semblait naturelle, dans la mesure où ils avaient une
réflexion préalable à la demande d’entretien, ce qui dénote une attitude critique face aux
problématiques postcoloniales, en même temps qu’une distance face à ses propres
pratiques professionnelles.
De plus, presque tous les enseignants ont exprimé de la curiosité face à notre
recherche, mais seulement quelques uns ont demandé à avoir un retour sur les
conclusions de notre travail. Ils ont ainsi considéré que l’analyse rigoureuse de « la place
du continent africain et des populations africaines dans l’enseignement d’histoire‐
géographie de collège » pouvait leur apporter quelque chose dans leur réflexion et dans
leurs pratiques professionnelles. Pour plusieurs d’entre eux, les questionnements
proposés leur ont semblé pertinents et les ont ramenés à des expériences vécues dans
les classes.
127
Cette attitude analytique face aux référentiels postcoloniaux et face à leurs
pratiques professionnelles relève de la même distanciation critique que celle qui a été
établie avec les schèmes cognitifs, favorisant une attitude pro‐active des enseignants.
Cette troisième partie nous a permis de mettre en perspective deux tendances
cognitives chez les enseignants, en révélant les attitudes qu’elles semblent favoriser. En
effet, la structuration mentale en termes hiérarchiques ou culturels apparaît comme une
dimension simplifiée du rapport au monde et à la norme des enseignants rencontrés.
Nous avons ainsi pu constater que la tendance hiérarchique favorisait une attitude
postcoloniale ou passive face aux référentiels postcoloniaux, alors que la mise à distance
critique des schèmes permettait une réflexion et une mobilisation des enseignants.
Cependant, cette analyse des représentations reste tributaire de son objet, lieu de
controverses et de nuances.
128
Conclusion
À travers cette étude nous avons tenté de mettre en évidence les référentiels
postcoloniaux présents dans les manuels scolaires, mais aussi les mobilisations – ou leur
absence – des enseignants face à ces référentiels.
Ainsi, nous avons découvert lors que notre étude que l’analyse des manuels
scolaires elle‐même dépendait de son espace de publication et particulièrement de ses
commanditaires, s’il en est. La littérature touchant aux problématiques postcoloniales
dans les manuels scolaires s’est ainsi vue analysée en fonction de sa proximité avec des
agences politiques, ainsi que de sa bienveillance vis‐à‐vis des instructions officielles.
C’est pourquoi nous avons analysé le champ de cette littérature en termes
postcoloniaux, dans la mesure où elle nous a semblé, dans sa composition même,
perpétuer des structures postcoloniales. C’est notamment ce constat qui nous fait
généraliser la présence de référentiels postcoloniaux dans les manuels à l’ensemble de
la société française.
Notre premier élément d’analyse empirique a reposé sur une série d’entretiens
menés avec des enseignants d’histoire‐géographie de collège. Nous avons ainsi dégagé
un continuum d’attitudes postcoloniales et pro‐actives face aux référentiels
postcoloniaux présents dans les manuels, en passant par une gamme d’attitudes
passives. Cette typologie a été établie à des fins méthodologiques, mais ne doit être
considérée comme une normalisation des attitudes des enseignants. En effet, nous avons
insisté sur le fait que les attitudes enseignantes sont tout à fait particulières et ne sont
identifiées qu’à partir de nos entretiens et des trajectoires sociales et politiques des
enseignants. Une enquête de terrain dans les salles de classes, et d’observation des
relations effectives entre enseignants et élèves, ainsi qu’au sein de l’équipe pédagogique,
ou auprès des élèves eux‐mêmes, nous aurait permis d’aller plus loin dans l’analyse et de
renforcer nos conclusions. Notamment concernant les pratiques de classe et les
méthodes d’enseignement, nous n’avons pu nous appuyer que sur les déclarations des
enseignants, parfois distantes en temps et en objectivité.
129
Enfin, nous avons tenté de dégager des tendances cognitives chez les enseignants,
en nous penchant spécifiquement sur les représentations dévoilées par les contenus des
entretiens. En effet, il nous est apparu que certaines variations entre enseignants
n’étaient pas expliquées par les seules analyses structuralistes et constructivistes
touchant aux parcours personnels et professionnels des enseignants. Nous avons ainsi
élaboré deux catégories de schèmes cognitifs de structuration des représentations, à
savoir un schème hiérarchique et un schème culturel. Cette distinction sommaire entre
deux pôles souvent complémentaires nous a permis d’observer des facteurs de
variations dans les attitudes face aux référentiels postcoloniaux. Ces conclusions nous
ramènent pourtant à des remarques structuralistes, dans la mesure où le meilleur gage
d’une attitude critique s’est avéré une prise de position affirmée, distincte des schèmes
de représentations simplifiés.
Cependant, il convient de signaler ici que, bien que cette analyse semble peu
fondée, elle vise à tirer des pistes de réflexion concernant le rôle des enseignants dans la
transmission de référentiels postcoloniaux. En effet, l’analyse des représentations reste
un exercice périlleux, dans la mesure où il s’attache à des objets subjectifs, difficiles à
atteindre. Nous avons ainsi pu établir à n’en pas douter, à partir d’un corpus
relativement restreint, que les caractéristiques personnelles des enseignants influent
sur leur traitement des problématiques postcoloniales dans les salles de classe. Une
politique visant à modifier ces représentations dans l’enseignement prodigué aux élèves
devrait donc s’intéresser à la formation des enseignants en profondeur, et non se
cantonner à des modifications superficielles – bien que salutaires – dans les
préconisations officielles et leur illustration éditoriale.
130
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145
Représentation graphique de la position des enseignants
Continuum bidimensionnel :
• Attitudes face aux référentiels postcoloniaux
• Schèmes cognitifs de représentation du monde
SCHEMES Hiérarchique
x A x E x V x B x D x I x C ATTITUDES Postcoloniale
Passive
x P Proactive
x N x S x H x F x
J
Culturel