les récits de prisonniers de guerre de la seconde...

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La captivité des soldats français de 1939- 1945 constitue un fait historique sans pré- cédent dans les annales de l’humanité. Jamais, en aussi peu de temps, un aussi grand nombre d’hommes n’avait été conduit et maintenu de force chez l’ennemi. L’historien Yves Durand estime à 1.800.000 le nombre de soldats fran- çais faits prisonniers. Environ 1.600.000 d’entre eux ont connu la captivité en Allemagne et près de 1.000.000 pendant cinq ans 1 . Telle est l’ampleur de l’événement. La captivité a souvent été étudiée sous l’angle de l’établissement des faits, ce que Pierre Laborie nomme «matérialité des faits». Etudier la captivité à travers les récits écrits par d’anciens prisonniers, c’est choisir une autre approche historique, celle des repré- sentations ; c’est analyser des perceptions de la réalité constituant «une puissante “réa- lité historique” dont l’importance, par ses conséquences et sa signification, est parfois aussi grande, si ce n’est plus, que la réalité pre- N° 92 - JUILLET-SEPTEMBRE 2006 - N R 92 - JULI-SEPTEMBER 2006 9 AUDREY PELLETRAT DE BORDE * Les récits de prisonniers de guerre de la Seconde Guerre mondiale Le paradoxe du récit de captivité * NDLR : Défendu à l’Université de Franche-Comté en 2002-2003, le Mémoire de Maîtrise en Histoire contemporaine d’Audrey Pelletrat de Borde intitulé Les récits des prisonniers de guerre de la Seconde Guerre mondiale, synthétisé dans le cadre de la présente contribution, a été déposé pour concourir aux «Prix de la Fondation Auschwitz» 2004- 2005. Ayant été tout particulièrement apprécié par les membres du jury, ceux-ci ont accordé à l’auteur le bénéfice de l’article 4 du règlement permettant au Conseil d’Administration de la Fondation Auschwitz de lui allouer un subside pour la poursuite de ses recherches. Le présent article en constitue le résultat. 1 Estimations d’Yves Durand, in Yves DURAND, Prisonniers de guerre dans les Stalags, les Oflags et les Kommandos, 1939-1945, Hachette, 1994, 321 p.

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La captivité des soldats français de 1939-1945 constitue un fait historique sans pré-cédent dans les annales de l’humanité. Jamais,en aussi peu de temps, un aussi grand nombred’hommes n’avait été conduit et maintenu deforce chez l’ennemi. L’historien Yves Durandestime à 1.800.000 le nombre de soldats fran-çais faits prisonniers. Environ 1.600.000d’entre eux ont connu la captivité enAllemagne et près de 1.000.000 pendant cinqans1. Telle est l’ampleur de l’événement.

La captivité a souvent été étudiée sous l’anglede l’établissement des faits, ce que PierreLaborie nomme «matérialité des faits».Etudier la captivité à travers les récits écritspar d’anciens prisonniers, c’est choisir uneautre approche historique, celle des repré-sentations ; c’est analyser des perceptionsde la réalité constituant «une puissante “réa-lité historique” dont l’importance, par sesconséquences et sa signification, est parfoisaussi grande, si ce n’est plus, que la réalité pre-

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AAUUDDRREEYY PPEELLLLEETTRRAATT DDEE BBOORRDDEE**

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* NDLR : Défendu à l’Université de Franche-Comté en 2002-2003, le Mémoire de Maîtrise en Histoire contemporained’Audrey Pelletrat de Borde intitulé Les récits des prisonniers de guerre de la Seconde Guerre mondiale, synthétisédans le cadre de la présente contribution, a été déposé pour concourir aux «Prix de la Fondation Auschwitz» 2004-2005. Ayant été tout particulièrement apprécié par les membres du jury, ceux-ci ont accordé à l’auteur le bénéfice del’article 4 du règlement permettant au Conseil d’Administration de la Fondation Auschwitz de lui allouer unsubside pour la poursuite de ses recherches. Le présent article en constitue le résultat.

1 Estimations d’Yves Durand, in Yves DURAND, Prisonniers de guerre dans les Stalags, les Oflags et les Kommandos,1939-1945, Hachette, 1994, 321 p.

mière dite objective»2. L’étude des motsprend alors une importance capitale dansl’analyse des récits, chaque terme reflétantune idée précise de ce qu’est la réalité de lacaptivité pour l’auteur, d’où l’intérêt d’uncorpus de recherche diversifié.

Cette étude s’appuie sur un corpus de 18récits3 provenant notamment du Centre deDocumentation du Musée de la Résistancede Besançon. N’ont été sélectionnés quedes récits écrits après-guerre, non romancés.Le choix des ouvrages a été effectué demanière à avoir une vue d’ensemble de lacaptivité, à en avoir les représentations lesplus diverses possibles. Ainsi, certains auteursétudiés sont d’anciens officiers prisonniers enOflag : Georges Hyvernaud, André Dassart,Roger Ikor.

Les soldats et sous-officiers, prisonniers enStalag, mais travaillant pour la plupart enKommandos4, sont également représentésdans ce corpus. Nous avons ainsi analysé lesrécits de prisonniers en Kommandos agri-coles - Michel Daudey, René Dufour, PaulFraisse et André Gault - mais aussi de pri-sonniers d’autres Kommandos (usine, chan-

tier, mine, entreprise...) - Charles Bender,Maurice Vite, Jacques Zimmermann etRobert Bruyez.

Enfin, nous avons choisi d’analyser desrécits de prisonniers des camps de repré-sailles : le camp de Colditz, réservé aux offi-ciers évadés, à travers les récits du général LeBrigant et de Gilbert Thibaut de Maisières,le camp de Rawa-Ruska, pour les soldatset sous-officiers évadés, à travers les récitsd’Albert Vidonne, Lucien Mertens et JeanPoindessault, et enfin, le camp de Kobjercynréservé aux sous-officiers réfractaires, à tra-vers les récits d’Albert Vidonne, mais aussid’André Ringenbach et de Francis Ambrière.

Le second intérêt de ce corpus est qu’il com-porte des récits écrits à différentes périodes.Cela nous permet notamment de nous poserla question du décalage entre le temps his-torique et le temps de l’écriture, en terme demémoire ou d’enjeux. Ainsi, plusieurs récitsont été écrits après-guerre : En revenant deskommandos5 (1945), J’étais un prisonnier6

(1945), Rawa-Ruska7 (1945), Les grandesvacances8 (1946), Les Indomptables9 (1948),alors que d’autres ont été écrits dans lesannées 1980, 1990 : Captivité et évasions au

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2 Pierre LABORIE, L’opinion française sous Vichy, Paris, Seuil, L’univers historique, 1990, p. 47.3 Cf. bibliographie.4 La Convention de Genève permettait aux sous-officiers de travailler s’ils le souhaitaient. Néanmoins, n’ayant pas eu

connaissance de ce traité dès le début de la captivité, les sous-officiers ont été forcés de travailler dans les kommandos,jusqu’à ce qu’ils le décident librement ou le refusent.

5 Jacques ZIMMERMANN, En revenant des kommandos, Editions G.P., 1945, 222 p.6 André DASSART, J’étais un prisonnier, Alger, Office d’éditions et de publicité, 1945, 222 p.7 Lucien MERTENS, Jean POINDESSAULT, Rawa-Ruska le camp de représailles des prisonniers de guerre évadés,

Editions du Cep, 1945, 132 p.8 Francis AMBRIERE, Les grandes vacances 1939-1945, Paris, Les éditions de la nouvelle France, 1946, 423 p.9 Général LE BRIGANT, Les indomptables, Paris, Editions Berger-Levrault, 1948, 236 p.10 René DUFOUR, Captivité et évasions au pays des Sudètes, Editions Marque-Maillard, 1982, 162 p.11 Maurice VITE, Souvenirs de ma drôle de guerre, dactylographié, 1983, 85 p.12 Georges HYVERNAUD, La peau et les os, Paris, Le Dilettante, 1993, 158 p.13 André GAULT, Frieda : récit d’un prisonnier de guerre, Le Mans, Editions Cénomane, 1995, 157 p.14 Michel DAUDEY, Souvenirs de guerre et de captivité, Besançon, Caracter’s, 1996, 254 p.15 Georges HYVERNAUD, «Lettre à une petite fille», in Carnets d’oflag, Paris, Le Dilettante, 1999, pp. 241-250.

pays des Sudètes10 (1982), Souvenirs de madrôle de guerre11 (1983), La peau et les os12

(1993), Frieda13 (1995), Souvenirs de guerreet de captivité14 (1996), Lettre à une petitefille15 (1999).

Les récits de captivité sont autant de repré-sentations de ce qu’a été la captivité pourchaque auteur. Chacun écrit un ouvragepersonnel, dans lequel il livre ses souvenirs.Chacun écrit son histoire telle qu’il l’a res-sentie. Chacun écrit la captivité telle qu’ilse la représente, sa captivité. Néanmoins,l’analyse des récits pousse le lecteur à élargirl’étude. L’auteur se fait rapidement l’écho deson groupe, l’écho des prisonniers de guer-re (PG). Il ne raconte pas seulement sa cap-tivité, mais raconte la captivité. Il écrit aunom de ses camarades d’infortune. C’est ence sens que nous parlerons de paradoxe durécit de captivité : paradoxe d’une autobio-graphie qui se veut témoignage collectif.

Ainsi nous étudierons les récits de captivitédes prisonniers de guerre de la SecondeGuerre mondiale en deux temps. Nous nouspencherons tout d’abord sur la dimension laplus intime et personnelle du récit, puisnous analyserons en quoi le récit se veut unacte collectif, écrit pour d’autres prison-niers, en leurs noms.

Ces deux mouvements pourront être obser-vés par trois biais : celui de l’écriture à pro-prement parler, celui des représentations dela captivité, et celui du sens de la démarched’écriture.

11.. LLee rréécciitt :: uunn aacctteeppeerrssoonnnneell

Il est indéniable que le récit de captivité estun acte personnel, intime. L’auteur écrit,avec ses mots, avec ses sentiments, avec sessouvenirs. Son récit est le sien. Il y décritses propres représentations de la captivité :comment il l’a vécue, comment il la vit aumoment de l’écriture. Sa démarche, enfin, lui

appartient. Il décide de témoigner de ce qu’ila vécu, vu, pour les siens, pour l’Histoire. Lerécit de captivité est avant tout le témoi-gnage d’un homme sur une partie de sa vie.

A. L’écriture : le fait d’un hommeLe récit de captivité est un texte écrit parun homme, ancien prisonnier de guerre, quisouhaite faire part de son histoire au lec-teur. Ecrire est bien un acte unique, rele-vant du seul choix de l’auteur. Il décided’écrire, choisit les souvenirs qu’il va fairepartager, sous le contrôle de sa mémoirequi, selon le décalage entre le temps histo-rique et le temps de l’écriture, valoriseracertains faits et en atténuera d’autres.

I. Une décision personnelle

Ecrire un récit de captivité est un acte per-sonnel. L’auteur est à la fois écrivain, narra-teur et acteur de son récit, ce qui confère à cedernier un caractère autobiographique. LePG décide de se mettre en scène dans l’uni-vers captif. Il se raconte, se donne à voir à sonlecteur. Le récit est son fait, sa mise en scène,son histoire. Quand bien même il aurait étéencouragé par les siens, par un mouvementmémoriel, c’est bien lui qui prend l’ultimedécision d’écrire.

La décision d’écrire sa captivité n’est pasanodine. 1.800.000 prisonniers, 1.800.000récits ? Certainement pas ! Si personne n’aentrepris de recenser les récits de captivité desprisonniers de guerre français de la SecondeGuerre mondiale, il est certain que leurnombre reste très faible en proportion deshommes effectivement captifs. Le silenceest l’attitude la plus courante. Raconter devive voix la captivité est un acte éminemmentdifficile. Ceux qui auront connu un parentPG savent ô combien il a été difficile deparler avec lui de cet épisode douloureux.

Dans les récits même, certains PG se mettenten scène à leur retour au sein de leur foyer.Ils décrivent alors les impossibles dialogues,

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emprunts d’incompréhension pour les unset de pudeur pour les autres. Une citation deMaurice Vite évoque ce décalage : «Une fois,un ami, lorsque j’ai été rentré, m’a dit :«Dans l’ensemble, vous n’avez pas été mal-heureux.» Je ne lui ai rien répondu»16. Faceà ce décalage, les prisonniers n’ont évoquéque certaines anecdotes : blagues et restric-tions. Les épreuves les plus douloureusesont souvent été tues comme l’expliqueGeorges Hyvernaud :

«Et ainsi, à mesure que j’en parle, mescinquante mois de captivité se transfor-ment en une bonne blague de chambrée,en une partie de cache-cache avec nos gar-diens. Voilà ce que j’aurai rapporté demon voyage : une demi-douzaine d’anec-dotes qui feront rigoler la famille à la findes repas de famille.

Mes vrais souvenirs, pas question de lessortir. D’abord ils manquent de noblesse.Ils sont même plutôt répugnants. Ils sententl’urine et la merde. Ça lui paraîtrait demauvais ton, à la Famille. Ce ne sont pasdes choses à montrer. On les garde au fondde soi, bien serrées, bien verrouillées, desimages pour soi tout seul, comme des pho-tos obscènes cachées dans un portefeuillesous les factures et les cartes d’identité»17.

S’il veut cacher ses véritables souvenirs, lesplus douloureux, les plus destructeurs,Georges Hyvernaud ne les écrit pas moins.

Ainsi, écrire un récit, écrire cette souffranceindicible, est un acte fort. Là où la plupart desPG se taisent, certains font le choix de l’écri-ture.

2. Le choix des souvenirs

Outre cette décision d’écrire, qui est propreà l’auteur, ce dernier choisit également cequ’il écrit. Les anecdotes, les souvenirs sontsélectionnés par l’auteur. Le récit est doncbien le fait d’un homme.

Si certains auteurs revendiquent leur volon-té de tout dire de leur captivité : «Excusez-moi de vous donner tous ces détails, maiscela fait partie de mes souvenirs et je doistout vous dire ! ! !»18, cela leur est impossible.Le choix des souvenirs qu’ils évoquent estune nécessité. Tout dire serait beaucouptrop laborieux comme le souligne MauriceVite : «[...] bref, nous en avons bavé et ceserait trop fastidieux de vous raconter notretrain-train habituel [...]»19.

Par ailleurs, les auteurs écrivent parfois quecertaines choses «méritent» d’être écrites.Ainsi ils opèrent un choix entre certainsfaits. «Vendredi 16 mars 1945. Je mets ladate, car maintenant les jours qui suiventméritent d’être marqués plus nettement quepar la simple relation des faits»20. CharlesBender a donc choisi de ne pas écrire lesdates antérieures, car il ne leur accordait pasd’importance.

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16 Maurice VITE, op. cit., p. 17.17 Georges HYVERNAUD, La peau et les os, op. cit., pp. 30-31.18 Maurice VITE, op. cit., p. 35.19 Idem.20 Charles BENDER, Ni des héros, ni des lâches et nous étions 1.500.000, 27 août 1939 - 29 mars 1945, dactylographié,

année non précisée, p. 194.21 Général LE BRIGANT, op. cit., p. 116.22 Général LE BRIGANT, op. cit., p. 198.23 Georges HYVERNAUD, La peau et les os, op. cit., p. 33.24 Charles BENDER, op. cit., p. 143.25 Jacques ZIMMERMANN, op. cit., p. 111.26 René DUFOUR, op. cit., préface.

Le général Le Brigant oriente son récit decaptivité sur les évasions. Il ne raconte pré-cisément que celles qui, d’après lui, le méri-tent : «Parmi ces nombreuses évasions, il enest deux qui méritent une relation détaillée[...]»21. Il va même plus loin, ne racontant rienconcernant une période d’un an du fait del’absence d’évasion dans cet intervalle. Pourlui, seul ce qui entretient un rapport avecl’évasion mérite d’être conté22. Le récit estdonc bien le fruit d’un choix personnel,d’orientations que l’auteur souhaite lui don-ner.

Ainsi, la sélection d’un souvenir a pourcontrepartie l’omission d’un autre. Si l’auteurchoisit d’écrire certains épisodes, il choisitaussi de ne pas en écrire d’autres. Les deuxexemples précités sont symptomatiques deces oublis volontaires, que la construction durécit rend nécessaires.

En revanche, d’autres omissions sont réali-sées volontairement par les auteurs, maiscette fois-ci pas pour les nécessités de l’écri-ture, mais pour tenter d’oublier des événe-ments trop pénibles. Selon certains auteurs,l’oubli est parfois indispensable pour per-mettre à l’individu de vivre ; il est des sou-venirs trop pénibles, trop lourds que l’onsouhaite oublier. Ainsi, Georges Hyvernaudécrit :

«Il faut mettre du silence sur tout ça.»

«Mettre des souvenirs faux sur les vraisjusqu’à ce que les vrais en crèvent. Nousracontons de bonnes histoires. On a bienrigolé, des fois, vous savez. [...] Mais lesvrais souvenirs vivent par en dessous. Ilss’obstinent. Les souvenirs d’impuissanceet de dégoût. Nous avons touché le fond.Nous nous sommes vus jusqu’au fond.Nous avons vu les autres jusqu’au fond. Cen’est pas facile à oublier» 23.

Georges Hyvernaud est sans aucun doutel’auteur qui exprime cette volonté d’oublierle plus clairement. D’autres auteurs émettent

également le souhait de taire certains faits.Ainsi, Charles Bender écrit : «Mais je renon-ce à décrire ces longues et terribles jour-nées.»24, la douleur prenant le pas sur lavolonté d’écrire. Les prisonniers tententd’oublier certains souvenirs trop pénibles,mais en vain, comme l’écrit JacquesZimmermann : «Souvenirs, souvenirs, et ontient toujours plus aux mauvais qu’auxbons...»25.

3. Le rôle sélectif de la mémoire

La mémoire ne peut tout retenir. Si certainsse basent sur des notes prises en captivité, desdocuments conservés après-guerre, lesauteurs admettent fréquemment avoir oublié,par exemple, certains noms. Ils le justifientsouvent à la manière de René Dufour : «Seulscertains lieux, des dates restent obscurs dansma mémoire, mais ne présentent pas d’inté-rêt marquant»26. Les auteurs ne retiennentque les épisodes qui les ont particulière-ment touchés. Lorsqu’un fait a une impor-tance moindre aux yeux du prisonnier, ilest oublié au profit d’autres moments plusforts. Aussi le choix des souvenirs est enpartie inconscient.

Cela est d’autant plus vrai lorsque le récit estécrit plusieurs décennies après la captivité, cequi est le cas de René Dufour qui fait publierCaptivité et évasions au pays des Sudètesen 1982. Nous pouvons aisément com-prendre que près de 40 ans après les faitssa mémoire lui joue quelques tours. Lesrécits écrits après-guerre sont effectivementplus précis, évoquent davantage d’événe-ments, qu’il s’agisse des récits de JacquesZimmermann (1945), André Dassart (1945),Francis Ambrière (1946), ou encore du géné-ral Le Brigant (1948). Alors que les récitsécrits dans les années 80 ou 90 sont plusaxés sur ce que les prisonniers ont ressentilors des différents épisodes. René Dufour(1982), Maurice Vite (1983), GeorgesHyvernaud (1993 et 1999), André Gault

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(1995) et Michel Daudey (1996) inscriventleurs récits davantage dans la réflexion, dansl’analyse de leurs sentiments, plus que dansles faits eux-mêmes. Etant donnée l’écritu-re plus tardive, les auteurs ont vraisembla-blement oubliés les faits précis et concentrentleur mémoire sur les souvenirs les plus mar-quants : tout ce qui est de l’ordre du res-senti.

En outre, l’oubli des souvenirs les pluspénibles n’est parfois pas volontaire. Lamémoire les occulte sans que l’individu nes’en rende compte. Joël Candau27 évoqueune tendance des sujets à oublier les évé-nements désagréables plus rapidement queles autres et à atténuer avec le temps le côtédéplaisant de certains souvenirs. Il s’appuiesur une étude d’Alan Baddeley28 qui rap-porte les résultats d’une enquête effectuée surd’anciens déportés interrogés en deux temps :la première fois entre 1943 et 1947, et laseconde fois entre 1984 et 1987. Il a puobserver une atténuation ou un refoule-ment des souvenirs les plus dramatiques.Concernant les récits étudiés, j’ai pu obser-ver que les récits écrits tardivement -Captivité et évasions au pays des Sudètesde René Dufour (1982), Souvenirs de madrôle de guerre de Maurice Vite (1983),Frieda d’André Gault (1995) et Souvenirs deguerre et de captivité de Michel Daudey(1996) - sont des récits dans lesquels la souf-france est peu apparente. Toutefois, il mesemble exagéré de généraliser une telle obser-vation, puisque le caractère moins drama-tique de ces récits est par ailleurs lié à lacaptivité même des auteurs qui a été moins

pénible que celle d’autres prisonniers. Deplus les récits de Georges Hyvernaud publiésen 1993 et 1999 laissent quant à eux unelarge place à la souffrance.

Parallèlement à l’occultation, à l’oubli, lamémoire a tendance à valoriser certains faitset à en atténuer d’autres. Si les auteurs sou-haitent être complets et objectifs, dire «la»vérité, il est certain que «leur» vérité ne seraitpas identique à celle d’un autre prisonnier quiaurait vécu les mêmes faits. Les prisonniersexpriment ce qu’ils ont ressenti, la manièredont ils se représentent les événements.Cette représentation est propre à chacun.Et avec le temps, la mémoire recompose,transforme, établit une hiérarchie des faits enfonction des représentations du sujet. Letemps de l’écriture n’est pas le temps del’action. Le rôle de la mémoire est une néces-sité, il ne peut en être autrement.

«Pourquoi aurais-je forcé les couleurs, aug-menté les contrastes ? Pourquoi aurais-jetravesti la vérité d’une défroque cousue parl’imagination ?»29 questionne André Dassart.Pourquoi ? Parce que la mémoire est «[...]ouverte à la dialectique du souvenir et del’amnésie, inconsciente de ses déformationssuccessives, vulnérable à toutes les utilisa-tions et manipulations, susceptible de longueslatences et de soudaines revitalisations»30

répond Pierre Nora.

L’individu aura tendance à valoriser certainséléments de la captivité par rapport àd’autres. Pierre Nora écrit à ce sujet : «Lamémoire ne s’accommode que des détailsqui la confortent ; elle se nourrit de souvenirs

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27 Joël CANDAU, Anthropologie de la mémoire, Paris, PUF, Que sais-je ? 1996, p. 101.28 Alan BADDELEY, La mémoire humaine : théorie et pratique, Grenoble, PUG, 1993, 547 p., cité par Joël

CANDAU, op. cit. pp. 101-107.29 André DASSART, op. cit., adresse au lecteur.30 Pierre NORA, «Entre mémoire et histoire» in Les lieux de mémoire I. La République, Paris, Gallimard, 1984, p. XV.31 Pierre NORA, op. cit., p. XV.32 Joël CANDAU, op. cit., p. 107.

flous, télescopants, globaux et flottants, par-ticuliers ou symboliques, sensible à tous lestransferts, écrans, censure ou projections»31.

A force de raconter un même événement,tout individu en vient à opérer une sélectioninconsciente et l’histoire s’amenuise au fil desrécits ; on en vient à arranger les faits, ceque Joël Candau32 appelle «l’affabulation».On peut ainsi penser que dans les récits étu-diés il manque un certain nombre de faits, dedétails ou que les faits sont partiellementdéformés, ce qui n’empêche pas une écritu-re sincère, en toute bonne foi. La réalité dela captivité telle que voudraient la décrireles auteurs devient «leur» réalité de la cap-tivité.

Une étude plus poussée pourrait être menéeafin d’établir un parallèle entre tous les faitsévoqués dans les récits et les faits de la cap-tivité établis par les historiens. Cela per-mettrait de mesurer les écarts de la mémoire.Nous n’avons pu mener une telle entrepri-se, néanmoins, un comparatif entre plu-sieurs récits de prisonniers ayant connu lesmêmes camps a pu démontrer que lesauteurs en question sont fidèles aux faits.Ainsi, les évasions entreprises à Colditz sontnarrées par Gilbert Thibaut de Maisières etle général Le Brigant dans un grand soucid’exactitude. Tous deux sont très précis surles dates d’évasions, les noms des prison-niers évadés, les mètres parcourus dans l’en-ceinte de la forteresse... Il est donc légitimede penser que ce fait a bien existé, et de lamanière dont les auteurs le décrivent. Leurmémoire ne semble pas leur avoir fait défautconcernant ce fait, en effet tous deux luiaccordent une importance centrale. Le seulélément qui diffère est la façon dont il estraconté. L’un se montrera plus détaché quel’autre qui sera plus enjoué. C’est bien lareprésentation de chacun qui est différente,le fait reste.

B. Le récit : représentations d’un homme

Le récit de captivité est l’expression desreprésentations que l’auteur a de cette pério-de de sa vie mêlant à la fois les représenta-tions qu’il s’en faisait à l’époque des faits, etles représentations qu’il s’en fait au momentde l’écriture. L’auteur décrit des faits à traverssa manière de se les représenter. Son identi-té - qui il était avant guerre, quel prison-nier il a été, et quel homme il est au momentde l’écriture - influence la manière dont ilécrit. Le récit des événements est subor-donné aux valeurs de l’auteur, à ses convic-tions, à ses principes, mais aussi à sessentiments, à ses réflexions. Comme nousl’avons montré auparavant, deux auteurspeuvent évoquer un même fait d’une maniè-re complètement différente, sur un ton dif-férent. Ils peuvent porter un jugementdifférent sur lui. C’est dans ce sens que lecontenu d’un récit permet au lecteur demieux cerner la personnalité de l’auteur, demieux comprendre son identité, et ce aux dif-férentes étapes de sa vie, aux différentesétapes du récit : avant, pendant et après lacaptivité. Notons ici que les auteurs de récitinforment peu le lecteur de leur vie d’avant-guerre. Les récits sont centrés sur la captivitéet le retour à la vie libre, notre analyse lesera également.

Chaque auteur a des valeurs propres, parfoisidentiques à celles d’autres prisonniers. Maisces valeurs peuvent être hiérarchisées dif-féremment. Ainsi, deux prisonniers peu-vent revendiquer la dignité et la solidaritécomme deux valeurs essentielles. Mais l’unpeut considérer que la dignité est la plusimportante, auquel cas il ne tolèrera pas lecomportement d’un prisonnier qui subit lacaptivité sans se rebeller, même si cet hommese montre généreux et fraternel avec lesautres PG. L’autre qui considèrerait la soli-darité comme la valeur fondamentale se

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représenterait ce même prisonnier comme unbon camarade.

Ainsi, la manière de se représenter la capti-vité est subordonnée au tempérament dechacun. Dans une même situation, certainsverront l’espoir et d’autres le désespoir. C’estdans ce sens que Roger Ikor souligne sacapacité à aller de l’avant contrairement àd’autres prisonniers : «Personnellement,j’étais toujours plutôt tourné vers l’avenir.C’est une question de tempérament.D’autres, au contraire, se trouvaient constam-ment à remâcher le passé»33.

Il serait trop long d’analyser ici la représen-tation qu’a chaque auteur de sa captivité,aussi nous centrerons notre propos sur troismanières d’appréhender la captivité propreà trois auteurs. La captivité est vécue par legénéral Le Brigant comme une épreuve àsurmonter, alors que Georges Hyvernaud ladécrit comme une période de tourmentintense et qu’André Gault la dédramatise.

1. La captivité : une épreuve àsurmonter

Cette représentation de la captivité est par-tagée par plusieurs auteurs. Ce sont princi-palement les anciens prisonniers des campsde représailles - nous entendons par là lescamps d’évadés récidivistes, Rawa-Ruska,Colditz et le camp des sous-officiers réfrac-taires de Kobjercyn. Nous prendrons icil’exemple du récit du général Le Brigant,prisonnier à Colditz.

Les valeurs premières du général Le Brigantsont - en plus de la solidarité, valeur com-

mune à tous les PG - l’honneur, la dignité, lecourage, la loyauté. Ce sont des valeurs mili-taires qui le poussent à résister. Il s’agit derefuser toute entente avec l’ennemi, êtrepatriote et se battre par tous les moyens.La dignité et l’honneur sont intimementliés, comme le montre par ailleurs cette cita-tion d’Albert Vidonne : «Sans même le savoirnous avons lutté, nous avons résisté, pourl’honneur, pour une certaine idée de notredignité. Rien de plus, rien de moins»34.

Le récit du général Le Brigant est doncentièrement tourné vers la valorisation de larésistance et particulièrement de l’évasion. Letitre donne le ton : Les indomptables. Iln’admet pas l’armistice et considère que lacaptivité n’est pas un échec, mais un défi : ilfaut s’en évader. Les évadés sont pour luil’élite des prisonniers de guerre, point devue partagé par Francis Ambrière entreautres. Les prisonniers qui ne tentent riencontre les Allemands deviennent alors destraîtres.

«Ils [les prisonniers de Colditz] n’ont jamaisadmis qu’on pût se prêter à des ententes, àdes rapports amiables, à une collaborationeffective avec des gardiens en armes qui leurimposaient sans faiblesse les rigueurs d’unemprisonnement analogue à celui des pri-sonniers de droit commun. [...] Certainsprisonniers, plus soucieux de méprisablesavantages matériels que de dignité, se sontprêtés à ces dégradantes concessions»35.

Le général Le Brigant parle également detrahison concernant un officier de Colditzqui souhaitait partir travailler, puis s’était

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33 Roger IKOR, «La fuite du temps», in Les KG parlent, Denoël, 1965, p. 68.34 Albert VIDONNE, Le jour de gloire n’est pas arrivé - Le bordel du diable - Survol des années noires, dactylographié,

année non précisée, p. 135.35 Général LE BRIGANT, op. cit., avertissement p. VII.36 Général LE BRIGANT, op. cit., p. 160.37 Général LE BRIGANT, op. cit., p. 116.38 «La p’tite Amélie» est une chanson populaire de l’époque.39 Georges HYVERNAUD, La peau et les os, op. cit., p. 66.

rétracté. Malgré sa décision finale, les autresprisonniers lui en ont voulu d’avoir hésité.«Un seul [...] a posé sa candidature. [...] Peude temps après il me rendait compte qu’ilavait refusé la signature qu’on exigeait delui et il reprenait la place parmi ses camaradesqui lui pardonnèrent difficilement sa fai-blesse. C’est que le travail en Allemagneétait considéré comme une trahison par tousles PG de Colditz»36.

A l’opposé, les camarades qui partagent cesmêmes valeurs sont particulièrement appré-ciés. Ainsi, le général Le Brigant décrit uncertain nombre de camarades qu’il appréciaitbeaucoup, tel que Debats : «Cœur géné-reux, d’une loyauté scrupuleuse, modesteautant qu’on peut l’être, toujours souriant, ila vite conquis la sympathie et la confiance detous»37. Il multiplie ce genre de formules,mais jamais ne laisse entrevoir quoi que cesoit quant à son propre comportement.

En effet, le ton du récit est solennel et seveut neutre. Le général Le Brigant ne cherchepas à se mettre en valeur, il fait un récit trèsprécis qui ressemble davantage à un docu-mentaire sur les évadés de Colditz. Il impo-se une distance ; ses sentiments sont trèspeu exposés. Il tente scrupuleusement demettre en œuvre sa volonté d’objectivitéqu’il annonce dans son avertissement. Letexte est particulièrement dépouillé. La formepassive est beaucoup employée ; elle évitel’utilisation des pronoms de la première per-sonne. Le premier «je» arrive à la page 99,mais il s’agit du «je» de l’auteur ; celui de l’ac-teur n’apparaît pour la première fois qu’à lapage 105. Quant au «nous», on n’en lit, parexemple, que trois dans le premier chapitre.L’auteur leur préfère des «ils», «les prison-niers de Colditz».

Rappelons que ce récit paraît en 1948. Ladémarche est emprunte d’une volonté dereconnaissance des anciens prisonniers etsurtout de ceux qui ont résisté d’une maniè-re ou d’une autre, tel que nous le démon-

trerons ci-après, d’où cette manière solen-nelle et distancée de présenter le récit. Ainsiles représentations du temps de la captivitéet du temps de l’écriture se mêlent dans lerécit.

2. La captivité : souffrance ettourment

La captivité peut être montrée sous un toutautre angle comme a pu le faire GeorgesHyvernaud dans La Peau et les os et Lettreà une petite fille : l’angle du tourment, de lasouffrance. Cet auteur se représente la cap-tivité comme la période la plus noire de sonexistence et en présente à ses lecteurs unevision très sombre. L’écriture est oppres-sante : le rythme est rapide, saccadé, lesphrases sont courtes, il fait de nombreusesrépétitions, mélange les registres soutenu etfamilier, ce qui contribue à cette atmosphè-re tourmentée :

«Personne ne peut souffrir personne. On aparfois l’air de s’entendre. On rigole desmêmes obscénités. On se montre des photosde gosses. On joue aux cartes. Mais il circu-le là-dessous une haine patiente, attentive,subtile, méticuleuse. Une âcre méchanceté debureaucrate ou de vieille dame. [...] On enveut aux autres d’être toujours là. On leur enveut des gueules qu’ils ont, de leurs voix, deleurs goûts et de leurs dégoûts, de la placequ’ils tiennent, de dire ce qu’ils disent, dechanter ce qu’ils chantent, de Nietzsche, dela p’tite Amélie38, de renifler, de roter, d’exis-ter. On leur en veut de cette existenceimmuable, inévitable, où se déchire notreexistence»39.

Le titre même La peau et les os s’inscrit danscette optique. Georges Hyvernaud était unhomme marié, père de famille. Et son universbascule soudainement. La captivité et sesdouleurs physiques et psychiques déshu-manisent bien des prisonniers. C’est dans cetunivers fait des autres, ces autres pesants,qui renvoient à Georges Hyvernaud sa nou-

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velle condition, qu’il est contraint de vivre.Il vit cette captivité emprunt de dégoût pourl’humanité, emprunt d’incompréhension.C’est un homme tourmenté qui écrit sa cap-tivité avec dureté, tant ses séquelles sontlourdes. Au moment de l’écriture l’auteur n’apas oublié l’horreur vécue et ces souvenirsatroces lui reviennent en mémoire à toutmoment.

«C’est quand je suis seul - dans la foule,dans le métro - que les souvenirs reprennentleur consistance. J’étais bien tranquille, bienvide, comme tout le monde, et tout à coup ily a cette haleine contre mon visage. Je recon-nais l’odeur de cuir et de drap de troupe.J’ai à nouveau la main grasse sur ma chair.Je redeviens cet homme nu, ses vêtements àses pieds, un homme qui a froid, qui a hontede son ventre gonflé et de ses jambes misé-rables. [...] C’est comme ça qu’ils me tombentdessus, les souvenirs, qu’ils m’attaquent sou-dain et pèsent sur moi de leur poids atro-ce»40.

3. Dédramatiser la captivité

Enfin, la captivité a pu être montrée sous unangle détaché, léger. C’est notamment le casd’André Gault qui dans Frieda donne à lireà ses lecteurs une captivité presque«agréable». Légèreté, insouciance, bonnehumeur et espoir en l’avenir sont les maîtresmots de cet auteur.

Frieda est un récit dans lequel l’humourtient une place importante. Même lorsquel’auteur décrit des moments d’humiliation,

il fait sourire le lecteur. Ainsi, évoquant l’im-matriculation des PG :

«Nom, prénom, date de naissance, tout celaétait sans importance. On allait remplacer cesystème compliqué par un autre beaucoupplus simple : 28543. Voilà ce que j’étais deve-nu, ce qui me paraissait une simplificationdouteuse, étant donné qu’en allemand, celafait : achtundzwanzigfünfhundertdreiund-vierzig, d’un seul tenant. N’insistons pas.Pour eux, c’est simple»41.

Cette bonne humeur est à mettre en relationavec la volonté de l’auteur de dédramatiserla situation ou, pour le moins, de ne pas ladramatiser. Ainsi André Gault écrit : «C’estdonc ici qu’on m’apportera ma pâtée quoti-dienne. Je pourrais m’en désoler, mais je n’aipas l’esprit disposé à dramatiser les événe-ments. Considérés objectivement, ils sontsuffisamment dramatiques sans en « rajou-ter». [...] Que je prenne mes repas ici ouailleurs, ça n’a aucune importance»42.

Il faut noter qu’André Gault a passé sa cap-tivité dans un kommando agricole. Il tra-vaillait pour une famille allemande dontFrieda était la fille. Il entretenait de bonnesrelations avec ses patrons qui le traitaientavec humanité. André Gault parle d’«estimeréciproque» : «Herr Schönebeck est bienl’homme que je pensais, doux et débonnai-re, et même généreux. Tous les dimanches ilme remet un cigare, symbole, je ne diraispas de notre amitié, mais au moins de notreestime réciproque»43.

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40 Georges HYVERNAUD, La peau et les os, op. cit., p. 29.41 André GAULT, op. cit., p. 51.42 André GAULT, op. cit., p. 53.43 André GAULT, op. cit., p. 55.44 André GAULT, op. cit., p. 87.45 Josette REY-DEBOVE, Alain REY (sous la direction de), Le Nouveau Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le

Robert, 1993, p. 2224, sens n° 1.46 Annette WIEVIORKA, L’ère du témoin, Paris, Plon, 1998, p. 12.47 Robert BRUYEZ, «Une histoire d’amour», in Les KG parlent, Denoël, 1965, p. 53.

Par ailleurs, s’il souffre de l’éloignement deson épouse et de sa fille, il trouve auprès deFrieda une confidente à qui livrer son cha-grin. Il écrit même à la fin de son récit qu’ill’a recherchée après-guerre et qu’il avaitappris avec une grande tristesse qu’elle etsa famille avaient été fusillées par les Russes.Aussi, son récit veut rendre hommage àcette famille qui lui a permis de vivre unecaptivité paisible : «Dans cette cour de ferme,rien ne me menaçait. La guerre était ailleurs,momentanément ailleurs. Je n’étais plusdirectement menacé. J’éprouvais mêmecurieusement un sentiment de liberté. Jen’étais pas libre d’aller où j’aurais voulu,bien sûr, mais au moins libre de penser ce qu’ilme plaisait, et même de le dire à Frieda»44.

C. Le témoignage : démarched’un homme

Il s’agit ici de se poser la question du sens.Qu’est-ce qui motive la démarche de l’au-teur ? Et plus encore de considérer cettedémarche dans ce qu’elle a de plus person-nel, de plus intime.

Avant tout, écrire un récit de captivité a unevertu thérapeutique. Nous avons déjà sou-ligné ô combien il est difficile pour les pri-sonniers de guerre d’exprimer leursouffrance. Comme pour tout mal-être,l’écrire permet de s’en libérer, ne serait-ce quepartiellement. Extérioriser la douleur, l’éva-cuer par l’écriture, n’est pas forcément l’ob-jectif premier qui motive les auteurs. Il estimpossible de dire s’ils ont souhaité écrirepour se débarrasser d’un poids trop lourd,néanmoins, laisser un témoignage écrit acertainement participé à l’acceptation de cetépisode douloureux et par le même coup àleur reconstruction personnelle.

Qu’est-ce qui anime alors intimement l’au-teur d’un récit de captivité ? Chacun souhaitelaisser un témoignage de cette période, untémoignage de ce qu’il a vécu et vu pendantsa captivité, un témoignage adressé à ses

proches, mais aussi un témoignage pourl’Histoire.

1. Le récit de captivité : untémoignage

•• LLee tteemmppss dduu ttéémmooiiggnnaaggee

Un témoignage est «une déclaration de cequ’on a vu, entendu, perçu servant à l’éta-blissement de la vérité»45. Annette Wieviorkaécrit que les témoignages peuvent être «[...]de nature différente les uns des autres, pro-duits à diverses distances de l’événement,inscrits sur des supports multiples : manuscritsou livres, journaux, bandes magnétiques,cassettes vidéo... Certains proviennent d’unmouvement spontané, d’une nécessité inté-rieure. D’autres répondent à des demandesd’origines diverses»46.

La question du décalage entre le temps his-torique et le temps de l’écriture ne fait pasmoins de l’ensemble des récits des témoi-gnages. Comme le souligne AnnetteWieviorka dans la citation ci-dessus, a valeurde témoignage toute déclaration quelle quesoit sa distance avec l’événement. Nousavons déjà étudié le rôle de la mémoire dansl’écriture, le temps faisant évoluer indénia-blement le récit vers des souvenirs plus dif-fus, plutôt tournés vers les sentiments, laréflexion et non vers les faits.

Cet écart entre le temps historique et celuide l’écriture permet par ailleurs d’orienter letémoignage différemment en fonction dece temps de l’écriture. Ainsi, l’écoulement dutemps donne aux auteurs la possibilitéd’écrire des choses qui n’auraient pu êtredites après guerre. Par exemple, RobertBruyez écrit : «Si l’on avait fait le récit decertaines aventures sentimentales dans lesmois qui ont immédiatement suivi laLibération, d’aucuns auraient pu être taxésde trahison. Il n’en est pas moins vrai - et ilest plus facile de le dire vingt ans après -qu’il y a eu en Allemagne bien des aven-tures»47.

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•• LLaa ffoorrmmee dduu ttéémmooiiggnnaaggee

Les prisonniers témoignent pour l’établis-sement de la vérité, de leur vérité de la cap-tivité. Ils veulent raconter ce qui s’est passépendant cette période, ce que ceux qui n’ontpas été dans leur situation ignorent. La formeque prend le récit devient alors essentielle.Nous pouvons constater que certains récitssont très précis. Nous ne citerons pourexemple que La clef des champs48 de GilbertThibaut de Maisières. Il écrit de nombreusesdates, les noms de ses camarades, décrit pré-cisément les techniques d’évasion et notam-ment la sienne. Il joint même à ce descriptifun schéma explicatif qui indique la situa-tion du camp, les obstacles à franchir et lesdistances exactes à parcourir.

Outre ce souci de précision qu’ont certainsauteurs, la plupart agrémentent le récit d’au-tant de preuves qu’il leur est possible d’ap-porter. Tout d’abord des preuves matérielles.Il s’agit de nombreuses photographies, maisaussi de reproductions de documents : uneaffiche allemande «S’évader n’est plus unsport»49, une couverture de carte d’identitébelge50, un faux Ausweis51, des fausses cartesd’identité52, un programme d’une réuniond’athlétisme53, un brevet sportif de l’OflagXII B54, un reçu de versement pour la cais-se d’entraide des prisonniers du Stalag VII

A55, un mark de prisonnier56, une lettre decaptivité57... Autant de documents qui peu-vent prouver que les auteurs disent vrais,qu’ils sont de bonne foi, que leur témoi-gnage a une valeur historique.

Par ailleurs, certains auteurs demandent à despersonnes connues et reconnues, sorte decaution morale, de préfacer leur récit oud’en écrire un avant-propos. C’est parexemple le cas de Rawa-Ruska préfacé parle général Giraud, véritable légende pourles prisonniers de guerre s’étant évadé de laforteresse du Königstein en avril 1942. Voirle nom du général Giraud associé à un récitlui confère immédiatement une légitimitécertaine, d’autant plus qu’il écrit : «[...] jesuis sûr qu’ils [les souvenirs] sont vrais, sim-plement et tragiquement vrais»58.

Cette volonté d’être complet, légitime, pré-cis, peut par ailleurs conduire à une certainedérive. Nous évoquerons ici Les grandesvacances de Francis Ambrière. Commel’écrit Jean Moret-Bailly, Francis Ambrièreveut écrire une «Bible de la captivité»59. Ilsouhaite être si complet qu’il déborde mêmede sa propre expérience pour raconter cequ’était la captivité à Graudenz ou encore àRawa-Ruska, alors qu’il n’a connu queKobjercyn. Des passages très précis racon-tent la vie dans ces deux camps. Comment

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48 Gilbert THIBAUT DE MAISIERES, La clef des champs, Editions France-Empire, 1968, 314 p.49 Gilbert THIBAUT DE MAISIERES, op. cit. p. 256.50 André DASSART, op. cit. p. 26.51 André DASSART, op. cit. p. 216 ; un Ausweis est un papier permettant de sortir du camp.52 André DASSART, op. cit. p. 222, et, Les K.G. parlent, Denoël, 1965, p. non numérotée.53 Les K.G. parlent, op. cit. p. non numérotée.54 Idem.55 Idem.56 Idem.57 Maurice VITE, op. cit., pp. 74 -75.58 Lucien MERTENS, Jean POINDESSAULT, op. cit., préface du général Giraud, p. 7.59 Jean MORET-BAILLY, op. cit., p. 102.60 Charles BENDER, op. cit., Albert VIDONNE, op. cit., Maurice VITE, op. cit.61 Georges HYVERNAUD, Lettre à une petite fille, op. cit., p. 242.

a-t-il eu ces informations ? Il ne l’indique pas.Aussi, le lecteur et plus encore l’historien doi-vent se montrer vigilants et traiter diffé-remment les passages relevant de sonexpérience de ceux qui lui ont été rapportés.Cela ne signifie en rien que ces passages nesont pas à étudier, néanmoins il nous semblenécessaire de les considérer comme untémoignage indirect de la captivité.

2. La destination du témoignage

A qui sont destinés les récits de captivité ?Cette question peut être abordée par l’ana-lyse du support du récit. Ainsi, s’il s’agitd’un document dactylographié60, nous pou-vons imaginer que l’auteur le destinait à sesproches, il ne l’a en effet pas fait publier.Néanmoins, n’oublions pas que notre fondsde recherche provient d’un centre de docu-mentation. Si nous ne connaissons pas laprovenance exacte du récit d’Albert Vidonne,les deux autres récits dactylographiés étudiésont été déposés au centre de documenta-tion par les auteurs eux-mêmes : Souvenirsde ma drôle de guerre de Maurice Vite et Nides héros, ni des lâches et nous étions1.500.000 de Charles Bender. Nous pou-vons donc supposer que ces deux auteurs ontsouhaité rendre disponible et accessible leursouvrages.

Par ailleurs, Georges Hyvernaud a écritLettre à une petite fille et l’a fait publier.Pourtant ce texte était clairement destiné à safille, comme le montre le passage suivant :

«De tout le jour nous n’avons à peu prèsrien mangé. Nous ne nous lavons plus depuislongtemps. Nous n’avons presque plus delinge ni de souliers. Je t’écris pour que plustard tu saches que j’ai vécu ce dénuement etcette humiliation - plus tard, quand je l’au-rai moi-même oublié. Car on oublie. Non pasque je te demande de me plaindre. Pas celadu tout. Il est juste qu’une fois au moinsdans sa vie chacun éprouve réellement lacruauté du monde. Qu’il touche le fond»61.

Nous pouvons penser que les auteurs écri-vent leur récit de captivité avant tout pourleur famille, leurs proches, pour leur fairepartager l’indicible. S’il est difficile de lancerune conversation, de prononcer des parolesdures, il n’en reste pas moins que les pri-sonniers ont envie de partager ce qu’ils ontvécu, ont envie de faire comprendre à leursproches ce qu’a été leur calvaire. D’aucunpourrait penser que l’échange de courrierpendant la guerre permettait ce partage. Or,s’il était permis, la censure veillait, si bien queles courriers relataient les faits de manièreréductrice. Par ailleurs, les prisonniers sou-haitant donner de leurs nouvelles aux leursafin de les rassurer n’écrivaient pas néces-sairement leurs angoisses et leurs tourments.Aussi, de retour de captivité, comment direl’indicible ? Certains l’ont écrit.

Lorsque le récit est publié, nous pouvonsimaginer une toute autre destination. Au-delà de la révélation aux proches de l’horreurvécue, nous pouvons penser que la publi-cation reflète une volonté d’offrir ce témoi-gnage au plus grand nombre, de vulgariseren quelque sorte la captivité, de laisser unetrace pour l’Histoire.

Le témoignage de ce que chacun a vécu, vu,constitue une pierre à l’édifice historique.Cette volonté de témoigner est flagrantelorsque les auteurs racontent des faits qui neles concernaient pas directement, mais aux-quels ils ont assisté. Par exemple, différentsauteurs ont à plusieurs reprises évoqué l’ex-termination des Juifs et le traitement réser-vé aux prisonniers de guerre russes.

Ainsi, Albert Vidonne, étant prisonnier àRawa-Ruska en Pologne, a été le témoindirect de l’extermination des Juifs. Il évoque«les trains de bétail humain»62 qu’il voyaitpasser de loin et «les cadavres en attente»63

qu’il voyait depuis le camp. Il écrit aussiqu’il savait qu’il y avait des charniers partout,des camarades d’autres Kommandos lui enayant parlé. Enfin, il évoque les noms

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d’Auschwitz et de Treblinka ; nous pou-vons supposer qu’il a eu connaissance deces noms après-guerre, toutefois nous nepouvons le certifier, il est possible que desgardiens aient laissé échapper ces mots. Au-delà de ce qu’il a vu, Albert Vidonne veutlaisser un témoignage qui s’inscrit dansl’Histoire. Il cherche à être complet, commenous avions pu le dire précédemment deFrancis Ambrière.

Il en est de même pour le traitement réser-vé aux PG russes. Plusieurs auteurs ayant étédes témoins directs de la cruauté que lesAllemands avaient à leur égard en témoi-gnent. Les prisonniers russes sont en effetsoumis à un «régime spécial» : ils sont «[...]maltraités sans arrêt, très peu nourris avec dupain noir ressemblant à de la sciure de bois,d’un goût affreux. Ils ne recevaient aucuncolis, si bien que les plus lourds pesaient entre32 et 35 kg [...]»64 explique Maurice Vite.

Ce régime d’une extrême sévérité a fait desprisonniers russes «de vrais spectres»65. Lesprisonniers français sont alors en proie à«un immense sentiment de pitié»66 et ils lesaident dans la mesure de leurs moyens.Ainsi, ils leur offrent des cigarettes, sortede dérivatif de la captivité, du chocolat, desépluchures avec des morceaux de pommesde terre, le tout envoyé par-dessus les bar-belés qui séparent les deux camps. Parfoiscertains prisonniers russes réussissent à seglisser, au péril de leur vie, dans le camp desFrançais. Mais si ces derniers parviennent àleur donner un peu de nourriture et des

cigarettes, ils restent impuissants face à laviolence des gardiens : «Eux alors prennentquelque chose. A la moindre incartadeCésarin [surnom du chef de camp] accom-pagné de ses hommes de main [...] part ros-ser quelques Russes. [...] Cela nous révolte etdepuis nos fenêtres nous rouspétons, maishélas que pouvons nous faire»67.

Cette volonté de laisser une trace pourl’Histoire est par ailleurs sans doute exa-cerbée lorsque le récit est écrit dans lesannées 80 ou 90. Le temps passant, lenombre des rescapés et donc des témoinsdiminue. Nous pouvons supposer que lesanciens prisonniers se voyant vieillir décidentd’écrire pour laisser leur trace, pour quel’Histoire retienne leur témoignage et que lavérité soit dite, leur vérité. «Je vous livredonc mes «Souvenirs de guerre et de capti-vité», que je considère comme un témoi-gnage de vérité ; vérité des êtres et des choses[...]»68 écrit Michel Daudey dans son avant-propos en 1996. Le témoignage s’inscritdonc dans un enjeu mémoriel fort.

Ainsi, si chaque démarche d’écriture estpersonnelle, propre à l’auteur, elle s’inscritnéanmoins dans un contexte, dans un mou-vement. Le récit de captivité prend ainsiune autre dimension, une dimension col-lective. Il est le fait d’un homme pour deshommes, en leur nom.

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62 Albert VIDONNE, op. cit., p. 104.63 Idem.64 Maurice VITE, op. cit., p. 56.65 Charles BENDER, op. cit., p. 132.66 Albert VIDONNE, op. cit., p. 77.67 Charles BENDER, op. cit., p. 141.68 Michel DAUDEY, op. cit., p. 5.69 Charles BENDER, op. cit., avant-propos.70 André RINGENBACH, Six années pour la patrie, 1939-1945, Rouen, chez l’auteur, 1967, 288 p. avant-propos.

IIII.. LLee rréécciitt :: uunn aaccttee ccoolllleeccttiiff

Le récit de captivité, au-delà d’être un témoi-gnage sur une tranche de vie, est un témoi-gnage qui porte sur une tranche de viepartagée. La vie captive est une vie collecti-ve, ainsi le récit de captivité est un récit col-lectif. L’auteur met en scène ses camarades decaptivité, écrit les représentations communesdes PG, écrit ce destin commun. Il témoigneau nom des PG, pour qu’ils puissent retrou-ver une place dans la société française, qu’ilssoient reconnus et entendus.

A. Ecrire une histoire collective

Les auteurs écrivent une histoire de la cap-tivité telle qu’ils l’ont vécue entourés d’autresprisonniers. Nous verrons comment ils met-tent en œuvre cette histoire collective etcomment le glissement du «je» au «nous» enest symptomatique.

1. Mettre en scène un groupe

Chaque auteur étudié met en scène une véri-table histoire collective, met en scène legroupe des PG. La tendance à généraliser lespropos est ainsi importante dans les récits.Les auteurs mettent en place différents stra-tagèmes, conscients ou non, pour faire com-prendre au lecteur que leur histoire est biencelle des PG.

•• AAuuttoouurr dduu rréécciitt

Dans leurs dédicace, préface, avant-propos,certains auteurs annoncent clairement leurintention d’écrire non seulement leur capti-vité, mais aussi la captivité des autres pri-sonniers. Ils donnent l’impression qu’ils onttous vécu la même histoire. Par exempleCharles Bender écrit : «Etant prisonnier,j’avais essayé de relater ce que fut pour moiet pour bien d’autres hélas, les sombres annéesde 1939-1940 et les suivantes»69. De même,l’expression d’André Ringenbach est signi-ficative : «Mon histoire est la leur»70.

La dimension collective n’apparaît pas quedans les textes ; les images jouent aussi unrôle important dans la forte propension àgénéraliser la portée du récit. En effet, denombreuses images montrent des groupes deprisonniers, c’est notamment le cas des pho-tographies. Dans le corpus sélectionné, nousavons dénombré près de 70 photographiesde groupes (à partir de deux personnes)contre une dizaine de photographies de pri-sonniers seuls.

Pourquoi avoir choisi autant de photogra-phies de groupes ? Les auteurs ont décidéd’insérer dans leurs récits des photographiesdes autres prisonniers ; ils auraient pu consi-dérer leur captivité de manière exclusive etn’insérer que des photographies les repré-sentant. Néanmoins, ils ont choisi de mon-trer leurs camarades. Ce grand nombre dephotographies de groupes n’est pas inno-cent ; même s’il s’agit d’un acte inconscient,le fait d’avoir sélectionné ces photographiesdévoile l’importance que les prisonniersaccordaient au groupe. Nous entendons par«importance» le fait que toute la captivitétourne autour des autres prisonniers. Ilsvivent ensemble dans un espace délimité etrestreint, ce qui place les autres au centrede la vie captive. Ils vivent par rapport auxautres ; leurs actions sont en relation aveccelles des autres. Personne ne peut prétendreà une initiative personnelle qui ne serait pasapprouvée par les autres. La vie en com-mun le leur interdit. Ainsi les photogra-phies s’inscrivent bien dans cette idée degroupe.

La notion de groupe est déjà très présentedans la vie militaire ; la captivité a dévelop-pé une conception de la vie que les prison-niers connaissaient avant d’être capturés.En effet, le «groupe» est l’unité de base dansl’organisation des forces armées ; il est consti-tué d’une dizaine d’hommes. Les soldatsqui forment un groupe sont particulière-ment soudés : au combat, chacun fait don de

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soi pour l’autre. Si un camarade est blessé, lesautres font tout pour le ramener à l’arrière.Le principe même de l’armée est la cohésion :un individu seul est vulnérable, un groupesolidaire est plus puissant. L’esprit de corps,la solidarité, deux principes militaires, seretrouvent dans la captivité, où les soldats etofficiers faits prisonniers se «serrent lescoudes» davantage, étant donnée leur situa-tion de faiblesse.

•• LLee mmooddee ddee nnaarrrraattiioonn

Ecrire une histoire collective entraînequelques questions relatives au mode denarration. Quel sujet choisir ? Le récit decaptivité est un récit autobiographique : l’ac-teur, le narrateur et l’auteur ne font qu’un.Lorsque le genre autobiographique est«pur», le choix du sujet ne pose pas ques-tion : la première personne du singulier estune évidence. Mais lorsque l’auteur sou-haite ajouter une dimension collective aurécit, quel sujet va-t-il choisir ? Nous avonsobservé différentes techniques. Tout d’abordcertains écrivent «je» avec parfois quelques«nous», c’est le cas de André Gault. D’autresoscillent entre les deux en permanence, c’estl’attitude la plus répandue ; nous pouvonsciter comme exemple Michel Daudey. Chezcertains, le «nous» est particulièrement pré-sent, c’est notamment le cas dans le récit deGilbert Thibaut de Maisières. D’autres sem-blent ne pas savoir comment aborder laquestion et se lancent dans la troisième per-sonne du pluriel mélangée à quelques «je» et

à quelques «nous». Nous citerons RenéDufour : «Mais les PG s’organisèrent demanière incroyable. Il faut dire qu’un espritd’entraide s’éveilla dès qu’un avantage s’of-frait, dérobade de pommes de terre parexemple, dont nous faisions profiter les copains[...]»71. Enfin, il y a le cas du général LeBrigant abordé auparavant où la troisièmepersonne du pluriel prédomine largement.

Cette question du choix entre la premièrepersonne du singulier et celle du pluriel peutêtre étudiée plus avant, et ce, en terme de glis-sement, puisque le plus souvent le premierpronom utilisé est «je» et peu à peu lesauteurs passent au «nous».

2. Le glissement du «je» au «nous»

André Dassart illustre parfaitement ce glis-sement du «je» au «nous». Dans le titre,J’étais un prisonnier, il utilise la premièrepersonne du singulier ; en revanche à la finde la première partie lorsqu’il est fait pri-sonnier, ce n’est pas «je suis prisonnier»qu’il écrit mais «Nous sommes des prison-niers»72. En outre, les deux premières partiesde son récit sont intitulées «un combattantcomme les autres» et «un Prisonnier parmitant d’autres». Il mélange ici les deux dimen-sions, ce qui reflète bien cette position ambi-valente : écrire sur soi, mais soi parmi lesautres ; les deux dimensions sont intrinsè-quement liées.

Nous allons ainsi analyser l’utilisation dupronom «nous», utilisé aussi bien pour

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71 René DUFOUR, op. cit., p. 24.72 André DASSART, op. cit., p. 26.73 Michel DAUDEY, op. cit., p. 68.74 Albert VIDONNE, op. cit., p. 107.75 Paul FRAISSE, Ecrits de captivité : 1940-1943, Editions de la Maison des Sciences de l’homme, 1991, avant-propos

p. VII.76 Jacques ZIMMERMANN, op. cit., p. 121.77 Jacques ZIMMERMANN, op. cit., p. 209.78 Jacques ZIMMERMANN, op. cit., p. 121.79 Georges HYVERNAUD, La peau et les os, op. cit., p. 49.

décrire des actions collectives que desréflexions, des jugements, des sentiments.

•• ««NNoouuss»» ddaannss ll’’aaccttiioonn eett ddaannss llee jjuuggeemmeenntt

Lorsque la première personne du plurielest utilisée pour décrire des actions collec-tives, quoi de plus normal ? «Nous restonssur les voies durant des heures et des heureset puis enfin ordre nous est donné de quit-ter les wagons et de nous placer en ordre demarche»73. Les prisonniers vivant ensemble,sous les mêmes contraintes, agissaientensemble, par conséquent l’utilisation du«nous» est tout à fait appropriée.

En revanche, lorsque les auteurs évoquentdes sentiments, des réflexions, des juge-ments, la question se pose de savoir dansquelle dimension on se trouve : individuel-le ou collective ? A priori, la dimension indi-viduelle semble être une évidence, et lelecteur peut être choqué lorsqu’il lit parexemple : «Notre faculté de compassionétait éteinte»74. Comment Albert Vidonnepeut-il parler au nom de tous les prison-niers ? Sa faculté de compassion était certeséteinte, mais celle de ses camarades ?

Il semblerait qu’il s’identifie aux autres pri-sonniers et surtout qu’il identifie les autresprisonniers à lui. L’identification a com-mencé par le fait de faire les mêmes choses,manger les mêmes repas, dormir en mêmetemps, etc. Et cette identification, par uneunité d’action, semble se poursuivre jusquedans la dimension réflective et affective.

•• UUnn gglliisssseemmeenntt iiddeennttiittaaiirree

Ce glissement du «je» au «nous» est symp-tomatique d’un autre glissement : un glisse-ment identitaire. Avant d’être capturés, lesprisonniers étaient des hommes intégrésdans la société française, par leur famille,leur travail, leurs amis, leurs loisirs. En cap-tivité, ils n’ont plus rien comme le soulignePaul Fraisse dans son avant-propos : «[...]j’étais complètement coupé [...] de tout ce

qui avait été ma vie antérieure. Il n’en res-tait apparemment plus rien. Plus d’occupa-tions ou de préoccupations professionnelles.Plus de radio ou de cinéma pour occupermes loisirs»75. On les a extirpés de la socié-té dans laquelle ils vivaient. On leur a enle-vé ce qui leur était propre. Qui sont-ilsdésormais ? Il semblerait que la perte deleurs repères se transforme en une perted’identité. Jacques Zimmermann écrit à cesujet : «Nous n’avions personne à qui plaire,après tout. Nous n’étions plus nous»76.

Par rapport à quels repères peuvent-ils àprésent se définir ? Plus rien ne leur appar-tient en captivité. Ils vivent en groupe etl’individu est effacé : «Pour moi ç’a étécomme pour toi, comme pour lui, commepour tous. Chaque jour pareil pendant desmois et des années, sans jamais rien d’indi-viduel»77.

Georges Hyvernaud écrit cette perte d’iden-tité avec des mots plus forts. Il ne s’arrête pasau «Nous n’étions plus nous»78 de JacquesZimmermann, il va plus loin en affirmantque les prisonniers ne sont plus qu’un :

«On parlait de sa dignité. On se figuraitqu’on était à part, qu’on était soi. Mais main-tenant on est les autres. Des êtres sans fron-tières, pareils, mêlés, dans l’odeur de leursdéjections. Englués dans une fermentantemarmelade d’hommes. Remués, brassés,perdus et fondus là-dedans. Egalité et fra-ternité de la merde. On avait ses problèmes.On était fier de ses problèmes, de sesangoisses. On n’est plus fier de rien, main-tenant. Et il n’y a plus qu’un problème qui estde manger, et ensuite de trouver une place oùposer ses fesses sur ces planches maculées.S’emplir, se vider. Et toujours ensemble, enpublic, en commun. Dans l’indistinction dela merde. On ne s’appartient pas. On appar-tient à ce monstre collectif et machinal quitoute la journée se reforme autour de la fossed’aisance»79.

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C’est la promiscuité que dénonce ici GeorgesHyvernaud, cette promiscuité pesante quianéantit les individualités, les emprisonne.

«Ce temps où l’on est livré aux autres.Condamné aux autres. Condamné àVignoche et à Pochon. Envahi par les autresau point de ne savoir plus ce qu’on est, ni sion est encore quelque chose. De l’hommepartout. Le frôlement, le frottement continuelde l’homme contre l’homme. Les fesses desautres contre mes fesses. Les chansons desautres dans ma cervelle. L’odeur des autresdans mon odeur. C’est de cela que noussommes captifs, plus que des sentinelles etdes fils barbelés. Captifs des captifs - desautres»80.

La promiscuité fait des prisonniers des êtresindissociables les uns des autres. Dans cesconditions comment pouvoir encore dire«je» ? Le sentiment de n’être plus soi maisd’être les autres rend nécessaire l’utilisationdu pronom «nous». Les prisonniers nevivent qu’à travers les autres. Ils sont passésde leur identité d’homme libre à «l’identitéPG».

B. Exprimer des représentationscommunes de la captivité

Cette identité commune de PG est baséeavant tout sur une communauté de destin :ils ont été capturés sur une même période(mai-juin 1940), ont enduré des marches deplusieurs dizaines, voire centaines de kilo-mètres pour rejoindre les camps, ont subi lesmêmes vexations. Cette communauté de

destin a incontestablement pour pilier lasouffrance. La captivité est ainsi représentéepar tous, certes à des degrés différents,comme une période de souffrance, une souf-france à laquelle ils ont su faire face ensemble.

1. Une communauté de souffrance

Comme l’écrit François Cochet dans sonouvrage de référence Soldats sans armes :«Les syndromes de la captivité tiennent enpeu de mots, mais en beaucoup de souf-frances : humiliation, absence, anxiété, aux-quelles il faut souvent ajouter les épreuvesphysiques»81. Les prisonniers de guerreauteurs des récits abordent tous les mêmessouffrances. Certes certaines sont plus déve-loppées chez les uns que chez les autres, enrevanche elles sont toutes abordées dans latotalité des récits, qu’il s’agisse des souf-frances du corps, comme de celles de l’esprit.La captivité est représentée massivementcomme une souffrance partagée par tous.

Les douleurs physiques démarrent dès ledébut de la captivité. Le voyage conduisantles prisonniers aux camps est narré danschaque récit comme une rude épreuve. Qu’ils’agisse des longues marches ou des voyagesen wagons à bestiaux, ces longs jours detransit sont vécus par tous comme «une desplus rudes étapes de [leur] calvaire»82 «unvéritable supplice»83. Les hommes sont épui-sés, l’eau et la nourriture manquent. Dans leswagons, rien n’est aménagé pour que lesprisonniers puissent faire leurs besoins. Ils seretrouvent alors baignant dans l’urine et les

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80 Georges HYVERNAUD, La peau et les os, op. cit., p. 60.81 François COCHET, Soldats sans armes, La captivité de guerre : une approche culturelle, Bruxelles, Bruylant,1998, p. 4.82 Michel DAUDEY, op. cit., p. 76-77.83 Idem.84 André DASSART, op. cit., p. 159.85 Georges HYVERNAUD, Lettre à une petite fille, op. cit., p. 241.86 Roger IKOR, op. cit., pp. 68-69.87 Gilbert THIBAUT DE MAISIERES, op. cit., p. 149.

excréments. Ces réalités semblent avoir étévécues par tous comme une torture. Lasouffrance physique devenant alors unesouffrance psychique : ces hommes n’étaientpas prêts à vivre ces épreuves.

Dans les camps le degré de difficulté varieselon la nature du camp et l’humeur desgardiens, néanmoins tous les récits évoquentla faim et la pénurie d’eau, le froid, le manqued’hygiène et la vermine qui court sur lescorps et les paillasses, les maladies et lesséjours répétés à l’infirmerie. Tous les auteursécrivent être passés par ces épreuves phy-siques, et tous évoquent la capacité à «tenirle coup». Chaque auteur a trouvé en lui desressources insoupçonnées. Chacun fait leconstat de l’interdépendance entre le phy-sique et le psychique. André Dassart écritainsi : «Le corps et l’esprit sont liés, lesinfluences qui agissent sur l’un trouvent leurrésonance sur l’autre. Mais leur interdépen-dance est encore plus étroite dans les condi-tions anormales de la captivité»84.

Aussi les souffrances de l’esprit sont ellesaussi décrites comme terribles et commeaffaiblissant d’autant plus les prisonniers.Tous s’accordent à dire que les souffrancespsychiques sont bien plus difficiles que lesdouleurs du corps. Qu’il s’agisse du choc etde l’humiliation de la défaite, qu’il s’agisse del’enfermement, de la surveillance constante,et plus encore de la séparation d’avec lessiens, de l’exil, du «cafard» qui ronge lesprisonniers, ces souffrances les ont accablésbien davantage.

«[...] cinq années se sont étendues, et cetteabsence, et cette angoisse. [...] Et à présent tues cette petite fille inconnue habitée de sou-venirs, d’amitiés, de contes, de chansonsque je ne sais pas. Cette petite fille étrangè-re : ma fille...»85. Ce désespoir conté parGeorges Hyvernaud a été vécu par tous lespères de famille. Tous ont connu ce mêmevide, cette même angoisse et tous l’ont écritavec leurs mots.

S’ajoutent enfin à ce lot de souffrancesmorales, deux tourments partagés par tous :l’interminable écoulement du temps et laperte d’humanité.

Le temps a une autre valeur en captivité,autre que celle que l’homme appréhendedans des «conditions normales d’existen-ce». Roger Ikor, dans La fuite du temps,essaie d’écrire comment le prisonnier deguerre perçoit le temps :

«La captivité représente aujourd’hui pourmoi cinq années qui se sont écoulées sousune forme interminable. [...] nous trouvionsles journées brèves et les années longues. [...]Il y a un phénomène très curieux de disten-sion, de distorsion, aussi, du temps. C’étaittrop long, et en même temps on n’avaitjamais le temps de rien faire. [...] j’avais le sen-timent de tirer le temps, comme on tire sur uncâble devant soi pour presser, pour essayerd’arriver le plus vite possible au bout decette épreuve. Et, en même temps, j’avaisnettement le sentiment que le temps quifuyait était irréparable, irremplaçable. C’estcette espèce de mélange très complexe qu’ilfaudrait essayer de faire sentir»86.

Par ailleurs, l’angoisse principale des pri-sonniers était de ne pas connaître la date àlaquelle ils seraient libérés. Tous auraientpréféré être condamnés à une peine précise,même longue, plutôt que d’être dans l’in-certitude. Gilbert Thibaut de Maisières écrit :«Ah ! Si je pouvais savoir ! Qu’ils mecondamnent, qu’ils me condamnent dure-ment même, mais vite et que je sache !»87.

Quant à la déshumanisation des prisonniersde guerre, elle prend différentes formes. Lapremière est l’immatriculation des PG. Onremplace leur nom, c’est à dire leur identité,par un numéro. Ils ne sont plus que deschiffres, des «Stücke». Francis Ambrièreemploie ce terme allemand : «Nous n’étionsrien de plus que des Stücke, terme militairepar quoi le règlement de la Wehrmacht défi-nit ses propres soldats, littéralement «des

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morceaux», entendez des robots interchan-geables, mécaniquement répartis selon leshasards de l’immatriculation»88. JacquesZimmermann écrit également : «Qu’est-cequ’on était ? Des morceaux - des «Stück»,comme ils disaient. Plus des hommes. Unpeu des bêtes [...]»89.

En effet, les prisonniers ont été traités dèsleur capture comme un troupeau d’ani-maux. Lors des marches conduisant les pri-sonniers aux Frontstalags et durant cellesfaites en Allemagne pour rejoindre les camps,ils ont été menés comme de véritables bêtes.Ces termes de «bêtes» et de «troupeau»apparaissent dans tous les récits, sans excep-tion. De même, les PG sont acheminés enAllemagne dans des wagons à bestiaux«Nous embarquons dans des wagons à bes-tiaux : 54 par «palace». Portes fermées etverrouillées. [...] Nos visages remplaceront lesmufles des bœufs»90 écrit André Dassart.

René Dufour constate quant à lui : «[...]nous sommes traités moins que des bêtes»91.Il fait référence aux multiples coups reçus.Les gardiens allemands frappent les prison-niers souvent à coups de crosse. GeorgesHyvernaud évoque lui aussi la violence d’unofficier allemand. Son propos est bien plusfort tant il souligne la perte d’humanité qu’ilressent alors :

«Il tapait comme ça, au petit bonheur, sanscolère. Il eût été en colère, on admettrait.

Sans plaisir non plus : ça ne paraissait vrai-ment pas l’amuser. Il devait manquer d’ima-gination. Il tapait avec une grandeindifférence, comme on tape sur des bêtespour les faire avancer. Et c’était là le pire, cetteindifférence de vacher. Etre insultés et haïs enhommes, ça va encore. Mais ne plus compterdu tout...»92.

2. Faire face ensemble

Pour faire face à ces souffrances physiqueset morales symbolisant la captivité aux yeuxde tous, les prisonniers cherchent du récon-fort par tous les moyens. Si correspondreavec leur famille leur apporte un soutienirremplaçable, ils veillent néanmoins à mettreen œuvre différents moyens de se protégerensemble contre les atteintes de la captivité.Là encore, faire face ensemble est considé-ré par tous les auteurs comme un emblè-me de leur captivité commune.

Ainsi, les prisonniers s’organisent, créentune véritable «société» qui leur donne uncadre les aidant à surmonter les épreuvesde la captivité. Nous parlons de «société»dans le même sens que Christophe Lewin93 :les prisonniers de guerre ont bien forméune communauté d’hommes qui s’est insti-tutionnalisée, structurée, organisée à tousles niveaux, tant administratif, que politique,économique, culturel ou encore spirituel.

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88 Francis AMBRIERE, op. cit., p. 49.89 Jacques ZIMMERMANN, op. cit., p. 209.90 André DASSART, op. cit., p. 46.91 René DUFOUR, op. cit., p. 18.92 Georges HYVERNAUD, La peau et les os, op. cit., p. 32.93 Christophe LEWIN, Le retour des prisonniers de guerre français : naissance et développement de la FNPG

combattante 1944-1952, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 97.94 Francis AMBRIERE, op. cit., p. 56.95 Christophe LEWIN, op. cit., p. 97.96 André DASSART, op. cit., p. 221.97 Michel DAUDEY, op. cit., p. 243.98 Michel DAUDEY, op. cit., p. 238.

Qu’il s’agisse des «popotes», ces groupesde trois ou quatre prisonniers qui partagentleurs colis, leurs repas et qui partagent sur-tout des liens amicaux quasi-fraternels, qu’ils’agisse des distractions, des occupationsintellectuelles, artistiques, des rencontressportives ou encore des cercles religieux,tout est bon pour être ensemble et avoir lesentiment d’exister.

Le fait de s’organiser est dépeint dans l’en-semble des récits comme une défense, unmoyen de se protéger collectivement, defaire face ensemble aux différentes atteintes,de créer de nouveaux repères vis-à-vis des-quels exister. Francis Ambrière expliqueainsi : «Le frottement des caractères, la décou-verte mutuelle des goûts, des préférences etdes manies, tout cela s’opérait petit à petit etnous procurait un plaisir délicieux, car nousavions conscience de redevenir ainsi lesmembres d’une société réduite mais cohé-rente, et, si déshéritée fût-elle, raisonnable, dumoins pour ce qui dépendait de nous ; unesociété stable, avec ses ressources et sa cha-leur»94.

Les prisonniers ont réalisé «un contratsocial» comme le dit Christophe Lewin95.Toute société, pour fonctionner, établit uncontrat social, c’est à dire des règles de viecommune. En captivité, ces règles sont nonseulement l’acceptation de l’organisationénoncée ci-dessus, mais encore l’inscriptionde chacun dans un «bloc de valeurs», com-mun à tous.

Certaines valeurs se sont dégagées de la cap-tivité, afin de faciliter la vie en commun et dese défendre contre l’ennemi. Cette notion de«bloc de valeurs» provient du récit d’AndréDassart, J’étais un prisonnier : «Le Mondeverra quel bloc a été forgé par la captivité,dans la captivité, quel bloc dur et sans fissu-re des valeurs retrouvées, des valeurs réelleset éternelles, durci de justice, cimenté de fier-té, pétrifié de charité, quel bloc inattaquable,imputrescible et inaltérable, auront forgé les

millions d’Hommes de la captivité [...]»96.Ce concept de «bloc» montre l’intensitéqu’André Dassart accorde aux valeurs dela captivité. Ce «bloc de valeurs» prend desallures de «monstre sacré de la captivité»,décrit dans chacun des récits.

Il comprend notamment la valeur qui appa-raît dans tous les récits comme essentielle : lasolidarité, appelée aussi entraide. Dans lescamps, la solidarité s’est manifestée de dif-férentes manières. Par exemple au momentdes repas, certains prisonniers ne sachantpas gérer leurs rations alimentaires étaientaffamés ; d’autres partageaient alors leursmodestes assiettes. L’ensemble des auteursinsiste sur cette valeur, se la représentecomme fondamentale, comme leur ayantpermis de survivre. Le partage des colis, lepartage des angoisses, le partage desmoments plus heureux sont perçus par touscomme salutaires en captivité.

Le bloc des valeurs PG est constitué parailleurs d’autres principes moraux. Tous lesauteurs évoquent ainsi la tolérance, le respectd’autrui et la justice, tels que Michel Daudey :

«Ayant subi pendant leur captivité : humi-liation, et mépris les PG ont été dès le départ,particulièrement sensibles aux différentesexclusions quelle qu’en soit la forme. Ils y ontréagi en développant entre eux, l’esprit desolidarité, de tolérance et de respect d’au-trui»97.

«Toutes ces années d’exil ont en effet ancré eneux des sentiments de justice, de tolérance etde fraternité»98.

Evoquons enfin la notion de dignité. Deuxacceptions sont valables la concernant : lesens «commun», que l’on rencontre danstous les camps, et le sens propre aux campsde représailles. Partout, être digne, c’est nepas se plaindre, se tenir propre, ne pas s’abais-ser à l’état de bête : respecter ce qu’il y ad’humain en soi. Dans les camps de repré-sailles la dignité, c’est refuser toute entente

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avec l’ennemi, c’est être patriote et se battrepar tous les moyens. Que l’on appréhendela dignité dans le premier sens ou le second,là encore il s’agit d’une valeur essentielleaux yeux de tous, permettant de vivre lacaptivité en Homme.

Quelle que soit la hiérarchie donnée à cesvaleurs - hiérarchie propre à chacun - lasolidarité, la tolérance, le respect d’autrui, lajustice et la dignité constituent bien un soclecommun par lequel les PG existent, grâceauquel ils font face collectivement à la souf-france. Ces valeurs forment «l’esprit pri-sonnier» tel qu’évoqué par Michel Daudey :

«Pour surmonter au mieux notre adversité etnos misères, il faut que s’installe entre tous, unesprit de concorde et de fraternité que l’on aappelé «l’esprit prisonnier», expression quia fait couler beaucoup d’encre. Et pourtantil s’agit bien là d’un état d’âme qui a contri-bué, derrière les barbelés et dans les kom-mandos, à former une équipe soudée mettanten commun : joie, peines, lettres, colis, etc...L’esprit PG c’est aussi cette union contre lemal commun : l’exil et l’ennui et qui nous afait tenir jusqu’au bout. C’est enfin et enco-re cette entente merveilleuse entre des indi-vidus de toutes conditions, de toutes classes etd’horizons politiques différents. Nous avionsalors vraiment l’impression de faire partied’une grande famille»99.

C. Ecrire au nom des PGLes auteurs de récits de captivité écriventau nom des autres prisonniers. Ils font deleur témoignage le témoignage d’un groupe.

Leur récit est selon eux représentatif de lacaptivité : ce qu’ils ont vécu a été vécu par1.800.000 hommes. D’où une certaine géné-ralisation comme celle de Michel Daudey :«[...] j’ai voulu relater dans ce livre ce que leprisonnier de guerre a vécu et subi de 1939 à1945»100. De la même façon Paul Fraisseécrit : «J’ai retrouvé l’an dernier, au hasardd’un rangement, des carnets que j’avais rédi-gés durant ma captivité. Je les ai lus et j’ai esti-mé qu’ils apportaient un éclairage particuliersur certaines facettes de la vie des prison-niers de guerre»101.

Les auteurs écrivent pour rendre hommageà leurs anciens camarades. Ecrire sur la col-lectivité permet de ne pas oublier ces autresavec lesquels on a vécu la captivité. Ainsi,Albert Vidonne dédicace son récit «Auxchevaliers de l’escampette, à tous les bourri-cots rétifs à l’ordre nazi, mes vieux compa-gnons de taule et de camps de représailles»102.Chaque auteur s’applique à reprendre lesnoms de ses camarades de captivité, les met-tant en valeur, et parfois même jusqu’à enfaire des héros, et ce d’autant plus lorsqu’ils’agit des auteurs prisonniers dans les campsde représailles. Francis Ambrière et GilbertThibaut de Maisières par exemple ne taris-sent pas d’éloge sur leurs camarades les pluscourageux, insistant sur ces valeurs partagées.Les auteurs souhaitent que leurs compa-gnons d’infortune ne soient pas oubliés.

Cette démarche d’écriture a donc un fon-dement collectif. L’auteur ne veut pas écri-re uniquement pour lui, il se fait l’écho de

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99 Michel DAUDEY, op. cit., p. 118-119.100 Michel DAUDEY, op. cit., p. 5.101 Paul FRAISSE, op. cit., préface.102 Albert VIDONNE, op. cit., p. 2.103 Annette WIEVIORKA, op. cit., p. 13.104 François COCHET, Les exclus de la victoire, Paris, S.P.M. et Kronos, 1992, p. 29.105 Pierre GASCAR, Histoire de la captivité des Français en Allemagne (1939-1945), Gallimard, 1967, p. 308.106 Charles BENDER, op. cit., page dactylographiée ajoutée au récit.

toute une communauté. Une question sepose alors : celle du temps de l’écriture. Lesenjeux collectifs des PG évoluant, il sembleopportun de s’interroger sur le parallèleentre le temps de l’écriture et l’évolutiondes enjeux du «groupe PG».

Concernant la Shoah, Annette Wieviorkaécrit que l’auteur d’un témoignage, en choi-sissant les anecdotes, se fait le reflet de lasociété dans laquelle il vit. Il expose les pro-blématiques de la société française, de songroupe, à un moment donné, celui de l’écri-ture.

«Le témoignage [...] exprime, autant quel’expérience individuelle, le ou les discours quela société tient, au moment où le témoinconte son histoire, sur les événements que letémoin a traversés. Il dit, en principe, ce quechaque individu, chaque vie, chaque expé-rience de la Shoah a d’irréductiblementunique. Mais il le dit avec les mots qui sontceux de l’époque où il témoigne, à partird’un questionnement et d’une attente impli-cites qui sont eux aussi contemporains deson témoignage [...]»103.

Ainsi nous analyserons les enjeux collectifsdes PG, ce pour quoi ils écrivent au nom deleurs anciens camarades, de manière chro-nologique. Nous aborderons ainsi troisenjeux : l’enjeu d’intégration dans la socié-té française, l’enjeu de reconnaissance deleur souffrance et l’enjeu du devoir demémoire. Nous verrons comment les récitss’inscrivent dans ce mouvement collectif.

1. L’enjeu d’intégration dans lasociété française

Cet enjeu d’intégration dans la société fran-çaise est le premier enjeu collectif à l’issue dela guerre. Pour retrouver une place dans lasociété, les PG doivent faire comprendrequ’ils ne sont pas responsables de la défaiteet en conséquence de l’Occupation. Lapopulation a pour image celle d’une arméelamentable qui n’a pas su se battre. L’armée

française était réputée être une des meilleuresau monde, et un mois a suffi pour l’anéan-tir. La comparaison aux poilus de 1914-1918est dans tous les esprits. François Cochetparle d’«implicite référence»104.

A leur retour, «Les prisonniers représen-taient un passé qu’on souhaitait oublier»105.Ils incarnaient la défaite, les erreurs, l’hu-miliation, face à une jeune génération résis-tante, qui avait apportée la victoire et rendaitau pays son honneur. Pour autant les PGinsistent sur le fait qu’ils n’ont pas été deslâches, Charles Bender le premier : Ni deshéros, ni des lâches, et nous étions 1.500.000.Il a même ajouté à son récit une page dac-tylographiée dans laquelle il écrit à nou-veau : «[...] vous surtout, chers copainssouvenez-vous toujours que nous n’avonsété ni des héros ni des lâches»106.

Ainsi, les récits écrits après-guerre insistentlourdement sur les combats. Il s’agit demontrer aux Français que les soldats se sontbattus vaillamment. Les auteurs décriventlonguement les batailles auxquelles ils ontparticipé, parfois en y consacrant plusieurschapitres. C’est le cas de Francis Ambrière(1946) qui dédie sa première partie «La guer-re des eunuques» aux combats. Le premierchapitre de J’étais un prisonnier (1945) s’in-titule «Un combattant comme les autres».Enfin, je citerai le récit de JacquesZimmermann qui consacre le deuxième cha-pitre aux combats ; il s’agit du plus longchapitre de son récit En revenant desKommandos (1945). Tous ces passages sontdestinés à prouver que les soldats de 1940 sesont battus avec vigueur, qu’ils se sont mon-trés valeureux.

Le sentiment d’humiliation des PG était telque même les récits écrits plus récemmentabordent cette question du combat, en insis-tant sur la loyauté et le courage des soldatsde 1940. André Gault (1995) ou encoreMichel Daudey (1996) écrivent de longspassages consacrés au combat, soulignant

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la bravoure des soldats et la culpabilité de lahiérarchie militaire. Michel Daudey écritainsi : «Les causes de la défaite sont mul-tiples, ni la combativité, ni la défaillance descombattants, ne peuvent être invoquées,mais essentiellement le manque de clair-voyance et d’esprit de décision des stratègesmilitaires et des hommes politiques del’époque d’où une insuffisance criante demoyens et de matériels militaires»107.

Jacques Zimmermann est certainement l’au-teur qui dénonce le plus la hiérarchie mili-taire, en parlant de trahison. Il racontelonguement les trop faibles munitions, l’ar-mement vétuste, pour écrire finalement :«Ce n’était presque pas une guerre, cela, àpeine une expédition coloniale. Une partie dechasse»108.

Les auteurs des récits s’inscrivent nettementdans cet enjeu d’intégration dans la sociétéfrançaise, mais une fois acceptés en tantqu’ancien combattant, ils cherchent à fairecomprendre aux Français ô combien ils ontsouffert. Ils demandent à être reconnuscomme des victimes.

2. L’enjeu de reconnaissance

Il s’agit ici pour les prisonniers de guerrede montrer qu’ils ont souffert et de prouverque leur souffrance est légitime. Face à l’in-compréhension de ceux qui n’ont pas connula captivité, les PG peinent à expliquer lanature des nombreuses souffrances qu’ilsont eu à endurer. Chaque auteur de récitde captivité insiste donc sur cette souffran-ce commune, pour qu’on la leur reconnais-se.

Nous ne reviendrons pas sur les trop mul-tiples sources de douleurs physiques et detourment, mais sur l’image que les Françaisont de la captivité. Ils ne s’imaginent pas lacaptivité telle que les PG l’ont vécue. D’unepart par ce que les courriers échangés pen-dant la guerre ne reflétaient pas cette dou-loureuse réalité. Comme nous avons déjàpu le souligner les PG écrivaient à leursproches pour les rassurer et par conséquentavaient tendance à dédramatiser les faits. Lacensure aurait de toute manière empêchée ladivulgation d’une réalité trop âpre. D’autrepart, les Français ont eux aussi souffert pen-dant la guerre. L’Occupation, les restric-tions, la peur de la Gestapo, des SS, de laWehrmacht, des bombardements... Et cettesouffrance provient de la défaite de 1940,remettant ainsi en cause les soldats.

Enfin, la souffrance des PG est remise encause étant comparée à celles des déportés.La période d’après-guerre est marquée parla découverte des crimes nazis. L’opinionpublique prend connaissance des camps deconcentration et d’extermination, apprendl’horreur vécue par des millions de déportés.Que vaut la souffrance d’un PG à côté decelle d’un déporté ? Georges Hyvernauds’est vu imposer cette distinction d’embléepar ses proches : «Ils me demandent si j’aimaigri. Ils me disent : « Les prisonniers, cen’était pas comme les déportés. « Je réponds :« Bien sûr, ce n’était pas la même chose»»109.

Cet auteur écrit, plein d’amertume, le déca-lage qui existe à nouveau entre les prisonnierset ceux qui n’ont pas connu l’épreuve de lacaptivité. Eux connaissent la douleur ; lesautres sont marqués par celle des déportés,

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107 Michel DAUDEY, op. cit., p. 240.108 Jacques ZIMMERMANN, op. cit., p. 22.109 Georges HYVERNAUD, La peau et les os, op. cit., p. 20.110 Georges HYVERNAUD, La peau et les os, op. cit., p. 31.111 Christophe LEWIN, op. cit., p. 101.

atroce. Ils ne peuvent comprendre réelle-ment ce qu’a été la souffrance de la captivi-té.

«Et puis les gens sont devenus difficiles sur lasouffrance des autres. Pour qu’ils la com-prennent, et encore, il faut qu’elle saigne etcrie à leur tordre les tripes. Nous n’avons àoffrir, nous autres, qu’une médiocre souf-france croupissante et avachie. Pas drama-tique, pas héroïque du tout. Une souffrancedont on ne peut pas être fier. Quelques coupsde pieds au cul, quelques coups de crosse, aubout du compte ce n’est pas grand chose.L’expérience de l’humiliation n’est pas grandchose. Sauf pour celui qui est dedans, bienentendu : celui-là ne s’en débarrassera plus.Quand une fois une certaine confiance qu’onavait en soi et en l’homme a été ruinée, il n’ya pas de remède»110.

Cette souffrance est difficile à assumer. Ellen’est pas «éclatante» ; elle n’est pas une évi-dence comme celle des déportés. C’est pour-quoi les prisonniers ont écrit leur expériencede la captivité : pour faire comprendre aux«non-initiés» qu’ils ont souffert, même sic’est à un moindre degré que les déportés. Ilsveulent montrer qu’ils sont, eux aussi, desvictimes. Si leur souffrance est moindre, ellen’en est pas moins réelle. Ainsi, écrire unrécit de captivité, c’est rendre intelligible lasouffrance des PG.

Nous pouvons penser que cet enjeu s’in-tensifie avec l’accroissement du mouvementmémoriel de la Shoah. En effet, les récitsécrits dans les années 1980 et 1990 déve-loppent davantage les sentiments des auteurs,et insistent plus lourdement sur la souf-france ressentie. Nous avons déjà évoquéle rôle de la mémoire qui, au fil du temps,rend plus flous les faits et renforce les sen-timents. Il nous est difficile de déterminer lapart de ces deux phénomènes dans ceconstat, en revanche il n’en reste pas moinsque les récits écrits plus tardivement sem-

blent accorder plus d’importance au res-senti.

3. L’enjeu du devoir de mémoire

«Il est normal que l’homme qui a souffert,qui a connu la misère, qui a perdu des annéesde sa vie, aspire à ce que son expérience dumalheur ait un sens. Comment donc s’éton-ner du fait que les PG rentrèrent chez euxpersuadés d’être les porteurs d’un messageuniversel ?»111.

Quelque soit le temps de l’écriture, lesauteurs souhaitent tous enseigner aux jeunesgénérations les leçons de la captivité. Il s’agitpour chacun d’une leçon de vie, des valeursétudiées précédemment mais aussi de lacapacité à apprécier le bonheur d’une viesimple. Par ailleurs, avec le temps, les récitsécrits dans les années 1980, 1990 se veulentporteur d’un message supplémentaire quenous appellerons «devoir de mémoire».

Les récits qui abordent cette question sontceux écrits dans les années 1980, 1990. Eneffet comme l’indique Annette Wieviorka, letémoin s’inscrit dans son temps. Le mou-vement mémoriel de la Shoah et celui desanciens combattants battent alors leur plein.Les PG veulent exister dans la mémoirenationale, ne pas être oubliés, de manière àce que leurs enseignements soient enten-dus, et notamment leur message de paix telque l’entrevoit Michel Daudey :

«On peut dire que la fin de la guerre signe lavictoire du bien contre le mal. Il est impor-tant que les générations futures gardent cetteidée en mémoire et c’est pourquoi il fautabsolument que les témoins racontent cequ’ils ont vu et subi. [...] Aussi, les ancienscombattants doivent-ils perpétuer le souve-nir des camarades morts, ils ne doivent pas sereplier sur eux-mêmes mais faire passer unmessage de paix et de liberté. [...] Cette gran-de tragédie qui a sensibilisé nos vies, dont lacruauté a paru extrême à beaucoup, a coûtéla vie à un trop grand nombre. Faisons en

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sorte que de tels drames ne se reproduisentplus»112.

C’est ce qu’Emmanuel Kattan113 appelle«fonction pédagogique» du devoir demémoire, insistant sur le rôle préventif dusouvenir. Jacques Zimmermann est égale-ment convaincu de la nécessité de tirer desleçons du passé et déplore le fait que lesFrançais n’aient pas su apprendre de l’ex-périence des soldats de la Grande Guerre :«[...] comme ceux de l’autre guerre que nousn’avons pas écouté, et alors nous sommeslà»114.

Par ailleurs, les prisonniers ont une vision desAllemands qui est différente de celle qu’ontles Français qui ont vécu l’Occupation. Lesprisonniers voient la population allemandesous un autre regard et tentent d’imposercette image afin de se rapprocher desAllemands et d’éviter de nouvelles guerres.Christophe Lewin explique comment lesprisonniers ont alors contribué au rappro-chement avec l’Allemagne :

«La mentalité «prisonnier» implique aussiune certaine idée de l’Allemagne et desAllemands, différente de celle que parta-geait après la guerre la majorité des Français.[...] Apportant à leur pays la part de connais-sances et de compréhension qui sert à balayerles stéréotypes, les PG français allaient contri-buer à l’effacement de haine, à l’entente et àla coopération future des deux pays»115.

Certains auteurs évoquent la nécessité dese rapprocher de l’Allemagne, tel que RenéDufour (1982) : «Aujourd’hui le rappro-chement avec le peuple allemand me paraîtsalutaire et souhaitable»116. Michel Daudey

(1996) consacre, à la fin de son récit, un cha-pitre intitulé «Regard sur l’Allemagne» àl’image qu’il se fait des Allemands et à lanécessité de fonder l’Europe pour éviter detels drames. Il termine ainsi son chapitre :

«A présent, si nous voulons éviter le renou-vellement des conflits, il faut mettre un termeà l’hostilité et les anciens combattants se doi-vent de contribuer à la paix dans le monde ens’appuyant sur une solidarité internationale.De très nombreux jumelages ont été créés, dessemaines « franco-allemandes « de la jeunessesont organisées chaque année. Quel cheminparcouru depuis 1945 ! Continuons dans lemême sens vers l’Europe !»117.

Les prisonniers s’attribuent alors un rôleimportant : celui d’unir les peuples. Ils sontun des liens entre l’Allemagne et la France etveulent le faire savoir en écrivant des récits decaptivité dans lesquels ils exposent leur pointde vue fort de leur expérience. Les prisonniersentendent bien prendre une place dans lasociété française. Certes ils ne retrouverontpas la place qu’ils ont laissée en partant enAllemagne, mais ils en ont une autre àconstruire et les récits participent de cettereconstruction personnelle et collective.

Pour conclure sur le paradoxe du récit decaptivité, nous n’évoquerons qu’un récit :Rawa-Ruska. Ce récit est le comble du récitde captivité. Il a en effet été écrit par LucienMertens et Jean Poindessault. Les deuxauteurs ne forment plus qu’un. Le récitraconte leur vie, leur expérience de la capti-vité. La dimension individuelle apparaît à tra-vers le «je» parfois usité, où les deux auteurstémoignent à tour de rôle de certains épi-sodes. Tous deux ont le sentiment d’avoir

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112 Michel DAUDEY, op. cit., p. 250-251.113 Emmanuel KATTAN, Penser le devoir de mémoire, PUF, Questions d’éthique, 2002, 153 p., introduction.114 Jacques ZIMMERMANN, op. cit., p. 64.115 Christophe LEWIN, op. cit., p. 100.116 René DUFOUR, op. cit., p. 159 épilogue.117 Michel DAUDEY, op. cit., p. 254.

vécu la même expérience et en témoignentensemble. Le récit de captivité, du genreautobiographique, tolère même la co-écri-ture. L’histoire d’une captivité est, dans l’es-prit PG, l’histoire de la captivité.

BBiibblliiooggrraapphhiiee

Partie 1

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Partie 2

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SSyynntthheessee ::

De gevangenschap van de Franse soldatentijdens de jaren 1939-1945 is een uniek gege-ven rekening houdend met het aantal man-nen die gedwongen meegevoerd enopgesloten werden in een vijandelijk land.Van de 1.800.000 Franse soldaten belanddener 1.600.000 in een Duits gevangenenkamp.Zo’n 1.000.000 onder hen verbleven er zelfsgedurende vijf jaar. Het voorliggende artikelgeeft een beeld van hun gevangenschap aande hand van achttien persoonlijke versla-gen die tijdens of na de oorlog geschrevenzijn en die bewaard worden in hetDocumentatiecentrum van het Museumvan het Verzet te Besançon. Het merendeelvan de bestudeerde auteurs zijn gewezengevangenen van een Oflag (kamp voor offi-cieren), een Stalag (kamp voor onderoffi-cieren en soldaten) of een strafkamp voorontsnapte officieren. De studie gaat nader inop de intieme dimensie van de verslagen enanalyseert de verhalen, die soms zelfs innaam van andere gevangenen werden opges-chreven. De analyse gaat ook nader in op deschriftuur van de tekst, op de voorstelling-swijze van de gevangenschap en het opzetvan de tekst.

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