les premiÈres reprÉsentations globales entre mise en...

14
LES PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS GLOBALES ENTRE MISE EN IMAGE ET MISE EN SCÈNE DES VILLES PORTUAIRES Marseille, Gênes et Barcelone (XV C - XVIIIe siècles) Pour qu'il y ait une représentation, il faut supposer un regard extérieur, c'est-à-dire un échange ou une rencontre, des notions qui sont d'autant plus présentes dans un site portuaire les relati o ns sont amplifiées par le com- merce ou par la guerre. C'est pourquoi il est essentiel de s'interroger sur les formes de rencontres ico nographiques qu' ont pu connaître des grandes villes portuaires. Essayer de comprendre si leurs cultures figuratives se posent en termes d'échanges ou au contraire de différenciations, voire de distinctions. Quell es relations ct quelles correspondances s'expr iment au travers de leurs patrimoines iconographiques? Cette étude porte sur les représentations des espaces urbains dans leur globalité, notamment sur les conceptions mentales et graphiques des villes portuaires méditerranéennes l , à l'époque moderne. L'approche comparative renouvelle les interrogations sur les évoluti ons des représentations urbaines. Marsei ll e, Gênes et Barcelone, comportent de nombreux points communs en tant qu e gra ndes vi lles portuaires de la Méditerranée occidentale, qui se révè- lent comme de fausses similitudes par la diversité de leurs contextes insti tu- tionnels ct culturels. rrovcncc hiswriquc- Fas<: iculc 213 - 2003

Upload: lenhan

Post on 11-Feb-2019

216 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

LES PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS GLOBALES ENTRE MISE EN IMAGE

ET MISE EN SCÈNE DES VILLES PORTUAIRES

Marseille, Gênes et Barcelone (XVC- XVIIIe siècles)

Pour qu'il y ait une représentation, il faut supposer un regard extérieu r, c'est-à-d ire un échange ou une rencontre, des notions qui sont d'autant plus présentes dans un site portuaire où les relatio ns sont amplifiées par le com­merce ou par la guerre. C'est pourquoi il est essentiel de s' interroger sur les formes de rencontres iconographiques qu'ont pu connaît re des grandes villes portuaires. Essayer de comprendre si leurs cultures figuratives se posent en termes d'échanges ou au contraire de différenciations, voire de distinctions. Quelles relations ct quelles correspondances s'expriment au travers de leurs patrimoines iconographiques?

Cette étude porte sur les représentations des espaces urbai ns dans leur globali té, notamment sur les conceptions mentales et graph iques des villes portuaires médi terranéennes l , à l'époque moderne. L'approche comparative renouvelle les interrogations sur les évolutions des représentations urbaines. Marsei lle, Gênes et Barcelone, comportent de nombreux points communs en tant qu e gra ndes villes portuaires de la Méditerranée occidentale, qui se révè­lent com me de fausses similitudes par la diversité de leurs contextes insti tu­tionnels ct cu lturels.

rrovcncc hiswriquc- Fas<: iculc 213 - 2003

386 GUENIÈVRE FOURNIER

Figure 1

L l'S rep résentations iconographiques de Marseille, Gênes ct 8an..:clollc provien nent de processus très différents de construct io n ct d'utilisation des Înugcs urba ines, comme ccux du marché des estampes ou ccux des COTll ­

mandes offic ielles. Pourtant, la mise en parallèle des mu ltiples images de ces vill es es t rendue possible par le fait qu e ces documents o nt fréqucmlTIcnr connu des foyers de production co mmu ns ct évoluent dans le monde édito­rial, arti st ique ct cartograp hiq ue des rcpréscmarions urbaines.

À travers l'étud e des modes de compos ition des rcp résc llt;uions urbaines pui s des enjeux des mises cn scène de ces vi ll es, o n peut s' imcrrogcr sur les méca nismes de rep résentation de l'espace u rbain ct portuaire. Il s'agit d 'essayer de percevoir si l ' iconographi e de ces trois vi ll es méditerranéennes sc construi t selon des logiques simi laires ct de comprendre comm ent sc manifestent les particularités locales .

LES REPRÉSENTATIONS DES VILLES PORTUAIRES 387

L ES C HO IX ICONOGRAPHIQUES

Il est nécessaire de rappeler que l'ensemble des représentations d 'une vi ll e ne peut pas être envisagé comme un ensemble cohérent ct ho mogène. Il paraît d 'ailleurs plu s juste de parler d'« images » urbaines pour englober les multiples représentations possibles:!. En effet, coexistent des images issues d 'une pluralité d'initiatives et de préoccupations artistiques, scientifiques, politiques, ou encore commerciales. La difficu lté réside dans (' impossibilité de dist inguer véri tablement ces différents mondes, les mêmes représentations apparaissa nt dans plusieurs réseaux de production. Les éditeurs peuvent dif­fuser des représentations qui avaient été effectuées pou r une commande par­ticulière, de même quelques productions éditoriales o nt servi les intérêts des institutions urbaines.

Nous allons voir comment, de faço n presque contradictoire, les différents regards portés su r un même lieu développent à la fois une forme de perma­nence d' une image urbaine et une grande p lu ralité de représentations.

Les compositions iconographiques et la pennanence d'une représentation

Ce qui nous importe es t de concevoir dans quelle mesure les divers opé­rateurs à l'origine dc ces représentations suivent des logiques de sites ou des logiqu es d 'images. Pour cela, il paraît impo rtant de souligner le phénomène d'affirmatio n d'une image urbaine qu i perdure parallèlement à d' importantes évol utions ico nograph iques.

Les représentations de Marsei ll e, Gêncs ct Barcelo ne connaissent une typologie similaire (vues cavalières, vues à vol d'oiseau, panoramas, plans géométraux) sans pour autant adopter les mêmes cri tères de composition. Prenons comme exemple les points de vue, qui sont un des éléments déter­minants dans la composition des représentations. La réalisation des points de vue semble être la conséquence de choix délibérés et non pas le résultat d 'une adaptatio n techniqll c dc la disposition topographi quc ou de conceptio ns pré­établies. L'étude comparative des premières compositions iconographiques soucieuses de respecter la topograp hie révèle certai nes décisions inhérentes aux mises en irnage pour des compositions qui pouvaient apparaître natu­relles ct indubitab les.

Au XV Ie siècle, l' intensificatio n des productions ico nographiques urbaines, due à la diffusion des imprimés et à la publication des atlas, fait apparaître les premi ères images globales de Marsei lle, Gênes ct Barcelone. Cela, avant l'uti lisatio n du lever géométrique qui dev ient un procédé domi­nant des pratiques cartographiqu es à la fin du xvw siècle.

2. Ce qu'exp lique égal Cillent jean Soutier dans « Cartographies urbai nes dans l'Europe de la Renaissance .. , Le plan de [yo" vers 1550, Lyon, Archives communales, 1990, p. 25.

388 GUENIÈVRE FOURN IER

Figu re 2

Les pre mières vues reproduisant le paysage d e Marsei ll e décrivent hl vil le d epuis les hauteurs méridionales. On peut retenir particu lièrement la vue caval ièreJ présente dans le célèbre atlas Civita tes ü,'bis Terrarum de Geor~es Braun (édité de 1572 à 161 7), une image qui sera reprodui te ct lar­ge ment diffusée par ses successeurs (figure nO 1). Le point de vue mérid io nal s'i nstalle da ns un grand nombre de représentations réa lisées paf des artistes de re no m co mme le topograp he Mathieu Mérian, ou paf des éditeurs ct mar­chands d 'estampes parisiens comme la famille Aveline" (figure nO 2). Cc point de vue semb le s'imposer comme une co mpositio n « évid ente» pou r son adaptation au si le naturel (l 'ac tuelle colline de NOlre-Oame-de- Ia-Gard e fai­S;'lnt fa!.:c à l'espace urbain développé sur la rivc septc nt rio nal e du Lac)'d on). Or, l'étud e des représentat ions de Gênes nous d évo il e une toute autre approche. La vi lle est d écrite depuis la mer scio n différentes élévati ons, dans la vue à vol d'o iseau d e Antoi ne Lafréry ct ce ll e de Franz Hogenberg~ . Gênes

LES REPRÉSENTATIONS DES VILLES PORTUAIRES 389

Figure 3

et ses alencours auraient pu être représentés depuis les collines environnantes permettant de montrer la concentration des constructions urbaines de l'autre côté du port. Comme pour Marseille, à cette époque seule une parcie de l'espace entourant le port est aménagée. Il est clair qu'un choix différent de composition est fait pour les deux villes, qui présentent pourrant des carac­téristiques topographiques fortement semblables.

La topographie de Barcelone est différente, il n'existe pas d'anse natu­relle, comme c'est le cas pour Marseille et pour Gênes. Par contre, comme les deux autres vi lles étudiées, une colline est située à proximité de J'enceinte urbaine, la colline de Mont-Juïch. Au XVIe siècle, deux compositions de Barcelone voient le jour, une vue depuis les hauteurs de cette colline et une vue prise depuis la mer. En 1563, le célèbre artiste flamand, Anton van den Wyngaerde, doit effectuer pour Charles V une représentation de Barcelone. Dans ses dessins préparatoires, il utilise les deux points de vue (depuis la col­line et depuis la mer) mais l'artiste livre au roi une vue très achevée de la vi lle depuis la façade maritime' (figure n" 3). Parallèlement, la représentation décri­vant la ville depuis le Mont-Juïch est diffusée par l'atlas de Georges Braun', qui prend comme modèle les premières images de la ville réalisées en 1535 par Jan Cornelius Vermeyen, lors de la conquête royale de Tunis. L'image globale de Barcelone qui va véritablement triompher est celle de sa façade maritime, telle la vue de Wyngaerde diffusée par la gravure. Un point de vue qui est chois ît ou reproduit par de nombreux dessinateurs ou graveurs, édi­teurs et marchands d'estampes tout au long de l'époque moderne, tels qu'Israël Silvestre, Adam Perelle ou Jean Boisseau.

Certaines compositions persistent pendant près d'un siècle et demi. Marseille est régulièrement décrite depuis des hauteurs méridionales exagé-

390 GUENIÈVRE FOURNIER

rées, jusqu 'au XVIW siècle, grâce aux vues de Mathieu Mérian, Jean Rando n ct de leurs nombreux successeurs. Pourtant, le point de vue méridional n'a pas été le seul qui ait été choisi pour représenter la ville. Très tôt, l' ingénieu r pié­montais Ercole Negro a opéré un renversement de vue dans un dcssîn ~ réa lisé lors de sa campagne de Provence entre 1590 ct 1594 au service de Charl es­Emmanuel de Savoie. L' ingénieur cartographe militaire a placé les fortifica­tions au premier plan en choisissant une composition pyramidale selon un po int de vue très élevé au nord-est de la ville. Cette composition originale n'a pas été reproduite sous forme de gravure. L'œuvre de Ercole Negro a proba­blement été peu di vulguée pour préserver les intérêts militai res. D e p lus, à la fin du XV I" siècle, le cloisonnement entre les foyers de production, entre car­tographe militaÎre et éditeur d 'estampe, est encore trop important.

O c la même manière, malgré quelques tentatÎves Înnovantes de mise en image, Gênes et Barcelone sont majoritairement représen tées selon une com­position régu lièrement réadaptée. L' iconographie de la c ité ligu re et de la cité catalane sont largement dominées par une vue prÎse depuis un point p lus o u mo ins élevé au-dessus de la mer . Cette image de Gênes se perpétue du XV Ie à la fin d u XV III" siècle à travers les œ uvres d'A ntonio Lafrery, de Mat hieu Mérian, d 'A lessandro Baratta. Et celle de Barcelone est couramment pré­sente dans les diverses productio ns iconographiques q ue connaît la ville éga­Iement jusqu'à la fin du XVIII' siècle.

Qu'il s'agisse d 'une commande des autorités locales, d'un e production dans un programme édito rial ou d 'une c réatio n artist iq ue, un grand nombre des approches iconographiques se rejoignent dans une même composition pour chaque vill e. Au milieu du XV I" o u du XV W siècle, il n'ex iste pourtant pas de modèle unique pour représenter une ville et les o pérateurs disposent d'un grand no mbre de possib ilités. U ne série d 'é tud es approfondi es des modes de représentations nous montre que l'adoption d'un point de vue déjà utilisé ne sous-entend pas forcément que les a rtistes se sont inspirés les u ns des au tres. Le cas es t attesté po ur la vue de Gênes par A lessandro Baratta qui semble être un successeur de la vue de Hogenberg dans l'atlas de Georges Braun. Même s' il es t peu t-être influencé par une tradition figurat ive, A lessand ro Baratta renouvelle fortement l'image de Gênes par l'uti lisa tio n d 'une perspecti ve offrant un pa norama très ample d'est en ouest et par un relevé asymétrique basé sur des relevés cartographiques existants et récenrs, comme cel ui de Giacomo Bordoni9•

LES REPRÉSENTATIONS DES VILLES PORTUAIRES 391

Dans ce processus d'installation d'une image, le rôle des éditeurs et mar­chands d'estampes s'est avéré déterminant. Ils favorisaient la longévité de celle-ci par les pratiques courantes de copie et de réédition. Les multiples pratiques de simplification des représentations, par la production d'images moins minutieuses, tendent à une schématisation de l'espace urbain.

Cependant, peut-on parler d'un établissement volontaire ou déterminé d'une image pour une ville? Cc phénomène de «cristallisation» de la repré­sentation d'une vi lle serait une forme de codification intellectuelle de l'espace urbain. Une démarche qui pourrait être nécessaire à la réception de l'Îmage (pour être faci lement ({ reconnaissable») ou bien nécessaire à une emblématέsation du lieu.

Les renouvellements iconographiques

Si les compositions iconographiques ne semblent pas déterminées selon une logique propre au site, l'enjeu de la représentation engendre peut-être un certain mode de composition.

Les véritables changements dans les représentations de ces villes ne se produisent pas à la suite des mêmes préoccupations iconographiques et les rythmes de création ne sont pas semblables. La ville provençale et la ville catalane sont sujettes à des modifications près d'un siècle avant Gênes, dont l'iconographie semble plus conservatrice. Dans la première moitié du xvw siècle, les dessins de Cornelis Vroom 10 et d'Israël Silvestre 11 offrent des représentat.ions de Marseille depuis son terroir: l'image commence à pivoter autour du port. Pour Barcelone, la Guerre de Succession est l'occasion de représenter le siège maritime ct terrestre de la ville par Jean d'Autriche en 1651. Une gravure restée anonymel2 situe le terroir au premier plan. Il s'agit d'un renversement effectué pour montrer le siège et accentuer j'effet d'encer­clement de la ville. A lors que pour Gênes le renversement de la composition est beaucoup plus tardif. La ville n·est représentée depuis les collines qu'au milieu du XIXe siècle, seules quelques compositions placent la vi lle au premier plan et la mer vers l'horizon à la fin du XVIIIe siècle. Il s'agit de vues partielles de la ville qui mettent en valeur le phare de la Lanterne.

392 GUEN IÈVRE FOURN IER

L'étude condui t à questionner les motÎ va tions de ces initiatives icono­graphiques. On peut se demander s' ils proviennent des évolutio ns propres au docu ment ou à la vi lle. Sont-ils la conséquence d'un nouvel enj eu de la rcprésemation tel que représenter un événement ou un usage particulier? Ou bien s'agit-il d'une nouvell e manière de penser le paysage urbain ?

Des événements majeurs dans les villes peuvent entraîner une gra nde production de représentations urbaines. Il semblerait que les im ages s'adap­tent à l'événement ct qu 'il soit à l'origine d 'un renouvell ement des compos i­tions. On vicnt de l'aborder pour Barcelone, où les événements militaires o nt engendré une nouvelle approche iconograp hique. La peste de 1720 à Marseille constitue également l'origine d'un renouvell ement iconographique ct provoque une rupture. La vi ll e n'est plus représentée depuis les hauteurs méridionales, ni dans sa global ité. À Gênes, le bombardement de 1684 par les troupes françaises provoque une grande production de gravures, cependant la compos itio n de la représentation urbaine n'en est pas pour autant modi­fiée, la ville es t seu lement décalée au seco nd plan.

Autre exemple, les aménagements urbains peuvent être à l'origine d'un renouvellement des productions iconographiques. Prenons le cas de la constructio n de nouveaux remparts, qui redess inent et redéfi nissent l'espace urbain . La volo nté de représenter les nouveautés du tissu urbain permet de satisfaire les préoccupations topographiques e( ainsi de montrer la moderni té urbanistique de la vi lle. Les autorités locales de Gênes et de Marseille o nt favorisé les productions valorisant les nouvelles enceintes urbaines du XV II ': siècle. Pour autant, les prod uctions iconographiques ne proposent pas de façon automatique une modification des composit ions. Un certain nombre de productions édi(Qriales courantes, soucieuses de proposer des nouveautés, diffusent des images de la ville aux fortifications modernes en reprenant les points de vue habituels. Ils contribuent à J'établissement d'une vue caractéristique. La vue par Jean Randon lJ dessine le nouveau profil de Marseille après l'agrandissement en conservant le point de vue méridio nal. O n peur ci ter pour Gênes l' imposante diffusion de la gravure de Alessandro Barana l4 effectuée quelques années après l'éléva(ion en 1633 du Mura Nuove (fi gure nO 4). Dans le cadre de ces productions réalisées sous l'impul sion des nouvelles fort ifications, une compositio n iconographique très originale voit le jour. La commande de la République de Gênes, sur la requête du papc

LES REPRÉSENTATIONS DES VILLES PORTUAIRES 393

Figure 4

Urbain Vlll, à l'atelier Ansaldo vers 163S ' S propose un point de vue très élevé. Le choix d'une forme urbaine quasi-pyramidale souligne les nouveaux remparts et le relief. La composition est innovantc par sa forte élévation du regard mais conserve un point de vue maritime. La fresque ne sera que tar­divement reprise sous forme d'estampe.

On retient principalement "apport essentiel des productions ponc­tuelles, qui renouvellent dans une certaine limite les modes de représenta­tions. Les choix iconographiques ne semblent pas répondre à des conven­tions propres aux images urbaines, ainsi un siège maritime n'cst pas toujours représenté depuis la mer. Les modifications des compositions ne suivent pas les mêmes logiques propres à l'image et au document. Les particularités topographiques, politiques, économiques ou encore culturelles influencent l'évolution iconographique d'une ville. Ce constat, à vrai dire banal, suffit à libérer notre analyse de toute propension à une lecture linéaire de l'icono­graphie urbaine, et restitue à leur juste importance les questions des formes de production et de leurs pratiques.

LA MISE EN SCENE DE LA VILLE: UN E LENTE CONSTRUCTION MENTALE

Au-delà des choix de compositions iconographiques, les trois villes méditerranéennes ont-elles connu la même nécessité de visualiser leur espace urbain? L'image urbaine est-elle appréhendée de façon similaire de la part de ses propres acteurs?

L'étude du recours à la représentation permet de comprendre dans quelle mesure ces trois villes méditerranéennes ont pu connaître une culture figurative similaire. En cela, il s'agit de discerner quels sont les enjeux et les pratiques liés aux représentations urbaines.

15. Veduta di Genova.

394 GUENIÈVRE FOURNIER

Les recours à la représentation

Le rapport à l' image et à son utilisation, en tant que moyen de véhicu­ler un discours ou un instrument de ges tion, es t perçu différemm ent.

Les autorités de Gênes ont eu recours très tôt à des co mmandes de pein­tures et de quelques estampes valorisant l'i mage de la eapitale de la République de Gênes. Sa situation de capital e et les tradi t io ns fi gurat ives plus précoces de la péninsule italienne o nt pro bablement insufflé une toute autre conception de la représentation urbaine, lui attribuant une autre forme de valeur. Dès 1553, la grande vue panoramiquc l6 de Gênes par Anton va n den Wyngacrdc mentio nne un privilège accordé au peintre par les autori tés de la ville. Ceci laisse entrevoir la possibilité d'une première commande officielle, ct ce ava nt la commande des Pères de la Commun e faite au peintre C rÎstoforo de Grassi en 1597 17

, qui s' imposa comme un prem ier portrait offi ­c iel de la vill e (fi gure n° 5).

À travers la représentatio n, les autorités locales assoient leurs pouvoirs sur l'espace urbain et sa communauté. À Marseille, la ques tio n est d 'autant plus sensible entre l'autorité royale et celle des dirigeants locaux. C'est vers 1694- 1695, peu après l'achèvement de la nouvelle enceinte que les échev ins passent probablement la première commande d'une vue panoramique à l'artiste marseillais Jean Randon. La composition est réalisée depuis les col­lines méridio nales et a inspiré de no mbreuses représentations. La vue est rep rod uite tout au lon g du XV IW sièc le. On peut lui co nférer un caractère de po rtrait officiel par sa reproductio n en préface du premier ouvrage retraçant l'histoire de la localité", édi té par les presses de l' imprimeur de la ville, L'Histoire de Marseille par Lou is-A ntoine de Ruffi (la rééditio n de 1696).

Quant à Barcelone, les autori tés locales ne sembl ent pas avoir passé de commandes iconographiques à l'époque moderne. À l'exception peut-être d' une vue générale d 'un peintre italien établi à Barcelone, Nicolas de Credenza, qui daterait de 1586 19, mentio nnée par l' historien ct archivis te local Augusti Duran i Sanpere. [] n'en ex iste aujourd'hui plus aucun exe m­plaire. Cependant, il apparaît cl airement que l' image de Barcelone a long­te mps été laissée entre les mains des artistes allogènes à la ville ct les pre­mi ères ini tiatives locales sont très tardives. Les commandes se développent considérablement au cours du XIXl

" siècle pou r des nécessités de gestion de

LES REPRÉSENTATIONS DES VILLES PORTUAIRES 395

Figure 5

J'urbanisme. Une grande série de plans sont réalisés par des archi tectes ct des ingénieurs pour l'Ajuntamcnt20 comme le plan de Manoeell dans les années 1820, celui de José Mas i Vila en 1842 et celui plus connu d'Ildefons Cerdà concernant l'agrandissement et le projet de l'Eixample.

Ainsi, le contras te entre les pratiques des autorités de Gênes et celles de Barcelone est manifeste. Le rapport à l'image s'exprime différemment. Les nécessités d ' un recours fi guratif n'apparaissent pas de façon systématique dans le développement de ces grandes vi lles méditerranéennes.

L'usage technocratique du plan propose des exemples nombreux pour ces vi lles au tissu urbain très dense et aux aménagements urbains fréquents. Leur étud e mOntre que le recours à la planimétrie ne suit pas de logique com­mune. De plus, l' influence des nouvelles techniques cartographiques ne se transmet pas de la même mani ère pour chacune des villes. Cependant, nous laissons volontairement de côté21 cette vaste question du recours à la repré­sentation à des fins de gestion de l'espace urbain.

Un autre point paraît souligner le fait que la consolidation de la culture figurative des trois villes ne se produit pas de façon similaire. E n effet, la pro­duction iconographique peut avoir pour ambition de diffuser une image qui atteste du pouvoir de celu i qui ('a commandée. Or, les pratiques visant à montrer une représentatio n pour véhiculer un discours sur la ville et servir les intérêts des commanditaires ne s'accompagnent pas toujours (comme on pourrait le penser) d'une large diffusion de l' image par le biais de la gravure. La fon ction d'apparat d'une représentatio n n'est pas soumise aux mêmes

20. Le Conseil de la Ville de Barcelone. 21. Cene intervention ne nous permet pas d'aborder touS les aspects de notre étude.

396 GU EN IÈVRE FOURNIER

usages de la pan des inst itutio ns locales . En effet, à Gênes la majo ri té des commandes offi cielles ne sont pas reproduites par la gravure. Les représe n­tat ions sont pictura les ct bénéfi cient de d imensio ns imposam cs (par exemple l'œuvre de Grass i mesu re près de 222 par 400 cm). Les images sont prest i­gieuses, leurs expositions sont dest inées à un public restreint Ct chois i. La prat ique semble différente pour les représenta tions issues des commandes de Marseille qui som largement diffusées par le bi ais des éd iteu rs d 'estampes.

Penser la représentation comme une mise en scène

Il faut tenter de perpétuellement penser la représentation comme une mise en scène. Q uelle que soit la composition urbai ne, la représentatio n est fa ite en tenant compte d'un spectateu r ou d'un lecteu r potentiel. Le fai t est d 'autant plus clair pour les vues ct les panoramas urbains qui supposent toujours un observateur imaginaire. L' image est organisée de faço n fi cti ve, comme une mi se en scène, qui dévoile l'ensemble de l'espace urbain : la vue ct le plan proposent une représentatio n globale souvent imposs ible.

Longtemps, l' image urbaine a conservé une forte dimension symbo­lique. Les premières représentations de l'ensemble de la ville peuvent fai re penser à une icône ou un emblème, dans le sens actu el du terme11• Cetre id ée d'emblè me est amenée par les tendances à la schématisatio n des images. Je pense notamment aux nombreuses représentations de Sainte Eulalia protec­trice de Barcelone où la vill e est toujours présen te. U ne gravure datée de 1689 d 'un art iste barcelo nais, Francesco Gaza n, reproduil la figure religieuse accompagnée de la vue mari t ime de Barcelone très schématisée: le môle au premier plan ct la coll ine du M ont-Juïch sur la gauche2J • O n remarque le même phénomène de schématisa t ion de Barcelone, sur de nom breuses gra­vures accom pagnées du portrait en médaillon de C harles III" (figure na 6).

Cette recherche comparati ve permet de déceler une tenda nce à la st ruc­turation ct à la schématisatio n de l' image pour les d ifférents espaces u rbains, comme nous venons de le voir par la permanence d ' un point de vue, renfo rcé par les pratiques édi toriales . Le phénomène de «cris tall isa tion » d'une CO I11 -

posi tion semble faire écho à deux dimensio ns essentie lles de ces représenta­tions urbai nes: la réception (dans le sens de la perception) la lecture et les dif­fé rentes pratiques de recon naissance d 'un lieu) et l' imaginaire urbai n (les associat ions visuelles que l'on peut développer au tour d'une ville, nourries

22. D'ai l lclJr~, ce même terme d·i cône était synonyme de celui de pOl/rtra ict ou d ..: vue à la fin du XVI '· siècle, notam ment dans la préface de l'atlas dc Georges Braun. Ces termes accen ­tuaient alors le fait que les reproductions ~ont des représentations imagées.

23. Stms titr/!, Frim. Gazan delineavit et sculp. B< 1689. gravure, 2Sx17,2 cm. 2~. /laree/oua, Dit.' I-Iaupl Statt ill Catalonien, folm Styidbeck fun. [/!cit et ('XCI/dit. (1705 -

1711) gravure ~ur cuivre, 44xS4 cm. Bibliothèque de Catalogne, F. Bon. 8148. Cf. figure na ()

LES REPRÉSENTATIONS DES VILLES PORTUAIRES 397

Figure 6

par les discours et les récits véhiculés sur le paysage urbain). La ville en tant qu'objet de représentation est dominée par les questions de mesure et d'abs­traction. La notion de mesure est présente dès les vues, chez les peintres et les arpenteurs, l'usage des instruments de mesure est déjà très précieux. Il faut penser que le degré d'abstraction est tout aussi important pour des représentations figurées (vues à vol d'oiseau par exemple, qui supposent un recours à divers artifices) que pour des plans géométraux. L'image cartogra­phique reste avant tout une construction mentale.

Ce qui reste très étonnant à travers l'étude des représentations de ces trois villes c'est que, malgré la diversité des images, J'on retrouve de façon paradoxale une tendance à la domination d'une vision. Ceci ne doit pas être entendu comme une homogénéisation de J'ensemble de l'iconographie d'une ville, tout comme il n'existe pas non plus d'évolution linéaire de l'ico­nographie urbaine. Un des risques constant des études menées sur les évo­lutions de la représentation et de la perception est de trop privilégier la nou­veauté et les ruptures et ainsi d'oublier l'étude du statut de l'image et du regard porté.

398 GUENIÈVRE FOURNIER

Les premières avancées démontrent les intérêts de l'é tude comparati ve, qui permet de faire se rencontrer des docu ments et leurs analyses dont les concepti ons iconographiques nous sont peut-être souvent apparu es trop éloignées ou trop proches.

Les mult iples correspondances entre les représentatio ns des villes médi­terranéennes sont imprégnées des mêmes regards des peintres et des carto­graphes qui se sont posés sur ces trois ports. Les représentations u rbaines doive nt perpétuellement redéfi nir, redess iner une image perso nnelle d ' une ville. Une intimi té entre la vi lle et son image troublée par les conceptions figurati ves de « la» ville portuaire méditerranéenne.

Finalement, même si J'élaboration d'une image s'acco mpagne tou jours d 'u ne des conceptions intellectuelles et physiques que l'on prête au site, l' iconographie d 'u ne vill e n'est jamais compl ètement autonome, ni jamais complètement soumise à des règles iconographiques.

Guenièvre FOURNIER