"les poètes bodybuildés #1 "

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"Les Poètes Bodybuildés #1 " par le collectif POULE. + Artistes invités ( Juin 2015 ) avec : avec Boris Bergmann, Théo Haggai, Adlane Cheriff Mahtout, Paul Monroe II, Guillaume Elmassian, Edson Castro, Soufiane Khaloua et Nicolas Gavino http://www.facebook.com/collectifpoule

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L E S P O ÈT E S

B O D YB U I L

D É S

Fanzine Artistique #1 - Collectif Poule & Artistes Invités

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Par la fenêtre ouverte, le sifflement des oiseaux se faufile tant bien que mal à travers l’air opaque. Il vient se mêler au brouhaha de la TV sur laquelle s’escri-me Gaspard, manette à la main. Avachi dans une imitation suédoise d’un fauteuil œuf, Paul fait crépiter son beedie au coin de sa bouche, puis recrache lentement la fumée, qui se disperse aux coins de ses pensées. Je viens de lui demander ce qu’on allait devenir mais à présent je suis à autre chose, l’ordinateur rame, je râle. Au bout de son silence, à la falaise de mes maugréments, Paul se redresse, bombe le torse et me répond : “Perso , je vais devenir Poète Bodybuildé ! ”. C’est la première fois qu’il nous exprime cette idée. Elle nous séduit immédiatement. On veut tous faire pareil, et tant pis pour l’unicité. On se tâte les abdominaux. On se caresse la destinée. On est heureux. On a l’âge parfait, celui où les discussions sur l’avenir sont des certi-tudes qui s’accumulent et pas encore des espoirs incertains balbutiés du bout des lèvres. L’âge tendre où le futur c’est du concret. Du facile à portée de main. C’était il y a dix ans et dix ans plus tard, en faisant le bilan d’une dé-cennie fondue, en regardant nos vers et nos muscles, nous nous sommes dit, bien obligés, qu’il nous fallait rendre la notion plus métaphysique qu’à l’origine, si nous ne voulions pas être forcés de renoncer à notre postérité. Faire des “poètes body-buildés” quelque chose de plus élevé, d’impalpable, de plus profond, qui accepte la prose et le gras autour de la taille. Qu’il fallait même en faire un fanzine, pour marquer l’avènement de notre avenir et diffuser la nouvelle. Puis que nous allions y inviter des copains et des artistes que nous aimions pour nous accompagner sur les marches de la gloire, des artistes dont le talent allait nous aider à tirer le terme vers les cieux, ornér de grâce et d’or notre futur enfin accompli, le sublimer comme l’huile de monoï sur les muscles saillant de l’homme en slip sur un podium. Ce fanzine le voilà, en espérant qu’il vous plaira.

LES POètESBOdyBuiLdéS

Boris Bergmann «Souvenirs musclés» (5) • Théo Haggai « Œuvres» (8) • Adla-ne Cheriff Mahtout «Assis» (11) • Paul Guedj «Collages» (14) • Guillaume Elmassian «Journal d’un chien errant» (19) • Edson Castro «Peintures» (26) • Soufiane Khaloua «Lettre du cocu» (29) • Nicolas Gavino «Photographies» (31) •

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Ma mémoire est un muscle. Elle durcit, contracte, se serre sous ma peau. Je la travaille à la réécriture. Mon sport.

J’ai le bras droit d’Arthur Cravan. « Le bras droit c’est celui de l’honneur », m’a fait promettre, un jour, un ami, amateur de duel et de club de duel.

On a souvent parlé ensemble de l’affiche du combat de Barcelone. Où Cravan, poète géant, fait face au cham-pion du monde Jack Johnson. On dirait qu’ils s’em-brassent. Qu’ils s’enlacent. Dessinés l’un dans l’autre.

Plus tard je tombe sur le numéro d’une revue facile-ment décodable. En première page : des photos inédi-tes de Cravan (je crois qu’il était question d’une vente aux enchères), bucolique, en sous-vêtements blancs, un peu amples, pas loin d’une rivière, pas loin d’un rêve. Cravan répète en précipitant son poing dans le vide. Un poing pas encore ganté, pas encore prêt à perdre. Même pour l’échec volontaire, l’échec désiré, il faut de l’entrainement. Et un public. Cravan l’a bien compris. Le muscle en vie rapporte plus que la pensée en l’œuvre. Cravan est un poète musclé. Un poète em-pli de publicité.

Jack Johnson ne voulait pas sortir de ma vie. Je le retrouvais dans l’atelier de mon cousin. Un peintre chilien mi-Père-Noël, mi-Claude-Monnet. Pas du genre aride dans son débit de paroles. Plein de conseils sous la lame d’un humour rarement juste donc par-donnable.

SOuVENiRS MuSCLéS

Par Boris Bergmann

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Son atelier est une pièce tout petite dans une usine vide, reste d’industrie, un gâteau qu’on a croqué puis laissé à l’air libre. Mon cousin refusait tout rangement. Il entassait les tableaux et les tubes vides et les palettes et le papier journal. Il y avait sur le sol quelques CD-roms de blues rayés. Et sur l’un d’eux : Miles Davis. Cambré vers l’arrière. Noir sur noir. La trompette en arc-de-triomphe. « A tribute to Jack Johson ». Titre éponyme.

Je me décide à mettre le disque pour faire taire mon cousin qui n’arrête pas. Le premier morceau, sympho-nie pour une montée sur le ring. Chaque instrument vient un à un. Puis : Miles, en dernier, comme le torero qui se fait attendre. Comme Jack Johnson, avec ses bi-ceps et ses cuisses tendres.

Le pied, aussi, est un muscle.

Je l’ai appris malgré moi. Une sortie de concert. Un autre temps. Yves Adrien est là. Personnage d’un dé-cor fantomatique. Toujours à l’heure pour ses dispa-ritions. Il s’ennuie, la tête offerte au ciel, le regard fixé sur la lune comme si c’était un projecteur. Une larme de tortue millénaire dans le coin de son oeil.

Un perfecto blanc, qui m’a hanté toute ma vie.

Et des boots. Adrien est une fleur rare ; on butine, on se coagule pour attraper une sainte parole, un verset, une sentence. On écrit même ses silences à la lettre. Éclipse totale, à demi, évaporée. Adrien répond aux questions qu’on ne lui a pas posées. On veut savoir où il achète ses pompes. Pas moyen d’esquiver. « Même mort il écrivait encore ».

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Tu parles : tes boucles ou la vie. « À Belleville » tran-che Orphan (son deuxième prénom). Dans un maga-sin de Chinois, au milieu de fausses Nike et de peintu-res idiotes. Involontaire comme l’évidence aimée.

Je prends tout de suite sa réponse pour une provocation. Moi, Bel-levilois pure souche, je n’ai jamais trouvé le lieu-dit. J’ai cherché, gratté les cartes comme un jeu de hasard, testé tous les chemins. Sans issue : j’ai bu toutes mes hontes. Cul (de) sec.

J’ai d’autres projets de muscles : un traité aquatique de la bienséance pour les nageurs poètes, un long poème épique sur le romantisme dans le football, un arrêt sur les muscles qui débranchent l’esprit…

Et, toujours : couronner la littérature abdominale, sanguine, qui a du souffle.

En France : il y a le poing, souple et vif, des lions de Paris, et le sourire précieux du Faux semblant, de lais-se-tête. Mes muscles ont choisi à ma place.

Boris Bergmann

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théO haggai

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Un homme, que je vois assez souvent pour savoir qu’il n’a les moyens que de s’acheter un citron et une salade tous les 2 jours, arrive en caisse avec des catalogues d’agence de voyage. “ - J’irai jamais, j’ai pas les moyens hein. -Oui… peut être mais pourquoi vous les avez ? - Pour rêver monsieur, pour rêver… ” Mars 2015.

#Quotidienduncaissier

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Je passe mon temps à me voiler ma putain de face, à me dire que ça c’est cool et que ça c’est beau, mais en vé-rité je m’en branle. Je m’en branle de tout, j’emmerde les gens et tout ce qu’ils aiment. La passion des autres, la putain de pute de passion de ces chiens d’autres, ça, ça m’encule bien fort, ça me gave et ça me donne en-vie de gerber ; De gerber salement, partout, sur tout le monde et longtemps.Je le jure, tout me gave. Ce n’est ni de la haine, ni de la jalousie, ni même de l’ennui, c’est seulement de la gerbe ; c’est ça que j’éprouve, de la gerbe pour toute chose qui n’est pas moi.Entendre quelqu’un parler de ce qu’il aime, c’est pour de bon la chose la plus gerbante du monde.« Moi j’aime ça, parce que ... » Oh mais moi je m’en branle petite pute, je m’en branle totalement que tu aimes, que tu kiffes, que t’aies le begin pour ça ou pour ma mère ; ça ne me concerne pas, aucune utilité, va aimer tes choses et laisse moi, sinon, et je le jure, je vais te gerber sur la gueule.

Aucune envie d’être drôle, beau, subtil, précieux, poli, détaché ou quoi que ce soit d’autre. Aucune envie d’être content, de me voiler la face, de mentir, de me détendre ou de polir ; aucune envie de rien.Là, tout de suite, j’ai de la gerbe en moi. De la putain de grosse gerbe sale qui ne demande qu’à sortir.Marre des faux semblants, des efforts, des réflexions, des remises en cause, des prises de recul, marre de toute cette mascarade de merde ; de tout ce que je dois faire pour vivre avec les autres.

Par Adlane Cheriff Mahtout

aSSiS

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Je m’en bas les burnes, je m’en contre-branle de tout. Du regard des passants, des missions humanitaires, des filles, des douleurs de ma mère. Là, tout de suite, et le plus sincèrement du monde, rien ne me touche.

Je gerbe sur les talons de toutes les putes qui se font belles pour les hommes qu’elles considèrent comme des chiens.Je gerbe sur les pantalons de tous ces chiens qui se font beaux pour les femmes qu’ils considèrent comme des putes.Je gerbe sur les gosses qui sortent de l’école et qui at-tendent la pute en fluo pour traverser sur le passage piéton.Je gerbe sur ma famille que je n’ai pas choisi et que je dois aimer.Je gerbe sur mes amis que j’ai choisi et que je dois sup-porter.Je gerbe sur tous les lampadaires de merde qui bouf-fent de l’énergie.Je gerbe sur ce putain de fric de merde que je dois ga-gner.Je gerbe sur les batards de précieux, qui travaillent, po-lissent, tapissent et vernissent tout ce qu’ils font.Je gerbe sur tous les matins gris du monde. Sur le froid, l’hiver, l’attente ; et je gerbe sur le reste.

En vérité je n’aime pas écrire, ça ne me fait pas une once de bien. Mon écriture est un pur produit de l’ennui, rien d’autre. Pas un délire d’égo, d’envie, de projet, d’utilité ; queudal, je ne me relis pas, je ne me corrige pas, juste du putain d’ennui.

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Que je sois assis, allongé, debout ou en train de mar-cher, je suis toujours assis sur un banc à attendre. Je ne fais que putain d’attendre. Attendre et réfléchir. Que ça. Putains de réfléxions à deux balles qui ne me mènent à rien ; putain de cerveau de con qui me fait penser dans le vent ; des réformes politiques aux désirs intimes de ma femme imaginaire ; des comple-xes du type que j’ai vu dans le métro à l’odeur de la mouille de la nana dans la boulangerie ; je m’imagine la perception des couleurs par les fourmis, un nouveau système de carte bleue dans une société martienne, ce qu’à pu ressentir un adopté quand on lui a apprit qu’il l’était, la douleur du sol quand je marche, ce que je fe-rais de dix millions d’euros de merde, que serait ma vie si j’avais décidé de traîner avec cette personne plutôt qu’une autre, sur les embrouilles que peuvent avoir les atomes des cellules des gènes d’un chat, que de la merde de gerbe de pute qui sert à rien, simplement à me faire croire que je pense, que j’existe, alors que j’ai rien demandé.

Adlane Cheriff Mahtout

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PauL guEdj

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Samedi.

J’ai passé la journée ici, à biberonner de la bière, à combler le cendrier. Élise est restée chez ses parents et cette fois-ci je n’y suis pour rien. Ça lui arrive de temps en temps. Comme une marée sentimentale, qui rince le rivage, qui lifte la plage et qui repart comme elle vient. La ritournelle, je la connais par coeur : ils dînent une quiche et de la salade, un bout de fromage et un yaourt aux fruits. Rien de sophistiqué surtout. Regardent un film qu’ils ont tous déjà vu, et puis elle monte dans sa chambre, se couche dans son lit de môme. A son che-vet, les livres du lycée, cornés et poussiéreux, éreintés par l’abandon qui a succédé au dégoût de l’étude. Des grands bouquins pour la plupart qui n’auront pas eu l’existence qu’ils méritaient. Elle ne les regarde même plus, ne se ment plus sur une hypothétique relecture, elle se glisse juste dans son pyjama élimé et roupille avec le bras qui brinqueballe dans le vide. Elle y dort mal le plus souvent et en revient plus fatiguée qu’autre chose, mais souriante malgré tout. Parce qu’il faut bien. Je trouve ça pathétique, tout ce petit cirque, mais j’ai arrêté de lui dire. De toute façon, elle me répond inlassablement que je l’envie. Que je suis jaloux, qu’il faut savoir rester un enfant, que c’est important, et plein d’autres grands concepts métaphysiques qu’elle n’invoque plus quand je perds un boulot subitement. Du coup, le temps de la lubie, je ne dis rien. Je reste seul à Paris, planté devant ma table d’écriture comme aujourd’hui, à écouter ma barbe pousser. Je fume et j’attends les mots qui ne viendront pas, je m’ennuie lentement et, au bout du jour, arrive le sommeil de l’ivrogne. Celui qui grince. J’ai pas pris de douche, pas écrit une ligne.

jOuRNaL d’uN ChiEN ERRaNt

Par Guillaume Elmassian

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Au milieu de la nuit, je me réveille d’un coup sec, le souffle court, le corps trempé, gesticulant des cannes sur les draps poisseux. Puis les yeux tout écarquillés, qui me jaillissent du crâne, prêts à se faire la malle. J’ai fait un sale rêve.

Comme toute chose néfaste, les cauchemars commen-cent toujours bien. Dans celui-ci, c’était le paradis. Je marchais tranquillement sur le flanc de la butte en insultant les passants. Imaginant leurs vies forcément minables à partir d’infimes indices physiques. Ça a toujours été mon dada. Ça me détend, ça m’apaise. C’est du bonheur pour pas un fafiot, et moi, j’aime le bonheur et j’aime l’argent donc quand c’est gratuit je ne me fais pas prier. Élise me répète inlassablement que c’est tordu comme passe-temps, mais moi, je m’en cogne, j’aime ça. Après le réveil, les songes sont des ba-garres, on s’agite les méninges comme des petits bras armés de petits poings, pour préserver son intégrité mais rapidement il n’en reste plus que de fines bribes et puis des bleus. Dans celui-ci, je me rappelle donc que je marmonnais à tout va. Je jubilais, puis ça se brouille, ça se trouble, ça s’évapore. Je me souviens d’un gosse avec deux sourcils drus et ébouriffés, accroché à ma jambe, je me rappelle qu’il ne lâche pas, que je le secoue mais qu’il s’accroche, ça se chamaille puis se disperse comme des volutes, enfin tout disparaît de mon esprit. Je me re-trouve au lit, réveillé, sans plus trop savoir pourquoi, comme giflé par l’homme invisible.

Les cauchemars arrivent le plus souvent le week-end, quand il y a de la place pour écraser un bon somme. Un bien réparateur, dont on a tous besoin. Mainte-nant c’est râpé, le coup classique, impossible de se ren-dormir, les paupières qui se font la gueule. Je n’essaye même pas. Cette rengaine aussi, je la connais. Je me re-lève et vais me planter à ma table d’écriture. Puis grille une cigarette. Puis une seconde, et enfin la dernière. Je m’ouvre une boîte de bières. Pas un mot sur la feuille.

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Je descends à l’épicerie acheter des cigarettes. J’arpen-te trois blocs d’habitation avant d’en débusquer une ouverte. Derrière son comptoir, le vendeur me dévisa-ge, méfiant. Il hésite à me vendre un paquet. Il n’aime pas ma gueule. Faut bien dire que j’ai une tête de flic, et qu’à cause de cela c’est tout le temps la même chose. Ils ont peur du traquenard. D’habitude, j’éructe et je beugle comme un possédé, mais lui, il est vraiment baraqué. Une vraie montagne de muscles cellophanée dans de la peau. J’ai jamais vu un Pakistanais avec tant de muscles, mais il est peut-être Indien ou Russkoff ou autre chose. J’intériorise ma colère. Il hésite, fait mine de ne pas comprendre ma requête. Je le dérange. Ma face le dérange. Mon existence le dérange, lui étouffe le cerveau, comme son tee-shirt sa poitrine. Finale-ment l’appât du gain le fait céder. Tous les mêmes. L’argent. L’argent et puis le jugement au faciès. Avec la trogne qu’il se traîne, c’est un comble. Saleté d’hu-manité de merde, aucun moyen d’espérer, les hommes sont des chiens, des chiens qui dansent mais des chiens quand même. Les victimes deviennent bourreaux, et les cocus baisent les femmes des autres. Rien à tirer de ce monde. Radis sec et pain perdu. En me rendant la monnaie, il contracte le buste. Son nichon sursaute. Je quitte l’épicerie et arpente de nouveau les trois blocs. J’arrive quand même à l’appartement. J’ai palet rê-che. Dans le salon, le reste de ma bière est tiède, mes muscles fourbus. Au loin le soleil se lève déjà et je me déshabille enfin. Soudain, ça tambourine au mur. Les voisins envoient cogner les montants de leur lit. Boumboum boumboum boumboumboum. Régu-larité. “ Déglingue-moi Riton! vas-y à fond!”, beugle la voisine. Je flanque trois beignes dans le mur, mais ils n’entendent rien, les cochons. Boumboum boum-boum boumboumboum. La jointure de mes doigts sai-gne à présent, je vais chercher de la glace. J’en remplis un saladier, y plonge le poings et la bière. Ça soulage. Le sommeil me terrasse aussi subitement qu’il m’avait quitté. Je vacille sur mes guibolles. Boumboum boum-boum boumboumboum.

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Chacun sa valse, je m’allume un clope. J’ai les yeux qui se révulsent. De l’autre côté, le Riton arrive à terme. C’est pas trop tôt. J’écrase la cigarette, essuie du bout de la chaussette les quelques gouttes de sang au sol et remet un coup dans le mur, pour faire jouir ma colère, pour faire entendre mon existence dolente, pour être, comme ils ont été pour moi, un bruit derrière le mur. Ce n’est pas grand chose certes, mais il vaut mieux être peu que ne pas être du tout. Je me glisse sous l’édre-don, le soleil bien plein, bien en face de ma fenêtre, bien dans la gueule. Pas de rideau. Pas de volet. Pas un nuage à l’horizon.

*DimancheQuatorze heures. Je suis frigorifié, j’ai le crâne qui suf-foque, comme à chaque fois que je dors peu. Assis à la table d’écriture, je dessine des ronds avec ma tasse de café. Ça ne représente rien, mais ça colore. Toujours rien écrit mais je sens la bonne idée qui s’approche. Les bonnes idées sont comme des éclipses solaires, ra-res mais intenses en émotion. Pour fêter ça, je vais me chercher une boîte de bières dans le frigidaire. L’idée est là sur le bord de ma pensée. Il faut la cueillir déli-catement pour qu’elle puisse éclore dans ma paume. Un livre épique ! Mais oui ! C’est ça ! Un chevalier charismatique! Oui! Qui se bagarre avec des proxénè-tes dans un Los Angeles moyenâgeux. Allez! Pousse idée, pousse! Il a une épée ! A neuf lames! Oui, mer-veilleux ! Et puis, un cheval avec aussi une épée. Oui ! Non! Plein d’épées! Accrochées à ses flancs, comme ça. Et puis, un copain aussi qui l’aide. Un obèse! Non ! Un nain! C’est mieux! Non! Une femme ! Oui, une femme qui se bagarre avec une bêche. Ouais, une bê-che ! Tordue mais affûtée à l’extrême. C’est une fémi-niste, la première de l’humanité. Elle couche pas avec le chevalier mais elle aimerait bien. Lui, il est pro, il couche pas. Il se bagarre juste. Et puis “Vrrlong”. Une clef fouine dans la serrure. Le verrou tourne, la porte s’écarte. Dans l’échancrure apparaît Élise !

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En plein enfantement littéraire, en pleine douleur créative, en pleine gorgée de bière. Elle claque la porte en chantonnant. Semble de bonne humeur, les fesses moulées dans un jean sombre et le buste cintré dans une chemisette à fleurs. “Salut toi !”, me lance-t-elle, joviale, en dévoilant ses quenottes dans un sourire ten-dre. J’ai perdu mon chevalier. Je ne réponds pas, pas le temps, je galope derrière mon cavalier pour le rattra-per mais c’est trop tard, il est trop loin. Elle a anéanti ma plus grande œuvre, la garce. Détruit, écrabouillé, bulldozerizé. Salope. J’ai besoin de faire mal. Je cours dans l’entrée où elle est en train de déposer ses affaires, et je déverse toute ma colère. Rivière d’insultes et de reproches. Elle encaisse, bronche pas, coincée dans les cordes de ma haine.

C’est injuste ce que je lui dis. Elise, elle est bonne patte avec moi, et même que je l’aime. Même que j’en suis dingue. Même qu’elle me supporte, et qu’elle fait sem-blant que je suis écrivain. Elle ne me demande jamais de lire, mais fait mine de croire que j’écris. Elle ne me reproche rien tant que je ne fais pas trop de vagues, que je ne crache pas partout. Tant que je reste artiste-modéré. Pourtant je ne vaux rien, j’ai plus de bide que d’encre dans les cahiers. J’ai des bourrelets jusqu’au crâne. Dix ans que je me dis écrivain et pas une ligne aboutie. Je passe plus de temps à me chercher des pré-textes qu’à chercher des mots. Elle sait bien que je suis fragile, que je suis tout comme un footballeur : rien sans ma femme. Mais sans argent ni public. Je l’aime, Élise. Mais bon, là, maintenant, à l’instant présent, eh bien, j’y suis allé un peu trop fort. Trop pour elle. La limite est loin derrière nous. Élise me fait face comme une cafetière qui bout, avec le clapet qui voltige dans tous les sens, puis le café qui jaillit en des salves aussi brûlantes que sombres. Il ne faut jamais lâcher la bride de la colère, on vous la pique si vite. A présent, c’est elle qui me mitraille, j’essaye de calmer le jeu en vain. Trop tard, elle est lancée. Peux plus rien y faire. Elle monte en gamme.

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Virevolte d’une insulte à une autre. Funambule de la dispute, l’Elise. Douée dans la furie. Vire au violet, claironne ma médiocrité, ça commence à m’entailler l’ego. Elle prend le temps d’argumenter ses insultes. Du grand art. De l’orfèvrerie. Puis, au bout d’une bonne demi heure, elle claque la porte de la chambre, la bloque avec le linge sale, me fait remarquer que je ne le lave jamais. Rideau. Bravo, l’artiste. J’ai tout gagné. Les heures passent, elle ne ressort toujours pas, je suis bon pour la nuit sur le canapé. “A la campagne” qu’on rigole avec les copains, sauf que ce n’est pas drôle. Le canapé est inconfortable. Le chat, lui, il est content, il est moins seul pour la nuit. Au moins un heureux dans le chaos. Il se colle à moi, se trémousse, se frotte, me flanque son cul sous le nez, repart, revient, ondule sans finir, m’exaspère. J’ai envie de l’envoyer valser au loin, mais dans ce cas, il risquerait de ne pas revenir et je serais seul. J’ai besoin qu’il se calme, qu’il se blottisse immobile pour que je sente son souffle, et son petit coeur battre, que ça me berce. Sinon ça va être la lon-gue blanche. Lui aussi a compris l’enjeu, exploite ma faiblesse. Vermine ultime, le matou. Pourra se brosser pour ses croquettes demain. Il chaloupe du baba en-core dix minutes puis s’apaise enfin. Je me détends, m’endormirais presque mais j’ai froid. D’habitude, le corps d’Elise réchauffe, mais lui, le chat, il ne réchauffe rien du tout. Je ne peux pas dormir ainsi, pourtant je n’ai pas le choix, seul le sommeil rincera les rancoeurs d’Elise. J’allume la tévé, séisme en Asie. Des cadavres jonchent l’écran. Un présentateur est planté devant. Complétèrent débraillé le type. Ça fait pas bon genre du tout. En plus, il crie pour se faire entendre par des-sus les hurlements de douleurs des macchabées qui l’entourent. Ça berce pas si mal mais toujours pas le sommeil. J’ai envie d’hurler. Envie de me trisser loin, mais c’est pas le moment de jouer à l’artiste, demain, il y a le turbin. J’éteins la tévé. La mort, on s’en lasse vite. J’essaie de ne penser à rien, de faire le vide. Du coup, je pense à d’étranges choses. Élise, avec des longues moustaches de chat. Pouah! Immonde.

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Je divague complètement et ce n’est pas beau, mais ça veut bien dire que je m’approche de plus en plus du sommeil. Il se cache toujours derrière les vilaines tro-gnes de Cerbère, juste là. Là. Je dors. Enfin, le grand voyage. *Lundi.

J’ai le visage balafré par les cernes, le nez qui goutte. Personne au magasin. Tiroir caisse vide, l’ennui m’em-plit. Sur l’ordinateur, je vogue auprès des écrivains qui ont réussi tardivement. Je visite leur maison de riches littérateurs. Tantôt en Californie, tantôt dans le Montana. S’emmerdent, pas les coquins. Je regarde leurs gueules. Des bonnes vielles sales mines, des fa-ciès nuls, dépravés et un peu dégueulasses. Des têtes pernicieuses, des têtes rances, j’en pleure quasiment en m’allumant mon clope, parce que moi aussi je vais devenir un grand écrivain. Un ultra grand même avec une plaque dorée partout où je me serais assis. “Ici a bu un café Guillaume E. Écrivain légendaire” “Ici a été écrit de nombreux brouillons de son oeuvre par Guillaume E. Double prix nobel de littérature, et prix nobel de la paix” C’est du certain, j’ai la sale gueule parfaite pour cela. Plus je me regarde dans le miroir, plus c’est limpide. Ces poches sous les yeux, et puis ces marques sur le nez. Ô! ce nez, un vrai tarin, immonde merveilleux. Quelle sale tête de génie littéraire. A moi, la belle baraque avec porte de garage automatisée. Faut juste être patient. Boire de la bière et survivre en attendant la gloire. Écrire pour muscler l’épitaphe, et cultiver ma légende comme les nichons bodybuildés du Pakistanais.

Guillaume Elmassian

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«Éternellement éphémère» , 2015Huile sur toile, 130 cm x 97 cm

EdSONCaStRO

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«L’architecte du temps» , 2012Pastel à l’huile et graphite sur papier, 150 cm x 21 cm

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Mon cher ami,

Mon bras tremble d’angoisse alors que je vous écris ces mots. Ces mots, ils m’ont été inspirés par une détresse qui n’a pas d’âge, mais il est temps maintenant de la partager.

Mon épouse est absente en ce moment même, prise de cet état terrible où celle que vous aimez ne vous voit pas, ne vous écoute pas, ne s’occupe pas de vous. Vous pourriez mourir ce soir devant elle qu’elle res-terait impassible. Son indifférence me terrifie, elle est implacable, inévitable, désespérément régulière. Quel infâme sentiment, celui qui vous prend lorsque vous vous rendez compte que chaque soir, celle que vous aimez et qui vous aime est emportée par les bras d’un autre homme !

Chaque jour me voit totalement perdu, on dit que la détresse vous submerge, en vérité il en est autrement : elle vous assèche et vous vide de toute substance, vous laissant replié sur vous-même, les bras serrés contre vo-tre corps dans une pathétique tentative de le contenir et de lui redonner forme. C’est ainsi que je suis, moi qui vous écris, mon ami, mon angoisse s’accroît à me-sure que le soleil se couche, lorsque je sais que d’ici une heure, une demi-heure, dix minutes, mon épouse m’abreuvera de prétextes pour s’enfuir, s’en aller avec cet autre homme, là où je ne peux pas la suivre.

J’imagine votre effroi en lisant cela, mon ami, il est fait d’une peine sincère pour mes affres, et – je le sais et c’est inévitable – il est aussi teinté d’un soulage-ment égoïste : vous pensez à votre propre femme n’est-ce pas, vous disant que bien heureusement, la vôtre ne vous tromperait pas, même pas en rêve.

LEttRE du COCu

Par Soufiane Khaloua

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Et bien oubliez ces illusions : votre épouse est infidèle comme toutes les épouses, chaque nuit, dès qu’elle s’allonge, elle ferme les yeux et vous oublie. Elle vous oublie pour cet homme, ce Morphée.

Morphée, cet enfoiré qui chaque nuit emporte des milliards de femmes et fait autant de cocus.

Mais je suis moi-même pris de sommeil, mon ami, alors je vous quitte, et comme chaque nuit, j’essaierai de la trouver, de trouver mon épouse enfuie au loin, de lutter contre cette infâme vérité, que nous sommes nés pour mourir seuls, et chaque nuit est l’insoutena-ble répétition de la grande solitude qui nous attend tous.

Si le sommeil est une petite mort, ce n’est pas parce que comme elle il nous rend inerte, les yeux fermés, c’est parce que dans nos rêves comme dans la mort, nous sommes seuls, désespérément seuls. Chaque nuit je me sens délaissé lorsqu’elle s’endort, elle part pour un endroit que je ne connais pas, elle s’enfuit là où je ne peux la suivre, et j’aimerais que les amoureux puis-sent partager leurs rêves.

Adieu, et à demain

Soufiane Khaloua

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NiCOLaSgaViNO

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Poule est un collectif d’artistes pluridisciplinaire créé en 2015 par guillaume Elmas-sian, gaspard Elmassian et Paul guedj.

Nous avons décidé d’appeler notre collectif ainsi, parce que la Poule d’un coup de bec rompt la coquille pour délivrer le poussin, comme on fendrait les carcans de nos sales manies dans laquelle notre créativité est enfermée pour l’aider à s’envoler haut, très haut et très loin, vers l’infini même et au delà. Mais la poule ne sait pas voler, et se contente de remuer les ailes avec ferveur et obstination, soulevant la poussière qui l’entoure sans pour autant tousser. Elle a des bronches solides, la Poule. Comme nous. Puis une petite tête surplombant un gros fessier. Comme nous. Le nom parfait pour nous réunir et nous motiver à développer nos projets.

dix ans après la création de l’écho d’Orphée (revue artistique), Poule est en quelque sorte l’un de ses enfants, plus libre, plus désordonné, plus souple, et surtout plus pro-ductif et plus varié. Sans perdre pour autant cette volonté de partage artistique et de collaborations diverses avec des artistes reconnus ou anonymes sur des projets ambitieux ou intimistes, éphémères ou gravés à jamais dans la mémoire artistique-mondiale.

aRtiStES iNVitéS :

Boris Bergmann écrit depuis très jeune et écrit bien, lauréat du Prix de Flore des Ly-céen en 2005 pour son premier roman, il a publié en 2010 «1000 mensonges» chez denoël que nous vous conseillons d’acheter, en attendant le prochain.

Théo Haggai peint et dessine sur du papier, sur des toiles, sur des murs ou même des tickets de caisse et il le fait bien. Courtesy of Galerie Nicolas Hugo (www.galerienicolas-hugo.com) Son site: theo-haggai.tumblr.com

Adlane Cheriff Mahtout fume des clopes, écrit des textes, respire de l’air, se pose des questions et affectionne les projets.

Edson Castro vit et travaille à Paris, au sein de son atelier de peinture de la rue Burq dans le 18e, où il organise des performances artistiques survoltées. Tout pour plaire, et ça nous plaît. Son site : www.edsoncastro.com

Soufiane Khouala : - Hey Soufiane, Qu’est ce qu’on écrit sur toi ? - Grande chose à dire, pas la place dans cette marge - Dak.

Nicolas Gavino photographie en noir et blanc avec des cadrages poétiques et fou-gueux, preuve d’un talent indéniable. Pour découvrir plus de son travail rendez-vous sur son site : www.nicolasgavino.com

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CA fAit un SACré bArbeCue

POuLE.

Pour nous écrire : [email protected] www.collectifpoule.frwww.facebook.com/collectifpoule

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