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L’A NTHOLOGIE PERMANENTE DES LITTÉRATURES DE L IMAGINAIRE S OLARI S Science-fiction et fantastique N˚ 175 10 $ UNE RÉFLEXION DE Ted CHIANG « À propos des corps » DES FICTIONS DE Prune MATEO Paul Martin GAL Jean Carlo LAVOIE Marie-Christine BOYER et Michèle LAFRAMBOISE lauréate du PRIX SOLARIS 2010 Les Pantoufles de Louis XVI Geneviève F. GOULET

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Page 1: Les Pantoufles de Louis XVI · 2018-04-13 · de Louis XVI Geneviève F. GOULET. Solaris 175 Été 2010 Vol. 36 n° 1 Née à Shawinigan en 1976, Sybiline étudie les arts visuels

L ’A N T H O L O G I E P E R M A N E N T ED E S L I T T É R AT U R E S D E L ’ I M A G I N A I R E

S O L A R I SS c i e n c e - f i c t i o n e t fa n t a s t i q u e

N˚ 175 10 $

UNE RÉFLEXION DE

Ted CHIANG« À propos des corps »

DES FICTIONS DE

Prune MATEOPaul Martin GAL

Jean Carlo LAVOIEMarie-Christine BOYER

et Michèle LAFRAMBOISElauréate du PRIX SOLARIS 2010

Les Pantoufles de Louis XVI

Geneviève F. GOULET

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Solaris 175Été 2010 Vol. 36 n° 1

Née à Shawinigan en 1976, Sybiline étudieles arts visuels à l’Université Laval de Québec.

Particulièrement fascinée par le travail desgrands maîtres, elle entreprend l’étude d’an-

ciennes techniques. Elle se spécialise dans l’artdu portrait et s’inspire particulièrement des

univers littéraires, imaginaires et symboliques.Membre de la Portrait Society of Canada et de

l’AIIQ, elle travaille présentement commepeintre portraitiste et se spécialise dans

l’illustration fantastique au sein de plusieursmaisons d’éditions. Honorée de plusieurs mentions dont celle du « Best in show

award » au Congrès mondial de science-fiction2009, il est possible d’admirer ses œuvres

dans plusieurs galeries et événements. On peut également se familiariser avec son

univers enchanteur et surprenant auhttp://www.sybiline.ca.

Sommaire3 Éditorial

Joël Champetier

7 Monarque des glacesMichèle LaframboisePrix Solaris 2010

23 Les Pantoufles de Louis XVIGeneviève F. Goulet

43 La Cité de l’ombre doublePaul Martin Gal

71 Le Chant de SyriopéeMarie-Christine Boyer

89 Gravité faible Prune Mateo

99 L’Île perdueJean Carlo Lavoie

129 Les Carnets du FuturiblePour « L’Amour de l’Art » ou commentLovecraft a conquis la culture populaireMario Tessier

145 À propos du corpsAllocution de Ted Chiang (Boréal 2010)

155 LecturesR. Bozetto, N. Faure, J. Reynoldset Norbert Spehner

161 Lectures bisN. Spehner, S. Lermite, N. Faure, R. Bozzetto, J.-O. Allard et R. D. Nolane

173 Sur les rayons de l’imaginaireP. Raud et N. Spehner

187 Sci-némaC. Sauvé

Illustrations

Michaël Jo Peter : 7, 43, 71, 99Adeline Lamarre : 23Prune Mateo : 89Suzanne Morel : 129

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Rédacteur en chef : Joël Champetier

Éditeur : Jean Pettigrew

Direction littéraire : Joël Champetier, Jean Pettigrew, Daniel Sernine et Élisabeth Vonarburg

Site Internet : www.revue-solaris.com

Webmestre : Christian Sauvé

Abonnements : voir formulaire en page 5

Publicité : Pascale [email protected](418) 525-6890

Trimestriel : ISSN 0709-8863Dépôt légal à la Bibliothèque nationale du QuébecDépôt légal à la Bibliothèque natio nale du Canada

© Solaris et les auteurs

Solaris est une revue publiée quatre fois parannée par les Publications bénévoles des litté -ratures de l’imaginaire du Québec inc. Fondéeen 1974 par Norbert Spehner, Solaris est lapremière revue de science-fiction et de fantastiqueen français en Amérique du Nord.

Solaris reçoit des subventions du Conseil desarts du Canada, du Conseil des arts et des lettresdu Québec et reconnaît l’aide financière accordéepar le gouvernement du Canada pour ses coûts deproduction et dépenses rédactionnelles par l’entre - mise du Fonds du Canada pour les magazines.

Toute reproduction est interdite à moins d’ententespécifique avec les auteurs et la rédaction. Lescollaborateurs sont respon sables de leurs opinionsqui ne reflètent pas nécessairement celles de larédaction.

Date d’impression : juillet 2010

Le Prix Solaris s’adresse aux auteurs de nouvelles canadiensqui écrivent en français, dans les domaines de lascience-fiction, du fantastique et de la fantasy

Dispositions générales Les textes doivent être inédits et avoirun maximum de 7 500 mots (45 000signes). Ces derniers doivent être envoyésen trois exemplaires (des copies car lesoriginaux ne seront pas rendus). Afin depréserver l’anonymat du processus desélection, ils ne doi vent pas être signésmais être identifiés sur une feuille à partportant le titre de la nouvelle ainsi quele nom et l’adresse complète de l’auteur,le tout glissé dans une enveloppe scellée.On n’accepte qu’un seul texte par auteur.

Les textes doivent parvenir à la rédactionde Solaris, au C.P. 85700, succ. Beauport,Québec (Québec) G1E 6Y6, et être iden -tifiés sur l’enveloppe par la mention« Prix Solaris ».

La date limite pour les envois est le18 mars 2011, le cachet de la poste fai-sant foi.

Le lauréat ou la lauréate recevra unebourse en argent de 1000 $. L’œuvreprimée sera publiée dans Solaris en2011.

Les gagnants (première place) des prixSolaris des deux dernières années, ainsique les membres de la direction littérairede Solaris, ne sont pas admissibles.

Le jury, formé de spécialistes, sera réunipar la rédaction de Solaris. Il aura ledroit de ne pas accorder le prix si lapartici pation est trop faible ou si aucuneœuvre ne lui paraît digne de mérite. Laparticipation au concours signifie l’ac-ceptation du présent règlement.

Pour tout rensei gnement supplémentaire,contactez Pascale Raud, coordonnatricede la revue, au courriel suivant :

[email protected]

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Éditorial

Prix Solaris 2010

À tout monarque tout honneur : cette 175e édition de Solariscommence avec la nouvelle lauréate du Prix Solaris 2010, issuede la plume de Michèle Laframboise. Nos fidèles abonnés saventque c’est la seconde fois qu’elle remporte le prix puisqu’elle avaitsigné « Le Vol de l’abeille », œuvre lauréate de l’édition 2006.Michèle Laframboise vit à Mississauga, en Ontario, où elle seconsacre à son travail d’écrivaine, d’illustratrice et de bédéiste,pour lequel elle s’est méritée plusieurs prix littéraires, notammentle prix Cécile-Gagnon 2001 pour son premier roman jeunesse.La publication de « Monarque des glaces » est accompagnéed’une bourse de 1000 $, qui lui a été remise à Québec pendant lecongrès Boréal.

Le jury était composé de Joël Champetier, écrivain et rédacteuren chef de Solaris ; Julie Martel, écrivaine ; et Yves Meynard,écrivain. La participation au Prix Solaris 2010 a été de trente-septtextes, dont onze écrits par des femmes. Les genres de l’imaginairese partagent comme suit : dix-huit textes de science-fiction,quatorze de fantastique, auxquels il faut ajouter cinq textes defantasy. Toute l’équipe de la revue remercie chaleureusement lesparticipants et les membres du jury de leur collaboration.

Fantastique historique

La nouvelle de Michèle est indubitablement de la science-fiction. C’est aussi le cas de l’élégante et mystérieuse contributionde Prune Mateo, une des invitées françaises du sommaire.

Les autres textes du volet fiction s’inscrivent par contre dansun autre registre de l’imaginaire. Lequel? La charmante couverturede l’artiste mauricienne Sybiline donne un indice. Elle a été faitesur mesure pour accompagner la nouvelle de Geneviève F. Goulet,une réécriture d’un épisode de l’histoire de France qui étonne etamuse. Le récit de Marie-Christine Boyer s’inscrit plus clairementdans le territoire de la fantasy ; on y respire néanmoins le mêmeparfum capiteux du fantastique historique. On change d’époque,de région du monde – l’Afghanistan – et surtout de style, avec la

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palpitante aventure proposée par Paul Martin Gal, notre secondinvité français. Jean Carlo Lavoie renchérit avec une épopéemaritime tout aussi âpre et échevelée qui se termine sur une ren-contre fatale avec… ah ! ce serait bien dommage de le révéler.Notons que tous ces gens, sauf Michèle Laframboise bien entendu,en sont à leur première présence dans nos pages. Ce spécial fan-tastique historique serait donc aussi un spécial relève? Pourquoise priver : c’est le même prix !

Mario Tessier, notre Futurible en résidence, sait sentir le vent.Il nous a proposé ce survol de l’œuvre d’un incontournable grandmaître, H. P. Lovecraft, qui contribue parfaitement à l’atmosphèrequi imprègne les pages de ce numéro.

Le dernier invité au sommaire n’est certes pas le moindre.Parmi les meilleurs souvenirs du dernier congrès Boréal figure lalecture de l’invité d’honneur Ted Chiang, une critique intelligentede certains motifs de la science-fiction actuelle. Avec une amabilitéqui ne surprendra pas ceux qui l’ont rencontré, il a accepté quenous en publiions une traduction, gracieuseté de Thibaud Salléet Jean-Louis Trudel.

Je me rends compte en révisant ces quelques lignes que j’aiemployé beaucoup de métaphores olfactives. Conséquence d’unété particulièrement précoce, certainement. Or je sais que certainsde nos lecteurs et de nos lectrices lisent désormais la revue enformat électronique. (Rappelons que la version PDF regroupeles deux volets de la revue, papier et Internet, le tout en couleurs.On peut aussi se faire une idée en allant feuilleter la revue enligne à partir de notre site web, à http://www.revue-solaris.com.)S’il se dégage une odeur de votre appareil de lecture, ce n’est sansdoute pas celle du papier. Qui sait ? Peut-être que plus tard, dansvos souvenirs, cet effluve ténu de plastique (celui d’un iPad ?) seraassocié au bonheur de la lecture, de la même façon que l’odeuraigre du papier, telle la madeleine de Proust, fait ressurgir dessouvenirs de ma jeunesse enfuie, période où je découvrais la litté -rature en général et la SF en particulier. Si ce numéro de Solarispouvait en faire de même chez ceux qui lisent ces lignes, j’auraisle sentiment du travail accompli.

En attendant le prochain numéro…

Joël CHAMPETIER

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Fantôme aux ailes déployéesje chasse au loin mon ombre bleue

Je plane au-dessus de la nouvelle banquise, parcourue par derares ours polaires et les palais roulants des Seigneurs. Pasla moindre crevasse ne brise sa surface immaculée. Des

volutes de neige errent sur cette table rase, poussées par le ventqui s’ennuie.

Les ours blancs y sont aussi perdus qu’avant la fonte de lacalotte. S’ils trouvent désormais un appui pour leurs lourdespattes, les carnivores sont restreints à hanter les bords de la ban-quise. Triste ironie, quand on sait que cet éphémère continent futbaptisé Arctos, qui veut dire ours en grec…

Prix Solaris 2010Monarque des glaces

par Michèle LAFRAMBOISE

Michaël Jo Peter

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De très loin, on voit les lignes d’assemblage des plaques, quis’emboîtent comme des pièces de puzzle.

Fruit d’un tardif effort pour contrer l’effet de serre, la banquiseartificielle devait élever l’albédo de la Terre, ce ratio de lu mièreréfléchie vers l’espace. Après des années de palabres et d’objectionsde la part des lobbies pétroliers, les premiers morceaux ont étéposés, selon la séquence suivante :

a) délimiter une surface vaguement rectangulaire au moyende bouées,b) asperger cette surface de mousse chaude de polyuréthaneécolo-traitée ; au contact de l’eau salée, la mousse durcit, sesbulles d’air assurant la flottaison,c) étendre sur la mousse un adjuvant qui réagit pour formerune couche résistante. On obtient un beau morceau de banquiseartificielle.Assembler ce casse-tête arctique a requis douze ans d’efforts

et des centaines de bâtiments : cargos, baleiniers reconvertis,porte-conteneurs de polymère liquide… Quand le projet a étéabandonné faute de financement, la nouvelle banquise totalisaitun modeste quatre millions de kilomètres carrés. Moins que lamoitié de la surface des années 1980…

Ballottée par les courants marins, la banquise de polymèreheurte avec une régularité obsédante les côtes du Groenland, dela Sibérie, de l’Alaska et du Canada.

Dans l’immensité aveuglante apparaît une ligne noire, quidevient rectangle. Pour permettre à une vie marine de subsister,on avait ménagé une série de zones ouvertes où phoques, poissonset sternes arctiques se disputeraient les ressources.

Je scrute le contour de la zone, avec son aréole d’excrémentsséchés. La faune a fini par déserter cette oasis. La couche depolymère durcie résiste aux griffes des phoques, qui ne peuventy percer leurs sorties d’urgence. Les rives de ces faux lacs sontvite devenues des passages obligés, pièges mortels hantés par lesépaulards.

Le froid?Même dans la patrie du Père Noël, le mercure chute rarement

au-dessous de moins quinze degrés Celsius. Ce qui reste de moile sent à peine.

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14 septembre 1760Dans la quarante-cinquième année

du règne de Louis XV, que son peuple surnommait jadis

le « Bien-Aimé »

« Vous êtes gros, mon frère, et maladroit. Ce jeu n’est paspour vous », se moqua Louis, le jeune duc de Bourgogne, la têteen bas. Louis-Auguste le regardait, l’air penaud, les deux piedsbien au sol. Pourquoi les présents étaient-ils toujours pour sonfrère?

Les Pantoufles de Louis XVIpar Geneviève F. GOULET

Adeline Lamarre

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Pendant des jours, tous deux s’étaient demandé ce que lecomte de Leamy préparait dans la pièce voisine du Salon des jeux.« Un cadeau pour le neuvième anniversaire de votre fils aîné,Madame la Dauphine », l’avaient-ils entendu répondre à leurmère. Ce matin, on leur avait enfin permis de pousser la ported’acajou, le duc de Bourgogne en premier, comme toujours.

La surprise était de taille, personne n’avait jamais rien vu desemblable à Versailles. Les Leamy étaient réputés excentriques,mais on ne s’attendait pas à tant. Lorsque les deux frères étaiententrés dans la pièce, le comte les avait accueillis avec chaleur, selevant d’une des larges chaises à pattes courbées. « Bienvenuedans la Chambre de l’Aimant, vos Altesses. » Les garçons aimaientbien le comte, qui leur donnait de l’« altesse » même s’ils n’étaientpas encore princes. Cette fois, ils ne lui avaient prêté aucune at -tention, leurs yeux déjà captivés par ce qui se trouvait au-dessusde lui.

« Je l’ai appelé l’inverseur. » Il avait désigné l’épaisse plaquede métal recouvrant le plafond, à une quinzaine de pieds au-dessusd’eux. « C’est une idée qui vient de Russie. Un aimant gigan-tesque qui permet de marcher à l’envers. On m’a conté qu’ungroupe de moines moscovites l’utilisait pour méditer. L’Im pé -ratrice Catherine II les a bannis, je crois… Mais, peu importentces détails, n’est-ce pas plutôt un amusement digne d’un futurroi ? Plairait-il à Monsieur de l’essayer? »

Cette question ne s’adressait pas à Louis-Auguste. Il avaitdonc regardé son frère grimper sur une haute échelle, passerautour de sa taille et de ses bras des cordes de sécurité attachéesà des anneaux au plafond et tenues par des domestiques au solet, enfin, glisser les pieds dans les curieuses pantoufles colléescontre la surface, en s’appuyant le dos à l’échelle. Le comte leuravait expliqué que ces chaussures étaient presque entièrementconstituées de fer, mis à part l’intérieur, rembourré de satin, etun fin morceau de cuir recouvrant les semelles afin de permettrede glisser le plus en douceur possible sur la plaque.

Pendant que le comte parlait, Louis avait réussi à lâcherl’échelle et à se déplacer un peu, la tête en bas, soutenu par lespantoufles. Des domestiques s’étaient dispersés dans la pièceavec de grands coussins, au cas où l’enfant tomberait.

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Louis-Auguste regardait jalousement son frère glisser au pla -fond depuis quelques minutes. Il remarqua que les pieds de Louisavançaient de manière saccadée sur la surface brillante. Son frèresemblait même un peu essoufflé : les déplacements demandaientapparemment beaucoup d’efforts. Louis-Auguste mourait tout demême d’envie d’essayer l’inverseur. Mais son frère ne voulaitpas : c’était son jouet. Le garçonnet renifla, maussade. Personnene prenait sa défense ; on admirait plutôt la constance et la forcede caractère de Louis, l’espoir de ses parents et de ses grands-parents. « Il fera un bon monarque, un nouveau Roi-Soleil pour laFrance », chuchotait tout le monde sur son passage.

« Allez, Monsieur Maladroit, sortons. Allons jouer dehors »,décida soudainement Louis d’une voix terne en demandant à undomestique de l’aider à descendre de l’inverseur. On le soutintpendant qu’il s’asseyait lentement sur les barreaux de l’échelle.Il se massa les tempes, puis les chevilles, mais ne commenta passon brusque changement d’humeur. Louis-Auguste jeta un coupd’œil déçu sur la plaque et les pantoufles. Ce ne serait pas au -jourd’hui qu’il marcherait au plafond.

Quelques mois plus tard, le 24 mars 1761Dans la quarante-sixième année du règne

de Louis XV, que son peuple ne surnommait plus guère

le « Bien-Aimé »

On cognait à la porte sans arrêt, mais Louis-Auguste refusaitde répondre, muet depuis deux jours. Même les supplications desa mère ne l’avaient pas persuadé de défaire la barricade qu’ilavait érigée en empilant de lourdes chaises devant l’entrée de laChambre de l’Aimant. Louis-Ferdinand, son père, ordonna fina-lement à trois robustes membres de la Compagnie de Villeroyd’enfoncer la porte. L’opération dura à peine quelques minutes,mais le Roi n’aurait certainement pas approuvé que le Dauphinemploie ainsi sa garde rapprochée. Ce dernier ne s’inquiétait pasde ce détail pour l’instant ; une fois la montagne de chaises ren-versée par les gardes, il vit son fils, perché au plafond commeune chauve-souris, les yeux clos. Louis-Auguste avait dédaignéles cordes ; seuls les souliers le supportaient.

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Eucratide conquit l’Inde. Comme il en revenait,Il est assassiné sur le chemin du retour par son fils

qu’il avait associé au trône.Celui-ci, loin de dissimuler son parricide

Et comme s’il avait tué non pas son père mais un ennemi,Fit passer son char dans son sangEt fit jeter le corps sans sépulture.

Justin, XLI.

1Mourir à Kandahar

— Tu vas mourir. C’est moi qui vais te tuer. Avec cette arme.Maintenant.

Le nez froid du mauser appuie sur ma tempe comme BabrakGul se penche sur mon visage, un rictus dans la barbe. Autour de

La Cité de l’ombre doublepar Paul Martin GAL

Michaël Jo Peter

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S O L A R I S 1 7544

nous, les guerriers au turban sale éclatent de rire. Leurs fusilsfument, leurs tulwars dégouttent du sang de mon guide: son corpsimmobile forme une tache claire, plus haut sur la piste. Ma mon-ture hennit non loin, mais je ne suis pas en mesure de fuir. Au cuneéchappatoire ne m’est possible. Ma gorge se serre, une sueurglacée recouvre mon corps, mais je me force à l’impassibilité etplante mon regard dans les yeux bleus de mon adversaire.

J’avais déjà songé à la mort, car la vie d’officier politique surla Frontière Nord-Ouest implique certains risques, mais jamaiscomme à une potentialité réelle. On évite ces pensées, sauf sil’on est suicidaire… Pourtant, dans quelques minutes, tout seraterminé.

Les pensées qui me traversent l’esprit, tandis que – ultimespulsations – mon cœur bat la chamade, sont incohérentes. Jesens l’haleine fétide de celui qui, dans un instant, va appuyer surla gâchette, je vois ses dents gâtées. Ma vie cessera, alors quecette brute continuera à respirer ? Est-ce la peur qui monte, ou lacolère? Mourir avec dignité, c’est tout ce qui me reste. Lorsqueson doigt terreux appuiera sur la détente, penserai-je à Dieu, àmes parents, à ma bien-aimée? Ou au froid de la tombe?

Il y a un monde entre imaginer la scène, confortablementassis dans un fauteuil, et la vivre, allongé dans la poussière, vosbras paralysés par une corde, le visage en sang et le corps dou-loureux, près de la kala fortifiée du mollah Babrak Gul, Khandes Achakzai, dans une vallée perdue des collines Khada, au sudde Kandahar. Autour, les forêts de chêne, de hêtres et de tremblesbruissent dans la nuit tiède d’avril, une chouette ulule et les étoilesétincellent dans le ciel pur de l’Afghanistan ; un parfum de saugeet de thé flotte dans l’air.

Après m’avoir abattu comme le chien que je suis à ses yeux,Babrak Gul ordonnera à ses hommes de jeter ma dépouille d’in-fidèle dans un ravin, proie des vautours et des lynx. Ainsi finiraFrank Burton, officier britannique de la Frontière Nord-Ouest,entré clandestinement en Afghanistan pour une mission de re -connaissance. Cette fois, je ne reverrai pas Quetta. Certains s’éton -neront, dans les clubs de Peshawar, de mon absence prolongée,mais je serai vite oublié.

Babrak Gul penche son visage si près du mien que sa barbedrue griffe ma joue, et il répète sa question à mon oreille – pourla cinquantième fois au moins depuis le début de la nuit :

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S O L A R I S 1 75 45

— Chien d’Inglee, dis-moi où est dissimulé le trésor d’Is -kander, et j’abrégerai tes souffrances !

Répondre, pour éviter la douleur? Ou serrer les dents, endureret gagner du temps en espérant, contre toute logique, un ultimesecours? Mais quand on ignore la réponse à la question posée,nul espoir ne demeure. Mentir ? Le mollah n’est pas homme quel’on trompe aisément, mon corps s’en ressent au plus profond deses os.

Je réussis à balbutier, les lèvres tuméfiées :— Je ne sais pas de quoi tu parles.Sa main gauche me saisit aux cheveux et frappe mon crâne

contre le sol.— Et cela? Tu l’avais dans tes fontes, chien !Il brandit sous mon nez la monnaie d’or et le vase ouvragé qu’il

a trouvés dans ma selle.— Ne me prends pas pour un imbécile, Burrah, je sais qu’il

y en a d’autres ! Ce sont les Kafirs d’Iskander qui ont frappé detelles pièces et façonné de tels objets, j’en ai vu dans le bazar dePeshawar, et elles valent plus que leur poids de métal ! Zargun,ce traître de Nurzai, t’a guidé jusqu’ici. Lui a payé, et je m’occu-perai des siens bientôt, mais avant de mourir il a avoué que tucherchais un trésor pour l’emporter en Ingleterra. Où est-il?

Sa main me tire vers lui, l’orifice du mauser monte vers monœil : la douleur est fulgurante, il va m’énucléer ! Puis il relâchela pression. Pour l’instant.

— Parle, ou… Écoute ! Je jure par Allah le Miséricordieuxet Mohammad son Prophète que je te libérerai une fois l’or enma possession ! Si tu te tais… » Il gronde, la haine déforme sestraits grossiers. « Ton corps ne sera que plaies, tu seras découpévif, tu endureras la torture des jours entiers, et quand la folie seraproche, quand le monde ne sera que hurlements et douleurs et quetu seras devenu un infirme aveugle et répugnant, tu me diras ceque tu sais et me supplieras de te tuer !

« Alors écoute bien, Burrah, car je le ferai ! Je ne t’achèveraipas. Non. Je te laisserai à proximité d’un fort inglee, pour que tescamarades te soignent et voient ce que les Afghans font à leursennemis. Et pour ta famille, de très longues années durant, tuseras un cauchemar vivant : ils souhaiteront ta mort tant tu leurferas horreur! Ton visage sera une telle monstruosité que ta mèrerefusera de te regarder.

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Le Chant de Syriopéepar Marie-Christine BOYER

Michaël Jo Peter

Pour aller où tu ne sais pas, passe par où tu ne sais pasSaint Jean de la Croix

L e temps était gris et brumeux. Des pélicans volaient au-dessusdes vagues qui s’écrasaient sur la grève avec fracas. Je mar-chais au bord de l’eau en remontant parfois sur le sable sec,

m’éloignant alors de la mer dont le bruit me parvenait légèrementassourdi. Au creux de la dune, je m’asseyais au soleil, à l’abrides bourrasques. Parfois j’apercevais une mouette suspenduecontre le vent, au-dessus de ma tête.

Je me rappelle avoir suivi l’arc d’une longue plage au boutde laquelle un phare se dressait au milieu des ammophiles. Versla fin de l’après-midi, un héron était venu pêcher du côté de lamer. Des bassins d’eau saumâtre reflétaient un ciel gris dans les

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rochers et, plus loin sur la plage, les vagues finissaient de détruireles tours rondes d’un château de sable abandonné.

J’ai marché sur un fil aussi léger qu’un voile, sur le tempssuspendu. Mes pas n’auront laissé des traces sur la grève que letemps d’une marée. L’empreinte de sable laissée dans mes sou-venirs est autrement plus durable. Je le retrouve collé à mespieds en retournant là-bas.

Là-bas, où tout a commencé.Cette histoire, qui m’a été contée naguère, c’est celle d’une

femme venue à ma rencontre dans les brumes d’un rêve. C’estaussi mon histoire et la tienne, toi qui bientôt m’appelleras àmon tour.

Je pense à elle et je t’attends.

F

Ellie se leva pour ouvrir la fenêtre. À l’horizon, on aperce-vait la baie où habituellement la mer scintillait mais, ce soir-là,seules quelques étoiles naissantes brillaient dans le lointain. Ellesoupira, sortit sur la terrasse avec son tabac pour rouler une ciga-rette et cala son dos au bas du mur contre la pierre encore chaude.La maison solitaire qui l’avait accueillie quelques jours plus tôtétait un refuge qu’elle hésitait à quitter. Pourtant, le Conseil luiferait bientôt parvenir son ordre de mission et elle n’aurait d’autrechoix que de partir.

Une clochette tinta sur le côté de la maison. Des sabots déli-cats firent tomber quelques pierres et une chèvre apparut, suiviede ses deux petits. Un peu timides, les cabris s’approchèrent enhumant dans l’air les effluves du tabac. Attentive et désinvolte,la chèvre les surveillait du haut du mur mais finit par les re -joindre. Quand Ellie avança la main vers elle, elle ne réagit paset se laissa caresser. Dans l’ombre, ses yeux vifs et brillants lafixaient avec insistance. Ellie s’abandonna à ce regard comme sielle tombait dans un puits sans fond. Elle y vit de grandes étenduessemblables à des miroirs, s’étirant à l’infini. La fin de l’infini, sedit-elle bizarrement, surprise elle-même par cette contradiction.

La chèvre agita sa clochette. Les deux cabris, qui s’étaientéloignés, revinrent près de leur mère en galopant et tous troisdisparurent lestement derrière la maison. Ellie ne bougea pas,soudain inexplicablement heureuse, sans réponses aux questions

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mais confiante de les trouver d’une façon ou d’une autre. Lafumée du tabac montait en spirale dans l’air calme et elle suivitdes yeux les volutes diaphanes pendant quelques instants. Puiselle se leva.

C’était elle et elle seule que la mer appelait, ses pas ne seraientpas guidés par le Conseil, elle partirait sans sauf-conduit. Sonbâton de marche, son manteau et quelques vivres lui suffiraient.Le reste, elle le trouverait dans les maisons vides, le long duchemin, le ravitaillement ne serait pas un problème. Elle prit dupain, quelques fruits et une gourde d’eau puis, sans même regarderen arrière, descendit vers le chemin de la vallée. La nuit avançait.Si elle marchait d’un bon pas, elle atteindrait le littoral deux joursplus tard.

F

Elle commença à marcher d’un pas égal, retrouvant rapi -dement son rythme des longs voyages. Elle aimait cheminer d’uneallure soutenue, s’aidant d’un bâton qui ne la quittait plus depuisde longues années et avec lequel elle avait parcouru tout le pays.À Bizantès comme à Altara, les hommes voyageaient peu, lesfemmes moins encore. Pour cette raison, elle avait choisi, trèsjeune, de travailler au Temple, ce qui lui avait permis de séjournerdans les différents sanctuaires de la contrée, satisfaisant ainsison double intérêt pour les voyages et la vie spirituelle. Au fildes années, elle était devenue une sorte de prêtresse itinérante,s’arrêtant parfois quelques années pour enseigner. Depuis peu,elle était revenue sur la côte pour retrouver les lieux de son en -fance. Et puis la vie de tous avait été bouleversée, y compris lasienne.

Le sentier la mena vite aux abords de la ville-haute danslaquelle elle entra par la porte de l’ouest. C’est là qu’elle venaitse ravitailler les jours de marché. Elle aperçut au loin plusieurspatrouilles qui se dirigeaient au pas de course vers la salle duConseil. Tout au bout d’une ruelle sombre qui y menait, destorches étaient encore allumées malgré l’heure tardive. Des soldatsse hâtaient, le cliquetis de leurs armes lui parvenait dans le silence.Cachée dans l’ombre d’un porche, elle attendit quelques minutespuis repartit en faisant un détour pour éviter la grand-place. Elleprofiterait de ce va-et-vient des troupes pour franchir les remparts.

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Sony se réveille sur le canapé du salon. Il entend la voix dePaige : « Attends, je crois qu’il se réveille… »Elle pose le combiné.« Comment tu te sens?— Moyen…— C’est normal…— Quoi?— C’est normal. »Le sommeil s’accroche à lui, rend tout plus nébuleux.« Ne t’inquiète pas… »Elle lui caresse le front, elle est gênée. Il regarde juste devant

lui, abasourdi.« Mais… je dors depuis combien de temps? »Elle hésite.

Gravité faiblepar Prune MATEO

Prune Mateo

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« Tu as dormi beaucoup…— Comment ça? »Elle se jette contre lui, passionnément : « Oh, Sony ! »Il continue à fixer le vide, referme doucement les bras sur le

corps de sa femme. À travers la baie vitrée, le ciel, les arbres etles herbes agités par le vent se reflètent dans l’eau de la piscine.

« À qui tu parlais au téléphone? »Elle met un temps avant de répondre : « À Normann.— …— Il dit que tu as besoin d’être entouré après ce qui s’est

passé…— Ce qui s’est passé?— Il dit que c’est normal. »Elle le regarde tristement. Le téléphone sonne.« De quoi tu parles, Paige? »Elle fait signe d’attendre un instant.Elle décroche d’un air sérieux. Elle parle bas, sourit, prend

un air préoccupé, puis sourit de nouveau.On dirait qu’elle prend la pose, qu’il n’y a personne au bout

du fil.L’image se réduit, disparaît.

Ce qui s’est passé.La sonnerie s’arrête. Il y a un petit bruit du système de dé -

clenchement, puis le cocon s’ouvre dans un soupir.Quelle heure est-il ? Il fait chaud. Une cloison suspendue au

plafond incurvé occulte sa vision.On a dû le transférer en salle de réveil… non, c’est cette

cloison amovible qui l’a induit en erreur, elle doit être programméepour se placer devant le cocon au réveil. Autour de lui, dans lavapeur, Sony reconnaît les rangées de cocons qui forment deuxcercles concentriques.

Le pupitre s’illumine.« Veuillez prendre connaissance des informations vous

concernant », dit une voix éthérée.Sony réprime un frisson et s’extrait du cocon. Il saisit les

fiches de transit, qui se déclipsent automatiquement.C’est bizarre qu’il n’y ait personne.Tandis qu’il sort le vêtement de l’emballage, la voix annonce:

« Vous êtes attendu au Plan 4. »Il enfile le vêtement et bâille. Quel rêve étrange…

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L’Île perduepar Jean Carlo LAVOIE

Michaël Jo Peter

Chapitre I

À bord du Medusa

En l’an de grâce 17**, lorsque monsieur de la Pommerayeproposa à son secrétaire particulier, le jeune Frédéric desArcis, de l’accompagner dans son voyage pour les Amériques,

il ne croyait pas lui accorder une faveur. Il pensait que le jeunehomme, à l’instar de la frivole jeunesse du siècle, préférait deloin Paris, ses salons et ses divertissements à la mode, à la rudeexpérience d’une traversée de l’Atlantique et d’un séjour sur uneterre sauvage.

Il se trompait.Frédéric des Arcis ne fréquentait les salons qu’autant qu’il le

fallait pour ne pas être taxé de misanthropie, et l’étude de la phi-losophie, de l’histoire et des belles-lettres l’absorbait davantageque les bals et l’opéra. Par contre, il se rendait volontiers authéâtre, mais c’était, contrairement à ces foules de philistins qui

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encombrent toujours les loges et le parterre, le spectacle qui leravissait plus que la belle société réunie.

Cette invitation de monsieur de la Pommeraye, qu’il acceptasans réserve, était, aux yeux du jeune homme, l’opportunitéd’entrer de plain-pied dans la légende. Enflammé, il estimaitqu’il allait emprunter la même voie qu’Ulysse et Colomb, sansmême être capable, ici, de distinguer le mythe de l’Histoire, tantson esprit était transporté par de romanesques rêveries.

Pendant les quelques jours qu’il passa au port de Saint-Malo, il allait souvent se promener seul sur les quais, à l’heuredu coucher du soleil. L’horizon, cette ligne imaginaire qui sembleêtre aux confins de ces deux absolus que sont le ciel et la mer,l’interpellait alors mystérieusement. Étaient-ce la qualité prisma-tique particulière de la lumière, l’ampleur inhumaine de l’espaces’ouvrant devant lui ou ses inclinations poétiques invétérées quirendaient ces moments de silencieuse contemplation à la fois sipoignants et si énigmatiques? La notion confuse qui imprégnaitalors son esprit, c’était que l’univers était infini. Ce fait était ter-rible, il le savait, et pourtant, à la pensée qu’il partirait bientôtexplorer cet infini, un charme indicible se diffusait en lui, avecle pouvoir insidieux de la mélancolie.

La veille de leur départ pour les Amériques, monsieur de laPommeraye et Frédéric se rendirent au quai où était amarrée lagoélette, le Medusa, pour assister aux derniers préparatifs avantle grand voyage. Le crépuscule était déjà tombé ; la trépidationet le pittoresque de la vie marchande avaient cédé la place ausilence et à la dissimulation du monde des trafiquants et despirates. Les deux hommes, cheminant sur les quais à la lueurd’une lanterne, pouvaient sentir tout autour d’eux le grouille-ment d’activités pour lesquelles les ténèbres, loin d’être une dif-ficulté, étaient, au contraire, d’indispensables alliées. Ici, dansun coin, on effectuait un échange, d’où ne perçaient dans le noirque les reflets des yeux avides et des pièces d’or ; là, dans unautre, des râles étouffés et le scintillement des poignards indi-quaient qu’un règlement de compte était en cours. Et bordant lechemin, des matelots, adossés à des caisses ou assis sur des amasde cordages, fumaient tranquillement la pipe avec une langueurspectrale. Leur peau brûlée par le soleil, rayée par des cicatriceset ornée par des tatouages semblait se manifester aux yeux des

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deux Parisiens avec la même force suggestive qu’une incantationproférée dans une langue inconnue : elle sous-tendait l’existenced’autres mondes.

Monsieur de la Pommeraye et Frédéric furent accueillis parle capitaine de Bougainville, qui les escorta à bord. Il leur pré-senta ses deux seconds et leur fit visiter le navire. Pour un obser-vateur néophyte tel que Frédéric, le Medusa présentait l’énigmede sa structure et de son assemblage comme un labyrinthe, danslequel son esprit inquisiteur se perdait à chaque embranchement.Il suivait la rambarde du regard et butait sur un appareil inconnu.Il plongeait les yeux à travers l’ouverture d’une écoutille etvoyait glisser dans son champ de vision des ombres aux formesinconcevables. Il remontait un câble à travers les ramificationsdes gréements et dérapait vers la voûte étoilée. Cet univers étaitpour lui un déploiement de signes, dont le code lui était étranger,mais la forme fascinante, comme peuvent l’être les hiéroglypheségyptiens ou les idéogrammes chinois.

Tandis que monsieur de la Pommeraye, le capitaine et sesdeux seconds étaient en conciliabule, Frédéric en profita pours’éloigner un peu et faire succéder le toucher à la vue. Sa main,gourmande, parcourait toutes les surfaces, lignes et textures,quand un bruit au-dessus de lui attira son attention. Il releva latête. Une silhouette, découpée par la lueur de la lune, se mouvaitavec une prodigieuse agilité à travers les gréements. Elle s’agrip-pait là où il ne semblait pas y avoir de prise. Elle bondissait d’unpoint isolé à un point inaccessible et vice versa. Elle se balançaitsur les câbles en de vertigineux tourbillons. Subjugué, Frédéricla contemplait.

Soudain, la silhouette, profitant d’un jeu de poulie, plongeaavec vélocité vers le pont. Elle atterrit fermement à quelques pasde Frédéric. Elle était toujours dans l’ombre. Ils demeurèrentface à face quelques secondes. Puis, la silhouette s’avança et entradans la lumière. La transition fut accueillie comme un choc parFrédéric. Du mystère absolu qu’elle constituait, la silhouette s’étaitsubitement révélée être un homme au milieu de la quarantaine,du visage duquel émanait la transparente tranquillité de celui quia traversé mille morts et autant d’enfers. Instantanément, Frédéricput lire dans le regard de cet inconnu qu’il n’avait plus rien à

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En juillet  2006, leprésident de la Russie,Vladimir Poutine, dans une offensive

de charme en vue du prochain Sommet des G8 àSaint-Pétersbourg, a voulu re monter sa cote

auprès des jeunes en répondant à une qua-rantaine de questions posées sur Internet,par l’intermédiaire de BBC Online. Arrivanten quatrième place, et en dossée par plusseize mille six cent quatre-vingt-deux

votes, la question formulée parViktor, vingt-neuf ans, fut, et je cite :« Quelle est votre opinion con -cernant le réveil de Cthulhu? »

Pour « L’Amour de l’Art »

ou comment Lovecraft a conquis la culture populaire

par Mario TESSIER

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À titre de curiosité historique,une plaque commémorative aété apposée sur l’immeuble oùLovecraft a séjourné lors de sonpassage à Québec, au tout dé -but des années 1930. L'édi fice

(le Saint-André) est situé au 801, rue de Bougainville, à l’intersection du chemin Sainte-Foy. Lovecraft, comme tant d’autres écrivains, a été séduit par le cachet européen de laville. Il a d’ailleurs écrit un texte remarquable sur l’histoire de Québec, dans lequel ilévoque son « parfum de douce antiquité, de quiétude et d’éternité… ».Source : Wikipédia

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La grande Histoire ne conserve pas la réponse de l’autocraterusse. Mais gageons qu’elle faisait mention de l’émergence de R’lyehlorsque les étoiles seront à nouveau propices…

Lorsqu’on considère l’omniprésence de l’univers lovecraftien dansla culture populaire, il est sidérant de voir à quel point la mythologieartificielle de Cthulhu, totalement fictive, et disons-le, tout de mêmeun peu ridicule, sinon grotesque (comme Azathoth, la divinité in -forme, aveugle et stupide), est parvenue à dominer des pans entiersdu domaine de l’horreur.

Aujourd’hui, plus de soixante-dix ans après sa mort, les histoiresde HPL connaissent une popularité toujours croissante. On fait réfé-rence au Necronomicon dans Les Simpsons, on publie des anthologiesoù Cthulhu s’aventure sur le territoire des cow-boys, rencontre despirates, ou terrorise les gumshoes1. On trouve des encyclopédies decthulhuriana, des concordances de mythologie lovecraftienne, etmême un guide Petersen illustrant les différentes races du panthéondes Grands Anciens, de la même manière que l’on s’y prendrait pouridentifier pinsons et canards sauvages. Et ce, sans compter tous lesgroupes musicaux qui clament leur provenance de R’lyeh ou leurappartenance à Yog-Sothoth.

Son œuvre a été adaptée à la radio, à la télévision et au cinéma.Il est l’objet d’innombrables thèses savantes et d’études académiques.Traduit en de nombreuses langues, il a un large public au Japon etles intellectuels d’Espagne et de France le considèrent comme unhomme de lettres accompli et un génie méconnu. En littérature, sonœuvre a, tout à la fois, inspiré des auteurs populaires comme CliveBarker et Stephen King, ainsi que des écrivains distingués commeBorges, Umberto Eco et Joyce Carol Oates.

Lovecraft à 9 ans.

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Mais, peut-on se demander, comment un écrivain de pulps,mort dans la pauvreté, et presque totalement oublié quelques annéesaprès sa disparition, a-t-il réussi à imprimer sa marque sur le genretout entier de l’horreur et à diffuser urbi et orbi sa vision cosmiqued’une humanité insignifiante, aux prises avec un univers hostile ?

La figure du reclus de ProvidenceVivant chez ses tantes, n’ayant pas d’emploi mais doué d’une

activité épistolaire considérable (au moins quatre-vingt mille lettres,peut-être cent milles), courtisant même sa future mariée par corres-pondance, avec son intérêt pour la poésie, la littérature et l’astronomie,Lovecraft fait figure d’un nerd! Si l’internet avait existé en son temps,sans doute aurait-on pu le voir fréquenter les forums de discussionet offrir ses histoires sur le Web.

Dans ses lettres, il prend une attitude amusée envers ses corres-pondants plus jeunes et s’invente des personnages, tel GrandpaTheobald, pour couvrir son peu d’intérêt envers le quotidien.

Bien que les photographies que l’on a de lui ne montrent qu’unvisage austère, sinon sévère, on sait toutefois qu’il prenait un malinplaisir à ses petites blagues littéraires et qu’il entretenait dans soncercle restreint de correspondants des supercheries et des facéties quetous appréciaient et reprenaient. Par exemple, il pastiche Poe ouSamuel Johnson, rédige la biographie imaginaire d’Ibid – la locutionlatine ! –, ou écrit une pseudo-tragédie en vers où les protagonistessont ses amis écrivains. Un de ses jeux favoris consistait à adopterles divinités de ses collègues et de prêter les siennes afin qu’elles seretrouvent dans les histoires qui coulaient de leur plume. Sans compterqu’il introduisait des éléments de son panthéon personnel dans lesnombreuses révisions littéraires qu’il effectuait pour des clients ouamis.

Ainsi, dans une lettre à William Anger, datée de 1934, il écrit :« Pour le plaisir de mettre sur pied un cycle de folklore artificiel quisoit convainquant, tout notre groupe se réfère fréquemment auxdémons favoris des autres – ainsi [Clark Ashton] Smith se sert demon Yog-Sothoth, tandis que j’utilise son Tsathoggua. Aussi, detemps à autre, j’insère un démon ou deux de mes propres contes dansles histoires que je révise pour des clients professionnels. De cettema nière, notre panthéon noir acquiert une reconnaissance et unepseudo-autorité plus étendue qu’elle n’aurait pas autrement. Parcontre, nous n’avons jamais tenté de berner qui que ce soit par unemystification ; au contraire, nous avons toujours soigneusementexpliqué à ceux qui nous l’ont de mandé que nos histoires sont de lafiction à 100 % (…) Tout cela leur donne une aura de crédibilité. »2

Lovecraft utilisait indifféremment les idées de ses collègues,comme Tsathoggua, une des entités surnaturelles de Clark Ashton

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Je suis ici pour parler de science-fiction, mais je veux commencerpar la description d’un concept

utilisé par les anthropologues: l’ethno-biologie. L’ethnobiologie comprendles idées naïves au sujet du mondebiologique. Par exemple, les genspensaient jadis que les baleinesétaient des poissons géants parcequ’elles n’ont pas de pattes et qu’ellesvivent dans les océans. Ensuite nousapprîmes que les baleines respiraientl’air et étaient des animaux à sangchaud; nous nous sommes donc ren -du compte qu’il était plus logique deles classer parmi les mammifères. Unautre exemple, celui des araignées,

que l’on prenait pour des insectes, parce qu’elles leur ressemblentplus ou moins. Mais si l’on y regarde de plus près, on remarque queles araignées ont huit pattes et non six, et que leur corps comportedeux segments et non trois : il était donc plus lo gique de les classerà part.

L’ethnobiologie intéresse les anthropologues parce que des mé -prises comme celle de prendre les araignées pour des insectes ne sontpas universelles. Ces méprises varient d’une civilisation à l’autre, etles anthropologues peuvent apprendre beaucoup de la façon dont unecivilisation conçoit le monde biologique. L’ethnobiologie intéresseaussi les psychologues, car l’étude des idées que se font les enfantsde la nature nous donne un aperçu de la façon dont se développentnos capacités cognitives à mesure que nous mûrissons.

Quant à moi, après avoir lu sur l’ethnobiologie, j’ai commencéà en voir des exemples partout ; même si nous avons une éducationscientifique, nous pratiquons régulièrement l’ethnobiologie à notreinsu.

À propos du corpsAllocution de Ted CHIANG

prononcée à Québec dans le cadre du XXVIIe

congrès Boréal, le samedi 15 mai 2010

Photo : Péro

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Laurent PoujoisL’Ange BlondParis, Mnémos (Icares), 2010, 303 p.

Laurent Poujois est un nouveau venudans la littérature adulte. Après deuxromans jeunesse, il signe avec l’AngeBlond un texte haletant, qui mélangel’aventure d’espionnage des plus trépi-dantes avec l’uchronie. Son roman, terri -blement efficace, raconte les aventuresd’Aurore Lefèvre, jeune femme issue de lalégion impériale maintenant reconvertiedans la création scénique et musicalesous le nom de l’Ange Blond.

Le roman commence d’emblée parune scène de saut en chute libre quidonne le vertige, et le ton du livre aucomplet, car l’action s’enchaîne à unrythme aussi effréné qu’un épisoded’Alias, au cours de ces trois cents pagesbien tassées. Mlle Lefèvre est aussibelle, jeune, agile et infatigable queSydney Bristow, mais elle évolue dansun univers très différent. Et pour cause :si nous sommes dans les années deuxmille, le monde où elle vit est fon -damentalement différent du nôtre.Na poléon y a mis en place un empireeu ropéen dominé par la France suite àsa victoire sur les Anglais. Sa descen-dance s’est poursuivie jusqu’à l’impéra-trice Caroline Bonaparte, qui s’apprêteà fêter le deux centième anniversairedu débar quement des forces napoléo-niennes sur les côtes anglaises en 1808dans un décor fastueux.

Une commémoration qui ne fait pasque des heureux, à commencer par les

Anglais eux-mêmes, dont la monarchieest toujours exilée, ou encore les con -sortiums économiques du pétrole muse-lés par l’Empire, qui a instauré depuis lesannées 1930 un quota anti pollution.

L’auteur nous plonge dans cet uni-vers grâce à des notes introductivesdans chaque chapitre, sous forme depetit article d’encyclopédie qui n’estpas sans rappeler « L’Encyclopédie dusavoir relatif et absolu » de BernardWerber dans Les Fourmis, en plus tech -nique cependant.

Mais l’uchronie est ici plus qu’undécor où évoluent les personnages, ettout est superbement assemblé pourrendre ce monde alternatif crédible dansses moindres détails. Afrique où lesBlancs n’ont presque pas mis leur em -preinte, Chine différente, conquête deMars… Amérindiens sans États-Unis…

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Michael MarshallLes Vents mauvaisNeuilly-sur-Seine, Michel Lafon, 2010,362 p.

Michael Marshall est un de ces écri-vains populaires qu’il est plutôt difficiled’enfermer dans un genre défini. Un peucomme Dan Simmons, il aime brouillerles pistes et ses meilleurs romans navi-guent dans des eaux génériques variées,passant de l’un à l’autre sans complexe.Les Vents mauvais (le titre original,très stephenkingien, est Bad Things) aété publié sous l’étiquette « thriller »,une appellation trop restrictive puisqu’ils’agit aussi d’un récit fantastique (ceque trahit d’ailleurs l’illustration decouverture dont la sémantique visuellenous suggère une histoire d’envoûte-ment, voire de sorcellerie). Ce récit estd’ailleurs tellement fantastique (au sensgénérique) que j’avoue humblement

avoir la curieuse et gênante impressionde ne pas avoir tout compris… Bref,j’aurais beaucoup de mal à expliquertrès précisément, en termes cartésiens,ce que sont ces « mauvaises choses » quiempoisonnent l’atmosphère de BlackRidge, dans l’état de Washington, ancienlieu de résidence idyllique de JohnHenderson avant qu’un drame atroce nemette fin à la vie de son fils Scott et nevienne faire voler en éclat sa vie defamille.

Trois ans se sont écoulés depuis queScott est mort dans des circonstancespour le moins bizarres. Henderson, unancien avocat, est maintenant serveurdans une pizzeria, au bord de la mer, enOregon. Un jour, il reçoit un étrangecourriel : « Je sais ce qui est arrivé. »Tout d’abord persuadé qu’il s’agit d’unesinistre plaisanterie, il décide d’ignorer lemessage. Mais quand il est contacté parune Ellen Robertson terrorisée, qui pré-tend que son mari est mort dans lesmêmes circonstances que Scott, il décidede retourner à Black Ridge, en quête dela vérité. Une intrigue secondaire (moinsinsolite mais plus palpitante, parce quedavantage axée sur l’action) implique lafille de son patron qui a comme copainun voyou toxicomane sans cervelle quin’arrête pas de se fourrer dans les piresguêpiers. Chaque fois, c’est un JohnHenderson plein de ressources qui vaintervenir de manière musclée pour réglerle problème…

À Black Ridge, Henderson estconfronté à une communauté fermée,gangrenée par des forces hostiles, inex-plicables. Des événements qui défient

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En raison de sa périodicité trimestrielle, de sa formule et de son nombrerestreint de collaborateurs, la revue Solaris ne peut couvrir l’ensemblede la production de romans SF, fantastique et fantasy. Cette rubriquepropose donc de présenter un pourcentage non négligeable des livresdisponibles en librairie au moment de la parution du numéro. Il nes’agit pas ici de recensions critiques, mais strictement d’informationsbasées sur les communiqués de presse, les 4es de couverture, les articlesconsultés, etc. C’est pourquoi l’indication du genre (FA: fantastique ;FY: fantasy ; SF: science-fiction ; HY: plusieurs genres) doit être consi -dérée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une simple indication préliminaire!Enfin, il est utile de préciser que ne sont pas présentés ici les livres dontnous traitons dans nos articles et rubriques critiques. La mention (R)indique une réédition.

par Pascale RAUD et Norbert SPEHNER

Joe ABERCROMBIE(FY) La Première loi T.1 : Premier sang(FY) La Première loi T.2 : Déraison et sentimentsParis, Pygmalion (Fantasy), 2010, 573 et 400 p.Le barbare Logen Neuf-Doigts, le capitaine Jezal dan Lutharet l’Inquisiteur Glotka n’ont absolument rien en commun. Sice n’est que les combats menés au Nord risquent de changerleur vie à tout jamais, mais également de les faire douter deleurs allégeances.

Douglas ADAMS(R) (SF) H2G2: l’intégrale de la trilogie en cinq volumesParis, Denoël (Lunes d’encre), 2010, 1112 p.

Kevin J. ANDERSON(SF) La Saga des Sept Soleils T.4 : Soleils éclatésParis, Bragelonne (Bragelonne SF), 2010, 569 p.Quatrième tome d’une saga de space opera flamboyante, parun auteur qui collabore également avec Brian Herbert pourl’écriture de la fin de la série Dune.

Kevin J. ANDERSON et Brian HERBERT(SF) Légendes de Dune T.2 : Le Souffle de DuneParis, Robert Laffont (Ailleurs & Demain), 2010, 487 p.

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par

Christian SAUVÉ [CS]

Hot Tub Time Machine

Un trio d’anciens copains quadragénaires maltraités par la viedécide de revivre un moment fort de leur jeunesse et va visiter unestation de ski où, vingt-cinq ans plus tôt, ils avaient connu de follesaventures. Ils amènent avec eux un jeune homme auquel ils peuventraconter les détails de leur glorieuse débauche passée.

Découvrant que la station de ski n’est elle-même qu’un pâlereflet de la station de leurs souvenirs, notre équipe de fêtards finit pardéverser une boisson stimulante potentiellement illégale dans lescontrôles d’un jacuzzi aux pouvoirs bien étranges. Ils se réveillent en1986, habitant leurs corps d’alors… à quelques complications près. Unréparateur joué par Chevy Chase en sait un peu plus sur la situation,mais ses explications ne sont pas des plus claires. Heureusement, lesprotagonistes ont déjà vu des films de SF et « savent » qu’ils ne doiventrien changer… ou presque rien changer… ou ne pas changer beaucoupde choses… ou au moins faire une tentative pour ne pas tout changer.

Ce n’est plus une surprise de voir des éléments science-fictionnelsutilisés à toutes les sauces, et de moins en moins dans le cadre de filmsappartenant clairement au genre de la science-fiction. C’est la rançondu succès. Maintenant que tout le monde comprend le fonctionnementdu voyage dans le temps, celui-ci se retrouve un peu partout. Commesous-intrigue dans Harry Potter and the Prisoner of Azkaban,

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comme prétexte à des effets spéciaux dans Prince of Persia : TheSands of Time ou bien comme excuse pour une bête et stupide comédiepour collégiens telle Hot Tub Time Machine.

On dira qu’avec un titre pareil, il était inutile de s’attendre à unsurplus d’intelligence. Il faut tout de même avoir un certain culotpour détourner le thème du voyage temporel en une comédie oùalcool, musique, filles et débauche deviennent les raisons d’être dufilm. Ce n’est pas tant, faut-il le préciser, un film pour collégiensattardés, qu’un film au sujet de collégiens attardés.

Les blagues évidentes fusent quant aux années quatre-vingt, etles soi-disant progrès accomplis depuis lors. La mode est en spandexnéon, la politique est reaganienne (y compris les good ol’boys locauxqui idéalisent le film Red Dawn et voient partout la menace sovié-tique) et John Cusak se permet des clins d’œil à quelques-uns desfilms qu’il tournait à l’époque. Le jeune homme contemporain estfrustré de ne pas pouvoir envoyer de textos aux filles qu’il rencontre,et constate à son grand dam que sa mère est une chaude lapine desneiges. Tout cela aurait pu être nettement plus sympathique sans unepareille prolifération de grossièretés, de références grivoises et de gagsportant sur l’amputation, l’homophobie, la misogynie, la consommationagressive d’alcool et la célébration des déficiences intellectuelles.Qu’une des scènes marquantes du film soit une interprétation ana-chronique du succès hip-hop « Let’s Get Retarded » ne semble pasêtre un accident.

En d’autres mains, ce film aurait pu creuser une réflexion sur leschoix qui façonnent nos vies, élaguer quelques excès de mauvaisgoût, moins flatter les préjugés mâles et réactionnaires de l’audience.Manifestement, ce n’était pas le but recherché par les créateurs. À

188 S O L A R I S 1 75

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