les nouveaux mendiants - Écoles, hôpitaux et services sociaux

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LES NOUVEAUX MENDIANTS ÉCOLES, HOPITAUX ET SERVICES SOCIAUX PISTES DE SURVIE PROFESSIONNELLE PIERRE-YVES BOILY TEXTE REVISE JUILLET 2003 © PIERRE-YVES BOILY, 1995

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Essai sur les pistes de survie pour les professionnels des réseaux publics. Paru d'abord en 1995, cet essai fut celui pour lequel je reçu le plus d'invitations pour des conférences et des sessions...et çà continue! Alors je vous offre gratuitement le texte à condition que vous respectiez le droit d'auteur dans sa reproduction.

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LES NOUVEAUX MENDIANTS

ÉCOLES, HOPITAUX ET SERVICES SOCIAUX PISTES DE SURVIE PROFESSIONNELLE PIERRE-YVES BOILY TEXTE REVISE JUILLET 2003 © PIERRE-YVES BOILY, 1995

© Pierre-Yves Boily, 1995.

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Introduction Le banc du ‘quêteux’ Chapitre I Les malaises fréquents 1.1 La fatigue .......................................................................... 10 1.2 Le contrôle ........................................................................ 13 1.3 La retraite ......................................................................... 18 1.4 La solitude ......................................................................... 19 1.5 L’incertitude ...................................................................... 23 1.6 Les pouvoirs occultes .….. ....................... 27 1.7 L’absence de repère ......................................................... 33 Chapitre 2 Les vices cachées 2.1 Mandats et paradoxes ....................................................... 36 Les paradoxes des services sociaux Les paradoxes de l’école Les paradoxes de l’hôpital 2.2 Les interdits ...................................................................... 44

Interdit de l’erreur Interdit de l’équipe

Interdit du temps Interdit de la hiérarchie Interdit de la tradition Interdit du plaisir

Interdit du choix 2.3 La technocratie ................................................................. 53

2.3.1 Objectivité 2.3.2 Rentabilité 2.3.3 Efficacité

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2.4 La fausse démocratie ....................................................... 57 2.4.1 La réunionite

2.4.2 La consultivite 2.4.3 L’innocenterie 2.4.4 Les faux prophètes 2.4.5 Le vide de la parole

Chapitre 3 Les signes d’espoir ................................................ 65 3.1 La capacité d’indignation 3.2 L’acharnement compétent 3.3 La compassion intelligente 3.4 L’abnégation solidaire 3.5 Une ouverture du sens critique Chapitre 4 Les choix fondamentaux......................................... 4.1 Le sens ……………………………………………………………. 72 4.2 Les racines historiques …………………………………………….. 76 4.3 La mission …………………………………………………………… 78 4.4 Métier ou vocation …………………………………………………. 80 4.5 Droits et devoirs ……………………………………………………. 82 4.6 L’honnête homme, la sage femme …………………………… ... 85 4.7 L’équipe ……………………………………………………………… 87 4.8 Le pouvoir et la hiérarchie ……………………………………….. 89 4.9 Besoins et aspirations ……………………………………………. 93 4.10 Au service de…. ………………………………………………….. 95 4.11 Bonheur et conversion ??? …………………………………….. 98

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Chapitre 5 Les stratégies et les moyens 5.1 Que faire ? .................................................................. 101 5.2 Les rituels ................................................................... 102 5.2.1 Rituels de mandat 5.2.2 Rituels de serment 5.2.3 Rituels de coopération 5.2.4 Rituels de reconnaissance 5.2.5 La fête 5.3 Équipe et leadership .................................................... 107

5.3.1 Diversité et flexibilité 5.3.2 Leadership compétent : les cadres intermédiaires 5.3.3 Le groupe d’appartenance 5.3.4 Modalités de la communication 5.3.5 Gestion du temps

5.4 Culture et formation ..................................................... 117

5.4.1 Une formation continue 5.4.2 Une formation large 5.4.3 Une formation intégrée 5.4.4 Des options claires

5.5 Les quatre dimensions ................................................. 121

5.5.1 Les personnes 5.5.2 Les tâches 5.5.3 L’organisation 5.5.4 Le sens

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INTRODUCTION Que se passe-t-il aujourd’hui dans nos écoles, nos hôpitaux et nos services sociaux ? D’où proviennent ces malaises professionnels étalés sur la place publique ? Pourquoi y a-t-il violence, épuisement et découragement parmi les aidants de notre société ? Comment des personnes aussi ouvertes et compétentes en arrivent-elles à vivre les règles de la jungle ? Qui sont ces professionnels qui mendient une piètre reconnaissance sociale ? Et surtout comment sortir de ce cercle vicieux technobureaucratique dans lequel nous nous sommes enfermés ? Vers où et comment orienter notre énergie pour développer ensemble un climat de travail sain pour nous, pour nos élèves, nos patients, nos bénéficiaires, nos clients ? Se motiver oui mais à quoi, avec qui ? S’organiser oui mais pourquoi et comment ? Travailler ensemble oui mais sur quelles bases, avec quel consensus ? Voici les questions auxquelles cet essai tente de répondre avec une prétention à l’humilité, avec un idéal de réalisme, avec un sérieux humour.

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Le banc du “ quêteux ”

Dans la maison de ma grand-mère, durant les années 1800, un sobre banc de bois se trouvait, dépouillé, juste à côté de l’entrée. Personne n’y déposait jamais rien et personne ne s’y asseyait… sauf, trois ou quatre fois par année, un “ quêteux ”.

Ce dernier était un vieil homme dont le métier consistait à passer de maison en maison pour recueillir les aumônes qui lui permettaient de survivre. Le “ quêteux ” s’arrêtait chez ma grand-mère à chaque saison, saluait la compagnie, s'asseyait sur le banc et demandait “ pour la grâce de Dieu ” un morceau de pain, une chique de tabac ou quelques sous pour la route.

D’après les dires de mon père, ma grand-mère accueillait favorablement le “ quêteux ”, en lui offrant un solide repas. De temps à autre, elle lavait ses hardes et rafistolait son baluchon. À chaque fois, le “ quêteux ” occupait son banc et ma grand-mère, après son départ, prenait bien soin de passer balai et chiffon sur tous les contours du fameux banc.

Je n’ai jamais vu de “ quêteux ” sur le banc chez ma grand-mère, mais le banc m’intriguait, comme une enceinte sacrée, que même au milieu des années 1900, nous n’avions pas le droit de franchir.

— Pourquoi, grand-maman, je ne peux pas m’asseoir sur ce banc ?

— Parce que c’est le banc du “ quêteux ”.

— C’est qui un “ quêteux ”, grand-maman ?

— Un homme pauvre, plein de puces, de tiques et de poux. Si tu t’assois sur ce banc, tu en attraperas et tu seras bien malheureux.

— Qu’est-ce qu’il vient faire ici avec ses puces, grand-maman ?

— Manger un peu, par charité.

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— C’est quoi la charité, grand-maman ?

— C’est quand on donne à manger au “ quêteux ”.

— Quand va-t-il venir le “ quêteux ”, grand-maman ?

— Il ne viendra plus, il est mort depuis bien longtemps.

— Ah !…

Quelques années de maturation…

—Dis-moi papa, comment c’était quand le “ quêteux ” venait chez ta mère ?

—Toute une excitation ! Il jasait, contait des histoires et donnait des nouvelles de tout le comté. Ma mère lui posait beaucoup de questions, mais ne nous laissait pas nous approcher trop près de lui.

—Te rappelles-tu, à quelle époque, le “ quêteux ” a cessé de venir chez ta mère ?

—Les religieux avaient créé un refuge en ville et ta grand-mère recevait les nouvelles par la gazette.

—Ah !…

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Les mendiants d’aujourd’hui tendent la main sur la rue pour quelques pièces de monnaie. S’il nous arrive de leur répondre, l’échange est bref, souvent sans parole, seulement, à la fin, un “ merci ” de la part du jeune mendiant et un “ que le bon Dieu vous bénisse ” de la part du vieux mendiant. Mais chaque rencontre avec un mendiant soulève inlassablement les mêmes questions: “ Utilisera-t-il l’aumône pour se nourrir ou pour boire ou pour se droguer ? ” “ N’y a-t-il personne dans notre société pour s’occuper de ces gens-là ? ”

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Pourquoi ces jeunes mendiants ne sont-ils pas à l’école ? N’y a-t-il pas de travailleurs sociaux pour les prendre en charge ? Pourquoi ces vieux mendiants ne sont-ils pas à l’hôpital ? N’y a-t-il pas d’infirmières pour prendre soin d’eux ? Pourquoi ces gens doivent-ils mendier ? N’y a-t-il pas des centres d’accueil pour les héberger ? Où est le banc du “ quêteux ” ? Où est ma grand-mère ?

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Le réseau public et parapublic regorge de médecins, d’enseignants, d’infirmières, de psychologues, de travailleurs sociaux, de techniciens et d’intervenants de toutes sortes. La société les charge de veiller sur les enfants, les malades, les pauvres, les vieux et les laissés-pour-compte. Tous ces professionnels ont à leur disposition des édifices, des budgets, des instruments pour élaborer des stratégies, des programmes et des protocoles devant permettre des interventions efficaces. Leurs clientèles sont répertoriées, classées, analysées, organisées et ciblées. Ils sont eux-mêmes supervisés, gérés, structurés et évalués.

Et pourtant, la grande machine d’aide étatique souffre de ratés à répétition. Les clientèles augmentent, le personnel diminue, les exigences se resserrent, les problématiques s’accentuent. Les intervenants de toutes formations et de toutes conditions s’interrogent, s’inquiètent, s’épuisent, s’analysent, se cherchent et s’isolent. Où est ma grand-mère ? Où est le banc du “ quêteux ” ? Qui sont les mendiants ?

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Dans les hôpitaux, les écoles, les services sociaux, comment pourrions-nous restituer cet échange entre le “ quêteux ” et ma grand-mère où aide, information, reconnaissance, statut et sens composaient une relation satisfaisante pour l’un, pour l’autre et pour “ la compagnie ” ? Le “ quêteux ” mendiait une bouchée de pain ; ma grand-mère mendiait de l’information et la “ compagnie ” (dont moi) mendiait un sens à l’interdit du banc. Dans notre réseau d’aide

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actuel, où est l’entraide ? Qui mendie quoi ? Qui sont les nouveaux mendiants ?

Se pourrait-il que les nouveaux mendiants soient ceux-là mêmes à qui la société confie la tâche d’aider ou d’accompagner les “ quêteux ” ?

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CHAPITRE I

LES MALAISES FREQUENTS

1.1 LA FATIGUE

Au Québec durant les années quatre-vingt, les humoristes, du Groupe Sanguin faisaient fureur avec un numéro, entre autres, dans lequel un homme très blême, en pyjama, répétait sans cesse: “ Chu fatiqué ! ” À sa vue, les spectateurs se tordaient de rire. À chaque grand soupir du personnage, à chaque répétition de la seule répartie, une grande vague de rire fou déferlait sur l’auditoire. “ Chu fatiqué ! ” devint une expression consacrée qui devait servir de contrepoison à la grisaille du quotidien.

En vérité, qu’y avait-il de vraiment drôle dans ce personnage et dans cette expression, sinon la démonstration très crue de l’épuisement général. Nous riions parce que nous nous reconnaissions, individuellement et tous ensemble. À mon avis, c’était la perception simultanée du drame personnel et de l’étendue collective de ce drame qui nous faisaient rire aux larmes. Plus le “ Chu fatiqué ! ” était répété, plus nous nous rendions compte que la fatigue était généralisée dans la salle, plus notre impression d’isolement se désagrégeait dans un rire collectif qui manifestait une sorte de solidarité dans la misère. Devant le “ Chu fatiqué ! ” du Groupe Sanguin, nous admettions, par le rire, une expérience commune et cette communauté du désespoir provoquait à son tour le rire de la joie des retrouvailles, la fin de l’isolement… le temps d’un spectacle.

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La fatigue est une attitude très répandue dans les réseaux scolaire, hospitalier et social. Depuis la décennie quatre-vingt, fleurissent les conférences et les sessions sur le stress et le burnout. Le nombre de martyrs soumis au supplice de la fatigue croit sans cesse. Les visages allongés, les congés de maladie, les demandes

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de réaffectation se multiplient. Personne ne peut reprocher à personne d’être fatigué et ceux qui résistent à leur propre fatigue deviennent fatigués d’être constamment exposés à celle des autres.

La mode de la croissance personnelle et de la réalisation de soi des années soixante-dix avait fait place à la désillusion des années quatre-vingt. La civilisation des loisirs engendra la société de l’agenda chargé. La quantité remplaça graduellement la qualité. Il faut en faire plus, beaucoup plus, jusqu’à l’épuisement. Cette fatigue consacre et confirme l’engagement au “ toujours plus ”. Paradoxalement, cette même fatigue conteste le “ jamais assez ”. Un professionnel fatigué symbolise à la fois la générosité des individus et la boulimie du système et pour ces deux raisons, une personne fatiguée mérite le respect. Il existe même dans certains syndicats une mentalité qui donne une auréole de gloire à la déprime ; les délégués syndicaux collectionnent les «burn-out» comme autant de médailles de service.

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La fatigue des individus et des institutions est intimement liée à une culture où le travail représente le repère ultime. Le travail, beaucoup de travail, une montagne de travail, voilà une vie réussie. L’important, c’est l’effort. Si nos patrons et nos pairs nous voient forcer, alors tous les espoirs sont permis. Le visage préoccupé, les heures supplémentaires, les dossiers complexes, les déjeuners et les dîners de travail, voilà qui nous vaudra peut-être un peu de reconnaissance. Et si celle-ci ne vient pas, la fatigue apparaît alors comme l’ultime manifestation de notre volonté de travailler, de faire des efforts jusqu’à l’épuisement.

Nous n’avons pas beaucoup changé depuis trois générations. L’important maintenant n’est pas de gagner son pain à la sueur de son front, mais bien d’avoir de la sueur au front pour justifier son pain. Ou bien nous devons nous acharner au travail, ou bien nous devons surmonter la fatigue du travail par des activités de repos planifiées. Les autres personnes qui ne font que jouir de la vie se

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classent elles-mêmes comme des profiteuses du système. Sans effort, pas de reconnaissance. Sans fatigue, pas de droit (même si les droits sont bafoués par les obligations de conformité et par une justice des plus riches). La culture du travail et de l’effort ne fournit qu’une option: la fatigue.

jjjjjj La fatigue devient l’emblème de la classe sociale des travailleurs

qui vivent dans une société où le travail demeure le seul point de repère. “ Le travail, la famille, la patrie ” n’offrent plus de repères adéquats. La famille se disloque, la patrie se cherche ; reste le travail. Nous ne travaillons plus pour vivre, nous vivons pour travailler. Le travail permet de grouper les individus en six classes sociales: 1° ceux qui se préparent au travail (les jeunes) 2° ceux qui n’auront plus de travail (les vieux) 3° ceux qui sont aptes au travail (les chômeurs) 4° ceux qui sont inaptes au travail (les assistés) 5° ceux qui travaillent 6° ceux qui ‘donnent’ du travail.

Comme ces six castes ordonnent toute l’organisation de notre société dans ses droits et ses privilèges sociaux, économiques et politiques, la caste des travailleurs doit s’inventer une échappatoire pour conserver ses droits et ses privilèges tout en se ménageant des espaces de survie. Alors vient la fatigue. Un travailleur fatigué se définit alors comme une personne qui travaille très fort pour retrouver l’énergie nécessaire pour travailler. Ainsi la dignité de la caste est sauve ! Tant pis pour la famille et la patrie. Les travailleurs se croient redevables à la caste qui ‘donne’ du travail et ils voudraient bien un jour copier leur style de vie. Par ailleurs ces mêmes travailleurs voudraient bien oublier les autres castes plus faibles et croient que celles-ci sont dépendantes d’eux. C’est très fatiguant de se contredire ; mieux vaut se centrer sur la fatigue que sur la contradiction, croient-ils (sans même y penser).

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La meilleure façon de tuer un homme, c’est de l’empêcher de travailler, raconte Félix Leclerc. Non monsieur ! la meilleure façon de

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tuer un homme et une femme, c’est de les empêcher de bien travailler pour bien vivre ; bien travailler à créer un monde qui vit et non travailler dans un monde qui fait mourir, et bien vivre dans un monde qui fait justice et non bien vivre parce qu’on est du bon côté dans un monde qui impose la justice des plus forts. Si la quantité domine sur la qualité ou sur la pertinence, la mort règne avec son cortège de fatigue et de désespoir. Et pour éviter l’ultime fin, chacun cherche tous les moyens pour en faire le moins possible sans que l’image de l’effort ne soit menacée.

Le décrochage n’est pas un problème caractéristique du système scolaire. Les jeunes qui décrochent ne font que copier les adultes travailleurs qui décrochent de la culture du travail, de l’effort et de la quantité. Le décrochage permet la survie dans un contexte vide et meurtrier qui n’offre comme option que l’âge, l’inadaptation ou la fatigue.

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Imaginez une travailleuse sociale, une enseignante ou une infirmière qui vous dirait, avec un large sourire, vers deux heures de l’après-midi: “ J’ai bien travaillé aujourd’hui. Je suis fière de moi et en pleine forme. Alors je vais en profiter pour aller me promener au parc avec mes enfants et mes amis. Pour le reste des dossiers, on verra demain. ” Vous enverriez cette personne à un psychiatre ou vous la congédieriez ?

1.2 LE CONTROLE

La hantise du contrôle sème la zizanie dans les hôpitaux, ajoute à la confusion dans les écoles et contribue à l’inefficacité dans les services sociaux. Les politiciens veulent contrôler les choix des gestionnaires qui veulent contrôler les actes des professionnels qui veulent contrôler les conditions de vie des clients.

Alors les clients se plaignent d’un manque de contrôle sur leur vie ; les professionnels voudraient pouvoir contrôler leurs interventions, les gestionnaires aimeraient contrôler leur budget et

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les politiciens déplorent leur faible contrôle: “ le pouvoir, connais pas ”. Alors les politiciens planifient pour que les gestionnaires prennent en mains leurs propres institutions. À leur tour, les gestionnaires planifient pour que les professionnels prennent en mains leurs propres responsabilités. Les professionnels planifient pour que les clients se prennent en mains et ceux-ci se plaignent de ne rien pouvoir planifier. Les clients perdent le contrôle: crise de violence, perte d’autonomie, décrochage, abus, manque de concentration, intoxication, alcoolisme, etc. Alors les intervenants tentent de rétablir le contrôle dans la vie des clients ; ils sont submergés de travail et les listes d’attente s’allongent. Alors les gestionnaires tentent de rétablir le contrôle dans les actes professionnels donc, les comités et les procédures se multiplient. Alors les politiciens tentent de faire le ménage dans le système parce que le déficit est hors de contrôle. Ici quelqu’un a une idée géniale: l’objectif de tout le système devrait être de favoriser la prise en charge du client par lui-même. Alors les politiciens imposent ce choix aux gestionnaires qui imposent ce choix aux professionnels qui…

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La hantise du contrôle s’insinue particulièrement à l’adolescence. Toute tentative extérieure de contrôle sera interprétée comme un manque de confiance. Toute absence extérieure de contrôle signifiera indifférence. Toute tentative interne de contrôle sera interprétée par l’extérieur comme une fermeture sur soi. Toute ouverture interne du contrôle signifiera pour les autres l’irresponsabilité. Pour l’adolescent, le pouvoir, c’est les autres, les adultes, et il aspire avec véhémence à prendre le contrôle de sa propre vie. L’adolescent croit que le contrôle est extérieur à lui-même et ses parents se plaignent de ne plus avoir de contrôle sur lui.

Le secteur public vit probablement son adolescence. Les intervenants souffrent d’une perte d’autonomie, de créativité, de responsabilité “ because ” la “ boîte ”, le “ système ”. Les gestionnaires s’avouent vaincus par rapport au manque de

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dynamisme, aux abus et aux négligences à l’intérieur de la “ boîte ” ou du “ système ”. Si les gestionnaires contrôlent “ trop ”, ils ne font pas confiance aux intervenants. S’ils ne contrôlent pas assez, on dit qu’ils sont indifférents aux problèmes de la base et manquent de leadership. Si les intervenants contrôlent leurs actes, ils souffrent de corporatisme et refusent l’esprit d’équipe. Au contraire, si les professionnels délèguent leurs tâches, on dit qu’ils se défilent devant leurs responsabilités.

Ah !…

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— Dans ce charabia du contrôle où sont les clients ?

— Mais ils exercent tout leur pouvoir, voyons !

— Leur pouvoir ? Quel pouvoir !

— Le pouvoir des faibles.

Le pouvoir des faibles permet aux clients de contrôler le rythme et l’atmosphère des établissements. La vulnérabilité d’une personne ou d’un groupe influence énormément ceux dont le travail consiste à tenir compte de cette vulnérabilité. Quand on n’a plus rien à perdre, on a tout à gagner: c’est là que réside le pouvoir des faibles. Toute organisation de services publics existe parce que les personnes vulnérables existent. Les gestionnaires et les intervenants pourront structurer, programmer et établir des objectifs, le rythme des réalisations et le climat du travail demeurera avant tout sous le contrôle des bénéficiaires.

Dans les hôpitaux, les listes d’attente dépendent surtout de la capacité de récupération des malades. Constamment exposé à la souffrance, au désarroi, à la peur et à l’impatience des malades, le personnel hospitalier risque de perpétuer ces angoisses dans un climat de travail suffocant et anxiogène où la froideur technique devient la seule option de survie. La dépendance des malades et leur

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impuissance finale devant la souffrance et la mort s’infiltrent chez les infirmières et les médecins créant une atmosphère d’exaspération où les paradis artificiels des médicaments représentent une bouée de sauvetage. Le pouvoir inconscient et involontaire des malades contrôle le rythme et la culture quotidienne des hôpitaux.

Dans les écoles, le rythme des apprentissages dépend surtout l’énergie disponible des étudiants. Constamment exposés aux besoins et aux difficultés affectives et sociales de leurs élèves, les enseignants transposent ces déceptions, ces découragements et ces révoltes dans un climat de travail profondément insatisfaisant où l’isolement devient la seule option de survie. La fragilité des jeunes et l’inadaptation des méthodes pédagogiques devant les drames familiaux et sociaux s’infiltrent chez les “ profs ” créant une atmosphère de découragement où le “ quant-à-soi ” devient la seule issue. Le pouvoir inconscient et involontaire des élèves contrôle le rythme et la culture quotidienne des écoles.

Dans les services sociaux, la prise en charge du bien-être personnel dépend surtout de la dynamique familiale et du milieu d’appartenance de la personne. Sans cesse exposés à la désorganisation, à l’isolement, à la violence et aux injustices de la vie de leurs clients, les intervenants sociaux risquent de laisser ces dynamiques dramatiques infiltrer leur climat de travail où s’installe méfiance et désarroi. L’option de survie consiste alors à accuser le “ système ”, la paperasse et les patrons et à se désoler sur leur propre sort à la manière de leurs clients. Travailler avec les “ petits ”, les “ démunis ” et les “ sans-noms ” crée une atmosphère où la recherche d’identité devient la seule issue. Le pouvoir inconscient et involontaire des démunis contrôle le rythme et la culture quotidienne des services sociaux.

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Si les clients contrôlent le rythme et l’atmosphère de travail, si les patrons contrôlent le cercle vicieux de la réorganisation, les intervenants contrôlent quoi ? Ils contrôlent une croyance, un

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concept, une idée, du vent quoi ! Ils contrôlent la CONFIANCE. Ils ont fait leurs preuves ou ils veulent les faire ; ils ont la connaissance et les capacités ; ils sont des professionnels autonomes et responsables ; tout ce qui leur manque, c’est la CONFIANCE des gestionnaires, des clients et de l’ensemble de la société. Quand cette CONFIANCE sera rétablie, ils pourront faire leur boulot, croient-ils.

“ J’ai peur, dit l’enfant.

— Fais-moi confiance, répond l’adulte.

— Oui, mais j’ai peur ; il fait trop noir.

— Ne t’en fais pas, je suis là, fais-moi confiance. ”

L’enfant a peur dans la noirceur et l’adulte répond comme s’il était la lumière.

Les nouveaux mendiants quêtent du contrôle, du pouvoir et de la confiance, du vent en somme. Leur discours et leurs actes se rabattent sur des valeurs informes comme la ‘confiance et le respect’, valeurs qu’ils empruntent à la Mafia et qu’ils imposent à leur clientèle. À force de chercher un pouvoir et un contrôle illusoires (illusoires puisque ces forces appartiennent aux quelques-uns qui ‘donnent’ le travail), le personnel des écoles, des hôpitaux et des services sociaux se rabat sur une morale individualiste et sectaire qui facilite la violence, l’abus, la fatigue et l’injustice, comme dans le crime organisé.

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Les patrons, les cadres et les gestionnaires des secteurs public et parapublic recherchent eux aussi le pouvoir et le contrôle, surtout en période de récession. Réduire les dépenses, rationaliser les fonctions, augmenter le ratio de productivité tout en répondant à des exigences sans cesse croissantes venant de partout. Réunions, concertation, restructuration, les patrons ne savent plus où donner

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de la tête. Les patrons ne sont pas ceux qui ‘donnent du travail’ ; les patrons travaillent et s’épuisent pour ceux qui ‘donnent du travail’ ; les patrons ne sont que les gestionnaires, les commissaires, les commissionnaires de ‘ceux qui donnent du travail’ ; alors les patrons travaillent, beaucoup, demandant eux aussi ‘confiance et respect’ à ceux qu’ils dirigent et à ceux qui les emploient. Eux aussi croient et fonctionnent selon les règles de la Mafia ; les employés croient que les patrons ont le pouvoir et le contrôle mais ceux-ci savent très bien qu’ils ne sont que des rouages d’un système où la quantité et le cumul des richesses comptent plus que la qualité et la répartition des biens et services. Mais les patrons font semblant, comme les employés, que la Mafia est moins pire que l’anarchie et ils travaillent eux aussi très fort pour ‘garder le contrôle des coûts du système’. Alors c’est le cœur qui lâche et ils deviennent à leur tour des clients. Juste retour des choses, diront les mauvaises langues. Mais non: n’oublions pas que ce sont les clients qui ont le contrôle.

Ah !…

1.3 LA RETRAITE

“ Moins de dix ans avant ma retraite. ” “ Soyons patients, il ne lui reste plus que deux ans avant qu’il prenne sa retraite. ” “ J’espère bien prendre ma retraite avant l’âge de cinquante ans. ” Retraite anticipée, expert-conseil retraité, retraite forcée, retraite graduelle, tout pour faire disparaître les vieux. Déjà, notre société avait réussi à isoler le grand âge et la mort dans des milieux contrôlés et aseptisés. Maintenant, nous voulons faire disparaître le vieillissement lui-même des lieux de travail, et en particulier des écoles, des hôpitaux et des services sociaux.

Une attitude répandue consiste à disqualifier les vieux professionnels croyant qu’ils sont dépassés par les nouvelles approches et les techniques récentes. Une vieille enseignante devrait prendre sa retraite parce qu’elle n’a plus assez d’énergie pour s’adapter aux “ nouvelles ” méthodes pédagogiques. Les vieux médecins devraient “ s’auto retraiter ” parce qu’ils passent trop de

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temps avec chacun des patients. Une vieille travailleuse sociale devrait songer à se retirer du circuit parce qu’elle est devenue trop compatissante avec les clients et pas assez avec les dossiers. Un vieil infirmier devrait accepter avec joie de s’enfuir d’un milieu aussi morbide qu’un hôpital. Une vieille éducatrice ne peut plus comprendre les jeunes délinquants.

Vive la jeunesse, la nouveauté, la vitesse d’exécution ! À bas la vieillesse, la sagesse, la lenteur de la vie ! Une retraite bien méritée confirme un âge inutile et inefficace, d’autant que cette expertise humaine si riche risque de poser les bonnes questions, de contester et de changer les bonnes choses.

Plusieurs vieux se disent eux-mêmes dépassés, essoufflés ; ils courent se mettre à l’abri, croyant échapper à quoi ? À la mort ? À l’injustice ? Ils disent qu’ils l’ont ‘bien mérité’ cette retraite, comme si les six milliards que nous sommes fonctionnaient selon les règles du mérite !

Il faut bien que les vieux partent pour laisser la place aux jeunes, d’autant que ceux-ci sont deux fois moins nombreux que ceux-là. Les vieux doivent mendier à leur retraite pour que les jeunes cessent de mendier un poste permanent de mendiant.

Ah !…

1.4 LA SOLITUDE

“ La solitude, ça n’existe pas ” chantait ironiquement Gilbert Bécaud. Le “ prof ” devant sa classe, la travailleuse sociale entrant dans le logement d’une famille inconnue, l’infirmière isolée par la multitude des gestes à poser, le médecin rédigeant son dossier, l’éducateur du centre d’accueil révisant un plan d’intervention

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incomplet, tous pourraient reconnaître la solitude personnelle et professionnelle de leur tâche.

Solitude et pis encore: l’isolement. Chaque intervenant risque de vivre l’isolement à cause de l’organisation du lieu de travail, de la description de la tâche, de la quantité inouïe de paperasse qui laisse peu de temps pour les relations directes avec les autres professionnels. Nombreux sont ceux qui subissent cet isolement comme un carcan empêchant toute créativité et tout renouvellement de l’énergie. Jumelé à la solitude sociale et familiale, l’isolement professionnel peut devenir tragique, entraînant un noir cortège de fautes professionnelles et d’épuisement personnel.

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L’isolement professionnel commande une réaction de survie: le “ chacun pour soi ”. La compétition devient la façon privilégiée pour tenter de grignoter le peu d’avantages laissés dans la cagnotte commune. La bataille consiste à faire reconnaître ses objectifs ou ses mandats comme étant prioritaires. Le peu d’énergie du professionnel isolé est consacré à gruger le terrain des autres pour augmenter son propre espace vital. La ‘saine compétition’ (comme si une compétition pouvait être saine !) se développe en luttes mesquines où la disqualification et le dénigrement règnent en maîtres. Tout se passe comme si, n’obtenant pas la reconnaissance élémentaire, chacun s’assurait que les autres ne l’obtiennent pas non plus. Chacun protège son territoire ou le réclame au nom des nouvelles religions comme l’acte ou le domaine ou le titre ‘réservé’.

Évidemment, ce type de compétition ne se produit pas dans votre hôpital, dans votre école ou dans votre CLSC ; mais croyez-le ou non, il y a des établissements où l’isolement professionnel mène à toutes les bassesses. Les représentants syndicaux et les directeurs de services pourraient ici remplir quelques tomes d’exemples illustrant cette mesquinerie agressive pour obtenir un poste, un budget, un voyage, un bureau, des instruments, une réaffectation ou une

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permanence. Tout pour briser l’isolement, pour obtenir des miettes de reconnaissance.

Étrangement et paradoxalement, la solitude professionnelle se reconnaît surtout à l’occasion de réunions d’équipes pluri ou multidisciplinaires. “ Encore une réunion ! Je n’ai plus le temps de travailler. ” “ Les réunions, c’est une perte de temps, et d’ailleurs personne ne veut collaborer. ” “ Qui aura raison ? ” “ Qui imposera son ordre du jour ? ” “ Qui comprendra vraiment mon analyse ? ” “ Toujours les mêmes qui tiennent le haut du pavé ; autant ne rien dire. ” “ Les médecins veulent tout diriger ; les infirmières veulent tout faire ; les intervenants sociaux veulent tout comprendre ; les enseignants ne veulent rien faire ; les éducateurs spécialisés veulent tout raconter (disent les autres). ” Les rencontres d’équipe demeurent souvent l’occasion répétitive d’un constat individuel d’isolement professionnel. Après la réunion, chacun s’en retourne à la case travail, déçu de l’incompréhension des autres, et bien décidé à protéger sa petite case.

La dynamique d’une équipe de travail peut devenir le lieu privilégié de la compétition, de l’exaspération et du scepticisme. Finalement l’équipe renforcera l’impression de solitude et de non-reconnaissance. Chaque professionnel dispose de plusieurs moyens pour renforcer les murs de son isolement. Certains se retranchent derrière le secret professionnel (très mal compris d’ailleurs) ; d’autres invoquent la complexité de leur spécialité pour refuser toute forme de collaboration ; d’autres s’insurgent contre l’empiétement dans leur champ professionnel ; d’autres s’honorent d’un contact privilégié et personnel avec le client : “ Tu ne peux pas comprendre parce que tu ne le connais pas. ” D’autres enfin utilisent leur longue expérience comme argument d’autorité : “ Avec trente ans d’expérience, je suis bien capable de me débrouiller seul. ” Peu importe les stratégies et les tactiques, conscientes ou inconscientes, l’effet est le même : la solitude, l’isolement.

Le drame de la solitude s’amplifie avec la dynamique du ‘burn-out’ : après un congé de maladie pénible aggravé par des anti-

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dépresseurs et après une ‘prise de conscience’ de ses ‘limites’ dans une psychothérapie à la gomme, l’employé revient au travail en se jurant qu’on ne l’y reprendrait plus. Alors il déclare qu’il fera son travail sans embêter personne et en exigeant que les autres ‘respectent ses limites’. Il s’enferme dans une solitude pseudo protectrice qui accélèrera son prochain épisode d’épuisement. La solitude et l’isolement ne conduisent pas à la paix, surtout quand les problèmes à résoudre sont de l’ordre collectif. Chaque mendiant se referme sur lui-même ce qui ne changera rien au partage des ressources, n’en déplaise aux ‘psys’ qui voudraient bien que les mendiants, anciens et nouveaux, soient bien dans leur peau.

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Sans compter la réponse au besoin de survie, la reconnaissance constitue le but ultime de toutes nos actions et de notre travail en particulier. Nous avons tous besoin d’être reconnus personnellement et professionnellement. Cette dynamique n’enlève rien à la noblesse de nos actes, ni à l’altruisme possible de nos espoirs. N’empêche que nous aspirons tous à un minimum de reconnaissance affective et sociale sans laquelle nous nous exposons certainement à une mort psychologique et même physique.

Or, la reconnaissance semble rare par les temps qui courent. Même si les clients, les patients ou les élèves ébauchent un merci souvent rituel, cela ne semble pas répondre aux attentes de reconnaissance des professionnels. La véritable appréciation, celle à laquelle on accorde une grande crédibilité, c’est celle des pairs. La reconnaissance des supérieurs demeure suspecte, les remerciements de la clientèle relèvent souvent de la forme, mais l’appréciation des confrères et consœurs atteint vite le cœur des attentes. Qui mieux qu’un semblable peut vraiment évaluer l’énergie, les connaissances, la compétence et l’expertise qu’il m’a fallu déployer pour rendre ce service ? Qui mieux qu’un autre professionnel peut estimer à sa juste valeur la qualité de mes interventions ? Ni les honneurs, ni la gloire sous-tendus par l’envie

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ne remplacent la reconnaissance des défis, du courage et des réussites du travail quotidien par les pairs.

Par timidité ou interdit culturel, les modes de reconnaissance professionnelle se font rares. Chacun a beaucoup de travail donc aucun temps pour écouter ou observer le travail de l’autre, sinon par convoitise. L’orgueil ou la peur du dénigrement empêche souvent les professionnels de vérifier, auprès de leurs collègues, la perception de leur compétence. Reste l’isolement, la solitude pour soi et les autres. Et puis, il y a tellement de problèmes à régler sans passer son temps à se flatter la bedaine avec nos bons coups !

La course à la reconnaissance est si effrénée que les individus et les corporations professionnelles en font une de leurs lamentations officielles et journalières. ‘Être reconnu’ devient le leitmotiv de tous les dossiers et de toutes les réunions ; le manque de ‘reconnaissance de mon apport spécifique’ devient la cause universelle de toutes les problématiques organisationnelles ; la ‘reconnaissance minimale’ serait la panacée au mal-être (qui lui pourtant découle des injustices sociales et des limites de la condition humaine). Les professionnels nouveaux mendiants ont oublié ou n’ont pas appris la fierté, ils quémandent la reconnaissance.

Ah !…

1.5 L’INCERTITUDE

Réforme après réforme, le système public et parapublic tourne en rond. Les nouveaux programmes tiennent durant deux ou trois années avant d’être remplacés par d’autres approches supposément plus ‘performantes’ et toutes aussi incomprises que les précédentes. Les objectifs subissent constamment des révisions, la plupart du temps à la baisse. Les vagues successives de rationalisation, mettant en péril postes et fonctions, favorisent un interminable “ jeu de chaise musicale ”. Les lois, règlements et procédures s’entassent et se contredisent mais structurent tout de

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même les interventions tout en prétendant laisser aux professionnels de l’éducation, de la santé et des service sociaux, la marge de manœuvre nécessaire pour offrir des services de qualité.

L’incertitude règne à un point tel qu’une personne affirmant des certitudes est immédiatement taxée de délire. Personne n’est plus sûr de rien et chaque affirmation commande études et commentaires. Chaque projet a un effet boomerang qui revient faire exploser le groupe qui l’a instauré. Chaque revendication se perd dans un dédale d’analyses digne de Kafka. Chaque orientation claire et précise alimente des rumeurs de plus en plus confuses. Tout nouvel objectif prioritaire ne réussit qu’à faire augmenter le nombre des précisions requises.

Finalement, tous les professionnels redoutent le bumping, la reclassification ou la restructuration des services. D’un côté, la sécurité d’emploi étouffante et sclérosante, de l’autre, le changement constant quant aux missions, aux mandats, aux clientèles et aux lieux de travail. Les changements s’accélèrent aussi dans les techniques de travail. Ce qui était hier à la fine pointe de l’intervention devient aujourd’hui une modalité dépassée et même dangereuse. Ceux qui ont le plus d’expertise partent à la retraite et ceux qui en ont le moins cumulent les diplômes à rabais et les postes de cadres. Chaque professionnel est entouré et infiltré d’incertitudes quant à son travail, à son identité personnelle et professionnelle et même, à la limite, d’incertitudes quant à sa survie.

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L’incertitude gruge aussi bien les réseaux que les individus. Le réseau scolaire ne sait plus où donner de la tête face à tous les mandats psycho-socio-économico-culturels qui lui sont confiés. L’école devient le dernier rempart et le dernier espoir de la vie communautaire, la panacée à tous les maux de la société. Par ailleurs, l’école est aussi le bouc émissaire privilégié pour expliquer toutes les insuffisances de la génération montante. Les enseignants se retournent contre les parents et les accusent de négligence et

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d’abandon. Arrivent les ‘psys’ qui classent les petits selon de savante charte de ‘troubles’ et de ‘déficits’, puis ‘manque de ressources’. Confusion, incertitude et mendiants scolaires !

Le réseau de la santé jongle avec des questions d’ordre éthique, moral et spirituel et avec des normes dites scientifiques pour évaluer des impondérables comme la santé, l’autonomie, la souffrance, et l’équilibre mental. L’hôpital devient une fourmilière à organigramme très complexe qui gère un labyrinthe infini de techniques et de corridors pour permettre aux “ soignants ” d’oublier les limites humaines auxquelles ils sont confrontés chaque jour. Les diagnostics pleuvent, les médicaments flottent, les hautes technologies ont le vent en poupe et les patients coulent par ‘manque de ressources’. Confusion, incertitude et mendiants hospitaliers !

Le réseau des services sociaux doit offrir aide et soutien à tous les démunis en s’inspirant d’une structure de répression: les CLSC fournissent les pompiers-informateurs-espions, les CSS forment l’escouade policière, le ministère organise les tribunaux et prononce les sentences, et les centres d’accueil gèrent les prisons et surveillent les libérations conditionnelles. Dans ce contexte, personne ne jure de rien, tout le monde cherche le coupable ; l’anonymat devient la seule option de survie. Les ‘cas’ augmentent, les ‘dossiers’ aussi, tous les ‘plans d’intervention’ sont écrits mais aucun n’est appliqué ni évalué à cause du ‘manque de ressources’. Confusion, incertitude et mendiants sociaux !

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La structure familiale flotte dans l’incertitude actuellement. Qu’est-ce qu’une famille ? Les frontières familiales sont tellement diffuses que dans certains cas les membres d’une même famille n’arrivent plus à s’identifier entre eux. “ Les enfants du nouveau “chum” de ma soeur sont-ils mes neveux ? ” “ L’ami de l’ex-épouse de mon frère fait-il partie de ma famille ? ” Le lien conjugal crée lui aussi incertitude et confusion. Qu’est-ce qu’un couple ? Les

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conjoints dont la séparation physique n’est pas encore légalement reconnue ? Les adultes faisant vie commune sans engagement explicite ?…

Même la dynamique familiale renforce cette incertitude. Tout se négocie, se discute, se dialogue. L’émotion règne en maîtresse des relations. L’affection devient le critère exclusif, le “ senti ”, le “ vécu ”. Le partage des rôles et des tâches empêche tout modèle et ne permet pas d’identifier les responsabilités. L’autonomie s’érige comme la seule règle d’organisation et la dépendance est perçue comme le fléau à éviter. Incertain de son rôle et de ses relations, doutant de l’amour et de l’amitié, craintif quant aux attentes et aux émotions des autres, chacun se retranche dans un monde à soi déchiré entre l’angoisse et le rêve. Ces humains ballottés d’incertitudes sont nos clients, nos patients, nos étudiants et nous sommes leur frère, leur soeur, leur conjoint, leur parent… peut-être.

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L’incertitude et son cortège d’indécisions et de confusions se transpose du domaine familial à celui de la politique. L’indéfini de la structure et de la dynamique familiale se retrouve dans la vie politique actuelle. Négociations, discussions et palabres sont à l’honneur. Qui propose quoi ? Qui se déclare fidèle à qui sans le trahir le lendemain ? Les élus ont-ils les pouvoirs ? Les pouvoirs occultes contrôlent-ils les élus ? L’État ne se reconnaît plus Providence ; d’ailleurs, il ne se reconnaît plus. Sondage devient synonyme d’orientation et programme politique s’identifie à stratégie de marketing. La façon de gouverner prime sur la position du gouvernail. Les politiques se partagent les rôles et les tâches de la gestion du bien commun tout en refusant la responsabilité de définir ce même bien commun sous prétexte d’autonomie et de droits individuels. L’incertitude et la confusion politique créent des mendiants qui quêtent des idées, une à la fois, sans offrir d’histoire en retour. La structure politique confuse et la dynamique étatique incertaine demandent par ailleurs aux professionnels de la santé,

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des services sociaux et du milieu scolaire d’être clairs, efficaces et d’avancer des certitudes.

Ah bon !…

1.6 LES POUVOIRS OCCULTES

Écoles, hôpitaux et services sociaux opèrent au milieu d’une culture mystérieuse influencée par des fantômes. La cause, les buts de ces fantômes restent nébuleux, leur manifestation se faisant sous forme de spécialistes capables d’organiser le désarroi. La plupart de ces spécialistes-fantômes se révèlent des apprentis-sorciers manipulant d’étranges outils sans connaître ni les formules et surtout ni les tenants et les aboutissants. Pouvoirs occultes parce que exercés par des experts qui formulent des raisonnements complexes donc insaisissables ; des experts qui sous-entendent des menaces subtiles qui effraient le ‘bon peuple’, les non-initiés. Les nouveaux mendiants subissent ces influences occultes en leur accordant un crédit qui ferait frémir de jalousie un sorcier, un magicien ou un alchimiste.

Baptisés “ nouveaux pouvoirs ” par Alvin Toffler, les sciences occultes sont en fait de vieux pouvoirs vêtus de nouveaux habits. Le droit, la psychologie, l’économique et l’informatique correspondent bien à la définition des sciences occultes que donne Le Petit Larousse : “ doctrines et pratiques concernant des faits échappant à l’explication rationnelle, fondées en général sur la croyance en des correspondances entre les choses et présentant le plus souvent un caractère plus ou moins ésotérique (N.D.A. peu compréhensible par le commun des mortels, hermétique, obscur, réservé aux seuls adeptes) ”.

Le fantôme juridique hante les corridors des hôpitaux et des services sociaux au grand bonheur des compagnies d’assurances qui recueillent les dividendes de ce pouvoir occulte. L’État de droit se transforme dans la pratique quotidienne des professionnels en préséance des droits sur les responsabilités. Les actes, les gestes et

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même les attitudes des intervenants sont soumis à une série sans fin de normes, de règles et de critères sous prétexte de protéger les droits des individus. Cette soumission est assortie de la menace de poursuites juridiques et de peines légales. L’erreur est interdite, muselant la créativité. Cette créativité nécessaire à l’adaptation et à la recherche de solutions s’exile dans les souterrains de l’informel pour échapper à l’investigation légale. Le pouvoir occulte du monde juridique s’insinue dans la gestion et l’administration des soins et des services au point de fournir lui-même les balises de l’intervention.

Il ne s’agit pas ici de remettre en question la légitimité d’un système légal nécessaire pour assurer le respect et la protection de tous les citoyens. Il s’agit plutôt de tenter de décrire un malaise sans cesse croissant où les professionnels de la santé et des services sociaux développent la très désagréable et paranoïaque impression d’être constamment surveillés et jugés à partir de critères obscurs et extérieurs à leurs professions et à leurs mandats. Pour assurer la légalité de leurs interventions, ils devront souvent poser des gestes impertinents ou illégitimes. Pour éviter des poursuites judiciaires placées sous le signe des droits des personnes, les professionnels s’obligeront à respecter des protocoles ou des procédures inadéquates ou inopérantes. Le pouvoir occulte du milieu juridique a souvent comme effet de réduire le service approprié à chaque individu sous prétexte de préserver ses droits.

Ah bon !…

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Un deuxième pouvoir occulte qui manipule sans vergogne les écoles et les services sociaux c’est la science de l’âme qu’on nomme pompeusement la Psychologie. Sous sa gouverne, nous nous sommes tous soumis à de purs concepts (conscience, inconscience, rejet, culpabilité, etc) pour expliquer notre réalité quotidienne. Lançant diagnostics et étiquettes, les psy…chiatres et les psy…chologues nous ont entraînés à cataloguer les êtres humains.

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Chaque comportement étrange, chaque attitude inattendue possède maintenant son titre et son explication. Il ne reste plus qu’à classer les étudiants et les clients selon ces catégories hautement révélatrices et de confier aux “ psy ” les cas limites et douteux. Nos méthodes pédagogiques, nos instruments d’évaluation, nos techniques d’intervention, nos interprétations des événements individuels, familiaux et communautaires doivent respecter le cadre “ psy ” sinon nous pourrions être traités d’ignare et accusés de crimes contre l’humanité.

Le pouvoir occulte “ psy ” opère une attraction tellement forte que les travailleurs sociaux se mettent à exercer leur profession comme des “ psy ”, pour obtenir une reconnaissance professionnelle ( ?). Un enseignant doit être fin psychologue ; une infirmière doit user de psychologie ; un médecin doit pratiquer la psychothérapie ; une éducatrice spécialisée doit étudier la psychologie de tel enfant. “ La personne avant toute chose ” avec des repères obscurs et nébuleux: la confiance en soi, l’autonomie, la croissance, le renforcement, la relation, etc. Comme si ces notions étaient des absolus auxquels il faut sacrifier la richesse et la mystérieuse complexité de l’être humain.

Reconnaissons que la psychologie a souvent permis à des individus de franchir des étapes importantes. Reconnaissons aussi que ce même pouvoir occulte propose et impose un humain démontable, compréhensible, classifiable, analysable et techniquement récupérable. La croyance ultime véhiculée par ce pouvoir occulte élimine tout échec scolaire, toute souffrance psychosomatique et tout isolement social. L’âme humaine n’est plus objet de contemplation mais de compréhension, de dissection. Si les parents, les intervenants scolaires, sociaux et hospitaliers écoutaient attentivement les “ psy ”, tous les enfants, les démunis et les malades seraient heureux.

Ah bon !…

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Ce sont les économistes qui occupent la fonction très enviée de météorologues de la société. Ils prévoient les hauts et les creux de nos échanges ; ils analysent nos modes et nos intérêts ; ils supervisent nos besoins de sécurité et de reconnaissance. Le pouvoir occulte de l’économie détermine le souhaitable, le possible ou le faisable. Il impose aux peuples de la terre la “ démocratie ” du Fonds Monétaire International ; il qualifie le travail de chacun selon sa productivité et son efficacité. Sauver ou protéger l’économie devient le but des gouvernements. Respecter ou faire accepter les règles économiques devient le leitmotiv des gestionnaires. Espérer une reprise économique ou en profiter devient la préoccupation quotidienne des citoyens.

L’économie fournit donc les nouveaux dieux des réseaux publics et parapublics. On sacrifie des clientèles sur l’autel des restrictions budgétaires. On prie pour de nouveaux postes providentiels. On implore le pardon des péchés professionnels au confessionnal des ressources limitées.

Selon les pseudo ‘règles économiques’, si les écoles étaient des palais, tous les étudiants auraient leurs diplômes universitaires magna cum laude. Si les hôpitaux étaient équipés comme les banques, toutes les salles d’urgence seraient des oasis de paix et tous les lits nécessaires seraient disponibles. Si les services sociaux regorgeaient d’argent, l’éradication de l’injustice serait chose faite.

L’économie maîtrise les règles du jeu de la vie: l’école servira à obtenir un travail rémunérateur ; le travail servira à se payer tout ce qu’il faut pour bien travailler ; l’hôpital veillera au retour au travail ; les services sociaux assureront la récupération des “ hors travail ”. Le pouvoir occulte de l’économie nous laisse croire que nous préparons notre avenir en favorisant le présent des initiés ... de l’économie. L’infrastructure économique d’abord ; la superstructure humaine suivra bien !

Ah bon !…

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Maintenant que l’informatique règne en maître des lieux et du temps de travail, tout peut être calculé, organisé et pensé en système binaire. Il s’agit pour chaque professionnel de bien programmer ses interventions, de bien analyser ses données, de bien se servir de son logiciel: le reste viendra par surcroît. Un professeur compétent doit médiatiser sur écran cathodique. Un médecin efficace doit prescrire selon les dernières découvertes transmises par télécopieur. Une bonne infirmière doit d’abord s’assurer que les symptômes et les traitements sont conformes au fichier électronique. Une travailleuse sociale fiable veillera surtout à remplir les dossiers selon les nouvelles normes établies par le nouveau programme du nouvel ordinateur. L’informatique transforme les professionnels en “ informe-à-tics ”.

Le pouvoir occulte de l’informatique nous laisse croire que la logique rationnelle et binaire viendra à bout de tous les défis. Nous confondons outil et projet, moyen et but. Sous prétexte de nous faire épargner temps, argent et énergie, l’informatique commande notre temps, notre argent et notre énergie. Les initiés de ce pouvoir occulte veulent nous convaincre que ce cercle vicieux ne correspond qu’à une phase d’apprentissage. Ce qu’ils omettent de nous révéler, c’est que cette technique transforme nos façons de penser et d’agir, l’information et la conformité devenant des buts en soi.

Il ne s’agit pas de retourner à l’âge de pierre, mais bien de saisir que ce changement technologique peut devenir l’occasion de revoir les projets et les buts des professionnels pour les resserrer , les peaufiner plutôt que de soumettre ces projets et ces buts aux nouveaux outils. L’informatique transforme les modes de gestion et d’intervention, mais les buts professionnels devraient être premiers et les moyens devraient être seconds, non ?

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Le droit, la psychologie, l’économie et l’informatique peuvent devenir des alliés dans la mission éducative, sanitaire ou sociale mais à des conditions que nous tenterons d’élaborer dans les prochains chapitres. Qu’il suffise ici de retenir qu’une source de malaises du réseau consiste à accorder crédit, bénéfice et pouvoir à ces disciplines en occultant les buts des établissements et les responsabilités des professionnels de ces établissements. Le droit , l’économie, la psychologie et l’informatique ne sont que des outils qui se perdent des les dédales de la symbolique improvisée à moins d’être encadrer par une large réflexion (philosophie), un large débat (politique), une admiration de la complexité (sciences) et une pratique de solidarité et de coopération. Sans ces ‘lumières’, les pouvoirs occultes occupent l’espace et la réflexion des nouveaux mendiants. À preuve : le retour en force des horoscopes, de la numérologie et de plusieurs autres formes d’ésotérisme parmi le personnel ‘formé’ des écoles, des hôpitaux et des services sociaux ; à preuve aussi le ‘bof’ très répandu dans les réseaux de services quant à la politique, aux sciences et à la dynamique sociale de coopération.

Ah bon… !

1.7 L’ABSENCE DE REPERES

Dieu est mort au début de XXe siècle avec Nietzsche ; la famille mourait au début des années soixante avec Cooper et la morale “ bourgeoise ” agonisait avec les pseudo-révolutions de 1968. À chacun sa vérité, dit-on maintenant, le respect se transformant en refus de la discussion: “ c’est ton opinion, je la respecte et je m’attends à ce que tu respectes la mienne ” — fin de l’échange. L’expression “ quelque part ” domine les conversations indiquant une référence nébuleuse à des repères devenus tabous. La science entendue comme une connaissance expérimentale, exacte et logique devient le nouveau culte offrant garanties et certitude. Paradoxalement, le peace and love se traduit dans les années soixante-dix par la domination du “ moi ” sur le “ love ” et par l’écrasement du “ peace ” sous la loi économique. Les dimensions de

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morale collective, de spiritualité, d’option religieuse s’effacent sous l’action des principes sains de “ gestion et de rigueur scientifique ”.

Le début des années quatre-vingts voit le triomphe du bon vieux cartésianisme : “ Je pense donc je suis. ”

je : l’individualisme, l’isolement de la personne, la domination de ses droits sans égard à ses responsabilités face aux autres. Le “ nous ” et les relations sont évacués.

pense : le rationnel, la preuve, l’objectivité schizophrène. Le spirituel et l’émotif sont absents.

donc : la réflexion linéaire, le A + B, la recherche maniaque des causes et du coupable. L’interaction et la solidarité ne comptent pas.

je suis : l’expérience, l’existence personnelle, l’être, la croissance personnelle, le “ vécu ”, l’affirmation de soi. L’agir, l’engagement, le communautaire, l’histoire s’évaporent.

À la fin des années quatre-vingt, réapparaissent des préoccupations “ éthiques ”. Une éthique ponctuelle, cas par pas, dossier par dossier où les difficultés liées à chaque profession sont traitées par des comités ayant pour tâche de fournir des protocoles basés sur une réflexion cernant et cernée par le seul problème présenté. Bioéthique, éthique professionnelle, éthique judiciaire, projet de société, projet pédagogique, violence faite aux femmes et aux enfants, euthanasie, avortement, secret professionnel : dossier par dossier, cas par cas, nous assistons actuellement à une recherche émiettée de points de repère.

Dans les années ‘fin de siècle’ fleurissent les étiquettes ‘psys’ moralisatrices et débilitantes : troubles de comportement, d’apprentissage, d’attention, d’opposition, hyperactivité, dépression, ‘workaddict’, bipolaire, prémenstruel, pré ménopause, post andropause, non motivé, non participant, non collaborant… tout pour rentrer dans le rang insipide des victimes d’un système social

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autodestructeur ; tout pour faire taire ou trancher la gorge aux critiques sensibles et intelligentes ; tout pour laisser croire que ‘Big Brother’ tient bien la machine en main, que les faibles et les hors normes ne sont que des incapables qui abusent du système.

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Dans les écoles, les hôpitaux et les services sociaux, cette absence de repères influence dramatiquement le quotidien. Les “ quoi ”, “ comment ” et “ combien ” drainent toute l’énergie évacuant les “ pourquoi ” et “ pour quoi ”. Chaque geste, chaque programme, chaque structure doit justifier l’organisation elle-même en se fondant sur des recherches, des données et des analyses objectives. Les limites et les souffrances se traitent comme des problèmes auxquels les publications scientifiques n’ont pas encore apporté de réponse. Les aspirations et les espoirs doivent être formulés en objectifs sinon ils attendront au prochain plan triennal.

Dans une société sans repère moral, les “ besoins ” s’hypertrophient. L’école doit répondre aux besoins des enfants ; l’hôpital doit identifier les besoins essentiels des malades ; les services sociaux doivent axer leur démarche sur les besoins prioritaires de la clientèle. Les seuls repères acceptés relèvent de la classification pseudo scientifique des attitudes humaines, de grands principes économiques contraire à toute l’expérience humaine, de modes gestion superficielles et euphémistiques. Dans ce contexte, les seuls ‘besoins’ auxquels répondent les organisations publiques sont lié à la sécurité et à la promotion des mandarins, des énarques, des ‘énapiens’ qui n’ont de repères que la conformité.

Quand les parents n’ont plus d’option morale, spirituelle ou éducative, les “ besoins ” de l’enfant prennent le dessus. Alors ils surinvestissent, s’épuisent, se découragent et enfin décrochent. C’est le même phénomène dans les services publics: l’éducation, la santé et le service social ne se définissant qu’à partir des “ besoins ” des clients. Les professionnels surinvestissent, s’épuisent, se découragent puis décrochent. Ils deviennent des mendiants qui

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quêtent, auprès de leurs clients, le sens de leur travail et même le sens de leur existence.

Ah bon !…

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CHAPITRE II

LES VICES CACHES

Derrière les malaises décrits précédemment se cachent des vices de structure et de forme. Les systèmes scolaire, de la santé et des services sociaux véhiculent des croyances, des règles et des normes informelles qui trahissent et accentuent les difficultés des intervenants. Certains éléments de la conception du monde, telle que prônée par notre culture occidentale s’insinuent dans les services sociaux, scolaires et hospitaliers. Ces habitudes culturelles ou ces façons de voir exercent une influence majeure quant à la manière de penser, d’organiser et de réaliser l’intervention. Les malaises des intervenants ne constituent souvent que la face connue de ces vices cachés liés à la culture du travail ou à la conception informelle de l’intervention sociale, médicale ou scolaire dans notre société.

Autrement dit, les vices cachés se traduisent par les questions suivantes. Par quelle dynamique des professionnels intelligents, compétents et honnêtes en viennent-ils à subir et à perpétuer des malaises qui les empêchent en tout ou en partie de réaliser leur tâche ? Comment des intervenants sincères et consciencieux en arrivent-ils à se boycotter les uns les autres ? D’où vient cette insatisfaction professionnelle fréquente et répandue qui brûle tant d’énergies à chercher les coupables ? Quelles habitudes dangereuses avons-nous intégrées aux services publics sans même nous questionner sur leur légitimité ?

2.1- MANDATS ET PARADOXES

Le premier vice caché, et à mon avis le plus pernicieux, réside dans les mandats paradoxaux que la société a confiés aux établissements. Par lois, décrets et règlements, le Parlement tente de définir les mandats dévolus aux écoles, aux hôpitaux et aux

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services sociaux. Par budgets et priorités, le gouvernement tente de préciser les mandats accordés à chaque type de services. Par procédures et programmes, chaque ministère tente de clarifier les mandats attribués à chaque établissement. Par description de fonction et par répartition des tâches, chaque administration locale tente de distribuer les mandats entre les intervenants. Avec autant d’énergie et d’attention consacrées à la définition des mandats, ceux-ci devraient être archi clairs, précis, sécurisants et surtout réalisables. Et pourtant !…

Qui est responsable de quoi ? Qui devrait collaborer avec qui ? Quels objectifs pourraient être atteints ? À quelles attentes, pouvons-nous ou devons-nous répondre ? Quand y a-t-il surinvestissement professionnel ? Qui remplit ou ne remplit pas son mandat ? De nombreux commentaires critiques, justifiés ou non, apparaissent régulièrement dans les médias pour signaler que… les écoles ne remplissent pas leur mandat…, les médecins outrepassent leur mandat…, les travailleurs sociaux ne comprennent pas leur mandat…, les infirmières refusent leur mandat…, les éducateurs spécialisés ou non sont incapables de remplir leur mandat…, alouette !

Les missions des services publics et parapublics sont souvent remises en question et débattues entre les intervenants ou dans l’ensemble de la société. Chacun espère qu’un jour tous les établissements du système social prendront leur place respective pour permettre aux intervenants d’offrir des services complémentaires aux autres en remplissant un mandat spécifique. En attendant ce jour béni, colloques, congrès, programmes et documents contribuent à la confusion des missions sous prétexte de les clarifier.

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Ce que nous oublions tous quelquefois, c’est que les mandats ou missions des établissements s’adressent directement à la personne humaine qui est en soi paradoxale. L’être humain n’est pas une

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machine logique, la société humaine non plus. Nous sommes tous bourrelés de contradictions ou de paradoxes, n’est-ce pas là notre charme et notre intérêt ! Confier à des établissements la mission d’éduquer, de soigner ou de transformer des personnes comporte en soi une énorme ambiguïté : organiser de façon claire et logique des services pour des êtres souvent confus et illogiques. Notre société humaine porte en elle tellement d’aspirations souvent contradictoires et elle en confie la réalisation à des institutions dont la mission est de dénouer ces mêmes contradictions.

Chaque établissement, chaque intervenant obtient donc souvent le mandat d’offrir, en même temps, un type de service et son contraire. Ce vice caché nous frappe tous de plein front et place les intervenants, dans la situation paradoxale de mendier des mandats clairs.

Voici, à titre d’exemples, des paradoxes liés aux missions des différents services. Même si, par quelque magie, nous réussissions à dénouer ceux-ci, ne vous inquiétez pas, d’autres paradoxes viendront.

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LES SERVICES SOCIAUX

Mandats Mandats contradictoires

• Favoriser le changement individuel pour que la personne-cliente puisse se développer

• Assurer le contrôle social pour empêcher la personne-cliente de nuire aux autres

• Traiter les difficultés psychosociales des individus

• Reconnaître que les problèmes psychosociaux sont des symptômes liés aux tensions du milieu d’appartenance

• Justifier l’épuisement d’un milieu dans l’accompagnement d’une personne en difficulté en excluant cette personne de son milieu.

• Disqualifier l’épuisement du milieu en offrant à la personne-cliente un autre milieu où elle réglera ses problèmes

• Établir avec le client une relation de confiance où il révélera son intimité en toute sécurité

• Permettre au client de gérer son intimité de façon autonome

• Prendre en charge des clients vivant des étapes de crises

• Viser la prise en charge du client par lui-même

• Protéger les personnes victimes d’abus de toutes sortes

• Augmenter le nombre d’intervenants “ protecteurs ” au point d’abuser du client

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• Reconnaître que les relations et les solidarités entre les personnes forment le préalable essentiel des solutions psychosociales.

• Travailler cas par cas, de façon individuelle pour respecter l’intégrité des clients

• Identifier les interactions entre les difficultés personnelles et les problèmes de société.

• Identifier des clientèles prioritaires par l’âge et la condition des individus

Les mandats des services sociaux foisonnent de paradoxes et de contradictions, la plus grande étant que les intervenants insistent pour recevoir des mandats clairs. Actuellement la plupart des services sociaux ne sont ni services (mais bien exigences, évaluations, classements), ni sociaux (mais bien services personnels, individuels). Cette situation correspond à la volonté des intervenants sociaux de se lancer tous azimuts pour répondre à la multitude des mandats sans reconnaître leurs contradictions, ou sans en tenir compte.

Résultat : plus le nombre d’intervenants sociaux augmente, plus la clientèle augmente.

Ah bon !…

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LES PARADOXES DE L’ECOLE

Mandats Mandats contradictoires

• Favoriser l’égalité des chances d’apprentissage

• Reconnaître la variété des formes d’apprentissage

• Favoriser l’expression personnelle

• Transmettre un bagage de connaissances universelles

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• Identifier et réaliser des objectifs

• Reconnaître la subjectivité des étudiants et des professeurs

• Créer avec les étudiants une relation signifiante

• Permettre aux étudiants d’apprendre par eux-mêmes

• Exiger la présence scolaire jusqu’à l’âge de seize ans

• Punir un étudiant en l’excluant de l’école

• Demander aux enseignants de transmettre des contenus sans influencer les jeunes

• Demander aux enseignants de transmettre aux jeunes des valeurs prioritaires pour notre société

• Permettre l’apprentissage de la démocratie

• Soumettre les minorités aux exigences des plus forts

• Reconnaître la diversité des formes de l’intelligence

• Soumettre tous les étudiants à une même forme d’évaluation

• Faire connaître la richesse et la diversité de l’expérience humaine

• Définir des programmes communs à l’ensemble de la clientèle

L’école, primaire et secondaire, est submergée elle aussi de mandats paradoxaux. Dans notre société nous décrions souvent la tâche ‘allégée’ des enseignants tout en augmentant la liste des contributions que nous exigeons d’eux. Les querelles de pouvoir visant paraît-il un enrichissement du système scolaire produisent l’effet contraire : une dégringolade dans les apprentissages. Les enseignants ont eu jusqu’ici le courage de faire face collectivement à tous ces paradoxes, mais il ne restera bientôt plus que la force de l’inertie pour contrer les faux prophètes et les centralisateurs de l’éducation qui lancent des mots d’ordre.

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Savoir, savoir-être, savoir-faire, apprendre, apprendre à apprendre, connaître, reconnaître, comprendre, se comprendre : et si tous ces impératifs étaient vrais, et en même temps ?

Ah bon !…

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LES PARDOXES DE L’HOPITAL

Mandats Mandats contradictoires

• Accueillir les personnes aux prises avec un problème de santé.

• Identifier et traiter la maladie

• Reconnaître la souffrance et la mort comme partie intégrante de l’expérience humaine.

Effacer la souffrance et cacher la mort

• Utiliser le temps et le calme comme facteur de guérison.

Offrir des soins rapides dans un contexte surpeuplé

• Définir les maladies comme étant souvent un symptôme d’un déséquilibre d’un contexte de vie.

Former des spécialistes en fonction des maladies

• Débusquer les erreurs des systèmes biologiques

Interdire les erreurs des systèmes professionnels

• Reconnaître les impacts psychologiques profonds des maladies, handicaps, accidents, vieillissement

• Retirer la personne de son milieu pour mieux la traiter

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• Permettre aux personnes de retrouver un équilibre de vie

• Demander aux intervenants de travailler dans un contexte complètement déséquilibré

• Faire accepter les limites actuelles de la médecine

• Traiter chaque cas comme si les moyens étaient illimités

L’hôpital est un paradoxe en soi : personne ne veut y entrer mais tous sont contents d’en sortir. À l’hôpital les soins les plus intimes sont prodigués par une organisation impersonnelle. Le personnel hospitalier s’engage dans une course contre la mort qui est perdue d’avance. Et pourtant, plus la fin est proche, plus les personnes s’investissent. Les médicaments et les appareils compliqués nous empêchent d’être en contact avec les limites de notre vie, et pourtant nous les revendiquons à grands cris. Nous savons qu’infirmières et médecins partagent notre condition humaine, et pourtant nous les considérons comme des dieux et nous leur prêtons des pouvoirs magiques.

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Les mandats explicites ou implicites de nos institutions cachent plus d’un paradoxe. Cependant, nous n’avons pas la possibilité de dénouer cet écheveau. Il y aura toujours des contradictions dans la définition des services à rendre aux êtres humains. Ce serait une perte d’énergie que de tenter d’éliminer ces paradoxes pour obtenir des mandats clairs, sans équivoque.

L’important nous semble de pouvoir reconnaître et nommer ces mandats paradoxaux. Si, sous prétexte d’efficacité, un interdit empêche les intervenants d’identifier les contradictions de leur mission, ce sont eux qui à leur tour deviendront malades, analphabètes et dysfonctionnels. Il y va de la santé mentale des professionnels du réseau public de s’avouer qu’ils accomplissent des missions impossibles en tentant de répondre à des attentes sociales contradictoires. L’éducation, le service social et le soin des

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malades sont des folies et ces folies relèvent du magnifique et de l’exaltant si elles peuvent être reconnues comme telles.

Si les paradoxes demeurent des vices cachés soumis à l’interdit et au secret, la belle folie dans l’engagement premier des employés devient insanité morbide et mort à petits feux. Nos écoles, hôpitaux et services sociaux regorgent d’exemples de splendides folies et de regrettables insanités qui façonnent en série les nouveaux mendiants.

2.2- LES INTERDITS

La seconde série des vices cachés des services publics s’identifie plus aisément que les mandats paradoxaux, mais il n’est pas plus aisé d’y faire face. Dans notre société, plusieurs interdits s’imposent aux professionnels sans qu’ils soient explicitement nommés ou reconnus. Ces interdits proviennent de la culture générale de la bourgeoisie sociale, faussement intellectuelle, qui, sous prétexte de défaire les vieux carcans, en crée de nouveaux.

Le respect des interdits importe à la survie professionnelle des intervenants. Si l’un de ces interdits est franchi, le doute, la disqualification et le déshonneur s’abattent sur le fautif qui n’a d’autre choix que de quitter son travail, de changer de milieu ou de devenir malade. La sauvegarde des interdits et la réprobation sont activement assumés par ceux-là mêmes qui les subissent. Aussi forts que la loi du silence du crime organisé, les interdits forment un autel sur lequel ont été sacrifiés des centaines d’excellents professionnels.

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Interdit de l’erreur

L’erreur est strictement prohibée. Un enseignant ne peut se tromper, un travailleur social encore moins et un médecin pas du

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tout. Mais attention ! L’interdiction de l’erreur n’est pas véhiculée sous sa forme simple et primaire car, au niveau du langage quotidien, l’erreur semble acceptée, reconnue comme inévitable, et même pardonnée. Il ne faudrait quand même pas que ceux qui identifient une faute fassent l’erreur de condamner le fautif.

L’interdit de l’erreur se présente sous une forme beaucoup plus subtile et plus nocive car il s’intègre à l’organisation même des services.

1. La spécialisation à outrance déclare l’errement illicite. Pour que tout soit parfait, chaque professionnel restreint de plus en plus le champ de sa compétence jusqu’à ce qu’il soit quasi le seul à pouvoir se prévaloir du titre d’expert dans un domaine particulier. Les “ omnipraticiens ” se font rares dans toutes les professions car ils s’exposent par définition au tabou de l’égarement. Pour se protéger de cette inquisition, les “ omni ” font appel aux spécialistes en tous genres qui utilisent un nombre sans fin de tests et d’exercices pour garantir la ‘pureté de l’acte’. Ce phénomène se remarque surtout dans le domaine de la santé mais il se retrouve aussi à l’école et dans les services sociaux. Par exemple, rare est la personne qui se présente comme travailleuse sociale. On dira plutôt : “ travailleuse sociale intervenant en CLSC auprès des familles à risques composées d’enfants de 0 à 5 ans vivant des situations de crise liées à l’abus de drogues avec des parents préoccupés par une situation de chômage et nouvellement arrivés dans le quartier… le reste n’est pas de ma compétence ”.

Dans la même ligne, les enseignants sont rares. Il y a bien le “ prof de maths ” de IIIe ou IVe secondaire, ou l’enseignante des matières majeures de la 5e année de l’élémentaire, mais les enseignants sont rares. Une infirmière n’est vraiment reconnue comme telle que lorsqu’elle est spécialisée par exemple en périnatalité au secteur post-partum dans la pose et le suivi des cathéters. La spécialisation à outrance impose efficacement l’interdit de l’erreur.

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2. Corollaire de la spécialisation, l’escalade sociale présente une autre des formes subtiles et structurelles de la condamnation des gaffes. L’escalade sociale consiste à augmenter constamment le nombre d’intervenants et d’organismes pour régler un problème qui se révélait relativement simple au premier abord. Ce phénomène de l’escalade se remarque surtout dans les services sociaux, mais il est tout aussi présent dans les milieux hospitalier et scolaire. Il n’est pas rare que quarante ou cinquante intervenants différents s’ingèrent dans les affaires d’une même famille sur une période de deux ou trois ans pour apporter leur “ précieux concours ” à la suite d’un accident, ou d’un abus, ou même d’un simple problème d’inattention à l’école. Chaque intervenant se déclarant seul compétent pour une parcelle de la dynamique vécue par la famille et personne ne voulant déléguer à l’autre par crainte de l’erreur, tous les intervenants se lancent à la curée. La famille étouffe, le stress augmente, le problème se gonfle. Alors d’autres intervenants supplémentaires sont appelés à la rescousse. Il existe des personnes qui ont vécu toute leur vie au sein des réseaux publics pour que tous puissent être assurés de ne pas faire d’erreur à leur sujet ou pour que chaque intervenant puisse tenter à son tour de corriger les erreurs des autres.

3. La mode de la “ qualité totale ” déguise encore l’interdit de l’erreur. Sous prétexte d’augmenter la participation de tous à la réalisation des objectifs communs d’un établissement, cette nouvelle vague de gestion tente de débusquer la faute où qu’elle se trouve. Les créateurs et défenseurs de ce processus clament leur innocence, professent de la vertu de leur méthode et anathématisent tous ceux qui les dénoncent sous le verdict de la méconnaissance. N’empêche que dans l’esprit du commun des mortels, la qualité totale et la perfection sont synonymes. L’engouement des grands responsables pour le style de l’heure révèle avec éclat leur connivence avec l’interdit de l’erreur.

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Interdit de l’équipe

Dans une société comme la nôtre où le travail en équipe est exhorté, reconnu et encensé, il peut sembler étrange de parler d’interdit de l’équipe. Et pourtant si nous examinons attentivement l’organisation des systèmes scolaires, sociaux et hospitaliers, ce vice caché nous apparaîtra de plus en plus comme un interdit majeur.

Et d’abord comment se fait la composition des équipes ? Au gré de l’ancienneté, des horaires et des diplômes. Il s’agit de mettre des gens ensemble pour qu’ensuite ils se débrouillent sans vraiment chercher à constituer une équipe. Au hasard des conventions, des réaffectations et des restructurations, des personnes se retrouvent ensemble avec l’expectative de bien s’entendre pour faire, Dieu sait quoi !

Ensuite le travail en équipe est considéré comme un apprentissage acquis de telle sorte que toute nouvelle “ équipe ” ou tout nouveau membre est supposé connaître les façons de collaborer. Si la collaboration ne se réalise pas, le verdict de non collaboration vient immédiatement aux lèvres de tous. Comme si l’ignorance des modes de collaboration était impossible pour des gens éduqués dans une civilisation des sports “ d’équipe ”, et pourtant rare sont ceux qui ont vraiment appris les modalités de fonctionnement par équipe ; même les «coachs»le font »à l’oreille».

L’évaluation des résultats et les crédits accordés pour la performance se fait encore sur une base individuelle. Bien sûr les personnes qui reçoivent les éloges reconnaîtront, bien humblement, qu’elles n’auraient su réussir “ sans leur équipe ”. N’empêche, les honneurs et les promotions reviennent aux individus. Dans ce cadre de référence individuel, aucun professionnel n’a intérêt à collaborer intensément, mais juste ce qu’il faut pour recevoir la passe et marquer le point.

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L’équipe s’interdit aussi d’elle-même par les querelles de pouvoirs entre personnes. Rares sont les équipes qui se forment avec des professionnels qui reconnaissent explicitement qu’ils ont absolument besoin des autres pour survivre et pour offrir un service de qualité. La plupart des équipes se forment plutôt avec l’inquiétude de chacun des membres quant aux exigences de tâches supplémentaires.

Sous le couvert d’appels à la collaboration, le travail en équipe s’autocensure par des préalables non dits et pourtant exigés. L’effet le plus évident de cet interdit d’équipe : le groupe de travail devient la source majeure de stress des nouveaux mendiants, dépassant largement le stress provenant du service à rendre aux élèves, aux malades, aux familles.

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Interdit du temps

Grâce aux ordinateurs, aux téléavertisseurs et aux téléphones cellulaires, le temps et l’espace n’existent plus ou presque. N’importe quel professionnel peut travailler avec n’importe quel autre sur tout dossier, quel qu’il soit et où qu’il soit. Et vive la technologie ! À l’échafaud les lents et les longs termes !

Étrangement, plus nous avons les moyens d'épargner temps et énergie, moins nous avons de temps et d’énergie. Les enseignants manquent de temps pour assurer un accompagnement adéquat à chaque élève. Le personnel hospitalier court sans cesse pour éviter de perdre un temps précieux auprès des patients. Les intervenants des services sociaux n’arrivent plus à répondre aux priorités, faute de temps.

Le système public fonctionne comme un cuisinier qui investit tellement d’énergie se procurer les instruments adéquats et les recettes les plus sophistiquées pour gagner du temps, qu’il ne lui reste plus que quelques minutes pour faire des sandwiches à la moutarde forte.

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Pour permettre à chaque intervenant de réaliser dans un temps record une multitude de petits objectifs qui leur permettront de transférer rapidement le client à un autre intervenant, les actes professionnels sont découpés et sériés. Rapide et efficace pour chaque geste, le système de services devient paradoxalement de plus en plus lent pour le client qui voit son besoin ou sa demande traverser un dédale sans fin et un parcours à obstacles.

Quotas, ratios, moyennes, toutes les formes d’encadrement quantitatif encouragent les professionnels à faire abstraction du temps et à poser le plus grand nombre de gestes possibles. La gestion des services publics s’opère comme si les intervenants devaient produire des objets et non comme s’ils devaient aider des personnes. L’encadrement, les techniques, les instruments et les évaluations existent pour épargner le temps et l’énergie alors que pour aider une personne humaine à apprendre, à s’assumer ou à se guérir, la longueur de temps est un facteur majeur.

En cela, les écoles, les hôpitaux et les services sociaux opèrent selon le même modèle que les révolution agricole et industrielle des années soixante : accélérer les rendements par des techniques menant à l’épuisement de la planète. Un professionnel de l’éducation, de la santé ou des services sociaux qui prend le temps de perdre son temps avec un client qui a besoin de temps doit se considérer comme un hurluberlu inefficace et improductif.

Ah bon !…

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Interdit de la hiérarchie

À travers la recherche tout à fait justifiée de la reconnaissance de l’égalité des personnes, s’insinue une croyance en l’égalité des rôles et des responsabilités. Tout se passe comme si les personnes responsables d’une équipe, d’un projet ou d’un établissement, devaient s’excuser d’exercer leurs responsabilités et faire tout ce qui est en leur pouvoir pour effacer le moindre indice de hiérarchie.

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Les enseignants deviennent les amis des étudiants ; les travailleurs sociaux se veulent des personnes ressources ; les éducateurs spécialisés se transforment en partenaires ; les infirmières se convertissent en confidentes ; les médecins se transmuent en consultants ; les patrons s’attribuent le rôle d’animateurs ; les directrices deviennent des gestionnaires ; les chefs d’équipe s’élisent représentants. Personne n’est plus supérieur ou responsable de personne.

Même le mot hiérarchie s’inscrit maintenant comme synonyme de monarchie ou de fascisme. Les organigrammes servent à identifier le chemin à parcourir pour pouvoir parler à quelqu’un mais ils n’indiquent plus qui doit décider de quoi. Les cadres passent leur temps à revoir les structures parce que celles-ci sont de fait interdites. Coopérer, négocier, dialoguer, échanger entre intervenants et cadres mais sans jamais passer de la parole aux actes puisque ceux-ci commanderaient décision, donc responsabilité, donc hiérarchie.

Les cadres se voient accusés de ne pas prendre les bonnes décisions qui ne seraient toutefois pas appliquées. Les intervenants professionnels sont à leur tour accusés de ne pas appliquer des décisions qui ne sont d’ailleurs pas prises. Et les clients, les élèves, les patients sont fortement invités à prendre leurs responsabilités.

Ah bon !…

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Interdit de la tradition

Nouveauté équivaut à qualité. L’inédit, l’original, le récent indiquent les voies de la croissance. Un vieux “ prof ” utilisant de vieilles méthodes pédagogiques se considère souvent comme dépassé. Une vieille travailleuse sociale s’inspirant des sources et de l’histoire de sa profession annonce le déclin de sa carrière. Une vieille infirmière remplie de compassion nuit à l’efficacité de son département. Un vieux médecin qui ne lit plus toutes ses revues

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spécialisées dans la vente de médicaments devient tout juste bon à faire de la première ligne. Un vieil éducateur ne peut plus comprendre les jeunes.

Tradition et expérience ont été transférées à la colonne du passif. Le nouveau à tout prix s’érige en règle, interdisant l’inspiration du passé et rendant toute habitude suspecte. Taxer quelque chose ou quelqu’un de traditionnel c’est le vouer au musée. La famille traditionnelle s’inscrit dans notre folklore. Le professionnel traditionnel s’expose à la radiation. Histoire, coutumes et habitudes s’épellent nostalgie, scléroses et radotages. Les jeunes professionnels souhaitent en montrer aux vieux.

Non seulement nous vivons dans une société du prêt-à-jeter, mais nous jetons d’abord le meilleur, les grands crus âgés au profit des piquettes de l’année.

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Interdit du plaisir

Il peut sembler étonnant qu’en ces temps d’hédonisme et de liberté, nous devions observer l’interdit du plaisir dans la vie professionnelle. Il existe bel et bien sous des traits plus ou moins faciles à décoder. Que feriez-vous si votre enfant de onze ans décrivait son professeur comme étant une personne qui rie souvent, raconte des histoires, et propose sans cesse des jeux ? Que penseriez-vous, si, couché dans un lit d’hôpital vous entendiez des rires fuser partout et voyiez l’infirmière entrer dans votre chambre avec un grand sourire ? Que diriez-vous si, dans la salle d’attente d’un centre d’accueil ou d’un centre local de services communautaires, vous voyiez un travailleur social et une psychologue qui s’applaudissent mutuellement ?

Dans les hôpitaux, les écoles et les services sociaux, le travail doit être difficile, exigeant, exténuant. Un professionnel qui manifeste de la joie ou du plaisir devient suspect de laxisme, à moins qu’il ne subisse une crise passagère d’euphorie débilitante ou qu’il

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ne soit un de ces énergumènes dont le système aura vite fait de se débarrasser.

Une jeune professionnelle qui affirme aimer son travail entre soit dans la catégorie des jeunes débutantes naïves, soit dans celle des inconscientes qui ne saisissent pas l’ampleur des défis. Le plaisir et la joie sont traqués jusque dans les fêtes officielles où l’alcool offert et consommé à flots justifiera et excusera les blagues et les joyeuses extravagances.

Le seul plaisir permis et abondamment pratiqué dans le réseau public consiste à se gausser des maladresses des autres. “ Le plaisir de l’un c’est d’voir l’autre se casser l’cou ” (Félix Leclerc).

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Interdit du choix

Le choix des professionnels est mis à l’index dans les services publics. Sous le couvert du respect du client et de la démocratie, les professionnels se voient menacés d’excommunication s’ils expriment leurs valeurs ou s’ils affichent leurs options morales ou spirituelles. Faire la morale n’a plus qu’une connotation négative de réprimande. Les professionnels sont considérés et se considèrent souvent eux-mêmes comme des techniciens qui fournissent un service neutre avec des moyens neutres dans une société neutre. Pas de couleur, pas d’option, vive la Suisse !

Ce vice caché devient particulièrement pernicieux lorsqu’on observe qu’il ouvre la voie toute grande aux choix imposés par la bureaucratie des grands mandarins inquisiteurs. Camouflés sous le vocable d’orientations ou d’objectifs, les choix de quelques-uns deviennent le credo de tous, et ceux qui dans les hôpitaux, les écoles et les services sociaux refusent de se laisser embrigader dans les dernières priorités du ministère sont taxés d’hérésie et brûlés au feu des compressions budgétaires.

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L’infirmière n’a plus de jugement, le médecin plus de serment, l’enseignante plus de conscience, l’éducateur spécialisé plus de foi et le travailleur social plus de morale. Nous leur ordonnons d’appliquer des programmes et de fournir des services sans égard pour leur propre esprit. La différence commande l’ostracisme : plus de sexe, d’âge, de race, de religion, de morale, de valeurs. Tous dans le même panier de la démocratie sans sujet ni objet. Et gare aux professionnels qui feront des choix. On les accusera de manquement aux droits de la personne !

Le respect se décline maintenant sous la forme de la réserve. Respecter son client, c’est se taire quand il fait ou il dit ce qui nous apparaît comme une bêtise. Le respect nous conduit à regarder les autres se tuer sans intervenir pour ne pas nuire à leur intégrité. To be or not to be ne semble plus être une question à laquelle les professionnels des services sociaux, hospitaliers et scolaires peuvent offrir des pistes de réponse. Respectons les gens et laissons-les mourir dans un désert sans influence.

Ah bon !…

2.3 LA TECHNOCRATIE

La troisième série de vices cachés nous entraîne dans le labyrinthe du Minotaure. Et Kafka nous a prévenu : il n’y a pas de fil d’Ariane. Mais à l’exemple d’Astérix aux prises avec la bureaucratie romaine, nous pourrions nous amuser ici à mettre un brin de folie dans ce dédale vicié.

La technocratie dans le réseau public se fonde sur le regard apeuré de politiciens sans envergure et de bureaucrates avides de pouvoir qui veulent, tout à fait inconsciemment, encadrer et figer les activités des professionnels dont les sciences sont à la fine pointe de l’art humain. La technocratie s’applique à comptabiliser la santé, évaluer l’éducation, harnacher les services sociaux pour créer une nouvelle race d’intervenants : les technocrates.

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Sous ce vocable de technocrates, nous pouvons inscrire les gestionnaires et les praticiens qui comprennent l’éducation, les soins de santé et les services sociaux comme une série de gestes et de techniques à connaître et à appliquer. Combien d’heures doivent être consacrées en moyenne à un cas d’abus sexuel ? s’interrogeait très sérieusement un sous-ministre devant un groupe de professionnels estomaqués. Quel pourcentage des médicaments subventionnés devraient revenir aux personnes âgées ? Combien de minutes par jour l’enseignante devrait-elle consacrer à chacun des étudiants ? L’efficacité du traitement des jeunes drogués correspond à quelle proportion de rencontres individuelles par rapport aux rencontres de groupe ? Toutes ces questions, et d’autres encore plus tarabiscotées continuent de hanter rapports et comités.

Comme si la psychologie, l’animation sociale, la médecine, le service social, l’enseignement ou le nursing étaient des sciences exactes appliquées à des matériaux neutres. Les technocrates forment une brigade d’intervenants et d’administrateurs qui décortiquent la pratique d’une profession en catégories quantifiables pour se sécuriser face au mystère de la vie humaine.

Les technocrates ont déjà envahi plusieurs fronts. Ainsi, une auxiliaire pourrait très bien faire le travail d’une infirmière qualifiée puisqu’elle en connaît les techniques. Ainsi encore un technicien en assistance sociale pourrait très bien remplacer un travailleur social puisqu’il connaît les dossiers. Remarquez cependant que le diplôme n’a souvent rien à voir avec l’expertise d’autant que la formation universitaire ou technique est souvent transmise à rabais, les titulaires ne possédant qu’un doctorat sans aucune expérience du terrain. Les technocrates tentent en fait de sécuriser la population contre les ravages de la formation professionnelle à rabais actuellement dispensée dans les établissements de «haut savoir».

La technocratie s’infiltre dans toutes les professions et dans tous les établissements du réseau public en utilisant des concepts très à la mode : objectivité, rentabilité et efficacité.

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Objectivité

Les technocrates poussent l’option des positivistes du XIXième siècle et établissent qu’un professionnel des sciences humaines peut faire abstraction de ses préférences personnelles lorsqu’il est en présence de son client, patient ou étudiant. La technocratie voudrait qu’il y ait une réalité saisissable de l’apprentissage de la santé et de l’équilibre psychosocial. Le défi des professionnels consisterait seulement à décrire cette réalité, à définir et à appliquer des paramètres objectifs à l’intervention : le traitement X, l’intervention Y, la méthode Z.

Pour les tenants de ce vice caché, les intervenants subjectifs se laissent gagner par leurs émotions et ne peuvent fonder que sur des intuitions souvent trop passionnées l’ensemble de leur pratique. Dans l’univers de la technocratie, la science n’est plus une des voies de la connaissance mais bien l’instrument par excellence de contrôle social. L’art n’est qu’un chemin dévoyé pour praticiens en manque de rigueur.

La subjectivité est aussi invoquée pour cacher le manque de connaissances professionnelles. Plusieurs intervenants ne connaissent ni leurs cadres théoriques ni leur processus d’intervention. Résultat : l’objectivité à tout crin sert à cacher l’incompétence subjective. Une chatte y perd ses chattons.

Rentabilité

L’économie mène le monde, Marx l’a dit et les gestionnaires de nos merveilleux pays capitalistes le confirment. Il faut que tout soit rentable, productif même et surtout dans le réseau des services aux petits, aux pauvres de toutes sortes et aux malades. Fini l’Etat Providence qui dépensait sans compter ! Vive l’Etat Actuaire qui, sous prétexte de contrôler les coûts, définit les actes sans pour autant oser proposer des buts.

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Pour les technocrates, la planification et le contrôle doivent garantir la qualité et la pertinence de l’exécution. Donc, planifions selon nos moyens, contrôlons avec ces mêmes moyens et voyons à ce que les écoles, les hôpitaux et les services sociaux ne rugissent pas trop. L’objectif est louable : faire plus avec moins. Ce qui n’est pas clair du tout avec cette manie de la rentabilité c’est faire quoi, vers où, pour quoi ? Bien sûr, des actes de haute qualité ne sont pas toujours souhaitables parce qu’ils ne sont pas pertinents ; ainsi, des techniques médicales poussées en pleine brousse relèvent de l’élucubration médicale. Mais où finit la brousse et où commence le «trop technique» ? Ces choix devraient être sociopolitiques et non technico-administratifs.

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Efficacité

La technocratie veut pouvoir observer l’utilité des gestes pour réduire le plus possible le temps nécessaire pour les poser : parents efficaces, enseignants efficaces, hôpital efficace, prise en charge efficace. Le Charlot des Temps Modernes aurait sûrement un plaisir fou à décrire avec son habituel sarcasme la gestion du réseau public où chaque pièce de l’engrenage professionnel devrait baigner dans l’huile de l’efficacité.

Qui est le plus efficace ? Un médecin qui rencontre douze patients à l’heure ou celui qui n’en voit que deux ? Qui est le plus efficace ? L’enseignant qui réussit à couvrir toute la matière ou celui qui réussit à y intéresser tous les élèves ? L’agent communautaire qui favorise une diminution du taux de violence conjugale ou celui qui réussit à faire augmenter le taux de signalement de la violence conjugale ?

Qui est le plus efficace ?

Plus elle est posée, plus la question de l’efficacité devient ridicule lorsqu’il s’agit d’accompagner des êtres humains. La technocratie se rend et se rendra encore plus ridicule en utilisant

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des concepts venus du froid pour les appliquer aux sciences de la chaleur humaine. Mais avant que l’absurdité de l’objectivité, de la rentabilité et de l’efficacité soit reconnue dans les services publics, les technocrates peuvent faire encore beaucoup de ravages.

Ce vice caché s’érige paradoxalement en veau d’or sur l’autel duquel sont sacrifiés de nombreux artistes, véritables professionnels des sciences de la vie.

Ah bon !…

2.4 LA FAUSSE DEMOCRATIE

Nous vivons dans une société qui se targue d’être démocratique : libertés fondamentales, droit de vote, règle de la majorité. Or le réseau des services offerts par l’État à tous les citoyens se croit obligé, dans une large mesure, de refléter cette forme de démocratie. Le réseau public et parapublic renforce ainsi le quatrième vice caché : la fausse démocratie. L’interprétation faite des libertés fondamentales conduit, dans le réseau, à une évacuation du leadership et de la responsabilité. Le pendant du droit de vote a amené la montée du phénomène de la réunion. Enfin, la règle de la majorité impose une approche unitaire et qui tend à uniformiser.

Notre modèle démocratique nuit aux écoles, aux hôpitaux et aux services sociaux, non pas par son fonctionnement sociopolitique propre, mais bien par les deux impressions qu’il transmet au système des services. D’abord l’impression que ce modèle démocratique doit inspirer le fonctionnement interne du système des services. Ensuite l’impression que ce modèle démocratique est le seul qui puisse répondre à la définition de la démocratie.

Notre forme de démocratie ne peut inspirer le fonctionnement interne des services publics parce que ces services existent d’abord

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pour agir et non pour choisir. Bien sûr les établissements et les professionnels font constamment des choix quant aux modalités et à l’application de leurs services, mais ces choix se situent dans la ligne de l’intendance ou de l’application déléguée. Les intervenants et les gestionnaires accomplissent, grâce à leurs connaissances et à leur énergie, des actions découlant de choix qui ont été faits d’abord à l’extérieur du réseau, par la société démocratique en général. Tenter de répéter à l’intérieur des services le processus démocratique externe met en péril cette même démocratie qui n’a plus les moyens de réaliser ses choix. Ainsi, dans certaines instituions d’enseignement, les professeurs votent entre eux leurs propres règles d’évaluation sous prétexte de liberté académique ; en agissant ainsi, ils court-circuitent complètement leur mandat professionnel au service d’une démocratie.

La seconde impression, celle qui donne notre modèle démocratique comme le seul qui puisse exister, impose par exemple à des équipes de travail de vivre sous la sacro inefficace règle de la majorité. D’après ce modèle, les concessions ouvrent la voie des ralliements, et la recherche de consensus représente une perte de temps coûteuse. En utilisant ce modèle comme référence de démocratie, écoles, hôpitaux et services sociaux entretiennent l’illusion que tous devraient s’exprimer puis se rallier. Par conséquent, tous ont l’impression que personne n’est écouté et que chacun doit choisir son clan ou sa faction.

Ce vice caché de distorsion et de sur utilisation du processus démocratique se manifeste par des vitrines connues, habituelles, qui se révèlent pourtant des miroirs déformants.

“ La réunionite ”

Ce serait merveilleux si les réunions servaient vraiment à “ réunir ”, en développant des consensus, en offrant du soutien professionnel, en stimulant la créativité pour développer la vigueur des services. Malheureusement, s’inspirant d’un modèle parlementaire, les réunions tournent vite aux débats stériles, à la

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paranoïa collective et aux votes implicites qui chargent un sous-comité de préparer un rapport préliminaire sur la faisabilité d’un nouvel instrument inutile.

Curieux paradoxe de pseudo démocratie : ou bien dans une réunion les vraies choses sont tues et l’épuisement collectif se répand sur des éléments superficiels ; ou bien les vraies choses sont dites et la réunion tourne en dynamique de groupe dangereuse et stérile.

La “ réunionite ” suppose soit que l’on se réunisse trop pour rien, soit que l’on ne se rencontre pas assez pour tout. Symbole mystificateur de la démocratie, les réunions mal préparées, mal conduites ou mal perçues renforcent les impressions négatives de tous et de chacun et contribuent à éliminer les “ ré-unions ” qui seraient nécessaires et vitales pour l’action des intervenants.

“ La consultivite ”

Autre syndrome pseudo démocratique, la “ consultivite ” suggère que le dynamisme des idées et l’énergie des actions soient directement proportionnels au nombre de personnes et d’organismes consultés. La démocratie en action dans le réseau des services consisterait à prendre conseil avant, pendant et après chacune des “ réformes ” ou à chaque fois que se présente une nouvelle “ problématique ”.

La “ consultivite ” produit deux réactions opposées : soit que la consultation suscite des attentes bien au-delà de son objectif et de ses possibilités et alors provoque l’écœurement des consultés ; soit que la consultation ne devienne un préalable sans lequel toute forme de décision apparaîtra antidémocratique. Bien connue des habitués de la stratégie politique, la “ consultivite ” permet le report des décisions et des actions en plus de faire vivre grassement une batterie d’experts conseils.

Prendre conseil assure une démarche sage, mais ne rien faire sans consulter à tout vent empêche l’avancement de la

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démocratie. La fausse démocratie de la “ consultivite ” interne empêche la vraie démocratie d’offrir aux citoyens des services scolaires, sociaux et hospitaliers de qualité.

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L’“ innocenterie ”

La fausse démocratie se révèle aussi à travers “ l’innocenterie ” : “ je suis innocent ; c’est le système qui est responsable ”. Souvent, pour expliquer ou pour tenter de justifier une erreur, une lenteur, une absence ou une piètre qualité de services, les intervenants et les gestionnaires invoquent la responsabilité collective de la pseudo démocratie interne. On croirait entendre les accusés de Nuremberg : “ Je ne faisais que suivre les ordres. ”. L’“ innocenterie ” proviendrait-elle du mouvement de déculpabilisation mis sur pied par Freud et Marx, l’un pour usage interne, l’autre pour usage externe ? La pseudo démocratie regorge de prétextes pour exempter de toute responsabilité finale.

On en est même venu à inventer le «sentiment de culpabilité» qui, une fois débusqué, doit disparaître pour laisser place à l’innocence de l’individu rendu inconsciemment complice de la malignité du système. La culpabilité n’est plus le résultat d’un jugement moral individuel ou collectif mais un sentiment qui empêche la croissance ; curieuse façon d’innocenter les cerveaux !

L’alternative est la suivante. Ou bien nous avons des gestionnaires et des intervenants responsables de l’offre des services démocratiquement choisis par la société, donc coupables si ces services sont mal ou pas rendus ; ou bien nous avons des écoles, des hôpitaux et des services sociaux remplis d’innocents que la société doit déculpabiliser à chaque fois que leur fonctionnement interne pseudo démocratique les empêche de fournir les services qu’ils devraient rendre.

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Ah bon !…

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Les faux prophètes

Grâce à la multiplicité des communications formelles et informelles, les “ faux prophètes ” butinent dans le réseau public, de conférences en sessions, de colloques en perfectionnement. La fausse démocratie entretient ces idoles instantanées qui grappillent allègrement dans les budgets de formation et accablent le personnel des établissements de visions et de recettes faites essentiellement pour éblouir.

Dans l’Ancien Testament les vrais prophètes s’acharnaient à offrir au peuple d’Israël une signification pour les événements de leur époque et une direction pour vivre l’essentiel de l’expérience humaine, le dessein de Yahvé. Les faux prophètes pullulaient aussi à cette époque. Ils criaient à qui voulait les entendre ce que chacun voulait entendre. Ils suivaient les modes du moment et amplifiaient les préjugés, les peurs et les aberrations déjà présentes dans l’esprit du peuple. Ils profitaient d’un engouement passager puis sombraient dans l’oubli ou dans la folie. Les vrais prophètes ont, pour la plupart, fait leur marque avec le temps. Leur parole devenait peu à peu crédible parce qu’elle correspondait à l’expérience fondamentale des Juifs de ce temps.

Les faux prophètes d’aujourd’hui proclament à tous les micros leur vision de l’avenir : ou ils se déchaînent contre les mœurs du temps ou ils expliquent brillamment une stratégie d’intervention qui fera des miracles. Les faux prophètes renforcent la fausse démocratie en dispersant leur énergie dans l’application de fantaisies “ techno-intello-scientifico-sectaires ” à la mode. Leurs livres et leurs cassettes sont disponibles dans toutes les bonnes tabagies. Ils fascinent par leur magie et créent de petites chapelles de convertis qui divisent encore plus les intervenants déjà isolés et décrochés. Les messages des faux prophètes

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supposent une initiation compliquée et des techniques coûteuses. Par ailleurs, dans l’esprit de la fausse démocratie, ces messages sont accessibles à un grand nombre de personnes.

Les vrais prophètes sont rares, exigeants. Ils offrent aux intervenants un sens à leurs actions en leur suggérant des directions et des lignes de conduite qui leur permettent de se rapprocher de l’essentiel dans l’aide et le soutien qu’ils accordent à leurs clients, leurs patients ou leurs étudiants. Les vrais prophètes se distinguent souvent par le temps qu’ils prennent à être reconnus, par la résonance profonde qu’ont leurs gestes ou leurs paroles sur l’ensemble d’une communauté et par le refus de se reconnaître le crédit ou le mérite de leur option.

La fausse démocratie favorise les petits haut-parleurs qui sèment à tout vent. La variété des moyens propagés par une tornade éclectique de formations à tous crins permet à la confusion de s’installer sous un masque de créativité. Tout est bon ; rien n’est choisi. Que d’énergie, d’argent et de temps perdus à mendier le remède miracle à la confusion actuelle ! Et pourtant, c’est cette même recherche du remède miracle qui crée cette confusion, au grand bonheur des faux prophètes.

Ah bon !…

P.S. : Et qui suis-je pour dénoncer ce prophétisme clinquant ? — Sûrement un de la meute, mais qui espère sonner assez faux pour déclencher l’alarme.

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Le vide de la parole

En fausse démocratie, la parole est d’or et de revenus. Celles et ceux qui savent parler sur tous les tons deviennent les citoyens de cette fausse démocratie. Mais comme à Athènes, à l’époque de Démosthène, les citoyens ayant droit de parole sont peu nombreux comparativement au grand nombre de métèques et

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d’esclaves qui entretiennent nos services publics à la sueur de leur front. Dans notre système il y a ceux qui savent et ceux qui s’en doutent. Ceux qui savent prennent la parole et ceux qui s’en doutent la leur envient.

Spécialistes de tous genres, responsables sans pouvoir, artistes du commerce ou gérants des spectacles populaires, initiés de la politique ou députés d’une secte, ces citoyens de la république de la parole profitent sans cesse de l’équivoque entre messager et message. La crédibilité du message se fonde sur la notoriété ou l’arrogance du messager. “ The medium is the message ” écrivait MacLuhan. Mais dans notre réseau de services publics non seulement le médium est-il le message, mais surtout les messagers sont sans message. L’important est de prendre la parole. Plus le messager est reconnu, plus le message peut être nébuleux. Moins grande est la notoriété du messager, plus grande est la portion de sous-entendus faisant référence à des connaissances hyper spécialisées et donc, bien entendu, inaccessibles aux personnes qui n’ont pas le droit de parole.

Nous supportons aujourd’hui dans notre société une élite de la parole qui entend bien conserver ce privilège en camouflant le néant du contenu derrière des périphrases énigmatiques et disqualifiantes pour l’auditeur ou le lecteur. Parler, organiser, écrire pour ne rien dire devient l’activité suprême de cette fausse démocratie, ou bien radoter des lieux communs et des recettes à la mode sans laisser place à l’agir, à la reconnaissance, à la solidarité effective des intervenants professionnels.

Les écoles, les hôpitaux et les services sociaux surnagent dans une mer de paroles et surtout de paroliers qui induisent une transe collective pour dissimuler le vide laissé par les révolutions et les réformes du système. Qui ose dire présentement, en langage clair, la mission de l’école, la vocation de l’hôpital, la raison d’être des services sociaux ? Qui rappelle le sens des actions posées par les professionnels ? Quelle parole offre aux nouveaux mendiants l’occasion de puiser à la source de

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l’expérience humaine l’énergie nécessaire pour faire face aux défis quotidiens ?

La fausse démocratie sert de paravent aux vices cachés du réseau des services. Elle constitue aussi elle-même un vice caché puisqu’il faut d’abord décoder celui-ci pour démasquer ceux-là. Qui aide, qui soigne, qui enseigne ? Comment ? Vers où ? Et surtout pourquoi ? Voilà les vraies questions des nouveaux mendiants. Il fallait identifier les malaises et les vices cachés dans le réseau de la mendicité professionnelle avant de tenter de cerner les réponses essentielles.

Au risque de paraître plaintif, pleurnichard, négatif, critique, oppositionnel, regimbeur, démobilisateur, passéiste et destructeur, il fallait d’abord nommer les monstres, les maladies et les stupidités qui encadrent la mendicité des professionnels des écoles, des hôpitaux et des services sociaux avant de tenter de les contourner. Si certains des vices dénoncés ici vous apparaissent exagérés, regardez plus attentivement, ce sont peut-être ceux que vous contribuer à exploiter….

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CHAPITRE III

LES SIGNES D’ESPOIR

À ne s’en tenir qu’aux deux premiers chapitres de cet essai, nous avons une vision très noire des services publics qui invitent le gouvernement à fermer boutique. Hélas ! les malaises dont il est question au premier chapitre sont bien réels, même si chaque personne concernée dans le réseau ne les ressent pas tous. Malheureusement aussi les vices cachés présentés au deuxième chapitre se perçoivent partout dans les établissements mais à des degrés divers et sous des formes différentes.

Pourtant, à travers cette jungle de tensions, de paradoxes et de carcans, percent et rayonnent des personnes et des groupes qui offrent des lueurs ou des soleils d’espoir à tous les professionnels, à leurs clients et au réseau global. Il y a actuellement des milliers d’enseignants, d’infirmières, de travailleurs sociaux, de médecins, de psychologues, d’éducateurs spécialisés, de conseillers compétents et passionnés qui font encore surgir la vie en eux et autour d’eux dans l’exercice de leur profession. Ils incarnent les signes d’espoir malgré la complexité des défis à relever par les écoles, les hôpitaux et les services sociaux.

En se rapportant à la métaphore du banc du quêteux, plusieurs professionnels offrent un accueil de qualité et une nourriture substantielle aux clients ou confrères mendiants. Par ailleurs, d’autres professionnels, et ils sont très nombreux, vivent à la fois le rôle de mendiant et celui de ma grand-mère. D’autres enfin, le petit nombre, profitent ou profiteront des signes d’espoir offerts par ceux et celles qui sont remplis d’énergie et d’humanité.

Je tenterai ici de relever quelques variétés des signes d’espoir parsemés dans l’ensemble des professionnels et des groupes. Ma qualité d’observateur externe par rapport au réseau public et parapublic a sûrement facilité ma capacité d’observation et d’émerveillement.

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3.1 La capacité d’indignation

Le plus important signe d’espoir, chez les professionnels du réseau, est leur capacité d’indignation devant les injustices suscitées involontairement par le système de services. Nombreux sont les intervenants des hôpitaux, des services sociaux et des écoles qui ont, souvent au péril de leur réputation professionnelle, dénoncé et tenté de corriger une iniquité envers un patient, un client ou un étudiant.

J’ai vu des enseignants s’élever dignement et avec force contre le reclassement ou l’expulsion d’un élève traité selon des règles trop strictes. J’ai entendu des travailleurs sociaux dénoncer avec courage le traitement fait selon des normes irrespectueuses à des familles démunies. J’ai assisté à des rencontres où des infirmières dénonçaient fermement des pratiques qui allaient à l’encontre du mieux-être des patients. J’ai connu des éducateurs spécialisés qui ont rendu public des mauvais traitements infligés à des jeunes par d’autres intervenants. J’ai vu des médecins s’insurger contre des conditions de séjour débilitantes pour certains patients âgés. J’ai rencontré des psychologues qui ont combattu avec acharnement pour protéger des victimes de violence.

L’indignation professionnelle suppose le courage devant l’injustice et la fidélité aux fondements de sa profession. Ces intervenants qui ont osé réagir peuvent éprouver une fierté légitime et leur geste est un signe d’espoir pour tous ceux et celles qui ont momentanément étouffé cet élan d’indignation au profit d’une sécurité , d’ailleurs factice.

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3.2 L’acharnement compétent

Durant les trente dernières années, la reconnaissance sociale envers les professionnels du réseau a périclité. En même temps et

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paradoxalement, les attentes de la société envers ces mêmes professionnels augmentaient. Or dans ce contexte où la carotte disparaît et où le bâton prend du volume, des milliers de professionnels ont tout de même réussi à offrir des services d’une très haute qualité. J’appelle cela de “ l’acharnement compétent ”.

Les médecins sont en train de tomber de leur piédestal honorifique et économique, et cependant plusieurs d’entre eux poursuivent avec insistance leur présence de qualité auprès des malades. Les infirmières se sont vues imposer le gigantisme et la bureaucratie, mais plusieurs d’entre elles continuent avec obstination à placer la personne au centre de leurs préoccupations professionnelles. Les enseignants ont été maintes fois désignés comme la cause première des malaises sociaux et pourtant plusieurs d’entre eux veulent encore croire en nos enfants avec patience et ténacité. Les psychologues ont dû abandonner les tests et les locaux douillets et plusieurs d’entre eux occupent toujours fidèlement et avec grande intégrité l’espace de soutien qui leur est dévolu. Les éducateurs spécialisés et les travailleurs sociaux sont encore associés aux tâches les plus viles mais plusieurs d’entre eux se sont entêtés à offrir des espaces de changement d’une grande qualité.

L’acharnement compétent d’une foule de professionnels du réseau devient un signe d’espoir pour les jeunes “ pros ” qui débarquent et surtout pour les autres qui subissent disqualification, découragement et échec. La persévérance couplée à la foi en l’être humain est encore heureusement l’attribut très fréquent du réseau des services professionnels.

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3.3 La compassion intelligente

Le mot compassion, synonyme entre autres du mot pitié, a presque été banni du vocabulaire professionnel depuis que Carl Rogers a introduit le concept d’empathie. Mieux vaut favoriser une distanciation optimale, enseigne-t-on aux jeunes diplômés. La

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sympathie et la pitié risquent d’entraîner l’intervenant dans les gouffres de l’ingérence et de l’impuissance. Celui-là devrait donc s’armer pour faire face au transfert freudien et éviter ainsi toute commisération. Malheureusement cette option de neutralité bienveillante se traduit souvent par des attitudes et des comportements de fermeture, de repli sur soi et de rationalisation chez les intervenants.

Malgré ces théories de l’intervention, plusieurs professionnels exposent encore courageusement leur sensibilité pour souffrir avec, pour compatir à la situation pénible de leurs clients, patients ou étudiants. Ils arrivent ainsi à percer l’expérience de la solitude étouffante reliée à la souffrance. Par ailleurs, ils activent en même temps leurs connaissances et leurs expériences, différentes de celles de la personne en difficulté, pour offrir à celle-ci de nouveaux repères ou de nouveaux points d’appui en plus d’une aide et d’une attention intime et appropriée. C’est ce que j’appelle la compassion intelligente.

Cette compassion intelligente vécue par de nombreux professionnels chevronnés constitue un des signes d’espoir les plus vibrants dans un réseau de services où la technocratie, et toutes les autres “ craties ”, risquent d’annihiler l’expression de la détresse et de la souffrance humaine. La compassion intelligente me semble la voie royale pour développer tout le potentiel de la créativité professionnelle sans tomber dans les ornières des techniques et méthodes efficaces. Jamais un ordinateur ne pourra remplacer ni un “ prof ”, ni un “ doc ”, ni un “ t.s. ”, ni un “ psy ”, ni une infirmière, parce qu’une machine n’aura jamais cette capacité de vibration aux richesses de l’expérience humaine.

J’ai souvent vu et entendu des professionnels exprimer, devant des clients ou devant des pairs, leur peur, leur inquiétude, leur tristesse, leur agressivité ou leur joie, liée à une personne ou à un groupe qu’ils veulent aider. En même temps qu’ils exprimaient ces émotions, couleurs de leur compassion, ils exploraient avec intelligence les avenues possibles menant au réconfort et au

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changement. Chaque fois que je suis témoin de scènes semblables, je renforce mon espoir en la capacité des écoles, des hôpitaux et des services sociaux à mener jusqu’au bout leur mission collective.

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3.4 L’abnégation solidaire

Un autre signe d’espoir, présent dans plusieurs équipes scolaires, hospitalières ou psychosociales, peut être identifié comme de l’abnégation solidaire. Des professionnels dévoués et désintéressés qui reconnaissent ensemble, ouvertement, qu’ils ont besoin les uns des autres pour rendre les services attendus en sont la preuve. Cette forme de l’altruisme collectif se retrouve suffisamment souvent pour soutenir l’espoir dans les établissements du réseau public.

Au lieu de se protéger des malaises et des vices cachés par une forme d’autisme professionnel, au lieu de se replier sur soi pour protéger ses acquis dans la jungle stressante et arriviste du réseau, certains professionnels en arrivent à développer entre eux un esprit de collaboration et de coopération centré sur une volonté d’offrir les meilleurs services possibles. Cette humilité individuelle se transforme en force collective qui à son tour stimule chacune des personnes de l’équipe.

Il existe des départements d’hôpitaux où médecins et infirmières collaborent efficacement à la santé des patients sans chercher à définir les préséances. Il y a dans des écoles des corps professoraux dont la créativité de chaque enseignant s’enrichit grâce à la collaboration ou à l’esprit d’équipe. Il se trouve dans les différents services sociaux des groupes d’intervenants assez solidaires pour reconnaître ouvertement la responsabilité de tous dans les réussites et les difficultés de chacun.

L’abnégation solidaire n’est pas un vœu pieux ou une mentalité “ rétro ” ; elle demeure une attitude stimulante partagée par plusieurs équipes de professionnels à travers le réseau. Et les

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réalisations de ces équipes réelles font souvent l’envie de toutes les équipes factices où règnent compétition et incompréhension.

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3.5 Une ouverture du sens critique

Après l’euphorie des années soixante, après le pêle-mêle des années soixante-dix, après la désillusion des années quatre-vingt, après les restructurations des années quatre-vingt-dix, après la décroissance des années deux mille, le sens critique d’un grand nombre de professionnels crée une ouverture qui nous permet à tous d’espérer une augmentation graduelle dans la qualité des services. De plus en plus les intervenants du réseau exercent un jugement équilibré et éclairé sur l’ensemble des moyens et des méthodes qui leur sont proposés. Ce n’est plus l’engouement du néophyte, ni l’enthousiasme du converti, ni l’affaissement du laissé-pour-compte qui commande l’appréciation, l’intégration ou le rejet des approches. Plusieurs professionnels deviennent à la fois plus exigeants quant à la profondeur et à la portée des modèles d’intervention, et plus réceptifs quant à la complémentarité des options et à la complexité des défis.

La culture, la spiritualité, la morale et la philosophie reprennent peu à peu leur place dans la grille d’analyse de plusieurs professionnels. Les critères technico-scientifiques et les théories excommuniantes s’enrichissent du “ gros bon sens ”, de l’expérience et de la recherche du fondamental. Les voyages forment la jeunesse, dit-on et le jeune réseau en a fait plusieurs qui ont permis de former le jugement de nombreux professionnels. Ceux-ci constituent l’avant-garde qui permettra au réseau de sortir de son adolescence pour s’ouvrir à l’art de l’humanisation.

Ce signe d’espoir stimule et sécurise tous ceux qui ont à apprendre, à se guérir ou à franchir une crise. Il y a de plus en plus de professionnels mûrs et capables de s’ouvrir à la variété et à la richesse de l’expérience humaine ; en espérant qu’ils ne partent pas,

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eux aussi pour une retraite «bien méritée» (où est le mérite ? comment justifier un système de mérite dans un monde où ni le profit ni le malheur n’ont de rapport avec le mérite ?).

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Ces signes d’espoir existent à de nombreux exemplaires dans l’ensemble des établissements du réseau public et parapublic. C’est sur ces personnes et sur ces groupes de professionnels qu’il faut compter pour dissiper les malaises déjà mentionnés et surtout pour reconnaître et démanteler les vices cachés du réseau. Il faut cependant que ces personnes et ces groupes se reconnaissent, s’encouragent et s’investissent ‘encore’ à changer radicalement le ‘système’. À ceux qui offrent beaucoup, nous demanderont encore plus sinon ils permettront aux ‘quêteux’ de bouffer le réseau avec leur permanence, les droits acquis, leur description de tâche, leur chasse gardée professionnelle et leur retraite bien méritée. Ces derniers représentent peut-être 20% des employés et des cadres ; ceux qui portent les signes d’espoir représentent peut-être 20% des employés et des cadres ; l’autre 60% sont les «mendiants» du milieu qui attendent le résultat de la souque. À vos marques !...

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CHAPITRE IV

LES CHOIX FONDAMENTAUX

4.1 LE SENS

Sous prétexte de pseudo liberté, notre société n’ose plus choisir. Nous avons voulu nous ouvrir à tous les courants et nous nous sommes transformés en courants d’air. Imbibés d’une culture guimauve, nous grillons rapidement lorsque nous sommes exposés à des feux de paille. Choisir devient notre phobie : pour ne rien perdre nous ne prenons rien. Si tout est vérité alors plus rien ne l’est. S’engager, opter, choisir sont devenus des gestes tabous puisqu’ils transmettent les virus de l’esclavage, de la fermeture et de la dictature dira-t-on. Pour ne rien imposer à personne, nous imposons à tous la confusion et l’isolement.

Tout se passe comme si, pour obtenir des services scolaires, hospitaliers et sociaux de qualité, il suffisait de juxtaposer des professionnels, de les encadrer avec des objectifs et des règles, d’ouvrir les portes à la clientèle. Nous distinguons entre vie professionnelle et vie personnelle ; dans l’une, les tâches à accomplir, dans l’autre, la vie à vivre. Le système, le Big Brother, gère déjà nos établissements comme des fourmilières où chacun doit accomplir des tâches particulières sans se poser de questions sur l’origine ou la finalité de ces tâches. Chaque “ boîte ” remplit une fonction précise dans un réseau qui ne fait aucun autre choix que de répondre aux ‘besoins’.

Comment s’étonner que dans une organisation sociale ainsi aseptisée, les professionnels qui sont aussi des êtres humains, n’arrivent pas à offrir le meilleur d’eux-mêmes ! Dans un contexte d’interventions ordonnées selon des analyses scientifiques, tout choix, toute option, tout engagement est immédiatement taxé de fantaisie qui déroge à la sacro-sainte loi de non-ingérence et de non-influence. Selon cette nouvelle doctrine, les buts ne sont plus du ressort de la collectivité, mais relèvent de chaque personne. La

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collectivité a comme seul mandat d’offrir l’éventail le plus large possible de moyens pour ne rien restreindre.

Dès lors, le «quoi faire ?» et le «comment le faire ?» deviennent les questions passe-partout, évacuant le «pourquoi faire ?» et le «faire pour quoi ?». L’équipage du navire travaille très fort, chacun sait ce qu’il a à faire et le fait bien, le navire fait le tour du monde, les passagers sont relativement satisfaits, mais personne ne sait pourquoi cette odyssée a été entreprise et nul ne saurait dire pourquoi ou pour qui elle s’accomplit. Alors l’aventure reprend : plus fort, plus loin, plus haut et donnons-nous des médailles pour nous motiver, puisque tels des rats de laboratoire, nous connaissons pas le but de l’expérience. C’est bien connu, les olympiques ont toujours amené les abus et les drogues parce que «réussir» ou «gagner» n’apportent rien de signifiant en soi.

Qu’est-ce que ça donne ? À quoi cela sert-il d’enseigner à des enfants, de soigner des malades, d’aider les démunis ? Pourquoi enseigner à des jeunes qui agiront plus tard comme si l’humain n’avait rien appris depuis le guerre du feu ? Pourquoi soigner des personnes qui vont mourir de toute façon, un jour ou l’autre ? Pourquoi aider des démunis qui seront toujours trahis, quelque part, par les munis ? Qu’est-ce que ça donne de travailler, si c’est pour se crever au travail ? Pourquoi jouer franc jeu, alors que tant de personnes profitent du système aux dépens des autres ? Y a-t-il quelqu’un d’assez fou pour tenter de collaborer dans un monde voué à la haine et à la misère ? La loi du plus fort règne ; faisons seulement le quoi ? et le comment ? et au diable le pourquoi ? et le pour quoi ?. Sauve qui peut !

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Pour faire face aux malaises et pour combattre les vices cachés du réseau des services, il nous faudra d’abord redécouvrir ou redonner un sens, une finalité un but à nos actions professionnelles. Les intervenants des mondes de la santé, des services sociaux et de l’éducation rencontrent quotidiennement les situations limites de

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l’existence humaine. Ils sont confrontés chaque jour aux souffrances et aspirations les plus profondes. Leur travail ne consiste pas surtout à appliquer des techniques ou des règles sur des “ cas ”. L’essentiel de leur énergie doit être consacré à accompagner des personnes à des moments cruciaux de leur vie. Les professionnels du réseau des services côtoient sans cesse la question du sens de la vie ; la question.

À mon avis, la réponse ne relève pas seulement de l’initiative individuelle. Le sens de la vie s’élabore et s’exprime d’abord dans la collectivité, avant d’être choisi et assumé par chaque personne. Les relations entre les personnes, entre les cultures et entre les générations ont permis à l’humanité de reconnaître un sens, une direction à sa propre expérience. Et c’est à ce sens, à cette direction, formulé de multiples façons que les choix fondamentaux, collectifs et individuels peuvent se raccrocher. La philosophie, la psychologie, la théologie, les arts et les religions expriment, selon des modalités différentes, le même sens, la même direction. L’être humain aspire à l’infini du temps et de l’espace, à l’infini du beau, du bien et du vrai ; l’humanité veut reconnaître et dépasser les limites de sa propre existence et celles de son monde. Le sens, la direction, pointe vers l’harmonie complète et sans fin entre tout et tous. La charte des Droits de l’Homme est la meilleure illustration du programme à venir pour les quarante prochains siècles ; nous, les humains avons à bâtir un monde de justice où la gestion collective de nos limites équilibrera le désir individuel infini.

Ce sens semble nébuleux et ne pourra a priori satisfaire notre mentalité matérialiste et immédiate. Et pourtant, ultimement, nous n’avons le choix qu’entre inscrire notre existence dans l’attente et le développement collectif de cette direction ou reconnaître l’absurdité de l’existence en nous repliant sur la satisfaction de nos fantaisies immédiates et individuelles en bousillant ainsi les droits et aspirations des quatre cinquièmes de l’humanité.

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Le choix fondamental des professionnels du réseau leur commande de se rattacher ouvertement, explicitement et continuellement au sens de la vie humaine. Aucune des professions au service des personnes ne peut éviter ce choix fondamental sans se condamner elle-même à l’impuissance et à l’injustice. Le rappel constant de la finalité de l’existence humaine ne relève pas du facultatif ou du complémentaire dans l’exercice d’une profession humaine ; c’est au contraire le coeur de ces professions et la condition essentielle à leur pratique quotidienne.

Devenir infirmière, enseignante, médecin, psychologue, travailleuse sociale ou éducatrice spécialisée, confirme d’abord un choix fondamental d’affirmation d’un sens, d’une direction, d’une finalité à la vie. Nous exerçons ces professions, non pas d’abord pour nous occuper ou pour gagner notre croûte, mais pour participer, à la mesure de nos capacités, à cette quête collective de la solidarité, à l’aspiration légitime d’un monde de justice et d’entraide.

Ce type de discours peut être qualifié par certains de naïf ou d’idéologique, contraire à la réalité de nos professions. Pourtant, personne d’entre nous n’est assez armé pour faire face quotidiennement aux limites, aux souffrances, aux échecs, au désarroi de nos étudiants, patients, clients, sans se référer constamment au sens ultime de chacun de nos gestes.

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Je crois que nous ne pourrons pas relever efficacement les défis posés par les malaises et les vices cachés des écoles, des hôpitaux et des services sociaux sans d’abord choisir de reconnaître explicitement et collectivement que notre existence individuelle et collective a un sens, une direction qui nous appelle à collaborer pour bâtir ensemble, une vie harmonieuse pour tous. À force de nier la transcendance de nos actions, nous avons nié nos actions elles-mêmes.

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Une société laïque ne peut se permettre d’être une société sans âme, car alors son organisation se retourne contre elle-même. Sans direction reconnue et acceptée comme signifiante tout système humain tend vers l’apathie, le découragement, l’anarchie, la violence et l’injustice. L’espèce humaine a mis au moins trois cent mille ans pour trouver, rédiger et voter les Droits de l’homme. Les écoles, les hôpitaux et les services sociaux sont , avec les parlements, les moyens par excellence pour donner corps à ces droits, universellement.

4.2- LES RACINES HISTORIQUES

Faire le choix, collectivement et individuellement, de reconnaître que nos actes professionnels s’inscrivent dans une dynamique de vie qui dépasse et transcende notre quotidien, suppose non seulement une ouverture sur le futur mais aussi une inspiration surgie du passé. L’enseignement et la médecine remontent à l’Antiquité ; les soins infirmiers et l’éducation spécialisée, au Moyen-Âge ; la psychologie et le service social sont à peine centenaires. Toutes ces professions possèdent une histoire et cultivent des traditions et des croyances. En s’inspirant de son passé, chaque profession développe une couleur particulière, une image sociale et personnelle qui révèle ses sources.

La couleur particulière de chaque profession s’affiche clairement au moment où les jeunes décrivent les motifs qui les font opter pour l’une ou l’autre des facultés universitaires. Les pédagogues en herbe vibrent à l’éveil et au développement de la connaissance. Les prétendants à l’exercice de la médecine aspirent à repousser les mystères du corps humain. Les futures infirmières rêvent d’apaiser les souffrances. Les candidats à l’éducation spécialisée piaffent d’impatience devant les handicaps. Les aspirants psychologues s’apprêtent à saisir l’âme humaine. Et les apprentis travailleurs sociaux fourbissent leurs armes pour corriger les injustices.

Toutes ces images font sourire les vétérans. Naïveté, illusions, inexpérience ! Et pourtant en décodant ce sourire condescendant

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des professionnels aguerris, nous retrouvons une lueur de complicité qui signale la présence de leurs aspirations premières. Chez les vieux routiers, les racines sont profondément enfouies, mais la sève monte toujours. Il n’y a rien d’humiliant à rappeler l’idéal de chaque profession. Nous pouvons faire appel au début de carrière de chaque intervenant pour identifier leurs sources d’énergie vitale. Nous pouvons noms remémorer les grandes figures ou les grands moments de l’histoire de chaque profession pour mieux saisir l’ampleur des défis et la richesse des ressources de l’être humain.

Cependant, le retour aux sources historiques d’une profession n’est pas une panacée aux problèmes actuels. Le choix fondamental consistant à reconnaître que nous nous inscrivons tous dans une histoire et une tradition professionnelles, nous permettra souvent d’identifier les lignes de force qui ont permis à nos prédécesseurs de surmonter les découragements qui les guettaient. L’expérience fondatrice, l’idéal initial, les modèles historiques contiennent une sagesse qui peut nous inspirer aujourd’hui.

À nous de choisir : ou bien nous faisons abstraction des racines de nos professions sous prétexte qu’elles ne peuvent convenir à de jeunes pousses et alors nous nous condamnons au superficiel et à l’aléatoire ; ou bien nous faisons face aux malaise et aux vices cachés en nous inspirant des aspirations et des expériences du passé pour renouveler notre énergie et orienter notre créativité. Pour faire du neuf il faut au moins savoir ce qui a déjà été fait, non ? ! Les vieux profs peuvent au moins montrer aux jeunes pédagogues comment on investit une vie sans reprocher aux enfants leur ignorance et leur désarroi. Les vieux soignants peuvent au moins témoigner devant les jeunes professionnels de la santé comment l’accompagnement des personnes se réalise sans grands moyens techniques et sans temps supplémentaire. Les vieux intervenants sociaux peuvent au moins révéler aux jeunes sauveurs comment le changement vient des réseaux patiemment tissés et non des individus chimiquement conscientisés. Ma grand-mère et le quêteux savaient ce qu’ils

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faisaient et pourquoi ; ce savoir et ce sens étaient collectifs et enracinés.

4.3- LA MISSION

Les établissements du réseau des services se chargent de missions que la société leur confie par le biais de l’État. L’éducation des jeunes et des adultes, la santé de tous et le bien-être psychosocial de chacun représentent le but ultime de chaque établissement. La mission fournit le cadre et justifie l’existence de chaque service. Dans chaque lieu, l’intervention devient donc l’expression concrète de la volonté et des aspirations de l’ensemble des citoyens. Les centres d’accueils, les hôpitaux, les écoles, les centres de services sociaux et les cliniques ne fondent pas leur existence sur leurs propres services mais sur le choix collectif d’offrir ces services. Nuance !

Cette nuance exprime pourtant un choix fondamental. Les intervenants n’agissent pas dans le cadre de tel ou tel établissement parce qu’ils ont décidé individuellement que leurs capacités professionnelles sont nécessaires et prioritaires. Bien au contraire, les intervenants sont des chargés de mission, mandatés par la société pour rendre tel ou tel service. La décision quant à la quantité, ou la qualité, ou la pertinence d’un service public ou parapublic relève à long terme de la société tout entière. Les professionnels participent à la mission confiée à l’établissement. Ils tentent d’assumer et d’exécuter la mission choisie par la collectivité.

Comme nous l’avons déjà identifié au chapitre II, la mission et les mandats transmis aux intervenants fourmillent de paradoxes. Cependant, les professionnels doivent gérer ces paradoxes car ils ne peuvent, par eux-mêmes, disqualifier ou détourner la mission qui est la leur sous peine d’être écrasés ou rejetés par la société. La mission de l’école, du réseau de la santé ou des services sociaux, se définit graduellement dans un cadre beaucoup plus large que celui qui est

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identifié par les spécialistes et les gestionnaires. Tous les citoyens, par le biais des pressions sociales, politiques et économiques, participent à cette définition de la mission des différents services. C’est pourquoi il devient ridicule de voir des ‘spécialistes’ et des ‘cadres’ revendiquer l’exclusivité de la définition des missions.

En regard de cette dynamique très large conduisant au choix d’une mission, les professionnels risquent de se leurrer en croyant qu’ils ont le pouvoir de déterminer ou même d’influencer la mission de leur établissement. Ce pouvoir appartient réellement à toute la collectivité et il s’exerce à longe terme. Le vrai pouvoir des professionnels est cependant d’accepter et d’incorporer dans leurs activités, l’ensemble de la mission de l’établissement et de déterminer les critères qui permettront de juger de la quantité, de la qualité et de la pertinence des services conclus dans ce cadre.

Le premier pouvoir d’acceptation et d’intégration de la mission signifie que chaque professionnel reconnaît que sa tâche est directement liée à l’accomplissement du but de l’établissement. Un professionnel n’a pas à défendre sa tâche ou son territoire ou ses clients ou son département car ultimement cette voie mène à l’épuisement, à l’isolement et à l’exclusion. Un professionnel collabore à la réalisation d’une mission de l’ensemble du réseau dans lequel il travaille. Cette voie conduit à la créativité, à l’augmentation de l’énergie personnelle et collective. Si un professionnel disqualifie la mission sous prétexte qu’elle ne correspond pas à ses attentes ou qualifications, qu’il aille s’auto évaluer ailleurs ! (Aussi étrange que cela paraisse, de nombreux professionnels conteste ouvertement le mandat et la mission de l’établissement où ils travaillent sous prétexte de ‘liberté académique’ ou de ‘autonomie professionnelle ; le corporatisme ambiant et la sécurité d’emploi mafieuse favorise ce genre d’exploitation éhontée de la sociale démocratie).

Le second pouvoir des professionnels d’un réseau de services, collectif celui-là, consiste à élaborer et à fournir à la société les critères par lesquels sera jugée l’accomplissement de la mission., Les critères de quantité relèveront surtout de l’économie ; les

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critères de qualité proviendront surtout des cadres théoriques et de l’expérience scientifique de chaque profession ; les critères de pertinence s’inspireront surtout du code d’éthique et du jugement moral de l’ensemble des personnes concernées.

L’adhésion à la mission d’un établissement et la collaboration au développement et à l’application des critères de qualité, de quantité et de pertinence représentent deux choix fondamentaux pour les professionnels. Nous ne pouvons être chargés de missions si nous ne faisons pas ces deux choix. L’alternative serait de croire que les enseignants définissent l’école et que les médecins contrôlent la santé ; que les infirmières, les éducateurs et les consultants déterminent individuellement le quoi et le comment de leur travail ; que les citoyens n’aient pas droit de parole parce qu’ils n’y connaissent rien ; que le réseau des services existe par lui-même et qu’il soit éternel... un véritable capharnaüm !

Nous les professionnels, sommes au service d’une société. Cela peut sembler idéaliste mais c’est pourtant une considération qui ne devrait jamais quitter notre quotidien. Ce ne sont pas nos mérites personnels ou notre clairvoyance qui nous ont valu notre travail et nos responsabilités. C’est la dynamique de la société tout entière qui définit et encadre une mission, dans laquelle nous nous inscrivons et à laquelle nous apportons notre compétence. D’ailleurs, cette même compétence nous a été confiée par la société. Nous ne sommes pas les dieux ou les chefs de la société ; nous sommes ses agents en mission, ses serviteurs. Dégonflons notre image ; le stress diminuera et l’efficacité augmentera.

4.4- METIER, PROFESSION, ART, SCIENCE OU VOCATION

Un autre choix fondamental que font plus ou moins consciemment tous les intervenants, se rapporte au degré d’implication ou à l’orientation qu’ils reconnaissent à leur travail. Tous les psychologues, enseignants, médecins, éducateurs spécialisés,

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infirmières, travailleurs sociaux et conseillers peuvent considérer leur travail sous plusieurs aspects et chacun lui confère une couleur, une dimension que d’autres peuvent rejeter. C’est pourquoi plusieurs intervenants possédant le même type de diplôme, peuvent agir et investir de façon différente dans la même fonction.

-Notre travail peut être un gagne-pain, une façon honnête de survivre physiquement et psychologiquement. Nous occupons notre temps et nous investissons notre énergie dans une occupation relativement utile. «Primo vivere». Le travail représente le quotidien, la routine et la vie est ailleurs.

-Notre travail peut être un métier ou une occupation qui nous permet d’exercer certaines de nos habilités. Nous travaillons pour faire, pour agir, pour réaliser quelque chose d’utile à nous et aux autres. De cette façon, notre fonction nous accorde notre place, notre espace dans la vie commune.

-Notre travail peut être une science, une façon d’appliquer nos connaissances pour comprendre et faire comprendre ce qui se passe en nous et autour de nous. Nous investissons notre énergie pour observer, analyser et agir, pour retrouver ou donner un ordre, une structure à la vie. Notre fonction représente alors nos intérêts dans la vie et notre intérêt à la vie.

-Notre travail peut être un art, une façon d’exprimer notre créativité et d’en faire profiter les autres. Nous travaillons alors à partir de nos habiletés et de nos connaissances, de nos expériences et de nos réactions pour tenter d’élargir l’expérience humaine, la nôtre et celle des autres. Le travail représente ainsi notre volonté de créer de la vie et de franchir nos limites et celles des autres.

-Notre travail peut être une profession, une façon de déclarer par nos actions ce que nous avons appris de la vie, dans la vie et sur la vie. Nous saisissons l’énergie, l’espace, le temps en nous et autour de nous, pour orienter un aspect de la vie qui nous devient de plus en

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plus familier. Notre fonction représente ici notre compétence dans un domaine que nous tentons d’amarrer à l’ensemble de la vie.

-Notre travail peut être une vocation, une façon de donner un sens à la vie en soi et autour de soi. Tout ce que nous faisons privément ou publiquement devient notre contribution à l’atteinte des aspirations de l’humanité. Le travail devient alors une occasion de participer à l’épanouissement de la Vie.

Ces différentes facettes du travail des intervenants colorent l’expérience de chacun d’une teinte pas toujours facile à discerner, mais qui se révèle aisément à long terme. Ce n’est pas un hasard si la plupart des fonctions dans les écoles, les hôpitaux et les services sociaux ont été d’abord remplies par des religieux au cours des siècles passés. Même si nous travaillons dans des services laïques, nos fonctions font références à des dynamiques beaucoup plus larges que leurs simples exécutions. Nous avons à choisir quelle dimension ou quelle orientation nous donnons à notre travail. Small is beautiful écrivait Shoemaker, because big is wonderful suis-je tenté d’ajouter. Agir petit à condition de penser grand.

4.5- DROITS ET DEVOIRS

Si nous reconnaissons que les professionnels du réseau des services sont des personnes responsables de leurs actes professionnels, nous devons accepter de définir avec eux leurs droits et leurs devoirs pour mieux cerner leurs responsabilités et pour clarifier la reconnaissance qui leur est due et l’imputabilité des fautes qu’ils doivent assumer. La responsabilité implique la reconnaissance et la culpabilité. Chaque professionnel mérite que soient appréciés ses efforts pour faire respecter ses droits et pour assumer ses devoirs. Chaque professionnel mérite aussi que lui soit imputé ses manquements.

Ces deux dynamiques de reconnaissance et d’imputabilité supposent un choix fondamental concernant les droits et les devoirs

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des professionnels. Ce choix fondamental s’exerce, entre autres, dans l’élaboration d’un code d’éthique, dans les lois et les règlements, dans les conventions collectives et dans la structuration des programmes et des services. Cependant ces mécanismes habituels de l’organisation sociale peuvent être souvent teintés des vices cachés que nous avons identifiés au chapitre Il. La clarification de la responsabilité professionnelle devrait être une préoccupation continue de toutes les instances sociales concernées car les droits et les devoirs des intervenants évoluent au rythme des aspirations de la société et en fonction des possibilités des organisations.

L’identification des droits et des devoirs rend explicite les valeurs et les normes à partir desquelles seront reconnus et évalués les professionnels. Si la société, l’État, les corporations, les syndicats et les établissements ignorent l’expression de ce choix fondamental, la confusion, le laxisme et l’injustice peuvent s’installer : la reconnaissance deviendra manipulation ou opportunisme et l’imputabilité se transformera en chantage ou en dénonciation collective.

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Voici quelques-uns des droits et des devoirs qui me semblent importants pour les professionnels de l’éducation, de la santé et des services sociaux.

• Le droit d’aider, le client, l’élève, le patient et le devoir de ne pas lui nuire.

(Ce sont deux évidences souvent oubliées ou inverties. Plusieurs parlent du devoir d’aider et du droit de ne pas nuire).

• Le droit à l’erreur et le devoir de la reconnaître et de la corriger.

(La plupart des actions professionnelles efficaces dans le réseau des services sont des erreurs corrigées).

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• Le droit à l’intégrité de la tradition professionnelle et le devoir de la créativité.

(Sans racine l’arbre ne pousse pas ; sans feuilles nouvelles, il meurt).

• Le droit de s’en référer à d’autres professionnels et de coopérer avec eux et le devoir de reconnaître ses limites.

(L’ouverture aux autres est la meilleure protection contre soi-même).

• Le droit de remplir une fonction qui ait un sens et le devoir de remplir avec plaisir une fonction significative.

• Le droit d’accepter la complexité d’une personne humaine et le devoir d’en prendre le temps nécessaire.

• Le droit de se situer dans une hiérarchie organisationnelle claire et le devoir d’occuper tout son espace dans cette structure.

• Le droit à son propre champ de compétence et le devoir d’en choisir un.

• Le droit de faire alliance avec les autres professionnels et le devoir d’offrir le soutien nécessaire aux autres.

• Le droit de recevoir les confidences des clients et le devoir de les conserver secrètes. (Ce qui ne veut pas dire de ne pas demander de l’aide à un collègue).

• Le droit d’offrir des services de très grande qualité et le devoir d’aller chercher la formation nécessaire à cette fin.

• Le droit de demander l’évaluation et la reconnaissance professionnelle et le devoir de l’obtenir.

• Le droit d’être responsable de ses actions et le devoir d’assumer les conséquence de ses fautes professionnelles.

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Nous avons, comme professionnels et comme société, un choix à faire pour orienter la responsabilité et l’imputabilité de chaque intervenant et des établissements. Il ne s’agit pas ici de rédiger une charte mais bien de clarifier les options morales et éthiques qui influencent continuellement l’organisation quotidienne des services professionnels. Les principes de gestion et d’organisation sont insuffisants pour traduire dans les gestes quotidiens le sens et la mission du réseau des services.

4.6- L’HONNETE HOMME, LA SAGE FEMME

S’agit-il ici de transformer tous les intervenants en missionnaires ? Prêchons-nous une nouvelle croisade pour rétablir un carcan moralisateur ? Proposons-nous une reprise en charge des services scolaires sociaux et de santé par des communautés religieuses ? Les professionnels devraient-ils former des loges de francs-maçons ou des sectes chevaleresques ? Rien de tout cela ! Cependant, les choix fondamentaux jusqu’ici présentés nous entraînent aussi à tenter de décrire l’intervenant, la professionnelle, assumant droits et devoirs, responsabilités et fonctions, et exerçant dans le cadre d’une mission un art-science-métier-vocation-profession.

À mon avis, le modèle convenant le mieux aux missions du réseau des services semble être la personne honnête et sage. Dans Le Petit Larousse, l’honnête se conforme aux règles de morale, de justice et de loyauté ; le sage est une personne compétente et indépendante, chargée par les pouvoirs publics d’étudier une question délicate. Reprenons chaque éléments de ces définitions.

se conforme : L’intervenant honnête est actif. Il tente de répondre aux exigences, aux défis de sa fonction.

aux règles : L’intervenant honnête agit selon des principes propres à sa profession et à la mission de l’établissement.

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de morale : L’intervenant honnête reconnaît ouvertement que son action s’inscrit dans le cadre de valeurs qui reflètent le sens que la société donne à son travail.

de justice : L’intervenant honnête exerce le pouvoir de respecter les droits de chacun de ses clients, ses patients ou ses élèves.

de loyauté : L’intervenant honnête adhère intelligemment aux lois et aux structures liées au service qu’il rend.

personne compétente : La professionnelle sage se sert de toutes ses connaissances et de sa compétence pour rendre le service qu’elle estime le plus adéquat.

indépendante : La professionnelle sage exerce avec un esprit critique quant aux modes du jour ou aux humeurs du moment.

chargée par les pouvoirs publics : La professionnelle sage reconnaît qu’elle répond à un mandat social.

d’étudier une question délicate : La professionnelle sage approche délicatement et sans prétention, toute personne auprès de laquelle ses services sont requis.

Cette démarche d’analyse peut sembler fastidieuse mais elle confirme que le modèle de la personne honnête et sage correspond parfaitement aux rôles que les professionnels sont appelés à jouer dans le réseau des services. Évidemment plusieurs autres sens peuvent être donnés aux mots compris dans les deux définitions précédentes. Cela pourrait même jeter le discrédit sur la fonction ou

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le rôle des professionnels. C’est pourquoi j’ai pris le temps d’indiquer ma propre lecture des mots honnête et sage.

Nous avons un choix à faire : ou bien nous proposons un modèle (pas un carcan) de l’intervenant professionnel, ou bien nous refusons de reconnaître la nécessaire congruence entre la mission, la fonction et la personne. Cette dernière option libertaire nous conduit à un système où la fin justifie les moyens. Peu importe le modèle diront les tenants de cette option, pourvu que le service soit rendu.

Le modèle du professionnel sage et honnête ici proposé n’est que la traduction des attitudes de travail et des choix fondamentaux précédents. Il n’est pas suffisant (à mon avis) de qualifier des personnes de professionnelles à cause d’un diplôme ou d’une fonction. Il me semble aussi que leurs attitudes, leurs valeurs, leurs comportements et leurs styles personnels doivent correspondre au sens, à la mission, au mandat, au service, aux droits, aux devoirs et aux responsabilités dont la société les charge.

Des professionnels honnêtes et sages dans le sens le plus noble de ces termes, conviennent à la complexité des défis, des limites, des souffrances et des espoirs humains. Ce modèle laisse place à une variété presque infinie de personnalités. L’image de la professionnelle honnête et sage ne constitue pas un plan pour reproduire des robots, mais bien un repère auquel nous pouvons choisir de nous référer, surtout dans les temps de crise.

4.7- L’EQUIPE

Le travail en équipe constitue un thème de réflexion archiconnu, mais, à mon avis, souvent très mal développé. Plusieurs inepties sur le travail en équipe jonchent les réseaux scolaires, de santé et des services sociaux ; la première et la plus nocive étant de présenter l’équipe comme un choix, une option. Tout ce passe comme si les professionnels des sciences humaines pouvaient choisir de travailler

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seul ou en groupe. Et chacun d’y aller de sa motivation à s’affilier aux autres ou de sa réticence à s’accoquiner avec ses semblables.

Le travail en équipe dans le domaine des services aux personnes humaines n’est pas un choix, mais une nécessité, un axiome, un fondement de nos professions. Nous ne pouvons pratiquer notre métier sans recourir à la capacité d’analyse, de distanciation, de soutien et d’aide, offerte par nos consoeurs et confrères. Pratiquer seul signifie prendre constamment le risque de se surinvestir ou de se décourager et donc de nuire aux personnes que nous devons aider.

Les croyances, les règles et les normes de nos clients possèdent une résonance psycho émotive et psychosociale beaucoup plus grande que les nôtres puisqu’elles sont liées à des problématiques et à des aspirations de survie et des besoins de croissance fondamentale. Si nous travaillons seuls, nous seront rapidement infiltrés, envahis par ces peurs, ces angoisses, ces fantaisies, ces interprétations sans nous en rendre compte. Déjà le processus d’infiltration des problématiques (transfert) contient tellement de vitalité qu’il réussit souvent à envahir des équipes et même des établissements entiers. Quelle prétention et même quelle inconscience criminelle faut-il pour affirmer qu’une profession peut se pratiquer en solitaire !

Dans les hôpitaux, les écoles et les services sociaux, nous travaillons en équipe non par choix ou par intérêt, mais par besoin professionnel. Notre présence dans une équipe n’offre pas une occasion supplémentaire d’investir notre énergie mais bien le terrain premier de notre survie et de notre expérience. Les interactions professionnelles fournissent une base à la créativité, à la capacité d’analyse et à la distanciation nécessaire pour offrir une intervention de qualité.

Le processus de formation d’une équipe n’a pas comme point de départ la volonté de tous de mettre de l’énergie en commun pour découvrir des moyens de mieux aider les clients, les patients ou les

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élèves. Bien au contraire, l’équipe véritable se forme à partir du moment où chaque professionnel isolé reconnaît qu’il a absolument besoin de pairs pour faire face à la musique. La ‘bonne volonté’ n’est ni un pré requis ni un fondement du travail en équipe ; la peur éclairée de la complexité humaine suffit. L’enfer est pavé de ‘bonnes intentions’ ; l’équipe est bâtie à partir des limites de chacun.

L’équipe vue comme un choix ou une option devient souvent un lieu de confrontation et de compétition dans le but d’obtenir un semblant de reconnaissance individuelle. Vue comme une nécessité, comme un préalable, l’équipe devient le lieu de coopération et de support mutuel pour obtenir un minimum d’efficacité et de reconnaissance.

Le choix fondamental dont il est ici question consiste à reconnaître ou non l’entraide professionnelle comme base de la compétence individuelle. L’équipe n’est pas un lieu d’encadrement servant de garde-fou aux erreurs de chacun ; elle n’est pas non plus un club oratoire où les idées des ténors vont triompher ; l’équipe n’est pas un camp d’entraînement où ceux qui savent expliquent à ceux qui ne comprennent pas, elle n’est pas non plus un forum démocratique où la majorité des diplômes a raison de la minorité. L’équipe de travail représente surtout la source et la référence nécessaire à partir de laquelle chaque professionnel peut se permettre d’intervenir auprès de ses clients.

Les sportifs nous servent la leçon sans arrêt : “ Sans mon équipe, je ne puis rien faire ”. Il ne s’agit pas ici de plaider pour l’amour et la fraternité universelle. Pour travailler en équipe je n’ai pas besoin de trouver les autres sympathiques ou même d’être d’accord avec eux. Pour travailler en équipe, j’ai tout simplement besoin de reconnaître que j’ai besoin d’eux pour exercer ma profession !

4.8- LE POUVOIR ET LA HIERARCHIE

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Dans notre société, le pouvoir semble diffus, obscur, occulté. Qui décide quoi et quand ? Nous sommes tous bien embêtés de répondre. Le réseau des services publics et parapublics reflète en l’amplifiant cette confusion à propos du pouvoir. Qui décide quoi, comment et cette décision sera-t-elle appliquée, avec quel effet, par qui, pour qui ? Dans les écoles, les hôpitaux et les services sociaux, celui qui déclarerait détenir un pouvoir et l’exercerait en contrôlant les résultats serait vu comme un hurluberlu. On parlera plutôt de “ leadership ”, de «coaching», d’inspiration, de circonstances favorables ou de compressions nécessaires.

Ou nous cherchons qui exerce le pouvoir, ou nous tentons de déterminer quel élément de pouvoir chaque acteur détient dans le système. Le pouvoir est multiple et varié quant à ses formes et à ses forces. Les étudiants, les patients, les clients semblent les plus démunis quant au pouvoir et pourtant ils ont individuellement et collectivement un pouvoir énorme, celui du rythme. Aucune institution, aucun intervenant, aucun budget ne peut décider du rythme avec lequel changera ou évoluera la clientèle.

Les gestionnaires semblent au contraire détenir plusieurs pouvoirs. Or, en dernière analyse, ils n’ont qu’un pouvoir : celui de transmettre plus ou moins fidèlement les choix politiques et les aspirations des intervenants et de la clientèle. Ils forment le passage obligé des revendications et des options, et ils sont par le fait même, condamnés à long terme soit à être submergés sous le flux des transmissions, soit à tenter d’étouffer les transmissions jusqu’à ce que toute la tuyauterie éclate.

Les politiques n’ont finalement qu’un seul pouvoir : celui de tenter de contenir la foule en lui offrant le plus possible ce qu’elle exige sans toutefois se séparer du soutien de ceux qui financent les partis politiques. Même les dictatures les plus meurtrières ne tiennent plus devant une foule qui n’a plus rien à obtenir ou à perdre.

Curieusement, ceux qui se plaignent le plus du manque de pouvoir sont ceux qui peuvent, en fait, choisir parmi plusieurs pouvoirs : les

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intervenants professionnels. Voici une liste de quelques-uns des pouvoirs que ceux-là peuvent exercer :

– le pouvoir d’appliquer avec ou sans âme les techniques de leur métier ;

– le pouvoir de qualifier ou de disqualifier, plus ou moins ouvertement, les clients et les gestionnaires ;

– le pouvoir d’élaborer ensemble des stratégies efficaces pour remplir ou pour boycotter la mission qui leur est confiée ;

– le pouvoir de dénoncer ensemble les aberrations du système des services ;

– le pouvoir d’utiliser la paperasse comme un paravent à l’inaction ou comme un moyen d’agir efficacement ;

– le pouvoir de coopérer ou de compétitionner les uns avec les autres ;

– le pouvoir de choisir leur sécurité personnelle immédiate ou leur intégrité professionnelle à long terme ;

– le pouvoir de considérer et d’utiliser ces pouvoirs ou de les nier sous prétexte qu’ils n’existeraient qu’en principe ;

– le pouvoir de développer et d’utiliser leur compétence collective pour travailler efficacement ou celui de se référer constamment au contexte de travail pour expliquer ou justifier leur incompétence individuelle.

Nous avons tous, comme professionnels, à faire ce choix fondamental des pouvoirs que nous voulons exercer. Nous sommes des privilégiés de notre société car nous pouvons choisir, quel que soit l’encadrement qu’on nous impose, le style, la manière et l’effet de nos gestes. Nous avons été formés pour mettre notre esprit au service des autres. Malheureusement, nous oublions de nous servir

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aussi de notre tête pour occuper l’espace de service qui nous est nécessaire.

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La question du pouvoir entraîne celle de la hiérarchie. Celle-ci permet de clarifier la structure et les relations par lesquelles se transmettent informations, décisions, appréciations et évaluations. Plus la hiérarchie est simple, plus la transmission est fidèle et plus le pouvoir de chacun est connu, reconnu et contrôlé par les autres. Il serait démagogique de prétendre qu’une organisation peut fonctionner sans structure, sans hiérarchie.

La hiérarchie exprime au fond la répartition des pouvoirs et des responsabilités dans l’ensemble d’un système. Plus quelqu’un occupe un échelon élevé de la hiérarchie, moins nombreux sont ses pouvoirs et plus nombreux sont ceux qui le contrôlent. Dans une structure de services comme les écoles, les hôpitaux et les services sociaux, le nombre de services à rendre augmente avec le nombre d’échelons franchis. Un directeur général a plus de services et de comptes à rendre qu’un cadre intermédiaire, et celui-ci plus qu’un intervenant. À l’inverse, dans la variété des pouvoirs à exercer, l’intervenant possède un plus grand choix que le cadre intermédiaire, et celui-ci assume plus de formes d’exercices du pouvoir qu’un directeur général.

Dans une culture où pouvoir et hiérarchie sont des pratiques et des mots presque tabous, nous assistons à une confusion de plus en plus grande des rôles et des responsabilités ce qui a pour effet de contrer l’énergie et les intelligences investies dans les services à rendre. Les syndicats en général en sont un bon exemple : les délégués syndicaux et les permanents des centrales croient tellement avoir à ‘lutter contre le pouvoir des gestionnaires’ qu’ils deviennent eux-mêmes l’obstacle majeur à une offre intelligente et collective des services à rendre (il n’est pas rare non plus de voir ces mêmes responsables syndicaux devenir de piètres employeurs pour les employés des centrales parce qu’ils croient pouvoir se passer de

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hiérarchie et de pouvoir de gestion pour organiser le travail des convertis à la cause). Une hiérarchie simple, claire et reconnue dans le réseau ne nous ramènera pas à la monarchie et au népotisme parce qu’elle s’inscrira dans une société démocratique. Rappelons-nous encore une fois que la démocratie est un système politique et non un système de gestion et d’organisation des services.

Les professions dites libérales ont un choix fondamental à faire : ou bien elles continuent de réclamer leur autonomie dans les structures de services ou bien elles inscrivent leurs expertises à l’intérieur de structures afin de rendre le service pour lequel elles sont préparées. Si les intervenants veulent plus de pouvoirs, ils doivent accepter de les répartir dans une hiérarchie simple et claire. Sinon ils boycotteront cette démocratie libérale qui leur tient tant à coeur.

4.9- BESOINS ET ASPIRATIONS

Nos patients, élèves ou clients expriment des besoins, des attentes, des difficultés ou des problèmes. La société nous refile ses aspirations, ses croyances, ses options et ses missions. Souvent, ces deux sources se conjuguent ; souvent aussi, elles se confrontent. Qu’allons-nous faire, nous les professionnels, devant ces exigences “ stéréophoniques ” ? Allons-nous déclarer forfait sous prétexte que nous serions entre l’arbre et l’écorce ? Allons-nous mourir à la tâche pour dénoncer les missions impossibles ? Aurions-nous d’autres choix ?

Les choix des intervenants se situent face au ‘comment’. Comment entendre et écouter les besoins, comment répondre aux aspirations. Si les intervenants se mettent à critiquer les attentes réalistes ou irréalisables de la source client ou de la source société, ils renforcent tout simplement un processus d’impuissance. Par contre, si les intervenants définissent les attentes à la place des clients ou de la société, ils agiront en vase clos sans influence ni sur

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les clients, ni sur la société. Les professionnels n’ont pas le choix des problèmes présentés, ni des solutions espérées. Leur choix se situe dans le comment, dans la forme qu’ils imprimeront au processus entre l’expression des besoins et l’atteinte des aspirations.

Les médecins et les infirmières n’ont pas de prise ni sur la maladie, ni sur la vie, ni sur la mort, ni sur la souffrance. Mais ce sur quoi ces deux professions interviennent concerne la dynamique et les conditions qui permettront aux personnes de développer leur santé ou d’assumer leurs limites. Les professionnels de la santé choisissent comment ils accompagnent les personnes atteintes dans leur intégrité physique et psychique. Ils ne choisissent ni les maladies, ni leur terme, ni la qualité des personnes touchées. Tout cela semble évident, et pourtant combien d’énergie est investie sur le quoi et le pourquoi, plutôt que sur le comment.

Les enseignants n’ont pas de prise sur les capacités d’apprentissage, ni sur les conditions psychosociales des étudiants, ni sur les acquisitions nécessaires. Ces professionnels interviennent sur les processus d’apprentissage. Ils choisissent les méthodes et les moyens par lesquels chacun pourra développer ces connaissances. Évidemment ! Et cependant, que de discussions et de temps consacrés au contenu des programmes et aux caractères des étudiants plutôt qu’à la pédagogie elle-même.

Les intervenants psychosociaux ne décident ni des besoins, ni des espoirs de leurs clients. Leurs interventions professionnelles concernent le contexte dans lequel chaque client pourra trouver énergie et soutien pour améliorer ses conditions de vie. Malgré cette évidence, trop de temps est encore consacré à définir les besoins, à catégoriser les personnes, à identifier les problèmes et à chercher des solutions. Dans ce cadre, le processus lui-même par lequel l’intervenant peut favoriser un changement est laissé dans l’ombre.

Les professionnels des services sociaux, scolaires et de santé font face à un choix fondamental dans la définition de leur fonction. Seront-ils des théoriciens qui s’acharneront sur les quoi, les

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pourquoi, les problèmes et les solutions, ou seront-ils des praticiens qui investiront surtout dans le comment, dans le processus par lequel la vie se développe ?

Deux expressions pièges illustrent ce choix : se mettre à l’écoute des besoins et répondre aux attentes. À mon avis, les professionnels n’ont pas à assumer les besoins et à combler les attentes de leur clientèle ; ils ne sont pas des archivistes de problèmes ou des receleurs de solutions. Leur tâche consiste à favoriser la transformation des besoins et des aspirations en désir, énergie et moyen. Leur défi relève de la gestion du temps, de l’espace et des relations entre l’apparition d’un problème et la découverte d’une solution. Essentiellement, toutes les professions au service des personnes humaines visent à développer des moyens pour contrer l’isolement qui nous menace tous. Les quoi et les pourquoi font apparaître les monstres de l’impuissance et de l’indifférence tandis que le comment fait appel aux énergies relationnelles.

4.10 AU SERVICE DE ...

Qui est le client du réseau des services ? La question semble très simple et la réponse évidente ; l’étudiant est le client de l’école, le malade, celui du réseau de la santé ; le démuni, celui des services sociaux. Et voilà ! Affaire classée.

Les réponses précédentes ne satisfont aucune analyse. L’énumération des types d’individus qui se présentent dans les établissements ne suffit pas à désigner la clientèle des réseaux. Tout au plus, cette nomenclature d’étiquettes individuelles identifie-t-elle les personnes à qui les services sont d’abord explicitement rendus sans répondre véritablement à la question qui est le client ?

Combien de bourdes sont commises par le personnel des établissements parce qu’on identifie la clientèle aux personnes rencontrées dans l’exécution de ses tâches. Le réseau des services maintient de nombreuses aberrations parce qu’il confond sa clientèle

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avec les individus avec qui il fait des contacts, pire encore, avec les types de problématiques de ces individus.

Lorsqu’un directeur d’école demande à un travailleur social d’aider un enfant qui exaspère tous ses professeurs, qui est le client ? Lorsqu’une infirmière suggère à un médecin de prescrire des calmants à une patiente âgée dont le comportement inquiète ses enfants, qui est le client ? Lorsqu’un psychiatre renvoie à un centre d’accueil pour toxicomanes, un jeune chômeur qui n’a pu accéder à un programme d’éducation des adultes, qui est le client ? Lorsque des parents exigent d’un psychologue scolaire une évaluation qui orienterait leur enfant, vers des services spéciaux, qui est le client ? Lorsqu’un intervenant de la Protection de la jeunesse demande à un médecin de confirmer à des éducateurs spécialisés que tel enfant devrait être retiré d’une famille d’accueil, qui est le client ? Lorsqu’un gestionnaire engage un professionnel pour diminuer le niveau de stress et de conflits dans une équipe de services d’urgence, qui est le client ? Lorsqu’un enseignant supplie une infirmière de signaler le cas d’une adolescente qui subit probablement un climat de violence, qui est le client ? Quand cinq membres adultes d’une même famille consultent chacun un intervenant de la santé et un intervenant psychosocial et que leurs enfants ont des problèmes scolaires, qui sont les clients ?

Nous avons un choix fondamental à faire dans la façon de saisir au service de qui nous sommes. Ou bien nous continuons d’appliquer le modèle du marché de la consommation où le client prend la forme de l’individu qui requiert le bien ou le service. Ou bien nous cherchons à définir la clientèle à partir des milieux touchés ou concernés par nos services professionnels.

Avec cette deuxième option, il y a trois façons d’identifier les clients du réseau des services. Le premier, c’est la famille, le milieu d’appartenance primaire des personnes que nous rencontrons dans les écoles, les services sociaux et le réseau de la santé. La famille, quelle que soit sa structure et l’âge de ses membres, supporte, endosse ou subit les contrecoups de nos interventions. Nous ne

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pouvons soigner un patient, enseigner à un enfant ou aider une personne sans reconnaître qu’à moyen et à long terme (et même souvent à court terme) sa famille constitue le milieu où s’opéreront les changements nécessaires pour rendre nos interventions efficaces.

Notre deuxième client, c’est la communauté, la collectivité, la société toute entière. Nous servons ce client presque anonyme qui se fait reconnaître de multiples façons par son budget, ses locaux, sa mentalité, ses priorités, ses urgences, ses problèmes ou ses critiques. Chacune de nos interventions provoque un changement social réel même s’il est difficile de l’identifier. La façon dont nous prenons soin de chacune des personnes âgées, de chacun des malades, des enfants, des adolescents, de chaque parent, conjoint, frère ou soeur crée une onde qui atteindra un réseau très large de personnes. Jour après jour, les médias en témoignent par des histoires personnelles qui touchent et bouleversent un grand nombre de personnes. Il n’y a aucune prétention à considérer que les professionnels sont au service de toute la collectivité, que la société tout entière est leur client. La fausse humilité qui restreint les interventions à une cible individuelle masque une erreur de jugement grossière et souvent dramatique.

Le troisième client du réseau des services, c’est le réseau lui-même. La plupart des établissements sont au service les uns des autres comme la plupart des professionnels. D’ailleurs, la règle se traduit comme suit : plus un service est spécialisé, plus il devrait être au service des autres services. Il ne s’agit pas ici d’infatuer le réseau jusqu’à ce qu’il s’auto suffise à l’interne. Le but de cette troisième définition du client consiste à reconnaître que les professionnels ne pourront développer un esprit de service aux familles et à la collectivité que s’ils enrichissent eux-mêmes la dynamique de service entre les acteurs institutionnels du réseau.

Chaque fois que j’assiste à des empoignades entre des professionnels ou entre des établissements pour l’attribution d’un client ou d’une clientèle, je suis frappé de stupeur et de crainte.

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Comment se fait-il que des gens aussi intelligents n’aient pas encore saisi que nous sommes tous liés les uns aux autres ? J’ai bien envie alors de secouer la poussière de mes sandales et de passer mon chemin ; mais la route est longue et j’espère continuer avec eux.

4.11- BONHEUR ET CONVERSION ?

Le Bonheur est-il possible en cette vie, sur cette terre ? Cette question peut sembler très loin des préoccupations des professionnels et pourtant la réponse influence de façon majeure la qualité des services offerts. Si nous croyons que Le Bonheur peut s’atteindre en cette vie, nous investirons toute notre énergie professionnelle pour aider chacun à obtenir sa part de Bonheur. Nous serons alors confrontés aux limites, aux souffrances et aux injustices et nous franchirons toutes les étapes de l’épuisement professionnel.

Si, à l’inverse, nous ne croyons pas au Bonheur ni pour nous, ni pour les autres, nous nous replierons sur nous-mêmes dans une attitude soit de recherche du plaisir immédiat, soit de distanciation misanthropique. L’épicurisme à “ gogo ” et le stoïcisme cadavérique guettent tous les professionnels qui rejettent l’option Bonheur.

Et si, encore une fois, la question était mal posée ? Si, au lieu de mendier ou de dénigrer un Bonheur artificiel ou extra-terrestre, on se demandait ce qu’est le bonheur sur cette terre, dans cette vie ? Alors là les réponses fuseraient, multiples et pourtant une ; la joie, l’amour, l’amitié, la tendresse, la fierté, l’attention, la reconnaissance, le sourire, l’entraide, la fête, la sympathie, la vie quoi ! Les intervenants sociaux, scolaires et médicaux porteurs de vie deviendraient occasion de bonheur.

Le choix est simple et même simpliste, mais très réel : ou bien les professionnels mendient le Bonheur ou mendient sans Bonheur ; ou bien, comme le dit la chanson ; ils sont des vagabonds, des marchands de bonheurs.

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Pur lyrisme, me direz-vous. Dans le contexte professionnel actuel je préfère une envolée lyrique à une déprime “ pseudo techno rationnelle ”. Il me semble que, pour bien faire notre métier, il faut avoir les deux pieds sur la terre et la tête dans les nuages. Les intervenants en éducation, en santé et en psychosociologie ne peuvent se permettre d’ignorer la dimension spirituelle et poétique de leur travail sous peine de se dessécher et d’utiliser des techniques à froid sur des clients à chaud.

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S’agit-il de se convertir les uns les autres à de vieilles nouvelles croyances ? S’agit-il de partir en croisade pour implanter une autre mentalité dans les établissements ? Je ne crois pas que ces options soient nécessaires. Mais si nous, les professionnels osions ouvrir encore une fois notre esprit aux dimensions de la vie qui nous tiennent à cœur, cela enrichirait notre raison et faciliterait sûrement notre pratique. Voilà un choix fondamental que nous ne pouvons éviter.

Nous ne pouvons éviter de choisir un sens, des racines, une mission, des devoirs, une équipe, un service, etcetera, d’autant que la mode administrative est à l’expression officielle des «valeurs de l’établissement», terme vague et creux qui sert de fourre-tout à une morale étriquée mettant en vedette des termes psycho pop et mafieux comme ‘respect, confiance, autonomie, prise en charge…’. Une société laïque, démocratique, informée et scolarisée est entrain de se tourner vers les nouveaux gourous psycho-administratifs pour nous imposer, sous prétexte de nous ‘guider vers la réussite’, un carcan de morale sociale qui alourdira encore notre isolement avec son cortège d’impuissances et d’injustices. Même les syndicats ont acheté cette approche de ‘responsabilisation par la conscience des valeurs porteuses’. Freud et Marx font encore beaucoup de dégâts dans nos rangs. Resserrons au moins la réflexion et affinons nos choix fondamentaux sinon Panurge veille…

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Mais trêve de considérations philosophiques : passons maintenant au concret, direz-vous ? Allez-y, passez devant, je vous suis.

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CHAPITRE V

STRATEGIES ET MOYENS

5.1- QUE FAIRE ?

Quoi faire ? Voilà la question piège typique pour tout intervenant et pour tout gestionnaire placés devant un problème professionnel. Il semble que nous ayons tous tendance à certains moments, à oublier qu’au cours de notre formation professionnelle on nous apprenait à insister sur les étapes d’analyse, d’hypothèses, d’objectifs et de stratégies, avant de s’interroger sur les moyens. Passer directement du problème à la solution nous entraîne à opérer dans un cercle vicieux où nous risquons simplement de renforcer le contexte dans lequel a surgi le problème. La plupart des interventions font partie du problème parce que , sans les étapes du processus professionnel, personne n’est meilleur que son voisin, surtout quand il s’agit de la vie du voisin.

Par exemple, si nous constatons une atmosphère de démotivation dans un établissement, nous chercherons sans analyse à recourir tout de suite à des activités de prétendue motivation qui feront long feu et qui, à moyen terme augmenteront le découragement et l’exaspération. Pour changer vraiment une situation insatisfaisante, nous devons le plus possible, une fois le problème débusqué passer par des phases d’analyse du contexte, d’hypothèses signifiantes et d’objectifs stimulants, avant de proposer des stratégies et des moyens qui auront un résultat positif. «Un trou , une cheville» n’est pas un processus professionnel ; «une maladie, une pilule» non plus ; «un apprentissage, un devoir» non plus ; «un trouble psychosocial, une conscience» non plus. Chaque équipe professionnelle doit faire pour chaque situation une démarche d’analyse, d’hypothèse vérifiée, d’objectif vérifiable, de stratégie et de moyens souples, courts et transférables. Voilà ! sinon rien ne changera et le client sera taxé de ‘non motivation’ ou de ‘résistance au changement’.

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Le cheminement que j’ai proposé jusqu’ici dans cet essai a tenté de respecter cette démarche. Après avoir posé les problèmes dans le premier chapitre, j’ai fait une analyse et formulé des hypothèses dans les chapitres II et III. Au IVe chapitre, j’ai proposé des buts et des objectifs correspondants à l’analyse et aux hypothèses.

Nous en sommes donc maintenant à l’étape du ‘quoi faire ?’. Mais attention ! Les stratégies et les moyens qui suivront visent à atteindre les objectifs du chapitre IV et non à s’attaquer directement aux malaises du chapitre I. Tout intervenant professionnel comprendra ici que les stratégies seront d’autant plus efficaces qu’elles modifieront en profondeur le contexte de travail dans lequel sont apparus les malaises. Il ne s’agit pas de trouver des moyens pour lutter contre les malaises, mais bien de développer des stratégies qui permettent d’atteindre des objectifs tels que le cadre de travail deviendra sain plutôt que malsain.

Quoi faire, pour développer le sens, pour enrichir la qualité et la pertinence de la mission, pour reconnaître la complexité des professions pour favoriser la responsabilité des devoirs, pour respecter l’intégrité des intervenants, pour renforcer des équipes où pouvoirs et hiérarchies deviennent fonctionnels, pour se centrer sur les véritables clients et pour vivre et agir sans illusion, mais aussi sans “ courte vue ”.

Quoi faire ?

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5.2- LES RITUELS

Une stratégie très efficace pour faire face à la complexité, aux exigences et aux paradoxes des mandats confiés, consiste à instaurer des rituels simples, clairs et signifiants. Les forces d’un rituel bien conçu et bien rempli permettent de structurer le temps et l’énergie des personnes concernées de telle sorte que plusieurs aspects d’un travail (et même des aspects opposés peuvent être réalisés sans que cela ne provoque ni friction, ni malaise. De tout

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temps et dans toutes les civilisations, les rituels ont permis aux humains de réconcilier des préoccupations diverses et même opposées en les unifiant dans un processus qui référait à un sens commun à toutes. Ainsi en est-il encore des rituels politiques qui permettent à deux ou plusieurs options de se côtoyer et d’habiter un même système de pouvoir et de décisions.

Dans les services publics et parapublics, de nombreux rituels ont disparu sous la vague du “ neuf-à-tout-prix ”. Et voilà que nous nous mettons à consulter des experts en organisation pour qu’ils nous aident à gérer nos contradictions alors que les rituels sont encore à notre portée, dans notre mémoire ou dans notre créativité.

5.2.1 Rituels de mandat

Lorsqu’un intervenant apprend par lettre ou dans le bureau du directeur, que sa prochaine affectation sera X ou Y, cela ressemble plus à une scène de roman d’espionnage qu’à une étape importante dans l’accomplissement collectif d’une mission sociale. Afficher les postes ou communiquer les nouveaux horaires n’entraîne pas que les intervenants comprendront ou accepteront l’importance de chacun dans la réalisation d’une tâche commune.

Des rituels simples, clairs et publics où chaque nouvelle affectation est soulignée avec l’importance et les exigences qu’elle comporte favorisent le rappel et le renforcement de la dignité des intervenants et de la solidarité nécessaire. La responsabilité d’un cadre supérieur ne s’arrête pas à ce que chacun des employés sache ce qu’il a à faire ; cette responsabilité comprend aussi que chacun sache, respecte et favorise ce que l’autre a à faire. Les tâches sont personnelles et les responsabilités collectives. Un rituel de mandat peut très bien donner un sens à ce paradoxe.

5.2.2 Rituels de serment

Plusieurs des jeunes médecins qui prêtent le serment d’Hippocrate regardent ailleurs, estimant ce rituel démodé. Les jeunes des autres professions reçoivent par la poste leur permis de

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pratique. On leur rappelle, dans un petit paragraphe, qu’ils doivent se soumettre à un code d’éthique que la plupart ont vaguement entraperçu à l’occasion d’un cours.

Le serment professionnel ou le code d’éthique ne sont pas d’abord des éléments d’information nécessaires pour éviter les poursuites judiciaires. Il représente et symbolise surtout une attitude favorisant l’exercice d’une profession. L’information sur le code d’éthique éclaire l’engagement professionnel mais c’est le rituel du serment qui permet d’opérer ou de rappeler cet engagement.

Une cérémonie simple et digne où les jeunes prêtent le serment de respecter leur code d’éthique et où les plus anciens renouvellent ce même serment peut sembler défraîchie. Cependant, nous les humains, avons besoin de nous rappeler collectivement nos engagements si nous ne voulons pas développer l’impression très désagréable que nous sommes les seuls à croire à la noblesse de notre travail et que nous devons nous débattre dans une foire d’empoigne où tous les coups sont permis.

5.2.3 Rituels de coopération

Chaque professionnel peut bien se définir par la volonté de collaborer avec les autres mais s’il n’a pas l’occasion d’exprimer ouvertement et officiellement cette volonté, de façon à être reçu et cru par les autres, cette collaboration demeurera un vœu pieux. La coopération ne relève pas surtout d’une attitude personnelle. Elle se structure peu à peu à l’aide, entre autres, d’un rituel qui permet à chaque membre d’une équipe de dire et d’entendre cette volonté de collaboration. Ce rituel n’engendre pas automatiquement la coopération mais celle-ci ne peut s’établir s’il n’y a pas cet espace pour exprimer clairement et méthodiquement la volonté de chaque membre d’une équipe.

Les rituels de coopération comprennent aussi des moyens reconnus par tous, pour gérer les conflits, pour exprimer les attentes et pour obtenir la reconnaissance. La coopération ne relève pas de la

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bonne volonté, elle résulte surtout de règles et de moyens connus et utilisés par tous, dans une dynamique ritualisée. Attention ! Rituel ne signifie pas carcan de procédures. Rituel réfère à la manière d’organiser ouvertement le temps et les relations pour que l’aspiration de tous à la coopération soit effectivement prise en compte.

5.2.4 RITUELS DE RECONNAISSANCE

Pour contrer la morosité, pour contrebalancer la compétition négative, pour renforcer une organisation structurée fonctionnelle, rien de mieux que des habitudes favorisant l’expression claire et ouverte de la reconnaissance professionnelle. Il ne s’agit pas ici seulement de la remise annuelle d’un mérite professionnel. Les rituels de reconnaissance professionnelle dégagent encore plus d’énergie lorsqu’ils sont intégrés à un processus d’évaluation continue, par soi-même, par les pairs et par les responsables supérieurs.

Dans l’esprit d’un rituel de reconnaissance, un processus d’évaluation continue permet explicitement à chaque professionnel : 1° de raconter ses bons coups sans être taxé de vantardise, 2° de demander l’aide et l’appréciation de ses collègues sans encourir le reproche d’être à la remorque des autres, 3° d’obtenir rapidement et souvent, l’appui de ses supérieurs pour formuler ou réviser ses objectifs de travail.

Si l’évaluation dans une organisation n’est qu’un moment de l’année où les responsables analysent les résultats des actions passées des intervenants, cela conduit à une atmosphère de menace et de méfiance. Si, par contre, l’évaluation devient une occasion fréquente de recevoir appréciation et encouragement pour les activités à venir, le climat de reconnaissance entre intervenants ne pourra que bénéficier aux clients.

Une critique souvent exprimée par rapport aux rituels de reconnaissance : “ On ne peut pas passer notre temps à se “flatter la

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bedaine” et à dorloter nos employés. ” Cette attitude me semble aussi ridicule que celle d’un conducteur qui dirait : “ J’ai déjà mis de l’essence dans ma voiture le mois dernier ; elle devra s’en contenter. ”

En plus de la reconnaissance professionnelle, le processus d’évaluation continue permet aux intervenants de demander et de refuser des projets ou des actions de la part des collègues ou des responsables, sans subir la réprobation générale. Plus chacun connaît les forces et l’énergie des autres, plus la demande et le refus deviennent des moyens de coopération plutôt que des outils de compétition destructrice.

5.2.5 La fête

Les fêtes représentent des rituels importants dans toute société. Elles deviennent les occasions explicites d’exprimer de la joie et de l’exubérance, mais elles fournissent aussi le cadre pour dégager les personnes de leurs tâches habituelles. Une organisation centrée sur la tâche ne peut se permettre de mettre de côté ces moments de relâche sous prétexte que l’école, l’hôpital ou le centre de services n’est pas un terrain de jeu. Les fêtes permettent essentiellement de relativiser les structures et les fonctions pour reconnaître l’humanité commune de tous les acteurs.

Cependant et malheureusement, l’esprit de fête s’encroûte de plus en plus dans plusieurs établissements en se focalisant sur une seule formule : le party de Noël où l’alcool, les mesquineries et les racolages coulent à flot. Il me semble que les professionnels pourraient utiliser un minimum de leur immense capacité créatrice pour enrichir le nombre, la forme et l’esprit de la fête dans leur milieu de travail. Imaginez, un directeur général accompagné de plusieurs directrices de départements qui viennent chanter en canon “ bon anniversaire ” à une infirmière chef à son poste de travail. Cela ne prendra que cinq minutes, mais le souvenir du geste durera durant plusieurs jours. Imaginez un enseignant qui voit arriver dans sa classe tout le comité d’école, avec des petites étoiles et des pommes,

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pour signaler ses quinze années d’enseignement. Imaginez les intervenants d’un C.L.S.C. envahissant le bureau d’un professionnel, durant la pause, avec jus et biscottes pour fêter le nouveau papa. Aucun client, patient, élève ne se plaindra d’être témoin d’une atmosphère de fête.

Un autre aspect de la fête : celui des réussites professionnelles d’une équipe ou de l’ensemble d’un établissement. Il n’y a aucun mal, ni aucun danger à être fier de ce que nous avons accompli collectivement dans le cadre de nos fonctions. Cela suppose, évidement, que nous ayons des objectifs connus et que nous nous informions les uns les autres de la progression vers l’atteinte de ces objectifs. La fête n’a de sens que si elle correspond à un labeur connu de tous. L’effacement besogneux devient misérable s’il ne débouche pas sur la reconnaissance des mérites et des crédits.

Les rituels ne constituent pas une panacée. Cependant, leur nécessité quant au rappel des buts et des exigences de notre mission de service, ne fait aucun doute. Nous ne pouvons collectivement tenter de répondre aux besoins et aux aspirations si complexes de nos concitoyens, sans nous donner un minimum de symboles et de rites qui rappellent et renforcent notre capacité professionnelle.

5.3- ÉQUIPE ET LEADERSHIP

Comme nous l’avons déjà mentionné dans le chapitre précédent, le travail d’équipe constitue un choix fondamental qu’un établissement de service ne peut éviter de proposer et de soutenir explicitement au risque de se condamner à l’épuisement collectif. Reste que le travail en équipe nécessite des stratégies concrètes sans lesquelles l’équipe demeure un vœu pieux.

5.3.1 Diversité et flexibilité

Paradoxalement, la force et l’unité d’une équipe provient généralement de l’hétérogénéité de ses membres. Lorsqu’une équipe

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est constituée de vieux et de jeunes professionnels, d’artistes et de techniciens, de différentes formations et spécialités, cette équipe a plus de chances de développer un haut niveau d’énergie consacrée à l’accomplissement des tâches. Une équipe homogène aura tendance à rechercher des différences entre les membres en distinguant les tâches de chacun, ce qui instaurera un climat de compétitivité contre-productif. (La compétition est toujours contre-productive parce qu’elle génère surtout des perdants ; à preuve : l’olympisme de la drogue et du gigantisme et l’économie mondiale où la pauvreté et l’esclavage augmentent à un rythme jamais vu).

Évidemment, une équipe ne s’établit pas par la seule juxtaposition de membres différents. Une équipe se développe progressivement, à partir des éléments dynamiques dont j’ai fait mention précédemment : rituels, contrat ouvert sur une mission explicite et évaluée par les citoyens, développement d’une théorie commune de l’intervention, etc. En tenant compte de toutes ces dynamiques et processus, nous ne pouvons enfermer une équipe dans un cadre de fonctionnement rigide. Une équipe vivante évolue et suppose un cadre de travail flexible dans lequel les règles, les rôles, les normes et les procédures peuvent évoluer aussi.

L’équipe idéale suppose : que tous les membres se centrent sur un objectif commun, reconnu par tous ; que le leader ou le responsable de l’équipe se centre sur le processus du travail commun plutôt que sur son contenu ; que membres et leader reconnaissent explicitement que la qualité de leurs relations professionnelles est prioritairement l’affaire de tous. L’équipe idéale encourage la diversité des compétences en favorisant l’emploi d’un langage commun pour nommer cette diversité et en modifiant son fonctionnement chaque fois que le requiert l’objectif commun.

La reconnaissance de la richesse, de la diversité des spécialités et de l’énergie disponible dans la flexibilité du processus d’équipe permet d’atteindre des objectifs qui étonneraient chacun des membres. Le travail d’équipe s’apprend, se construit, se développe ; ce n’est pas une capacité innée ni la conséquence d’un diplôme quel

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que prestigieux qu’il soit. Nombreux sont les professionnels qui déplorent la lourdeur des réunions ; rares sont ceux qui ont appris comment les alléger. La plupart des équipes dysfonctionnelles ne le sont pas par manque de motivation, de reconnaissance, de budget ou d’intention positive ; elles le sont par manque de règles efficaces et d’encadrement clair. Cela s’apprend et s’enseigne.

5.3.2 Leadership compétent (les cadres intermédiaires)

L’augmentation de la formation et du soutien aux cadres intermédiaires dans les services scolaires, de santé et sociaux serait une stratégie qui aurait une grande influence sur l’orientation, le climat et la qualité du travail professionnel. Les infirmières chefs, les directrices d’école, les chefs d’unité ou de département, les coordonnateurs ou les superviseurs cliniques sont trop souvent isolés et en même temps bombardés d’informations, de directives et de consultations venant de tous les côtés. La formation qu’ils reçoivent ressemble plutôt à de l’information et le soutien que le système leur offre ressemble plutôt à l’opération de la quadrature du cercle dans des réunions interminables qui visent à sécuriser les cadres supérieurs.

Dans le réseau des services, la grande majorité des cadres intermédiaires exerçaient de brillante façon comme intervenants professionnels jusqu’à ce qu’ils aient l’occasion d’occuper un poste de cadres. Or, les talents requis pour l’intervention ne se conforment pas en tous points aux talents nécessaires pour gérer des équipes de professionnels. Le fait d’avoir acquis une compétence sur terrain ne garantit aucunement la compétence de la supervision et de l'animation d’une équipe. De la même façon, des études brillantes en administration ou en gestion n’offrent pas les garanties nécessaires pour animer une équipe terrain.

À mon avis, les cadres intermédiaires portent la plus large part de responsabilités dans le leadership d’un établissement de services.

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Ce sont eux qui transmettent l’esprit des buts et des objectifs, qui favorisent le travail de coopération professionnelle, et enfin, qui assurent la flexibilité nécessaire à un service de qualité. La formation et le soutien réel et adéquat offerts aux cadres intermédiaires rejaillissent forcément sur l’établissement, à condition bien sûr que les cadres supérieurs soient en alliance explicite avec eux ; que la formation et le soutien offerts correspondent à la mission, aux buts et aux objectifs de l’établissement ; que leur compétence et leur responsabilité dans le processus de gestion de l’intervention professionnelle soient reconnues par les intervenants et par les cadres supérieurs. Cela implique que les cadres intermédiaires sont sélectionnés d’abord à cause de leur créativité et de leur leadership et non à cause de leur conformité à la structure et aux politiques de l’établissement. Il y a un pépin majeur à recruter les cadres à l’intérieur même du réseau et à exiger une expérience de cadre pour remplir un poste de cadre ; c’est de l’inceste organisationnel ! Que certains cadres viennent des rangs et de l’École d’Administration Publique, çà peut aller ; mais que tous proviennent de la même matrice de promiscuité, là y’a un sérieux problème. Si des directions d’écoles, d’hôpitaux et des services sociaux étaient recrutées sur la base du leadership et de la créativité sans égard aux allégeances corporatistes, les nouveaux mendiants trouveraient chaussures à leur pied.

Les bons leaders ne sont pas ceux qui peuvent remplacer n’importe quel intervenant sur le “ terrain ”. Les bons leaders voient l’ensemble du terrain et favorisent le meilleur positionnement des intervenants les uns par rapport aux autres et par rapport au service à offrir. Quelles que soient les réformes de structures, de mission ou d’objectifs, celles-ci ne réussiront que dans la mesure où les cadres “ intermédiaires ” recevront une formation et un support adéquat pour les incarner et les implanter. Aucune équipe ne performe sans un “ coach ” compétent et les meilleurs ‘coachs’ ne sont pas nécessairement ceux qui ont les meilleurs diplômes. Il serait temps que la sélection du personnel d’encadrement passe par le gros bon

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sens plutôt que par des tests psychologiques et académiques de conformité à de pauvres modèles transitoires.

5.3.3 Le groupe d’appartenance

La façon dont chaque professionnel répond à la question suivante peut être très révélatrice du type d’appartenance qu’il se reconnaît : “ Où travailles-tu ? ” – Les gens du réseau de la santé se définissent souvent en terme d’expertise : “ endocrinologie à l’hôpital X ; “ infirmière à l’urgence de l’hôpital Y ”. Les gens de l’éducation se situent plutôt par rapport au lieu et au contenu : “ j’enseigne à l’école Z en première année ” ; “ j’enseigne les maths au secondaire ”. Les gens des services sociaux se définissent souvent en fonction de la clientèle : “ Je travaille avec les personnes âgées dans le Centre d’accueil X ” ; “ je suis à l’équipe famille-enfance du CLSC Y ”.

Les professionnels situent spontanément leur tâche en fonction d’un lieu d’appartenance particulier. Je soumets ici que plus ce lieu d’appartenance se référera spécifiquement à une équipe de travail, plus le climat de travail et l’énergie professionnelle disponible seront stimulants. L’appartenance explicite à une équipe de travail personnalise le lieu professionnel et favorise une identification stimulante bien plus que de se définir par rapport à une expertise, un contenu, au lieu géographique ou à la clientèle.

Les mouvements de personnel (remplacement, congé de maladies, promotion) ne facilitent pas l’identification à une équipe. Cependant, ne serait-ce que la façon de nommer les postes de travail ou les affectations tout autant que le vocabulaire utilisé pour un organigramme peuvent être des facteurs favorisant l’identification à une équipe de travail. Les modes de reconnaissance professionnelle aussi, auxquels j’ai souvent référé, peuvent renforcer le lien d’appartenance à une équipe plutôt que la seule argumentation de la fierté personnelle ou celle d’un établissement.

Une des situations où le lieu d’appartenance à une équipe peut être considérablement renforcé ou annulé correspond à la manière de

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gérer les difficultés individuelles d’ordre personnel ou professionnel. Si ce type de difficulté est traitée par l’isolement ou l’exclusion ou le “ murmure de corridor ”, la personne concernée et son équipe en sortent perdante quant au lieu d’appartenance et au processus d’identification et de reconnaissance professionnelle. Si par contre ce type de difficulté est reçu ouvertement dans une équipe et traitée sur une base de responsabilité collective, la personne concernée et son équipe peuvent aisément trouver des moyens de support pour permettre à la personne en difficulté de franchir cette étape de sa vie personnelle et professionnelle sans avoir à tout prendre sur ses propres épaules. Il ne s’agit pas ici de cadrer les équipes de travail comme des groupes thérapeutiques, mais bien de reconnaître que les difficultés personnelles et professionnelles de chaque intervenant méritent une attention respectueuse et une solidarité responsable de la part des membres de son équipe.

Toutes les actions qui renforceraient le sentiment d’appartenance à une équipe professionnelle deviennent des moyens très efficaces pour contrer l’isolement, la compétition, l’incertitude et les interdits que nous retrouvons encore trop souvent dans le réseau des services. L’équipe n’est ni une bande de copains, ni un club social, ni un nid à carrières, ni un lieu premier d’identification personnelle et professionnelle, ni une chapelle de tendresse et de reconnaissance, ni un lieu de croissance et de partage ; l’équipe c’est tout simplement le camp de base sans lequel aucune ascension n’est possible, l’équipe c’est l’arène diplomatique où le combat est codifié et reporté, l’équipe c’est le premier maillon de la seule chaîne qui puisse faire un peu avancer l’humanité, un micro-milli-micron pas devant.

5.3.4 Modalités de la communication

N’importe quel étudiant en gestion sait qu’une bonne organisation du travail suppose la planification et l’évaluation de l’action ; celles-ci doivent être assumées en priorité par le niveau qui agit. Chaque

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niveau d’une organisation doit planifier, agir et évaluer en fonction de ses responsabilités dans l’ensemble de la tâche commune ! En recourant à ce modèle idéal de la communication, l’information sur la planification de chaque niveau descend dans la hiérarchie pour permettre à chaque niveau inférieur d’intégrer sa planification à des objectifs plus larges. Toujours dans ce même modèle, l’information sur l’évaluation des actions remonte les niveaux hiérarchiques pour permettre une analyse détaillée de l’ensemble d’une organisation.

Or, souvent, dans les écoles, les hôpitaux et les services sociaux les modalités de la communication se révèlent plutôt confuses. La planification des responsables supérieurs est perçue comme du dirigisme et l’évaluation est comprise comme un manque de confiance. La transmission de l’information concernant la planification et l’évaluation gagnerait à rendre explicite le message suivant :

“ Parce que nous vous considérons comme des professionnels, nous vous informons des objectifs et des plans que nous avons élaboré pour l’ensemble de l’établissement afin que vous puissiez définir les objectifs correspondants pour le secteur d’activité dont vous avez la responsabilité. La planification que nous vous transmettons provient de l’analyse que nous avons faite des informations que vous nous avez transmises suite à la dernière évaluation que vous avez faite de votre secteur d’activité. Nous avons mis cette évaluation en rapport avec celle des autres professionnels et des autres secteurs d’activités pour enrichir nos prospectives. Toute réaction à notre information de votre part nous sera très précieuse puisqu’elle nous permettra de renforcer notre solidarité professionnelle dans l’accomplissement de notre mission commune. ”

Ouf ! Cela va sans dire, mais ça va mieux en le disant.

En d’autres mots, tout message (plainte, revendication, récrimination, exigence, appel, demande, blague, rapport, fatigue,

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absence, excitation, etc.) devrait être interprété par l’ensemble de l’organisation comme un message professionnel sur le contexte de travail plutôt qu’un message personnel sur l’état ou la personnalité d’un individu. Gérer les modalités de la communication dans un contexte professionnel suppose que tous les responsables de l’organisation recadre tous les messages des intervenants comme étant des informations utiles formulées de façon plus ou moins adéquates par des professionnels qui connaissent leur métier. Toute autre forme d’interprétation des messages apportera confusion, disqualification et perte d’énergie. La communication au travail ne suit pas les mêmes règles que la communication intime, n’en déplaise aux ‘psys’. Rien, au travail, ne devrait être ‘personnel’ ; tout doit être interpréter en fonction du mandat à accomplir, tout, même les ‘problèmes personnels’ sinon nous tombons dans la thérapie collective et dans l’inquisition psychiatrique.

5.3.5 Gestion du temps

Rappelons-nous quelques proverbes :

“ Le temps c’est de l’argent. ”

“ Rien ne sert de courir, il faut partir à point. ”

“ Qui va doucement, va sûrement. ”

“ Celui-là donne deux fois, qui donne vite. ”

“ À chaque jour suffit sa peine. ”

“ À l’impossible nul n’est tenu. ”

“ Autres temps, autres mœurs ”

“ Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. ”

“ Il y a loin de la coupe aux lèvres. ”

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“ Mieux vaut tard que jamais. ”

“ Paris ne s’est pas fait en un jour ”

“ Qui veut aller loin ménage sa monture. ”

“ Tous les chemins mènent à Rome. ”

“ Tout vient à point à qui sait attendre. ”

“ On arrive tous ensemble à Noël. ”

Ces proverbes nous indiquent la variété des interprétations qui peuvent être fournies pour justifier une forme ou l’autre de gestion du temps. Les “ p’tits vites ” en ont pour leur compte ; les “ grands lents ” sont aussi touchés. Il y en a pour tous les goûts, pour toutes les excuses. Mozart composait des pièces géniales à un rythme effréné ; Wagner couvait ses opéras pendant des années. Nelligan n’a écrit que quelques années et Leclerc, toute sa vie. Le temps et le rythme demeurent des facteurs très subjectifs, même pour une organisation qui possède elle aussi ses temps et ses rythmes propres. Le temps comprend autant une dimension personnelle que collective, un aspect interne et externe. Le temps peut être à la fois géré et subi, pris en compte et oublié, linéaire et circulaire. Le temps semble à la fois fluide et structurant, contenant et contenu. Le temps s’affiche comme une dimension de l’expérience humaine sur laquelle nous n’avons pas vraiment de prise.

Pour toutes ces raisons, il me semble que le temps ne peut être utilisé comme argument pour excuser ou justifier une action professionnelle. Les priorités choisies, les énergies investies, les façons d’organiser le travail me semblent être des éléments sur lesquels nous pouvons exercer pouvoir et responsabilité sans avoir à recourir à des prétextes de temps pour réaliser une intervention ou pour défendre une inaction. Le temps peut servir de repère pour organiser le travail professionnel, mais il devrait être banni comme référence servant à fonder des choix professionnels. Les expressions suivantes devraient être exclues du vocabulaire

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disponible pour les gestionnaires et les intervenants des réseaux scolaire, hospitalier et social et remplacées par d’autres expressions beaucoup plus utiles :

“ Je n’ai pas le temps ” devient “ Ce n’est pas une priorité. ”

“ Le temps me manque. ” devient “ Il faut revoir l’organisation de mon travail. ”

“ Vite, le temps passe ” devient “ J’ai mal planifié. ”

“ Je cours tout le temps. ” devient “ J’aime mieux me servir de mes jambes que de ma tête. ”

“ Nous n’arriverons jamais à temps. ” devient “ Restructurons nos procédures. ”

“ Nous perdons du temps. ” devient “ Nous ne nous entendons pas sur les objectifs. ”

“ C’est un cas de long terme. ” devient “ Nous ne savons pas encore quoi faire ”

“ Elle attend toujours à la dernière minute. ” devient “ Elle est très sûre des ses compétences. ”

“ Elle prend beaucoup trop de temps pour accomplir cette tâche. ” devient “ Nous n’avons pas les mêmes priorités. ”

Si nous arrivions à recadrer nos expressions concernant le temps dans un vocabulaire qui corresponde plus à notre expertise humaine et professionnelle, nous pourrions reprendre un pouvoir que nous avons délaissé entre les mains des avocats, des économistes et des informaticiens qui gèrent le temps à notre place.

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5.4- CULTURE ET FORMATION

Une stratégie majeure qui permet de contrer les malaises et les vices cachés tout en favorisant les choix fondamentaux consiste à favoriser et structurer une formation continue, large et intégrée pour l’ensemble des intervenants et des cadres. Il ne s’agit pas ici seulement de la formation professionnelle pointue déjà omniprésente dans certains secteurs, dépassant même le point de saturation chez les médecins par exemple. Il ne s’agit pas non plus de la course aux diplômes supérieurs pour obtenir un “ avancement ”. Ce qui nous intéresse ici concerne la formation comme stratégie de culture personnelle, professionnelle et organisationnelle. Ce type de formation poursuit le but suivant : favoriser l’émergence et le maintien d’une culture de travail ouverte et équilibrée en rapport avec les défis soulevés par les services à offrir.

Quatre qualités colorent cette orientation vers la culture professionnelle :

5.4.1 Une formation continue

De même qu’aucun professionnel ne peut estimer sa formation terminée au risque de se voir rapidement dépassé et sclérosé par les défis de sa fonction, de même aucun établissement, aucun réseau de service ne peut considérer la formation comme une étape franchie sans s’exposer à un épuisement structurel et organisationnel. Ce phénomène devient aisément observable quelques temps après qu’une équipe de travail ou un établissement gagne un prix en reconnaissance de son expertise ou de ses réalisations : il n’est pas rare de voir les intervenants et les cadres impliqués dans cette réussite, devenir ensuite de plus en plus confus, désorganisés, démotivés, ne sachant quoi faire autre que de répéter les processus qu’ils ont déjà intégrés.

Une formation continue permet d’ouvrir constamment le champ d’intérêt et d’expertise sans viser un niveau de performance spécifique. Bien sûr les réussites méritent d’être signalées et

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reconnues. Cependant mieux vaut les interpréter comme un signe de la qualité de la formation plutôt qu’un signal de la fin du processus de formation.

5.4.2 Une formation large

Nous ne sommes pas des petits rats de laboratoire qui doivent apprendre certaines techniques spécifiques pour pouvoir goûter à notre fromage de salaire. Nous sommes des êtres humains qui tentent de développer des capacités de réflexion, de relation et d’agir. Une formation uniquement basée sur des moyens nous handicapera autant qu’une formation ne développant que des principes, ou celle ne favorise qu’un climat socio-affectif. Intervenants et cadres répondront mieux à une formation large faisant appel tantôt à des techniques, tantôt à des réflexions, tantôt à des émotions. Cela s’appelle “ se cultiver ”.

Une formation large ne pousse pas à une culture prétentieuse et précieuse, mais elle invite à reconnaître la complexité du monde dans lequel je travaille et la diversité des voies et moyens par lesquels je peux collaborer à offrir un service.

Un jour une stagiaire de maîtrise en psychologie me demande quelles lectures elle pourrait faire pour développer encore mieux ses capacités professionnelles. J’ai répondu : “ Lis en histoire et en philosophie, lis sur les mythes et les légendes des peuples, lis les grands romans des siècles passés, lis des choses à propos des arts et des essais sur la politique. ” Étonnée, elle me dit qu’elle ne voyait pas en quoi toutes ces lectures pourraient l’aider dans l’exercice de son travail. “ Parce que tu connaîtras un peu mieux le contexte dans lequel tu pourras entendre l’histoire de chacun de tes clients, et aussi parce que les interventions à la mode ne te sembleront pas aussi nouvelles qu’elles le prétendent. ”

5.4.3 Une formation intégrée

Pour qu’un processus de formation large et continue puisse atteindre le but désiré (une culture de travail ouverte et équilibrée), il

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nécessite un haut niveau de planification et d’organisation. La formation des intervenants des réseaux des services scolaires, sociaux et de santé fait trop souvent place à l’improvisation, semant à tous vents selon les modes du moment. Cette dynamique de dispersion à la recherche de gourous crée l’effet contraire à l’attente initiale de support.

Je soumets que la formation continue des intervenants et des cadres des établissements devrait être structurée selon un modèle s’apparentant au curriculum académique sur des périodes à long terme. Chaque réseau et chaque établissement pourrait organiser ses conférences, sessions, journées d’études, perfectionnements, etc. en fonction d’un cadre général de formation à long terme visant à développer une culture de travail s’apparentant à la mission et aux objectifs. Chaque activité de formation à l’interne ou à l’externe mériterait de s'intégrer à un plan plus large permettant à chaque professionnel de développer des connaissances qui enrichissent sa capacité de collaboration. Sinon chacun développera une tour d’ivoire qui l’isolera par son “ expertise ”, ou encore chacun s’empêtrera dans un bagage hétéroclite lequel rendra toute convergence impossible, la tour de Babel ! Quant des formateurs à la pige sont invités d’abord parce qu’ils sont comiques ou d’abord parce qu’ils utilisent des métaphores à la mode, la culture générale est bien basse. Une formation gagne à être exigeante intellectuellement sinon l’avachissement grégaire nous guette.

5.4.4 Des options claires

Une formation intégrée, large et continue suppose que les responsables des réseaux et des établissements formulent des options claires quant à la mission, aux objectifs et au cadre professionnel dans lequel s’élaborera la formation. Quel est le modèle théorique, le cadre de référence intellectuel et éthique qui guidera le choix des éléments de formation ? Ne pas choisir ou ne pas divulguer ces choix entraîne une dispersion aussi dommageable aux intervenants qu’à la clientèle.

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Par exemple, le choix par établissement d’un cadre théorique particulier permet à tous les intervenants de toutes les disciplines de développer une langue seconde, un référant clair et commun par lequel chacun pourra faire profiter tous les autres des richesses de sa langue première. Le choix d’une théorie de l’intervention commune à l’ensemble d’un réseau de professionnels favorise le travail multidisciplinaire en écartant les vaines querelles d’analyse tout en respectant l’expertise de chacun. L’apprentissage d’un cadre théorique et pratique commun à l’ensemble d’une équipe de professionnels oriente la formation continue vers le développement d’une communication efficace qui laisse place à l'originalité de chacun. Sinon les activités de formation rehausseront le degré d’isolement et de compétition stérile en s’inspirant de cadres théoriques et éthiques très différents et souvent contradictoires.

Lorsqu’un groupe multiethnique choisit une langue pour communiquer, il ne pose pas un jugement de valeur en élisant cette langue comme supérieure aux autres. Le choix d’une langue seconde commune à tous n’est simplement que l’expression de la volonté de communiquer. Même dynamique pour le choix d’un cadre théorique ou d’un cadre d’intervention.

La formation des professionnels n’est un pas hors-d’œuvre qui permet à chacun de souffler un peu, hors du quotidien, en attendant de reprendre le collier. Une formation professionnelle continue, large, intégrée et basée sur des choix clairs constitue une stratégie importante permettant aux professionnels d'élargir ensemble leurs points d’appui pour s’entraider à rendre des services de qualité dans un climat de travail riche en différences. Ces options claires reposent cependant sur le choix éclairé de cadres supérieurs compétents non seulement en ‘gestion’ mais aussi compétents quant aux repères théoriques (de pédagogie, de soins, d’intervention psychosociale) ; malheureusement à ce niveau règnent les apprentis-sorciers.

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5.5- LES QUATRE DIMENSIONS

Que ce soit dans l’éducation, les services sociaux ou les soins de santé, le travail professionnel comporte toujours quatre dimensions : les personnes, les tâches, l’organisation et le sens. Lorsque l’une ou l’autre de ces dimensions est minimisée, ou pire encore évacuée, l’établissement, son personnel, sa clientèle en ressentent douloureusement les effets. L’attention aux quatre dimensions semble essentiellement mais elle devient habituellement déformée parce que les fonctions de travail se définissent souvent par rapport à une de ces dimensions laissant à d’autres fonctions le soin de s’occuper des trois autres dimensions. Or nous aurions avantage à reconnaître ces quatre dimensions dans chacune des fonctions occupées par chaque professionnel et chaque cadre.

5.5.1 Les personnes

Une vérité de La Palice : pour offrir des services aux personnes, il faut être personnel. Curieusement l’organisation de nos écoles, de nos hôpitaux et de nos services sociaux ne reflète pas du tout cette vérité. Il y a bien la Direction du personnel… qui s’occupe avant tout des conventions collectives. Il y a aussi la liste du personnel… qui sert de base à l’organigramme. Il y a les dossiers personnels… qui servent à catégoriser les clients. Il y a l’attention aux personnes… leitmotiv intéressant pour les affiches qui décorent les corridors. Il y a enfin les relations interpersonnelles… qui engendrent des guerres informelles de clans informels à l’intérieur de l’organisation formelle.

Si les professionnels appliquaient entre eux ne serait-ce que la moitié des techniques de communication qu’ils utilisent avec leurs clients, la dimension personnelle est sauve. Cela n’a rien à voir avec des budgets ou du personnel supplémentaire.

5.5.2 Les tâches

Dictionnaire Le Petit Larousse illustré.

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Tâche: n.f. (lat. taxare, taxer) 1. Travail à faire dans un temps fixé et sous certaines conditions. ◊ “ À la tâche ” : en étant payé selon un l’ouvrage exécuté. 2. Ce qu’on a à faire par devoir ou par nécessité.

(N.B. Les gras sont de moi.)

Si les descriptions de tâche de toutes nos professions fixaient le temps, garantissaient les conditions, payaient selon les actes exécutés, et rappelaient strictement nos devoirs, nous serions au paradis des mercenaires. Nous sommes des professionnels et la description de nos tâches constitue un minimum qui ne suffit pas à décrire l’ampleur, l’importance et l’effet de notre travail. Il ne suffit pas de couvrir le programme pour être un bon enseignant. Il ne suffit pas de bien administrer les médicaments pour être une bonne infirmière. Il ne suffit pas d’appliquer un plan d’intervention pour être un bon éducateur. Il ne suffit pas de rencontrer des gens dans un bureau pour être de bonnes travailleuses sociales.

La dimension de la tâche commence vraiment quand les tâches ont été exécutées. Nous devrions évaluer notre travail professionnel, non pas en fonction des actes que nous avons posés mais en fonction de l’aide réelle reçue par nos clients. Évaluation difficile, exigeante mais pas impossible, à condition que nous la fassions nous-mêmes et avec plus de rigueur que n’importe quel examinateur externe.

5.5.3 L’organisation

Petite fable.

Un jour, tous les professionnels qui reportaient sur l’organisation ou sur le “ système ” ou sur la “ boîte ” l’explication de leurs propres difficultés, furent obligés par une loi de retourner aux études sans rémunération.

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Étrangement les universités restèrent vides car on vit alors dans le pays un phénomène étrange : toutes les organisations se mirent à changer.

5.5.4 Le sens

Des quatre dimensions du travail professionnel, le sens semble la plus oubliée, pour ne pas dire évacuée. Autrefois les aumôniers ou les responsables religieux des institutions de services rappelaient constamment cette dimension de façon plus ou moins appropriée. Aujourd’hui, le sens du travail professionnel est rarement nommé, souvent ridiculisé, toujours incompris.

À mon avis, ce ne sont pas les baisses de salaires ou les coupures dans les effectifs qui rendent les professionnels du réseau semblables à des mendiants : c’est l’absence de sens, de noblesse nommée et reconnue.

Si, dans notre société, les médias, les responsables politiques administratifs et syndicaux reconnaissaient et rappelaient la haute dignité des infirmiers, infirmières, médecins et autres professionnels de la santé, ceux-ci retrouveraient collectivement le sens de leurs actions quotidiennes face à la souffrance et à la mort.

Si les ministres, commissaires et parents soulignaient davantage l’importance irremplaçable des enseignants ceux-ci puiseraient aux fondements même de leur profession.

Si le système judiciaire et légal respectait davantage la noblesse du travail social et de l’éducation spécialisée, les professionnels du réseau des services sociaux réorienteraient leur énergie dans le sens de la justice sociale.

Mais… la reconnaissance du sens profond de toutes ces professions ne viendra pas de l’extérieur. C’est aux mendiants eux-mêmes à

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relever la tête pour redire avec simplicité et fierté quelle est la cause humaine qu’ils servent.

Le sens ne règle pas tout, mais sans option fondamentale rien ne se règle.

Ah bon !…

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Le mendiant frappe à la porte : c’est l’infirmière, l’enseignant, le travailleur social, le médecin, la directrice de l’école, l’éducateur…J’ai conservé pour eux le banc de ma grand-mère. Ils pourront s’y asseoir, regrouper leurs forces, partager l’information, s’entraider puis repartir en quête d’un monde de justice.

Ce que les professionnels font dans les réseaux des services sociaux, scolaires et de la santé relève de la folie. Une folie grandiose, magnanime, incommensurable, mais tellement quotidienne qu’elle est perçue par tous comme un lieu de raison et un temps de labeur. Enseigner, soigner, aider ne ressemble en rien à fabriquer, compter ou discuter même si ce sont toutes des activités humaines. Pour faire les trois premières il faut être fou, fou d'amour ou d’espoir ou d’idéal. Ce sont de belles folies. Si nous l’oublions nous risquons d’aller grossir les rangs des nouveaux mendiants.

Pierre-Yves Boily, Maître en Service Social.

Première rédaction, avril 1993.

Révision, juillet 2003.

© Pierre-Yves Boily, 1995.