les mythes du christianisme - gaillard

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  • 7/27/2019 Les Mythes Du Christianisme - Gaillard

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    ANDR GAILLARD

    LES MYTHES DU CHRISTIANISMEDes hritages juif et grco-romain

    aux valeurs fondatrices de lOccident

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    Je veux exprimer ici ma reconnaissance aux collgues universitaires nantais qui ontbien voulu lire ce travail : Maurice Touchefeu (in memoriam), Odette Touchefeu-Meynier,

    Jol et Madeleine Barreau. Leurs pertinentes suggestions et leurs encouragements amicaux

    mont t particulirement prcieux.

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    TABLE DES MATIRESAvertissement. 5

    INTRODUCTION. 8

    I. LES MYTHES DES ORIGINES DANS LE CHRISTIANISME

    I. LES HRITAGES JUIF ET GRECO-ROMAIN.. 14LHRITAGE JUIF- Les mythes hbreux :

    . la Cration

    . le Paradis Terrestre

    . le Pch Originel

    LHRITAGE GRCO-ROMAIN 20. la formation du monde. lge dOr dautrefois. le Mal dans le monde

    II. LVOLUTION DES IDES PROPOS DU PARADIS TERRESTRE 26Une croyance quasi-unanime jusquau XVIIIe sicleLe caractre historique de la Gense est mis en cause

    III. LVOLUTION DES IDES SUR LE PCH ORIGINEL 33Le Pch Originel socle du ChristianismeLe Pch Originel au centre de la culture occidentaleLa contestation du Pch Originel

    IV. LE CONTENU DES MYTHES JUDO-CHRTIENS DES ORIGINES.. 41La lettre des rcits mythiquesLes valeurs induites par le Christianisme

    II. LES MYTHES SPCIFIQUES DU CHRISTIANISME

    V. LA RDEMPTION DANS LES CRITS DU NOUVEAU TESTAMENT. 52La conception miraculeuse de JsusLa RsurrectionLAscensionLes manifestations terrestres du Saint-Esprit

    VI. LA RDEMPTIONet ses lments constitutifs 56Le sacrifice, base et cur de la Rdemption vnements et concept constitutifs du mythe- lIncarnation- la Rsurrection- lAscension- la TrinitLes mythes mariauxLe Christianisme : un monothisme altr ouun polythisme attnu

    VII. LES SOURCES GRCO-LATINES DES MYTHES CHRTIENS. 73

    Les religions mystres Lapport des philosophes grecsLinteraction du monde paen et du ChristianismeLa synthse chrtienne

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    VIII. LUNIVERS DE LA MYTHOLOGIE CHRTIENNE.. 79Le panthon chrtien :. les Anges et les Dmons. la Vierge Marie. les Saints et les Damns

    La gographie de lau-del :. le Ciel et lEnfer. le Purgatoire. les LimbesLes miracles et les prodiges au sein du Christianisme

    IX. LE CULTE ET LES RITES SACRS PORTEURS DES MYTHES.. 94Les BndictionsLes Sacrements :

    - le Baptme- lEucharistie : du rite au mythe

    La MesseLe Culte des Saints

    X. LES CONCEPTIONS MYTHIQUES DE LAVENIR. 105Le Paradis eschatologique personnelLe Messianisme judo-chrtienLe Messianisme lac des temps modernesLe rve mythique de lUnit

    XI. DE QUELQUES VALEURS INDUITES PAR LES MYTHES CHRTIENS 119La conception dualiste de lunivers et de lhommeLamour et le Christianisme

    La souffrance rdemptriceLa culpabilit

    XII. LINTERPRTATION SYMBOLIQUE : processus de rationalisation et/ou de moralisation desmythes.. 143Lhritage grecLhritage juifLe processus interprtatif au sein du Christianismeet lvolution thologique actuelle

    XIII. LVOLUTION DES MYTHES DANS LE CHRISTIANISME ROMAIN . 151De la thologie chrtienne la mythologie ou les deux stades des mythes

    La vision anthropocentrique du phnomne religieux :lhomme crateur des mythes et du divinLes chrtiens daujourdhui face la mutation du Christianisme

    CONCLUSION 165

    Bibliographie.. 167

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    Avertissement

    Issu d'une petite communaut qui s'est constitue l'occasion de la mort de Jsus deNazareth, le christianisme reprsente un vaste ensemble d'glises et de mouvements se

    diffrenciant par une interprtation particulire de l'vnement fondateur et dont les destinesdans le temps et l'espace ont t fort diverses. C'est dire que cette tude intressantessentiellement le christianisme romain ou catholicisme tude dans laquelle le terme christianisme dsigne souvent et arbitrairement cette communaut prcise peut donner penser que toutes les autres communauts chrtiennes ne seraient que des branchessecondaires issues du tronc principal de l'arbre et, ce titre, des rameaux hrtiques,dissidents, sectaires ou ngligeables...

    Bien entendu, je ne fais pas mienne cette pense.Par ailleurs, les expressions Ancien Testament et Nouveau Testament ,

    frquemment utilises dans le texte ne sont que des expressions dsignant traditionnellementles deux parties conjointes de la Bible chrtienne. Leur simple utilisation, notamment celle d'

    Ancien 'Testament pour nommer la partie des critures commune au judasme et auchristianisme, porte donc par elle-mme une pense biaise. Dans une perspective strictement

    judaque, en effet, il ne saurait y avoir d'Ancien Testament par rfrence un NouveauTestament qui serait lachvement du premier. En l'occurrence, la difficult de langage nepeut jamais tre leve totalement : les expressions d Ancien Testament et Bible dsignant les mmes livres seront employes l'une et l'autre en fonction du contexte.

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    INTRODUCTION

    la base de toute civilisation il y a des mythes. Ces choses n'eurent jamais lieu, maiselles demeurent..., dit Sallustius dans Des dieux et du monde. C'est ainsi que, parl'intermdiaire du Christianisme qui l'a profondment marque, la civilisation occidentale,

    tout au moins celle des temps historiques, repose sur deux piliers mythologiquesfondamentaux : le pilier grec et le pilier juif.Selon les apparences, les dieux de l'Olympe semblent dormir dans leur linceul de pourpre.

    Pourtant, une certaine prsence du paganisme grco-romain plane toujours sur lOccident. Enopposition radicale la pense eschatologique chrtienne, pense ddaigneuse du monded'ici-bas et tourne vers l'au-del, la pense paenne qui tend tablir le bonheur sur la terren'a cess de cheminer dans notre univers. Malgr les obstacles, cette pense, la manired'une rivire souterraine, a russi discrtement se frayer un chemin. Promthe, dipe,Antigone, Narcisse, Orphe, Sisyphe... ont inspir et inspirent toujours les crivains. Renan1dans ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse crit : Quand je vis l'Acropole j'eus larvlation du divin , Nietzsche communie avec les mythes de la Grce et de Rome. Plus prs

    de nous, Montherlant exalte les vertus de la paennie. Et de nos jours encore l'attirance pourcette pense reste vive dans les pays latins. Pauwels2 ne dclare-t-il pas : Je crois au retourd'un paganisme spirituel .

    Mais le Christianisme, en hritant avant tout des grands mythes cosmogoniques duJudasme, en crant ses propres mythes et en les diffusant sur tous les continents avec unenergie et une efficacit remarquables, a manifestement clips depuis deux mille ans lamythologie paenne grco-latine. Or voici qu'il subit depuis quelques dizaines d'annes undclin spectaculaire. Pourquoi cet effondrement brutal alors qu'il avait su rsistervictorieusement depuis ses origines de multiples oppositions ou dissidences et, depuisplusieurs sicles, aux donnes de la science ?

    Des mythes en gnral

    Si les mots mythique et mythologie (du grec muthos - fable) apparaissent ds le XVe sicledans les textes franais, le mot mythe est relativement rcent. C'est seulement dans son ditionde 1803 que le Dictionnaire de lAcadmie prcise que le mythe reprsente un trait del'histoire des temps hroques. La mythologie, quant elle, ne se rapporte qu'aux rcitsfabuleux de l'Antiquit paenne.

    Pour Littr, en 1873, la mythologie nest encore que l'histoire des personnages divins dupolythisme.

    Il faut attendre la fin du XIXe sicle pour que certains dictionnaires prennent en compte un

    fait essentiel : les mythes ne s'appliquent pas seulement l'Antiquit mditerranenne mais tous les peuples, toutes les civilisations, toutes les religions. Le Larousse prcise ainsi quele mythe est un rcit lgendaire mettant en scne des dieux et comportant une significationsymbolique. Pour Mircea liade3 le mythe constitue une histoire sacre, histoire concernantles actes des Etres surnaturels, et considre comme vraie par une communaut de croyants.De plus, le mythe peut reprsenter le fondement d'une existence, d'un comportement, d'uneconception du monde, d'une certaine philosophie. Il exprime et enseigne indirectement desrgles de vie, des interdits, des sentiments. Il fait en outre l'objet de rites crmoniels quilactualisent et le ractivent.

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    Souvenirs denfance et de jeunesse, Calmann-Lvy, 1953.2Entretiens avec J. Bis, Retz, 1979.3Dictionnaire des religions, Plon, 1990.

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    Cette dernire conception est tout fait satisfaisante. D'une part, elle admet d'autres mythesque ceux qui se rapportent aux Origines ; d'autre part elle intgre bien le fait que la vritet lesacrsont deux notions intimement lies dans la population croyante qui adhre au mythe.

    Pour aller l'essentiel, nous dirons que, dans son acception moderne qui marque unerupture avec lHistoire, le mythe est un rcit lgendaire, fabuleux, merveilleux, fantastique,

    n'ayant rien de vraisemblable mais qui est porteur de sens, disons mme dune vrit. Ainsique lcrit Paul Valry4 : Il nest de discours si obscur, de racontar si bizarre, de propos siincohrent quoi nous ne puissions donner un sens . Le mythe est vridique, crit de sonct Paul Veyne5, mais au sens figur ; il nest pas vrit historique mle de mensonges : ilest un haut enseignement philosophique entirement vrai, condition quau lieu de le prendre la lettre on y voie une allgorie. Pour Claude Lvi-Strauss, le mythe est un langage .

    Le mythe se rapporte donc un vnement donnant lieu une croyance ou une certainevrit qui engendre des valeurs dont la prennit est manifeste au sein dune populationdtermine. Mme lorsque la ralitdevient lgende et que la croyance initiale disparat, lesvaleurs du mythe sont capables de vivre et d'voluer pour leur propre compte en suscitant unintrt perptuellement renouvel. Comme lcrit Debray6 : Ce nest pas parce que Dieu est

    mort, quest morte la thologie instinctive et inconsciente qui nous pousse placer au dpartde toute histoire une origine, puis un processus ; un Crateur, puis des cratures ; uneEssence, puis des phnomnes ; une Fin idale puis des moyens subordonns .

    Parler des mythes, c'est en effet avoir prsent l'esprit que les histoires qu'ils comportentimprgnent toute une socit et ce souvent l'insu de ses membres : La mythologie d'un

    peuple, crit Schelling7, nat en mme temps que sa conscience individuelle, grce laquelleil est tel peuple, et non tel autre . C'est dire que le mythe ne concerne pas seulement lescroyants d'un certain territoire mais toute la socit vivant leur contact. Le qualificatif dechrtienne volontiers attribu la civilisation occidentale tmoigne bien de cette profondeimprgnation par les mythes judo-chrtiens. Se transmettant de gnration en gnration lafaon d'un phnomne hrditaire aux racines largement mconnues, perptus par lestraditions ou imposs par les contraintes communautaires, certains mythes ont ainsi traversles millnaires, ralisant un conditionnement extrmement efficace des socits humaines etun subtil modelage des civilisations et des cultures. Comment n'tre pas subjugu de leurimportance en mesurant la place tenue jusqu' nos jours par ceux que les Hbreux et les Grecsont labors il y a prs de trois millnaires ?

    Prsents dans toutes les civilisations la recherche dune certaine sagesse, les mythes, quidisent quelque chose quelquun sur quelque chose sont en effet des rcits signifiants. Fruitsd'une pure imagination ou labors partir de donnes d'exprience, voire parfois d'unecertaine matire historique, ils traduisent, sous une forme concrte et avec un certain souci

    pdagogique, des intuitions et des ides. Du moins en ce qui concerne les mythes desOrigines, on constate qu'ils rpondent toujours aux grandes questions et interrogations que leshommes se sont poses et se posent encore sur eux-mmes et sur l'univers qui les entoure (laformation du monde, l'origine des hommes, la souffrance, la mort, les ingalits...). Ilsapportent une rvlation sur ce qui est cach. Ce ne sont donc pas des rcits purementfantaisistes ou extravagants comme le sont contes et fables : ils traduisent une recherche desens et proposent une explication conforme aux donnes de l'poque... Expression d'unepense encore confuse, primitive, irrationnelle, voire grossire, ils sont la manifestationprivilgie d'une vie intellectuelle intense. Par l'imagination dont elle tmoigne, la formation

    4Petite lettre sur les mythes, Varits II, 1930.5

    Les Grecs ont-ils cru en leurs mythes, Seuil, 1983.6Le pouvoir intellectuel en France, Ramsay, 1979.7 Cit par M. C. Challiol-Gilet, Schelling, Arch. de Phil., 1995, 58, 123.

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    des mythes reprsente sans nul doute l'amorce de la pense philosophique que les Grecsillustreront avec l'clat que nous connaissons. Ne leur revient-il pas la fois l'laboration de lapense logique et l'invention de mythes grossiers ? Il y a l un processus a priori paradoxalmais en fait remarquable de continuit, processus dans lequel les chevauchements, lesinterpntrations, les convergences entre mythologie et thologie dune part, entre posie et

    philosophie dautre part, sont habituels. ce propos, on peut voir que chaque catgorie de croyants est porte croire la seulevrit de sa foi et relguer avec un certain ddain les diverses croyances d'autrui dans ledomaine de la mythologie. Les doctrines thologiques dveloppes dans le monde grco-romain ne sont-elles pas devenues fausses croyances, superstitions et mythologie aprsl'avnement et le triomphe du Christianisme ? Il apparat quil ny a de mythes que ceux desautres : toute thologie, science du surnaturel rvl, n'est thologie que pour les adeptes etles thologiens d'une religion dtermine. Une thologie trangre est toujours mythologie.

    En effet, le terme de thologie cr par les Grecs - en un temps o lobjectif et le subjectif,le rel et le fictif, le vrai et le faux, taient encore confondus - dsignait le discours sur lesdieux et les hros. Avec lvolution de la pense conceptuelle conduisant du mythos au logos,

    une distinction sest impose entre le discours rationnel sur Dieu - discours qui devient ausens strict thologie - et le discours fond sur des donnes particulires telle ou tellereligion, donnes rvles qui vont, quant elles, entrer dans le cadre de la mythologie.

    Comme il est dit plus haut, le terme de mythes s'applique des vnements porteurs desens, c'est--dire des vnements privilgis inscrits dans la mmoire collective et dontl'importance culturelle s'est rvle avec le temps. Car il va de soi qu'on ne peut qualifier demythes tous les vnements imaginaires et non-vraisemblables ayant revtu quelquesignification, mais seulement les plus notables d'entre eux, cette apprciation relevantforcment d'un certain arbitraire. C'est ainsi que, ct des mythes proprement dits, beaucoupplus nombreux sont les vnements que l'on qualifiera simplement d'vnements mythiques,soit qu'ils n'engendrent qu'une valeurculturelle modeste, soit qu'ils fassent partie intgranted'un vnement majeur qui va, quant lui, tre qualifi de mythe.

    Un mythe comporte en somme deux lments : un vnement et une fonction :- lvnement est remarquable par le crdit quon lui accorde et ladhsion quil fait natre.Tributaire de la notion mme de vrit, son statut volue avec le temps : dans une premirephase, que lon peut qualifier de thologique, il est considr par la majorit des contem-porains concerns comme de foi ; dans une seconde phase, il devient lgendaire au sensmoderne : cest la phase mythologique proprement dite- la fonction estcelle de signifier, dexpliquer, de symboliser, de donner du sens, de servirdexemple, de justifier une croyance, un comportement, une pratique, une fte, une

    organisation sociale Cette fonction, elle aussi, est appele revtir dans les esprits desperspectives distinctes. La premire est religieuse, la suivante, artistique et culturelle. ct de la lettre, transmise par voie orale ou crite et commune tous, il faut donc

    reconnatre les valeurs induites dordre spirituel ou gnratrices daction, valeurs qui vont treparticulires et fort diverses.

    Classiquement, les mythes se rapportent aux rcits des Origines, rcits anonymes et tablisdans un pass indtermin - in illo tempore - de lAntiquit grecque. Pour reprendre uneexpression de Sallustius, il sagit toujours de mythes thologiques. Ils donnent accs, en untemps primordial, un monde surnaturel avec ses divers personnages (dieux ou non-dieux),ses lieux, ses vnements...

    ces mythes thologiques du Commencement sont souvent associs, dans les mmestraditions, des mythes de la Fin. Ce sont les mythes dits eschatologiques. Ils concernent les

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    vnements divins imagins pour la fin de lHistoire. Ce sont habituellement des mythes derestauration reproduisant dune certaine manire les mythes des Origines.

    Telle est la vision qui a prvalu jusquici en Occident concernant le champ de lamythologie. Cette vision qui peut tre dite classique, situe donc la mythologie hors desfrontires spirituelles du Judo-christianisme. Or, en cette fin de XXe sicle qui a

    profondment renouvel ltude des mythes, une telle vision essentiellement tributaire de lapense judo-chrtienne dominante apparat terriblement partielle et dficiente. En effet,comme le veut une dfinition cite plus haut, le terme de mythologie ne saurait sappliquerseulement la thologie des religions polythistes de lAntiquit paenne mais aussi celledes religions monothistes, religion ancienne comme le Judasme ou religions plus rcentescomme le Christianisme ou lIslam. Il est manifeste en effet que ces dernires sont encontinuit intellectuelle parfaite avec les religions antrieures : elles ont conserv dans leurdoctrine nombre de donnes mythologiques de lAntiquit judaque et grecque et elles ontgreff leurs propres vnements mythiques sur ces mmes traditions. La diffrencefondamentale entre ces deux mythologies va rsider uniquement dans le fait que lesvnements fondateurs des religions modernes vont comporter, outre des lments

    imaginaires, des lments dordre historique. Parallle-ment, les rcits de ces vnements,quils soient transmis par voie orale ou par voie crite, ne sont plus totalement anonymescomme ltaient les prcdents : certains de leurs auteurs sont connus et situs dans le tempset lespace.

    Cest bien entendu cette conception associant mythologies anciennes et modernes que noussuivrons ici en remarquant demble que le caractre mythique dun vnementse reconnat,certes par lanalyse de ses lments constitutifs, mais aussi par les interprtations et lesinterrogations multiples auxquelles il donne lieu au sein des populations concernes par lemythe. Nous verrons dailleurs quil sagit l dune caractristique spcifique du mythe,caractristique quillustre avec clat limmense littrature chrtienne.

    Dans cette mme perspective, il convient de remarquer que lvnement mythique estdestin, avec le temps, changer de statut dans les esprits : un certain stade de sonvolution, il passe du rel au fictif, du religieux au profane, du thologique au culturel. Cefaisant, il gnre une fcondit nouvelle.

    ct de ces mythes vritables ou thologiques mettant obligatoirement en jeu un sur-monde, cet lment capital de la psychologie religieuse, lHistoire, fait notable, a vu natre desmythes dune tout autre nature : les mythes dits prophtiques. Ici, le caractre mythiquetmoigne essentiellement d'une conception de l'avenir particulirement optimiste sinonutopique. Les faits et entreprises qui sont imagins comme devant survenir dans le Futurrestent toujours sur terre : nous ne sommes plus dans le monde surnaturel que toute vraiemythologie suppose. Nanmoins, ces mythes labors tout au long de lHistoire nous

    retiendront aussi : ils restent inspirs et difis en rfrence directe aux mythes thologiquesdu Judo-Christianisme et leur importance culturelle sest rvle considrable jusqu nosjours.

    Pour parler des mythes, nous allons largement utiliser la notion (et donc le terme) devaleurs. Contrairement lacception la plus courante suivant laquelle une valeur estobligatoirement positive, cette notion ne comporte dans notre esprit aucune apprciation,aucun jugement quant au caractre positif ou ngatif et ceci dans quelque perspective que cesoit : perspective morale (valeur bonne ou mauvaise), politique (valeur efficace ou non),intellectuelle (valeurgniale ou nulle). La notion et le terme de valeursont neutres. Car noussavons bien que dans toute histoire humaine le bon et le mauvais, l'heureux et le malheureux,

    le juste et linjuste, lactifet le passifsont toujours intimement lis et qu'ils sapprcient enfonction des personnes et des cultures concernes.

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    Les valeurs sont en somme des donnes que l'imagination, l'intuition, le raisonnement,linterprtation des hommes crent ou retiennent partir du rcit dvnements fondateurs.Tmoin du caractre mythique de ces vnements, les crations dans lordre philosophique,moral ou comportemental, les principes ou critres daction, les imaginaires engendrs serontdonc extrme-ment variables suivant les communauts qui ont hrit du mythe comme dun

    capital de civilisation les imprgnant au plus profond delles-mmes, modelant leurs modesde pense et les tlguidant souvent leur insu.Si les valeurs dcoulent des vnements mythiques fondateurs, on peut dire aussi que ces

    valeurs structurantes contribuent rciproquement rendre vrais et crdibles les vnementsdont elles sont issues.

    lexception peut tre de ceux du Bouddhisme, les mythes ont en effet servi de creusetculturel toutes les civilisations. Cest dailleurs de luniversalit de la croyance aux dieuxque les philosophes grecs avaient dvelopp lide dune religion naturelle reconnaissant,comme la cause du tout, une instance suprieure, singulire ou plurielle, vision thocentriquedu phnomne religieux qui devait rester sans rivale en Occident jusquaux Lumires duXVIIIe sicle.

    Le Christianisme et sa mythologie

    Comme toute religion, le Christianisme comporte bien entendu une mtaphysique avec sesrites sacrs et une morale. Toutefois, si l'on veut rsumer plus prcisment son contenu, onpeut dire de lui qu'il vhicule deux systmes de pense distincts. L'un est reprsent parl'enseignement de Jsus de Nazareth - personnage considr comme rel par la plupart deshistoriens - dont la naissance a t retenue comme le dbut dune nouvelle re. L'autre estconstitu de donnes tho-mythologiques dont llaboration a dbut autour de la personne deJsus loccasion de sa mort vers lanne 30. La premire spiritualit se situe dans ledomaine du profane, la seconde, radicalement diffrente et dune tout autre nature, introduitdans le domaine mystrieux et fascinant du sacr o trne le divin.

    Or pour l'essentiel ces deux spiritualits distinctes, difies partir des deux personnalitshistorique et mythique rassembles en Jsus-Christ, nous sont parvenues par les mmesdocuments, cest--dire le Nouveau Testament, ensemble d'crits (vangiles et lettres) datantde la seconde moiti du Ier sicle et manant des mmes auteurs. C'est dire que les spiritualitsen question y sont intimement imbriques, les auteurs ayant simultanment ralis une uvrede chroniqueurs de la vie de Jsus et une uvre de crateurs de donnes et reprsentationsmythologiques. Il s'ensuit qu'il est le plus souvent impossible, en face de ces documents, desparer de faon prcise les deux types d'lments constitutifs : ceux qui rapportent l'uvre deJsus en tant que Matre spirituel du peuple juif d'une part, ceux qui traduisent l'uvre

    spcifique des auteurs d'autre part. Certes les crits juifs contemporains du NouveauTestamentsont d'une aide prcieuse pour juger de la judit de Jsus, mais il est clair que sapense apparat comme voile, voire dforme, par les autres lments de la doctrine nouvelles'laborant alors. De toute faon, dans la perspective qui est la ntre, savoir les mythes duChristianisme et non la personnalit et lenseignement de Jsus, les incertitudes pouvantpersister apparaissent relativement accessoires.

    Dans un premier temps, nous examinerons les principaux mythes hbreux hrits par leChristianisme et intgrs par lui. Ces mythes fondamentaux conjoints que l'on peut qualifierde judo-chrtiens, et qui reprsentent vritablement le noyau originaire du Christianisme,sont la Cration, le Paradis Terrestre et le Pch Originel. Ils apportent une rponse l'interrogation essentielle concernant l'origine du monde et de l'humanit : avec eux nous

    sommes dans la mythologie que lon peut qualifier de traditionnelle.

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    Que la lettre des rcits mythiques soit commune au Judasme et au Christianisme nesignifie pas que ces rcits aient la mme valeur culturelle pour les deux communauts. Ainsien est-il, notamment, avec le Pch Originel. Pour les juifs ce mythe dbouche simplementsur une certaine philosophie du Mal, pour les chrtiens il ne constitue rien de moins que lemythe inspirateur de leur propre religion : le Christianisme. Cest que, comme il est dit plus

    haut, la diversit des interprtations et des valeurs peut, en effet, tre considre comme uncaractre trs particulier, pour ne pas dire spcifique, du rcit mythique.Dans un second temps, nous verrons comment sest labore la mythologie chrtienne

    proprement dite partir de sa double matrice culturelle. difie dabord par quelquesdisciples de Jsus, elle a t complte, au cours des sicles et jusqu une priode rcente,par les lettrs chrtiens, les Pres de l'glise et les Conciles.

    Le mythe cardinal du Christianisme qui le rsume presque lui seul, dont les prmicesconstitutives sont apparues historiquement trs tt mais dont llaboration complte ademand de nombreux sicles, est la Rdemption par le sacrifice dun Homme-Dieu. Cemythe hroque vient comme une rponse au mythe hbreu du Pch Originel, pch ayant si

    gravement offens Dieu qu'une telle offense appelait un sacrifice infini, la victime de cesacrifice ne pouvant tre que divine.

    Le mythe de la Rdemption, qui va donc prendre le relais du mythe hbreu tout ens'inspirant largement des mythes de la culture grco-romaine fortement implante enPalestine, comporte lui-mme plusieurs pisodes. Ce sont lIncarnation de l'Homme-Dieu(conception et naissance de Jsus partir d'une Vierge-Mre fconde par un dieu), la

    Rsurrection (vnement traduisant la mort transitoire de Jsus-Christ) et lAscension(vnement qui marque la fin de son sjour sur terre et son dpart vers le monde surnaturel).

    Ces trois vnements constitutifs du mythe de la Rdemption qui se sont greffs sur desvnements dordre historique vont de pair avec une certaine conception de Dieu : la Trinit.Selon ce mystre, Dieu est unique tout en comportant trois personnes gales : le Pre, le Fils,future victime du sacrifice rdempteur et le Saint-Esprit. vnements et concept ont tlabors paralllement : on peut dire quils font partie du mme mythe mme si chacun de ceslments, compte tenu de ses implications culturelles, puisse tre considr juste titrecomme un mythe part entire.

    Ces mythes christiques difis sur la personne de Jsus par lorganisation chrtienne en ontgnr deux autres au cours des sicles : le mythe eucharistique et celui deMarie la Vierge-

    Mre. Nous verrons que ce dernier comporte lui-mme deux vnements majeurs : laConception virginale et l'Assomption et un dveloppement thorique, l'ImmaculeConception.

    Enfin, linstar de nombreuses traditions mythologiques, celle du Christianisme inclura ou

    inspirera des mythes de type eschatologique etprophtique. Ces derniers surtout marquerontparticulirement les mentalits occidentales au cours du XXe sicle.

    Ainsi se dessine, avec son double enracinement juif et grco-latin et dans une remarquablecontinuit spirituelle, la tho-mythologie du Christianisme, monument grandiose dont leslments ne manquent pas de cohrence par leur enchanement, mme si, limage de cestemples et de ces antiques cathdrales dont la construction a demand des sicles, la structurenen est pas homogne. Cette tude se veut tre une synthse vue la fois de lintrieur et delextrieur, tude aussi objective que possible, propos dun sujet au traitement fort dlicat.Avec le Christianisme nous avons la chance exceptionnelle, grce de nombreux documentscrits, d'assister pendant deux millnaires la formation et l'volution d'une mythologie des

    temps historiques au dveloppement particulirement riche. Par son niveau moral cette vasteconstruction mythique contraste de faon saisissante avec beaucoup dautres traditions, mais

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    elle reste nanmoins classique par bien des aspects. Inspiratrice de choix, de comportementset de coutumes, forgeuse de mentalits et de destins, fondatrice de structures marquantes desnations occidentales, elle constitue manifestement, avec ses consquences heureuses etmalheureuses, un lment majeur de notre civilisation.

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    PREMIRE PARTIE

    LES MYTHES DES ORIGINESDANS LE CHRISTIANISME

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    CHAPITRE PREMIER

    LES HRITAGES JUIF et GRCO-ROMAIN

    Multiples sont les rcits des commencements. Toutes les religions, toutes les cultures, tousles continents en ont labor pour tenter de rpondre l'interrogation fondamentale deshommes concernant leurs origines. Cest partir de la tradition juive et, dans une moindremesure, de la tradition grco-romaine que le Christianisme, quant lui, a difi sa propreconception. Dans lun et lautre hritage, trois mythes sont fondamentaux. Le premier estrelatif la formation du monde et des hommes, le second dcrit ltat primitif de ce mondehabituellement vu comme parfait, enfin le troisime tend expliquer comment cetteperfection a pu laisser place auMal.

    A - LHRITAGE JUIF : LES MYTHES HBREUXet leurs sources moyen-orientales

    LA CRATION

    Le mythe de la Cration labor par les Hbreux, et repris intgralement par leChristianisme qui va en faire le premier lment de sa Rvlation, repose sur deux rcits de laGense. Le premier rcit que l'on date de la fin du VIe sicle avant J.C. est dit sacerdotal carattribu un prtre juif crivant aprs l'exil Babylone. Dieu est prexistant lunivers surlequel il va rgner. Aprs avoir organis le Chaos initial il fait apparatre les tres quil credans le cadre d'une semaine se terminant par le shabbat.

    Lorsque Dieu commena la cration du Ciel et de la Terre, la terre tait dserte et vide, et les tnbres la

    surface de l'abme ; le souffle de Dieu planait la surface des eaux, et Dieu dit : Que la lumire soit. Et la lumire fut. Dieu vit que la lumire tait bonne. Dieu spara la lumire des tnbres. Dieu appela la lumire

    jour et les tnbres il l'appela nuit . Il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour.Dieu dit : Qu'il y ait un firmament au milieu des eaux et qu'il spare les eaux d'avec les eaux ! Dieu fit le

    firmament et il spara les eaux infrieures au firmament d'avec les eaux suprieures. Il en fut ainsi. Dieu appelale firmament ciel . Il y eut un soir, il y eut un matin : deuxime jour.

    Dieu dit : Que les eaux infrieures s'amassent en un seul lieu et que le continent paraisse Il en fut ainsi.Dieu appela terre le continent : il appela mer l'amas des eaux. Dieu vit que cela tait bon.

    Dieu dit : Que la terre se couvre de verdure, d'herbe qui rende fconde sa semence, d'arbres fruitiers qui,selon leur espce, portent sur terre des fruits ayant en eux-mmes leur semence ! Il en fut ainsi. La terre

    produisit de la verdure, de l'herbe qui rend fconde sa semence selon leur espce, des arbres qui portent desfruits ayant en eux-mmes leur semence selon leurespce. Dieu vit que cela tait bon. Il y eut un soir, il y eut unmatin : troisime jour.

    Dieu dit : Qu'il y ait des luminaires au firmament du ciel pour sparer le jour et la nuit, qu'ils servent designes tant pour les ftes que pour les jours et les annes, et qu'ils servent de luminaires au firmament du ciel

    pour illuminer la terre. Il en fut ainsi. Dieu fit les deux grands luminaires, le grand luminaire pour prsider aujour, le petit luminaire pour prsider la nuit, et les toiles. Dieu les tablit dans le firmament du ciel pourilluminer la terre, pour prsider au jour et la nuit et sparer la lumire des tnbres. Dieu vit que cela taitbon. Il y eut un soir, il y eut un matin : quatrime jour.

    Dieu dit : Que les eaux grouillent de bestioles vivantes et que l'oiseau vole au-dessus de la terre face aufirmament du ciel. Dieu cra les monstres marins, tous les tres vivants et remuants selon leur espce, dontgrouillrent les eaux, et tout oiseau ail selon son espce. Dieu vit que cela tait bon. Dieu les bnit en disant : Soyez fconds et prolifiques, remplissez les eaux dans les mers, et que l'oiseau prolifre sur la terre ! Il y eutun soir, il y eut un matin : cinquime jour.

    Dieu dit : Que la terre produise des tres vivants selon leur espce : bestiaux, petites btes, et btessauvages selon leur espce Il en fut ainsi. Dieu fit les btes sauvages selon leur espce, les bestiaux selon leurespce et toutes les petites btes du sol selon leur espce. Dieu vit que cela tait bon.

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    Dieu dit : Faisons l'homme notre image, selon notre ressemblance et qu'il soumette les poissons de lamer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites btes qui remuent sur la terre !

    Dieu cra l'homme son image, l'image de Dieu il le cra ; mle et femelle il les cra.Dieu les bnit et Dieu leur dit : Soyez fconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la. Soumettez

    les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, et toute bte qui remue sur la terre ! Dieu dit : Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre, et tout

    arbre dont le fruit porte sa semence ; ce sera votre nourriture. toute bte de la terre, tout oiseau du ciel, tout ce qui remue sur la terre et qui a souffle de vie, je donne pour nourriture toute herbe mrissante. Il en futainsi. Dieu vit tout ce qu'il avait fait. Voil, c'tait trs bon. Il y eut un soir, il y eut un matin : sixime jour.

    Le ciel, la terre et tous leurs lments furent achevs. Dieu acheva au septime jour l'uvre qu'il avait faite,il arrta au septime jour toute l'uvre que lui-mme avait cre par son action. Telle est la naissance du ciel etde la terre, lors de leur cration. (Gen. 1,1-31 ; 2, 1-4).

    Le second rcit diffre du premier par sa forme, son contenu mais aussi par sa datation.Plus ancien, il date vraisemblablement du IXe sicle avant J.C.. Ici, Dieu (Yahv) modle lepremier homme (Adam) avec la glaise, il faonne ensuite les animaux puis la femme (Eve) partir d'une des ctes de l'homme. Il met la main la pte contrairement au dieu spiritualisdu document sacerdotal.

    Le jour o le Seigneur Dieu fit la terre et le ciel, il n'y avait encore sur la terre aucun arbuste des champs etaucune herbe des champs n'avait encore germ, car le Seigneur Dieu n'avait pas fait pleuvoir sur la terre et iln'y avait pas d'homme pour cultiver le sol ; mais un flux montait de la terre et irriguait toute le surface du sol.

    Le Seigneur Dieu modela l'homme avec de la poussire prise du sol. Il insuffla dans ses narines l'haleine de vie,et l'homme devint un tre vivant.(Gen. 2, 5-7)

    Le Seigneur Dieu dit : Il n'est pas bon pour l'homme d'tre seul. Je veux lui faire une aide qui lui soitaccorde. Le Seigneur Dieu modela du sol toute bte des champs et tout oiseau du ciel qu'il amena l'homme

    pour voir comment il les dsignerait. Tout ce que dsigna l'homme avait pour nom tre vivant ; l'hommedsigna par leur nom tout btail, tout oiseau du ciel et toute bte des champs, mais pour lui-mme, l'homme netrouva pas l'aide qui lui soit accorde. Le Seigneur Dieu fit tomber dans une torpeur l'homme, qui s'endormit ; il

    prit l'une de ses ctes et referma les chairs sa place. Le Seigneur Dieu transforma la cte qu'il avait prise l'homme en une femme qu'il lui amena. (Gen 2, 18-22)

    noter que certaines diffrences dans les rcits bibliques ont entran bien des discussionsde la part des exgtes. Dans le premier rcit on trouve, par exemple, la formulation hommeet femme Il les cra (texte qui fonde l'galit des sexes), tandis que dans le second il est ditque l'homme et la femme ont t crs deux moments distincts et successifs : l'hommed'abord puis la femme tire de l'homme. On sait que le thme de ce dernier texte tablissant - linstar des mythes de nombreuses civilisations - une dpendance sinon une infriorit de lafemme par rapport l'homme sera largement repris par Saint Paul dans leNouveau Testamentet, sa suite, par le Christianisme. Nous ngligerons ces diffrences : elles n'apportent que deslments ngligeables dans notre perspective.

    Les conceptions moyen-orientales ont contribu la formation du mythe hbreu de laCration.

    Les Hbreux ayant sjourn dabord en gypte, puis en Msopotamie lors de leur exil auVIIe sicle avant notre re, les traditions cosmologiques de ces pays ont manifestementinfluenc leurs conceptions des origines du monde.

    Dans l'gypteancienne la cosmogonie dbute avec l'apparition du dieu crateur au-dessusdes Eaux Primordiales, avec l'mergence de la Terre, de la Lumire, de la Vie et de laConscience. C'est alors qu'est intronis Horus considr comme le dieu royal par excellence etqui devint par la suite le pharaon lui-mme. La cration des tres vivants est prsente de

    diverses faons. Certains textes parlent du Serpent primitif, d'un uf primordial contenantl'Oiseau de lumire. Quant l'minence terrestre initiale, elle est parfois dcrite comme la

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    Montagne cosmique sur laquelle monte le pharaon pour rencontrer le Dieu-soleil. Ce pharaontait considr lui-mme comme un dieu incarn et immortel.

    Au XIVe sicle avant J.C. il semble bien que la rforme suscite par Akhenaton ait engagl'gypte sur la voie du monothisme, par l'viction d'Amon et de tous les autres dieux enfaveur d'Aton. En tmoigne ce rcit dans lequel Aton, identifi au disque solaire, est prsent

    comme le dieu suprme et la source universelle de vie : Tu as cr la Terre, quand tu tais seul. Tuas fait le ciel lointain afin de t'lever l-haut et de regarder tout ce que tu as fait ! Combien diverses sont tesuvres ! Elles sont caches devant les hommes, seul Dieu en dehors de qui il n'est nul autre Dieu. C'est Atonqui a cr tous les pays, et les hommes et les femmes, et a mis chacun sa propre place, en prenant soin de sesbesoins. Le monde subsiste par toi ! .

    Sont chants alors le miracle de l'aube, la beaut des arbres, des fleurs, des oiseaux, despoissons. Et la prire contenue dans le sarcophage d'Akhenaton contenait ces lignes : Je vaisrespirer la douce haleine de ta bouche. Chaque jour, je vais contempler ta beaut. Donne-moi tes mainscharges de ton esprit, afin que je le reoive et que je vive par lui. Crie mon nom tout au long de l'ternit : il nemanquera jamais ton appel !

    Le monothisme dAkhenaton fut controvers jusqu une date rcente, mais il semble

    bien que lnigme ait t rsolue rcemment par lhypothse trs sduisante de Messod etRoger Sabbah montrant, dansLes secrets de lExode8, que le peuple hbreu, celui dont on naretrouv aucune trace en gypte ancienne, n'est autre que la peuple gyptien d'Akhet-Aton (lacapitale du pharaon Akhenaton), peuple exil en Canaan par le futur pharaon A, pour causede monothisme.

    Dans les religions msopotamiennes (ou assyro-babyloniennnes) les textes sont assezpars. Dans le Pome du Supersage (du XVIIe sicle avant notre re) il est dit que le dieu En-ki ordonne l'immolation d'un dieu dont la chair et le sang sont mlangs avec de l'argile. Dece mlange nat l'homme primitif qui partage ainsi la substance divine. Une relation intimes'tablit donc entre l'homme et la divinit, relation qui n'existe pas dans la traditioncosmogonique judo-chrtienne.

    Le Pome de la Cration, pome de la fin du second millnaire, narre les origines dumonde lorsque Marduk, le roi des dieux dont la parole est cratrice, assume le rle dedmiurge. Il parle de la lumire, du firmament, de la terre, des luminaires. Il se termine par lacration de l'homme.

    Certaines traditions voquent la mer primordiale prsente comme la matrice ayantengendr le Ciel et la Terre, tandis que d'autres dcrivent l'ordre cosmique troubl la foispar le Grand Serpentmenaant de rduire le monde au chaos et par les crimes et erreurs deshommes. Toutefois, l'expiation de ces fautes par des rites divers permet une rgnrationperptuelle du monde la fte du Nouvel An. La loi de l'ternel retour, commune denombreuses cultures, est ici trs prsente.

    Il ne fait donc aucun doute que le peuple d'Isral ait t tributaire galement de la traditioncosmogonique sumro-babylonienne dans laquelle il fut immerg lors de lexil et qu'il en arcupr des lments notables. Dans la Gense le texte sacerdotal crit au retour dedportation relve manifestement de cette tradition. Il faut noter toutefois que le texte hbreureste trs original. D'une part, il dcrit longuement, comme nous lavons vu, la cration deshommes et des animaux alors que l'on ne trouve en Msopotamie que fort peu de donnesrelatives ce sujet. D'autre part ce texte revt une dimension morale incomparable. Dans lesrcits babyloniens, nous dit Jean Bottro9, les luttes divines sont frquentes, tous les vicesdes hommes sont les mobiles constants des dcisions des dieux . Ces lments ne sont pasprsents dans les textes bibliques relatant le drame cosmique de la Cration.

    8Les secrets de lExode, d. J. C. Godefroid, 1999.9Naissance de Dieu, Gallimard, 1986.

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    LE PARADIS TERRESTRE

    Le mythe hbreu dans le livre de la GenseLe Seigneur Dieu planta un jardin en Eden, l'Orient, et il y plaa l'homme qu'il avait form. Le Seigneur

    Dieu fit germer du sol tout arbre d'aspect attrayant et bon manger, l'arbre de vie au milieu du jardin et l'arbrede la connaissance du bonheur et du malheur.

    Un fleuve sortait d'den pour irriguer le jardin ; de l il se partageait pour former quatre bras. L'un d'euxs'appelait Pishn ; c'est lui qui entoure tout le pays de Hawila o se trouve l'or - et l'or de ce pays est bon - ainsique le bdellium et la pierre d'onyx. Le deuxime fleuve s'appelait Guihn ; c'est lui qui entoure tout le pays deKoush. Le troisime fleuve s'appelait Tigre : il coule l'orient d'Assour. Le quatrime fleuve, c'tait l'Euphrate.

    Le Seigneur Dieu prit l'homme et l'tablit dans le jardin d'den pour cultiver le sol et le garder. Le SeigneurDieu prescrivit l'homme : Tu pourras manger de tout arbre du jardin, mais tu ne mangeras pas de l'arbre dela connaissance du bonheur et du malheur car, du jour o tu en mangeras, tu devras mourir (Gen. 2, 8-17).

    D'autres textes de la Bible viennent complter ultrieurement ce rcit avec ses donnesgographiques. Dans sae il est dit propos de Sion que le Seigneur rend son dsert pareil unden et sa steppe pareille un Jardin du Seigneur ; on y retrouvera enthousiasme et jubilation, action de grceset son de la musique . (Is 51, 3). zchiel annonant la chute du roi de Tyr parle aussi du jardin deDieu : Tu tais en den, dans le jardin de Dieu entour de murs en pierres prcieuses : sardoine, topaze et

    jaspe, chrysolithe, bryl et onyx, lazulite, escarboucle et meraude ; et l'or dont sont ouvrags les tambourins etles fltes fut prpar le jour de ta cration. Tu tais un chrubin tincelant, le protecteur que j'avais tabli ; tutais sur la montagne sainte de Dieu, tu allais et venais au milieu des charbons ardents. Ta conduite fut parfaitedepuis le jour de ta cration jusqu' ce qu'on dcouvre en toi la perversit. (Ez 28, 13-15)

    ces donnes de la bible juive, on peut ajouter le tmoignage de Flavius Josphe,historien juif du Ier sicle de notre re. Dans sonHistoire ancienne des Juifs, il considre bienque les principaux fleuves du monde, le Gange, l'Euphrate, le Tigre et le Nil naissent auParadis Terrestre.

    Dans les autres traditions moyen-orientales, les notions de perfection et de batitude descommencements sont galement trs prsentes. Elles ont sans doute contribu aussi

    llaboration du mythe hbreu.

    Dans l'gypte ancienne, cette poque heureuse tait appele Tep zepi, La Premire Fois.Commence avec l'apparition du dieu crateur au-dessus des Eaux Primordiales, elleconstituait l'ge d'Or de la perfection absolue. Ni mort, ni maladie ne survenait au cours de cetemps merveilleux dsign comme le temps de R.

    En ce qui concerne les traditions msopotamiennes, certains textes gravs il y a prs de4000 ans en caractres cuniformes et rapports par Kramer10 voquent le rgne dabondanceet de paix que connaissait lhumanit avant dtre dchue : Autrefois, il fut un temps o il ny avait

    pas de serpent, il ny avait pas de scorpion. Il ny avait pas de hyne, il ny avait pas de lion. Il ny avait pas dechien sauvage ni de loup. Il ny avait pas de peur ni de terreur. Lhomme tait sans rival . Dans le Pome

    de Gilgamesh, le vrai Paradis est Dilmum, pays o n'existe ni maladie, ni mort et o ni le lion ni le loupn'emporte l'agneau .Dans lAvesta iranien, on parle aussi d'un jardin merveilleux situ sur une haute montagne

    avec des arbres magiques - notamment l'arbre de vie - et une eau abondante apportant lafertilit toute la terre dans un printemps perptuel. Yima, premier homme, est le souverainde ce paradis. Cr mortel contrairement Adam, il tentera, l'instar de Promthe, dedrober aux dieux l'immortalit.

    Si l'on remarque que dans les religions de l'Inde, o le temps est conu comme cyclique,l'ge d'or doit revenir priodiquement, si l'on note aussi qu'il en est de mme en Grce, onpeut voir que de nombreuses civilisations ont cru un paradis primordial, royaume debonheur et de paix dans l'absence de contraintes et de conflits.

    10LHistoire commence Sumer, Arthaud.

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    LE PCH ORIGINEL

    Le mythe hbreu dans le livre de la GenseDans l'den,

    Le Seigneur Dieu prescrivit l'homme : Tu pourras manger de tout arbre du jardin, mais tu ne mangeraspas de l'arbre de la connaissance du bonheur et du malheur, car du jour o tu en mangeras, tu devras mourir. (Gen. 2, 16-17)

    Or le serpent tait le plus astucieux des btes des champs que le Seigneur Dieu avait faites. Il dit la femme: Vraiment ! Dieu vous a dit : Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin ? La femme rpondit au serpent: Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin, mais du fruit de l'arbre qui est au milieu, Dieu a dit : Vousn'en mangerez pas et vous n'y toucherez pas afin de ne pas mourir Le serpent dit la femme : Non, vous nemourrez pas, mais Dieu sait que, le jour o vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme desdieux possdant la connaissance du bonheur et du malheur .

    La femme vit que l'arbre tait bon manger, sduisant regarder, prcieux pour agir avec clairvoyance.Elle en prit un fruit dont elle mangea, elle en donna aussi son mari qui tait avec elle et il en mangea. Leurs

    yeux tous deux s'ouvrirent et ils surent qu'ils taient nus. Ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent despagnes.

    Or ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui se promenait dans le jardin au souffle du jour. L'homme et lafemme se cachrent devant le Seigneur Dieu au milieu des arbres du jardin. Le Seigneur Dieu appela l'homme etlui dit : O es-tu ? Il rpondit : J'ai entendu ta voix dans le jardin, j'ai pris peur car j'tais nu, et je me suiscach Qui t'a rvl, dit-il, que tu tais nu ? Est-ce que tu as mang de l'arbre dont je t'avais prescrit de ne

    pas manger ? L'homme rpondit: La femme que tu as mise auprs de moi, c'est elle qui m'a donn du fruit del'arbre, et j'ai mang Le Seigneur dit la femme : Qu'as-tu fait l ! La femme rpondit : Le serpent m'atrompe et j'ai mang (Gen. 3, 1-13) Il dit la femme : Je ferai qu'enceinte, tu sois dans de grandessouffrances ; c'est pniblement que tu enfanteras des fils. Tu seras avide de ton homme et lui te dominera . Il dit Adam : Parce que tu as cout la voix de ta femme et que tu as mang de l'arbre dont je t'avais formellement

    prescrit de ne pas manger, le sol sera maudit cause de toi. C'est dans la peine que tu t'en nourriras tous lesjours de ta vie, il fera germer pour toi l'pine et le chardon et tu mangeras l'herbe des champs. la sueur de tonvisage tu mangeras du pain jusqu' ce que tu retournes au sol car c'est de lui que tu as t pris. Oui, tu es

    poussire et la poussire tu retourneras .L'homme appela sa femme du nom d'Eve - c'est--dire la Vivante - car c'est elle qui a t la mre de tout

    vivant. Dieu lui dit : Voici que l'homme est devenu comme l'un de nous par la connaissance du bonheur et dumalheur. Maintenant qu'il ne tende pas la main pour prendre aussi de l'arbre de vie, en manger et vivre jamais!

    Le Seigneur Dieu l'expulsa du jardin d'den pour cultiver le sol d'o il avait t pris. Ayant chass l'homme,il posta les Chrubins l'Orient du jardin d'den avec la flamme de l'pe foudroyante pour garder le cheminde l'arbre de vie. (Gen. 3, 16-23)

    Les autres traditions du Moyen-Orient expliquant le Maldans le monde ne contiennentaucun rcit analogue celui de la Bible. Nanmoins, le mythe judo-chrtien y plongemanifestement ses racines.

    En gypte ancienne, l'ge d'Or cesse lorsque les forces dmoniaques entranent rage, bruit

    et dsordre. Toutefois, prcise Mircea Eliade, cette poque fabuleuse n'a pas t relgueparmi les reliques d'un pass dfinitivement rvolu : les rites, poursuivant la droute desdmons malfiques, doivent restaurer la perfection initiale .

    Dans un pome sumrien11, il est dit que : Jamais un enfant sans pch nest sorti dunefemme , affirmation qui semble sous-entendre le caractre hrditaire dune faute initiale. Demme en est-il dans Le Pome de la Cration. Une lutte ayant oppos les jeunes dieux auxdieux primordiaux, les hommes, innocents mais crs avec le sang de Kingou le chef desmonstres, furent victimes dune impuret physique hrditaire.

    Ainsi se prsentent les donnes fondamentales de la Bible hbraque concernant lesmythes de la Cration, du Paradis Terrestre et du Pch Originel avec leurs sources moyen-

    11 Kramer, Op. cit..

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    orientales et msopotamiennes. Ces mythes, qui vont tre confronts, comme nous allons levoir, ceux du monde grco-romain, le Christianisme va les faire siens. Sur eux il vadifier sa doctrine

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    B - LHRITAGE GRCO-LATINCONCERNANT LES ORIGINES

    Model d'abord par ses origines juives, le Christianisme en s'implantant dans le mondegrco-romain va en subir aussi linfluence.

    LA FORMATION DU MONDE

    Deux conceptions radicalement opposes saffrontent. Pour Hsiode, dans sa Thogonie, lorigine de toutes choses rgne le Chaos, situation inorganise, vide et obscure, partirduquel par tapes successives vont sordonner et se distinguer le Cosmos et ses lmentsconstitutifs avec un principe dunion nomm Amour. Le mouvement formateur volutif etcomplexe aboutit Zeus souverain de lUnivers. Cest du non-tre initial que se formeprogressivement ltre suivant un processus de complexification tendant la spiritualisation. Vint lEsprit qui mit tout en ordre dans le Chaos initial .

    Ce courant de pense implique lide dune heureuse volution. Avec le temps on passe du

    dsordre, des tnbres, de la confusion, de linconscience lordre, la lumire, lorganisation, la conscience, voire la divinisation. Chaque tape est un progrs. Ellersulte dune laborieuse laboration et dune entreprise rationnelle. Le monde et lhomme nesont pas le produit dune cration originelle mais la rsultante, en mme temps que lapromesse, dun perfectionnement continuel.

    Dans lOrphisme12, mouvement philosophico-religieux apparu vers le VIIe sicle avantnotre re, on voit, au contraire, comme dans dautres traditions, un ufprimordial loriginede tout. Cest le symbole de la vie, limage du vivant parfait possdant demble toute laplnitude de ltre. Par la suite, lhistoire du monde va tre constitue de dgradationssuccessives aboutissant au non-tre de lexistence individuelle.

    Au lieu dtre considre comme un progrs, la formation du monde et de lhomme est

    donc, ici, vue comme une rgression, une dgnrescence due lclatement de lufet ladispersion de ses lments constitutifs. LUnit et la plnitude originelles se sont vanouies

    jamais tandis quapparaissaient dsordre et violence. Ce courant de pense foncirementpessimiste porte lide dun paradis perdu : la perfection de lhomme et du monde nest pasdans un avantmais dans un arrire.

    Ces deux conceptions seront critiques lune et lautre par Parmnide pour qui ltre nepeut ni provenir du Non-tre ni engendrer du Non-tre .

    De toute faon, l'ide de cration fut pendant longtemps trangre la philosophiegrecque. Pour Xnophane13 : le monde est inengendr, ternel, incorruptible . PourDmocrite14, il en est de mme : Ce monde-ci, le mme pour tous les tres, aucun des dieuxni des hommes ne la cr ; mais il a toujours t et il est, et il sera un feu toujours vivantsallumant et steignant avec mesure . Il n'y a pas d'architecte de l'univers. C'est seulementavec Platon dans le Time qu'apparat un dmiurge, la source dun cosmos compos dunmonde cleste incorruptible et dun monde sublunaire soumis la corruption ( lexception dela partie rationnelle de lme humaine). Ce dmiurge est bon : il cre le monde par samansutude.

    Quant Aristote, ildveloppera lide dun Premier moteur immobile, moteur sans trem, ternel et intelligent, source dun mouvement circulaire, mouvement parfait entre tous.De lui procde non pas la cration mais limpulsion de deux mondes : un monde sublunaire,monde en devenir ou en puissance, o rgnent limperfection, le hasard, le dsordre et le

    12

    M. Detienne, Orphisme in Enc. Universalis.13Les penseurs avant Socrate, Garnier-Flammarion.14Ibid.

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    changement, et un monde supralunaire parfait, entirementformou en acte : cest lther, quiest divin. On sait que Saint Thomas dAquin et, sa suite, le Christianisme sinspirerontlargement de la philosophie dAristote.

    En ce qui concernela constitution du monde, un seul lment tait primitivement considr la base de toutes choses. Pour Thals il s'agissait de l'eau, pour Anaximne de l'air. Quant

    aux lments complexes : les tres vivants, l'homme, le divin indiffrenci et nonindividualis, ils taient vus comme sortant tous de l'lment primordial.Plus tard Empdocle rejeta la thorie prcdente du monisme. Il considra, quant lui,

    qu'il y avait quatre substances primitives : l'eau, le feu, la terre et l'air, lments qui furentbientt considrs comme des dieux. Fait notable, cette donne des quatre lments la basede toutes les choses matrielles traversa les sicles : elle subsista jusqu'au XVIIIe sicle.

    On peut dire que, dans lhellnisme, Dieu ne prcde pas la cration et quil est toujoursconsidr comme faisant partie du monde ou bien comme le monde lui-mme. Loppositionentre le monde et Dieu sera un lment propre la pense juive et la pense chrtienne.

    Issue de la philosophie des Grecs, une autre donne revtue dune importance particulire

    est le principe d'une continuit volutive entre la matire et la vie d'abord, entre les diffrentesformes de vie ensuite. On sait que cette conception, fondamentalement oppose cellemanant du mythe de la Gense et, de ce fait, reste trangre la plupart des espritsoccidentaux jusqu'au XXe sicle, s'est rvle tout fait juste. Voici comment elle estprsente dans un texte deDiodore de Sicile, texte remarquable non pas par les dtails maispar la vue globale dont il tmoigne. crit peu de temps avant l're chrtienne il refltevraisemblablement, dit Jean-Franois Revel15, les ides de philosophes plus anciens : Audbut la terre tait boueuse et souple... Sous l'action de la chaleur du soleil, quelques-uns des lments humidescommencrent enfler et la terre se boursoufla en maints endroits. ces endroits, se formrent des

    fermentations encloses dans de fines membranes, phnomne que l'on peut encore observer dans les marais etles eaux stagnantes quand une rapide lvation de la temprature de l'air survient d'un seul coup sur la terreencore froide. Ainsi, sous l'action de la chaleur, les lments humides commencrent produire la vie. Lesembryons ainsi forms tirrent leur nourriture la nuit de la brume qui tombait de l'air environnant, cependantque dans la journe la chaleur du soleil leur donnait de la solidit. Au terme de ce stade, quand les embryonseurent acquis leur plein dveloppement, quand les membranes sches eurent clat, toutes sortes d'tres vivantsen sortirent. De ceux-ci, ceux qui avaient reu le plus de chaleur s'levrent dans les rgions suprieures etdevinrent les oiseaux ; ceux dans la composition desquels entrait une plus grande proportion de terre formrentla classe des animaux rampants et autres btes de terre ferme ; ceux qui contenaient davantage d'humiditrejoignirent l'lment auquel ils taient apparents et devinrent ce que nous appelons les poissons. Mais l'action

    persistante du soleil et du vent durcit toujours davantage la terre jusqu' ce qu'elle ne ft plus capable deproduire des tres vivants de grandes dimensions ; alors ces tres se reproduisirent par union sexuelle entreeux.

    Cette conception gniale suivant laquelle il y a continuit entre la matire et la vie est bienentendu oppose la doctrine chrtienne.

    LGE DOR DAUTREFOIS16

    Fait notable, ce sjour imagin par les penseurs grco-romains, sjour o rgnent la paix,labondance, la longvit voire limmortalit, est trangement semblable celui conu par lesHbreux. Trois thmes, isols ou confondus, reviennent trs souvent dans les crits pourdonner une image paradisiaque de ce sjour : l'ge d'Or, les Champs-lyses, les Iles

    Fortunes (ou Bienheureuses). Ils vont conforter lhritage hbraque du Christianisme,

    15

    Histoire de la philosophie occidentale, Nil ditions, 1994.16 La plupart des citations concernant lge dOr sont extraites de louvrage de Jean Delumeau Une histoire duparadis, Fayard, 1992, 15-21.

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    dautant plus que certains lettrs chrtiens (tels que Saint Justin, Tertullien...) vont volontierschristianiser les lments paens, soit en considrant que les auteurs grco-romains avaientplagi les rcits hbraques, soit en attribuant ces rcits une autre intention que celle de leursauteurs.

    Le thme de l'ge d'Or

    PourHsiode, dans Les Travaux et les Jours : Dor fut la premire race dhommes prissablesque crrent les Immortels, habitants de lOlympe. Ils vivaient comme des dieux, le cur libre de soucis, l'cart et l'abri des peines et des misres : la vieillesse misrable ne pesait pas sur eux ; mais, bras et jarretstoujours jeunes, ils s'gayaient dans les festins, loin de tous les maux. Mourants, ils semblaient succomber ausommeil. Tous les biens taient eux : le sol fcond produisait de lui-mme une abondante rcolte et, dans la

    joie et la paix, ils vivaient de leurs champs au milieu de biens sans nombre.Platon voque dans Le politique le rgne bienheureux de Cronos pendant lequel les

    hommes avaient profusion les fruits des arbres et de toute vgtation gnreuse, et les rcoltaient sans culturesur une terre qui les leur offrait d'elle-mme. Sans vtement, sans lit, ils vivaient le plus souvent l'air libre, carles saisons leur taient si tempres qu'ils n'en pouvaient souffrir, et leurs couches taient molles dans l'herbe

    qui naissait de la terre .

    Le thme de l'ge d'Or est galement trs rpandu dans la littrature latine. Pour OvidedansLes Mtamorphoses : En ce temps-l, l'homme pratiquait de lui-mme la bonne foi et la vertu... Sansavoir besoin de soldats, les nations passaient au sein de la paix une vie de doux loisirs. La terre aussi, libre deredevances sans tre viole par le hoyau ni blesse par la charrue, donnait tout d'elle-mme ; jouissant desaliments qu'elle produisait sans contrainte, les hommes cueillaient les fruits de l'arbousier, les fraises desmontagnes, les cornouilles, les mres qui pendent aux ronces pineuses et les glands tombs de l'arbre de

    Jupiter (le chne) aux larges ramures. Le printemps tait ternel et les paisibles zphyrs caressaient de leurstides haleines les fleurs nes sans semence. Bientt aprs, le sol que nul n'avait labour se couvrait demoissons, les champs, sans culture, jaunissaient sous les lourds pis, alors que les fleuves de nectar coulaient et l et que l'yeuse au vert feuillage distillait le miel blond .

    Les Champs-lysesC'est la seconde reprsentation du paradis originel. Dans lOdysse (au chant IV) Prote

    annonce Mnlas : Aux Champs-lyses, tout au bout de la terre, les dieux t'emmneront chez le blondRadhamante, l o la plus douce vie est offerte aux humains, l o sans neige, sans grand hiver et toujours sanspluie, on ne peroit que zphyrs dont les rises sifflantes montent de l'ocan pour rafrachir les humains .

    Les Iles Fortunes ou BienheureusesAu chant VII de lOdysse, avec le jardin d'Alkinoos interprt par Saint Justin, nous avons

    un exemple de cette christianisation des lments paens signale plus haut. C'est un verger closdont les hautes ramures, poiriers, grenadiers et pommiers aux fruits d'or, puissants oliviers et figuiersdomestiques, portent leurs fruits sans se lasser ni s'arrter, hiver comme t, toute l'anne ; l'haleine du zphir

    qui souffle sans relche fait bourgeonner les uns et les autres .Dans son Exhortation aux Grecs, Saint Justin considre quHomre a dcrit ainsi le

    Paradis Terrestre. En loccurrence, il sagit dun manifeste dtournement de sens qui vientconforter la pense chrtienne.

    Hsiode, quant lui, place au-del du couchant le jardin des Hesprides, ces nymphes-filles de la nuit, qui veillent sur les beaux fruits d'or et les arbres qui les portent .

    Horacevoque les Iles Fortunes que Jupiter a rserv une race pieuse , les o la terreproduit, sans labour, pour l'homme ; o toujours, la vigne fleurit sans qu'on l'monde, o bourgeonne le rameaud'un olivier qui jamais ne trompe ; o la figue brune dcore un arbre qui est le sien ; o le miel coule du creuxde l'yeuse. L'ours n'y rugit point le soir autour des bergeries ; le sol profond n'y est point gonfl de vipres...l'humide Eurus n'y ronge point les champs sous ses torrents de pluie... les grosses semences ne sont pointbrles sous les mottes dessches... nulle maladie n'y attaque le btail, nul astre n'y consume les troupeaux de

    ses ardeurs effrnes .

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    Virgile dans l'nide parle, lui aussi, des espaces riants aux aimables prairies, des boisfortuns, des demeures bienheureuses o parvient ne... Avant Jupiter, crit-il aussi, dans lesGorgiques17, point de cultivateur qui travaillt les champs ; il et mme t sacrilge de placer des bornesou de diviser la campagne par une limite : on mettait en commun les rcoltes, et la terre produisait tout delle-mme, avec plus de libralit, sans tre sollicite .

    Plus tard, ce tableau idyllique Plutarque ajoutera mme un trait original: Au temps de

    Saturne, il ny avait ni matre, ni esclave, les hommes se regardant gaux et frres .

    Certes, on peut remarquer que plusieurs philosophes grecs du Ve sicle avant notre ren'ont point eu cette conception d'un paradis originel. PourEschyle, il n'y a jamais eu d'ge d'orprimitif. Bien au contraire, les premiers hommes ignorants vivaient dans des grottes obscures,sans armes, exposs tous les maux et tous les dangers. Au thme de la chute et de ladcadence, Eschyle substitue celui de progrs matriel et moral. Il l'attribue son hrosPromthe qui, en luttant contre la loi tablie, donne l'homme le secret du feu et laconnaissance des arts. Ce thme du Titan enchan, emblme de la conscience appele sanscesse se dpasser, ne sera pas retenu par le Christianisme. D'ailleurs, il ne sera gure repris

    qu' la Renaissance puis, par la suite, au XIX

    e

    sicle avec l'irruption dans les esprits de lanotion de progrs.Dmocrite ne conoit pas non plus les temps anciens comme un ge heureux qui aurait

    cess en raison de quelque faute des hommes. Pour lui, il faut plutt voquer un ge de ferdont nous sommes sortis grce notre travail et notre intelligence.

    Ces voix divergentes furent exceptionnelles : on peut dire quau dbut de notre re tous leslments du mythe taient prsents pour que le Christianisme naissant puisse les intgrer danssa doctrine.

    17 Virgile, Gorgiques, Les belles Lettres, 1963.

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    LE MAL DANS LE MONDE

    linstar de bien des peuples, les Grecs ont eux aussi labor leurs fables pour expliquerles maux dont sont affligs les hommes. C'est, dans une de ses versions, l'histoire de Pandore,cette jeune fille comble par Jupiter de tous les dons : beaut, charme, habilet... qui est

    confie un coffret avec l'interdiction de l'ouvrir. Pandore, arrive parmi les humains, ne peuts'empcher de satisfaire sa curiosit. Elle soulve le couvercle et sur l'humanit tout entires'abat la maldiction avec les peines, les souffrances, la maladie et la mort, mettant ainsi fin lge dor.

    Hsiode au VIIIe sicle avant notre re, frapp par la duret du monde, avait uneexplication : si des innocents souffraient cest quils expiaient des fautes commises dans desvies antrieures...

    Un texte assez obscur dAnaximandre, au VIe sicle avant notre re, est conu ainsi : L'origine des choses est l'infini ; elles tendent retourner l d'o elles viennent. Mais ellesdoivent subir une peine et un chtiment pour une iniquit commise dans l'ordre du temps . Ily aurait donc eu une faute primordiale. Cette faute reste indtermine mais cest elle qui serait

    la base de la condition misrable des hommes.Cest dans lOrphisme, courant de pense encore trs prsent dans le monde grco-romain

    la naissance du Christianisme, que lon trouve un mythe assez voisin du mythe judo-chrtien du Pch Originel avec une faute inaugurale de lhumanit. L aussi il sagitdexpliquer la fois comment les premiers hommes sont apparus dans un monde initialementparfait et comment ils ont pu dchoir, tout en portant en eux quelque chose de divin. Cemythe de lOrphisme met en jeu le meurtre du jeune Dionysos par les Titans. Ces Titans, filsde la Terre et du Ciel, sont foudroys par Zeus pour ce meurtre. De leurs cendres vont natreles humains avec, dune part leur corps tendu vers le mal, corrompu et mortel, dautre partleur me divine enferme dans ce corps. Le rapprochement des mots grecs sma et sma, lepremier dsignant le corps et lautre le tombeau, serait, semble-t-il, un jeu de mots dorigine

    orphique. De cette donne que lon retrouve chez Platon et selon laquelle lme humaine asubi une sorte de chute dans le corps physique , il rsultera limportance dun asctismerigoureux destin librer lme de sa prison et acqurir droit de cit dans lautre monde.Ce souci de purification et ce rejet du monde destins attnuer les consquences dune fauteprimordiale interviendront sans nul doute dans la pense chrtienne. Ils feront de lOrphisme -dont la doctrine tendance monothiste comportait aussi limmortalit de lme - un passageentre le paganisme et le Christianisme.

    Il reste que lide dune faute initiale la base des maux de lhumanit est demeurenanmoins trs marginale dans le monde grco-romain. Pour Virgile18, par exemple, la durecondition humaine, loin dtre la consquence dune faute ancestrale, a mme t voulue parJupiter comme source de progrs. Cest Jupiter qui donna aux noirs serpents leur venin malfaisant, quicommanda aux loups de rapiner et la mer de se soulever, qui dpouilla les feuilles de leur miel, cacha le feu, etarrta les ruisseaux de vin qui couraient et l, pour que le besoin crt force dessais les diffrents arts,quil chercht petit petit dans les sillons la plantule du bl, et quil fit jaillir des veines du caillou le feuquelles reclent. Alors, pour la premire fois, les fleuves sentirent les troncs creuss des aulnes ; alors lenavigateur dnombra et dnomma les toiles [...]Alors on imagina de prendre les btes sauvages avec des lacs,de les tromper avec de la glu, et de cerner avec une meute les grands halliers. [...] Alors parurent les diffrentsarts. Un travail acharn vint bout de tout, ainsi que le besoin pressant dans une dure condition .

    En rsum, si les diverses conceptions de lantique socit grco-latine propos desOrigines ont pu contribuer affermir la pense chrtienne, on peut considrernanmoins que celle-ci a t avant tout tributaire des mythes bibliques et notamment de

    18Op. cit..

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    celui qui explique lapparition du Mal dans le monde. Face ce problme , et face laChute Originelle qui en est responsable, cette pense va aboutir avec Saint Paul ladoctrine du Rdempteur, doctrine originale qui engendrera le Christianisme. Mais,comme cela est banal en matire de mythes, partir dvnements communs, Judasmeet Christianisme vont diverger quant leurs interprtations : les deux cultures juive et

    chrtienne seront profondment diffrentes et source dun perptuel antagonisme.

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    CHAPITRE DEUXIME

    LVOLUTION DES IDES EN OCCIDENT PROPOS DU PARADIS TERRESTRE19

    UNE CROYANCE QUASI-UNANIMEJUSQU'AU XVIIIe SICLE

    Pendant plus d'un millnaire et demi, l'existence du Paradis Terrestre ne fit aucun doutechez la quasi-totalit des Occidentaux. Comment aurait-il pu en tre autrement pour eux, alorsqu'ils possdaient les crits parfaitement concordants de la Bible et des auteurs grecs et latins? Les sceptiques furent trs rares. Les textes en tmoignant sont multiples ; seule lalocalisation de ce paradis fait vraiment l'objet de discussions.

    Pour certains auteurs ce lieu de bonheur est situ sur un sommet inaccessible, pour d'autresau-del d'un ocan infranchissable. Souvent entour d'un mur de feu s'levant jusqu'au ciel,

    d'une barrire de tnbres ou d'un dsert rempli de serpents et de btes froces, il est souventgard par un chrubin arm d'une pe...Ce paradis est dsormais interdit aux hommes, mais il n'a pas t supprim pour autant : si

    on le cherche, il doit pouvoir tre repr, tout au moins par ses vestiges. Cette croyance en lapersistance du Paradis Terrestre dans un lieu inconnu va inciter bien des hommes audacieux,notamment des navigateurs du XVIe sicle, partir sa recherche.

    Examinons quelques descriptions de ce paradis... Faites par toute une pliade d'auteurs,elles associent de faon variable les donnes de la Gense et celles de la tradition grco-

    romaine.Parmi ces auteurs, Saint Basile au IVe sicle, dans ses neuf homlies runies sous le nom

    d'Hexameron, dcrit longuement le paradis et toutes les merveilles de la cration : Ici, il n'yavait pas de tempte, pas d'orage, pas de grle, pas de glace hivernale, pas de scheresseautomnale. L't ne fanait pas les fleurs et les fruits venaient maturit. C'tait une terre

    fertile o coulaient le lait et le miel et qui, arrose par une eau abondante, produisait toutessortes de fruits comestibles d'une suprme douceur. Les prs taient toujours fleuris et la rosesans pine. Avant la Chute, dans le jardin, tout tait bonheur, immortalit, couleur et parfum.

    Saint Augustin, au dbut du Ve sicle, a hsit sur sa position. Dans un premier stade, l'instar de Saint Ambroise quelque temps auparavant, il opte pour une ralit la foismatrielle et spirituelle , mais secondairement il se rtracte et affirme rsolument le paradis,ralit historique. Maintenant, dit-il, Dieu a permis que, en regardant et en considrant lestextes de plus prs, j'estime, non sans raison, qu'ils ont t crits au sens propre et non ausens allgorique .

    Au XIIe sicle, pour Pierre Lombard, comme pour beaucoup d'crivains, le ParadisTerrestre subsiste en Orient. pargn par le Dluge du fait de sa situation en altitude, il estspar de nous par des terres et des mers.

    Alexandre, un juif de la mme poque, tmoigne lui aussi sa manire, dans son Iter adparadisum, de cette persistance du paradis. Parti avec ses compagnons la recherche de celieu bni et arriv le long d'une grande muraille urbaine bordant le Gange, il aperoit unepetite fentre d'o un vieillard leur annonce que cette cit est celle des bienheureux... Pour lui,

    19 Beaucoup de citations de ce chapitre sont tires de louvrage de Jean Delumeau : Une histoire du paradis,Fayard, 1992.

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    le Paradis Terrestre est toujours actuel, mme si l'accs ne peut en tre forc par aucun trehumain.

    Saint Thomas d'Aquin, au XIIIe sicle, arrive aussi une claire conviction : Ce qui est ditdu paradis, dans l'criture, se prsente la faon d'un rcit historique ; or dans toutes leschoses que l'criture rapporte de cette faon, il faut prendre comme fondement l'authenticit

    de l'histoire. C'est sur elle qu'il faut btir les interprtations spirituelles .Dante, la mme priode, place le Paradis Terrestre au sommet d'une montagne...La position de Saint Augustin et de Saint Thomas d'Aquin, les deux Pres de l'glise les

    plus prestigieux et les plus influents de la chrtient dalors, a bien entendu pes extrmementlourd dans la transmission de la croyance. Ainsi, jusqu'au XVIIIe sicle, les chrtiens (ycompris les protestants partir de la Rforme) et les juifs ne doutrent pas du caractrehistorique du rcit biblique concernant l'den, ce merveilleux jardin dcrit avec tant deprcisions.

    Seuls quelques sceptiques mirent en doute la ralit historique du Paradis Terrestrepour n'en faire qu'une ralit spirituelle.

    Au Ier sicle, Philon, un juif de la diaspora, affirme sans ambages que croire un paradis fait de vignes, d'oliviers, de grenadiers ou d'arbres de ce genre, relve d'une grande navetdifficilement curable .

    Origne, docteur chrtien du IIIe sicle, plaide aussi pour une interprtation symbolique : Qui sera assez sot pour penser que Dieu, la manire d'un agriculteur, a plant un jardin enden du ct de l'Orient ?... ou que quelqu'un participe au bien et au mal pour avoir mangle fruit pris cet arbre ?

    Pour Saint Ephrem, au IVe sicle, mme si, d'aprs les mots, l'den semble terrestre, il esten son essence pur et spirituel, c'est avec l'il de l'esprit, que je vois le paradis.

    Mais les auteurs en question n'eurent gure d'influence... Le paradis perdu resta siprsent dans les esprits que sa recherche sur la terre fut l'origine de nombreusesexpditions maritimes et terrestres, dans le sillage des grandes dcouvertes de la fin du

    Moyen ge et de la Renaissance.

    Christophe Colomb, l'issue de son troisime voyage qui le conduisit en 1498 l'embouchure de l'Ornoque, crit : L'criture sainte tmoigne que le Seigneur a fait leParadis Terrestre et qu'Il y a plant l'arbre de vie. C'est de l que sort une source, dont

    procdent les quatre fleuves les plus importants du monde : le Gange aux Indes, le Tigre etl'Euphrate en Asie et le Nil qui nat en thiopie et se verse dans la mer Alexandrie... Jeconsidre que si je passais par-dessous la ligne quatoriale en arrivant au point le plus lev,

    je trouverais une temprature encore plus douce... Je ne prtends pas qu'on puisse se rendreen naviguant jusqu'au point o se trouve cette hauteur, mais je crois que c'est l que se trouvele Paradis Terrestre, l o personne ne peut arriver, si ce n'est par la volont divine .Contemplant l'norme quantit d'eau douce dverse par l'Ornoque dans l'ocan, il crit aussi: Si ce fleuve ne sort pas du paradis, cela semblerait sans doute encore plus merveilleux,car je ne pense pas qu'on ait vu au monde un autre fleuve aussi grand, ni aussi profond .

    Bartolom de Las Casas, quant lui, rfute la localisation amricaine du Paradis Terrestre,mais sa conviction demeure que ce sjour merveilleux n'a pas disparu. Finalement, dit-il, il

    faut conclure que le lieu du Paradis Terrestre est situ en l'endroit le plus lev de toute laterre et dpasse toutes les autres montagnes, si hautes soient-elles. Les eaux du Dluge ne

    purent l'atteindre .

    Quelques annes plus tard, au dbut du XVIIe

    sicle, Amerigo Vespuci aprs avoir reconnules ctes du Brsil parle dans une lettre Laurent de Mdicis de la terre amne, couverte

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    d'arbres en nombre infini et trs hauts, qui ne perdent pas leurs feuilles, qui rpandent desodeurs suaves et aromatiques et sont chargs de fruits savoureux et bons pour la sant ducorps ; dont les champs d'herbe dense sont remplis de fleurs merveilleuses au parfumdlicieux avec une immense foule d'oiseaux d'espces varies, dont les plumages, les couleurset les chants dfient toute description . Et, il ajoute en moi-mme je pensais tre prs du

    paradis .Ces loges furent rpercuts par de nombreux crivains. En 1554, un chroniqueur anglaisanonyme crit propos du Brsil : Ceux qui sont alls l-bas affirment unanimement que s'ytrouvent les meilleures et les plus vertes prairies et campagnes du monde entier, lesmontagnes les plus agrables, couvertes d'arbres et de fruits de toutes sortes, les vallons les

    plus beaux. Quant l'or, l'argent, aux autres varits de mtaux, si grande est leurabondance que jusqu' prsent il n'a pas t possible d'imaginer qu'il puisse y en avoirailleurs autant qu'ici. En conclusion, on pense maintenant que le Paradis Terrestre ne peuttre que sous la ligne quinoxiale ou proximit : l est le seul endroit parfait dans le monde.

    En dehors de l'excellence du climat, de l'abondance des eaux, des plantes exceptionnelles,

    des pierres prcieuses et des oiseaux magnifiques comme l'oiseau du paradis, un autre refletdu Paradis Terrestre tait reprsent par certaines qualits attribues aux Indiens, notammentleur longvit exceptionnelle interprte comme un succdan de l'immortalit prvueinitialement pour nos premiers parents. Pierre d'Ailly dcrit une le qui avait pu, dans le pass,tre le site du Paradis Terrestre et o l'on considre comme prmature la mort de ceux quidcdent avant cent ans. Il assure que la dure de vie de ses habitants dpasse nettement lamoyenne ordinaire. Un compagnon de Magellan attribue lui aussi aux Indiens du Brsil unelongvit de l'ordre de cent vingt-cinq cent quarante ans, longvit laquelle s'associentsouvent une robustesse peu commune et une grande rsistance aux maladies. Il faut notertoutefois que ces convictions qui taient, semble-il, fort rpandues ne furent gure partagespar les missionnaires et les colons en contact permanent avec les Indiens.

    Sur les mappemondes des XIVe et XVe sicles le Paradis Terrestre occupe en gnral unele entoure d'un mur circulaire. De son unique entre fortifie et ferme sortent les quatregrands fleuves traditionnels prenant leur source au pied de l'Arbre de la connaissance du bienet du mal, arbre autour duquel s'enroule le serpent qui a tent nos premiers parents.

    partir de la Rforme du XVIe, les ditions de la Bible contiennent souvent une cartefigurant le Paradis Terrestre. Il en est de mme, notamment du Commentaire de la Gense deCalvin. Le paradis y est situ l'est de la Sleucie et de Babylone.

    Les peintres de la Renaissance (Drer, Bosch, Michel-Ange, Rubens...), les artistes vitriers,ont galement utilis le thme...

    La croyance en un paradis perdu subsistant sur terre est ainsi fermement ancre dans laconscience du monde christianis. Seul, le site donne toujours lieu controverses.

    Les localisations sont si nombreuses que l'vque Pierre-Daniel Huet de l'Acadmiefranaise et prcepteur du dauphin, les passe en revue dans son Trait de la situation duParadis Terrestre publi en 1691 : On l'a plac, dit-il, dans le troisime ciel, dans lequatrime, dans le ciel de la lune, dans la rgion moyenne de l'air, hors de la terre, sous laterre, dans un lieu cach et loign de la connaissance des hommes. On l'a mis sous le Ple

    Arctique... sur les bords du Gange ou dans l'isle de Ceilan, faisant mesme venir le nom desIndes du mot Eden... D'autres dans l'Amrique, d'autres en Afrique sous l'quateur, d'autres l'Orient quinoxial, d'autres sur la montagne de la lune d'o l'on a cru que sortait le Nil ; la

    plupart dans l'Asie, les uns dans l'Armnie majeure, les autres dans la Msopotamie ou dansl'Assyrie, ou dans la Perse, ou dans la Babylonie, ou dans l'Arabie, ou dans la Palestine. Il

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    s'en est mesme trouv qui ont voulu faire honneur notre Europe, ce qui passe toutes lesbornes de l'impertinence .

    Bochart, ministre calviniste, fut de son ct lauteur dune clbre Gographica sacra o ilmet ses talents dhbrasant la dmonstration de la localisation du paradis.

    cette ferme conviction que le paradis subsistait sur la terre s'est ajoute pendant

    longtemps, dans l'imaginaire collectif, celle non moins solide qu'il existait de par le mondedes terres privilgies. Le plus clbre de ces pays de rves fut sans nul doute le royaumechrtien du Prtre Jean. Dans un document que personne ne contesta pendant plusieurssicles et qui fut traduit en plusieurs langues, il est question d'un riche souverain rgnantquelque part en Asie ou en Afrique, proximit du Paradis Terrestre, et faisant figure de saintdans un empire o seule rgne la vertu. Moi le prtre Jean, je suis le souverain dessouverains et je dpasse les rois de la terre entire par les richesses, la vertu et la puissance.Soixante-douze rois sont mes tributaires. Je suis dvot chrtien et partout nous dfendons leschrtiens pauvres placs sous le pouvoir de notre clmence . Suit une numration des tresvivants dans ce pays extraordinaire o coulent le lait et le miel et qui est travers par un fleuveapportant des pierres prcieuses du paradis, une terre o il n'y a ni vol, ni adultre, ni cupidit,

    ni division... Ce rcit qui donna lieu de multiples crits, mappemondes, ouvrages de vulgari-sation, est considr comme un des faux les plus notables de l'histoire.

    Pendant de longs sicles, le Paradis Terrestre fut ainsi sujet de prdilection pour lescrivains. Une norme littrature en tmoigne. On a calcul, rapporte Jean Delumeau20, que leparadis avait reprsent, dans les annes 1540-1700, le thme d'au moins 155 ouvrageslittraires rdigs soit en latin, soit dans les diffrentes langues de l'Occident europen,ouvrages de thologiens mais aussi de voyageurs, d'orientalistes et de gographes.

    Mme pendant le XVIIesicle, la croyance traditionnelle reste encore bien vivante dansde larges secteurs de la population instruite.

    Le philosophe franais Pierre Bayle, dans son Dictionnaire historique et critique21, publien 1697, rejette comme fausses ou trs incertaines, une infinit de choses que l'on a ditessur Adam mais, s'en tenant ce que nous savons de certain , il ne met nullement en doutele caractre historique de la Gense. Adam, pre de tout le genre humain, fut produitimmdiatement de Dieu le sixime jour de la cration. Son corps ayant t form de la poudrede la terre, Dieu lui souffla aux narines respiration de vie, c'est--dire qu'il l'anima et qu'il en

    fit ce compos qu'on appelle homme, qui comprend un corps organis et une meraisonnable. Le mme Dieu qui avait produit Adam le plaa dans un beau jardin et pour lemettre en tat d'imposer un nom aux animaux, il les fit venir lui. Puis il ft tomber sur lui unsommeil profond et lui ta une cte de laquelle il forma la femme... Il y avait dans le jardin un

    arbre dont Dieu leur avait dfendu de manger, peine de la vie. Cependant la femme, sduitepar un serpent, ne laissa pas d'en manger et de persuader Adam d'en manger aussi. Ds lorsils s'aperurent qu'ils taient nus, et se couvrirent des feuilles de figuiers cousues ensemble.

    Dieu vint leur prononcer la peine quil leur destinait pour les punir de leur crime. Il leschassa du jardin et leur fit des habits de peau .

    L'article Paradis Terrestre de l'Encyclopdie de cette mme poque reprend aussi pourl'essentiel les donnes habituelles de la thologie. Outre qu'Adam et Eve furent placs auParadis Terrestre ds leur cration, ils y demeurrent pendant leur tat d'innocence et en

    furent chasss ds qu'ils eurent dsobi Dieu en mangeant du fruit dfendu .

    20Op. cit..21Adam, d. Paris, 1820.

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    Locke22, dans son ouvrage Le Christianisme raisonnable publi en 1695, conteste quetoute la postrit d'Adam soit condamne systmatiquement aux supplices ternels cause dupch de ce premier homme. Mais il ne doute pas non plus que l'tat o tait Adam dans leParadis Terrestre tait un tat d'immortalit et d'une vie sans fin et qu'il en fut priv le propre

    jour o il mangea du fruit dfendu . Le Paradis Terrestre, crit-il encore, tait le sige du

    bonheur aussi bien que de l'immortalit. Il n'y avait dans cet heureux sjour ni fatigue nichagrin essuyer .

    Doit-on tre surpris si, rcemment encore, tous les catchismes de l'glise catholiqueposaient la question suivante : O Dieu mit-il l'homme qu'il avait cr ? et donnaientcomme rponse : Dans le Paradis Terrestre ?

    LE CARACTRE HISTORIQUE DU PARADISEST MIS EN CAUSE

    Reste la nostalgie dun ge dOr dautrefois

    Nous avons vu prcdemment que ds les premiers sicles du Christianisme quelquessceptiques taient apparus propos du Paradis Terrestre. Cependant, c'est essentiellement partir du XVIIIe sicle qu'ils se manifestent vraiment.

    Fait singulier, ce sont des tudes scientifiques, et plus particulirement celles portant surles fossiles, qui vont tre la cause d'une volution, voire d'une rvolution quant aux donnesde la Gense en gnral et du rcit du Paradis Terrestre en particulier. la fin du XVIIIesicle la naissance de l'volutionnisme, en particulier avec Lamarck, apporte en effet unenouvelle conception du temps qui remet radicalement en cause l'ge de l'humanit qui sedduisait de la Bible.

    Buffon dans son Histoire naturelle de 1750 range trs simplement l'homme dans la

    catgorie des animaux. noter toutefois qu'il se rtractera pour viter une condamnation del'glise. Il rdigera ainsi une mise au point o il affirme croire trs fermement tout ce qui estrapport par l'criture sur la Cration, soit dans l'ordre des temps, soit pour lescirconstances des faits et soutient avoir prsent ses thories comme une pure supposition

    philosophique . Cette rtractation figura partir de 1753 et pendant prs de 30 ans dans lesditions ultrieures de lHistoire naturelle. Nanmoins, avec cet artifice, Buffon publia denouveau les textes incrimins sans y apporter la moindre modification.

    Les estimations de Buffon concernant l'ge de la terre (quelque 700 800 000 ans) taientloin des estimations actuelles (environ 4,5 milliards d'annes) mais elles remirentmanifestement en cause le rcit biblique qui, avec une estimation de l'ordre de 4000 ans,interdisait l'tude scientifique du pass de la terre.

    Hume23 dans Natural History of Religion publie en 1757 prend le contre-pied de laGense car l'animal barbare et ncessiteux qu'tait l'homme primitif tait de toutevidence polythiste. Pour lui : l'esprit s'lve progressivement de l'infrieur au suprieur et non l'inverse.

    Fontenelleen 1722 avait dj dit dans la mme perspective : En se plaant d'un point devue mthodologique, tout est conduit dans la nature par degrs et par nuances .

    Quant Kant24, en 1785, tout en restant fidle la doctrine chrtienne suivant laquellel'homme est porteur d'un mal radical , il rcuse formellement, dans ses Conjectures sur lecommencement de l'histoire humaine, l'ide d'un paradis originel o les hommes pouvaient

    22

    inLe Christ des Lumires de B. Cottret, Cerf, 1990.23LHistoire naturelle de la religion, Paris, Vrin, 1971.24uvres philosophiques, Pliade II, 1985.

  • 7/27/2019 Les Mythes Du Christianisme - Gaillard

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    passer leur existence rver et foltrer dans une galit parfaite et une paix perptuelle .Ce n'tait que cration de leur imagination . Il faut rejeter, dit-il : la vaine nostalgie del'ge d'or tant clbre par les potes .

    Avec le XIXe sicle, la thorie gnrale de l'volution dfinitivement acquise enlve toutevaleur au rcit de la Gense. Pourtant, dans la premire moiti du XXe sicle, la contestation

    du Paradis Terrestre fait tou