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Tiburcio Ariza, François Coudray, Les GARI: Groupes d’action révolu- tionnaires internationalistes. 1974, la solidarité en actes : enlèvement du banquier Suarez… Toulouse, CRAS, 2013. 296 p., ill. 18 euros. La main du vieux dictateur militaire serre le lacet étrangleur sur le cou de Francisco Granados Gata et de Joaquin Delgado Martinez, de la Fédération ibérique des jeunesses libertaires, la FIJL. Espagne, été 1963. Franco garrottera aussi Salvador Puig Antich, jeune militant de l’ex-Mouvement ibérique de libération, le MIL, au prin- temps 1974. Puig Antich avait été blessé et arrêté à Barcelone, en présence de ses deux compagnons toulousains de lutte, Jean-Marc Rouillan et Jean-Claude Torrès. Cela fera date! Les protestations massives, les actions symboliques contre les intérêts économi- ques espagnols en France n’ont pas empê- ché cette exécution. Pas assez efficaces ! La réponse s’élabore depuis Toulouse, où se constitue une Coordination de gro u- pes autonomes de la mouvance anarchiste et d’individus affinitaires, d’Espagne, de France et de Belgique : les GARI. Fins et moyens ? Obtenir la libération d ’ a u t res camarades emprisonnés en Espagne et aussi une rançon, en échange (sic) du banquier de la Banque de Bilbao à Paris, Angel Baltasar Suarez, enlevé et séquestré dix-neuf jours en mai 1974, en pleine période électorale présidentielle française. Le premier tiers du livre présente une chronologie d’événements qui ont conduit à la création de cette coordination provi- soire et à la radicalisation de leurs actions spectaculaires. En annexe, des documents prouvant la collaboration des institutions régaliennes françaises avec celles de la dictature espagnole ; celui des GARI qui s’expriment sur l’aff a i re Suarez et la réponse fort critique qui leur est adressée. Suivent une compilation d’articles de p resse, une BD, une bro c h u re, écrits entre 1974 et 1977 par des groupes, des individus et des prisonniers – tous impli- qués dans cet activisme – ainsi que des textes sur la solidarité avec les inculpés. La dernière partie contient des témoigna- ges récents : celui d’Octavio Alberola Surinach, du Groupe du Premier Mai – personne clé de la coordination – à propos de la possible infiltration des GARI par Inocencio Martinez ; et ceux de trois autres Les livres, les revues, etc.

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Page 1: Les livres, les revues, etc. · Tb iu r cio Ariza, François Coudray, Les GARI: Groupes d’action révolu-t io n n a ir es internationalistes. 1974, la solidarité en actes: enlèvement

Ti b u rcio Ariza, François Coudray,Les GARI : Groupes d’action révolu-t i o n n a i res internationalistes. 1974, la solidarité en actes : enlèvement

du banquier Suare z … To u l o u s e ,CRAS, 2013. 296 p., ill. 18 e u ro s .

La main du vieux dictateur militaire serrele lacet étrangleur sur le cou de FranciscoGranados Gata et de Joaquin DelgadoMartinez, de la Fédération ibérique desjeunesses libertaires, la FIJL. Espagne, été1 9 6 3 .

Franco garrottera aussi Salvador PuigAntich, jeune militant de l’ex-Mouvementibérique de libération, le MIL, au prin-temps 1974. Puig Antich avait été blessé etarrêté à Barcelone, en présence de sesdeux compagnons toulousains de lutte,J e a n - M a rc Rouillan et Jean-Claude To r r è s .Cela fera date!

Les protestations massives, les actionssymboliques contre les intérêts économi-ques espagnols en France n’ont pas empê-ché cette exécution. Pas assez eff i c a c e s !

La réponse s’élabore depuis To u l o u s e ,où se constitue une Coordination de gro u-pes autonomes de la mouvance anarc h i s t eet d’individus aff i n i t a i res, d’Espagne, deFrance et de Belgique: les GARI.

Fins et moyens? Obtenir la libérationd ’ a u t res camarades emprisonnés enEspagne et aussi une rançon, en échange(sic) du banquier de la Banque de Bilbao à Paris, Angel Baltasar Suarez, enlevé etséquestré dix-neuf jours en mai 1974, enpleine période électorale présidentiellefrançaise.

Le premier tiers du livre présente unec h ronologie d’événements qui ont conduità la création de cette coordination pro v i-s o i re et à la radicalisation de leurs actionss p e c t a c u l a i res. En annexe, des documentsp rouvant la collaboration des institutionsrégaliennes françaises avec celles de lad i c t a t u re espagnole; celui des GARI quis’expriment sur l’aff a i re Suarez et laréponse fort critique qui leur est adre s s é e .Suivent une compilation d’articles dep resse, une BD, une bro c h u re, écritse n t re 1974 et 1977 par des groupes, desindividus et des prisonniers – tous impli-qués dans cet activisme – ainsi que destextes sur la solidarité avec les inculpés.La dernière partie contient des témoigna-ges récents : celui d’Octavio A l b e ro l aSurinach, du Groupe du Premier Mai –personne clé de la coordination – à pro p o sde la possible infiltration des GARI parInocencio Martinez; et ceux de trois autre s

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p rotagonistes qui reviennent bien singu-l i è rement sur cette époque.

L’ a ff a i re Suarez sera close par le pro-cès des dix inculpés en France, auxAssises à Paris en janvier 1981, six ansaprès la mort du caudillo, et en pleinepériode pré-électorale présidentielle fran-çaise (!). Tous seront acquittés.

Le Centre de re c h e rches sur l’alterna-tive sociale, CRAS, aborde les thémati-ques de l’activisme militant (2005) et desluttes antifranquistes (2007) avec la publi-cation de ce livre sur les GARI. Cet impor-tant effort documentaire ravive lesm é m o i res d’un passé dont les effets per-d u rent pourtant, jusque dans la réalisa-tion de l’ouvrage. En effet, trente-neuf ansaprès les faits et malgré leur pre s c r i p t i o n ,les auteurs du livre – ainsi que Truk’ – re s-tent masqués.

Cette clandestinité en 2013 condi-tionne inévitablement les choix des texteset des interlocuteurs présentés, ce qui enlimite la portée. Des protagonistes de l’af-f a i re Suarez n’ont pas été sollicités. Destrahisons internes aux GARI ne sont pasexposées. D’autre part, l’absence de réfé-rences aux autres luttes en Europe et dansle monde cantonne cette histoire dans lesf ro n t i è res franco-espagnoles, lui ôtant lacompréhension d’un contexte historiqueplus large fait de stratégies de la tension etd’activisme violent.

Pour autant, les polémiques soulevéespar la solidarité en actes des GARI re t e n-tissent encore dans le présent. La paru t i o nde cet ouvrage en ramène les débats par-fois très vifs. Ils peuvent contribuer àrepenser nos manières d’agir dans les lut-tes de la décennie actuelle.

Danièle Haas

Eddy Va c c a ro, Maximilien Le Roy,A n n e - C l a i re Thibaut-Jouvray,

España la vida. Paris, Casterm a n ,2013, 119 p., 25 e u ro s .

C a s t e r m a g ’ : La guerre civile espagnole voustaraude-t-elle depuis longtemps? MaximilienLe Roy: Oui, c’est un sujet sur lequel j’avaiseffectué un certain nombre de re c h e rches. Cettepériode est incontournable dans l’histoire poli-tique du XXe siècle. Et c’est notamment lemouvement libertaire qui avait retenu mona t t e n t i o n: il menait une double lutte contre lesf o rces franquistes et contre l’hégémonie sovié-tique. De cet intérêt est née l’envie d’écrire unscénario sur cet événement.– Et vous, Eddy?Eddy Va c c a ro: Maximilien, que je connaisdepuis un petit moment maintenant, m’a pro-posé ce projet il y a deux ans et j’ai aimé lam a n i è re dont on re n t re dans la grandeH i s t o i re par la petite porte, c’est-à-dire au plusprès des personnages. L’humain est le centred’intérêt principal de mon travail, avec toutesses contradictions, ses idéaux et ses luttes inté-r i e u res. Pendant la guerre d’Espagne, de jeu-nes anarchistes de tous pays ont confronté leurpassion et leur soif de liberté avec la réalitéd’une guerre au quotidien, ses horreurs, sesbassesses… une sacrée aventure humaine!

Telle est la genèse de cette bande des-sinée qui emprunte son titre à une chan-son de Léo Ferré écrite en 1964, «Franco laM u e r t e» .

Si España la vida n’est pas à pro p re-ment parler une BD militante, elle n’end e m e u re pas moins un excellent (et agréa-ble) outil – au demeurant bien documenté– pour saisir ce que fut cette période cru-ciale de l’Espagne entre 1936 et 1 9 3 9 .

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De plus, les auspices sous lesquels elleest placée (extraits des Fils de la nuitd’Antoine Gimenez en exergue, texte deVictor Serge en 4e de couverture) font quec’est en toute sympathie que l’on peut lirecet album où se mêlent très étro i t e m e n tcontexte politique et relations interper-sonnelles, que ces dernières relèvent del ’ a m o u r, de la relation père-fils, de l’amitiée n t re camarades de lutte. Les amateurs du9e art ne manqueront pas, pour leur part,

de relever dans le dessin d’Eddy Va c c a roune certaine proximité graphique avec letravail de Jean-Claude Götting (traitépais, ambiance charbonneuse, etc.). Ànoter également, car cela n’est pas cou-rant, le fait que l’auteure de la mise encouleur de l’album (Anne-Claire Thibaut-Jouvray) voit son nom figurer en couver-t u re. Ce qui n’est pas usurpé au re g a rd dece beau travail d’équipe.

B e rn a rd Hennequin

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Aurélien Berlan, La fabrique desd e rniers hommes. Retour sur le pré-sent avec Tönnies, Simmel et We b e r,

La Découverte, coll. «Théorie criti-q u e», 2012, 344 p., 24,50 e u ro s .

Quelle peut bien être la pertinence, pourceux qui aujourd’hui n’ont pas renoncé àl’idée de l’émancipation radicale, de cequ’ont écrit il y a un siècle les sociologuesallemands Ferdinand Tönnies, GeorgSimmel et Max Weber sur les transforma-tions qu’ils estimaient être caractéristi-ques de leur époque? C’est à cette ques-tion que tente de répondre l’ouvrage duphilosophe Aurélien Berlan, questiond’autant plus retorse que, comme il le rap-pelle, les auteurs en question n’ont jamaismontré d’attachement viscéral pour un telp rojet d’émancipation: si Tönnies a pum a n i f e s t e r, en théorie, une certaine sym-pathie pour le socialisme, en re v a n c h eSimmel est demeuré toute sa vie apoliti-que (si l’on excepte son engagement belli-ciste en 1914); quant à We b e r, ses engage-ments politiques ont pour constante la

défense de la cause nationale allemande.On peut, de ce point de vue, re g retter quela quatrième figure fondatrice de la socio-logie allemande, celle de Werner Sombart,n’ait pas été prise en compte, lui qui eutun engagement effectif au sein du SPD.

Mais davantage que leur positionne-ment politique immédiat, ce qui fait pourAurélien Berlan la pertinence contempo-raine de ces trois auteurs, c’est d’une partle projet qui fut le leur de procéder à undiagnostic historique sur le présent, etd ’ a u t re part les similitudes entre les ten-dances qu’ils désignèrent comme typi-ques de leur époque et les pathologies quia ffectent aujourd’hui nos sociétés.L’ouvrage s’organise autour de ces deuxaspects, puisque l’auteur, avant de consa-c rer un chapitre à ce qui fait, selon lui, l’ac-tualité de chacun des trois sociologues,expose dans un long chapitre intro d u c t i fce qu’il faut entendre par la notion de«diagnostic historique», qui lui sert de cléde lecture pour ce moment de la sociolo-gie allemande. Il faut ici pre n d re ausérieux la métaphore médicale : même si

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la société n’est pas un organisme, pro c é-der à un diagnostic historique sur le pré-sent implique de le re c o n n a î t re commea ffecté par un certain nombre de patholo-gies dont il serait possible de détecter lessymptômes et de re c h e rcher les causes, letout étant orienté à la fois vers un pro n o s-tic et vers un art pratique (ici politique).D ’ a u t re part, l’ambition de prononcer undiagnostic général sur le présent impliquede ro m p re avec un certain nombre de spé-cialisations et de cloisonnements discipli-n a i res, raison pour laquelle d’ailleurs lest rois auteurs en question, que l’on consi-d è re aujourd’hui comme les pre m i e r ssociologues allemands, n’ont en fait cesséde transgresser les barrières disciplinaire s ,passant de la philosophie à l’économie,du droit à l’histoire. Ce chapitre liminairepermet en outre de compre n d re le titre del ’ o u v r a g e : ce diagnostic historique est ene ffet orienté vers la détection du typehumain que promeut le présent et il s’agitde compre n d re «le présent comme moulequi nous façonne» (p. 41). Enfin, le diag-nostic historique est censé s’articuler àune réflexion de principe où s’élabore n tles positions fondamentales : si cette der-n i è re est analogue à une boussole quinous permet de connaître la direction às u i v re, le premier est comparable à unecarte (p. 5 7 ) .

Mais bien entendu, au-delà de cetteinspiration formelle, c’est aussi la naturedu diagnostic prononcé par ces auteursqui est, selon Aurélien Berlan, susceptiblede nous intéresser puisque les tendancesqu’ils estimaient être dominantes dansl’Allemagne du début du XXe siècle peu-vent être prolongées jusqu’à nos jours – cequi permet en même temps de contester le

c a r a c t è re post-industriel de nos sociétés( p . 3 2 1 ) .

C’est le cas d’abord de la manière dontF e rdinand Tönnies, dans son maîtreouvrage Communauté et société analyse ladissolution des formes de vie communau-t a i res et leur remplacement pro g ressif parune société abstraite – en somme il associela rationalisation sociale à une forme dedésagrégation. Tout l’enjeu du présent estpour lui de savoir si les formes commu-nistes, qui constituent les formes nature l-les de la société, pourront être relevées pardes formes socialistes ou bien si la trans-formation de la culture en civilisation setraduira par l’eff o n d rement pur et simplede la société, en réaction à l’oppre s s i o nc roissante que ces modes de vie abstraitsfont peser sur les individus. A u r é l i e nBerlan souligne bien ce qu’a de radicalcette manière d’envisager les évolutionscontemporaines, eu égard à la bouilliemédiatique et sociologique qui tourneautour de la prétendue problématique du«lien social». Il ne manque pas de signa-l e r, en outre, la convergence de ce diag-nostic, et des alternatives qu’il exige, avecles projets de communautés aff i n i t a i re sdéveloppés à la même époque par cer-tains anarchistes (p. 1 5 2 ) .

Il pourrait d’abord sembler plus diff i-cile d’associer Simmel à une pensée del’émancipation, non seulement du fait deson esthétisme apolitique, mais aussip a rce que le diagnostic qu’il pro n o n c e ,principalement dans sa Philosophie de l’ar-g e n t , est formulé du point de vue d’unedéfense de l’individualisme moderne. Lepoint de vue d’Aurélien Berlan consiste àl i re Simmel comme un auteur qui est pré-cisément intéressant en tant qu’il explore

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les impasses de la modernité et montreque «l’émancipation de l’individu vide laliberté de son sens, le rationalisme pousseau nihilisme et le progrès de la civilisationimplique une aliénation cro i s s a n t e »( p . 166), ce en quoi cet auteur rejoint re s-pectivement Tönnies, Nietzsche et Marx.A u r é l i e n Berlan souligne bien, toutefois,que les analyses de Simmel conduisentbien plus à des apories tragiques qu’à uneperspective d’émancipation radicale, cequi semble faire de son œuvre davantagele symptôme des tensions qu’il re p è re quele lieu de leur résolution.

Mais l’auteur qui a sans doute été leplus loin dans l’analyse de la rationalisa-tion, au point d’en faire la tendance domi-nante de l’Europe moderne, est à l’évi-dence Max We b e r, auquel est consacré ledernier chapitre de l’ouvrage. C’est l’occa-sion pour Aurélien Berlan de parc o u r i rquelques-uns des thèmes célèbres de lapensée de We b e r : liens entre capitalismeet ascétisme, essor de la forme bure a u c r a-tique de domination et rationalisationgénérale des modes de vie, qui mène aufameux «désenchantement du monde» .Le tout étant porté par une méthodologiehistorique dont la finesse n’a, à certainsé g a rds, pas été égalée jusqu’aux travauxde P. Bourdieu. Et pourtant, le diagnosticp roduit par Weber ne conduit, là encore, àaucun engagement politique radical.Comme il l’a fait plus amplement par a i l l e u r s1, Aurélien Berlan re p è re toutefois

un « d é c h i re m e n t » chez Weber entre ,d’une part, la radicalité du diagnostic,mais aussi une certaine fascination pourl’éthique de la fraternité qui est à l’œuvredans certaines réalisations communautai-res de son époque (mais qui ne valent pré-cisément qu’en tant qu’elles font sécessionpar rapport à la modernité capitaliste), etd ’ a u t re part la résignation qu’il pro m e u tau travers de son œuvre et de son engage-ment «n a t i o n a l - l i b é r a l» .

C’est peut-être finalement la seule fai-blesse de cet ouvrage, par ailleurs agréa-ble à lire, bien documenté et surtout trèsstimulant intellectuellement et politique-ment, que de ne pas s’interroger sur ledécalage entre la radicalité des analyses etdes diagnostics proposés par ces auteurset l’absence de toute traduction politiqueémancipatrice. Est-ce à dire qu’un mêmediagnostic permettrait des conclusionspolitiques diverses, voire opposées? Onpourrait alors se demander dans quellem e s u re le diagnostic est indépendant desconclusions politiques qu’on en tire. Peut-ê t re y aurait-il lieu de prolonger le pro p o sd’Aurélien Berlan dans le sens d’une criti-que de ce qui, dans le diagnostic histori-que lui-même, bloque, éventuellement aunom de la lucidité, les perspectivesd’émancipation radicale, et de complétercet exposé de la lucidité des sociologuespar une investigation sur les liens qui leslient à l’ord re des choses.

Jean-Christophe Angaut

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1. Voir Aurélien Berlan, « Le savant et l'anarc h i e .Éthique et politique de l'anarchisme selon MaxWe b e r, 'Mon royaume n'est pas de ce monde' » ,in J.-C. Angaut, D. Colson et M. Pucciarelli (dir. ) ,Philosophie de l'anarc h i e , Lyon, ACL, 2012,p p . 2 3 9 - 2 6 6 .

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Collectif, L’autogestion en pratiques.Éditions Albache, 2013,

115 p., 8 e u ro s .

L’autogestion en pratiques est un ouvragecollectif publié par une jeune maisond’édition, Albache. Le projet de cetouvrage, comme l’indique le titre, est detraiter de l’autogestion. Mais il ne s’agitpas d’un nouveau livre sur l’histoire oue n c o re sur les théories de l’autogestion.Non, le pari est ici d’aborder cette ques-tion à partir de plusieurs expériencesconcrètes actuelles. Comme le rappellentles concepteurs de l’ouvrage dans leura v a n t - p ro p o s : «l’autogestion renvoie aufait de gérer par soi-même, par oppositionà la gestion effectuée d’en haut par desc a d res ou une direction extérieure» (p. 6 ) .O r, cette forme de fonctionnement estactuellement expérimentée par de nom-b reuses coopératives.

L’ouvrage présente, sous forme d’en-t retiens individuels ou collectifs, quatreexpériences. Le passage par l’entre t i e ndonne ainsi un caractère vivant à la pré-sentation, ce qui en rend la lecture agréa-ble. Les expériences présentées sont lessuivantes. Tout d’abord, la boulangerie« La conquête du pain » à Montre u i l .L’expérience a débuté en 2010 et emploieactuellement sept personnes. Le seconde n t retien avec El Chino, coopérateura rgentin, présente l’expérience à laquelleil participe. Il s’agit d’une entreprise dem é t a l l u rgie en A rgentine qui s’est consti-tuée dans le sillage de la crise économiquedu début des années 2000 et qui se veutune réponse pragmatique au chômage. Let roisième exemple est celui du lycée auto-géré de Paris. La présentation repose sur

un entretien collectif mené avec des pro-fesseurs et des élèves. Le dernier cas estcelui de la coopérative «Ambiance bois» .L’ e n t reprise, située sur le plateau deMillevaches, est spécialisée dans la trans-formation du bois. Elle existe depuisvingt-cinq ans et emploie 23 personnes,principalement des temps partiels choisis.

L’intérêt de se pencher sur la questionde l’autogestion à partir d’exemples réelspermet de montrer la réalité de leur fonc-tionnement. Oui, l’autogestion peut fonc-t i o n n e r. Elle peut être une alternative avecdes adolescents en situation de décro-chage scolaire. Elle peut créer de l’emploiet faire fonctionner une entreprise écono-miquement viable même dans une sociétérégie par la concurrence capitaliste.L’autogestion n’est donc pas une utopieau sens où elle serait irréalisable. Mais ellene l’est pas non plus au sens où elle met-trait en place un système parfait. Elleconstitue une autre manière de pre n d re enc h a rge des activités collectives, en particu-lier d’ord re économiques. Mais cetteforme de gestion, qui repose sur la partici-pation de tous, re n c o n t re également seslimites et ses difficultés pro p res. C’est unangle que s’attache à mettre en relief cetouvrage. Il décrit par exemple concrète-ment les limites rencontrées par la ro t a-tion des tâches ou par les diff é rences dedegrés de participation des acteurs.

L’ h i s t o i re du mouvement coopératif etles économistes radicaux américains l’ontm o n t r é : l’autogestion, cela fonctionne etcela peut être efficace économiquement. Iln’est pas besoin pour cela de supposerl’existence d’êtres humains parfaits touspleinement investis. Certes les diff é re n c e sde degrés d’implication se traduisent bien

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Vincent Gerber, M u rray Bookchin etl’écologie sociale. Une biographiei n t e l l e c t u e l l e . Montréal, Ecosociété,

2013, 181 p., 17 e u ro s .

L’ouvrage présente chro n o l o g i q u e m e n tl’évolution de la pensée de MurrayBookchin au cours de diff é rentes périodesde sa vie (1921-2006), et les expériencesaussi bien pratiques que théoriques quisont venues nourrir son œuvre pro l i f i q u e .Une telle présentation permet de mieuxc o m p re n d re les influences et les contextesqui expliquent des prises de position quif u rent souvent controversées, et en toutcas ne coïncidèrent jamais tout à fait avecun courant précis de la nébuleuse révolu-t i o n n a i re. Ainsi, Bookchin restera toujoursm a rqué par les milieux marxistes de sonenfance, qui le re n d ront critique vis-à-visde toute révolte insuffisamment sociale, etpar son expérience du travail ouvrier, quile convainquit à jamais de la nécessité denous délivrer des tâches pénibles et abru-tissantes. Il y gagna également laconscience précoce que le potentiel révo-l u t i o n n a i re n’est plus l’apanage d’uneclasse particulière et que ce qu’il fautavant tout se réappro p r i e r, c’est le pou-voir politique.

On apprend que dès les années cin-quante, alors qu’il collabore à la re v u e

Contemporary Issues, Bookchin développece qui restera jusqu’à la fin sa pro p o s i t i o nd’une société libertaire écologique, radica-lement anticapitaliste mais en aucun casprimitiviste, car il y prône déjà un usagerationnel d’une technologie débarrasséede ses nuisances, maîtrisée par l’ensemblede ses utilisateurs en vue de leur libéra-tion. Vers la fin de cette période, il se rap-p roche des milieux anarchistes au seindesquels il milite pour toutes les causesqui ont enflammé les années 60, et déve-loppe le mouvement pour l’écologiesociale. Ses publications insistent alors surl ’ u rgence d’arrêter le gigantisme urbanis-tique et de décentraliser les espaces autantque les pouvoirs. En prônant la diminu-tion du temps de travail, la démocratied i recte en assemblées locales fédérées,une économie adaptée aux re s s o u rc e slocales, mise au service de besoins mûre-ment réfléchis, relevant plutôt de l’épa-nouissement psychique que de laconsommation de marchandises, sa thèset rouve pro g ressivement son achèvementdans l’important recueil P o s t - s c a rc i t yA n a rc h i s m (1972), bientôt approfondi parToward an Ecological Society ( 1 9 8 0 ) .

La retombée de l’effervescence mili-tante au début des années 70 coïncideavec l’installation de Bookchin dans l’Étatdu Vermont, où il donne des cours de

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souvent par des diff é rences en pratiquede pouvoir à l’intérieur des stru c t u res. Eno u t re, la compatibilité de l’autogestionavec le système capitaliste montre néan-moins qu’elle ne suffit pas à elle seulepour transformer le système si n’est pas

posée, à un niveau général, la question dela propriété des moyens de production etde l’organisation collective et démocra-tique de l’économie. C’est cette réalité del’autogestion que nous rappelle fort à pro-pos ce petit livre .

Irène Pereira

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technologie et d’écologie dans une uni-versité alternative. Il y fonde l’Institute forSocial Ecology, qui attirera de nombre u xactivistes et chercheurs à la fois pour sesre c h e rches théoriques et pour ses expéri-mentations pratiques en agriculture et ené n e rgies renouvelables. Il se consacre dèslors à des publications de plus en plusthéoriques, dont Vincent Gerber souligneà juste titre la profondeur des réflexions,comme par exemple, l’interd é p e n d a n c ee n t re l’autonomie sociale et l’autonomieindividuelle, qui suppose de réhabiliter levéritable individualisme, c’est-à-direl’épanouissement de la singularité et del’identité originale de chacun.

L’auteur clarifie très utilement aussi, àpartir de nombreux documents, le débatqui fit rage entre les trois principaux mou-vements de l’écologie radicale: écologiesociale, écologie profonde et écofémi-nisme, débat qui donna l’occasion àBookchin de mettre en garde contre lesdérives d’un biocentrisme misanthrope etd’exposer sa pro p re vision de l’êtrehumain, comme seul être auto-réflexif,conscient et donc responsable de seschoix. Par son exigence d’identifier, ausein de l’espèce humaine, quels sont exac-tement les comportements et les formessociales qui détruisent les équilibres natu-rels, il s’oppose aussi bien à l’antispécismequ’au néo-malthusianisme et à un certainécoféminisme. Par ailleurs, son insistancesur l’exigence rationaliste et sur la prioritéde la lutte politique l’a pro g re s s i v e m e n tisolé de la nouvelle génération activisteaux États-Unis, en même temps que sesre p roches concernant le repli de celle-cisur un anarchisme «de la vie privée» .Enfin, on comprend bien pourquoi son

municipalisme libertaire fut plutôt malreçu et pas du tout suivi dans la mou-vance anarchiste, principalement en rai-son de sa proposition de participer auxélections locales pour ensuite transformerce niveau de pouvoir en démocratied i recte, et pour sa défense de la prise dedécision par vote majoritaire, en faveur delaquelle il faut cependant re c o n n a î t re cer-tains arguments qui ne manquent pas depertinence. Tous ces débats d’idées, mal-h e u reusement, ne se passèrent pas,comme ils l’auraient pu, dans un échangefécond et respectueux, mais dégénérère n ttrès vite en polémiques agressives, aupoint que Bookchin renia ses accointancesprécédentes et se mit à caricaturer l’en-semble des mouvements militants dupassé comme du présent, ce qui n’aidapas à révéler tout l’intérêt de sa pensée.

Deux annexes très précieuses clôtu-rent l’ouvrage. Dans la pre m i è re, Gerberexpose les critiques de John Clark contrele municipalisme libertaire et tente d’yr é p o n d re. La seconde revient sur les prin-cipes philosophiques sur lesquels sefonde l’écologie sociale : d’une part, lavision de l’humain déjà évoquée, d’autrepart, la position d’une « é t h i q u eo b j e c t i v e» sous la forme d’un «n a t u r a-lisme dialectique», formule peut-être unpeu malheureuse mais où «d i a l e c t i q u e»veut simplement dire «é v o l u t i f» et où«n a t u r a l i s m e» désigne le fait de se guidersur la tendance de l’évolution naturelle àcréer de la diversité, de la coopération etde la complexité – thèse qui n’a pas man-qué à son tour de susciter le débat, et quirejoint celui que nous avons mené dans len ° 23 de R é f r a c t i o n s à propos du natura-lisme de Kro p o t k i n e .

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Rachel Vi n é - K rupa, Frida Kahlo.1907-1954. Portrait d’une identité.

H e rmann Éditeurs, 2013,169 p., 19,90 e u ro s .

Docteure en langues et littératures roma-nes, Rachel Viné-Krupa est l’auteure deplusieurs articles sur Frida Kahlo et lemouvement muraliste mexicain ainsi qued’une thèse dont cet essai est largementinspiré. Partant du constat que 43% desœuvres de Frida Kahlo sont des autopor-traits, l’auteure entend dépasser l’imagetraditionnelle d’une artiste « repliée surelle-même, cantonnée à la représentationde ses préoccupations personnelles »pour démontrer que « le caractère égo-centrique – suivant l’acception étymolo-gique du terme, “centré sur moi” – de

son œuvre relève d’un questionnementidentitaire».

Sans nier, bien entendu, l’influenced’une biographie profondément marq u é epar la maladie et une relation passionnelletumultueuse avec Diego Rivera, l’auteurea voulu inscrire l’œuvre de Frida Kahlo«dans une dynamique plus vaste de défi-nition de la mexicanité» et notamment dum é t i s s a g e .

Analysée ainsi, la production artisti-que de Frida Kahlo – que certains criti-ques ont sans doute un peu trop rapide-ment rattachée au courant surréaliste,alors que l’artiste elle-même s’en défendit,a ffirmant «On me prenait pour une sur-réaliste. Ce n’est pas juste. Je n’ai jamaispeint de rêves. Ce que j’ai représenté étaitma réalité» – prend une tout autre dimen-

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Tout en se présentant donc commeune simple introduction à l’œuvre deBookchin, ce livre soulève avec subtilitédes questions passionnantes et permet demieux compre n d re l’évolution d’uneœ u v re en fonction de la personnalité deson auteur. Il montre aussi combien il estsouhaitable de redécouvrir cette pensée,maintenant que les polémiques se sontapaisées et que le débat peut re t rouver leniveau argumentatif qu’il n’aurait pas dûq u i t t e r. Du coup, on se réjouit du re g a i nd’intérêt que montrent certaines maisonsd’édition francophones pour publier denouvelles traductions, soit d’œuvres épui-sées, soit d’écrits jamais traduits. À suivre!

Annick Stevens

Quelques œuvres de Murray Bookchindisponibles en français :– Une société à re f a i re. Pour une écologie de la libert é (trad. de Remaking Society, parC. Barret), Lyon, Atelier de Création Libert a i re ,1992, et Montréal, Écosociété, 2011.– Qu’est-ce que l’écologie sociale? (trad. dup remier chapitre de The Ecology of Fre e d o m ,p a r B. Weizel), Lyon, ACL, 2012 (2e é d . ) .– Quelle écologie radicale ? Écologie socialeet écologie profonde en débat (dialogue avecDave Foreman), ACL-Silence, 1994.– Pour une société écologique. Recueil d ’ a rticles traduits par H. Arnold et D. Blanchard, Paris, Ch. Bourgois, 1976(épuisé, mais disponibledans les très bonnes bibliothèques).Une traduction de P o s t - s c a rcity Anarc h i s m e s ten cours. Pour se tenir au courant, consulter les i t e : www. e c o l o g i e s o c i a l e . c h

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sion, notamment politique, en autorisantune lecture originale de ce que fut l’émer-gence d’une société nouvelle, celle duMexique, issue des années révolution-n a i res de 1910-1920.

Imprégnés du concept de mexicanité,les autoportraits de Frida Kahlo «ont ainsiparticipé à la construction et à la diff u s i o nd’un imaginaire national issu de laR é v o l u t i o n », comme le souligne l’au-t e u re, rappelant au passage que l’artiste(née d’un père allemand et d’une mèremexicaine) n’hésita pas à se donner unenouvelle date de naissance (7 juillet 1910),pour mieux signifier l’importance de laRévolution mexicaine comme éléments t ru c t u rel de son existence.

Bernard Hennequin

Tanguy L’Aminot, Max Stirn e r, le philosophe qui s’en va tout seul,

suivi de Daniel Joubert, M a rx versus Stirn e r. M o n t reuil,

L’Insomniaque, 2 0 1 2, 1 6 0 p., 1 8 e u ro s

Il est des penseurs souvent évoqués, maisr a rement étudiés sérieusement. MaxStirner est sans l’ombre d’un doute l’und ’ e n t re eux. Les publications, en français,lui étant pleinement dédiées se révèlentbien peu nombre u s e s ; plus d’un siècleaprès la parution de sa pre m i è re édition,la biographie – jamais égalée à ce jour – etanalyse de son œuvre que lui a consacréeJohn Henry Mackay n’a jamais été tra-duite. Toujours en français, les doigtsd’une main suffiraient presque à compterles quelques ouvrages de littératures e c o n d a i re, parfois de qualité, mais la plu-part du temps datés, qui portent sur l’au-t e u r. À tout cela il faudrait ajouter les dif-f é rentes tentatives, relatives aux modesintellectuelles, de faire de Stirner le pré-curseur de courants de pensée aussidivers que l’existentialisme, le poststru c-turalisme, le postanarchisme ou le liberta-rianisme. La quantité d’encre qui a couléau sujet de cet écrivain semble inverse-ment proportionnelle au temps dédié à sepencher effectivement sur ses pro d u c-tions. La publication que nous livreL’Insomniaque a un objectif simple,comme nous l’indique son avant-pro p o s :«pallier un peu à cette ignorance» (p. 6 ) .C’est chose faite !

Tanguy L’Aminot y signe un essai ori-ginal dont la stru c t u re, sans prétention,n’en est pas moins efficace. La vie deStirner est d’abord rappelée par un récitque complète une chronologie. L’ e x e rc i c e

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Vient de paraître

Maud Guély, Rachel Vi n é - K ru p aUn ruban autour d’une bombe :une biographie textile de Frida Kahlo

ouvrage illustré,128 p., 24x17 cm,ISBN 97910924570012 0 e u ro s

Nada Éditions,23 rue Pradier,75019 Paris

c o n t a c t @ n a d a - e d i t i o n s . f r

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n’a rien d’inédit, mais il est effectué avecprécision et corrige certaines erreurs etlégendes malheureusement répandues.Tel est le cas de la mort de l’intéressé, quemême des commentateurs un tant soitpeu sérieux comme Henri Arvon ouVictor Basch n’hésitaient pas, sans pre u v econséquente, à attribuer à la piqûre d’unemouche charbonneuse. Cette biographies ’ a v è re aussi l’occasion d’approcher destextes moins connus, en particulier lesarticles que Stirner rédigea, avantL’Unique et sa Pro p r i é t é , pour diff é re n t e srevues jeunes-hégéliennes. On re g re t t e r atoutefois que leur présentation et analysene soit pas plus longue et fouillée. On net rouve, sur ce point, presque rien de plusque ce qu’avait déjà fait, en son temps,Henri A r v o n .

L’explication de l’œuvre maître s s econstitue la majeure partie du pro p o stenu. Elle se donne en deux chapitres. Lep remier recense les critiques émises par lepenseur quant à «un monde à détru i re» .Le second se penche sur l’aspect pre s c r i p-tif de sa réflexion – généralement moinscommenté – et dépeint « l’unique àc o n s t ru i re». Au tableau des caractères etf i g u res de l’oppression succède celui depossibles visages et actions de la révolte.D i ff é rentes querelles interprétatives sontévoquées et l’on félicitera L’Aminot, dansce contexte, de faire la part des chosese n t re ce que dit le texte et les positionsqu’il a pu inspirer ou qui s’en sont récla-mées. On ne re t rouvera pas ici les tradi-tionnelles absurdités, que seule l’illusionr é t rospective fait paraître vraisemblables,et qui font par exemple de Stirner un«a n a rchiste individualiste» avant mêmequ’il n’existe un mouvement anarc h i s t e .

La postérité de l’auteur n’en est pas moinsa b o rdée dans un dernier chapitre. Il enfaudrait, certes, peu pour que cette des-cription, tourbillonnante, prenne des allu-res de catalogue. On appréciera, toutefois,la contestation franche de certaines postu-res, lorsqu’elles s’avèrent aussi farfeluesqu’intenables. Cette recension ne saurait,enfin, passer sous silence l’importantebibliographie – la plus dense à notreconnaissance en matière d’études stirné-riennes – qui clôt l’essai. Elle rassemblel’ensemble des traductions en français desécrits de Stirner, ses commentaires dansladite langue et les références d’un nom-b re impressionnant d’ouvrages sur lesujet en allemand, anglais, italien, espa-g n o l …

En apostille, le volume re p roduit M a r xversus Stirner de Daniel Joubert. Bien quedaté de 1975, l’opuscule n’a rien perdu deson à-propos quant au re g a rd qu’il portesur l’opposition entre les deux penseurs.Reposant sur une lecture aussi fine qu’at-tentive de L’ U n i q u e comme de L’ I d é o l o g i ea l l e m a n d e , il présente avec précision lesd i ff é rences philosophiques entre les pers-pectives des deux émules de Hegel etc o n s i d è re leurs conséquences possibles enm a t i è re de transformation sociale. On at rop longtemps étudié Stirner à travers leprisme des railleries que Marx, en compa-gnie d’Engels, lui avait adressées. Et lors-que ce n’était pas le cas, c’était souventavec une mauvaise foi égalant celle desattaquants. Sans se heurter à l’écueilconsistant à distribuer les bons points,l’essai de Joubert donne une belle occa-sion de saisir tous les enjeux du débat.

François Thomas

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Slavoj Zizek, Le plus sublime des hystériques. Hegel avec Lacan,

Paris, PUF, coll. «Travaux pratiques» ,2011, 448 p., 28 e u ro s .

Slavoj Zizek est depuis quelques annéesun essayiste à la mode. Avec un rythmesoutenu de trois ou quatre livres par anpubliés en langue française depuis 2004,et sans même évoquer ses multiples appa-ritions médiatiques, il est devenu diff i c i l ed’échapper au philosophe et psychana-lyste slovène, capable de passer sansb roncher de Lacan au devenir de l’idéecommuniste, de la guerre d’Irak au christianisme, de Lénine, Robespierre ,Descartes, Deleuze ou Wagner au cinémahollywoodien et à la construction euro-péenne. Intrigué, on finit par aller y voir,comme tout le monde. Et comme les cho-ses sont bien faites, pour nous autres philosophes, ces bonnes vieilles Pre s s e sU n i v e r s i t a i res de France sortent un essaide l’intéressé sur Hegel (que l’on connaîtun peu) et Lacan (que l’on connaît un peumoins), et qui pourrait permettre de sef a i re une idée sur ce que raconte le bon-h o m m e1.

P re m i è re déconvenue: en cherc h a n tun peu, on découvre que cette «é b l o u i s-sante lecture de Hegel, qui en bouleversede part en part la compréhension» (d i x i t l a4e de couverture) dégage une forte odeurde réchauffé puisqu’elle est issue de la

r é é c r i t u re d’une thèse de doctorat soute-nue en 1982, laquelle réécriture (mais cela,l’éditeur n’en dit mot) avait déjà fait l’ob-jet d’une édition, sous un titre légère m e n td i ff é rent, en 19882. On en vient inévitable-ment à se demander, car on a mauvaisfond, si l’éditeur n’a pas cherché tout sim-plement à capitaliser sur le succès tard i fmais croissant de Zizek, au risque que lelecteur ne comprenne pas pourquoi l’au-teur semble vivre dans un monde anté-rieur à 1989, que ce soit dans les référe n c e squ’il mobilise ou par les re p è res histori-ques qui sont les siens. Ce soupçon set rouve re n f o rcé par l’indigence du travaild’édition effectué par lesdites PUF,puisqu’on ne compte plus les coquilles,e r reurs d’impression et autres mots man-quants, que l’occasion de cette rééditionaurait pu permettre de gommer.

Mais à quelque chose malheur estb o n: ce livre, qui fut en fait le pre m i e rpublié par Zizek en français, m’a permis( p e u t - ê t re en raison de son sujet) de com-p re n d re un peu mieux ce qui fait le succèsde l’essayiste slovène depuis une dizained’années. De quoi est-il question dans cet e x t e? D’abord de proposer une lecturec roisée de Hegel et de Lacan: de re l i reHegel sur un mode lacanien, et de re l i reLacan en cherchant ce qu’il y a d’hégélienchez lui. Bien entendu, une telle démarc h eimplique que son auteur soit délivré desexigences pro p res à l’histoire des idées,qui impliquent que l’on établisse, aumoyen de faits, des rapports de filiatione n t re deux pensées – et qui excluent enrevanche que l’on voie dans la philoso-phie de Hegel une « a n t i c i p a t i o n » depensées lacaniennes, et invitent à la pru-dence avant de soutenir que ce qu’il y a

1. Pour une lecture rigoureuse, mais plus charita-ble, des livres de Zizek, voir Ronan de Calan etRaoul Moati, Zizek. Marxisme et psychanalyse,Paris, PUF, collection «P h i l o s o p h i e s », 2012.

2. Slavoj Zizek, Le plus sublime des hystériques.Hegel passe, Point hors ligne, 1988.

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de Hegel chez Lacan n’est pas dans cequ’il en dit. On peut, au passage, s’éton-ner de ce que la formule brillante quidonne son titre à l’ouvrage ne fasse l’ob-jet d’aucune explicitation de la part del’auteur, qui se contente de signaler queLacan désignait ainsi Hegel – mais pour-quoi celui-ci doit-il être désigné comme« le plus sublime des hystériques », nousn’en saurons rien.

L’ouvrage comporte deux parties. Lap re m i è re est celle qui procède à cette dou-ble lecture, en cherchant à établir le «r a p-port entre la dialectique hégélienne et lalogique lacanienne du signifiant» (p. 1 3 5 )afin de déterminer la mesure exacte duhégélianisme de Lacan. La seconde sep ropose ensuite de passer en revue unesérie d’impasses post-hégéliennes (maisqui ne sont peut-être post-hégéliennesqu’en tant qu’elles viennent après Hegel),dans le marxisme (et ses dérivés totalitai-res), le post-structuralisme et la philoso-phie analytique – par où se donnent déjà àvoir la verve et la facilité avec laquellen o t re auteur, sans la timidité qui nousinhibe, nous autres tâcherons de la pen-sée, peut passer d’un sujet à l’autre .

Je re t i re de cette lecture l’impre s s i o nque le succès de Zizek tient à trois élé-ments, qu’on peut classer par ord re cro i s-sant d’importance. Tout d’abord, et c’estassurément ce qui le rend sympathique,l’auteur est volontiers iconoclaste et n’hé-site pas à faire d’une blague juive3 la clé dela compréhension de toute la dialectiquehégélienne, ou encore à éclairer la critiquehégélienne de la philosophie morale deKant à partir d’un roman à l’eau de ro s e( p p . 186-187). Ces passages, que nombrede philosophes ne manqueront pas de

t rouver sacrilèges, sont parmi les plus drô-les du livre, et il y a en effet quelque chosed’éblouissant (et partant aussi d’aveu-glant) dans cette manière de tourner lesp roblèmes philosophiques – que cela disequelque chose de pertinent sur les auteursen question est une autre aff a i re .

Le deuxième élément réside dans cequ’on pourrait appeler la posture du pre s-tidigitateur et du bonimenteur. Il n’est pasde sujet sur lequel Zizek n’affirme pre n-d re le contre-pied complet de tout ce quis’est écrit à son propos (on a toujours ditque tel passage de Hegel avait telle signi-fication, hé bien je vais vous montrer qu’iln’en est rien!). Or cette attitude n’est passeulement rhétorique. D’une part (c’est lecôté bonimenteur: j’ai le meilleur pro d u i tsur le marché de l’essai philosophique,mes concurrents ont tout faux), lorsqu’illance ce type d’affirmation, Zizek ne citejamais, par exemple, un seul commenta-teur de Hegel chez qui la lecture qu’ildénonce serait attestée. D’autre part (etc’est le côté prestidigitateur), sa démarc h e

3. Il s'agit de l'histoire de Rabinovitch qui souhaiteé m i g rer d'Union Soviétique et à qui un fonction-n a i re demande ses motivations. Celles-ci sont aun o m b re de deux. La pre m i è re, c'est queRabinovitch craint l'eff o n d rement du système sovié-tique et un retour en force de l'antisémitisme, quine manquera pas de cibler les Juifs comme dessuppôts du régime socialiste. Le fonctionnairerépond alors qu'il n'a rien à craindre, car le sys-tème soviétique ne s'eff o n d rera jamais. «Voilà laseconde raison», lui répond Rabinovitch. PourZizek (pp. 49-50, puis à nouveau p.172), ontient là les trois moments de la dialectique hégé-lienne, où la synthèse (la chute de l'histoire) n'estqu'un changement de perspective sur l'antithèse,mais était en fait déjà présente dès le débutcomme but du processus (il s'agit de la vraie rai-son pour laquelle Rabinovitch désire émigre r ) .

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consiste rarement à commenter les textesde près, mais bien plutôt à procéder parr a p p rochements intuitifs et inattendus(parfois pro p rement étourdissants). Cela,joint à quelques tics rhétoriques finale-ment aisés à déceler («comment ne pas serappeler ici…», «on ne peut s’empêcherici de penser à…»), contribue à donner unfort sentiment d’arbitraire (pourquoi rap-p rocher Kant de ce roman à l’eau dero s e?), voire de coup de force théorique.Au final, tout cela finit par donner l’im-p ression que l’auteur commente ses pro-p res intuitions (parfois géniales) plus queles auteurs qu’il convoque.

Le troisième élément est sans doutecelui qui tient le plus étroitement au cou-rant de pensée lacanien auquel Zizek esta ffilié. La plupart des brillants paradoxesqu’il énonce résultent en général d’unp rocédé de double re t o u r n e m e n t4 dont lesécrits de son maître fournissent maintesillustrations. Il s’agit par exemple de sup-poser qu’aujourd’hui, tout le mondeconteste la famille patriarcale, et plusgénéralement ce que les auteurs de cetteécole appellent la Loi – puisqu’on vit dansune société post-moderne et multicultu-relle, voyez-vous. Dès lors, la vraie subversion, la véritable aventure, c’est

précisément la Loi (p. 77 et suivantes) – cequi correspondrait, aux dires de l’auteur, àl’équivalent lacanien de la négation de lanégation hégélienne: non plus expro p r i e rles expropriateurs, ce qui en était pourMarx la traduction historique, maiss’émanciper de l’émancipation, serait-ontenté de persifler.

Au final, le pisse-vinaigre philosophi-que, sans doute hostile à la sacro - s a i n t eliberté de théoriser en rond, en arrive à sedemander ce que Hegel vient faire là-dedans, sinon servir à un auteur à forg e rdes rapprochements «é b l o u i s s a n t s» et àun éditeur à prétendre qu’il vend un livrequi «met à mal toutes les convictions» surHegel. En tournant délibérément le dos àquelques principes élémentaires en his-t o i re des idées, Zizek s’expose inévitable-ment à ce que l’on critique certaines de sesa p p roximations gro s s i è res sur la penséedu philosophe allemand. La plus visible(pour moi !) étant la manière fort cavalièredont, victime peut-être consentante detraductions approximatives, Zizek identi-fie l’effectif (w i r k l i c h) à l’existant (p. 5 6 )5.

Si les rapprochements proposés entreHegel et Lacan n’ont rien de convaincant,si l’ouvrage ne nous éclaire ni sur l’un nisur l’autre, ni d’ailleurs sur quelqueaspect de la réalité que nous pourrionsmieux compre n d re pour chercher à let r a n s f o r m e r, peut-être s’agit-il finalementd’un ouvrage de Slavoj Zizek sur ce quipasse par la tête de Zizek Slavoj lorsqu’illit ces auteurs. Dans ce cas, il remplit trèsbien sa fonction.

Jean-Christophe Angaut

4. Procédé que Pierre Bourdieu a bien analysé,dans L'ontologie politique de Martin Heidegger,Paris, Minuit, 1981, comme typique de la révolu-tion conserv a t r i c e .

5. Il faudrait dès lors corriger la fière pro c l a m a-tion de la 4e de couvert u re selon laquelle Zizek«dynamite tous les clichés » sur Hegel en : «Z i z e kentérine autrement des clichés vieux de deux siè-cles sur Hegel ». Moins vendeur?

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NE PAS ÊTRE DUPE !

François Sébastianoff, Ni magie niviolence. Deux paris contre toute

d o m i n a t i o n , Lyon, Atelier de créationl i b e rt a i re, 2013, 304 p.

Ne pas se raconter d’histoire s! Ne pas s’enlaisser conter! Sans doute est-ce l’attitudeintellectuelle essentielle qui caractériseFrançois Sébastianoff, auteur de Ni magieni violence…

P a rce qu’« un abus de langage est sivite arrivé », François a entrepris de nettoyer le terrain de sa réflexion par untravail sur le vocabulaire qui, comme ledit Alain A c c a rdo, «véhicule jusqu’à nousles dépôts séculaires d’une pensée pré-s c i e n t i f i q u e …» .

On vérifiera qu’une telle posture delucidité intraitable n’engendre pas pourautant un pessimisme démesuré sur l’ave-nir de l’espèce humaine.

L’auteur se livre ainsi à toute une ana-lyse en dénonçant, en premier lieu, laconfusion – c’est le socle de sa réflexion –e n t re l’objectivité et « la science » ; demême, il analyse les approches pratiqueset théoriques de la connaissance dumonde qui nous entoure, car, «si on nesait pas tout, on n’est pas pour autantfondé à dire n’importe quoi sur ce qu’onne sait pas» .

Parmi les nombreux exemples de sasuspicion, il revisite le message de LaBoétie – «Soyez résolus de ne servir plus,et vous voilà libre s» – en montrant levolontarisme naïf de cette aff i r m a t i o n .C a r, pour François, la volonté des domi-nés n’est pas libre, elle ne révèle seule-

ment que des habitus, c’est-à-dire des«façons d’agir, de voir, de sentir, d’éva-l u e r», inscrites dans les réseaux neuro-naux non questionnés que domine, deplus, l’esprit de corps.

«On comprend notamment commentil se fait que les plus dominés, en mêmetemps qu’ils se savent prisonniers de leurcondition sociale, se croient dotés d’unevolonté libre, partageant ainsi la mêmeillusion de délibération volontaire que laminorité de privilégiés qui sont dupes del’illusion scolastique.»

Ces dominés qui sont d’ailleurs lesjouets de leur langage quand, par exem-ple, confondant hiérarchies de compé-tence et hiérarchies de domination, ilss ’ é c r i e n t : «Il faut bien des chefs !»

Abolir toute domination

N o t re sentiment de liberté n’est doncque le produit d’une multitude de déter-minismes complexes ; il s’agit bien plutôtde la relative imprévisibilité de nos com-portements que dévoile la neuro s c i e n c ematérialiste qui nous fera mépriser la«liberté métaphysique», la «liberté abs-t r a i t e» des démocraties réelles, liberté des«égaux en dro i t», liberté du re n a rd et despoules dans le même poulailler.

Le cap ne sera donc «pas la démocra-tie, mais l’abolition de toute domination»par la divulgation des acquis de la socio-logie critique et réflexive et par la connais-sance des dernières avancées des neuro -s c i e n c e s .

Dans la critique de Sébastianoff, nesera pas épargnée la sempiternelle rengaine qui prétend dévoiler les compor-tements de nos semblables par le pré-

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supposé d’une « n a t u re humaine éter-n e l l e», c’est-à-dire par une explication quin’explique rien.

Et puis c’est avec plaisir que l’on tom-bera sur des lignes traitant de « l ’ e ff i c a c i t édes rêves» et de la puissance exaltée del ’ i m a g i n a i re qui ouvre sur l’action, surl’utopie et ses possibles; lignes qui nuan-cent ce qui peut paraître de l’inquiétuded’un auteur tellement pointilleux et pru-dent et qui écrit que «même l’imaginairedépend d’une motivation déterminée etd’un apprentissage lui-même socialementdéterminé, ce qui fait que [pour lui] leterme d’imaginaire exprime ce qui estnouveau sans être libre» .

François Sébastianoff attire, en outre ,n o t re attention sur le fait que notre «c e r-veau ne donne pas d’ord res, il transmetdes informations», nous assurant ainsique cet organe fonctionne d’une façona n a rc h i s t e .

On notera également, parmi d’autre spoints, l’expression de «violence inerte»que l’on rajoutera à notre liste re c e n s é edans M a n i è res d’agir (écrit avec PierreSommermeyer), à savoir « la pression oul ’ o p p ression, continues et souvent inaper-çues, de l’ord re ord i n a i re des choses, lesconditionnements imposés par les condi-tions matérielles de l’existence, par less o u rdes injonctions […] des stru c t u re séconomiques et sociales, etc.» .

La finalité du propos de François seradonc de cultiver un re g a rd approprié surle monde car :

«Si on pose l’objectivité comme unev a l e u r, il s’agit de s’habituer à vivre dansle relatif, ce qui ne veut pas dire dans len’importe quoi. Il s’agit notamment d’as-sumer que, dans la réalité, c’est nous seuls

qui posons nos valeurs, en l’absence detoute caution métaphysique.»

A u t rement dit :«Ce sont les êtres humains qui posent

(d’une façon plus ou moins claire, cohé-rente et constante) leurs valeurs les plusgénérales (la domination ou l’entraide, lasoumission ou la lutte, ou telles ou tellesa u t res valeurs), sans pouvoir s’appuyer,sauf illusion, sur aucun absolu (re l i g i e u x ,philosophique, y compris scientiste oua u t re) qui leur dicterait un comportement.Chaque groupe, chaque individu, décided’un cap général dans l’urgence, avec sesmoyens et dans le bro u i l l a rd .»

Comme on le sait, il y a de nombre u xcheminements pour atteindre un endro i tp r é c i s ; c’est ce que démontre FrançoisS é b a s t i a n o ff par sa démarche vers le capde l’anarchisme non-violent, l’objectivitéétant sa boussole ; démarche vécue dansune exploration, pas pour autant neutre ,de la réalité du monde.

Ainsi écrit-il : « Dans la situationactuelle, quels comportements générauxles animaux de l’espèce humaine ont-ils leplus intérêt à développer pour lutterc o n t re les obstacles au plaisir de tous?»

C a r, dans ce monde de dominants,s o l i d a i res et concurrents – qui nousconduisent vers une catastrophe annon-cée – sur cette planète aux limites écologi-ques données, quels comportements faut-il adopter pour survivre?

Si le but vers où se diriger est la sociétél i b e r t a i re – avec l’abandon de la civilisa-tion du travail – le moyen sera la non-violence. Une non-violence débarrasséede tout mysticisme, une non-violencequ’il ne faudra pas confondre avec unepratique caritative, qu’il ne faudra pas

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assimiler avec la passivité et avec la sou-mission, une non-violence qui ne s’inter-dira pas le sabotage car «il n’y a violenceque sur des êtres capables de souff r i r» ;avec un summum: la grève générale.

En bref, une non-violence dégagée detout a priori métaphysique et moral ; unenon-violence associée à l’anarchisme duX X Ie siècle, un anarchisme qui ne méritepas sa réputation de désord re et de vio-lence, un anarchisme qui lutte contre led é s o rd re établi.

A ffirmant qu’il n’y a d’autres choixq u ’ e n t re « f u i r, lutter ou mourir… faitscomme des rats », il écrit cependant :«Nous voulons contribuer à faire évoluerla conscience morale jusqu’à l’idée qu’iln’y a pas de coupables, mais seulementdes responsables au sens objectif.»

Liberté, morale, etc.

Parmi d’autres réflexions stimulantes,nous citero n s :– «La liberté n’est pas un fait individuel.»– « La liberté n’est pas considérée commeune condition mais bien plutôt commeune production collective.»– « Je pense […] que la nature ne nousp ropose aucune morale […]; donc que cesont les êtres humains qui posent leursvaleurs, sans pouvoir s’appuyer, sauf illu-sion, sur aucun absolu religieux, philoso-phique, y compris scientiste, qui les leurd i c t e r a i t .»– Nous n’avons pas à gérer la violence desd o m i n a n t s : « Nous ne cédons pas auchantage fondé sur la défense des dro i t sde l’homme. Nous n’avons aucun aval àdonner aux opérations armées engagéespar les gouvernements démocratiques au

nom de l’éthique de responsabilité, pour“ a r b i t rer” en Afrique et dans le Golfe,d é f e n d re les droits de l’homme dans lesBalkans ou réprimer la violence dans lesbanlieues, alors que ces mêmes gouverne-ments, et les lobbys qui en tirent les ficel-les, sont fondamentalement re s p o n s a b l e sde situations qu’ils dénoncent seulementquand elles sont devenues “sans issuea u t re qu’une intervention armée”.»– Quant à la violence, elle «a fait ses pre u-ves pour le maintien des stru c t u res ded o m i n a t i o n» .

Et puis :«L’évitement de la violence a sans

doute des origines lointaines. Une espècene saurait se perpétuer sans éviter la vio-lence interspécifique. Il existe des hypo-thèses solides sur le rôle apaisant des pri-mates femelles, ou sur celui des femmesdès le paléolithique.»

Nous avons écrit, quant à nous, end ’ a u t res lieux, que la non-violence collec-tive était une idée relativement nouvelle,S é b a s t i a n o ff, lui, précise qu’il faut placerla non-violence comme un enjeu majeurdans l’évolution humaine du XXIe s i è c l e .

Il préconise donc une non-violencecollective. Nous ne pouvons qu’être ena c c o rd avec lui. On re m a rquera cepen-dant que cette action collective commencesouvent par un «acte individuel». Et,pour ne parler que de ce que nous avonsvécu pendant la guerre d’Algérie : uneaction collective qui s’enclenche par desrefus individuels, puis par une solidaritéconcrète de quelques-uns avec ces «re f u-s e u r s», puis par un mouvement collectife n c o re plus large avec diff é rents niveauxd’engagement suivant les forces, les dis-ponibilités et le courage de chacun.

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Sylvain Wagnon, Francisco Ferre r,une éducation libert a i re en héritage.

Lyon, ACL 2013, 288 p.

Sous la plume de Sylvain Wagnon, on estfrappé – peut-être contre toute attente –par la modernité de la parole de Ferrer (àmoins que ce ne soit notre époque, célé-brant le retour de la morale laïque, qui nenous fasse retomber dans des tempsa rchaïques…). Une parole que l’onre t rouve dans la seconde partie de l’ou-vrage qui re p roduit in extenso la fameuseb ro c h u re intitulée L’École moderne.

L’auteur de cette «éducation libertaireen héritage», sans contester certaines criti-ques adressées à Ferrer (en quoi son écolepeut-elle encore se révéler «m o d e r n e»?Peut-on qualifier Ferrer de «p é d a g o g u e»à pro p rement parler?), les retourne habi-lement dans une conclusion stimulante.Le «dispositif éducatif» de Ferre r, qui nese réduit pas à l’école mais englobe un tra-vail d’édition, la promotion de «M a i s o n sdu peuple», le combat syndical, la forma-

tion des enseignants, etc. porte encore lesgermes d’une école démocratique (qui nesaurait se confondre avec une démocrati-sation de l’école, dont Ferrer avait aussianticipé l’hypocrisie). Mais surtout,conclut l’auteur, c’est «dans cette alliancedu combat révolutionnaire et pédagogi-que que se trouve son héritage majeur» .Une belle re l e c t u re de l’œuvre du pédago-gue libertaire qui a su éviter les pièges dela commémoration et de l’hagiographie.

(N ’ a u t re école, compte rendu en ligne)

Collectif Straw d’la Bale, La maison de paille de Lausanne.P o u rquoi nous l’avons constru i t e ,

p o u rquoi elle fut incendiée.Paris, 2013, La Lenteur, 180 p.

Ériger une maison écologique et autosuf-fisante dans un parc public, en plein cen-t re-ville de Lausanne: entre le moment oùla construction surgit, en août 2007, etcelui où elle est détruite par un incendie

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À re m a rquer que, par la suite, certains de ces « actes individuels » n’ont étéaccomplis que parce qu’il y avait déjà unmouvement collectif.

Cette non-violence, à peine née, a vuson image rapidement brouillée. «Tout estprêt pour la récup’, pour que le rôle desnon-violents se confonde avec celuid ’ a u x i l i a i res des polices et des armées,sous l’étiquette d’“adjoints de sécurité”ou de “médiateurs”.»

Néanmoins, si on peut constater,actuellement, une aspiration diffuse à lanon-violence, ne nous leurrons pas, il nes’agit le plus souvent pour les militantsque d’« éviter les violences ». MaisS é b a s t i a n o ff note: «Un peu partout dansle monde, émerge un préjugé favorable àla non-violence.»

Une nouvelle conception de la lutteserait en train de naître .

André Bernard

D’autres revues ont lu pour nous

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vraisemblablement criminel, en décembrede la même année, cet exploit aura mis enémoi tant la population que les autoritéset les médias, et déchaîné les passions.

Dans cette ville de Suisse romande quis o u ff re d’une grave pénurie de loge-ments, et dont la mairie «v e r t e» veut faireune vitrine du «développement durable» ,le collectif Straw d’la Bale pointe les failleset fait éclater les contradictions. Il prétende x p l o rer toute la diff é rence qui peut exis-ter entre « ê t re logé » et « h a b i t e r » .L’expérience aura été brève, maisexceptionnellement riche en émotions et en enseignements. Ce livre invite à les partager.

(Mona Chollet,Le Monde diplomatique, a o û t 2 0 1 3 )

Nouvelles anarchistes. La créationl i t t é r a i re dans la presse militante

(1890-1946). Textes réunis et présentés par Vittorio Frigerio.

G renoble, ELLUG, 2012, 267 p.

Dans le florilège de Nouvelles anarc h i s t e s( 1 8 9 0 - 1 9 4 6 ) harponnées par Vi t t o r i oFrigerio (éd. Ellug), on n’a aff a i re qu’à demerveilleux gredins entendant re f a i re lemonde. Parmi ceux-ci : le romancier pyro-manesque Victor Barrucand, le poèteémeutier Jean Richepin, le prince noir dusabotage Émile Pouget, le chantre de la«camaraderie amoure u s e» E. Armand, lepacifiste aguerri Lucien Descaves, lep a m p h l é t a i re anticolonialiste néerlandaisMultatuli ou le «s c a n d a l e u x» agitateurb é q u i l l a rd Albert Libertad. Plus unemanne de surprises. Telle une charg evoluptueuse contre « l’esprit de pro-

p r i é t é » des êtres jaloux, par MauriceLeblanc qu’on croyait plus conservateur.Et une exhortation pousse-au-crime du«c o n f o r m i s t e» Catulle Mendès: et si, lesbelles-de-nuit, vous tranchiez la gorge devos macs?

(Noël Godin, C Q F D, janvier 2 0 1 3 )

Théo Rival, Syndicalistes et libert a i re s ,une histoire de l’Union des travailleurscommunistes libert a i res (1974-1991),

Paris, Alternative libert a i re, 2013,287 p.

Le livre de Théo Rival n’est pas à pro p re-ment parler une histoire chronologique etcomplète de l’UTCL. En effet, l’auteur sec o n c e n t re essentiellement sur le rapportde l’organisation au syndicalisme et auxgauches syndicales. Ça ressemble fort àune thèse adaptée pour fin d’édition. Pourenrichir l’ouvrage, l’éditeur a eu la trèsbonne idée d’accompagner le tout den o m b reuses annexes dont deux très inté-ressantes entrevues collectives avec desvétérans, l’une sur l’ORA, l’autre surl’UTCL, ainsi que le bilan final de l’UTCLadopté à son ultime congrès. Oh, et il y atout un cahier iconographique avec photos d’époques et re p roduction depublications diverses.

Bien sûr, dans l’histoire globale dumouvement anarchiste, l’UTCL n’est sansdoute qu’une note de bas de page. On neparle après tout que de quelques cen-taines de personnes, jamais plus de 70-80en même temps. N’empêche, j’ai trouvé çainspirant et plein d’enseignements.

(Nicolas Phébus,h t t p : / / n i c o l a s p h e b u s . t u m b l r. c o m )

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