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1 Les institutions de l’amour : Cour, amour, mariage. Enquêtes anthropologiques en Asie et à Madagascar Sous la direction de Catherine Capdeville-Zeng et Delphine Ortis

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Les institutions de l’amour : Cour, amour, mariage.

Enquêtes anthropologiques en Asie et à Madagascar

Sous la direction de Catherine Capdeville-Zeng et Delphine Ortis

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TABLE DES MATIERES

Introduction, par Catherine Capdeville-Zeng et Delphine Ortis

I. LA PLACE DE LA FAMILLE ET DE L'ETAT DANS LE CHOIX DU

CONJOINT Chapitre 1. Notes sur le choix du conjoint chez les Merina de Tananarive. Amour ou groupe

statutaire ?, par Malanjaona Rakotomalala

Chapitre 2. Le « mariage international » en Corée du Sud : conditions familiales et nationale

pour le choix d’un conjoint étranger », par KIM Kyung-mi

Chapitre 3. « — L’aimez-vous? — C’est-à-dire, il me traite bien … ». Le voisin chinois ou

l’incarnation d’un idéal conjugal, par Caroline Grillot

Chapitre 4. Comment trouver son ‘Mr right’. Le mariage et la politique des ménages dans la

Chine urbaine d’aujourd’hui, par Roberta Zavoretti

II. L'EXPRESSION DES SENTIMENTS AMOUREUX : ENTRE INDIVIDUALITE

ET COLLECTIVITE

Chapitre 5. Ambivalences affectives. Le critère sentimental dans le choix du conjoint en

Chine urbaine contemporaine, par Jean-Baptiste Pettier

Chapitre 6. La fabrique du corps amoureux dans le Mōhiniyāṭṭam. L’exemple d’une maison

d’apprentissage dans le Kerala d’aujourd’hui (Inde du sud), par Corinne Mathou

Chapitre 7. Les « filets de l'amour ». Séparation et communion dans les chants alternés deuḍā

au Népal, par Rémi Bordes

III. LE SENTIMENT AMOUREUX DANS LES RITES DE MARIAGE

Chapitre 8. Le triomphe du désir. Analyse du rituel de mariage d'un martyr musulman en Inde

du Nord, par Delphine Ortis

Chapitre 9. Rester distincts, vieillir ensemble. Analyse d’un idéal amoureux chanté lors des

cérémonies de mariage contemporaines au Japon, par Jean-Michel Butel

Chapitre 10. L’évocation de l’amour dans les rites de mariage en Chine rurale. Etude d’une

vidéo de mariage (bourg de Nanfeng, Jiangxi), par Catherine Capdeville-Zeng

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Le sentiment amoureux dans les rites

de mariage

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Chapitre 9

RESTER DISTINCTS, VIEILLIR ENSEMBLE. ANALYSE D’UN IDEAL AMOUREUX CHANTE LORS DES

CEREMONIES DE MARIAGE CONTEMPORAINES AU JAPON

Jean-Michel Butel

Résumé : Cet article analyse un nô souvent chanté lors des cérémonies de mariage au Japon, et tente d’y découvrir l’idéal amoureux que celui-ci propose aux jeunes mariés contemporains. Takasago est l’une des pièces de Nô les plus célèbres du répertoire. Sa notoriété pourrait suffire à expliquer qu’elle soit mobilisée lors d’une cérémonie dont les formes contemporaines réclament un certain décorum. Mais Takasago propose aussi un idéal amoureux original, qui entre en congruence avec le modèle familial qui se met en place dans le Japon de l’après-guerre : celui d'un couple éternellement fidèle dont chaque pôle reste bien distinct. On se demandera alors si cet idéal n’est que l’effet de la propagation de cet inquiétant individualisme dont on dit qu’il saborde les structures familiales traditionnelles et les rapports entre les sexes. Mots-clefs : Japon, cérémonie de mariage, nô, Takasago, amour, idéal amoureux

STAYING DISTINCT, AGING TOGETHER ANALYSIS OF A LOVE IDEAL SUNG DURING CONTEMPORARY WEDDING

CEREMONIES IN JAPAN Summary: This article analyzes a No play often sung during the wedding ceremonies in Japan, and tries to discover the ideal love that it proposes to the contemporary young couples. Takasago is one of the most famous plays of the No theater. Its notoriety might be a reason why it has been mobilized during a ceremony whose contemporary forms demand some decorum. But Takasago also proposes an original ideal of love, which fits in with the family model that has been set up in post-war Japan: That of an eternally faithful couple of which each pole remains distinct. It then can be asked whether this ideal is merely the effect of the propagation of this disturbing individualism which is said to destruct traditional family structures and relations between the sexes. Keywords: Japan, wedding ceremony, Nô, Takasago, love, ideal love

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Introduction Il n’est certes pas simple pour l’anthropologue de mettre à jour des représentations de

l’amour dans la culture qu’il étudie, et moins encore peut être quand la société qu’il interroge

semble peu encline à disserter d’un sujet qui lui paraît en grande partie importé (de

l’Occident), somme toute futile, et en tout cas de l’ordre de l’intime, donc socialement

difficilement exprimable1. L’interrogation directe se confronte souvent à un sourire gêné, et

dans le meilleur des cas ne récolte que quelques banalités2. Dans le même temps pourtant, les

sociétés contemporaines, y compris exotiques, baignent dans des productions culturelles de

masse qui dégoulinent de représentations de l’amour3. Littérature populaire, soap télévisés,

chansons à la mode, ou films à grande audience seraient-ils alors les seuls – et désespérants4 –

recours du chercheur en mal de discours ? Le fait est que le sentiment amoureux pose de

redoutables difficultés à qui souhaite le saisir. Si on le retrouve mentionné au détour de

l’analyse des systèmes de parenté, de la mythologie, ou des rapports entre les sexes – thèmes

durs, incontournables pour décrire une société on le sait ! – il ne bénéficie en général que de

quelques rares passages dans les meilleures monographies. Pour l’ethnologie, l’amour est

largement anecdotique.

Prenons, à titre d’exemple parmi tant d’autres, la somme monographique d’une

précision admirable qu’a consacrée Maurice GODELIER au rapport entre les sexes chez les

Baruya. L’amour, la passion et l’affection, qui ne sont pourtant pas des thèmes qui rebutent

l’auteur, sont évoqués… sur deux pages (1982 : 247-248). Celles-ci expriment d’ailleurs bien

les ambigüités et les raisons de notre négligence ethnologique :

Que le lecteur se garde donc de conclure trop rapidement (…) que ce sont bien là

des « sauvages » ; qu’il chasse cette idée si elle lui était venue. Comme nous

venons de le montrer, il y a place, beaucoup de place, pour la tendresse,

l’affection, et même la passion entre les hommes et les femmes chez les Baruya.

(…) L’institution de la domination générale, de principe, de tous les hommes sur

toutes les femmes laisse une large place à des rapports non mécaniques, très

complexes et même extraordinairement contradictoires, entre les individus.

1 Voir à ce propos la courte introduction faite à un ouvrage collectif, Makiko ANDRO-UEDA et Jean-Michel BUTEL (2013 : 14-15). 2 J’ai évoqué, en introduction de ma thèse (BUTEL 2004), le désintérêt affiché par mes interlocuteurs japonais, en particulier mâles, face à mon questionnement sur l’amour. 3 Sur ce paradoxe apparent – absence de discours personnel sur l’amour, mais logorrhée organisée – voir l’article de Catherine CAPDEVILLE-ZENG, dans cet ouvrage. 4 Pour ne pas dire, avec Denis de ROUGEMONT (1939), mortifères.

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Maurice GODELIER le dit assez clairement : on pourrait croire que l’amour est

l’apanage de civilisés individualistes. Mais refuser à une société qu’elle reconnaisse l’amour

comme l’une des motivations des relations sociales, c’est risquer une nouvelle fois de faire

preuve de cet ethnocentrisme qui pose l’autre en sauvage. Non, l’amour, sous différentes

modalités (« tendresse » / « affection » / « passion »), a bien une place, et prend même

« beaucoup de place ». Mais dans les sociétés, pas dans les monographies. Car il relève de

rapports « non mécaniques », et « très complexes », voire « contradictoires », donc

difficilement descriptibles par le chercheur.

Cette compréhension de l’amour comme issu de motivations complexes et

contradictoires est très partagée, on la retrouve y compris dans les discours indigènes eux-

mêmes5. L’enjeu est justement alors de juguler les dangers de ces contradictions. L’Occident

chrétien moderne a proposé une voie qui a souvent été dite singulière. D’autres canalisations

sont possibles. On peut faire l’hypothèse que toute société génère, de façon plus ou moins

prolixe, ou plus ou moins discrète, un discours sur l’amour, une « éducation » à l’amour6, qui

tente d’en limiter la dynamique a-sociale. Il reste à savoir comment celle-ci passe. Par quels

discours et par quels gestes, par quelles médiations. De cet apprentissage, nous savons

finalement peu encore. D’une certaine façon, l’éducation à la sexualité a été bien mieux

balisée.

On constate dans bien des pays d’Asie, et depuis quelques décennies maintenant, une

focalisation fébrile et inédite sur la cérémonie de mariage. Celle-ci est devenue peu à peu le

moment par excellence où se dit, où s’enseigne, l’amour. Or, si le décor – une accumulation

bricolée de références à un Occident très largement fantasmé –, et la ritualisation – toujours

en cours d’élaboration, et parfois maladroite – peuvent prêter à sourire, les très forts

investissements – financiers, sociaux, émotionnels – qu’elle mobilise disent assez qu’on est

bien au-delà de l’anecdote. De nombreux chercheurs l’ont donc prise pour objet, en proposant

une explication assez constante : l’évolution de la cérémonie des noces est l’effet d’une mise

en scène, d’une « dramatisation » croissante7, révélatrice d’une individualisation irréversible

de sociétés qui s’organisaient jusqu’alors autour d’une logique familiale8. Certes. Mais peut-

être pas seulement.

5 Pour le Japon, Jean-Michel BUTEL (1999) par exemple. 6 J’emploie ce terme en référence à ce que dit Marcel MAUSS (1934) des techniques du corps. 7 L’historien japonais IROKAWA Daikichi (1990) parle de la « théâtralisation de la cérémonie de mariage » konreigeki. 8 L’idée que la transformation de la cérémonie de mariage reflète une transformation de la famille et de l’image de la femme est explorée par les ethnologues japonais depuis les années 1960 au moins ; HATTORI Makoto (2008 : 270-271).

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J’aimerais dans cet article regarder de plus près le cas japonais. Par bien des aspects, à

commencer par la chronologie, celui-ci constitue un cas d’école et un modèle, pour la Corée,

pour Taiwan et pour la Chine notamment. Je rappellerai donc rapidement, en espérant être

utile à l’examen d’aires culturelles proches, l’évolution de la cérémonie de mariage au Japon

au cours du XXe siècle. L’essentiel de cette contribution se concentrera toutefois sur une courte

séquence d’une cérémonie contemporaine, quelques minutes à peine, un détail presque, mais

qui à l’analyse m’est apparue particulièrement significative et révélatrice de l’un des idéaux

amoureux mis en scène à l’occasion du mariage au Japon.

Tous les éléments d’une cérémonie de mariage ne sont pas également signifiants. Tous

les éléments d’un rituel ne se valent pas. Dans le cas du bricolage élaboré mais instable, parce

que testant toutes sortes d’innovations, qu’est chaque cérémonie contemporaine, il n’est pas

sûr que tout ait un sens, ni que tout aille dans le même sens, ou encore que les participants-

spectateurs prennent conscience et soient profondément marqués par ce qui se dit. C’est

même assez peu probable. Mon pari est qu’il vaut la peine de prendre au sérieux la séquence

que je vais présenter maintenant. La demande que je fais au lecteur est de supporter le détour

de l’analyse littéraire. J’essaierai de montrer ensuite combien celle-ci détecte des éléments en

phase avec certaines logiques sociologiques repérées par l’anthropologie, la sociologie ou

l’histoire du Japon contemporain.

Je m’intéresse à la séquence dont l’analyse va suivre depuis plusieurs années

maintenant9. J’ai décidé d’en reprendre l’étude pour cet ouvrage, car elle me semble permettre

une réflexion sur ce que peut être un travail anthropologique au sein d’une société complexe,

comme le Japon, la Chine ou l’Inde. Je serais heureux si, au terme de ce chapitre, le lecteur

était convaincu de l’intérêt, et même de la nécessité, de faire coïncider le travail de terrain, la

perspective historique, et une analyse plus proprement textuelle, ou littéraire. Je suis de plus

en plus persuadé pour ma part qu’une enquête ethnologique ne serait que superficielle sans

une connaissance de savoirs qu’on a eu l’habitude de reléguer à « l’orientalisme ».

Scène initiale Le banquet accompagnant la cérémonie de mariage est déjà bien avancé en ce jeudi

après-midi du mois de novembre 2006. Après l’entremetteur, puis les patrons et autres

supérieurs hiérarchiques des mariés, c’est au tour des amis de venir au micro dire quelques 9 J’en ai tenté une première analyse plus « littéraire » lors du colloque Le théâtre Nô au Japon et en France. Histoire, pratique et réécritures, organisé le 26 septembre 2008 à l’Université de Cergy-Pontoise. Je ne reprendrai pas ici certaines précisions concernant la pièce elle-même. On pourra se reporter à Jean-Michel BUTEL (2015). Certaines de mes conclusions ont été modifiées en fonction de ce que j’ai découvert depuis lors.

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mots, faire rire avec une anecdote, une chanson, ou exprimer leur émotion. Le confident du

marié s’approche, et commence par les formules d’usage : « Kojirô, Eiko, toutes mes

félicitations. J’adresse également mes félicitations aux deux familles ». Il poursuit en

évoquant son propre mariage et les jouets d’enfants qui s’entassent dans son salon et qu’il se

propose de céder au nouveau couple. Puis enchaîne, un peu intimidé, zézayant avec un fort

accent de l’Ouest :

« Le jeune marié est entré dans le club de rugby à l’université. Moi, sans bien

savoir pourquoi, je me suis inscrit au cercle de chant de nô. Maintenant, à chaque

fois que je suis invité à un mariage, on me fait chanter un vers de Takasago. J’ai

appris à chanter des pièces de nô pendant quatre ans à l’université en me

demandant ce que je pouvais bien faire là, mais maintenant c’est devenu une

manière pour moi de vivre dans la culture japonaise. Finalement je suis bien

content de m’être mis au nô. Je vais donc me permettre de vous chanter un vers de

cette pièce, que vous voudrez bien prendre comme paroles de félicitations pour

votre mariage ».

Reposant son micro et fermant à demi les yeux, il entonne alors d’une voix

profonde :

La Pièce des mille automnes réconforte le peuple

la Danse des dix mille années prolonge la vie.

Le vent dans les pins vivant ensemble

de sa voix bruissante réjouit

de sa voix bruissante réjouit10.

Ces quelques vers, aussi obscurs aux participants d’alors qu’ils peuvent l’être, dans cette

traduction maladroite, au lecteur francophone, sont les derniers de la pièce du répertoire de nô

sans doute la plus connue et la plus jouée, Takasago11. Or l’insertion d’un chant de nô (utai)

10 Toutes les traductions sont de mon fait. 11 En 1992 on comptait au moins neuf traductions en langues occidentales (Richard A. GARDNER 1992). C’est dire son importance dans le répertoire. René SIEFFERT, qui a traduit en français une cinquantaine de pièces de nô appartenant au répertoire « officiel », commence justement ses deux volumes par ce titre (René SIEFFERT 1979 : 43-59). Il notait par ailleurs, à propos de l’hermétisme du nô (1979 : 12) : « si la lettre d’un yôkyoku [un texte de nô] peut aujourd’hui sembler obscure, même à un Japonais, c’est d’abord parce qu’il est écrit dans une langue vieille de plusieurs siècles, mais aussi et surtout parce qu’il s’agit d’une sorte de poème surréaliste qui dès

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dans une cérémonie de mariage ne va pas de soi. Ce n’est pas une obligation, ce n’est pas

systématique, et ce n’est pas une tradition valable pour « tous les Japonais ». Mais ce n’est pas

exceptionnel non plus, et cela repose sur une certaine histoire. Cela confère, et c’est là sans

doute la première et principale fonction de cette séquence, une certaine solennité à l’occasion.

Art de la scène aristocratique, patrimoine culturel reconnu par l’Unesco depuis la première

liste des chefs-d'œuvre oraux et immatériels (2001), le nô atteste de l’inscription du rite dans

la « culture japonaise » (c’est d’ailleurs ce qu’affirme le chanteur que je citais). Ses paroles

obscures réaffirment à l’occasion de sa création l’identité – japonaise et singulière – du

couple. Mais il y a sans doute plus. Invité au banquet, c’est un idéal amoureux original que ce

nô propose. Il faut cependant pour s’en rendre compte considérer d’un peu plus près la place

dans la cérémonie de mariage de la pièce dont sont issus les vers chantés.

Fabrication de la cérémonie de mariage contemporaine Il y aurait grande naïveté à croire que la forme que revêt la cérémonie de mariage

aujourd’hui au Japon est la réplique d’une liturgie immémoriale. C’est bien plutôt une

construction récente12. Sans entrer trop avant dans son histoire, rappelons que celle-ci,

finalement très peu fixée formellement avant l’ouverture du Japon à l’Occident dans le dernier

tiers du XIXe siècle, connaissait encore de nombreuses variations et une structure assez simple

avant-guerre. De la diversité rapportée par les folkloristes, on retiendra qu’étaient très souvent

disjoints des temps qui, dans nos sociétés occidentales, ont été concentrés sur la journée de

mariage : installation des époux au sein du même foyer, déclaration à l’autorité

administrative, cérémonie religieuse, banquet, premières relations sexuelles, pouvaient être

distants de plusieurs années. Le mariage, c’est-à-dire, pour choisir une définition aussi large

que possible, l’institution de notoriété publique d’un nouveau couple, ne nécessite à vrai-dire

nullement d’associer tous ces éléments. L’idée même d’effectuer un rite pour marquer le

début d’une union conjugale est loin d’être universelle. Le mariage n’est finalement pas

l’objet d’un rite de passage aussi répandu sur l’ensemble des cultures humaines qu’on pourrait

le penser. Pour prendre un cas particulier tiré du terrain que je mène sur l’île de

Hachijôjima13, le jeune homme pouvait venir rejoindre sa douce la nuit tombée durant toute

une période de cour (yobai « visite nocturne »), puis progressivement se mettre à travailler le départ défiait le langage courant ». Nous allons tenter dans les lignes qui suivent de relever le défi de la compréhension. 12 Le mariage au Japon a régulièrement fait l’objet de travaux d’anthropologues anglophones, parmi lesquels Joy HENDRY (1986), Walter EDWARDS (1989), Ofra GOLDSTEIN-GIDONI (1997), utilisés ici. 13 Jean-Michel BUTEL (2011c). Pour une présentation synthétique des pratiques matrimoniales sur cette île, ÔMACHI Tokuzô (1960).

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pour ses beaux-parents tout en résidant dans sa famille (pratique dite « mariage en mettant un

pied » : ashi-ire kon), et ce durant plusieurs années, avant que la jeune femme ne vienne le

rejoindre (prédominance de la virilocalité), ou que le couple ne s’installe dans une nouvelle

maison, souvent après la naissance de plusieurs enfants. Les droits de la bru à devenir

maîtresse de maison pouvaient être, eux, affirmés de façon plus ou moins ritualisée plus tard

encore, lors de la retraite de la mère de l’époux (cérémonie du « passage de la spatule à riz »,

hera watashi). On trouve peu de traces d’une cérémonie religieuse, ou en tout cas d’un rituel

effectué dans l’enceinte d’un bâtiment ou d’un lieu sacré ou réclamant l’office d’un

spécialiste du religieux. Le banquet collectif est lui aussi peu mentionné. Certes, la littérature

ethnologique fait mention de pratiques marquant le commencement d’un couple au Japon.

Elle est d’ailleurs corroborée par de nombreux documents historiques et iconographiques

diffusés à l’époque moderne (plus précisément surtout à partir du XVIIe siècle semble-t-il14).

On trouve ainsi de véritables manuels expliquant toutes les étapes du mariage à destination du

bon bourgeois15. Mais les historiens s’accordent pour penser que ces pratiques (cortège de la

mariée, proche de ce qui est décrit pour la Chine par Catherine CAPDEVILLE-ZENG,

échanges de cadeaux formalisés, demande en mariage par des tiers…) étaient surtout

répandues dans les familles aisées, voire très aisées. De façon peu surprenante, moins le

couple possédait de biens, moins son démarrage était marqué par des formes rituelles. Dans la

première partie du XXe siècle en tout cas, la cérémonie, quand cérémonie il y avait – et ce

n’était donc pas toujours le cas –, était avant tout une réunion domestique, ouverte à la

communauté la plus proche, famille et voisinage immédiat. Ce n’est qu’à partir des années

1950 au Japon, alors que l’urbanisation renversait l’équilibre campagne-ville et distendait les

solidarités locales, que se fixa, d’abord en milieu urbain, la structure et la forme des noces,

selon un modèle de plus en plus élaboré et standardisé. Comme l’écrit l’ethnologue du Japon

Ofra GOLDSTEIN-GIDONI (1997 : 35) :

La propagation d’un modèle déterminé de cérémonie de mariage est étroitement

liée au déplacement de la sphère privée, familiale ou communautaire au sens

étroit, à un espace public. Ce changement s’est fait dans le cadre du processus

14 Dans le contexte de l’histoire japonaise j’utilise l’adjectif « moderne » pour désigner l’époque d’Edo, qui dura de 1603 à 1867. Est contemporain ce qui vient après. 15 Voir par exemple le Konrei shiyô ke shibukuro, daté de 1750. Consultable en ligne: http://www.lib.nara-wu.ac.jp/nwugdb/edo-j/html/j024/. Le genre fut assez établi pour connaître ultérieurement des versions satyriques, comme ce Cérémonie de mariage des monstres (Bakemono konrei) peint cent ans plus tard : http://www.toyo.ac.jp/site/collection1/bake.html.

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plus large de déclin de la communauté, qui a vu celle-ci réduire progressivement

son implication dans la vie de ses membres individuels.

Figure 1

Rouleau peint du Mariage des démons, fin XIXe siècle (en attente des droits de la faculté qui

les détiennent)

Ce déplacement de la cérémonie à la sphère « publique » s’accompagna d’un

raffinement de la mise en scène et du décor : quand on invite un public moins proche, il faut

faire bonne figure ! De nouvelles organisations naquirent, d’abord autour de la location de

kimonos d’apparat (trop chers pour être possédés hormi pour une classe de privilégiés), puis

de salles, et de services16. Au début des années soixante-dix, au moment où l’économie

japonaise se faisait de nouveau puissante, se mit en place une véritable « industrie du

mariage » (buraidaru – de l’anglais « bridal » – sangyô). Pour ses entrepreneurs, il s’agissait

de se doter d’infrastructures permettant d’organiser le mariage de A à Z et d’accumuler des

profits à chaque étape de la cérémonie, de la préparation de la mariée à la réception, en

passant par l’organisation d’un rite religieux jusqu’aux cadeaux de mariage et au voyage de

noces.

Il faut préciser ici qu’il n’a sans doute pas existé de rite de mariage impliquant un

spécialiste du religieux ou une institution religieuse avant la fin du XIXe siècle au Japon. C’est

en 1898 que le sanctuaire Hibiya proposa pour la première fois une cérémonie « de type

shintô », largement inspirée de la cérémonie de mariage chrétienne. Ce cérémonial fut réfléchi

et construit plus soigneusement encore, sous l’influence du grand prêtre SENGE du grand

16 Sur l’île de Hachijôjima, le Mouvement (des femmes) pour l’amélioration des conditions de vie (Seikatsu kaizen undô) a longtemps lutté, et de façon efficace semble-t-il, pour faire accepter qu’on limite les dépenses cérémonielles, et en particulier celles liées à la cérémonie de mariage en train de se diffuser. Propos recueillis auprès d’une femme active dans ce mouvement entre les années 1960 et 90.

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sanctuaire d’Izumo17, lorsqu’il s’agit de célébrer les noces du prince héritier, en 1900. Il faut

toutefois attendre les années 1950 pour que cette cérémonie religieuse « devant les dieux »

(shinzen-shiki) devienne commune18. Encore n’a-t-elle jamais vraiment constitué une tradition

fermement établie. À la fin du XXe siècle, seul un tiers des mariages au Japon sont

accompagnés de la bénédiction d’un desservant de sanctuaire shintô, 5% se font « devant le

bouddha » (butsuzen-shiki), tandis que plus de 60% des couples préfèrent le décorum d’une

chapelle chrétienne (kyôkai-shiki), plus ou moins fausse19. On assiste d’autre part à

l’augmentation rapide du mariage sans cérémonie « religieuse », uniquement marqué par une

fête entre amis, littéralement « devant les gens » (jinzen-shiki). Avec l’instauration de l’état

civil (1872), le mariage est toutefois devenu une affaire d’Etat. Il demande ainsi aujourd’hui,

pour être officiel, la remise d’un formulaire de déclaration (kekkon todoke) à la mairie. Celle-

ci se passe, sans rite républicain, indifféremment avant ou après la fête, dont elle peut être

éloignée de plusieurs semaines, ou mois, et ne prend pas plus d’une dizaine de minutes. Elle

est effectuée par le seul couple, sans aucun autre témoin présent que le fonctionnaire de la

mairie qui enregistre la déposition des conjoints et vérifie sa conformité sur un plan

uniquement administratif. La procédure est donc très simple. Elle n’en est pas moins très

importante. Elle officialise l’entrée de l’un des conjoints – le plus souvent la femme – dans

l’état civil de l’autre (nyûseki), dont il prend le nom. Nous verrons plus loin que très peu de

couples en font l’économie.

Dans ce contexte religieusement et administrativement assez lâche, ce sont les

infrastructures pensées par une industrie du mariage – qu’on a donc comprise laïque et privée

– qui ont appelé une organisation rigoureuse. Pour « produire » le plus de mariages possibles,

avec le moins d’impondérables possibles, fut inventé un ordre cérémoniel dont la rigidité

permettait d’optimiser la rentabilité. Comme le dit clairement l’un des patrons de cette

industrie interrogé par Ofra GOLDSTEIN-GIDONI (1997 : 40) :

Si vous voulez célébrer un grand nombre de mariages lors des jours « fastes »20, il

est utile d’établir un programme pour ces cérémonies. Nous avons donc développé

un ordre cérémoniel (shikishidai) afin de s’assurer que l’opération complète ne

dure pas plus de deux heures... cela était, et est toujours, mieux pour les affaires. 17 Sur ce sanctuaire et ses liens avec le système impérial de Meiji, Jean-Michel BUTEL (2004). 18 Joy HENDRY (1986 : 195-196, n.64). 19 Sur l’utilisation d’Occidentaux jouant les faux prêtres dans des fausses chapelles pour de vrais mariages, voir le documentaire Dis-moi oui… en japonais, Maria NICOLLIER (2004). 20 Le calendrier japonais connaît des jours fastes et des jours qui le sont moins, les couples préférant se marier lors des premiers, et les entreprises de mariage essayant de remplir les seconds.

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Or, dans un secteur économique où la concurrence n’est pas plus tendre qu’ailleurs,

convaincre le client nécessite des inventions constantes. Ainsi (1997 : 135) :

Nous avons décidé que les invités de la réception de mariage étaient lassés par les

nombreux discours qui y étaient prononcés, et avons donc ajouté un diaporama

des mariés. Cela remonte à 1968, alors que nous célébrions encore les mariages

dans les sanctuaires shintô. La cérémonie de la découpe du gâteau a été introduite

plus tard, en 1973. […] la gondole [sur laquelle les mariés font leur entrée dans la

salle de réception fut inventée] en 1977… Désormais nous avons toujours des

nouveautés à proposer, tels que les effets laser. Nous encourageons chaque lieu de

réception de mariages à trouver de nouvelles inventions et à les adopter, à

condition qu’elles s’insèrent dans le temps imparti à la cérémonie complète.

Chanter du nô lors d’un banquet Il est difficile de savoir de quand date le premier Takasago chanté à un mariage, ni à qui

l’on doit cette charmante innovation. Ce qui est sûr, c’est que Takasago n’a pas été écrit par

ZEAMI (1363-1443), grand fondateur du théâtre nô, pour être chanté lors d’un banquet de

noces21. La mobilisation de ce nô dans une liturgie publique et commerciale n’est pour autant

pas absolument aberrante. Takasago est en effet une pièce votive qui marque les

commencements. Elle est ainsi jouée à l’ouverture du premier spectacle de l’année et

multiplie ces paroles de bon augure que tout discours lors d’un mariage se doit justement de

concentrer22. Si les usages sont moins systématiques aujourd’hui qu’il y a seulement une

vingtaine d’années, on prend ici toute la mesure des mots d’introduction du jeune homme

cités en début d’article : « Je vais donc me permettre de vous chanter un vers de cette pièce,

que vous voudrez bien prendre comme paroles de félicitations pour votre mariage ». Le nô

Takasago, par la densité de ses évocations fastes, félicite et porte bonheur, mieux que

n’importe quel discours contemporain. Son pouvoir est d’ailleurs multiplié par sa

respectabilité : issu d’un art vénérable, utilisé depuis des siècles dans les hautes couches de la

société et jusqu’à la cour pour chanter la prospérité du monde et du souverain, il acquiert une

force de persuasion peu commune, sans doute inégalable. Par une synecdoque qui ne semble

21 ZEAMI lui-même n’a sans doute pas composé Takasago dans l’intention d’en faire un nô d’amour. C’est pourtant sous cette catégorie qu’il est rangé aujourd’hui ; UMEHARA Takeshi (2013). 22 De très nombreux manuels sont consacrés à l’art difficile du discours de mariage, félicitant les mariés et leurs familles, tissant les expressions fastes, évitant soigneusement les mots qui pourraient mal augurer de la suite de la relation (toute expression évoquant l’idée de « couper », ou de mettre un terme, par exemple).

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pas seulement induite par des impératifs d’horaires, il suffit d’un vers – bien choisi – pour que

sa puissance propitiatrice soit mise en marche23.

Mais Takasago n’est pas le seul nô faste du répertoire. D’ailleurs, pour ZEAMI,

réconforter le peuple, assurer la paix, prolonger la vie, sont les fonctions même du nô24. Si

donc chanter du nô est particulièrement bienvenu lors d’un mariage, on peut penser qu’il a

fallu des raisons spécifiques pour que Takasago soit élu de façon quasi-exclusive. Sa notoriété

est certes un élément qui ne saurait être négligé, peut être même est-elle déterminante. Mais à

y regarder de plus près, ce que Takasago met en scène n’est pas indifférent non plus25. Car

Takasago parle du couple, et de sa relation idéale. Cela apparaît clairement dans la

scénographie, qui fait se répondre, dans un face à face dont la tendresse transparaît dans les

failles autorisées par le formalisme du nô, un vieil homme et une vieille femme26. Il en offre

une image somme toute originale, qui marquera l’éducation à la vie matrimoniale durant toute

l’époque moderne et possède toujours – c’est l’hypothèse de cette analyse – une certaine

résonance avec la vision du couple construite dans le Japon de la haute croissance

économique. Pour mieux s’en rendre compte toutefois il faut aller plus avant dans l’analyse

d’un texte dont la complexité force l’admiration.

Ce que le nô Takasago dit du couple La structure de Takasago est très classique pour un nô : un homme (jouant le rôle que

l’on nomme le waki), en voyage, arrive en un lieu célèbre. Il y rencontre un personnage

intriguant (le shite), qui se révèle être le dieu de l’endroit. Celui-ci lui délivre un message de

remise en ordre du monde qui se termine sur les paroles traduites plus haut. J’analyserai plus

précisément dans cette présentation les trois premiers tableaux, qui concentrent l’essentiel de

ce qui a fait que cette pièce est associée au mariage27.

Le premier tableau débute avec l’apparition du waki, flanqué de ses acolytes (wakitsure,

23 Lors du mariage analysé ici, le chanteur a clamé les tous derniers mots du texte. Ce n’est pas le plus fréquent, comme nous le verrons par la suite. 24 René SIEFFERT (1979 : I 16). 25 Cela peut paraître évident. Je souscris pourtant aux doutes d’Ofra GOLDSTEIN-GIDONI (1997 : 26) quant à l’importance du contenu des paroles lors d’une cérémonie : « J’aurais tendance à penser, avec un certain scepticisme, qu’elles ont un rôle similaire à celui de l’improbable gâteau de mariage, c’est à dire avant tout un rôle de décoration ». Walter EDWARDS, tout en reconnaissant leur conformisme, a voulu prendre au sérieux les discours prononcés lors du banquet (1989 : 20-24, 28-30) pour tenter une analyse des idéaux et des valeurs qu’ils proposaient (1989 : 114-127). Adoptant une perspective genrée, il se concentre toutefois essentiellement sur l’inégalité des rapports au sein du couple. Ce ne sera pas notre propos ici. 26 Voir le DVD « Konparu-ryû ‘Takasago’ », NHK (2013). 27 Je m’appuie ici sur l’analyse très complète de Richard A. GARDNER (1992) ainsi que sur les notes et commentaires de l’édition japonaise du texte ; NKBZS (1973). Takasago est divisé en neuf parties, rapidement résumées ci-dessous.

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qui n’ont qu’un rôle très discret dans la pièce). Comme il se doit, celui-ci apprend au public,

dans une langue très poétique, qu’il a entrepris un long voyage (« à présent pour la première

fois en habit de voyage, passent mes jours et je vais lointain est mon but »), qu’il se nomme

Tomonari, qu’il est prêtre, desservant du sanctuaire d’Aso dans le Kyûshû, qu’il se rend à la

capitale impériale qu’il ne connaît pas, et que son chemin l’a fait atteindre les rivages de

Takasago28, dont ce qu’il sait le pousse à se renseigner davantage. Le cadre est posé ;

commence l’attente de ce qui doit advenir.

Surgissent alors (deuxième tableau) deux vieillards, une vieille femme (tsure) qui glisse

jusqu’au bout du pont donnant sur la scène, d’où elle se retourne pour attendre un vieil

homme (shite), qui s’arrête au tout début du même couloir. Ils entament ensemble un poème

s’inspirant d’un vers du poète Ôe Masafusa (1041-1111)29. Ce faisant ils insèrent le lieu dans

une dimension très large, celle de la poésie, de paroles éternelles qui, en dévoilant des

correspondances, révèlent le vrai sens des choses :

Le vent du printemps souffle dans le pin de Takasago,

le jour tombe,

la cloche sur la colline elle aussi sonne30.

Ainsi chantent, ensemble, le vieil homme et la vieille femme. Takasago n’est pas une

quelconque baie. Loué déjà par les poètes classiques, c’est un lieu singulier, où il faut

s’attendre à accueillir une révélation. Suit une description poétique de l’endroit, tissant les

références et les symboles (le pin, la grue, si souvent combinés lorsqu’il s’agit de dire la

longévité dans le monde sinisé) et instituant Takasago et son pin comme un site en lequel il

est possible de sentir le passage du temps, d’éprouver l’éphémère (le vent dans les pins, la

mort des amis), mais aussi la longue accumulation des années (neige accumulée, cheveux

blancs du couple, tapis d’aiguilles de pin tombées).

N’entendant que le vent dans les pins,

notre cœur pour compagnon,

nous lui confions nos sentiments. 28 Il existe toujours une ville de Takasago, où se trouve le sanctuaire de Takasago, qui dut abriter cette rencontre, à quarante kilomètres à l’ouest de Kobe. 29 Poème repris dans le Recueil des mille années (Senzai waka-shû), 20 volumes compilés sur ordre impérial entre 1183 et 1187. Poème 397. 30 La division en vers est une commodité choisie par le traducteur : le texte japonais est continu, rythmé cependant par des pauses dans la déclamation et les mouvements du danseur.

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En visite les vents du rivage conversent avec les pins,

mélangeant nos manches de nos robes d’aiguilles de pin tombées,

nous balayons la poussière à l’ombre de l’arbre,

nous balayons la poussière à l’ombre de l’arbre.

Figure 2

Le couple de Takasago. Illustration d’un livret de Nô (collection de l’auteur)

Le ton est mélancolique certes, mais déclamant ensemble, les deux vieillards affirment

que si ce monde paraît désolé, il est en réalité composé d’éléments en relation, en

communication : « En visite les vents du rivage conversent avec les pins ». Le verbe utilisé ici

(kototou) se retrouve souvent dans la poésie japonaise pour désigner une conversation entre

amants31, on pourrait presque traduire « les vents du rivage flirtent avec les pins ». Cette

communication amoureuse autour de l’arbre est renforcée par l’expression qui suit

immédiatement « joignant nos manches de nos robes d’aiguilles de pin, nous balayons la

poussière à l’ombre de l’arbre » : le mélange des manches (sode soete) est une image poétique

bien connue dans la littérature classique japonaise pour évoquer l’acte amoureux. Les

31 Richard A. GARDNER (1992 : 214).

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aiguilles de pin sont à la fois la poussière (chiri) que le couple balaie (dans un geste qui fait

l’essentiel des rites shintô de purification, voir également la strophe traduite en début

d’article), et le signe d’une accumulation d’années que le couple égrène joyeusement. En

écho, leurs robes, dites « d’aiguilles de pin tombées »32, laissent entrevoir qu’ils entretiennent

un lien mystérieux avec les pins (le rapport sera explicité dans les tableaux suivants). Ainsi

l’éphémère qu’évoquait le vent tout à l’heure apparaît-il être la répétition sans fin d’une joute

amoureuse qui balaie les poussières (les impuretés : chiri) du monde.

Mais le vieux couple peut dire plus encore. Pour cela il a besoin d’un compagnon qui

questionne, ce qu’est justement le waki, dans le rôle que lui attribuent les règles du nô, et par

son nom dans cette pièce (Tomonari, littéralement : « qui devient compagnon »).

Tomonari

J’attendais quelqu’un du village et voilà qu’apparut ce vieux couple. Allons, à ce

vieil homme posons notre question.

Shite

Est-ce à moi que vous vous adressez ? De quoi s’agit-il ?

Tomonari

Quel est l’arbre que l’on appelle le pin de Takasago ?

Shite

L’arbre dont je balaie l’ombre en ce moment, voilà quel est le pin de Takasago.

Tomonari

On donne aux pins de Takasago et de Suminoe33 le nom de « pins nés d’une

même souche » (aioi no matsu). Or cet endroit et Sumiyoshi se trouvent dans des

provinces différentes. Comment peut-on dire alors qu’ils forment une paire ?

Voici posée la question qui est sans doute au cœur de l’interrogation sur le lien

conjugal, et plus généralement d’ailleurs amoureux. Comment deux entités distinctes, et

même distantes, peuvent-elles former une paire ?

Aioi no matsu. Le mot rappelé par Tomonari, combine un premier caractère (ai 相)

signifiant « réciprocité », « mutuel », homophone par ailleurs du mot le plus couramment

32 Qu’elles en soient couvertes, comme traduit René SIEFFERT, ou qu’elles en reprennent le motif. 33 Suminoe désigne un lieu compris aujourd’hui dans la ville d’Ôsaka, dans un district portant le nom de Sumiyoshi. Soit très loin de Takasago. Suminoe et Sumiyoshi fonctionnent dans cette pièce comme synonymes.

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utilisé pour dire « amour » (ai 愛)34, et un second (oi 生) ayant pour sens « naître », « vivre »

(matsu désigne le « pin »). L’expression s’applique concrètement à des arbres dont les troncs

partent des mêmes racines, ou d’une souche se divisant en deux arbres distincts, et peut

décrire, plus largement, le fait d’être nés et élevés ensemble. Le phénomène végétal est

relativement fréquent mais donne régulièrement naissance à un culte au Japon. De tels arbres,

appelés « arbre mari et femme », sont vénérés pour l’obtention d’un lien solide entre époux et

épouse, ou dans la recherche d’un partenaire35. Le motif est important, il donne son titre

original à la pièce (Aioi no matsu ne prendra pour nom Takasago qu’au milieu du XVe siècle).

Il a été célébré dans la poésie bien avant ZEAMI, mais va connaître une glose particulière dans

le nô36. Celle-ci s’organise autour de la mise en scène de ce que l’on pourrait appeler le

« paradoxe de Takasago » : on y parle de pins censés partager une même souche, mais

pourtant biologiquement différents, et dressés en des endroits séparés par une baie et plusieurs

dizaines de kilomètres. Tomonari, qui connaît bien sa géographie, est interloqué37. La réponse

du vieux couple va dans un premier temps continuer à bousculer la logique en tirant son

explication de la tradition poétique :

Shite

En effet, il est dit dans la préface du Kokinshû38 que les pins de Takasago et de

Suminoe sont connus comme pins vivant ensemble, or voyez : Je suis de

Sumiyoshi, au pays de Tsu, (se tournant vers la vieille femme) tandis que la vieille

femme que voilà est elle de cet endroit-ci. (A la vieille femme :) Parle donc si tu

sais quelque chose.

Tomonari

Voilà qui est étrange ! Ce vieux couple est visiblement en un même lieu, or il me

dit qu’ils vivent à Suminoe et Takasago, qui sont lointains, séparés par des pays,

des monts et des baies. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ?

La vieille femme 34 Jean-Michel BUTEL (2007, 2011a). 35 Jean-Michel BUTEL (1999, 2001). 36 Sur l’expression Aioi no matsu, les références littéraires mobilisées par le nô, et son interprétation propre, voire OTANI Setsuko (2011-I : 724-732). L’expression « pins nés ensemble » pointerait dans son sens le plus précis une combinaison plus rare : celle d’un pin noir (Pinus thunbergii) et d’un pin rouge (Pinus densiflora) démarrant sur la même souche. Il semble pourtant que cette acception soit surtout vérifiée dans le monde chinois, et peu développée dans le contexte japonais, qui met systématiquement en avant la partition sexuelle. 37 C’est également le cas des commentateurs médiévaux et modernes du nô, qui notent qu’il faut deux ou trois jours de voyage pour se rendre d’un lieu à un autre ; OTANI Setsuko (2011-I : 712-713). 38 Recueil de poèmes de jadis et de maintenant, en vingt volumes, dont la compilation fut terminée en 905 ou 914.

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Voilà des propos ignorants du cœur des choses !

Qu’ils soient séparés par monts et rivières de dix mille lieues,

des époux dont les attentions convergent l’un vers l’autre

le chemin n’est jamais long.

Le vieil homme

Songez-y et voyez :

Le vieil homme et la vieille femme

Alors que les pins de Takasago-Suminoe ne sont pas animés de sentiments,

ils portent le nom de pins vivant ensemble.

Combien plus des êtres sensibles,

ce vieil homme ayant de longues années

(régulièrement) quitté Sumiyoshi pour lui rendre visite,

et cette vieille femme,

qui ont grandi avec ces pins jusqu’à cet âge,

sont-ils des époux allant de pair, vieillis ensemble.

À Tomonari, le couple reproche de n’être pas assez ouvert aux réalités dévoilées par la

poésie, et ainsi de ne pas comprendre le cœur des choses, de « manquer d’empathie » (utate).

Or cette empathie est précisément ce qui unit les choses et les êtres. La distance n’est jamais

longue quand toute l’attention, littéralement « l’utilisation du cœur » (kokorozukai) voyage et

visite l’autre (kayou, « converge » dans notre traduction), et réciproquement (tagahi ni).

« Qu’ils soient séparés par monts et rivières de dix mille lieues, des époux dont les attentions

convergent l’un vers l’autre le chemin n’est jamais long ». Cette phrase, centrale pour notre

propos, s’articule autour du thème du chemin, de la route (ou de la Voie : il s’agit du même

mot). « 10.000 lieues », « lointain », « chemin », amènent un verbe de déplacement utilisé ici

pour décrire le mouvement du cœur. Celui-ci se retrouve dans la strophe suivante, où il

s’applique aux voyages incessants, année après année, de l’homme vers la femme. Or ce

verbe (kayou) désigne précisément dans la littérature classique depuis la première compilation

poétique qu’est le Man’yôshû (VIIIe s.), cette pratique conjugale dont on voit maints exemples,

entre autres dans le grand roman du Dit du Genji, celle que les anthropologues appellent du

« mari visiteur » mais qu’on désignait plutôt, dans le Japon ancien, comme le mariage par la

« visite à l’épouse » (tsuma doi)39 : les époux résidant chacun chez leurs parents respectifs, ce

39 La pratique a été analysée pour le Japon antique par l’historienne TAKAMURE Itsue (1963) par exemple. Pour une vision plus récente, et basée sur la sociologie du droit, voir TAKASHIMA Megumi (2011). Notons que cette

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sont les visites répétées d’un homme à une femme qui font le mariage (kayou peut signifier en

effet « se marier »). Mais ces visites peuvent s’espacer (c’est là tout le drame des femmes

délaissées qui emplit la littérature classique), ou être remplacées par d’autres. L’union est non

exclusive, instable, quelles que soient par ailleurs les inventions du père de la femme pour la

rendre publique et la consolider (l’installation d’une chambre pour recevoir officiellement

l’homme par exemple). La réussite revendiquée ici par le vieux couple est donc, contre

l’instabilité, l’accumulation des visites, la répétition éternelle, qui permet de se com-prendre,

au sens le plus littéral du verbe français.

La fin du couplet mobilise un jeu de mots original, mais facilement saisisable dans ce

contexte précis40 : aioi 相生 « vivre ensemble », peut aussi s’écrire, en jouant sur des

caractères d’écriture qui se prononcent de la même façon mais n’ont pas le même sens,

« vieillir ensemble » aioi 相老, comme le prouvent les deux vieillards. Les deux pins

n’apparaissent plus alors comme « nés de la même souche », mais « vieillis ensemble »,

distants mais dans une communication constante.

L’auteur du nô est parvenu à rendre cette union dans la différence avec une dextérité

vertigineuse. À la question de Tomonari, le vieil homme concède une première réponse. Il

n’est pas innocent sans doute que la première explication soit masculine. L’homme se doit

d’intervenir le premier, mais sa parole n’épuise pas le mystère. Bien plutôt, elle l’introduit.

Logiquement une seconde question fuse. Cette fois c’est la femme qui intervient, une réponse

courte mais qui contient le cœur de l’énigme. Le vieil homme ponctue alors cette sentence

d’un « écoute ! » qui introduit une glose plus étendue, chantée à deux cette fois : ils sont bien

un à répondre, sans que rien ne les sépare. Tomonari, intrigué, reprend son questionnement :

Voilà qui est passionnant,

ne reste-t-il pas conservée quelque part

l’histoire des pins vivant ensemble

à propos desquels je vous questionnais tout à l’heure ?

Les réponses s’accélèrent, confondant l’homme et la femme dans un jeu toujours plus

dynamique. Entre les deux époux s’établit désormais un va-et-vient haletant fait de répliques

de plus en plus courtes, jusqu’à arriver à l’échange de sémantèmes minimaux. Un chant d’une pratique, bien renseignée pour l’aristocratie médiévale, dépasse à la fois cette classe sociale et cette époque. Si elle disparaît chez les classes dirigeantes et les citadins après le Moyen-Âge, on en trouve des traces dans certaines campagnes jusqu’au milieu du XX

e siècle, comme le prouvent de nombreux exemples ethnographiques. 40 OTANI Setsuko (2011-I : 732)

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grande ampleur prend place alors, qui vante le règne du souverain, dont la vertu permet que le

monde soit en bon ordre et les choses corrélées comme il se doit.

Cette succession de répliques (que l’on désigne dans le nô par le terme technique

kakeai) pousse donc à une réduction progressive de la parole singulière de chacun avant de

fondre chaque entité dans le tout du chœur.

Homme

Selon les dires des gens d’autrefois

il s’agit là du signe d’un règne faste

Femme

Takasago, ce sont les temps anciens du Man’yôshû des premiers temps

Homme

Sumiyoshi, les choses vénérables du présent règne d’Engi

Femme

Le pin, l’inépuisable feuillage de mots

Homme

toujours abondant, hier comme aujourd’hui41

Homme et femme

qui célèbre l’auguste règne.

Tomonari

Vous entendant encore et encore, empli de gratitude

mes doutes se dissipent, au soleil printanier

Homme

baignant d’une douce lumière la mer de l’Ouest,

Tomonari

là-bas à Suminoe,

Homme

ici à Takasago

Tomonari

les pins d’une couleur profonde

Homme

et le printemps s’éclairent

41 Il est ici fait référence à l’un des poèmes du Kokinshû, vantant le pin toujours vert ; NKBZS (1973 : 57 n. 14).

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Tomonari

sereinement.

Cette dernière partie du dialogue complique un peu les choses en dévoilant de nouvelles

correspondances. Au pin de Takasago est associé le premier grand recueil de poésie japonaise,

le Man’yôshû (anthologie de poèmes issus de la plus ancienne antiquité, compilée en 759) ; à

Sumiyoshi, le Kokinshû, grand recueil du début du Xe siècle, souvent évoqué dans cette pièce.

À Takasago les temps antiques donc, à Sumiyoshi l’ère Engi (901-922), les temps posés

comme contemporains des protagonistes (plus de cinq siècles avant la rédaction de la pièce).

Grâce aux clins d’œil, aux emprunts, aux liens intertextuels, ces deux recueils sont en

communication, ces deux temps de l’histoire japonaise sont en continuité. Comme les

aiguilles de pin, innombrables et toujours vertes, les poèmes, abondants, toujours renouvelés

et pourtant similaires, tissent l’unité du temps (Antiquité, Moyen Âge) et de l’espace

(Sumiyoshi, Takasago). Or cette unité, cet univers sans rupture, est le signe que le monde est

en ordre, et donc que l’empereur accomplit sa principale fonction : par sa vertu, assurer la

cohésion de tous ces éléments qui autrement pourraient se dissocier, et parmi eux, le masculin

et le féminin. Loué soit ce règne qui assure la paix. La structure du dialogue traduit ci-dessus

l’exprime : quoique séparés, les deux membres du couple se rejoignent, puis le questionneur

et les questionnés, qui finissent englobés et unis dans le règne du souverain, chanté par le

chœur.

Le quatrième tableau est un long chant où shite et chœur alternent pour continuer à

relier les choses entre elles : la distinction entre êtres vivants doués de sensibilité et plantes

« insensibles » semble s’estomper. Toutes les entités s’unissent, dans la poésie, pour chanter

le règne présent. Le chœur retourne à Takasago pour conclure :

Parmi les arbres verts toute l’année

Celui de Takasago est tout particulièrement célèbre

Oui vraiment pour les règnes à venir également

Les pins vivant ensemble sont un signe faste

Mais le chœur alerte ensuite, « l’aurore est proche », et avec elle l’heure de la

séparation. Il est temps de demander aux deux vieillards de révéler leur identité. Ceux-ci

répondent à l’unisson (tableau 5) :

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Nous sommes les esprits des pins allant de pair

Takasago-Suminoe,

apparus sous l’apparence d’un couple humain.

Le vieil homme disparaît sur une barque en direction de Sumiyoshi, après y avoir donné

rendez-vous à Tomonari : la deuxième partie de la pièce sera constituée d’une seconde

rencontre entre le prêtre et le dieu ayant révélé son identité. Sous sa vraie forme (l’acteur

porte cette fois un masque de dieu), celui-ci dansera pour fêter le règne, réconforter le peuple

et prolonger la vie. La vieille femme, elle, n’apparaîtra plus, attendant fidèlement à Takasago,

sans doute, la visite de son divin époux.

Je n’analyserai pas cette partie, plus distante de ce qui nous intéresse ici. Il ne faudrait

toutefois passer sous silence les premiers vers (l’ageuta du tableau 7) :

Ah Takasago !

Du bateau de ta baie hissons la voile

Du bateau de ta baie hissons la voile

Sortons avec la lune

Portés par le courant, voici l’ombre de l’île d’Awaji dans les vagues

plus loin, nous passons au large de Naruo,

et déjà nous sommes dans la baie de Sumi,

et déjà nous sommes à Suminoe.

Cette courte strophe, un récit de voyage qui fait pendant à celui qui entamait la première

partie, est en effet le morceau de Takasago le plus souvent chanté dans les banquets de

mariage. Il peut également se jouer en remerciements à la fin d’une représentation de nô.

Difficile là encore de trouver un rapport entre le récit qu’il fait et le lien conjugal. On peut

penser que son caractère particulièrement auspicieux s’explique par le fait qu’il est placé dans

la pièce juste avant la rencontre avec le dieu se révélant sous sa vraie apparence.

Bonne entente et longévité : l’enseignement de Takasago à l’époque moderne

Takasago n’est pas à l’origine une pièce conçue pour parler d’amour. Pour les

spécialistes du nô, les deux vieillards sont à comprendre comme des personnalisations des

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principes poétiques qui permettent l’harmonie politique, et même cosmique. Très tôt pourtant

on voit leur motif repris dans un discours plus populaire qui met en avant une morale du

couple42. On sait par exemple que dès le début de l’époque moderne, lorsqu’il s’agit

d’entamer un chant faste lors de la fête qui marque l’arrivée de la bru ou du gendre, ce sont

des vers de Takasago qui sont chantés43. La compréhension de Takasago comme lieu

célébrant le couple et la focalisation effectuée en ce lieu sur un pin double, mâle et femelle,

sont elles attestées par la Petite histoire du sanctuaire de Takasago rédigée en 169544. Les

deux vieillards sont alors associés, selon une technique de récupération commune dans le

shintô moderne, au couple des divinités primordiales des grands mythes impériaux Izanagi et

Izanami. Des statues anthropomorphes étaient déjà vénérées comme protectrice des unions.

C’est à peu près à partir de cette période, qui correspond aussi à la naissance d’une culture

urbaine et populaire, que se répandent des « images du pin Takasago » (Takasago no matsu-

e). Celles-ci montrent un couple de vieillards sous un pin se séparant en deux troncs

conséquents, où, si l’on se réfère à la compréhension du nô, deux pins vivant des mêmes

racines. Parallèlement, on voit également apparaître l’usage d’un objet décoratif, en

particulier lors de l’échange de cadeaux et de serments qui marquent les fiançailles, « le

plateau-île de Takasago » (Takasago shima-dai). Celui-ci, qui fait expressément référence au

nô de ZEAMI, va constituer l’un des éléments importants du rituel correct qui mène des

premières discussions au mariage dans les familles bourgeoises, tel en tout cas que le

présentent bon nombre de manuels de savoir-vivre publiés durant le XVIIIe et le XIX

e siècles45.

Ainsi donc, le toponyme de Takasago, le pin double et le couple de vieillards sont liés, dès

cette époque, à la promotion d’un certain modèle de réussite du couple conjugal.

La présence du vieux couple ne me semble toutefois pas dire exactement et

complètement la même chose que ce que dit le nô. Regardons de plus près la composition du

plateau-île46 : un socle lobé qui pourrait bien figurer une île en effet est posé sur de courts

pieds. En son centre trône un pin dont les deux troncs sont attachés à une même souche. Son

42 Plutôt que d’une influence direct du nô sur les mentalités de personnes qui, à supposer qu’elles l’aient vu, devaient, de toutes façons, mal le comprendre, je crois qu’il faut voir là le génie de ZEAMI qui a su synthétiser à la fois des traditions savantes, littéraires et religieuses, et des représentations du monde plus populaires. Le nô est en ce sens tout aussi révélateur de représentations existantes que producteur des idéologies à venir. 43 Première occurrence sûre à l’ère Keichô (1596-1615), soit moins de deux cents ans après la création de la pièce ; d’après ÔTANI Setsuko (2011-II : 724). 44 L’arbre est désigné par l’expression « pin femelle et mâle à une souche et troncs divisés » shiyûmatsu ikkon sôkan ; OTANI Setsuko (2011-I : 726-728 et 2011-II : 729-731). 45 OTANI Setsuko (2011-II : 720-723). Le plus vieil exemple que j’ai pu repérer date de 1750. Il s’agit du Konrei shiyô ke shibukuro déjà cité. 46 Voir par exemple le fac-similé du Konrei shiyô ke shibukuro http://www.lib.ehime-u.ac.jp/SUZUKA/397/image/026.jpg.

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ramage magnifique dépasse largement du socle. À droite, sous le tronc mâle (le plus grand),

se tient un vieil homme. À gauche (tronc femelle, plus petit), une femme. L’un et l’autre

semblent se faire signe à distance. Ils tiennent chacun en main un outil qui leur permet de

rassembler les aiguilles de pin et balayer sous l’arbre. La femme, un râteau à feuilles en

bambou (sarae, encore appelé kumade), l’homme un balai fait de branchages (sugi hôki)47. La

référence au nô ne saurait être plus claire. D’autres éléments, minéraux, végétaux et animaux,

qui ne figurent pas dans la pièce, sont ajoutés : des roches au pied de l’arbre, des branches de

pruniers derrière le pin et des feuillages de bambous au pied du pin, une grue et une tortue

plus ou moins imaginaire, placées à la droite et la gauche de la femme. Ces signes sont assez

classiques et ne posaient à l’époque aucune difficulté d’interprétation. Pin, bambou et prunier

(shôchikubai) forment un ensemble faste que l’on retrouve dans les cérémonies du

commencement. Alliant deux végétaux verts en toute saison et le prunier qui fleurit à la fin de

l’hiver, il évoque la vitalité et est un signe de bon augure. Quoique non réservé au mariage, il

lui est fortement associé. La grue (tsuru) et la tortue (kame) constituent une paire

indissociable pour signifier la longévité (la grue est censée vivre 1.000 ans, la tortue 10.000).

Tous ces symboles sont très partagés, avec quelques variantes, dans le monde sinisé. La

présence des rochers est sans doute moins univoque. Elle permet une composition « arbre

semper virens – rocher » qui est caractéristique dans le shintô d’un lieu que vient occuper la

divinité (yorishiro). Ainsi donc, ces éléments en surplus viennent dire que l’instauration du

couple est une affaire faste, qui procède de la vitalité que partage la divinité, et que l’on

appelle à durer. La redondance des éléments accentue ce dernier point. La félicité

matrimoniale est placée sous l’injonction de la longévité (chôju), thème essentiel d’ailleurs à

l’époque moderne, comme on peut le voir dans les attentes et les pratiques médicales ou

religieuses. Le plateau de Takasago met en scène le vœu de bonne entente et longévité (wagô

to chôju) que l’on formule pour le couple. C’est là une interprétation juste, mais lacunaire, de

ce que disait le nô qui insistait, on s’en rappelle, sur la distinction également.

L’image du couple sous le pin Takasago n’était pas forcément réservée au mariage.

Quelques documents attestent qu’elle pouvait être offerte en particulier aux jeunes filles (mais

pas exclusivement), et même aux petites filles, comme image fastes leur traçant un avenir

bénéfique48 : à ces enfants qui n’étaient pas encore en âge de se marier, elle désignait un idéal

du couple, et le chemin à suivre pour une femme. Comme l’expliquait avec emphase un

savant nativiste en 1852, le couple de Takasago dessinait la figure du plus grand idéal

47 C’est généralement l’inverse. On verra que cela aura une incidence ultérieurement. 48 ÔTANI Setsuko (2011-II : 726-728).

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conjugal49. Il pouvait à ce titre être moqué par le grand dramaturge Chikamatsu : « si vieillir

ensemble est faste et heureux, tant qu’à évoluer ensemble, autant rajeunir »50.

Figure 3

L’île-socle de Takasago, cadeau de fiançailles contemporain (droit de reproduction du

fabriquant)

Rester distinct, vieillir ensemble : l’idéal amoureux de Takasago et la famille japonaise d’après-guerre

Les deux vénérables vieillards représentés avec leur râteau balayant les années qui

passent constituent donc un thème mobilisé au moins depuis l’époque d’Edo, dans un milieu

aisé centré sur la capitale, mais aussi, de façon progressive, en milieu urbain. Après la

seconde guerre mondiale, le motif se répandit encore et Takasago fut si systématiquement

mobilisé lors de la cérémonie marquant la naissance d’un nouveau couple qu’a pu être formé

le néologisme « industrie de Takasago » (Takasago sangyô) pour désigner tout le commerce

lié au mariage, des agences matrimoniales aux organisateurs de banquets51. Par métonymie,

49 Cité par ÔTANI Setsuko (2011-II : 728-729). 50 Cité par ÔTANI Setsuko (2011-II : 729). 51 L’association est lucrative sans doute : en 1988 la ville de Takasago a tenu à s’autoproclamer « bridal city » (buraidaru toshi), déclarant, sur la base d’une compréhension qui me semble très exacte du nô, vouloir suivre un modèle de paix et d’harmonie dans le respect ; voir la page de la mairie http://www.city.takasago.hyogo.jp/index.cfm/7,2228,109,html, consultée le 7 août 2008.

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takasago désigne également l’estrade sur laquelle sont installés les mariés lors du banquet de

mariage.

Si le plateau-île semble être d’un autre temps – je n’en ai jamais vu en tout cas – le

motif a connu un nouveau développement. Il n’est pas rare dans tout le Japon, et assez

systématique dans la région du Kansai, que, parmi les divers cadeaux des fiançailles (yuino),

soit offerte aux futurs mariés, en général par la famille du marié, une paire de poupées, les

poupées Takasago (Takasago ningyô)52. Ce remplacement me paraît significatif. D’éléments

de décor sur le plateau-île, les deux vieillards sont devenus centraux, alors que les symboles

évoquant le caractère faste et la longévité ont disparu, ou quasiment : comment mieux dire la

focalisation contemporaine sur le seul couple, dont la relation n’est plus considérée au sein

d’un ensemble faisant système, mais pour elle-même.

Que l’on retrouve le couple de Takasago dans les cérémonies de mariage

contemporaines peut – et doit – étonner. Les idéologies de la famille, du couple, de l’amour,

ont connu de grandes transformations depuis la fin du XIXe siècle. Sans doute a-t-il fallu de

fortes raisons pour que l’évocation de Takasago ne devienne pas obsolète, ou complètement

incomprise. S’il s’agissait uniquement de chanter du nô, bien d’autres pièces pourraient en

effet faire l’affaire53. Offert lors des fiançailles, chanté par l’un ou l’autre des convives au

moment où les aînés tracent le chemin du bonheur matrimonial devant le jeune couple, le

couple de Takasago continue de dessiner un modèle. Il évoque un certain idéal amoureux dont

le rappel est particulièrement adapté à une cérémonie de mariage, c’est-à-dire à un rite –

n’est-ce pas un peu unique dans la panoplie des rites ? – qui essaie de faire se répondre des

motivations personnelles fortes et des enjeux sociaux fondamentaux. Résumons : l’union du

couple est d’abord mise en relation avec une harmonie cosmique qui unit les éléments du

monde naturel, les humains et le divin. Elle procède ainsi de l’ordre du monde, dont est

responsable la personne à la fois religieuse et politique qu’est l’empeur. Or, de cette

compréhension, il en va comme des symboles végétaux et animaux du plateau-île : il semble

en rester peu de choses.

Le nô pointe d’autre part une certaine forme d’amour : celui d’un couple qui dure, et

52 Recevoir une paire de poupées n’est pas forcément un plaisir. Elles souvent considérées comme encombrantes dans les appartements des jeunes couples. Offrir ces poupées est toutefois considéré comme une « chose devant être faite » par la génération des parents. 53 Avec plus de deux cents œuvres à son répertoire, le nô met en scène un large éventail des passions qui agitent les hommes et les possèdent. Il ne saurait éviter la plus forte d’entre elles, l’amour, et ce qu’il suscite : le désir, la jalousie, la langueur, la douleur de l’absence, l’obsession... La pièce qui semble porter à son paroxysme le traitement de l’amour dans le nô est, de l’avis de tous les connaisseurs, Izutsu 井筒, également composée par ZEAMI. C’est pourtant Takasago qui continue à être chanté dans les mariages.

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dont chaque pôle reste distinct. Ce point me paraît lui trouver de nombreux échos dans la

société japonaise contemporaine. J’en trouve confirmation dans certaines confidences qui

m’ont été faites lorsque je commençais mon enquête sur le sentiment amoureux au Japon.

Ainsi cet homme, d’une cinquantaine d’années, qui dévoila une calligraphie que son père lui

avait offerte à l’occasion de son mariage, et me l’expliqua comme l’ultime enseignement. On

y trouvait quatre caractères : « soyez en harmonie, en restant différents » (lus à la japonaise

washite dôsezu), une courte citation des Analectes de Confucius qui, à l’origine, ne concernait

pas en réalité la relation amoureuse, mais plutôt l’amitié entre hommes (on la voit

curieusement souvent citée dans les discours politiques et diplomatiques, par les dirigeants

coréens, chinois et japonais, pour expliquer les rapports entre les peuples au sein de l’Asie).

Appliquée au couple ici, elle dit bien la nécessité de s’accorder mais sans perdre sa propre

identité, en restant distinct54.

« Vieillir ensemble » est également une expression que j’ai recueillie de façon

récurrente lorsque j’ai interrogé des Japonais adultes sur ce qu’ils espèraient pour leur

« relation de couple ». La formule synthétique la plus frappante est sans doute Kairô dôketsu

偕老同穴, « vieillir ensemble, être enterrés dans le même trou »55. On reconnaît de nouveau

là un composé chinois à quatre caractères, dont les commentateurs japonais font remonter la

première occurrence à la plus ancienne compilation de poèmes chinois : le Livre des Odes

(Shi Jing)56.

Vieillir ensemble est encore un thème qui est chanté très systématiquement lors des

mariages, comme on me l’a expliqué à plusieurs reprises à Hachijôjima, en évoquant le

premier vers qui ouvre « obligatoirement » la série des chants offerts au jeune couple : « Toi

jusqu’à 100, et moi jusqu’à 99, jusqu’à ce que nos cheveux deviennent blanc ensemble »

(c’est un homme qui parle). La version locale57 n’est que l’une des variantes d’un vers

largement répandu, et connu des recueils de chants populaires depuis le milieu du XVIIIe

54 Il est probable que cette glose, que j’appuie sur les commentaires que j’ai entendus alors, diffère de la compréhension chinoise plus classique de cette expression, pour laquelle la différence se construirait dans l’établissement d’une hiérarchie entre les éléments. L’harmonie ne viendrait ainsi pas de l’identité mais de la hiérarchie différentielle des positions. Je remercie Catherine CAPDEVILLE-ZENG d’avoir attiré mon attention sur ce point. Sur le rapport matrimonial vu dans le Japon moderne comme possible contre-exemple à l’inévitable hiérarchisation de tout rapport social, voir Jean-Michel BUTEL (2011b). 55 Il est vrai que récemment nombreuses sont les femmes japonaises ayant passé l’âge de la retraite qui revendiquent le droit de ne pas être enterrées dans la même tombe qu’un mari, et surtout qu’une belle-mère, qu’elles ont déjà dû supporter de longues années dans cette vallée de larmes. Si l’enfer c’est les autres, au moins qu’il ne soit pas éternel... 56 Cette filiation est toutefois à considérer avec précautions. L’expression « vieillir ensemble » apparaît bien dans quatre poèmes d’amour des Odes (31, 47, 58, 82), mais « être enterrés dans le même trou » n’est présent qu’une fois, sans lui être combiné (poème 73). Vérifications effectuées grâce au texte en ligne http://etext.virginia.edu/chinese/shijing/AnoShih.html, consulté le 8 août 2008. 57 Dont on peut lire une transcription dans NAITO Shigeru (1979: 58).

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siècle58. Or le vers contient un jeu de mots astucieux qui fait directement référence à

Takasago : « Cent » se lit hyaku et évoque l’outil qui permet à la vieille femme de « balayer »

(haku) sous le pin, tandis que « jusqu’à quatre-vingt-dix-neuf » (kujûkumade) permet un lien

avec le râteau (kumade) du vieil homme59.

Voici donc ce que peut dire Takasago de la relation amoureuse au moment où une

relation intime devient officielle : dans un monde en ordre, bien gouverné, ou chaque élément

est en harmonie, le couple est l’union de deux entités toujours distinctes, grâce à un échange

d’attentions perpétuel. Le chemin amoureux proposé n’est donc pas la fusion passionnelle,

mais la longue poursuite de la relation, dans la distinction60.

Ce discours nous semble original pour une double distinction : l’accent n’est pas mis sur

l’amour fou qui serait, si l’on en croit Denis de ROUGEMONT, le mode dangereusement

exclusif de l’amour depuis que l’Occident s’est mis à le louer, mais il n’est pas mis non plus

sur la fécondité, qui pourrait correspondre à un mode plus traditionnel de concevoir la relation

de couple. Nulle part n’est fait mention d’une quelconque filiation, ni non plus d’une

descendance. C’est bien la relation de couple qui intéresse, et est validée en tant que telle.

Non pas donc « ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants », mais « ils se virent

fréquemment, vécurent paisiblement et vieillirent ensemble ».

J’aimerais soutenir dès lors qu’il n’est pas anodin que Takasago soit évoqué dans les

cérémonies de mariage aujourd’hui, et plus précisément de façcon très récurrente depuis les

années de la forte croissance économique japonaise. Suite à la fin de la période impériale

militaire, et à la nouvelle constitution américano-japonaise (1946), les trois décennies qui ont

été marquées par la reconstruction économique (1950-1980) et l’urbanisation qui lui fut

consécutive ont en effet été celles de la constitution d’un modèle familial qui n’avait pas eu

cours jusqu’alors, mais qui sera désormais partagé comme jamais aucun modèle familial ne

l’a été au Japon : celui que les sociologues ont appelé « la famille moderne » (kindai

kazoku)61. Structurellement, celle-ci ressemble fort à ce que j’appellerais l’idéologie du

feuilleton américain Ma sorcière bien-aimée : un couple aimant (le foyer est, pour l’homme

comme pour la femme, le lieu principal de l’échange d’affection) ; des sphères masculines et

féminines séparées (l’homme travaille au dehors, la femme est la fée du logis. C’est grâce au

soutien de son épouse que l’homme réussit) ; des parents un peu lointains, souvent gênants, 58 On le trouve ainsi dans le Sankachôchûka (1771). 59 Par exemple, pour cette explication, ÔTANI Setsuko (2011-II: 724-725). 60 Notons que c’est ainsi qu’il fut compris par Ezra POUND, qui lui accorde une place centrale dans ses Cantos (en particulier Cantos IV), et en fait la louange du vrai amour, dont la constance génère une harmonie qui contraste avec les destructions apportées par les passions ; ROSENOW (2012). 61 Christian GALAN et Emmanuel LOZERAND (2011), UENO Chizuko (2009).

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qu’il faut « supporter » affectivement ; une fécondité contrôlée et rare… bref, la famille

nucléaire (kakukazoku) d’après-guerre. Dans les faits, les sociologues ont par ailleurs pointé

quelques singularités japonaises : une incitation très forte au mariage comme moyen exclusif,

pour la femme comme pour l’homme, de réalisation personnelle et d’affirmation sociale62, un

taux de divorce très faible63, une séparation des tâches et des domaines masculins et féminins

plus stricte encore que dans les autres pays développés64, une natalité faible, voire aujourd’hui

problématique. Union longue, distinction des conjoints, faible insistance sur la fécondité… Le

message délivré par les esprits des pins me semble entretenir avec ce nouveau type familial

d’après-guerre une remarquable congruence.

Conclusion On analyse souvent les évolutions récentes de la cérémonie de mariage en Asie comme

l’expression d’une réduction du social, d’un délitement de la famille et d’une focalisation, de

plus en plus exclusive et apauvrissante, sur le seul individu. De nombreux éléments peuvent

être vus sous cet angle. C’est également le cas pour les cérémonies au Japon, où l’on constate

un désintérêt progressif, quoiqu’encore relatif, pour tout ce qui pourrait relever d’un rituel

social (fiançailles, cérémonie religieuse, banquet offerts aux invités) et l’insistance sur des

éléments construisant le plaisir de faire couple (le voyage de noces)65. La quasi-disparition ces

dix dernières années de la présence de l’entremetteur (nakôdo), dont le rôle était

anciennement de préparer l’accord entre les deux familles, de présenter les mariés à leur

entourage et de garantir la solidité de l’union, va également en ce sens66. Les raisons évoquées

pour organiser une cérémonie insistent sur cette valorisation du couple au dépend de logiques

62 Le très faible taux de non mariés (moins de 3% des personnes de 50 ans n’avaient jamais été mariées en 1990), l’absence de cohabitation avant le mariage (1% en 1990), la quasi absence de naissances hors mariage (1% également) et de couples sans enfant, attestent de la prégnance de l’idéal du couple conjugal qui tient dans la durée. 63 Il s’agit bien là d’une caractéristique moderne, et très temporaire. Le taux de divorce n’a cessé de diminuer depuis la fin du XIXe siècle et l’adoption du code civil (1898) pour atteindre son plus bas niveau au début des années 1960. Il remonte régulièrement depuis, avec une accélération depuis les années 1980. Selon les statistiques du ministère du Travail et de la santé, il était de 1,77 pour mille en 2014, soit assez proche de celui de la France. Un couple sur trois divorce au Japon aujourd’hui. http://www.mhlw.go.jp/toukei_hakusho/hakusho. Voir aussi Harald FUESS (2004). 64 La très stricte répartition des rôles qui s’établit dans les couches moyennes en formation entre les années 1950 et 1980 est bien connue. Travailler ardemment hors de la maison pour le mari, complètement au sein de la maison pour la femme, était alors la meilleure preuve de la bonne entente d’un couple. Elle est aujourd’hui de plus en plus contestée par les jeunes femmes, plus qualifiées que leurs mères, désireuses de conserver leur travail après le mariage, et réclamant que leurs conjoints participent plus activement aux tâches ménagères. 65 HATTORI Makoto (2008 : 273), qui se base sur une enquête de 2001 très localisée, mais dans une région où la cérémonie de mariage connaît généralement un faste tout particulier, celle de Nagoya. 66 Les entremetteurs étaient pourtant au centre de la cérémonie dans plus de 50% des mariages y compris en milieu urbain en 1996 ; HATTORI Makoto (2008 : 276).

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familiales67 ; la prééminence accordée à l’avis de la mariée dans l’organisation de la

cérémonie également68. De fait, la cérémonie de mariage s’est concentrée de plus en plus sur

le couple, et au sein du couple, sur la mariée. Certains en font même ces toutes dernières

années, de façon curieusement anachronique, la scène de la déclaration d’amour (kokuhaku)

du marié et de sa demande en mariage (puropôzu, de l’anglais propose)69.

L’exemple du Japon pousse toutefois à compléter cette analyse. Comme nous l’avons

vu, l’instauration de la cérémonie de mariage comme rite marquant le démarrage d’une

nouvelle famille s’est effectuée en même temps que l’idéal de la famille et du couple moderne

se confortait. Le kitsch de la déclaration publique d’un amour étant prétendument la seule

justification du mariage est allé de pair avec le chant de Takasago. Il semble donc possible de

voir la cérémonie de mariage comme une invention moderne qui, au-delà des profits

économiques qu’elle génère, tente un compromis entre expression d’une pulsion individuelle

et discours éthique, éducatif, sur cette pulsion. Dans son strass, ses spots et ses larmes, la

cérémonie de mariage est porteuse de discours ambigus, parfois (très) complexes et sans

doute (extraordinairement) contradictoires. Comme tout rite en effet, mais sans l’assurance

que donne une longue tradition partagée, elle se doit de faire ressentir, de mettre en scène et

de canaliser l’amour comme pulsion individuelle qui permet de faire société. Ce qui est

nouveau par contre, et symptomatique du défi lancé à nos sociétés contemporaines, c’est

l’innovation permanente que l’on constate, dans le cadre toutefois très contraint du temps et

des lieux dévolus à la cérémonie. Les cérémonies sont toujours, et désespéremment

semblables, comme me l’ont dit nombre de mes informateurs, et pourtant intègrent sans cesse

de nouveaux éléments. Comme si la proclamation du sentiment amoureux nécessitait une

sorte de sincérité qui ne pouvait se satisfaire d’aucune forme fixe.

67 Les futurs mariés mettent d’abord en avant l’envie d’être félicités, ou la cérémonie comme preuve de l’union promise au conjoint, avant de parler de l’occasion d’affirmer des liens de parenté entre les deux familles, ou de la reconnaissance par la société de leur union ; HATTORI Makoto (2008 : 273). 68 L’avis le plus important dans l’élaboration de la fête est celui de l’épouse (65%) avant le sien propre (environ 20%) pour les hommes, le sien propre (50%) et celui du partenaire (35%) pour les femmes. Dans les deux cas, l’attention portée à l’avis des parents et des beaux-parents semble négligeable (moins de 10%). Il est à noter toutefois qu’il s’agit d’intentions proclamées de célibataires, ce qui ne reflète pas exactement la réalité des cérémonies ; HATTORI Makoto (2008 : 275). 69 On peut en voir une série d’exemples sur youtube, il est désormais chic de filmer ce moment et de le mettre en ligne. https://www.youtube.com/watch?v=vOIf7lL1dqQ, à partir de 4’50 (j’ai recensé plus de 110.000 vidéos montrant les « highlights » d’une cérémonie de mariage, pour le seul Japon, en 2013). Notons que cette déclaration d’amour / demande en mariage est avant tout une tâche qui revient aux hommes. Au delà du Japon, c’est devenu un genre parmi les vidéos virales sur les réseaux sociaux (Facebook, Vine, Line…), dans le monde entier. Faire la déclaration publique la plus grandiose qui soit est devenu un véritable challenge. Il en existe même des compilations. https://www.youtube.com/watch?v=ZVHJYqnyHV8 par exemple.

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ageuta 上げ歌 partie de chant dans le nô ai 愛 amour -- 相 réciprocité, mutuel aioi 相生 vivre ensemble

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-- 相老 vieillir ensemble aioi no matsu 相生の末 pins nés ensemble ashi-ire kon 足入れ婚 « mariage en mettant un pied » dans la maison : le gendre travaille et réside temporairement dans sa belle famille buraidaru sangyô ブライダル産業 industrie du mariage buraidaru toshi ブライダル都市 bridal city butsuzen-shiki 仏前式 cérémonie devant le bouddha chiri 塵 poussière, impuretés Hachijôjima 八丈島 l’île de Hachijô hera watashi 篦渡し passage de la spatule à riz (cérémonie de passation de la belle-mère à la bru) Hibiya jinja 日比谷神社 Sanctuaire de Hibiya Izumo taisha 出雲大社 Grand sanctuaire d’Izumo jinzen-shiki 人前式 cérémonie devant les gens (sans rituel religieux) kakukazoku 核家族 la famille nucléaire kame 亀 tortue kayou 通う converger, se marier kekkon todoke 結婚届 formulaire de déclaration de mariage kindai kazoku 近代家族 la famille moderne kokuhaku 告白 déclaration d’amour kokorozukai 心遣い l’attention, « l’utilisation du cœur » konreigeki 婚礼劇 théâtralisation de la cérémonie de mariage kototou 事(言)問う conversation intime (entre amants…) kumade 熊手 râteau à feuilles en bambou kyôkai-shiki 教会式 cérémonie dans une chapelle chrétienne matsu 松 pin nakôdo 仲人 entremetteur, intermédiaire Nô 能 Le théâtre nô Ôe Masafusa 大江匡房 nom propre oi 生 naître, vivre puropôzu プロポーズ demande en mariage Sankachôchûka 山家鳥虫歌 nom propre sarae さらえ râteau à feuilles en bambou Seikatsu kaizen undô 生活改善運動 Mouvement (des femmes) pour l’amélioration des conditions de vie shikishidai 式次第 ordre cérémoniel shinzen-shiki 神前式 cérémonie « devant les dieux » (shintô) shite 仕手 l’actant (rôle principal dans le nô). shiyûmatsu ikkon sôkan 雌雄松一根双幹 pin femelle et mâle à une souche et deux troncs shôchikubai 松竹梅 pin, bambou et prunier sode soete 袖添えて mélange des manches sugi hôki 杉帚箒 balai fait de branchages tagahi ni 互いに réciproquement

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Takasago 高砂 nom propre takasago ningyô 高砂人形 poupées Takasago takasago no matsu-e 高砂の松図 images du pin Takasago takasago shima-dai 高砂島台 plateau de Takasago takasago sangyô 高砂産業 industrie de Takasago Tomonari 友成 nom propre tsuma doi 妻問い visite à l’épouse tsure 連れ compagnon du shite ou du waki (rôle dans le nô) tsuru 鶴 grue utai 歌い chant de nô utate うたて manquer d’empathie washite dôsezu 和而不同 être en harmonie, en restant différents wagô to chôju 和合と長寿 bonne entente et longévité waki 脇 interlocuteur du shite (rôle dans le nô) wakitsure wa compagnon du waki (rôle dans le nô) yobai 夜這い visite nocturne yôkyoku 謡曲 un texte de nô yorishiro 依代 lieu que vient occuper la divinité yuino 結納 cadeaux des fiançailles Zeami 世阿弥 nom propre

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Chapitre 10

L’EVOCATION DE L’AMOUR DANS LES RITES DE MARIAGE EN CHINE RURALE

ETUDE D’UNE VIDEO DE MARIAGE (BOURG DE NANFENG, JIANGXI)

Catherine Capdeville-Zeng

Résumé : Après avoir présenté le cadre idéologique et cérémoniel des rites de mariages en Chine, ce chapitre propose une analyse d’une vidéo de mariage filmée en 2010 dans un bourg rural de la province du Jiangxi. On y voit la place prépondérante d’un discours sur l’amour prononcé par des tiers ou véhiculé par des objets symboliques, une grande transformation par rapport aux rites anciens où ce thème n’apparaissait pas. L’amour « romantique » vient ainsi au premier plan de la mise en scène des mariages, mais il n’est cependant pas accompagné par une expression d’un sentiment amoureux de la part des conjoints. La cérémonie met aussi en scène la valeur « famille » et l’espérance de la procréation, enfin la convivialité du banquet montre une société communautaire, qui subordonne le rôle principal joué par les mariés. Ces derniers sont les acteurs passifs d’une cérémonie qui échoue à les magnifier en tant qu’individus. Mots-clefs : Chine rurale, rites/cérémonie de mariage, modernisation/occidentalisation, rouge et blanc, amour

THE EVOCATION OF LOVE IN RURAL CHINESE MARRIAGE RITES: REVIEW OF A

WEDDING VIDEO (NANFENG, JIANGXI PROVINCE)

Summary: Subsequent to presenting the ideological and ceremonial framework of marriage rites in China, this chapter continues with an analysis of a wedding video recorded in 2010 in the small country town of Nanfeng in Jiangxi Province. It shows the preponderant role played by speeches on love given by third parties or suggested by symbolic objects, which represent a considerable change compared to ancient rituals in which this theme is disregarded. Thus, romantic love has moved to the foreground in the staging of marriages although this has not been matched by any expression of feelings of love on the part of bride and groom. The ceremony also stresses the value of “family” and procreative expectancy; finally the conviviality of the banquet shows a social community that subordinates the leading role played by the married couple. They become passive participants in a ceremony that fails to enhance them as individuals. Keywords: Rural China, Marriage rites/ceremony, modernisation/westernisation, red and white, love.

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« Aujourd’hui, les mariages ne sont plus que des banquets, seules les

funérailles restent de vrais rites »

Introduction S’intéresser à la cohérence des rites de mariage actuels en regard des rites traditionnels

permet de s’interroger sur l’ampleur et la direction des transformations apportées par la

modernisation dans la société chinoise. Aujourd’hui, ces rites font une large place à des

symboles et à un discours sur l’amour, un phénomène auparavant entièrement absent du

mariage traditionnel, pratiqué en Chine rurale jusqu’à la révolution culturelle (1966-1976),

époque où il fut attaqué comme « vieillerie » et « coutume superstitieuse », pour être

réintroduit ensuite dans les campagnes au début des réformes et de la mise en route de la

modernisation à partir des années 1980. Vingt-cinq ans après, on assiste pourtant à une

profonde transformation des rites traditionnels, par exemple la robe de mariée blanche à

l’occidentale prend une place prépondérante dans les mariages, tandis que la robe rouge

traditionnelle est reléguée au seul banquet.

Cet article, qui propose une analyse des éléments rituels apparaissant dans une vidéo

de mariage filmée en 2010, permet de mesurer l’ampleur de l’évolution des rites de mariage, à

partir de certains éléments significatifs, et de mettre au jour le système sous-jacent des valeurs

activées dans ces rites. La tentative est d’examiner les rites contemporains, pour voir dans

quelle mesure des valeurs nouvelles et individualistes s’y faufilent.

Les rites de mariage chinois ont commencé à être décrits dès les premiers classiques

compilés aux alentours du deuxième siècle avant l’ère chrétienne (sur la base de textes plus

anciens) – notamment dans les « trois (livres) sur les rites » : Rites des Zhou, Cérémonies et

rituels et le Livre des rites1 ». Des lettrés possédant la fibre ethnographique ont ensuite, sous

l’empire, produit des descriptions des coutumes de leur temps, notamment dans les

monographies locales, ou dans des ouvrages tel le célèbre La capitale de l’est : un rêve de

splendeur(1187) de MENG Yuanlao. Plus tard, des romanciers comme CAO Xueqin dans Le

rêve dans le pavillon rouge datant du 18e siècle ont écrit des fictions avec des descriptions

détaillées et réalistes. Des ethnologues, d’abord des missionnaires, puis des scientifiques, les

ont suivis par des descriptions plus systématisées au 19e siècle et au début du 20e siècle2,

1Zhouli, Yili, Liji : ces « trois rituels » sanli, compilés et édités pendant la dynastie Han (206 av. J.C. – 220 ap. J.C.), reprennent des textes plus anciens. 2 Maurice FREEDMAN (1970 : 179-180, note) donne une liste d’une trentaine de sources descriptives sur les mariages chinois. A noter le très détaillé article du missionnaire belge Paul SERRUYS « Les cérémonies de mariage – usages populaires et textes dialectaux du sud de la préfecture de Ta-T’oung (Chansi) » publié en 1944.

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avant que les anthropologues leur emboitent le pas et poursuivent ce travail jusqu’à

aujourd’hui. Divers vulgarisateurs chinois ont aussi publié récemment des descriptions

détaillées des pratiques anciennes et actuelles3. Il existe donc une ample littérature écrite sur

le thème des rites de mariage, démontrant l’intérêt qui lui a toujours été porté, par delà les

transformations historiques des cérémonies.

Dans son introduction au chapitre 67 du Hanshu (Livre des Han), l’auteur BAN Gu (32

– 92 ap. J.C.) écrit que :

« … Le lien entre l’époux et l’épouse est le lien interpersonnel majeur de la Voie

des humains. Dans la pratique des rites, rien ne mérite plus d’attention que le

mariage. En effet, l’accord des sonorités fait régner l’équilibre des saisons, les

mutations du yin et du yang gouvernent les dix-mille êtres : comment n’y serait-

on pas attentif ? » (Cité par Léon VANDERMEERSCH, 1991 : 67)

Dans les textes confucianistes chinois anciens, l’idée est profondément ancrée que le

mariage est l’institution sociale régissant toutes les autres relations sociales interpersonnelles,

et formant la base de l’harmonie sociale, d’où l’importance accordée aux rites de mariage.

C’est au moment où le mariage est institué, tranchant avec les temps précédents anhistoriques

« où les hommes ne connaissaient que leur mère4 », et permettant dès lors la reconnaissance

par les fils de leur père, que l’ordre social patrilinéaire fondé sur la piété filiale se met en

place.

L’anthropologue anglais Maurice FREEDMAN, qui a longtemps étudié les régions du

Sud-Est dans les années 1950 et 1960, en étudiant le symbolisme des rites chinois, écrit que :

« Les rites de mariage sont […] un commentaire étendu sur la joie et le

traumatisme de la formation de nouveaux liens d’affinité. […] Je présume qu’un

modèle général des rites [de mariage] peut être construit. » (1970 : 179)

Selon lui, il y a une cohérence de la société chinoise transcendant les évolutions et

révolutions :

3 Ont été consultés les ouvrages de GUO Xingwen (2002), WAN Jianzhong (2010), BAO Zonghao (2006), JI Feng (2010), WANYAN Shaoyuan (2010), LI Shaonan (2009). 4 Parole reproduite dans plusieurs livres anciens et classiques, dont le Zhuangzi, les Annales des printemps et des automnes, etc.

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« Il n’est pas étonnant que, dans la République Populaire de Chine, face aux

attaques violentes contre le cérémonialisme superstitieux, les gens persistent à

pratiquer le rite central du mariage traditionnel (le transfert de la mariée dans un

palanquin) en l’amenant sur une bicyclette. Marcher, même quand c’est possible,

n’est pas assez bien ; un mouvement dramatique doit être fait. » (1970 : 181)

Pour Maurice FREEDMAN, le passage du palanquin à la bicyclette n’est pas

fondamental car l’essentiel du rite est conservé : le trajet de la mariée et l’emploi d’un

véhicule pour la convoyer.

Dans le même esprit que Maurice FREEDMAN, la question de la profondeur des

transformations actuelles sera considérée en comparaison avec des descriptions de rites

évoqués dans les sources écrites ou dans des gloses d’informateurs sur le terrain. Le matériau

principal utilisé ici est cependant une vidéo de mariage datant de 2010, un objet-souvenir qui

a fait son apparition depuis une quinzaine d’années en Chine. De nos jours dans ce pays, les

entreprises organisant les cérémonies de mariage se chargent aussi de filmer l’événement,

puis de monter et de réaliser une vidéo qui restera pour les mariés le souvenir indélébile de

leur mariage. Cet objet n’est en aucun cas un document ethnographique fidèle du déroulement

complet de la fête, puisqu’il a été élaboré à partir de certaines scènes particulières, dans

lesquelles seules certaines images ont été conservées au montage pour leur valeur symbolique.

C'est un produit destiné à servir l’idéologie qui accompagne les pratiques. Malgré cela, ces

vidéos sont des sources précieuses pour analyser le symbolisme de la cérémonie et les

principales valeurs qui y sont représentées. Si tout n’y est pas dit, néanmoins ce qui y est dit et

montré est l’essentiel pour les Chinois d’aujourd’hui, et nous permet d’étudier leurs

représentations sur la notion d’amour conjugal. A l’analyse de cette vidéo ont été adjointes

des sources secondaires, le visionnage d’autres vidéos semblables et la consultation de photos

de mariages, des entretiens répétés, et une enquête dans un salon de photographies de

mariage, tout ceci dans le cadre d’une enquête de terrain globale sur le district rural de

Nanfeng (Jiangxi) commencée en 2010 par des voyages annuels. Une autre enquête plus

ancienne dans le village de Shiyou de ce même district5 avait déjà permis de baliser le sujet du

mariage. Les informations recueillies à ce jour sont donc importantes, malgré le fait que je

n’aie pas pu assister personnellement à une cérémonie complète de mariage, car les périodes

des unions sont courtes et ont lieu principalement autour du Nouvel an, et les 1er mai et 1er

5 Commencée en 2002, elle fut menée sur le sujet du théâtre nuo, qui a donné lieu à plusieurs publications, notamment Le théâtre dans l’espace du peuple – une enquête de terrain en Chine (2012).

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octobre (fête nationale). Cet article se concentre donc sur la journée du mariage proprement

dite, le jour du banquet nommé localement « déguster le vin du bonheur » chi xijiu. N’y sont

pas abordées les phases préliminaires, y compris la séquence de l’obtention du certificat de

mariage, certification civile mais privée, qui n’est pas considérée comme signifiante : seul en

effet le banquet de mariage offert aux parents et amis donne le statut de marié aux yeux de la

communauté locale : un couple ne sera pas considéré comme marié si le banquet de noces n’a

pas eu lieu, même s’il possède le certificat et a déjà des enfants.

Les grandes lignes des cérémonies traditionnelles seront d’abord retracées, à partir de

descriptions tirées d’auteurs chinois et d’observateurs étrangers. Le canevas de la vidéo sera

ensuite présenté, enfin les symboles de l’amour qui y apparaissent seront discutés, notamment

en rapport avec leurs significations en regard des mariages des temps passés. Une réflexion

sur l’occidentalisation de la cérémonie et ses limites conclura l’article.

Cérémonies traditionnelles La tentative dans cette section est, par petites touches, de placer les éléments et

séquences des rites de mariages qui ont été considérés comme les plus importants par les

Chinois qui les ont observés en leurs temps. Il s’agit en quelque sorte de faire surgir l’ossature

à partir de laquelle les pratiques ont été renouvelées de façon incessante selon les époques et

les localités.

Le Livre des rites énonce une liste de six rites composant le mariage : le rite de

proposition, le rite de demande du nom, le rite de rapport de divination favorable, le rite de

conclusion de l’acte de mariage, le rite de fixation de la date et le rite d’accueil familial - la

cérémonie principale, ou encore celle du mariage lui-même. Selon Maurice FREEDMAN

(1970 : 181), ces six rites du Livre des rites forment la structure de tous les mariages chinois

dans leur forme préférentielle, même s’ils ont été modifiés et embellis par les coutumes

locales. Sous leur forme concrète, ces six rites s’actualisent ainsi : une famille cherchant une

belle-fille demande à un entremetteur de chercher une fille convenable ; l’entremetteur se

renseigne sur l’horoscope et de la généalogie des conjoints potentiels ; l’horoscope de la fille

est comparé à celui du garçon ; les fiançailles sont fixées par le transfert des cadeaux ; la date

du mariage, c’est-à-dire celle du transfert de la fille est fixée ; la mariée est déménagée.

L’ouvrage La capitale de l’est : un rêve de splendeur explique en détail les pratiques

de mariages dans la capitale Bianjing (Kaifeng), sous la dynastie des Song du nord (960 -

1127), en se fondant sur cette structure présentée dans les classiques. De nombreux rites

préparatoires et conclusifs entourent la journée principale qui est l’arrivée de la mariée dans

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sa belle famille. Les grandes lignes de la description de cet ouvrage sont résumées ainsi par la

sinologue historienne américaine Patricia EBREY (1991 : 81-82) :

Le jour du mariage, le marié est bien habillé puis envoyé avec ses compagnons,

des musiciens et un palanquin vide, pour chercher la mariée. Celle-ci est parée,

son visage est recouvert par un voile. Elle entre dans le palanquin pendant que ses

accompagnateurs doivent mimer une résistance. A l’arrivée de la procession, les

gens poussent des clameurs, demandant des pièces d’argent pour laisser passer le

palanquin. […] Comme la mariée n’est pas supposée mettre le pied par terre, un

tapis vert lui est disposé […] Elle doit enjamber une selle de cheval. Elle est

ensuite assise dans la chambre nuptiale, tandis que le marié est assis dans la pièce

principale, où une dégustation de vin a lieu. Puis il va chercher sa mariée, la

dirigeant vers l’autel familial où elle se prosterne devant les ancêtres de son mari.

Ils retournent ensuite dans la chambre nuptiale, et se prosternent l’un devant

l’autre. Des bonbons et des pièces de monnaie sont lancés sur le lit dans une

atmosphère d’excitation et de chants. Ils doivent boire du vin de deux tasses liées

par une ficelle, puis les lancer par terre ; une tasse disposée vers le haut et l’autre

vers le bas est un signe auspicieux. Le jour suivant, la mariée doit se prosterner

devant les parents âgés de son mari. Dans la semaine, les deux mariés doivent

visiter les parents de la mariée, où ils sont encore une fois fêtés.

Le sixième rite, l’accueil de la mariée, est lui-même composé de différentes séquences.

Et le rite conclusif du mariage, non expressément mentionné dans la liste des six rites, mais

largement pratiqué tout au long de l’histoire chinoise, est la visite de retour de la mariée (avec

son époux) chez ses propres parents. Le mariage est ainsi un processus long et complexe, dont

l’accueil de la fiancée chez son époux est l’apex.

Parmi les nombreuses descriptions ethnographiques datant d’avant la révolution

communiste, celle de Martin YANG décrivant les coutumes du village de Taitou (province du

Shandong) est intéressante pour sa présentation des principales étapes de la journée du

mariage (1945 : 110-113) :

Un palanquin est envoyé par la famille du garçon chercher la fille. La fille est

portée à l’intérieur, elle porte une robe de mariage rouge et son visage est

recouvert par un voile de satin rouge. Deux de ses frères, cousins, ou un oncle

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l’accompagnent, et la dot est paradée pour être admirée sur le trajet. Le marié

l’attend dans la chambre nuptiale. Après son arrivée, la mariée est placée dans la

cour devant la maison où est disposée une table avec des offrandes pour le Ciel et

la Terre, une paire de bougies rouges et trois brins d’encens allumés. Les mariés

se tiennent debout devant cet autel et se prosternent devant les dieux. Puis, se

faisant face, ils se prosternent l’un devant l’autre. Ils vont ensuite dans la chambre

nuptiale, elle doit enjamber une selle, représentant un esprit démoniaque

cherchant à bloquer l’union, l’enjamber signifie que l’obstacle est surmonté et que

le succès du mariage est assuré. Puis, dans la maison, les mariés se prosternent

devant les ancêtres, et ensuite devant les parents du marié. Retournés dans la

chambre nuptiale, tous les parents et voisins viennent voir la mariée et la dot.

Toute la famille s’occupe d’entretenir les invités, et la fête (le banquet) est la plus

importante que la famille peut fournir. Les cadeaux donnés par les invités ont aidé

à préparer la fête. Le soir, un épisode de moquerie des mariés est tenu dans la

chambre nuptiale, les jeunes parents et les amis viennent se moquer des mariés, et

ils doivent faire des choses amusantes, cela peut durer jusqu’après minuit. Puis les

mariés font une dernière cérémonie en dégustant du vin et des plats, et après

seulement sont-ils unis et les titres de mari et femme assumés.

Martin YANG conclut sa description en disant que trois choses sanctionnent le

mariage : le palanquin qui amène la mariée, le trajet de parade depuis sa maison jusqu’à celle

de son mari, et l’hommage aux divinités Ciel et Terre et aux ancêtres de la famille du marié.

Le palanquin est essentiel pour que la mariée ait une position reconnue de femme mariée (les

concubines n’ont pas droit au palanquin) ; la parade a pour objectif de signifier que le mariage

se déroule dans les règles et de montrer publiquement la dot ; l’hommage aux dieux assure

que le mariage est sanctionné par des dieux et non pas seulement par des hommes.

L’hommage aux ancêtres introduit la fille dans la famille qui la reconnaît comme l’une des

leurs.

« Le mariage est ainsi reconnu premièrement par deux parties, puis

secondairement par deux familles et leurs parents, et troisièmement par la société

dans laquelle vit le couple et quatrièmement par les divinités. Il n’est pas

surprenant que les mariages brisés soient rares en Chine rurale. » (1945 : 113)

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L’anthropologue américain Myron COHEN a pu mener une enquête en 1986 et 1987

dans un village du nord de la Chine (Hebei). Ce qu’il raconte montre que nombre d’anciennes

coutumes sont alors encore en vigueur ou ont été réintroduites après la période de la

révolution culturelle. Le mariage se déroule ainsi (2005 : 99 – 100) :

Le marié va en palanquin chercher la mariée, lui-même rentre à cheval. La mariée

porte un voile. Arrivés chez le marié, ils saluentd’abord le Ciel et la Terre, la

mariée debout tandis que le marié s’agenouille. Puis la mariée passe dansla

chambrenuptiale et le marié découvre son voile. Ensuite, a lieu une cérémonie de

salut envers les membres des générations aînées. La journée se termine avec une

séance de moquerie des mariés qui dure jusque très tard. Le lendemain a lieu la

visite de retour à la famille natale de la mariée et le troisième jour le culte aux

ancêtres du marié et la visite des agnats. Les deux côtés organisent des banquets,

celui du marié le jour du mariage, celui de la mariée le jour d’avant le mariage.

Voici enfin deux descriptions de mariages, célébrés avant la révolution de 1949,

recueillis pendant mes enquêtes après 2010 dans le village de Shiyou, situé à une douzaine de

kilomètres de Nanfeng :

Un vieil homme (quatre vingt ans) : Pour le mariage, il fallait « saluer le Ciel et la

Terre, saluer le lignage, saluer les parents » bai tiandi, baitang, bai fumu. Un rond

en osier était placé devant l’autel domestique et les mariés devaient s’agenouiller

dessus pour se prosterner. Avant, la mariée venait en palanquin. Il n’y en a plus. Il

y a encore le palanquin pour les funérailles… Maintenant, on ne fait plus la

prosternation au lignage depuis longtemps. Le garçon va chercher la fille en

voiture. La fille doit amener des couettes, et aussi des nourritures (nouilles,

légumes…) pour qu’elle puisse avoir beaucoup d’enfants. On ne fait plus

la« moquerie » naoxinfang de nos jours. J’ai assisté à cela pour le mariage de mon

oncle paternel cadet, c’était très drôle, ils devaient mangerensemble une pomme

tous les deux en croquant chacun de leur coté ; on apportait un

sceauhygiéniqueremplisde choses comme descacahuètes… ils devaient s’assoir

dessus et … … On faisait un banquet, il y avait deux services, un pour le petit

déjeuner et un autre le midi. Le garçon invitait tous ses parents, on terminait par la

fille qui invitait chez elle tous ses parents. Maintenant on fait cela ensemble.

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La médium du village (soixante-six ans) raconte son mariage :

Elle a porté les vêtements rouges de mariage, loués aux musiciens : une coiffe

avec un tissu rouge pendant sur son visage jusqu’au milieu du buste, et une robe

rouge. Après son arrivée chez ses beaux-parents, elle a été engagée à « saluer le

lignage » baitang, avec son époux. Devant l’autel étaient réunies toutes les

personnes des générations précédentes, belle-mère et beau-père popo-gonggong,

l’oncle maternel et sa femme jiujiu-jiumu, l’oncle paternel cadet et sa femme

shushu-shenshen. La présence des parents du côté de la belle-mère (qui ne sont

pas du lignage) s’explique parce que, selon le dicton « au plus haut dans le ciel

règne le dieu du tonnerre, tandis que sur la terre règne l’oncle maternel ». Il a fallu

saluer d’abord le Ciel et la Terre, puis les ancêtres, et enfin les parents vivants.

Après chaque salut à ceux-ci, la mariée leur a présenté une boîte ouverte où ils ont

mis un peu d’argent. Ce sera l’argent de la femme qu’elle devra gérer pour son

couple. Le soir a eu lieu une séance de « moquerie » naoxinfang, jusque très tard.

L’épouse devait servir les hommes en allumant et préparant leurs pipes. Les deux

mariés devaient manger ensemble un bonbon, etc. C’était pour « s’amuser »

kaixin.

Ces descriptions résument les étapes principales de la journée du mariage avec comme

éléments fondamentaux le trajet en palanquin, les salutations aux dieux, ancêtres et parents du

marié ainsi que les salutations mutuelles des mariés et leur échange de vin, la moquerie des

mariés, la visite de retour dans la famille de la mariée ; des détails comme le voile et la robe

rouge, les prosternations des époux l’un envers l’autre etc. sont ajoutés. Les rites sont

distingués de la partie banquet, qui vient en accompagnement. Nous verrons ci-après

comment sont utilisés tous ces éléments dans la cérémonie moderne.

Un thème largement absent dans les descriptions des mariages anciens est l’évocation

de sentiments d’amour entre les conjoints, parce que le mariage est considéré comme une

affaire mettant en jeu les familles plus que les seuls conjoints, et les communautés lignagères

encore plus que les familles. Dans un article étudiant les rites de mariage à Hong Kong dans

les années 1990, l’anthropologue Béatrice DAVID indique que : « L’occultation des

sentiments amoureux dans les rites nuptiaux est caractéristique des pratiques conformes au

modèle orthodoxe confucéen » (2000 : 116). L’historien Léon VANDERMEERSCH souligne

que les classiques chinois proposent l’idée que :

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« Le mariage n’était pas une affaire joyeuse, mais une affaire sérieuse, celle de la

perpétuation de l’ordre social. L’attrait des sexes était censé n’y jouer aucun rôle :

ce que marquait le voile recouvrant le visage de la nouvelle épousée jusqu’au

dernier moment » (1991 : 65). Quant à l’évocation de la sexualité dans les rites,

elle « n’était cependant pas ignorée ; mais elle était sublimée au plan cosmique »

(1991 : 65).

Cette « sublimation cosmologique » transparaissait dans de nombreux signes se

rapportant tous à la combinaison du yin et du yang. On en a vu ci-dessus une occurrence dans

la relation de La capitale de l’est : un rêve de splendeur, avec l’évocation du jet à terre des

tasses de vin des mariés, l’une devant être ouverte vers le haut, l’autre tournée vers le bas,

semblables mais opposées, figure parfaite de la complémentarité hiérarchique. Cette

« sublimation de la sexualité » transparaissait également dans des inversions ritualisées à

travers des rites de défoulements orgiaques, que les lettrés ont ensuite raffinés en concours

bachiques, ainsi que dans les moqueries des pratiques populaires dont l’objectif était de

prédisposer les époux inconnus l’un de l’autre à la relation sexuelle et de servir d’exorcisme

pour renvoyer les démons, selon WANYAN Shaoyuan (2010 : 120).

L’évocation de la sexualité n’était donc pas interdite, mais celle de l’amour individuel

entre les deux conjoints n’apparaissait pas dans les rites. Comme le dit l’auteur chinois GUO

Xingwen dans son ouvrage Les coutumes traditionnelles de mariage en Chine :

« Autrefois, la cérémonie de mariage excluait toute référence à l’amour entre les

deux mariés. Le mariage n’était qu’un devoir objectif qu’il était obligatoire de

remplir dans la vie, et le mariage n’avait en général rien à voir avec l’amour. Pour

cette raison, toute la cérémonie était dirigée d’après ‘les ordres des parents et la

parole de l’entremetteur’ » (2002 : 246).

Les mariages étaient en effet arrangés, et une fois les fiançailles conclues, les deux

familles devaient absolument s’éviter pour empêcher que les futurs conjoints ne s’engagent

dans une « love affair » (Martin YANG, 1945 : 115). Cela est corroboré par l’anthropologue

chinois FEI Xiaotong dans Peasant Life in China : « Au village, les fils et les filles donnent

une main libre à leurs parents pour arranger leurs mariages et leur obéissent. Il est considéré

comme impropre de parler de son propre mariage. Les parties dans cette transaction ne se

connaissent pas ; et après que l’engagement a été fixé, elles doivent s’éviter » (1939 : 40).

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Dans le célèbre « roman d’amour » Le rêve dans le pavillon rouge, la famille interdit le

mariage des deux jeunes amoureux, justement parce qu’ils s’aiment et que l’amour ne doit pas

présider au mariage, et parce qu’ils pensent qu’une autre cousine fera une meilleure épouse

pour le fils6.

Si avant leur mariage, les jeunes ne doivent pas s’aimer, cependant tout est fait pour

qu’ils s’entendent bien par la suite et pendant toute leur vie qu’ils doivent mener de façon

harmonieuse. Cet idéal d’harmonie conjugale se conjugue avec la croyance en la

prédestination qui est très forte. Le moyen fondamental pour s’assurer de cette prédestination

est la comparaison des horoscopes. Cette étape cruciale est aussi « un mécanisme rituel pour

confirmer les unions déjà engagées, même quand les acteurs ne sont pas conscients qu’elle

procure la confirmation surnaturelle qu’ils désirent » […] Cette forme de divination est loin

d’être un simple jeu ; la croyance dans le destin est, je le suggère, vraie » (Maurice

FREEDMAN, 1970 : 182). Si de nombreuses sources décrivent cette comparaison des

horoscopes, souvent placés sur l’autel des ancêtres pendant quelques jours, ces derniers

indiquant leur accord au mariage par l’absence de la survenue de catastrophe dans la famille,

je n’ai pu relever aucune mention de ce qui pourrait se passer en cas de non compatibilité ;

ainsi l’aspect symbolique prime sur l’aspect réel de la compatibilité ou l’incompatibilité de

l’union envisagée. La prédestination fait le lit de la relation d’attachement qui doit s’établir

entre deux conjoints assortis par le choix de la divinité des mariages, l’autorité ultime

présidant aux mariages, le Vieillard de la lune7. L’importance de « l’amour » en tant

qu’attachement se développant après la cérémonie de mariage, comme transposition d’une

volonté surnaturelle, transparait ainsi dans des dictons et sentences parallèles qui sont,

aujourd’hui encore, fréquemment collés sur les portes et murs de la pièce principale et

chambre nuptiale. En voici un example relevé à Shiyou :

Même cœur et même vertu font un beau mariage

Mutuel respect et mutuel amour font de bons conjoints

6 La grand-mère dit ceci : « Même secrètement recélé au fond du cœur, le simple mal d’amour lui-même n’y est absolument pas admissible » (tome 2 : 961). Et elle poursuit en disant que si cette petite pâtit du mal d’amour, alors elle se désintéresse totalement d’elle et de son sort. Toutes les familles ne sont pas aussi rigoristes, ainsi CHEN Fou, un autre auteur du 18e siècle, raconte dans sa biographie Récits d’une vie fugitive (1877) qu’il a eu de la chance car, tombé amoureux de sa cousine croisée matrilatérale lors d’une visite familiale, il la demande en mariage à sa mère et ils sont mariés très jeunes. 7 Le « Vieillard de la Lune » yuelao ou le « Vieillard sous la Lune » yuexialaoren, d’après d’anciennes légendes, est censé attacher avec un fil rouge les pieds des conjoints destinés à se marier. Quand on est lié par ce fil rouge, il est impossible de le briser. Les cérémonies du mariage d’autrefois faisaient une place à ce fil rouge liant les mariés, devenu ensuite une corde en tissu rouge liant les deux mariés.

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Nous allons voir maintenant sous quelles formes nouvelles est évoquée aujourd'hui la

notion d’amour et comment elle se conjugue avec des valeurs communautaires traditionnelles

dans les cérémonies de mariage.

2010 : la vidéo du mariage de monsieur WXX et de mademoiselle TYY8 La vidéo, divisée en deux parties principales, dure 53 minutes : en premier vient le

trajet en voiture qui dure 23 minutes, soit environ un tiers de la vidéo, et en second le banquet,

lui même divisé en deux moments, d’abord une cérémonie sur la scène en fond de restaurant

(20 minutes), puis des « échanges de toasts » jingjiu (10 minutes). Pendant la cérémonie, la

mariée, épaules nues, porte une longue robe blanche avec une traîne en dentelle ; dans les

échanges de toasts, elle a revêtu une robe rose pale. La robe blanche qui copie les robes de

mariées occidentales est en Chine le symbole du romantisme. Cependant, le rouge, couleur

traditionnelle du mariage, reste présent, dans les fleurs en papier accrochées à la poitrine des

jeunes mariés et dans le bouquet de roses rouges de la mariée, ainsi que dans les décorations

des voitures et de la salle de banquet (mêlé toutefois à la couleur rose).

Le trajet La vidéo débute par un court passage dans lequel la mariée se fait maquiller au salon

de mariage. Jusqu’au banquet, la bande son est constituée de chansons de variété, d’abord

japonaise, qui incluent certains passages en anglais « I love you, I trust you… », puis

chinoise, comportant également l’expression en chinois « je t’aime ». Le motif principal

affiché du mariage - l’amour - est clairement énoncé, tant en musique que sur les voitures du

cortège qui défilent juste après. La voiture principale est une Mercedes noire dont le capot est

décoré par un cœur en fleurs roses au centre duquel se trouvent deux petits ours en peluche

blanche aux oreilles et au nez rouges. A la place de la plaque d’immatriculation, une

inscription en caractères blancs entourés de rouge déclare « nous nous marions ! » Les cinq

voitures suivantes sont aussi décorées en rouge et en rose, et toutes ont des ballons de

baudruches roses accrochés aux poignées. Le cortège se rend d'abord au domicile de la mariée

(et de ses parents), puis à la résidence des mariés, et enfin à la salle de réception d’un des plus

grands hôtels de la ville pour le banquet. En circulant dans les grandes artères de cette petite

ville, le cortège annonce à tous la célébration d'un mariage.

8 Les noms des conjoints et des autres personnes apparaissant dans la vidéo ne sont pas communiqués dans cet article par respect pour leur vie privée.

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Figure 1

Au bas de l’immeuble de la jeune femme, des pétards explosent, comme cela sera le

cas pour toutes les étapes se déroulant à l’extérieur, selon une coutume toujours en vigueur

pour les fêtes dans cette région. Devant la porte de l’appartement de la mariée a lieu un rite

d’entrée, une petite lutte entre les arrivants (marié et garçons d’honneur) et les personnes à

l’intérieur– on ne le voit que très rapidement sur la vidéo.

Dans l’appartement des parents de la jeune femme, les mariés sont installés sur le sofa,

à la place d’honneur, et dégustent un bol de riz aux huit trésors (sucré), apportant du bonheur

et scellant la relation entre les parents et leur fille qui s’en va. Les parents de la mariée offrent

des grandes fleurs rouges en papier que les mariés porteront sur leur robe et chemise blanche.

Les mariés, accompagnés de leurs garçons et filles d’honneurs, descendent l’escalier et

entrent ensuite dans la voiture, sous des explosions de pétards et de confettis. Le cortège se

rend alors à l’appartement où le couple va résider (peut-être celui des parents du marié, selon

la coutume de la résidence patrivirilocale), que l’on voit très sommairement, la vidéo

s’attardant uniquement sur la chambre nuptiale, dont la décoration est de couleur rose

bonbon : couvre-lit, rideaux, commode.

Le cortège se rend ensuite à l’hôtel où va se dérouler le banquet au moment du

déjeuner, aujourd’hui considéré comme la partie centrale du mariage.

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Dans la vidéo, une large place est ainsi faite au trajet du cortège dans les rues, sous le

son des chansons de variété suaves évoquant l’amour.

L’arrivée à l’hôtel, le restaurant A l’entrée de l’hôtel, un portique fleuri entoure la grande porte, et une photo des deux

mariés vêtus de blanc, se tenant tendrement l’un contre l’autre, en taille réelle, annonce leur

mariage.

Pendant quelques minutes, la vidéo montre l’arrivée des invités accueillis par les

mariés. Des pétards éclatent, le marié offre des cigarettes aux hommes, certains leur rendent

des saluts traditionnels, mains jointes. Hommes et femmes, âgés et jeunes, enfants, se pressent

pour entrer dans une file discontinue, environ trois cent personnes défilent.

La vidéo balaie ensuite la salle du banquet. Au fond se trouve une scène surélevée,

décorée d’un rideau rose bonbon, avec accrochée en haut et au centre une grande photo du

jeune couple en blanc encadrée dans un cœur décoré de fleurs rouges. A droite9 de la scène se

trouve une « tour de verres de champagne » xiangbingta, et à gauche une pièce montée

sucrée. Devant cette scène, une trentaine de tables rondes sont alignées, accueillant chacune

dix personnes, éclairées par une lumière tamisée. Trois tables sont placées juste devant la

scène : au centre la table des mariés, entourés des parents proches et de leurs hôtes d’honneur

(dont le témoin des mariés, leur patron), une table pour les parents du côté du marié, une autre

pour ceux du côté de la mariée. Toutes les tables sont richement décorées, outre les couverts

et les plats froids de l’entrée, s’y trouvent des bouteilles d’alcool, de bière et de boissons

sucrées, des paquets de cigarettes, des fleurs. Les invités prennent place aux tables qui leur

sont assignées, regardant d’abord la cérémonie sur la scène, puis commençant à manger tandis

que les échanges de toasts s’effectuent, initiés par une visite des mariés à chaque table. Un

maître de cérémonie (qui n’est ni un administratif, ni un religieux, et qui est payé pour ce

rôle10) officie pendant la cérémonie sur la scène, avant de laisser place aux échanges de toasts.

Vêtu d’une chemise de couleur orange, il prononce au micro des paroles rituelles et indique

aux protagonistes ce qu’ils doivent faire. Les mariés sont la plupart du temps au centre de la

scène, sous la projection incessante de bulles de savon provenant d’une machine située

derrière eux.

9 Directions données depuis le côté de la scène. 10 Un ancien acteur de théâtre local a notamment joué ce rôle pour de nombreux mariages jusqu’à son décès prématuré.

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Le banquet au restaurant : la cérémonie sur la scène Sur la scène, le maître de cérémonie accompagné du marié ouvre celle-ci par les mots

suivants :

« Ce mariage est arrangé par les dieux, très haut dans les nuages il a été réalisé par

l’entremetteur le Vieillard de la lune… En ce beau et joyeux moment, en ce jour

faste et heureux, nous sommes emplis de sincérité pour nous réunir et fêter au

grand hôtel Z la célébration du mariage de monsieur WXX et de mademoiselle

TYY. Chers amis, maintenant notre joli marié tient en ses mains un bouquet de

fleurs et se tient debout devant la scène, aujourd’hui est le jour le plus heureux

pour ce marié, c’est un moment qu’il attend depuis longtemps déjà, je pense qu’à

cet instant précis, son vœu le plus pressé est d’aller accueillir sa mariée, qu’en

dites vous ? Alors chers amis, ne le faisons pas attendre plus longtemps, que notre

marié aille accueillir sa mariée. »

Le marié descend de la scène et traverse toute la longueur de la salle pour l’accueillir,

sous les paroles du maître de cérémonie :

« Bien, chers amis vous voyez, notre mariée foule maintenant le tapis rouge et

marche vers le bonheur et les fleurs parfumées. Je pense qu’en ce moment le cœur

de ce père… est à la fois amer et heureux. Car, sa fille qu’il élève depuis vingt

ans, il va aujourd’hui la donner dans les mains de son époux. »

On voit rapidement l’arrivée de la mariée suivie de ses parents et on distingue

difficilement les paroles du père donnant la main de sa fille à son époux :

Le père : « Aujourd’hui pendant ce jour de bonheur… un nouveau couple est

rassemblé… Soyez solidaires… Dans le grand fleuve de la vie j’espère que tu la

chériras éternellement… »

Réponse du marié : « Soit rassuré, je m’occuperai parfaitement bien d’elle. »

Pendant que les mariés traversent la salle et passent au milieu des tables pour arriver à

la scène, le maître de cérémonie conclut cet échange :

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« Quel bonheur, quelle joie ! Je suis sûr que notre marié s’occupera très bien de

notre mariée et la protégera éternellement! Bien, chers amis, applaudissons

vigoureusement le couple qui entre sur la scène. … A ce moment de bonheur,

qu’ils reçoivent nos vœux de bonheur les plus sincères, nous leur souhaitons un

amour pur, un amour sincère, un amour éternel ne cessant de se développer,

durant toute l’éternité, que la rose de l’amour fleurisse éternellement dans leur

cœur. »

A l’arrivée des mariés sur la scène, une musique douce envahit la pièce et deux jets de

feu d’artifice éclatent de chaque côté de la scène. Suivent les consentements, où le marié, puis

la mariée, affirment leur accord personnel à la réalisation de leur mariage, en répondant aux

questions du maître de cérémonie.

« Monsieur WXX, acceptez-vous de prendre mademoiselle TYY comme épouse,

que ce soit dans la richesse ou dans la pauvreté, dans la bonne fortune ou dans

l’adversité, acceptez vous de l’aimer et de la protéger, et de coopérer ensemble

toute la vie ? »

« Mademoiselle TYY, acceptez-vous de prendre monsieur WXX pour époux, que

ce soit dans la richesse ou dans la pauvreté, dans la bonne fortune ou dans

l’adversité, acceptez-vous de coopérer ensemble toute la vie ? »

Le marié répond d’une voix forte « j’accepte tout à fait ! », la mariée dit simplement

« j’accepte ». Les consentements sont ensuite scellés par l’échange des anneaux en or

qualifiés de « cadeaux d’amour » par le maître de cérémonie. Monte ensuite sur la scène le

témoin, nommé « le commissaire politique H ». Tenant haut le micro, il prononce un court

discours :

« Chers invités, mesdames, messieurs, chers amis, chers enfants, bonjour à tous !

Aujourd’hui je suis très honoré d’avoir reçu la demande des deux mariés pour être

leur témoin, je suis honoré parce que le camarade WXX est un travailleur

remarquable de notre département, il aime étudier et s’exercer, il travaille avec

assiduité, il a du talent, et en même temps il n’a aucune mauvaise habitude. C’est

un homme remarquable, un modèle de mari. Notre mademoiselle TYY est une

femme très belle, son cœur est aussi très beau, elle est douce et bonne, c’est une

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représentante des femmes remarquables. Elle a la beauté à la fois intérieure et

extérieure de nos femmes asiatiques. Nous leur souhaitons à tous les deux

beaucoup de bonheur, de vieillir ensemble, et de donner rapidement naissance à

un fils, merci ! »

Vient ensuite l’échange du champagne, sous les paroles du maître de cérémonie :

« L’écoulement du champagne manifeste que le bonheur de la vie des mariés

commence maintenant, et en cet instant le marié et la mariée vont transformer la

source sucrée jaillissante en bonheur qui va s’écouler dans leur cœur doux… ….

Faisons l’éloge de l’amour pur, tous nos vœux de bonheur pour toute la vie. »

Après avoir versé ensemble le champagne dans le verre le plus haut de la tour qui

s’écoule ensuite dans les verres des étages sous-jacents, chaque conjoint pourvu d’une coupe

remplie croise le bras de l’autre, et ils boivent ainsi une gorgée de concert avec l’autre. Le

maître de cérémonie demande ensuite que le marié fasse un « geste intime » :

« Que le photographe tourne son objectif, demandons au marié de faire un geste

intime à la mariée… Quel bonheur et quelle douceur ! »

Les mariés sourient, gênés, puis l’époux donne un baiser un peu sec sur le front de son

épouse. Le maitre de cérémonie demande alors aux mariés de couper ensemble deux parts de

la pièce montée, puis de se les faire déguster chacun à leur tour, en commençant par le marié.

Le goût sucré et la crème symbolisent le bonheur. Ensuite, les proches des jeunes mariés sont

invités à monter sur la scène pour porter un toast. Le maître de cérémonie fait l’éloge de la

grande famille du marié où les enfants sont au nombre de douze : « quelle famille heureuse ! »

Puis il invite le marié à porter un toast, qui prononce alors les paroles suivantes :

« Aujourd’hui est le jour de mon mariage, je remercie tous les parents et les amis

d’être venus participer à mon mariage, je remercie tout particulièrement mes

parents qui m’ont élevé, bien que ma mère vienne de disparaître. Je veux aussi

remercier tous les amis pour leur aide, soutien, et leur amour vrai. Merci ! Que

tout le monde boive et mange ! »

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La cérémonie se termine sur les mots du maître de cérémonie :

« Encore une fois souhaitons beaucoup de bonheur à notre jeune couple,

Souhaitons-leur de se chérir dans leur nid d’amour,

Souhaitons-leur que le drapeau de l’amour flotte continuellement dans l’océan de

l’amour,

Souhaitons-leur un amour éternel et fort pendant tout le long trajet de la vie,

Souhaitons-leur un amour éternel accueillant d’innombrables lendemains joyeux,

Souhaitons-leur une route de la vie emplie de rayons d’amour. »

S’ensuit sur la scène une séance de photos des parents et familles des mariés.

Le banquet au restaurant : les échanges de toasts Les dix minutes de vidéo restantes montrent les échanges de toasts accomplis par le

marié en premier, suivi de la mariée, qui a troqué sa longue robe blanche et sa traine pour une

robe de couleur rose pale, et leurs parents proches (probablement son frère aîné – ses parents à

lui étant décédés, ainsi que les parents de l’épouse). Ils vont de table en table faire un échange

rituel de toasts, en commençant par la table d’honneur où siège le témoin. A chaque table, les

convives se mettent alors debout puis lèvent leur verre pour se les montrer (mais non pas les

choquer) pendant que le marié prononce des paroles (inaudibles) de bienvenue et de

remerciements, ensuite tous boivent une gorgée puis se montrent à nouveau leur verre, afin de

confirmer qu’un peu de contenu en a bien été ingéré. Une bonne franquette règne, un

brouhaha envahit la pièce, tous ont l’air heureux et joyeux, une musique suave et douce sans

paroles accompagne les mouvements des convives se levant pour échanger les toasts.

Après cette scène de liesse communautaire, la vidéo se clôt sur le cœur surplombant la

scène et qui contient la photo du jeune couple.

Les éléments saillants apparaissant dans la vidéo et l’évocation de l’amour Rappelons que la vidéo étudiée n’est pas un document fidèle de la cérémonie de

mariage – par exemple certains passages importants n’y apparaissent pas, comme le don

d’argent des invités dans une enveloppe rouge– cependant ce qui y est montré offre déjà un

matériau suffisamment riche pour entamer une analyse des valeurs que la cérémonie de

mariage veut explicitement convoyer. Cette cérémonie peut être considérée comme

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représentative dans ses grandes lignes des mariages de cette région rurale, et elle inclut aussi

de nombreux éléments propres aux mariages pratiqués de nos jours dans toute la Chine.

Signalons aussi que l'analyse de l’amour dans cette vidéo – dans ses évocations et ses

absences -ressort du domaine de ce qui est montré publiquement lors de cette cérémonie, et

n’engage en rien de la réalité et de la profondeur de l’amour entre les deux conjoints, une

donnée inconnue en l’absence d’un entretien avec eux accompagnant cette enquête. Les

réflexions proposées ici manient le domaine sensible de la subjectivité de l’interprétation,

cependant elles sont fondées sur des remarques renouvelées par différents informateurs, ainsi

que sur mon expérience personnelle de cette région depuis les années 2000.

Rite ancien, cérémonie moderne Malgré l’absence de la robe rouge traditionnelle dans cette vidéo, le rouge reste bien

présent, apparaissant principalement dans les fleurs et dans les couleurs des décorations. Le

rouge n’a donc pas tout à fait été éclipsé, il reste une référence fondamentale, mais le blanc

s’impose maintenant en profondeur. Selon Maris GILLETTE (2000), la robe blanche de

mariée à l’occidentale a commencé à s’implanter dans toute la Chine depuis le milieu des

années 1990. Elle est portée dans la partie cérémonielle des mariages, elle aussi copiée ou

inspirée des pratiques cérémonielles occidentales. Cette robe blanche est indiquée comme

imprimant un nouveau caractère « romantique » au mariage ; elle est dorénavant complétée

par une deuxième robe, de couleur rouge, chaque robe étant portée à un moment différent de

la cérémonie. Se pourrait-il que la Chine suive la route de l’Occident sur ce point particulier ?

En effet, autrefois en Europe, et notamment dans les campagnes françaises, la robe de la

mariée était aussi de couleur rouge car c’était la plus belle robe des femmes dans les milieux

populaires, selon ce que rapporte l’historien des couleurs Michel PASTOUREAU (2008). A la

fin du 18e siècle, la robe des mariées devient blanche, pour dorénavant mettre en valeur leur

pureté.

En chinois, le mariage est traditionnellement appelé « l’affaire heureuse rouge »

hongxishi, qui s’oppose et vient en complémentarité à « l’affaire heureuse blanche » baixishi,

les funérailles, « les deux affaires heureuses rouge et blanche » étant les cérémonies les plus

importantes de la vie sociale. La couleur rouge convoie en Chine de nombreuses valeurs,

certaines relevant de l’amour, de la fécondité, de la sexualité, d’autres en lien direct avec le

divin en tant que couleur des outils rituels que sont pétards, bougies, encens. Les bébés sont

fréquemment habillés en rouge et les femmes portent des robes aux motifs fleuris rouges,

mais les hommes ainsi que les femmes ménopausées ne portent jamais cette couleur. Le

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mariage en rouge porte une dimension sociale qui magnifie ainsi la procréation mais ne dit

rien sur la virginité de la mariée -supposée aller de soi11. Il n’est sans doute pas anodin que le

passage à la robe blanche coïncide avec la libéralisation de la sexualité et la nouvelle

tolérance (encore limitée) vis-à-vis des rapports sexuels entre les futurs conjoints avant leur

mariage. Dès lors, la mariée doit manifester sa virginité, même si dans les faits elle n’est plus

vierge12. Les valeurs de la société traditionnelle perdurent cependant dans la robe rouge

encore fréquemment portée pendant les échanges de toasts, la partie traditionnelle du banquet.

Dans la cérémonie de cette vidéo, il a y coexistence de deux valeurs : si le blanc de la robe a

presque supplanté le rouge, celui-ci est encore présent sous forme résiduelle dans le rose pale

de la robe portée lors des échanges de toasts. L'adoption du blanc est encore loin d’être totale,

bien que cette couleur soit maintenant présente dans la longue robe, la chemise du marié, les

deux peluches sur la voiture, et dans le rose – mélange de rouge et de blanc. Le port du blanc

représente une transgression importante car, comme l'écrit Bernard FORMOSO (1997 : 69), le

blanc en tant que couleur de deuil, était autrefois strictement interdit aux mariés chinois. Le

blanc (ou l’écru) demeure en effet aujourd’hui dans cette région la couleur des habits de deuil,

bien que le noir commence à apparaître dans les cérémonies funéraires, montrant ainsi que

l’influence occidentale se propage dans les deux cérémonies fondamentales.

A propos du transfert de la mariée, si important comme le notait Maurice FREEDMAN,

il s’effectue toujours dans un véhicule, mais la voiture a remplacé le palanquin. Cependant,

aujourd’hui les musiciens accompagnateurs ont disparu, et les vitres de la voiture sont

transparentes - permettant à la mariée non voilée de voir et d'être vue. La coutume du

balancement de la mariée par les porteurs malicieux dans le palanquin, par exemple évoqué

dans le roman Le clan du sorgho rouge de MO Yan, est devenue impossible dans une voiture.

La dot n’est plus paradée (bien que les négociations d’aujourd’hui concernant les apports de

chacune des parties soient tout autant problématiques et longuement discutées que celles

d'autrefois). Un cortège imposant de voitures de luxe, (six13, quatre ou neuf, selon la logique

de la symbolique des chiffres), louées et décorées pour l’occasion, remplace dorénavant

l’exposition de la dot. Le trajet dans les quelques rues principales de la ville est toujours le

même, c’est en quelque sorte le trajet obligatoire, identique à celui des funérailles. Comme

11 Dans la région de Canton et de Hong Kong, la virginité de la mariée était exprimée lors de la visite de retour dans la famille de la fille par l’exposition en tête de cortège d’un porc rôti (Béatrice DAVID, 2000 : 132). 12 Michel PASTOUREAU dit la même chose dans son étude Couleurs : le grand livre (2008 : 45) : « On somme les jeunes femmes d’afficher leur virginité, probablement parce que celle-ci n’allait pas de soi. Elles ont dû porter des robes blanches » [à partir de la fin du 18e siècle]. 13 Le chiffre auspicieux six liu signifie liuliudashun « tout sera fluide ».

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autrefois, des pétards explosent à tous les moments cruciaux du trajet, départ et arrivée du

cortège devant la porte d'habitation des parents des deux côtés, et au restaurant.

Cependant, la séquence autrefois la plus importante qui avait une connotation

religieuse et que toutes les descriptions anciennes mentionnent, était à l’arrivée dans la

maison des parents du garçon le rite principal de la prosternation des mariés devant les autels

du Ciel, de la Terre, et des ancêtres, puis devant les membres vivants âgés et ainés de la

famille. Or ce rite a disparu en ville, où les appartements modernes de la ville de Nanfeng ne

possèdent plus d’autel des ancêtres comme cela est encore le cas dans les maisons des

villages, tout au plus y trouve-t-on parfois un autel pour des divinités bouddhistes ou taoïstes.

Selon un informateur, l’absence des autels domestiques traditionnels entraînerait

automatiquement la disparition des rites aux divinités et ancêtres. Cependant, ces rites se

seraient transmués dans une nouvelle cérémonie, le « don du thé » jingcha, que les jeunes

mariés, agenouillés sur le sol, offrent aux parents du marié assis sur le sofa. Les parents, en

retour, leur donnent, ou en tout cas à la mariée, une enveloppe rouge contenant une somme

d’argent. Cette cérémonie du thé a peut-être été importée des régions du sud de la Chine

(région cantonaise) où elle était pratiquée comme rite complémentaire à la salutation aux

ancêtres. La longue lignée des ancêtres a maintenant disparu, et ne subsiste aujourd’hui que

les parents comme derniers dépositaires de ce culte simplifié aux ancêtres. L’absence de ce

rite dans la vidéo étudiée s’explique par le fait que les parents du marié sont décédés avant

son mariage. C’est donc son frère aîné qui a joué le rôle d’aîné détenteur de l’autorité et qui

l’a accompagné pour les toasts aux invités, mais étant de même génération, le thé ne lui a pas

probablement pas été offert.

Voyons maintenant les transformations rituelles faisant apparaître de nouveaux

symboles et déclamations concernant l’amour entre conjoints.

L’amour manifesté L’amour est en tout premier lieu exprimé dans la bande son de la vidéo : des chansons

de variété suave font entendre, tant en japonais qu’en anglais et en chinois, la locution « je

t’aime ». Cette formule, très directe, n’est prononcée à aucun moment par les mariés eux-

mêmes, elle leur vient de l’extérieur. L’anthropologue sino-américain YAN Yunxiang, dans

son étude des transformations de la vie privée dans un village du Nord-Est dans les années

1990 (Private Life under Socialism, 2003), note lui aussi l’émergence de cette expression,

dont l’emploi reste cependant majoritairement restreint à des tiers, les amants eux-mêmes ne

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l’utilisant que très peu l’un envers l’autre, comme si ces mots étaient tabous, ou n’avaient pas

lieu d’être14.

L’évocation de l’amour dans la vidéo se manifeste encore dans des symboles – les

deux petits ours blancs en peluche, la photo du jeune couple à la porte d’entrée et sur la scène,

les ballons roses des voitures, ainsi que dans le rose de la chambre nuptiale, etc. En effet, la

couleur rose, qui est en fait un rouge tamisé de blanc, une couleur plutôt féminine, semble

devenir la couleur moderne de l’expression du sentiment amoureux.

En tant que choix individuel ouvertement assumé, l’amour apparaît dans la partie

occidentalisée de la cérémonie avec le consentement des mariés représentant, selon les mots

du maître de cérémonie, les « serments » du mariage ; celui-ci enjoint aux conjoints de parler

« sincèrement ». L’introduction de l’énonciation des consentements est sans doute la

transformation la plus importante de la cérémonie, le trait le plus marquant de son

occidentalisation.

Enfin, le mot « amour » ai apparaît de façon très directe et explicite dans le discours

du maître de cérémonie. Celui-ci ne cesse d’asséner par des mots pompeux que cette

cérémonie glorifie un mariage d’amour : les conjoints doivent s’aimer éternellement, l’amour

rendra leur vie pleinement heureuse et emplie de bonheur et de joie ; leur amour doit être pur,

sincère, doux, heureux… Si les discours pompeux sont la norme en Chine, l’accent porté sur

cette injonction à l’amour interpelle cependant le visionneur occidental de la vidéo, car les

mariages en Occident ne font pas apparaître une telle verbalisation de la part d’un tiers, cette

verbalisation étant réservée aux conjoints eux-mêmes. Ce mot « amour » asséné de façon

répétitive comme une litanie par le maitre de cérémonie semble être plutôt un mot ou une

formule creuse, circonstancielle. Comme s’il était nécessaire de prouver que ce mariage là est

bien un mariage d’amour, et l’on se demande si son but ne serait pas plutôt de faire advenir

cet amour peut-être absent.

14 « Le mot amour/aimerai est apparu dans le discours concernant le choix du conjoint récemment, mais il fait référence le plus souvent à l’expérience d’une autre personne, par exemple qui aime, ou n’aime pas, untel. Mais de façon inhabituelle, une jeune femme qui était réprimandée par son parent à cause d’une relation sexuelle avec son fiancé s’est défendue en disant ‘je l’aime’. (2003 : 72) » L’absence de cette parole n’empêchait cependant pas autrefois les jeunes ruraux d’exprimer leurs sentiments par des moyens indirects, comme par exemple à travers le don d’une pastèque d’une jeune femme à son aimé, pastèque ensuite qualifiée par ce dernier comme « notre réel entremetteur » (2003 : 75). YAN Yunxiang note que la « révolution romanesque » développe le rapprochement des rapports et la diminution de l’emploi de moyens ritualisés au profit d’une expression plus directe des sentiments.

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L’amour non manifesté La verbalisation du sentiment d’amour par un tiers contraste avec l'absence de sa

manifestation dans la relation entre conjoints, là où il serait essentiel d’un point de vue

occidental. Les jeunes mariés semblent tous deux jouer maladroitement un rôle, arborant des

sourires figés, manifestant une gaucherie de mouvements, qui fait que le visionneur n'obtient

pas la conviction qu’une relation sentimentale profonde les unit. Même si dans une telle

cérémonie, les attitudes sont guidées par les convenances, d'autant qu'en Chine, et

particulièrement en Chine rurale, il est bienséant que les conjoints n’expriment pas

publiquement leurs sentiments, il n'en demeure pas moins que ces deux-là ne s’aiment pas au

sens où on l’entendrait en Occident : ils ne se tiennent jamais la main, ne s’embrassent pas et

ne se touchent que quand c’est obligatoire. A l’injonction de son beau-père de chérir sa fille,

le marié répond qu’il « s’occupera bien d’elle » ; à l’injonction du maître de cérémonie de

faire un geste intime, il répond par un baiser sec sur son front, qui aux yeux d’un Occidental

semble particulièrement dénué de désir amoureux : on sent que ce baiser est accompli par

devoir rituel et non par plaisir. A l’injonction de dire quelques mots, le marié remercie sa

famille, ses amis, mais là encore aucune indication sur ses sentiments personnels pour sa

femme. Par contre, ce sont sa famille et ses amis qui l’ont entouré d’un « amour vrai ». Peut-

être que tout ceci est la manifestation de la « pudeur asiatique » et non de l’absence du

sentiment amoureux en lui-même. Il n’en reste pas moins une différence essentielle dans la

manifestation des sentiments : mes étudiants français à qui j’ai projeté cette vidéo ont

fortement réagi à ce baiser sec du marié en se mettant à rire, tant ce geste guindé leur a paru

dénué d'affection.

Remarquons aussi que toutes ces injonctions d’aimer sont faites au marié et jamais à la

mariée. Cela est encore le cas au moment de l'échange des consentements, où il n’est pas

demandé à la mariée d’aimer et de protéger son conjoint. Ainsi, dans cette vidéo, « l’amour »

concerne le marié et la relation qu'il doit avoir vis-à-vis de la mariée, celle-ci étant sans doute

considérée comme naturellement aimante en tant que femme. Cette cérémonie modernisée

semble avoir pour objectif d’enjoindre le marié à aimer sa femme de façon constante. En

quelque sorte, les mots pompeux et creux du maître de cérémonie remplissent une fonction

préventive dans le contexte actuel, marqué par l'augmentation constante des divorces, et le

retour à des formes de polygamie de la part de nombreux hommes enrichis qui se procurent de

façon non officielle une deuxième, voire une troisième « petite épouse » pour signifier leur

réussite sociale (comme avant la loi sur le mariage de 1950 interdisant la polygamie). La

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cérémonie de mariage est ainsi le lieu et le moment où l’homme est instruit de son devoir

conjugal.

L’amour est également absent du discours du témoin, patron des deux mariés. Dans

son adresse, il fête leur mariage, non à cause d'un quelconque amour mutuel, mais parce que

chacun remplit de façon exemplaire le rôle social qui lui est assigné : le mari est un travailleur

honnête et sérieux, l’épouse est belle et bonne. Ils se marient pour procréer un fils. Ainsi, le

témoin ne témoigne pas de leur amour, mais de leur rôle social, en dépit de l’accent porté sur

l’amour dans la cérémonie. Au fond, il exprime ce que beaucoup pensent encore en Chine, en

tout cas en Chine rurale, à savoir que l’on se marie toujours et d’abord pour avoir des enfants ;

l’amour, bien que désirable, n'étant pas indispensable à l'affaire. Les deux conjoints, en tant

que personnes sérieuses, sauront ainsi être heureux, leur bonheur leur viendra d’abord de leur

fils qui leur permettra de « vieillir ensemble ».

La vidéo ne dit pas comment les mariés se sont connus, s'ils ont décidé eux-mêmes de

se marier ou s'ils ont été présentés par un tiers ? On sait seulement qu’ils travaillent dans la

même unité de travail, ce qui n'empêche pas qu’ils aient pus être présentés par des collègues

ou des amis, jouant le rôle d’entremetteur. Que cela soit le cas ou non, les mots du maître de

cérémonie, qui ouvrent le banquet, rappellent que le mariage en Chine est toujours considéré

comme l’affaire du ciel : « ce mariage est arrangé par les dieux, très haut dans les nuages il a

été réalisé par l’entremetteur le Vieillard de la Lune… » La reconnaissance de la

prédestination et de l’entremise, signes essentiels du mariage chinois réalisé avec l’aide d'un

tiers, l’entremetteur, reste indispensable, au moins dans le discours. La référence au Vieillard

de la Lune, divinité traditionnelle, caution des mariages, n’a pas disparu. Ces quelques mots,

dits par un maître de cérémonie qui orchestre une célébration« occidentalisée » avec échange

de consentements et emphase du sentiment amoureux, contrebalancent ses injonctions à

l’amour et questionnent le degré de liberté dans le choix du conjoint, en reconnaissant que la

relation de mariage ne s’établit pas seulement entre deux personnes, comme l’indique

l’évocation du Vieillard de la Lune, mais consiste en une relation au minimum tierce, sinon

plurielle comme on va le voir.

Au delà de l’amour : la famille En effet ce que montre clairement la cérémonie sur la scène, malgré ses aspects

occidentalisés que sont les consentements, l’échange des anneaux, la gorgée de champagne, la

bouchée du gâteau, c’est l’importance de la famille. Tant dans les paroles du maître de

cérémonie que dans celles du marié, louange est fait à la grande famille « heureuse ». Cette

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grande famille monte sur la scène pour une séance de photos, sous l'œil de tous les invités.

Ainsi le mariage n’est pas simplement l’union de deux personnes, c’est aussi et surtout le

déploiement et l’exaltation de la valeur « famille ». Pendant les échanges de toasts, la grande

famille est aussi prépondérante : et les mariés, suivis par les parents de la mariée et le frère

ainé du marié, convient leurs invités à boire. Les protagonistes ne sont alors plus gauches et

maladroits, ils effectuent un rite qui leur est bien connu (au moins pour l’homme), celui de

lever son verre, de prononcer les mots rituels adéquats, de boire une gorgée, puis de présenter

de nouveau son verre (vide ou non). C’est en effet par l’ingestion de cette gorgée d’alcool (et

aussi bien sûr par la dégustation du banquet) que le mariage est célébré rituellement par tous,

invités et invitants, hommes, femmes, enfants ; le mariage est une vraie célébration

communautaire, et plus les convives sont nombreux, plus il est réussi. La dernière partie de la

cérémonie voit le « vernis occidental » du début se défaire, les valeurs chinoises venir au

premier plan, et pour cette raison, lors de cette séquence, la mariée revêt une robe rouge (ou

rose comme ici).

Un dernier élément que manifeste cette cérémonie est la hiérarchie homme femme qui

apparaît clairement dans la relation entre les deux mariés : l’homme vient en premier, la

femme en second. Elle est tout le temps effacée et en retrait par rapport à lui, il ne lui est pas

demandé d’aimer son conjoint, il ne lui est pas non plus demandé ni de faire un geste intime

vis-à-vis de lui, ni de remercier les invités. C’est l’homme qui parle et agit. Le témoin la

qualifie de « femme belle et bonne », sans commenter ses qualités au travail, qui n’ont donc

pas d’importance dans son cas à elle, alors qu’elles caractérisent le mari. Enfin, pendant les

échanges de toasts, l’épouse suit fidèlement son mari et agit comme sa subordonnée.

L’homme est l’élément moteur de leur couple aux yeux des visionneurs de la vidéo. Cette

cérémonie de mariage n’est pas un rite égalitaire qui placerait les deux conjoints dans une

position symétrique, la dissymétrie entre les conjoints est clairement manifestée.

Conclusion : l’occidentalisation et ses limites Elargissons maintenant notre angle de vue pour réfléchir à la portée des

transformations observées dans les rites de mariages à Nanfeng à l’échelle de la Chine.

La transformation la plus importante pourrait passer inaperçue, tant il semble

aujourd’hui aller de soi que c’est dans un lieu de banquet que l’on se marie et non plus chez

soi. Le grand nombre d'invités et la petitesse des appartements urbains fait qu’il n’est plus

possible aujourd’hui de recevoir chez soi, même avec l’aide des parents proches. Ce

changement de lieu a pour conséquence de rendre plus intimes les quelques rites pratiqués à la

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maison des deux côtés, et de faire du banquet et de sa cérémonie, la séquence principale, d’où

la remarque d’un villageois de Shiyou citée au début de cet article, qui se désole que « les

mariages ne soient plus que des banquets ». Le mariage n’est donc plus un « vrai rite », la

cérémonie pratiquée sur la scène n’étant qu’un ersatz de ce qui autrefois faisait la valeur

profonde du mariage : les différents rites d’accueil, de prosternations, de moquerie, etc. Le

mariage n’est plus le départ de la mariée puis son accueil dans sa belle-famille, il est devenu

la réunion éphémère des deux côtés dans un lieu tiers où espace cérémoniel et espace de

banquet sont conjoints. Il se distingue là aussi du mariage occidental, pour lequel les

cérémonies à l’église et/ou à la mairie et le banquet ont lieu dans des espaces différents. Il

n’empêche qu’à Nanfeng, être invité à un banquet de mariage ne se refuse pas, même si cela

coûte cher, car une participation implique le don d’une enveloppe rouge, contenant une

somme d’argent conséquente.

Voyons maintenant, dans leurs grandes lignes, les transformations des éléments

principaux de la journée de mariage, résumées dans le tableau suivant :

Autrefois Aujourd’hui (vidéo) trajet Palanquin Voiture mariée Voile, robe rouge Robe blanche avec traine

Robe rouge pour les toasts Rites de respect Saluts aux Ciel et Terre, aux

ancêtres, au lignage 一拜天地,二拜祖先,三拜高堂, prosternation aux parents vivants

Don du thé aux parents du marié 敬茶 (pas montré sur cette vidéo)

Rites des mariés l’un envers l’autre

Saluts de l’un envers l’autre 夫妻对拜 (dans la chambre nuptiale : boire le vin 合卺酒)

Sur la scène : Faire couler puis boire le champagne 喝交杯酒- consentements, échange des anneaux, baiser du marié, dégustation pièce montée

Célébration des parents et amis

Moquerie des mariés 闹新房 Banquet 吃喜酒

Rite terminal Retour de la mariée 回门- banquet du côté de la fille

Le banquet de retour accompagne maintenant le banquet du côté du garçon : un seul grand banquet pour les deux côtés

Reprenons un à un les éléments principaux pour analyser les transformations :

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1. Le trajet est conservé – le marié va chercher sa mariée – mais la dot, pourtant encore

d’actualité, n’est plus paradée ; le palanquin rouge devient une voiture noire avec décorations

en rouge et rose.

2. Les rites de salutations aux Ciel et Terre, aux ancêtres et au lignage disparaissent, remplacés

par le don du thé aux parents du marié. La subordination du jeune couple est cependant encore

manifeste dans leur agenouillement et dans leur don-offrande.

3. Le rite ancien de salut mutuel des mariés l’un envers l’autre laisse la place à différents rites

copiés sur les cérémonies occidentales : échange de consentements, échange des anneaux,

baiser du marié, dégustation d’un morceau de la pièce montée. Le rite des verres de vin dans

la chambre nuptiale devient celui du champagne sur la scène : au lieu que le yin et le yang soit

manifesté à travers le jet des tasses vides, les deux mariés passent chacun son bras sous celui

de l’autre pour boire leur verre de champagne, réalisant eux-mêmes le symbole du yin et du

yang et exhibant sur la scène une intimité autrefois réservée au domaine privé de la chambre

nuptiale.

4. La « moquerie » des mariés a disparu ; au contraire le témoin fait l’éloge des mariés et

dorénavant le banquet est devenu la cérémonie majeure.

5. La cérémonie du retour dans la famille de la mariée devient rare, il est fréquent dorénavant

que les membres de sa famille participent à l’unique banquet (ou alors chaque famille

organise encore pour elle seule un petit déjeuner). Dans ce banquet, la (première) table

d’honneur – située hiérarchiquement après la table centrale (où siègent les mariés et les

parents du marié, et parfois aussi ceux de la mariée) – est attribuée à la famille de la mariée. A

noter l’apparition de la séquence occidentalisée où le père donne la main de sa fille à son

gendre.

La cérémonie actuelle tend vers une simplification de sa structure et met l’accent sur le

caractère romantique des nouveaux mariages. Les traits principaux sont dorénavant les rites

des mariés l’un envers l’autre, alors que structurellement le mariage était autrefois une

cérémonie d’accueil de la mariée dans sa belle-famille. Le changement en valeur est

important, même s’il est contrebalancé par le côté « rouge » de la cérémonie, particulièrement

les échanges de toasts. Les mariés se connaissent maintenant avant leur mariage, d’où

l’inutilité aujourd’hui du voile séparateur et de la première mise à découvert du visage de la

mariée. Le rite de la dégustation du vin réservé à la chambre nuptiale vient maintenant sur la

scène et est pratiqué dans une sorte d’étreinte croisée, peut-être inspirée de pratiques slaves.

Les mariés consentent en outre eux-mêmes à leur mariage, ils s’échangent des anneaux de

manière symétrique – autrefois la mariée obtenait un certain nombre de bijoux, dont une

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bague, mais il n’y avait pas d’échange et le marié n’obtenait pas de bijou15 ; puis le marié

donne un baiser – geste autrefois impensable, enfin ils dégustent un morceau de la pièce

montée dont le goût sucré symbolise l’amour et la douceur (autrefois, le rite de dégustation de

douceurs avait lieu exclusivement chez la mariée avant son départ). La place beaucoup plus

importante des rites des mariés l’un envers l’autre participe de l’inclusion et de la révélation

de l’amour dans la cérémonie, ce qui n’apparaissait absolument pas autrefois, selon toutes les

sources consultées.

Les rites de prosternations aux divinités et aux anciens et parents laissant maintenant

place au rite du don du thé, ce qui est là encore une transformation en valeur importante :

autrefois les jeunes étaient mariés par leur famille, en conséquence ils ne donnaient rien eux-

mêmes, mais recevaient divers cadeaux et prestations qu’ils remerciaient par un salut – geste

de respect et de subordination. Aujourd’hui, leur statut s’est élevé, comme le signale le don du

thé à leurs parents : ce geste manifeste l’existence du jeune couple en tant qu’adultes

donateurs et responsables -en effet seuls les enfants ne font que recevoir, sans offrir en retour,

tandis que les adultes s’inscrivent dans la ronde des échanges. On peut donc lire dans ce

nouveau rite, à côté du signe de subordination et de respect qu’est l’agenouillement, la

reconnaissance d’une élévation de la position du jeune couple en tant qu’adultes. Ce rite

statutaire est doublé de l’éloge prononcé par le témoin, dont il faut noter que celui-ci n’est pas

un ami, mais un patron installé dans une position hiérarchique élevée, qui reconnaît

publiquement aux mariés leur fonction procréatrice inaugurée par le mariage. Cette fonction

procréatrice, autrefois la valeur centrale des cérémonies de mariage, a cependant vu son

importance diminuer sur le plan rituel, n’apparaissant plus que dans cette parole du patron,

cela corroborant ce que présente à ce sujet Béatrice DAVID pour Hong Kong (2000 : 132).

Un nouveau rapport entre « donneurs et preneurs de femme » s'engage avec le don du

père de la main de sa fille à son gendre et son injonction à l’aimer, les donneurs deviennent ici

les garants de l’amour dû par le gendre-preneur. Le don de la fille est là unilatéral et doit être

remboursé immédiatement par l’amour du gendre ; il ne s’agit plus d’un « échange différé »

selon l’expression de Marcel GRANET (1939) engageant une relation pluri-générationnelle

entre plusieurs lignées. Ici le père joue pleinement son rôle de père, et non pas celui de

représentant de la famille. A noter qu’autrefois, les cérémonies de mariage ne donnaient pas

de rôle explicite au père, alors que la mère avait une place (par exemple dans les pleurs rituels

lors du départ de sa fille). En outre, l'intégration de la cérémonie de retour de la fille dans le

15 Outre l’anneau, il devient maintenant fréquent que le gendre obtienne une chaîne en or de ses beaux-parents. Comme s’il est besoin aujourd’hui de « l’enchainer » à leur fille…

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banquet organisé par le côté du marié montre le rapprochement effectif des statuts des

donneurs et les preneurs, où les premiers voient leur position fortement revalorisée. Le

mariage n’est peut-être plus aujourd’hui « un commentaire étendu sur la joie et le traumatisme

de la formation de nouveaux liens d’affinité », selon la parole de Maurice FREEDMAN citée

précédemment. Peut-être ce nouveau mariage chinois tend-il vers une atomisation de chaque

côté, dont la réunion éphémère lors du banquet recouvre en fait l’absence d’engagement dans

une relation d’alliance forte.

Quant à la sexualité, sa « sublimation » dans les rites a diminué, au profit d'une

expression plus directe, car les rites des mariés l’un envers l’autre sont devenus beaucoup plus

explicites, plus intimes, plus rapprochés. Remarquons la parfaite identité égalisée des deux

petits ours blancs sur la voiture, ne convoyant plus l’idée d’opposition complémentaire des

représentations traditionnelles du yin et du yang que voyait Léon VANDERMEERSCH dans

les rites traditionnels. N’ayant plus lieu d’être, la moquerie a disparu, car il est fréquent

dorénavant que les mariés aient des relations sexuelles avant leur mariage, il n’est plus besoin

aujourd’hui de favoriser et d’exorciser le danger et la peur de cette relation déjà connue.

Enfin, la dernière séquence de la cérémonie, les échanges de toasts, vient

contrebalancer la séquence occidentalisée sur la scène, où dominent le discours et la

représentation de l’amour entre époux : à ce moment la grande famille reprend toute sa place,

les mariés accompagnés de leurs ascendants directs viennent présenter leurs respects à leurs

hôtes. Si l'expression du respect dû au lignage semble s'affaiblir, néanmoins celle due aux

supérieurs demeure, vis à vis du patron-témoin et des parents. Une différence statutaire entre

preneurs et donneurs reste encore manifestée, les premiers étant les hôtes principaux, les

seconds les invités d’honneur, malgré l’élévation du statut de ces derniers. Et malgré la

symétrie apparente de certains rites, comme l’échange des anneaux, la hiérarchie entre les

deux mariés est clairement manifestée : à lui est attribué ouvertement le rôle actif, tandis que

le comportement de l'épouse, toujours à droite16 de son conjoint dans une attitude réservée et

en retrait, montre sa position subordonnée. On est loin de voir l’émergence de valeurs

égalitaires et l’affaiblissement des valeurs patrilinéaires que souligne l’analyse de Béatrice

DAVID pour les rites de mariage à Hong Kong (2000 : 115). Certes, des symboles tels les

anneaux et les petits ours blancs apportent des petites touches d’égalité, et le lignage

n’apparaît pas vraiment, les ancêtres ne sont plus invoqués, cependant l’expression de la

hiérarchie sociale, familiale et de sexe reste omniprésente ; en outre, le tiers obligatoire des

16 Le côté subordonné en Chine.

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mariages - l’entremetteur - est encore présent, sinon en réalité, du moins sous l’évocation du

Vieillard de la Lune. Tout cela montre qu'une égalité de principe entre les membres du jeune

couple et entre leurs familles n’est pas reconnue ouvertement dans cette cérémonie. Le jeune

couple est cependant magnifié, l’amour est proclamé être le ciment de leur mariage, le

romantisme véhiculé par la couleur blanche ne craint plus de s’affirmer, même si cette couleur

reste pourtant encore celle du deuil. Il y a donc un mélange de valeurs traditionnelles et

modernes, dont la combinaison ne cesse d’ailleurs d'être constamment renouvelée et

reformulée de façon originale dans chaque cérémonie.

On peut essayer de trouver une cohérence dans l’évolution des rites de mariage, en se

référant aux changements constatés dès le début du 20e siècle. Les jeunes bourgeois citadins,

futurs révolutionnaires communistes, ont commencé par affirmer que les mariages

traditionnels chinois étaient décadents. Ils ont alors prôné, pour la frange éduquée de la

population citadine, la mise en place d’un nouveau « mariage civilisé » wenming jiehun –

impliquant moins de pouvoir de la part des parents en matière de choix du conjoint de leurs

enfants, la possibilité de divorcer, et la célébration d’une cérémonie moderne copiée sur

l'Occident. Celle-ci devant se dérouler dans une salle des fêtes avec une scène et des tables de

banquet (et non plus chez les parents), et comprenant le port de vêtements occidentaux,

l’énonciation des consentements, l’échange des anneaux, des salutations, de la musique

occidentale, etc. Commentant cette évolution, BAO Zonghao (2006 : 238 – 243) indique que

les cérémonies chinoises sont devenues aujourd’hui « pluralistes » duoyuanhua, parce

qu’elles intègrent depuis lors des éléments occidentaux. L’occidentalisation des cérémonies

commencée il y a une centaine d’année se poursuit donc de nos jours, après l'abandon du

mariage révolutionnaire mis en place un temps pendant la révolution culturelle sous la

houlette du petit livre rouge, pour atteindre maintenant les campagnes reculées comme

Nanfeng. Ce qu’écrivait Bernard FORMOSO (1997 : 78) des mariages des Chinois Teochiu de

Thaïlande n’est plus vrai pour la Chine contemporaine :

« L'importance aujourd'hui reconnue aux sentiments amoureux dans le choix du

conjoint contraste avec l'oblitération de tels sentiments lors des fiançailles ou du

mariage. »

Cependant, malgré l’intégration de nombreux éléments évoquant l’amour, les

cérémonies actuelles ne sont pas une copie conforme des cérémonies occidentales, mais

organisent un mélange d’éléments significatifs chinois et occidentaux. Malgré la

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représentation de la première partie de la cérémonie sur la scène, la combinaison des

différents éléments de la séquence totale montre la résistance des valeurs chinoises vis à vis

d’une complète occidentalisation, qui finalement semble être plus de l’ordre d’un « vernis

extérieur », que le signe d’une intégration en profondeur de modes d’actions et de pensées

plus individualistes. Nombre d’éléments analysés ici, même si inspirés de cérémonies

occidentales, sont des façons de faire proprement chinoises fort différentes des rites effectués

dans les mairies et les églises en Occident. Les litanies du maître de cérémonie, qui

proclament l’amour comme moteur du mariage, recouvrent ce qui semble à un Occidental

comme un manque flagrant dans la relation du jeune couple. Cela ne signifie pas que, dans les

faits, ils ne s'aiment pas, mais si tel est le cas, il n’est pas fondamental qu'ils le montrent par

un comportement spécifique en public, et les démonstrations d'amour entre les conjoints

restent circonscrites à la sphère de l’intime. Cependant, la nécessité de magnifier l'amour par

des tiers, verbalement et par une symbolique imagée, rend compte de sa place nouvelle.

L'amour tend bien à devenir une raison importante des mariages, non seulement du point de

vue des conjoints eux-mêmes, mais aussi du point de vue des personnes extérieures et des

familles. Finalement, ces manifestations sont les moyens actuels de la société pour justifier les

unions et tenter de les cimenter face à la rupture maintenant possible, un danger dont il faut se

prémunir : les « ordres des parents et la parole de l’entremetteur » sont aujourd’hui remplacés

par un discours sur l’amour, dans un mouvement allant de l’amenuisement du poids de la

communauté au sens global vers une reconnaissance et un élargissement de l’importance du

lien sentimental personnel entre deux individus. Sur le plan des couleurs et de leurs valeurs,

on peut se demander si la Chine va devenir encore plus « blanche » ou si elle va se contenter

du « rose bonbon » ?

Références bibliographiques

BAO Zonghao 鲍宗豪, 2006, Hunsu yu Zhongguo chuantong wenhua 婚俗于中国传统文化

(Les coutumes de mariage et la culture traditionnelle chinoise), Guangxi

shifandaxuechubanshe.

CAPDEVILLE-ZENG, Catherine, 2012, Le théâtre dans l’espace du peuple – une enquête de

terrain en Chine, Les Indes savantes.

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Liji 礼记 - Livre des rites

Yili 仪礼- Cérémonies et rituels

Zhouli 周礼 - Rites des Zhou

Lüshi Chunqiu 吕氏春秋 - Annales des printemps et des automnes de Lü

Zhuangzi 庄子

Glossaire

ai 爱 amour

bai tiandi, bai tang, bai fumu 拜天地,拜堂,拜父母 saluer le ciel et la terre, saluer le lignage, saluer les parents bai xishi 白喜事 l’affaire heureuse blanche = les funérailles

chi xijiu 吃喜酒 déguster le vin du bonheur = banquet

duoyuanhua 多元化 pluraliste

fuqiduibai 夫妻对拜 saluts des mariés l’un envers l’autre

hejiaobeijiu 喝交杯酒 boire le vin en croisant les bras

hejinjiu 合卺酒 boire le vin du mariage

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hongxishi 红喜事 l’affaire heureuse rouge = mariage

huimen 回门 retour de la mariée jingcha 敬茶 don du thé aux parents du marié jingjiu 敬酒 don du vin = échanges de toasts

jiujiu – jiumu 舅舅-舅母 l’oncle maternel et sa femme

kaixin 开心 s’amuser

liu 六 six

liuliudashun 六六大舜 tout sera fluide

naoxinfang 闹新房 moquerie des mariés

popo – agong 婆婆-阿公 belle-mère et beau-père

shushu – shenshen 叔叔-婶婶 l’oncle paternel cadet et sa femme

wenmingjiehun 文明结婚 mariage civilisé

xiangbingta 相并塔 tour des verres de champagne

yinyang 阴阳 yin et yang

yuelao (yuexialaoren) 月老(月下老人) Vieillard de la Lune (Vieillard sous la Lune)

tongxin tongde mei yinyuan 同心同德美姻缘 Même cœur et même vertu font un beau mariage hujing hu’ai hao banlü 互敬互爱好伴侣Mutuel respect et mutuel amour font de bons conjoints