les individus collectifs

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LES INDIVIDUS COLLECTIFS 1 par Vincent Descombes PHILOSOPHIES DE L INDIVIDU S’intéresser aux individus collectifs peut d’abord sembler aussi saugrenu que de s’occuper de cercles carrés. Comment ce qui est individuel pour- rait-il être en même temps collectif? Déjà l’étymologie paraît l’exclure : un individu est un atome, un être indivisible. Il est vrai que l’emploi aujourd’hui courant du mot ne correspond plus à la signification initiale de ce terme chez les philosophes, celle que l’on retrouve en faisant appel à l’étymologie. Dans le langage ordinaire, l’indi- vidu n’est plus ce qui termine une ligne d’analyse ou une classification : le tode ti, ou « celui-ci » comme terme ultime d’une descente des descrip- tions plus générales vers les plus particulières. Par exemple, on progresse du général vers l’individuel au sens du philosophe chaque fois qu’on se voit assigner une place individuelle (cette place, ce siège) dans un transport où l’on n’avait encore retenu qu’une place (indéterminée). Mais depuis le XVII e siècle, lorsqu’on parle sans plus d’un « individu », on veut dire par là une personne indéterminée, un échantillon de l’espèce humaine. Les philosophes tendent à suivre l’usage commun quand ils traitent de la politique et de la morale. Ils ont plus de mal à le faire en logique et en métaphysique. Rien du point de vue logique ne justifie la restriction de l’individualité aux seuls êtres humains. Ce qui compte ici est la possibilité d’indiquer un principe d’individuation. La philosophie de la logique appellera « individu » tout ce qui est susceptible d’une individuation, c’est- à-dire d’une différenciation donnant lieu à un dénombrement. Par consé- quent, on a des individus partout où, dans un genre de choses donné, on peut dénombrer, dire s’il y a un ou plusieurs échantillons du genre considéré. Nous pouvons donc individuer non seulement les personnes, les bêtes ou les choses (c’est-à-dire des êtres classiquement rangés dans la catégorie de la substance), mais aussi des êtres tels que les actions ou les relations. Pour le logicien, le critère de l’individualité sera la possibilité d’utiliser un terme singulier pour désigner ce dont on veut parler (à savoir, un nom propre, une description définie ou un terme déictique). César et Napoléon sont donc pour lui des individus, puisqu’on peut les nommer. Mais le passage du Rubi- con (par Jules César), le 18 Brumaire (de Napoléon Bonaparte) ou la bataille d’Austerlitz ne sont pas moins des individus. De même, la relation de mariage peut être définie en général (pour un couple indéterminé), mais elle peut 1. Ce texte de Vincent Descombes est tiré de Philosophie et Anthropologie, centre Georges Pompidou, coll. « Espace international, Philosophie », 1992.

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Les Individus Collectifs, Vincent Descombes

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  • LES INDIVIDUS COLLECTIFS1

    par Vincent Descombes

    PHILOSOPHIES DE LINDIVIDU

    Sintresser aux individus collectifs peut dabord sembler aussi saugrenuque de soccuper de cercles carrs. Comment ce qui est individuel pour-rait-il tre en mme temps collectif? Dj ltymologie parat lexclure :un individu est un atome, un tre indivisible.

    Il est vrai que lemploi aujourdhui courant du mot ne correspond plus la signification initiale de ce terme chez les philosophes, celle que lonretrouve en faisant appel ltymologie. Dans le langage ordinaire, lindi-vidu nest plus ce qui termine une ligne danalyse ou une classification : letode ti, ou celui-ci comme terme ultime dune descente des descrip-tions plus gnrales vers les plus particulires. Par exemple, on progressedu gnral vers lindividuel au sens du philosophe chaque fois quon se voitassigner une place individuelle (cette place, ce sige) dans un transport olon navait encore retenu quune place (indtermine). Mais depuis leXVIIe sicle, lorsquon parle sans plus dun individu , on veut dire par lune personne indtermine, un chantillon de lespce humaine.

    Les philosophes tendent suivre lusage commun quand ils traitent dela politique et de la morale. Ils ont plus de mal le faire en logique et enmtaphysique. Rien du point de vue logique ne justifie la restriction delindividualit aux seuls tres humains. Ce qui compte ici est la possibilitdindiquer un principe dindividuation. La philosophie de la logiqueappellera individu tout ce qui est susceptible dune individuation, cest--dire dune diffrenciation donnant lieu un dnombrement. Par cons-quent, on a des individus partout o, dans un genre de choses donn, on peutdnombrer, dire sil y a un ou plusieurs chantillons du genre considr.Nous pouvons donc individuer non seulement les personnes, les btes oules choses (cest--dire des tres classiquement rangs dans la catgorie dela substance), mais aussi des tres tels que les actions ou les relations. Pourle logicien, le critre de lindividualit sera la possibilit dutiliser unterme singulier pour dsigner ce dont on veut parler ( savoir, un nom propre,une description dfinie ou un terme dictique). Csar et Napolon sont doncpour lui des individus, puisquon peut les nommer. Mais le passage du Rubi-con (par Jules Csar), le 18 Brumaire (de Napolon Bonaparte) ou la batailledAusterlitz ne sont pas moins des individus. De mme, la relation de mariagepeut tre dfinie en gnral (pour un couple indtermin), mais elle peut

    1. Ce texte de Vincent Descombes est tir de Philosophie et Anthropologie, centre GeorgesPompidou, coll. Espace international, Philosophie , 1992.

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  • aussi tre individue (il nexiste quune seule relation de mariage qui soitle mariage de cet homme et de cette femme).

    Le sens commun moderne scarte donc de lusage des logiciens et desmtaphysiciens lorsquil oppose avant tout lindividuel au collectif (et nonplus au gnral ou labstrait). Dsormais, lindividu est moi (chacun denous) face la socit, laquelle est apprhende sous deux aspects oppo-ss : tantt comme une pluralit indfinie dtres semblables ego (autrui,les autres), tantt comme un antagoniste menaant dusurper mes prroga-tives de sujet conscient et responsable. Dans ce dernier cas, on dit volon-tiers la socit, larticle dfini oprant ici comme une totalisation du domainedu non-moi en un Lviathan formidable.

    Si lon senferme dans cet emploi vulgaire du mot, il nous est videm-ment impossible de parler dindividus collectifs sans susciter des ractionsde dfense. Quand lindividualit est fixe au moi et lautrui, la collecti-vit doit rester une pluralit. Il lui est interdit de se donner pour unifiableou intgrable, sous peine de passer pour un organisme monstrueux, pourquelque super-individu dot dune conscience et de pouvoirs suprieurs ceux de ses membres.

    Les philosophes font profession de critiquer librement le sens com-mun. Ils devraient donc tre les premiers rappeler que notre conceptionde lindividuel est particulire et rcente. Et sils ngligeaient de le fairedeux-mmes, les anthropologues seraient l pour les rveiller. Ainsi,Louis Dumont [1975, p. 30-31] oppose l univers de lindividu (luni-vers dans lequel nous nous sentons chez nous) et l univers structural des socits traditionnelles :

    [] Notre notion de lindividu reprsente le choix dun niveau privilgido considrer les choses, tandis que dans un univers structural, il ny a pasde niveau privilgi, les units des divers ordres apparaissent ou disparaissentau gr des situations. Entre lunit la plus vaste et la subdivision la plusmenue, o sarrter? Une caste, cest un peu comme une maison : elle estune du dehors, comme un btiment au milieu dautres btiments; vous entrez,et de mme que la maison se dploie en un ensemble de pices, de mmela caste se segmente en sous-castes (etc.) lintrieur desquelles on se marieet rend la justice. Tout est toujours virtuellement un et multiple, cest lasituation du moment qui ralise lunit et laisse ltat virtuel la multiplicit,ou linverse.

    Dumont oppose ici non des doctrines savantes, mais des reprsentationscommunes. Notre notion , cela doit sentendre de la notion dont se satis-fait lentendement commun daujourdhui. Pour un philosophe, il sagit (ouil devrait sagir) dune simple doxa. Il lui revient dexaminer cette opinionpour laccepter telle quelle ou la corriger selon quelle favorise ou non laclart conceptuelle.

    Or le moins qu lon puisse dire est que les questions du tout et de lapartie, de lensemble et de lindividu, du plusieurs et de lun, sont des

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  • questions controverses dans la pense contemporaine. Certains philosophessont atomistes ou nominalistes : ils diront que les concepts corres-pondant ce que Dumont appelle l univers de lindividu sont plusclairs que ceux de l univers structural . Ces philosophes crditent donclentendement moderne dun progrs gnral sur les faons de penser tra-ditionnelles. Dautres philosophes sont holistes : pour eux, les notions structurales sont plus rationnelles que les notions atomistes . Ces phi-losophes font donc cause commune avec les anthropologues de la com-paraison radicale [Dumont, 1983, p. 17] : il sagit pour les uns et les autresde contester la fausse vidence (ou le sociocentrisme ) des notions dontest quip un entendement moderne.

    Dans ce texte, jessaierai darticuler quelques raisons philosophiquesqui militent en faveur dune rforme de lentendement moderne. Dans sonarticle sur la valeur [ibid., p. 241, note 34], Louis Dumont dplorait la fai-blesse des philosophies contemporaines sur un sujet quil leur appartientpourtant dlucider :

    Si lon se tourne vers nos philosophies avec cette simple question : quelleest la diffrence entre un tout et une collection, la plupart sont silencieuses,et lorsquelles donnent une rponse, elle a chance dtre superficielle oumystique comme chez Lukacs.

    Le contexte montre que les philosophies ici vises sont les doctrinesnokantiennes ou hglianisantes. En fait, les hgliens comme les no-kantiens ne reconnaissent le problme ici pos que sous les formules de latotalisation et de la concidence du sujet et de lobjet. Mais nous ne sommespeut-tre pas condamns ressasser indfiniment les apories de lida-lisme allemand. Rien ne nous oblige penser toute chose en termes du sujet,de lobjet, de leur opposition et de leur rconciliation ventuelle dans une totalit (qui a toute chance dtre idale ). Il y a, dans la philosophiedaujourdhui, la possibilit doffrir mieux que des rponses superficiellesou mystiques la question du statut des individus collectifs.

    ONTOLOGIE DES INDIVIDUS POLITIQUES

    Y a-t-il une diffrence entre un tout et une collection, et si oui, quelleest cette diffrence ? La question peut tre pose sur le terrain de lalogique. On demandera : y a-t-il une diffrence (affectant la forme logique)entre une proposition dont le sujet est un tout (par exemple, Paris ) etune proposition collective dont le sujet, forcment au pluriel, est lensembledes parties (par exemple, les vingt arrondissements de Paris , les Pari-siens )? Le problme est de savoir si la diffrence grammaticale du sin-gulier et du pluriel a galement une signification logique. On se demanderadonc si le passage du singulier au pluriel est toujours possible, ou bien sinous ne devons pas reconnatre certaines prdications comme ayant pour

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  • sujet le tout et non la collection des parties. Paris est la capitale de la France,mais peut-on le dire des vingt arrondissements, ou plus forte raison desParisiens? La question peut aussi tre pose sur le terrain de la mtaphy-sique, comme question ontologique (en entendant ici par mtaphysique lessai de prciser ce qui correspond in rebus nos faons de parler et depenser). On retrouve alors la discussion classique autour de laxiome letout est plus que la somme de ses parties .

    On pourrait croire que ces questions sont trop spculatives pour avoirune incidence sur la rflexion en sociologie et en thorie politique. En fait,cest le contraire qui est vrai. Tout raisonnement sur la socit et ltat pr-suppose une certaine ontologie, cest--dire une certaine faon de donnerun objet aux concepts mmes de socit et d tat . Chez les grandspenseurs, le moment philosophique devient explicite. Je nen donnerai quunexemple tir du Contrat social de Rousseau. Dans sa dmonstration, il arrive Rousseau de faire appel des raisons dordre ontologique. Ainsi, il pr-sente un argument contre la doctrine de la reprsentation du peuple par unsouverain individuel :

    Je dis donc que la souverainet ntant que lexercice de la volont gnralene peut jamais saliner, et que le souverain, qui nest quun tre collectif,ne peut tre reprsent que par lui-mme [livre II, chap. 1; je souligne].La phrase de Rousseau suppose quil y ait moins dans un tre collectif

    que dans un tre individuel. Ce nest dailleurs pas assez dire : le collectifnest pas seulement moins que lindividuel, il nest en fait rien dautre quela pluralit des individus. Un tre collectif (le souverain) se rduit plu-sieurs tres individuels (les citoyens). Selon cette conception, rien nestajout aux individus quand on les dsigne collectivement. Rien sinon lasimple reprsentation de leur runion en une pluralit. Lunit plurielle visepar des expressions telles que le peuple , le souverain , la volontgnrale , est une reprsentation et non une res. Le peuple na donc, partdes citoyens, quune pseudo-existence. Un nominaliste contemporain diraitque le peuple ou ltat sont des rifications suscites par lemploi destournures nominalisantes du langage. Rousseau, lui, parle dune existence abstraite ou de raison . Dans la premire version du Contrat social,il crivait :

    Il y a donc dans ltat une force commune qui le soutient, une volontgnrale qui dirige cette force et cest lapplication de lune lautre quiconstitue la souverainet. Par o lon voit que le souverain nest par sa naturequune personne morale, quil na quune existence abstraite et collective,et que lide quon attache ce mot ne peut tre unie celle dun simpleindividu [] [Rousseau, 1984, t. III, p. 294-295; je souligne les termesontologiques].

    Ce texte tient pour quivalents le collectif et labstrait. Entre les citoyenset le souverain, il ny a quune diffrence de raison (faite par lesprit) : cest

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  • pourquoi le souverain na pas dexistence indpendante, sinon par abstrac-tion. Le souverain, tant une personne seulement morale, ne peut pas trecherch ailleurs que dans la pluralit des citoyens qui forment ensemble,collectivement, le corps politique. Quant la diffrence quil convient defaire entre une personne naturelle et une personne morale, elle est ici la sui-vante : la personne naturelle existe et subsiste comme telle par elle-mme,alors que la personne morale nexiste quen un sens driv ou fictif, en vertudune convention humaine. On retrouve ce contraste entre le naturel et lemoral dans un fragment sur ltat de guerre :

    Au fond, le corps politique, ntant quune personne morale, nest quuntre de raison. tez la convention publique, linstant ltat est dtruit sansla moindre altration dans ce qui le compose; et jamais toutes les conventionsdes hommes ne sauraient changer rien dans le Physique des choses [ibid.,p. 608].

    En fait dontologie du corps politique, Rousseau est donc tout aussinominaliste que ltait Hobbes ou que le seront les individualistes mtho-dologiques de nos jours. Pourtant, il faut souligner que le texte du Contratsocial ne reprsente que la moiti de louvrage projet par Rousseau sousle titre des Institutions politiques. Rousseau reconnat, dans lavertissementet dans la conclusion, quil manque une deuxime partie portant sur les relations externes de ltat, savoir le droit des gens, le commerce,le droit de la guerre et les conqutes, le droit public, les ligues, les ngo-ciations, les traits, etc. [Du contrat social, livre IV, chap. 9, p. 470]. Ilme semble que cette lacune est trs grave, ses consquences immenses.Sous le titre du Contrat social, le public croit le plus souvent trouver untrait complet de thorie politique. Or Rousseau ny a expos que les prin-cipes de la politique interne, cest--dire de celle dans laquelle le corps poli-tique se prsente dabord comme divis par les factions et par les aspirationsindividuelles. Le problme politique majeur, si lon se place au point devue des relations internes , est alors de faire natre un ordre lgitime, unesujtion des individus, partir de la multiplicit initiale. Mais le lecteurqui ne prendrait pas garde lavertissement de Rousseau ce petit traitest extrait dun ouvrage plus tendu, entrepris autrefois sans avoir consultmes forces, et abandonn depuis longtemps [ibid., p. 349] pourraitbien se figurer que le problme majeur de la politique intrieure est aussile problme majeur de la politique tout court. Ce lecteur oubliera que Rous-seau na trait que dun moment de la vie politique, et quil manque toutce qui touche la politique trangre, aux relations entre les peuples. Ilmanque donc ce que les dmocraties ont toujours eu du mal concevoir entermes proprement politiques, plutt quen termes dchanges commer-ciaux et humains, ou, sinon, de rapports de force militaire. La dispositionmme du trait de Rousseau donne penser que les relations internes ont la priorit, quil faut les poser dabord, et quon pourra toujours ajou-ter par la suite des relations externes ltat une fois fond. Mais en

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  • fait il nen est rien. Quand on passe de la vie interne de ltat sa vie derelation, les choses sinversent. Ce qui vient au premier plan nest plus lapluralit constitutive de la souverainet, mais lunit du corps politique sou-verain parmi ses voisins.

    Bien quil nait pas crit louvrage complet, Rousseau indique nette-ment, loccasion, comment dautres principes devront tre introduitspour rendre compte de la politique extrieure. On sait quil carte la pos-sibilit dun engagement irrversible du corps politique, par exemple sousla forme de ladoption dune constitution. Lindividu, en contractant, sen-gage rellement et devient un sujet soumis aux lois de ltat. Le souve-rain, lui, nest jamais tenu de respecter une loi, puisque cest lui qui faitles lois. Rousseau cite ici ladage des juristes sur les engagements enverssoi-mme et montre comment il sapplique diversement aux sujets et ausouverain.

    Chaque individu, contractant, pour ainsi dire, avec lui-mme, se trouveengag sous un double rapport; savoir, comme membre du souverain enversles particuliers, et comme membre de ltat envers le souverain. Mais onne peut appliquer ici la maxime du droit civil que nul nest tenu auxengagements pris avec lui-mme; car il y a bien de la diffrence entre sobligerenvers soi, ou envers un tout dont on fait partie [Contrat social, livre I,chap. 7].Lindividu est rellement sujet des obligations nes de son contrat,

    parce quil sest engag envers un tout dont il nest quune partie. Mais untat qui se donnerait une constitution ne ferait, selon Rousseau, que sen-gager envers lui-mme. Que Rousseau puisse appliquer ainsi la maxime aucas du souverain montre quil a construit son tat dans le vide. Ltat engen-dr par le pacte social est le seul tout que connaissent les citoyens. Cet tatsouffre donc des inconvnients de toute existence solipsiste : il est incapablede fonder ses lois et ses rsolutions sur autre chose que sa propre volont.Mais les choses se prsenteraient diffremment si ltat tait maintenantplac dans un milieu peupl dautres tats. Ltat pourrait devenir une partiedans un tout suprieur, dans le cadre dun pacte international.

    Ne pouvant se considrer que sous un seul et mme rapport il (le souverain)est alors dans le cas dun particulier contractant avec soi-mme : par olon voit quil ny a ni ne peut y avoir nulle espce de loi fondamentaleobligatoire pour le corps du peuple, pas mme le contrat social. Ce qui nesignifie pas que ce corps ne puisse fort bien sengager envers autrui en cequi ne droge point ce contrat; car lgard de ltranger, il devient untre simple, un individu [ibid.].Cette dernire formule est intressante : elle suggre que lindividua-

    lit ou la non-individualit sont relatives au point de vue adopt. On ne peutpas dire de ltat quil est un tre abstrait (la pluralit des citoyens concrets)ou un individu dans labsolu, hors de tout contexte. Un tat peut tre consi-dr isolment, en faisant abstraction de son milieu externe. Pris ainsi, cet

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  • tat na pas dautre principe dindividuation que celui fourni par ses membresajouts par la pense les uns aux autres. Autrement dit, ltat pris sans sonmilieu externe ne peut pas tre identifi part des citoyens. En revanche,le corps du peuple devient un tre simple, un individu dans le contextedes relations externes. Ce qui veut dire que du point de vue de la politiquetrangre, il ny a plus lieu de tenir compte du caractre collectif ou com-posite de ltat. Cest ltat comme tel qui sengage dans une conventioninternationale, ou qui ngocie, ou qui fait la guerre. Ainsi, du point de vueextrieur, on ne tient pas pour quivalents ltat et lensemble des citoyens.Le seul cas o les gouvernements trangers soccupent de ce que disent etveulent les citoyens dun tat plutt que de ce que disent et veulent lesreprsentants lgitimes de cet tat est le cas o justement cet tat est anantiou risque de ltre, que ce soit par une crise interne ou par une conquteextrieure.

    Du point de vue des relations internes entre ses parties, on la vu, ltatna quune existence abstraite et collective . Cela veut dire que les ins-titutions politiques nont dautre ralit que celle qui leur est confre parla volont et lactivit des citoyens. Pourtant, il ne peut plus en tre ainsiquand nous levons labstraction initiale par laquelle le moment interne dela vie politique avait t isol. Cest dun point de vue lui-mme abstraitque ltat fait figure dentit abstraite. En lespce, labstraction revenait poser le tout de la cit comme lhorizon ultime de la vie des citoyens. Ilsagit bien dune abstraction, car le thoricien politique ne va pas jusquidentifier le corps politique et lunivers. Certains anthropologues appellent cosmomorphes les socits qui parviennent se reprsenter comme coextensives lunivers [Barraud et alii, 1984, p. 514] parce quellesne se proccupent pas daffirmer leur intgrit et leur rang face dautresgroupes humains habitant le mme univers. En effet, si ltat conu parRousseau tait vraiment le tout ultime au lieu dtre seulement isol de sonmilieu, il devrait tre cosmomorphe. Cet tat devrait tre compos nonseulement des citoyens, mais des diffrents ingrdients de lunivers, detout ce qui prend part la vie universelle. Il faudrait faire place, dans cesinstitutions, au soleil, aux plantes, aux eaux, aux btes, aux morts, etc. Detelles institutions ne pourraient tre qualifies de politiques dans le sensmoderne de ce terme. Dans son ouvrage, Rousseau ne se propose pas dedonner les principes dun ordre universel, mais seulement dun ordre poli-tique, quil oppose celui de ltat de nature. Ltat selon Rousseau saitquil est particulier. Cest dailleurs pourquoi il faut le doter dune reli-gion civile , cest--dire de cette sorte de religion qui, inscrite dans unseul pays, lui donne ses dieux, ses patrons propres et tutlaires [Du contratsocial, livre IV, chap. 8, p. 464].

    Dans la partie non crite du trait de Rousseau, ltat naurait pas pu treconsidr comme un simple tre collectif . La socit politique, ds quelleaurait t distingue dun monde extrieur et engage dans divers changesavec des partenaires, aurait reu de la forme de son inclusion dans un ensemble

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  • plus vaste le principe de lintgration de ses parties contractantes dans untre unique et identifiable. Une socit politique telle que nous la conce-vons est individue par les frontires de son territoire. lpoque modernedes tats nationaux, la dlimitation dun territoire est justement ce qui per-met de passer de la simple reprsentation dune pluralit (la France commentant autre chose que lensemble des Franais) celle dun groupe poli-tique individu et conscient de ltre [Dumont, 1979, p. 392-394].

    LAPORIE DE LA NATION

    Vers 1920, Marcel Mauss commence la rdaction dune grande tudecomparative sur la nation, quil laissera inacheve2. Ce texte passionnantest riche en notations utiles pour notre problme. Mauss fait observer quele principe des nationalits est tout la fois un phnomne rcent dans lhis-toire des socits et une donne reconnatre pour lavenir : lheure est la constitution de nouvelles nations, non linternationalisme3. La forma-tion des nations modernes, explique Mauss, est un phnomne dindivi-duation. Cest lui qui emploie ce mot individuation pour dsigner deuxtransformations simultanes qui ont chang les vieilles socits europennesen socits nationales. Lune de ces transformations est interne : cest la ten-dance intgrer directement les individus dans la nation, et donc abolirles solidarits intermdiaires de village et de clan, ainsi que les querelles etles inimitis qui en rsultaient. Lautre est externe : cest laffirmation dunesouverainet territoriale indivisible, ladoption dinstitutions et de symbolesnationaux (langue, cole, droit, littrature, drapeau, etc.).

    Lindividuation de la nation conduit lindividualisation du type humainprsent par ses membres, donc leur uniformisation les uns par rapport auxautres et leur singularisation par rapport aux trangers.

    Tout, dans une nation moderne, individualise et uniformise ses membres.Elle est homogne comme un clan primitif et suppose compose de citoyensgaux. Elle se symbolise par son drapeau, comme lui avait son totem; ellea son culte, la Patrie, comme lui avait ses anctres animaux-dieux []Lindividuation va jusqu se marquer dans deux ordres de phnomnes aveclesquels on pourrait croire quelle tait incompatible : dans la mentalit etdans la race [] Tout cela fait que la dmarche mme dun Franais ressemblemoins la dmarche dun Anglais que la dmarche dun Algonquin celledun Indien de Californie [ La nation , p. 593-594].Mauss ajoute que les sociologues doivent se garder de deux erreurs. La

    premire est dattribuer aux socits traditionnelles des traits qui sont ceuxdes nations modernes, et donc de les considrer comme plus individuesquelles ne sont [ibid.]. Lautre erreur est de traiter toutes les socits

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    2. La nation [uvres 3, 1969, p. 573-639].3. Voir aussi Mauss [1924, p. 103-132].

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  • comme si elles nen faisaient quune, donc de mconnatre la diversit desindividualits nationales dans lhistoire, et, ajoute Mauss, surtout dansles temps modernes [ibid.]. Cette deuxime erreur menace plus directe-ment le penseur libral, lequel prfre voir partout des hommes (des sem-blables) plutt que des types nationaux divers. Mauss juge quelinternationalisme est une illusion, un dveloppement idaliste de lindi-vidualisme. En ralit, crit-il en empruntant le vocabulaire de la biologie,la vie internationale se rduit une vie de relation entre socits bien indi-vidues : elle ne donne pas naissance un individu suprieur (qui seraitquelque chose comme le Grand tre dAuguste Comte). Or la formule queMauss donne de ce fait permet de dceler un paradoxe : Une socit,cest un individu, les autres socits sont dautres individus. Entre elles, ilnest pas possible tant quelles restent individualises de constituer uneindividualit suprieure [ibid., p. 606].

    Lide de Mauss est claire. Il veut dire que ltat mondial est une uto-pie. Toutefois, la raison quil en donne pose un problme conceptuel, commele fait remarquer Louis Dumont. Ce dernier donne cette dfinition de lanation (en rfrence ltude de Mauss) : La nation est le groupe poli-tique conu comme une collection dindividus et cest en mme temps, enrelation avec les autres nations, lindividu politique [1979, p. 379]. Il y adonc, ajoute-t-il, une difficult logique : Il peut sembler y avoir une inco-hrence logique dans la conjonction des deux aspects : comment une col-lection dindividus peut-elle constituer un individu dordre suprieur? [ibid., note 7].

    Le paradoxe peut tre expliqu historiquement. La nation est un indi-vidu politique : une socit se pose comme nation lorsquelle rclame uneplace part entire dans le concert des nations . En mme temps, elle seconoit comme compose dindividus. Une nation moderne ne cherche pas sidentifier par rapport un ordre universel. Ce qui constitue le groupenational comme tel nest pas une religion de ce groupe fixant normative-ment la place des lments du monde dans lconomie du tout. Dans unenation moderne, il nest dautre religion que personnelle : lordre politiqueest devenu autonome.

    Lhistorien et le sociologue expliquent comment sest forme la repr-sentation paradoxale de la nation. Il reste savoir si la contradiction rele-ve ci-dessus peut tre leve. On notera que cette contradiction de lareprsentation commune se retrouve dans les doctrines dans lesquelles desphilosophes ou des crivains ont cherch articuler lide de nation. Lesdeux doctrines rivales, l ethnique (Herder) et la consensuelle (Renan),sopposent justement en ce quelles mettent laccent sur lun ou lautreaspect de la reprsentation commune. Les auteurs franais prfrentconcevoir la nation comme une pluralit de personnes qui veulent sassocier.Comme lcrit Dumont,

    comme dans la philosophie des Lumires en gnral, la nation comme tellena pas de statut ontologique ; ce plan, il ny a rien, quun grand vide,

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  • entre lindividu et lespce []. Cest dire que la nation comme individucollectif, et en particulier la reconnaissance des autres nations commediffrentes de la franaise, est trs faible au plan de lidologie globale [1983, p. 129-130].En revanche, les auteurs allemands du dbut du sicle insistaient sur

    lindividualit suprieure de la nation. Laspect de lindividu collectiflemportait sur celui de la collection des individus.

    Finalement, au-del de leur opposition immdiate, luniversalisme des uns,le pangermanisme des autres ont une fonction ou une place analogue. Tousdeux expriment une aporie de la nation qui est la fois collection dindividuset individu collectif, tous deux traduisent dans les faits la difficult qualidologie moderne de donner une image suffisante de la vie sociale (infraet intersociale) [ibid., p. 130-131].On retrouve dans cette dernire parenthse laccent mis par Mauss sur

    la diffrenciation de la vie sociale en vie nationale (homognisation) et vieinternationale (de relation, de mtabolisme).

    LA QUERELLE DE LINDIVIDUALISME MTHODOLOGIQUE

    Au XXe sicle, les problmes soulevs par lemploi des concepts de tout et de parties dans les sciences sociales ont t souvent rassem-bls dans une commune discussion portant sur l individualisme mtho-dologique . Les crits de Karl Popper sont lexpression la plus connue dece courant de pense. Philosophiquement, cette doctrine se donne pour unnominalisme, une position dans la querelle des universaux4 . Commetel, le nominalisme est une thse relative ce qui existe (seulement des indi-vidus) et aux formes de description adquates (en termes singuliers). Maisle terrain choisi par les nouveaux nominalistes, dans leur polmique contreles coles monistes et organicistes , contre les nohgliens et lesno-aristotliciens, est celui de la mthode des sciences sociales. Dans undiscours scientifique qui aurait atteint une pleine clart conceptuelle, nouspourrions faire la diffrence entre les termes du vocabulaire employ quiont une rfrence relle et ceux qui ne servent qu abrger le discours ou coordonner les assertions. Or le vocabulaire des sociologues et des histo-riens est riche de termes holistes : tantt comme termes dsignatifs dotsdune rfrence (au moins apparente) des tres collectifs (ltat prussien,le Second Empire franais, les tats-Unis dAmrique), tantt comme pr-dicats collectifs ( gagner quand il sagit dune bataille militaire ou dunepreuve dun sport dquipe). Au cours des controverses, il arrive que les

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    4. K. Popper [1986, p. 136]. Popper crit : [] La tche de la thorie sociale est deconstruire et danalyser soigneusement nos modles sociologiques en termes descriptifs ounominalistes, cest--dire en termes dindividus, de leurs attitudes, attentes, relations, etc.,selon un postulat quon peut appeler lindividualisme mthodologique.

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  • nominalistes se rclament dun solide bon sens : on doit, disent-ils, se rf-rer des choses qui existent, des choses quon peut voir et toucher. Il fautliminer les entia non grata, entits mystrieuses ou occultes. Mais on risquealors doublier que le nominalisme, loin de parler au nom dun bon sensternel, surgit dans lhistoire des ides comme une doctrine paradoxale etsubversive. Les penseurs nominalistes proposent une vaste rforme du lan-gage ordinaire et savant, rforme dont il reste prouver quelle peut dpas-ser le stade de la simple dclaration dintention. La thse nominaliste estque les termes holistes sont liminables en principe sinon en fait. Puisquele tout nest rien de plus que la sommation de ses parties, il doit toujourstre possible de remplacer une dsignation collective par une liste num-rant les individus concerns. Au lieu de dire : Les douze Aptres taientprsents , on dira : Pierre tait prsent et Jean tait prsent et etc. jusqu ce quon ait puis la liste des douze Aptres.

    Les sociologues qui acceptent de poser ces problmes dans les termespolmiques de Popper sont conduits voir dans le marxisme la quintessencedu holisme. Cest un grave inconvnient. Dabord, cette simplification dudbat empche de reconnatre la prsence, dans les doctrines de Marx, dunepuissante inspiration individualiste. On peut mme soutenir que, dans lar-chitecture gnrale de largument marxiste, la composante individualiste,reue de la pense des Lumires et de lconomie politique, est une piceplus importante que les dfinitions holistes parfois donnes de lhomme ensocit [cf. Dumont, 1977]. De mme, Hegel est souvent prsent commele porte-parole moderne du holisme; mais cette vue est unilatrale , carle propos5 de Hegel est justement de surmonter lopposition entre lepoint de vue de la substance (holisme) et celui du sujet (individua-lisme). En second lieu, on perd de vue le contenu du problme pos. Ce pro-blme ne relve nullement de la thorie politique, dun choix faire entrele libralisme et le contrle social. Il concerne bien la mthodologie dessciences sociales, mais cest titre driv. En ralit, le problme est tout la fois logique et ontologique : quand nous dterminons quune chose xfait partie dune chose y, quelle sorte de relation tablissons-nous par lentre x et y? Cest le concept mme de la relation de parties tout quilsagit ici dlucider.

    Lexpos de Popper dans Misre de lhistoricisme [1957] montre quilne conoit quune seule espce de relation de parties tout : la relationlogique entre un terme gnral et les objets contenus dans son extension.Son programme dun individualisme mthodologique repose donc sur uneconfusion entre les groupes humains et les ensembles abstraits que dfi-nissent les mathmaticiens. Si une socit pouvait tre assimile un ensemble

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    5. Dans lesprit universel donc, chacun a seulement la certitude de soi-mme, cest--direla certitude de ne trouver dans la realit effective rien dautre que soi-mme; chacun est aussicertain des autres quil est certain de soi-mme. En tous jintuitionne ce fait quils sont poureux-mmes uniquement chacun cette essence indpendante que moi-mme je suis []Jintuitionne Eux comme Moi, Moi comme Eux [Hegel, 1939, p. 292].

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  • dindividus, la rduction individualiste serait possible. Mais il faudraitpour cela que cette socit soit un objet abstrait, non une totalit relle.

    Lorsquil introduit la position nominaliste, Popper fait la diffrence entreles termes gnraux ( universaux ) et les termes singuliers. Il donne lesexemples suivants de termes gnraux : nergie , vitesse , carbone , blancheur , volution , justice , tat , humanit . Il dit queles termes singuliers peuvent tre traits comme des noms propres ou destiquettes conventionnelles. Ses exemples sont : Alexandre le Grand , la comte de Halley , la Premire Guerre mondiale [p. 27]. Le pro-gramme nominaliste est donc de remplacer les phrases dans lesquelles figu-rent des termes de la premire espce par dautres phrases, quivalentesquant au sens, o ne figureront que des termes de la deuxime espce, avecentre ces noms des signes purement logiques indiquant les relations posesentre les individus viss.

    Pour ce faire, Popper fait appel la notion densemble ou de classe. Ladiffrence entre les termes singuliers et les termes gnraux serait alors lasuivante : a) un terme singulier est un nom pour une chose et une seule; b)un terme gnral est un nom pour plusieurs choses, pour une classe de choses.

    Si ces dfinitions taient acceptables, on aurait en effet une ontologieacceptable pour le nominaliste : dans la ralit que vise notre discours, ilny a que des individus. La contrepartie logique de cette thse ontologiqueest, on le voit, le nominalisme mme : dans le discours, tous les mots dotsdune rfrence sont des noms, tantt des noms propres valant pour uneseule chose, tantt des noms communs valant pour plusieurs choses.

    Popper donne maintenant lexemple dun adjectif, le terme blanc (alors quil citait tout lheure le substantif correspondant blancheur ).Tout comme le terme Alexandre le Grand est attach une chose et uneseule, quil nomme, le mot blanc est attach plusieurs choses quilnomme ensemble ( savoir, les choses blanches, telles que ces flocons deneige, cette nappe, etc.). Pour les nominalistes, crit Popper, les univer-saux diffrent des noms propres seulement en ce quils sont attachs auxmembres dun ensemble ou classe de choses singulires, plutt qu unechose singulire seulement [ibid.]. Oui, mais comment le terme gnral blanc est-il attach lensemble des choses blanches? Ce qui est blanc,est-ce les choses blanches prises ensemble, donc leur ensemble (comme ondirait lensemble innombrable des choses blanches)? Est-ce que ce nestpas plutt chacune des choses blanches, donc toutes les choses blanchesprises une une (distributivement et non collectivement , selon la dis-tinction classique)? Bien entendu, lensemble des choses blanches nest pasplus un ensemble blanc que, pour reprendre lexemple de Russell [1918,p. 131], la classe des cuillers th nest elle-mme une cuiller th. Maisalors, Popper a tort dcrire : Il a sembl ce parti [nominaliste] que leterme universel blanc par exemple, ntait rien dautre quune tiquetteattache un ensemble de plusieurs choses diffrentes des flocons deneige, des nappes et des cygnes par exemple [p. 27].

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  • Car les tiquettes quon voudrait attacher la classe des chosesblanches seraient attaches cette classe et non pas aux lments de cetteclasse. En revanche, les tiquettes attaches aux lments de la classe dcri-vent ces lments, mais non leur classe. Autrement dit, Popper oublie iciquun ensemble ne peut pas tre rduit aux lments qui lui appartiennent.Il se trompe sil croit pouvoir dfinir lensemble par la pluralit des l-ments : ces diverses choses. Un ensemble est un individu abstrait, le rf-rent identifiable dun terme singulier. Les lments de lensemble des chosesblanches sont des individus concrets. Un ensemble ne peut pas tre blanc,une nappe ou un cygne ne peuvent pas tre dnombrables. Bref, contraire-ment ce que soutient ici Popper, la notion densemble ne peut pas rendrecompte du terme gnral. La notion densemble, ou de classe, suppose celledu prdicat : lensemble des choses est lensemble des objets (ou surfaces)auxquels sapplique le prdicat est blanc . La logique de la prdica-tion prcde et rend compte de la logique des ensembles. Cest parce quenous pouvons appliquer le terme gnral blanc , par exemple des nappes,que nous pouvons dfinir quelque chose comme lensemble des nappesblanches et le distinguer de lensemble des nappes de couleur.

    Lorsquil traite de la logique des termes gnraux, Popper croit satis-faire lexigence nominaliste en substituant des ensembles aux universaux,de faon viter une rfrence apparente des natures ou des formes. Ilne voit pas quil introduit de ce fait des individus abstraits, ce quun nomi-naliste convaincu ne saurait accepter6. Mais lorsque Popper en vientensuite la mthode des sciences sociales, il parat avoir oubli ses dis-tinctions logiques initiales. Nous avons la surprise de constater quil nas-signe plus un objet et un seul aux termes singuliers. Par exemple, il nopposeplus le terme gnral guerre et le terme singulier la Premire Guerremondiale . Le nominalisme mthodologique consiste maintenant rpu-dier les entits sociales au profit des entits personnelles. Il crit en effet :

    La plupart des objets de la science sociale, sinon tous, sont des objetsabstraits; ce sont des constructions thoriques. (Mme la guerre ou larmesont des concepts abstraits, mme si cela doit surprendre certains. Ce quiest concret, ce sont les gens qui sont tus [the many who are killed], ou leshommes et les femmes en uniforme.) Ces objets, ces constructions thoriquesqui servent interprter notre exprience sont le rsultat de la constructionde certains modles (surtout dinstitutions) en vue dexpliquer certainesexpriences [] [ibid., p. 135].

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    6. Voir par exemple W. V. Quine [1982, p. 131] : Il y a plus quune diffrence denotation entre le terme gnral homme, ou est un homme, et le nom de classe espcehumaine. Le terme gnral est vrai de chacun des individus divers, les hommes. Le nom declasse est le nom dun objet abstrait, la classe des hommes. Grce au terme gnral, nouspouvons parler en gnral des hommes sans soulever la question philosophique de savoir si,au-del des divers hommes, il y a en plus un objet qui est la classe de ces hommes. Le nom declasse soulve une telle question et il demande une rponse positive.

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  • Le nominaliste mthodologique que veut tre Popper oublie donc salogique au moment de formuler une ontologie nominaliste pour la sciencesociale. Il ne sait plus faire la diffrence entre un terme gnral (commelest lexpression la guerre dans une phrase comme la guerre est lapoursuite de la politique par dautres moyens ) et un terme singulier (commelest la dfinition singulire dun vnement identifiable telle que la guerrede 14-18 ). La tche que se fixe un nominaliste consquent est dindiquercomment descendre du gnral au singulier : comment changer une asser-tion gnrale contre une combinaison dassertions singulires. Or Popperveut rassembler sous lunique drapeau du nominalisme mthodologique deux entreprises distinctes : la prcdente, dont le but est de descendre, etune autre qui entend monter des personnes individuelles aux tres collec-tifs. Ce deuxime programme est bien diffrent : il ne sagit plus dlimi-ner les prdicats au profit des noms, il sagit de reconstruire les assertionsportant sur les individus collectifs (larme, ltat) en combinant selon lesinstructions dun modle des assertions portant sur les personnes engagesdans diverses interactions.

    Pourtant, il y a un lien vident entre la mprise logique et la mprisesociologique de Popper. Dans les deux cas, une assimilation abusive est don-ne pour une solution nominaliste du problme pos. En logique, Popperse mprend parce quil croit pouvoir traiter un terme gnral dusage pr-dicatif comme sil sagissait dun nom collectif (le nom dune classe dechoses). Il ne voit pas que la classe des choses blanches, si elle est nommedans notre discours, doit ltre par une dsignation singulire. Mais si lesujet dune phrase portant sur la classe des choses blanches est un nompropre de cette classe, il est impossible que le prdicat de cette phrase sap-plique la pluralit des choses blanches prises distributivement. Autre-ment dit, le verbe de cette phrase sera au singulier. En sociologie, Popperse mprend lorsquil croit pouvoir traiter les expressions dsignant des enti-ts collectives comme sil sagissait de termes gnraux. Il ne voit pas quily a une diffrence logique de catgorie entre un discours portant sur la guerreen gnral et un discours portant sur une guerre nommment dsigne. Orcette deuxime erreur est comme un cho de la premire. Par dfinition, unesocit humaine se compose de plusieurs personnes. Comment se peut-il,demande Popper, quil y ait la fois plusieurs personnes individuelles et enplus la socit de ces personnes? Sa solution est de dire quil en va ici commedes choses blanches : il ny a pas, outre les choses blanches, la blancheur.Popper croit donc quun nom collectif a le mme statut quune description(telle que blanc pour les choses blanches) sappliquant diverses per-sonnes.

    Il est probable que ce rangement monstrueux des universaux et des indi-vidus collectifs dans la mme catgorie ontologique est facilit par un emploivicieux de la notion de relation. On se figure quune analyse indiquant unerelation entre diffrents termes est celle qui reflte lordre mme deschoses. Dans cet esprit, on rendra compte des universaux (la blancheur) et

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  • des socits par des relations entre individus. Quest-ce que cest que cetensemble des choses blanches? Ce sont diverses choses qui ont entre ellesune certaine relation ( savoir, la relation de ressemblance sous laspect dela couleur, si on accepte que le blanc soit une couleur). Mais, demande-t-on, quest-ce maintenant quune socit, par exemple la socit des citoyensfranais? nouveau, ce sont divers individus qui ont entre eux une cer-taine relation (la relation du lien social ou de la concitoyennet). Ainsi,dans lun et lautre cas, il ny a rien de plus dans la ralit que les indivi-dus dsigns considrs sous laspect de ce qui les relie pour nous. Par desformalisations de ce genre, on arrive peut-tre donner un air plausible lassimilation absurde dun tout concret (un peuple) un objet abstrait (unensemble).

    Cette mise en forme, inspire par lopposition que faisaient les vieuxmanuels entre une logique des termes et une logique des relations ,nest quun pur trompe-lil. On fait comme si on stait donn dabord des termes , en dehors de toute relation ou disposition mutuelle, parexemple lensemble (a, b, c), et ensuite seulement une relation dfinie for-mellement, par exemple la relation est entre et . partir de l, onobtient diverses possibilits topologiques, a est entre b et c , b est entrea et c , c est entre a et b . Oui, mais ce nest pas ainsi que nous dter-minons des rapports de ressemblance ou de concitoyennet. O sont lesindividus nomms a , b , c , etc., quil aurait fallu se donner ini-tialement pour fixer ensuite entre eux une disposition qui donnerait son sens la ressemblance du blanc au blanc ou la concitoyennet du franais aufranais? En ralit, une chose qui est blanche est par l mme semblable nimporte quelle autre chose blanche : on na pas besoin pour dterminercette ressemblance de dsigner les autres choses blanches. Quant au citoyenfranais, il est comme tel le concitoyen de tout autre citoyen franais, y com-pris de ceux quon serait bien en peine de dsigner puisquils ne sont pasencore ns.

    Lindividualisme mthodologique nest en aucune faon la solution phi-losophique laporie qui bloque lintelligence moderne des individus col-lectifs. Il est bien plutt une expression particulirement incohrente de cetteaporie.

    LE PROBLME LOGIQUE DES INDIVIDUS COLLECTIFS

    Lindividualisme mthodologique nest pas la rponse la questionpose au dbut du prsent expos, qui tait : la philosophie daujourdhuia-t-elle le moyen de faire la diffrence entre une collection et un tout, etpar l de fournir un statut mtaphysiquement satisfaisant aux individus col-lectifs? On la dit, les nokantiens et les nohgliens offraient, au dbutde ce sicle, leurs rponses cette question. Mais ces rponses dcevaient,puisquelles commenaient par accepter quil y ait quelque chose de mys-

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  • trieux et, au fond, de contradictoire dans un tout : un tout, nous disait-on,est une pluralit qui est en mme temps une unit. Il tait donc juste de qua-lifier ces rponses de mystiques puisquelles revenaient avouer quela notion mme dun tre compos de parties nous plaait devant un cas deconcidentia oppositorum. Si on tient compte de ce fait, on acceptera cer-tains arguments critiques de lindividualiste mthodologique, ceux qui nefont quexprimer linsatisfaction o nous laissent les hardiesses sp-culatives des grands systmes idalistes. Mais il convient dajouter que lesprescriptions mthodologiques de lindividualiste ne rglent rien quant aufond.

    Or ce qui nous spare des postkantiens tout autant que des classiquesde la philosophie moderne ses dbuts, cest la logique. Il faut donc reve-nir aux deux problmes (distincts) rencontrs ci-dessus : a) comment doitse faire la descente de la phrase au pluriel (ou proposition gnrale) une combinaison quivalente de phrases au singulier? b) Comment doit sefaire la monte dune phrase au pluriel assignant un prdicat collectif plusieurs individus, une phrase quivalente au singulier attribuant un pr-dicat un sujet singulier? Le premier problme est par exemple, celui dupassage dune prdication portant sur les Aptres (ou les hommes) uneprdication portant sur Pierre, Jean, Jacques, Thomas, Mathieu, etc. Lesecond problme est par exemple, celui dune prdication concernant lesAthniens une prdication concernant Athnes.

    Avant daller plus loin, il importe de noter que la logique, par elle-mme,na pas nous dire ce quil y a dans le monde. Elle ne prend donc pas partau dbat sur lindividualisme et le holisme dans les sciences sociales, contrai-rement ce que suggre lexpos de Popper. Tout ce quon peut demanderau logicien, cest : ngativement, dcarter les formulations incohrentes(donc les formes invalides de descente et de monte ); positivement,de faire ressortir clairement, par une analyse, ce qui est impliqu par telleou telle faon de sexprimer. Il ny a donc pas une logique pour le nomina-liste et une autre pour le raliste (sinon, on ne voit pas quelle logique il fau-drait appliquer dans la querelle entre le nominaliste et le raliste). Mais ily a un essai nominaliste de fixer les conditions dune rduction des univer-saux aux individus, un essai raliste de rendre compte de la rfrence desprdicats, enfin un essai individualiste dliminer la rfrence des trescollectifs.

    Toutefois, le fait est quil y a eu plusieurs poques de la thorielogique. Et les philosophes vont tre plus ou moins laise dans leur rflexionsur les tres collectifs selon le type de logique quils croiront devoir appli-quer. Pour faire ressortir les contraintes quimpose un philosophe de lgeclassique des Temps modernes (XVIIe-XVIIIe sicle) sa logique (dfectueuse),il est ncessaire de comparer brivement sa technique danalyse cellequaurait utilis un scolastique mdival et celle que nous-mmes utili-sons aujourdhui.

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  • LA SMANTIQUE MDIVALE DE LA SUPPOSITIO

    Dans lenseignement logique des docteurs scolastiques, les deux pro-blmes mentionns ci-dessus de la descente (de luniversel lindivi-duel) et de la monte (des parties au tout) reoivent des solutionsdistinctes. En effet, en nous reportant un trait des termes syncatgo-rmatiques , nous apprenons que les termes omnis et totus ont des pro-prits logiques diffrentes : ils ne fixent pas de la mme faon le modede rfrence (suppositio) du terme (rfrentiel ou catgormatique )auquel ils sont associs7. Ltude du terme omnis se fera par ltudedexemples scolaires du genre : Omnis homo praeter Socratem currit. Ilsagit maintenant de discerner la rfrence du sujet de cette phrase, et decomprendre le rle de omnis. Le mot Socrate fait rfrence Socrate,et la phrase dit que Socrate, et lui seul parmi les hommes, ne court pas. Detout autre homme que Socrate, la phrase dit quil court. Le sujet de la phrase tout homme lexception de Socrate fait donc rfrence tous les indi-vidus humains inclus dans lunivers de discours. Si cet univers est limitpar le contexte trois personnes, Socrate, Platon et Thtte, alors la phraseprcdente schange contre une proposition copulative disant : Platoncourt et Thtte court. Par consquent, le terme omnis ajout une pro-position indfinie (Homo currit) change cette dernire en proposition uni-verselle, dont le sujet possde le mode de rfrence appel suppositiodistributiva. Ce qui veut dire que, dans cette phrase, le sujet vaut pour, oufait rfrence (supponit pro), tous les sujets auxquels il sapplique commeterme gnral.

    En revanche, le terme totus ne sert pas indiquer la suppositio dunterme gnral, de faon autoriser la descente de la proposition gnralevers les termes singuliers, comme dans lexemple prcdent ( tout hommecourt, donc Platon court, etc. ). Totus homo ne veut plus dire tout homme ,mais lhomme tout entier . Il ne sagit plus de la relation de luniverselau singulier, mais de la relation du tout et de ses parties. Le passage du tout la partie obit une autre logique que celle du passage du gnral au sin-gulier. Si on mconnat cette diffrence, on va commettre le sophisme ditde la division (ce qui est vrai du tout est vrai de toutes les parties, prisescomme un tout, donc est vrai de toutes les parties, prises divises ou part les unes des autres). Si toute la maison (tota domus) vaut cent livres,cela ne veut pas dire que toutes les pices de la maison (omnes partes, quae-libet pars) valent chacune cent livres. Ici, les coliers sont normalementinvits sexercer sur le sophisme suivant : totus Socrates est minor Socrate.Prouver le sophisme suivant : tout Socrate est moins que Socrate. Preuve :une partie de Socrate est moins que Socrate, et cela est vrai de toutes lesparties de Socrate (tte, pied, etc.), donc toutes les parties de Socrate sont

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    7. Voir les textes cits et les commentaires dans Kretzmann [1982, p. 211-245].

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  • moins que Socrate, et toutes les parties de Socrate sont tout Socrate, donc,etc.

    Ainsi, la descente de luniversel aux singuliers doit tre nettement dis-tingue de la division dun tout en ses parties. Cette remarque suffit dis-siper les confusions releves tout lheure dans les thses individualistes.Mais ici, il convient dajouter que pour certains prdicats, la division suitles mmes voies que la descente alors que ce nest pas le cas pour dautres.Cest ainsi que Pierre dEspagne distingue deux cas dans son Trait des dis-tributions. a) Cas o le prdicat a pour sujet direct le tout et pour sujet indi-rect les parties dont ce tout est constitu. Exemple dinfrence valide :toute la maison est chaude, donc cette pice de la maison est chaude. b)Cas o le prdicat ne convient pas aux parties sil convient au tout. Exempledinfrence invalide : toute la maison est grande, donc cette pice, etc.

    Cette ide quil faut distinguer les prdicats de la partie et ceux du toutest juste. On verra tout lheure comment nous la retrouvons aujourdhui.

    LA LOGIQUE DITE CLASSIQUE DE LEXTENSION DES TERMES

    Si nous passons maintenant aux auteurs des dbuts de lpoque moderne,nous dcouvrons un paysage fort diffrent. La doctrine complique de lasuppositio des termes a t limine, et remplace par la distinction entrel tendue de lide signifie par un terme (on dit aussi : extension , dnotation ) et la comprhension de cette ide. Il appartient au logi-cien de dterminer quelle quantit de ltendue du terme est prise encompte dans une proposition. Si cest toute ltendue du sujet, la proposi-tion est universelle. Si cest seulement une partie de cette tendue du sujet,la proposition est particulire.

    Oui, mais que va-t-on faire des propositions qui ne sont ni universelles,ni particulires? Comment convient-il danalyser les propositions danslesquelles on ne trouve pas explicitement un signe de quantit (comme tout ou quelque )? La rponse de la nouvelle logique est quil fau-dra fournir ce signe, de faon pouvoir revenir lun ou lautre des caspertinents pour une infrence syllogistique : le sujet est pris selon toute sontendue, ou bien il est pris selon une partie indtermine de son tendue.Une premire espce de proposition rduire est la proposition singulire.Voici comment les logiciens de Port-Royal disent quil faut la traiter :

    Que si le sujet dune proposition est singulier, comme quand je dis LouisXIII a pris La Rochelle, on lappelle singulire.Mais quoique cette proposition singulire soit diffrente de luniverselle ence que son sujet nest pas commun, elle sy doit nanmoins plutt rapporterqu la particulire; parce que son sujet, par cela mme quil est singulier,est ncessairement pris dans toute tendue, ce qui fait lessence duneproposition universelle et qui la distingue de la particulire [Arnauld,Nicole, 1970, livre II, p. 158].

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  • Cette dcision de tenir la proposition singulire pour une propositionquasi universelle nest dailleurs pas une invention dArnauld et Nicole8.Elle a une consquence grave : il faut maintenant comprendre la phrase Louis XIII a pris La Rochelle comme sil tait dit tout Louis XIII apris La Rochelle . Cest une invitation confondre omnis et totus, lun etlautre tant dailleurs rendus en franais par tout . La diffrence si net-tement marque tout lheure entre les propositions portant sur un toutlogique (omnis homo) et celles portant sur un tout intgral (totus homo)tend sestomper, sinon disparatre entirement.

    Mais que faire maintenant dans le cas plus difficile encore de la propo-sition qui a pour sujet un nom collectif? la diffrence des individua-listes mthodologiques contemporains, les auteurs de Port-Royal aperoiventbien la difficult, et ils admettront dailleurs la fragilit de leur solution.Voici pourquoi les propositions collectives chappent lalternative deluniversel et du particulier :

    Les noms de corps, de communaut, de peuple, tant pris collectivement,comme ils le sont dordinaire, pour tout le corps, toute la communaut, toutle peuple, ne font point les propositions o ils entrent proprement universelles,ni encore moins particulires, mais singulires. Comme quand je dis : lesRomains ont vaincu les Carthaginois, les Vnitiens font la guerre au Turc,les juges dun tel lieu ont condamn un criminel, ces propositions ne sontpoint universelles; autrement on pourrait conclure de chaque Romain quilaurait vaincu les Carthaginois, ce qui serait faux. Et elles ne sont pointaussi particulires : car cela veut dire plus que si je disais que quelquesRomains ont vaincu les Carthaginois; mais elles sont singulires, parce quonconsidre chaque peuple comme une personne morale dont la dure est deplusieurs sicles, qui subsiste tant quil compose un tat, et qui agit en tousces temps par ceux qui le composent, comme un homme agit par ses membres [ibid., p. 204].Les logiciens de Port-Royal reconnaissent lirrductibilit de la propo-

    sition portant sur un tre collectif. Cest une manire indirecte de rintro-duire une diffrence entre omnis et totus. Ce quon dit de tout le peupleromain, on ne le dit pas pour autant de tout Romain (au sens de chaqueRomain). Non seulement la victoire de Rome sur Carthage nest pas unesomme de victoires personnelles, mais bien des Romains nont jamais prispart aux combats contre Carthage. Mais on ne veut pas dire non plus quungroupe dhommes, qui taient tous des Romains, ont vaincu des Carthagi-nois. La solution dArnauld et Nicole est de reconnatre dans la proposition nom collectif une proposition singulire. Solution impeccable du pointde vue logique : ici, le pluriel les Romains vaut pour le singulier Rome .La phrase attribue une victoire la nation romaine, victoire quil nest pasquestion de distribuer entre les citoyens puisque le mot Romain ne

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    8. Arthur Prior [1962, p. 160] relve la rcriture de Socrates currit en omnis Socratescurrit dans un ouvrage faussement attribu Duns Scot.

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  • signifie pas ici la qualit gnrale de citoyen romain (terme universel), maissert former le nom collectif de tout un peuple.

    Or cette solution logique irrprochable pose nos auteurs un problmemtaphysique. Ils voient lanalogie avec le corps humain et acceptent deparler de personne morale . Il en va ici comme des actions humaines :dans certains cas, laction accomplie par un seul membre du corps vaut pourune action de lhomme tout entier (totus homo). Quand le bras arm de Bru-tus frappe Csar, ce geste dune partie du corps de Brutus est une action deBrutus. Pourtant, si les logiciens de Port-Royal acceptent en somme leholisme dans leur logique, ils ont du mal lui trouver une rfrence dansla ralit. Dans le discours, nous parlons de Rome comme sil existait untel tre subsistant pendant plusieurs sicles. Mais il sagit pour eux duneconvention. Dans la ralit, il ny a que des Romains. Cest pourquoi Arnauldet Nicole concluent leur chapitre par une leon morale sur la vanit dusentiment national :

    Et cest ce qui fait voir sur quoi est fonde la vanit que chaque particulierprend des belles actions de sa nation, auxquelles il na point eu de part, etqui est aussi sotte que celle dune oreille, qui tant sourde se glorifierait dela vivacit de lil, ou de ladresse de la main [ibid.].Il y a donc un cart entre lordre des mots et lordre des choses. Cest

    ce qui ressort trs clairement des remarques quils font sur les sujetsconfus de certaines propositions :

    Auguste disait de la ville de Rome, quil lavait trouve de brique, et quilla laissait de marbre [] Quelle est donc cette Rome, qui est tantt de brique,et tantt de marbre? [] Cette Rome qui tait de brique, tait-elle la mmeque Rome de marbre? Non; mais lesprit ne laisse pas de former une certaineide confuse de Rome qui il attribue ces deux qualits, dtre de brique enun temps, et de marbre en un autre [ibid., p. 195].Pour Arnauld et Nicole, la dclaration dAuguste ne porte pas sur un

    seul et mme objet, qui serait la ville de Rome travers ses mtamorphoses,mais sur deux objets reprsents confusment comme un seul. Ils refusentde reconnatre une ville une ralit qui lui permettrait de survivre unecomplte rnovation de ses parties composantes.

    Si nous acceptions leur raisonnement dans le cas de Rome, tantt construiteen brique et tantt en marbre, il faudrait adopter le mme point de vue mat-rialiste dans les autres exemples cits au mme chapitre. Un de ces exemplesest la vieille difficult du flux : Cette eau, disons-nous aussi, en parlantdune rivire, tait trouble il y a deux jours, et la voil claire comme ducristal. La contradiction nest quapparente, disent-ils, puisquil ne sagitpas de la mme eau. Mais ils ngligent de noter ceci : lexemple supposequon parle de la mme rivire, et cest delle quon veut dire quelle estpasse du trouble au clair. Ils sont comme blouis par lvidence dune iden-tit matrielle dun cours deau : cette rivire est un tout compos de cettemasse deau. Mais on peut trs bien parler dune rivire, la mme, sans soc-

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  • cuper spcialement de la masse deau qui la constitue matriellement telleou telle date. Ce qui importe alors est le cours que suit une masse deauindtermine, ou mme le cours que pourrait suivre une masse deau sil yen avait une (dans lhypothse o la rivire est sec). Il sagit alors de liden-tit formelle ou structurale de la rivire, lidentit de son cours gographique,laquelle est dfinie pour une certaine quantit deau en gnral, et non pourtelle ou telle partie individuellement dsigne. Les auteurs de Port-Royalsont dcidment, pour reprendre les termes de Louis Dumont, des citoyensde l univers de lindividu , trangers aux formes de pense de l uni-vers structural .

    Plus grave encore est le cas de lorganisme vivant et de son mta-bolisme :

    Nous considrons le corps des animaux et nous en parlons comme tanttoujours les mmes, quoique nous ne soyons pas assurs quau bout dequelques annes il reste aucune partie de la premire matire qui le composait[] Car le langage ordinaire permet de dire : le corps de cet animal taitcompos il y a dix ans de certaines parties de matire; et maintenant il estcompos de parties toutes diffrentes. Il semble quil y ait de la contradictiondans ce discours : car si les parties sont toutes diffrentes, ce nest donc pasle mme corps [ibid., p. 40].Ici encore, les logiciens de Port-Royal nont dyeux que pour lidentit

    matrielle dun individu, donc dune identit qui ne peut tre que synchro-nique. Ils ne savent donc pas dfinir une identit diachronique des tres mat-riels. Puisque ces tres sont dans un tat de flux, ils ne sont que partiellementles mmes dun instant lautre, et ne jouissent dune identit pleine qula faveur de nos reprsentations confuses. Pourtant, ds quon introduit leconcept dune identit formelle ou structurale pour les tres matriels, la dif-ficult disparat. Non seulement ltre compos peut subsister (rivire) ouvivre (animal) en dpit de ce constant renouvellement de ses parties, maissil se maintient le mme au travers des vicissitudes de son histoire, cestgrce au mtabolisme. Pour rendre compte de ce fait incontestable, il convientdonc dappliquer ici les distinctions classiques appliques au vieux cas dcolediscut depuis les Grecs : le bateau de Thse quon ne cesse de rparer, desorte quil ne reste finalement plus une seule planche de la construction ini-tiale, est-il ou non la mme chose au dbut et la fin? Solution : on cartela formule la mme chose , qui est quivoque, et on rpond que cest lemme bateau (dfini comme construction ou structure), mais que ce nestpas la mme collection de planches9.

    On aperoit comment les deux solutions offertes au problme pos parles propositions dont le sujet nest clairement ni particulier, ni universel,finissent par interfrer et crer un embarras pour lanalyse logique. La pro-position sujet collectif est une proposition singulire. Oui, mais il a tdcid de traiter la proposition singulire comme une proposition universelle

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    9. Voir la discussion dtaille de ces problmes dans Wiggins [1980].

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  • (pour faciliter les calculs syllogistiques). Par consquent, le sujet collectif,bien quil ne soit pas universel ou pris selon toute ltendue duterme gnral, sera pourtant trait comme un sujet universel. Les Romains,pris collectivement, sont Rome et non tous les Romains. Mais voici que Rome, son tour, reoit un signe de quantit : Rome est lu comme tout Rome.Or que serait une partie du peuple romain sinon quelques citoyens romains?On est donc invitablement conduit se demander comment tous les citoyensromains (tout Rome) peuvent tre distingus de tous les Romains : commentce qui est vrai de tout Rome pourrait manquer dtre vrai de tous les Romains.

    Lide que la proposition singulire ait quelque chose faire avec luni-verselle ne cessera de produire des difficults philosophiques. On saitcomment Kant (qui raisonne lui aussi dans le cadre de cette logique delextension des termes) distingue trois catgories de la quantit . Il lesdrive des trois statuts possibles du sujet de la proposition, ce dernier pou-vant tre universel, particulier ou singulier. Kant refuse donc, et fort juste-ment, la rduction classique de la proposition singulire luniverselle.Pourtant, il en retient quelque chose. On a en effet la surprise de le voir fairecorrespondre la catgorie de lunit au jugement universel et celle de tota-lit au jugement singulier. Pourquoi na-t-on pas linverse? Pourquoi leconcept dun nest-il pas driv de la forme singulire du jugement, et leconcept de tout de la forme des jugements contenant le mot tout (omnis)?Parce que, explique Kant, la totalit nest pas autre chose que la pluralitconsidre comme unit [Critique de la raison pure, 11, B111]. Autre-ment dit, la troisime catgorie de la quantit est celle dun tout collectif(totus homo) et non dun tout distributif (omnis homo). La pluralit quilsagit de penser comme unit nest pas celle des chantillons dun cer-tain genre, mais celle des parties dun tout intgral. Mais, dans le mmetemps, Kant veut que ce tout soit seulement une somme, puisquil dit qucette catgorie de la totalit appartient le concept de nombre.

    Ainsi que le souligne Kant lui-mme, ce concept de totalit est fonci-rement synthtique : il doit unir en une seule dtermination intelligibleles deux concepts dabord opposs dun et de plusieurs. Il y a ici une impassedont les idalistes postkantiens ne parviendront pas sortir. Toute la rflexionsur les totalits sera chez eux afflige dune condition synthtique (oumme dialectique ). Si on veut concevoir un tout selon la catgorie kan-tienne, il faut se le reprsenter la fois comme plusieurs choses, ou plu-sieurs tapes dun dveloppement, ou plusieurs aspects, et compter la pluralitde ces choses comme une seule chose, la suite de ces tapes comme un seulprocs, la diversit de ces aspects comme une seule dtermination. Pour sedonner la pluralit, on a besoin du terme gnral qui donne la descriptionde chaque chantillon du genre, donc de tous les chantillons. Mais pourconcevoir plusieurs choses comme une seule, on doit passer au sens col-lectif du tout, distinguer les parties dun individu complexe et le tout de cetindividu. Pour concevoir une totalit selon les instructions de la table kan-tienne des catgories, il faudrait avoir affaire simultanment un genre et

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  • un individu, quelque chose qui serait la fois omnis homo et totushomo, tout homme et un homme total (intgral). Cest donc ici que pren-nent naissance certaines des apories les plus clbres de lidalisme : cellede l universel concret ou de l individu universel , et, pour que lesujet connaissant soit capable de saisir de telles totalits, celle de l intui-tion intellectuelle ou du savoir absolu .

    En fait, celle des catgories kantiennes qui est la plus parente du conceptde totus, de tout intgral, est le concept de communaut (Gemeinschaft).Kant appelle relation de communaut cette relation qui lie les parties inter-dpendantes au sein dun systme daction rciproque. On pourrait mmealler jusqu dire que le contraste entre la catgorie de totalit et celle decommunaut reflte, jusqu un certain point, lopposition du point de vueindividualiste et du point de vue holiste. Car la notion kantienne dAllheitne fait quexprimer lembarras de toute pense qui, stant donn dabordun univers fait datomes indpendants (les units ), cherche ensuite lesrunir. Si dix individus sont pris ensemble et considrs, selon la catgoriede la totalit, comme une unit , il semble que nous trouvions mainte-nant onze individus (les dix individus du dbut et lindividu collectif questleur tout). Mais sil y a onze individus ds quil y en a dix, alors il y en adouze, et ainsi de suite. En revanche, la catgorie de Gemeinschaft est plusfavorable une approche holiste des choses. Elle permet, mais seulementjusqu un certain point, de concevoir un univers structural . Seulementjusqu un certain point, comme on va le montrer directement, et cette limitepropre au concept kantien de dtermination rciproque est aussi celledune certaine version de lanalyse structurale, laquelle on peut donner lenom, pour fixer les ides, de structuralisme saussurien (ou phonolo-gique ).

    On sait que Kant tire sa catgorie de communaut de la forme du juge-ment disjonctif. Une telle drivation serait inintelligible si nous cherchionseffectivement trouver un lien entre la notion daction rciproque et la formelogique dune proposition disjonctive note p ou q ou r ou etc. . Maisen fait, Kant appelle jugement disjonctif ce qui est plutt un jugement cat-gorique avec prdicat complexe disjonctif, dont la forme sera : x est F ouG ou H ou etc. . Or cette dernire forme va intresser vivement Kant etses successeurs, pour la raison que donne Kant lui-mme : elle permet depenser une coexistence des tres par coordination plutt que subordination[ibid., B 112]. Kant parat avoir dans lesprit le contraste suivant : tantt ladtermination dun genre de choses se fait par une srie de descriptionssubordonnes, tantt elle se fait par disjonction exclusive. Les classifica-tions naturelles donnent un exemple du premier type de dtermination (parsubordination) : un A est un B, un B est un C, un C est un D, de sorte quex, sil est un A, est un B, donc un C, donc un D. Lautre type de dtermi-nation (par coordination) rassemble sur un pied dgalit des descriptionsexclusives les unes des autres : x doit tre ou bien un A, ou bien un B, oubien un C, ou bien un D, de telle sorte que sil nest ni un B, ni un C, ni un

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  • D, il est ncessairement un A. Comme on voit, la notion dune dtermina-tion de la nature de quelque chose par coordination de concepts exclusifsles uns des autres peut nous mettre sur la voie de lanalyse structurale dunsystme. La disjonction prdicative complexe de Kant devient le jeu desoppositions distinctives dans une thorie saussurienne des systmes.Dans un systme dlments (a, b, c), la valeur de llment not a estdtermine par le fait que a se distingue la fois de b et de c. Dans lana-lyse structurale classique , il en va comme chez Kant : les oppositionsdistinctives sont coordonnes, de telle sorte que le travail de caractriser unindividu laide du systme structur revient en effet lui attribuer unimmense prdicat disjonctif compos de descriptions dfinies. On aura parexemple trois possibilits : tre un A, tre un B, tre un C. On aura ensuiteune dtermination circulaire ou diacritique de ces descriptions : pourtre un A, il faut ntre ni un B, ni un C, et il ny a quun seul A dans le sys-tme; de mme, pour tre un B, il faut, etc. (On illustre aisment cette concep-tion du systme par lexemple du systme de lalphabet : il suffit de reprendrece qui prcde littralement, et de dire quil nexiste quune lettre A dansle systme, et quelle a pour signalement de ntre ni B , ni C , etc.)Le schma conceptuel appliqu ici peut tre figur graphiquement par unesrie de cases alignes ainsi :

    Or la faiblesse dune telle mthode danalyse structurale est quelle nousoblige nous munir demble du prdicat disjonctif ultime, celui qui per-met didentifier un individu et une position dans le systme. Puisque les lments du systme (les concepts coordonns de Kant, les units dia-critiques du structuraliste) sont aligns, nous ne pouvons pas reprsenter lafaon dont nous avons construit cette disjonction prdicative. Mais ds quenous voulons reprsenter aussi la construction (ou structure) du prdicat, etpas seulement sa systmaticit (le fait quil est exhaustif), nous devons rin-troduire un ordre de subordination. Qui plus est, nous ne sommes plus tenusde ne donner que des descriptions dfinies. Le systme na pas besoin dtrecompos dunits atomiques, puisque les descriptions sont maintenant ta-ges selon les diffrentes tapes de lanalyse, par une dmarche du genresuivant :

    premier niveau de description : lobjet x est un A ou un f; deuxime niveau : si x est un f, il est un B ou un C.

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    A B C

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  • La figuration graphique serait alors celle dun arbre dichotomique, oubien, si lon conserve limage de cases juxtaposes, celle dune srie decases de taille dcroissante :

    Pour emprunter son vocabulaire lanthropologue, on dira que les concepts

    entrant dans une disjonction kantienne ou les units diacritiques du struc-turaliste sont quistatutaires. En revanche, la deuxime mthode danalyseprsente ci-dessus combine lopposition distinctive (quistatutaire) et lop-position hirarchique10. Il va de soi que cette dernire sorte de distinctionnoffre aucun sens tant quon en reste la reprsentation par coordination.En effet, il nous faut maintenant dire quil y a opposition distincte ou qui-statutaire entre un A et un f, ou bien encore entre un B et un C, mais quily a opposition hirarchique entre un B et un f. Mais alors, demandera-t-on,si un objet x nest pas un A, et sil est un B, il sera oppos hirarchique-ment lui-mme? Il le sera certainement. Ce qui montre que lanalyse struc-turale enrichie de lopposition hirarchique ne vise pas classer des individusen les identifiant des positions diacritiques dfinies dans le systme. Ellevise reprsenter lorganisation dun systme de descriptions. Les indivi-dus ne rpondent pas une fois pour toutes une description, mais passentdune description lautre selon les circonstances. Soit lillustration gros-sire suivante : dans un tournoi national dchecs, les quipes locales saf-frontent, puis fusionnent pour former une quipe rgionale charge daffronterlquipe de la rgion voisine. Si quelquun est un C, il applaudit dabordlquipe des C dans sa partie contre lquipe des B, puis se redcrit lui-mmecomme un f pour applaudir son quipe des f contre lquipe des A.

    Si nous passons maintenant de la table kantienne des formes de jugement celle des catgories, nous faisons la mme observation. La catgorie deGemeinschaft est dfinie par Kant de faon pouvoir rendre compte dun sys-tme de coexistence au sens de la mcanique newtonienne. Le systme solaire

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    A O

    B C

    10. Louis Dumont, Affinity as a Value [1983, p. 26-27]. Voir aussi Vers une thorie dela hirarchie (postface de ldition Tel de Homo hierarchicus).

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  • est une communaut dans la mesure o le mouvement de chaque planteest command par les interactions gravitationnelles au sein du systme. Maiscette catgorie ne permet pas de caractriser la dpendance rciproque desparties dun systme organis. Pour quil y ait organisme, la coordination desexistences ne suffit pas, il faut aussi cette intgration hirarchique des fonctionsque Kant tente de penser sous le nom de finalit interne .

    COLLECTIONS, ENSEMBLES, SYSTMES

    Il reste se demander ce qui correspondrait, dans la logique moderne(cest--dire celle qui est issue de luvre de G. Frege), cette oppositiondu gnral (omnis) et du global (totus). On vient de voir que la logique tra-ditionnelle avait du mal faire clairement cette diffrence. La notion confusedune extension du terme et la tendance ignorer la diffrence de la pro-position gnrale et de la proposition singulire, faisaient quon risquait tou-jours de prendre la division dun tout pour la distribution dune proprit.Ces difficults nexistent plus pour le logicien contemporain. De faon gn-rale, notre logique rend impossible lassimilation dune proposition por-tant sur une chose individuelle une proposition portant sur une propritcommune. La raison en est que le point de vue du logicien sur la phrase eststructural : les mots ne composent pas la proposition par simple coordination,mais par subordination.

    Dans un article clbre, le thoricien de lintelligence artificielle Her-bert Simon a propos de distinguer deux types possibles de formation dunsystme complexe : directement, par simple coordination des lments lesuns aux autres, ou par tapes. Il va de soi que la construction dun systmecomplexe est plus facile par la deuxime mthode, celle qui consiste runirles pices lmentaires dans des sous-systmes, quon rassemble ensuitedans des systmes de niveau suprieur, jusqu ce quon obtienne le sys-tme final. Dans ce cas, la gense du systme reflte son organisationhirarchique, en entendant ici par hirarchie un ordre de complexit :

    Par un systme hirarchique, ou hirarchie, jentends un systme qui estcompos de sous-systmes lis entre eux, chacun deux tant son tour destructure hirarchique, jusqu ce que nous arrivions quelque niveau infrieurde sous-systmes lmentaires. Dans la plupart des systmes naturels, il estquelque peu arbitraire de savoir o doit sarrter la division et quels sous-systmes doivent tre tenus pour lmentaires. Il est vrai que la physiquefait un grand usage du concept de particule lmentaire, mais ces particulesont une tendance surprenante ne pas rester bien longtemps lmentaires11

    Simon ajoute quon peut appeler systme simple celui qui prsente

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    11. H. A. Simon, The architecture of Complexity (1962), dans Simon [1969, p. 87].Cet article est celui quutilise Arthur Koestler dans son livre The Ghost in the Machine,auquel se rfre son tour Louis Dumont [Essais sur lindividualisme, p. 241, note 34].

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  • lorganisation hirarchique la plus plate. Il donne pour exemple une chanede polymrisation : des lments identiques (les monomres) sassocientindfiniment les uns aux autres le long dune chane dote dune stabilitrelative.

    Si lon retient ces distinctions, on peut caractriser ce qui fait lorigina-lit de la logique moderne. Alors que la logique traditionnelle traitait la pro-position comme un polymre, notre logique lui reconnat une structureplus complexe. Et, en effet, dans les vieux manuels de logique, la formelogique par excellence, celle sur laquelle on travaille, est donne par le tropclbre schma sujet-copule-prdicat . Le sujet et le prdicat sont des termes qui peuvent changer leurs places autour de la copuleau prix de quelques modifications dans les signes de quantit . Laphrase est donc bien quelque chose comme une chane constitue dl-ments identiques, au moins quant la fonction, quassocie un un le mmelien copulatif. Dans la logique traditionnelle, la copule est ce mortier quilfaut glisser entre les briques pour obtenir le mur, soit ici la proposition.

    En revanche, la nouvelle logique se passe de copule. Son but est de repr-senter clairement, par un symbolisme artificiel, la complexit logique de laproposition. Comme lindique Michael Dummett dans un chapitre de sonlivre sur Frege intitul justement La hirarchie des niveaux le logicieninsiste sur la hirarchie des types logiques dexpressions parce quil veuttrouver des parties logiques intermdiaires, entre le niveau le plus lmen-taire des mots et le niveau le plus lev de la proposition complte. Pour-quoi ces units intermdiaires? La raison en est videmment que la phraseest construite par tapes [Dummett, 1973, p. 35]. La phrase est donc unsystme dot dune structure qui est toujours complexe. Contrairement ce que soutenait lanalyse traditionnelle, les propositions catgoriques l-mentaires elles-mmes ont une structure complexe. Alors que lanciennelogique nous demandait danalyser Socrate marche selon le schma terme-lien-terme (Socrate-est-un-marchant ), la nouvelle analysereconnat dans cette phrase deux parties htrognes (la fonction et largu-ment). Mais la diffrence entre les deux analyses est encore plus videntedans le cas de phrases complexes. Dummett rappelle lexemple de Freg[1969, p. 170] : Le carrosse de lempereur est tir par quatre chevaux. Le grammairien, quelle que soit sa doctrine, reconnat la complexit de cettephrase. Les diffrents mots forment dabord des groupes ou des syntagmesavant dentrer dans la composition de la phrase. Le logicien traditionnel,lui, croit pouvoir ignorer cette complexit. Il dcidera vraisemblablementde voir dans cette phrase lexpression dun jugement de relation, le car-rosse de lempereur donnant un terme, quatre chevaux donnantlautre terme, le reste de la phrase indiquant la relation. Pour Frege, cetteanalyse a le dfaut de ne pas mettre en vidence la diffrence entre lop-rateur principal et les oprateurs subordonns de cette phrase. Si lon vou-lait nier cette proposition, sur quoi faudrait-il faire porter la ngation? Passur le verbe, mais sur lattribution du nombre. Ainsi, le groupe grammati-

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  • cal quatre chevaux ne forme pas une unit logique, contrairement ceque suggre lassociation dun adjectif et dun substantif. En fait, la phraserpond la question : combien y a-t-il de chevaux tirant le carrosse delempereur? Selon cette analyse, le nombre quatre est un prdicat dedeuxime ordre, ou prdicat de prdicat, qui attribue une proprit laproprit quindique le prdicat est un cheval tirant le carrosse delempereur .

    Ce progrs dans lanalyse met fin loscillation antrieure entre le toutpris au sens domnis et le tout pris au sens de totus. On ne risque plus deconfondre le tout logique et le tout rel. Ici encore, on peut reprendre unexemple de Frege12 : quelle diffrence y a-t-il entre une fort et ce que lemathmaticien appelle un ensemble darbres? La diffrence est que la fortpeut brler, mais non lensemble des arbres de la fort. Si des arbres br-lent, la fort brle en partie. Si tous les arbres de cette fort brlent, la fortbrle compltement. Seul peut brler un objet matriel combustible. Le boispeut brler, quil se prsente nous comme buisson, arbre, bosquet, futaie,fort. Si lensemble des arbres dune fort ne peut pas brler, cest que jus-tement cet ensemble nest pas constitu par des objets rels en bois, les arbres,mais quil est construit, titre dobjet abstrait, par une opration logique. coup sr, le langage ordinaire ne fait pas la diffrence entre une fort et unensemble darbres. Mais le terme logico-mathmatique densemble doit trepris au sens fix par la thorie des ensembles, pas au sens ordinaire.

    En exploitant cet exemple de Frege, on pourrait dire que lanalyse tra-ditionnelle parvient mal distinguer les deux phrases suivantes : tous lesarbres de la fort ont brl toute la fort a brl.

    Lancienne logique traite lexpression tous les arbres de la fort commeune unit logique, ce qui renforce limpression dune quivalence avec lanotion dune fort. Dans cet exemple, il se trouve que concident une propo-sition universelle en omnis ( tout arbre de la fort a brl ) et une proposi-tion singulire en totus ( la fort tout entire a brl ). Mais la concidencenest pas formelle : elle est due lexemple. Elle ne permet donc pas dassi-miler les deux formes logiques (pas plus que le fait que 2 + 2 = 2 x 2 nau-torise assimiler les deux oprations de laddition et de la multiplication).

    Frege, dans son article, fait ressortir ainsi la diffrence qui nous occupe :a) Une fort est un exemple de ce quil appelle des touts collectifs

    (kollektive Ganze). Il donne dans la mme page un autre exemple : un rgi-ment dinfanterie (partie de larme et tout compos de bataillons). Si nousparlons ici de tout, cest en opposition la partie. Cette relation de tout partie est transitive (la partie de la partie est la partie du tout). Cest pourquoiil est possible de considrer un mme tre tantt comme partie dun tout sup-rieur, tantt comme le tout form par des parties de taille ou de complexitinfrieures. Ici, ajoute Frege dans une remarque prcise, les mots individu (Individuum) et chose singulire (Einzelding) sont inutiles. Rien nest

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    12. Dans son compte rendu du livre de Schrder [cf. Frege, 1966, p. 93 et 95].

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  • dfinitivement indivisible. Les branches des arbres de la fort font partie dela fort. Les bataillons des rgiments dune division de larme font partiede larme. Nous sommes bien dans un univers structural dpourvu dunniveau privilgi dindividuation des entits. Du point de vue logique, il suf-fit Frege de noter que ces touts collectifs peuvent recevoir des noms, donctre dsigns directement. Cest, comme on va le voir, la grande diffrencelogique avec les ensembles (do rsulte la diffrence ontologique que lespremiers sont des tres rels et les seconds des tres de raison).

    b) Un ensemble (ou classe) nest pas une large entit matrielle, ni unconglomrat rassemblant des objets. Lensemble des arbres de la fort nevient pas au monde du fait que les arbres ont pouss ensemble , mais dufait quil est possible de dcrire ces arbres et de dire de chacun deux quilest un arbre de la fort. Le point de vue ensembliste sintroduit au momento nous nous intressons cette proprit dtre un arbre de la fort. Y a-t-il des cas rpondant la description est un arbre de la fort ? Il peut yen avoir plusieurs, un seul ou aucun. Cest pourquoi le thoricien parleencore densemble l o il ny a pas de pluralit (par exemple de lensemble, lment unique, des arbres de la fort qui seraient en mme temps vieuxdun sicle, dans le cas o un seul arbre est vieux dun sicle), et mme lo rien ne rpond la description fixe (par exemple, lensemble des l-ments communs lensemble des arbres de la fort et lensemble des arbresqui ont chapp lincendie, dans le cas o tous les arbres ont brl). Cettefois, la relation pertinente nest plus x fait partie de y , mais x appar-tient lensemble E des objets remplissant telle condition . La relationdappartenance nest pas transitive. Cest pourquoi il faut fixer une fois pourtoutes le niveau dindividuation. La complexit interne des lments dunensemble ne peut pas tre prise en compte dans un raisonnement sur cetensemble. Pour reprendre lexemple usuel, lensemble des paires de chaus-sures de quelquun ne se confond pas avec lensemble de ses chaussures :les lments du second ensemble ne font aucunement partie du premier.

    LA COLLECTION, LENSEMBLE ET LINDIVIDU COLLECTIF

    La leon qui se dgage de cette discussion est que les individus collec-tifs ou encore, les systmes rels , par opposition aux systmes nomi-naux [Dumont, 1988, p. 27-28] sont des tres au statut irrprochable,pourvu quon prenne soin de ne pas les confondre avec des collectionsdindividus ou avec des ensembles dindividus.

    Pour conclure, il convient de reprsenter systmatiquement les rapportsentre ces trois concepts ontologiques : la collection, lensemble et lindi-vidu collectif. On peut partir de la distinction entre le singulier et le pluriel,donc de la notion de nombre.

    Les choses ne sont pas en un certain nombre sans plus. Elles sont en uncertain nombre tre dans un certain cas. Nous obtenons ainsi les deux

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  • concepts dindividu et de collection dindividus. Le singulier et le plurielaffectent les attributs (et non les objets). Il ny a pas dobjet pluriel ou dob-jet singulier, mais il y a des attributs communs plusieurs objets et dautresattributs qui nappartiennent qu un seul objet. Par exemple, la question :quels sont les employs de ce ministre qui sont alls au Japon le mois der-nier?, la rponse pourra consister : ne nommer aucun nom si personnenest dans ce cas, donner un nom dsignant un individu si une seule per-sonne est dans ce cas, ou bien enfin donner une liste de noms dsignant unecollection dindividus si plusieurs personnes sont dans ce cas. Il est vrai que,dans le langage ordinaire, le mot collection semploie de deux faons,tantt dans un sens faible pour dsigner plusieurs choses prleves par unemthode quelconque dans un domaine, tantt dans un sens plus fort, pourparler de choses qui ne sont pas seulement prleves, mais runies et conser-ves dans un certain but (ainsi, les collections dun muse). Cest seulementle sens faible qui nous intresse ici. Dans ce sens, une collection dindividusnest rien dautre que le rfrent dune liste de noms. Ce qui correspond dansla ralit un catalogue, ce sont plusieurs objets. Ces objets ne sont nulle-ment intgrs dans un tout du fait davoir t catalogus. Si plusieurs employsdu ministre ont voyag au Japon le mois dernier, cela ne cre pas entre euxun lien social : nous navons pas dit quils avaient voyag ensemble.

    Avec des attributs tels que ceux dune activit collective, comme voya-ger en groupe , nous passons de la collection dindividus lindividu col-lectif. Une collection dindividus nest pas comme telle un sujet de prdicationdistinct de ces individus. En revanche, un groupe dindividus est commetel le sujet de prdicats irrductibles. Pour que le groupe (co