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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=MULT&ID_NUMPUBLIE=MULT_026&ID_ARTICLE=MULT_026_0051 Les implications des altérités épistémiques dans la redefinition du capitalisme global. Transmodernité, pensée frontalière et colonialité par Ramón GROSFOGUEL | Association Multitudes | Multitudes 2006/3 - 26 ISSN 0292-0107 | pages 51 à 74 Pour citer cet article : — Grosfoguel R., Les implications des altérités épistémiques dans la redefinition du capitalisme global. Transmodernité, pensée frontalière et colonialité globale, Multitudes 2006/3, 26, p. 51-74. Distribution électronique Cairn pour Association Multitudes. © Association Multitudes. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Les Implications Des Altérités Épistémiques RAMON GROSFOGUEL

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse :http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=MULT&ID_NUMPUBLIE=MULT_026&ID_ARTICLE=MULT_026_0051

Les implications des altérités épistémiques dans la redefinition du capitalisme global. Transmodernité, pensée frontalière et colonialité par Ramón GROSFOGUEL

| Association Multitudes | Multitudes2006/3 - 26ISSN 0292-0107 | pages 51 à 74

Pour citer cet article : — Grosfoguel R., Les implications des altérités épistémiques dans la redefinition du capitalisme global. Transmodernité, pensée frontalière et colonialité globale, Multitudes 2006/3, 26, p. 51-74.

Distribution électronique Cairn pour Association Multitudes.© Association Multitudes. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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lesimplicationsdes altéritésépistémiquesdans laredéfinitiondu capitalismeglobaltransmodernité,pensée frontalière et colonialité globale

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Est-il possible de produire une politique radicale anti-systémiquequi aille au-delà des « politiques de l’identité » ? Est-il possible d’arti-culer un cosmopolitisme critique qui aille au-delà des discours natio-nalistes et colonialistes ? Pouvons-nous dépasser la dichotomie classi-que entre les paradigmes de l’économie politique et ceux des culturalstudies ? Comment dépasser la modernité eurocentrée sans abandon-ner les éléments émancipateurs de cette modernité, comme le font lesfondamentalistes eurocentriques « premier-mondistes » et les fonda-mentalistes eurocentriques « tiers-mondistes ». Ce travail entend sug-gérer qu’une perspective épistémique fondée sur une géopolitique dela connaissance « autre », à partir de la différence coloniale, devrait pou-voir contribuer à ce débat. Elle permet d’aller au-delà des dichotomieset oppositions binaires précitées et de redéfinir / décoloniser la maniè-re dont nous concevons généralement le capitalisme dans le système-monde. Elle met en outre en discussion les alternatives politiques etépistémiques que constituent la transmodernité (Dussel !""$), la pen-sée-frontalière (Mignolo !""") et la socialisation du pouvoir (Quijano!""") comme de possibles sorties de l’impasse et du cauchemar aux-quels nous ont menés les utopies eurocentriques de droite et de gauche.

épistémologie critiqueLes altérités ethno-raciales et féministes ouvrent une épistémologie

des perspectives partielles. L’hégémonie des paradigmes eurocentriquesa façonné la philosophie occidentale et les sciences dans le système-monde européen moderne / colonial capitaliste / patriarcal des *"" der-nières années. L’épistémologie eurocentrique hégémonique s’en tientà un point de vue universaliste, neutre et objectif. Les féministes noireset chicanas aux États-Unis (Moraga et Anzaldua $%&') et des penseursdu Tiers-monde, à l’intérieur et en-dehors des centres métropolitains(Mignolo !"""), nous rappellent constamment que nous parlons / énon-çons toujours depuis une localisation particulière dans les relations depouvoir. Personne n’échappe à ces hiérarchies de classe, de race, de sexe,de genre, linguistiques, géographiques et spirituelles du système-mondecapitaliste / patriarcal / moderne / colonial. La féministe nord-américaineDonna Haraway ($%&&) avance que nos connaissances sont toujours si-tuées : ce que les féministes noires ont appelé épistémologie depuis unpoint de vue afro-centré (Collins $%%"), le philosophe de la libérationlatino-américain Enrique Dussel ($%))) l’a appelé la « géopolitique dela connaissance » et, pour reprendre Franz Fanon ($%#)) et GloriaAnzaldua ($%&)), il faudrait parler de la « corpo-politique de la connais-sance ». L’épistémologie a bien une couleur et une sexualité.

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Nous nous intéressons moins ici aux valeurs sociales qui intervien-nent dans la production de connaissances, qu’au fait que nos connais-sances sont toujours partielles. Le point central des perspectives systé-miques frontalières est le lieu épistémique d’énonciation, la localisationgéopolitique et corpo-politique du sujet qui parle / énonce dans les co-ordonnées du pouvoir global. Dans la philosophie et dans les sciencesoccidentales, le sujet qui parle reste toujours caché, recouvert, effacéde l’analyse. La localisation ethnique, sexuelle, raciale, de classe ou degenre du sujet qui énonce est toujours déconnectée de l’épistémologieet de la production des connaissances. Par l’effacement de la localisa-tion du sujet dans les relations de pouvoir et dans son rapport à l’épis-témologie, la philosophie occidentale et ses sciences réussissent à pro-duire un mythe universaliste qui recouvre, ou plutôt qui cache, leslocalisations épistémiques dans les relations de pouvoir à partir desquel-les le sujet parle. C’est ce que le philosophe colombien Santiago Castro-Gomez (!""') a nommé l’épistémologie du « point zéro » qui caracté-rise les philosophies eurocentriques. Le « point zéro » est le point devue qui cache le point de vue particulier comme s’il se situait dans unau-delà de tout point de vue, un point de vue qui se présente commen’ayant aucun point de vue. Cette perspective se présente comme celledu regard de Dieu et recouvre son épistémologie particulière sous undiscours universaliste. Historiquement, cela a permis à l’homme blancet occidental (le genre importe ici) de se représenter son savoir commele seul à même d’atteindre l’universalité et ainsi d’écarter les connais-sances non-occidentales comme particularistes et, donc, incapablesd’accéder à l’universalité. L’« ego-politique de la connaissance » inau-gurée avec René Descartes au XVIIe siècle, fonde le mythe du sujet quipense depuis le regard de Dieu. Cette « ego-politique de la connaissance »place l’homme européen à la place de Dieu. Mais, comme l’a signaléEnrique Dussel ($%))), l’ego cogito cartésien du « je pense donc je suis »est précédé par $*" années d’ego conquistus européen du « je conquiersdonc je suis ». C’est-à-dire que des conditions historiques, politiqueset économiques ouvrent la possibilité qu’un sujet se pense hors du tempset de l’espace, qu’il s’arroge une vision universaliste en sécularisant leregard de Dieu : c’est l’Être impérial, en position de pouvoir global, dedomination et d’exploitation, sur le reste du monde.

Cette stratégie épistémique a été cruciale pour les desseins impériaux /globaux occidentaux de l’homme européen. Il est important de préci-ser qu’avec l’expansion coloniale européenne, la notion d’« européen »ne renvoie plus à une région particulière du monde appelée « Europe ».La notion d’« européen » nomme un lieu de pouvoir dans la hiérarchie

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ethno-raciale globale. « Européen » se réfère donc non seulement auxpopulations d’« Europe », mais aussi aux populations d’origine euro-péenne dans toutes les parties du monde qui bénéficient des privilègesde la suprématie blanche par rapport aux populations d’origine non-européenne. Je fais référence ici aux européens d’Amérique du Nord,aux euro-latino-américains, aux euro-australiens, etc.

En dissimulant la localisation particulière du sujet d’énonciation,l’expansion et la domination coloniale européennes ont pu établir àtravers le monde une hiérarchie entre connaissances supérieures et in-férieures et, donc, entre êtres supérieurs et inférieurs. Nous sommespassés des peuples sans écriture (pictographie) au XVIe siècle, aux peu-ples sans civilisation du XIXe siècle, puis aux peuples sous-développésau milieu du XXe siècle et maintenant, au début du XXIe siècle, nousavons les peuples sans démocratie. Nous sommes passés des droits despeuples (voir le débat Sepulveda /de las Casas) au XVIe siècle, aux droitsde l’homme pendant le XVIIIe siècle, puis aux droits humains à la findu XXe siècle. Ces discours font partie des conceptions globales im-périales articulées à la production et à la reproduction simultanée dela division internationale du travail entre centres et périphéries. Ils sesuperposent de manière complexe et entremêlée à la hiérarchie ethno-raciale globale entre Européens et non-Européens. Quelles sont les im-plications de cette critique épistémique, formulée depuis cette « géo-politique de la connaissance », pour la décolonisation de la productionde connaissances et pour la décolonisation du concept de capitalismedans les sciences sociales ?

la colonialité du pouvoir et le modèle du pouvoirmoderne / colonialLes études sur la mondialisation et les paradigmes de l’économie po-

litique n’ont pas tenu compte, à quelques exceptions près, des impli-cations épistémologiques et théoriques de la critique épistémique issuede localisations « autres » dans la différence coloniale exprimées dansles études ethniques et les études féministes. L’ego-politique de laconnaissance, plutôt que la géopolitique de la connaissance et que lacorpo-politique de la connaissance, est l’épistémologie qui prédominedans les paradigmes de l’économie politique. Aujourd’hui encore, lesétudes sur la mondialisation et les paradigmes de l’économie politiquecontinuent à produire des connaissances depuis la perspective du« point zéro ». Comme nous verrons plus loin, ceci entraîne de sérieu-ses difficultés dans la conceptualisation du capitalisme global.

Si nous analysons l’expansion coloniale européenne depuis un point

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de vue eurocentré, nous obtenons un récit où les origines du système-monde capitaliste sont attribuées à la concurrence économique inter-impériale entre Européens à la fin du XVe siècle. Le motif principalde l’expansion coloniale européenne aurait été la nécessité de trouverdes routes plus courtes pour le commerce avec l’Orient (vu d’Europe,puisque comme nous le rappelle Enrique Dussel, pour nous, les Amé-riques, il serait notre occident). Ceci provoqua l’« accident », ou « ladécouverte » depuis une perspective eurocentrique, qui a engendré lacolonisation espagnole / portugaise des Amériques. Depuis ce point devue eurocentré, le système-monde capitaliste serait principalement unsystème économique, c’est-à-dire une relation de travail qui expliquela conduite des acteurs sociaux dominants par la stricte logique du pro-fit, par extraction de plus-value et accumulation incessante de capitalà l’échelle mondiale. Plus encore, cette conception du capitalisme pri-vilégie les relations économiques, les relations de travail par rapport àl’ensemble des relations de pouvoir. Par conséquent, les relations deproduction que l’expansion capitaliste / coloniale européenne produitdans le monde ainsi que les nouvelles structures de classe spécifiquesau capitalisme et contraires aux systèmes sociaux et aux relations depouvoir existantes avant l’arrivée des européens sont privilégiées. Dansce récit, l’analyse de classe et les structures économiques prennent lepas sur les autres formes de relations de pouvoir.

Sans invalider complètement les contributions des paradigmes eu-rocentriques de l’économie politique à la compréhension des originesdu capitalisme, à l’importance de l’accumulation incessante de capitalà l’échelle mondiale et à l’émergence d’une structure de classe parti-culière, associée au nouveau système capitaliste global, je pose les ques-tions épistémiques suivantes, qui renvoient à la géopolitique de laconnaissance de la philosophie de la libération d’Enrique Dussel et àla corpo-politique de la connaissance de Frantz Fanon et de GloriaAnzaldua : comment le système-monde capitaliste serait-il reconcep-tualisé si nous remplacions le lieu d’énonciation d’un homme blanc eu-ropéen par celui d’une femme indigène des Amériques (que ce soit lacacique Anacaona du XVIe siècle, Rigoberta Menchu du Guatemalaou Domitila de Bolivie), ou par celui d’un Noir esclave des Amériquescomme Frederick Douglas aux États-Unis ? La première implicationdu changement dans la géopolitique de la connaissance est que ce quis’est produit aux Amériques à la fin du XVe siècle n’était pas seulementun système économique, marqué par la division capital / travail et la pro-duction marchande destinée au Marché mondial. Ce qui a débarquéaux Amériques, c’était un paquet emmêlé et multiple de relations de

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pouvoir, beaucoup plus dense que ce qu’en retient une perspective éco-nomique réductionniste et eurocentrée. Si nous adoptions une pers-pective localisée (épistémiquement parlant, puisqu’il nous est impos-sible de nous localiser réellement, et encore moins de le représenter),la perspective épistémique d’une femme indigène, ce qui a débarquéaux Amériques apparaît alors comme un système beaucoup plus com-plexe que ce que nous en offre la représentation traditionnelle de l’éco-nomie politique. Un homme / européen / capitaliste / militaire / patriar-cal / blanc / hétérosexuel / masculin arrive aux Amériques et établitsimultanément dans le temps et l’espace plusieurs hiérarchies / dispo-sitifs de pouvoir globaux entremêlés. Ce qui suit est une liste de quel-ques-unes des hiérarchies les plus importantes, que je présente sépa-rément par clarté d’exposition, mais qui sont en réalité indissociableset entrelacées :

$°) une hiérarchie de classe où le capital domine et exploite une mul-tiplicité de formes de travail (esclaves, demi-serfs, réciprocité, petite pro-duction marchande simple, travail salarié, servitude, métayage, etc.) duXVIe siècle jusqu’à nos jours (aujourd’hui, des millions d’esclaves dansle monde, en Inde et au Brésil en particulier, travaillent dans des ma-quiladoras $ et dans l’agriculture);

!°) une division internationale du travail entre centres et périphé-ries où le capital organise sous des formes autoritaires et coercitives lesmultiples formes de travail dans la périphérie et dans les positions pé-riphériques à l’intérieur des centres, alors que les formes de travail lesmieux rémunérées et les plus « libres » les centres sont concentrées dansles centres (Wallerstein $%)();

'°) un système inter-étatique global d’organisations et d’institutionspolitico-militaires contrôlé par les hommes européens et institutionnalisépar les administrations coloniales (Wallerstein $%)%);

(°) une hiérarchie ethno-raciale globale qui privilégie les hommeseuropéens par rapport aux peuples non-européens (Quijano $%%',!""");

*°) une hiérarchie de genre qui privilégie les hommes par rapportaux femmes et le patriarcat européen par rapport aux autres formes derelations de genre (Spivak $%&&, Enloe $%%");

#°) une hiérarchie sexuelle qui privilégie les hétérosexuels aux ho-mosexuels et aux lesbiennes (il est fondamental de rappeler que dansbeaucoup de peuples indigènes des Amériques, les relations sexuellesentre hommes ou entre femmes n’étaient pas considérées comme « pa-thologiques » avant la colonisation européenne et que leurs cosmolo-gies ne comportaient aucun concept ou idéologie homophobe) ;

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)°) une hiérarchie spirituelle qui privilégie les chrétiens par rapportaux spiritualités non chrétiennes / non occidentales et l’institutionnali-sation de l’église chrétienne (catholique et, plus tard, protestante) à tra-vers la mondialisation ;

&°) une hiérarchie épistémique où les connaissances occidentales sontprivilégiées sur les cosmologies et sur les connaissances non-occiden-tales et institutionnalisées à travers le système global des universités ;alors que les « autres » produisent des religions, du folklore, des mythes,jamais des théories ou des connaissances ;

%°) une hiérarchie linguistique entre langues européennes et languesnon européennes, où les premières se confondent avec la productionde connaissances et la communication et les secondes, subalternes, sontreprésentées comme de simples créatrices de folklore ou de cultures ;

Ce n’est pas un accident si cette conceptualisation du système-monde questionne les conceptualisations traditionnelles produites parles penseurs eurocentrés du Nord et du Sud. En suivant les proposi-tions du sociologue péruvien Anibal Quijano ($%%$ ; $%%& ; !"""), nouspourrions conceptualiser ce système-monde comme une hétérogé-néité-historique structurelle avec un modèle spécifique de pouvoir qu’ilnomme la « colonialité du pouvoir » ou le « modèle du pouvoir colo-nial ». Ce modèle de pouvoir affecte toutes les dimensions de l’existencesociale comme la sexualité, l’autorité, la subjectivité et le travail (Quijano!"""). Le XVIe siècle initie un nouveau modèle de pouvoir qui finitpar s’étendre à toute la planète à partir du XIXe. Dans ma lecture deQuijano, et en appliquant la notion de géopolitique de la connaissanceet de corpo-politique de la connaissance, la « colonialité du pouvoir »apparaît comme un système tissé de formes multiples et hétérogènesde hiérarchies / dispositifs sexuels, politiques, épistémiques, écono-miques spirituels, linguistiques et raciaux de domination et d’exploi-tation à l’échelle mondiale. L’une des innovations de la perspective dela colonialité du pouvoir se situe dans l’idée que la race et le racismeconstituent le principe organisateur qui structure les multiples hiérar-chies du système-monde (Quijano $%%' ; !"""). Les différentes formesde travail articulées autour de l’accumulation incessante du capital àl’échelle mondiale sont par exemple assignées selon la hiérarchie ra-ciale. Le travail coercitif et la main d’œuvre bon marché sont attribuésaux populations non européennes de la périphérie, et ce qu’on appellele « travail libre », mieux rémunéré et aux conditions de travail plus« libres », est destiné aux populations européennes. L’idée de race or-ganise la population mondiale en une hiérarchie de supérieurs et d’in-férieurs. Un autre exemple en est la réarticulation du patriarcat dans

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ce nouveau modèle de pouvoir colonial. Le patriarcat européen s’estexporté dans le reste du monde avec l’expansion coloniale. Antérieurau système-monde, le patriarcat intériorisé par les hommes faisait desfemmes, de toutes les femmes, des sujets dominés. Avec le nouveaumodèle de pouvoir colonial et l’idée raciste selon laquelle les popula-tions blanches d’origine européenne sont considérées comme supérieu-res aux populations non-européennes, le patriarcat se réarticule et pro-duit jusqu’à aujourd’hui des relations de genre où quelques femmes(des femmes blanches) obtiennent un statut, un pouvoir et un accès auxressources plus élevé que certains hommes (hommes d’origine non-européenne). Contrairement à ce que propose la perspective eurocen-trique, les relations raciales, sexuelles, spirituelles, épistémiques et degenre ne sont pas des éléments qui s’ajoutent aux structures économi-ques et politiques du système-monde capitaliste, mais elles sont unepartie intégrante et constitutive du paquet de relations de pouvoir en-tremêlées que j’appellerai le système-monde Européen / euro-nord-américain moderne / colonial capitaliste / patricarcal (Grosfoguel !""!).Je préfère prendre le risque de nommer le système de pouvoir globalactuel par un assemblage de termes, plutôt que de continuer à utiliserla notion de « système capitaliste ». Le terme « capitaliste » renvoie à unevision économiciste qui dissimule les relations de pouvoir multiplesqu’il implique. Le patriarcat européen et les notions européennes etchrétiennes de sexualité, d’épistémologie et de spiritualité ont été ex-portées dans le reste du monde à travers l’expansion coloniale et ellesont servi de critère pour « racialiser », classifier et « pathologiser » lespopulations non européennes du monde en une hiérarchie de races su-périeures et de races inférieures. Cette conceptualisation a des impli-cations énormes pour les sciences sociales. En voici brièvement quel-ques-unes :

$°) La vieille idée eurocentrique selon laquelle les sociétés se déve-loppent dans le cadre d’un État-nation à travers un processus linéaired’évolution des modes de production du pré-capitalisme au capitalismeest dépassée. Nous faisons tous partie d’un système-monde qui arti-cule différentes formes de travail en fonction d’une classification ra-ciale de la population mondiale.

!°) Le vieux paradigme marxiste de l’infrastructure et de la super-structure est remplacé par une perspective hétérogène historico-struc-turelle (Quijano !"""), ou une hétérarchie (Kontopoulos $%%'), c’est-à-dire, une articulation de multiples hiérarchies de pouvoir, danslesquelles la subjectivité et l’imaginaire social ne sont pas des épiphé-nomènes dérivés de la structure du système-monde (Grosfoguel !""!).

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Dans cette conceptualisation, les idées de race et de racisme ne sont nisuperstructurelles ni au service de l’accumulation de capital à l’échellemondiale, mais bien constitutives de celui-ci, inhérentes à celui-ci. Le« modèle de pouvoir colonial » est un principe organisateur qui re-couvre l’exploitation et la domination exercées dans de multiples di-mensions de l’existence sociale, des économies jusqu’aux formes d’or-ganisation politique, aux institutions étatiques, aux relations de genre,aux structures de connaissance et à la famille nucléaire (Quijano !""").

'°) La vieille division entre culture et économie politique expriméedans la dichotomie entre les paradigmes de l’économie politique et descultural / postcolonial studies est dépassée (Grosfoguel !""!). Pour les cul-tural / postcolonial studies, le système-monde capitaliste est constituéprincipalement par la culture, alors que l’économie politique le conçoitprincipalement à travers les relations économiques. Dans la perspec-tive de la « colonialité du pouvoir », peu importe de savoir si la cultureou l’économie est déterminante en dernière instance. Le vieux débatentre les wébériens, pour qui la réalité sociale capitaliste se divise ensphères autonomes, et les marxistes, pour qui la réalité sociale capita-liste se réduit à une logique déterminante en dernière instance, perdtout son sens devant une articulation entremêlée, hétérogène et com-plexe de relations / hiérarchies de pouvoir.

(°) La colonialité n’est pas équivalente au colonialisme, nous y re-viendrons. Elle ne précède pas la modernité et elle n’en est pas une dé-rivation. La colonialité et la modernité constituent les deux faces d’unemême pièce. De la même manière que la révolution industrielle euro-péenne a réussi grâce aux formes coercitives de travail exercées sur lesnon-européens dans la périphérie, les nouvelles identités, les nouveauxdroits, les nouvelles lois et les nouvelles institutions de la modernité,comme l’État-nation, la citoyenneté, et la démocratie se sont formésdans un processus d’interaction coloniale et de domination / exploita-tion des peuples non-européens. Ainsi, la modernité, avec ses institu-tions « libres » et « démocratiques » dans le premier monde Européen /euro-nord-américain, se greffe sur la colonialité et ses institutions coer-citives et autoritaires dans la périphérie non européenne. De $(%! jus-qu’en $%(*, pendant (*' années de ce que nous pourrions appeler lecolonialisme global, les relations Nord / Sud se sont articulées princi-palement à travers des administrations coloniales autoritaires directesdans la périphérie. Certaines régions du monde ont été colonisées etdécolonisées auparavant, d’autres ultérieurement. Mais sur les *$' an-nées d’existence de ce système-monde, seules les #" dernières (la pé-riode d’hégémonie nord-américaine) se sont caractérisées par des re-

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lations Nord / Sud articulées principalement et exclusivement entredes États formellement indépendants de la périphérie et des États ducentre, ce qu’on a appelé le néocolonialisme, c’est-à-dire sur un contrô-le indirect des centres sur les États-nations de la périphérie. Cela a desimplications importantes si l’on veut comprendre le monde contem-porain. « Essentialiser » au moyen d’une conception culturaliste, après(*' années de colonialisme global et #" de néo-colonialité globale, lesrégimes autoritaires existant dans la périphérie avec la complicité desagences de renseignement et des appareils militaires occidentaux, et af-firmer qu’ils relèvent d’une culture politique clivée entre monde non-européen et monde européen / euro-nord-américain ou que cela a unrapport avec leurs stratégies de politique publique différenciées, est unedes grandes mystifications racistes utilisées aujourd’hui pour avancerl’idée, qu’après tout, les démocraties libérales occidentales représen-tent ce que nous avons de mieux face à ce qu’on appelle la « barbarietiers-mondiste ». Et je ne cautionne pas pour autant les dictatures duTiers-monde, je ne m’oppose pas à des formes démocratiques de la po-litique, je propose simplement de replacer dans un contexte global ethistorique de longue durée les inégalités, non seulement économiquesNord / Sud, mais aussi les privilèges dont jouit le Nord sur le Sud entermes de niveaux de vie, dans tous les domaines de la vie politique etsociale, comme le fait par exemple de disposer d’une certaine institu-tionnalisation de la démocratie.

*°) Enfin, la décolonisation et la libération ne peuvent être réduitesà une dimension unique de la vie sociale. Elles requièrent une profondetransformation des hiérarchies sexuelles, spirituelles, épistémologiques,économiques, politiques, raciales et de genre dans le monde moderne /colonial. La perspective de la « colonialité du pouvoir » nous met faceau défi de penser des alternatives de changement et une transforma-tion sociale non réductionniste.

du colonialisme global à la colonialité globaleNous ne pouvons pas penser la décolonisation du monde dans le-

quel nous vivons dans les seuls termes de la conquête du pouvoir ju-ridico-politique de l’État-nation, ou du contrôle de l’État. La vieillestratégie des mouvements socialistes et de libération nationale consis-tant à prendre le pouvoir de l’État-nation est insuffisante parce que lacolonialité globale n’est pas réductible à la présence, ou l’absence,d’administrations coloniales (Grosfoguel !""!). Un des mythes lesplus puissants du XXe siècle a été l’idée que l’élimination des adminis-trations coloniales équivalait à la décolonisation du monde, mythe

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qui en a créé un autre, celui d’un monde « postcolonial ». Les struc-tures multiples et hétérogènes du pouvoir global créées au cours de ces(*' années de colonialisme global ($(%!-$%(*) ne se sont pas évapo-rées avec la décolonisation juridico-politique de la périphérie pendantles soixante dernières années. Nous continuons de vivre sous le même« modèle de pouvoir colonial » depuis *$' ans. Avec la décolonisationjuridico-politique, nous sommes passés d’une période de colonialismeglobal à une période de colonialité globale. Bien que les administra-tions coloniales aient été presque totalement éradiquées et qu’unegrande partie de la périphérie soit organisée en États formellement in-dépendants, les peuples non-européens connaissent toujours une ex-ploitation / domination plus crue que les européens / nord-américains.Les vieilles hiérarchies coloniales globales entre européens / euro-nord-américains et non-européens sont toujours de vigueur et sont articu-lées à la division internationale du travail et à l’incessante accumula-tion de capital à l’échelle mondiale (Quijano !""", Grosfoguel !""!).

C’est ici que réside toute l’importance de la distinction entre « co-lonialisme » et « colonialité ». La colonialité se réfère à la continuité desformes de domination et d’exploitation après la disparition des admi-nistrations coloniales produites par les structures et les cultures hégé-moniques du système-monde capitaliste / patriarcal moderne / colonial.La colonialité du pouvoir désigne le processus crucial de structurationdans le système-monde moderne / colonial capitaliste / patriarcal quientremêle les localisations périphériques de la division internationaledu travail et les hiérarchies ethno-raciales globales et qui articule lesmigrants du tiers-monde inscrits dans la hiérarchie ethno-raciales desvilles globales métropolitaines avec l’accumulation de capital à l’échellemondiale. Les États-nations périphériques et les peuples non européensvivent aujourd’hui sous un régime de colonialité globale imposé par lesÉtats-Unis avec l’aide du Fonds monétaire international (FMI), de laBanque mondiale, du Pentagone et de l’OTAN. Les zones périphériquessont maintenues dans une situation coloniale même lorsqu’elles ne sontplus sous le contrôle des administrations coloniales.

« Colonial » ne fait pas seulement référence au colonialisme classiqueou au colonialisme interne, il ne peut pas se réduire à la présence d’uneadministration coloniale. Dans ce travail nous utilisons le terme « co-lonialisme » pour désigner des situations coloniales constituées par laprésence d’administrations coloniales comme le colonialisme classiqueet, en suivant Quijano ($%%$, $%%', $%%&), nous utilisons le terme co-lonialité pour désigner des situations coloniales de la période actuelleoù les administrations coloniales ont été éradiquées du système-monde.

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Par « situations coloniales » ou « colonialité du pouvoir » nous dési-gnons l’oppression / exploitation politique, économique, culturelle, épis-témique, spirituelle, sexuelle et linguistique des groupes ethno-raciauxsubordonnés par des groupes ethno-raciaux dominants avec ou sansadministrations coloniales. Les (*' années de domination et d’expan-sion coloniale européenne ont produit une division internationale dutravail entre européens / euro-nord-américains et non-européens quicontinue à se reproduire dans la phase actuelle, dite « post-coloniale »,du système-monde (Wallerstein $%)%, $%%*).Aujourd’hui, les zones mé-tropolitaines du système-monde se superposent aux sociétés à prédo-minance blanche / européenne / euro-nord-américaines comme l’Euro-pe Occidentale, le Canada, l’Australie et les États-Unis, alors que leszones périphériques se superposent aux peuples non-européens anté-rieurement colonisés. Le Japon est l’exception qui confirme la règle.Le Japon n’a jamais été colonisé ni « périphérisé » par les européens et,tout comme les européens, il a eu un rôle actif dans la construction deson propre empire colonial au sein de ce système-monde. La Chine,bien qu’elle n’ait pas été totalement colonisée, a été « périphérisée » parl’installation de comptoirs coloniaux comme Hong Kong et Macao etpar l’intervention militaire directe comme dans les guerres de l’opiumau XIXe siècle.

La mythologie de la « décolonisation du monde » obscurcit les conti-nuités entre le passé colonial et les hiérarchies coloniales / racialescontemporaines et contribuent à masquer la « colonialité du pouvoir »qui perdure dans le système-monde capitaliste / patriarcal moderne / co-lonial. Pendant les #" dernières années, les États périphériques for-mellement indépendants ont construit, en suivant les discours euro-centriques liberal dominants, une idéologie de l’« identité nationale »,du « développement national » et de la « souveraineté nationale » qui aproduit une illusion d’« indépendance », de « développement » et de « pro-grès » (Wallerstein $%%$a, $%%*). Pourtant, leurs situations économiqueset politiques se sont constituées à partir de leur position subalterne dansla division internationale du travail du système-monde (Wallerstein $%)%,$%&(, $%%*). Les processus multiples et hétérogènes du système-mondeet la prédominance de la culture et de l’épistémologie eurocentriques(Said $%)%, Wallerstein $%%$b, $%%*, Lander $%%&, Quijano $%%&,Mignolo !""") ont constitué une colonialité globale des européens /euro-nord-américains sur les non-européens. Pour ce faire, la colonialité s’estarticulée, sans jamais s’y réduire, à la division internationale du travaildu système-monde capitaliste /patriarcal /moderne /colonial (Wallerstein$%&', Quijano $%%', Mignolo $%%*). Pendant la période dite de « post-

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indépendance » et « post-coloniale », l’axe colonial entre européens / euro-nord-américains et non-européens s’inscrit non seulement dans les re-lations d’exploitation entre capital et travail dans les relations de do-mination entre États métropolitains et États périphériques, mais aussidans la production de connaissances et de subjectivité. Les indépen-dances d’États de la périphérie sont des « indépendances coloniales »ou « indépendances sans décolonisation » non seulement parce que lasubordination globale aux centres européens / euro-nord-américainscontinue, mais parce qu’au niveau de l’État nation, les descendants desBlancs ont pris le pouvoir d’État et ont maintenu les non-européensdans des situations de subordination. En Afrique et en Asie, ce proces-sus de colonialité s’est effectué avec la prise de pouvoir de l’État-na-tion par des ethnies qui avaient été privilégiées pendant la colonisationeuropéenne. En résumé, l’idée que nous vivons dans une époque et dansun monde « postcolonial » et que le monde et les centres métropolitainsn’ont pas besoin d’une décolonisation fait partie du mythe eurocen-trique. Dans cette définition conventionnelle, la colonialité se réduit àla présence d’administrations coloniales. Pourtant, comme l’a démon-tré le sociologue péruvien Anibal Quijano ($%%', $%%&, !""") en par-lant de « colonialité du pouvoir », nous continuons de vivre dans unmonde colonial et nous avons besoin d’une rupture anti-systémique dé-colonisante, capable de rompre les conceptions étroites des relationscoloniales, pour achever le rêve du XXe siècle : la décolonisation radi-cale du monde.

pensée frontalièreTout au long de l’histoire du système-monde et jusqu’à aujourd’hui,

la culture, la connaissance et l’épistémologie produites en Occidentont été constamment privilégiées (Spivak $%&&, Mignolo !""").Aucuneculture n’a pu se maintenir dans un extérieur absolu par rapport à lamodernité eurocentrée. Et s’il n’y a pas d’extérieur absolu, il n’y pasnon plus d’intérieur absolu. Les conceptions globales monolinguisteset monotopiques occidentales construisent leurs relations avec les au-tres cultures et les autres peuples à partir de positions de supérioritéet restent totalement sourdes aux cosmologies et aux épistémologiesdu monde non-occidental.

L’imposition de la chrétienté pour convertir les soi-disant sauvageset barbares du XVIe siècle a été directement suivie par le « fardeau del’homme blanc » et par l’imposition de sa « mission civilisatrice » poursauver les primitifs au cours des XVIII e et XIXe siècles, puis par l’im-position du projet développementaliste pendant le XXe siècle et, plus

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récemment, par l’imposition du projet impérial basé sur des interven-tions militaires et une rhétorique de la « démocratie » et des « droits del’homme » en ce début de XXIe siècle.Tous ces projets occidentalistessont imposés par la violence avec l’argument qu’il faut « protéger lessauvages de leur propre barbarie ». Deux réponses se sont dressées contreces impositions : l’eurocentrisme nationaliste « premier-mondiste » etl’eurocentrisme tiers-mondiste fondamentaliste. Le nationalisme repré-sente une solution eurocentrique à un problème eurocentrique global.Celui-ci reproduit une colonialité interne du pouvoir à l’intérieur dechaque État-nation et réifie celui-ci en tant qu’espace privilégié du chan-gement social (Grosfoguel $%%#). Les luttes qui se situent en-dessouset au-dessus de l’État-nation ne sont pas prises en considération parles stratégies politiques nationalistes. Mais, plus important encore, lesréponses nationalistes au capitalisme global renforcent l’État-nationcomme institution politique par excellence du système-monde moder-ne / colonial. L’État nation est une fiction eurocentrique qui n’existe nullepart dans le monde. Même en France, le modèle d’État-nation par ex-cellence, il n’existe pas de correspondance entre l’identité de l’État etl’identité de ses populations. Cette fiction n’a pas seulement fonction-né dans le premier monde, elle a surtout été un désastre lorsqu’elle s’estexportée comme modèle d’organisation politique et étatique dans lapériphérie non européenne. Les guerres civiles africaines et la colonia-lité du pouvoir latino-américain illustrent quelques-uns des problèmescausés par le modèle eurocentrique quand il est exporté dans le restedu monde. En ce sens, le nationalisme est complice des pensées et desstructures politiques eurocentriques du système-monde. C’est pourquoiil ne s’agit pas d’être anti-mondialiste mais bien d’être altermondia-liste, parce que cela implique une stratégie de transformation / décolo-nisation qualitativement distincte. D’autre part, les fondamentalistestiers-mondistes de tout type répondent à l’eurocentrisme et à l’impéria-lisme de l’occident par un dehors pur ou une extériorité absolue de lamodernité eurocentrée. Ils constituent des forces « modernes anti-mo-dernes » qui reproduisent les termes dualistes et binaires des épistémo-logies eurocentriques. Face à l’imposition de la modernité eurocentrée,ils répondent par un anti-modernisme moderne tout aussi hiérarchique,autoritaire, patriarcal et antidémocratique que les premiers. Ils repren-nent les termes binaires de la pensée raciste eurocentrique qui conçoitla liberté et la démocratie comme appartenant essentiellement et na-turellement au monde européen et euro-nord-américain alors que l’au-toritarisme appartient essentiellement et naturellement à la périphérienon européenne. Ils acceptent cette prémisse eurocentrique et refusent

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par principe la démocratie, qu’ils voient comme une imposition occi-dentaliste.Alors que la pensée eurocentrique présente la « démocratie »comme un attribut naturel de l’Occident, le fondamentalisme tiers-mon-diste accepte cette prémisse eurocentrique et affirme que la démocra-tie n’a rien à voir avec le monde non occidental et qu’elle est imposéepar l’Occident. Ces deux positions nient le fait que de nombreux élé-ments constitutifs de la modernité, telle la démocratie, se sont construitsdans une relation d’interaction globale entre européens et non-euro-péens. La pensée utopique européenne s’est nourrie en grande partiedes systèmes sociaux non-européens rencontrés pendant l’expansioncoloniale qu’elle s’est approprié pour en faire un attribut naturel de lamodernité eurocentrée. Le fondamentalisme tiers-mondiste répond àl’imposition de la modernité eurocentrée comme conception globale /impériale par une anti-modernité moderne tout autant eurocentrée,hiérarchique, autoritaire et anti-démocratique que la première. Parmiles solutions possibles à l’actuel dilemme fondamentaliste entre euro-centrismes premier-mondistes et eurocentrismes tiers-mondistes, ontrouve ce que Walter Mignolo, à la suite des penseurs chicanos commeGloria Anzaldua ($%&)) et Jose David Salvidar ($%%)), appelle la « pen-sée frontalière ». Cette pensée est la réponse des altérités épistémiquesau projet de la modernité eurocentrée. Au lieu de rejeter la modernitépour se retirer dans un fondamentalisme absolutiste, les épistémolo-gies de la frontière reprennent / redéfinissent la rhétorique émancipa-trice de la modernité à partir de cosmologies et d’épistémologies dessubalternes, ceux du camp des opprimés et exploités de la différencecoloniale, pour en faire une lutte libératrice décolonisante et construireun monde au-delà de la modernité eurocentrée. La pensée frontalièreproduit une reprise / redéfinition des notions de citoyenneté, de dé-mocratie, de droits de l’homme, d’économie, de politique, au-delà desdéfinitions étroites imposées par la modernité eurocentrée. La penséefrontalière n’est pas un fondamentalisme anti-moderne. Elle est uneréponse décolonisatrice transmoderne (Dussel !""$), au sens dusse-lien du terme d’un au-delà de la modernité, des sujets subalternesdans leurs luttes contre la modernité eurocentrée. Un bon exemple enest la lutte des Zapatistes au Mexique. Les Zapatistes ne sont pas desfondamentalistes anti-modernes. Ils ne rejettent pas la démocratie pourse retirer dans une forme de fondamentalisme indigène. Au contraire,les Zapatistes acceptent la notion de démocratie mais ils la redéfinis-sent et la conceptualisent à partir des pratiques indigènes locales et deleurs cosmologies : « commander en obéissant », ou « nous sommeségaux parce que nous sommes différents ». Ces formules pourraient sem-

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bler paradoxales, mais elles sont une redéfinition critique décolonisantedes notions de démocratie et de citoyenneté à partir des épistémolo-gies des subalternes. Ceci nous amène à la question du dépassementdu monologue instauré par la modernité eurocentrée.

la transmodernité comme projet utopique décolonisateurUn dialogue interculturel Nord-Sud paraît impossible sans la déco-

lonisation des dispositifs de pouvoir du système-monde. Un dialoguehorizontal libérateur en opposition au monologue vertical de l’Occidentrequiert une transformation / décolonisation des relations globales depouvoir. Nous ne pouvons nous contenter ni du consensus habermas-sien ni de relations horizontales d’égalité entre des cultures et despeuples divisés à un niveau global par les deux pôles de la différencecoloniale. Nous pouvons pourtant commencer à imaginer des mondesalternatifs au-delà de la proposition disjonctive « eurocentrisme versusfondamentalisme ». La transmodernité est le projet utopique qu’EnriqueDussel propose, depuis l’Amérique latine, pour dépasser la version eu-rocentrique de la modernité (Dussel !""$). En opposition au projetd’Habermas, qui vise à achever le projet de la modernité, la transmo-dernité de Dussel vise à achever la décolonisation. Au lieu d’une mo-dernité unique, centrée sur l’Europe /Euro-Amérique et imposée au restedu monde, Dussel défend une multiplicité de propositions critiques dé-colonisantes à partir des localisations épistémiques des peuples colo-nisés. Les épistémologies subalternes pourraient fournir ce que proposeÉdouard Glissant, une « diversalité » de réponses aux problèmes de lamodernité. La philosophie de la libération passe par des penseurs cri-tiques de chaque culture en dialogue avec d’autres cultures. La libéra-tion de la femme, la démocratie, les droits civiques passent par la créa-tivité de projets éthico-épistémiques locaux. Les femmes occidentalesne peuvent pas, par exemple, imposer leur notion de la libération auxfemmes du monde islamique. De la même manière, l’homme occidentalne peut imposer sa notion de la démocratie aux peuples non-européens.Et ceci n’est pas un appel à la recherche de solutions fondamentalistesou nationalistes à la colonialité du pouvoir global. C’est un appel à larecherche, dans la pensée frontalière et dans la transmodernité, d’unestratégie ou d’un mécanisme épistémique qui puisse mener à un mondedécolonisé transmoderne, en dépassant les fondamentalismes de typeeurocentré « premier-mondiste » ou du type eurocentriste tiers-mon-diste. Pendant ces *$' années du système-monde européo / euro-amé-ricain moderne / colonial capitaliste / patriarcal, nous sommes passés du« christianise-toi ou crève » du XVIe siècle au « civilise-toi ou crève » du

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XVIIIe et XIXe siècle, au « développe-toi ou crève » du XXe siècle, etplus récemment au « démocratise-toi ou crève » de début du XXIe

siècle. Une absence totale de respect et de reconnaissance des formesde démocratie indigènes, islamiques ou africaines. Des formes d’alté-rité démocratiques sont rejetées a priori. La forme liberal occidentalede démocratie est la seule légitimée et acceptée, dans la mesure biensûr où elle ne porte pas atteinte aux intérêts hégémoniques occiden-taux. Si les populations non-européennes n’acceptent pas les termesde la démocratie libérale, alors elle leur est imposée par la force et aunom du progrès et de la civilisation. La démocratie a besoin d’une re-conceptualisation sous une forme transmoderne pour pouvoir se dé-coloniser de sa forme libérale occidentale, c’est-à-dire de sa forme ra-ciste, patriarcale et capitaliste.

En radicalisant la notion d’extériorité de Levinas, Dussel insiste surle potentiel épistémique de ces espaces épistémiques non-européens re-lativement extérieurs qui n’ont pas été entièrement colonisés par la mo-dernité européenne. Ces espaces extérieurs ne sont ni purs ni absolus.Ils ont été produits et affectés par le système-monde européen mo-derne / colonial capitaliste / patriarcal. C’est depuis la géopolitique dela connaissance et la corpo-politique de la connaissance, depuis cetteextériorité, ou marginalité relative, qu’émerge la pensée critique de fron-tière comme critique de la modernité et menant à un monde décolo-nisé transmoderne « pluriversel » habité par une multiplicité de projetséthico-politiques, où est possible une réelle communication et un dia-logue horizontal entre les peuples du monde. Pour parvenir à ce pro-jet utopique transmoderne, il est toutefois fondamental de transformerle système de domination et d’exploitation du modèle de pouvoir co-lonial du système-monde européen / euro-nord-américain moderne co-lonial capitaliste / patriarcal.

les luttes anticapitalistes aujourd’huiL’influence pernicieuse de la colonialité et des connaissances euro-

centriques aux différents niveaux du système (global, national, local)a marqué les mouvements anti-systémiques et la pensée utopique auniveau mondial. C’est pourquoi la première tâche d’un projet de gaucherénové consiste à affronter les colonialités eurocentriques, de droite maisaussi de gauche, au niveau de leurs pratiques et de leur production deconnaissances. Beaucoup de projets de gauche ont sous-estimé l’im-portance des hiérarchies ethno-raciales et ont reproduit la suprématieblanche / européenne / occidentale (pas seulement à un niveau épistémi-que) à l’intérieur de leurs organisations ou lorsqu’elles sont arrivées au

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pouvoir. La gauche internationale n’a jamais problématisé de manièreradicale les hiérarchies ethno-raciales construites pendant des sièclesd’expansion coloniale européenne et encore présentes dans la colonialitédu pouvoir global. Aucun projet radical ne peut réussir à long termesans démanteler ces hiérarchies coloniales / raciales au niveau social etépistémique. La sous-estimation du problème de la colonialité a énor-mément contribué à la désillusion des peuples vis-à-vis de la gauche.La démocratie (libérale ou radicale) ne peut être pleinement atteintesi la dynamique coloniale / raciste maintient une partie, et souvent unemajorité, de la population comme des citoyens de seconde classe.

La perspective que nous formulons ici n’est pas une défense de ceque l’on appelle communément les « politiques de l’identité ». Lesidentités subalternes servent de point de départ épistémique à une cri-tique radicale des paradigmes et des formes de pensée eurocentriques.Mais les « politiques de l’identité » ne peuvent être assimilées à une al-térité épistémique. La portée des « politiques de l’identité » est limitéeet ne peut mener à une transformation radicale du système et de sonmodèle de pouvoir colonial.Toutes les identités modernes, ou presque,sont une construction de la colonialité du pouvoir dans le monde mo-derne / colonial et leur défense n’est pas aussi subversive qu’elle paraîtl’être à première vue.

« Noir », « Indien », « Africain », ou d’autres identités nationalescomme « Colombien », « Kenyan », « Sénégalais » ou « Français » sontdes constructions de la colonialité du pouvoir. Ces identités peuventnéanmoins jouer un rôle, suivant le contexte où elles s’inscrivent. Dansles luttes contre les invasions impérialistes, par exemple, ou dans lesluttes antiracistes contre la suprématie blanche, ces identités peuventcontribuer à unifier les peuples contre l’ennemi commun. Mais les « po-litiques de l’identité » n’abordent les objectifs que d’un seul groupe op-primé et demandent l’égalité ou la justice au lieu de développer unelutte anti-systémique radicale contre le système-monde. Le système d’ex-ploitation est un espace crucial d’intervention qui requiert des allianceslarges non seulement sur des lignes raciales ou de genre mais aussi declasse ; il exige une alliance avec une diversité de groupes opprimés, au-tour d’une radicalisation de la notion d’égalité sociale. Au lieu d’unenotion d’égalité abstraite, limitée et formelle propre à la modernité eu-rocentrique, il s’agirait d’étendre la notion d’égalité à toutes les rela-tions d’oppression de l’existence sociale (race, genre, sexe, de classe,spirituelle, épistémique, etc.). Le nouvel univers de signifiants ou le nou-vel imaginaire de libération requiert un langage commun en dépit dela diversité des cultures, épistémologies et formes d’oppression. Ce lan-

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gage commun pourrait produire la radicalisation des notions émanci-patrices qui émergent de l’actuel « modèle de pouvoir colonial », commepar exemple celle de liberté (de presse, de religion ou d’expression),celle de libertés individuelles ou d’égalité et les véhiculer à la démocra-tisation radicale des hiérarchies de pouvoir politiques, raciales, épisté-miques, spirituelles, sexuelles et économiques à l’échelle mondiale.

La proposition de Quijano (!""") de « socialisation du pouvoir » enopposition à la « nationalisation étatique de la production » occupeune place cruciale dans cette discussion. Au lieu de projets « socialistesd’État » ou « capitalistes d’État » centrés sur l’administration bureau-cratique d’État et sur les structures de pouvoir hiérarchiques, la stra-tégie de la « socialisation du pouvoir » dans toutes les sphères de l’exis-tence sociale privilégie les luttes globales et locales pour créer desformes collectives d’autorité publique non étatiques. Communautés,entreprises, écoles, hôpitaux : toutes les institutions qui régulent la viesociale seraient autogérées, dans la perspective d’étendre l’égalité so-ciale et la démocratie à tous les espaces de l’existence sociale. La so-cialisation du pouvoir au niveau local et global impliquerait la forma-tion d’institutions traversant les frontières nationales et étatiques, visantla justice et l’égalité dans la production, la reproduction et la distribu-tion de la richesse et des ressources du monde.

En se basant sur l’expérience des communautés indigènes des Andeset des communautés marginales urbaines où la « réciprocité » et la « so-lidarité » sont les formes principales d’interaction sociale, Quijano sou-ligne le potentiel d’un « social privé », distinct de la propriété privée etdu public non étatique, qui irait au-delà des notions capitalistes / so-cialistes de privé et de public. Ce public non étatique (qui rompt avecl’équivalence entre public et État dans le libéralisme et le socialisme)n’est pas, suivant Quijano, en contradiction avec le « social privé » (enopposition à la propriété privée capitaliste). Le « social privé » et ses ins-titutions publiques non étatiques ne contredisent pas les libertés indi-viduelles / personnelles et le développement de la collectivité.

Les projets développementalistes qui abordent les changements depolitique au niveau de l’État-nation sont obsolètes dans le système-monde et mènent à des illusions développementalistes. Un système dedomination et d’exploitation qui opère à l’échelle globale comme le sys-tème-monde actuel ne peut avoir de solutions nationales. Un problèmeglobal requiert des solutions décolonisantes au niveau global. Pourcela, la décolonisation de l’économie politique du système-monde mo-

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derne / colonial capitaliste / patriarcal requiert l’institutionnalisation dela redistribution et du transfert global de la richesse du Nord vers leSud. Depuis des siècles d’« accumulation par dépossession » (Harvey!""'), le nord a concentré ses ressources et ses richesses au point deles rendre totalement inaccessibles au Sud. Un mécanisme de redis-tribution globale de la richesse du Nord vers le Sud pourrait se mettreen place par une intervention directe des organisations internationaleset / ou par un impôt sur les flux mondiaux de capitaux. Cela ne pourrase faire pourtant sans une lutte de décolonisation locale et globale, des-tinée à changer l’actuel « modèle de pouvoir colonial » et, éventuelle-ment, à transformer le système-monde moderne / colonial capita-liste / patriarcal. Le Nord n’est pas prêt à partager la concentration etl’accumulation de richesses produites par le travail du sud après dessiècles d’exploitation et de domination du Nord sur le Sud.Aujourd’huiencore, les politiques néolibérales s’inscrivent dans une continuité parrapport à l’« accumulation par dépossession » (Harvey !""') qui acommencé avec l’expansion coloniale européenne lors de la conquêtedes Amériques au XVIe siècle. Une grande partie des régions périphéri-ques se sont vu déposséder de leurs richesses et de leurs ressources pen-dant les vingt dernières années de néolibéralisme à l’échelle mondiale,sous l’impulsion et l’intervention directe du Fonds monétaire interna-tional et de la Banque mondiale. Ces politiques ont mené à la banquerou-te un grand nombre de pays de la périphérie et au transfert de richessesdu sud vers les corporations transnationales et les institutions finan-cières du Nord. La marge de manœuvre des régions périphériques dansl’actuel système-monde est extrêmement limitée en raison des priva-tions de souveraineté imposées aux États-nations périphériques. Larésorption des inégalités globales exige d’imaginer des alternatives uto-piques décolonisatrices globales au-delà du colonialisme et du nationa-lisme, et de dépasser les formes de pensée binaires des fondamentalis-mes eurocentriques « premier-mondistes » et tiers-mondistes.

vers un universel diversel décolonisateur anti-systémiqueLa nécessité d’un langage critique commun décolonisateur exige une

forme d’universalité distincte des conceptions globales / universellesimpériales monologiques et monotopiques de droite comme de gaucheimposées, au nom de la civilisation, par la persuasion ou par la forceau reste du monde. Cette nouvelle forme d’universalité, comme pro-jet de libération, je l’appellerai un « universel radical décolonial anti-systémique diversel ». En opposition aux universaux abstraits des épis-témologies eurocentriques qui absorbent le particulier dans l’identique,

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un « universel diversel décolonisateur anti-systémique » est un univer-sel concret qui construit un universel décolonisateur à partir des luttesethico-épistémiques particulières contre le patriarcat, le capitalisme, l’im-périalisme et la modernité eurocentrée, à partir d’une « diversalité » deprojets ethico-épistémiques. Cette proposition imbrique la « transmo-dernité » de Dussel et la « socialisation du pouvoir » de Quijano. La trans-modernité de Dussel propose la « diversalité » comme projet universelde décolonisation de la modernité eurocentrée, alors que la socialisa-tion du pouvoir de Quijano est une invitation à la formation d’un nou-vel imaginaire universel radical anti-systémique qui décolonise les pers-pectives marxistes / socialistes, les sort de leurs limites eurocentriques.Le langage commun universel est anticapitaliste, anti-patriarcal, anti-impérialiste, il porte un monde où le pouvoir est socialisé mais ouvertà la « diversalité » des formes institutionnelles dans lesquels il se maté-rialise / s’institutionnalise dans chaque région, en correspondance avecles différentes réponses ethico-épistémiques apportées par les différentsgroupes subalternes du système-monde. Les formes de luttes antica-pitalistes, anti-patriarcales et anti-impérialistes et porteuses d’une so-cialisation du pouvoir qui émergent dans le monde islamique sont trèsdifférentes des formes qui émergent dans les peuples indigènes desAmériques ou dans les peuples bantous en Afrique Occidentale.Touspartagent le projet anticapitaliste, anti-patriarcal, anti-impérialiste pourla socialisation du pouvoir mais ils lui attribuent des conceptions dif-férentes et des formes institutionnelles particulières, qui tiennent comptede la diversité et de la multiplicité des épistémologies et des histoireslocales. Reproduire la conception globale socialiste eurocentrique duXXe siècle, née d’un centre épistémique pour s’imposer unilatéralementau reste du monde, consisterait à répéter les erreurs mêmes qui ont menéla gauche au désastre. Ceci est donc un appel à créer un universel quisoit pluriversel, un universel concret qui inclue toutes les particulari-tés épistémiques dans une lutte décolonisatrice pour une socialisationdu pouvoir transmoderne. Comme le disent les Zapatistes, « lutterpour un monde où tous les mondes soient possibles ».—Traduit de l’espagnol par Anouk Devillé et Anne Vereecken —($) Une maquiladora, ou son abréviation maquila, est l’équivalent latino-américain des zones

de traitement pour l’exportation (export processing zone, EPZ, en anglais). Ce terme désigneune usine qui bénéficie d’une exonération des droits de douane pour pouvoir produire à unmoindre coût des marchandises assemblées, transformées, réparées ou élaborées à partir decomposants importés; la majeure partie de ces marchandises est ensuite exportée. Source :wikipédia.org [NdT].

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· 73EMPIRE ET COLONIALITÉ · MINEURE

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74 · MULTITUDES 26 · AUTOMNE 2006

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