les histoires de vie, de l’invention de soi

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CHAPITRE II ______________________________ LES USAGES SOCIOLOGIQUES DE L’HISTOIRE DE VIE : L’ECOLE DE CHICAGO ET SA POSTERITE AMERICAINE Petite ville d’étape de quelques centaines d’habitants sur la route de l’Ouest en 1830, Chicago est en 1890 la deuxième ville des Etats-Unis avec 1 100 000 habitants et va

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Capítulo 3

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Chapitre II

______________________________LES USAGES SOCIOLOGIQUES DE LHISTOIRE DE VIE : LECOLE DE CHICAGO ET SA POSTERITE AMERICAINE

Petite ville dtape de quelques centaines dhabitants sur la route de lOuest en 1830, Chicago est en 1890 la deuxime ville des Etats-Unis avec 1 100 000 habitants et va presque doubler ce chiffre en vingt ans puisque sa population atteint en 1910 les 2 000 000 dhabitants. Cest dire lextraordinaire expansion de cette mtropole qui rpond la fois laccroissement dmographique gnral des Etats-Unis (de 31 millions dhabitants en 1860 100 millions la veille de la premire Guerre mondiale) et lurbanisation massive de la population (sur la mme priode, la proportion de la population urbaine passe de 20% 50%). Cette croissance urbaine galopante sexplique par lindustrialisation qui a fait en un demi-sicle dun pays essentiellement rural la premire puissance industrielle du monde et par les flux migratoires extrmement importants qui laccompagnent (22 millions dimmigrants de 1860 1914). Premier centre mondial de transformation industrielle de produits agro-alimentaires (abattoirs et conserveries), sige de trs importantes industries mtallurgiques et sidrurgiques (engins ferroviaires Pullmann, machines agricoles Mac Cormick), centre bancaire et boursier trs actif et prospre, la ville de Chicago reprsente au tournant du sicle le triomphe du capitalisme sans frein et le lieu de naissance et dexprimentation de ses techniques les plus avances (concentration des groupes, division du travail, chanes industrielles). Le romancier Upton Sinclair dnoncera dans La Jungle (1906), un livre qui fera scandale[footnoteRef:1], lexploitation capitaliste du travail dans les abattoirs de Chicago en mme temps dailleurs que les conditions sanitairement dsastreuses de labattage des animaux et de la fabrication des conserves. La classe conomique dirigeante est compose de grands capitaines dindustrie, majoritairement des Anglo-saxons de confession ou de tradition protestante[footnoteRef:2], qui difient dimmenses fortunes et qui tiennent dans leurs mains la politique de la ville. Cest Chicago que scrivent quelques-unes des pages les plus fortes de lhistoire sociale et conomique des Etats-Unis, quil sagisse des vnements sanglants de Haymarket en mai 1886[footnoteRef:3] qui, la suite dune grve la McCormick Harvesting Company, firent plusieurs dizaines de morts et se traduisirent par la condamnation et lexcution de quatre anarchistes, ou de louverture triomphale de lExposition Universelle de 1893 qui offrait au monde limage de la russite amricaine dans la ville qui en est alors le symbole. [1: Et qui vaudra son auteur, ainsi qu dautres romanciers dnonciateurs de la socit industrielle amricaine, dtre traits par Roosevelt de muckrakers (remueurs de boue).] [2: On sait que cest aprs son voyage aux Etats-Unis que Max Weber crira LEthique protestante et lesprit du capitalisme (1905), dans lequel il met en relation le capitalisme comme forme dorganisation du travail et de la production avec la scularisation de lasctisme protestant, en particulier calviniste.] [3: La clbration des vnements de Haymarket est lorigine du choix du 1er Mai comme Journe Mondiale du Travail.]

Chicago, dont en 1920 le tiers de la population est dorigine trangre, a connu plusieurs vagues successives dimmigration : une premire immigration venue dEurope du Nord (Allemands, Sudois, Irlandais) a succd un fort mouvement migratoire en provenance dEurope centrale (Polonais, Lituaniens, Juifs dUkraine et de Crime), suivi de populations dEurope mridionale (Grecs et Italiens), avant que narrivent les immigrants asiatiques de Chine et du Japon et enfin les Mexicains et Porto-Ricains dAmrique centrale. Chicago est ainsi en 1920 la deuxime ville polonaise dans le monde, la troisime ville allemande, la troisime ville sudoise. Lhabitat et la vie de ces groupes ethniques obissent une logique de regroupement territorial, chacun deux sinstallant dans les espaces laisss vides par les autres et y recomposant sa communaut dorigine, avec ses institutions, ses btiments publics, ses rseaux daffaires, ses organes dinformation, et faisant rgner son ordre lintrieur de ses frontires. Le principe du regroupement interstitiel fait ainsi de Chicago une juxtaposition de quartiers nettement spars, de villes dans la ville, mais installe galement des proximits inattendues entre quartiers riches et quartiers pauvres, et entre des cultures et des systmes de valeurs extrmement diversifis[footnoteRef:4]. [4: Cette rpartition de lhabitat selon les regroupements culturels et ethniques est contrecarre en partie par une logique de la fortune individuelle qui permet aux plus riches de sextraire de la communaut dorigine et de sinstaller dans une priphrie la fois plus confortable et plus reprsentative. ]

Cest dans ce cadre urbain marqu par la misre sociale et conomique, par le climat de tension et de rvolte suscit par des conditions de travail inhumaines, par les effets de la ghettosation des communauts et par les conflits interethniques quelle engendre, par la violence individuelle spontane et par le banditisme organis[footnoteRef:5], par les problmes lis limmigration et aux difficults dintgration de populations rcemment transplantes, que se dveloppe entre 1915 et 1935 le courant de sociologie empirique connu sous le nom dEcole de Chicago[footnoteRef:6]. N au sein du dpartement de sociologie et danthropologie de lUniversit de Chicago, ce courant, le premier rompre dans le cadre universitaire avec la recherche thorique et spculative de la sociologie europenne[footnoteRef:7], fait de la ville et des problmes urbains le terrain dlection et le laboratoire de la science sociale. Ds son origine, le dpartement de sociologie de lUniversit de Chicago, cr en 1892 en mme temps que lUniversit elle-mme, avait affirm sa vocation fonder la science sociale sur la recherche de terrain et lobservation directe. Dans lesprit de ses fondateurs, William Harper, prsident de lUniversit, et Albion Small, son premier directeur, lun et lautre trs marqus par le rformisme social de tradition protestante[footnoteRef:8], le savoir que le sociologue construit partir denqutes menes sur le terrain devait permettre dapporter des solutions aux problmes de la socit et se trouvait en consquence directement en prise avec les difficults de lenvironnement urbain telles que les connaissait Chicago. Mais ce sont les sociologues de la deuxime gnration, et en particulier William I. Thomas et Robert E. Park, qui donnrent toute sa dimension la notion dcologie urbaine et qui forgrent les dmarches et illustrrent les pratiques dune sociologie qualitative laquelle sest identifie historiquement, et sans doute quelque peu emblmatiquement, lEcole de Chicago. [5: Dans un ouvrage consacr la dlinquance urbaine et publi en 1927, The gang, Frederic Thrasher recense lexistence de 1313 gangs Chicago au dbut des annes 1920. On sait galement les effets de la loi de prohibition ratifie en 1919, lorganisation du trafic illgal de boissons alcoolises et les guerres entre gangs auxquelles elle donna lieu, en particulier Chicago. ] [6: Parmi la littrature de langue franaise consacre lEcole de Chicago, on se reportera en particulier aux ouvrages suivants : PENEFF Jean (1990), La mthode biographique, De lEcole de Chicago lhistoire orale Paris, Armand Colin, coll. U ; COULON Alain (1992), LEcole de Chicago, Paris, PUF, coll. Que sais-je? ; BERTAUX Daniel, Histoires de vies ou Rcits de pratiques. Mthodologie de lapproche biographique en sociologie, CORDES, mars 1976 ; GRAFMEYER Yves, JOSEPH Isaac (textes traduits et prsents par) (1984), Lcole de Chicago, naissance de lcologie urbaine, Paris, Aubier ; SIMON Pierre-Jean (1997), Histoire de la sociologie, Paris, PUF, coll. Fondamental (voir en particulier le chapitre intitul Les riches heures de la sociologie amricaine) ] [7: La sociologie empirique avait donn lieu en Europe des travaux de chercheurs isols et rests longtemps mconnus, - comme ceux mens par Frdric Le Play sur les classes laborieuses et sur la famille -, ou stait dveloppe, hors du cadre universitaire, lors denqutes commandites par les institutions tatiques dans le domaine administratif ou criminologique. Voir les ouvrages de KALAORA Bernard et SAVOYE Antoine (1989), Les inventeurs oublis : Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Seyssel, Champ Vallon, coll. Milieux et SAVOYE Antoine (1994), Les dbuts de la sociologie empirique, Paris, Mridiens Klincksieck, coll. Analyse institutionnelle.] [8: Jean Peneff rappelle que lUniversit de Chicago est ne de la volont des milieux baptistes de la ville de se doter dun tablissement denseignement suprieur et des fonds gnreusement accords par John D. Rockefeller, directeur richissime de la Standard Oil Company et membre minent de lEglise baptiste. Les premiers responsables et professeurs de lUniversit furent recruts parmi les pasteurs baptistes ou dans les collges appartenant cette Eglise. ]

Ltranger dans la villeLa lecture et pour certains dentre eux[footnoteRef:9] la frquentation de Georg Simmel avaient prpar les sociologues de Chicago faire de la ville le milieu naturel de lhomme moderne et de la figure de ltranger un des plus puissants rvlateurs du fonctionnement social. La mobilit et linstabilit propres la ville, les ruptures dquilibre quelles entranent comme les redfinitions incessantes auxquelles elles contraignent constituent le fait social dominant et font du milieu urbain une condition dterminante des formes de vie individuelle qui sy dveloppent. Dans cet environnement en perptuelle dcomposition et recomposition, tout en mouvances et en passages, lindividu doit dployer des stratgies de mise distance qui le protgent contre linstabilit du monde extrieur et par lesquelles il affirme sa singularit face autrui. Aussi la figure de ltranger nest-elle pas seulement celle dont Simmel a dress en quelque sorte le prototype dans ses analyses du juif ou du commerant-nomade, elle est constitutive du fait urbain en lui-mme : la grande ville trange les hommes les uns aux autres, marginalisant chacun lintrieur de sa propre communaut, familiale, professionnelle ou nationale. Lobservation de groupes ou dindividus rputs trangers, marginaux ou dviants a ainsi un effet de loupe sur les comportements citadins et sur le fonctionnement global de lenvironnement urbain. Enfin, dans une socit comme la socit nord-amricaine qui, ds son origine et tout au long de son dveloppement, sest constitue sur lapport et lassimilation de populations trangres, ltranger constitue une menace potentielle : lidologie et les valeurs du creuset amricain, que partagent pour une large part les sociologues de Chicago, dsignent clairement ltranger comme celui dont ltranget doit tre rduite et dont on attend quil sintgre la socit qui laccueille. Aussi les recherches conduites en cologie urbaine ont-elles privilgi ltude de groupes prsentant un caractre de marginalit sociale et pris pour objet des minorits ou des microsocits que la nature illicite de leur activit, leur mode de vie ou leur statut (ou leur absence de statut) contribuaient tenir lcart de la socit amricaine. [9: Cest auprs de Georg Simmel dont il suivit les cours Berlin pendant trois annes que Robert Park fut initi la sociologie.]

La premire monographie consacre ltude empirique dune communaut urbaine avait t le fait dun sociologue noir, William Burghardt Du Bois[footnoteRef:10], qui, dans The Philadelphia Negro (1899), rapportait les rsultats de lenqute quil avait mene partir de 1896 dans le principal quartier noir de Philadelphie. Du Bois avait vcu pendant plus dun an au coeur de Seventh Ward, partageant les conditions difficiles de la population quil tudiait et en butte son incomprhension sinon son hostilit. A la documentation existante et lobservation directe, Du Bois ajoutait lusage systmatique dentretiens quil recueillait en allant de porte en porte dans les foyers du secteur quil avait dlimit. The Philadelphia Negro dcrivait la structure et le fonctionnement de la communaut noire et montrait, rebours de lidologie raciale couramment admise, comment la formation et le dveloppement historique de cette communaut, les conditions politiques, conomiques et sociales qui taient les siennes (discrimination, pauvret, chmage, dlinquance) retentissaient sur la personnalit des Noirs et faonnaient des comportements dinfriorit, dchec et de rgression que le discours raciste rinterprtait son compte et quil contribuait son tour renforcer. Malgr le caractre pionnier de son oeuvre, Du Bois nobtint pas la reconnaissance que son entreprise et ses travaux auraient d lui valoir auprs des sociologues de lEcole de Chicago, y compris auprs de Robert Park, pourtant observateur engag des mouvements dmancipation de la communaut noire et initiateur dune srie dtudes sur les relations raciales[footnoteRef:11]. [10: William Burghardt Du Bois est plus connu comme un des principaux leaders du mouvement dmancipation des Noirs amricains. Fondateur de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), il prit la suite de Booker T. Washington la tte de cette organisation et aura pour successeur Martin Luther King. Nous devons notre information sur William Burghardt Du Bois aux pages stimulantes que lui consacre Pierre-Jean Simon dans son Histoire de la sociologie.] [11: Pierre-Jean Simon rappelle que louvrage de Du Bois, de mme que le vaste programme dtudes de la population noire des Etats-Unis quil entreprit lUniversit dAtlanta, ne rencontrrent quindiffrence ou suscitrent des ractions de racisme dclar, y compris dans le milieu de la sociologie amricaine. Il fallut attendre les annes 1960 pour que lactivit sociologique de Du Bois soit enfin pleinement reconnue.]

Entre 1915 et 1940, les sociologues de Chicago et leurs tudiants ont livr prs de quarante tudes ayant pour objet les minorits nationales ou ethniques ou les microsocits parallles ou dviantes de la ville : pour les premires, on retiendra dune part les communauts formes par des populations nationales dimmigration rcente qui recraient sur le sol amricain leur culture dorigine[footnoteRef:12], rsistant ainsi la pression dintgration et tendant dvelopper envers les autres groupes nationaux, mais galement susciter leur propre endroit des comportements dagression et de rejet ; dautre part, en particulier aprs les grandes meutes de 1919, la communaut noire de Chicago qui fit lobjet denqutes destines dcrire prcisment les conditions de vie de la population noire et mettre jour les mcanismes interactionnistes des relations raciales. Pour la seconde srie dtudes, les enqutes sorientrent vers les milieux du gangstrisme,[footnoteRef:13] les associations de voleurs professionnels[footnoteRef:14], le milieu des bars et des dancings,[footnoteRef:15] les rseaux de prostitution ou encore les travailleurs ambulants (hobos)[footnoteRef:16] qui constituaient une frange de population trs particulire, mi-chemin de la clochardise et de lorganisation communautaire, errant de ville en ville pour louer sa force de travail sur les grands chantiers de lOuest. [12: Citons ltude sur le ghetto juif de WIRTH L. (1928), The ghetto, Chicago, University of Chicago Press, (1980, trad. fr. P.-J. Rotjmann), Saint-Martin dHres, Presses Universitaires de Grenoble.] [13: TRASHER F. M.(1927, 1963, 2me d. abrge), The gang. A Study of 1313 Gangs in Chicago, Chicago, University of Chicago Press.] [14: SHAW C. L. (1930, 1966, 2me d. commente), The Jack-Roller, A Delinquent Boys own Story, Chicago, University of Chicago Press. ] [15: CRESSEY P. G. (1932, 1968), The Taxi Dance Hall : A Sociological Study in Commercialized Recreation and City Life, Chicago, University of Chicago Press, First Greenwood Reprinting.] [16: ANDERSON Nels (1923, rd. 1961), The Hobo, The Society of the Homeless Man, Chicago,University of Chicago Press. Trad. fran. ANDERSON Nels (1993), Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, coll. Essais et Recherches.]

La plus connue de ces tudes, qui prit trs vite une dimension fondatrice et servit en quelque sorte de signe de ralliement lEcole de Chicago, est celle que William I. Thomas et Florian Znaniecki consacrrent limmigration polonaise et dont ils tirrent leur ouvrage monumental, The Polish Peasant in Europe and America, publi pour la premire fois en cinq volumes entre 1918 et 1920[footnoteRef:17]. Dans les annes 1910, au moment o William I. Thomas commence son enqute, les Polonais forment la communaut trangre la plus importante de la ville ; dorigine essentiellement paysanne, les immigrants polonais, qui fournissent des manoeuvres et des ouvriers la grande industrie, prouvent une certaine difficult intgrer les modes de vie urbains et sassimiler la socit amricaine, comme le montre leur rticence apprendre et parler langlais. La presse de Chicago dnonce rgulirement les actes de criminalit ou de dlinquance dont se rendraient coupables les ressortissants polonais. Thomas veut tenter de rpondre en particulier au problme que posent les comportements contradictoires que lon peut observer chez les immigrants polonais, qui tantt font preuve dune soumission quasi fodale lautorit, tantt manifestent le mpris le plus total envers toute discipline sociale, quitte engager de vritables guerres avec les forces de police. Thomas, lencontre des explications simpliste de type ethnique, cherche comprendre de lintrieur ces comportements en les mettant en relation avec les ruptures et les dsquilibres survenus dans les modes de relations sociales lintrieur de la communaut dappartenance. Aussi est-il conduit considrer non seulement la situation actuelle des immigrants dans leur environnement citadin et amricain, mais aussi la socit dont ils sont issus, et en particulier les communauts villageoises de Pologne. Au del des circonstances maintes fois rapportes de cette recherche, qui conduit Thomas en Pologne et marque les dbuts de sa collaboration avec Florian Znaniecki[footnoteRef:18], nous importe ici la dmarche de dcentration qui linaugure : ltude de milieu que se proposait Thomas est rinscrite dans le temps dune histoire, les situations et les comportements observables hic et nunc Chicago sont relis un parcours collectif et individuel marqu par lappartenance une communaut dorigine. Les conclusions auxquelles aboutissent Thomas et Znaniecki montrent que la rupture vcue par les immigrants polonais nest pas seulement le fait dune transplantation brutale dune socit paysanne traditionnelle une socit urbaine et industrielle, mais que la socit polonaise est elle-mme traverse par des facteurs de dsquilibre et de dsorganisation. Les migrants polonais, sils sont bien dorigine rurale, appartiennent dans leur majorit la frange de population la plus expose aux mouvements qui affectent la socit polonaise et qui brouillent les dlimitations traditionnelles entre la classe paysanne et la classe moyenne des artisans et petits commerants. Cette volution, de nature conomique et culturelle, trouble la rpartition traditionnelles des espaces ruraux et urbains ainsi que celle des activits et des statuts qui leur correspondent ; dsorganisant les systmes de valeurs et les relations sociales coutumires, elle est un facteur dinstabilit du corps social et se traduit par des attitudes compensatoires dinitiative individuelle. Les candidats lmigration, avant de supporter le choc de lamerican way of life, ont fait lexprience, sur leur propre territoire national, de ces dsquilibres et de ces fractures, qui dsorganisent les communauts villageoises, dispersent les familles, altrent les principes dducation et de conduite, changent les modes de rapport au travail et largent, transforment les relations entre les hommes et les femmes, et contribuent remettre aux individus le soin de dfinir par eux-mmes leurs lignes de vie et de conduite. [17: THOMAS William, ZNANIECKI Florian (1918-1920), The Polish Peasant in Europe and America. Monograph of an Immigrant Group, Boston, Richard G. Bagder, The Gorham Press. La traduction franaise W.I. THOMAS, F. ZNANIECKI (1998), Le paysan polonais en Europe et en Amrique. Rcit de vie dun migrant, Paris, Nathan, coll. Essais et Recherches, ne reprend que le troisime volume de loeuvre originale, constitue par le rcit de vie de Wladek Wisniewski.] [18: Cest en rassemblant les documents ncessaires son enqute que Thomas est mis en contact avec le philosophe polonais Florian Znaniecki, alors responsable dune association dmigrants polonais, avec qui il entamera une collaboration de cinq annes dont sortira Le Paysan polonais. Znaniecki retourne dans son pays en 1920 et cre Poznan une branche de lEcole sociologique polonaise en organisant un Institut de recherche et publiant la Revue polonaise de sociologie. Il rejoint les Etats-Unis en 1932 o il est appel occuper une chaire de professeur invit lUniversit de Columbia. Lutilisation de lautobiographie reste jusqu ce jour fortement ancre dans la sociologie polonaise et a donn lieu de nombreuses publications, citons par exemple : MARKIEWICZ-LAGNEAU Janina, Lautobiographie en Pologne ou de lusage social dune technique sociologique, Revue franaise de sociologie, 17 mai 1976. P. 591-613 et MARKIEWICZ-LAGNEAU Janina (1982), La formation dune pense sociologique. La socit polonaise de lentre-deux guerres, Paris, Maison des Sciences de lHomme.]

Thomas et Znaniecki font de lopposition organisation/dsorganisation le principe de construction de leur ouvrage[footnoteRef:19] et la notion centrale de leur analyse : les conventions et les valeurs collectives que le groupe primaire, - ici la communaut villageoise -, imposait ses membres, sont battues en brche par les attitudes individuelles de ceux qui ne trouvent plus en lui les rponses correspondant leur situation. Lmigration est une consquence de la dsorganisation sociale au sein de la communaut dorigine et une rponse linstabilit individuelle quelle suscite. Dans le pays daccueil, de nouvelles formes dorganisation se mettent en place (rseaux daide, institutions spcifiques, culture de la communaut dorigine), qui offrent aux immigrants un cadre de vie, des habitus et des valeurs rpondant leur nouvelle situation. Mais lquilibre ainsi obtenu, souvent ralis au prix dune centration, sinon dun enfermement de la communaut immigre sur elle-mme, ne suffit pas rpondre ceux de ses membres, souvent de la deuxime gnration, qui ne se reconnaissent plus dans les modes de vie et les valeurs de la gnration antrieure, et qui par ailleurs ne trouvent pas la reconnaissance quils attendent dans la socit daccueil ou en contestent les rgles. Le divorce vcu par certains entre la communaut dorigine et la socit amricaine, limpossibilit ressentie de sinscrire au sein dun corps social accord, se traduisent par lmergence de comportements individuels de rupture pouvant prendre des formes agressives et violentes. [19: Le plan de louvrage dans son dition originale est le suivant : les volumes 1et 2 sont consacrs lOrganisation du groupe primaire, le volume 3 est constitu par le Rcit de vie dun immigrant, le volume 4 a pour titre Dsorganisation et organisation en Pologne, le volume 5 Organisation et dsorganisation en Amrique. Cest au concept danomie de Durkheim que Thomas a emprunt lusage quil fait des notions dorganisation et de dsorganisation. ]

Le principe explicatif du couple organisation/dsorganisation mis en avant par Thomas et Znaniecki dans Le Paysan polonais sera souvent repris dans les travaux de lEcole de Chicago et au-del, comme le sera galement le fondement pistmologique et mthodologique de leur dmarche, qui consiste rechercher dans la parole des acteurs sociaux eux-mmes les matriaux les plus appropris la comprhension de la ralit sociale.

La dfinition de la situation Sur le plan mthodologique, les travaux de lEcole de Chicago relvent dune mme dmarche denqute sur le terrain et dune attitude dobservation, qui pour ntre pas toujours participante (on comprend que certaines situations sopposaient ce quelle le ft), implique une relation directe du chercheur son objet dtude. Prcurseurs de lethnomthodologie[footnoteRef:20], les sociologues de Chicago, sils ne problmatisent gure limplication du chercheur sur son terrain, en appellent toutes les ressources dune sociologie empirique qui construit son objet partir de la collecte directe des informants : recueil et recoupements dobservations menes sur le long terme par un chercheur qui, autant que faire se peut, est en situation dimmersion dans le milieu quil tudie[footnoteRef:21], recours aux tmoignages des acteurs eux-mmes et aux documents personnels, dclins sous toute la varit de leurs aspects : entretiens, rcits oraux, lettres, autobiographies. Lhistoire de la sociologie retiendra cette attention accorde la parole des acteurs sociaux comme le garant et le symbole de la dmarche qualitative. [20: La filiation entre lEcole de Chicago et lethnomthodologie est clairement affirme par Georges Lapassade in LAPASSADE Georges (1991), LEthnosociologie, Paris, Mridiens Klincksieck, coll. Analyse institutionnelle et COULON Alain (1996 4me d. corrige, 1re d. 1987), LEthnomthodologie, PUF, coll. Que Sais-je ?).] [21: Le cas de N. Anderson, lauteur de The Hobo, est particulirement significatif, puisque, ancien ouvrier vagabond lui-mme, il fut recrut par Park comme tant particulirement mme dtudier le milieu auquel il avait appartenu.]

Sans la thoriser de manire explicite, les sociologues de Chicago reprennent leur compte comme une sorte dallant-de-soi la sociologie comprhensive laquelle la rflexion pistmologique de Weber et de Simmel avait donn son fondement et que loeuvre de Dilthey, par la place centrale quelle assigne au comprendre dans la constitution dune science de lesprit, avait en quelque sorte annonce. Mais bien dautres influences ont converg pour faire de lenqute sur le terrain et du recueil de documents personnels les principes fondateurs des travaux de lEcole de Chicago. Dans leur dmarche denqute sur le terrain, les sociologues de Chicago avaient t prcds par les mouvements de rformisme social qui, dans le cadre des actions caritatives ou humanitaires inities par les glises protestantes, avaient mobilis, en Angleterre dabord puis aux Etats-Unis, des franges de la classe bourgeoise lendroit de populations socialement et conomiquement dfavorises. Si ce souci rformiste nest plus de mise avec la deuxime gnration des sociologues de Chicago, si Park va jusqu dconseiller ses tudiants de sengager dans les mouvements de protestation politique et leur enjoint dobserver une stricte attitude scientifique lendroit de leur terrain dtude, il nen reste pas moins que la sociologie en elle-mme est crdite du pouvoir de fournir aux responsables politiques la connaissance de la ralit sociale qui leur permettra de mettre en oeuvre les solutions appropries aux problmes que connat la socit.La dmarche anthropologique, telle quelle stait illustre dans les annes 1880 avec les travaux de Boas sur les Inuits ou les Indiens, offrait le modle dune science empirique qui, pour suppler labsence de tout repre dans la culture tudie, et en particulier lignorance de la langue, avait promu le terrain comme objet scientifique construire. La comprhension dune culture profondment diffrente ne pouvait stablir qu partir de lobservation directe de ses modes de vie individuels et collectifs et devait ncessairement faire appel des informateurs locaux capables de fournir les lments de relation et de signification permettant den percevoir lunit signifiante. Pour les fondateurs de lUniversit de Chicago et leurs successeurs, la sociologie et lanthropologie, runies dans le mme dpartement, ne constituent pas des disciplines fondamentalement distinctes. Dans son texte-manifeste sur La Ville, Park revendique cette homologie mthodologique et en appelle llargissement des dmarches des anthropologues aux milieux de la modernit urbaine : Jusquici, lanthropologie, la science de lhomme, sest consacre principalement ltude des peuples primitifs. Mais lhomme civilis est un objet de recherche tout aussi intressant, sans compter quil est plus facile observer et tudier. (...) Les mmes mthodes dobservation patiente que des anthropologues comme Boas et Lowie ont mis en oeuvre pour tudier la vie et les manires dtre des Indiens dAmrique du Nord peuvent sappliquer de faon encore plus fructueuse ltude des coutumes, des croyances, des pratiques sociales et des conceptions gnrales de la vie qui rgnent dans le quartier de Little Italy ou dans le bas quartier du Nord Side Chicago j(...)[footnoteRef:22]. [22: PARK Robert Erza (1925), La Ville. Propositions de recherche sur le comportement humain en milieu urbain, in GRAFMEYER Yves, JOSEPH Isaac (1984), op. cit., p. 81.]

Un autre facteur important tient la conception gnrale que partagent les sociologues de Chicago quant la nature de la ralit sociale, et par consquent la manire de lapprhender. Linfluence de Simmel et sa dfinition de la socit comme produit des interactions individuelles ont t ici prdominantes[footnoteRef:23]. La socit ne se rsume pas aux ensembles collectifs que sont les institutions. Si les institutions ont une existence que lon finit pas croire autonome, cest parce que lon a oubli quelles sont le produit des relations interindividuelles qui constituent le vritable agent crateur de la ralit sociale. Cette reconnaissance de la dimension individuelle de ltre social correspondait dailleurs lidologie dune socit qui a fait de la figure de lhomme qui se fait par lui-mme un de ses mythes fondateurs. Les positions de Simmel et les premiers travaux de microsociologie qui en dcoulaient avaient trouv un relais sur le sol amricain dans les travaux de C. H. Cooley et de G. H. Mead, dont la thorie de la constitution de la personnalit annonce linteractionnisme symbolique. LEgo, cest--dire le moi constitu, le Self, nexiste que par la socit, comme la socit nexiste que par les individus qui la composent. Le monde social est intrieur au sujet et les objets qui le constituent nont dexistence que dans lesprit dun sujet qui se les reprsente. La personnalit se construit dans les relations dinteraction et de communication avec les autres. Le Je nexiste que dans un rapport un Tu ou un Il, selon un jeu de regards et de miroirs o limage identitaire que chaque individu se fait de lui-mme se construit en fonction du regard des autres (looking-glass self). Lorganisation et lunit du soi sont ainsi lies un processus incessant dintriorisation de la socit qui nest rien dautre selon Mead que la figure collective de lautrui gnralis. [23: On apprciera linfluence de Simmel dans cette dfinition des tches que Thomas et Znaniecki assignent la science sociale : ...tant donn que la vie sociale concrte nest concrte que pour autant quon lenvisage paralllement la vie individuelle qui est la base des vnements sociaux, tant donn que llment personnel est un facteur constitutif de tout fait social, la science sociale ne saurait demeurer la surface du devenir social, l o certaines coles souhaiteraient la voir se cantonner, et doit au contraire accder aux expriences et aux attitudes humaines relles qui constituent la ralit sociale pleine et entire, vivante et active, au-dessous de lorganisation formelle des institutions sociales, ou derrire les phnomnes de masse traits statistiquement qui ne sont rien dautre en soi que des symptmes dun processus causal inconnu et ne peuvent servir que de bases provisoires des hypothses sociologiques. in THOMAS W. I., ZNANIECKI F. (1998), op. cit., p. 49.]

Sans en reprendre ncessairement la terminologie, les sociologues de Chicago vont sappuyer sur de telles analyses pour dvelopper une conception interactive de lindividu et de son environnement et pour faire du sujet individuel et des significations quil donne ses comportements la source principale de la comprhension de la ralit sociale. Cest la notion de dfinition de la situation qui rend le mieux compte de cette prise en compte du sujet, non seulement comme informateur, - tmoin privilgi ou spcimen reprsentatif - , mais comme acteur inflchissant et construisant la ralit sociale selon le rapport de reprsentation et de signification quil entretient avec elle. Dans lintroduction au rcit de vie de Wladek Wiszniewski qui forme le troisime volume du Paysan polonais, Thomas et Znaniecki prcisent ainsi le rapport de lindividu son milieu : Dans cette interaction continuelle entre lindividu et son environnement, on ne peut dire ni que lindividu est le produit de son milieu, ni quil produit son milieu ; ou plutt, on peut dire les deux choses la fois. Car lindividu ne peut en effet se dvelopper que sous linfluence de son environnement, mais dun autre ct, il modifie cet environnement au cours de son dveloppement en dfinissant des situations et en leur trouvant des solutions en rapport avec ses aspirations et ses tendances. Son influence sur lenvironnement peut ntre qu peine perceptible socialement et navoir que peu dimportance pour les autres, mais elle est importante pour lui-mme puisque, comme on la dit, le monde dans lequel il vit nest pas le monde tel que le voit la socit ou lobservateur scientifique, mais le monde tel quil le voit lui-mme.[footnoteRef:24] Tout comme les comportements individuels doivent tre apprcis laune des significations que leur donnent leurs auteurs, les ralits collectives doivent tre rapportes aux reprsentations construites par les acteurs sociaux. Ce que lon a appel le thorme de Thomas formule de manire lapidaire la relation de la dfinition de la situation par les sujets individuels la ralit sociale : Quand les hommes dfinissent des situations comme relles, elles deviennent relles dans leurs consquences. Quand des hommes en tiennent dautres pour des tres infrieurs, leur prtent une intelligence subalterne ou des attitudes asociales, ces derniers sont enclins conformer leurs comportements au discours qui leur est renvoy, tout comme les lves rputs mauvais se conduisent en mauvais lves tandis que ceux que lon tient pour bons le sont effectivement. Le processus de la prophtie qui se ralise (self fulfulling prophecy), formul par Robert K. Merton partir de la notion de dfinition de la situation, restera un modle essentiel de lanalyse et de la comprhension des relations sociales. [24: THOMAS W. I., ZNANIECKI F. (1998), op. cit., p. 62.]

Le recours aux documents personnels : Wladek, Stanley et autres rcitsSi les sujets individuels sont les acteurs de la ralit sociale, sils la produisent autant quils en sont le produit[footnoteRef:25], la comprhension de cette ralit ne peut tre mieux assure que par ces mmes acteurs et par ce quils disent sur la manire dont ils peroivent et dfinissent eux-mmes la ralit de leur situation. On rassemblera donc les matriaux dune telle dfinition de la situation en sollicitant les points de vue et les tmoignages personnels au sein de la population tudie. Loriginalit de lEcole de Chicago est davoir accord une importance toute particulire, parmi les documents personnels, aux documents biographiques, lettres ou rcits de vie : On peut affirmer sans risque de se tromper, crit Thomas, que les rcits de vie personnels, aussi complets que possibles, constituent le type parfait de matriau sociologique, et que si la science sociale est amene recourir dautres matriaux quels quils soient, cest uniquement en raison de la difficult pratique quil y a actuellement disposer dun nombre suffisant de tels rcits pour couvrir la totalit des problmes sociologiques, et de lnorme quantit de travail quexige une analyse adquate des tous les matriaux personnels ncessaires pour caractriser la vie dun groupe social.[footnoteRef:26] Thomas a laiss se rpandre la version lgendaire de la rvlation quil aurait eue de limportance des documents personnels : se promenant dans une ruelle du quartier polonais, il aurait chapp de justesse un sac de dtritus lanc dune fentre et dont se serait chappe une liasse de lettres quil ramasse et emporte. Cest la lecture de ces lettres, crites en polonais, quune jeune lve-infirmire adresse son pre et qui traitent essentiellement daffaires de famille, que Thomas aurait form lide de recueillir des matriaux personnels pour son tude sur limmigration polonaise[footnoteRef:27]. Ce rcit, en forme de pomme de Newton de la sociologie, nest videmment pas fortuit et met en place tous les ingrdients dun mythe fondateur o les poubelles tombes du ciel rvlent les secrets du savoir qui est apte en dchiffrer les signes. Quoiquil en soit de son origine relle, Thomas donnera une suite trs concrte sa dcouverte : par voie de petites annonces et contre une modeste rtribution, il rassemble 754 lettres changes entre des immigrants polonais de Chicago et leurs familles restes en Pologne. Regroupes par thmes dans Le Paysan polonais, ces lettres, annotes et commentes, sont introduites par la longue description que font Thomas et Znaniecki de la vie paysanne polonaise. Elles constituent des documents de premire main sur la manire dont les immigrants peroivent et interprtent les situations quils vivent et elles clairent des comportements qui ne trouvent leur explication quen relation avec les attentes et les pressions des groupes dorigine. On saperoit ainsi que, pour maints domaines de la vie quotidienne, les conduites et les dcisions des immigrants Chicago font lobjet de discussions et de tractations avec les membres de la communaut familiale en Pologne et sont largement inflchies soit par les ractions quelles suscitent soit par anticipation de ces ractions. [25: ...une science sociale nomothtique nest possible que si tout devenir social est envisag comme le produit dune interaction continuelle entre conscience individuelle et ralit sociale objective. Dans cette relation, la personnalit humaine est un facteur produisant sans cesse lvolution sociale en mme temps quelle est un rsultat sans cesse produit par elle, et cette relation double sexprime dans tout fait social lmentaire : pour la science sociale, il ne saurait y avoir de changement social qui ne soit leffet commun de valeurs sociales prexistantes et dattitudes individuelles agissant sur celles-ci, ni de changement dans la conscience individuelle qui ne soit leffet commun dattitudes individuelles prexistantes et de valeurs sociales agissant sur celles-l. THOMAS W. I., ZNANIECKI F. (1998), op. cit., p. 45.] [26: THOMAS W. I., ZNANIECKI F. (1998), op. cit., p. 46.] [27: Dans une notice autobiographique crite en 1927, mais qui ne sera publie quen 1973 dans lAmerican Journal of Sociology, Thomas donne une version de sa dcouverte sans doute plus proche de la vrit : Cest, je pense, en relation avec Le Paysan polonais que je devins identifi avec les histoires de vie et les mthodes de documentation. Ici, encore, je suis peut-tre en train de schmatiser outrageusement, mais je situe lorigine de mon intrt pour les documents personnels dans une longue lettre ramasse un jour de pluie dans une alle derrire ma maison ; une lettre crite par une jeune fille qui suivait un enseignement lhpital, adresse son pre et concernant les relations et les disputes dans la famille. Je ressentis alors que lon apprendrait beaucoup si lon disposait dun nombre important de lettres de cette sorte. Cit dans THOMAS W. I., ZNANIECKI F. (1998), op. cit., p. 37.]

Si la correspondance prive permet, de par sa nature mme, de rinscrire dans un contexte interactionnel, - ici celui de limmigrant polonais et de son groupe dorigine -, les propos et les actions des signataires, le rcit de vie rpond dans lesprit des auteurs du Paysan polonais une autre fonction, qui nous semble ne pas avoir t assez releve. Il faut ici rappeler, avec les origines protestantes de lUniversit de Chicago et de ses premiers collaborateurs, le rle dvolu aux crits autobiographiques dans la tradition protestante de lexamen de soi. On ne peut sempcher de penser que le recours aux rcits de vie personnels (cest lexpression utilise par Thomas) correspond une scularisation vise scientifique, - nous dirions volontiers une sociologisation -, dune pratique encore rpandue dans la socit puritaine amricaine. Plus largement, les socits marques par le protestantisme, dans ses versions rigoristes, contribuent certainement dvelopper une forme particulire du rapport de lindividu la collectivit sociale, calque sur la relation de lhomme Dieu : ltre individuel est responsable de lui-mme et de ses actes dans son existence sociale, comme il lest devant Dieu dans son existence spirituelle. Dans ce contexte, lautobiographie apparat comme une forme dexamen de soi, dans lequel lhomme fait le compte de sa vie. Le privilge accord au rcit de vie comme matriau sociologique repose sur le pouvoir spcifique que Thomas et Znaniecki reconnaissent au rcit crit dordonner et de rapporter les moments dune vie selon les attitudes et les valeurs auxquelles participe son auteur, et de comprendre de lintrieur, cest--dire dans la manire dont ils retentissent sur les individus et dont ceux-ci y ragissent, les vnements sociaux et les institutions auxquels lexistence individuelle est mle : ...il est clair que lorsquil sagit de dterminer des donnes sociales simples - des attitudes et des valeurs - les rcits de vie personnels nous offrent lapproche la plus exacte qui soit. Une attitude telle quelle se manifeste dans un acte isol est toujours sujette lerreur dinterprtation, mais ce danger diminue dans la mesure mme o augmente notre capacit de mettre cet acte en rapport avec les actes passs du mme individu. Une institution sociale ne peut tre pleinement comprise que si lon ne se limite pas ltude abstraite de son organisation formelle et si lon analyse au contraire la manire dont celle-ci merge dans lexprience personnelle des divers membres du groupe en mme temps quon suit la trace linfluence quelle peut avoir sur leur vie. La supriorit des rcits de vie sur tout autre type de matriau pouvant donner lieu lanalyse sociologique apparat dailleurs avec une vidence particulire lorsque lon passe de la mise en vidence de donnes simples la dtermination des faits, car il nest pas de manire plus sre et plus efficace de reprer parmi les innombrables antcdents dun vnement social les causes relles de cet vnement que celle qui consiste analyser le pass des individus par lintermdiaire desquels cet vnement se produit.[footnoteRef:28] Au del de la garantie dordre mthodologique offerte par lhistoire dune vie au regard des possibilits derreur lies linterprtation de faits isols, sont ici affirmes dune part la dimension spcifique du rcit de vie en tant quil articule dans un ensemble reli les moments dune existence, et dautre part la possibilit de fonder sur la spcificit de ce matriau personnel une analyse comprhensive des faits sociaux. Le rcit de vie permet de donner la notion de dfinition de la situation lpaisseur et la signification historiques qui lui manquent lorsquelle est rduite lnonc hic et nunc de la situation du sujet. Il permet de refaire, avec lhistoire du sujet, celle des institutions, au sens trs large, auxquelles sa vie a t mle : institutions communautaires, familiales, ducatives ; institutions conomiques, sociales, politiques. Mais aussi des transformations, des dsquilibres, des ruptures qui, affectant ces institutions, ont retenti sur la vie du sujet. Le rcit de vie donne saisir indissociablement, dans la perspective dun pass recompos, le sujet individuel et ltre social. Cest dans cet esprit de comprhension la fois diachronique et synchronique, idiosyncrasique et sociologique, que sinscrit le recueil de rcits de vie par les sociologues de Chicago, commencer par le premier dentre eux, celui de Wladek Wisniewski dans Le Paysan polonais. [28: THOMAS W. I., ZNANIECKI F. (1998), op. cit., p. 47.]

Wladek Wisniewski, rencontr la suite de la campagne dannonces passes par Thomas dans les journaux polonais, crivit son autobiographie la demande de Znaniecki. Des quelques feuillets livrs au dpart et qui dterminrent Thomas et Znaniecki voir en Wladek un sujet reprsentatif de lmigr polonais dorigine paysanne, le rcit finit par atteindre plus de trois cents pages dans la version pourtant rduite quen donne Le Paysan polonais. Le rcit de Wladek rapporte les tapes et les expriences de la vie dun homme n et grandi dans une communaut villageoise traditionnelle et que les transformations de la socit polonaise extraient de son milieu dorigine et vouent une forme derrance professionnelle et affective. Allant de ville en ville, exerant divers mtiers (boulanger, gendarme), ne restant jamais bien longtemps chez le mme patron, passant dune relation amoureuse une autre, Wladek vit sa vie sur le mode dune rupture continuelle, sans que soient affects pour autant le caractre positif de son rapport au monde et limage plutt assure quil se fait de lui-mme. Wladek semble avoir intgr linstabilit comme une des composantes de son existence et comme une des rgles de la vie sociale. Aussi lmigration vient-elle sinscrire de manire presque naturelle dans le cours dune vie voue de perptuels dplacements. Elle napporte dailleurs pas de solution aux vicissitudes de son existence : dabord engag, comme beaucoup dimmigrants polonais, aux abattoirs de Chicago, il perd son travail, connat les misres du chmage alors quil vient de se marier et que sa femme est enceinte, avant de rencontrer le docteur Znaniecki. Le rcit de Wladek constitue un remarquable matriau biographique, dont les qualits littraires tonnent de la part dun homme qui na connu quune scolarit trs courte. Wladek Wisniewski a un art certain de la construction et de la mise en scne narratives, il sait voquer les lieux et les personnages, a une intuition trs sre de lpisode, du tableau, de la scne dialogue, et use dune criture simple et efficace qui sert pleinement son projet. Ces qualits narratives et stylistiques font de lautobiographie de Wladek un rcit qui retient vritablement son lecteur.On peut regretter cependant que les commentaires de Thomas et Znaniecki suscits par ce rcit, tout en en reconnaissant la valeur littraire, naient pas fait droit sa singularit et soient rests en de des intentions affiches des auteurs et du rle central quils accordent au rcit de vie dans lanalyse sociologique. Ainsi que le leur reprochera plus tard Blumer[footnoteRef:29], plutt que danalyser le trs riche matriau dont ils disposaient partir de ses propres lignes de force, Thomas et Znaniecki se servent du rcit de Wladek pour confirmer des hypothses prtablies. Pour les auteurs du Paysan polonais, le rcit de Wladek est loccasion dillustrer leur thorie des personnalits sociales, thorie quils justifient par la ncessit de catgoriser les comportements individuels pour atteindre un niveau de gnralisation scientifique. Selon cette catgorisation, les comportements humains peuvent tre rapports trois types principaux, le Bohme, le Philistin et le Cratif[footnoteRef:30] et deux tendances universelles, le dsir dexprience nouvelle et le dsir de stabilit[footnoteRef:31]. Ces types et tendances peuvent se rencontrer simultanment ou successivement chez un mme individu selon les situations et les poques de sa vie. Soumis aux filtres de ces classifications, les comportements et les dcisions de Wladek font lobjet de la part de Thomas et Znaniecki de commentaires et de jugements forcment rducteurs. [29: BLUMER Herbert, Critiques of Research in the Social Sciences, 1 : An Appraisial of Thomas and Znanieckis The Polish Peasant in Europa and America, New York, Social Sciences Research Concil, Bulletin 44, 1939.] [30: Le Bohme, caractris par la dimension instable et informe de sa personnalit, est ouvert toutes les influences extrieures et aux possibilits multiformes dvolution quelles impliquent ; le Philistin est enferm dans des attitudes rigides qui lui rendent trs difficiles tout changement et toute volution de lui-mme et du monde extrieur ; le Cratif, au caractre bien tabli et organis, met en oeuvre des activits productrices par lesquelles il construit et rgule son propre dveloppement.] [31: THOMAS W. I., ZNANIECKI F. (1998), op. cit., p. 63.]

Les rcits de vie, malgr la valeur emblmatique quils ont pu prendre pour lEcole de Chicago, nont constitu le plus souvent quun document annexe, associ dautres types de documents personnels, complt et recoup par des tmoignages parallles ou par les observations des sociologues eux-mmes. Sur lensemble des monographies recenses, seules sept dentre elles font appel de faon significative au rcit de vie. La plus connue dentre elles est celle que Clifford Shaw a consacre la dlinquance juvnile en recueillant le rcit de vie de Stanley, jeune voleur professionnel, dans The Jack-Roller[footnoteRef:32]. La dmarche suivie par Shaw illustre de faon trs dmonstrative la perspective de dfinition de la situation dans laquelle il se place : ayant rencontr Stanley lge de seize ans en prison, il entreprend avec lui une srie dentretiens partir desquels il tablit une sorte de notice biographique reprenant dans lordre chronologique les vnements de la vie du jeune dlinquant. Lorsque Stanley sort de prison, Shaw lui demande de donner une description dtaille de chaque vnement, de ses circonstances et de ses ractions personnelles lexprience[footnoteRef:33]. Lautobiographie que Stanley crivit de cette faon avec laide de Shaw dcrit ainsi le milieu, les conditions de vie, les tapes de la carrire dun jeune voleur, vcus et ressentis de son propre point de vue, selon ses propres valeurs et attitudes, et constitue une vision de lintrieur du monde de la dlinquance. Le rcit de Stanley, qui apparat en annexe de ltude de Show sur la dlinquance, est lui-mme recoup et en quelque sorte vrifi par des documents parallles. [32: SHAW C. R. (1930), The Jack-Roller : A Delinquent Boys Own Story, Chicago, University of Chicago Press, 1966, 2me dit., avec une introduction de H. Becker. Un Jack-Roller est un dtrousseur divrognes.] [33: Cit par COULON Alain (1992), op. cit., p. 66.]

Autant quune valeur heuristique, le rcit de vie aura pris pour lEcole de Chicago une valeur pdagogique et didactique. Jean Peneff rappelle que Park et Burgess demandaient aux futurs tudiants du dpartement de sociologie de rdiger leur autobiographie et cest seulement aprs stre acquitts de cette tche quils avaient la possibilit de sinscrire leurs cours. Les deux professeurs partaient du principe que pour devenir sociologue et comprendre les milieux sociaux, il fallait tout dabord commencer par prendre conscience de sa propre inscription sociale et pour cela faire son histoire de vie et celle de sa famille[footnoteRef:34]. Une dmarche pdagogique de ce type donne la premire place lexprience dans la voie qui mne la connaissance et tmoigne dune certaine tradition protestante de lcrit personnel comme moyen dinvestigation de soi. Les devoirs trimestriels que les tudiants devaient fournir[footnoteRef:35] taient des tudes de terrain pour lesquelles ils rdigeaient un compte-rendu dtaill de lobservation effectue, complt par des plans et des cartes et par des biographies synthtiques de trois ou quatre pages sur les personnes quils jugeaient significatives. Ces travaux avaient plusieurs fonctions : ils obligeaient les tudiants se confronter leur terrain de manire empirique (reprage et ngociation dentre) et dvelopper des stratgies communicationnelles avec des individus de langues (argot, langues non anglaises) et de cultures diffrentes (classes populaires ou classes suprieures) ; les rcits de vie recueillis taient destines la lecture de tous les tudiants qui les faisaient alors circuler et la diversit des trajectoires de vie dont ils prenaient connaissance largissait lhorizon de leur comprhension des milieux sociaux : ils comprenaient comment les individus peroivent les situations, quelles rponses ils donnent aux vnements de la vie, comment ils grent leurs rapports interindividuels et intergroupaux, sur quelles reprsentations et sur quelles valeurs ils construisent leur rapport au monde. Le recours propdeutique au rcit de vie sinscrivait ainsi dans une dmarche que nous appellerions aujourdhui autoformative et visait dvelopper une attitude et une comptence de comprhension hermneutique de soi-mme et des autres. [34: PENEFF Jean (1990), La Mthode biographique, Paris, Armand Colin. Un deuxime temps de linitiation consistait pour Park aller avec ses tudiants dans les endroits-cls de Chicago comme la Bourse, les htels mal fams, les salles de lecture publiques ou le hall des grands journaux. Les tudiants venaient trs souvent de milieux protgs et navaient pas grande connaissance du monde social.] [35: Ils existent encore sous forme darchives la bibliothque de lUniversit de Chicago.]

A la mme poque, Studs Terkel dveloppe une forme journalistique de reportage fonde sur les entretiens biographiques. Le terklisme connatra une trs grande vogue et jouera lui aussi un rle pdagogique auprs du public amricain en lui prsentant sous une forme condense des milieux la fois proches de lui et quil ne connat pas. Deux livres rassemblant de tels rcits de vie connatront un grand succs : Hard Time : an Oral History of the Great Depression[footnoteRef:36] et Division Street : America[footnoteRef:37]. La dmarche de Studs Terkel, lors de la reconstitution crite quil donne des entretiens, consiste conserver les caractristiques du langage oral de ses informateurs, tout en procdant des coupes et des remontages qui vitent les longueurs et les rptitions. Les lecteurs peuvent ainsi croire tre mis directement en contact avec des existences trs trangres la leur et quils ctoient pourtant quotidiennement, percevant dautant mieux la complexit des trajectoires des habitants de leur ville. Lexemple de Terkel sera largement suivi, - au risque quelquefois de drapage et dexploitation mdiatiques -, et sera lorigine dun journalisme dinvestigation sociologique et de tout un mouvement ditorial dont on retrouvera lquivalent en Europe dans les annes 1970, au moment o les histoires de vie connatront leur deuxime priode de floraison sociologique. [36: TERKEL Studds (1968), Hard Times, an Oral History of the Great Depression, Panteon Book.Traduction franaise TERKEL Sudds (1976), Gagner sa crote, Paris, Fayard.] [37: TERKEL Studds (1967), Division Street, America, Panteon Book.. Traduction franaise TERKEL Studds, (1968), Chicago carrefour de la solitude, Paris, Fayard.]

De linteractionnisme symbolique lethnomthodologieLEcole de Chicago portait en germe une double descendance, destine retentir diffremment sur lapproche des histoires de vie en sciences humaines. La premire, dveloppe aux Etats-Unis dans le cadre de linteractionnisme symbolique et de lethnomthodogie, sattache examiner, partir de la notion de dfinition de la situation, comment le monde du sujet se construit dans sa parole et elle accorde un place centrale aux modalits et aux effets de la production du discours. Le seconde, plus spcifiquement europenne, empruntant les dmarches qualitatives des sociologues de Chicago, cherchera dans les histoires de vie un matriau reprsentatif des attitudes et des valeurs lies des appartenances de classe ou relevant de catgories socio-professionnelles spcifiques.Prolongeant loeuvre de G.H. Mead auquel il succde en 1933 la tte du dpartement de psychologie sociale de lUniversit de Chicago, Herbert Blumer assigne sa discipline ltude des situations telles quelles sont vcues et dfinies par les acteurs sociaux. La prise en compte de la notion de situation soppose la fois une conception essentialiste de lindividu et une conception purement dterministe du milieu et renvoie aux oprations de construction rciproque qui dfinissent la relation de lindividu son environnement social. Linteractionnisme symbolique postule que, de mme que lindividu se construit dans des actes sociaux dinterrelation et de communication, la ralit sociale est le produit des interactions individuelles. Ces interactions seffectuent sur la base de gestes significatifs par lesquels les individus sont capables dimaginer les rponses quils peuvent attendre des autres, de calquer et de moduler leurs actions selon celles dautrui, de dfinir les rles qui vont tre les leurs. Etendus une pluralit dindividus, ces gestes significatifs deviennent des symboles que Mead dfinit comme des stimulus ayant une signification et une valeur apprises pour des gens qui ragissent en fonction de ces significations et valeurs[footnoteRef:38] et qui permettent chaque acteur social de comprendre les changes, de prvoir les comportements et de se situer lui-mme lintrieur du groupe dont il partage le langage. Cest donc en interaction avec dautres, parce quils partagent des systmes symboliques communs, que les hommes peuvent assigner du sens aux objets, aux situations, aux signes qui les entourent. Mais la signification que les acteurs donnent leurs actes et leur situation nest jamais dfinitivement acquise. Prise dans la mouvance des situations et des variables de la communication, elle est le fruit de continuels ajustements et ngociations qui soumettent les interactions sociales des oprations toujours renouveles dinterprtation. La tche du sociologue est ds lors de chercher reconstruire ces interprtations : Pour comprendre le processus dinterprtation, crit Blumer, le chercheur doit prendre le rle de lacteur dont il se propose dtudier le comportement, tant donn que linterprtation est donne par lacteur.[footnoteRef:39] [38: MEAD G. H. (1932), Main, Self, and Society from the Standpoint of a Social Behaviorist, C. W. Morris, Chicago, University of Chicago Press.] [39: BLUMER H. (1969), Symbolic Interactionism : Perspective and Method, Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall, p. 4.]

Lethnomthodologie va prcisment prendre pour objet la manire dont les acteurs sociaux se font eux-mmes les interprtes de leur propre ralit sociale, en tudiant les mthodes quils mettent en oeuvre dune manire pratique et commune pour rpondre aux situations de tous les instants auxquelles ils sont confronts. Influenc par Husserl, Alfred Schtz, sociologue viennois rfugi aux Etats-Unis la veille de la seconde guerre mondiale, avait dvelopp dans un ouvrage paru en 1932 un point de vue phnomnologique sur la perception du monde social[footnoteRef:40] : de mme que nous rencontrons le monde naturel comme un donn objectif qui nous prexiste, nous rsiste et auquel nous devons ajuster nos comportements, nous percevons la ralit sociale comme une structure ordonne et organise, indpendante de nous-mmes, et nous adaptons nos conduites la perception (au pr-jug) que nous avons du monde social. Dans ce rapport dobjectivation la ralit sociale, nous usons de procdures didalisation (interchangeabilit des points de vue, conformit des systmes de pertinence) qui nous permettent de dpasser la singularit intransmissible de notre exprience subjective pour postuler toutes fins pratiques lidentit de nos expriences avec celles dautrui. Schtz reprend la rflexion de Weber sur le Verstehen (le Comprendre) en lexaminant sous langle des rponses quy apporte le sens commun et en proposant ltude des procdures selon lesquelles lindividu donne un sens ses actions et celles des autres dans sa vie la plus quotidienne et la plus machinale. Prcurseur de lethnomthodologie, Schtz affirme, dans une formule destine un bel avenir, que nous sommes tous des sociologues ltat pratique, signifiant ainsi quen face de la sociologie savante, de ses hypothses, de ses modles et de ses constructions, il existe une sociologie profane et commune, celle que tous, sociologues et non-sociologues, nous mettons incessamment en oeuvre dans les activits les plus courantes de la vie ordinaire et par laquelle nous construisons notre comprhension de la ralit sociale[footnoteRef:41]. Pour reprendre en le dformant quelque peu le titre sous lequel ont t prsents en traduction franaise des extraits de loeuvre de Schtz[footnoteRef:42], nous sommes tous des chercheurs du quotidien, appliqus tout instant classer, ordonner, prvoir, interprter, en un mot mettre en oeuvre une sociologie du sens commun. [40: SCHTZ A. (1932, 2e d. 1960), Der Sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, Wien, Springer.] [41: Schtz dfinit la ralit sociale comme la somme totale des objets et des vnements du monde culturel et social, vcu par la pense de sens commun dhommes vivant ensemble de nombreuses relations dinteraction. Cit par COULON Alain (1987), LEthnomthodologie, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, p. 8.] [42: SCHTZ A. (1987), Le Chercheur et le quotidien, Paris, Mridiens Klincksieck.]

On doit Harold Garkinkel davoir dvelopp au cours des annes 1960 les concepts fondamentaux de lethnomthodologie, quil expose en 1967 dans son ouvrage Studies in Ethnomethodology[footnoteRef:43]. Sur le thme essentiel des sociologues ltat pratique, ce qui tait encore de lordre dun programme spculatif chez Schtz va devenir chez Garfinkel lobjet danalyses destines dcrire de faon rigoureuse les ethnomthodes, cest--dire les savoir-faire, les procdures, les rgles utiliss continuellement dans la vie quotidienne pour communiquer, interprter, produire la ralit sociale et qui constituent une mthodologie, non conscientise pour elle-mme, de la conduite sociale. Garfinkel a rapport comment ltude de bandes enregistres lors des dlibrations dun jury de tribunal avait attir son attention sur les raisonnements pratiques mis spontanment en oeuvre par les jurs pour fonder leur sentiment du vrai et du faux, de la culpabilit ou de linnocence, des circonstances attnuantes ou aggravantes, prendre leur dcision en leur me et conscience et formuler lavis de leur intime conviction. La prise en compte de ces ethnomthodes correspond un renversement des perspectives de la sociologie positiviste : le fait social ( ici linstitution judiciaire) nest pas une ralit objective et stable, il est le produit de lactivit des hommes (les parties en cause, les juges, les avocats, les jurs). Aux faits sociaux rifis de la science durkheimienne, lethnomthodologie substitue ce que Garfinkel appelle les accomplissements pratiques des acteurs sociaux : L o dautres voient des donnes, des faits, des choses, lethnomthodologue voit un processus, travers lequel les traits de lapparente stabilit de lorganisation sociale sont continuellement crs.[footnoteRef:44] [43: GARFINKEL H. (1967), Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall.] [44: Cit par COULON Alain, op. cit., p. 27.]

La construction du monde social dans le langageLa production de la ralit sociale par les acteurs est observable et descriptible travers les systmes symboliques quils mettent en oeuvre tant comme moyens de dchiffrement que comme instruments de cration de cette mme ralit. Si les gestes et les comportements purement physiques peuvent entrer dans la catgorie des outils signifiants, il revient au langage de constituer la principale ressource des acteurs dans le traitement, linterprtation et la production des faits sociaux. Aussi le langage, tel quil sactualise dans des actes de parole, constitue-t-il pour le sociologue un champ privilgi dobservation de la manire dont les acteurs construisent leur monde social. Dans les rflexions quelle a t amene conduire sur le fonctionnement social du langage, lethnomthodologie a mis en avant deux caractristiques qui ont trait la relation de la parole nonce au contexte de son nonciation et qui sont dune importance considrable pour toute approche pragmatique des faits de parole. La premire de ces caractristiques, dsigne sous le nom dindexicalit, est emprunte la linguistique et prend acte du fait que dans une squence nonciative (entretien, conversation), certains mots, appels encore dictiques ou embrayeurs (shifters), ne prennent leur sens quindexs la situation dnonciation dont ils dsignent, comme en les montrant du doigt, certains lments : les pronoms personnels je (nous) et tu (vous), les adverbes locaux ici ou l-bas, les adverbes temporels hier ou demain ne sont comprhensibles quen relation avec les personnes et le cadre spatio-temporel (lici et maintenant) de la situation de communication. Si la relation de compltude ainsi noue entre le langage et le contexte nonciatif est assure pour les locuteurs qui participent la situation dnonciation, il nen est plus de mme ds lors que les repres de la situation viennent manquer (par exemple lorsquon enregistre un entretien sans prendre note de lidentit des interlocuteurs et des coordonnes de la situation), auquel cas les lments indexicaliss sont vous ntre plus que des coquilles vides. Telle est la dfinition, restreinte sa dimension linguistique, de lindexicalit. Mais les ethnomthodologues ont donn cette notion une extension beaucoup plus large et qui dpasse de beaucoup la catgorie des seuls dictiques, en considrant le fort ancrage situationnel de la plupart des interactions langagires. Plus les changes humains sont ordinaires et routiniers et plus ils sont indexicaliss sur des vidences et des allant-de-soi contextuels sur lesquels les partenaires de lchange sentendent sans avoir besoin de mots. Les noncs produits dans de telles situations jouent sur limplicite, lallusif ou la connivence, et multiplient les rapport de dpendance au contexte, aux dpens de lautonomie du discours. Une autre forme dindexicalit est celle qui rsulte de la variabilit la fois sociale et personnelle quintroduisent dans la signification et la comprhension des squences langagires les facteurs lis lhistoire et au milieu social des locuteurs, leurs intentions et la forme de leurs relations, aux enjeux de linteraction. Au constat selon lequel les mmes mots ne veulent pas dire la mme chose pour tout le monde, on ajoutera ici la diversit dinterprtation des contextes et les divergences dapprciation qui peuvent affecter la situation et le contenu de la communication. Le sens des mots ne pouvant ainsi jamais tre abstrait de leurs conditions dusage et dnonciation, cest au langage tout entier quil faut tendre la notion dindexicalit et la dimension dincompltude qui laccompagne. Le langage en acte, loin dtre une entit purement abstraite, manifeste les liens non solubles quil entretient avec la ralit sociale : le langage est pris dans le monde social comme le monde social est pris dans le langage.Corollaire immdiat de lindexicalit, la rflexivit dsigne la capacit du langage produire, en mme temps quil le dsigne, le monde du locuteur. Selon une observation commune, le langage trahit lorigine et les appartenances : parler, cest dire son inscription sociale, culturelle, professionnelle ; cest faire tat de gots, dopinions, de jugements qui se rfrent des conventions et des codes reus dans tel milieu ou dans tel groupe ; cest noncer des manires dagir qui renvoient des attitudes morales ou idologiques. Mais en mme temps quil dcrit le monde du locuteur, le langage le fait advenir dans un acte dinstitution continment renouvel : parler, cest faire exister chaque fois le cadre social, lordre symbolique et moral dans lesquels sinscrivent nos actes. Dans le cours de nos activits ordinaires, crit Alain Coulon, nous ne prtons pas attention au fait quen parlant nous construisons en mme temps, au fur et mesure de nos noncs, le sens, lordre, la rationalit de ce que nous sommes en train de faire ce moment-l.[footnoteRef:45] [45: COULON Alain (1987), op. cit., p. 37.]

Les accomplissements pratiques des acteurs sociaux, cest--dire les rponses ajustes quils apportent en termes dactions aux situations de la vie sociale, obissent une caractristique que les ethnomthodologues ont dcrite sous le terme daccountability : ces activits sont descriptibles (accountable), cest--dire quelles peuvent tre analyses et rapportes en termes dintelligibilit et de rationalit. Les ethnomthodes sont donc des rponses structures, construites, qui sinscrivent dans un espace de comprhension et dchange et permettent dassurer la stabilit dun ordre qui demande tre sans cesse raffirm et reconstitu. La description que Harold Garfinkel a fait du cas Agns dans ses Studies in Ethnomethodology est particulirement clairante quant la manire dont les rles sociaux se construisent selon des lignes de descriptabilit qui prsupposent dans lesprit des acteurs leur intelligibilit et leur transmissibilit. Le cas-limite que reprsente lhistoire dAgns permet de mettre jour lactivit incessante de construction mthodique et rationnelle de la ralit sociale laquelle se livrent les acteurs pour faire exister la socit comme un objet indpendant deux-mmes. Agns est une jeune fille de dix-huit ans, que Garfinkel rencontre dans le service du docteur Robert Stoller, psychanalyste la polyclinique de lUniversit de Los Angeles. A partir des conversations quil a avec elle, Garfinkel reconstitue lhistoire de la vie dAgns. Du point de vue de la biologie comme de ltat civil, la proposition Agns est une jeune fille de dix-huit ans est fausse : Agns ne sappelle pas Agns et a un sexe dhomme. Mais cest au tour de cette dernire proposition dtre fausse, si lon considre lapparence aussi bien que lidentit sexuelle affiches par Agns et lensemble des attitudes et des rles quelle manifeste dans son comportement social quotidien. Agns refuse dtre prise pour un transsexuel, elle ne demande pas changer de sexe, elle consulte pour se dbarrasser dun appendice superflu quelle considre comme une anomalie par rapport son appartenance sexuelle. Femme avec un sexe dhomme[footnoteRef:46], Agns sinscrit dans lordre naturel dun monde o rgne la division des sexes et elle met un zle tout particulier observer les normes et les rles qui sont attachs son sexe, rpondre de la manire la plus conforme aux reprsentations et aux attentes que se fait dune jeune femme la socit amricaine des annes 1950. Devant sans cesse raffirmer les signes dun accomplissement fminin de son tre, Agns exhibe dans ses moindres gestes lordre des sexes, la rpartition des rles masculins et fminins, les modes dinteraction entre les hommes et les femmes. En mme temps quelle se produit elle-mme en tant que femme en adoptant et en affichant les comportements qui obissent au systme dintelligibilit de la division des sexes, elle produit lordre social qui intgre la division des sexes comme une de ses composantes et linstitue comme une donne objective et naturelle. Le cas Agns rend visible la faon dont les acteurs, dans laccomplissement de leurs activits sociales, mettent en oeuvre des ethnomthodes pour rendre ces activits accountables, cest--dire identifiables, comprhensibles, descriptibles, interprtables, et dont ils fabriquent ainsi le monde social. [46: Lexpression est de Gorges Lapassade in LAPASSADE Georges (1991), LEthnosociologie, Paris, Mridiens Klincksieck, coll Analyse institutionnelle, p 87. ]

Dans le prolongement de lethnomthodologie, sest dvelopp un courant particulirement riche consacr lanalyse de conversation. Harvey Sacks[footnoteRef:47], qui est linitiateur de ce courant au milieu des annes 1960, applique au domaine des interactions verbales les analyses dveloppes par Garfinkel au niveau plus gnral de lactivit sociale, en particulier ltude des mthodes selon lesquelles les acteurs construisent, peroivent et interprtent lordre social. Pour Harvey Sacks, lchange verbal est au coeur du processus de production de la ralit sociale, non en ce quil en serait le rvlateur ou linterprtant symbolique, mais en ce quil le constitue fondamentalement. La conversation peut donc tre examine comme un objet en soi et de plein droit (the talk as an object its own right), non pas simplement comme un cran o seraient projets les processus dcrits par lethnomthodologie, mais comme le fait de production de ces processus eux-mmes : la conversation elle-mme est laction (The talk itself is the action)[footnoteRef:48]. Lanalyse de conversation se donne pour tche dtudier lorganisation squentielle de lchange verbal dans son indexation contextuelle : elle part du fait que linteraction verbale procde de faon ordonne et quelle possde une structure complexe organise squentiellement. Les participants la conversation utilisent cette structure comme ressource fondamentale pour organiser et accomplir de faon situe leurs interactions. La comptence des locuteurs se faire comprendre et comprendre autrui repose dune part sur la matrise des rgles structurelles et pragmatiques qui organisent la conversation (grer lenchanement et le placement des noncs, en particulier dans la structure squentielle dite des paires adjacentes[footnoteRef:49], enchaner les tours de parole, reconnatre la forme globale de la conversation, suivre le fil thmatique de lchange) et sur leur capacit interprter les donnes de lenvironnement conversationnel pour produire les noncs adquats et comprendre leur juste valeur les propos dautrui[footnoteRef:50]. A chaque instant les locuteurs-acteurs doivent rpondre la question pratique : Et maintenant, quest-ce que je fais ? What to do next ?. La forme et le sens de chaque acte nonciatif procdent de lenvironnement contextuel dactes antrieurs ou concomitants et chaque acte nonciatif constitue son tour le contexte immdiat de lnonc qui le suit. La parole de lacteur est donc le fruit dune hermneutique que la temporalit mouvante de linteraction verbale renouvelle sans cesse et que larborescence potentiellement infinie des contextes[footnoteRef:51] interdit de pouvoir jamais arrter. Sur lhorizon de cette indexicalit gnralise, lactivit interprtative pratique du locuteur-acteur consiste chaque moment de lchange dcider toutes fins utiles du sens ici et maintenant de linteraction. [47: Harvey Sacks avait t llve de Erving Goffman Berkeley et fut fortement influenc par Garfinkel. Ses cours de 1964 1972 ont t rassembls dans SACKS Harvey (1992), Lectures on Conversation, 2 vol., Oxford, Blackwell.] [48: SCHEGLOFF Emanuel, introduction SACKS Harvey (1992), op. cit., p.xviif.] [49: Cellule structurelle de base de la conversation, la paire adjacente est une squence de deux noncs, produits par des locuteurs diffrents : au sein de cette squence ordonne, laction accomplie par le premier nonc appelle une action approprie de la part du destinataire de lnonc. Cest cette structure qui organise lenchanement question-rponse, les changes de salutations, le couple offre-acceptation/refus.] [50: Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer dveloppent lexemple suivant : Un nonc du type Quest-ce que tu fais ce soir ? pourra tre interprt comme une pr-invitation ou une pr-requte dans un contexte squentiel donn ou comme une simple requte dinformation dans un autre contexte. Les consquences squentielles de cet nonc ne sont pas les mmes selon linterprtation qui aura t faite. Si le placement squentiel a permis dinterprter la question comme une pr-invitation, le destinataire pourra rpondre rien sil dsire rpondre positivement linvitation. Si au contraire il ne veut pas ou il ne peut pas accepter une telle invitation, il rpondra en donnant des informations sur ses activits de la soire. Lnonc Quest-ce que tu fais ce soir ? na donc pas seulement servi accomplir un acte, il constitue une pr-squence, le premier lment dune paire adjacente destin servir de prliminaire une autre paire adjacente (linvitation et son acceptation ou son refus). Dans le cas o le placement squentiel a entran linterprtation de lnonc comme une requte dinformation, ce dernier a aussi des consquences sur le plan squentiel, puisque le locuteur est invit fournir un dveloppement thmatique sur ses activits de la soire. En rpondant rien, il indiquera quil ne souhaite pas initier un tel thme. DUCROT Oswald, SCHAEFFER Jean-Marie (1995), Nouveau dictionnaire encyclopdique des sciences du langage, Paris, Seuil, coll. Points Essais, p. 161.] [51: Lexpression larborescence des contextes est de Hubert de Luze in DE LUZE Hubert (1996), Ethnomthodologie morale et grammaire gnrative des moeurs, Paris, Editions Loris Talmart. Le contexte dun mot, dune phrase, dune action ne doit tre que bien exceptionnellement unique. La plupart du temps il est multiple. Et chaque contexte possde un contexte, qui procde dun autre, et ainsi de suite, sans quon puisse esprer trouver une limite ce foisonnement. (p. 65). Cf. galement DE LUZE Hubert (1999), Lethnomthodologie, Paris, Anthropos.]

Les notions et les instruments de lethnomthodologie et de lanalyse de conversation nous semblent pouvoir constituer un apport prcieux pour la description et lanalyse des rcits de vie en sociologie et en formation. Au mme titre que la conversation, le rcit de vie peut tre dcrit comme un acte de production sociale : le rcit de vie construit une interaction particulire, celle du couple narrateur / narrataire(s), dont la double composante constitue indissociablement linstance nonciative. Dans le contexte de cette interaction et indexicalis sur elle, le rcit produit un objet qui est en mme temps un acte par lequel son auteur agit sur lui-mme et sur les autres, en tant que la relation quil fait de sa vie le constitue identitairement pour lui-mme et pour autrui (ou plus exactement, dans un jeu de renvoi dimages, pour lui-mme travers le regard dautrui). Le rcit de vie doit tenir un quilibre difficile entre lindexicalit qui le traverse et qui est constitutivement maximale, puisque chacun de ses noncs sarticule sur lexprience subjective dun vcu singulier, et laccountabilit dont il doit faire preuve, puisque, pour tre compris, il doit tre tenu en termes transmissibles, identifiables et intelligibles. Etre entendu, tel est, tous les sens contradictoires du terme, le premier objectif poursuivi par lauteur du rcit : la fois tre reconnu dans sa singularit et tre compris dans un acte de rationalit partage. Cette antinomie constitutive du rcit de vie ne peut se rsoudre que dans la dynamique dune interaction qui fait du narrateur et du narrataire les acteurs part gale de lacte nonciatif et qui permet que puisse se tenir, dans laccomplissement dune activit sociale commune, un langage partag dans lequel narrateur et narrataire peuvent galement se reconnatre. Produit dune interaction sociale, le rcit existe pour le sociologue en tant quobjet in its own right, ouvert linvestigation scientifique, lgal des ethnomthodes reconnues par Garfinkel : il manifeste les procdures auxquelles recourt le narrateur pour rendre sa vie comprhensible lui-mme et aux autres ; ces procdures, dans la mesure o elles obissent au principe daccountabilit, recourent au discours sociologique ordinaire : elles font apparatre et dcrivent des rles, des attitudes, des comportements, des modes dinterrelation, des rapports linstitution. On comprend ds lors que le sociologue professionnel puisse tirer parti de ce savoir de sens commun et y puiser les matriaux de ses formalisations et de ses constructions savantes. Cependant, dans une perspective ethnomthodologique, il est beaucoup plus intressant de reprer les procdures de typicalisation et de schmatisation selon lesquelles le narrateur construit lhistoire de sa vie en rapportant les vnements, les personnes, les comportements des fonctions, des rles, des structures qui les inscrivent dans la communaut du savoir partag dun groupe social, dune catgorie professionnelle, dune appartenance culturelle. Les phnomnes dindexicalit et de contextualit gnralise ainsi que la reconnaissance de lactivit hermneutique laquelle ils donnent lieu de la part des acteurs conduisent dautre part reconsidrer la notion dhistoire de vie, sous langle de lextension quil convient de lui donner. Si lon prend en compte la multiplicit des contextes et lexpansion de lhorizon rfrentiel laquelle peut renvoyer un vnement ou un nonc, si lon considre dautre part la capacit proprement hermneutique de chaque acteur rapporter chaque instant vcu au droulement densemble de sa vie, on sera tent de considrer que la relation dun pisode, mme trs ponctuel et fragmentaire, rentre dans le champ dextension de lhistoire de vie, et mme que, virtuellement, tout nonc, rapport la multiplicit de ses niveaux dindexicalit est susceptible de rcapituler de proche en proche le tout dune existence. Dans la conversation se font et se dfont les histoires, dans linstant de la parole se fabrique lhistoire de la vie.

Un best-seller sociologique : Les Enfants de SanchezLapproche biographique laquelle lEcole de Chicago avait en partie attach son nom subit une clipse la suite de la monte en puissance de la sociologie quantitative et des travaux de lUniversit de Columbia privilgiant lenqute par questionnaires et les donnes statistiques. Si la sociologie[footnoteRef:52], dans sa volont dtre reconnue pour une discipline vritablement scientifique est amene quantifier les faits sociaux et abandonner lutilisation des documents personnels, cest dans le champ des recherches anthropologiques que lhistoire de vie va trouver sillustrer de nouveau. [52: Cette volution concerne essentiellement la macrosociologie. Elle naffecte pas les courants qui se dveloppent dans le cadre de linteractionnisme symbolique et lethnomthodologie.]

En 1961 parat New York un ouvrage qui va connatre un trs grand succs, est rapidement traduit dans de nombreuses langues et qui jouera un rle non ngligeable dans le renouveau de la sociologie qualitative en Europe dans les annes 1970. Les Enfants de Sanchez[footnoteRef:53] dOscar Lewis rapporte les rcits de vie de cinq membres dune famille mexicaine. Lauteur sinscrit dans un courant de lanthropologie amricaine domin depuis les annes 1930 par une approche culturaliste qui analyse les formes sociales en relation avec les cultures dans lesquelles elles apparaissent. En tant quensemble complexe qui comprend les connaissances, les croyances, lart, la morale, les coutumes et toutes les autres aptitudes et habitudes quacquiert lhomme en tant que membre dune socit[footnoteRef:54], la culture est un acquis social qui fait lobjet dun apprentissage, dune transmission et dune transformation au cours du temps : La culture, cest lhrdit sociale des membres dune socit particulire.[footnoteRef:55] Ainsi entendu, le concept de culture recouvre aussi bien les formes modernes de la socit urbaine industrialise que les socits dites archaques ou traditionnelles. Les anthropologues portent ainsi leurs recherches non plus sur la dimension cologique de la ralit sociale, ainsi que lavait fait lEcole de Chicago, mais sur la culture en tant que totalit vcue par les membres dune communaut. [53: LEWIS Oscar (1986), Les Enfants de Sanchez. Autobiographie dune famille mexicaine, Paris, Gallimard, coll. Tel. La premire dition en franais est parue chez Gallimard en 1963 dans la collection littraire Du monde entier.] [54: Telle est la dfinition classique donne par le fondateur du culturalisme, TYLOR Edmond B. (1871), Primitive Culture. Cit par SIMON Pierre-Jean (1997), op. cit., p. 648. ] [55: LINTON Ralph (1936), The Study of Man. Cit par SIMON Pierre-Jean (1997), op. cit., p. 648.]

Le rcit de vie est utilis par les anthropologues pour comprendre de lintrieur et reconstituer les lignes de force de la culture quils tudient. Un des plus connus de ces rcits est lautobiographie crite par un chef indien hopi la demande de lanthropologue Leo Simmons et que celui-ci publiera, aprs lavoir en grande partie rcrite, dans Sun Chief (1942)[footnoteRef:56]. A linverse de la plupart des anthropologues tents de faire des cultures traditionnelles leur terrain de prdilection, Oscar Lewis choisit daller enquter Mexico dans lintention de mener une tude en profondeur de la psychologie des gens pauvres[footnoteRef:57] et de dgager les caractristiques de la culture des pauvres[footnoteRef:58] . Il tablit son terrain denqute dans la vecindad Casa Grande, un quartier populaire fait dimmeubles vtustes au coeur de la ville. Cest l quil rencontre en 1956 Jesus Sanchez, ses deux fils Manuel et Roberto et ses deux filles Consuelo et Marta, qui deviendront ses informants[footnoteRef:59] et avec lesquels il dveloppera des relations de confiance et damiti. Au cours de nombreux entretiens individuels, Lewis recueille de chacun deux son histoire de vie quil enregistre au magntophone. Cet appareillage constitue une premire dans lhistoire des techniques denqute[footnoteRef:60], de mme dailleurs que lutilisation de ce quon appellera plus tard le micro-cravate dont Lewis invente le principe pour laisser plus de libert de mouvement ses informants. Lintention de Lewis, en additionnant au sein dune mme famille des rcits dont la matire se recoupe forcment en partie, est doffrir une vision cumulative, multiple et panoramique de chaque individu, de la famille dans son ensemble et de nombreux aspects de la vie du proltariat mexicain. (...) Cette mthode dautobiographie plusieurs faces tend par ailleurs rduire llment dinterprtation introduit par lenquteur car les rcits ne sont pas transmis par lintermdiaire dune tte de bourgeois amricain, mais livrs dans les termes mmes des protagonistes.[footnoteRef:61] A partir de la transcription des entretiens, Lewis se livre un important travail de slection, de rdaction et de construction : il limine ses propres questions, slectionne les parties de rcits quil entend retenir, les traduit en anglais[footnoteRef:62], organise et compose la matire de son livre la manire dune oeuvre littraire[footnoteRef:63]. Entre louverture et la clture occupes lune et lautre par le rcit de Jsus Sanchez, chacune des trois parties de louvrage enchane dans un ordre identique les rcits de Manuel, Roberto, Consuelo et Marta. De cette composition soigneusement orchestre, Lewis obtient des effets dchos et de points de vue destins offrir un moyen de vrification interne quant la vracit et la validit des faits et contrebalancer le caractre subjectif inhrent une autobiographie unilatrale[footnoteRef:64]. [56: Paru en franais sous le titre DON TALAYESVA (1959), Soleil Hopi. Autobiographgie dun Indien Hopi, (prface de Claude Levi-Strauss), Paris, Plon. La version franaise a fait disparatre le nom de Leo Simmons au profit du celui de son informateur.] [57: LEWIS Oscar (1986), op. cit., Introduction p. 14.] [58: LEWIS Oscar (1986), op. cit., Introduction p. 30.] [59: Informants et non informateurs, ainsi que Lewis le prcise lui-mme, et informants non rmunrs : Ce fut essentiellement leur sentiment damiti qui les mena me raconter leur vie. ] [60: Oscar Lewis justifie ainsi lutilisation de cette technique nouvelle : Le magntophone, utilis pour enregistrer les rcits de ce livre, a rendu possible lavnement dun nouveau genre de ralisme social en littrature. Grce au magntophone, des individus non spcialiss, incultes, voire illettrs, peuvent parler deux-mmes et raconter leurs expriences et leurs observations dune faon non inhibe, spontane et naturelle. in LEWIS Oscar, op. cit., Introduction p. 14. ] [61: LEWIS Oscar (1986), op. cit., Introduction, p. 13.] [62: La traduction posera de nombreux problmes Lewis, en particulier lorsquil sagit de rendre un langage trs imag et souvent truff de connotations sexuelles, dont langlais noffre pas dquivalent.] [63: La proccupation littraire est constamment prsente dans le projet de Lewis, quil parle de la construction de son ouvrage ou des qualits narratives ou potiques manifestes par ses informants. La critique ne sy est dailleurs pas trompe ( moins quelle ne sy soit prcisment trompe) : en France, le livre de Lewis se verra attribuer en 1963 le Prix de la meilleure oeuvre de littrature trangre.] [64: LEWIS Oscar (1986), op. cit., Introduction, p. 13.]

La dimension littraire revendique par loeuvre de Lewis sinscrit dans un projet militant dans lequel lauteur voit la vocation du projet anthropologique lui-mme : il sagit de relayer ce que les romanciers et les journalistes ont fait la fin du XIXme sicle pour les populations soumises au processus de lindustrialisation et de lurbanisation ; il revient aux anthropologues, qui tentent de comprendre les problmes inhrents aux pays sous-dvelopps et en particulier aux dshrits des grandes villes, de dvelopper une littrature qui leur serait propre et de se faire le porte-parole de la culture des pauvres[footnoteRef:65]. Dun point de vue plus strictement sociologique, le livre de Lewis a lambition de dcrire les modes de vie labors dans les milieux dshrits des grandes villes comme une culture en soi, cest--dire comme un ensemble structur et rationalis de conduites et de reprsentations, se transmettant de gnration en gnration, et se dveloppant en systme autonome au sein des cultures nationales : La culture des pauvres, crit Lewis, comporte des caractristiques universelles qui transcendent les distinctions rgionales, rurales ou urbaines, et mme nationales.[footnoteRef:66]. Mais cette dimension, dveloppe sous la forme dun modle trs gnral dans lintroduction, reste au niveau des intentions et constitue sans doute laspect le moins convaincant de louvrage[footnoteRef:67]. La fascination que le livre de Lewis a exerce et continue dexercer tient la proximit et la simplicit des voix qui sy font entendre, la force dvocation de tmoignages qui rendent prsent au lecteur un monde qui lui est tranger, une construction qui joue sur lalternance des points de vue et qui mnage la tension narrative. Pour beaucoup de lecteurs, et parmi eux quelques sociologues qui sauront sen souvenir, Les Enfants de Sanchez constiturent une premire exprience riche et pleine de lhistoire de vie des gens ordinaires. [65: LEWIS Oscar (1986), op. cit., Introduction, pp. 28 et 29.] [66: LEWIS Oscar (1986), op. cit., Introduction, p. 30.] [67: Franco Ferraroti a signal l'ambigut du concept de culture des pauvres qui isole la domination [qui pse sur certaines couches sociales] de la situation objective et des rapports de force concrets pour laccrocher la chair et lme de ceux que les circonstances placent dans une position de dsavantage relatif et dinfriorit. in FERRAROTI Marco (1983), Histoire et his