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  • LES HAUTS REVENUS

    EN FRANCE AU XXe SICLE

    Ingalits et redistributions, 1901-1998

  • DU MME AUTEUR

    INTRODUCTION LA THORIE DE LA REDISTRIBUTION DES RICHESSES, Editions Economica,1994.

    LECONOMIE DES INGALITS, Editions La Dcouverte, collection Repres , 1997(2e dition, 1999 ; 3e dition, 2001).

  • THOMAS PIKETTY

    LES HAUTS REVENUSEN FRANCE AU XXe SICLE

    Ingalits et redistributions, 1901-1998

    BERNARD GRASSETPARIS

  • COLLECTION DIRIGE PAR

    PATRICK WEIL

    Tous droits de traduction, de reproduction et dadaptationrservs pour tous pays.

    ditions Grasset & Fasquelle, 2001.

  • SOMMAIRE

    Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

    Introduction gnrale : Pourquoi s'intresser aux hauts revenus ?. . . . . . . . . . . . . 11

    PREMIRE PARTIE

    LVOLUTION DE LINGALIT DES REVENUS EN FRANCE AU xxe SICLE

    1. Un pouvoir dachat moyen multipli par 5 au XXe sicle . . . . . . . . . . . . . . . . . 372. Lvolution de la composition et du niveau des hauts revenus en France au

    XXe sicle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 933. Lingalit des salaires en France au XXe sicle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169

    DEUXIME PARTIE

    LES HAUTS REVENUS ET LA REDISTRIBUTION EN FRANCE AU xxe SICLE

    4. La lgislation de limpt sur le revenu de 1914 1998 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2335. Qui a pay quoi ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 335

    TROISIME PARTIE

    LA FRANCE ET LA COURBE DE KUZNETS

    6. La fin des rentiers est-elle une illusion fiscale ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4077. Comment se situe la France par rapport aux expriences trangres ? . . . . . . . . 477

    Conclusion gnrale : Les hauts revenus en France l'aube du XXIe sicle . . 547

    Annexes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 555Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 777Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 789

    Table des tableaux et graphiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 793Table des matires. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 801

  • Remerciements

    Durant cette recherche, de nombreuses personnes mont apport leurs conseils,leurs encouragements et leur expertise sur telle ou telle question particulire. Je re-mercie notamment Luc Arrondel, Tony Atkinson, Christian Baudelot, Alain Bayet,Franois Bourguignon, Jacques Bournay, Adrien Friez, Jean-Michel Hourriez,Anne Lafferre, Sylvie Lagarde, Stefan Lollivier, Fabrice Loones, Andr Masson,Bernard Salani et Pierre Villa. Je voudrais aussi et surtout remercier tous les fonc-tionnaires du ministre des Finances qui, tout au long du XXe sicle, ont dpouill etclass les dclarations de revenus, de salaires et de successions. Sans eux, aucunerecherche de ce type naurait t possible. Je dois galement de vifs remerciementsau CNRS, au CEPREMAP et la Fondation McArthur pour leur soutien financier.

    Enfin, merci Nathalie, sans qui je ne me serais peut-tre jamais mis faire delhistoire.

  • INTRODUCTION GNRALE

    Pourquoi sintresser aux hauts revenus ?

    1. La raison de fond : les hauts revenus et la dynamique des ingalits

    Bien quils occupent une place centrale dans les discours politiques et dans lesperceptions de ce qui est juste et de ce qui ne lest pas, les hauts revenus sont enralit trs mal connus. A partir de quel niveau de revenu doit-on tre considrcomme ayant un haut revenu, et de quelles sources de revenus disposent lesgroupes sociaux en question ? Comment ces ralits et ces perceptions ont-ellesvolu en France au XXe sicle ? Lingalit entre les hauts revenus dune part, etles bas et moyens revenus dautre part, a-t-elle eu tendance diminuer ou aug-menter au cours du XXe sicle ? Quelle est lvolution naturelle des ingalitsde revenus dans une conomie de march ? Telles sont les questions de fond aux-quelles ce livre tente de rpondre.

    1.1. LES HAUTS REVENUS, DES CLASSES MOYENNES AUX 200 FAMILLES

    Les hauts revenus posent tout dabord un problme de reprsentation : commentdfinir ce quest un haut revenu, et comment nommer les groupes sociauxconcerns ? Ces questions de dfinition et de terminologie nont videmment riendanodin. Classes moyennes , classes moyennes suprieures , classes sup-rieures , 200 familles : toutes ces notions sont utilises dans les discours pu-blics pour voquer des groupes sociaux disposant de revenus sensiblement sup-rieurs aux revenus vritablement moyens. Mais ces mmes notions sont lourdes deconsquences pour la question de la redistribution, et il est extrmement rare queles discours qui les reprennent se risquent prciser quel niveau de revenusopre le basculement dfinitif de lunivers des classes moyennes et autres classes moyennes suprieures vers celui des classes suprieures et autres 200 familles .

  • 12 Les hauts revenus en France au XXe sicle

    Afin dillustrer la faon dont nous allons nous intresser la question de lastructure des hauts revenus, et afin aussi que chacun puisse immdiatement sesituer au sein de la hirarchie des revenus de son temps, il nous a sembl utile defixer ds maintenant les ordres de grandeur atteints par les hauts et les trs hautsrevenus en France laube du XXIe sicle. La faon a priori la plus neutre de re-prsenter la hirarchie des revenus, laquelle nous aurons recours tout au long dece livre, consiste classer les revenus en dciles , en centiles , en millimes , etc. On ordonne les revenus par ordre croissant, puis on considre les10 groupes de taille gale (les dciles ) constitus par les 10 % des revenus lesplus faibles, les 10 % suivants, etc., et les 10 % des revenus les plus levs. Pouraffiner lanalyse, on peut galement considrer les 100 groupes de taille gale (les centiles ) constitus par les 1 % des revenus les plus faibles, les 1 % suivants,etc., et les 1 % des revenus les plus levs. On peut poursuivre lexercice enconsidrant les 1 000 groupes de taille gale (les millimes ) constitus par les0,1 % des revenus les plus faibles, les 0,1 % suivants, etc., les 0,1 % les plus le-vs, et ainsi de suite. Le tableau 0-1 prsente les rsultats de ces oprations declassement pour les revenus de 1998, tels quils ont t dclars ladministrationfiscale (avant tout abattement ou dduction).

    Tableau 0-1 : Les hauts revenus en France en 1998

    Seuil Revenu Fractile Revenu Fractile RevenuP90 262 000 P90-100 420 000 P90-95 297 000P95 336 000 P95-100 542 000 P95-99 428 000P99 589 000 P99-100 996 000 P99-99,5 675 000

    P99,5 765 000 P99,5-100 1 316 000 P99,5-99,9 1 010 000P99,9 1 428 000 P99,9-100 2 542 000 P99,9-99,99 2 040 000

    P99,99 3 998 000 P99,99-100 7 058 000 P99,99-100 7 058 000

    Sources : Annexe B, tableaux B-11, B-12 et B-13 (tous les revenus ont t arrondis au millier de francs le plus proche)

    Lecture : Pour faire partie des 10 % des foyers ayant dclar les revenus de 1998 les plus levs, il fallait dclarer un revenu annuel suprieur 262 000francs (seuil P90) ; pour faire partie des 5 % les plus levs, il fallait dclarer un revenu annuel suprieur 336 000 francs (seuil P95) ; etc. ; pour faire partiedes 0,01 % les plus levs, il fallait dclarer un revenu annuel suprieur 3,998 millions de francs (seuil P99,99). Le revenu moyen des 10 % des foyersayant dclar les revenus les plus levs tait de 420 000 francs (fractile P90-100) ; le revenu moyen des 5 % les plus levs tait de 542 000 francs (fractileP95-100) ; etc. ; le revenu moyen des 0,01 % les plus levs tait de 7,058 millions de francs (fractile P99,99-100). Les notations P90-95, P95-99, etc.,dsignent les fractiles intermdiaires : le revenu moyen des foyers compris entre les seuils P90 et P95 tait de 297 000 francs (fractile P90-95), le revenumoyen des foyers compris entre les seuils P95 et P99 tait de 428 000 francs (fractile P95-99), etc.

    Note : De mme que dans lensemble de ce livre, il va de soi que les diffrents fractiles indiqus ici sont dfinis par rapport lensemble des foyers(imposables et non imposables) : les 10 % des foyers les mieux lotis sont les 10 % les mieux lotis au sein de lensemble des foyers, soit environ 3,2 millionsde foyers sur un total de lordre de 32 millions de foyers (en 1998).

    La France comptait en 1998 plus de 32 millions de foyers fiscaux, dont environla moiti de foyers non imposables, cest--dire de foyers dont le revenu tait tropfaible pour quils aient acquitter une somme positive au titre de limpt sur le re-venu. Le revenu moyen dclar par ces 32 millions de foyers tait de lordre de130 000 francs par an, soit moins de 11 000 par mois. Le revenu mdian, cest--dire le revenu au-dessous duquel se situent la moiti des foyers, tait d peine

  • Introduction gnrale 13

    100 000 francs par an, soit peine plus de 8 000 francs par mois. Le fait que le re-venu mdian soit infrieur denviron 20-30 % au revenu moyen est un phnomneclassique : la moiti suprieure de la hirarchie des revenus est toujours beaucoupplus espace que la moiti infrieure, ce qui tire la moyenne (et non la mdiane)vers le haut. De fait, les chiffres indiqus sur le tableau 0-1 permettent de constater quel point la progression des revenus sacclre lorsque lon pntre dans le d-cile suprieur de la hirarchie. Pour faire partie des 10 % des foyers les mieux lotisde la France de la fin du XXe sicle (soit environ 3,2 millions de foyers sur 32 mil-lions), il suffit de dclarer plus de 262 000 francs de revenu annuel, soit moinsde 22 000 francs par mois. Pour faire partie des 5 % des foyers les mieux lotis, ilfaut dpasser les 336 000 francs de revenu annuel, soit environ 28 000 francs parmois. Et pour accder au cercle des 1 % des foyers les mieux lotis (soit environ320 000 foyers sur 32 millions), il est ncessaire de dpasser 589 000 francs de re-venu annuel, soit environ 49 000 francs par mois. La progression sacclre encoreau sein du centile suprieur de la hirarchie des revenus : il faut dpasser 765 000francs de revenu annuel (environ 64 000 francs par mois) pour faire partie des0,5 % des foyers les plus aiss, 1,4 million de francs de revenu annuel (environ120 000 francs par mois) pour faire partie des 0,1 % des foyers les plus aiss, et4 millions de francs de revenu annuel pour accder au cercle trs restreint des0,01 % des foyers les plus aiss (soit environ 3 200 foyers sur 32 millions).

    On voit donc que le dcile suprieur de la hirarchie des revenus, sur lequelnous allons nous concentrer dans le cadre de ce livre, est vritablement un mondeen soi : il comprend aussi bien des foyers dont le revenu est peine plus de 2 foisplus lev que le revenu moyen de lensemble de la population, et des foyersdisposant de ressources plusieurs dizaines de fois suprieures. Cela explique sansdoute pourquoi tous ces hauts revenus ne sont souvent pas considrs commetels. A laube du XXIe sicle, la premire moiti du dcile suprieur, cest--dire lesfoyers du fractile P90-95, est constitue de foyers dont les revenus schelonnententre 22 000 et 28 000 francs par mois, et dont le revenu moyen est de lordre de300 000 francs par an, soit 25 000 francs par mois. Les 4 % suivants, cest--direles foyers du fractile P95-99, ont des revenus qui schelonnent entre 28 000 et49 000 francs par mois, et leur revenu moyen est de 428 000 francs par an, soit peine plus de 35 000 francs par mois. De tels niveaux de revenus correspondentprcisment ce que les personnes concernes et la socit dans son ensemble (outout du moins une part importante en son sein) peroivent comme des revenus de classes moyennes (ou peut-tre de classes moyennes suprieures pour lesrevenus du fractile P95-99).

    Un exemple particulirement reprsentatif de ce type dusage de la notion de classes moyennes nous est fourni par le rcent dbat sur les allocations fami-liales. En juin 1997, peine nomm Premier ministre, Lionel Jospin annona quilavait lintention de priver du bnfice des allocations familiales les foyers dispo-sant de revenus suprieurs 25 000 francs par mois, ce qui, selon les chiffresdiffuss immdiatement par le gouvernement, devait concerner moins de 10 %des familles 1 . Cette annonce suscita aussitt de trs vives ractions. Le prsident

    1. Cf. Le Monde, 24 juin 1997, p. 16, et Le Monde, 27 juin 1997, p. 8. De fait, si lon se restreint aux

  • 14 Les hauts revenus en France au XXe sicle

    du groupe UDF Franois Bayrou et le secrtaire gnral du PCF Robert Hue, demme dailleurs que de trs nombreux responsables venant de tous les bords poli-tiques, joignirent leurs voix pour dnoncer une rforme dont les famillesmoyennes vont faire les frais 1 . Face cette pression venue la fois de sa droiteet de sa gauche, le gouvernement Jospin dcida finalement de faire machine ar-rire : les allocations familiales continueront finalement dtre accordes tous lesfoyers, quel que soit leur niveau de revenu ; par contre, compter de limpositiondes revenus de 1998, les avantages fiscaux lis au quotient familial seront rduitspour les revenus les plus levs, si bien que les familles dont les revenus mensuelsdpassent des seuils de lordre de 35 000-40 000 francs (suivant le nombredenfants), soit moins de 3 % des familles, verront leur impt sur le revenuaugmenter lgrement, dun montant gnralement infrieur ce que le pla-fonnement des allocations familiales risquait de leur faire perdre. Laffaire ntaitpas finie pour autant : lautomne 1999, cest--dire au moment de la rceptionpar les contribuables des premiers avis dimposition prenant en compte cette aug-mentation dimpt, la presse continuait de faon quasiment unanime stigmatiserla faon dont le gouvernement Jospin maltraitait les classes moyennes un peusuprieures 2 , et plusieurs membres minents de la majorit promettaient djpour les annes suivantes un geste en direction des classes moyennes sous laforme dune baisse de limpt sur le revenu.

    Il est intressant de noter que, lors des dbats et des polmiques suscits parcette affaire des allocations familiales, la question ntait jamais de savoir sil taiteffectivement vrai que moins de 10 % des foyers disposent de revenus suprieurs 25 000 francs par mois (chiffre que personne na cherch contester 3), mais bienplutt de savoir si dcrire le monde de cette faon ne nous conduisait pas trevictimes dune certaine illusion statistique , sans rapport avec la ralit sociologique . Autrement dit, mme si les foyers disposant de 25 000 francs derevenus mensuels font statistiquement partie des 10 % des revenus les plus levs,cela ne les empcherait pas dtre sociologiquement trs proches de lamoyenne, et il serait donc injuste de les traiter de nantis en leur demandant des ef- foyers touchant des prestations familiales, alors la proportion de foyers disposant de plus de 25 000 francsde revenus mensuels est sensiblement infrieure 10 % (selon les chiffres diffuss lpoque par la CNAF,seuls 5,8 % des bnficiaires de prestations familiales disposent de revenus annuels suprieurs 200 000francs ; cf. Le Monde, 24 juin 1997, p. 7).

    1. Cf. Le Monde, 24 juin 1997, p. 16, et Le Monde, 27 juin 1997, p.8. Le thme de la dfense des classes moyennes contre les vises socialistes se retrouve rgulirement dans les discours communistesdes annes suivantes : par exemple, en juin 1998, Robert Hue sinquite des consquences de la rforme dela taxe dhabitation : Il ne faudrait pas quen introduisant lide de ternir compte du revenu pour le calculde cette taxe, on se mette frapper les couches moyennes, les mnages qui disposent de 20 000 francs parmois et qui vont tre pnaliss, dj, par labaissement du plafond du quotient familial (Le Monde,23 juin 1998, p. 16).

    2. Cf. par exemple lditorial et les articles de une parus le 26 aot 1999 dans Libration.3. De fait, nous verrons que le problme de la fraude fiscale et des revenus lgalement exonrs de

    limpt progressif sur le revenu (revenus soumis au prlvement libratoire, plus-values, etc.), revenus quine sont pas pris en compte dans les chiffres donnes sur le tableau 0-1, ne se pose de faon importante quepour des revenus sensiblement plus levs que ceux des classes moyennes 20 000-30 000 francs parmois : au niveau des fractiles P90-95 et P95-99, les revenus sont dans leur immense majorit des salaires etdes pensions de retraite (cf. graphique 0-1 infra), revenus pour lesquels la fraude et les possibilitsdvasion lgale sont quasiment nulles, si bien que lon peut considrer que les revenus dclars sont ex-trmement proches des revenus rels.

  • Introduction gnrale 15

    forts supplmentaires. Il ne nous appartient videmment pas ici de nous prononcersur le fond de cette polmique, mais bien plutt dessayer de comprendre ces re-prsentations et leur volution. Dune certaine faon, les classes moyennes 25 000-30 000 francs par mois sont effectivement les classes qui ont un peu plusrussi que la moyenne (ce qui leur permet tout de mme de disposer dun pou-voir dachat 5 fois suprieur celui dun smicard 5 000-6 000 francs par mois, et10 fois suprieur celui dun RMIste) : lcart entre les revenus des classesmoyennes et les revenus vritablement moyens peut frquemment se retrouver lintrieur dune mme famille, entre frres et surs, entre cousins, ou mme sou-vent au cours de la vie dune mme personne, au gr de circonstances peruescomme plus ou moins contingentes, comme par exemple le fait de disposer dunseul ou de deux revenus dactivit au sein dun mme foyer. Comme le dirent avecforce les opposants la mise sous conditions de ressources des allocations fami-liales, 25 000 francs, ce sont deux salaires moyens, par exemple deux salairesdenseignants .

    Ce sentiment de proximit des classes moyennes la moyenne est objective-ment renforc par lexamen de la composition des revenus des uns et des autres(cf. graphique 0-1).

    Graphique 0-1

    Graphique 0-1 : La composition des hauts revenus en 1998 : des classes moyennes (fractile P90-95) aux 200 familles (fractile P99,99-100)

    0%

    10%

    20%

    30%

    40%

    50%

    60%

    70%

    80%

    90%

    100%

    P90

    -95

    P95

    -99

    P99

    -99,

    5

    P99

    ,5-9

    9,9

    P99

    ,9-9

    9,99

    P99

    ,99-

    100

    Source : Tableau B-16 (annexe B)

    Revenus du capital

    Revenus du travail

    Revenus mixtes

    On constate en effet que les classes moyennes de la premire moiti du d-cile suprieur (fractile P90-95) peroivent prs de 90 % de leurs revenus sousforme de revenus de travail (salaires, pensions de retraite, autres prestations so-ciales), cest--dire un pourcentage sensiblement quivalent celui qui caractriseles 90 % des foyers ayant le revenu le plus faible. En ce sens, les classes moyennessont bien dans la moyenne , et cela les distingue radicalement des strates sup-rieures du dcile suprieur, pour qui la part des salaires et retraites dcrot r-

  • 16 Les hauts revenus en France au XXe sicle

    gulirement, mesure que les revenus dits mixtes et surtout les revenus ducapital deviennent prdominants. Les revenus mixtes sont ainsi nomms parcequils rmunrent la fois le travail fourni et le capital investi par le travailleurnon salari : suivant lusage habituel, nous avons regroup dans cette catgorie les bnfices agricoles (BA) perus par les agriculteurs, les bnfices industrielset commerciaux (BIC) perus par les commerants, artisans et autres chefsdentreprises industrielles ou commerciales nayant pas le statut de salari, etles bnfices non commerciaux (BNC) perus par les mdecins, avocats, no-taires, artistes, etc. On notera que ces revenus ont effectivement dans la hirarchiedes revenus une place intermdiaire entre celle des revenus du travail et celle desrevenus du capital : alors que limportance des revenus du travail dcrot rgulire-ment et que celle des revenus du capital augmente rgulirement mesure que lonmonte dans la hirarchie des revenus, les revenus mixtes prennent leur importancemaximale au milieu du centile suprieur (au niveau du fractile P99,5-99,9), avantde dcliner par la suite (cf. graphique 0-1). Autrement dit, sil existe beaucoup demdecins et davocats aiss parmi les revenus de lordre de 1 million de francs paran (mme sils restent toujours lgrement moins nombreux que les cadres sup-rieurs, comme le montre le graphique 0-1), il est par contre beaucoup plus raredarriver atteindre des revenus de plusieurs millions de francs par an sans bn-ficier dimportants revenus du capital. Pour les 0,01 % des foyers dclarant lesrevenus les plus levs (P99,99-100), soit environ 3 200 foyers sur 32 millions,dont les revenus annuels moyens slvent plus de 7 millions de francs (cf.tableau 0-1), la part des salaires et retraites tombe environ 20 %, de mme que lapart des revenus mixtes, alors que la part des revenus du capital dpasse 60 % (cf.graphique 0-1). La part des revenus fonciers (loyers perus par les propritaires demaisons, immeubles, terrains et autres biens immobiliers) ne progresse que trsfaiblement avec le niveau de revenu 1, et cette explosion de la part des revenus ducapital pour les trs hauts revenus est due pour lessentiel aux revenus de capitauxmobiliers (dividendes perus par les actionnaires, intrts perus par les porteursdobligations et autres revenus verss aux propritaires de biens mobiliers). Lesfoyers du fractile P99,99-100 peroivent ainsi plus de 4 millions de francs par an etpar foyer de revenus de capitaux mobiliers (en moyenne) ! Encore faut-il prciserquil sagit l uniquement des revenus dclars au titre de limpt sur le revenu, cequi exclut une quantit importante de revenus financiers lgalement exonrs, etnotamment les plus-values, dont nous verrons quils renforcent de faon non ngli-geable le poids rel des revenus du capital et le niveau des trs hauts revenus. Legraphique 0-1 confirme donc que les 200 familles , dfinies comme une trsfaible fraction de la population vivant des revenus dun patrimoine considrable,existent bel et bien 2. Les classes moyennes se dfinissent donc dabord par le

    1. Elle dcrot mme lgrement au niveau du fractile P99,99-100 (cf. annexe B, tableaux B-16 et B-17pour les rsultats complets).

    2. Si lon excepte la dfinition initialement donne par Daladier en 1934 la tribune du congrs du partiradical de Nantes ( savoir les 200 plus gros actionnaires de la Banque de France, dfinition qui a t ren-due caduque par la nationalisation de la Banque de France), il nexiste videmment pas de dfinition pr-cise des 200 familles : ainsi que la bien montr Birnbaum (1979), aucune littrature srieuse navritablement cherch dfinir cette catgorie, et les rares livres traitant explicitement du thme des 200familles sont gnralement le fait dauteurs ouvertement antismites, bien davantage intresss par la

  • Introduction gnrale 17

    fait quelles vivent principalement de leur travail, de la mme faon que limmensemajorit de la population, par opposition aux 200 familles et aux dtenteurs degros patrimoines.

    Il reste que cette dcomposition de la socit entre une immense majorit de couches populaires et classes moyennes vivant de leur travail dune part, et uneinfime fraction de la population vivant de ses rentes dautre part, nest gure satis-faisante. Cette proximit des classes moyennes la moyenne ne rgle toujourspas la question centrale : jusquo vont les classes moyennes ? Certainsnhsiteraient pas qualifier de classes moyennes , ou peut-tre de classesmoyennes suprieures , des foyers de cadres trs suprieurs disposant de 50 000ou de 60 000 francs de revenu mensuel, ou mme davantage, ce qui pourtant lesplace confortablement lintrieur des 1 % des revenus les plus levs... En pra-tique, il nexiste videmment aucune discontinuit, aucune rupture claire et netteentre les classes moyennes , les classes suprieures et les 200 familles . Achaque niveau de revenu compris entre 25 000 francs par mois et plusieurs mil-lions de francs par an, il existe un certain nombre de foyers, dont limportancenumrique et les caractristiques sociales voluent de faon continue et pro-gressive (cf. tableau 0-1 et graphique 0-1). En particulier, il serait totalement illu-soire de chercher tablir une frontire tanche entre les salaris dun ct (quelque soit le niveau de leur salaire), et les dtenteurs de patrimoine de lautre. Dunepart, les cadres suprieurs peroivent souvent une partie croissante de leur revenutotal sous forme de revenus du capital (soit du fait de leur propre pargne, soit sousforme de participation aux bnfices verse par leur employeur) au fur et mesurequils deviennent trs suprieurs. Dautre part, les gros dtenteurs de patrimoineperoivent souvent des salaires au titre dune activit de cadre dirigeant dans unegrande entreprise : les 0,01 % des foyers les plus aiss de 1998 peroivent tout demme plus de 20 % de leurs 7 millions de revenus annuels moyens sous formes desalaires, soit plus de 1,4 million de francs de salaire annuel en moyenne ! Toutesces frontires sont donc extrmement poreuses, et lopposition dichotomique entre classes populaires et classes moyennes et 200 familles ne permet pas depenser ce passage progressif entre les diffrentes strates du dcile suprieur de lahirarchie des revenus.

    Un des principaux objectifs de ce livre consiste prcisment tudier la struc-ture de ce passage et de ces frontires entre hauts revenus et trs hauts revenus, etsurtout tudier comment ces frontires se sont transformes en France au coursdu XXe sicle. En nous fondant sur une exploitation minutieuse de sources fiscalesjusquici largement inutilises en France (dclarations de revenus, dclarations desalaires et dclarations de successions), nous analyserons lvolution de la struc-ture du dcile suprieur de la hirarchie des revenus depuis les premires annesdu XXe sicle jusqu la fin des annes 1990. Les carts de revenus sparant les classes moyennes des classes suprieures et autres 200 familles taient-ils les plus forts au dbut du sicle, dans lentre-deux-guerres, dans les annes

    dnonciation des quelques centaines de capitalistes cosmopolites qui exploitent le peuple de France quepar lanalyse de la rpartition des revenus. Dans le cadre de ce livre, nous utiliserons souvent cette catgoriesymbolique pour dsigner les foyers du fractile P99,99-100 de la hirarchie des revenus.

  • 18 Les hauts revenus en France au XXe sicle

    1950-1960, ou bien la fin du sicle ? La composition des revenus perus par lesdiffrentes strates de hauts revenus a-t-elle connu de profondes transformations de-puis le dbut du XXe sicle, et lopposition entre les classes moyennes vivant deleurs salaires et les 200 familles vivant de leurs revenus de capitaux mobiliersa-t-elle toujours prvalu ? Quelle a t lvolution au cours du XXe sicle de lcartconomique et sociologique sparant les classes moyennes , les classesmoyennes suprieures , les classes suprieures et les 200 familles ?

    1.2. LES HAUTS REVENUS ET LA COURBE DE KUZNETS

    Ltude sur longue priode des revenus des 10 % des foyers ayant les revenusles plus levs, des 1 % ayant les revenus les plus levs, des 0,1 % ayant les reve-nus les plus levs, etc., ne nous permet pas seulement de nous intresser lastructure interne des hauts revenus : ce poste dobservation nous offre galementun point de vue unique pour analyser lvolution gnrale des ingalits de revenusau XXe sicle, question qui a t trs peu t tudie en France. Nous compareronslvolution des revenus des diffrents fractiles composant le dcile suprieur de lahirarchie des revenus lvolution suivie par le revenu moyen de lensemble dela population, et nous tenterons de comprendre quels facteurs conomiques et poli-tiques permettent dexpliquer pourquoi la part des hauts revenus dans le revenu to-tal a volu de la faon observe. Nous verrons que le fait de distinguer de faonrelativement fine les diffrents mondes qui cohabitent au sein du dcile suprieurde la hirarchie des revenus facilite grandement cette analyse. Les processus sus-ceptibles dexpliquer pourquoi la part des hauts revenus dans le revenu totalconnat telle ou telle volution varient en effet normment en fonction du niveauhirarchique prcis des hauts revenus considrs : alors que la position des classes moyennes (fractile P90-95) vis--vis du revenu moyen dpend prin-cipalement des mouvements de compression ou dlargissement des hirarchies sa-lariales, la position des 200 familles (fractile P99,99-100) dpend avant toutdes perturbations subies par les revenus du capital et les profits des entreprisesdo ils sont issus. En examinant sparment les volutions suivies par la part desdiffrents fractiles de hauts revenus dans le revenu total, ainsi que les volutionsconcomitantes observes au niveau de la composition des revenus perus par cesdiffrents fractiles, nous pourrons ainsi identifier prcisment les facteurs cono-miques et politiques en jeu. La question centrale laquelle nous tenterons de r-pondre concerne videmment la nature spontane de lvolution des ingalits :dans quelle mesure les volutions observes sont-elles la consquence naturelle du processus de dveloppement conomique, et dans quelle mesure ont-elles taffectes par des chocs extrieurs et par des interventions politiques ?

    En particulier, nous verrons dans quelle mesure la courbe de Kuznets , dunom de lconomiste amricain Simon Kuznets qui proposa en 1955 cette thorie,permet de rendre compte de lexprience franaise. En exploitant les statistiquesissues des dclarations de revenus amricaines des annes 1913-1948, Kuznets futamen constater que la part des hauts revenus dans le revenu total stait rduitede faon importante entre le dbut des annes 1910 et la fin des annes 1940, et

  • Introduction gnrale 19

    cest sur la base de cette observation quil formula lide de la courbe de Kuz-nets . Selon cette thorie, les ingalits de revenus seraient partout appeles suivre une courbe en U invers au cours du processus dindustrialisation et dedveloppement conomique : une phase de croissance des ingalits caractris-tique des premires tapes de lindustrialisation, et qui aux Etats-Unis cor-respondrait au XIXe sicle, succderait une phase de forte diminution des in-galits, qui aux Etats-Unis aurait commenc au dbut du XXe sicle. Les travauxde Kuznets eurent un retentissement considrable : il sagissait du premier travailhistorique de grande envergure tentant de mesurer rigoureusement lvolution desingalits de revenus, et lenjeu politique de ces dcouvertes, dans le contexte dela guerre froide, tait vident. La thorie de Kuznets a t fortement remise encause depuis les annes 1950, notamment du fait de la hausse tendancielle desingalits de revenus observe aux Etats-Unis depuis les annes 1970. Ce tournantdes annes 1980-1990 ne rgle pas pour autant la question de la baisse des ingali-ts observe au cours de la premire moiti du XXe sicle, et la courbe de Kuz-nets demeure dans les travaux historiques consacrs aux ingalits un point derfrence incontournable.

    Malheureusement, si la question des ingalits de revenus a suscit dimpor-tantes tudes historiques aux Etats-Unis (dans la ligne des travaux de Kuznets) etau Royaume-Uni, ainsi, degr moindre, que dans la plupart des pays dEuropecontinentale ( lexception notable des pays de lEurope du Sud), les travaux decette nature sont extrmement rares en France 1. De faon gnrale, il existe trspeu destimations de la rpartition des revenus en France. LINSEE a organis tousles 5-6 ans depuis 1956 des enqutes dites Revenus fiscaux , enqutes qui sefondent sur des chantillons de dclarations de revenus transmis lINSEE parladministration fiscale, et que lINSEE complte en ajoutant aux revenus des dif-frents foyers un certain nombre de revenus non imposables qui ne figurent par surles dclarations de revenus (allocations familiales, minimas sociaux, etc.). Ces en-qutes, qui portent sur les revenus des annes 1956, 1962, 1965, 1970, 1975, 1979,1984, 1990 et 1996, ne permettent malheureusement pas de sintresser sp-cifiquement aux hauts revenus : outre quelles ne portent que sur quelques annesisoles, ce qui pose un problme compte tenu des trs fortes fluctuations de courtterme auxquels sont toujours soumis les hauts revenus, les enqutes Revenus fis-caux reposent sur des chantillons dune taille insuffisante, si bien que les esti-mations du niveau des diffrents fractiles de hauts revenus issues de ces enqutessouffrent dimportantes erreurs dchantillonnage 2.

    Les estimations disponibles pour les priodes antrieures 1956 sont encoreplus limites. En particulier, la Statistique Gnrale de France (SGF), qui en prin-cipe remplissait le mme rle que lINSEE avant la cration de linstitut en 1946,na jamais organis denqute comparable aux enqutes Revenus fiscaux : lapremire enqute nationale sur les revenus en France date de 1956. Alfred Sauvy,

    1. Nous reviendrons de faon dtaille sur les travaux disponibles dans les pays autres que la France

    lorsque nous comparerons lexprience franaise aux expriences trangres (cf. chapitre 7). Les rares tra-vaux portant sur la France, et notamment ceux de Jean Fourasti et de Christian Morrisson, seront voqusdans les chapitres appropris (cf. chapitre 3, section 2.4 et chapitre 7, section 2.3).

    2. Sur les enqutes Revenus fiscaux , cf. annexe I, section 1.

  • 20 Les hauts revenus en France au XXe sicle

    dans son Histoire conomique de la France entre les deux guerres, a publi untableau prsentant une distribution des revenus portant sur lanne 1929. MaisSauvy ne donne aucune prcision sur les sources et la mthode utilises, et son es-timation nest gure cohrente avec les statistiques issues des dpouillements desdclarations de revenus de lpoque (en particulier, Sauvy sous-estime dun facteurde lordre de 3-4 le nombre de trs hauts revenus 1). Paul Doumer et Joseph Cail-laux, ministres des Finances la fin du XIXe sicle et au dbut du XXe sicle,prsentrent avec leurs projets de cration dun impt sur le revenu en 1896 et en1907 des estimations de la distribution des revenus tablies par leurs services duministre des Finances, estimations qui furent revues et corriges par Clment Col-son, conomiste clbre de lpoque. Ces estimations sont beaucoup plus prcisesque celle de Sauvy quant aux sources et la mthode utilises, mais il y a tout lieude penser quelles sous-estiment galement de faon importante le poids des trshauts revenus 2. Mentionnons galement les estimations effectues de faonindpendante par Jankeliowitch (1949) et Brochier (1950) partir des statistiquesdes dclarations de revenus des annes 1938 et 1946, mme si elles souffrentgalement de graves imperfections 3. Signalons enfin une estimation de la r-partition des revenus en vigueur en France en 1780 rcemment ralise parChristian Morrisson et Wayne Snyder partir des statistiques issues de la capita-tion 4.

    Au final, nous disposons donc pour le XXe sicle des estimations ralisespriodiquement par lINSEE depuis 1956, et des estimations Sauvy pour 1929,Doumer-Caillaux-Colson pour 1900-1910 et Jankeliowitch-Brochier pour 1938 et1946. Ces estimations ne sont absolument pas homognes, et aucune nest vrita-blement satisfaisante pour ce qui concerne les hauts revenus. Des estimations aussidisparates ne permettent videmment pas dtudier de faon satisfaisante lvo-lution de lingalit des revenus en France au XXe sicle.

    Ce livre tente donc de combler ce vide. Lexploitation systmatique des sourcesfiscales dj mentionnes plus haut (dclarations de revenus, dclarations de sa-laires et dclarations de successions) nous permettra de situer la France par rapport la courbe de Kuznets, ce qui nous conduira galement remettre en cause lesconclusions dfendues par un certain nombre dauteurs, notamment anglo-saxons.Existe-t-il de fortes spcificits franaises par rapport aux volutions observesdans les autres pays europens et aux Etats-Unis, et pourquoi ? Quelles ont t lesannes de baisse importante des ingalits en France, ont-elles concern davantageles classes moyennes ou les trs hauts revenus, et quen a-t-il t dans lesautres pays ? Quels ont t les rles respectifs jous par lvolution des revenus dupatrimoine, par lvolution de lingalit des salaires, par les redistributionsopres par lEtat ? Lide dune tendance naturelle la compression desingalits de revenus permet-elle de rendre compte de lexprience franaise, etcette thse a-t-elle vritablement t dmontre dans les autres pays ?

    1. Pour un examen de lestimation Sauvy pour 1929, cf. annexe I, section 2.2.2. Pour un examen de lestimation Doumer-Caillaux-Colson pour 1900-1910, cf. annexe I, section 2.1.3. Pour un examen des estimations Jankeliowitch-Brochier pour 1938 et 1946, cf. annexe I, section 2.3.4. Nous reviendrons sur cette estimation lorsque nous examinerons ce quil est possible de dire au sujet

    de lvolution des ingalits de revenus au XIXe sicle (cf. chapitre 7, section 2.3).

  • Introduction gnrale 21

    2. Une raison pragmatique : les sources disponibles

    Au-del de leur intrt intrinsque, il existe une raison plus pragmatique poursintresser aux hauts revenus. En France comme dans tous les autres pays, leshauts revenus sont en effet les revenus les moins mal connus sur longue priode,car ils sont les seuls avoir fait lobjet de dclarations rgulires auprs deladministration, dans le cadre de limpt sur le revenu, et ce pratiquement depuisle dbut du XXe sicle. Les autres sources disponibles pour tudier lvolution desingalits en France au XXe sicle permettent de complter utilement les in-formations fournies par les dclarations de revenus, mais aucune napporte desinformations aussi riches et systmatiques que cette source centrale.

    2.1. LA SOURCE CENTRALE : LES DCLARATIONS DE REVENUS (1915-1998)

    2.1.1. Description gnrale de la source

    Limpt sur le revenu fut institu en France par la loi du 15 juillet 1914, et ledispositif fut complt par la loi du 31 juillet 1917. Il sagissait en ralit dun im-pt composite, puisquil comprenait la fois un ensemble dimpts dits cdu-laires , prlevs sparment sur chaque catgorie (ou cdule ) de revenus(salaires, bnfices des professions non salaries, revenus de capitaux mobiliers,etc.), et un impt gnral sur le revenu (IGR), qui tait un impt progressif pe-sant sur le revenu global de chaque contribuable, cest--dire sur la somme de tousles revenus des diffrentes catgories. Cet impt progressif sur le revenu global estvidemment le plus intressant de notre point de vue, car cest dans ce cadre quetous les contribuables imposables taient tenus de dclarer chaque anne, gnra-lement au mois de mars, la totalit de leurs revenus de lanne prcdente. LIGRsappliqua pour la premire fois en 1916, et les premiers contribuables dposrenten mars 1916 leurs dclarations de revenus de 1915. LIGR a chang plusieurs foisde nom depuis cette date (IGR lors de limposition des revenus des annes 1915-1947, surtaxe progressive de l impt sur le revenu des personnes physiques (IRPP) lors de limposition des revenus des annes 1948-1958, puis IRPP toutcourt depuis limposition des revenus de 1959), mais le principe dun impt pro-gressif sur le revenu global, fond sur les dclarations de contribuables de la tota-lit des revenus de lanne prcdente, a continu de sappliquer sans aucunediscontinuit depuis limposition des revenus de 1915.

    La continuit des pratiques de ladministration fiscale franaise est encore plusremarquable que celle de la lgislation. Chaque anne depuis limposition des re-venus de 1915, y compris durant toutes les annes de la Seconde Guerre mondiale,ladministration fiscale a dpouill lintgralit des dclarations dposes, et a ta-bli un certain nombre de tableaux statistiques partir de ce dpouillement. Cestableaux, qui existent donc pour les revenus des annes 1915-1998, sans aucune

  • 22 Les hauts revenus en France au XXe sicle

    exception, constituent des documents publics : ils ont pour la plupart t publisdans les diffrents bulletins statistiques diffuss aux diffrentes poques par leministre des Finances, et, mme sils ne sont plus publis nulle part depuis le d-but des annes 1980, toute personne intresse peut toujours se les procurer ensadressant au service concern. Le tableau le plus intressant, qui existe sans au-cune discontinuit depuis les revenus de 1915, indique le nombre de contribuableset le montant total des revenus dclars, en fonction dun certain nombre detranches de revenu imposable : contribuables dont le revenu imposable est comprisentre 500 000 et 1 million de francs, contribuables dont le revenu est suprieur 1 million de francs, etc. Le second tableau, qui a t tabli par ladministration fis-cale uniquement pour les revenus de 1917, 1920, 1932, 1934, 1936, 1937, 1945,1946, puis pour toutes les annes partir des revenus de 1948, indique galementpour chaque tranche de revenu imposable le montant des revenus des diffrentescatgories (et non seulement le montant du revenu global).

    Du fait de linflation et de la croissance gnrale des revenus, les chiffres repro-duits dans ces tableaux ne sont videmment pas utilisables ltat brut. Un traite-ment statistique relativement long et fastidieux est ncessaire pour transformer ceschiffres bruts produits par ladministration fiscale en sries homognes etconomiquement intelligibles. Cest cette exploitation statistique de ces matriauxbruts qui nous a permis destimer pour chacune des annes de la priode 1915-1998 le niveau des revenus des diffrents fractiles formant le dcile suprieur de lahirarchie des revenus en France, ainsi que la composition des revenus de cesdiffrents fractiles pour toutes les annes pour lesquelles le second tableau estdisponible.

    Une fois ces estimations ralises, la trs grande richesse de cette source appa-rat clairement. En particulier, il faut rendre hommage ladministration fiscalepour avoir utilis pendant de trs nombreuses annes des tranches de revenuextrmement leves pour dpouiller les dclarations de revenu. Par exemple, danslentre-deux-guerres, on connat chaque anne le nombre et le montant des revenusdes contribuables dont le revenu imposable est suprieur 1 million de francs delpoque, soit au maximum 700-800 contribuables par an 1. Ces tranches de trshauts revenus nous ont permis destimer avec une grande prcision non seulementles niveaux de revenus du dcile suprieur (P90-100), du demi-dcile suprieur(P95-100) et du centile suprieur (P99-100), mais galement les niveaux de reve-nus du demi-centile suprieur (P99,5-100), des 0,1 % des revenus les plus levs(le millime suprieur ) (P99,9-100), et des 0,01 % des revenus les plus levs(le dix-millime suprieur ) (P99,99-100). De cette faon, nous pouvons suivreanne par anne sur lensemble de la priode 1915-1998 quels sont les fractiles dehauts revenus dont la part dans le revenu total a baiss ou augment, et identifierainsi les facteurs conomiques et politiques en jeu. Ces estimations nous per-mettent dtudier de faon relativement fine aussi bien les grandes transformationssculaires de lingalit des revenus que les dtails des volutions de courtterme et moyen terme, dtails dont nous verrons quils sont souvent intimementlis aux multiples rebondissements de lhistoire conomique et politique de la

    1. Cf. annexe A, tableau A-1.

  • Introduction gnrale 23

    France au XXe sicle, notamment pour ce qui concerne la priode de lentre-deux-guerres.

    Nous invitons le lecteur intress par les caractristiques techniques de cesestimations se reporter aux annexes techniques places en fin douvrage, o nousdcrivons de faon approfondie lensemble des tableaux bruts exploits, des proc-dures destimation utilises et des rsultats obtenus, ainsi que les rfrences desbulletins du ministre des Finances o toutes les statistiques brutes ont t publies(en principe, ces annexes contiennent toutes les informations et calculs interm-diaires ncessaires pour que tous nos calculs puissent tre reproduits, des chiffresbruts publis par ladministration fiscale nos estimations finales 1).

    2.1.2. Pourquoi cette source na-t-elle jamais t exploite en France ?

    Ainsi que nous lavons dj not, ces statistiques fiscales navaient jusquici ja-mais t exploites de faon systmatique en France. Les deux seules tentativesdexploitation de ces statistiques pour estimer la distribution des revenus que nousayons pu retrouver sont les travaux de Jankeliowitch (1949) et Brochier (1950),qui utilisent tous deux les statistiques des revenus des annes 1938 et 1946 2. Lesauteurs de traits de droit fiscal et de finances publiques de lentre-deux-guerres etde limmdiat aprs-guerre mentionnent galement ces statistiques, mais ils secontentent de reproduire les tableaux bruts tablis par ladministration fiscale, sansaucune tentative pour homogniser les chiffres bruts des diffrentes annes : leurobjectif est de donner leurs lecteurs les ordres de grandeur des revenus dclars limpt sur le revenu, et non pas destimer la distribution des revenus 3. Depuis lesannes 1950, les statistiques annuelles tablies par ladministration fiscale ne sontmme plus mentionnes, les diffrents auteurs se contentant gnralement de citerles rsultats issus des enqutes Revenus fiscaux menes priodiquement parlINSEE depuis 1956 4. De faon gnrale, ces enqutes sont rapidement devenuesla source quasiment unique utilise par les statisticiens et les conomistes pour me-surer les ingalits de revenus en France, et elles ont en quelque sorte cannibalisles statistiques annuelles tablies par ladministration fiscale 5.

    1. Cf. annexes A et B.2. Pour un examen des estimations Jankeliowitch-Brochier, cf. annexe I, section 2.3.3. Cf. par exemple Lhomme (1925), Allix et Lecercl (1926a, 1926b, 1930) et Laufenburger (1950).

    Marchal (1942) et Lecaillon (1948) poussent lanalyse un peu plus loin : lexamen des chiffres bruts issusdes tableaux par tranches de revenu tablis par ladministration fiscale et la comparaison avec les indicesmacroconomiques disponibles lpoque (production industrielle, prix, etc.) leur permet de diagnostiquerla trs forte pro-cyclicit des hauts revenus ; mais ces auteurs se situent entirement dans la perspective desfinances publiques (les auteurs de lpoque se soucient beaucoup du fait que le remplacement du systmedes quatre vieilles par le nouveau systme dimpts sur le revenu a rendu les recettes fiscales de lEtatbeaucoup plus sensibles la conjoncture macroconomique que par le pass ; sur ce thme, cf. galementles articles de Marchal (1933) et Laufenburger (1934), qui se contentent cependant dexaminer les sta-tistiques agrges de recettes fiscales, et non les statistiques par tranches de revenu), et ils ne sintressentpas la distribution des revenus en tant que telle (en particulier, ils ne tentent jamais destimer des centilesde revenus ou de bnfices partir des chiffres bruts tablis par ladministration).

    4. Cf. par exemple David (1987).5. En particulier, lINSEE na jamais cherch exploiter ces statistiques annuelles : nous avons d-

    pouill lensemble des publications de lINSEE depuis 1946 (ainsi que lensemble des publications de laSGF de lentre-deux-guerres), et la seule tentative dexploitation de ces statistiques que nous ayons pu re-trouver dans ces publications est celle de Jankeliowitch (1949). De mme, nous avons dpouill lensemble

  • 24 Les hauts revenus en France au XXe sicle

    Il est galement possible que cette sous-exploitation des statistiques tablies parladministration fiscale sexplique par le trs grand pessimisme franais vis--visde la fraude fiscale (au moins en partie). En France, on considre souvent que lafraude fiscale atteint des proportions fabuleuses, et on y voit parfois un trait carac-tristique de la culture franaise, qui nous rattacherait aux cultures latines despays de lEurope du Sud, par opposition aux pays anglo-saxons, germaniques etscandinaves, o la fraude serait nettement plus faible. Et si tout le monde fraudedans des proportions ahurissantes ( la seule exception de la personne qui met cejugement), alors quoi bon sintresser aux statistiques fiscales et la distributiondes revenus ? Pourtant, nous verrons que les rares enqutes quantitatives srieusessur la question suggrent que la fraude fiscale au niveau des dclarations de reve-nus nest pas sensiblement plus leve en France que dans un pays comme lesEtats-Unis, si bien que lon ne comprend pas trs bien comment lexistence de pra-tiques frauduleuses pourrait justifier que les statistiques fiscales demeurentparticulirement sous-exploites en France.

    Cela ne signifie videmment pas quil faille prendre les chiffres mentionnsdans les dclarations de revenus pour argent comptant : le problme de la fraudefiscale, et plus encore celui des revenus lgalement exonrs de limpt sur le re-venu, sont bien rels, en France comme dans tous les autres pays, et la source fis-cale doit toujours tre utilise avec beaucoup de prcaution. De mme quil fautviter lcueil consistant rejeter toute utilisation des statistiques fiscales au motifque lvolution des revenus dclars ne nous apporterait aucune information va-lable sur lvolution des revenus rels, il faut galement viter de tomber dans letravers inverse. Dans la 3e partie de cet ouvrage (chapitre 6), nous reviendrons defaon dtaille sur la faon dont les revenus non dclars (pour des raisons lgalesou extra-lgales) sont susceptibles de biaiser nos estimations et nos conclusions,tant du point de vue du niveau des trs hauts revenus que de leur volution aucours du XXe sicle. Pour linstant, contentons-nous de remarquer que largumentde la fraude fiscale (ou des revenus lgalement exonrs de limpt sur le revenu)est en soi tout fait insuffisant pour disqualifier les volutions observes au niveaude lingalit des revenus dclars : si le taux de fraude fiscale est toujours plus oumoins le mme, ou sil volue dans des proportions quivalentes pour les dif-frents fractiles de la hirarchie des revenus, alors lvolution de lingalit desrevenus rels est la mme que celle de lingalit des revenus dclars. Pour dis-qualifier les volutions observes, il est ncessaire dexpliquer pourquoi lampleurde la fraude a volu de faon importante au cours du temps, dans un sens oppos celui des revenus dclars, et ce uniquement pour certains groupes de revenus etnon pour les autres. En loccurrence, nous verrons que lvolution probable delampleur de la fraude fiscale tend plutt confirmer et amplifier les volutionsobserves pour lingalit des revenus dclars. Par ailleurs, mme si les possibi-lits de manipulation des revenus dclars taient tellement importantes et tel-lement imprvisibles que lon ne pourrait tirer aucune conclusion fiable partir de des publications du CERC (Centre dtudes des revenus et des cots) depuis sa cration en 1966 jusqu sasuppression en 1993, et nous avons constat que les enqutes Revenus fiscaux constituaient luniquesource utilise par cet organisme pour tudier lingalit des revenus au niveau global. Sur les publicationsde lINSEE et du CERC consacres aux ingalits de revenus, cf. annexe I, section 1.

  • Introduction gnrale 25

    lvolution de ces revenus (nous nous emploierons dmontrer le contraire), nouspensons que lexamen de cette volution aurait tout de mme un certain intrt.Les revenus dclars reprsentent en effet les revenus publics , cest--dire lesrevenus que les uns et les autres peuvent afficher publiquement. De fait, ladminis-tration fiscale dispose depuis le dbut des annes 1920 de la possibilit de redres-ser le revenu dclar en se fondant sur les lments de train de vie ou les signes extrieurs de richesse , ce qui implique au minimum que lcart entre lesrevenus rels et les revenus dclars ne peut pas dpasser certaines limites. Les re-venus dclars sont galement des revenus publics dans le sens o cest surcette base que les hauts revenus se sont vu calculer le niveau de leur contributionaux charges publiques tout au long du sicle, et lhistoire de ces contributions et dupoids de la redistribution correspondante nous semble tre une question int-ressante en soi.

    La source fiscale comporte dautres limites. En particulier, seuls les contribua-bles imposables entrent dans les tableaux statistiques tablis par ladministrationfiscale depuis la cration de limpt sur le revenu. En France, la proportion defoyers imposables oscillait aux alentours de 10-15 % dans lentre-deux-guerres, etce nest quau cours des annes 1960-1970 que cette proportion a atteint des ni-veaux de lordre de 50-60 %. Les statistiques fiscales ne nous permettent donc pasdestimer pour lensemble de la priode tudie les revenus infrieurs au 90e cen-tile, et cest pourquoi nous nous sommes limits lestimation des revenus du d-cile suprieur (fractile P90-100) et au-del (fractiles P95-100, P99-100, etc.,jusquau fractile P99,99-100), et ce pour lensemble de la priode 1919-1998 (pourla priode 1915-1918, la faible proportion de foyers imposables nous a contraint nous limiter aux revenus du centile suprieur et au-del). Il sagit l dune li-mitation trs importante : par exemple, la source fiscale ne permet pas de savoircomment a volu lingalit entre revenus bas et revenus moyens. Mais le fait estque ce problme se pose de la mme faon dans tous les pays. En particulier, auxEtats-Unis et dans la plupart des pays, la proportion de foyers imposables tait ga-lement de lordre de 10 % dans lentre-deux-guerres. Cest pourquoi les travauxhistoriques sur les ingalits, commencer par ceux de Kuznets, se limitent le plussouvent au dcile suprieur de la hirarchie des revenus. Il ne sagit donc pasdune limitation propre la France.

    Signalons enfin que la sous-exploitation des statistiques fiscales franaises estpeut-tre en partie la consquence du fait que la France a dvelopp, davantageque les autres pays, dautres outils dobservation de lingalit, et notamment lescatgories socioprofessionnelles (CSP.) Les nomenclatures verticales de CSP,dveloppes en France lissue de la Seconde Guerre mondiale, par oppositionaux nomenclatures plus horizontales fondes principalement sur le secteurdactivit et non sur la position dans la hirarchie sociale, la faon des recen-sements franais antrieurs la Seconde Guerre mondiale, figurent en effet parmiles plus sophistiques au monde, et les CSP ont rapidement pris en France une im-portance capitale pour reprsenter lingalit et les diffrentes positions sociales.Par exemple, la notion de cadre est une notion spcifiquement franaise. Il estfort possible que ce dveloppement des nomenclatures de CSP et de leur utilisationait contribu limiter lintrt pour les statistiques fiscales, et plus gnralement

  • 26 Les hauts revenus en France au XXe sicle

    pour ltude de lingalit des revenus exprims en termes de fractiles et non pasen termes de groupes socioprofessionnels. Par exemple, Bgu (1987, pp. 242-243) explique quune des principales motivations pour le lancement par lINSEEde la premire enqute sur les Revenus fiscaux en 1956 tait que les tableauxstatistiques annuels tablis par ladministration fiscale partir des dclarations derevenus ne permettaient pas de donner des rsultats par catgorie sociopro-fessionnelle 1 . Bgu explique trs clairement que lobjectif lpoque tait depouvoir clairer les problmes poss lors des conflits sociaux et des ngociationsentre les diffrents groupes . Autrement dit, les CSP fournissaient aux yeux detous une grille de lecture de lingalit sociale plus approprie que les fractiles derevenus : les conflits sociaux, tels quils taient apprhends par la socit, oppo-saient des groupes socioprofessionnels et non pas des fractiles. De ce point de vue,la lecture du trait consacr par Marchal et Lecaillon La rpartition du revenunational, trait qui a servi de manuel de rfrence plusieurs gnrationsdtudiants, semble particulirement instructive. En 4 tomes publis entre 1958 et1970, soit au total prs de 1 800 pages, ce trait ne contient pas la moindre rf-rence (mme verbale) des distributions de revenus (ou de salaires) exprimes entermes de fractiles : la question de la rpartition est envisage uniquement travers le prisme des groupes socioprofessionnels 2. Le problme est que les CSPne permettent pas dtudier de faon satisfaisante lvolution des ingalits surlongue priode. En effet, outre quelles nexistent que depuis les annes 1950, leproblme central pos par les CSP est que limportance numrique des diffrentescatgories varie constamment, si bien que la comparaison entre les revenusmoyens (ou les salaires moyens) perus par diffrentes CSP ne peut pas conduire des conclusions fiables concernant lvolution vritable des ingalits : seules descomparaisons entre les revenus moyens (ou les salaires moyens) perus par desgroupes reprsentant une fraction constante de la population tudie (cest--diredes fractiles) autorisent de telles conclusions. De fait, nous verrons que les com-paraisons entre CSP ont souvent conduit dimportantes erreurs dapprciationconcernant lvolution des ingalits en France 3. Par ailleurs, une autre limitationdes CSP est quelles ne permettent pas de voir les trs hauts revenus, car cesderniers se retrouvent enfouis au sein de catgories beaucoup plus vastes : les CSPoffrent dune certaine faon une vision apaise de lingalit 4.

    1. Il est galement intressant de noter quil sagit l de la seule et unique rfrence aux tableaux statis-tiques produits chaque anne par ladministration fiscale partir des dclarations de revenus, dans un livrequi constitue pourtant une rfrence sur lhistoire de la statistique en France, et qui contient de trs nom-breux chapitres trs complets et fort utiles sur lhistoire des statistiques dmographiques, des statistiques desalaires, de prix, de la sant, de la justice, etc.

    2. En particulier, Marchal et Lecaillon ne mentionnent mme pas lexistence des statistiques partranches de revenus tablies par ladministration fiscale partir des dclarations de revenus, et ils font rf-rence aux enqutes Revenus fiscaux uniquement pour effectuer des comparaisons entre les revenusmoyens des diffrentes CSP (cf. Marchal et Lecaillon (1958-1970, tome 4, pp. 208-211)). Il est vrai quelINSEE elle-mme sest pendant longtemps content de prsenter les rsultats des enqutes Revenus fis-caux en termes de CSP et non pas en termes de fractiles (cf. annexe I, section 1).

    3. Cf. notamment chapitre 3, section 2.4.4. Dans toutes les enqutes Revenus fiscaux menes par lINSEE entre 1956 et 1996, les mnages

    dont le revenu moyen est le plus lev sont les mnages de cadres suprieurs (ou de cadres et professionsintellectuelles suprieures , depuis ladoption de la nomenclature de 1982), et leur revenu moyen, exprimen francs de 1998, est d peine 30 000 francs par mois (cf. annexe I, tableau I-2). Autrement dit, les re-

  • Introduction gnrale 27

    Concluons en remarquant que la spcificit franaise concernant la sous-exploitation des statistiques fiscales ne doit cependant pas tre exagre. Sil estvrai que les statistiques issues des dclarations de revenus ont t particulirementpeu utilises en France, il nen reste pas moins que lexploitation de ces sta-tistiques dans les pays trangers, y compris aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, estloin davoir t aussi complte quelle aurait pu ltre, ainsi que nous auronsloccasion de le constater lorsque nous comparerons nos rsultats obtenus pour laFrance aux estimations disponibles pour les autres pays. Dans tous les pays, et passeulement en France, la transformation de la source fiscale brute en sries homo-gnes et intelligibles reprsente un travail fastidieux et relativement peu attirant deprime abord. Les techniques statistiques permettant destimer la courbe de la dis-tribution des revenus partir des statistiques fiscales par tranches de revenus nontpas chang depuis la dcouverte par Pareto en 1896 de la loi de Pareto , tech-niques qui furent ensuite appliques par Kuznets dans toutes les tudes historiquessur les ingalits, et que nous appliquons galement dans le cadre de ce livre. Maisces techniques statistiques, sans tre trs sophistiques, exigent tout de mme uncertain investissement technique. Dune certaine faon, lexploitation sur longuepriode de la source fiscale relve dune sorte de no mans land acadmique : ilsagit dun travail trop conomique pour les historiens, et trop historique pour lesconomistes, si bien quil attire trs peu de chercheurs. Nous tenterons nanmoinsde montrer que la source fiscale exploite ici est riche denseignements, et ce aussibien pour les historiens que pour les conomistes.

    2.2. LES AUTRES SOURCES UTILISES DANS CE LIVRE

    2.2.1. Les sources sur la lgislation de limpt sur le revenu (1914-1998)

    Afin de pouvoir interprter et exploiter correctement les statistiques issues desdclarations de revenus, il tait indispensable de bien connatre lvolution de lalgislation de limpt sur le revenu depuis la loi fondatrice du 15 juillet 1914. Parexemple, les dductions et abattements que les contribuables ont le droit de d-duire de leur revenu ont beaucoup volu au cours du XXe sicle. Afin de pouvoirtablir des sries rigoureusement homognes portant sur les niveaux de revenusdes diffrents fractiles de hauts revenus (avant tout abattement ou dduction), ilnous a donc fallu tenir compte de lensemble de ces volutions lgislatives et ap-porter un certain nombre de corrections aux estimations issues des statistiques fis-cales brutes (qui sont toujours exprimes en termes de revenu imposable, cest--dire aprs prise en compte des dductions et abattements 1).

    De plus, outre cet intrt purement technique, la lgislation de limpt sur le re-venu constitue galement une source extrmement prcieuse pour tudier la faondont les ingalits de revenus ont t perues en France au XXe sicle. Par

    venus les plus levs sont ceux des classes moyennes ! Nous reviendrons plusieurs reprises sur lasignification de cette vision apaise de lingalit offerte par les catgories socioprofessionnelles (cf.notamment chapitre 3, section 4 et chapitre 6, section 3.3).

    1. Toutes ces corrections sont dcrites de faon dtaille dans les annexes A et B.

  • 28 Les hauts revenus en France au XXe sicle

    exemple, afin dtudier comment la notion de haut revenu a volu en Franceau cours du sicle, nous avons pris en compte lensemble des barmes dimpo-sition appliqus depuis 1914 et nous avons estim anne par anne les tauxmoyens dimposition que les gouvernements successifs ont jug bon de faire subiraux diffrents fractiles de hauts revenus. Nous verrons que lvolution des condi-tions spcifiques dimposition rserves aux diffrentes catgories de revenus(salaires, bnfices des professions non salaries, revenus de capitaux mobiliers,etc.) est galement fort rvlatrice des importantes transformations que les percep-tions et les reprsentations de lingalit ont connues au cours du XXe sicle.

    Enfin, lexamen dtaill de lvolution de la lgislation de limpt sur le revenusimposait dautant plus que le dveloppement de limpt progressif constitue nos yeux un des principaux facteurs explicatifs permettant de comprendrelvolution sculaire de la concentration des revenus et des fortunes dcrite par nosestimations. Pour juger de la vraisemblance de lexplication propose, il tait lencore ncessaire dtudier quel moment et pour quels fractiles de revenus lestaux moyens dimposition ont atteint des niveaux substantiels en France auXXe sicle.

    Pour toutes ces raisons, nous avons t amens rassembler dans le cadre de celivre des informations aussi compltes que possible concernant lvolution de la l-gislation de limpt sur le revenu depuis la loi du 15 juillet 1914. La bibliographiesecondaire consacre ces questions tant extrmement limite, nous avons ddans la plupart des cas remonter aux textes de lois publis au Journal Officiel 1. Defaon gnrale, force est de constater que limpt sur le revenu na gure inspirles historiens : il existe quelques travaux consacrs au processus parlementaire me-nant la loi du 15 juillet 1914 2, mais lvolution de limpt progressif depuis cetterforme fondatrice na presque jamais t tudie en tant que telle 3 ; quant aux ma-nuels dhistoire politique et autres chroniques dhistoire parlementaire, ils ne fontgnralement rfrence lvolution de limpt sur le revenu que de faon relati-vement superficielle, et ils nous ont surtout t utiles pour prciser le contextepolitique dans lequel les diffrentes lois fiscales ont t votes 4. Afin de mieuxcomprendre la faon dont ces diffrentes lois ont t perues par les acteurs poli-tiques, nous avons galement eu recours aux dbats parlementaires, ainsi quauxprogrammes lectoraux diffuss par les partis politiques 5.

    Pour ce qui concerne la lgislation proprement dite, nous avons galement uti-lis les manuels de droit fiscal crits par les juristes des diffrentes poques : cesmanuels se contentent gnralement dexposer la lgislation de leur temps, mais ils

    1. Une chronologie des principaux textes de loi consacrs limpt sur le revenu est indique dans

    lannexe C.2. Cf. notamment Frajerman et Winock (1972), ainsi que la biographie de Caillaux publie par Allain

    (1978-1981). Cf. galement Jeanneney (1984, pp. 96-108 ; 1987, pp. 122-129).3. Signalons toutefois la rcente thse de Sre de Roch (1999).4. Nous avons surtout utilis la volumineuse histoire de la IIIe Rpublique due Bonnefous (1956-1967)

    et les chroniques La France politique publies chaque anne depuis 1945 (nous avons galement eu re-cours aux manuels traditionnels dhistoire politique : Azma (1979), Becker et Bernstein (1990), Borne etDubief (1989), Goguel (1946), Mayeur (1984), Rioux (1980,1983), etc.). Nous ne ferons rfrence cestravaux qu loccasion de points litigieux ou pour des citations.

    5. Les rfrences prcises de ces documents seront donnes lorsque nous les utiliserons.

  • Introduction gnrale 29

    nous ont nanmoins t trs utiles pour comprendre certains points de juris-prudence que les lois ne permettent pas de connatre 1. Nous avons galement eurecours aux notices sur la lgislation publis par le ministre des Finances avec lestableaux statistiques issus du dpouillement des dclarations de revenus, mme sices notices sont souvent relativement incompltes et nont malheureusement past tablies pour lensemble de la priode considre 2. En fait, outre les textes deloi publis au JO, la source la plus utile et la plus systmatique sur la lgislationnous est fournie par les tableaux statistiques eux-mmes : les tableaux tablis parladministration fiscale indiquent en effet pour chaque tranche de revenus nonseulement le nombre de contribuables et le montant total des revenus, mais gale-ment le montant total de limpt d par les contribuables en question ; en recalcu-lant limpt thorique partir de nos informations lgislatives et en le confrontant limpt effectif figurant dans ces tableaux, nous avons ainsi pu vrifier anne paranne que nos paramtres lgislatifs correspondaient bien ceux qui avaient ef-fectivement t appliqus 3. Mentionnons enfin les Guides pratiques du contri-buable publis presque chaque anne depuis 1932 par le SNUI et les syndicats quilont prcd, et que nous avons galement utiliss 4.

    2.2.2. La comptabilit nationale (1900-1998)

    Ainsi que nous lavons dj not, lexploitation des statistiques issues desdclarations de revenus nous permet uniquement destimer lvolution auXXe sicle des niveaux de revenus des 10 % des foyers les mieux lotis, des 1 % lesmieux lotis, des 0,1 % les mieux lotis, etc. Afin de pouvoir situer ces hauts revenuspar rapport la socit de leur temps, et en particulier afin de pouvoir calculerlvolution de la part des hauts revenus dans le revenu total, il tait indispensablede connatre lvolution du revenu total de la population et du revenu moyen parfoyer, tous foyers confondus (imposables et non imposables). Pour cela, nousavons eu recours aux sries macroconomiques issues de la comptabilit nationale,sries dont lobjectif est prcisment de comptabiliser lensemble de lactivitconomique de la nation, et qui nous fournissent donc des valuations des grandesmasses de revenus au niveau national : masse salariale verse aux salaris, masse

    1. Parmi les ouvrages de droit fiscal consacrs spcifiquement limpt sur le revenu que nous avons

    utiliss, signalons notamment ceux de Lhomme (1925), Allix et Lecercl (1926a, 1926b, 1930), Marquis(1947), Laufenburger (1950), Beltrame (1970) et David (1987). Cf. galement les travaux dhistoire dudroit fiscal publis par Isaa et Spindler (1987, 1989), qui, compte tenu du point de vue qui est le ntre, ontle dfaut de ne pas vritablement sintresser aux barmes dimposition et aux revenus en jeu (la mme re-marque vaut pour la monumentale histoire universelle de la fiscalit due Ardant (1972), ainsi que pourlhistoire de la fiscalit en France depuis 1945 due Nizet (1991)). Mentionnons enfin louvrage inhabituelde Morselli et Trotabas (1964), qui propose une compilation de barmes dimposition appliqus dans diff-rents pays (cet ouvrage contient malheureusement plusieurs erreurs). De la mme faon que pour les chro-niques parlementaires et les manuels dhistoire politique, nous ne nous rfrerons ces travaux de droit fis-cal (et en particulier au trait dAllix et Lecercl, qui nous a t particulirement utile) quen cas de pointlitigieux ou pour des citations (en cas dincohrence entre les diffrentes sources, nous sommes toujours re-monts aux textes de loi publis au JO).

    2. Cf. annexe A, section 1.4.3. Cf. annexe A, section 1.2.4. La collection complte de ces Guides pratiques du contribuable peut tre consulte au SNUI

    (Syndicat national unifi des impts), 80-82 rue de Montreuil, 75011 Paris.

  • 30 Les hauts revenus en France au XXe sicle

    des bnfices des non-salaris, masse des dividendes verss aux actionnaires, etc.La mthode consistant estimer le niveau des hauts revenus partir des dcla-rations de revenus et le niveau de revenu moyen partir de la comptabilit natio-nale nest pas nouvelle (elle a t utilise dans toutes les tudes historiques sur lesingalits, et notamment par Kuznets), mais elle exige beaucoup de prudence : lesnotions de salaire, de bnfice, etc. utilises par la comptabilit nationale ne sonten effet pas les mmes que les notions utilises par ladministration fiscale, et ilnous a donc fallu apporter un certain nombre de corrections aux sries macroco-nomiques de la comptabilit nationale afin dtablir une srie de revenus moyensaussi homogne que possible aux sries de hauts revenus issues des dclarations derevenus.

    Par ailleurs, la comptabilit nationale nous permettra de situer le contextemacroconomique dans lequel sinsrent les volutions mises en vidence par nosestimations de lingalit des revenus, et donc dinterprter et dvaluer la vrai-semblance de ces volutions.

    Enfin, la comptabilit nationale officielle ne dbutant quen 1949, nousavons eu recours pour les annes antrieures 1949 aux sries macroconomiquestablies par un certain nombre de chercheurs travaillant titre priv . Nousavons notamment utilis les sries mises au point par Dug de Bernonville danslentre-deux-guerres, ainsi que les sries rtrospectives rcemment tablies parPierre Villa. Lensemble des sources utilises, des corrections appliques et des r-sultats obtenus est dcrit de faon dtaille dans une annexe technique place enfin douvrage 1.

    2.2.3. Les dclarations de salaires (1919-1998)

    Afin de complter les enseignements issus de nos estimations de lingalit desrevenus, il tait ncessaire dtudier lvolution de lingalit des salaires : les r-sultats obtenus partir des revenus nous permettaient certes de formuler un certainnombre dhypothses, mais seule ltude des ingalits salariales en tant que tellestait susceptible de les confirmer ou de les infirmer. Pour cela, nous avons utilisla source la plus sre et la plus systmatique dont nous disposions au sujet des sa-laires, savoir les dclarations de salaires des employeurs : la mise en place en1914-1917 de limpt gnral sur le revenu et de limpt cdulaire sur les salairesa en effet conduit ladministration exiger des employeurs quils dposent chaqueanne une dclaration indiquant le montant des salaires verss chacun de leurssalaris au cours de lanne prcdente, et cette obligation annuelle na jamaiscess de sappliquer depuis lors. Lexploitation de cette source nous a permis deraliser pour lingalit des salaires le mme type destimations que pourlingalit des revenus : nous avons estim lvolution de la part des 10 % dessalaris les mieux pays dans la masse salariale totale, de la part des 5 % des sa-laris les mieux pays dans la masse salariale totale, de la part des 1 % des salarisles mieux pays dans la masse salariale totale, etc. Ladministration fiscale nayantcommenc dpouiller les dclarations de salaires et tablir les tableaux statis-

    1. Cf. annexe G.

  • Introduction gnrale 31

    tiques correspondants qu partir des salaires de 1919, nos estimations dbutent en1919, et nous aurons recours des donnes catgorielles ou sectorielles (salairesouvriers, salaires des fonctionnaires, etc.) pour tudier le cas des annes an-trieures 1919.

    Cette source navait apparemment jamais t exploite sur lensemble de la p-riode considre ici. Les dclarations de salaires des employeurs ont fait lobjetdexploitations statistiques quasiment annuelles de la part de lINSEE depuis1947-1950, et ces exploitations ont donn lieu la publication en 1979 parChristian Baudelot et Anne Lebeaupin dun important travail rtrospectif sur lesingalits salariales en France depuis 1950, travail qui a rcemment t compltet prolong jusquaux anne 1990 1. Ces travaux ne proposant cependant aucuneestimation de la part des fractiles de hauts salaires dans la masse salariale totale,nous avons rexploit lensemble des matriaux statistiques bruts tablis parlINSEE depuis 1947-1950 partir des dclarations de salaires afin dobtenir detelles estimations pour la priode 1947-1998. De plus et surtout, les dclarations desalaires de lentre-deux-guerres, qui lpoque taient dpouilles par ladminis-tration fiscale, ne semblent jamais avoir t utilises pour tudier les ingalitssalariales : toutes les tudes ralises depuis la Seconde Guerre mondiale dbutenten 1947-1950, et lexistence mme dune source quivalente permettant dtudierles ingalits salariales avant 1947 avait selon toute vraisemblance t oublie 2.Nous verrons que le fait dtudier lvolution de lingalit des salaires (et enparticulier lvolution de la position des hauts salaires) sur lensemble duXXe sicle permet de rvler des traits importants de la structure sociale de laFrance de lentre-deux-guerres et du dbut du sicle, ainsi que de mieux com-prendre la dynamique sculaire des ingalits de revenus. Les matriaux statis-tiques bruts que nous avons exploits, la mthodologie que nous avons appliquepour obtenir ces estimations, ainsi que lensemble des sries obtenues, sont dcritsde faon dtaille dans une annexe technique place en fin douvrage 3.

    2.2.4. Les dclarations de successions (1902-1994)

    Enfin, compte tenu du rle central jou par les revenus du patrimoine dans lestransformations structurelles des ingalits de revenus en France au XXe sicle, ilnous a sembl indispensable de complter les enseignements issus de nos estima-tions de lingalit des revenus et de lingalit des salaires par une tude delvolution des ingalits patrimoniales. Pour cela, nous avons exploit les

    1. Cf. Baudelot et Lebeaupin (1979a, 1979b), Bayet et Julhs (1996) et Friez et Julhs (1998).2. Nous avons dpouill lensemble des publications de lINSEE depuis 1946 (ainsi que lensemble des

    publications de la SGF de lentre-deux-guerres), et nous navons retrouv aucune utilisation des statistiquesissues des dclarations de salaires de lentre-deux-guerres. De faon gnrale, tous les auteurs qui ont uti-lis les statistiques issues des dclarations de salaires font dbuter leurs sries en 1947-1950 (cf. parexemple Marchal et Lecaillon (1958-1970, tome 1, pp. 277, 296 et 427)). Cf. galement Volkoff (1987,p. 220), qui, dans un article consacr lhistoire des dclarations de salaires, crit : Les dclarations an-nuelles de salaires des employeurs existent depuis 1927. Mais cest en 1947 que fut prise la dcision defaire une exploitation statistique de ces documents (en ralit, ces dclarations existent depuis 1917, etladministration fiscale a commenc les dpouiller et tablir les tableaux statistiques correspondants ds1919).

    3. Cf. annexe D.

  • 32 Les hauts revenus en France au XXe sicle

    tableaux statistiques tablis depuis 1902 par ladministration fiscale partir dudpouillement des dclarations de successions. Ces statistiques successorales nousont permis destimer lvolution au cours du XXe sicle des niveaux de successionsatteints par les 10 % des dcds les plus riches en patrimoine, les 1 % des dcdsles plus riches en patrimoine, les 0,1 % les plus riches, etc. De cette faon, nouspourrons tudier si les volutions observes au niveau des revenus sont cohrentesavec les volutions observes au niveau des patrimoines.

    Cette source navait l encore jamais t exploite sur lensemble de la priodeconsidre. Les chantillons de dclarations de successions constitus parladministration fiscale des annes 1980-1990 ont donn lieu dimportants tra-vaux 1, mais personne ne semble avoir cherch utilis les statistiques successo-rales disponibles sur longue priode 2. De la mme faon que pour lingalit desrevenus, la consquence est quil nexiste pas dtude historique portant surlvolution de lingalit des patrimoines en France au XXe sicle (alors que detelles tudes, fondes sur ce mme type de statistiques successorales, existent dansles pays anglo-saxons 3). Les statistiques successorales brutes que nous avonsexploites, la mthodologie que nous avons applique, ainsi que lensemble des s-ries obtenues, sont dcrites de faon dtaille dans une annexe technique place enfin douvrage 4.

    3. Plan du livre

    Les trois parties de ce livre sont organises de la faon suivante.La premire partie prsente lvolution gnrale des ingalits de revenus et des

    ingalits de salaires en France au XXe sicle. Le chapitre 1 commence par rappelerquelles ont t les grandes tapes de la progression du pouvoir dachat moyen enFrance au cours du XXe sicle : aucun fait vritablement nouveau nest expos dansce chapitre, mais ce cadrage gnral nous semblait utile avant de passer aux rsul-tats originaux. Le chapitre 2 est dans une large mesure le chapitre central de ce

    1. Cf. notamment Arrondel et Laferrre (1991, 1994, 1998).2. Parmi les trs rares travaux exploitant les statistiques successorales du XXe sicle dans une per-

    spective historique, mentionnons larticle de Trvoux (1949) (Trvoux utilise uniquement les statistiquessuccessorales portant sur la composition des successions de 1934 et de 1945, et il ne cherche pas tudierlvolution du niveau et de la rpartition des successions) et le livre de Cornut (1963) (Cornut tudielvolution des successions moyennes par dpartement depuis le dbut du XXe sicle, et il ne sintresse pasplus que Trvoux la rpartition des successions au niveau individuel). Au dbut du XXe sicle (et un de-gr moindre dans lentre-deux-guerres), les statistiques successorales taient exploites de faon nettementplus intensive quelles ne lont t depuis la Seconde Guerre mondiale (nous reviendrons sur ce point par lasuite). Notons galement que les dclarations de successions du XIXe sicle ont fait lobjet dimportants tra-vaux (cf. notamment Daumard (1973)), que nous voquerons le moment venu.

    3. A notre connaissance, si lon excepte ltude de Daumard (1973) (qui porte uniquement sur leXIXe sicle), lunique tude franaise portant sur lvolution des ingalits patrimoniales sur une priode re-lativement longue est due Masson et Strauss-Kahn (1978), et elle ne porte que sur la priode 1949-1975(en outre, la mthode utilise nest pas totalement satisfaisante, puisque Masson et Strauss-Kahn partentdune enqute sur les patrimoines de 1975, et remontent en arrire jusquen 1949 en utilisant des donnesmacroconomiques sur les revenus du capital). Nous reviendrons sur les travaux historiques raliss par lesauteurs anglo-saxons partir des statistiques successorales lorsque nous comparerons lexprience fran-aise aux expriences trangres.

    4. Cf. annexe J.

  • Introduction gnrale 33

    livre : nous prsentons les rsultats obtenus partir des statistiques des dclara-tions de revenus concernant lvolution de la composition et de la part des hautsrevenus dans le revenu total, et nous formulons les hypothses qui seront tudiesplus prcisment dans les chapitres suivants. Le chapitre 3 traite de lvolution delingalit des salaires : nous prsentons notamment les rsultats obtenus partirdes statistiques des dclarations de salaires concernant lvolution de la part deshauts salaires dans la masse salariale.

    La deuxime partie est consacre ltude de limpt progressif sur le revenu etde son impact sur les hauts revenus en France au XXe sicle. Le chapitre 4 prsentelvolution de la lgislation de limpt sur le revenu depuis sa cration en 1914.Puis le chapitre 5 tudie lvolution des taux moyens dimposition subis par lesdiffrents fractiles de hauts revenus. Cette partie permet de prciser certaineshypothses formules dans le chapitre 2, ainsi que de nous intresser lvolutiondes perceptions de lingalit des revenus.

    Enfin, la troisime partie de ce livre reprend lensemble des conclusions obte-nues dans les chapitres prcdents et tente de situer la France par rapport lacourbe de Kuznets. Dans le chapitre 6, nous tudions dans quelle mesure lexis-tence de revenus non dclars (pour des raisons lgales ou illgales) est susceptiblede biaiser les conclusions obtenues prcdemment partir des dclarations de re-venus : pour cela, nous utilisons notamment les informations fournies parlexploitation des statistiques successorales. Dans le chapitre 7, nous comparonslexprience franaise aux expriences trangres et nous proposons une valua-tion densemble de la thorie de Kuznets, ce qui nous mne notre conclusion.

  • PREMIRE PARTIE

    Lvolution de lingalit des revenusen France au XXe sicle

  • CHAPITRE 1

    Un pouvoir dachat moyen multiplipar 5 au XXe sicle

    Avant dtudier lvolution de lingalit des revenus, il est utile davoir pr-sents lesprit les ordres de grandeur et les grandes tapes de la croissance du pou-voir dachat moyen en France au cours du XXe sicle. Les faits prsents dansce chapitre prliminaire relvent de lhistoire conomique gnrale de la France auXXe sicle et sont pour la plupart relativement bien connus, mais il nous a semblncessaire de les rappeler brivement afin de mettre en perspective les rsultatsoriginaux prsents dans les chapitres suivants. Nous commenons par rappeler lesgrandes lignes dvolution de linflation (section 1), de la structure de la po-pulation (section 2), puis de la composition du revenu des mnages (section 3),avant daborder la question de lvolution du pouvoir dachat moyen pro-prement dite (sections 4 et 5). Le lecteur familier de ces volutions gnrales peutaisment se contenter dun survol rapide et passer directement au chapitre 2.

    1. Francs courants et francs constants : linflation en France au XXe sicle

    Pour pouvoir comparer les revenus du pass ceux de la fin du XXe sicle, ilfaut dabord prendre la mesure des diffrents pisodes de la hausse des prix enFrance au XXe sicle. En outre, au-del de ce problme purement montaire etcomptable de conversion des francs courants en francs constants, nous verronsdans les sections et chapitres suivants que linflation a eu au cours du sicle un im-pact important sur la rpartition des revenus rels, et il est donc utile de se fami-liariser ds prsent avec la chronologie.

    Entre le dbut et la fin du sicle, les prix de dtail pays par les consommateursont t multiplis par environ 2 000, ce qui correspond un taux dinflation annuel

  • 38 Les hauts revenus en France au XXe sicle

    moyen de prs de 8 % 1. Mais, comme lindique le graphique 1-1, sur lequel nousavons port lvolution des taux dinflation en France de 1900 1998, tels quilsont t mesurs par la SGF puis par lINSEE grce aux relevs de prix laconsommation effectus par ces deux instituts tout au long du sicle, linflation enFrance au XXe sicle nest pas un long fleuve tranquille : aprs plusieurs phasesdinflation leve au milieu du sicle, lies notamment aux deux guerres mon-diales, linflation a retrouv la fin du sicle le niveau trs faible qui la caractri-sait au dbut du sicle.

    graphique 1-1

    Graphique 1-1 : Le taux d'inflation en France de 1900 1998

    -15%

    -10%

    -5%

    0%

    5%

    10%

    15%

    20%

    25%

    30%

    35%

    40%

    45%

    50%

    55%

    60%

    1900

    1904

    1908

    1912

    1916

    1920

    1924

    1928

    1932

    1936

    1940

    1944

    1948

    1952

    1956

    1960

    1964

    1968

    1972

    1976

    1980

    1984

    1988

    1992

    1996

    Source : Colonne (6) du tableau F-1 (cf. Annexe F)

    Avant la Premire Guerre mondiale, linflation moyenne tait trs proche de0 %. Les prix augmentaient ou baissaient lgrement suivant les annes, et cesmouvements de faible amplitude se compensaient souvent en lespace de quelquesannes. Cette stabilit montaire durait depuis le dbut du XIXe sicle. Entre 1820et 1914, la progression totale des prix de dtail fut de lordre de 30 %, ce qui cor-respond un taux dinflation annuel moyen de lordre de 0,3 % 2. Notons cepen-dant la lgre pousse inflationniste de 1910-1911 (avec une inflation de prs de10 % en 1911), gnralement attribue la rcolte catastrophique de 1910 et lacrise marocaine de 1911 3. Mais cest la Premire Guerre mondiale qui marque la

    1. 2 0001/100 = 1,079.2. Nous nous rfrons ici lindice des prix donn par Bayet (1997, pp. 25-26) pour le XIXe sicle, que

    Bayet prcise avoir tabli partir des indices Kuczynski et Singer-Kerel (il nexiste pas dindice officiel pour le XIXe sicle), et qui passe dune valeur de 46 en 1820 61 en 1914 (61/46 = 1,33, et1,331/94 = 1,0030). Selon lindice utilis par Bayet, cette hausse serait entirement due la priode 1820-1873 : lindice vaut 61 en 1873 comme en 1914, la lgre dflation des prix de dtail de la priode 1873-1896 tant compense par la lgre inflation des annes 1896-1914.

    3. Cf. Marczewski (1987, p. 25). De faon gnrale, Marczewski (1987, pp. 9-33) fournit une trs utiledescription chronologique des cycles de lconomie franaise sur la priode 1815-1938. Pour une chronolo-gie des cycles de lconomie franaise depuis la Seconde Guerre mondiale, cf. par exemple Portier (1992,pp. 68-69), Allard (1994) ou Candelon et Hnin (1995). Pour un rappel des taux de croissance annuels duPIB de 1900 1998, nous invitons le lecteur se rapporter lannexe G, tableau G-1, colonne (3) (les taux

  • Un pouvoir dachat moyen multipli par 5 au XXe sicle 39

    vritable entre de la France dans lre de linflation moderne : entre 1914 et1918, les prix sont multiplis par 2,1, avec des taux dinflation annuels de lordrede 20 % durant 4 annes conscutives, ce qui ne stait jamais vu depuis la priodervolutionnaire. Linflation sacclre en 1919-1920, puis se transforme en d-flation en 1921-1922 durant la rcession lie la reconversion des industries deguerre 1. Mais linflation repart avec la reprise conomique au courant de lanne1922, et elle ne sera vritablement stoppe quavec la stabilisation et la ponctionfiscale opre par le gouvernement Poincar en aot 1926 (au prix dune nouvellercession en 1927). Effective la fin de lanne 1926, la stabilisation montairedevient lgale avec la loi montaire de juin 1928, qui fixe la nouvelle parit dufranc en or : le franc Poincar a officiellement remplac le franc Germinal 2 .Deux annes se sont peine coules depuis la stabilisation lgale que la Franceentre dans la dpression mondiale et dans lexprience traumatisante de la dfla-tion : les taux dinflation seront ngatifs pour toutes les annes 1931-1935, et labaisse cumule des prix de dtail entre 1930 et 1935 atteint 25 %. La hausse dessalaires dcide par le Front Populaire et la dvaluation de septembre 1936 mettentfin lpisode dflationniste et relancent linflation, inflation qui se poursuit en-suite en 1937-1938, puis pendant toutes les annes de la Seconde Guerre mondiale.Le sommet de linflation franaise au XXe sicle est atteint pendant les annes delimmdiat aprs-guerre, avec des taux dinflation annuels de lordre de 50-55 %durant 4 annes conscutives en 19